Luynes CXXII
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LETTRE CXXII.  A Germigny, ce 21 août 1693.

 

Je suis bien aise, ma Fille, avant mon départ qui sera, s'il plaît à Dieu, demain matin, de vous accuser la réception de vos paquets, en particulier de celui de M. le grand-vicaire, et de celui que j'ai reçu en réponse de la lettre que vous a rendue ma Sœur Cornuau.

 

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Je vous ferai réponse à loisir sur toutes vos autres demandes : en voici deux en particulier sur lesquelles je vous réponds. Premièrement, n'ayez point de crainte de recevoir l'attrait que vous m'avez expliqué, nonobstant les pensées qui l'accompagnent ou le suivent : secondement, ne vous pressez pas de vous ouvrir sur les affaires dont vous m'écrivez. Ma Sœur Cornuau attendra bien que je vous aie écrit plus amplement ; ce que je ferai quand j'aurai trouvé le temps de faire mes réflexions.

Au surplus soyez assurée que je vous entends, que je crois de bonne foi ce que vous m'exposez sur vos dispositions, et que je vous dis fort sincèrement ce que j'en pense, autant qu'il est nécessaire. Ainsi vous n'avez, ma Fille, qu'à suivre sans hésiter ce que je vous marque. Je salue Madame votre Sœur, et prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE CXXIII.  Ce 12 septembre 1693.

 

Après la copie delà lettre que vous m'avez envoyée, vous voyez bien, ma Fille, qu'il n'y a point de difficulté, et que les confesseurs de Jouarre ont par cette lettre les cas réservés. Il n'y aura en tout cas qu'à la faire voir à Madame la prieure, ou le faire dire par elle à Madame l'abbesse, et au défaut de tout cela laisser chacun dans la bonne foi jusqu'à ce que j'y aie pourvu. Vous n'avez point mal fait, et vous n'avez point à vous confesser pour avoir répondu comme vous me l'avez mandé : continuez vos communions à l'ordinaire.

Tout ce que je vous puis répondre, c'est que je suis content, et Dieu en moi, de votre obéissance. Pour le progrès, je ne dirai rien, sinon que je crois qu'il vous est utile de demeurer dans la conduite où vous êtes. Quand Dieu donne plus, il faut plus aimer. Vous avez reçu l'absolution de tous vos péchés confessés et non confessés. Allez en paix, et vivez ; enfoncez-vous de plus en plus dans le silence.

Je suis très-aise que Madame votre sœur soit contente de moi. Madame de Lusanci me fera plaisir de m'exposer ses doutes, et je

 

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la préviendrai sur cela. Je pars lundi, s'il plaît à Dieu, pour me montrer au roi et à Monseigneur avant leur départ ; je ne serai que trois jours. Si Madame de Soubise est encore à Jouarre à mon retour, je l’irai voir sans manquer. Ne dites pas que vous m'ayez rien écrit. Il sera fort à propos que nous nous rencontrions un jour tous trois ensemble, Madame de Soubise. Madame l'abbesse et moi.

J'ai lu le passage de saint Bernard que vous m'avez envoyé, et j'en ai été touché ; mais comme je ne m'en souviens plus que dans un fond indistinct, marquez-moi l'endroit.

Le silence intérieur et extérieur, la retraite et l'éloignement de la créature, c'est ce qui vous délivrera du péché, et vous attirera de particulières assistances, Notre-Seigneur, ma Fille, soit avec vous.

 

J. Bénigne, év. de Meaux.

 

Je suis en tout et partout du sentiment de sainte Thérèse : je croirais le contraire fort périlleux.

 

LETTRE CXXIV.  A Germigny, ce 25 septembre 1695.

 

Il y a deux choses à distinguer dans la lettre des évêques : le style, qui est toujours fort humble ; le fond, qui a le bien prendre n'est qu'un compliment, qui laisse la doctrine en son entier. On appellera cela rétractation parmi ceux qui veulent toujours tourner tout à l'avantage de Rome : il n'importe guère. Quant à moi, je n'ai rien à signer. On n'a pas seulement songé à toucher le moins du monde à mon sermon : de grands cardinaux m'ont écrit que le pape l'avait lu et approuvé. C'est la pure et saine doctrine de l'antiquité : il n'en faut croire ni plus ni moins. Je ne suis point en peine de votre foi sur cet important sujet.

Mettez les peines qui vous viennent avec les autres, et n'en chargez pas vos confessions. Je vous écouterai volontiers sur toutes vos questions : ce sera bien fait de ies mettre par écrit, afin qu'il y ait moins de temps à donner pour es résoudre. Pour l'oraison, suivez toujours votre attrait : l'opposition de la nature n'en

 

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doit pas empêcher l'effet, et ne mettra point d'obstacle au don de Dieu.

C'est un grand acte que de se laisser pénétrer parle trait qui vient de Dieu. Il faut aller droit à lui, avec le moins de retour qu'il sera possible. Les considérations ne feraient que vous casser la tête : l'impression simple d'une vérité connue ou inconnue, selon qu'il plaît à Dieu, avec ce trait lancé dans le cœur, l'oraison est faite ; il n'y a plus qu'à la continuer.

La doctrine de sainte Thérèse convient très-bien avec cette disposition. Il faut être parmi ces attraits, et dans cet état, fort souple sous la main de Dieu; et lorsqu'il s'approche de lui-même, il ne faut pas perdre le temps à l'appeler, mais jouir de sa présence et le goûter. Il fera de vous ce qu'il lui plaira : il veut être aimé. Les considérations sont nécessaires pour ébranler un cœur encore insensible : quand il est pris, il n'est pas temps de chercher des motifs ; il ne faut que se laisser prendre, et saisir à ces doux liens. Cet acte est très-libre et très-réel ; mais il ne s'y faut exciter que fort doucement. Quelquefois, quand il semble se ralentir, Dieu veut insensiblement et peu à peu le tourner en habitude, et le ramasser dans le fond. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXXV  (a).  A Germigny, ce 27 septembre 1693.

 

Je passe dans votre lettre du 23 tout ce qui regarde l'affaire de Rome, à laquelle j'ai satisfait.

Vous ferez bien d'avertir Madame de Baradat sur le manger, et de lui dire que j'approuve fort votre sentiment.

Je ne ferai point de réponse à Madame de Lusanci ! je vous dirai seulement sur les affaires de la maison, qu'après que j'aurai parlé une ou deux fois à Madame l'abbesse, s'il se peut même en présence de Madame sa mère, je prendrai le parti de continuer la visite, et de la conclure par une ordonnance qui ne contiendra que peu d'articles, mais qui donneront une forme. Que cela demeure entre Madame votre sœur et vous avec Madame de Lusanci, que

 

(a) Revue sur l'original.

 

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je ne presserai plus de demeurer dépositaire. Nous conviendrons de ce qui sera à faire à la première conversation. Je crois que le bon parti est celui que vous prenez de demeurer en repos : je le prendrai de mon côté, mais c'est après avoir fait et en continuant de faire ce que je pourrai. Vous pourriez même, ma Fille, ce me semble, vous épargner les décharges de cœur, et vous renfermer dans ce qui sera nécessaire : mais cette nécessité n'a pas des bornes si étroites, et il n'est pas donné à l'esprit humain d'être si précis, qu'on puisse entièrement séparer le superflu d'avec le nécessaire, qui serait trop sec, et même peu intelligible si on ne lui donnait de l'étendue. Agissez donc en liberté, et songez que la charité c'est la liberté véritable.

Il faut laisser dire celles qui parlent de Madame de L***, et encore plus celle qui dit que je ne la puis souffrir, moi qui ne songe pas seulement à elle, si ce n'est quand il le faut pour son bien et celui de la maison.

Il n'y a rien du tout à espérer pour Madame de Giri, après les décisions que m'envoie Madame de Jouarre.

Je connais fort bien cette peine, et je vous assure que vous n'en devez point troubler votre sommeil. Pour ce qui est de cette espèce d'assurance de la rémission de vos péchés ; elle n'a rien de suspect, et vous pouvez recevoir ce don de Dieu.

J'ai reçu bien assurément la lettre dont vous êtes en peine, et je crois avoir répondu à une partie de ce qu'elle contenait.

Vous ferez bien, quand vous aurez à m'écrire quelque chose sur votre état, de le faire dans une lettre séparée, et de mettre à part ce qui regarde la maison ou autre chose.

Je voudrais bien voir tout d'une suite ce que vous m'avez écrit dans les trois ou quatre dernières lettres. O que Dieu demande de dégagement, de pureté, d'abandon! Notre-Seigneur, ma Fille, soit avec vous.

J. Bénigne, év. de Meaux.

J'enverrai la lettre.

 

 

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LETTRE CXXVI.  A Germigny, ce 3 octobre 1693.

 

Vous avez vu dans mes précédentes la réception du passage de saint Bernard, qui accompagnait une lettre que je crois être du 29 septembre. Je n'ai pas encore eu le loisir de lire la grande lettre; c'est ce que je ferai au premier moment de liberté. En attendant , soyez assurée que lorsque vous parlerez de vos dispositions plus qu'il ne faudra, Dieu me fera la grâce de vous arrêter.

Je sens qu'il y a quelque chose à vous dire pour vous exciter à suivre et même à perfectionner, si Dieu le veut, l'attrait qui vous presse. Allons pas à pas : c'est assez que vous soyez assurée que vous n'avez rien à craindre.

Je ne me sens aucun mouvement de changer pour les mépris, mais plutôt dans ce point-là une inébranlable fermeté fondée sur ce qu'autrement les délibérations ne sont pas libres. Pour m'ébranler sur cela, il me faudra dire des raisons que je ne prévois pas.

Je vous prie d'assurer le P. Cosme que je n'ai eu aucune raison de lui différer ses pouvoirs, sinon que ne le connaissant pas et n'ayant aucune lettre de Jouarre ni de Madame l'abbesse ni de personne, je n'ai pu moins faire que de m'informer de lui : maintenant qu'on m'en a fait de si bons rapports, j'espère beaucoup de sa conduite : il m'a parlé comme il faut sur la juridiction.

Laissez écouler ces dispositions de l'humeur mélancolique, même celles qui vous soulèvent contre Dieu. Dieu est, et vos mouvements ne lui peuvent rien ôter. Attachez-vous à ce qu'il est, au préjudice de ces émotions étrangères.

Je répondrai point à point à la grande lettre ; et s'il y a quelque chose de plus à vous demander pour m'éclaircir, je vous le dirai à Jouarre, où je donnerai le temps qu'il faudra, quoique fort pressé et fort occupé d'une œuvre que je crois de Dieu. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

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LETTRE CXXVII (a).  A Germigny, ce 11 octobre 1693.

 

Nous avons fait à notre aise et en peu de temps ce périlleux voyage de Germigny. Vous ne me donnez pas lieu de vous désavouer, et ainsi, ma Fille, vous ne vous devez pas étonner que je me déclare sur la préférence.

Commencez votre retraite, au nom de Dieu, aussitôt que vous le pourrez, et que le mal de Madame votre soeur vous en donnera le moyen. L'esprit où vous y devez entrer doit être un esprit de pauvreté, afin de vous exposer à Dieu pour recevoir plutôt que pour agir et pour donner. Vous donnerez après ce que vous aurez reçu : le donner, c'est le bien garder pour l'amour de Dieu. Quand l'attrait vous laissera à vous-même, prenez par partie la première lettre de saint Jean : vous y trouverez partout les grands mystères, sources des grandes vertus et des grandes opérations de la grâce. Jésus-Christ, lumière, vie, avocat, victime, Dieu en nous : le nouveau commandement fondé sur la nouvelle union du Verbe avec nous : Dieu dès le commencement qui attire les prémices du cœur ; le malin vaincu, le monde et ses convoitises ; l'antechrist : tout ce qui sépare Jésus-Christ, qui le divise d'avec l’âme, et l'empêche d'être un avec elle : l'onction : Dieu amour : les enfants de Dieu et leur héritage ; les petits enfants et leur simplicité, leur docilité, leur facilité à se laisser mener où l'on veut, la lisière pour ainsi parler par où on les tient ; être né de Dieu, connaître Dieu ; l'amour prévenant de Dieu qui nous a aimés le premier : nous devons prévenir comme lui, non pas Jésus-Christ, cela ne se peut, mais à son imitation et pour l'amour de lui nos frères infirmes et ingrats : l'extinction de la jalousie dans la charité ; l'amour des dons de Dieu dans les autres comme dans nous, en regardant Dieu dans ses dons, ou plutôt ce don qui est Dieu même : le témoignage des Trois qui ne sont qu'un : Dieu plus grand que le cœur, le pénétrant, le perçant : Dieu nous écoutant : la prière selon sa volonté : Dieu se priant et s'écoutant

 

(a) Revue sur l'original, qui se trouve à Meaux.

 

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lui-même en nous : être de Dieu, être en Dieu, entrer et sortir : l'amour accru, la crainte bannie, l'abandon et la confiance ; tout en proie à l'amour divin : silence; cependant écouter toujours; laisser faire la parole, et ne faire que lui prêter l'oreille attentive. En voilà assez pour reprendre haleine. Communiez tous les jours.

Etre de Dieu, ne pécher plus; tout le monde plongé dans le mal : connaître le vrai Dieu; être en son Fils. Le commencement de  l’Epître : Ce que nous avons vu, ce que nous avons ouï ; la fin : Celui-ci est le vrai Dieu, et la vie éternelle ; qu'il soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CXXVIII.  A Germigny, ce 13 octobre 1693.

 

J'ai bien cru, ma Fille, que vous ne seriez pas longtemps sans que le goût de l’Epître de saint Jean vous vînt.

