Lettres Mme de Cornuau I
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LETTRES A MADAME  CORNUAU,  DITE EN RELIGION DE SAINT-BÉNIGNE. 1

 

REMARQUES HISTORIQUES.

 

Madame Cornuau, d'une condition modeste, resta veuve après peu d'années de mariage avec un enfant, et lit vœu de quitter le monde pour se donner à Dieu dans la vie religieuse. L'amour et les devoirs maternels, lui imposant avec un égal empire la tutelle de son fils, ne lui permirent pas d'aller aussitôt s'entériner dans le cloître; elle se retira loin du siècle à la Ferté-sous-Jouarre, dans une communauté qui se vouoit à l'éducation des jeunes filles.

C'est là qu'elle eut le bonheur de rencontrer Bossuet, devenu évêque de Meaux. Lorsqu'il fit la première visite de son diocèse, en 1082, elle le consulta sur sa vie intérieure, et principalement sur le vœu qu'elle avait fait d'entrer en religion. Tout en modérant son ardeur et son empressement, le prudent évêque lui donna de sages conseils; il éclaircit ses doutes, calma ses scrupules, apaisa ses craintes et la consola dans sa douleur; il y a plus encore, il accueillit favorablement la prière qu'elle lui lit avec instance de la recevoir sous sa conduite spirituelle. Comme elle avait la consolation de le voir souvent en ces jours qu'elle disait heureux, pendant quatre ans, elle se contenta de demander et de recevoir de vive voix, sans l'intermédiaire de l'écriture, ses instructions.

Elle lui fit une confession générale en 1686. La patience et la douceur du pontife, l'onction de ses paroles et la sublimité de ses préceptes augmentèrent dans son âme, avec la ferveur et la confiance, le désir et le besoin de sa direction; elle voulut remettre pour ainsi dire entre ses mains la règle et le mobile de toute sa conduite. La plume dut, cette fois, rapprocher les distances ; après en avoir obtenu la permission, la veuve chrétienne écrivit au bon pasteur dans tous ses doutes et dans toutes ses craintes; elle lui écrivit d'autant plus souvent qu'il lui répondait avec plus de zèle et de charité, sans se lasser jamais ni suspendre ses conseils au milieu des plus graves occupations, prévenant ses peines et ses désirs par une sollicitude continuelle, la rassurant particulièrement contre la crainte qu'elle avait de lui être à charge,

1 Elle s'appelait dans le monde Marie Dumoutiers, veuve Cornuau.

 

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« la traitant avec des manières aussi honnêtes, nous dit-elle, comme si elle eût été une personne de distinction (1).»

Cependant cette sainte veuve, éprise de l'amour du céleste Epoux, soupirait après le moment de se donner à lui sans réserve par les vœux de religion. Son directeur la retint longtemps, si l'on peut ainsi dire, à la porte du cloître, non-seulement pour éprouver la constance de ses dispositions trop empressées, mais surtout pour assurer le sort de son fils dont elle avait encore la tutelle. Bossuet voulait affermir les maisons qui sont parleurs vertus traditionnelles le soutien de l'Eglise et de l'Etat; il désapprouvait ces dots somptueuses et déplacées, qui causent tout ensemble et l'abaissement des familles par la dispersion des patrimoines, et la ruine des monastères par l'excès des richesses. Comme Madame Cornuau devait entrer en religion : « Vous pouvez faire, lui dit-il, le contrat dont vous me parlez avant votre profession, si les supérieurs l'agréent ; mais n'ôtez rien à Monsieur votre fils (2).»

Enfin la veuve chrétienne, si pleine d'amour et de dévouement, vit paroitre le jour du sacrifice et du bonheur; elle quitta les douceurs du monde pour embrasser les rigueurs de la vie religieuse le jeudi dans l'octave de la Pentecôte 1698, au monastère des Bénédictines de Torci, diocèse de Paris. Bossuet sanctifia ces noces spirituelles par sa présence et par sa parole; il prêcha d'une manière si touchante, que la nouvelle Epouse de Jésus-Christ lui demanda le manuscrit de son sermon, pour l'imprimer par une lecture fréquente plus avant dans son esprit et dans son cœur. Depuis longtemps Bossuet ne fixait plus d'avance ses discours par l'écriture; il avait tant médité, tant écrit pendant une longue vie passée dans la contemplation des choses divines! Il improvisait comme nul n'a composé dans notre langue. Il répondit que son sermon n'était pas un.... sermon, mais plutôt un discours: « Je vous ai parlé, continua-t-il,... sur l'Evangile du jour... et sur ce que Dieu m'a mis dans le cœur pour votre instruction et consolation (3).» Ces réflexions et ces inspirations, il les recueillit dans ses souvenirs, et les envoya tracées sur le papier à la sœur Cornuau. On trouvera son résumé dans les Lettres (4). »

Le saint évêque ressentait déjà les atteintes de sa dernière maladie, qu'il entourait encore sa Fille en Jésus-Christ des soins les plus touchants. Comme elle lui avait témoigné la crainte d'être délaissée dans sa faiblesse et son ignorance : « Assurez-vous, ma Fille, lui écrivit-il, que je ne perdrai jamais le soin de votre conduite; la peine que j'ai à écrire est la seule cause qui retient mes lettres, qui ne vous manqueront pourtant pas dans le besoin (5). » Commencée en 1686, comme on a vu, sa correspondance écrite se prolongea jusqu'en 1703, c'est-à-dire

1 Dans ce volume, second Avertissement, de Madame Cornuau. — 2 Ibid., Lettre  CXLV. — 3 Ibid., Lettre CXLIX. — 4 Ibid., Lettre CXLIX. — 5 Ibid., Lettre CXLIX. — 6 Ibid., Lettre CLX.

 

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pendant dix-sept ans. Cette correspondance offre un double intérêt : en même temps qu'elle dirige la volonté dans les voies de la vertu, de la piété, de la perfection spirituelle, elle développe devant l'intelligence les dogmes les plus élevés de la révélation ; les lettres sur la prédestination, sur la nature de l’âme, sur le péché originel et sur d'autres sujets non moins importants, renferment des conceptions profondes, qu'on chercherait vainement dans des ouvrages plus étendus.

Sur la fin de sa vie, il fit lire par le curé de Vareddes et se fit lire à lui-même sa correspondance, et après cette double épreuve il en approuva les préceptes et les décisions. La copie de la communauté de Fontaine porte cet avis : « Il permit que la personne à qui il avait écrit ces lettres, les fit lire à une personne d'un mérite et d'une vertu distinguée avant de les relier; ce qui fut exécuté : et la lecture en ayant été faite au saint prélat peu de temps avant sa mort, il les reconnut et les avoua être de lui. » — «Vous pouvez, ma Fille, dit-il à Madame Cornuau, communiquer à M. de Saint-André celles de mes lettres que vous croirez utiles à garder pour votre consolation; il m'en rendra compte s'il le faut, et par lui-même il est très-capable du discernement nécessaire. Profitez en vous-même, puisque c'est pour vous qu'elles sont écrites, et qu'elles laissent peu de doutes indécis par rapport à vos états (1). »

Les amis de la bonne littérature, les chrétiens pieux, mais surtout les monastères recherchaient avec empressement et copiaient avec un zèle égal les lettres de Bossuet. Nous avons consulté quatre copies poulie texte de notre édition, et mis au bas des pages comme variantes les différences qu'elles présentent dans l'expression. Ces copies se trouvent, l'une à la bibliothèque du séminaire de Meaux, les trois autres à la bibliothèque impériale. La première copie de la bibliothèque impériale appartenait à l'évêque de Troyes, la deuxième à la communauté de Fontaine, et la troisième à la Visitation de Meaux.

Les premiers éditeurs, et par suite tous les autres, ont effacé dans les Lettres, avec les faits particuliers qui marquent l'effusion de la bonté paternelle, pour ainsi dire les actes intimes qui montrent le fond de l’âme et du caractère. Trompés par une fausse idée de la grandeur, jugeant d'après l'expérience commune, ils se représentaient Bossuet placé dans une région supérieure, inaccessible aux simples mortels et toujours prêt à lancer la foudre. Ah! combien c'était méconnaitre le plus grand des évêques, parce qu'il était le plus simple et le plus humble ! « L'humilité de ce prélat, nous dira dans ce volume même un témoin digne de toute confiance, était au-delà de tout ce qu'on peut penser. Il a fait l'honneur de dire quelquefois à cette personne (Madame

 

1 Les paroles citées dans l'avis se trouvent plus loin, Lettre CLXIV.

 

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Cornuau), qu'il souffrait d'être obligé par sa dignité de garder une manière de supériorité pour le bien même des personnes, afin de les tenir plus dans la soumission et dans l'ordre, mais que c'était un pesant fardeau pour lui. » Et plus loin : « Quoiqu'il eût, comme l'on sait, l'esprit si supérieur et si fait pour les grandes choses, il ne laissait pas d'entrer dans beaucoup de choses qui auraient paru petites aux yeux du monde, mais qui avaient cependant leur mérite devant Dieu. Il faisait état de tout ce qui était bon,... et ne marquait jamais ni mépris ni peu d'estime pour ce qu'on lui proposait (1). » Mais les éditeurs n'ont pas voulu qu'il se mêlât de ces petites choses : comment donc ! Bossuet, sans souci de la dignité épiscopale, aurait parlé à une pauvre veuve de ses voyages, de ses projets, de ses ouvrages! il aurait pris la peine de rassurer cette femme contre des craintes puériles, et de la diriger dans les grossiers intérêts de la terre ! Passons l'éponge ! —Voici quelques-uns des traits qu'ils ont effacés.

« Il ne faut point, ma fille, s'inquiéter pour les lettres : je n’ai point encore remarqué qu'il s'en perdit aucune (2) .... » — « J'ai, ma fille, comme vous voyez, été obligé d'avancer mon voyage. J'arrivai ici samedi. Je pars pour Versailles, d'où quand vous serez ici, je pourrai vous faire savoir le temps le plus propre pour me voir. Vos lettres laissées à mon portier me seront rendues, et je donnerai tous les ordres nécessaires pour cela. Je ne trouve point mauvais que vous logiez M. N*** 3. » — « Je vous envoie, ma fille, la lettre que vous souhaitez, pour en user selon que vous me marquez. » Et plus loin : « J'ai séparé vos papiers pour y répondre au premier loisir. Je ne vois pas qu'il y ait à s'inquiéter de ce que vous me mandez sur mon sujet dans une lettre du 24 (4). » — « Je ne sais quand je pourrai aller à Paris. Dites-moi ce que vous voudrez sur ce que vous savez : je suis fâché de n'avoir pas entendu Mme N*** ; je voudrais bien qu'elle se déterminât sur la fondation (5). » Votre lettre, ma fille, m'a été rendue en présence de N***. Je lui ai dit que c'était quelque chose de votre intérieur que vous aviez oublié et qui vous faisait quelque peine, sans rien ajouter davantage (6). » — « Je prie Dieu, ma fille, qu'il bénisse votre voyage. Je suis arrêté ici par une grande maladie de mon frère. Je ne puis rien dire du tout de mou voyage à Paris, et il y a plus d'apparence que je n'irai pas (7). »

Les éditeurs ne se sont pas contentés d'embellir la vie de Bossuet ; ils ont enjolivé son style de plusieurs  façons. Nous ne parlerons point de la transposition des particules, comme dans ces membres de phrases : « Tout ce que je puis vous dire (8); » pour, tout ce que je vous puis dire : « Je ne puis ni ne veux le pénétrer (9); » pour, je ne le puis ni ne le veux pénétrer: « Il faut lui rendre le change (10); » pour, il lui faut rendre... :

 

1 ci-après, second avertissement. — 2 Lettre III, au commencement, dans l'édition de Versailles et dans la nôtre. — 3 Lettre VIII, au commencement. Si Bossuet n'avait pas marqué le lieu et le jour dès les premiers mots de la lettre, l'adverbe ici, qui se présente deux fois, n'aurait aucun sens. — 4  Lettre XI 1er et 2e alinéa. De même Lettres XII, XIV. — 5 Lettre XVI, 2e alinéa. — 6 Lettre XVII, au commencement. De même Lettres XVIII et XLIX. —  7 Lettre LXXVII. — 8 Edit. de Vers, vol. XXXVIII, p 570. — 9 Ibid., p. 604. — 10 Ibid., p. 619.

 

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« Dussent-ils vous mener à la mort (1) ; » pour, vous dussent-ils mener... : « Il faut les découvrir (2); » pour, il les faut découvrir: « Pour ne pas rompre en visière (3); » au lieu de, pour ne rompre pas... Ces sortes de transpositions, contraires à la manière d'écrire dans le XVIIe siècle, se rencontrent à chaque page. Mais voici des changements plus importants.

 

Les éditions.

 

Je loue Dieu de ses bontés pour vous. Vous êtes contente de Jouarre, et a Jouarre on l'est de vous (4)

A liez toujours votre train avec Dieu,... sans vous détourner d'un seul pas; Dieu le veut ainsi (5)

Ne faites aucun effort de tête, ni même de cœur, pour vous unir à votre Epoux... Ouvrez tout votre cœur à l'Epoux, qui ne veut que jouir. O quel admirable secret ! Est-il possible qu'un Dieu fasse de telles choses en sa faible et vile créature? Qu'il agisse en maître tout-puissant, puisque c'est un maître si plein d'amour (6).

Calmez-vous, ne vous agitez pas davantage (7).

Je prie Dieu qu'il vous soutienne dans cette profonde tristesse, que vous éprouvez (8).

Je crois sans hésiter que vous ferez une chose beaucoup plus agréable à Dieu de vous tenir où vous êtes, jusqu'à ce qu'il vous fasse connaître plus clairement sa volonté sur votre désir de la religion (9).

Vous ne devez point attendre le calme pour l'aire votre retraite; Dieu agit dans le trouble quand il lui plaît. La communion journalière doit être votre soutien : dévorez, absorbez, engloutissez, soûlez-vous de ce pain divin (10). »

Donnez toute votre substance pour acquérir son amour, et qu'il soit toute voire substance. Ecoutez-le, lorsqu'il traitera du sacré mariage avec vous (11).

 

Les manuscrits.

Je loue Dieu de ses bontés. Vous êtes contente de Jésus-Christ, et Jésus-Christ est content de vous (a).

(a) Var. : L'est de vous.

Allez toujours votre train avec Dieu,... sans vous détourner d'un pas; Dieu le veut.

Ne faites aucun effort de tête, ni même de cœur, pour vous unir.....

Ouvrez tout à l'Epoux, qui ne veut que jouir. O quel admirable secret! Est-il possible qu'un Dieu fasse dé telles choses en sa créature ? Qu'il agisse en maître, puisque c'est un maître si plein d'amour.

Accoisez-vous.

Je prie Dieu qu'il vous soutienne dans cette profonde tristesse.

Je tiens sans hésiter beaucoup plus agréable à Dieu de vous tenir où vous êtes, jusqu'à ce qu'il vous fasse connaître quelque chose de plus sur la religion.

Vous ne devez point attendre le calme (a) pour voire retraite. Dieu agit dans le trouble quand il lui plaît. La communion journalière doit être votre soutien. Dévorez, absorbez, engloutissez, soûlez-vous.

(a) Var. : De calme.

Donnez toute votre substance pour l'amour; qu'il soit toute voire substance. Ecoulez-le, lorsqu'il traitera votre sacré mariage (a),

(a) Var. : Le sacré mariage avec vous.

