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LETTRE CDXXXIX. BOSSUET A  SON NEVEU. A Versailles, 23 février 1699.

 

Votre lettre du 3 fait si bien voir la suite de l'affaire et le doigt de Dieu dans cette conduite, que j'ai cru devoir en donner copie pour la Cour, où je suis assuré qu'elle sera lue comme j'en ai prié.

Vous voilà presque au bout de cette épineuse carrière, où il y a eu de si surprenantes aventures. Je me console beaucoup, quand je sens approcher le temps de votre retour. Mais il faut voir la bulle faite et publiée, et l'effet que produira la réception qu'on en fera dans le royaume. Car ce sera un pas assez délicat, quoique, si j'y puis quelque chose, il n'y aura aucune difficulté.

 

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Les propositions présentées à Louvain par M. de Cambray (a), sont captieuses : mais ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que ce prélat, qui prend pour un si étrange attentat contre Rome les signatures d'ici, trouve très-bon d'en rechercher à Louvain.

On m'a rendu deux lettres de M. de Cambray, qui me sont adressées, dans lesquelles il m'impute les signatures, qui pourtant ont été faites sans que j'y aie eu aucune part ; et une troisième sur la Charité, où il ne fait que recommencer avec une nouvelle aigreur ce qu'il m'a déjà reproché si injustement. Nous attendons la suite du jubilé au sujet de la persécution d'Angleterre.

Il faut bien prier Dieu que la bulle soit mise en bonnes mains, et que l'on coupe la racine d'un si grand mal.

J'ai oublié de vous dire dans mes lettres précédentes, que Madame Guyon n'est rien moins que morte (b).

J'embrasse M. Phelippeaux.

 

LETTRE CDXL. BOSSUET A M. DE LA  BROUE (c). A Versailles, 24 février 1699.

 

Vous savez mieux que personne, Monseigneur, ce que j'ai perdu. Quel frère ! quel ami! quelle douceur ! quel conseil! quelle probité ! tout y était. Dieu a tout ôté ; et je me trouve si seul, qu'à peine me puis-je soutenir. A cela il n'y a qu'à dire : Dieu est maître et un bon maître ; et Jésus-Christ, selon sa parole, nous tient lieu de tout.

Je crois bien qu'à présent, et dès le mercredi 11, les délibérations sont achevées, et la condamnation du livre résolue, c'est

(a) Ces propositions étaient au nombre de quatre. L'auteur, pour capter l'approbation des docteurs, avait eu soin de déguiser le fond du système. Mais il ne put réussir dans son projet, aucun docteur n'ayant voulu répondre à sa consultation. On trouve ces quatre propositions dans la Relation du quiétisme, de l'abbé Phelippeaux, part. II, pag. 156, 157. (Les premiers et tous les édit.) — (b) On a vu que le bruit avait couru à Rome qu'elle était morte, et que l'abbé Bossuet avait prié son oncle de l'instruire sur ce fait. - (c) Revue sur l'original.

 

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tout ce qu'on peut savoir. Je souffre du délai de votre arrivée ; mais j'entends bien que les mal convertis vous demandent vos soins. Je suis ce que vous savez.

Il est vrai qu'il est bien étrange que M. de Cambray parle si hautement à la veille d'une rétractation ; et le changement sera bien grand et bien soudain. Il m'écrit trois dernières lettres, dont l'une n'est qu'une répétition sur la charité ; les deux autres me reprochent les signatures des docteurs, auxquelles tout le monde sait que j'ai aussi peu de part que vous, qui en êtes à cent lieues. Je n'étais pas si loin, étant à Meaux ; mais je n'y pensais en nulle manière.

 

LETTRE CDXLI. DU CARDINAL DE BOUILLON A BOSSUET. Rome, 24 février 1699.

 

Je prends trop de part, Monsieur, à ce qui vous touche, pour ne pas ressentir avec beaucoup de déplaisir la perte que vous venez de faire. Les sentiments de vénération, d'estime et d'amitié pour vous, Monsieur, sont gravés trop avant dans mon cœur, et depuis trop longtemps, pour qu'il puisse y arriver aucun changement, quelque peu de justice que vous me puissiez rendre. Comptez que, sans jamais être ma dupe sur rien, vous devez être persuadé qu'on ne peut vous honorer plus que je fais et que j'ai toujours fait, vous demandant la continuation de votre amitié comme une des choses du monde que j'ai toujours désirée avec plus d'ardeur.

 

LETTRE CDXLII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (a). Rome, 24 février 1699.

Après Dieu, en qui je mets toute ma confiance, aux ordres

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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duquel je me soumets, et de qui j'attends toute grâce et toute consolation, vous êtes le seul, mon cher oncle, sur la terre, de qui je puisse recevoir la consolation dont j'ai besoin dans mon amère douleur. J'ai fait une perte irréparable et que je ressens telle qu'elle est, en perdant un père comme celui que j'ai perdu. Nous n'avons plus, mon frère et moi, que vous, mon cher oncle, qui nous puissiez tenir lieu de père. En mon particulier, je vous ai toujours regardé comme tel ; et je le reconnais plus que jamais, que vous en avez toutes les qualités à mon égard, par les véritables bontés et la tendre amitié que vous voulez bien me témoigner en cette occasion ; c'est mon unique consolation. Aussi puis-je vous assurer que je ne me propose de joie le reste de ma vie, que celle de pouvoir vous plaire et vous contenter de plus en plus. En cela je satisferai à mon inclination, à mon devoir et aux sentiments d'un père qui ne souhaitait rien de plus ardemment au monde. Ce coup, je l'avoue, m'est aussi sensible et aussi douloureux qu'il le doit être ; mais Dieu ne m'a pas abandonné. Votre lettre et les sentiments tendres, nobles et chrétiens dont elle est remplie, m'ont donné la force nécessaire pour me soutenir ; et après deux jours de larmes, que je n'ai pu refuser à la nature, je me suis trouvé en état d'agir à mon ordinaire dans une affaire où je ne suis nullement nécessaire, où tout autre que moi aurait mieux réussi en toutes manières ; mais dans laquelle la bonne volonté, l'attention que j'ai eue à suivre, et la confiance que quelques amis ont en moi m'ont rendu moins inutile. Vous pouvez être assuré que je ne pense à rien que par rapport à cette affaire, dont je reconnais de plus en plus l'importance qu'elle finisse bien pour le repos de l'Eglise en général, et en particulier de la France. Les ennemis du repos de l'une et de l'autre mettent tout en œuvre pour les troubler, comme je continue à vous en rendre compte un peu plus bas.

Pour ce qui regarde les affaires particulières de la famille, j'en écris plus au long à mon frère et à M. Chasot, pour vous en faire part. Je ne laisserai pas de vous dire que je ne trouve rien de plus sage et de plus à propos, que la résolution que vous avez prise avec mon frère. J'approuverai toujours tout ce que vous

 

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résoudrez, et le tiendrai pour bien fait. En particulier je me fie entièrement à mon frère ; je connais sa probité, son amitié pour moi : il sait bien que tout ce que j'aurai sera toujours plus à lui qu'à moi. J'aurais bien souhaité que mon pauvre père eût eu la consolation de le voir marié avant que de mourir. Cela vous est réservé, mon cher oncle ; et je crois qu'on n'y doit point perdre de temps. Je n'entrerai pas pour aujourd'hui dans un plus grand détail là-dessus avec vous ; mais vous me permettrez de le faire dans la suite. Je regarde M. Chasot comme un second frère, à qui nous devons tous nous confier : je lui adresse une procuration en blanc, telle qu'il me l'a demandée. Je m'en remets à vous pour la faire remplir du nom que vous jugerez le plus à propos.