Souvenez-vous que ces adhérences qui vous inquiètent ne doivent point vous empêcher de faire vos exercices. Je ne sais point décider avec certitude jusqu'où en va le péché ; mais je sais bien qu'elle ne doit vous faire obstacle pour rien. Toute ma doctrine sur ces sortes de sujets est renfermée dans ces deux paroles : Se servir de ces peines pour s'humilier; point pour se décourager, ni pour s'arrêter sur son chemin.

Je ne comprends plus rien aux directeurs ; et à force de raffiner sur les goûts, sur les sensibilités, sur les larmes, on met les âmes tellement à l'étroit, qu'elles n'osent recevoir aucun don de Dieu. Celui des larmes est à chaque page dans saint Augustin ; mais dans David, mais dans saint Paul, mais dans Jésus-Christ. Pleurez, pleurez, fondez en larmes quand Dieu frappera la pierre. J'appelle ainsi votre cœur, non point à raison de la dureté, mais de la stérilité naturelle pour les larmes de dévotion et de tendresse. Modérez-les quand la tête en est troublée : quand il n'y a que le cœur qui se fond, je veux qu'on pleure ; et si vous avez trop de ces larmes, envoyez-en moi ; je les recevrai, surtout celles que Dieu envoie sans nous ; ce sont les bonnes. J'approuve aussi ce goût de la communion tel que vous me le représentez : il me

 

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tarde que vous commenciez cette retraite, et je prie Dieu qu'il calme les douleurs de Madame votre sœur.

Je ne m'arrête, pas à dire que Dieu peut supprimer les actes de l'imagination ; il en supprime de bien plus délicats, quand il veut rendre l’âme docile au joug qu'il a à lui imposer. Allez donc en paix.

Je ne dois point me mêler des réceptions, ni même y entrer trop avant, mais régler la manière de les faire ; et c'est là ce que je ferai, s'il plaît à Dieu. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXXIX.  A Germigny, ce 16 octobre 1693.

 

Je veux bien que vous m'écriviez sur l'oraison, à la manière que vous le marquez par votre lettre du 14.

Sur celle du 15, je vous assure qu'il n'y a point d'illusion dans vos attraits ni dans vos larmes. J'aime à entendre que vous sentez que ce n'est pas vous qui aimez, mais quelque chose qui aime en vous. La cause de ces attraits, c'est la bonté infinie de Dieu. Si elle veut tirer de là quelque instruction pour les autres par mon moyen, je me donne à lui pour faire sa volonté.

Je n'ai rien de particulier à vous dire sur vos dispositions par rapport à moi. Il me sembleroit seulement qu'il n'y faudrait pas prendre garde de si près, à cause de la liaison du, ministère avec Dieu et ses plus vives opérations. Je répondrai au premier loisir à la grande lettre; mais je voudrais bien que ce fût dans une parfaite désoccupation de toute autre pensée. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE CXXX.  A Germigny, ce 17 octobre 1693.

 

Vous aurez vu par mes lettres qu'on vous rendra ce matin, que j'ai répondu aux vôtres. Il reste à vous décider que la petite confession générale que vous me fîtes dans le voyage qui a précédé le dernier, est très-bonne, et que vous avez très-bien fait de

 

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ne vous pas confesser de ces adhérences. Ce que je vous en ai dit depuis ne change rien en cela : je vous permets pourtant de vous en confesser en général, à condition que quand vous ne le ferez pas, vous n'en irez pas moins à la sainte table.

Accoutumez-vous à étendre atout la règle que je vous ai donnée pour la confession. Sans cette règle vous ne sauriez avoir de paix, ni être fidèle à l'attrait de Dieu. Je le prie de modérer vos inquiétudes qui vont à un trop grand excès sur la confession : trop de ces délicatesses avec un Dieu si bon ne convient pas. Si vous ne voulez pas m'envoyer des larmes, pleurez pour moi, ma Fille, et croyez que vous ne sauriez me faire plus de plaisir.

Vous ne me dites rien de votre malade dans votre dernière lettre : cela me fait croire qu'elle est mieux.

 

LETTRE CXXXI.  A Germigny, ce 19 octobre 1693.

 

Je ne sais plus, ma Fille, quand se fera mon voyage de Coulommiers. Il survient une affaire qui en rend le temps incertain.

Je ne vois guère d'apparence à vous voir devant la Toussaint. Ainsi vous ferez très-bien de commencer votre retraite le plus tôt qu'il sera possible : je vous donne ma bénédiction pour cela. Vous ne serez point sans secours ; Dieu sera avec vous : abandonnez-vous à lui ; j'espère que vous sentirez son secours, et cette épreuve vous sera utile. En tout cas je serai ici pour vous répondre. Vous serez avertie du jour de mon départ ; et quelque part que je sois, les lettres me seront apportées sûrement de Meaux, où il les faut adresser. Commencez donc à la bonne heure et au nom de Dieu. Humiliez-vous ; et ne vous embarrassez pas de ces jalousies : abandonnez-vous à l'attrait. Si vous pouvez dévorer entre Dieu et vous ces noirceurs, cela lui sera fort agréable, et j'espère que ce sera un moyeu pour faire que ces attraits passagers se tournent en fond et en habitude. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

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LETTRE CXXXII.  A Meaux, ce 28 octobre 1693.

 

« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur ; car ils verront Dieu. » C'est la béatitude qui m'est venue la première à la lecture de votre lettre, et je vous la donne. Celle que j'aurai à prêcher le jour de la Toussaint est celle-ci : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, etc. Qu'est-ce que cette faim et cette soif? qu'est-ce que ce rassasiement? Dans la vôtre, par pureté, j'entends le dégagement.

C'est une chose admirable que la dépendance où Dieu met les âmes du ministère ecclésiastique, à mesure qu'il les veut rendre plus indépendantes de toute autre chose. Il permet pourtant des contre-temps pour faire son coup par lui-même : la conjoncture de votre retraite vous en doit être un exemple.

Je m'en vais à Dammartin jusqu'à la Toussaint : j'y serai fort occupé ; et peut-être le plus loin de vous qui se puisse dans le diocèse. Je vous remets à Dieu pour ce peu de temps. Je serai avec vous en esprit ; et Dieu sera le moyen entre vous et moi.

Ne vous mettez eu peine de rien : laissez-vous conduire à l'attrait : celui qui le donne saura bien vous faire trouver l'Ecriture sainte quand il faudra, et il le faudra quand il le voudra ; du reste tout à l'abandon. L’âme souffre, je l'avoue, à n'être occupée que de Dieu en nudité et désolation : mais c'est alors que plus caché dans le fond, il soutient ce qu'il semble avoir délaissé.

J'écrirai pour vous assurément ; Dieu le veut : mais il veut qu'on n'écrive qu'après avoir eu le temps d'écouter. Ce qui occupe au dehors est un empêchement qu'on ne peut pas toujours lever, quand il est imposé d'en haut.

Si votre santé souffre, quittez sans hésiter. Ce n'est pas la retraite, c'est la volonté de Dieu qui sanctifie. Si vous avez à avoir de la jalousie, ayez-en pour les grâces les plus excellentes, et pour cette voie que saint Paul nous a montrée ». Il y a des nécessités de différents degrés ; les bienséances en font une. L'application que vous

 

1 I Cor., XII, 31.

 

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donnerez à écrire vos difficultés sur les auteurs mystiques ne vous fera point de tort, je vous en assure. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CXXXIII (a).  A Dammartin, ce 31 octobre 1693.

 

Pour moi, ma Fille, je n'y sais pas tant de finesse que votre auteur : j'appelle la foi nue, une foi qui demeure dans son obscurité et s'en soutient; j'appelle désolation la disposition d'une âme qui ne reçoit aucun secours aperçu. Je ne veux point du tout qu'on désire cette disposition. Quand Dieu y met, je ne veux point qu'on fasse d'effort; je dis d'effort pour en sortir, ni autre chose que ce qu'a fait Jésus-Christ dans son agonie, en concluant: Non pas ma volonté, mais la vôtre : ce qu'il a dit positivement en notre personne, puisque pour lui sa volonté était toujours dans le fond celle de son Père.

Les nouveaux spirituels se font un jargon que je n'entends pas : ils parlent trop de passiveté. Je n'en reconnais point de pure, parce qu'il y a toujours un acte très-libre et très-paisible, aussi bien que très-intime de la volonté, et un libre consentement, sans quoi l'oraison ne pourrait avoir ce mérite chrétien , qui est tout ensemble notre mérite et un don de Dieu. Tout le secret de l'oraison me paraît être dans cette parole de saint Jacques : « Approchez-vous de Dieu, et il s'approchera de vous.1 » On s'approche de Dieu, lorsqu'on se met en sa présence; c'est-à-dire lorsqu'on se recueille en soi-même pour recevoir l'impression de sa vérité, quelle que soit celle à laquelle il lui plaira de nous appliquer, où à celle que la lecture ou notre volonté soumise à Dieu nous présentera. Quand l’âme est déterminée et comme entraînée d'en haut, soit avec force et avec puissance, soit avec suavité, soit avec un trait mêlé de l'un et de l'autre, qu'elle suive : quand elle est comme laissée à elle-même, qu'elle s'aide de tout ce qui lui est laissé ou donné d'ailleurs.

1 Jacob., IV, 8.

(a) Revue sur l'original.

 

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Je ne sais où votre auteur a pris que lorsqu'on est appelé à cette oraison de pure foi, tout autre exercice est interdit. Ce sont des règles qu'on se fait arbitrairement, sans aucune autorité de l'Ecriture ou des Saints. C'est autre chose, si Dieu ne le permet pas ; mais ce n'est pas une règle. La seule règle dans ces occasions est de ne rien forcer, parce que cet effort trop vif et trop marqué ordinairement est un effet d'une imagination échauffée, qu'il faut bannir et tenir captive autant qu'on peut. Mais une manière de s'exciter, douce et paisible, quelquefois fervente, toujours simple, ne doit point être excluse de l'oraison, mais plutôt y doit et y peut être très-utilement exercée.

Pour ce qui est du raisonnement exprès et méthodique, j'avoue qu'il me peine dans la communication : mais cette simple attention avec cette admiration de la vérité est bien loin de là ; et loin de nuire à la contemplation, elle en fait une des plus belles parties, puisque rien ne dispose tant à aimer, qui est le but et l'essence de la contemplation. Voilà donc ce que j'appelle s'approcher de Dieu.

Pour ce qui est de l'autre partie, qui est que Dieu s'approche de nous, elle est sans règle ; et lui en vouloir donner, c'est en vouloir donner à Dieu. Je vous dirai seulement que les spirituels, du caractère de l'auteur que vous me citez, me semblent trop attachés à tout rapporter à la présence de Dieu en nous, qui n'est qu'un de ses attributs particuliers, et qui en soi-même n'est pas des plus touchanst, puisque selon cette présence divine qui répond à l'immensité de Dieu, il est dans toutes ses créatures animées et inanimées. C'est autre chose que cette présence par laquelle il nous est présent comme bonté , comme vérité, comme sainteté qui nous rend saints. O ! celle-là, ma Fille , je veux dire cette présence, c'est ce qui nous unit à Dieu de cette manière intime que lui seul sait expliquer.

Il est bien certain que le fond de l'oraison de contemplation, c'est le recueillement et le silence : mais si l'effet de ce recueillement était de nous retenir toujours en nous-mêmes pour ne regarder Dieu que là, Jésus-Christ ne nous aurait pas fait dire tous les jours : Notre Père qui êtes dans les cieux; et il ne serait pas

 

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dit de lui tant de fois, qu'il leva les yeux au ciel en bénissant et en priant. Sortons donc de nous-mêmes en cette sorte, et laissons-nous ravir hors de nous ; c'est un des effets de l'amour. Quand on est ravi hors de soi de cette sorte, on y demeure ; et ce n'est pas tant en sortir, qu'y rentrer d'une autre manière. Toute vérité, quelle qu'elle soit, aperçue ou non aperçue distinctement, est l'objet de l'union avec Dieu, qui est toute vérité: et aussi réciproquement, toute vérité est Dieu, parce que c'est en Dieu que tout est vrai immuablement et éternellement.

Je suis ravi de vous voir ravie de la divinité et de la grandeur de Jésus-Christ : soyez-la encore de sa béatitude : soyez-la de celle de Dieu, qui est heureux et le seul puissant, comme l'appelle saint Paul (1). Réjouissez-vous de ce que Dieu est une nature heureuse et bienfaisante, et bienfaisante parce qu'elle est heureuse : heureuse et béatifiante, qui fait ses délices de la bonté , qui se dégage sur tout ce qu'il aime, et à qui il communique son amour conformément à cette parole : « Mes délices sont de converser avec les enfants des hommes (2) : » combien plus avec les anges, où il n'y a rien d'impur? mais combien plus en autre sens avec les hommes, afin de les purifier en leur appliquant sa pureté purifiante. C'est,ainsi qu'on a le cœur pur.

Vous me demandez ce que c'est que le dégagement où je mets cette pureté? Cela s'explique de soi-même. Il y a des choses sur lesquelles il faut sentir, et non pas interroger. Relisez l'endroit où je vous parle de ce dégagement; vous trouverez tout votre doute éclairci. Vous vous faites souvent de la peine, en disant que je ne vous réponds pas à certaines choses auxquelles je sens que je réponds, parce que je donne un principe par lequel on se répond à soi-même, qui est une manière de répondre qu'il faut souvent pratiquer, parce qu'elle apprend à l’âme à consulter en soi-même la vérité éternelle, c'est-à-dire à s'y rendre attentive. C'est ce qui fait que je ne vous dis mot sur ces oppositions à l'attrait divin. N'est-ce pas répondre à tout que de vous dire de le suivre? Allez donc à Dieu en abandon : assurez-vous que j'ai répondu à toute votre lettre; dilatez-vous, marchez en liberté. Ne

 

1 I Tim., VI, 15. —  2 Prov., VIII, 31.

 

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vous faites point de la confession un exercice angoisseux, mais de confiance et d'amour ; par conséquent d'humilité, parce qu'il n'y a point de confiance qui ne sorte de ce fond.