 

1 Ibid., p. 634. — 2 Ibid., p. 639. — 3 Ibid., p. 610. — 4 Ibid., p. 568. Ce singulier contre-sens vient de ce que les copistes ont écrit le saint nom de Jésus-Christ en abrégé, par deux petites lettres. — 5 Ibid., p. 569. — 6 Ibid., p. 590. — 7 Ibid., p. 593. — 8 Ibid., p. 595. — 9 Edit de Vers., vol. XXXVIII, p. 630. — 10  Ibid., p. 634. — 11 Ibid., p. 635.

 

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Les éditions.

 

Saint Paul nous apprend qu'il y a une tristesse qui est selon Dieu (1).

Il (Dieu) sait bien ôter le plaisir sensible quand il le faut; mais en même temps il dilate le cœur d'un autre côté. Qu'elle ne se fasse pourtant point une peine de ne pas sentir culte dilatation, et qu'elle ne s'abandonne point à l'angoisse d'une manière..... N'ayez point de scrupule de lui avoir parlé franchement ; continuez d'en agir de même (2).

Dites-lui donc qu'il ne dorme pas, comme il fit dans la barque, au milieu de ses disciples; éveillez-le par votre foi, et par les cris d'une ardente prière pleine d'une humble confiance. Plus vous sentirez votre salut en péril, plus vous le devez mettre en sûreté entre les mains du céleste Epoux par la confiance et par l'abandon, en veillant et priant toujours (3).

Désirez ce qui se peut bonnement accomplir dans l'état où vous êtes; Dieu n'en veut pas davantage. C'est votre maison de profession et de stabilité que vous devez aimer et préférer à toute autre, à moins que la Providence ne vous conduise ailleurs... Priez, désirez ; mais ne vous agitez point, et ne vous donnez aucun mouvement pour procurer l'accomplissement de votre désir. Le désir vient de Dieu; l'agitation viendrait de la tentation, je vous la défends. Gardez-vous bien de faire aucun mouvement pour parvenir à l'exécution de votre désir; ce ne serait, je vous le répète, qu'une pure tentation. Si Dieu veut autre chose de vous, il se déclarera; et je l'écouterai, quand il ouvrira les moyens d'accomplir ce qu'il vous met au cœur (4). »

Je dois vous dire, ma fille, sur la stabilité, qu'elle consiste dans l'exclusion de toute pensée de changement, et dans la résolution de se tenir au

 

Les manuscrits.

 

Il y a dans saint Paul une tristesse qui est selon Dieu.

Il (Dieu) sait bien ôter le plaisir sensible; mais en même temps il dilate le cœur d'un autre côté Qu'elle ne se fasse pourtant point une peine de ne sentir pas cette dilatation, et qu'elle ne s'angoisse point d'une manière... N'ayez point de scrupule de lui avoir parlé franchement; continuez.

Dites-lui bien qu'il ne dorme pas, comme il fit dans ce bateau : éveillez-le par votre foi. Plus vous sentirez votre salut en péril, plus vous le devez mettre en sûreté entre les mains du céleste Epoux.

Désirez ce qui se peut bonnement, Dieu n’en veut pas davantage. C'est votre maison de profession et de stabilité que vous devez aimer et préférer à toute autre... Priez, désirez; mais ne vous donnez aucun mouvement. Le désir vient de Dieu ; l'agitation viendrait de la tentation, je vous la défends. Gardez-vous bien d'aucun mouvement sur ce désir qui ne serait, je vous le répète, qu'une tentation. Si Dieu veut autre chose de vous, je l'écouterai quand il en ouvrira les moyens.

Je vous dois dire, ma fille, sur la stabilité, qu'elle consiste dans l'exclusion de toute pensée de changement, et dans l'arrêt au lieu où l'on s'est

 

1 Edit. de Vers. ,vol. XXXVIII, p. 653. — 2 Ibid., p. 651. — 3 Ibid., p. 697. — 4 Ibid., 745

 

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Les éditions.

 

lieu où l'on s'est consacré... Vivez d'abandon et de confiance en Dieu... Ne pensez point à l'avenir; laissez-le à Dieu, qui y pense pour vous; mortifiez et anéantissez tout ce qui est en vous; à ce prix l'Epoux céleste est à vous, et vous sera à jamais toutes choses (1).» Attachez-vous à Jésus-Christ, et ne voyez que Jésus-Christ dans vos confesseurs, et Jésus-Christ suppléera à ce qui vous manque de la part des hommes... Les prières vocales, que l'on s'imagine devoir, comme de prix fait, nous obtenir l'accomplissement de notre désir, ne servent qu'à entretenir l'inquiétude. Ces pressentiments que vous croyez avoir d'un heureux succès, ne sont et ne seront qu'un amusement, si vous y adhérez : il faut les laisser passer (2) …

 

Les manuscrits.

 

consacré... Vivez d'abandon en Dieu... Ne pensez point à l'avenir. Mortifiez et anéantissez tout ce qui est en vous ; à ce prix l'Epoux céleste est à vous.

Attachez-vous à voir Jésus-Christ dans les confesseurs... Les prières vocales, comme de prix fait pour obtenir l'effet de votre désir, entretiennent l'inquiétude. Ces pressentiments ne sont et ne seront qu'un amusement, si vous y adhérez : il les faut laisser passer...

 

Mais il est temps, grand temps de finir. Ajoutons seulement que toutes les pages de Lebel, et des autres éditeurs, renferment des altérations semblables.

 

1 Edit. de Vers., p. H6. — 2 Ibid., p. 747

 

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LETTRES A MADAME CORNUAU.

 

LETTRE DE LA SOEUR CORNUAU AU CARDINAL DE NOAILLES,  SUR LES LETTRES QUE BOSSUET LUI AVAIT ÉCRITES.

 

Voilà la copie que Votre Eminence a souhaité que je lui fisse des lettres que feu Monseigneur de Meaux m'a écrites, pendant les vingt-quatre années que j'ai eu le bonheur d'être sous sa conduite. Ce n'est pas sans la dernière confusion que je vous l'envoie, non pas par rapport à vous, Monseigneur, pour qui je n'aurais rien de caché et à qui je dois faire connaitre tous les sentiments de mon cœur, mais c'est par rapport à ceux qui pourraient voir ces lettres. Car enfin, Monseigneur, je trouve que bien éloignée de tirer vanité de ce qu'un aussi grand prélat qu'était feu M. l'Evêque de Meaux m'ait fait l'honneur de m'écrire, comme il a fait, je dois en être dans une humiliation profonde, étant avec tant de secours et tant d'instructions restée ce que vous savez bien que je suis, quand toute autre serait devenue une grande sainte. Je tremble, je vous assure, Monseigneur, de ce que j'aurai un jour à rendre compte là-dessus au céleste Epoux, qui m'avait par miséricorde donné un si grand guide. Epargnez-moi donc, je vous supplie, Monseigneur, en ne faisant point voir ces lettres, et ne les faisant point imprimer de mon vivant : car je vous avoue, comme à Dieu même, qu'il me serait tout à fait impossible de soutenir de voir ces lettres et toute ma conscience entre les mains de tout le monde. Il faut attendre, je vous conjure, que le céleste Epoux ait disposé de moi, ce que je lui demande qui soit bientôt; ou bien, s'il y allait delà gloire de Dieu et de celle de mon saint Père, que ces lettres fussent données au public, il faudrait donc, Monseigneur, que Votre Eminence eût la bonté de me mettre pour le reste de mes jours dans une solitude bien éloignée, où je ne fusse connue de personne : avec cette précaution je n'aurai plus de peine à consentir que mes lettres soient vues, puisque l'on ne me verra plus, et que je ne verrai plus personne.

Je vous avouerai au reste, Monseigneur, avec toute la confiance que je dois à Votre Eminence, que je n'ai pas été insensible, par rapport à la gloire de mon suint Père, à tout ce que vous m'avez fait l'honneur

 

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de me dire et de m'écrire sur la beauté, sur la haute et intime spiritualité de ses lettres ; et que la grande approbation que vous donnez à toutes les saintes maximes dont elles sont remplies, et à la saine et pure doctrine qu'elles renferment, est la plus grande consolation que je puisse avoir. Car peinée de ce que le monde ne connaissait pour ainsi dire de ce saint prélat que ses grandes qualités, qui attiraient à la vérité l'admiration, mais qui ôtaient comme l'attention à ce haut degré de spiritualité où il était parvenu, et qu'il ne laissait remarquer qu'aux âmes qu'il conduisait, je suis ravie que Votre Eminence rende à ce grand homme toute la justice qui lui est due, en lui donnant le titre de grand maître de la vie intérieure, qui est seul capable de le faire connaitre.

Voilà, Monseigneur, mes véritables sentiments, que j'ai cru que Votre Eminence voudrait bien que je lui disse en lui envoyant cette nouvelle copie, dont j'espère que vous serez encore plus content que de la première : car à peine avais-je achevé de la transcrire, que l'on me l'arracha des mains, et on la fit relier sans me donner le temps de la collation ner sur mes originaux; de sorte, Monseigneur, que j'ai trouvé beaucoup de choses essentielles oubliées, et bien des mots mal mis. J'ai donc remis toutes choses en ordre, et j'ai rendu cette copie la plus correcte que j'ai pu, et la plus digne de Votre Eminence, l'ayant beaucoup augmentée de choses que je n'avais pas mises dans la première, parce que je les avais écrites séparément : mais j'ai cru, Monseigneur, que cela vous ferait plaisir que je les misse dans votre copie, comme sont encore quelques endroits de mes lettres que je n'avais pas mis, et quelques écrits, quelques retraite s que le saint prélat avait faites pour les âmes qu'il conduisait, et qu'il m'avait donnés, comme je crois qu'il avait fait à d'autres. Il y a aussi un fort bel écrit qu'il avait fait en particulier pour Madame de Luynes, dans le temps qu'elle était à Jouarre, et plusieurs extraits des lettres à feu Madame d'Albert, qu'elle m'avait donnés de son vivant, comme je lui en donnais des miennes. L'union que vous savez, Monseigneur, qui était entre cette sainte Dame et moi, comme tilles du même Père, nous per mettait entre nous deux ces communications.

J'ai cru aussi, Monseigneur, que vous seriez très-aise de voir les vers que ce saint prélat faisait comme en se jouant pour ainsi dire, quand nous lui en demandions feu Madame d'Albert et moi. Je m'assure que Votre Eminence sera consolée de voir les grands et intimes sentiments de ce prélat, et combien son cœur était pris et épris du saint amour. Ce sont ses véritables sentiments qu'il nous donnait, comme il nous le disait, sans art et sans étude, en nous assurant qu'il ne voulait pas retirer nos esprits du véritable sens de l'Ecriture; qu'il aimait mieux que ses vers fussent moins élégants, et ne s'en pas détourner pour suivre de

 

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plus belles expressions. Il nous demandait comme le secret sur ses vers, ne voulant pas qu'on sût qu'il en faisait; et. il n'en faisait, à ce qu'il nous disait avec confiance que parce qu'il semblait que Dieu voulait qu'il contentât nos saints désirs là-dessus. Il nous avouait que les sentiments que Dieu lui donnait pour nous, lui étaient utiles à lui-même- qu'il se sentait pénétré des effets de l'amour divin, que Dieu lui  mettait au cœur de nous expliquer dans ses vers. Il est vrai que quand il nous les donnait, ou qu'il nous les lisait, il était quelquefois tout perdu en Dieu, et parlait du céleste Epoux d'une manière qui nous ravissait, qui nous faisait voir, sans qu'il le voulût, qu'il se passait de grandes et intimes choses en lui : mais comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, Monseigneur, il n'a jamais permis que nous ayons parlé de cela, ni que nous ayons communiqué ses vers, particulièrement ceux sur le Cantique des Cantiques, où l'amour divin est le plus exprimé, non qu'il en fît mystère, mais parce qu'il ne croyait  pas ce langage propre à tout le monde, et que d'ailleurs ses autres ouvrages ne lui permettaient pas de donner autant d'attention qu'il eût fallu pour mettre ses vers dans leur dernière perfection; d'autant plus qu'à peine étaient-ils sortis de son cœur et de sa plume, que nous les lui arrachions des mains, tant notre empressement était grand sur cela. Il est vrai qu'il en a retouché quelques-uns; mais je ne crois pas qu'il y ait mis tout à fait la dernière main, ni à tous ceux qu'il a faits. Je sais bien qu'il en avait le dessein, m'ayant fait l'honneur de me le dire : mais comme il a eu une santé si languissante et si souffrante les deux dernières années de sa vie, je doute. Monseigneur, que ce saint prélat les ait entièrement revus : en tout cas, je ne risque rien en vous les envoyant comme ils m'ont été donnes, sur les sujets que j'ai demandés à ce saint prélat, étant persuadée, Monseigneur, que ce ne sera pas les rendre publics, ce qu'il ne voulait point, me l'ayant dit plusieurs fois ; et s'ils ne se trouvent point dans la perfection où ils devraient être, je suis convaincue que Votre Eminence y trouvera partout que l'amour divin dont ce saint prélat était. si rempli, se fait connaitre avec des traits bien vifs et bien capables d'allumer un divin feu dans les cœurs. Il y en a encore sur d'autres sujets, sur des Psaumes, surtout le Beati immaculati : mais comme ils ne sont point au net, et qu'il paraît que ce prélat les voulait retoucher, par toutes les marques qui y sont, je n'ai pu les transcrire, et ne suis pas assez habile, Monseigneur, pour pouvoir choisir dans les différentes expressions qui sont marquées celles qui sont les plus belles et les plus nobles. M. l'abbé Bossuet a entre ses mains les originaux de ces vers; il en fera, je me persuade, l'usage convenable; et je me flatte, Monseigneur, que ce que je vous en envoie présentement ne laissera pas de vous être agréable. Au reste j'ai été très-fidèle à garder les règles que ce saint prélat m'avait prescrites;

 

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car hors Votre Eminence, personne n'en a de copie : mais je crois n'aller pas contre ses intentions de vous les communiquer, Monseigneur, espérant même que cela fera que mes lettres ne seront pas vues, du moins de peu de personnes.

Je dois vous dire aussi, Monseigneur, que j'ai beaucoup augmenté le second Avertissement de choses très-essentielles et très-véritables, dont j'avais cru qu'il ne me convenait point de parler : cependant comme j'ai vu que Votre Eminence a approuvé ce que j'avais déjà marqué dans ces Avertissements, cela m'a comme enhardie, si je puis me servir de ce terme, pour ajouter des choses que peut-être on ne saurait jamais. Ce saint prélat ayant pris tant de soin de cacher ce qui était si recommandante en lui, à moins que ce ne fût à des personues à qui cela était nécessaire, Dieu m'a mis au cœur de vous les communiquer, Monseigneur; et je le fais toujours avec cette confiance que vous me permettez d'avoir pour Votre Eminence, en vous assurant que je n'avance rien, dans ces Avertissements dont je n'aie été témoin, ou qui ne m'ait été dit par ce prélat même.

Je me suis trouvée aussi obligée de faire quelques explications par rapporta des peines, et à la conduite et aux intentions de ce prélat dans la direction, parce que quelques personnes qui les ont vues ont eu l'esprit arrêté sur certaines choses, et ont prié, si cela se pouvait, qu'on expliquât un peu les choses; ce que j'ai fait, Monseigneur, à la réserve pourtant de ce qui était trop du particulier de ma conscience, et des secrets que je dois garder. Je crois n'aller point contre ce que je dois à la mémoire du saint Père que Dieu m'avait donné, de n'en pas dire davantage : on n'en connaîtra encore que trop par rapport à moi; et je vous avoue, Monseigneur, que l'attention que j'ai été obligée de faire, en vous faisant cette nouvelle copie, m'a remplie de confusion, y trouvant une infinité de choses qui me font trop connaître les conduites de Dieu sur moi; mais je me console en quelque sorte, dans l'espérance que j'ai que cette nouvelle copie ne sortira point de vos mains pendant ma vie.

