Luynes CLXVI
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LETTRE CLXVI (a).  A Versailles, ce 24 mai 1694.

 

Sur vos lettres du 20 et du 22, il me semble qu'il n'y a rien à vous dire sur les lectures que vous pourrez faire, l'Apocalypse sera admirable avec les chapitres XIV, XV et XVI de saint Jean, en s'attachant à ce qui regarde la descente du Saint-Esprit et les caractères de cette divine personne, en y joignant le chapitre VIII aux Romains, avec le V aux Galates, depuis le verset 16. Il me semble qu'il y a là de la pâture.

Vous ne devez point être en peine de ce que vous m'avez écrit sur ma Sœur Griffme, je sais la même chose par d'autres endroits et des deux côtés. Mais vous avez tort de dire que je sois prévenu contre elle : ce n'est point être prévenu que de vouloir écouter tout le monde, et sur le tout Dieu même et son Saint-Esprit. Vous êtes, dites-vous, mortifiée de ce que je ne vous crois pas en cette affaire autant que dans d'autres. Dès que le doute est levé, il n'en faut croire personne absolument, mais tout entendre. Dans le fond je suis toujours porté pour elle. Du reste le moyen dont vous me mandez qu'elle se sert contre ses imperfections est excellent, et je ne voudrais point lui en donner d'autre, ni lui souhaiter d'autres dispositions que celles que vous me marquez. Vous avez bien fait de la soulager en ce que vous avez pu et su : c'est très-bien fait de la fortifier contre les insultes qu'on lui fait ; car j'appelle ainsi ces mortifications qu'on multiplie sans mesure : je veux qu'on humilie et qu'on relève.

 

Vous n'avez fait aucun mal de dire à ma Sœur Griffine qu'elle pouvait s'ouvrir de ses peines avec les circonstances que vous lui avez marquées. La manière dont Dieu a calmé ces peines que vous me marquez, vous montre la voie que vous devez suivre dans des occasions semblables. C'est assez de demandera Dieu par

 

(a) Revue sur l’original.

 

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Jésus-Christ d'en être délivré, et puis aller en paix, se soumettant à la volonté de Dieu.

Vous n'avez point à vous mettre en peine, ni vous, ni les autres religieuses, de ceux qui manquent aux statuts sur l'habit ecclésiastique. C'est à moi à y pourvoir : je le fais et le ferai.

 

LETTRE CLXVII. Le lundi de la Pentecôte, ce 31 mai 1694.

 

S'unir à Dieu parfaitement comme à la souveraine vérité, c'est, ma Fille, le voir tel qu'il est et face à face. Voilà le dernier effet que fera en nous l'esprit de vérité ; et en attendant, pendant le temps de cette privation, pendant que l'éternelle et souveraine vérité ne nous paraît qu'à travers des ombres, et que nous en sommes privés, le même esprit se tourne en nous en esprit de gémissement, en esprit d'enfantement et de travail, en nous faisant déplorer notre privation et notre exil, et attendre avec patience la révélation des enfants de Dieu. Communiez dans cette pensée, non-seulement le jeudi, mais encore le mardi même ; et dites, si vous le voulez, que je vous ai demandé la communion du jeudi pour quelque vue particulière, comme je le fais en effet, après celle de mardi qui sera à la communauté. Je ne veux point que l'une empêche l'autre.

Ces changements d'états, de quelque côté qu'ils viennent, car il ne faut point trop s'en informer, ne vous doivent point empêcher de recevoir la grâce de Dieu. C'est une conduite de sa sagesse de laisser sa créature à elle-même, quelquefois même à la tentation et aux noirceurs qu'elle amène, après l'avoir occupée. On ressent davantage par ce moyen l'empire de Dieu et son propre néant, le combat des deux esprits et la supériorité de celui de Dieu.

Ne feignez point d'accompagner Madame l'abbesse, Madame votre sœur et vous, quand elle vous l'ordonnera, sans lui marquer autre chose que le plaisir de lui obéir et de la suivre. Je suis bien persuadé que vous lui serez toutes deux plus utiles que personne.

 

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Je ne puis m'imaginer que ma Sœur *** ose se présenter pour entrer à Jouarre sans ma permission, et encore moins qu'on la reçoive : c'est un esprit fort peu propre à se faire voir dans une communauté.

Si quelque jour en visitant ses fermes, Madame votre abbesse vient à Germigny, je vous permettrai aisément de succomber à la tentation de la suivre avec Madame votre sœur et Madame de Lusanci. Car je sais bien que vous aimez à fond la retraite toutes trois, et que vous ne sortirez qu'avec l'esprit qu'il faut : mais il ne faut point lui inspirer cette pensée, qui pourra lui venir par elle-même et avec quelque raison.

Je ne partirai point de Jouarre sans y prêcher, s'il plaît à Dieu. Je tâcherai de vous rapporter le cantique ; cela du moins ne tardera pas.

 

LETTRE CLXVIII.  A Paris, ce 4 juin 1694.

 

Je ne crois pas avoir rien de nouveau à vous dire. Vous n'avez, ma Fille, qu'à continuer vos exercices, vos confessions, vos communions, toujours attachée à vos règles et en vous mettant au-dessus ou au-dessous de vos peines. Je réponds toujours à Dieu pour vous, et vous offre à lui au saint autel.

Le livre va toujours, et même l'obstacle qu'on croyait y pouvoir faire difficulté semble se tourner à rien. Je n'ai point vu le P. Moret. Notre-Seigneur soit avec vous. Je salue Madame de Luynes.

 

LETTRE CLXIX.  A Meaux, ce 8 juin 1694.

 

J'envoie la permission à Madame pour l'entrée que vous souhaitez. En ces cas, ma Fille, l'utilité fait toute la nécessité.

Il n'y a rien à faire du côté de M. de Paris : on ne sait ce que les papiers deviennent chez lui ; mais aussi on n'y regarde pas, et la plupart se perdent sans qu'on y pense. Je n'en garde guère des vôtres sur les dispositions particulières.

 

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Reposez-vous en Dieu. Ceux qui vous disent que c'est amour-propre de craindre d'abandonner ce repos pour de bonnes œuvres, disent vrai et faux. Saint Augustin et saint Bernard décident souvent qu'on a peine à quitter la contemplation pour l'action. Ce besoin et l'ordre de Dieu décident. En ce cas si l'opération de Dieu est empêchée pour un temps, elle sait bien par où revenir.

Laissez-là tous ces vains efforts que vous feriez pour vaincre ces jalousies spirituelles; laissez-les passer : remettez votre volonté à Dieu par Jésus-Christ, afin qu'il fasse en vous ce qu'il veut.

Vous avez bien parlé à Madame la prieure sur ma Sœur Griffine. Je ne suis point surpris que ma Sœur de Sainte-Gertrude m'écrive : je lui fais réponse par Madame.

Communiez cette octave tous les jours, si votre santé le permet. Abandonnez-vous à Dieu, afin qu'il fasse en vous par lui-même cet acte de désappropriation qui ne vous laissera en partage que les richesses de votre Epoux. Plus vous craignez de vous laisser occuper de Dieu, plus il se faut plonger à l'abandon dans cet abîme, et vaincre toute opposition. Ne vous forcez point pour pleurer, ne déplorez point de ne le pas faire : recevez ce qui vous vient : vivez en paix et dans une humble attente de Dieu. Lisez quand vous pourrez : quand Dieu voudra parler, quittez tout pour écouter ; un mot de lui vaut tout un livre.

Vous pouvez désirer ces saintes délectations, vous en réjouir en Notre-Seigneur, le prier de les continuer, et à quelque prix que ce soit de faire que vous l'aimiez.

Recevez sans vous mettre en peine si vous donnez quelque chose. Recevoir de Dieu c'est lui donner ; et comme il n'a pas besoin de nos biens, tout ce qu'il demande de nous c'est que nous recevions ceux qu'il nous fait. Cette disposition de recevoir ce que Dieu donne est de grand mérite devant lui. Une âme ne doit point chercher de mériter, mais de plaire à Dieu. Si elle sait plaire à Dieu, elle enferme tous les mérites dans cette science. Ne songez point à changer votre oraison. Les spiritualités où l'on désire que Dieu mette moins du sien, afin que l’âme y mette davantage, me sont suspectes ; et si l'on comprenait bien que tout ce que

 

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nous pouvons mettre du nôtre dans l'oraison, s'il n'est pas de Dieu n'est rien, je crois qu'on serait plus sobre à parler ainsi.

Les goûts sensibles pour lesquels les spirituels ordonnent une certaine sorte d'abnégation, sont d'une autre nature que ceux dont vous me parlez. L'imagination y a trop de part, et il faut outre-passer ses sentiments.

Je n'aime point non plus ces témoignages si sensibles d'affection. La sainteté de la vocation chrétienne et religieuse ne souffre point ces tendresses toujours trop humaines. Ménagez-vous pourtant avec certaines personnes qu'il ne faut pas rebuter pour leur bien. Ce train est mauvais, et il le faut rompre autant qu'on pourra.

Je crois présentement avoir répondu aux demandes de l'écrit, que vous me donnâtes à Jouarre au dernier voyage.

Le bien dans cette vie n'est jamais sans quelque mal; mais il ne faut pas que le mal qui l'accompagne nous empêche de le goûter en lui-même. Voilà la résolution de bien des doutes. Amen, amen, il est ainsi. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLXX (a). A Meaux, ce 9 juin 1694.

 

Il n'y a nulle difficulté de prendre cet argent avec la charge de nourrir les Filles, et de les élever aux conditions que vous me marquez. Cela n'a rien de commun avec le cas du concile. La conséquence est de faire de tels emprunts sans consulter la communauté : mais cela ne regarde pas Madame votre sœur plus qu'une autre, et c'est un point qu'il faudra prévoir dans mon règlement.

Je vous ai dit plusieurs fois, ma Fille, qu'il faut mettre ces jalousies et ces doutes sur la foi avec les autres peines, et s'y conduire par les mêmes règles, qu'il n'est pas bon que je recommence toujours. Je crois avoir répondu à vos autres doutes dans ma lettre d'hier, et il faudrait une bonne fois vous tenir pour dit que vos peines en venant d'un même fond, ne font que prendre d'autres

 

(a) Revue sur l'original.