Vous souhaitez à l'heure de la mort la confiance que vous avez ressentie : ignorez-vous que celle qu'on a pendant tout le cours de la vie, a son effet pour la mort? Que sommes-nous, sinon des mourants? Celui qui la donne ne la peut-il pas continuer? Que fera l’âme à la dernière heure, sinon ce qu'elle a toujours fait? Dieu n'a-t-il pas eu son pouvoir tous les moments, et y en a-t-il un seul qui ne puisse être celui de la mort ? Que faut-il donc faire à chaque moment, sinon d'étendre sa confiance à tous les moments suivants, et à l'éternité toute entière, si notre vie pouvait durer autant?

Vous voyez que j'ai répondu à tout. Je me suis trouvé cette nuit en disposition et en loisir de le faire. J'ai eu plus tôt fait de lire votre lettre toute entière, que d'y aller chercher les distinctions que vous m'y aviez marquées. Vous êtes trop angoisseuse ; dilatez-vous, quoique les angoisses aident aussi à leur manière à dilater d'un côté ce qui se resserre de l'autre. Si cela est en vous, Dieu en soit loué. Ce noir chagrin est en sa main, et il sait bien s'en servir : il n'y a qu'à s'abandonner, et se laisser pousser haut et bas, puisque l'état de cette vie demande ces vicissitudes, et que l'immutabilité est réservée à la vie future.

Dites-moi qui est cet auteur, s'il est imprimé ? Si c'est un auteur que le public ne connaisse pas, je ne suis point pressé de le connaître. Je vous dirai seulement qu'en ce siècle je vois dans les spirituels beaucoup de jargon, beaucoup de règles qu'on forge sur ses expériences ou par raisonnement: mais ni nos expériences, non plus que celles des personnes que nous connaissons, ne font toutes les voies de Dieu, ni nos raisonnemens ne font pas sa loi. Il pousse et il retire. Ce qu'on appelle état permanent, ne l'est qu'à comparaison d'un autre plus agité ou plus variable; et si on avait l'entière et absolue permanence, on aurait l'éternité.

Quand le compte que je vous ordonne de me rendre causera trop d'interruption à votre oraison, ou trop d'accablement à votre tête, remettez à un temps plus libre, et marchez en tout à dilatation

 

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de cœur, autant que Dieu vous le donnera, sans contraindre son Saint-Esprit, qui veut qu'on le laisse souffler où il veut et comme il veut. Je le prie qu'il soit avec vous.

Je suis bien aise de voir par la lettre de Madame de Baradat le contentement que vous m'aviez déjà marqué.

 

J. Bénigne, év. de Meaux.

 

P. S. Il reste à vous dire que pour vous donner moins de peine, je ne vous demande aucun raisonnement sur vos dispositions, mais une nue exposition de ce qui se passe tant en peines qu'en attraits, tout cela m'étant nécessaire pour me fixer dans ma conduite. Je n'empêche pourtant pas que vous ne m'exposiez aussi vos réflexions.

Les auteurs dont vous me parlez, ne me paraissent pas distinguer la voie de la foi nue d'avec celle du pur amour. Il n'y a rien de si certain que ce principe, que l'amour présuppose quelque connaissance et qu'il l'augmente. Une lumière plus sombre est changée par l'amour en une lumière plus claire, une lumière plus variable en une lumière plus fixe, une lumière plus resserrée en une lumière plus étendue, et ainsi du reste: et cette nouvelle lumière qui vient par l'amour l'augmente encore, et ainsi jusqu'à l'infini. Dieu soit avec vous.

 

LETTRE CXXXIV (a).   A Meaux, ce 31 octobre 1693.

 

Vous ferez très-bien de communier tous les jours de votre retraite. Vous ne devez point hésiter à commencer votre office selon l'ordre du chœur. Je vous donne à lire un des jours le premier chapitre d'Ezéchiel, où est la gloire de Dieu. Adorez-en l'obscurité sainte : abandonnez-vous à Dieu pour ne rien entendre. S'il sort quelque rayon de la profondeur de la nue, recevez-le avec respect.

Notre-Seigneur soit avec vous.

 

(a) Revue sur l'original.

 

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LETTRE CXXXV (a) .  A Meaux, ce 3 novembre 1693.

 

Je connais M. de Malaval (b) : laissez-le là, et conseillez à Madame de Baradat d'en faire autant. Il est de ceux qui font une méthode réglée de leurs expériences, et qui contraignent par là l'esprit de Dieu, qui veut être libre. Quand je dis : Laissez cela, je ne veux pas dire pour vous : Ne le lisez pas; je le dis à Madame de Baradat. Je n'aime pas qu'à l'entrée des voies de Dieu on fasse de ces lectures qui pourraient prévenir l'esprit par des impressions, et substituer des pensées humaines à la place des mouvements du Saint-Esprit.

Je ne vous tairai point que dans le compte que vous me rendez de votre retraite, j'ai senti un esprit trop raisonneur: trop de réflexions sur votre état, trop de comparaison de votre oraison avec les autres, et de celle de l'amour avec celle de la pure foi, qui dans le fond sont les mêmes. Il m'a paru même dans vos attraits quelque chose de plus brouillé, de moins net que dans ce qui précédait votre retraite. J'en ai attribué la cause à tant de réflexions sur les états et les oraisons, qui n'étaient pas tant de saison, et qui pouvaient trouver leur place dans l'exposition que vous me voulez faire des difficultés. Pour me les faire , je vous permets la lecture de Malaval. Au reste je vous ai instruite par ma lettre de Dammartin, de ce que vous avez à faire.

Ne faites point de communions par épreuve de ce qui pourra en arriver, mais par attrait, par obéissance et par goût. La présence de Dieu, dans l'oraison, ne doit pas être une présence sèche, mais pleine d'amour. Bien ne rend l'objet si présent que l'amour même, qui lui unit le fond de l'âme, et qui en rappelle tous les traits. Peut-on oublier et n'avoir pas présent ce qu'on aime ? Vous vous êtes donc bien trompée, quand vous avez distingué cette oraison de présence d'avec celle d'amour. Dieu présent comme vérité, comme justice, comme bonté infiniment communicative ; Dieu

 

(a) Revue sur l'original. — (b) Nous avons parlé de Malaval dans les Remarques historiques du XIXe volume.

 

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présent dans le cœur et y habitant, y demeurant, y agissant avec liberté, s'y promenant, comme parle l'Ecriture, deambulabo in eis (1); n'est-ce pas la véritable matière de l'amour jouissant?

Si méditer, c'est faire des raisonnements dans son esprit avec un effort de la tête, M. Nicole n'aura pas raison de vouloir qu'on en revienne toujours à la méditation. S'il appelle raisonner, contempler une vérité révélée de Dieu, y être attentif, l'admirer, s'y unir par un acte de foi, par la même foi en contempler la liaison avec d'autres vérités également révélées, et la liaison révélée aussi : je le veux bien, et en tout cela c'est le cœur qui fixe l'esprit ; et s'il y a un raisonnement, comme en effet il y en a un, c'est un raisonnement dont la foi, qui opère en amour, fait toute la liaison des principes et des conséquences. La tête y a peu ou point de part : tout consiste principalement dans une attention paisible de l’âme sur ce qu'elle aime, et l'attention de cette sorte est un effet de l'amour.

L'attention vient d'un acte de la volonté qui la fixe. C'est autre chose quand il part un trait du fond de l’âme, qui la transporte, et lui fait désirer de voir à découvert la vérité même, qui a été jusqu'ici ce que Dieu a semblé vouloir de vous. Mais sans chercher à rien décider là-dessus, laissez-le décider tout seul; et parmi des choses qui toutes sont bonnes et toutes peuvent venir de son esprit, laissez-vous déterminer par l'attrait.

Ne craignez rien dans les larmes que le mauvais effet qu'elles peuvent faire sur votre santé et sur votre tête : du reste, ni David, ni saint Paul, ni saint Augustin à leur exemple, n'y ont trouvé la nature. Elle se trouve partout, et se peut trouver dans les actes les plus purs, qui peuvent servir à la repaître. Le moyen le plus efficace pour l'empêcher de s'y trouver, c'est de la laisser comme oubliée, et songer plutôt à l'outre-passer qu'à la combattre.

Ne dites point que vous aimez et que vous admirez sans acte, car tout cela sont des actes : dites sans acte marqué et sans paroles expresses, et vous direz bien. Je sais aussi que c'est cela que vous entendez.

 

1 Levit., XXVI, 12.

 

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Ce rassasiement dans la sainte communion me plait beaucoup, et je ne m'étonne pas qu'il ne soit pas plein ni parfait dans une âme qui espère et qui désire. Vous avez bien fait de prier en cet état pour les âmes que Dieu purifie, et en ce monde et en l'autre ; car il y a un purgatoire mystique dans cette vie.

Voilà la réponse à vos lettres du 29, du 30, du 31. Il est mardi. Elle partira par la poste.

Notre-Seigneur soit avec vous.

 

J. Bénigne, év. de Meaux.

 

Je m'en vais à Germigny jusqu'à samedi. Ce jour-là à Coulommiers, à Faremoutiers, etc., etc., s'il plaît à Dieu. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

J'ai reçu tous les paquets du 31 et du 1er. Vous aurez réponse demain. Vous pourrez vous ouvrir au P. Toquet, autant que Dieu vous l'inspirera. Je laisserai ordre qu'on l'invite à me venir voir à Germigny, où je vais coucher.

 

LETTRE CXXXVI (a).  A Germigny, ce 3 novembre 1693.

 

L'avis est bon à donner au P. Toquet. Je vous ai mandé ce matin que je donnerais ordre à Meaux, s'il y passait, qu'on me l'envoyât ici.

Si je vous réponds par principes, souvent sans application, ma vue est que vous trouviez les réponses dans la vérité éternelle plutôt que dans ma bouche.

Cette présence de Dieu indéfiniment dans toutes choses, est la plus sèche et la moins touchante de toutes. Attachez-vous aux présences que je vous ai marquées, plutôt qu'à celle-là, que les spirituels d'aujourd'hui semblent regarder comme le fondement principal de leur oraison.

Il ne m'importe guère que vous vous donniez la peine de transcrire le sentiment de Malaval, que je n'estime pas assez pour en faire une autorité. On allègue certains passages du Traité de

 

(a) Revue sur le manuscrit.

 

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l’Amour de Dieu de saint François de Sales, dont j'entendrois parler plus volontiers si vous les saviez.

Je ne songe point du tout à écrire de l'oraison en général; c'est bien assez que j'aide à marcher ceux que Dieu m'adresse. Si j'avais à écrire, je le ferais par principes, comme vous le dites, plutôt que par réfutation. Il y aurait du péché à ne vouloir pas être toujours occupé de Dieu si on le pouvait. Il n'y a point de péché à donner quelquefois du relâchement à cette douce occupation, quand elle vient à trop échauffer la tête. Il ne s'agit pas non plus de l'opposition par nature, mais de celle de consentement et de volonté : sur quoi vous avez votre grande règle pour la confession.

Il ne faut point chercher d'autre raison pourquoi Dieu retire son attrait, sinon qu'il souffle où il veut : les autres sont accessoires, et ne se trouvent pas partout. Qui dit dégagement, dit dégagement de tout; c'est là cette pureté de cœur qui concourt avec la parfaite liberté. J'ai ajouté que ce dégagement n'ôtoit pas la dépendance envers l'Eglise et son ministère : c'était tout ce que je voyois sur cette matière, et ce qui suffit pour entendre ce dégagement, qui n'est qu'une séparation de tout ce qui n'est pas dans l'ordre divin.

Les distractions n'obligent pas à recommencer les endroits du Bréviaire où elles arrivent, quand on n'est pas certain qu'elles sont volontaires; autrement, contre l'esprit de l'Eglise vous vous chargeriez de plus de prières vocales qu'il ne faut, et vous vous mettriez dans des angoisses, dont l'esprit de Dieu est ennemi.

Je trouve plus de netteté dans les sentiments du 1er novembre, que dans ceux qui précédoient immédiatement. Allez toujours, Dieu est avec vous. Je vous loue de vous attacher à la charité fraternelle : mais songez qu'elle réside dans un certain fond, et n'a non plus besoin d'actes marqués que la charité envers Dieu et les autres verlus. Tout n'est rien en effet : tout ce qu'on pense de Dieu est un songe à comparaison de ce qu'on voudrait et penser et faire pour célébrer sa grandeur. Offrez-lui le néant de vos pensées, qui se perdent et s'évanouissent devant la plénitude de sa perfection et de son être.

 

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LETTRE  CXXXVII.  Ce 4 novembre 1693.

 

Je ne dis point que vous ne parliez pas nettement : au contraire, c'est en faisant comparaison des lettres où je trouvois de la brouillerie avec les autres, que je vous ai dit qu'elles me paraissaoient moins nettes.

Je ne connais le P. Guilloré que par des extraits que j'en ai vus, qui me parurent un peu extraordinaires. On perd bien du temps à ces lectures.

La lettre que vous m'écriviez pour le renouvellement de vos vœux, arriva lorsque la messe que vous vouliez que je dise à cette intention était finie : ainsi je n'avais plus rien à dire sur cela. Je connais le fond de ces jalousies spirituelles : c'est de quoi s'humilier, mais non pas de quoi se décourager. Que voulez-vous que je vous dise sur mes louanges ? Le mieux que je puisse faire, c'est de passer par-dessus. Voulez-vous que je vous parle franchement sur les réceptions ? on se défie un peu trop de moi. La réponse que je ferais aujourd'hui, ne serait pas plus ferme que celle des temps précédents ; et c'est pourquoi j'aime autant garder le silence que de répondre sans nécessité.