Vous pouvez être persuadé, Monseigneur, que cette copie est très-correcte : j'ai eu mes originaux en main en la transcrivant, et je l'ai collationnée dessus : ainsi j'espère qu'elle sera sans fautes, du moins considérables; car il peut encore en être échappé quelques-unes à mon attention, malgré celles que j'ai trouvées. Après cela, comme il y a dans bien de mes originaux des choses de confession, parce que quelquefois je mandais ma confession à ce prélat, qui l'envoyait  quérir par un exprès, et qu'il me renvoyait  de même les réponses ; comme donc, Monseigneur, il y a des choses de cette conséquence dans mes originaux, j'ai dessein de brûler ceux-là en gardant seulement les autres, Je ne le ferai pas néanmoins, Monseigneur, que vous ne me disiez ce que vous trouvez bon

 

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que je fasse; mais c'est qu'enfin la mort peut me surprendre, sans que je puisse avoir le temps de brûler mes originaux qui me peinent, et dont je ne puis rayer tous les endroits qui ne doivent point être vus.

Au reste Monseigneur, je vous supplie de regarder cette nouvelle copie comme ce que j'ai de plus cher au monde, et comme un dépôt que je confie à Votre Eminence, pour en faire après ma mort ce que vous trouverez à propos. Mais je crois nécessaire d'avertir Votre Eminence qu'à l'exception de mes lettres, dont je garde les originaux, M. l'abbé Bossuet a tous les autres ouvrages de feu M. son oncle, qui sont ici transcrits, peut-être même dans un état plus parfait. Je suis persuadée qu'il en fera part à Votre Eminence, quand elle le souhaitera, pour prendre dessus une dernière résolution aussi bien que sur mes lettres, sachant que c'était l'intention de mon saint Père que rien ne parût de ses ouvrages, et en particulier de ce qu'il avait fait pour moi, sans sa participation.

Permettez, Monseigneur, je vous supplie, que je vous fasse mes très-humbles excuses de ce que cette nouvelle copie n'est pas écrite aussi correctement qu'elle le devrait être pour être digne de vous être présentée : quelques soins que j'aie pris, j'ai encore trouvé des fautes en la relisant; ce qui m'a obligée de rayer des mots, d'ajouter ce qui manquait. J'avais pensé d'en écrire une autre; mais j'ai cru que cela ferait trop attendre Votre Eminence : avec cela comme mes obédiences m'empêchent de pouvoir écrire de suite, il arriverait peut-être que je ferais encore des fautes si je la récrivais : ainsi, Monseigneur, j'ai cru qu'il valait mieux vous l'envoyer telle qu'elle est, espérant que tout ce que renferme cet ouvrage vous fera pardonner tout ce qui vient de ma plume.

J'espère aussi, Monseigneur, que vous ne désapprouverez pas que j'aie mis cette lettre au commencement de cette copie. Mon premier dessein était de me donner l'honneur de vous en écrire une en vous envoyant cet ouvrage : mais comme j'ai fait attention à toutes les grâces que je devais demander à Votre Eminence, j'ai cru que je devais plutôt la mettre à la tête de cette copie ; afin, Monseigneur, que vous ayez plus présentes dans votre cœur paternel toutes les grâces que j'ose vous demander; et qu'ainsi je sois comme sûre que vous me ferez l'honneur de me les conserver, et par-dessus toutes celle de m'honorer toujours de vos bontés et de votre protection, qui est la seule récompense que je demande a Votre Eminence de mon petit travail, si je puis le nommer ainsi ; car véritablement, Monseigneur, j'ai eu bien de la consolation à le faire. Jalouse, à la vérité, de la gloire du saint Père que Dieu m'avait donne, j'ai cru que c'était lui en beaucoup procurer que de mettre entre les mains de Votre Eminence ses lettres, et les autres écrits qu'il m'a donnés. Je sais mieux que personne jusqu'à quel point il honorait en

 

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vous, Monseigneur, non-seulement vos qualités illustres, mais vos rares talents et vos éminentes et sublimes venus : ainsi je crois, Monseigneur, avoir beaucoup travaillé pour ce saint prélat, ayant travaillé pour Votre Eminence, à qui je suis et serai toute ma vie avec un très-profond respect, etc.

Sœur Cornuau de Saint-Bénigne.

 

AVERTISSEMENT DE LA MÊME SŒUR SUR  LES  LETTRES   SUIVANTES.

 

Elles ont été écrites par ce grand prélat à une urne que Dieu mit entre ses mains, par une conduite toute particulière de ses bontés et de ses grandes miséricordes pour elle, dès l'année 1681, dans une visite que ce prélat fit, en entrant dans son diocèse, dans une communauté établie pour l'instruction des jeunes filles, où cette personne s'était dévouée depuis quelques mois. Elle était dans des peines intérieures très-grandes, et avait des embarras de conscience extrêmes sur plusieurs choses très-considérables, comme on le verra dans les lettres que ce prélat lui a écrites, et particulièrement sur le vœu qu'elle avait fait, dès qu'elle fut veuve, d'être religieuse, que ses affaires et la tutelle d'un jeune fils qu'elle avait l'empêchaient d'exécuter. Car cette personne avait été engagée très-jeune dans le mariage; et depuis elle s'est trouvée dans tant de différentes situations, où elle a été obligée de consulter ce saint prélat et de prendre ses avis, tant pour elle que pour d'autres personnes, que quoiqu'elle eût l'honneur de le voir assez souvent, elle s'est trouvée dans la nécessité de lui beaucoup écrire; et ce grand prélat, tout environné d'affaires, occupé infatigablement à la garde d'Israël, et à empêcher tant d'ennemis si différents, si subtils et si cachés, d'y faire la moindre brèche, et à les combattre par ses savants écrits; malgré donc ces travaux immenses, il a veillé avec un soin, une charité et une vigilance presque sans exemple à tous les besoins de cette âme, sans jamais se rebuter ni de son peu de mérite, ni de ses peines, ni de l'avoir presque toujours vue une terre ingrate, qui ne lui rendait que des chardons et des épines pour la bonne semence qu'il y a infatigablement semée pendant tant d'années. Et il a toujours fait pour cette âme ce qu'il aurait fait pour celles qui auraient été non-seulement d'une naissance illustre, mais d'un esprit et d'un génie distingué, d'une vertu, d'une élévation et d'une capacité dignes de son application. Il est arrivé plusieurs fois à cette âme de lui témoigner son étonnement là-dessus, et sa crainte qu'enfin il ne se rebutât du peu qu'elle était et du méchant

 

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fonds d'une terre qui lui causait tant de travaux pour la rendre capable de rapporter, non au centuple, mais au trentième ; ce saint prélat lui imposait un sévère silence là-dessus, et lui disait avec une charité ardente et un amour de Dieu immense, «qu'il ne connaissait de grand dans une âme que cette empreinte divine que Dieu y avait mise; que c'était là sa noblesse et sa grandeur, que c'était par là que la naissance de l'homme était illustre et bienheureuse, que pour la naissance du corps ce n'était que honte et que faiblesse. » Voilà comme ce saint prélat rassurait cette âme, en qui il ne voulait souffrir aucune crainte ni aucune pensée qu'il pût donner plus de temps aux grands qu'aux petits, aux esprits élevés qu'aux simples : et il lui disait avec une humilité profonde, « qu'il ne se regardait que comme un dispensateur de la parole de Dieu, et un canal par où Dieu faisait passer tout ce qui était propre pour chaque âme qu'il lui avait confiée; que sa seule attention était de rendre fidèlement à chacune ce qui lui était donné par lui; qu'il plaisait à Dieu de gratifier quelquefois des âmes très-imparfaites, et de les soustraire quelquefois à des âmes très-parfaites : mais, comme dit l'Apôtre, Qui sera son conseiller? et qui lui dira : Pourquoi faites-vous cela (1) ?

L'on rapporte toutes ces choses, afin qu'en voyant tout ce que ce prélat a écrit à cette âme, on ne la regarde pas comme une âme bien parfaite. On peut bien la regarder comme une âme que Dieu aime, qu'il a même prévenue de grandes grâces; mais qui toujours infidèle, n'a pas fait les progrès qu'elle devait faire. Elle doit attirer la compassion et les prières de ceux et de celles qui verront ces lettres, et les porter à dire avec elle que toute autre serait devenue une grande sainte, et aurait marché à pas de géant dans les plus grandes et plus sublimes vertus avec le secours d'un prélat également saint, charitable, savant, éclairé, zélé, élevé dans la plus pure, la plus sûre et la plus sainte spiritualité; tandis qu'elle n'a fait que de faibles pas, pendant un si grand nombre d'années qu'il y a qu'elle a l'honneur d'être sous la conduite de ce prélat.

Ainsi en lisant ces lettres, on ne doit songer à cette âme qu'avec pitié, et tourner toute son attention vers celui qui les a écrites, et dire que ceux qui lui ont reproché de n'entendre pas les voies spirituelles ne le connaissaient guère; et toutes les autres choses qu'on lui reproche dans ses écrits, et dans la vigilance pastorale avec laquelle il reprend l’erreur et soutient la vérité : encore une fois, ses ennemis ne le connaissent point du tout, ou plutôt ils ne le veulent point connaître. Peut-être même que ceux de ses amis qui croient connaître sa vertu, son amour pour Dieu, son humilité, sa sublimité dans l'oraison et dans la vie intérieure et enfin tous ses grands et rares talents, avoueraient, s'ils

 

1 Hom., IX, 20, 21.

 

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voyaient  ses lettres, qu'il s'en fallait bien qu'ils le connussent tel qu'il paraît si naturellement dans des lettres qu'il n'a eu nul dessein de rendre publiques, et qu'il n'a écrites que selon les besoins de cette âme et par le mouvement de l'Esprit-Saint.

Ce sont ces vues qui ont fait condescendre la personne à qui elles sont écrites, à la sollicitation de personnes éclairées et de plusieurs de ses amies, de transcrire celles qui sont contenues dans ce livre, sans prétendre les rendre publiques, du moins qu'après sa mort, si on le jugea propos; mais seulement quant à présent, s'il est nécessaire et utile, les faire voir à quelques personnes de confiance, afin que l'on rende à l'illustre prélat qui les a écrites toute la justice et l'équité que les ennemis de l'Eglise tâchent de lui ravir.

Elle assure sous les yeux de Dieu qu'elle les a transcrites fidèlement, très-fidèlement, sans changer ni mots, ni expressions, que ce qui avait quelque rapporta la confession et à des choses qu'on lui avait confiées pour consulter ce prélat; car le secret des autres n'étant pas le sien, elle a dû ne le pas faire connaître. Elle n'avait d'abord dessein que de mettre uniquement le spirituel: mais on lui a représenté que l'on ne laisserait pas de connaître dans des sujets particuliers, la bonté du cœur de ce prélat, et son immense charité qui se fait tout à tous pour les gagner tous. Elle en omet néanmoins beaucoup pour les raisons que l'on vient de dire, et parce qu'il y en a assez pour faire admirer comment un prélat occupé à la conduite d'un grand diocèse et à des affaires si importantes, ait pu trouver tant de temps pour une seule âme. Mais que ne peut point la charité et le zèle du salut des âmes?

Quoique cette personne ait été entièrement sous la conduite de ce prélat dès l'année 1681, comme elle avait l'honneur dans ces premières années de le voir souvent, elle réservait à lui parler de vive voix de son intérieur : mais en l'année 1686, elle lui fit une confession générale, qui dans la suite en augmentant encore de beaucoup sa confiance pour ce saint prélat, lui donna lieu de lui écrire autant qu'elle a fait.

Elle finit cette manière d'avertissement par des paroles que ce prélat lui a dites souvent, quand elle lui faisait connaître combien elle goûtait ses écrits, et combien elle sentait qu'ils lui étaient utiles: « Quand vous et les saintes âmes pour qui je travaille goûtent ce que je fais, je reconnais la vérité de ce que dit un grand saint du cinquième siècle: le docteur reçoit ce que mérite l'auditeur.» On trouverait peu de directeurs avec des sentiments si humbles, avec sa douce fermeté, son zèle, sa vigilance, son attention, sa charité, et qui entre dans tout ce qui peut contribuer à l'instruction, au repos et à la consolation d'une âme, comme l'on verra que ce prélat est entré, particulièrement dans les états de peines. Cette âme qui en avait beaucoup, lui disait quelquefois dans un vif sentiment de reconnaissance qu'elle s'étonnait qu'il donnât tant

 

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d'attention aux siennes. Il lui disait « que, quoiqu'il fût vrai que Dieu per mettait souvent qu'il n'y eût aucun sujet dans les peines que l'on ressentait, cependant dès que Dieu les faisait ressentir à une âme comme peines, elle en souffrait; et qu'ainsi, soit qu'elles fussent vraies ou imaginaires, il fallait y soutenir cette âme, la consoler et la fortifier; et qu'il n'était pas de son goût que l'on méprisât les peines, et que l'on en raillât. »

S'il était permis à cette personne de rapporter tout ce qu'elle a entendu de ce saint prélat sur tout ce qu'il y a de plus intime, de plus intérieur et dans la vie spirituelle et dans l'amour de Dieu, qu'il lui a laissé voir sans le vouloir, dans les entretiens qu'elle a eu l'honneur d'avoir avec lui quand elle lui parlait de ses dispositions, on verrait des choses admirables : mais elle connaît trop les sentiments d'humilité de ce prélat (a), pour oser parler de choses qu'il ne souffrirait pas ; ainsi elle demeure dans le silence sur ce sujet, pour ne pas lui déplaire, respectant trop tout ce qu'elle sait être du goût de ce prélat si distingué, non-seulement par tous ses rares et sublimes talents et par ses héroïques vertus, mais encore par ses grandes lumières et son grand discernement dans la conduite des âmes. S'il était permis à cette personne de dire combien ses avis sont justes et saints, et ses décisions nettes et précises ; et combien ce saint prélat est éloigné des vues humaines, ne se laissant jamais prévenir sur la moindre chose, écoutant toujours Dieu et le consultant sur tout : on serait dans l'admiration et dans un saint étonnement ; mais il faut que cette personne passe tout ce qu'elle sait de lui et tout ce qu'elle a vu et entendu, pour ne pas déplaire à ce prélat.

 

SECOND AVERTISSEMENT DE LA MÊME SOEUR.

 

Ce grand prélat étant mort depuis que ses lettres ont été transcrites, la personne à qui elles ont été écrites, qui n'avait osé mettre, du vivant de ce saint prélat, des choses qu'elle savait bien que son humilité n'eût pas souffertes, se croit obligée de les ajouter dans un second Avertissement, ne pouvant cacher aux personnes de confiance qui verront ces lettres des choses qui les édifieront, et augmenteront leur estime et leur vénération pour la mémoire d'un prélat si distingué par tous ses rares talents, par ses sublimes et héroïques vertus, par ses grandes lumières et son grand discernement- dans la conduite des

(a) Bossuet vivait encore lorsqu'elle composa cet avertissement.