 

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formes. Dieu exerce votre patience à les expliquer, et peut-être un peu la mienne à y répondre et à dire la même chose. Je n'y ai nulle répugnance en vérité; mais cela peut empêcher de meilleurs discours, et restreindre un peu le cœur. Je suis à vous en Notre-Seigneur, ma Fille. Ne vous allez pas rebuter de m'écrire vos peines, quand vous verrez qu'elles vous accablent, et que vous ne pouvez les vaincre autrement: mais au reste mettez-vous au large et ne faites jamais dépendre vos communions d'une réponse ; Dieu le veut ainsi.

 

LETTRE CLXXI. A Meaux, ce 11 juin 1694.

 

Oui, ma Fille, c'est de bon cœur que je me rends garant pour vous auprès de Dieu que vous désavouez tout ce qui lui déplaît, et tout ce qui blesse, la foi et la charité. Je désavoue tout cela pour vous : je renonce de bon cœur pour vous à Satan et à ses œuvres, et à ses pompes : donnez votre foi à l'Epoux céleste. Madame votre abbesse ne me répond sur quoi que ce soit : elle n'ose ; mais je crois qu'elle le voudrait : j'espère que le temps de sa liberté viendra. Madame sa mère se déchaîne contre moi, principalement sur le refus : tout cela ce sont des couronnes ; et assurément, s'il plaît à Dieu, mon cœur n'en sera ni aigri ni altéré.

L'écrit dont vous m'avez envoyé copie vous peut convenir en quelque chose, mais peu, et en rien exactement. Je vous le renvoie pour en prendre ce qui vous sera propre : Dieu vous le fera sentir. Vous me ferez plaisir à votre loisir de m'envoyer une copie de ce même écrit. J'honore de tout mon cœur Madame votre sœur.

Je vous offre à Dieu sans relâche, surtout au saint autel. C'est là qu'on est Epoux et Epouse, n'ayant point puissance sur son corps, mais se le donnant mutuellement, et s'unissant corps à corps, cœur à cœur, esprit à esprit. O la divine société ! Tout à vous en Notre-Seigneur.

 

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LETTRE CLXXII. A Meaux, ce 18 juin 1694.

 

Le P. Claude s'est trouvé fort à propos pour vous porter cette lettre. Je commence par vous envoyer l'image au dos de laquelle j'ai suivi scrupuleusement, et toutefois pas trop bien, les règles de ma Sœur de Sainte-Gertrude. Je connais maintenant le P. Corne, et je le recevrai très-bien. Je profiterai dans l'occasion des avis que vous me donnez sur certaines choses qui se passent. Je vous renvoie la lettre de Madame de Soissons. .

Vous me pouvez mander toutes les vues dont vous me parlez confusément, quel qu'en soit le sujet. Ne craignez pas de m'écrire ce qui me touche, que je lirai, s'il plaît à Dieu, comme vous le dites, c'est-à-dire comme s'il ne me touchait pas.

Mandez toujours vos dispositions pour les soumettre. Cela se peut faire sans vous en occuper, et au contraire en vous détachant de tout ce qui n'est pas Dieu : ce qu'on soumet à l'Eglise n'attache pas.

On peut recevoir cette fille avec ses mille écus, s'il n'y a autre empêchement; mais la chose ne laisse pas d'avoir son danger. Je salue Madame votre sœur de tout mon cœur.

On me mande de Paris que Madame de Soubise doit bientôt aller à Jouarre ; mais l'on ne m'explique pas si c'est avec le P. Bourdaloue. Je ne me défie point de ce Père. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLXXIII. A Meaux, ce 18 juin 1694.

 

Ne vous affligez point, ma Fille ; Dieu vous regardera en pitié : communiez à votre ordinaire, malgré cette peine. Je réponds pour vous à Dieu de tout ce que vous ne pourrez pas faire : ne vous confessez point de tout cela. Ne capitulez point avec Dieu sur ce que vous voulez qu'il vous donne et qu'il vous ôte : tout est à lui ; et il ne s'en tiendra pas à votre mot, ni aux conditions que vous voulez lui imposer : il sait ce qu'il veut donner et ôter;

 

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il n'y a qu'à lui dire avec Job : « Quand il me tuerait, j'espérerais en lui (1). »

Si on vous parle des fèves, vous n'avez, Madame votre sœur et vous, qu'à écouter, dire doucement mes raisons, ne vous donner aucune part aux premiers desseins, dire que vous ne savez rien de ce que je veux faire ou ne faire pas ; mais seulement qu'il ne paraît pas que j'aie changé d'avis, et que je ne parle plus de cette affaire, sachant apparemment à quoi m'en tenir. Laissez-moi blâmer si fou veut, sans vous animer à me défendre : dites que je dis là-dessus que Dieu me défendra. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLXXIV. A Meaux, ce 21 juin 1694.

 

Ne songez pas, ma Fille, à être contente, ni à savoir si Dieu est content de vous : c'est un secret qu'il s'est réservé. Abandonnez-vous à lui, afin qu'il se contente lui-même en vous, et en toute créature, par sa volonté toujours sainte. Quelle joie de savoir qu'il est, et qu'il est heureux ! C'est la seule chose qui doit véritablement contenter une Epouse. Ce qui nous touche lui doit être remis par un abandon absolu et volontaire : c'est lui qui fait tout en nous, j'entends tout le bien ; et c'est lui seul qui nous empêche de faire tout le mal. Je suis très en peine de Madame du Mans. Je vais demain en visite au Mesnil, d'où j'irai faire un tour à Paris pour quelques affaires. Notre-Seigneur soit avec vous. Je vous bénis de tout mon cœur, Madame votre sœur et vous.

Madame l'abbesse me fait part de la bonne compagnie qui lui arrive.

Ces dernières lignes sont écrites depuis la lecture de votre lettre du 19. Gardons-nous bien déjuger de la sœur Griffine par nos dispositions. Il ne me reste plus rien de celle dont vous me parlez, et dont vous m'avez déjà parlé une fois : si elle est de Dieu, elle reviendra.

 

1 Job., XIII, 15.

 

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LETTRE CLXXV.  Ce 22 juin 1694.

 

Je vous envoie, ma Fille, la lettre pour ma Sœur de l'Assomption, toute ouverte, afin que vous lui en fassiez la lecture, et lui en inculquiez les vérités dans l'occasion.

Je ne trouve pas que le sermon XLIX de saint Bernard vous puisse beaucoup soulager sur ces peines de jalousie : s'il le fait pourtant, à la bonne heure. Dieu fait un remède tel qu'il lui plaît de tous les discours de ses Saints ; mais ici le vrai et grand remède est dans les plaies du chaste Epoux, où l’âme trouve la source de tous les dons, et les aime dans toute la distribution qui s'en fait ; comme qui aimerait l'eau dans le réservoir, l'aimerait dans tous les canaux qu'elle remplit sans s'y gâter. Il est vrai qu'on peut dire à Dieu : Non fecit taliter omni nationi (1), et se réjouir par ce moyen de la singularité de ses dons, en tant qu'elle vient de lui, et que tout finalement se rapporte à sa volonté.

Pour les autres choses dont vous m'écrivez, je ne vois pas qu'il y ait à s'en mettre en peine. Je réponds en tout pour vous, et souvent, principalement au saint autel. Ne cherchons point d'explication avec Dieu dans la manière dont il agit en nous ; il la sait, et c'est assez.

Je vous ai déjà dit sur ma Sœur Griffine que quand on me dit des faits contraires, il ne s'agit pas de s'en rapporter à celles qui parlent. Les supérieurs doivent venir à éprouver et connaître autant qu'ils peuvent par eux-mêmes : c'est ce que j'ai conseillé à Madame de Jouarre, et de m'écrire ce qu'elle aura vu. Il vous est permis cependant de suivre vos lumières, mais non pas de croire qu'elles doivent être une raison pour moi. Assez d'autres choses vous doivent lier à ma conduite, sans celle que vous me marquez. Je ne crois pas qu'on ose proposer la réception de cette Fille autrement qu'on a fait la dernière fois pour son noviciat : si on le faisait, vous et les autres religieuses sont en droit de refuser

 

1 Psal., CXLVII, 9.

 

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leurs suffrages, et doivent plutôt n'en point donner ; mais déclarer seulement qu'il faut attendre mes ordres, sans contredire davantage, et sans tenir aussi la Fille pour (a).

 

LETTRE CLXXVI.  A Versailles, ce 8 juillet 1694.

 

Je crois vous avoir mandé que ce qu'on croyait pouvoir opposer au livre n'est d'aucune force, et ainsi qu'il pourra paraître bientôt. Je n'ai point vu le P. Moret : je ne partirai point sans le voir.

Il n'y a nul doute qu'on puisse procéder à la réception d'une Fille, quand il y aurait quelque point de la règle ou des constitutions qu'elle ne pourrait accomplir, pourvu que l'essentiel s'y trouvât. On m'a parlé de certaines choses qui regardent le coucher et l'habillement, qui sont un peu singulières.

Votre expédient sur les notes du livre qui doit paraître, n'est point à rejeter ; mais je crois les autres meilleurs. Laissez vaguer votre imagination : vous ne la sauriez retenir que par le fond, ni dissiper que par là toutes les images qu'elle fait rouler devant vous. Je réponds à Dieu que votre cœur n'y est pas attaché. Ne demandez point trop d'être délivrée de ces peines : songez à ce qui fut dit à saint Paul . « Ma grâce te suffit, et ma force se perfectionne dans l'infirmité » Je vous entends bien; allez en paix.

Que vous dirai-je du céleste Epoux? Il faut qu'il parle, afin qu'on parle ; et quand il ne parle pas, il faut songer que son nom nouveau est inconnu, et sa gloire inénarrable. Vous ferez bien de continuer la lecture du Cantique, et vous approprier ce que l'Epoux et l'Epouse se disent mutuellement, surtout au dernier chapitre. Qui est cette petite Sœur qui n'a pas encore de mamelles? N'est-ce point une âme à donner à Jésus-Christ, encore qu'il lui manque beaucoup de choses? Ecoutez Dieu là-dessus : il faut glorifier Jésus-Christ à la vie et à la mort.

