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LIVRE IX.

 

CHARLES VI (AN 1380).

 

Aussitôt après la mort de Charles, le duc d'Anjou vint à la cour. Comme l'aîné des trois frères, il se rendit d'abord maître des affaires, et prit la qualité de régent, ce qui occasionna des brouilleries entre ce prince et les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon; mais après qu'elles eurent été assoupies, ils convinrent que Charles VI, qui n'avait encore que douze ans, serait sacré et couronné, quoiqu'il n'eût pas l'âge porté par l'ordonnance du roi son père, et qu'il aurait l'administration de son royaume, lequel serait gouverné en son nom, par l'avis de ses oncles. Les ducs de Bourgogne et de Bourbon, à qui le roi défunt avait particulièrement recommandé l'éducation de ses enfants, en furent chargés.

Ce prince fut sacré à Reims selon la coutume : le duc de Bourgogne prétendit que dans cette cérémonie où les pairs avaient le premier rang, il devait, comme premier pair, précéder le duc d'Anjou. On jugea en sa faveur, et le duc d'Anjou ayant pris la première place, nonobstant le jugement, le duc de Bourgogne se vint mettre au-dessus de lui, d'où quelques-uns disent qu'il fut appelé Philippe le Hardi.

Pendant ce temps le siège de Nantes continuait. Les Nantais se défendaient vigoureusement, et faisaient de fréquentes sorties, dans lesquelles les Anglais perdaient beaucoup de soldats. Le duc de Bretagne ne leur put donner le secours qu'il leur, avait promis, à cause que ses barons, que Charles V avait gagnés, ne voulurent jamais servir contre la France. Ainsi le comte de Buckingham, après s'être longtemps opiniâtre à ce siège, et y avoir perdu la plus grande partie de son

 

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armée, fut enfin contraint de se retirer fort mécontent du duc de Bretagne.

Peu de temps après les barons ménagèrent la paix entre le roi et le duc, à condition que ce duc rendrait hommage au roi, et que le roi lui rendrait les villes que les Français avaient prises. Cependant le comte de Flandre assiégeait Gand. Les Gantois avaient quatre-vingt mille hommes sous les armes, et ils étaient si peu presses, qu'étant assiégés ils prirent Alost, qu'ils pillèrent, et emportèrent d'assaut Terre-monde. La saison étant fort avancée, ils contraignirent le comte de lever le siège. Il ne laissa pas de leur faire la guerre, et gagna une grande bataille contre les Gantois, où un de leurs capitaines fut tué. Cette nouvelle étant rapportée aux Gantois, les découragea fort, et ils étaient déjà prêts à se soumettre, lorsque Pierre du Bois, un de leurs chefs, homme de sens et de résolution, rétablit leurs affaires. Il leur proposa pour capitaine général, Philippe d'Artevelle, fils de Jacques, qui avait si longtemps gouverné la Flandre; soit pour relever leur courage par un nom qui était en estime parmi eux soit qu'il fût bien aise d'éloigner de lui le péril d'un commandement si odieux, en le donnant à un autre. Philippe était un homme bien fait, agréable au peuple, qui ne manquait pas d'ambition; mais qui n'ayant pas d'occasion de la satisfaire, ne songeait qu'à passer doucement la vie. Pierre du Bois l'alla trouver, et lui demanda si la gloire de son père ne le touchait pas, et s'il avait assez de courage pour vouloir succéder à sa puissance. Il répondit qu'il le voudrait fort, mais qu'il ne savait aucun moyen d'y arriver. « Et moi, lui répondit-il, je vous en ferai trouver les moyens; mais vous sentez-vous le cœur assez hautain et assez cruel pour ne vous point soucier de la vie des hommes ? car c'est ainsi que le peuple de Gand veut être mené. »

Comme il vit qu'il était prêt à tout, il lui expliqua ce qu'il avait à faire, et le pria de le seconder dans l'occasion. Ensuite il assembla le peuple, et leur dit qu'en l'état où il voyait les affaires, il leur fallait choisir un chef qui fût homme de résolution, dont le nom fût de bon augure à la Flandre. Il parla de manière à leur faire entendre qu'il avait quelqu'un dans l'esprit. Pressé de le nommer, il proposa enfin Philippe d'Artevelle, et à ce nom tout le peuple fit de grandes acclamations, et l'envoya chercher aussitôt.

Le fourbe, instruit par Pierre du Bois, et de concert avec lui, répondit qu'il ne voulait point d'un commandement si dangereux, ni se mettre au hasard d'être traité comme son père, qu'ils avaient récompensé de ses services par une mort cruelle. Il se fit beaucoup prier ; et enfin il accepta le commandement, après s'être fait accorder par le peuple toutes les choses nécessaires pour établir son autorité.

Le comte ayant de nouveau assiège Gand, deux des principaux bourgeois s'entremirent secrètement de la paix, et rapportèrent au peuple que le comte pardonnerait tout, pourvu qu'on châtiât

 

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quelques-uns des auteurs de la rébellion; ce qu'il souhaitait, parce que si on ne réprimait les séditieux par quelque exemple, jamais il n'y aurait de paix dans la ville. Du Bois jugea bien qu'il ne serait pas des derniers à être puni, comme étant le chef de la sédition; il avertit Artevelle de leur commun péril, de sorte que, sans consulter davantage, ils tuèrent en pleine assemblée les deux bourgeois comme traîtres, et après cette exécution on ne parla plus de paix.