 

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âmes; si humble, si plein d'amour pour Dieu, et si rempli de cette ardente charité que saint Paul demande dans les pasteurs : c'est ce qu'on remarquera encore plus particulièrement dans ce qu'elle ajoute simplement et naturellement, devant cela à la vérité et à la mémoire d'un prélat à qui elle a des obligations infinies.

Il est arrivé plusieurs fois à cette personne de témoigner à ce prélat combien de certaines choses qu'il lui avait écrites, l'avaient touchée et pénétrée et l'utilité qu'elle en avait retirée. Il lui disait avec une humilité profonde : « Mes paroles, ma Fille, n'en sont pas meilleures pour avoir en vous l'effet que vous me dites. Dieu bénit votre obéissance, et celui dont je tiens la place veut se faire sentir : brûlez et soupirez pour lui, c'est une marque que ce que je vous ai écrit m'avait été donné par l'Esprit-Saint; car ce qui vient de l'homme ne touche point l'homme, et n'entre point dans son cœur : ainsi regardez-le comme venant de Dieu, et non de moi ; et laissez-vous bien pénétrer de sa sainte vérité, qu'il veut bien vous faire sentir par son faible ministre, qu'il daigne employer à de si grau des choses. Je suis par ma charge un canal par où passent les instructions pour les autres : mais que j'ai sujet de craindre que je ne sois que cela! Il faut du moins donner et distribuer ce qu'on reçoit et, autant que l'on peut tâcher qu'il nous en revienne quelques gouttes : demandez bien cela pour moi au céleste Epoux. »

Quand il faisait faire la retraite à cette personne, ce qu'il voulait qu'elle lit tous les ans; après avoir connu ce qui était nécessaire à cette âme pour son avancement spirituel, et ce que Dieu demandait d'elle, il lui donnait pour sujet de sa retraite les chapitres de l'Ecriture sainte et les Psaumes qui convenaient à ses dispositions : après cela il laissait le Saint-Esprit maître de cette âme, et il ne voulait point du tout, à ce qu'il disait, mêler son ouvrage avec celui de Dieu ; il disait à cette personne avec une humilité profonde et un amour de Dieu immense, qu'il ne devait avoir de part à sa retraite que de lui bien faire écouter Dieu et suivre ses saintes inspirations, que c'était là toute sa charge. Cela n'empêchait pas qu'il ne vît cette personne tout autant qu'elle en avait besoin pour son instruction : mais ses entretiens étaient courts ; et après avoir échauffé le cœur par quelques paroles du céleste Epoux, il disait qu'il ne fallait pas interrompre le sacré commerce de ce saint Epoux dans une retraite. Il n'improuvait pas, à ce qu'il disait, la conduite de tant d'habiles directeurs qui règlent jusqu'aux moindres pensées et affections dans les retraites, et veulent qu'on leur rende compte jusqu'à un iota de tout ce que l'on a fait : mais pour lui, il ne pouvait goûter cette pratique à l'égard des âmes qui aimaient Dieu, et un peu avancées dans la vie spirituelle. Toutes les pratiques qu'il donnait dans les retraites étaient de beaucoup prier pour l'Eglise, pour le Pape, pour te Roi, pour la maison royale; pour

 

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l'Etat, pour lui, pour son diocèse et pour les pécheurs : car son amour pour l’Eglise, pour le Roi et pour la famille royale était bien au-delà de ce qu'on en peut penser : il n'accordait presque jamais de prières ou de communions à celle personne qu'à cette condition.

Lorsqu'elle lui faisait la revue de sa conscience, après qu'il avait dit la messe à cette intention ; quand celle personne approchait de lui, il commençait le plus souvent à se mettre à genoux, en disant le Veni sancte avec une dévotion et une élévation d'esprit à Dieu qui était admirable. Cette personne le voyait  tout entier, pendant qu'elle lui parlait, si pris et si épris de Dieu, qu'elle sentait qu'il ne lui parlait que par le mouvement de l'Esprit-Saint. Il prêtait une attention si particulière à ce qu'elle lui disait ; il répondait avec tant de douceur et de bonté, et en même temps avec tant de zèle et d'amour pour Dieu, qu'il était impossible de ne pas se rendre à tout ce qu'il disait, de ne pas concevoir un nouveau goût de la vertu et une nouvelle haine du vice. Quand il donnait l'absolution, il renouvelait son attention avec une dévotion surprenante, et une ferveur qui quelquefois l'emportait comme hors de lui-même : il demeurait assez de temps les deux mains levées dans un silence profond ; et quand il prononçait les paroles de l'absolution, il semblait que c'était Dieu même qui parlait par sa bouche, tant il en sortait d'onction.

Quand il arrivait à cette personne de lui marquer son étonnement de la douceur avec laquelle il venait de la traiter, après tant de chutes qu'elle lui avait fait connaitre : « Dieu est bon, ma Fille, disait ce prélat ; il vous aime, il vous pardonne. Eh ! comment ne le ferais-je pas ? il me souffre bien, moi qui suis son indigne ministre. »

Mais où la charité de ce saint prélat paraissait plus ardente, c'était quand il arrivait que cette personne avait peine à lui dire des choses humiliantes : il l'encourageait avec une douceur toute sainte, en lui disant : « Hélas ! ma Fille, que craignez-vous? Vous parlez à un Père et à un plus grand pécheur que vous. »

Enfin on peut dire que ce grand prélat était véritablement, pour les âmes qu'il avait sous sa conduite, ce bon et charitable pasteur de l’Evangile ; car il n'oubliait rien pour leur avancement dans la vertu. Il les cherchait infatigablement, quand elles étaient égarées des voies ou Dieu les voulait et des règles qu'il leur avait prescrites ; il appliquait a leurs maux tous les remèdes que la tendresse d'un père peut prescrire, sans néanmoins que cela l'empêchât d'apporter fortement les remèdes nécessaires à leurs plaies, dont il adoucissait l'amertume par la douceur de ses paroles et de ses insinuantes et douces manières. Enfin on peut dire, s'il est permis de parler de la sorte, qu'il avait des inventions saintement admirables, pour amener les âmes au point où il voulait; mais sans prendre jamais un ton de maître, ni des paroles

 

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dures et humiliantes. Ce saint prélat se contentait de dire : « Est-ce aimer Dieu, ma Fille, que d'agir comme vous faites? Il veut toute autre chose de vous; il faut le faire; il vous l'ordonne par ma bouche, et je vous y exhorte. Réparez donc avec courage les faux pas que vous avez faits; et reprenez de nouvelles forces pour courir dans la voie que Dieu vous marque, avec amour et fidélité. »

Quand ce saint prélat connaissait la bénédiction que Dieu avait donnée à ses paroles, et les bons effets que sa douceur avait produits, il disait avec humilité, « que nous sommes redevables à saint François de Sales, de nous avoir appris les règles de la conduite des âmes. Que la doctrine de ce grand Saint est à révérer! Je veux toute ma vie me la proposer pour exemple, puisque c'est celle que le Seigneur a enseignée lui-même. » Il n'était point du tout du goût de ce prélat que l'on usât de sévérité ni de répréhension trop vive : il disait que quand il pensait à l'entretien du Sauveur avec la Samaritaine, et aux saintes adresses dont il se servit pour faire connaître à cette femme pécheresse ses égarements, il se confirmait de plus en plus que la douceur ramenait plus d'âmes à Dieu, et les retirait plus véritablement de leurs dérèglements que la sévérité, qui ne servait ordinairement qu'à les aigrir et à les soulever contre les avis qu'on leur donnait.

Cette, charité immense, que ce saint prélat avait pour les âmes, ne se bornoit pas seulement à celles que Dieu avait mises sous sa conduite par des voies particulières ; car quoiqu'il ne voulût pas se charger de trop de conduites, il ne refusait pas ses avis quand il croyait  que cela était utile. La personne à qui ces lettres sont écrites, en peut rendre sous les yeux de Dieu un grand témoignage ; ce prélat ayant bien voulu qu'elle l'ait consulté pour bien des personnes à qui il a bien voulu parler, dont d a même entendu les confessions en général, et à qui il a donné des temps considérables pour leur mettre l'esprit et la conscience en repos. Et il donnait autant d'application à celles qui étaient peu éclairées et d'un petit génie, qu'à celles qui l'étaient davantage. Cette personne a été témoin qu'il fut une fois trois heures de suite à faire faire une confession générale à une âme pénible à entendre, et encore plus à s'expliquer. Comme elle lui marqua son étonnement de la fatigue qu'il avait bien voulu prendre pour cette âme, il lui dit lui-même avec plus d'étonnement : « Eh ! pourquoi suis-je fait, ma Fille? Cette âme n'a-t-elle pas été rachetée du sang de Jésus-Christ, et n'est-elle pas l'objet de son amour, comme celle d'une personne d'esprit et de naissance distinguée. »

Il est arrivé plusieurs fois qu'on a fait beaucoup de peines à la personne à qui ces lettres sont écrites, et qu'on l'a même, assez humiliée, en lui disant qu'elle occupait trop ce prélat, qu'elle lui prenait du temps qu'il aurait mieux employé. Quand elle lui faisait connaître

 

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cela, en lui avouant qu'elle craignait de le fatiguer et de le rebuter, il lui disait avec une très-grande bonté, et avec un zèle ardent pour la gloire de Dieu et le salut des âmes : «Allez, ma Fille: répondez à ceux qui vous parlent ainsi qu'ils connaissent peu les devoirs de la charge pastorale ; car une des plus grandes obligations d'un évêque est la conduite des âmes : mais comme il ne peut pas tout faire, il est obligé de se décharger sur d'autres de ce soin : il doit cependant s'estimer heureux quand Dieu permet qu'il puisse trouver le temps d'en conduire quelques-unes. Je vous avoue, ma Fille, que je m'estime très-honoré de ce que Dieu m'en a confié, et de ce qu'il daigne bénir mes travaux et mes instructions : ainsi n'écoutez point ces gens, et croyez que rien ne me  rebute ; ne vous rebutez donc pas aussi, et laissez là ces vains discours. »

Ce saint prélat regardait la direction des âmes comme quelque chose de très-considérable : mais il voulait que tout ce qui sentait l'amusement, ou qui pouvait seulement y tendre, en fût banni. Il disait qu'un directeur tenait à chaque âme qu'il avait sous sa conduite la place de Dieu; qu'ainsi il fallait de part et d'autre être unis à Dieu par le fond et par les puissances de l’âme, et que tout fût grave et sérieux.

Toute la conduite de ce grand évêque est digne d'admiration dans la direction des âmes pour les l'aire aller à Dieu, examinant avec application et avec une sainte attention les voies de Dieu sur elles, pour les y faire marcher. Il ne pouvait goûter que l'on conduisit les âmes selon les vues, quoique bonnes, que l'on pouvait avoir. Il a dit plusieurs fois en confidence à cette personne, qu'il souffrait une extrême peine de la violence que l'on faisait à l'Esprit de Dieu sur la conduite des âmes; qu'il n'avait jamais été de sentiment qu'il fallût contraindre l'état de celles que l'on avait à conduire ; qu'il suffisait de les mettre en assurance sur les voies qu'elles suivent, en les assurant qu'il n'y a rien de suspect, et en leur faisant suivre l'attrait de la grâce; mais qu'on ne pouvait trop leur inspirer le saint amour, leur faire goûter Dieu et sa sainte vérité; que quand une fois le cœur était touché de ce bien unique et souverain, il aspirait sans cesse à le posséder et à en être possédé; que ce n'était point son sentiment qu'il fallût attendre de certains états et de certains progrès, pour parler du divin amour à une âme que Dieu attirait à lui par cette voie; qu'il fallait au contraire être attentif à seconder les desseins de Dieu, en donnant toujours à cette âme une pâture propre à augmenter son amour, et avoir soin de temps en temps de ranimer cet amour; que rien ne lui semblait plus propre à avancer la perfection d’une âme que cette conduite qui rendait le saint amour maître du cœur, pour y établir son pouvoir souverain et y détruire les passions ; qu'il n'était pas du sentiment qu'on les pût bien détruire par leur contraire; que souvent cela ne servait qu'à les aigrir et à les soulever plus

 

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fortement; mais qu'il fallait seulement, par la voie du saint amour, leur faire changer d'objets ; qu'insensiblement une âme soumise et docile abandonnait le vice pour s'attacher à la vertu; que ce changement d'objets, sans presque lui donner de travail, rendait son amour pour Dieu plus ferme et plus ardent. Aimez, disait ce saint prélat après saint Augustin, et laites ce que vous voudrez; parce que si vous aimez véritablement, vous ne ferez que ce qui sera agréable au céleste Epoux. » C'est la conduite que ce saint prélat a tenue sur les âmes dont il a bien voulu se charger : il y en a plusieurs qui auraient été perdues par une conduite contraire. C'est ce qu'il a fait l'honneur de dire souvent à la personne à qui ces lettres sont écrites, qui s'est trouvée dans la situation de consulter beaucoup ce prélat pour des personnes qui l'en priaient.

Néanmoins il faut regarder cela comme choses propres pour les personnes déjà attirées à Dieu, et non comme une conduite que ce prélat aurait tenue avec des personnes dans des passions criminelles et avec de grands attachements pour le monde. Car quoique sa conduite en général fût très-douce pour les personnes qu'il conduisait, il voulait du travail, et que l'on fût souple, comme il disait, sous la main qui conduisait. Il voulait bien qu'on lui représentât ses raisons, quand ce qu'il ordonnait paraissait pénible; mais après cela il ne souffrait plus de raisonnement, et doucement il faisait comprendre qu'il fallait se soumettre, et ne pas se persuader qu'à force de raisonnements on pût lui faire quitter ses sentiments, quand il les croyait  utiles pour l'avancement des âmes. Il était d'une fermeté étonnante sur ce fait, malgré sa douceur qu'il semblait quitter dans ces occasions. La personne à qui ces lettres sont écrites, outre ce qu'elle sait par elle-même là-dessus, sait encore ce qui est arrivé à d'autres personnes. Il y en a eu quelques-unes, quoique très-parfaites d'ailleurs et très-considérées de ce prélat, dont il a absolument abandonné la conduite pour avoir apporté trop de retardements à se soumettre et trop déraisons. Quelques prières qu'on ait pu lui faire pour ces personnes, jamais on n'a pu le fléchir pour les reprendre, quoiqu'il ait toujours continué de les estimer et d'avoir de la considération pour elles. Cette personne marqua plusieurs fois son étonnement à ce prélat de sa conduite ; et comme elle ne put s'empêcher de lui avouer qu'elle lui paraissait trop sévère, qu'à tout péché il y avait miséricorde, il lui dit : « Ma Fille, il y a une grande différence entre pardonner une injure qu'on doit oublier, et entre ce qui est de direction: car la direction tournera en vrai amusement, dès qu'un directeur par mollesse et par complaisance pliera sous la volonté des âmes qu'il dirige; qu'il souffrira leurs raisonnements et leur peu de soumission, qui font que jamais elles ne peuvent avancer dans la perfection. C'est une vraie perle de temps qu'une telle direction, et je n'en veux jamais avoir de semblables. »

 

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Il avait à peu près la même conduite pour les scrupules, hors qu'il portait une grande compassion à celles qui en étaient travaillées : il mettait tout en usage pour les guérir, et son attention et sa vigilance pour en garantir une âme étaient surprenantes : il prévoyait  jusqu'aux moindres choses qui pouvaient seulement y tendre; et sans presque que l'on s'en aperçût, quand on était soumise et docile, il déracinait avec une sainte adresse cette imperfection si capable, à ce qu'il disait, d'empêcher le progrès d'une âme dans la vie spirituelle. C'est ce qu'on pourra remarquer dans la suite de ces lettres: car la personne à qui elles sont écrites, en aurait été accablée sans le secours de ce saint prélat: mais il les lui levait aussitôt, et la faisait outre-passer ses réflexions et ses retours. C'est ce que l'on verra particulièrement sur la sainte communion, où cette personne était fort attirée, mais d'où ses scrupules l'auraient fort éloignée : et comme il avait connu par une expérience constante que ses communions avaient toujours une bonne suite, il craignait d'affaiblir ou de diminuer l'amour divin dans son âme, en souffrant qu'elle eût le moindre scrupule ; et il voulait d'elle sur cela une entière soumission, comme sur autre chose.