 

1 II Cor., XII, 9.

(a) Il manque ici un feuillet dans l'original, (Les Bénéd. des Blancs-Manteaux.)

 

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Je n'oublie ni Madame de l'Assomption, ni ma Sœur Cornuau, ni vous, ni Madame votre sœur dans mes prières. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLXXVII.  A Versailles, ce 10 juillet 1694.

 

Continuez à m'écrire à votre ordinaire : ne croyez jamais que vos lettres ni rien du tout me rebute. Je prends beaucoup de part aux appréhensions de Madame de Sainte-Madeleine, et j'ai recommandé à Dieu de tout mon cœur la malade. J'apprends depuis qu'elle est morte. Je vous prie de faire mes compliments aux deux Sœurs : je ressens d'autant mieux leur juste douleur, que je connais mieux le sujet qu'elles ont de s'affliger.

Dites à Madame de Sainte-Madeleine que le saint Epoux aime qu'on lui offre un cœur percé de douleur comme le sien, et que ce sont de tels cœurs qu'il aime à percer des traits de son amour. Je prie Dieu de la soutenir si fortement qu'elle soit capable de consoler sa famille.

Priez Dieu qu'il m'inspire dans un grand besoin où je suis des plus pures lumières du ciel.

Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLXXVIII. A Germigny, ce 17 juillet 1694.

 

J'aurai soin, ma Fille, de faire passer votre lettre au P. abbé de la Trappe. J'approuve l'application que vous vous faites à vous-même du verset des Cantiques et de mon interprétation. Dans le dessein de vous conformer à la communauté, surtout dans l'office, n'en prenez point au-dessus de vos forces : Dieu ne demande pas cela de vous, et votre expérience doit servir de règle. Autre chose est de chercher la délivrance de cette humeur, autre de s'exposer à en augmenter la noirceur.

Je ne trouverais pas bon que vous vous séquestrassiez de l'office pour vaquer à l'oraison dans un coin : il faut assister du

 

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moins, s'il se peut, à une Heure, afin qu'on voie que vous faites ce que vous pouvez.

Le sentiment de M. de la Trappe, pour les réceptions, peut recevoir une restriction, si la Fille ne se trouvait pas en état d'accomplir la plus grande partie et les articles les plus importants de la règle. Je vous promets de demeurer en suspens, jusqu'à ce que j'aie vu ma Mère de Saint-Louis et ma Sœur Griffine.

Allez votre chemin dans l'oraison, et laissez-vous conduire à l'esprit de Dieu, en qui je suis tout à vous.

 

+ J. Bénigne, Ev. de Meaux.

 

P. S. J'approuve votre prière avec la lettre à la main, et je vous rends grâce de la charité que vous avez pour mon âme.

 

LETTRE CLXXIX.  A Marly, ce 21 juillet 1694.

 

J'ai reçu votre lettre du 19, ma Fille. Ne vous faites point un scrupule de vous être abandonnée au sommeil : vous le deviez, et vous le devez dans le même cas. Quoique Dieu nous occupe, on doit alors se désoccuper, en considérant les nécessités qu'il impose comme une loi souveraine, aimable même en ce point qu'elle est un exercice de sa justice sur notre coupable mortalité.

Je tâcherai de voir le P. Moret avant que de partir : mon départ est fixé au lundi 2 août. On achèvera les traductions commencées par M. du Bois (a). Sa Préface a été fort combattue : personne n'a approuvé ce qu'il a dit, à l'exclusion de l'imagination, dont il faut se servir pour prendre l'esprit.

 

(a) Philippe du Bois, de l'Académie française, traducteur d'un grand nombre d'ouvrages de saint Augustin, entreprit de prouver dans la Préface qu'il mit à la tête de sa.traduction des sermons du saint docteur sur le Nouveau Testament, que l'éloquence humaine ne convenait pas aux orateurs chrétiens et qu'ils avaient tort de l'employer dans leurs prédications La préface de M. du Bois fit d'abord impression sur beaucoup de personnes qui furent éblouies des raisons spécieuses qu'il apportait pour soutenir sa thèse. Mais le docteur Arnauld, quoique ami du traducteur, le réfuta si solidement dans ses Réflexions sur l’éloquence des Prédicateurs, que tous ceux qui avaient applaudi a M. du Bois furent étonnés de voir qu'il ne s'appuyait que sur de faux principes, et sur des raisonnements très-peu solides. (Les premiers édit.)

 

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On n'est point obligé de se confesser des mouvements d'impatience auxquels on ne croit point avoir adhéré : mais s'ils ont paru sur le visage, ou par le son de la voix, on peut demander pardon à celle qui en a été le sujet, et on le doit régulièrement pour l'édification. Quand on s'en confesserait, il n'y aurait point de mal en général : mais quand cela tourne au scrupule et retire des sacrements, il ne le faut plus. Qui veut aimer parfaitement, doit laisser bannir la crainte et dilater son cœur : il en est de même des autres dispositions.

Je répondrai à toutes les peines que vous me ferez connaître, en aussi peu de mots qu'il se pourra. Ne recommencez point votre Bréviaire que dans le cas de la règle, c'est-à-dire quand l'omission est certaine, et que l'on en peut juger. Je salue Madame votre sœur.

 

LETTRE CLXXX.  A Germigny, ce 4 août 1694.

 

Le P. Bourdaloue a bien voulu être le porteur du paquet où sera incluse cette lettre. Il nous a fait un sermon qui a ravi tout notre peuple et tout le diocèse.

J'ai, ma Fille, reçu votre lettre du jour de saint Jacques et celle du 27. Je suis toujours fâché quand il se trouve des obstacles aux saints désirs de Madame votre abbesse. Je ne veux pourtant point blâmer les excuses que vous lui faites sur la charge qu'elle a voulu vous donner de la conduite des converses : il n'y a que votre santé qui m'ait touché là-dessus. Du reste, quoique vos scrupules aient été un des motifs pour vous en retirer, ils sont d'une nature à ne point vous porter à faire de la peine aux autres.

Continuez vos communions : faites celle du samedi ; je vous connais assez pour prendre hardiment sur moi toute la faute. Dilatez-vous, et allez en paix. Je ne crains point l'illusion quand on se soumet ; et cela vous doit obliger à ne la pas craindre.

Le goût que vous avez quand on vous parle des délices de la possession de la vérité, est très-bon. Si Dieu ne vous donne pas le

 

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goût de la mortification, il ne faut pas vous en étonner : vous n'êtes pas en état de vous en servir.

Sur la lettre du 28, je plains avec vous les prédicateurs qui débitent des antithèses : l'Esprit de Dieu n'entre point par là.

J'enverrai dans quelques jours à Jouarre. Vous me ferez plaisir de m'envoyer par le P. Bourdaloue les cahiers dont vous me parlez : si vous y avez de la peine, j'enverrai dans quelque temps à Jouarre les quérir, et je répondrai aux difficultés. Dieu soit avec vous.

 

LETTRE CLXXXI.  A Germigny, ce 11 août 1694.

 

Sur votre lettre du 3, j'ai reçu les papiers que vous m'avez envoyés par le P. Bourdaloue. Je suis bien obligé à Madame de Sainte-Théodore, et je ne doute point de son affection. Il ne faut point s'arrêter aux discours qu'on rapporte de mes gens : il suffit que je reçoive agréablement les lettres de Jouarre, et les siennes en particulier. Je ne veux point décider l'affaire de ma Sœur Griffine; et si je le voulais, il serait bien difficile que ce ne fût pas en sa faveur.

Je n'approuve pas les manières de rabaisser qui rebutent et découragent : la charité n'en veut point de telles. Vous ne devez point avoir de scrupule quand vous avez dit dans le moment ce que vous suggérait votre conscience. Madame de l'Assomption me paraîtrait fort propre pour le noviciat.

Sur la lettre du 4, l'attrait pour la solitude est un préparatoire à un autre attrait, sur lequel il faut attendre et écouter Dieu. Vous eûtes tort de ne point communier samedi. La douleur de ne point aimer l'Epoux qui est si aimable et si aimant, est la plus juste qu'on puisse avoir, et il faudrait fondre en larmes pour n'être point assez à lui. Priez-le qu'il vous possède, et livrez-vous à lui. Je le prie de vous rendre sa sainte présence ; mais je ne le prie pas de vous la faire toujours sentir. Je répondrai au surplus de cette lettre quand j'aurai vu l'écrit. Vous me ferez plaisir de m'expliquer votre acte d'abandon : il y en a un qui approche fort

 

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de tenter Dieu ; ce n'est pas là le vôtre ni le mien. Pour le repos et le silence, je n'en suis pas en peine.

Sur la lettre du 5, vous avez bien fait avec le P. Bourdaloue. Vous ne serez jamais trompée, tant que vous exposerez vos dispositions; et c'est là le remède sûr contre les illusions. Envoyez-moi les papiers dont vous me parlez.

Sur la lettre du 6, vous trouverez l'explication du passage de saint Pierre à la fin des notes sur Salomon, dans le Supplenda in Psalmos, pages 644 et 645. Je n'ai point vu le P. Moret : le livre ira son train. Ne craignez jamais de m'importuner , mais seulement de vous resserrer le cœur que Dieu veut dilater. Samedi j'irai coucher à Meaux, dimanche l'office, lundi séjour, mardi coucher à Paris pour affaires très-nécessaires.

Celle de Rebais n'a aucune difficulté dans le fond. Il s'agit de savoir si les moines seront mes grands-vicaires : j'ai des raisons pour ne le vouloir plus : cela m'inquiète peu, parce que je serai toujours le maître de l'exécution.

Je salue Madame votre sœur de tout mon cœur. Dilatez-vous : que Dieu vous dilate.

 

+ J. Bénigne, év. de Meaux.

 

P. S. Je vous envoie deux exemplaires d'un Discours sur la Comédie, dont je vous prie de présenter l'un à Madame ; l'autre sera pour vous et pour Madame votre sœur, etc., etc.