Tous mes amis m'ont donné en cette triste occasion toutes les marques possibles d'amitié. M. le cardinal de Bouillon en particulier m'a fait l'honneur de me venir voir dès le lendemain, et m'a témoigné toute sorte de bontés, et par rapport à vous, et par rapport à moi. Apparemment il vous écrira, et vous ne sauriez trop le remercier. La première chose que je fis avant-hier, fut de lui aller rendre mes respects.

J'ai les dernières obligations à M. de la Trémouille et à Madame la princesse des Ursins. Il ne tint pas au premier de prévenir les nouvelles fâcheuses qui pouvaient me venir d'ailleurs, et me surprendre; mais il n'en fut pas le maître. Cette mort était marquée tout du long dans les avis de France, qu'on reçut par le courrier de Venise, qui arriva quelques heures avant celui de France. Je reçus votre paquet adressé à moi dès le soir du jeudi ; et n'y voyant rien de la triste nouvelle que je savais, je me doutai que vous vous seriez adressé à quelque ami pour m'y faire préparer ; ce qui était effectivement arrivé ainsi.

Vous croyez bien que j'ai quelque impatience de me revoir réuni à vous et au reste de ma famille ; mais cette juste impatience ne me fera rien faire ni contre mon devoir, ni de préjudiciable à ce qui pourra regarder la sûreté de l'affaire qui me retient ici. Selon toutes les apparences, il est possible qu'elle ne soit pas finie entièrement dans le mois prochain ; et je crois pouvoir assurer que dans ce temps la bulle sera faite et parfaite. S'il est

 

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nécessaire, comme il le peut être, que j'attende ici les nouvelles de sa réception en France, afin que s'il y a quelque difficulté on puisse faire ici ce qu'il y a à faire, faire entendre ce qu'il y a à entendre, empêcher que les amis de M. de Cambray ne fassent dans les commencements  quelque tentative pour faire passer des soumissions ambiguës, telles qu'il les prépare apparemment, ou ne fassent écrire quelque bref à Sa Sainteté, dont M. de Cambray se puisse prévaloir; j'attendrai, dis-je, avec impatience vos ordres sur tout, trop heureux de pouvoir n'être pas inutile le reste du temps que je pourrai être ici, et qui ne peut, ce me semble, aller bien loin.

J'ai pris le deuil dans toutes les formes : des gens sages et pru-dens me l'ont conseillé ; et je m'y suis déterminé d'autant plus vite, qu'on commençait à dire que je n'attendrais pas la fin de cette affaire pour partir. Cela ne faisait pas plaisir à mes amis de ce pays-ci, les cardinaux qui craignent le cardinal de Bouillon à l'arrivée de l'ambassadeur, et à qui ce cardinal tâche de faire peur autant qu'il lui est possible. En vingt-quatre heures mon deuil a été fait, et dimanche je fis quelques visites nécessaires. J'assure à tout le monde que je resterai ici autant qu'il sera nécessaire, non-seulement pour la fin de cette affaire par une bulle, mais encore pour en savoir l'effet. On en fait après ce que l'on veut.

J'ai su que l'abbé de Chanterac ne compte pas partir sitôt. Je vais à présent vous rendre compte de ce qui s'est passé depuis ma dernière lettre.

Mardi, 18 de ce mois, il y eut congrégation entre MM. les cardinaux, toujours sur de modo procedendi; et le cardinal de Bouillon renouvela ses instances pour la distinction des sens, qu'il appelle détermination du sens par un quatenùs, à l'exemple, dit-il, de la censure des docteurs, qui puisse laisser en son entier un certain sens qu'il attribue à l'auteur, et les cardinaux continuèrent leurs oppositions avec vigueur. Cela est allé si loin et avec tant de vivacité de la part de M. le cardinal de Bouillon, dans ces dernières congrégations, que cette Eminence dit des choses très-dures au cardinal Casanate, qu'il prit à partie comme l'ennemi,

 

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dit-il, personnel de M. de Cambray ; ce sont ses propres termes. Je n'aurais pas cru que cela eût pu être, quoique gens dignes de foi me l'eussent assuré vendredi dernier, si je ne l'avais ouï de la bouche même du cardinal Casanate. Avant-hier, dimanche, quand je l'allai voir, il en était encore tout ému. Il me dit qu'il y avait à souffrir ; mais que nulle considération et nulle crainte ne le ferait jamais départir de la vérité et de ce qu'il croyait convenir à l'honneur du saint Siège et au bien de l'Eglise. Il me dit en termes formels tout ce que je vous viens de dire : Abbiano sofferto delle scornate, qui veut dire qu'il avait essuyé bien des affronts. Je ne pus m'empêcher de lui dire que ces affronts retombaient, et retomberont infailliblement sur ceux qui prétendaient les faire. Il avoua qu'il voyait bien depuis quelque temps principalement, que le dessein des amis de M. de Cambray était de faire peur aux cardinaux, et par rapport à leurs intérêts particuliers, et par rapport à la personne de M. de Cambray, qu'on rend ici plus formidable qu'il ne l'est en effet, faisant appréhender de pousser à bout un grand archevêque, etc., et insinuant des remèdes plus doux, mais qui semblables aux palliatifs, ne guérissent pas le mal, et l'augmentent bien plutôt. Mais on tient ferme.

Cela ne laisse pas d'être fâcheux; car on y voit le dessein de faire faire quelque chose en faveur de M. de Cambray, et ce dessein durera jusqu'au bout ; et qui sait ce qu'on pourra faire faire au Pape dans la conclusion? Je suis persuadé qu'on ne peut plus rien faire d'essentiellement mauvais pour la bonne cause; mais il ne faut rien à M. de Cambray pour lui donner prétexte de brouiller, et de mettre en feu toute l'Eglise. C'est un grand malheur que le cardinal de Bouillon soit opiniâtre au point où il l'est; en vérité sans le cardinal Casanate, qui a tenu sur tout, le cardinal de Bouillon aurait emporté quelque chose, et il faut toujours se tenir sur ses gardes.

M. le cardinal de Bouillon prétend se sauver par rapport au roi, en disant qu'il presse une détermination de sens précis, comme le roi la souhaite : voilà néanmoins ce qu'il presse. Je puis vous assurer que le Pape est plus pressé que lui.

Il y a eu, selon ce que Sa Sainteté m'avait fait l'honneur de

 

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me le dire, jeudi, vendredi et samedi derniers, les congrégations en sa présence de MM. les cardinaux : tous y assistèrent, et quatre parlèrent à chaque congrégation. Les cardinaux de Bouillon, Carpegna, Nerli et Casanate parlèrent le jeudi; Marescotti, Spada, Panciatici et Ferrari, le vendredi ; samedi, Noris, Ottoboni et Albani. Ils parlèrent par ordre de Sa Sainteté sur toutes les propositions, et les qualifièrent. Cette congrégation a été tenue ad honores; car le Pape n'entend rien. Il est vrai en récompense qu'il a une grande confiance au Saint-Esprit.

Il est à présent question de les réduire comme elles doivent être, et il se tint hier matin à la Minerve congrégation entre les cardinaux sur cela et sur la manière du décret; on chicanera peut-être encore là le terrain. Je ne sais ce qui s'est passé. Je sais seulement que le commissaire que je vis hier un moment, me dit que je serais content.