 

J. BÉNIGNE, év. de Meaux.

 

P. S. Qui vicerit, sic vestielur vestimentis albis, et non delebo nomen ejus de libro vitœ, et confitebor nomen ejus coram Patre meo et coram Angelis ejus : « Celui qui sera victorieux, sera ainsi vêtu d'habits blancs ; et je n'effacerai point son nom du livre de vie, et je confesserai son nom devant mon Père et devant ses anges. » Voilà ce qui est venu à l'ouverture de l’ Apocalypse. J'approuve fort que vous continuiez la lecture de cet admirable livre. Je prie Dieu, ma Fille, qu'il soit avec vous : je lui rendrai grâces au saint autel de celles qu'il vous a faites dans cette retraite.

 

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LETTRE CXXXVIII.  A Meaux, ce 14 décembre 1693.

 

Laissez, ma Fille , Dieu le maître des grâces qu'il vous voudra faire : il l'est aussi, quoi qu'on puisse faire, ni penser au contraire ; mais il faut consentir à ce qui est, et s'y soumettre avec amour. Ainsi on ne perd rien, et Dieu sait bien récompenser d'ailleurs ce qu'on semble perdre : car il est celui à qui pour faire et pour donner ce qu'il lui plaît, le néant est aussi bon que l'être, et ce qui n'est pas aussi bon que ce qui est. Croyez-le, et vous vivrez. Mettez Jésus-Christ à la place de tout ce qui vous manque. Peut-être que Dieu vous fera sentir par avance cette oraison en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, dont je me propose de vous parler.

N'allant point à l'office, ne faites pas ce peu qui vous accable. Profitez des humiliations que cela vous attire. Je vous permets quelque société durant vos maux : ne forcez rien, et passez ce que vous pourrez entre Dieu et vous. Ne faites aucun effort, quel qu'il soit, et ne vous livrez pas à de trop grands mouvements. Lisez à votre loisir le chapitre XL de l’Ecclésiastique , et le chapitre ix de la Sagesse. Portez Adam et son joug. Portez l'image de l'Adam terrestre, et vous porterez un jour celle du céleste. Communiez le plus souvent que vous pourrez : quand vous ue le pourrez pas, mettez-vous en la personne d'Adam privé du fruit de vie : humiliez-vous en cet état, et revêtez-vous du nouvel Adam. Vous aurez plus que vous ne perdez : c'est là encore une fois cette oraison en Jésus-Christ. N'argumentez point sur les grâces, si elles sont passagères ou non : recevez-les comme éternelles et elles le seront.

S'unir à Dieu sans combattre directement un sentiment, est une manière très-efficace de n'y adhérer pas : c'est le cas de trouver en Jésus-Christ tout ce qu'on ne peut trouver en soi.

Il y a des prophéties de toutes les sortes : il y en a où Jésus-Christ est tout pur, et il y en a où il est enveloppé. Celles où il est tout pur assurent dans les autres le sens où il est caché. Vous

 

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trouverez cela expliqué à la fin des notes sur Salomon, sous le titre de Supplenda in Psalmos. Le Père qui dit : Totus Deus, c'est saint Augustin sur l’Epître aux Galates , et il l'applique à Jésus-Christ ressuscité. Joignez à l'Evangile de saint Jean le Missus est de saint Luc (1), et arrêtez-vous à tous les degrés par lesquels le Verbe descend. C'est un premier pas d'envoyer un ange; un autre, d'inspirer à la sainte Vierge cet amour de la chasteté ; un autre, de lui inspirer l'obéissance avec l’Ecce ancilla; un autre, de venir lui-même, après que l'humilité a si fort rapproché de lui celle qui le devait attirer et recevoir.

Il n'y a rien du tout de secret dans cette affaire. Il est public que Madame de Jouarre (a) a donné un placet pour rentrer, que le roi a mis un néant avec indignation, et a dit que c'était l'effet des mauvais conseils des prêtres qu'elle avait voulu ravoir, et qu'il les fallait éloigner. On a plaidé au grand-conseil, et elle a été condamnée contradictoirement.

 

Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

J. BÉNIGNE, év. de Meaux.

 

P. S. J'ai lu un peu plus de la moitié de votre grand écrit, et jusqu'ici je n'ai rien trouvé dans vos sentiments que je n'approuve.

Je trouve qu'on parle beaucoup contre les larmes, et j'aurais intérêt à suivre ce sentiment : mais je ne sais que répondre à saint Augustin, à tous les Saints, à David, à saint Paul, à Jésus-Christ même. Il faut tâcher de les modérer quand cela accable le corps et fait du mal : du côté de Dieu, ordinairement je n'y vois rien qui ne soit désirable. On a mis dans les litanies de Paris : Ut fontem lacrymarum nobis dones, te rogamus, etc., et cela est tiré des anciens Rituels. Je sais bien que ce qui est bon de soi, par accident peut tourner en mal, mais en soi c'est un don de Dieu qu'il faut accepter, et l'on doit lui en rendre grâces. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

1 Luc., I, 26 et seq.

(a) La précédente abbesse qui s'était démise.

 

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LETTRE CXXXIX. A Meaux, ce 17 décembre 1693. 

 

Voilà, ma Fille, une lettre de M. l'abbé de la Trappe. Je continue la lecture de votre grand livre, où je ne trouve toujours rien que je n'approuve. Je suis dans l'étonnement de beaucoup de spiritualités inconnues aux Pères, et inconnues aux apôtres. Il faut pourtant bien qu'elles soient bonnes dans un certain sens, et vous tâchez de le trouver. Si vous aviez coté les endroits, vous m'auriez soulagé de quelques petits soins ; mais cela n'est rien, et j'y suppléerai aisément. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE CXL.  A Meaux, ce 23 décembre 1693.

 

J'ai reçu, ma Fille, vos lettres du 16, du 18, du 19 et du 22, avec une autre sans date, mais qui était jointe à une qui était datée.

Totus Deus ne convient pas à l'incarnation dans l'intention de saint Augustin, lorsqu'il s'est servi de ce mot, parce qu'il ne s'en sert que par rapport à la pleine manifestation de la divinité de Jésus-Christ.

Quand on dit qu'on est favorisé par sentiment plutôt que par réflexion et par retour sur soi-même, ou en tout cas par reconnaissance, il n'y a point de vanité : le premier est le meilleur.

Il n'est pas toujours nécessaire de connaître distinctement ce que Dieu veut de nous, et il suffit de s'y abandonner. Ainsi je ne connais rien davantage au sujet dont vous me parlez. Beaucoup de foi et d'abandon avec peu de vues distinctes, c'est le plus souvent ce que Dieu veut.

Quand je dis que vous ne vous livriez pas à des attraits et opérations trop fortes, je parle par rapport au corps, qu'il ne faut pas laisser accabler : à cela près, livrez-vous.

Je vous avoue que je n'entends pas ces grandes défiances qu'on veut inspirer aux hommes de Dieu ; c'est peut-être par un défaut

 

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de lumières : en tout cas elles suffisent pour vous, et vous n'avez rien à rechercher davantage, comme aussi ne le faites-vous pas. L'obéissance supplée à tout, et l'ordre de Dieu.

Il y a des sensibilités de plusieurs degrés : celles qu'on craint tant sont fort superficielles. Il y a un sens intérieur bien profond, et ce qui s'y passe n'a rien de suspect. Je vous répète encore qu'il faut recevoir ces dons de Dieu avec liberté et dilatation. Je suis étonné du dernier passage du cardinal Bona, que vous m'envoyez aujourd'hui.

Je persiste à dire qu'on ne peut aimer sans connaître : mais quoique connaître et aimer soient deux opérations très-différentes, il est très-possible et très-commun qu'on ne les distingue pas ; et souvent l'amour semble prévenir, parce qu'on le sent davantage. Au reste tout cela n'importe à rien, pourvu qu'on ne déroge pas à la parole de Notre-Seigneur, qui dit : La vie étemelle est de vous connaître (1).

Pour ce qui est de l'acte de contemplation sans s'appliquer aux images, je n'y vois aucune impossibilité. Au reste, quoique l'amour divin ne soit point à craindre, il y a quelquefois des circonstances qui le sont : mais on le connaît bientôt, et Dieu ne tend point de pièges aux âmes qu'il tire. Je n'entre point dans l'avis qui préfère les privations sèches. On raffine trop ; je dis trop, et même de très-saints auteurs. J'ai peine à céder à de certains sentiments des plus grands spirituels modernes. Il semble qu'on ne s'étudie qu'à trouver des subtilités pour faire qu'on se défie de Dieu. Il n'y a presque que sainte Thérèse dont je puisse m'accommoder tout à fait : mais encore un coup c'est ma faiblesse de ne pouvoir atteindre au raffinement des autres. Nous perdrions trop de temps à renvoyer cet écrit. Je choisirai les questions auxquelles il faudra répondre en un mot, et je les ai déjà marquées autant qu'il est nécessaire par rapport à vous ; il n'y a que le temps à trouver.

Portez votre infirmité sur ces jalousies spirituelles entre Dieu et vous, et jamais à confesse, et qu'elles ne vous empêchent jamais de faire ce qui vous est prescrit, surtout de communier. Ne

 

1 Joan., XVII, 3.

 

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raisonnez pas davantage sur le consentement, et abandonnez tout à la bonté de Dieu. Ne songez plus à vos confessions précédentes, nonobstant la peine nouvelle que vous donnent ces dispositions. Il n'y a qu'à obéir sans raisonner, et à dilater son cœur. Il n'y a pas de loisir et encore moins de nécessité de vous donner des pratiques comme l'an passé.

Gloria in excelsis Deo , pax hominibus, etc. Ce sera le sujet de mon sermon. Dieu bénisse les nouvelles officières.

Quand ces fantômes de divinité passent par l'esprit, je n'y vois autre chose à faire qu'à les laisser passer sans s'en émouvoir, et sans même y faire attention ; et s'ils se rendent importuns, encore plus les mépriser, sans effort contre eux, de peur de combattre contre le vent.

Il ne faut rien désirer, ni ravissements ni extases, mais seulement d'aimer Dieu : mais n'ayez point de scrupule de cela ; laissez passer. Ne demandez pas à Dieu qu'il retire aucun de ses dons, mais qu'il vous donne celui d'en bien user.

Si vous voulez mettre par écrit ces qualités du Sauveur, du chapitre IX d'Isaïe, tirez-les au sort entre celles qui en seront édifiées, et priez Madame l'abbesse d'y entrer, si vous l'y croyez disposée. Le sort vous tiendra lieu d'obéissance, et je prie Dieu d'y donner sa bénédiction. Du reste ces pratiques viennent bien quand on y est poussé : la répétition devient sèche et affectée.

Assurez-vous qu'on ne verra plus entrer d'homme à Jouarre sans une nécessité absolue, et assurez-en mes chères Filles. Je salue Madame de Luynes.

Notre-Seigneur, ma Fille, soit avec vous.

 

LETTRE CXLI.  A Meaux, ce vendredi, vers la fin de 1693.

 

Retranchez encore, ma Fille, de vos réflexions la question inquiète que vous faites, si Dieu vous veut faire de nouvelles grâces. Soyez soumise à sa volonté dans une attente paisible : bien loin de vous tourmenter à chasser les réflexions, ce qui les ferait plutôt venir, laissez-leur avoir leur cours ; qu'elles s'écoulent

 

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sans que vous vous y attachiez; entrez dans le fond. Malgré nos infidélités, Dieu veut toujours donner de nouvelles grâces : il les donne au-dessus de tout mérite ; il les donne sans qu'on le sente, sans qu'on le sache, souvent même sans qu'on le soupçonne : il se sait lui-même, et c'est à lui à qui il faut tout remettre. C'est bienfait de remettre tout à la main toute-puissante de Jésus-Christ.

Vous voilà toujours dans vos craintes de consentement, et vous voulez m'y faire entrer. Vous détruisez ce que vous veniez de dire, et mes règles ne seront plus rien si vous vous écoutez ainsi vous-même : mais si vous allez pousser la chose jusqu'à vous retirer de la communion, ou à vous troubler en allant à ce banquet de délices, vous renversez tout. Si je ne vous fais pas beaucoup de remarques sur les attraits que vous sentez, c'est que je souhaite aussi que vous y fassiez moins de réflexion. Quand vous avez exposé, mon silence marque mon approbation contre les illusions que vous pourriez craindre, et cela suffit sans tant raisonner.

Rien ne peut mieux faire le sujet de la retraite que je vous permets, que cette sublime purification de la religieuse des Clairets. J'ai vu ce récit, et comme vous j'ai fort remarqué cet endroit : c'est la disposition la plus convenable à la qualité d'Epouse.

Votre esprit qui prévient trop les difficultés, et qui par avance demande des conseils contre les peines que vous craignez qui ne reviennent, s'écarte de la simplicité. Quoi, la parole du Fils de Dieu, A chaque jour suffit sa malice, ne regarde-t-elle pas la vie intérieure comme l'autre ? Oui, sans doute, elle la regarde : tenez-vous-en là : car enfin quelle est cette inquiétude ? Si ces peines reviennent, n'avez-vous pas le remède dans les règles et dans les ordres que vous avez reçus de moi ? Que voulez-vous davantage?

Voudroit-on que j'allasse m'inquiéter, comme on fait à Jouarre, de tous les projets qu'on conçoit, et qu'on dit qu'on fait du côté de Rome? A chaque jour suffit sa malice, encore un coup. Pour dire que j'obéirai, s'il vient des ordres en forme, vous avez bien remarqué que c'est un si. Que sert de perdre le temps en paroles

 

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superflues? Dites à celles qui se troublent que mon repos doit calmer leur inquiétude. On ne songe point du tout à remuer l'affaire de l'exemption, et on y songerait en vain. Madame de Soubise a raison de ne songer pas à M. l'archevêque en matière de congé : ce n'est pas là une cause d'appel. Je n'ai encore aucune réponse; quand j'en aurai, je vous en dirai ce qui se pourra.