Dans ce même temps il s'éleva des séditions et des tumultes populaires en plusieurs royaumes. En Angleterre un mauvais prêtre persuada aux paysans qu'ils ne dévoient pas souffrir d'être traités comme serfs par leurs seigneurs, parce que Dieu avait fait tous les hommes égaux, et qu'il n'y aurait point de paix en Angleterre, jusqu'à ce que toute la noblesse fût abolie, et que toutes les conditions fussent égales : cet ignorant ne savait pas que la différence des conditions était établie pour le repos du monde, par l'ordre exprès de Dieu. Ils s'attroupèrent plus de soixante mille, et envoyèrent demander au roi qu'il les affranchit:

Le roi alla leur parler dans un bateau sur la Tamise, et leur accorda ce qu'ils demandaient; car il n'y avait pas moyen de leur résister. Ils ne se contentèrent pas de promesses, et pour obtenir les lettres patentes qui leur étaient nécessaires, ils allèrent à Londres, entrèrent dans le palais, et pillèrent la chambre de la princesse mère du roi ; ils prirent même l'archevêque de Cantorbéry avec quelques autres du conseil à qui ils coupèrent la tête. Le roi fut contraint de leur parler, et de leur promettre qu'on expédierait les patentes qu'ils demandaient.

Ils revinrent encore une fois, et s'étant tenus un peu à l'écart, ils envoyèrent quelques-uns des leurs pour retirer ces patentes : ils étaient auparavant demeurés d'accord que si on ne les contentait pas, au premier signal de leur député ils s'avanceraient et tueraient tout, excepté le roi, qui était, disaient-ils, un jeune homme qu'il fallait sauver, et ensuite l'instruire à leur mode. Leur envoyé ayant parlé insolemment, le maire de Londres le tua par l'ordre exprès du roi. Les mutins s'échauffèrent à ce spectacle, et devinrent forcenés. Le roi les voyant courir avec fureur, marcha droit à eux sans s'étonner; il commença d'abord par leur demander fièrement où ils allaient, à quoi ils pensaient, et s'ils croyaient avoir un autre chef que lui qui était leur roi. Epouvantés par ces paroles et par la résolution du roi, ils se retirèrent en désordre; on prit les chefs de la sédition, et on les châtia selon leur mérite.

Dans le même temps l'avarice du duc d'Anjou fut cause que les Parisiens s'émurent aussi. Ce prince, voulant exécuter son entreprise de Naples, mit la main dans les coffres du roi, dont il épuisa le trésor; il fit mettre ensuite des impôts considérables sur Paris : le menu peuple se révolta et tua ceux qui les levaient. Les rebelles enfoncèrent les prisons,

 

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et en tirèrent Hugues Aubriot, prévôt de Paris, homme entreprenant, dont ils voulaient faire leur chef; mais il était trop adroit pour se mettre à la tête d'une multitude insensée ; il s'échappa d'abord qu'il fut libre.

Charles ayant fait châtier quelques-uns des rebelles, le reste du peuple obtint son pardon, en promettant de payer tous les ans une certaine somme, dont toutefois les receveurs établis par le peuple même dévoient faire le maniement. Ceux de Rouen furent entraînés à la sédition par une semblable fureur; et ils en vinrent à un tel excès d'emportement, qu'ils osèrent bien élire pour roi un marchand. Charles y étant allé, réprima les séditieux par une sévérité mêlée de clémence. Il en châtia quelques-uns, et pardonna aux autres ; mais la plupart rachetèrent leur vie en donnant de l'argent.

Quoique les troubles fussent apaisés, on ne crut point que le roi fut en sûreté à Paris, ou dans les grandes villes ; de sorte qu'il demeurait à Meaux ou à Sentis : en effet, le bas âge du prince rendait son autorité si peu respectable, qu'on lui désobéissait ouvertement; et même lorsqu'il envoyait demander de l'argent aux receveurs pour quelques nécessités de l'Etat, ils refusaient de le faire, jusqu'à ce que les Parisiens y eussent consenti. Cependant le duc d'Anjou se fit donner cent mille francs, après quoi il partit pour aller à Naples. Il se rendit maitre avec peine de la Provence, d'où il continua son voyage dans le royaume de Naples. Il y mourut misérablement, réduit à un extrême besoin, et perdit une grande armée avec des sommes immenses.

Cependant ceux de Gand, fatigués de la guerre, songeaient à faire la paix avec leur seigneur, et à regagner ses bonnes grâces. Philippe d'Artevelle, pour amuser le peuple, alla lui-même à l'assemblée où se devait traiter la paix, et vint ensuite faire son rapport au peuple en plein marché. Il leur fit entendre que le comte était extraordinairement aigris et qu'il voulait que tout le peuple, excepté les prélats et les ecclésiastiques, vinssent à lui hors la ville, en chemise, pieds nus, et la corde au cou, pour être châtiés à sa volonté, sans être en état de se défendre : « Ainsi, conclut-il, il nous faudra tous périr honteusement. »

A ces mots il s'éleva un gémissement effroyable, et Philippe ayant demandé un peu de silence, reprit en cette sorte : « Dans l'extrémité où nous sommes, nous avons â choisir de trois choses l'une; ou de nous renfermer dans les églises, confessés et repentants, résolus de mourir comme des martyrs, pour la liberté de notre pays, ou d'aller au-devant du comte, comme il le souhaite, la corde au cou, et nous mettre à sa merci. Il n'aura peut-être pas le cœur si dur, qu'il n'ait pitié de son peuple; et moi je serai le premier à m'exposer pour ma patrie. Que si ces choses vous semblent trop dures, comme elles le sont en effet, il y a encore un autre parti à prendre , c'est de choisir six mille des plus résolus d'entre nous, et d'aller attaquer le comte à

 

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Bruges ; si nous sommes tués, nous mourrons du moins en braves gens, et peut-être que Dieu nous donnera la victoire, »

Tout le peuple s'écria que c'était là ce qu'il fallait faire ; ils résolurent de marcher, et que s'ils étaient battus, ceux qui resteraient dans la ville y mettraient le feu, et réduiraient tout en cendres. Avec cette résolution ils allèrent droit à Bruges, d'où le comte sortit en même temps avec quarante mille Brugeois. Quand il eut observé la contenance des Gantois, qui marchaient faisant de grands cris, comme des gens désespérés, il jugea bien que ce peuple nombreux, mais peu aguerri, qui le suivait avec confusion, ne pourrait pas résister à leur fureur. Ainsi il se retira, et fit ce qu'il put pour ramener les Brugeois dans leur ville. Ceux-ci, se confiant à leur grand nombre, s'obstinèrent à vouloir combattre.