C'est quelque chose qu'on ne gâte rien : car jusqu'ici, voici ce qui est résolu parmi le gros des cardinaux, je puis dire presque par tous ; car les cardinaux Ottoboni et Albani ne battent plus que d'une aile; ils voudraient adoucir, mais sans savoir comment s'y prendre, car on prétend qu'ils ne sont pas d'accord avec le cardinal de Bouillon. Il est, dis-je, résolu qu'on condamnera et qualifiera les principales propositions, ou par des qualifications particulières telles que chacun a déjà fait, ou par un respectivè, comme celle de Molinos. On ne distinguera aucun sens ; le quatenùs sera exclu : ce sera par une bulle dans la même forme que celle d'Innocent X, car on veut qu'elle soit reçue en France : voilà, ce me semble, le plus essentiel. Sur tous les autres adminicules, on n'oublie rien. J'ai repassé tout ce que vous m'avez écrit de temps à autre, j'en ai fait des mémoires, insinué tout où il est plus à propos. Ce qu'il y a d'assuré, c'est qu'on veut finir. Depuis quinze jours cela va même si vite, que quelques cardinaux ont dit qu'ils avaient peur qu'on ne voulût étrangler l'affaire ; mais qu'il était trop tard, et que le mal était trop connu.

On m'a assuré une chose, si elle est vraie comme je le crois sans le savoir sûrement, qui est assez singulière. Le cardinal de Bouillon dans une congrégation apporta, contre ce qu'avait dit le

 

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cardinal Noris sur la distinction des sens, une autorité tirée d'un ouvrage de ce cardinal même en faveur des propositions susceptibles de plusieurs sens et d'un auteur vivant qui s'expliquait. Le cardinal Noris se récria sur-le-champ, et la congrégation suivante apporta un écrit où il faisait voir l'impertinence, c'est-à-dire la non-pertinence de ce qu'avait avancé le cardinal de Bouillon. Cela a fait une scène assez curieuse. Je vis le cardinal Noris avant-hier un moment, qui m'en a assez dit pour m'assurer qu'il va bien et que tout ira bien. J'avoue que je ne laisse pas d'appréhender à tous les instants. Le cardinal Nerli est un trembleur qui raisonne fort bien, mais qui, quand on vient à la résolution, craint trop, dit-il, d'engager le saint Siège. Je ne perds aucune occasion de le raffermir. Le cardinal Carpegna m'a tenu parole, et s'est fait honneur dans les dernières congrégations ; c'est le premier à parler après le cardinal de Bouillon.

On a fait ces jours passés courir à Rome un bruit sur M. de Paris, auquel je ne croyais pas que qui que ce soit pût ajouter foi; mais qui néanmoins s'est si fort répandu, que plusieurs personnes très-sensées m'en ont parlé, et qu'elles ne savaient qu'en penser. On voulait absolument que M. de Paris eût retranché du Salve le Mater misericordiœ, comme injurieux à Dieu et à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Vous croyez bien ce que j'ai répondu là-dessus. On veut rendre ici odieux les évêques de France, principalement M. de Paris et vous ; et leurs ennemis sont déchaînés. On répand ces sortes de bruits parmi les femmes ; et la moitié de Rome les croit, n'y ayant personne qui ait intérêt de s'en éclaircir. Ce bruit s'est répandu jusque parmi des cardinaux.

Ma santé est bonne, Dieu merci. Que Dieu conserve longtemps la vôtre pour le bien de son Eglise, à qui vous êtes si nécessaire dans ces temps de division et de trouble, où le démon suscite de tous côtés des tentations contre l'Eglise. Par rapport à nous, vous êtes la seule personne qui nous reste de cher et de nécessaire au monde.

Vous aurez apparemment ce que je vous envoie de M. de Cambray contre la censure des docteurs : je vous l'adresse à tout hasard ; c'est l'insolence, la hardiesse même ; on le distribue ici

 

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partout. Encore un coup, on veut faire peur. Il s'en prend à vous surtout, pour pouvoir parler plus librement : cela vous fait honneur. Il parlera bientôt contre le Pape et l'Eglise romaine, si l'on ne l'arrête.

Je me recommande à vous, mon cher oncle. J'ai bien ici des occasions de me dissiper, mais guère de me consoler de notre perte commune. Mon pauvre père n'a besoin que de prières, et nous de consolations ; mais il faut se soumettre, et vouloir ce que Dieu veut et adorer ses jugements.

L'affectation de M. de Cambray, de mettre que la censure des docteurs lui est venue de Paris, fait voir la fausseté. Je suis sûr qu'elle lui a été envoyée de Rome ; et si cela est, il faut que ce soit M. le cardinal de Bouillon, qui seul des cardinaux de la congrégation a pu lui faire tenir cette pièce. Personne ici, outre les cardinaux, et même pas tous, n'en a eu copie : cela est sûr. A Paris on aura encore été aussi secret ; mais n'importe.

M. l'abbé Pirot m'a écrit dans cette conjoncture, une lettre qui m'a touché et consolé également. Je tâcherai de lui écrire aujourd'hui ; mais si je ne pouvais pas, étant accablé, ce sera par le premier ordinaire, et je vous prie par avance d'avoir la bonté de lui en témoigner la reconnaissance infinie que je ressens de son amitié et de ses bontés.

Le Pape a appris ce matin au cardinal de Bouillon la mort du prince électoral de Bavière, et le cardinal n'a pu retenir ses larmes. Tout le monde en a été témoin, il n'a pas cherché à cacher sa douleur : cette Eminence a sa sœur mariée au frère du père.

Je viens de recevoir dans le moment un billet de main sûre, dont je vous envoie copie, sans y ajouter ni diminuer.

« Tout ce qui fut arrêté hier, Monsieur, c'est que quelques-uns des cardinaux disant qu'il ne faudrait pas condamner par le décret chaque proposition en particulier, mais en général, ou du moins respectivè ; et les autres cardinaux soutenant qu'il fallait les condamner chacune selon qu'elles le méritaient, ce conflit fit qu'on dit qu'il fallait s'en remettre à ce que dirait le Pape; on le saura jeudi prochain. Espérez que les choses iront bien, » etc.

 

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Je serai demain matin plus instruit ; et irai, s'il est nécessaire, aux pieds de Sa Sainteté ; je n'oublierai rien assurément.

Ne faites pas semblant à M. Phelippeaux, de ce que je vous mandai sur lui par ce dernier ordinaire. Il ne s'aperçut de rien ici, et je m'aperçois de tout. Tout est plein ici de fripons qui l'ont un peu gâté, et il ne croit que ceux qui le flattent. Il me craint plus que le feu. J'espère le ramener à son devoir, en continuant à le traiter comme j'ai toujours fait.

Il y a apparence que le dessein du cardinal de Bouillon, en poussant ainsi publiquement le cardinal Casanate, a été de le rendre suspect de partialité et de l'éloigner d'être chargé de faire la bulle. Je tiens cela comme assuré. Je ne sais encore rien de déterminé là-dessus.

La récrimination n'est pas à craindre ; et je puis vous répondre que qui que ce soit n'osera la proposer sérieusement, surtout à présent.

On n'a pas vu ici l'écrit dont vous m'envoyez le mémoire, au moins que je sache.