La maxime de ce saint prélat était, en fait de tentations et particulièrement de celles qui regardent la pureté, de ne se pas laisser inquiéter ni agiter par trop de réflexions, et de ne pas souffrir que les âmes que Dieu exerçait par ces sortes d'épreuves fissent trop de retour sur ces peines, quand particulièrement ces âmes avaient toute la fidélité qu'elles dévoient pour ne donner aucune prise au tentateur. Lorsqu'on lui avait dit en peu de paroles, ou plutôt à demi-mot, ses peines, ses craintes, ses doutes et ses embarras là-dessus, c'était assez: Dieu lui donnait les lumières dont il avait besoin dans ces sortes d'humiliations, et il ne faisait jamais de questions gênantes sur ce sujet; au contraire il aidait, il consolait et encourageait une âme peinée avec une douceur et une compassion qui charmait. Il gémissait au fond de son cœur de la torture où tant de gens mettent les âmes par trop de questions sur cet article; il entendait les âmes timorées et à Dieu. Il n'a rien tant recommandé à cette personne que cette conduite, parce qu'elle s'est trouvée dans la situation d'avoir à instruire des personnes sur cette matière. Il disait qu'il pouvait arriver qu'en pensant à guérir ces sortes de peines, et prévenir les suites qu'elles pouvaient attirer, on y faisait tomber les âmes en leur échauffant l'imagination par trop de questions, et pour vouloir trop approfondir; qu'il fallait, quand on était obligé de parler e ces sortes de peines et de les entendre, ne tenir à la terre que du bout du pied. Mais il ne voulait pas aussi que l'on fût trop craintif là-dessus; d voulait au contraire que l'on gardât ce milieu que la charité et l'amour de Dieu sait faire trouver, qui l'ait dire les choses nécessaires et taire les inutiles dans cette matière si délicate. Ce saint prélat a dit en

 

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confidence à cette personne, qu'il n'étudiait jamais ces matières; que cependant Dieu lui donnait les lumières dont il avait besoin dans les cas où il était consulté, qu'après cela il ne savait plus rien. Cette personne a remarqué dans les entretiens qu'elle a été obligée d'avoir avec ce prélat sur ces articles, qu'il était pur comme un ange.

L'humilité de ce prélat, quoique si connue, était encore bien au-delà de ce qu'on en peut penser. Il a fait l'honneur de dire quelquefois à cette personne, qu'il souffrait d'être obligé par sa dignité de garder une manière de supériorité pour le bien même des personnes, afin de les tenir plus dans la soumission et dans l'ordre ; mais que c'était un pesant fardeau pour lui.

Cette personne le voyant si occupé de grandes affaires, et ne pas laisser de lui écrire beaucoup, lui disait quelquefois qu'elle ne pouvait comprendre comment il pouvait faire pour trouver tout le temps dont il avait besoin pour tant de différentes choses; et ce saint prélat lui répondait bonnement : « Tout ce que j'observe, ma Fille, est de ne me pas laisser accabler, non par crainte d'être accablé, mais parce que l'accablement jette dans l'agitation et la précipitation ; ce qui ne convient point aux affaires de Dieu. Un homme, surtout de ma médiocrité, ne pourrait pas suffire à tout, s'il ne se faisait une loi de faire tout ce qui se présente à chaque moment avec tranquillité et repos ; assuré que Dieu, qui charge ses faibles épaules de tant d'affaires, ne permettra pas qu'il ne puisse faire tout ce qui est nécessaire : et quand les affaires de Dieu retardent les affaires de Dieu, tout ne laisse pas d'aller bien. »

Ainsi ce prélat ne paraissait jamais à cette âme ni pressé, ni empressé, ni fatigué de ce qu'elle lui disait, et du temps qu'il était obligé de lui donner : au contraire il la rassurait contre la crainte qu'elle en avait avec une bonté et des manières aussi honnêtes comme si elle eût été une personne de distinction. Il voulait qu'elle agît avec lui comme avec un père, et qu'elle lui dît simplement ses vues, même par rapport à lui ; il disait : « Il faut tout écouter, et retenir pour soi ce qui convient et ce qui est bon. »

Quelquefois il ne répondait pas d'abord aux questions que cette personne lui faisait ; mais il lui mandait simplement : « Ma Fille, Dieu ne m'a rien donné sur vos questions; quand il me le donnera, je vous le donnerai;» et souvent dès le lendemain il lui envoyait  ce qu'elle lui avait demandé, en lui mandant: «Le céleste Epoux, ma Fille, a pourvu à ma pauvreté, et dès cette nuit il m'a donné ce que vous me demandez ; je vous l'envoie comme venant de cette divine source. » Il ne cessait d'imprimer dans l'esprit de cette personne de recevoir ses instructions, non comme venant de lui, mais comme lui étant données d'en haut. Il ne s'attribuait assurément aucune chose, et son humilité là-dessus était

 

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(a) C'était à Meaux, et cette personne y faisait sa retraite. (Note du manusc.)

 

excessive : c'est ce qui a lait que l'on a si peu connu son élévation dans l'oraison dans l'amour de Dieu, dans toutes les voies les plus sublimes, et ses rares talents dans la conduite des âmes, qu'il ne laissait paraître qu'à ceux qui en avaient besoin.  

S'il était permis à cette personne de parler de f affaire du quiétisme, elle dirait des choses admirables sur son humilité dans tout ce qu'on a dit de lui, et dans tout ce qu'on lui a reproché si vivement, sur son zèle pour la gloire de Dieu et la saine doctrine. Car comme cette personne lui parlait souvent de cette affaire, dans la crainte que le travail que ses écrits lui pouvaient causer n'altérât sa santé, cela l'obligeait souvent à lui dire ses sentiments sur ce qu'on lui reprochait, où elle apercevait un désintéressement si grand par rapport à tout ce qui pouvait le regarder dans cette affaire, qu'elle en était dans l'admiration : on pourra voir dans les lettres XV, XXIX, LXXXVIII, LXXXIX, XCII, XCIV, XCIX, CI, ce qu'il lui en a mandé quelquefois. Mais où elle a le plus connu ce parfait désintéressement, son amour pour Dieu et son véritable zèle pour le soutien de la vérité, c'est qu'elle sait ce qu'il a sacrifié pour cela, parce que comme elle avait l'honneur de connaître particulièrement les amis de ce prélat, qu'elle honorait beaucoup, et qu'elle avait été à portée d'être souvent témoin de ses tendresses de père pour les uns et d'une estime particulière pour les autres, elle sait qui' le cœur de ce prélat a été déchiré mille fois, non des reproches qu'on lui a faits, mais d'être obligé de rompre avec de si intimes amis. Cependant malgré cette sensibilité, que la bonté de son cœur et sa sincérité lui ont pu faire souffrir, il n'a jamais hésité à soutenir les intérêts de son Maître aux dépens de tout, et même de sa vie; car il a fort bien connu que cette affaire diminuait sa santé. C'était aussi de quoi l'accabler, que ses immenses travaux dans cette affaire, et les grands sacrifices qu'il fut obligé de faire. Enfin on peut dire que l'humilité de ce prélat était presque sans exemple, aussi bien que son zèle pour la gloire de Dieu et sa sainte vérité.

Ce saint prélat a bien voulu quelquefois, pour la consolation de cette personne et dans des cas particuliers, lui dire quelque chose de ses dispositions intérieures, quand cette personne l'en suppliait; ce qui lui était toujours très-utile. Un jour du Saint-Sacrement, le mauvais temps ayant empêché la procession de sortir, on la fit dans l'église (a) : comme elle fut assez longue, cette personne vit plusieurs fois passer le saint Sacrement par l'endroit où elle était; et il lui sembla que le saint prélat qui le portait, était tout perdu en celui qu'il tenait. Ayant eu occasion de le voir l'après-dîner, elle le supplia, si ce n'était point lui trop demander, de lui dire où il était pendant qu'il tenait le saint Epoux

 

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dans ses mains. Il lui avoua bonnement qu'il avait encore plus porté le saint Epoux dans son cœur que dans ses mains; que là il lui avait dit tout ce qu'un amour tendre et respectueux peut dire, et qu'il avait été si occupé de cette jouissance, qu'il n'avait pas pensé s'il marchait ou non. Mais il lui dit cela d'une manière si naturelle et tout ensemble si élevée, que cette personne en fut toute charmée.

D'autres fois en lui parlant d'affaires de communautés, pour lesquelles elle allait souvent le trouver, elle le voyait  soudainement pris de Dieu d'une manière qui lui faisait dire les choses du monde les plus intimes et les plus enlevantes; et il lui disait avec un air de joie et de confiance : Qu'on est heureux, ma Fille, quand on peut parler de Dieu, de ses bontés et de son amour à des âmes qui en sont touchées! Aimez-le, ma Fille, ce bien unique et souverain; brûlez sans cesse pour lui d'un éternel et insatiable amour : mais ce n'est pas assez de brûler, il faut se laisser consumer par les flammes de l'amour divin, comme une torche qui se consume elle-même toute entière aux yeux de Dieu : il en saura bien retirer à lui la pure flamme, quand elle semblera s'éteindre et pousser les derniers élans. »

Il ne voulait pas en général que l'on parlât du fond de ses dispositions intérieures; mais aussi il ne voulait pas que l'on fît mystère de tout. Ce saint prélat voulait que l'on gardât un certain milieu sur tout qui convient absolument aux voies de Dieu et à la perfection; et quoiqu'il ne voulût pas qu'on eût trop d'attention sur son état, il disait : « Dans les grâces que l'on reçoit de Dieu, c'est une fausse, humilité et une vraie ingratitude, de ne les pas reconnaître; mais dès qu'on les reconnaît comme grâces, l'humilité est contente. Autre chose serait d'en parler par estime de son état; car on doit être fort réservé là-dessus, en s'oubliant soi-même et se laissant tel qu'on est, quand Dieu permet qu'on ait un directeur qui veille sur l’âme pour la garantir de toute illusion.

Ce saint prélat avait un amour si grand pour tout ce qui attachait à Dieu et particulièrement pour les vœux de la religion, qu'il ravissait quand il en parlait à cette personne. Il lui a dit plusieurs fois qu'il tâchait de vivre comme s'il les avait faits, qu'il se regardait dans sa dignité comme ne possédant rien ; et que Dieu lui faisait la grâce de ne s'approprier aucune chose, et de ne se servir de ce qu'il avait que pour sa gloire, pour l'Eglise et pour les pauvres. C'était par cet amour de la pauvreté qu'il avait laissé à son ancien intendant tout le soin de ses affaires et de son revenu, et qu'il n'avait d'argent que pour les charités qu'il faisait: et quelquefois même son intendant ne lui en donnait pas facilement, ce qui lui donnait en un sens de la joie, le faisant entrer dans l'esprit de la sainte pauvreté. C'est ce qu'il a dit à cette personne en confidence, à l'occasion du vœu qu'elle avait fait d'être religieuse, que ses

 

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affaires l'empêchaient encore d'exécuter. Car comme ce saint prélat croyait que son désir aurait un jour son effet, il voulait qu'elle en pratiquait par avance tous les vœux; et celui de la pauvreté n'était pas celui pour lequel elle avait plus de goût : mais ce saint prélat sut bien dans la suite lui en faire trouver; car il voulut qu'elle fit ses vœux n'étant encore que séculière, après qu'il eut connu que Dieu demandait cela d'elle. Comme cela fut fort secret, c'était ce prélat qui lui réglait toutes choses sur ce vœu et sur les autres qu'elle avait faits. Il est étonnant dans tout ce qu'il est entré par rapport à ces vœux, pour qu'elle en remplît les devoirs sans embarras et sans scrupule; ce qui est arrivé, ce prélat ayant pris soin lui-même, jusqu'à ce qu'elle fût entrée en religion, de lui régler toutes choses, et tout cela par l'amour qu'il avait pour la pauvreté.

Il n'avait pas un moindre amour pour tout ce qui tendait à oublier son corps, pour ne songer qu'à son âme : c'était par ce motif qu'il prêtait si peu d'attention à tout ce qui pouvait incommoder. Car quoiqu'il voulût qu'on eût un soin raisonnable de sa santé, il y avait bien des choses, à ce qu'il disait, où il ne fallait pas être si attentif: il poussait cela trop loin par rapport à lui. Cette personne lui parlait une fois de ses dispositions dans un endroit assez petit, parce qu'il faisait un temps froid: comme il y faisait une fumée épouvantable, parce qu'il y avait grand feu, elle se trouva mal, et lui demanda la permission de se retirer. Ce prélat lui dit avec une espèce d'étonnement : « Qu'avez-vous donc, ma Fille » ? Elle lui répondit avec le même étonnement : « Eh quoi ! Monseigneur, ne voyez-vous pas cette horrible fumée? » « Ah, lui dit-il, il est vrai, il en fait beaucoup ; mais je vous avoue, ma Fille, que je ne la voyais pas, et que je la sentais encore moins dans un sens. Dieu me fait la grâce que rien ne m'incommode, le soleil, le vent, la pluie, tout est bon. »

Un jour cette même personne se promenant avec ce prélat, il vint tout à coup une pluie terrible : il y avait dans le jardin assez de monde, comme prêtres, religieux et autres. Tout le monde se mit à courir pour gagner la maison, et on lui dit en passant : « Eh quoi, Monseigneur, vous n'allez pas plus vite ! » Il répondit avec un air très-sérieux ; « Il n'est pas de la gravité d'un prélat de courir ; » et il alla toujours à petits pas. La pluie donnant cependant avec force, il s'aperçut que cette personne était inquiète de le voir tout mouillé; mais il lui dit avec un air content. « Ma Fille, ne vous inquiétez point : celui qui a envoyé cette pluie saura bien me garantir de toute incommodité; » et il ne laissait pas pendant ce temps de parler à cette personne avec autant d'attention que s’il eût été très-à son aise, et il revint trouver la compagnie avec un air de joie qui était charmant, en disant: «Nous avons été mouillés un peu plus que vous; mais nous ne sommes point si las, car nous n'avons point couru. »

 

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Cette personne ne saurait aussi passer sous silence son amour pour les prières delà nuit : il aurait souhaité que tout le monde eût eu du goût pour ces saintes veilles. Il disait quelquefois à cette personne qu'il était obligé à ses ouvrages, qui souvent dans la nuit le réveillaient plusieurs fois ; et que, comme il se levait aussitôt qu'il lui venait quelque pensée, cela lui donnait occasion de parler un peu au saint Epoux. Ce saint prélat disait que l’âme était bien plus disposée à écouter Dieu et à obtenir ses grâces dans le silence de la nuit. Il en avait donné un grand goût à cette personne, et lui avait donné les mêmes pratiques, mais entre Dieu et elle; car c'étaient des choses où il voulait du secret.