Philippe encouragea les siens, en leur disant qu'il fallait tout oublier, femmes, enfants, biens, pays; mais seulement penser à vaincre ou à mourir. Après les avoir ainsi exhortés, il leur commanda de donner, leur recommandant sur toutes choses de marcher serrés, sans reculer, ni quitter leurs rangs, quoi qu'il arrivât. En même temps ils firent un tour pour mettre le soleil aux yeux des Brugeois, et fondirent sur eux tous ensemble avec tant de vigueur, que les autres ne purent soutenir le choc Ainsi ils prirent la fuite dans un extrême désordre. Les Gantois entrèrent dans la ville pêle-mêle avec les fuyards, se saisirent des places publiques et des avenues, et mirent partout des corps de garde. Il était nuit, et tout était plein d'horreur et de crainte. Le comte ayant ramasse quelques soldats, voulut aller au marché pour s'en rendre maître; mais les Gantois l'avaient prévenu, et on lui vint rapporter qu'il ne serait pas en sûreté, s'il s'engageait plus avant.

Comme on lui faisait ce rapport, il vit éteindre ses flambeaux. En même temps il prit la fuite, et, couvert de la casaque de son écuyer, il cherchait de rue en rue une retraite assurée. Enfin, il entra dans la maison basse et enfumée d'une pauvre veuve, et lui demanda quelque endroit pour se cacher. Elle le fit monter dans la plus haute chambre par une échelle, et lui dit qu'elle ne pouvait le mettre que sous le lit de ses enfants. Les Gantois, qui avaient ordre de suivre le comte, vinrent à la maison où il était, et demandèrent à la maîtresse où était l'homme qu'on y avait vu entrer un moment auparavant. La femme, sans s'étonner, répondit que personne n'était entré qu'elle-même, et qu'ils pouvaient, s'ils voulaient, regarder en haut.

Un d'eux y monta, et ayant mis la tête par une ouverture, et n'ayant vu que des enfants endormis, sans regarder davantage, il assura aux autres qu'il n'y avait personne. Le comte sortit de la maison, et dès la pointe du jour s'étant échappé de la ville, il allait à pied, et seul, par des sentiers inconnus. Lassé et fatigué, il se cacha pour se reposer derrière un buisson, où il entendit une voix qui l'effraya, mais par bonheur

 

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celui qui parlait était un de ses domestiques, qui lui donna un cheval sur lequel il s'en alla à Lille.

Cependant toutes les villes, à la réserve d'Oudenarde, se rendirent à Philippe; il commença à vivre en prince, et l'état de sa maison était égal à celui du comte. Tout le peuple plein d'espérance s'attachait à lui. Le comte désespéré n'attendait plus de secours que de la protection du roi, qu'il prétendait obtenir par le moyen du duc de Bourgogne son gendre. Artevelle mit le siège devant Oudenarde, et la pressait vivement avec de grosses pièces de canon; car ces machines foudroyantes, inventées quelques années auparavant, commençaient alors à être fort en usage. Le comte, qui ne savait comment secourir cette place, alla trouver à Bapaume le duc de Bourgogne, et convint avec lui de ce qu'il avait a, faire pour son rétablissement.

Le duc étant revenu à la Cour, communiqua l'affaire au duc de Berry; et le roi les trouva un jour comme ils en parlaient ensemble. Il revenait de la chasse, et avait un oiseau sur le poing. Il vint à eux avec un visage gai, et demanda curieusement ce qu'ils disaient. Ils répondirent qu'ils parlaient de choses qui le touchaient fort, et comme il les pressa pour apprendre ce que c'était, ils commencèrent à lui exposer comment le menu peuple de Flandre s'était révolté contre le comte, et ajoutèrent qu'il était de son intérêt de protéger son cousin et son vassal, d'autant plus que la révolte des Gantois donnait un mauvais exemple à ses propres villes.

Le roi, qui avait à peine quatorze ans, témoigna qu'il désirait, plus que toute chose, de prendre bientôt les armes, et qu'il était ravi que cette occasion s'en fût présentée pour ne demeurer pas plus longtemps oisif. On remarque que dès sa première enfance il avait fait paraître une humeur guerrière; et que lorsque le roi son père lui présentait plusieurs choses, dont il lui donnait le choix, il mettait toujours la main sur les armes, ce qui lui avait attiré l'amour de sa noblesse. On assembla les seigneurs, pour délibérer de la guerre de Flandre. Le roi impatient se fâchait de la lenteur de cette assemblée, et disait souvent à ses oncles : «A quoi bon tant de conférences ? cela ne sert qu'à perdre le temps, et à avertir les ennemis de se tenir sur leurs gardes. » La guerre fut résolue et entreprise sans délai, quoique l'hiver fût fort proche, de peur que les rebelles n'eussent encore ce temps-là pour se fortifier. Le roi y voulut aller en personne, et on fit marcher l'armée au pont de Comines, bâti sur la Lys au-dessus de Courtray.

Artevelle, qui continuait le siège d'Oudenarde, envoya Pierre du Bois pour défendre ce passage. Quand Pierre sut que le roi approchait, il rompit les arches du pont, et garda l'autre bord de la rivière avec beaucoup de troupes. Quelques seigneurs français s'avisèrent d'envoyer chercher des bateaux pour passer avec leur suite. Le connétable ayant appris que déjà une grande partie de la noblesse avait passé sans ordre, envoya le maréchal de Sancerre pour retenir le reste;

 

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car il ne voyait pas comment ils pourraient résister à Pierre du Bois, beaucoup plus fort qu'ils n'étaient : mais le maréchal, au lieu de les empêcher de passer, passa lui-même. Clisson étant survenu, fut effrayé du péril de tant de braves gens, et les appelant par leur nom, disait tout haut : « Ah Rohan ! ah Laval ! ah Rieux ! ah Beaumanoir ! faut-il que je vous voie périr ? ah maréchal ! quelle folie vous a empêché d'exécuter mes ordres? il vaut mieux moi-même mourir, que de voir périr tant de noblesse. »