J'ai un mal de tête effroyable, qui ne me permet pas de faire réponse à ceux qui m'ont fait l'honneur de m'écrire pour aujourd'hui. Je viens de faire effort pour écrire à M. de Paris. Je vous supplie de faire mes excuses à M. le cardinal de Janson, qui me comble de bontés et d'amitié ; à M. l'archevêque de Reims, à M. l'archevêque de Bourges, à M. l'abbé de Pomponne et à M. de la Vrillière le fils. M. Chasot se chargera du reste.

 

LETTRE CDXLIII. L'ABBÉ PHELIPPEAUX A  BOSSUET. Rome, ce 24 février 1699.

 

J'ai pris toute la part que je devais à l'affliction qui vous est arrivée. J'ai été sensiblement touché de cette perte, et j'ai pleuré le défunt comme mon propre père. Je sais les bontés qu'il avait pour moi, et j'en conserverai toujours un tendre souvenir. Il est

 

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LETTRE CDXLIV. L'ABBÉ BOSSUET A  SON ONCLE (b). Rome, 1er mars 1699.

 

Cette lettre vous sera rendue par M. de Paris : elle va par un courrier extraordinaire qui arriva ici hier pour un bénéfice, et que M. le cardinal de Bouillon doit redépêcher ce soir pour prévenir la Cour sur tout ce qui se passe de considérable. Ce courrier se veut bien charger d'un paquet pour M. de Paris en secret.

J’ai reçu le coup de la nouvelle de la mort de mon père avec la douleur que vous pouvez vous imaginer, mais aussi avec toute la résignation que je dois à la volonté de Dieu. Je vous écrivis mardi dernier, 24 de février, sur ce sujet : je ne veux pas renouveler notre douleur. Vous recevrez ma lettre à peu près en même

 

(a) On sait que Fénelon avait fait ses études théologiques à Saint-Sulpice.— (b) Revue et complétée sur l'original.

 

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difficile de trouver un homme qui ait le cœur aussi bon, aussi généreux et aussi bienfaisant qu’il l'avait. J'espère qu'ayant été toute sa vie si plein de tendresse pour les autres, il aura trouvé miséricorde auprès du Seigneur. Quoique sa mort ait été précipitée, elle n'a pas été imprévue pour lui : je sais qu'il s'y préparait depuis longtemps, et Dieu voulant récompenser ses bonnes œuvres, l'a retiré promptement à lui, sans lui faire souffrir ou sentir les approches amères de la mort. Il y a longtemps qu'il souffrait avec patience, avec une foi vive et une ferme attente d'une meilleure vie. Vous avez plus perdu, Monseigneur, que personne, en perdant un frère qui vous aimait si tendrement, et avec qui vous viviez dans une si douce intelligence. Votre douleur est juste ; mais comme personne n'est mieux instruit des grandes vérités de la religion, personne n'est plus en état d'en tirer les consolations qui vous sont nécessaires. La foi et l'espérance des biens éternels que vous défendez avec tant de zèle seront votre consolation, et arrêteront le cours de vos larmes. A votre exemple, M. l'abbé, après avoir donné à la nature ce qu'elle exigeait dans une conjoncture si affligeante, n'a pas abandonné les intérêts de l'Eglise, qu'il a tâché de défendre ici le plus vivement qu'il a pu. La perte qu'il a faite ne ralentit pas son zèle, et vous pouvez, Monseigneur, vous tenir sur cela en repos. J'espère que dans peu il sera consolé par le succès que nous attendons.

Les cardinaux votèrent jeudi, vendredi et samedi derniers devant le Pape, qui malgré son âge a donné ces trois audiences consécutives, dans l'ardeur qu'il a de terminer cette affaire. Hier il y eut congrégation à la Minerve, où l'on traita de modo extrahendi propositiones et decreti conficiendi. Il n'y aura plus de congrégation extraordinaire. Il ne reste plus à attendre que le décret du saint Office et la bulle du Pape. M. le cardinal de Bouillon est demeuré dans ses sentiments jusqu'à la fin.

On vous envoie deux lettres contre la censure de Paris, très-injurieuses aux docteurs, où Fauteur fait paraître plus que jamais sa passion contre votre personne. Je souhaiterais que les docteurs fissent connaître par quelque réponse, qu'ils n'ont été ni prévenus

 

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ni séduits. M. l'abbé vous mandera l'état où l'on est. Je suis avec un profond respect, etc.

 

Phelippeaux.

 

Je rouvre mon paquet, pour vous donner avis d'un fait que j'ai toujours oublié de vous mander. M. le cardinal de Bouillon, faisant à Noël la visite de grâce au saint Office avec les autres cardinaux, y trouva un François enfermé depuis trois ou quatre ans. C'est un clerc de Saint-Sulpice enfermé pour le quiétisme ; je n'en sais point le nom : c'est M. le cardinal lui-même qui l'a dit aux PP. Cambolas et Latenai, de qui je l'ai appris. Il serait bon d'approfondir ce fait. Peut-être serait-ce quelque disciple de M. de Cambray, qu'on aurait envoyé à Rome. M. de Paris peut en faire les perquisitions. Il sera difficile ici de savoir son nom, car le secret est impénétrable : je ferai cependant mes diligences. M. Ledieu me mande que Saint-Sulpice refuse de signer la censure de Sorbonne (a) ; je n'en suis pas surpris. Ne négligez pas, je vous prie, cet éclaircissement.

 

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temps que celle-ci. J'ai perdu tout ce qu'on pouvait perdre, et je ressentirai ce malheur toute ma vie, ayant perdu un père très-aimable et qui m'aimoit tendrement. Mais Dieu m'a fait la grâce de me soutenir, et ma douleur m'a permis d'agir à mon ordinaire dans des circonstances dont vous allez voir l'importance par ce que je vais vous dire.

Je reprendrai en peu de mots ce que je vous mandais sur le sujet de l'affaire de ma dernière lettre.

Vous aurez vu par ma lettre du 17 février, la résolution de Sa Sainteté, de tenir trois congrégations trois jours de suite pour entendre MM. les cardinaux, qui avaient ordre de parler devant lui sur les trente-huit propositions, quatre par jour. Sa Sainteté eut la bonté de me le dire ce jour-là même ; et cela fut ainsi exécuté. Samedi, 21 février, les trois derniers cardinaux parlèrent, Noris, Ottoboni et Albani. Sa Sainteté les a écoutés avec une attention et une patience admirables, quelque longues que fussent les congrégations et quelque fatigue que cela lui donnât. Comme il restait quelques difficultés sur le particulier des propositions, sur quoi les cardinaux n'étaient pas d'accord, on indiqua une congrégation de MM. les cardinaux entre eux, le lundi suivant, sur la réduction des propositions, c'est-à-dire de ce qu'il y avait à faire pour convenir quelles propositions on pourrait retrancher des trente-huit, comme moins importantes et qu'on supposerait contenues dans les autres ; si l'on ne réformerait pas certaines propositions auxquelles les qualificateurs favorables à M. de Cambray avaient fait ajouter par force dès le commencement certaines paroles qui semblaient excuser M. de Cambray, et faire un sens contradictoire : ce que les autres qualificateurs avaient bien voulu passer par amour de la paix, et pour ôter tout prétexte aux allongements qu'on cherchait dans ces temps-là. Ce fut la matière de la congrégation de lundi, 23 de février.