Car quoique ce prélat eût, comme l'on sait, l'esprit si supérieur et si fait pour les grandes choses, il ne laissait pas d'entrer dans beaucoup de choses qui auraient paru petites aux yeux du monde, mais qui avaient cependant leur mérite devant Dieu. Il faisait état de tout ce qui était bon, de tout ce qui avait rapport à Dieu ; et ne marquoit jamais ni mépris ni peu d'estime pour ce qu'on lui proposait, ou pour les questions qu'on lui faisait : il voulait qu'on lui dît tout, assurant toujours cette personne que rien ne le fatiguait. Elle avait la liberté de lui demander et des prières et des messes, autant qu'elle voulait, soit pour elle, soit pour des âmes qui lui étaient chères; ce que ce prélat lui accordait avec une bonté qui a peu d'exemples.

Ce grand prélat avait l'esprit si supérieur, comme il a déjà été dit, que rien ne l'embarrassait. Il s'était accoutumé à faire plusieurs choses à la fois, comme on le pourra voir dans ces lettres, qu'il a écrites à cette personne dans toutes sortes de lieux, d'affaires et d'occupations. Car soit qu'il fût à la Cour, soit qu'il fût dans le travail de quelques ouvrages, même pressés, soit qu'il fût dans ses visites, il trouvait toujours du temps pour écrire à cette personne et à d'autres, quand cela était nécessaire : il avait même soin très-exactement d'informer cette personne de ses démarches, afin que, si elle avait nécessité de lui écrire, elle le fît ; et même souvent dans les visites de son diocèse, il lui a envoyé par un exprès ses réponses. Enfin ce grand homme était au-dessus de tout travail et de toutes affaires ; et il était toujours le même, toujours tranquille, toujours se possédant, parce qu'il possédait toujours Dieu. Il avait tellement Dieu en vue dans tout ce qu'il faisait et particulièrement dans la conduite des âmes, qu'il était d'une continuelle attention à tout ce qui pouvait les rendre plus agréables au saint Epoux. C'est ce qui a fait que, malgré les grands désirs qu'il voyait  à la personne à qui ces lettres sont écrites pour l'état religieux, qu'elle avait fait vœu d'embrasser dès qu'elle le pourrait, il n'a jamais voulu qu'elle ait été religieuse que son fils ne fût en âge de prendre le maniement de ses affaires, parce que cette personne en avait beaucoup, et qu'elle était sa tutrice.

 

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Ce saint prélat avait envisagé que si elle se faisait religieuse avant ce temps son fils n'aurait presque rien, ses affaires passant en d'autres mains': et ainsi il a laissé languir cette personne pendant près de vingt années dans son désir, parce qu'il avait connu que Dieu voulait qu'elle fût religieuse sans rien ôter à son fils, et il n'a permis qu'elle l'ait été qu'à cette condition. Il disait souvent à cette personne que le céleste Epoux voulait qu'elle ne lui apportât pour dot que beaucoup d'humiliations ; que c'étaient là les riches parures dont il la voulait voir ornée ; aussi eût-il beaucoup coûté à cette personne pour jouir du bonheur qu'elle possède.

Enfin cette personne ne finirait jamais, si elle voulait rapporter toutes les héroïques vertus qu'elle a vues en ce saint prélat, dans les grands entretiens qu'elle a eu l'honneur d'avoir avec lui. Elle n'entreprend pas aussi cet ouvrage si au-dessus de la portée de son génie : elle dit seulement ce qu'elle a vu, et ce dont elle a été témoin : elle en passe néanmoins beaucoup sous silence, pour ne pas passer les bornes d'un avertissement. Elle demande par grâce aux personnes qui verront ces lettres, de prier Dieu qu'il la console d'une si grande perte, sans qu'elle cesse néanmoins jamais de la ressentir vivement, afin de suivre plus fidèlement tous les avis et toutes les règles que ce saint prélat lui adonnés par le mouvement de l'Esprit-Saint, dont il était toujours rempli.

Les vers qu'il a faits, en partie à la prière de cette personne, feront connaître parfaitement ses sentiments et ses saintes dispositions. On s'étonnera sans doute comment il a pu, avec ses grands ouvrages, trouver ce temps; et on s'en étonnerait encore plus, si l'on savait que souvent il faisait ces vers en un moment, où il exprimait cependant tout ce qu'il y a de plus grand, de plus intime et de plus élevé dans l'amour de Dieu et dans la vie intérieure. Il est vrai que comme il était plein de toutes ces sublimes pensées, il lui coûtait peu de les tourner en vers. Il disait quelquefois à cette personne qu'il y avait des temps où le langage divin semblait augmenter l'amour pur et céleste ; que du moins cela lui donnait une nouvelle pâture; que comme Dieu attirait les âmes a lui par diverses voies, il y en avait à qui les divines ardeurs du divin amour ainsi expliquées étaient quelquefois très-utiles. C'est ce qui a fait que ce saint prélat n'a presque jamais refusé à cette personne ce qu’elle lui demandait tant en vers qu'en prose, et non-seulement à elle, mais a toutes celles que Dieu avait mises sous sa conduite.

Au reste s'il paraît dans quelques lettres des choses qui ne sont pas toujours si suivies, et que ce prélat passe souvent d'une grande spiritualité à des choses extérieures, il ne faut pas s'en étonner pour deux raisons : la première, c'est que ce prélat n'écrivait à cette personne que par le mouvement de l'Esprit de Dieu, et ce qu'il lui donnait dans

 

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chaque moment sur ce qu'elle lui écrivait : l'autre raison, c'est que comme cette personne était chargée de toutes les affaires d'une communauté où elle était, et que même beaucoup de personnes la priaient de consulter ce prélat pour elles; quand donc elle lui écrivait, elle lui parlait et de son intérieur et de tout ce dont elle était chargée, sans trop d'attention à mettre les choses par ordre, parce que ce prélat ne lui avait rien tant recommandé que de lui écrire sans façon, comme à un père en qui on a toute confiance, qu'on aime et qu'on respecte pourtant à cause de cette qualité. Il lui avait même ordonné de ne perdre point de papier, de lui écrire au haut des pages, et de supprimer le nom de Grandeur qui ne convient point à un père.

S'il paraît comme de différent sentiment dans différentes lettres sur le même sujet, c'est qu'il répondait à cette personne selon les dispositions où elle était, qui n'étaient pas toujours les mêmes dans les mêmes peines. C'est par la même raison que l'on verra plusieurs lettres aussi sur les mêmes sujets, parce que de temps en temps cette personne lui demandait de nouvelles explications, croyant toujours qu'elle ne s'était pas bien expliquée les autres fois, ou que ses peines présentes étaient d'une autre nature, ou qu'elle était dans l'illusion, et que les grâces qu'elle recevait étaient fausses et suspectes : c'est ce qui l'a tant fait écrire à ce prélat, et ce qui a fait que ce prélat lui a tant écrit. Il ne faut pas être étonné aussi si l'on voit dans tant d'endroits de ces lettres, que ce prélat assure cette personne qu'il ne l'abandonnera pas, et qu'il prendra un soin particulier d'elle : c'est qu'une de ses grandes peines était la crainte que ce prélat, par ses grandes occupations et ses grandes affaires, ne continuât pas à prendre soin de son âme; et qu'elle envisageait par toutes les épreuves où Dieu la faisait passer, ce qu'elle pourrait devenir sans un tel secours et sans sa protection. Deux choses si fortes, et dont il paraissait à cette âme que son salut dépendait, l'inquiétaient souvent; et ce prélat, qui ne voulait voir en elle aucune agitation, parce qu'il disait que cela était contraire à l'Esprit de Dieu, lui donnait toutes ces assurances de temps en temps pour son repos, et avec l'esprit de cette charité dont saint Paul veut que le cœur des pasteurs soit rempli. C'est cette même charité qui l'a tant fait écrire à cette personne, et quelquefois tant de lettres dans le même temps, parce qu'il regardait les besoins de cette âme ; et que quand il la savait peinée et dans le trouble, il n'épargnait ni temps ni peines pour la calmer et pour résoudre ses difficultés : quand elle était tranquille, il lui écrivait moins.

Elle ne peut taire aussi, en concluant cet Avertissement, qu'elle a remarqué en plusieurs occasions que par une inspiration qui lui a toujours paru avoir quelque chose de surnaturel, ce prélat prévoyait  souvent ses plus grandes peines, et prévenait ses plus grands besoins, lui

 

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ayant écrit bien souvent des choses pour la préparer ou à des peines intérieures, ou à des épreuves du saint Epoux ; et souvent dans le temps qu'elle lui écrivait ses peines, elle en recevait une lettre où tous les avis et toutes les instructions dont elle avait besoin étaient expliqués. Et quand il arrivait à cette personne de lui marquer son étonnement de ce qu'il avait ainsi connu ses dispositions, il lui disait : « Ma Fille, je ne sais comment cela s'est fait; le saint Epoux m'a mis au cœur de vous instruire, de vous soutenir, ou de vous consoler sur cela : je l'ai l'ait en lui obéissant ; je n'en sais pas davantage, sinon que comme je demande tous les jours à Dieu les lumières qui me sont nécessaires pour les âmes dont il me charge, je m'appuie tellement sur son bras tout-puissant, que je n'agis que par son mouvement. »

Cette personne se croit obligée pour un plus grand éclaircissement, d'avertir que si l'on trouve dans quelques lettres quelque chose qui arrête l'esprit sur des matières ou obscures, ou délicates, ou intérieures , qu'on lise avec patience les lettres qui suivent celles qui ont arrêté l'esprit; on trouvera l'explication et le dénouement de tout, ce saint prélat n'ayant rien laissé sans éclaircissement, lorsqu'il écrivait ensuite à cette personne, comme on le connaîtra aisément en lisant ces lettres avec attention.

Il ne faut pas être étonné s'il y a plusieurs lettres où l'endroit et le jour du mois ne sont pas marqués à la date : quelquefois ce saint prélat l'oubliait quand il était pressé, ou bien souvent c'est qu'il écrivait à cette personne quand elle était près de lui faisant ses retraites, et souvent même avant ou après lui avoir parlé.

 

LETTRES A LA SŒUR CORNU AU DE SAINT-BÉNIGNE.

 

LETTRE PREMIÈRE.  A Germigny, ce 2 mai 1686.

 

Vivez donc en repos, mu Fille, après m'avoir exposé vos peines secrètes ; remédier à toutes en particulier, c'est une entreprise, impossible, il faut tout trancher par l'abandon envers Dieu, et l'obéissance envers ses ministres. Qui vous écoule, m'écoute (1). Oubliez ce que vous avez oublié. Soit que Dieu vous réveille et vous relève, soit qu'il vous tienne comme un animal devant lui et devant moi, dites-lui avec David : Je suis toujours avec vous (2).

Vous ne vous trompez pas de croire qu'il y a beaucoup de choses dans la vie des saints, que l'on y a mises avec peu de choix : mais vous pourriez vous tromper, et en trouver basses quelques-unes, où il y'a un trait secret de Dieu, qui les relève. On n'est pas obligé à tout croire ; mais il est bon de laisser passer ce qui choque, en prenant soigneusement ce qui édifie. Eprouvez tout, dit saint Paul, et retenez ce qui est bon (3).

Quand Dieu me donnera quelque chose sur les sujets que vous me marquez, je vous le donnerai de même, comme venant de cette source : en attendant, je vous assure, ma Fille, qu'ayant soumis vos dispositions au jugement de celui qui vous tient la place de Dieu sur la terre, vous devez en attendant la résolution, approcher de lui sans hésiter, avec la même liberté et confiance. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

1 Luc., X, 16. — 2 Psal. LXXII, 23. — 3 I Thess., V, 21.

 

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LETTRE II. De Meaux, ce 19 septembre 1686.

 

Pour commencer, ma Fille, par vos demandes sur l'oraison, il faudrait un loisir que je n'ai pu trouver pour y répondre exactement. Il faudrait même auparavant avoir su de vous certaines choses, qui ne se peuvent guère éclaircir que par une conférence. Néanmoins pour ne vous laisser pas tout à fait en suspens, je vous dirai qu'il me paraît dans la dévotion d'à présent un défaut sensible, c'est qu'on parle trop de son oraison et de son état : au lieu de tant demander les degrés d'oraison, il faudrait sans tant de réflexions faire simplement l'oraison selon que Dieu le donne, sans se tourmenter à discourir dessus.

Je ne vois rien qui m'apprenne qu'on soit toujours en même état, ni qu'on ait une manière d'oraison fixe; le Saint-Esprit jette les âmes tantôt en bas, tantôt en haut : tantôt il semble les porter à la perfection, tantôt les réduire et comme les rappeler au commencement. Il n'y a qu'à se conformer dans ces changements à la disposition où il nous met, et en tout suivre son attrait.

Quand les considérations se présentent, il faut les prendre, pourvu qu'elles soient bonnes : quand sans tant de réflexions on est pris comme soudainement d'une vérité, il y faut attacher son cœur, prendre de bonnes résolutions sur la pratique, et surtout beaucoup prier Dieu qui les inspire, de nous en donner l'accomplissement.

Je trouve ordinairement beaucoup de faiblesse à tant distinguer l'essence et les attributs de Dieu. On est bien éloigné des vues simples, quand on fonde son oraison sur ces distinctions : en un mot, ma Fille, tout ce qui unit à Dieu, tout ce qui fait qu on le goûte, qu'on se plaît en lui, qu'on se réjouit de sa gloire et de sa félicité, et qu'on l'aime si purement qu'on en fait la sienne ; et que non content des discours, ni des pensées, ni des affections, ni des résolutions, on en vient solidement à la pratique de se détacher de soi-même et des créatures : tout cela est bon, tout cela est la vraie oraison.

 

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Il faut surtout observer de ne pas tourmenter sa tête, ni même de ne pas trop exciter son cœur, mais de prendre ce qui se présente à la vue de l’âme ; et sans ces efforts violents, qui sont plus imaginaires que véritables et fonciers, se laisser doucement attirer à Dieu. S'il reste quelque goût sensible, on le peut prendre en passant et sans s'en repaître; et aussi sans le rejeter avec tant d'effort, le laisser couler, et s'écouler soi-même en Dieu et en son éternelle vérité par le fond de l’âme, aimant Dieu et non pas le goût qu'on en a, sa vérité et non pas le plaisir qu'elle nous donne.

Lorsqu'on dit qu'on est sans actes, il faut bien prendre garde à ce qu'on entend par actes ; car assurément quand on parle ainsi, le plus souvent, on ne sait ce qu'on dit : tout cela, ma Fille, doit être éclairci de vive voix, et serait trop long à écrire. Au surplus suivez sans hésiter la voie que Dieu vous ouvre : ne souhaitez pas un plus haut degré d'oraison pour être plus unie à Dieu ; mais souhaitez d'être unie de plus en plus à Dieu, et qu'il vous possède et vous occupe ; et que vous soyez autant à lui par votre consentement, que vous y êtes par le droit suprême qu'il a sur vous par la création et par la rédemption.

A l'égard des créatures, je vous donne pour règle assurée de n'avoir égard au prochain que pour éviter de le mal édifier ; le reste, qu'il pense ou ne pense pas, vous doit être indifférent par rapport à vous, quoique vous deviez souhaiter qu'il pense bien par rapport à lui. Un des moyens dont Dieu se sert pour nous détacher de la créature, c'est de nous y faire éprouver toute autre chose que ce que nous en souhaitions et que nous voudrions y trouver, afin que par ces expériences de la créature, en rompant tout attachement avec elle, nous nous rejetions en plein abandon vers celui qui est toute bonté, toute sagesse, toute justice, toute perfection. Amen, amen.