En même temps il fit faire une attaque du côté du pont, et ordonna qu'on jetât beaucoup de dards et de bombardes pour amuser les Flamands. Il fit en même temps apporter des poutres et des planches pour raccommoder le pont, et y fit travailler avec une diligence extraordinaire. Cependant il passait toujours de nos gens sur les bateaux; et quand ils se virent en nombre suffisant pour attaquer l'ennemi, ils se mirent en bataille. En cet état ils marchèrent résolument contre Pierre du Bois qui ne s'y attendait pas. Ils chargèrent si rudement, que toute cette populace fut d'abord ébranlée. Pierre du Bois fut lui-même blessé, et les nôtres ayant rétabli le pont, passèrent dessus et mirent toute l'armée ennemie en déroute. Le roi était logé à l'abbaye de Marquette où il apprit cette agréable nouvelle; il en sortit aussitôt, accompagné de ses oncles, et vint loger à Gommes.

Peu après on lui rapporta que les Parisiens s'étaient soulevés, et qu'ils entreprendraient toutes choses, s'il ne s'opposait promptement à leur rébellion. Il tint conseil sur cela, et il y fut résolu qu'après avoir passé si heureusement la rivière, il ne fallait pas abandonner une victoire assurée qui donnerait même de la terreur aux Parisiens. Ainsi Charles fort joyeux continua sa marche contre les Flamands sans être détourné par ces troubles. Ceux d'Ypres ayant tué leur gouverneur se soumirent à lui. Artevelle était cependant au siège d'Oudenarde, où il apprit en même temps toutes ces fâcheuses nouvelles, et ce qui ne l'affligea pas moins, il sut que les ambassadeurs qu'il avait envoyés en Angleterre, pour demander du secours, s'en revenaient sans rien faire. Quoique ces nouvelles lui fissent beaucoup de peine, il ne perdit pas courage, et laissant quelques troupes pour garder les lignes, il résolut de marcher contre le roi avec soixante mille hommes : il s'arrêta en chemin, et campa dans un lieu fort commode, où il se retrancha pour y attendre le roi. S'il eût persisté dans cette résolution, nos gens eussent été obligés de combattre avec beaucoup de désavantage; mais se sentant égal en nombre, la vanité lui fit prendre son parti, et il résolut de donner bataille. Il crut qu'il aurait aussi bon marché des Français, qu'il avait eu de ceux de Bruges, et que, pour vaincre, il n'avait qu'à se tenir serré comme il avait fait au premier combat. Il ne songeait pas qu'il avait affaire à des gens qui savaient combattre, et non à un peuple peu exercé à la guerre.

Clisson, ayant remarqué la disposition des Gantois, vint dire au roi

 

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qu'il ne craignit rien. « Ces rebelles, dit-il, sont à nous, et la victoire nous est assurée. » En même temps il étendit deux ailes de l'un et de l'autre côté du corps de bataille, afin que quand les Flamands s'avanceraient, on les enveloppai de toutes paris. Les Français se mirent à pied, excepté cinq cents chevaux, qui restèrent auprès du roi. Les Gantois donnèrent les premiers, et contraignirent le corps de bataille où était le roi de se retirer deux pas. Mais les deux ailes marchèrent sans s'étonner, et entourèrent bientôt les ennemis. Cependant la bataille s'étant raffermie, ils se trouvèrent environnés de toutes parts. Ils étaient tellement poussés les uns dans les autres, qu'à peine pouvaient-ils s'aider de leurs armes et de leurs bras. On en fit un grand carnage ; mais il y en eut plus d'étouffés que de blessés par les armes ; car comme ils étaient fort serrés, on les voyait tomber en tas les uns sur les autres, et s'étouffer.

A la fin du combat, comme le roi s'informait avec beaucoup d'empressement de ce qu'était devenu Artevelle, un capitaine flamand fort blessé marqua l'endroit où il l'avait vu parmi les morts. Son corps ayant été trouvé, on le fit pendre, et pour ce qui est du capitaine, le roi voulut le faire guérir : il le refusa obstinément, disant qu'il voulait mourir avec les autres, et que la vie lui était odieuse, après la perte de ses citoyens. Cette bataille fut donnée à Rosebèque, sur la fin du mois de novembre (1382).

Le duc de Bourgogne eut beaucoup de peine à empêcher le roi de se mettre à la tête de son armée, et de se jeter au milieu des ennemis. Après la victoire gagnée, le comte de Flandre vint se jeter aux pieds du roi, pour le remercier d'avoir misses sujets rebelles à la raison. Le roi lui répondit qu'il avait bien voulu lui faire ce plaisir ; qu'au reste, il n'ignorait pas qu'il avait toujours été porté pour les Anglais, qu'il fallait changer de conduite, s'il voulait mériter son amitié. La nouvelle de la victoire étant portée au camp d'Oudenarde, les Gantois épouvantés levèrent le siège. Ceux de Courtray ouvrirent leurs portes, et le roi fit raser leurs fortifications.

Les Français, en haine de l'ancienne bataille gagnée par les Flamands, auprès de Courtray sur le roi Philippe le Bel, brûlèrent une partie de la ville, afin que ses habitants ne pussent jamais se glorifier de cette victoire. Ceux de Bruges se rendirent aussi, et donnèrent six vingt mille livres pour éviter la destruction de leur ville. Les Gantois, étonnés de leur défaite, songèrent aussi à se rendre; Pierre du Bois leur demanda ce qu'ils pensaient faire, insensés qu'ils étaient, qui ne voyaient pas que l'hiver faisait pour eux, et allait contraindre le roi à se retirer. Il ajoutait que cependant il leur viendrait du secours d'Angleterre; et qu'au reste ils ne dévoient pas perdre courage, pour voir le reste de la Flandre sous la puissance du comte, puisqu'ils avaient toujours été plus forts sans les autres Flamands qu'avec eux; qu'ils laissassent donc les pensées de paix, puisque, dans l'état des affaires,

 

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ils ne la pouvaient jamais faire qu'avec honte et désavantage, et qu'ils pensassent plus que jamais à la victoire. Les Gantois, rassurés par ces discours, furent si éloignés de rien rabattre de leur ancien orgueil, qu'on les vit au contraire, après tant de pertes, plus fiers et plus opiniâtres qu'auparavant.