Ne vous troublez de rien ; tout est compris dans la volonté de Dieu : en s'y abandonnant, qu'a-t-on à craindre? Notre-Seigneur soit avec votre esprit.

 

LETTRE CXLII.  A Meaux, ce 30 décembre 1693.

 

Il y a déjà, ma Fille, plus de cinq cents pages des miennes dans la continuation de la Cène : il n'y a plus que quatre versets à expliquer, avec une récapitulation de la prière de Notre-Seigneur.

Je n'ai rien ouï de vous sur le jansénisme, ni sur autre chose. Je me ferai un honneur et un plaisir de vous justifier. Laissez écouler ces peines ; elles ne feront, s'il plaît à Dieu, que concentrer la charité dans votre fond. Si Dieu vous veut sans action, soyez-y, et ne forcez rien. Active, passive, tout est bon, si Dieu le veut, disait saint François de Sales à la Mère de Chantai. Tout ce que Dieu a fait dans les Saints n'est pas écrit : ils n'ont pas toujours su eux-mêmes ce que Dieu opérait en eux. Le fond de la grâce est toujours le même. La manière de l'appliquer, et l'attention qu'on y a peuvent augmenter ou diminuer, s'expliquer ou plus ou moins. Il y a un mot de saint Antoine qui comprend bien des secrets : c'est que le moine, pour bien prier, ne doit songer ni à lui-même ni à sa prière. Je ne sais s'il n'est point dans votre écrit : quoi qu'il en soit, je l'ai dans Cassien.

Il n'y a aucun sujet de croire que Dieu permette au démon de remuer cette humeur noire : ne doutez pas qu'elle n'ait son utilité pour entretenir le don de Dieu.

Je salue Madame votre sœur, et suis à vous, comme vous savez.

 

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LETTRE CXLIII (a).  A Meaux, ce  1er janvier 1694.

 

J'envoie exprès pour vous souhaiter une heureuse année, pour vous dire adieu, et recevoir les papiers que vous aurez à m'envoyer.

Je n'ai rien, ce me semble, à vous mander sinon : Renouvelez-vous, dilatez-vous. Sur l'oraison, je pense et repense aux paroles de saint Antoine : les voici de mot à mot, telles qu'elles sont rapportées par Cassien dans sa neuvième Conférence, chapitre XXXI. « L'orainos n'est point parfaite, où le moine se connaît lui-même ou sa prière : » Non est perfecta Oratio in quâ se Monachus, vel hoc ipsum quod orat intelligit. Cela dit beaucoup.

Il y a encore dans saint Augustin, au commencement du livre IX de ses Confessions, un silence qui est admirable. Pour moi je crois qu'on ne traitait guère de ces choses particulières : on se renfermait entre Dieu et soi : Intra in cubiculum  (1) selon l'Evangile. C'est un des défauts de la dévotion d'aujourd'hui, de se trop observer dans l'oraison et d'en trop parler. C'est autre chose pour ceux que Dieu met dans la dépendance d'un directeur, pour s'assurer delà voie : mais avec cela, je suis fort d'avis qu'on se laisse beaucoup aller à Dieu, sans tant craindre l'illusion. Il faut exposer, et demeurer en repos.

Je crois être obligé de vous dire que je doute que Madame de Saint-Bernard ait reçu nos lettres et qu'elle les puisse recevoir. Je n'irai par là, qu'à mon retour qui sera en bref, s'il plaît à Dieu. Notre-Seigneur, ma Fille, soit avec vous. Je salue Madame votre sœur. Pour la lettre de M. de Chevreuse elle est partie. Je salue et je dis adieu à nos chères Filles.

 

1 Matth., VI, 6.

(a) Revue sur l'original.

 

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LETTRE CLXIV (a).  A Meaux, ce 2 janvier 1694.

 

Je n'ai rien reçu de vous sur les sujets dont vous m'avez écrit, qui ne fût digne d'une religieuse aussi détachée que vous êtes. Vous aurez vu par ma lettre que vous recevrez ce matin, que je pars lundi sans tarder. L'affaire de Notre-Dame de Soissons, apparemment ne se terminera qu'à Pâques. Tout est entre les mains de Dieu.

J'ai redemandé à ma Sœur Subtil le commencement que je lui avais envoyé sur la Cène, pour le corriger, et le renvoyer avec tout le reste : il n'est pas possible que cela se fasse avant mon départ, ni que j'écrive rien de considérable.

J'ai eu beaucoup de joie de ce que vous m'avez mandé de la conduite édifiante de Madame de Baradat la tante : c'est un bon esprit, qui ne se mettra pas au bien à demi. Je vous prie de témoigner mes sentiments à Madame de Blaienne. Je n'ai rien à vous dire de Farmoutiers que lorsque j'y irai moi-même, ce qui est fort loin. J'approuve au reste toutes les démarches que la charité vous inspire. Je vous permets d'écrire, et à elle de recevoir ce que vous trouverez à propos de lui mander, pourvu que la voie soit sûre, et que je ne paraisse pas. J'ai des raisons d'agir de cette sorte : vous pouvez l'assurer de ma charité.

Je me doutais bien que votre explication sur le jansénisme serait celle que vous me donnez, et j'en suis très-aise.

Je vous répète que les actes qu'on appelle formels, ordinairement ne sont rien moins que de vrais actes. Un simple retour vers Dieu emporte un plus parfait désaveu de tout ce qui est contraire à sa volonté, que tous ces actes en forme qui ne sont que dans la mémoire. En un mot, c'est assez de dire dans le langage du cœur : Mon Dieu, j'aime ce que vous aimez, et je désavoue tout ce qui ne vous plaît pas.

 

(a) Revue sur l'original.

 

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LETTRE CXLV.   A Versailles, ce 9 janvier 1694.

 

J'ai, ma Fille, reçu votre lettre du 4. Je suis ici depuis trois jours : M. de Chevreuse n'y sera que dans deux jours : vos lettres ne seront rendues qu'en ce temps-là. On attribue beaucoup à M. du Maine la nomination de Madame de Fiesque (a) : on pense qu'il a cru que Madame la comtesse de Fiesque l'avait fort servi auprès de Mademoiselle. J'ai dit à Madame de Soubise combien vous vous sentiez obligées, Madame votre sœur et vous, aux amitiés que Madame de Jouarre vous avait faites en cette occasion, et à toute la manière dont elle en avait usé.

La joie qu'on doit avoir dans les occasions d'humiliation n'est pas toujours une joie sensible, mais une simple complaisance de l'esprit à la volonté de Dieu, en lui disant : Ita, Pater, quoniam sic fuit placitum ante te (1) : « Oui, mon Père, je vous en rends gloire, parce qu'il vous a plu que cela fût ainsi. » Madame votre sœur est entrée dans les véritables sentiments que Dieu demaude d'elle. Il n'y a aucune apparence que M. votre frère songe à rien, et vous avez raison de croire que c'est une suite des dispositions de la divine Providence. Après tout, qu'y a-t-il sur la terre qui ne doive céder infiniment à la joie de contenter Dieu? Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXLVI.  A Paris, ce 16 janvier 1694.

 

Je distingue, ma Fille, sur les causes de sortie celles qui sont fondées sur la santé, c'est-à-dire sur un véritable besoin des eaux, et autres remèdes qu'on ne peut pas prendre ni faire dans le monastère : j'y ai aisément égard et je les reçois, quoique j'estime plus parfait, dans les Carmélites et à la Visitation, d'y renoncer.

 

1 Matth., XI, -26.

 

(a) Il s'agit ici de la nomination de cette dame à l'abbaye de Soissons, pour laquelle on proposoit madame de Luynes, sœur de madame d'Albert.  (Les édit.)

 

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Quant aux autres raisons de sortir que vous me marquez, je doute fort qu'elles soient légitimes, et que je doive m'y rendre ; ou pour mieux dire je ne doute pas, et je vois bien clair là-dessus.

Pour en venir maintenant au particulier de Madame votre sœur et de vous, si les eaux vous sont nécessaires, à elle pour ses fluxions, et à vous dans la juste crainte de devenir non-seulement boiteuse, mais encore impotente, j'entrerai dans tous les moyens pour vous procurer ce soulagement.

Quant à cette humeur noire, c'est autre chose; je crois que vous n'en devez attendre la guérison que de Dieu, qui la fait servir à ses fins cachées d'une façon particulière. Humiliez-vous, et soumettez-vous : souvenez-vous de celte parole : « Ma grâce te suffit ; car la force se perfectionne dans l'infirmité. » Priez trois fois comme saint Paul (1). Je ne crois pas que vous ayez une autre réponse. De quelle manière l'ange de Satan agissait dans la peine de l'Apôtre, il ne l'a pas expliqué, et nous a montré à ne pas chercher ces explications, mais à nous contenter humblement de la réponse de Jésus-Christ.

Je me suis expliqué sur le livre avec celui qui en devait traiter avec moi, d'une manière à ne laisser aucun doute de ma résolution très-déterminée. On ne m'a point rendu de réponse ; mais j'ai déclaré nettement que je persisterais, quelle qu'elle fût, et que je ne mettrais pas cela en délibération : en un mot, le livre est mauvais.

Pour celui du Cantique des Cantiques du bon homme, dont la préface vous a peinée, je l'avais vu sans peine. Ce bon homme est peu pénétrant, et ne songe guère à prendre l'esprit de l'Ecriture. Il le faut laisser faire, puisqu'il a pour lui de grands auteurs : mais c'est craindre où il n'y a rien à craindre, et ôter toute la grâce du livre que de suivre ce sentiment.

Sur le sujet de ces jalousies, Dieu en ôtant, comme je l'en prie, la malignité, et vous en laissant, comme je crois qu'il le veut faire, l'humiliation, elles vous tourneront à salut; et vous n'avez qu'à continuer vos communions à votre ordinaire, et à recevoir

 

1 II Cor., XII, 9.

 

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la grâce qu'il vous y fera. L'esprit de gémissement pour les péchés est enfermé pour vous dans l'esprit d'amour.

Je suis bien aise de vous entendre dire que quand on vous offrirait cent abbayes, vous n'en accepteriez aucune. Portez Madame votre sœur aux mêmes sentiments ; je ne dis pas à la soumission où elle est, mais à l'exclusion ; car j'ai toujours cru, et crois plus que jamais, que Dieu veut cela d'elle. Sa volonté se déclare par deux endroits : l'un est la disposition où est M. votre frère, l'autre est la disposition de ceux par qui passent ces affaires. Dieu se déclarant assez par là, il faut aussi se déclarer avec Dieu, et regarder ce dernier événement comme un dernier coup où il manifeste sa volonté sur elle : et c'est là, je ne dirai pas le sacrifice qu'il lui demande, mais la récompense du courage avec lequel elle s'est donnée à lui.

Songez au mot que je vous ai écrit sur ce sujet, ou à elle ou à vous. Lorsqu'on se consacre à Dieu, et qu'on veut qu'il règne sur nous, il faut lui rendre grâces de ce qu'il vient à l'effet, et qu'il exerce actuellement cet empire auquel nous sommes soumis ; et c'est pour chacun de nous ce que veut dire : Adveniat regnum tuum.

Je n'ose vous rien dire sur ce que vous me marquez de vos sentiments par rapport à moi ; cela n'est pas seulement obligeant par rapport à ma personne, mais encore utile à votre âme par rapport à la conduite où Dieu vous a mise. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

+ J. BÉNIGNE, év. de Meaux.

 

P. S. Ma Sœur Coruuau donne trop dans tout. Sera-t-elle bien plus avancée à Soissons qu'à Jouarre sans association? Je n'approuve point ses vivacités. Je vous prie de dire à Madame de Rodon que je suis de son avis sur ce sujet.

Il faut vous justifier sur le sujet des abbayes dans l'occasion, pour l'édification publique : du reste qu'importe que le monde pense? Il faut tout laisser passer, comme les figures des nuages, qui ne sont qu'imagination et s'effacent les unes les autres de moment en moment.

 

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LETTRE CXLVII (a). A Paris, ce 25 janvier 1694.

 

Il ne faut point, ma Fille, vous détourner de la communion pour toutes ces peines. La pensée de votre sortie avec Madame votre abbesse, supposé qu'elle arrive, de quoi je doute beaucoup, étant soumise à ma volonté comme à celle du supérieur donné de Dieu, n'a rien que de bon.

Celle de ces jalousies, dès qu'elle vous fait de la peine, n'est qu'un mouvement de la partie inférieure. Pour détruire toute l'adhérence que vous croyez y avoir, il ne faut qu'un simple désaveu. J'approuve, et dans cette occasion et dans toute autre, la demande faite à Dieu de faire lui-même ce qu'il veut dans sa volonté, que nous lui remettons ; et c'est le meilleur désaveu qu'on puisse faire de tout ce qui s'oppose à Dieu en nous. Faites cet acte, tant qu'il vous sera donné de le faire. Si quelquefois il vous semble que vous ne le faites pas si formé, sachez qu'il se fait en vous et par vous-même, sous la motion de Dieu, d'une façon plus intime. Surtout, quoi qu'il arrive, ne vous détournez ni de la communion ni de la sainte familiarité que Dieu vous demande. Laissez-vous conduire à son attrait ; laissez-vous consumer de ce trait de flamme.

Loin de vous défendre de me communiquer votre intérieur, je crois cela nécessaire, et vous devez continuer sans hésiter. Si j'aperçois que le temps vienne de ne plus communiquer qu'avec Dieu seul, je vous le dirai : mais c'est à quoi je ne vois aucune ouverture ni apparence. Vous n'avez que cette voie pour vous assurer ; et livrée à vos peines, vous ne pourriez contenter Dieu ni vous mettre au large.