 

LETTRE CLXXXII.  A Germigny, ce 12 août 1694.

 

J'en userai, ma Fille, comme vous souhaitez avec ma Sœur Griffine ; et qui plus est, je vous entendrai avant que de rien dire sur son sujet. On travaille toujours à Paris à empêcher l'édition du livre. Je verrai le P. Moret, quoique apparemment il n'aura rien à dire de nouveau.

L'acte d'abandon est excellent ; mais j'ai mes raisons pour vous demander la manière dont vous le faites, non par aucun doute sur vous, mais par rapport à d'autres personnes qui le font très-mal,

 

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et de la manière qui induit à tenter Dieu; ce qui est bien loin de vous. Continuez comme vous faites.

Je vous répondrai sur votre écrit et sur celui de l'oraison, s'il plaît à Dieu. J'ai envoyé à Madame l'abbesse la permission pour Madame de Sainte-Dorothée; et entant que besoin est, je la confirme par cet envoyé. Je vous offrirai à Dieu de bon cœur dimanche prochain.

 

LETTRE CLXXXIII.  A Germigny, ce 13 août 1694.

 

Je vous envoie, ma Fille, deux lettres que j'ai reçues aujourd'hui de M. de Chevreuse : il m'écrit de Forges du 9, et espère se rendre bientôt à Paris.

Je croyais recevoir aujourd'hui des exemplaires du Discours de la Comédie, pour en envoyer à Jouarre, surtout à Madame de Luynes. Je vous prie de lui faire mes excuses pour cette fois : car il n'en est point venu.

J'ai commencé à lire vos difficultés avec une pleine persuasion de la pureté de votre foi. Je n'ai lu encore que la première difficulté sur la confession, et je ne vois pas bien encore ce que vous désirez de moi. Car s'il faut entrer dans la discussion des passages de saint Chrysostome, de saint Basile, de saint Jean Climaque, vous voyez bien que pour cette seule question il faudrait un volume : que si je ne dis que deux mots pour trancher seulement ce qu'il faut croire, il y a à craindre que je n'augmente plutôt la difficulté que de la résoudre. Je répondrai pourtant le mieux et le plus tôt qu'il sera possible.

Quant à vos peines, je vous assure que vous n'avez qu'à demeurer en repos : allez en paix à Dieu et avec votre abandon ordinaire. J'ai connu et entendu tout : demeurez en sûreté et en repos. Communiez, confessez-vous à votre ordinaire, et ue vous départez point de vos règles, ni des ordres que je vous ai donnés pour votre conduite. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous. Je pars lundi pour Paris.

 

 

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LETTRE CLXXXIV. A Meaux, ce 16 août 1694.

 

Je ferai rendre vos lettres au plus tôt, et les enverrai à Forges à M. votre frère. Je ferai ce que je pourrai pour l'obliger à vous venir voir, et même vous l'amener : je l'y ai vu fort disposé. Vous m'avez fait plaisir de m'envoyer copie d'un petit avis, que je ne me souvenais plus de vous avoir donné sur l'oraison. Il me semble que vous y pourriez trouver la résolution de vos peines. La règle est de suivre l'attrait : lorsqu'il y en a deux qui sont bons, comme les vôtres, on les peut suivre alternativement; dans le moment, celui qui est le plus fort et qui prédomine, celui enfin pour qui on se sent le plus de facilité et qui produira le plus de fruit, sans négliger ni l'un ni l'autre, tant qu'il plaît à Dieu de les continuer : s'il en ôte l'un, garder l'autre, et ne se croire pas plus parfaite pour cela, parce que la perfection consiste dans la volonté de Dieu.

Saint François de Sales dit : Active, passive ou patiente, tout est égal, pourvu que la volonté de Dieu soit suivie. C'est, ma Fille, ce que je vous dis, et la décision de vos doutes. Seulement gardez-vous bien de quitter vos communions et vos exercices, ni de vous laisser empêcher par le scrupule. Vos règles et la confiance vous mettront au large ; le saint abandon pour faire et recevoir ce que Dieu veut, et y coopérer selon qu'il le veut, qu'il y attire ; s'exciter même dans la langueur à se remettre paisiblement entre ses bras ; ne point craindre l'illusion quand vous marchez dans les voies que vous m'avez exposées ; vous souvenir que je réponds pour vous à Dieu, et vous attache à l'obéissance : voilà tout pour vous.

Je suis très-content de l'écrit du P. Toquet, qui est bien plus sûr dans ses maximes que plusieurs de ceux qui écrivent de cette oraison. Dieu n'envoie pas deux attraits même opposés pour tenir l’âme en incertitude, mais pour suivre tantôt l'un, tantôt l'autre, suivant le mouvement présent.

Je ne vais point à la Trappe ce voyage. J'ai différé le synode à

 

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la fin d'octobre : cela ne veut pas dire que mon voyage soit long ; je n'en sais pas davantage.

 

LETTRE CLXXXV.   A Paris, ce 23 août 1694.

 

Votre conclusion, ma Fille, sur les chansons de l'opéra est fort bonne; et c'est bien fait de les éviter. Vous avez tort de croire que votre recommandation ne soit pas bien forte ; le bénéfice est donné. M. d'Ajou ne doit pas se tenir exclus des grâces en son temps. Je ne m'éloignais pas de mon déni ; mais Madame l'abbesse y a de la peine, et ce n'est pas sans raison.

N'hésitez point à m'écrire ce qui vous a été donné par rapport à moi : ne croyez jamais que je reçoive rien en me moquant ; je ne déteste rien tant que l'esprit de moquerie.

La foi nue est la foi sans aucun soutien sensible, contente de son obscurité, et ne cherchant point d'autre certitude que la sienne, avec un simple abandon.

Je ne me souviens pas bien distinctement du passage de sainte Thérèse. S'il n'est point dans votre écrit de l'oraison, je vous prie de me le marquer. Je n'ai aucun loisir de répondre à vos demandes sur l'écrit du P. Toquet.

Je crois répondre à tous vos doutes, en vous disant de suivre l'attrait. Rappelez-vous le mot de saint François de Sales : Active, passive ou patiente, tout est bon, pourvu qu'on suive la volonté de Dieu.

Les petits caractères du livre du P. Toquet me peinent un peu, et c'est une des raisons qui m'empêchent de vous répondre. Notre-Seigneur soit avec vous. Comment dites-vous que je ne vous bénis pas? quand je mets ce mot, c'est une vraie bénédiction.

 

LETTRE CLXXXVI.  A Paris, ce 25 août 1694.

 

Vous êtes, ma Fille, punie par vos peines de celle que vous avez eue de me mander franchement toutes vos vues : faites-le

 

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toujours sans hésiter. Ne craignez rien; je réponds toujours a Dieu pour vous. Que l'obéissance a de grands effets! Vous n'avez rien à craindre, encore un coup, en agissant dans cet ordre. Que Dieu est grand, et que ses opérations dans les âmes sont merveilleuses ! Elles s'appliquent par l'obéissance : c'est la mère des vertus et le remède certain pour éviter les illusions. O vérité ! ô vérité ! puisse-t-elle vous faire vraiment libre, selon la parole du Fils de Dieu!

 

LETTRE CLXXXVII.  A Versailles, ce 29 août 1694.

 

Il y a, ce me semble, trois points à résoudre dans votre lettre. Premièrement vous demandez si vous entrerez dans la dévotion de Madame de Sainte-Gertrude : j'y consens; faites-le par obéissance, dans une union avec elle et celles à qui j'en explique les lois, sans faire aucune austérité ni station. Vous verrez le reste dans la lettre que Madame de Sainte-Gertrude vous communiquera.

Secondement, sur cet abandon : c'est assez que vous sachiez que je l'approuve, sans vous mettre en peine davantage de pénétrer les desseins de Dieu. Il veut quelquefois qu'on entre dans ses desseins comme dans une certaine obscurité douce, où l'on acquiesce à sa volonté sans en voir et sans en vouloir voir le fond. En général, vous pouvez croire que le dessein de tels jeux de Dieu, qui laissent un goût dont il semble ne vouloir pas l'accomplissement, mais pousser l’âme par des instincts d'une autre nature, est de la rendre souple sous sa main et mobile à lui seul : ce qui doit d'un côté produire au fond une grande humilité, et de l'autre une grande confiance en sa bonté.

En troisième lieu, je ne sais pourquoi vous voulez que je vous parle de mes dispositions sur le sujet des vues que Dieu vous a données. Il ne faut jamais me presser sur de telles choses, sur lesquelles je n'ai jamais rien à dire qu'il soit utile de savoir, et je devrais suivant mes règles garder un éternel silence. Et toutefois je veux bien vous dire qu'en parlant de l'attrait, vous avez

 

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raison; car celui de la vertu dont vous parlez m'a été donné en un haut degré; en sorte que je la vois toujours comme un fondement d'une sainteté éminente : mais autre chose d'en avoir l'attrait, autre chose d'y être fidèle autant que Dieu le demande. Tout est dit; n'y pensez pas davantage. Je verrai l'endroit de sainte Thérèse. Notre-Seigneur soit avec vous.

P. S. Vous m'avez autrefois envoyé un passage de saint Bernard, sur les grâces attachées au souvenir de quelque homme. Votre écrit est à Meaux : marquez-moi seulement l'endroit de ce Père.

 

LETTRE CLXXXVIII. A Meaux, ce 10 septembre 1694.

 

J'ai reçu avec plaisir, ma Fille, votre lettre du 7. Ne doutez point que je n'aie reçu toutes celles que vous m'avez adressées à Paris. J'ai fait réponse à quelques-unes, et je m'étais proposé de faire réponse à toutes, et à vos écrits, que j'avais mis à part pour cela dans un porte-feuille séparé. Je l'ai oublié dans une armoire, où je l'avais renfermé avec tout ce qui regardait Jouarre. Je demande pardon à Dieu et à vous de cet oubli. La chose est irréparable jusqu'à mon retour à Paris, qui sera le 15 octobre. Je vous verrai, s'il plaît à Dieu, avant ce temps-là. Je suis vraiment peiné de mon oubli; car j'aurais passé les trois jours de Germigny, qui précéderont mon voyage de Chalons, dans cette occupation. Mortifiez-vous, et croyez que cela me mortifie beaucoup : au moins ne soyez en peine de rien ; tout est renfermé sous une clef que je porte toujours avec moi.