Avant que de passer plus avant, il est bon que vous sachiez ce que vous verrez plus au long dans ma lettre de mardi dernier, 24 février, que dans les congrégations du vendredi 13 février, et du lundi 10, préparatoires à celles qui se devaient tenir en présence de Sa Sainteté, sans vouloir exagérer, le cardinal de Bouillon

 

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avait parlé avec une hauteur, une force surprenante en faveur de M de Cambray, pour le faire épargner par toutes sortes de considérations qu'il croyait plus capables de frapper les esprits dans les circonstances présentes : jusqu'à faire remarquer à quoi il s'exposait par rapport au roi, qu'on savait peu favorable à M. de Cambray; mais que la vérité seule le faisait parler et agir; qu'il voyait mieux qu'aucun Italien les suites fâcheuses pour l'Eglise et pour le saint Siège, si l'on poussait à bout ce saint et grand archevêque, qui désespéré et vif comme il était, serait capable de tout; qu'il fallait songer à faire une décision qui mettant la vérité à couvert, ne flétrît pas la personne de M. de Cambray; que rien n'était mieux pour cela que de déterminer le sens dans lequel on condamnait la mauvaise doctrine des propositions par un quatenùs; que par cette manière le saint Siège ne s'engageait à aucune contradiction, ni de la part des évêques, ni de la part de M. de Cambray qui convenait de ce sens ; que les disputes sur le sens d'un auteur ne peuvent intéresser que les parties acharnées les unes contre les autres; que l'Eglise romaine ne devait se montrer partiale de personne, et qu'il était de sa sagesse de laisser à part les disputes inutiles, etc. Tous ces beaux discours furent inutiles ; et le cardinal de Bouillon voyant les cardinaux résolus à ne faire aucune distinction de sens, et à vouloir condamner les propositions purement et simplement, il s'emporta terriblement, jusqu'à interrompre et prendre à partie en particulier le cardinal Casanate, et lui dire des choses très-dures. Je ne l'aurais pas cru si le cardinal Casanate que je vis dimanche dernier, ne me l'avait avoué, et ne m'avait dit en termes exprès qu'il avait reçu des affronts, mais que tout cela ne l'empêcherait pas d'aller son chemin dans une chose aussi importante pour l'Eglise et l'honneur du saint Siège. Il m'ajouta que le cardinal de Bouillon lui avait reproché d'être l'ennemi personnel de M. de Cambray ; sur quoi celui-ci fut obligé de répondre comme il devait. Tous les cardinaux furent très-scandalisés; et ces manières ne les ont rendus que plus fermes à s'opposer aux efforts impérieux du cardinal de Bouillon. Ils sont surtout choqués de l'air de docteur et de maître qu'il prend sur tous les points de doctrine,

 

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et de son air impérieux avec lequel il veut qu'on suive son opinion. Aussitôt que je sus ce particulier sur le cardinal Casanate, je n'ai point douté que le cardinal de Bouillon ne prît ce parti pour rendre le cardinal Casanate suspect, et l'éloigner dans l'esprit de Sa Sainteté de la bulle; ce qui n'a pas manqué d'arriver, comme vous le verrez dans la suite.

Revenons à la congrégation du lundi 23 de février, tenue principalement sur la manière de réduire les propositions. Ce fut sur ce point que le cardinal de Bouillon s'est de nouveau signalé, s'opposant formellement à ce qu'on retouchât aux propositions, et insistant qu'on laissât tout ce qui pouvait contribuer à excuser M. de Cambray, et rendre les qualifications plus douces. On ne tint pas grand compte de ce qu'il dit, et il s'aigrit de nouveau, mais avec aussi peu de succès. Les cardinaux Carpegna, Casanate, Marescotti et Panciatici principalement, parlèrent sans aucune considération humaine, comme le demandaient l'honneur du saint Siège et le triomphe de la vérité : ils conclurent à la réforme des propositions, aussi bien que presque tous les autres, les uns avec plus de ménagement pour le cardinal de Bouillon que les autres. On remit pourtant la décision de tout au Pape. Le cardinal Nerli, proposa pour accorder les différentes vues, un moyen plus court, qui était de ne point publier de propositions, mais de faire une condamnation générale du livre, comme contenant une doctrine erronée, hérétique, etc., ce qui revient au projet de ce cardinal dont je vous ai déjà instruit, et qui répond à la timidité de son caractère : il n'y eut que lui de ce sentiment. On parla aussi de la condamnation in globo, avec le respective, et l'attribution des qualifications différentes à chaque proposition. On remit le tout à la décision du Pape.

Sa Sainteté fut informée dès le lundi même, par M. l'assesseur, de ce qui s'était passé. Le mardi matin, M. le cardinal de Bouillon eut audience du saint Père, avant qu'il eût déclaré quels cardinaux il voulait députer pour la réforme des propositions et pour faire le décret. On ne douta pas, quand on vit l'événement, que ce ne fût dans cette audience qu'il eût obtenu du Pape, qu'on ne députerait pour cet effet que le cardinal Albani avec les deux

 

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cardinaux théologiens, Noris et Ferrari, et que le cardinal Casanate serait exclus. Car aussitôt après l'audience, le Pape envoya quérir Albani et Ferrari, et leur ordonna de s'assembler chez Noris pour réformer les propositions et pour le décret et la bulle; ce qu'ils commencèrent le même jour, et ont continué toutes les après-dînées leurs congrégations. Je n'en savais encore rien le mardi au soir 24, jour du courrier, que je vous écrivis.

L'exclusion du cardinal Casanate a paru d'autant plus sûrement un coup du cardinal de Bouillon, que le cardinal Spada avait dit le lundi au cardinal Casanate que le Pape l'avait destiné à cela ; le cardinal Albani m'avait assuré la même chose. Le Pape s'en était ouvert au P. Pera : il ne l'avait pas encore déclaré ; mais cela paraissait comme sûr.

Jugez de ma surprise et de ma douleur, quand j'appris cette belle affaire le mercredi. Je crus n'en devoir pas faire à deux fois, et, avant que les congrégations fussent plus avancées, devoir représenter moi-même au Pape les inconvénients d'une telle résolution, le tort qu'il se faisait dans une affaire de cette importance, de ne pas appeler un ancien cardinal, le seul par les mains de qui toutes les affaires du saint Siège étaient passées, et en particulier celle de Molinos, celle des Flandres tout nouvellement, etc.; un cardinal en qui tout le sacré Collège et toute la congrégation du saint Office avaient une entière confiance, etc.

Je me présentai chez le Pape. Je vis le cardinal Spada qui en sortait, et qui me dit que Sa Sainteté m'allait faire appeler, mais elle changea d'avis ; et apparemment pour ne me pas donner audience, elle fit remercier toute l'antichambre par son maître de chambre. Je n'en fus pas fâché dans le fond, ayant peur que le Pape n'eût encore plus d'éloignement pour ce cardinal, s'il m'avait vu lui parler. Je ne l'avais pourtant fait que de l'avis de gens sages; mais enfin je changeai de batterie. Je vis le cardinal Albani, je vis l'abbé Feydé, je vis deux autres personnes. Le P. Roslet ne s'endormit pas non plus. On parla au Pape de tous côtés : et quoique Sa Sainteté eût répondu aux premiers qui lui parlèrent du cardinal Casanate : Oh per questo non lo vogliamo, néanmoins hier matin il se rendit ; et dès hier les trois cardinaux s'assemblèrent

 

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chez lui, et cela continuera ainsi. C'est un grand coup, dont le cardinal de Bouillon est au désespoir.