Quant au reste dont vous m'écrivez, assurez-vous que je n'ai rien cru de vous qui fût indigne d'une âme que Dieu visite de ses grâces. Il n'y a personne de qui j'aie dit plus de bien et plus hautement, même par rapport au gouvernement, que de Madame votre sœur et de vous. Les discours des hommes prennent dans

 

(a) Revue sur l'original.

 

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les autres hommes comme Dieu veut. Laissez donc discourir le monde, puisqu'il veut parler : il y aurait quelque chose de moins mortifiant dans son oubli, et il faut avaler toute la médecine comme Dieu la prépare.

Je crois très-inutile de faire écrire à ce bon Monsieur sur son livre des Cantiques. L'autre livre dont vous me parlez est sur le point de paraître : il en paraîtra dans peu un de M. Pelisson sur l'Eucharistie, que vous serez bien aise de voir. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXLVIII.  À Paris, ce 28 janvier 1694.

 

Je n'ai point reçu de paquet où il y eût une lettre de Madame de Fiesque : si je le reçois, je vous en donnerai avis. Voilà, ma Fille, une lettre de M. l'abbé de la Trappe. La mort de Madame de Lorraine (a) m'a plus affligé qu'elle ne m'a surpris. Je prie Notre-Seigneur qu'il regarde son âme en pitié. Toutes mes réflexions sont renfermées dans ces paroles de Notre-Seigneur : Veillez et priez. Je verrai M. et Madame de Soubise pour voir ce qu'il y aura à faire pour la maison. Je n'ai point ici les mémoires qu'on avait faits de l'argenterie. Il faudra aussi se précautionner pour empêcher que les la Vallée ne puissent aller à Jouarre : cette mort ne change rien à leur état.

Ne vous inquiétez point de ces choses de votre vie passée, dont vous avez dessein de vous confesser de nouveau à moi : cela même n'est pas nécessaire. Je salue de tout mon cœur Madame de Luynes.

 

LETTRE CXLIX.  A Versailles, ce 16 février 1694.

 

La règle sur les dots, c'est, ma Fille, premièrement qu'on peut prendre non-seulement des pensions, mais à cause des embarras qu'elles causent, des fonds par rapport à la subsistance des filles,

 

(a) L'ancienne abbesse de Jouarre, décédée le 25 janvier 1694.

 

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quand la maison n'est pas en état de les nourrir. La quantité de ce fonds se doit régler par l'autorité de l'évêque selon les besoins, et on permet dans le diocèse d'aller jusqu'à cinq à six mille livres. Il y a une nouvelle déclaration du roi, qui oblige les évêques à lui donner leur avis sur ce sujet. On ne se presse pas de faire ce règlement, ni de donner cet avis, tant qu'on voit qu'on n'excède pas, et il n'y a qu'à se reposer sur la conscience de l'évêque.

Il n'est pas permis de demander plus pour une tille, sous prétexte qu'elle serait de moindre naissance. Je trouve pourtant très-bon qu'on prenne garde à la condition jusqu'à un certain point, parce que cela entretient dans les monastères une certaine noblesse de sentiments, dont on peut tirer de l'utilité. Voilà, ma Fille, ce que j'ai à dire sur votre consultation ; et cette réponse vous fait voir que vous n'avez rien fait de mal en écoutant la proposition qu'on vous a faite, et que vous n'en auriez point fait en y entrant davantage : mais du reste, je ne vois pas qu'en soi elle soit utile.

Puisque l'affaire des fèves (a) a été jusqu'à vous, et qu'on en a fait du bruit dans le monastère, je vous dirai franchement que je me suis expliqué déterminément sur cela, et que je ne crois pas devoir changer. On me propose de différer : je ne veux m'en-gager à rien, et je prétends que sans s'en mêler davantage, on me laissera prendre le temps que je croirai le plus convenable. Ainsi, ma Fille, il est inutile de me parler là-dessus : il n'y a qu'à voir si on est véritablement soumis, ou si tout ce qu'on m'a dit et fait dire sur cela n'a été que compliment et amusement. Voilà parler franchement : du reste tout se fera sans altération de ma part : je n'ai que Dieu en vue, et ainsi il ne sert de rien de m'inquiéter. Je condescendrais de bon cœur à vos désirs, si je voyois d'autres voies d'établir la liberté des suffrages; mais comme je n'en connais point, il faut finir là.

Au reste on perdrait trop de temps à vous dire dans le détail tous les propos qu'on a tenus sur cela, aussi bien qu'à répondre aux peines que donne le retardement de mes réponses. Il suffit de bien poser pour principe que ce n'est point que je sois capable

 

(a) Des fèves dont les religieuses se servoient pour donner leurs suffrages.

 

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de me rebuter pour quelque considération que ce puisse être. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE CL.  A Paris, ce 17 février 1694.

 

Ne songez point au jeûne, et n'attendez pas des besoins qui vous accableraient : mettez à la place l'acceptation de vos infirmités.

Je n'ai rien, ma Fille, à vous dire de nouveau. Je vous ai permis de désirer les attraits en tant qu'ils portent à l'amour. Je ne révoque point cette permission : mais je crois meilleur, avec une parfaite abnégation de ses désirs, de s'abandonner à celui qui seul sait se faire aimer. Je le prie d'être toujours avec vous.

 

LETTRE CLI.  A Paris, ce 2 mars 1694.

 

Je viens de recevoir votre lettre du premier : j'ai reçu le paquet où était celle pour le P. Moret, qu'on lui a portée ce matin. Je vois par toutes les dates qu'il ne s'en est perdu aucune de celles que vous m'adressiez. Je serai, s'il plaît à Dieu, samedi à Meaux, ou lundi au plus tard. Je ne tarderai pas à aller à Jouarre.

Ne laissez pas de recevoir les grâces de Dieu, quoiqu'elles ne vous profitent pas autant qu'elles pourraient. Ce serait encore plus mal fait de se défier : à la longue, la confiance l'emportera. Je suis bien aise du sermon que le P. de la Pause vous a accordé, et je l'en remercierai moi-même bientôt, s'il plaît à Dieu. Je salue de tout mon cœur Madame de Luynes. Je prie Dieu, ma Fille, qu'il soit avec vous. Je donnerai les ordres qu'il faudra pour chercher la lettre pour laquelle vous appréhendez. Consolez Madame Renard, et témoignez-lui la part que je prends à ses peines.

 

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LETTRE CLII.  A Meaux, ce 4 mars 1694.

 

Il n'y a rien, ma Fille, de difficile à entendre sur ces jalousies pour le temporel et le spirituel : il me paraît très-inutile que vous m'expliquiez cette dernière. C'est autre chose d'être tenté de semblables peines, comme vous dites qu'il peut arriver à de saintes ames; autre chose d'y adhérer et d'y consentir. Je vous défends de vous laisser détourner de la communion par cette peine, et de vous en confesser autrement qu'en termes très-généraux, sans que cela vous empêche de communier. Les marques que vous me donnez de consentement à ces peines sont très-fausses. Vous m'en direz ce que vous voudrez au premier entretien, quoique cela soit fort inutile : en attendant, allez votre train, sans rien changer à vos communions, en quelque degré qu'elles soient : et ne me demandez pas pourquoi je vous parle si précisément; c'est assurément que Dieu le veut, et que vous n'avez qu'à m'obéir, à lui en moi.

Ne cherchez point de raison pourquoi l'onction du Saint-Esprit se fait sentir plus ou moins : il suffit que cet Esprit souffle où il veut, et quand il veut. J'approuve la disposition de demeurer dans l'attente du regard divin.

Il est inutile que vous me parliez de mes dispositions. De moi-même, je n'aurai jamais rien à vous dire sur cela, puisque moi-même je n'y pense point, et tâche de demeurer devant Dieu dans une ignorance absolue. Vous direz que c'est donc là ma disposition. Non ; n'y pensez pas, et n'en parlez plus.

Je reconnais mes paroles, et n'y trouve rien que je n'approuve encore : mais ne me faites point faire de réflexions de ce genre sur moi-même ; ce n'est pas là ce que Dieu demande de moi.

Je ne sais ce que vous me demandez sur la pénitence que je vous ai imposée. Quand je les ai une fois données, ordinairement je les oublie; et il faut tâcher de me faire parler bien clair quand il en est question, et après cela ne m'en parler plus, si ce n'est

 

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pour me rendre compte, quand on en aura le mouvement, de reflet qu'elles auront produit.

Vous voyez bien que j'ai reçu vos lettres du 29, du 1er , et j'ajoute aujourd'hui celle du 2.

Je serai content de votre soumission, si vous ne me questionnez plus sur les articles sur lesquels je vous réponds dans cette lettre.

 

LETTRE CLIII (a). Ce 4 mars 1694.

 

On désire des ravissements ; on désire des paroles intérieures qu'on entend dire aux autres qui leur sont secrètement adressées : on porte envie à celles qui reçoivent de telles grâces ; on voudrait en avoir plus qu'elles : est-ce péché ? ou quel péché est-ce ?

Si on désire ces ravissements ou ces paroles intérieures comme pour avoir quelque chose d'extraordinaire, par curiosité ou par vanité, c'est péché, et un péché qui peut être grand, selon le degré et la plénitude du consentement. Si on désire ces ravissements en tant qu'on voit dans les autres qu'ils ravissent l’âme à elle-même, pour l'unir davantage à Dieu et enflammer son amour, il n'y a point là de péché ; car c'est désirer l'amour même : mais à cause de la vanité et de la curiosité, il est dangereux de s'abandonner à ce désir; et il vaut mieux désirer l'effet que le moyen, c'est-à-dire le ravissement. Car Dieu n'est point astreint à ce moyen, et il peut produire l'effet de l'amour en tel degré qu'il voudra, par d'autres moyens que celui-là. Il en est de même des paroles intérieures : on en peut désirer l'effet ; on peut même en quelque sorte désirer ces paroles intérieures que désirait David, lorsqu'il disait : Die animœ meœ : Salus tua ego sum (1) : « Dites à mon âme : Je suis ton salut. » Mais il ne faut pas entendre que ce soit toujours des paroles formées et comme articulées au dedans : le plus souvent ce n'est autre chose qu'une secrète confiance que Dieu inspire, par laquelle il certifie l’âme autant qu'il convient à

 

1 Psal. XXXIV, 3.

(a) Revue sur l'original.

 

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l'état de cette vie, qu'il est son salut, et lui en donne la même assurance que s'il lui disait en termes formels : Je suis ton salut. On peut désirer cette parole, ou plutôt cette douce et intime inspiration d'une confiance inébranlable, puisque c'est là un des ali-ments les plus propres pour exciter et fortifier l'amour de Dieu.

Quand, en apprenant les grâces que Dieu fait à certaines personnes, on sent en quelque sorte qu'on leur porte envie, c'est-à-dire qu'on voudrait être comme elles unies parfaitement à Dieu, ce mouvement est bon : car on ne veut pas dire par là qu'on souhaitât de leur ôter leur grâce pour l'avoir, puisqu'on sait que Dieu est assez riche pour nous donner tout ce qu'il voudra sans avoir besoin, comme les hommes, de rien refuser ni de rien ôter aux autres. On peut même en quelque façon désirer d'aimer Dieu plus que les autres ; et c'est à quoi Jésus-Christ même semble avoir sollicité saint Pierre, en lui disant : M'aimez-vous plus que ceux-ci (1)? Il faut toutefois observer que saint Pierre n'osa répondre: Oui, je vous aime plus qu'eux; mais seulement: Vous savez que je vous aime. On peut néanmoins désirer en un certain sens d'aimer plus que les autres, et plus même, s'il se pouvait, que les séraphins, pour exprimer que quelque amour qu'on puisse avoir, on n'en aura jamais autant que Dieu en mérite. Tenez-vous à ce que je vous ai écrit.

 

LETTRE CLIV.  A Paris, ce 6 mars 1694.

 

Je reçois votre lettre, et cette réponse sera commune entre vous et Madame votre sœur. Pour réponse donc, je vous dirai que je suis toujours dans la résolution de conclure la visite, et de mettre les réceptions par fèves dans les règlements. Le temps de l'exécution dépendra des conjonctures : mais je ne veux point laisser acquérir sur moi cet avantage, qu'on me fasse changer d'avis en me résistant, surtout dans des choses si justes et si nécessaires, et après que je m'en suis expliqué.

Je suis étonné, ma Fille, que Madame votre abbesse prenne

 

1 Joan., XXI, 15.

 

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cela si fort à cœur : et après ce qu'elle m'a dit sur cela, je crois bien voir qu'elle agit par des impressions venues du dehors. Quoi qu'il en soit, j'irai mon train, et je verrai une fois si l'obéissance qu'on m'a tant promise est un compliment ou une chose effective.

Je n'ai rien à craindre du métropolitain, et cette affaire n'est point de sa connaissance. Je ne dois non plus attendre de faire ce règlement à l'occasion des réceptions ; au contraire il est bon que la chose soit réglée avant que le cas arrive. Le sentiment de Madame la prieure ne m'ébranle pas, parce que je sais ce qu'elle m'a dit en des temps où elle me parlait en liberté.

Pour ce qui est de la division qui en pourrait arriver, et des discours qu'on en répandra dans le monde, si je me laissais arrêter par là, je n'aurais qu'à laisser tout là ; et au lieu de faire ma charge sérieusement, la mettre tout en compliments. Quant aux discours, à Dieu ne plaise que je les craigne ; et je vois trop clairement qu'à la fin ils tourneront à mon avantage, agissant par des raisons si essentielles. Toute ma peine consiste à voir qu'on semble vouloir rejeter sur vous la résolution où je suis : mais outre que je ne crois pas qu'on pousse si loin l'injustice contre vous, que de vous imputer une chose à laquelle vous n'avez aucune part; et contre moi, que de me croire si incapable d'agir, que je ne puisse me déterminer que par des conseils étrangers: je vous crois toutes deux assez fidèles à Dieu, pour ne vouloir pas que je m'arrête par des vues humaines.