J'enverrai à Jouarre lundi pour prendre congé de Madame et de vous. Je partirai mardi pour Chalons : ce voyage pourra durer quinze jours. Je reviendrai à Germigny, d'où je vous irai voir sans manquer.

Je ne manquerai pas de vous offrir à Dieu très-particulièrement le jour de votre baptême. Je répondrai de nouveau à Dieu pour vous, et me conformerai à tous les désirs que vous me marquez.

 

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Je salue de tout mon cœur Madame de Luynes et nos autres chères Filles.

 

+ J. BÉNIGNE, év. de Meaux.

 

P. S. Regardez toujours ces chagrins comme un instrument dont Dieu se sert : tout est grâces en ses mains. Je ne prétends point vous empêcher de vous occuper de ces attraits dont vous me parlez. Dieu a mille moyens de me faire paraître à vos yeux meilleur que je ne suis, sans offenser la vérité : ne vous appuyez qu'en lui seul. Songez au sermon xiv de saint Bernard. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CLXXXIX.  A Germigny, ce 13 septembre 1694.

 

J'ai reçu, ma Fille, toutes les lettres dont vous me marquez l'envoi. Que le jour de votre baptême, qui est aujourd'hui, soit pour vous un jour de saint renouvellement. Je ne manquerai pas de vous y offrir à Dieu. Vous aurez de mes nouvelles de Châlons, et vous en ferez part à nos chères Filles. C'est toujours demain mon départ. Je dirai la messe à l'intention de Jouarre, afin que Dieu y daigne suppléer mon absence par sa présence plus particulière.

Je voudrais que vous eussiez été plus soumise sur l'oubli de vos papiers, non point par rapport à moi qui ai tort, mais par rapport à Dieu qui l'a permis. Je vous assure du moins que le cours de ses miséricordes et de toute votre conduite n'en souffrira rien. Toutes vos peines, quelles qu'elles soient, et en quel temps qu'elles viennent, n'empêchent pas la vérité des dons de Dieu, et en particulier de l'impression du sang de Jésus-Christ, dont en effet vous ne m'aviez jamais témoigné de semblable sentiment : mais c'est que l'Epoux de sang vous a voulu donner cette marque de son union avec lui.

Les actes ne laissent pas d'être méritoires, quoique reçus : autrement, comme tout est reçu, il n'y aurait rien de méritoire. L'acceptation volontaire de ce que Dieu fait lui est toujours parfaitement agréable ; et la force de son action empêche si peu la

 

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nôtre, qu'elle l'excite, quoique ce soit pour ensuite l'absorber tout en elle-même. Cela est ainsi ; Dieu veut qu'on le croie, sans même l'entendre : s'il ouvre les yeux, il faut voir sans curiosité ni recherche.

Je répondrai bien assurément à tous vos papiers, s'il plaît à Dieu. Soyez soumise à l'ordre pour ce qui en peut arriver à l'heure de ma mort : j'y donne l'ordre que je puis. Soyez-la aussi pour l'impression de ce livre. Je vous trouve trop vive sur ce sujet-là : Dieu veut une attente plus tranquille de ses volontés. Vous faites bien de me dire le bien et le mal. Laissez passer toutes les peines que vous me marquez, et suivez vos règles.

Le P. Toquet est un saint, et moi-même je suis disposé à me mettre sous sa conduite plutôt qu'à en retirer qui que ce soit : mais vous n'avez à vous attacher qu'à celle où vous êtes.

Ce n'est pas assez de brûler ; il faut se laisser consumer des flammes dont vous me parlez, et demeurer allumée comme une torche qui se consume en elle-même toute entière aux yeux de Dieu : il en sait bien retirer à lui la pure flamme, quand elle semble s'éteindre et pousser les derniers élans. Saint Paul nous a appris que ce feu ne périt jamais (1) et l'Epouse a chanté que les eaux ne l'étouffent point (2).

Consolez nos Filles, et dites-leur que si Dieu leur donnait des espérances, elles ne seraient point filles d'Abraham, qui vivait en espérance contre l'espérance.

Il ne faut point s'attacher à ces dispositions qui passent ; mais s'en servir pendant que Dieu les envoie et les entretient, pour s'unir au seul qui ne passe pas. C'est l'état de cette vie, de passer et s'écouler continuellement par le temps à l'éternité. J'ai lu avec plaisir les endroits de saint Bernard et de sainte Thérèse. C'est une chose admirable comme Dieu unit à ses ministres, et comme il veut en même temps qu'on s'en détache.

Notre-Seigneur soit avec vous à jamais. Consolez de ma part Madame la prieure. Madame se chargera de lui porter ma bénédiction. J'offre à Dieu Madame de Montmorency, et les regrets avec les besoins de toute la famille en cette occasion.

 

1 I Cor., XIII, 8. — 2 Cant., VIII, 7.

 

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LETTRE CXC.  A Chalons, ce 18 septembre 1694.

 

J'ai, ma Fille, reçu votre lettre du 15. Vous me ferez toutes grand plaisir, et vous beaucoup en particulier de vous souvenir de moi le jour de mon sacre : je ne vous y oublierai pas. L'anniversaire de la consécration d'un évêque est une fête pour le troupeau, et autrefois elle était dans le calendrier. Ma santé est parfaite, Dieu merci. Je vous bénis de tout mon cœur, et Madame de Luynes, etc., et très-particulièrement Madame la prieure.

 

LETTRE CXCI.  A Chalons, ce 22 septembre 1694.

 

Monsieur l'abbé de Soubise a passé ici, et y a laissé en passant votre lettre du 21. Je continue demain mon voyage à Reims, et incontinent après je tournerai face vers Germigny. Mon chemin est de passer par Soissons : ainsi j'espère y aller rendre à Madame de Soissons la visite que je lui ai promise. Elle a satisfait tout le monde, et je ne vois personne qui n'en dise beaucoup de bien. Ma santé est parfaite par vos prières. Je vous rends grâce, ma Fille, et à toutes nos chères Filles. Je prends beaucoup de part à la douleur de Madame de Luynes et à la vôtre. Je serai, s'il plaît à Dieu, dans le diocèse dans cinq ou six jours. Je suis à vous comme vous savez. Demeurez ferme dans vos règles. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXCII. A Germigny, ce 5 octobre 1694.

 

J'ai reçu vos lettres du 2 et du 3. Laissez-là les abbayes et les louanges des hommes: il n'y a qu'une occasion où il faille être loué, c'est quand Jésus-Christ paraîtra. En attendant il faut dire : « Mon âme sera louée en notre Seigneur (1). » Qu'est-ce qu'on

 

1 Psal., XXXIII, 3.

 

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appelle élévation, avantages, et tout le reste ? C'est le langage des étrangers qu'on apprend pendant son exil, et non pas celui des citoyens. Madame votre sœur remplirait très-bien une telle place : mais si elle sait bien remplir celle d'une humble religieuse, elle aura moins de compliments, mais plus d'estime, du moins de ma part. Je n'approuve point le zèle de celles qui, sous couleur de procurer le salut des autres, veulent s'agrandir et devenir séculières après avoir été religieuses. Une abbesse qui n'est pas plus petite dans cette dignité que dans son abjection, ne commît pas la valeur du précieux néant de Jésus-Christ. Il est vrai, j'ai une idée de la pauvreté intérieure et extérieure, qui me la fait aimer comme Jésus-Christ. Tout ce qui m'environne me semble emprunté, et tout ce qui semble m'agrandir au fond ne me fait voir que le vide infini de la créature. De quoi se remplit-on, hélas ! et dans quelle inanité demeure-t-on, lorsqu'on ne prend que des ombres avec une main et une bouche avide ! « Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, et tout est vanité » et on ne peut assez nommer la vanité.

Je ne savais point la maladie de Madame la princesse de Rohan, et vous m'avez fait plaisir de me la mander. Je salue de tout mon cœur Madame votre sœur. Je lui connais de tout temps un bon cœur, et un esprit solide.

Je trouve bien faux que la sainte délectation de l'amour divin diminue la liberté. Je ne puis vous assurer du jour de mon arrivée à Jouarre ; ce ne peut être déjà avant le synode. Je répondrai à ce que vous m'écrirez : en attendant mon cœur me presse pour Jouarre.

Si Dieu vous veut environner et au dehors et au dedans, et dans l'intellectuel et dans le sensible, laissez-le faire. Tout ce qui fait aimer Dieu est bon : mais l'aimer, c'est vouloir sa gloire au-dessus de tout.

Je me suis ouvert au P. Toquet de mon dessein : je l'ai trouvé comme je le souhaitais ; il ne faut que trouver un temps.

Vous parlez beaucoup d'abbayes, et vous y revenez souvent. Laissez là ces vaines grandeurs, ce vain éclat : il n'en faut pas

1 Eccle. I, 2; XII, 8.

 

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tant parler, même pour le mépriser. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE CXCIII  (a).  A Germigny, ce 10 octobre 1694.

 

Je me suis très-volontiers offert à Dieu, ma Fille, pour continuer à prendre le soin de votre âme. La pensée qui m'est venue en le faisant, c'est de vous unir aux volontés secrètes de Dieu pour votre sanctification et pour la mienne, en unité de cœur ; non que je souhaite ces correspondances à mes dispositions, qui en vérité sont moins que rien par rapport à moi : au contraire je vous conseille d'outre-passer tout cela, et de ne regarder en moi qu'un ministre de Jésus-Christ, et un docteur sincère et désintéressé de la vérité; car je vous permets de vous unir à cette disposition, que vous avez sujet de croire en ma personne quoique indigne. Tout le reste, en vérité, est sans fondement: mais si Dieu veut honorer, comme disait saint Bernard, l'opinion qu'on a, ou plutôt que vous avez de mes bonnes dispositions, qui suis-je pour empêcher ses conseils ?