Le roi ne tarda pas à s'en retourner du côté de Paris, afin de châtier les rebelles, et s'arrêta à Saint-Denis, pour rendre grâces à Dieu de sa victoire, selon la coutume ancienne. Le prévôt des marchands et les députés de Paris vinrent pour lui rendre leurs respects, et l'assurer de la soumission parfaite des Parisiens, et de la joie qu'ils auraient de revoir leur souverain dans leur ville. Comme il approchait de la ville, il vit de loin les Parisiens qui étaient tous assemblés, et sous les armes. On crut d'abord qu'ils étaient armés contre le roi; mais ce prince ayant envoyé des hérauts pour reconnaitre leur dessein, ils répondirent qu'ils étaient là pour paraître devant le roi, afin qu'il connût combien il avait de milliers de fidèles serviteurs prêts à le servir en toutes rencontres.

Le roi les fit retirer et marcha en bataille droit à Paris, après avoir divisé son armée en trois corps, commandés par le connétable et par les deux maréchaux de France. Pour entrer dans la ville, on rompit les barrières, on renversa les portes, et on passa par-dessus. Le roi entra seul à cheval au milieu de l'élite de sa noblesse, affectant une contenance fière et menaçante. Le peuple regardait cette entrée avec frayeur, et les esprits étaient troubles de la crainte du dernier supplice. Charles traversa toute la ville en cet équipage, jusqu'au château du Louvre, où il alla loger. Le connétable fit publier des défenses aux gens de guerre de faire aucun désordre. Ce qui fut si sévèrement exécuté, qu'il fit pendre deux soldats aux fenêtres de la maison qu'ils avaient pillée. Le roi fit châtier les principaux auteurs de la sédition et on coupa la tête à douze qu'on disait les plus factieux, parmi lesquels il y en eut qui furent plutôt condamnés par la haine des ducs, que pour avoir manqué contre le service du roi.

Il y avait entre autres un vieillard nommé Jean des Marais, avocat du roi au parlement de Paris, homme de grande réputation en son temps, qui souvent avait arrêté le peuple furieux, et durant les troubles avait accommodé les affaires au gré de la Cour. Il était haï des ducs dès le temps du duc d'Anjou, dont il avait pris le parti contre ses frères. Comme on le menait au supplice, il tirait les larmes des yeux à tous les spectateurs, par sa piété et sa constance. On voulut l'obliger de demander pardon au roi : il répondit qu'il avait servi le roi son père, le roi son grand-père, et le roi son bisaïeul, sans que jamais ils se fussent plaints de lui ; que celui-ci ne s'en plaindrait pas non plus, s'il était en âge de connaissance; qu'au reste il ne lui savait pas mauvais gré de sa mort; mais que pour lui demander pardon, il ne le pouvait, puisqu'il ne l'avait jamais offensé.

 

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Après qu'on eut fait ces exécutions, on fit dresser un échafaud orné de tapisseries au haut des degrés de la cour du palais, où tout le peuple étant assemblé, Charles y parut sur son trône, au milieu de ses deux oncles, accompagné de son frère, des princes de son sang, et des .autres seigneurs. Alors le chancelier d'Orgemont se levant par ordre du roi, fit une harangue fulminante, où il reprochait aux Parisiens les séditions qu'ils avaient faites, tant sous le feu roi, que sous celui qui régnait alors; puis, relevant les victoires et la puissance du roi, que ce peuple turbulent avait irrité, il leur inspira tant de frayeur, qu'ils n'attendaient plus que la mort. Alors les ducs de Berry et de Bourgogne, avec les princes du sang, se jetèrent aux pieds du roi; en même temps les hommes et les femmes toutes échevelées, fondant en larmes, se prosternèrent contre terre, et se mirent tous ensemble à crier miséricorde avec une voix lamentable. Le roi, suivant ce qui avait été résolu auparavant dans son conseil, prononça qu'il leur pardonnait, et qu'il changeait leur peine de mort en peine pécuniaire.

Il alla aussi à Rouen, où on fit la même chose, aussi bien que dans la plupart des bonnes villes de France. On leva par ce moyen des sommes immenses; et ce qui mit tout le peuple au désespoir, c'est qu'il n'en entra que fort peu dans les coffres du roi, tout ayant été dissipé par les ducs, ou plutôt par leurs ministres. Cependant le comte de Flandre réduisait ses villes, et avait mis la paix dans les principales. La France était aussi en repos du côté de l'Angleterre, par le moyen de la trêve qui avait été continuée; mais une nouvelle guerre s'alluma sous prétexte de religion. Urbain, qui tenait le siège pontifical à Rome, avait envoyé en Angleterre une bulle, qui enjoignait de lever de l'argent et des hommes pour faire la guerre aux sectateurs de Clément, et il avait commis l'évêque de Norwick à l'exécution de cette bulle.

Ce prélat ayant levé beaucoup d'hommes et d'argent, passa la mer avec Hugues de Caurelée, fameux capitaine anglais, qui avait sous lui le principal commandement de ces troupes. Il entra à main armée dans la Flandre, qu'il crut plus ouverte à ses armes, et plus en état d'être pillée à cause des guerres civiles. Ceux de Gand se joignirent à lui. Quoiqu'il sût que le comte et les Flamands suivaient le parti d'Urbain, il ne laissa pas de prendre plusieurs places, entre autres Bourbourg et Gravelines, où il amassa un grand butin, il tenta de prendre Ypres par assaut; mais ceux de dedans se défendirent depuis le matin jusqu'au soir, et enfin le repoussèrent. Cependant le comte avait eu recours à son protecteur, c'est-à-dire à Charles : il marcha à Arras avec toute son armée, et contraignit d'abord les Anglais à lever le siège d'Ypres. Ils se réfugièrent à Bourbourg où le roi les assiégea. Comme ils virent qu'on allait combler le fossé avec des fascines pour les emporter de force, ils capitulèrent. Charles les reçut à condition qu'ils rendraient Gravelines, et leur permit de se retirer la vie sauve, avec ee qu'ils pourraient emporter.