Quelque déterminé que je vous paraisse, je ne suis point pressé du tout de faire une chose que je puis faire quand je voudrai : bien plus, je suis tout prêt à changer quand on me dira des raisons, et qu'on sera dans la soumission où l'on doit être. Si l'on pense me faire peur en me faisant voir des contradictions, je me croirai alors obligé à user sans crainte et sans hésiter de l'autorité que Jésus-Christ m'a donnée; et je sens qu'il faudra bien qu'on y cède.

Je ne prétends point cacher ces dispositions : vous les pouvez dire à qui vous voudrez avec discrétion, même à Madame l'abbesse, et lui montrer cette lettre, mais non pas la lui laisser : car

 

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quand il faudra que je m'explique, ce doit être dans une autre forme. Mais j'ai cru vous devoir écrire franchement ce que je pense des raisons que vous et Madame votre sœur me représentez : je les loue dans votre bouche; mais elles seraient trop faibles dans la mienne, si je m'y rendais.

Au reste, je vous dis encore que je ne me presserai pas. Dès le lendemain que je serai à Meaux, qui sera mardi, s'il plaît à Dieu, j'enverrai apprendre des nouvelles de la santé de Madame, dont je suis dans une véritable inquiétude. Peu de jours après, j'irai à Jouarre où, soit en visite ou hors de visite, tout le monde, et vous, mes Filles, en particulier, et Madame l'abbesse plus que toutes les autres, pourront me représenter tout aussi au long qu'on voudra tout ce qu'on aura à me dire, ou sur cette affaire, ou sur toute autre : mais je ne m'engage à rien qu'à suivre les mouvements d'en haut et ceux de ma conscience.

J'aurai d'autres choses à dire et à régler, qu'on trouvera peut-être encore plus mauvaises que celles des fèves : mais il faut que j'agisse selon Dieu, c'est-à-dire fort au-dessus des complaisances et de toutes les raisons humaines, pour ne point introduire un esprit mondain dans la maison de Dieu : tant pis pour ceux qui ne voudront pas se laisser conduire par cet esprit dégagé et supérieur à tout. Pour moi, qui ne dois avoir dans l'esprit, surtout dans l'âge où je suis, que de tenir mon compte prêt pour le grand Juge, je ne puis avoir en vue que le bien, et le plus grand bien, et tout ce qui est nécessaire pour empêcher le péché. Je vous salue toutes deux dans le saint amour de Notre-Seigneur.

Assurez dans l'occasion Madame l'abbesse de toute mon affection et de toute mon estime.

 

LETTRE CLV.  Ce 6 mars 1694.

 

Si je donne ouverture à de tels raisonnements, on me dira toujours que je suis poussé comme si j'étais un novice : ainsi vous voudrez bien que j'aille mon train : vous n'avez qu'à ne rien dire et me laisser faire. Je ne voudrais pourtant pas que l'on contredît

 

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une abbesse par un esprit d'opposition; et c'est ce qu'il faut empêcher, comme j'espère le faire. Au reste ne croyez pas que ces manières d'agir me rebutent de Jouarre. On ne me connaît pas, si l'on croit me faire avancer ou reculer par des vues humaines : il n'y a qu'à me laisser faire ma charge, et que chacun se mêle de ce qui lui est commis. J'avais résolu de ne vous écrire pas un mot de cette affaire, et de la conclure sans en parler à qui que ce soit : mais comme on veut vous intéresser, il a fallu vous témoigner mon sentiment, et vous prier de trouver bon que j'aille mon train, comme je ferai, s'il plaît à Dieu, sans me détourner. Dieu veut peut-être me faire perdre à cette occasion certaines condescendances et ménagements, qu'une prudence peut-être humaine m'aurait inspirés pour continuer la bonne intelligence : Dieu sera plus maître, quand je serai affranchi de ces considérations. Si pendant qu'on veut se fâcher contre moi, on vous mêle dans cette querelle, Dieu est votre juge et votre témoin, et moi très-ouvertement votre défenseur. Assurez-vous qu'à la fin il faudra bien qu'on me cède. Gardez le silence autant qu'il sera possible : ne dites jamais que j'aie rien promis, ni que je sois engagé à autre chose qu'à la règle et à la raison. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE CLVI.  A Meaux, ce 13 mars 1694.

 

Le jubilé sera pour la quinzaine de Pâques, à commencer le lundi du dimanche des Rameaux, et finira à Quasimodo. On commencera le jour de la Notre-Dame les prières des quarante heures pour le roi, pour l'Etat et pour la paix. J'aurai de la peine à être à Jouarre plus d'un jour entier pour cette fois. Si l'on ne perd point de temps, il y en aura pour tout le monde. J'espère en trouver pour faire l'instruction que j'ai promise sur l'oraison par Jésus-Christ : la parole de saint Bernard est fort belle, et j'en profiterai, s'il plaît à Dieu.

Il ne faut point me presser pour écrire sur l'oraison : il faut que l'Esprit me presse, et je n'y résisterai pas, s'il lui plaît : du reste

 

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j'ai tant à dire et à écrire, que si je me laissais aller, il y en aurait peut-être de quoi m'accabler.

Je suis content de la disposition que vous me marquez sur ce que j'aurai à faire à Jouarre. Dieu bénira tout, et moins il y aura en moi de complaisance humaine, plus l'Esprit de Dieu se Tendra le maître. La crainte de troubler Madame l'abbesse ne sera pas ce qui m'empêchera de conclure la visite. Il faut qu'elle s'accoutume à n'être pas troublée de pareilles choses : mais vous voyez bien, au peu de temps que j'ai, qu'il n'y a point d'apparence de conclure.

Il est bon, ma Fille, que vous ignoriez en effet beaucoup de choses, afin d'assurer en toute sincérité que vous les ignorez : et quand je vous tais quelque chose, c'est par cette considération plus que par toute autre.

Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous. Je salue Madame de Luynes.

 

LETTRE CLVII (a).  A Meaux, ce 26 mars 1694.

 

Tenez-vous, ma Fille, dans ce repos divin que l'obéissance vous fait trouver, et ne le laissez pas troubler par ces peines renouvelées. Plus le trouble s'élève, plus vous devez passer par-dessus. Ne différez vos communions que par pure impossibilité de maladie : du reste n'hésitez pas, et regardez tout autre retardement comme une tentation. Je loue l'obéissance que vous avez exercée en m'écrivant la lettre du 16.

Faites le moins que vous pourrez de réflexions sur la nature des grâces que vous recevez. Exposez le fait pour être assurée dans votre voie : du reste demeurez soumise à Dieu, et recevez en grande simplicité ce qu'il vous donne par pure bonté.

Il ne faut point rejeter cette idée de Jésus-Christ présent ; il est présent, et comme Dieu, par sa nature et par l'influence de ses grâces ; et comme homme, par la communication de ses mérites, et l'infusion continuelle de son Saint-Esprit, que sa sainte âme ne

 

(a) Revue sur l'original.

 

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cesse de demander et d'obtenir pour nous : car c'est par là qu'il est notre Chef; et on n'a besoin d'aucune autre représentation que de celle de cette ineffable vérité.

Il n'est pas vrai que la dévotion à Jésus-Christ soit l'attrait des commençants; et quand cela serait, il faut toujours se mettre en ce rang, et souffrir que Dieu nous y mette, quand il lui plaît ; car il faut dire tous les jours avec David : Dixi: Nunc cœpi; hœc mutatio dexterœ Excelsi (1).  Voilà sur la lettre du 17.

Sur celle du 18, il n'y a qu'à vous confirmer ce que je viens de vous dire, et ajouter sur les larmes, qu'il en faut laisser couler des torrens. Je suis content, Dieu en moi et la charité dans mon cœur, de l'obéissance que vous me rendez : je suis bien aise que vous la soyez de ma Sœur Cornuau ; elle ressent vivement toutes vos bontés. Je salue de tout mon cœur Madame Renard. J'ai fait un tour à Paris. J'y arrivai il y a aujourd'hui huit jours, et le jour même à Versailles, d'où je retournai samedi ici.

Je trouve encore de vous une lettre du 14, une du 16, et une seconde du 18.

Le silence dans le cloître et dans le dortoir est de même obligation que celle des autres observances, où la négligence et le mépris font le péché.

Il est vrai qu'il ne faut point ordinairement, et sans grande nécessité ou utilité, dire ses pénitences, parce que cela peut commettre le confesseur, qui de son côté ne peut rien dire pour sa défense : et je puis bien l'avoir dit à Madame de Lorraine ; car je le dis à tout le monde dans l'occasion.

Il faut beaucoup respecter les lieux où le silence domine, et aimer les occasions et raisons de ne point parler, comme des occasions de grande grâce.

Je n'ai point parlé douteusement à Madame votre abbesse sur les réceptions parles fèves : en tout cas, je lui envoie aujourd'hui une grande lettre pour son instruction sur ce sujet.

Il ne sert de rien d'écrire de tout ceci à M. de la Trappe, comme vous me le proposez. L'ordre de saint Bernard a ses observances,

 

1 Psal. LXXVI, II.

 

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et cet abbé a les siennes, auxquelles je ne me crois pas obligé de céder. D'ailleurs je n'ai pas besoin qu'on consulte tant, ni qu'on me cherche tant de justifications; ainsi laissez tout cela: j'espère que ma conduite se justifiera par elle-même. Je n'ai pas besoin non plus qu'on me justifie la conduite de M. de la Pause, dont je n'ai aucun soupçon. Je le trouvai samedi en passant chemin avec Mesdames de Fiesque, qui allaient coucher à Claye. Nous arrêtâmes les carrosses : Madame la comtesse de Fiesque me fit en riant quelques reproches sur Madame de Jouarre ; tout se passa bien.

Ne vous attachez jamais dans la prière à suivre ce que vous aurez d'abord voulu considérer. L'Esprit de Dieu sait mieux ce qu'il nous faut que nous-mêmes, et c'est dans la prière qu'il veut exercer cette souveraineté qui le fait souffler où il veut ; témoin ce passage de saint Paul : L'Esprit prie pour nous (1), et le reste. Vous ne sauriez trop déraciner les réflexions sur la nature des grâces, ni trop vous laisser conduire au Saint-Esprit, qui veut prier en vous à sa mode, et non à la vôtre.

 

LETTRE CLVIII.  A Meaux, ce 28 mars 1694.

 

Vous avez très-bien remarqué, ma Fille, que l'orgueil et la colère sont, comme l'envie, des péchés mortels de leur nature. Ils sont véniels, ou par la légèreté de la matière, ou par celle de l'adhérence, lorsqu'il y a plus de surprise que de malice. Envier aux autres les profits spirituels et la préférence du côté de Dieu, serait en soi une jalousie qui tiendrait de celle du démon, et par conséquent très-griève. Ce n'est donc point à la légèreté de la matière qu'il s'en faut prendre ; mais il en faut revenir à notre règle, de ne tenir pour péché mortel qu'on soit tenu de porter à la confession , que ceux où l'on est certain, jusqu'à en jurer, qu'on a pleinement consenti. Vous feriez une chose agréable à Dieu de vous en tenir à cette règle sur tous les péchés, et vous me sauveriez la peine de recommencer toujours la même chose, qui ne

 

1 Rom., VIII, 26.

 

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m'est peine pourtant que par la perte du temps qu'on rempliroit de meilleures choses, et par la crainte que j'ai de nourrir de vains scrupules en y adhérant pour peu que ce soit.

Au lieu de vous tourmenter par la crainte de consentir à ces péchés, lorsque la pensée vous en vient, vous devriez vous contenter de mettre votre volonté entre les mains de Dieu, qui saura bien la tenir dans les bornes où elle doit être ; et cette simplicité est le plus assuré préservatif dont vous puissiez user.

Je ne me souviens pas de vous avoir dit autre chose sur vos impuissances à l'égard des observances de l'Eglise, sinon qu'il les fallait prendre comme une partie de la peine que Dieu vous impose : et quant au désir des croix, il en faut aussi accepter l'imposition, avec l'humiliation de les recevoir sans avoir la consolation de les désirer, avec une soumission très-entière aux ordres de Dieu qui les envoie.

A l'égard du P. abbé de la Trappe, toute ma peur c'est que vous ne passiez dans son esprit pour une personne inquiète ; ce qui n'est pas assurément. Je ne prétends point par là vous empêcher de lui écrire, quand il y aura des raisons.

Je connais l'esprit doux et docile de Madame votre abbesse : elle serait heureuse, si elle agissait par ses propres mouvements, et ne le sera jamais qu'elle ne se soit mise au-dessus des impressions qu'on lui donne. Je suis ravi de la voir attachée à Messieurs ses parents; mais je voudrais que ce fût comme le doit être une personne consacrée à Dieu. La réponse de saint Augustin est très-à propos sur ce sujet. Quoi qu'il en soit, une religieuse ne se doit pas tenir pour mécontente qu'on prenne soin de la renfermer, puisque c'est avec celui qu'elle a choisi pour Epoux, et à qui seul elle a donné son cœur. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLIX.  A Meaux, ce 6 avril 1694.

 

Pour réponse à votre lettre du 3, le délai de ce paiement n'a pas dû, ma Fille, vous faire retourner à confesse, tant à cause de la

 

(a) Revue sur l'original.

 

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légèreté de la somme qu'à cause de la volonté où vous étiez d'y satisfaire.

Il n'y a point d'obligation de faire entendre la messe aux enfants avant sept ans ; au contraire il peut y avoir de l'inconvénient ; mais il faut pourtant peu à peu les y accoutumer.