Ce chagrin, quoi qu'il en soit, et quelle qu'en soit la cause, est un instrument de Dieu, dont il faut le prier de se servir pour ses fins cachées ; et après l'avoir prié de Voter, il faut acquiescer à la réponse qui dit : Il suffit. Je ne dis pas pour cela que ce soit un ange de Satan : mais je dis que la vertu se perfectionne dans ces infirmités comme dans les autres. Quand vous comparez vos fautes avec les dons de Dieu, concluez que Dieu est bon au-dessus de toute idée des hommes et des anges, et dites-lui en confiance : « Mon Dieu, ma miséricorde ! (1) »

Les croix régulièrement sont une marque de l'amour de Jésus-Christ : quand on n'en profite pas, c'est un motif de s'humilier, et par là de se crucifier encore davantage. Tout va bien dans la vie spirituelle, pourvu qu'on ne perde jamais courage; ou quand on

Psal., LVIII, 18.

(a) Revue sur l'original.

 

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le perd, qu'on aille avec un cœur humble et désolé le rechercher en Jésus-Christ qui est notre force.

Ma visite à Jouarre aura ses moments, que je ne puis encore connaître précisément. Pour le voyage de la Trappe et des Clairets, j'en doute pour cette année. J'avais d'abord résolu d'enfermer la lettre de Madame de Maubourg dans votre paquet ; cela m'a échappé. Beaucoup de choses commencent à m'échapper de cette sorte, dont je suis fâché. Faites mes excuses à Madame de Maubourg.

Venons à la lettre du 7, et à l'endroit de la prière et de la foi nue. Tous les mystiques que j'ai vus n'en ont jamais donné une idée bien nette. La définition que je vous en ai donnée est celle que j'ai recueillie de ceux qui en ont parlé le plus nettement. Votre auteur, qui met dans cette foi nue la consommation de l'état mystique et de l'union avec Dieu, s'éloigne de leur langage. La foi nue, selon eux tous, est celle par où commence la contemplation, ou en autres termes l'oraison de recueillement, de quiétude, de simple présence, qui toutes ne signifient que la même chose. Tout cela est fondé sur cette foi nue, qui proprement fait le passage de l'état considératif, ou méditatif, ou discursif à l'état contemplatif. Car, disent-ils, l’âme exercée dans la méditation, où elle agit par raisonnement ou par lumière, en vient par là à n'avoir plus besoin de méditations, de discours, de réflexions, de raisonnements ; et c'est alors que n'ayant besoin ni de lumière ni de goût, elle est conduite par une simple foi nue et obscure où elle plonge et perd tous ses goûts, tous ses soutiens et appuis sensibles. Ce pas est grand, selon eux ; mais infiniment au-dessous des autres états, dont le dernier est non pas précisément l'anéantissement, mais l'anéantissement en Dieu, qu'ils appellent transformation, déification, perte en Dieu, union parfaite, et parfaite consommation du sacré mariage de l’âme avec Jésus - Christ son Epoux.

Que la foi nue commence seulement alors, c'est renverser les principes de tous les autres ; et je ne m'étonne pas que cela soit arrivé à ce docteur. Ceux qui comme lui font à Dieu une méthode et l'astreignent à certain nombre de degrés, à quatre comme

 

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celui-ci, et à plus ou moins selon les autres, sont sujets à des pensées particulières.

Ce rayon que met votre auteur est encore une invention de son esprit : peut-être pourtant n'est-ce qu'un langage, qui réduit en termes communs, reviendrait à peu près aux pensées des autres mystiques. En général, ils sont grands exagérateurs, et peu précis dans leurs expressions ; en sorte que qui prendrait ce qu'ils disent au pied de la lettre, il n'y aurait pas moyen de le soutenir. Par exemple, quand celui-ci dit que la foi nue nous élève jusqu'à l'état ou conversation des bienheureux, c'est parler contre saint Paul, qui enseigne que la foi n'est plus dans cette béatitude (1). Pour être bien assuré du sentiment de cet homme, il faudrait peut-être l'entendre parler, et peut-être qu'on trouverait bien à rabattre de ses expressions outrées. Pour moi, sans entrer dans ces discussions, je crois pouvoir vous assurer que les larmes dont vous me parlez ne sont pas de celles que produit la pure sensibilité, et que les nouveaux spirituels décrient si fort ; mais plutôt elles ont leur source dans la même grâce pour le fond, quoique non en même degré, qui faisait couler celles de David, celles des autres prophètes, celles de saint Paul, et pour aller au premier principe, celles de Jésus-Christ même.

Pleurez donc, pleurez encore un coup, et laissez pour ainsi parler dissoudre votre cœur en larmes. Il n'est pas besoin de savoir pourquoi vous pleurez, non plus que de demander (si l'on aime), quand on aime sans savoir qui, ni pourquoi, parce qu'on se perd dans quelque chose aussi souverain qu'inconnu. Il faut aimer sans songer qu'on aime, souvent même sans le savoir, encore moins sans savoir pourquoi ; car il n'y a point de raisons particulières. C'est ce que dit la sainte Epouse : « Il est tout aimable, tout désirable: » Totus desiderabilis (2); selon l'original, tout amour. Voilà ce que j'appelle la foi nue, qui n'a besoin ni de goût, ni de sentiment, ni de lumière distincte, ni de soutien aperçu ; mais qui, contente de sa sèche obscurité et simplicité, y demeurerait l'éternité toute entière, si Dieu le voulait : mais comme elle sait qu'il ne le veut pas, elle s'élance sans cesse vers l'état où cet

1 I Cor., XIII. — 2 Cant., V, 16.

 

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obscur et cet inconnu se changera en pure lumière, pour nous abîmer par là éternellement dans l'amour parfait et consommé. Je n'en sais pas davantage, ou ce que je sais davantage n'est pas nécessaire.

Je ne puis dire quand je pourrai vous aller voir : croyez seulement qu'il ne m'entrera jamais dans la pensée de différer ce voyage, par la crainte d'être importuné sur ce que j'aurai à faire ou ne faire pas.

Mandez-moi ce que vous saurez des mesures qu'on aura prises sur la vêture de Mademoiselle de Soubise : le dessein était de la faire avant la Toussaint. Je ne sais si la petite vérole, ou quelque autre raison, n'aura pas changé cette disposition. Je ne veux pas le demander à Madame de Jouarre, qui continue à ne m'écrire que des compliments avec une affectation manifeste de ne me parler de rien. Je vais ce soir à Meaux, pour préparer lundi le synode, et le tenir mardi. Après cela je commencerai à chercher à m'affranchir pour vous aller voir. Je salue Madame de Luynes. Notre-Seigneur soit avec vous deux.

 

J. Bénigne, év. de Meaux.

 

P. S. Sainte Teutechilde, priez pour votre troupeau et pour leur pasteur.

 

LETTRE CXCIV. A Meaux, ce 12 octobre 1694.

 

Il faut encore, ma Fille, vous donner avis que j'ai reçu, outre la lettre qu'un de mes gens qui avait été à Jouarre m'a rendue, une autre lettre de vous du 10. Vous m'avez fait grand plaisir de faire pour moi la demande que vous avez faite, qui m'est en vérité fort nécessaire.

J'approuve vos larmes, et je les offre à Dieu de tout mon cœur. Dieu vous fasse la grâce de perdre et de plonger toutes vos lumières et toutes vos vues particulières, tant sur moi que sur toutes choses, dans cette sainte et divine obscurité de la foi, et n'avoir de soutien qu'en elle : non que je veuille anéantir ces lumières ni ces vues qui sont bonnes et utiles ; mais je veux

 

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que vous ne mettiez votre appui que sur Dieu appréhendé par la foi, selon ce qui est écrit : « Le juste vit de la foi. » Tout à vous en Notre-Seigneur.

 

LETTRE CXCV. A Germigny, ce 16 octobre i 694.

 

Vous vous êtes émue sans sujet, ma Fille. Je n'ai pas dit un seul mot de foi nue, je n'ai point parlé de vos dispositions : j'ai parlé de vues et de lumières, qui toutes doivent céder à la sainte obscurité de la foi, non de la foi des mystiques qu'ils n'ont point encore définie, mais de celle des chrétiens que saint Paul a définie si nettement. J'ai toujours tenu pour maxime que toutes vues et lumières doivent se réunir au principe de la foi, qui seule ne nous peut tromper. On peut se tromper à croire dans quelqu'un de certaines dispositions, telles que celles que vous croyez ressentir en moi : mais on ne peut se tromper à réduire tout cela au seul principe de la foi, dont la sainte et divine obscurité est accompagnée d'une certitude qui ne nous trompe jamais.

Ces saintes délectations dont vous désirez la continuation appartiennent à l'amour, et en sont ou la nourriture ou la flamme. Je n'ai point reçu la lettre dont vous me parlez ; elle viendra. Je vous prie de témoigner bien particulièrement à Madame que je suis touché de son mal, et que je rends grâces à Dieu de sa guérison, que je suppose à présent très-parfaite.

Il suffit que ma Sœur Cornuau sache que j'ai reçu son billet. Il est sans doute que dans la visite je commencerai tout le scrutin.

Notre-Seigneur soit avec vous.

Rassurez bien celles qui craignent que je ne relâche mes soins sur Jouarre ; on verra que non. Je salue Madame de Luynes.

 

LETTRE CXCVI. A Germigny, ce 26 octobre 1694.

 

Je me mets devant Dieu, ma Fille, pour vous expliquer en simplicité, indépendamment des pensées particulières des mystiques,

 

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ce que l'Ecriture me fait entendre sur l'oraison de la foi.