En voilà assez quant à présent : voilà le plus important ; le reste ne se peut traiter que dans une conversation, sous les yeux de Dieu. J'ajouterai seulement qu'il y a souvent beaucoup d'illusion à multiplier les pratiques extérieures : il y faut garder de certaines bornes qu'il n'est pas aisé de donner ; et il me semble

 

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en général que vous y donnez un peu trop : c'est de quoi il faudra parler plus à fond.

Contentez-vous des communions que vous faites : n'ajoutez point d'austérités à celles que j'ai approuvées. Ne faites point de vœux nouveaux, que je les aie bien examinés. Je prie Dieu qu'il soit avec vous : je n'ai rien trouvé que de bien dans votre retraite ; je ferai réflexion sur la fin. Au reste comme je vois que vous écrivez les oraisons que vous avez faites, afin que j'en juge, je l'approuve pour cette fois, mais je ne crois pas qu'il faille s'occuper de son oraison jusqu'à l'écrire. Il est bon d'écrire les principales résolutions pour s'en souvenir, et les motifs principaux dont on est touché, quand on voit qu'en les relisant le sentiment s'en renouvelle : mais je conseille de laisser passer ce qui est passé, de peur de croire que ce qu'on a pensé mérite d'être écrit, si ce n'est pour le soumettre à la censure s'il était suspect ; et du reste de prier beaucoup, comme disait saint Antoine (1), sans songer qu'on prie. La simplicité de cœur, la droiture de cœur, ce qui fait l'homme simple et droit devant Dieu, c'est ce qu'il faut désirer d'entendre, ma Fille, pour s'y conformer de tout son cœur. Amen, amen.

Je ne puis encore déterminer le temps de ma visite : il faut attendre que j'aie vidé beaucoup d'affaires, qui m'empêcheraient de la faire avec le repos et l'attention que je veux y apporter.

 

LETTRE III.  A Meaux, ce 2 novembre I686.

 

Il ne faut point, ma Fille, s'inquiéter pour les lettres : je n'ai point encore remarqué qu'il s'en perdît aucune ; toutes celles dont vous me parlez m'ont été rendues avec les papiers.

J'ai vu et approuvé toutes les pratiques que vous me marquez : il n'en est pas de même des demandes, dont je veux prendre une connaissance particulière avant que de rien permettre. Il ne faut pas se laisser aller à des pratiques extraordinaires, dans lesquelles la perfection ne consiste pas ; mais faire chaque chose en union avec Dieu par Jésus-Christ.

 

1 Apud Cass., collat. IX, de Orat., c. 31.

 

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Sur votre confession, vous prierez Dieu qu'il vous pardonne ; et afin de recevoir ses lumières, vous lirez attentivement le chapitre XII de saint Jean, avec un profond étonnement sur l'incrédulité du monde, et sur l'inutilité de la foi dans un si grand nombre de chrétiens. Et en vous en faisant l'application, appliquez-vous aussi avec attention au règne de Jésus-Christ et à son triomphe : parfumez ses pieds et sa tête, et priez-le de vous faire entendre quels parfums vous y devez employer. Mandez-moi à votre grand loisir ce que cette lecture aura produit : elle fait trembler, elle console ; elle fait je ne sais quoi dans certains cœurs qui ne se peut bien exprimer, et un mélange si simple de tant de divers sentiments qu'on s'y perd.

Je reçois les deux petits vœux. Pour le dernier, je ne puis, ma Fille, aller si vite que vous souhaitez; outre qu'il y a dans le vôtre quelque chose qu'il faut expliquer plus distinctement, pour ne point causer dans la suite, quand même il le faudrait faire, des embarras infinis. Attendez donc jusqu'à mon retour, et ne faisons rien précipitamment. Les empressements intérieurs, pour violents qu'ils soient, sont sujets à cette règle de saint Paul : Eprouvez tout; retenez le bien (1). Pratiquez cependant toutes les choses que vous y marquez, comme si vous y étiez astreinte par vœu.

Vous me demandez quelques règles de perfection; en voici deux de saint Paul : « Que chacun, dit-il, ne regarde pas ce qui lui convient, mais ce qui convient aux autres (2). » Si on observe exactement ce principe de saint Paul, on ne donnera jamais rien à son humeur et à sa propre satisfaction : mais dans tout ce qu'on dira et tout ce qu'on fera, on aura égard à ce qui peut calmer, éclairer et édifier les autres. Soutenez-vous dans cette pratique par ce mot du même saint Paul : Jésus-Christ ne s'est pas plu à lui-même (3).

La seconde pratique du même Apôtre est dans ces paroles : Celui qui s'estime quelque chose, n'étant rien, se trompe lui-même (4). Le fruit de ce précepte est non-seulement de ne s'offenser de rien (car celui qui s'offense se croit sans doute quelque chose); mais encore de se considérer comme un pur néant, à qui ni Dieu ni

 

1 I Thess., V, 21. — 2  Philip., II, 4. — 3  Rom., XV, 3. — 4 Galat., VI, 3.

 

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la créature ne doivent rien si ce n'est de justes supplices, et de se tenir toujours en état de recevoir, par une pure et gratuite libéralité et par une continuelle et miséricordieuse création. Essayez-vous sur ces deux pratiques qui enferment toutes les autres, et qui sont le comble de la perfection. Priez Dieu, ma Fille, qu'il me les fasse entendre et pratiquer à moi-même qui vous les propose.

N'hésitez point à m'écrire sur les affaires de la maison. Celle de M. N*** est accommodée : son humilité l'a fait céder à mes raisons et à mes prières. Jésus soit avec vous. Jésus vous soit Emmanuel, Dieu avec vous. Amen, amen.

 

LETTRE IV. A Paris, ce 10 mars 1637.

 

Il n'y a point à hésiter, ma Fille, non-seulement à manger gras, mais encore à rompre le jeûne : l'état de votre santé le demande, et je vous l'ordonne après que vous en aurez pris la permission de votre curé. Ces fluxions survenues vous obligent à vous modérer sur les austérités, après même que votre santé sera rétablie : car outre qu'il est vraisemblable qu'elles y ont pu contribuer, c'est assez qu'on le croie; et il vaut bien mieux surseoir aux austérités, que d'indisposer la communauté contre vous. Ce n'est pas que j'approuve la curieuse recherche qu'on a faite de ee qui était dans votre cellule ; mais il ne faut pas laisser de garder de justes mesures sur tout cela.

Autant que je loue le désir pressant qui vous attire à la religion, autant je crains de vous amuser par des pensées et agitations inutiles. Vous vous trompez bien, ma Fille, quand vous croyez que vous trouveriez dans la religion la liberté que vous souhaitez, pour vous abandonner aux mouvements qui vous pressent. Chaque état a ses contraintes; et celui de la religion en a que vous n'avez pas expérimentées, mais qui ne sont guère moins pénibles que celles dont vous vous plaignez. Le tout est de savoir s'abandonner à Dieu en pure foi, et s'élever au-dessus des captivités où il permet que nous soyons à l'extérieur. Là où est

 

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l'Esprit du Seigneur, là se trouve la liberté (1) véritable. Je ne veux donc pas que vous vous occupiez l'esprit de cette pensée de religion, sans vous exclure d'embrasser ce saint état, dans les occasions que la divine Providence me fera connaître.

Pour ce qui regarde votre conscience et votre intérieur, il faut attendre que je sois à Meaux plus en liberté de m'y appliquer, et d'écouter le Saint-Esprit sur votre sujet.

Dites à ma Sœur N*** que le vrai temps d'expier ses péchés et de goûter la grâce du pardon, est celui de la maladie, pendant que cette épine nous perce et nous pénètre, que la main de Dieu est sur nous, et qu'il nous impose lui-même notre pénitence selon la mesure de son infinie miséricorde. Récitez-lui à genoux auprès de son lit, dans cet esprit, le Psaume XXXI; et dites-lui ce que Dieu vous inspirera pour la consoler, pendant qu'elle ne se peut dire à elle-même tout ce qu'elle voudrait bien. Je prie Dieu, ma Fille, qu'il soit avec vous.

 

LETTRE V.  A Germigny, ce 2 juin 1687.

 

J'aurai soin, ma Fille, de vous envoyer le livre que vous me demandez par l'adresse que vous me marquez; je souhaite que vous y trouviez votre nourriture. Marchez en humilité et en confiance. Employez, quinze jours durant, un des quarts d'heure de votre oraison sur ces paroles de David : Deus meus, misericordia mea (2) : « Mon Dieu, ma miséricorde; à quoi il ajoute : Misericordia mea et refugium meum (3) : « Mon Dieu, ma miséricorde et mon refuge. » Ma vue est que vous fassiez attention que Dieu n'est pas seulement miséricordieux, mais qu'il est tout miséricorde, et même miséricorde par rapport à nous. Ma miséricorde mon refuge : ce qui fait qu'on s'abandonne à lui sans réserve, et qu'on ne veut s'appuyer que sur lui comme le Dieu de miséricorde, ni chercher ailleurs son refuge.

Cette quinzaine achevée, pareille pratique sur ces paroles du Cantique de la sainte Vierge : Respexit humilitatem ancillœ

 

1 II Cor., III, 17. — 2 Psal. LVIII, 18 —  3 Psal. CXLIII.

 

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suae (1). : « Il a regardé la bassesse de sa servante, » par pure miséricorde. Mais une miséricorde infinie, qui avec cela est toute-puissante, que ne peut-elle pas? C'est pourquoi elle ajoute : Fecit mihi magna qui potens est: « Celui qui est tout-puissant, »  « le seul puissant, » comme dit l'Apôtre (2) : car nul autre n'est puissant que Dieu; tout le reste n'est qu'impuissance : tout est impossible à la créature, tout est possible à Dieu : celui donc qui est puissant a fait en moi selon sa puissance, et il y a fait par conséquent de grandes choses. Il n'y a de grand que ce qu'il fait. Ce que Dieu a fait de grand en la sainte Vierge, c'est d'avoir fait Jésus-Christ en elle, et de l'avoir faite tout ensemble la plus grande et la plus humble de toutes les créatures.

Ces deux considérations sont très-bien liées ensemble; car tout cela est un ouvrage de toute-puissance, et un ouvrage de miséricorde. Il n'y a donc qu'à s'abandonner à Dieu, afin qu'il fasse en nous selon sa puissance et selon sa miséricorde, et ensuite lui être fidèle : mais c'est encore lui qui le donne, et en cela consiste sa grande puissance et sa grande miséricorde. Je ne veux point que vous vous inquiétiez si vous passez le quart d'heure entier sur ces deux versets ; il me suffit que vous le souhaitiez et que vous le commenciez, laissant à Dieu le surplus.

Le sujet de votre retraite pourra être, ma Fille, de considérer la beauté des œuvres de Dieu dans les sept jours de la création, dans le cantique Benedicite, et dans le psaume Laudate Dominum de cœlis : considérer ce que Dieu a fait pour l'homme, et qu'il a fait l'homme un abrégé de son grand ouvrage : et désirer de le louer dans toutes les créatures et pour toutes les créatures, en faisant un bon usage d'elles toutes, et les sanctifiant par cet usage, afin que Dieu y soit glorifié : bon usage de la lumière et des ténèbres : bon usage de la pluie et du beau temps : bon usage de la sérénité et des tempêtes : bon usage du feu et de la glace : bon usage de tout ce qui est, et à plus forte raison bon usage de soi-même, de ses yeux, de sa langue, de sa bouche, de ses mains et de ses pieds, et de tout son corps; et à plus forte raison bon usage de son âme, de son intelligence où est la véritable lumière,

 

1 Luc, V, 48. — 2 I Timoth., VI, 15.

 

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de sa volonté où doit être le feu immortel, pur et céleste de l'amour de Dieu. Jamais s'impatienter, quelque mal qui nous arrive par la créature, quelle qu'elle soit, ni par le froid, ni par le chaud, ni par aucune autre chose, parce que ce serait s'emporter contre Dieu même, dont chaque créature fait la volonté : et comme dit David, « Le feu, la grêle, la neige, la glace, le souffle des vents et des tempêtes, tout cela accomplit sa parole (1). » Accomplissons-la donc aussi, et soyons-lui fidèles, étant injuste que notre liberté ne nous serve qu'à nous affranchir de ses lois, elle qui nous est donnée et qui a été faite, non pour se retirer de cet ordre, mais pour s'y engager et s'y soumettre volontairement.

Voir tout cela en Jésus-Christ, dont la nourriture a été en tout et partout de faire la volonté de son Père (2).

Je ne parle point du détail que le Saint-Esprit vous fera trouver. Jésus soit avec vous, ma Fille ; je vous bénis en son saint nom.

 

LETTRE VI. A Germigny, ce 10 octobre 1687.

 

Pour répondre à vos lettres du 15 et du 22, je vous dirai, ma Fille, premièrement, au sujet de la visite, que vous devez dire sincèrement à votre supérieur les défauts communs où vous croirez qu'il pourra mettre utilement la main. Pour ce qui regarde les supérieures, surtout en ce qui les pourrait commettre ensemble, vous me le réserverez.

Ne demandez point à vous défaire des charges que vous avez : laissez-vous les ôter avec humilité et sans dire un mot. Je vous permets, si on vous dépose, de demander d'être sacristine pour l'amour du céleste Epoux, sans empressement. Ne songez qu'à entretenir l'union des supérieures ; quoi qu'il en puisse arriver contre vous. Rien ne vous oblige à vous ouvrir sur votre intérieur ; il y aurait même du péril à le faire sur certaines choses : abandonnez-vous à Dieu, ma Fille. Je vous défends de rien entreprendre sur votre désir pour la religion, sans mon ordre exprès. Attendez en paix la volonté de Dieu.

 

1 Psal. CXLVIII, 8. —  2 Joan., IV, 34.

 

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Quant à vos dispositions et aux grâces que vous recevez, je n'y trouve rien de suspect, et vous pouvez marcher en confiance dans cette voie. Les miséricordes de Dieu sont inexplicables et infiniment au-dessus de ce que nous pouvons mériter. Souhaitez tout le bien que vous pourrez à tout le monde ; n'attendez de récompense ni de reconnaissance que de Dieu. Toutes les fois que la peine dont vous m'écrivez reviendra, ayez recours au même remède : songez à l'état tranquille où était saint Jean sur cette divine poitrine, et au doux repos qu'il y goûta : songez quelle grâce d'y être admise : elle ne fut donnée qu'à saint Jean ; et saint Pierre la trouva si grande, que voulant tirer un secret du sein de Jésus, il n'osa en parler lui-même, mais il engagea saint Jean à le demander par cette sainte familiarité que le Sauveur lui permet-toit. Il faudrait donc être un saint Jean en chasteté, en bonté, en charité, en douceur : mais Jésus se communique à qui il lui plaît et comme il lui plaît (1). A lui l'empire, à lui la gloire. Tout à vous.

 

LETTRE VII.  A Germigny, ce 22 octobre 1687.

 

Votre lettre du 3 mai m'a été rendue, ma Fille. J'avais déjà ouï parler du dessein qu'on avait sur vous; et j'avais dit que je ne voulais entrer en rien dans ce détail, mais tout laisser à l'obéissance : c'est, ma Fille, le seul parti qu'il y ait à prendre.