Selon l'ordre du diocèse, le matin du Vendredi saint est au rang des fêtes. Je ne crois pas qu'on se doive faire une peine de ne pas venir à l'office pour les prophéties. Il suffit d'assister à la passion, à l'adoration de la croix et à la communion du prêtre. Encore ne voudrais-je pas absolument condamner ceux qui n'assisteraient pas à la passion toute entière, sans mépris et sans négligence. Celles qui ont des affaires ou des indispositions peuvent sortir et rentrer, sans s'en faire une peine, après avoir adoré la croix, ou durant la passion, s'il le faut, et pendant Vêpres. Je mets hors de peine par cette réponse Madame de Lusanci, et les autres qui auront des raisons à peu près semblables, quoique d'une autre nature.

 

LETTRE CLX (a).  A Meaux, ce 12 avril 1694.

 

Je crois, ma Fille, que vous aurez bien entendu que le petit mot que je dis à Madame de Notre-Dame sur les jalousies qu'on aurait à Jouarre, n'était qu'une petite raillerie très-innocente: car au reste je sais trop qu'une âme attirée comme vous à la vérité n'a point de ces jalousies de recevoir des civilités mondaines, qu'on doit et qu'on rend à tout le monde, encore moins de celles de voir des maisons et des jardins. Votre esprit est trop au-dessus de cela, et vous dites de trop bon cœur : Sursùm corda.

Il y a longtemps que je ressens dans vos lettres quelque chose de ce que vous m'expliquez enfin ouvertement sur Madame de Luynes. Je vous assure pourtant qu'il n'y a lieux sur la terre, sans en excepter les plus hauts, où je ne me sois expliqué sur sa vertu, sur sa sagesse, sur sa grande capacité pour les plus grandes places. Il est vrai en même temps qu'on considérant les

 

(a) Revue sur l'original.

 

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dispositions de la divine Providence sur elle et sur vous, j'ai cru que Dieu voulait d'elle une abjection volontaire et une entière abnégation de tous les honneurs où elle pouvait naturellement parvenir. Je suis encore dans cette pensée, et regarde ces desseins de Dieu comme la plus grande grâce qu'il lui ait faite, après celle de lui avoir inspiré le mépris du monde. Que si je ne cherche pas autant à lui parler qu'à vous, ou si j'écoute davantage celles qui me parlent, c'est que Dieu ne lui donnant pas le mouvement de s'ouvrir à moi, je ne puis entrer avec elle que dans des généralités qui sont bientôt épuisées. Je vous prie pourtant, ma Fille, de me dire sincèrement et bonnement ce que je puis faire pour lui persuader toute mon estime : vous verrez qu'il n'y a rien que je ne fasse pour cela.

Sur le sujet de Madame votre abbesse, je ressens tout ce que vous en dites. J'ai dans l'esprit une lettre pour elle, où je lui exposerai en ami et en père tout ce que je crois de ses bonnes dispositions, et tout le tort qu'on lui fait en lui faisant plutôt écouter des pensées mondaines que celles qui la porteraient à sa perfection , et lui attireraient de très-grandes grâces. Mais pour écrire ces choses il faut que Dieu auparavant se fasse entendre, et j'en attends le moment.

Vous pouvez mander au P. Moret, comme de vous-même, ce que vous m'écrivez. S'il ne fallait qu'un petit délai pour contenter la vanité de Madame de Soubise, qui à quelque prix que ce soit, veut avoir le faible avantage d'avoir emporté quelque chose sur moi, je suis capable de l'accorder, pourvu qu'ensuite le bien se fît ; car c'est tout ce que je désire.

 

LETTRE CLXI (a).  A Meaux, ce 27 avril 1694.

 

Je ne doute point, ma Fille, que Dieu ne vous veuille communiquer quelque nouvelle grâce. Je vous y prépare il y a longtemps, par les continuels avertissements que je vous donne de moins réfléchir sur la nature des grâces. Dieu ne veut pas tant

 

(a) Revue sur l'original.

 

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être étudié, et il ne se cache pas avec tant de soin qu'il fait dans les âmes pour se laisser, je ne dis pas découvrir, mais trop chercher. Le moyen de modérer ces réflexions, c'est de se tenir dans un profond abaissement devant Dieu, n'en sortant que par force, c'est-à-dire quand une main souveraine à laquelle on ne peut pas résister nous en tire. C'est à quoi vous invite cette attente où Dieu vous tient.

Pour les réceptions, il faut laisser au Saint-Esprit le temps dont il veut bien avoir besoin pour mener les âmes par les voies douces de son imperceptible providence, au point où il a dessein de les conduire.

Les agitations doivent précéder. J'aurai du moins fait ce que je dois. Il ne me souvient d'autre expédient proposé par le P. Moret, que de celui d'un délai illimité, moyennant quoi on me donnera toutes les paroles que je voudrai : cela n'étant qu'un amusement qui remettrait la conclusion au jour du jugement, je n'y ai pas donné, non plus que dans la voie du scrutin, qui est une autre illusion. Voilà pour la lettre du 25.

Pour celle du 26, je vous dirai assurément tout ce qui se pourra dire sur la suite de cette affaire. Tout ce que je vous ai dit par rapport à M. de la Trappe ne vous accuse de rien; mais vous explique seulement une vérité à laquelle il se faut tenir. Je loue le zèle que vous avez à me justifier. Vous ne songez peut-être pas qu'il y a des occasions où il faut être blâmé. Vous faites pourtant bien, pourvu que ce soit par les voies douces, et sans rien forcer ni tirer de trop loin.

Je n'ai nulle intention que l'affaire que j'ai proposée à Madame votre sœur réussisse : je ne laisserai pas de prendre tous les éclaircissements, sans la commettre. Je n'écris rien à Madame de Baradat qui intéresse votre secret : vous l'avez bien conseillée, et j'approuve fort que dans l'occasion vous lui continuiez vos bons avis.

Ne sortez point de cette attente : noyez les réflexions dans le fond de la vérité et de l'abandon ; vous verrez le don de Dieu. Vous avez eu raison de dire que je ne permets jamais la séparation des cérémonies d'avec le baptême, et on y est si fait qu'on

 

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ne m'en parle plus, Dieu merci. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

J. Bénigne, évêque de Meaux. Il faut dans cette conjoncture prier beaucoup pour Madame de Jouarre, le Dieu qui fléchit les coeurs : avertissez-en les amies sûres. Assurément elle est peinée, et ma lettre doit augmenter ses inquiétudes; et si elle préfère Dieu au monde, qui la persécute jusque dans le sein de la vie religieuse, elle se rendra.

 

LETTRE CLXII (a). A Germigny, ce 4 mai 1694.

 

Je vous rends grâces, ma Fille, des prières que vous faites pour moi, et vous me ferez plaisir de les continuer. Je ne vous ai rien dit en particulier sur ces impatiences contre Dieu ; cela entre dans nos règles. Vous ne devez point les porter à la confession , ni vous en émouvoir, laissant tout à la bonté de Dieu, qui les permet pour vous exercer et vous humilier. Quand je vous donne des sujets de méditer, je les soumets à l'attrait de Dieu qui doit l'emporter. Vous devez continuer vos communions sans trop d'égard à votre santé, si ce n'est qu'il en arrivât quelque préjudice notable. Quand Notre-Seigneur désire de célébrer avec nous sa Pàque, il le désire pour nous plutôt que pour lui, et nous le fait désirer. J'approuve fort le désir que vous avez de le voir de la manière que vous l'expliquez : c'est le même qu'avait saint Paul. Au lieu de nous mander qu'il y a des arrêts, le P. Moret devrait nous les envoyer.

 

LETTRE CLXIII.  A Germigny, ce 10 mai 1694.

 

Je suis bien fâché, ma Fille, de l'indisposition de Madame votre sœur et du retardement de votre retraite.

Il me semble que vous ne devez ni presser ni détourner Madame de la Tour, mais la laisser simplement à elle-même. La

(a) Revue sur l'original

 

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raison est que je ne vois rien qui détermine ni qui fasse bien connaître la volonté de Dieu. Je trouve cependant que Madame n'a pas raison de vous inquiéter sur son sujet, et vos sentiments sont justes.

Vous avez mandé tout ce qu'il fallait au P. Moret : son expédient est tout à fait pauvre. S'il y a des arrêts formels en cas pareils, il ne faut point tenter l'impossible : s'il n'y en a point, comme je le crois, je n'ai qu'à aller mon train. Je m'étonne en tout cas que le P. Moret, au lieu de m'envoyer ces arrêts, s'il y en a, s'amuse à une négociation qui n'est bonne à rien, comme je le lui ai mandé; et vous pouvez lui écrire sur ce sujet ce que Dieu et la raison vous inspireront.

On négociera inutilement le retour du sieur de la Burie. Je n'ai nulle nouvelle du P. Soanen.

Rien ne vous oblige à dire votre Bréviaire pour le lendemain plus tard que quatre à cinq heures.

Quand Dieu attire à des choses dont il montre qu'il ne veut point l'accomplissement, puisqu'il les rend impossibles, il nous fait un double bien : l'un, de nous sanctifier par un bon désir; et l'autre, de nous exercer et humilier par le refus.

Ce qu'il y a à faire dans cette faiblesse de la patience et dans toutes les complaisances qu'on a pour soi-même, c'est de s'humilier beaucoup sans perdre la confiance, au contraire espérer d'autant plus en Dieu qu'on trouve en soi un plus profond néant.

Il faut être sur les lieux pour profiter de tous les avis que vous me donnez sur certaines choses. J'y ai cependant beaucoup d'attention.

Il faut rendre grâces à Dieu, si les écrits de la Cène ont quelque chose de touchant.

Je crois que pour bien régler toutes choses sur le sujet de ma Sœur Griffine, il faudrait prendre du temps, deux ou trois mois pour le moins : j'aurais le loisir entre deux de voir Jouarre, et on écouteroit Dieu. La matière est fort ambiguë en toutes manières. Voilà tout ce que je pense sur ce sujet. Mes sentiments de l'année passée ne concluent rien pour elle, parce qu'on peut parler plus ferme après l'épreuve : ainsi je suis en suspens.

 

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Ne vous inquiétez point des doutes dont vous me parlez, ni du soin de les déposer. Tenez-vous aux règles que je vous ai données, qui vous défendent de vous troubler de la crainte du péché mortel, tant que vous n'avez point la certitude au degré que je vous y ai obligée. Ne voyez-vous pas que votre peine se tourne en toutes formes, pour vous ôter les règles sur lesquelles seules vous pouvez fonder votre paix? Donnez-vous bien de garde d'en sortir.

Je vous prie de dire à Madame de Baradat que je lui ferai réponse au premier jour.

Je loue Dieu des grâces qu'il vous fait : je lui demande pour vous quelque chose de plus dégagé, de moins raisonnant et de moins réfléchissant dans votre fond, pour commencer cette nouvelle fortification.

Il n'est pas nécessaire de renoncer à ces délectables dispositions de l'amour de Dieu, mais de les perdre et de les retrouver dans quelque chose de plus nu, qui est la simple volonté de Dieu. Je le prie qu'il soit avec vous.

J. Bénigne, évêque de Meaux. Je salue Madame votre sœur, et lui souhaite du soulagement. Je serai ici à la Pentecôte : pour l'Ascension je n'en réponds pas.

 

LETTRE CLXIV.  A Germigny, ce 13 mai 1694.

 

Le P. Soanen m'a rendu votre lettre, ma Fille : il ne m'a parlé de rien du tout. Je l'ai mis sur le discours de la Sœur Griffine. Je ne me suis pas expliqué autrement que j'ai fait avec vous. Il dit toujours qu'il s'en veut aller, et à tout hasard je fais cette réponse. Je n'ai jamais eu de sentiment fixe sur cette Sœur. Qu'en pourrai-je dire par un moment d'entretien? Si l'on sursoit, on aura du temps pour examiner. Je suis d'avis que ce soit, si on le fait, avec douceur et sans aucun rebut. Je m'en suis ainsi expliqué au P. Soanen, m'en remettant au surplus sur la prudence de Madame.

 

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Le reproche que je vous fais sur votre raisonnement, regarde uniquement tous les tours divers avec lesquels vous ne cessez de revenir à vos doutes et à vos scrupules, que je voudrais voir amortis ; et j'espérerais plus de grâce avec une conscience moins peinée : mais Dieu sait pourquoi il le permet : du reste continuez à votre ordinaire. Je salue Madame de Luynes.

 

LETTRE CLXV. A Meaux, ce 15 mai 1694.

 

Le mystère de l'Ascension comprend trois choses principales, dont l'une est le grand détachement où il faut être à l'égard de Jésus-Christ même, qu'il ne faut plus connaître selon la chair, mais uniquement par la foi. O quelle pureté ! quel détachement ! La seconde, son intercession par sa présence auprès de son Père, qui paraît par les endroits de l'Apocalypse, où l'Agneau est devant le trône, et qui est parfaitement expliquée dans les dix premiers chapitres de l’Epître aux Hébreux, que vous lirez durant l'octave, sans discontinuer l’Apocalypse. La troisième est la descente du Saint-Esprit, qui devait être le fruit, et de la présence de Jésus-Christ auprès de son Père, et de notre détachement.

Il faut beaucoup prier Dieu durant cette octave, pour les âmes qui s'attachent trop à leur directeur. J'en ai ici un exemple qui me fait beaucoup de peine.

Quant à ma Sœur Griffine, je n'ai garde d'avoir formé un jugement fixe, la connaissant si peu. Si j'oublie si facilement tout ce que je semble avoir dit comme par un mouvement particulier, c'est qu'en effet je n'en fais nul cas et ne désire point qu'on en fasse, mais qu'on s'attache aux raisons. Ce qui me fait douter, c'est cet esprit de hauteur et même d'aigreur que l'on convient qui est en elle. La question est en quel degré, et s'il y a apparence qu'elle se corrige. Vous avez bien fait de porter ma Sœur de Saint-Louis à ne point quitter.

Il ne faut point que ces émotions contre le prochain empêchent la communion, et j'approuve fort en ce cas d'approcher

 

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de Jésus-Christ comme de celui qui calme les flots et les tempêtes.

Notre-Seigneur soit avec vous.

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