La foi est le principe de l'oraison, conformément à cette parole : « Comment invoqueront-ils, s'ils ne croient pas (1) ? » Par cette foi, j'entends la foi commune des chrétiens, que saint Paul a définie en cette sorte : « La foi est la substance et le soutien des choses qu'il faut espérer, la conviction des choses qui ne paraissent pas (2)  » Cette conviction est expliquée par ces paroles du même Apôtre : « Il sut pleinement, il eut une pleine persuasion que Dieu peut faire tout ce qu'il promet (3) ; » et c'est encore ce qu'il appelle ailleurs « la plénitude de la foi et de l'espérance (4) » Cette même foi, sur quoi est fondée une si pleine confiance et espérance, est en même temps animée par la charité, selon ce que dit saint Paul : « La foi opère par la charité (5). »

Voilà donc les trois vertus des chrétiens, la foi, l'espérance et la charité, fondées primitivement sur la foi : c'est ce qui fait dire au Prophète, et après lui à saint Paul : « Le juste vit de la foi (6). » S'il vit de la foi, il prie en foi, et la foi comprend toutes ses prières.

Il faut donc être appuyé sur ce fondement ; et c'est là ce qui constitue le chrétien. L'homme comme homme s'appuie sur la raison, le chrétien sur la foi : ainsi il n'a pas besoin de raisonner ni de discourir, ni même de considérer, en tant que considérer est une espèce de discours, mais de croire : et jusque-là je suis d'accord avec ces mystiques qui excluent si soigneusement le discours. Je veux bien aussi qu'on l'exclue, mais par la foi, qui n'est ni raisonnante ni discursive, mais qui a son appui immédiatement sur Dieu : d'où s'ensuit la foi des promesses et l'espérance, et enfin la charité qui est la perfection.

Pour espérer en Dieu, pour aimer Dieu, on n'a donc besoin d'aucun discours : quand on en ferait, ce n'est pas là notre fondement, et le chrétien n'a besoin que de la foi seule.

« Le fruit de la foi, c'est l'intelligence  (7), » comme dit saint Augustin : mais quand on ne viendrait pas à l'intelligence, la foi dans son obscurité suffit ; et tout ce qu'on a d'intelligence en cette

 

1 Rom., X, 14. — 2 Hebr., XI, 1. —  3 Rom., IV, 21. —  4 Hebr.,  VI, II; X, 22. — 5 Gal., V, II. — 6 Habac., 17, 4 ; Rom., I, 17. —  7 In Joan., tract, XXII, n. 2. TOM.  XXVIII. 14

 

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vie étant trop faible pour faire l'appui de l'homme, toute l'intelligence doit être plongée finalement dans la foi.

Par la même raison, toute délectation, toute douceur se doit encore aller perdre là-dedans. Car le cœur humain ne doit s'appuyer ni sur goût, ni sur douceur, mais uniquement sur la foi, qui est le bon fondement. Ainsi, et en sécheresse et en jouissance, on doit demeurer égal et comme indifférent, content de la foi, toute obscure qu'elle est. Je ne dis pas que si Dieu donne des goûts, il les faille craindre ou rejeter : et c'est en quoi je vois les mystiques ordinairement trop précautionnés contre Dieu, portant les âmes en quelque sorte à s'en défier. Ils parlent aussi trop généralement contre les goûts, puisqu'ils avouent qu'il y en a de plus profonds et de plus intimes que ceux qu'on appelle sensibles. Mais ni les uns ni les autres ne sont l'appui du chrétien, à qui la foi suffit pleinement. Ce ne sont donc pas des appuis ; mais ce sont des consolations dans le désert. Du reste la vraie conduite est de marcher uniformément en vraie et pure foi.

Je ne suis non plus d'accord avec les mystiques sur le rejet de ces goûts intérieurs : je crois qu'on peut, et qu'on doit les désirer comme des attraits à l'amour : mais quand ils manquent, il n'en faut pas moins aller son chemin en foi : et cela concilie parfaitement ce qui pourrait vous avoir paru peu suivi dans les endroits de mes lettres, que vous rapportez dans la vôtre.

Au reste il est certain que l'espérance et la charité portent en elles-mêmes consolation et douceur; et une telle douceur, que si la foi est bien vive, c'est comme un commencement de la vie future. La foi même est consolante et soutenante dans son obscurité. Car qu'y a-t-il de plus soutenant que de se tenir à Dieu sans y rien voir, lorsque perdu dans sa vérité, on entre dans l’inconnu et l'incompréhensible de sa perfection? Alors, soit qu'on voie par la foi ses perfections distinctes, en disant : Je crois en Dieu le Père tout-puissant; et encore : Saint, saint, saint; soit que sans rien voir de particulier, on se perde avec le Prophète en disant : Grand en ses conseils, incompréhensible à connaître, devant qui toute pensée demeure court : le cœur avide est

1 Jerem., XXXII, 19.

 

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content ; et embrassant ce qu'il ne voit pas, il en prévient la vue par la foi, et l'aime sans le connaître. C'est sur cela que je fonde toute l'oraison, autant la commune que l'extraordinaire, qui doit à la fin revenir à la simplicité de la foi : elle n'est pas moins aimable dans sa nue et sèche obscurité, que quand elle étincelle et qu'elle flambloie. Marchez donc dans votre voie ; ne désirez point de changer : si Dieu veut de vous autre chose, il saura le faire au-dessus de toute intelligence et de tout désir. Le reste se dira en présence, le plus tôt qu'il sera possible.

 

LETTRE CXCVII (a). Ce 26 octobre 1694.

 

..... Pour mon frère, il n'a point encore tant été ici qu'à cette fois ; et nous n'avons pu trouver le temps d'aller à Jouarre, quoique comme moi il vous honore et vous estime très-particulièrement, Madame de Luynes et vous. Il sait combien nous sommes amis. Il sera bien aise aussi de rendre ses respects à Madame de Jouarre. Pour moi, j'espère toujours vous voir le jour des Morts après dîner. Je ne vous conseille pas de différer pour cela votre communion : il sera meilleur de la réitérer après. Croyez-moi, tout est fête pour les Epouses de Jésus-Christ.

Ne soyez point en peine comment Dieu vous purifiera des péchés que vous n'aurez pas confessés ; croyez en cette parole : « Plusieurs péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé l. » Pour avoir cette vertu purifiante, il n'est pas toujours nécessaire que l'amour soit gémissant, ni que les larmes qu'il fait verser soient amères : celles qui sont plus douces et plus tendres attendrissent aussi l'Epoux, l'adoucissent, l'apaisent, calment sa colère, en contentant son amour. Allez donc, et vivez en paix. Ne désirez ni la foi nue, ni la foi plus consolante : tout est égal, actif, passif ou patient, comme disait saint François de Sales. Dieu a des moyens pour rendre actifs ceux qui reçoivent,

 

1 Luc, VII, 47.

(a) Revue sur l'original.

 

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pour rendre patients, et si l'on veut passifs, ceux qui agissent ; le tout est de se ranger doucement à l'ordre de sa volonté.

Je n'empêche pas que vous ne receviez ce qu'il vous donne par rapport à moi, pourvu que vous ne mettiez votre appui que sur mon envoi et mon ministère ; tout le reste pouvant être faux, sans que rien vous dépérisse pour cela. Dites-moi ou ne me dites pas ce qui se passe en vous sur ce sujet-là, en soi cela ne fait rien à la conduite ; et il vaut mieux le dire que le supprimer, pourvu que vous ne me parliez pas de sainteté ni de chose semblable, parce que j'aurais trop de peine de vous voir trompée. Car encore que Dieu même ait des moyens de tromper les âmes qui ne sont pas opposées à sa vérité, je suis bien aise de ne pas entrer là-dedans, et de demeurer pour tel que je suis, pourvu que mon ministère soit honoré en vous par la foi. La foi est délectable, quand il veut ; quand il veut, elle ne l'est pas, ou l'est moins, ou même est désolante et accablante : pourvu qu'elle demeure toujours foi, et que dans l'ébranlement de tout le dehors ce fondement demeure ferme, tout va bien.

Vous aurez à présent reçu ma lettre sur la vôtre ; celle-ci viendra en confirmation. Je crois sentir que j'ai dit au fond tout ce qui vous était nécessaire : si vous priez Dieu, le reste vous sera aussi révélé. Surtout gardez-vous bien d'imiter ceux qui veulent toujours savoir où ils en sont pour l'oraison. Je n'aime pas qu'on veuille marquer si précisément les degrés, ni qu'on fasse la loi à Dieu, comme en lui déterminant ce qu'il doit faire à chaque degré, et en décidant : Cela n'est pas de cet état, cela en est ; il y a là une présomption secrète et une pâture de l'amour-propre. Pour moi je crois, et je crois savoir que Dieu sait mettre les âmes parfaites à l'A B C de la piété sans les reculer ; et qu'il en avance d'autres à la perfection, sans paraître les tirer de l'infirmité du commencement. Il est maître à tromper les âmes de cette sorte ; c'est là comme le jeu de sa sagesse : il le joue si bien et si secrètement, que personne n'y connaît rien que lui seul, et il n'y a qu'à le laisser faire en la foi de cette parole : « Il a bien fait toutes choses : » Bene omnia fecit (1). Sachez que comme il donne

 

1 Marc, VII, 37.

 

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quand il veut le lait aux forts, il peut aussi quand il veut donner le pain aux enfants, en le lactifiant pour ainsi parler, ou en donnant à l'estomac des forces cachées : il n'y a qu'à marcher en simplicité et en confiance, et sans tant raisonner sur les états, aider chacun suivant la mesure du Seigneur, et lui prêter la main selon qu'il se découvre.

Ne me dites pas après cela que quelquefois je ne réponds pas à tous vos doutes : je sens qu'ordinairement je réponds à tout sans qu'il y paraisse. Je ne refuse pourtant pas d'être averti ; mais cependant cassez le noyau, vous trouverez la substance.

Je n'ai jamais tant ouï parler d'oraison, et il me reste malgré moi un certain dégoût des spirituels ; je dis de ceux qui le sont plus, en ce qu'ils se font un peu trop une loi de leurs expériences, et n'entrent pas dans l'étendue des voies de Dieu, qui parmi une infinité de complications d'états sait conserver et cacher l'unité de son action. A lui gloire, à lui sagesse, à lui bénédiction, adoration et amour.