 

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En ce même temps Oudenarde fut prise et reprise d'une manière surprenante (1382). Français Atremen, capitaine des Gantois, s'avança de nuit avec des soldats près de cette place; une vielle femme ayant entendu le bruit, et vu ensuite les soldats, avertit le corps de garde. Les soldats attaches au jeu regardèrent assez négligemment autour des portes, et n'ayant rien découvert, continuèrent a, jouer sans se mettre en peine de rien. La femme revint criant encore avec plus de trouble, que l'ennemi était à la porte. Les soldats se moquèrent d'elle. Cependant les Gantois s'étant approchés, se coulèrent dans le fossé qui était à sec, parce qu'on l'avait poché depuis peu, et escaladèrent la place. Ainsi elle fut pillée, et les malheureux habitants furent égorgés dans leur lit, sans avoir le loisir de se reconnaître. Elle fut reprise aussi facilement qu'elle avait été perdue, mais en plein jour. Un capitaine français y envoya quatre soldats des plus résolus, déguisés en charretiers. Ceux-là étant à la porte, y firent de l'embarras avec leurs charrettes. En même temps ils mirent l'épée à la main, ils tuèrent ceux qui gardaient les portes, et, ayant fait entrer les troupes qui s'étaient approchées pour les soutenir, ils chassèrent les Gantois qui étaient en garnison dans la place. Entre la prise et la reprise d'Oudenarde, Louis, comte de Flandre, mourut, et laissa son Etat au duc de Bourgogne son gendre.

On proposa de marier Charles à Isabeau, fille du duc de Bavière; et le mariage fut résolu, pourvu que la princesse plût au roi. Elle vint inconnue à Amiens, où le roi alla aussi sans être connu. Il prit du goût pour elle, et le mariage fut conclu et célébré à Amiens avec grande solennité. Celui de Louis, frère unique du roi, avec Marguerite, héritière de Hongrie, fut conclu en même temps. Comme il était sur le point de partir, il apprit qu'un autre prince l'avait enlevée. Ainsi on le maria avec Valentine, fille de Galéas duc de Milan, et d'Isabelle, fille du roi Jean.

Les Gantois, fatigués de la guerre, et persuadés de la bonté du duc de Bourgogne, crurent qu’ils auraient meilleure composition de lui, qu'ils n'avaient eu de son prédécesseur, et songèrent à leur accommodement. Pierre du Bois fit tout ce qu'il put pour les en empêcher, et même se préparait à agir à force ouverte par le moyen des Anglais, que ceux de Gand avaient reçus dans leur ville. Mais les bons bourgeois ayant résolu la paix, elle fut conclue. Le duc pardonna à ses sujets, et fit confirmer leur pardon par le roi. Pierre du Bois, frustré de son attente, fut contraint de se retirer en Angleterre.

Charles brûlait du désir de passer en ce royaume et d'y faire quelque grand exploit. Pour cela il équipa la flotte la plus magnifique et la plus considérable qu'on eût vue en France depuis plusieurs siècles. La noblesse fit des dépenses extraordinaires. Tous les vaisseaux étaient peints et dorés ; les gens de guerre et les officiers étaient tout couverts d'or : le rendez-vous de l'armée était à l'Ecluse, où le roi devait s'embarquer. Le connétable eut beaucoup de peine à y arriver de

 

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Bretagne, les vents étant contraires. On n'attendait plus que le duc de Berry; mais il venait à fort petites journées, parce qu'il n'était pas d'avis de ce voyage. Il s'en expliqua hautement, et d'abord qu'il fut à la cour, il soutint qu'il ne fallait pas faire une telle entreprise au cœur de l'hiver. Cependant, pour faire sa cour à Charles, il s'offrit à entreprendre le voyage avec le reste de l'armée; mais il déclara qu'il ne souffrirait pas que la personne du roi fut exposée. Le roi de son côté répondit que personne ne partirait sans lui; de sorte que tout fut remis au mois de mai de l'année suivante. Plusieurs blâmaient le duc d'avoir rendu inutiles de si grands préparatifs ; mais plusieurs soute-noient aussi qu'il avait vu plus clair que tous les autres, et qu'ayant mieux connu le péril de l'entreprise, il avait bien fait de la rompre.

Charles revint à Arras, où il apprit que le parlement avait ordonné que deux gentilshommes, Jean Carrouge et Jacques le Gris, qui étaient tous deux domestiques du comte d'Alençon, se battissent à outrance. Le sujet de ce combat est remarquable. Carrouge étant revenu de la Terre-Sainte, sa femme se jeta à ses pieds en pleurant, et lui dit que Jacques le Gris l'étant venue voir, elle l'avait reçu comme ami, qu'elle l'avait mené elle-même par tous les appartements du château, comme on fait aux hôtes qu'on veut traiter honnêtement ; mais qu'enfin étant arrivée avec lui au donjon, dans le lieu le plus retiré, il l'avait violée, et s'était retiré si vite, qu'elle n'avait pas pu le faire arrêter ; au reste qu'elle avait caché sa honte jusqu'à ce qu'il fût de retour pour la venger d'un tel affront (1386). Ainsi elle l'exhortait à entreprendre l'affaire, et à faire recevoir à ce perfide ami le châtiment que méritait une si noire action.