Il est juste, pour le bien de vos novices mêmes, qu'on leur fasse sentir qu'on ne disposera de ce qui les touche qu'avec vous. Je suis persuadé que Madame votre supérieure vous soutiendra dans un emploi si laborieux et si important. La difficulté ne vous rebutera point, si vous songez à cette parole de saint Paul : Je puis tout en celui qui me fortifie (2). C'est dans l'accomplissement de la volonté de Dieu qu'il faut chercher le remède de toutes ses peines, et particulièrement de celles qui vous viennent pour l'avoir suivie. Obéissez donc par amour; et offrez-vous à Dieu pour faire sa volonté en union avec Jésus-Christ qui a dit, comme dit saint

 

1 Apoc., I, 6. —  2 Philip., IV, 13.

 

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Paul, en venant au monde, qu'il venait pour accomplir la volonté de Dieu '.

Voilà l'écrit que vous m'avez demandé : vous y trouverez, ma Fille, de quoi vous soutenir dans votre emploi, et de quoi vous instruire dans la conduite des âmes qui sont soumises à vos soins, et même de la vôtre, en voyant les différens états où Dieu les peut mettre, et où il les met en effet. En appliquant aux autres ce qui leur convient, appliquez-vous aussi à vous-même, ma Fille, ce qui vous peut convenir et ce qui même vous convient.

Il y a des âmes qui portent dans leur état une expérience réelle et sensible de. la dépendance où nous sommes à l'égard de Dieu : de telles âmes se voient à chaque moment en état que leur volonté leur échappe, et toujours prêtes à tomber, ou de consentement on même par effet, dans des péchés où les plus grands pécheurs tombent à peine: et quoique d'un côté elles ressentent des ardeurs et des transports inexplicables causés par l'amour de Dieu, elles sont sujettes à des retours terribles, et se sentent souvent disposées envers le prochain d'une manière qui leur fait croire qu'elles ne peuvent avoir en même temps l'amour de Dieu, à cause de l'incompatibilité de cet amour qui adoucit tout, avec la disposition d'aigreur où elles se sentent, à laquelle à chaque moment elles croient aller consentir ou y consentir en effet.

Le dessein de Dieu sur de telles âmes est de les tenir attachées à lui par un entier et perpétuel abandon à ses volontés ; de même qu'une personne qui se verrait toujours prête à tomber dans un précipice ou un abime affreux sans une main qui la soutiendrait, s'attache d'autant plus à cette main qu'elle voit que pour peu qu'elle en soit abandonnée elle périt. Ainsi en est-il de la main de Dieu à l'égard des âmes. Car elles doivent croire par la foi, et ressentir par expérience, qu'il n'en est pas de l'effet de la grâce comme d'une maison qui étant une l'ois bâtie par son architecte, se soutient sans son secours ; mais comme de la lumière, qui ne dure pas toute seule comme d'elle-même dans l'air pour avoir été une fois introduite par le soleil, mais qui y doit être

 

1 Hebr., X, 7.

 

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continuellement entretenue : en sorte que l’âme pieuse et justifiée n'a pas été faite une ibis juste pour durer comme d'elle-même en cet état, mais qu'elle est à chaque moment faite juste et défendue contre le règne du péché : si bien que tout son secours est dans cette main invisible qui la soutient de moment à moment, et ne cesse de la prévenir par ses grâces, et de la remplir à chaque instant de l'esprit de sainteté et de justice.

De telles âmes sont portées à faire tous les jours de nouveaux efforts pour détruire en elles le péché et leurs inclinations perverses, et elles voudraient se mettre en pièces, et pour ainsi dire se déchiqueter par des austérités et des disciplines jusqu'à se donner la mort, et ne cessent de demander qu'on leur fasse faire quelque chose pour déraciner leurs mauvaises inclinations; et il ne leur est donné d'autres secours contre leur malignité que ce simple et pur abandon de moment à moment, à la main de Dieu qui les soutient; se tenant uniquement à elle, et lui remettant leur volonté et leur salut comme un bien qu'elles ne peuvent et ne veulent tenir que de sa seule, très-pure et très-gratuite miséricorde.

Quant aux austérités que de telles aines veulent faire, cela vient en elles de deux principes : l'un, qui les fait entrer dans le zèle de la justice de Dieu pour détruire le péché, et le punir en elles-mêmes comme il le mérite : ce qui est très-bon, mais qui doit être modéré, parce que pour le punir selon son mérite, il ne faudrait rien moins que l'enfer. L'autre principe, c'est que l’âme qui sent sa prodigieuse faiblesse, et se sent comme accablée de tentations, voudrait toujours faire quelque nouvel effort et pratiquer quelques remèdes pour s'en délivrer : et cela le plus souvent n'est autre chose que l'amour-propre, qui voudrait se pouvoir dire à lui-même : Je fais ceci et cela, et qui veut se persuader qu'en faisant ceci, cela, ce vœu, ces prières, ces mortifications, elle viendra à bout d'elle-même. Tout cela n'est d'ordinaire qu'une illusion, qui git à porter les âmes dans de terribles excès, jusqu'à ruiner leur santé, et à se renverser la tête, sans avancer davantage, au contraire, en s'embarrassant de plus en plus, elles-mêmes; au lieu que leur seul et vrai remède est ce simple abandon à Dieu

 

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et cet attachement à son soutien un écoulement de tout elle-même pour se livrer à l'amour qui la presse.

Ce n'est pas qu'elles ne doivent faire des austérités avec discrétion et de bons avis : mais c'est crue ce n'est pas en cela qu'elles doivent mettre leurs espérances, mais en Dieu seul et en Jésus-Christ, qui a dit : Sans moi vous ne pouvez rien (1); et encore : Ma grâce vous suffit (2). En user autrement, c'est faire comme un malade qui sentant bien qu'il lui faut faire quelque chose pour se guérir, fait tout ce qui lui vient dans la tête, tantôt une chose, tantôt une autre, se déchire par des saignées, s'échauffe par des médecines, ne fait que s'épuiser sous prétexte qu'il faut faire quelque chose : sans songer que ce quelque chose qu'il faut faire, est peut-être un remède simple, et qui semble de moindre appareil, mais qui néanmoins contient en soi la vertu de tous les remèdes, et qui seul peut la soutenir à chaque moment. Une telle âme ne doit point attaquer directement chacune de ses tentations et de ses faiblesses ; car elle ne ferait que les irriter par la contrariété, et s'échauffer l'imagination en renouvelant les pensées qui la troublent, et lui excitent de mauvais désirs. Il faut proposer à cette âme un remède plus simple, qui fortifie les principes de la vie : et ce remède dans la vie spirituelle, c'est de s'unir continuellement à Dieu par les moyens que je viens de dire.

De telles âmes doivent être fort composées à l'extérieur envers le prochain, sans se rien permettre qui le choque, et s'imposant cette règle de saint Paul : « Qu'un chacun de vous ne regarde pas ce qui lui convient, mais ce qui convient aux autres (3). » Si vous donnez un conseil, que ce ne soit pas pour étaler votre prudence, mais pour être utile au prochain, ne disant ni plus ni moins qu'il ne faut pour cet effet : si on vous choque, ou taisez-vous, ou, s'il faut parler pour ne pas trop faire la dédaigneuse, que ce soit non pour vous contenter, mais pour calmer celui qui vous offense sans ajouter rien au-delà ; et enfin agissant envers le prochain de telle manière, qu'oubliant que vous avez une humeur et toute pensée de vous satisfaire vous-même, vous ne songiez qu'à vous mettre à la place du prochain pour faire et dire ce qui lui convient.

 

1 Joan., XV, 5. — 2 II Cor., XII, 9. — 3 Philip., II, 14.

 

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De telles âmes doivent aussi être obéissantes, fort dociles. S'il leur arrive néanmoins de manquer en toutes les choses qu'on vient de leur dire, elles ne doivent pas pour cela se décourager ; encore moins changer de conduite, comme si celle qu'on leur donne était mauvaise ou faible ou suspecte. Car premièrement, le contraire est certain ; secondement, on ne leur prescrit ce régime qu'à cause que Dieu déclare lui-même par des indications manifestes, qu'il ne laisse point d'autres secours à de telles âmes : elles doivent toujours rentrer dans la même voie, se rejetant sans fin et sans cesse entre les bras de Dieu par cet abandon et se livrant à son amour qui les poursuit. Autrement la tentation, qui ne demande qu'à les retirer de là où Dieu les veut, aurait gagné ce qu'elle veut.

Ces âmes doivent beaucoup modérer leur activité et vivacité naturelle, avec toute l'inquiétude qui l'accompagne, et la tourner peu à peu en une action tranquille, mais forte et persévérante ; se proposant toujours le dessein d'en venir à cet état, et s'abandonnant à Dieu pour se mettre dans le milieu entre l'inquiétude et la nonchalance : chose impossible à l'homme sans un secours perpétuel et particulier de Dieu, sans quoi l'on donne infailliblement dans l'un de ces deux écueils.

« Jésus-Christ nous a été donné de Dieu pour être justice, sanctification et rédemption, afin, comme il est écrit, que celui qui se glorifie, se glorifie au Seigneur (1).»

 

LETTRE VIII.  A Meaux, ce 3 février 1688.

 

Quoiqu'il ne convienne guère, principalement à votre sexe, de sonder le secret de la prédestination, il est bon que vous sachiez, ma Fille, ce qu'il en faut croire pour fonder l'humilité et la confiance chrétienne.

« Il y a beaucoup d'appelés, et peu d'élus (2). « Tous ceux qui sont appelés peuvent venir s'ils veulent : le libre arbitre leur est donné pour cela, et la grâce ne manque pas : si donc ils ne viennent

 

1 I Cor., I, 30, 31. — 2 Matth., XXIII, 14.

 

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pas, ils n'ont à l'imputer qu'à eux-mêmes; mais s'ils viennent, c'est qu'ils ont reçu une touche particulière de Dieu, qui leur inspire un si bon usage de leur liberté. Ils doivent donc leur fidélité à une bonté spéciale, qui les oblige à une reconnaissance infinie et leur apprend à s'humilier, en disant : « Qu'as-tu que tu n'aies pas reçu ; et si tu l'as reçu, de quoi te peux-tu glorifier (1) ? »

Tout ce que Dieu fait dans le temps, il le prévoit et le prédestine de toute élernilé : ainsi de toute éternité il a prévu et prédestiné tous les moyens particuliers par lesquels il devait inspirer à ses fidèles leur fidélité, leur obéissance, leur persévérance : voilà, ma Fille, ce que c'est que la prédestination.

Le fruit de cette doctrine est de mettre notre volonté et notre liberté entre les mains de Dieu, te prier de la diriger de manière qu'elle ne s'égare jamais, lui rendre grâces de tout le bien qu'elle fait, et de croire que Dieu l'opère en elle sans l'affaiblir ni la détruire; mais au contraire en l'élevant et la fortifiant, et en lui donnant le bon usage d'elle-même, qui est de tous les biens le plus désirable.

Dieu est l'auteur de tout le bien que nous faisons : c'est lui qui l'accomplit, comme c'est lui qui le commence. Son Saint-Esprit forme en nos cœurs les prières qu'il veut exaucer. Il a prévu et prédestiné tout cela : la prédestination n'est autre chose. Il faut croire avec tout cela que nul ne périt, nul n'est réprouvé, nul n'est délaissé de Dieu ni de son secours, que par sa pure faute. Si le raisonnement humain trouve ici de la difficulté, et ne peut pas concilier toutes les parties de cette sainte et inviolable doctrine, la foi ne doit pas laisser de tout concilier, en attendant que Dieu nous fasse tout voir dans la source.

Quand vous demandez tous les jours : Délivrez-nous du mal, vous en voulez tellement être délivrée, que vous n'y retombiez jamais : vous croyez donc que Dieu a des moyens certains pour prévenir toutes vos chutes : vous le priez d'en user; et lorsqu'il vous exauce, il ne fait qu'exécuter ce qu'il a prédestiné avant tous les temps.

 

1 I Cor., IV, 7.

 

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Ce n'est donc pas à celui qui veut, ni à celui qui court, qu'il faut attribuer le salut, mais à Dieu qui exerce, sa miséricorde (1); c'est-à-dire, que ni leur course ni leur volonté ne sont la première cause, encore moins la seule cause de leur salut; mais la grâce qui les prévient, qui les accompagne, qui les fortifie jusqu'à la fin, laquelle néanmoins n'agit pas seule : car il faut lui être fidèle et coopérer avec elle, afin de pouvoir dire avec saint Paul : Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi (2).

Pour nous donner cette grâce, et recueillir les enfants de Dieu dispersés par tout le monde, dit saint Jean (3). Dieu a envoyé son Fils dans le temps qu'il avait résolu. Il n'est pas venu au commencement : car il fallait que l'homme, qui est le malade, connût sou mal, puisque le commencement de la guérison est de le connaître, de s'humilier et de désirer le médecin. C'est pourquoi ce grand Médecin des âmes a été promis dès le commencement, afin qu'on le pût désirer, et que tous ceux qui l'ont désiré et qui ont vu son jour avec Abraham (4), fussent sauvés. Quant à ceux qui ne l'ont ni désiré ni connu, Dieu les a laissés aller dans leurs voies (5), et ils sont morts dans le péché et dans la damnation. La rigoureuse justice que Dieu leur a faite, oblige à une éternelle reconnaissance ceux sur qui il a exercé sa miséricorde.

Il ne faut pas s'agiter sur le grand nombre de ceux qui ont péri dans les siècles qui ont précédé Jésus-Christ : il nous suffit de savoir que Dieu ne s'est jamais laissé sans témoignage (6). Saint Pierre nous fait connaître que tous ceux qui ont été noyés dans le déluge, ne sont pas damnés éternellement (7). Et quoique ce passage soit obscur, il nous est permis de croire que plusieurs se sont repentis en se noyant, et que Dieu les a réservés dans le purgatoire à la miséricorde de Jésus-Christ, lorsqu'il est descendu aux lieux souterrains où les âmes étaient captives.

En général, c'est à nous à profiter du remède que Jésus-Christ nous a apporté, et non pas à nous tourmenter de ce que deviennent ceux qui, pour quelque cause que ce soit, n'en usent pas :

 

1 Rom., IX, 16. — 2 I Cor. XV, 10. —  3 Joan., XI, 52. — 4 Ibid., VIII, 56. — 5 Act., XIV, 15. — 6 Ibid., 16 ; XVII, 27, 28; Rom., I, 18, 19. — 7 I Petr., III, 19, 20.

 

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comme dans un grand hôpital et dans une grande salle de malades, celui-là serait insensé qui, voyant venir à lui le médecin avec un remède infaillible, au lieu de le recevoir et d'en profiter, se tourmenterait à lui demander ce qu'il va taire des autres malades, tout prêt à le renvoyer s'il refusait de l'éclaircir sur ce point ; il en serait de même de nous.

Toute la doctrine de la prédestination et de la grâce se réduit en abrégé à ces trois mots du Prophète : Ta perte est à toi, Israël: ton secours et ta délivrance est à moi seul (1). Il est ainsi; et si on n'entend pas comment tout cela s'accorde, il vous suffit que Dieu le sache, et il le faut croire. Mon secret est pour moi, mon secret est pour moi, dit le prophète Isaïe (2). Combien plus le secret de Dieu est-il pour lui seul !

Le secret de la prédestination est proprement le secret du gouvernement intime de Dieu, et il n'y a qu'à s'écrier : O profondeur (3) !

Humiliez-vous sous la puissante main de Dieu (4). Celui qui nous a promis est puissant pour exécuter ce qu'il nous promet (5). Réjouissez-vous, petit troupeau, parce qu'il a plu à votre Père de vous donner le royaume (6). Celui qui espère en lui ne sera point confondu (7).

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