Gardez cette lettre, dont il faudra peut-être un jour m'envoyer copie aussi bien que de la précédente. Quelquefois on me consulte en général sur l'oraison, et je sens que je ne réponds jamais mieux que lorsque je parle à celles à qui Dieu me rend redevable ; car alors c'est son onction qui m'instruit.

Que je suis édifié de voir Madame votre sœur s'affectionner à son office de chantre : je prie Dieu, en récompense de cette affection, delà guérir de son rhume, et je la bénis dans ce dessein. Cette affection vaut mieux que cent mille crosses : ce n'est pas cet extérieur qui remplit l'ame. Non, l’âme n'est pas si peu de chose, que ces petits jeux des hommes puissent la remplir. Souvent ou l'on désire ces élévations, ou l'on s'en contente par rapport aux autres plutôt qu'à soi-même : il n'y a alors qu'à s'interroger, et qu'à se dire à soi-même : En serai-je mieux ou plus mal au fond quand le monde dira : La voilà bien, on lui fait justice, elle a sujet d'être bien contente. Mais qu'est-ce que tout cela, sinon une pitoyable illusion de notre esprit, qui se mêle dans celui des autres pour s'asservir à leur goût ? Heureux qui

 

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ne se regarde que par rapport à Dieu seul, à ce qu'il pense de nous, à ce qu'il en veut.

Vous voyez bien que j'ai reçu vos deux lettres : celle du 27 est venue à moi avant celle du 24. J'ai lu avec plaisir l'endroit de saint Jean Climaque sur les larmes, qui est très-beau et très-véritable. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXCVIII.  A Meaux, ce 5 novembre 1694.

 

Je me disposais à vous écrire quand j'ai reçu votre lettre. Ce que je voulais vous dire, c'est que vous ne deviez point être troublée sur votre confession. Quoique je n'eusse point lu votre billet, j'en avais le fond dans l'esprit. On ne me dit point qu'il eût rapport à votre confession ; et en effet il n'y était point nécessaire. Je vous ai dit sur ces tendresses tout ce qui était nécessaire. On ne doit point exciter ce que ces tendresses ont de sensible : on peut exciter ce qui est du fond de la charité, qui a sa tendresse dont saint Paul était tout rempli. Voilà ce que je voulais vous écrire.

Après avoir lu votre lettre, j'ajoute, ma Fille, à la première demande, que je vous ai réitéré l'absolution; à la seconde, que je l'ai appliquée à tout ce qui regardait les causes et les effets de cette tendresse ; à la troisième, cette absolution était une suite de la confession qui venait de précéder, et qui subsistait moralement; à la quatrième ; il suffit pour en profiter que vous fussiez dans le dessein de faire ce que je vous avais prescrit et ce que j'aurais à vous prescrire.

L'extrait que vous m'envoyez est d'une bonne doctrine, et je m'y tiens en y ajoutant ce que je viens de vous dire, qui n'en est qu'une plus ample explication.

Je vous répète que la charité, qui est l'amour même, a sa tendresse, à laquelle il est permis de s'exciter comme à la charité même. Profitez bien de l'endroit que vous me répétez sur le calme qu'on cherche à force de se tourmenter. C'est ce qu'on ne saurait assez vous rappeler; ni vous, vous le mettre trop dans le cœur.

 

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Je salue Madame de Luynes. Je suis si éloigné de craindre l'illusion pour vous, que je ne vous blâme que de la trop craindre.

N'attendez jamais rien de moi sur ces rapports à mes dispositions: je vous laisse à Dieu sur cela, et à toutes les innocentes tromperies qu'il vous peut faire à cet égard; mais je ne puis y entrer : je ne dis pas : Je ne le veux pas ; mais : Je ne le puis.

Vous raisonnez trop sur les causes, pourquoi ces goûts se font et se défont ? Le Verbe va et vient : son esprit souffle où il veut. Il faut être souple sous sa main, sans raisonner sur ses conduites. Je vous bénis en Notre-Seigneur, pour dissiper vos peines sur votre confession.

J. Bénigne, év. de Meaux.

P. S. Je n'ai rien à dire à Madame Renard : si elle est encore à Paris, elle me pourra voir; sinon, dites-lui qu'elle me trouvera toujours père, et c'est tout dire pour elle.

 

LETTRE CXCIX. A Paris, ce 9 novembre 1694.

 

Il faut, ma Fille, vous répondre aussi brièvement qu'il se pourra, non pour épargner la peine d'écrire, mais pour éviter l'embarras des paroles; et vous donner une décision plus précise.

Vous vous êtes suffisamment expliquée sur ces sentiments excités: vous ne devez pas vous expliquer davantage, ni même vous en inquiéter. Votre obéissance couvrirait tous les défauts de vos confessions, quand il y en aurait eu ; ce qui n'est pas. Vous cherchez à vous tourmenter vous-même par ces souvenirs rappelés des personnes, dont la mémoire vous fait un bien à peu près de même nature que celui que vous avez remarqué dans un sermon de saint Bernard. Les satisfactions humaines qui se pourraient mêler dans cette grâce, car c'en est une, n'en empêchent pas l'effet, ni ne sont pas des péchés dont on doive se confesser. Je n'ai rien changé sur ce sujet-là dans les sentiments que je vous ai exposés dès le commencement. Vous vous tendez des pièges à vous-même, quand vous faites sur cela tant de questions et que vous me demandez des réponses plus précises. Les suites même

 

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de ces sentiments, que vous appelez plus fâcheuses, ne devraient point vous troubler quand elles arriveraient, ni ne vous engageraient à la confession : tenez-vous invariablement à mes règles. Vous vous forgez des peines sur tout cela, qui devraient être bannies il y a longtemps. Le mal que vous imaginez dans cette épreuve que vous avez voulu faire, n'est rien. Vous vous repliez trop sur vous-même, et vous devriez suivre plus directement le trait du cœur qui veut s'unir à Dieu. Notre-Seigneur soit avec vous.

Je vous recommande Madame Renard : mais prenez garde de ne vous point laisser accabler par le soin que vous prendrez à la consoler. Exhortez-la à la patience et à la soumission, c'est le meilleur remède à ses maux; et j'entends ici par ces remèdes un vrai remède même pour le corps. Parce que Dieu est bon, ma Fille, nos infidélités ne lui font pas toujours retenir sa main ou retirer ses dons. Recevez avec reconnaissance les touches de son Saint-Esprit. L'Epouse, qui avait laissé passer l'Epoux qui frappait, ne laisse pas à la fin de le retrouver. Le tout est de revenir toujours à lui avec une sainte familiarité. Quelque irrité qu'il paraisse, il fait quelquefois comme un souris à une âme désolée. « Venez, dit-il, mon Epouse; venez des lieux affreux où vous êtes, et des retraites des bêtes sauvages (1). »

Quant à mes dispositions, dont vous me parlez, je n'y sais rien, si ce n'est que par ma charge je suis un canal par où passent les instructions pour les autres, et que j'ai grand sujet de craindre que je ne sois que cela. Il faut du moins donner et distribuer ce qu'on reçoit, autant qu'on peut, et tâcher qu'il nous en revienne quelque goutte.

Madame de Lusanci sera bien prise, quand vous lui direz que je ne me suis pas aperçu que votre lettre fût longue.

Je repasse sur le Cantique des Cantiques à l'occasion de mes notes, et j'en suis à l'endroit où l'Epouse dit: « Je sommeille, mais mon cœur veille (2). » Que ce sommeil est mystérieux ; mais que l'Epoux est jaloux, et qu'il passe vitel Je porterai à Germigny votre relation : mon repos s'y passera sur le Cantique,

 

1 Cant., IV, 8. — 2 Ibid., V, 2.

 

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et il y faudra mêler mille brouilleries que je réserve à ce temps-là.

Anima mea liquefacta est utlocutus est : quœsivi et non inveni illum; vocavi, et non respondit mihi  (1): « Mon âme s'est comme fondue au son de sa voix : je le cherchai, et je ne le trouvai point; je l'appelai, et il ne me répondit point. » Qui expliquera ce mystère ? Tout à vous, ma Fille.

 

LETTRE CC.  A Meaux, ce 3 décembre 1694.

 

Je ne vous dissimule point que je n'aie été fort surpris de la promotion de Madame de Fiesque; je n'aurais pas cru qu'elle dût aller si haut d'abord : mais il faut adorer les dispositions de la divine Providence. Il y a ici quelque chose de bien particulier à l'égard de Madame votre sœur. Je ne saurais vous rien dire des démarches que pouvait faire M. de Chevreuse : il faut lui parler auparavant. De croire que votre conduite à l'égard de Madame de Lorraine ait produit un mauvais effet, vous voyez bien qu'on ne l'estime pas assez pour cela. J'ai toujours ouï dire que votre éducation de toutes deux à Port - Royal avait fait une mauvaise impression, que M. votre frère même avait eu bien de la peine à lever par rapport à sa personne : j'ai dit ce que je devais là-dessus et au P. de la Chaise et au roi même. Je n'en sais pas davantage.

Mais il faut percer plus avant que tout cela. Dieu sait ce qu'il faut à tout le monde, et les voies propres pour y parvenir, et les effets qui s'en doivent suivre. Tout ce qui se passe ici n'est que l'écorce de son ouvrage; et lorsqu'on verra le fond, lorsque le rideau sera tiré, et que nous entrerons au dedans du voile, nous verrons combien il est véritable que « qui s'humilie sera relevé, et que qui se relève sera humilié. » Vous n'avez autre chose à faire qu'à continuer comme vous avez commencé. Entrez bonnement avec Madame de Fiesque comme ne songeant qu'à son avantage. Elle sera fort en vue dans une grande communauté, dans une grande ville: il faut un grand sérieux et un extérieur très-régulier, où rien ne se démente: le dedans est bien plus

 

1 Cant., V, 6,

 

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important ; mais il faut que Dieu s'en mêle.  Je prie Dieu, ma Fille, qu'il soit avec vous.

J. Bénigne, Ev. de Meaux.

P. S. Le messager va pour Madame votre sœur et pour vous seules ; les autres lettres sont la couverture : j'ai cru qu'il ne fallait pas faire paraître qu'il y eût rien de particulier pour vous en cette occasion.

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