Le P. Roslet et moi avons fait appréhender au cardinal Albani, et il a eu peur que tout ne retombât sur lui, si l'on faisait le moindre pas, si l'on mettait le moindre mot qui ne fût pas à la dernière rigueur contre M. de Cambray.

M. le cardinal de Bouillon commençait déjà à s'égayer, et vendredi il resta avec le cardinal Albani trois heures, et hier matin deux avec le cardinal Noris. Je ne crois pas qu'il s'amuse tant dorénavant avec le cardinal Casanate.

Je vous envoie copie d'un billet que l'assesseur a écrit avant-hier au soir à chaque cardinal, qui vous instruira de l'état de l'affaire.

On me presse et le courrier va partir. Je n'ai que le temps de vous assurer de mes respects, et qu'on n'oublie rien.

Je suis à présent en repos depuis que je sais que le cardinal Casanate est admis. Tout était à craindre autrement. Je n'ai pas dormi depuis quatre jours, ni le P. Roslet non plus. Je n'ai pas le temps d'écrire à M. de Paris.

J'embrasse mon pauvre frère de tout mon cœur, et ma tante. Je me fie à mon frère comme à moi-même, et il doit compter que tout ce que j'ai au monde est plus à lui qu'à moi.

Je vous renvoie la lettre de change, en ayant tiré une de quatre mille francs, dont je supposais que mon pauvre père paierait la moitié. J'ai écrit à..... de renvoyer à Paris l'argent pour l'acquitter.

J'ai reçu vos lettres du 9. Je ferai réponse mardi au particulier, on me presse de finir.

La rage du cardinal de Bouillon et des Jésuites augmente ; mais le Pape est résolu de finir promptement. Le cardinal de Bouillon fait semblant de presser; mais le Pape est plus pressé que pas un.

La condamnation est sûre et bonne.

 

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LETTRE CDXLV. BOSSUET A SON NEVEU. A Paris, ce 2 mars 1699.

 

Je reçus hier votre lettre du 10 : j'attends avec impatience vos nouvelles sur notre malheur. J'espère que Dieu vous aura donné la force pour sacrifier, autant qu'il sera possible, votre juste douleur à son Eglise.

Nous ne verrons bien clair crue par vos lettres de l'ordinaire prochain. Peut-être que M. le cardinal de Bouillon donnera des nouvelles de la conclusion par un extraordinaire. La lettre de M. de Cambray n'est qu'un ennuyeux recommencement. Il ne peut oublier Madame Guyon. Je ne crois pas que ce soin, non plus que le reste de la lettre, lui fasse honneur.

Vous avez vu par mes précédentes que j'ai deux lettres contre moi sur les signatures, une troisième sur la Charité, une quatrième en réponse à ma Réponse sur les préjugés. On croit encore un supplément à sa Tradition, que je n'ai pas. Vous recevrez ma réponse sur Les principales propositions, sous le litre de Passages éclaircis (a). On a jugé absolument nécessaire cette réponse, pour empêcher la séduction dans un certain étage du peuple, qui se laisserait gagner si on se taisait. Faites valoir cette raison, que M. le nonce a approuvée, et a connu la vérité par expérience. Au surplus, Dieu merci, les docteurs ne se laissent pas entamer, et encore moins les évêques. M. de Cambray affecte de toujours répondre, et il met la victoire dans la facilité, dans l'artifice et dans la hauteur. Si on le ménage, on perdra tout : Et erunt novissima pejora prioribus.

Je suis ravi de la bonne disposition de M. le cardinal Casanate. C'est lui qui est appelé à sauver l'Eglise. Nous faisons bien connaître le service qu'il lui rend, ainsi qu'au clergé et à la France. Vous avez vu le soin qu'on a eu de la somme que vous demandiez.

 

(a) Vol. XX, page 371.

 

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M. Chasot vous expliquera ce qu'il y a sur vos lettres de change. Je n'entends non plus que vous à quoi aboutit la lettre du P. Augustin, ni ce qu'il veut dire de sainte Sabine. J'ai vu ce matin entre les mains de l'abbé de... la lettre de M***.

Les derniers écrits de M. de Cambray sont bien outrés. Vous dites la messe, me dit-il, et vous écrivez cela ! Il s'agit de la contrariété de M. de Chartres. Il ne répond pas cependant à l'approbation de ce prélat au livre des Etats, où sur la fin j'ai avancé la proposition qu'il m'impute à erreur. Et dans son Instruction pastorale, il dit, il est vrai, qu'il a soutenu comme une opinion d'école l'indépendance du motif de la charité de tout motif par rapport à nous. Mais il explique expressément que c'est quant au profit spécificatif, ce que je n'ai pas nié ; mais il inculque en même temps que les motifs secondaires sont augmentatifs et excitatifs ; ce qui suffit pour mon intention contre M. de Cambray, quoique au reste il soit bien certain que j'ai expliqué cette vérité avec plus de soin que ce prélat ; mais il eût fallu un trop long discours pour développer tout cela.

Je ne crois pas qu'il faille parler du décret prohibitif des livres en explication et en défense, que l'on ne voie la délibération conclue.

Souvenez-vous de l'union de tous les motifs in praxi, et de l'abus qu'on fait des mystiques.

Dans un Mémoire in-4° sur les signatures qui a été imprimé à Cambray et nous est venu de là, tout à la fin : « Rome a un extrême intérêt, qui est tout fondé sur sa réputation, de montrer qu'on ne gagne rien avec elle en voulant lui faire la loi. » SUR SA RÉPUTATION ! Est-ce sur cette pierre que Jésus-Christ a fondé l'Eglise romaine ? et n'est-ce pas là un discours politique, et non théologique ?

J'embrasse M. Phelippeaux.

 

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LETTRE CDXLVI. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. 2 mars 1699.

 

Je réponds par celle-ci, Monsieur, aux deux vôtres du 3 et du 10 de février. Je ne le ferai pas aussi amplement que je voudrais, à cause que je suis revenu tard de Versailles. De plus je n'aurais rien à vous dire aujourd'hui, sinon qu'il faut vous attendre toujours à de nouveaux efforts de la cabale pour empêcher ou affaiblir le jugement. Elle devrait bien être confondue par le démenti honteux que le grand nombre de signatures des docteurs lui donne : mais on a beau l'abattre, elle se relève toujours. Ainsi il n'y a rien à espérer que de la conclusion : pressez-la tant que vous pourrez. On peut encore amuser dans l'extension de la bulle, si l'on n'a pas véritablement intention de finir. Si le cardinal Casanate y travaille avec les cardinaux Noris et Ferrari, les choses iront bien, et diligemment. La conduite du cardinal de Bouillon est toujours pitoyable ; mais je ne suis plus surpris de rien, il faut s'attendre à tout de sa part.

Voilà la lettre que vous désirez pour le P. procureur général des Augustins : assurez-le, s'il vous plaît, que je voudrais pouvoir faire davantage pour son service, et qu'en toute occasion je soutiendrai avec plaisir ses intérêts. Je finis pour ne pas perdre le courrier, et suis toujours à vous, Monsieur, de tout mon cœur.

 

LETTRE CDXLVII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (a). Rome, ce 3 mars 1699.

 

Le courrier qui devait partir avant hier a été retardé jusqu'à ce soir, et j'ai le temps de vous écrire un mot par la même voie.

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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Le cardinal de Bouillon veut finasser, et ne veut pas qu'on sache qu'il écrit par ce courrier. Mais le courrier est tout de M. de Paris, et a averti le P. Roslet de tout, et moi aussi.

Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai dit par ma lettre d'avant-hier, sur la manière dont le cardinal Casanate avait été exclus et rétabli. Je vous dirai seulement que le cardinal de Bouillon n'a pu se contenir là-dessus : on dit qu'il prend cela comme un affront qu'on lui a fait. Il alla hier matin chez le Pape, et en sortit très-enflammé : voilà tout ce que j'en sais. Comme il avait été voir les jours précédents les trois cardinaux députés, en politique il rendit hier une visite au cardinal Casanate, mais très-courte. Il veut pouvoir écrire qu'il n'oublie rien pour presser ; et si l'on fait quelque chose de bien, que l'on lui doit tout. A cela près, je souhaite que l'on fasse bien; et il importe peu que l'on croie que ce soit le cardinal de Bouillon ou d'autres : l'important est qu'on fasse bien. On m'assura hier, mais je n'en crois rien, que le cardinal avait demandé au Pape qu'on le joignît aux quatre autres pour l'extension de la bulle : ce que je sais, c'est qu'hier au soir le commissaire et l'assesseur allèrent chez le cardinal de Bouillon.

Ce matin il y a eu congrégation à la Minerve de tous les cardinaux, apparemment en conséquence de la lettre dont vous recevrez copie dans mon paquet d'avant-hier ; c'aura élé pour finir ce qui regarde les vingt-trois propositions rajustées par les députés. J'ai appris que ces députés ont ajouté, après les vingt-trois propositions, qu'il y en avait beaucoup d'autres à censurer ; mais qu'elles se réduisaient à ces vingt-trois principales, et que la censure des vingt-trois est bonne. Je ne sais pas encore précisément si l'on mettra le respective. S'ils le font, ce ne sera pas que la fatigue ne soit toute faite ; mais ce sera pour ne pas s'engager ; car vous savez qu'on tremble toujours ici. Mais cela ne soulage pas M. de Cambray d'être traité comme l'a été Molinos.

Présentement je sais que les députés travaillent à la préface de la bulle. Je crois qu'on prendra le parti de faire un narré de tout ce qui s'est passé de considérable dans cette affaire, de marquer comme l'affaire est venue à Rome, l'instance du roi, la Déclaration des évêques, etc. Je ne crois pas après cela qu'il soit plus

 

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question d'épargner de nommer M. de Cambray. Je dors en repos, depuis que je sais que le cardinal Casanate est à la tête. Il faut que vous comptiez que ce n'a pas été sans un terrible effort qu'on a fait remettre ce cardinal. Le cardinal Albani y a contribué autant que qui que ce soit. M. Daurat a parlé et fait parler fortement. En un mot, le Pape a vu tout le sacré Collège scandalisé à la lettre. Si cette exclusion avait duré, les congrégations ne se seraient pas passées sans quelque tumulte : les anciens cardinaux se seraient ligués pour contredire les trois députés sur le moindre mot. Ç'aurait été un beau charivari. On a représenté le tout au Pape, qui a bien vu qu'il y allait de sa réputation que tout se passât pacifiquement. Le cardinal de Bouillon aurait profité de tout. Le cardinal Panciatici a parlé en cette occasion au Pape comme il convenait : on lui a de grandes obligations. Il a toujours été le même, et s'est attiré par là la disgrâce du cardinal de Bouillon, de qui il fait très-peu de cas. En particulier je sais que jeudi dernier, 26 de février, le cardinal Panciatici et le cardinal Casanate furent obligés, en présence de Sa Sainteté, de se défendre ouvertement contre le cardinal de Bouillon qui les attaquait, et il y eut des paroles fortes : je le sais très-certainement. Ce serait assez plaisant, si le cardinal de Bouillon voulait persuader que tout ce qu'il fait, il le fait contre M. de Cambray. Encore une fois, ce serait vouloir persuader qu'il fait nuit en plein midi.

Tout va, Dieu merci, fort bien, et ce n'est plus un secret que M. de Cambray n'aille être condamné vigoureusement.

On aura l'œil à tout. Je n'aurais pas cru que les affaires eussent dû être si vives. Mais rien n'a été si vif.

Le cardinal Casanate a fait témoigner au P. Roslet et à moi sa reconnaissance de toutes les démarches qu'il sait que nous avons faites : il a eu un très-singulier plaisir de tout ce qui s'est passé. Les Jésuites et le parti cambrésien s'étaient vantés d'avoir donné l'exclusion au cardinal Casanate. Vous ne pouvez vous imaginer quel parti ils ont autour du Pape : j'ose vous dire que le Pape est obsédé; mais Dieu et la vérité seront plus forts que tout le reste.

Vous voyez combien le secret est nécessaire sur tout. Le cardinal Carpegna m'a bien tenu parole, et est allé son chemin malgré

 

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toutes les intrigues dont on s'est servi auprès de lui, pour le porter à favoriser M. de Cambray. Le cardinal Albani est un politique qui n'a pas voulu manquer en tout au cardinal de Bouillon; mais il finira comme les autres. Il en faut tirer ce qu'on peut. Jusqu'ici je ne me suis pas brouillé avec lui ; ce n'est pas peu, car je lui ai parlé bien fortement. Je lui ai donné des louanges infinies en cette occasion sur ce qu'il vient de faire sur le cardinal Casanate, et je lui ai fait comprendre qu'il avait tout réparé par là, et que ç'avait été par prudence qu'il avait ménagé M. de Cambray.

Comme vous recevrez cette lettre peut-être avant celle de mardi dernier, je vous adresse l'écrit de M. de Cambray contre vous et nos docteurs. Il n'y a point de doute qu'il n'ait voulu se donner carrière contre ces censures, avant celle qu'il craint de Rome. Son parti est bien contristé et n'en est pas moins animé : les Jésuites disent publiquement que Rome se perd.

Le P. Charonnier est un plaisant homme de faire l'ignorant. C'est lui qui règle en tout le cardinal de Bouillon, et qui l'anime sur tout. Il sait mieux que lui tout ce qui se passe au saint Office. Il est enfermé tous les jours des quatre heures avec ce cardinal.

Vous me mandez par vos précédentes, que je dois recevoir des Ecrits d'un théologien pour M. de Chartres : je n'en ai reçu que deux exemplaires adressés par M. Ledieu à M. Phelippeaux, que j'envoyai sur-le-champ aux cardinaux Noris et Ferrari, qui parlaient le lendemain devant Sa Sainteté : il n'y a à Rome que ces deux exemplaires. Il n'est rien venu de ces écrits pour moi, sous quelque enveloppe que ce soit, ni à personne, que je sache. Je ne sais pourquoi. Voilà trois courriers que cela me manque : j'en suis très-fâché. J'ai lu les pièces de la fin, et je les ai fait remarquer aux deux cardinaux.

Il est de la dernière importance de bien entretenir M. le prince.

Nous avons su ici toute l'affaire du libelle contre M. de Paris. J'ai montré à plusieurs cardinaux le plaidoyer de M. d'Aguesseau et l'arrêt. Cela a fait ici un bon effet pour M. de Paris. Je ne lui ai rien écrit, l'ayant toujours oublié, et ne pensant dans nos lettres qu'à notre affaire. Faites mes excuses à M. de Paris, à qui

 

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je ne crois pas avoir le temps d'écrire par l'extraordinaire. Le P. Roslet lui écrit tout, et vous aurez la bonté de lui montrer ce que je vous écris.