Carrouge touché de cette plainte, comme il était juste, alla au comte lui exposer la chose et lui demander justice. Le comte aussitôt fit venir Jacques le Gris, qui nia constamment le fait ; il prouva même très-bien qu'il avait été à quatre heures du matin dans la maison du comte, et qu'il avait été aussi à neuf heures et demie à son lever. Ainsi, que bien loin d'avoir fait le crime dont on l'accusait, il n'aurait pas même eu le temps d'aller et de venir, puisqu'il faudrait pour cela avoir fait vingt-trois lieues en moins de cinq heures. Le comte demeura persuadé qu'il était innocent, et défendit aux deux cavaliers de se rien demander davantage l'un à l'autre. Carrouge ne laissa pas de porter sa plainte au parlement, qui, ne voyant aucune preuve, ordonna que les deux parties se battraient à outrance; c'était la coutume de ce temps, et on était persuadé que Dieu donnait la victoire à l'innocent ; mais c'était le tenter que de croire qu'il fit toujours des miracles qu'il n'avait point promis.

Le roi ayant su cet arrêt, ordonna qu'on sursit le combat jusqu'à son retour. D'abord qu'il fut arrivé, on assigna le champ mortel (c'est ainsi qu'on appelait le lieu du combat), et le roi s'y trouva avec toute sa Cour. Les combattants y vinrent armes de toutes pièces, Carrouge

 

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accompagné du comte de Saint-Paul, et Jacques le Gris conduit par les gens du comte d'Alençon. Carrouge avant le combat s'avança la lance à la main à un chariot paré de deuil où était sa femme, et lui dit : « Vous voyez, madame, que je hasarde mon honneur et ma vie sur votre parole, vous savez si la cause est juste : prenez donc garde de ne m'exposer pas à une mort infâme. Allez, lui répondit-elle, combattez sans crainte : la cause est bonne, et Dieu est pour vous: car il est le vengeur des crimes, et le protecteur de la pudeur violée. »

Ensuite les deux combattants se rangèrent de part et d'autre aux deux extrémités de la carrière, d'où ayant poussé leurs chevaux, ils joutèrent fort bien, et en braves gens, sans néanmoins se blesser, ni se renverser l'un l'autre. Ils mirent incontinent pied à terre, et ayant tiré l'épée, ils se portèrent plusieurs coups l'un à l'autre. Carrouge fut blessé à la cuisse. Quand ses amis virent couler son sang avec abondance, ils firent un grand cri, et l'exhortèrent à prendre courage. Sa femme effrayée redoubla ses vœux; car l'arrêt était terrible pour elle, et le parlement avait ordonné que si son mari était vaincu, il serait pendu après sa mort, et elle brûlée vive. Mais Carrouge, irrité par son sang et par sa blessure, fondit sur son ennemi, le porta par terre, et le perça de son épée. Il expira sur l'heure, en protestant, à ce qu'on dit, qu'il était innocent. L'exécuteur s'en saisit, et le mena à Montfaucon.

Carrouge victorieux courut à. sa femme, et tous deux traversèrent Paris comme en triomphe, pour aller rendre à Dieu leurs actions de grâces à Notre-Dame. Quelques historiens assurent que Jacques le Gris en effet était innocent de ce crime, et qu'un autre homme en mourant s'en était avoué l'auteur. Cependant ces mêmes écrivains louent extrêmement la vertu et la bonne foi de cette dame, et ne la soupçonnent pas d'avoir inventé la chose par malice, mais ils disent qu'elle avait pris Jacques le Gris pour un autre : ce qui parait fort difficile, pour ne pas dire impossible.

Quoi qu'il en soit, cette manière de décider les Choses douteuses par le combat, était très-pernicieuse, et les papes, aussi bien que les conciles, ont eu raison de la réprouver dès qu'elle fut introduite ; enfin elle a été tout à fait abolie, et les duels entrepris par les particuliers ayant succédé, Louis XIV, vraiment grand, a été choisi pour mettre fin à ces détestables combats. Charles, touché de l'action de Carrouge, le retint pour être de sa chambre, et lui donna une pension considérable.

En la même année 1380, Charles II roi de Navarre mourut d'une manière fort étrange. Comme il était abattu, plus par ses débauches que par son âge, la chaleur naturelle étant presque éteinte, les médecins ordonnèrent de le coudre dans un drap trempé dans l'eau-de-vie pour le réchauffer. Le valet de chambre qui le servait s'avisa, faute de oiseaux, de brûler le bout du fil avec une bougie, qui fit prendre le

 

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feu à la toile. On eut beaucoup de peine à l'éteindre, et ce prince mourut quelques jours après avec des douleurs insupportables, maie, à ce que dit un auteur de ce temps-là, avec des sentiments de pénitence : c'est lui qu'on a appelé Charles le Mauvais, a causé de ses perverses inclinations et de ses actions détestables;

Le printemps étant venu, Charles brûlait d'envie d'accomplir contre l'Angleterre l'entreprise qui avait été remise en cette saison. Il en espérait d'autant plus de succès, qu'il y avait de grands troubles en ce royaume, non plus comme autrefois, entre les peuples et les seigneurs, mais entre les seigneurs eux-mêmes, parce que les oncles du roi haïssaient son favori Robert de Véer, qu'il avait fait duc d'Irlande : ce qui divisait toute la Cour, et même le conseil. Ainsi tout semblait favoriser la France, et mettre l'Angleterre en proie. Tout se préparait à la guerre, et le connétable était en Bretagne pour disposer l'armée navale (1387).

Le duc de Bretagne, qui était Anglais d'inclination , était fort fâché de cette entreprise, et faisait sous main tout ce qu'il pouvait pour la rompre. La seule autorité du connétable l’empêchait d'être maître en son pays, et il craignait que ses barons mêmes ne le livrassent an roi, s'il entreprenait quelque chose contre son service. Comme il était dans cette pensée, il s'avisa de faire un grand festin à Vannes, dans son château de l'Hermine, où il invita tous ses seigneurs, et le connétable lui-même. Jusque-là il n'avait jamais pu l'obliger à le venir voir, quelques promesses qu'il lui eût faites, et quelques sauvegardes qu'il lui eût promises. Mais enfin il y vint alors.

Après le repas il mena les conviés par tous les appartements, et comme ils vinrent au donjon où était la principale tour, il pria Clisson d'y entrer pour considérer quelque ouvrage qu'il avait fait faire, sur lequel il désirait, dit-il, d'avoir son avis, comme d'un homme consommé dans cette science. Clisson y étant entré de bonne foi, sans rien soupçonner, vit fermer tout à coup la porte sur lui, et se trouva environné de gardes. Beaumanoir, ami du connétable, fût aussi arrêté. Pour Laval son beau-frère, le duc lui dit qu'il pouvait se retirer ; il répondit qu'il n'abandonnerait pas son beau-frère. Le duc était résolu de faire mourir Clisson, qu'il regardait comme son ennemi capital. Laval lui représenta l'indignité de cette action : « Que pensez vous faire ? dit-il ; vous serez le prince le plus déshonoré de tout l'univers. Quoi! en sortant de votre table, répandre le sang d'un homme que vous avez invité en votre maison ! ne songez-vous pas que vous allez devenir odieux à vos sujets, et attirer sur vos bras toutes les forces de France? »

Le duc était fort agité : d'un côté, la haine qu'il avait contre Clisson le portait à le faire mourir; d'autre part il était ébranlé par les raisons de Laval. Dans cette perplexité Laval le pressait toujours vivement qu'il se souvint qu'il était prince, et qu'il avait donné sa parole; que

 

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si Clisson avait des places qui l'incommodassent, il pouvait les prendre, aussi bien que son argent, mais qu'il devait épargner la vie d'un si grand homme, et son propre honneur. Mais la fureur du duc était poussée à l'excès, et il avait ordonné à Bavalen, capitaine du château de l'Hermine, de jeter la nuit le connétable dans la mer. Bavalen fut assez sage pour prévoir le repentir du duc, et n'exécuta pas un ordre si barbare. En effet, le lendemain, ce prince rendu à lui-même remercia Bavalen de lui avoir désobéi en cela. Quelques jours après, ayant reçu un ordre du roi de remettre le connétable en liberté, il se pressa de conclure un traité qu’il avait commencé avec Laval, par lequel il en coûta au connétable beaucoup d'argent, et ses châteaux pour sortir de prison.

Le roi et toute la Cour se préparaient à passer en Angleterre, lorsqu'on apprit l'emprisonnement de Clisson, et le voyage fut rompu par cette nouvelle. Tous les seigneurs en furent indignés, excepté les oncles du roi, qui, jaloux du crédit de Clisson, blâmaient plutôt sa simplicité que la perfidie du duc. Le connétable arriva sur ces entrefaites, et s'étant jeté aux pieds du roi, lui remit l'office de connétable, comme un homme qui se tenait déshonoré et indigne d'un si grand emploi, jusqu'à ce qu'on lui eût fait justice. Le roi répondit qu'il tenait cet affront comme fait à sa personne, et qu’il assemblerait les pairs pour aviser à ce qu’il y aurait à faire pour en tirer raison.

On résolut de citer le duc, qui n'obéit pas ; et comme le roi se préparait à l'y forcer par les armes, le duc de Gueldres eut la hardiesse de l'envoyer défier par une lettre, où il osait bien appeler le roi, simplement Charles de Valois. Il le faisait pour favoriser les prétentions de l'Angleterre sur le royaume de France. Sur cela il y eut une grande délibération dans le conseil, si le roi irait en personne châtier l'orgueil du duc de Gueldres. Le duc de Berry disait qu'un si petit prince ne méritait pas que la France fit tant d'efforts pour le réduire, et qu’il n'était pas digne de la majesté d'un grand roi de faire un si long voyage pour un sujet si léger. Le duc de Bourgogne soutenait au contraire qu'il fallait châtier l'insolence du duc de Gueldres, afin que ce châtiment servit d'exemple aux autres princes de l'empire, et qu'il était important de tenir l'Allemagne dans le respect.

Les conseils de ce duc avaient un motif plus caché; car comme il était duc de Brabant, il souhaitait de montrer sa puissance à ses voisins, et de s'en faire craindre : mais il couvrait ce dessein du prétexte de la gloire de Charles. Le jeune roi, qui ne respirait que la guerre, et ne songeait qu'à s'acquérir de la réputation, ébloui par cette belle apparence, se porta sans peine au sentiment du duc de Bourgogne.

Le duc de Bretagne espérait profiter de ce voyage, et se fortifier contre le roi, pendant son absence, en faisant entrer les Anglais dans son pays. Il perdit cette espérance, en partie par les exploits de

 

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Clisson, qui lui prit quelques places en son pays, en partie par la résistance des barons, qui ne voulaient point de guerre; de sorte qu'après plusieurs paroles données, et plusieurs négociations dont il avait amusé les ducs , il fut enfin contraint de venir demander pardon au roi, et de rendre les places avec l'argent du connétable.

Charles partit ensuite pour son entreprise de Gueldres. Comme il était en chemin, le comte de Juliers, père du duc, vint lui demander pardon pour son fils. Pour le duc il persista dans sa fierté, jusqu'à ce qu'il vit l'armée de France auprès de ses terres. Alors la chose fut mise en négociation. Le duc désavoua les lettres de défi qu'il avait écrites ; mais il ne voulut jamais se départir de l'alliance qu'il avait avec l'Angleterre.

Cependant le duc de Bourgogne obligea le roi à lui pardonner et à retirer ses armées du pays (1388). Tout le monde le blâma d'avoir fait faire au roi un si grand voyage, pour s'en retourner chez lui sans avoir fait autre chose que de recevoir un compliment. Après que le roi fut de retour, on tint un grand conseil à Reims, touchant le gouvernement, où le cardinal de Laon représenta, avec beaucoup d'éloquence, le misérable état du royaume, et le désordre des affaires qui dépéris-soient tous les jours, parce que ceux qui les gouvernaient ne songeaient qu'à s'enrichir, ou à avancer leurs créatures : il fit voir que le seul moyen de rétablir le royaume était que le roi en prit lui-même la conduite, puisqu'aussi bien il était dans sa vingt-unième année. Charles suivit ce conseil, et remercia ses oncles. Il commença ensuite à s'attacher aux affaires, et à gouverner lui-même son Etat presque ruiné.

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