Je me donnai l'honneur de lui écrire par l'ordinaire dernier sur les bontés que M. de Paris me témoigne sur la mort de mon père. Je vous supplie de vouloir bien lui renouveler là-dessus les marques infinies de ma reconnaissance. J'ai reçu la lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'écrire du 9.

Je pourrai encore vous écrire un mot par l'ordinaire qui part ce soir, si j'apprends quelque nouveauté. On envoie quérir ma lettre.

M. de Cambray doit envoyer encore incessamment un écrit latin sur les propositions des docteurs et celles du saint Office; on ne l'a pas reçu ici ; ce sera après la mort le médecin.

Vous ferez bien d'écrire toujours.

Je suis persuadé que ce qui hâte cette Cour de finir, c'est les écrits continuels de M. de Cambray.

Je finis en vous assurant que ma santé est bonne, et que Dieu m'a donné des forces pour ne pas me laisser abattre.

 

LETTRE CDXLVIII.  L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (a).

 

Le courrier, par lequel les deux lettres que je vous ai écrites dimanche 1er mars et cette après-dinée devaient partir, ne part plus. Apparemment le cardinal de Bouillon a soupçonné qu'il pouvait nous avoir avertis, et qu'il était attaché à la maison de M. l'archevêque de Paris. Il ne laissera pas de porter le paquet aussi vite que le courrier ordinaire, et plus sûrement.

Depuis ma lettre de cette après-dinée, j'ai appris de lieu sûr, mais sûr, les choses importantes que vous allez entendre, et dont quelques-unes ne paraîtraient pas vraisemblables. Je ne les croirais pas, si je ne les savais comme si je les avais vues.

Premièrement il faut que vous sachiez que le cardinal de

 

(a) Revue sur l'original.

 

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Bouillon profitant de l'exclusion du cardinal Casanate, pendant les quatre jours qu'il n'a pas été appelé avec les trois autres, Noris, Albani et Ferrari, et dans les conférences que ses émissaires ont eues avec les susdits, M. le cardinal de Bouillon, dis-je, avait gagné qu'on changerait quelque chose dans les résolutions prisés dans les congrégations entre les cardinaux touchant quelques parties des propositions à retrancher ou à augmenter; le tout en faveur de M. de Cambray. Il avait de plus obtenu qu'à la proposition de l'involontaire, on mît que l'auteur l'avait depuis rejetée comme sienne. J'oubliais aussi qu'une des choses déjà comme minutées entre ces trois était qu'on ne nommerait pas l'auteur, et leur intention était de l'épargner en tout ce qui leur serait possible. Le cardinal Casanate, aussitôt qu'il fut joint aux trois autres, c'est-à-dire samedi dernier, 28 février, s'opposa vigoureusement à ces changements; soutint qu'il n'était pas permis de rien changer aux délibérations prises et arrêtées ; redit les bonnes et péremptoires raisons qui obligeaient à mettre la proposition de l'involontaire comme de l'auteur, ni plus ni moins que les autres du livre. Il fit encore voir que ce serait se moquer que de ne pas nommer l'auteur, puisqu'il fallait nécessairement mettre le titre du livre tout entier, avec l'année de l'impression, etc. Et sur ce que quelqu'un d'entre eux penchait à la douceur, et à excuser M. de Cambray sur les déclarations postérieures au livre, le cardinal Casanate dit qu'il fallait s'en rapporter de nouveau à la congrégation.

Le cardinal de Bouillon, qui avait été voir ces derniers jours et avait eu des conférences de trois heures avec les cardinaux Albani et Noris, avait aussi été voir le cardinal Ferrari et ne crut pas se pouvoir dispenser de rendre ce même devoir au cardinal Casanate, pour tâcher aussi de gagner quelque chose. Il y fut donc hier, et ne le persuada point du tout sur les chefs précédents. Il lui parla aussi de la préface du décret, et de la bulle ; et sur ce que d'abord les cardinaux avaient pensé qu'il ne serait pas mal de faire un narré de la manière dont l'affaire était venue à Rome, le cardinal de Bouillon insista fortement pour qu'on n'en fit rien, et montra des lettres du roi qui lui ordonnait d'empêcher qu'on

 

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ne le nommât point, non plus que les évêques de France. Le cardinal Casanate se rendit, et l'assura qu'on suivrait les intentions et l'inclination du roi, et que cela n'en serait que mieux. Quoique le cardinal de Bouillon se modérât, il ne laissait pas d'être très-échauffé, et de représenter de quelle importance il était pour le repos du saint Siège, qu'on ne poussât pas à l'extrémité un aussi grand homme que celui-là.

Ce matin la congrégation des cardinaux s'est tenue sur ces chefs ; et c'est là où, sans vouloir exagérer, le cardinal de Bouillon a joué de son reste ; c'est-à-dire qu'il a parlé avec une folie sans exemple ; ce sont les propres termes d'une personne présente : il n'y a rien qu'il n'ait dit en faveur de M. de Cambray ; il s'est même emporté contre la rage, dit-il, de M. de Meaux et de M. de Paris : a fait la France toute en feu, si l'on poussait à bout un homme terrible. Il a de nouveau proposé l'explication des sens, et enfin a dit que si l'on changeait les propositions des qualificateurs, il fallait recommencer les délibérations, puisque ce n'était plus les mêmes. Il a pris à témoin le ciel et la terre, etc. Très-heureusement pour l'honneur du saint Siège, les cardinaux ont tenu ferme : le cardinal Carpegna a parlé avec une vigueur sans égale. Pour le cardinal Nerli, plus timide qu'un lièvre, il n'a pas jugé à propos de s'y trouver, prévoyant les fureurs du cardinal de Bouillon ; il s'est excusé sur sa santé. Le cardinal Casanate a représenté avec sagesse et avec force les inconvénients de s'arrêter aux raisons, plus spécieuses que fondées, du cardinal de Bouillon, et a détruit tous ses beaux arguments. Le reste a suivi presque tout d'une voix. Le cardinal Panciatici n'a pas manqué son coup, non plus que Marescotti. Les plus faibles ont été les derniers. Le cardinal Ottoboni a mieux fait que les commencements n'avaient fait espérer : enfin la congrégation a tenu ferme à suivre les règles et aux choses délibérées, et à passer outre aux oppositions formées. On doit rendre compte de tout jeudi devant le Pape.

Le cardinal de Bouillon et le parti qui entrevoit depuis longtemps la fermeté de la congrégation n'a rien oublié pour ébranler le Pape. La même cabale dont il est environné et qui lui a

 

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fait faire, j'ose dire, depuis le commencement de l'affaire tout ce qu'on peut faire en faveur de M. de Cambray, avait donc depuis huit jours obtenu l'exclusion du cardinal Casanate et l'introduction du cardinal Albani. Il a fallu tous les efforts imaginables pour remettre les choses en règle. Cette même cabale vient de faire faire au Pape un pas que jamais Pape n'a fait. Le Pape envoya hier l'assesseur et le commissaire à tous les cardinaux, pour leur recommander la douceur pour la personne de M. de Cambray, c'est-à-dire, de l'épargner en ce qui n'est pas essentiel; enfin d'une manière qui leur puisse faire entendre qu'on lui ferait plaisir de ne pas le traiter trop rudement. Faites là-dessus toutes les réflexions que vous voudrez. C'est un fait constant, et quelque cardinal l'a trouvé si étrange, qu'il a cru m'en devoir faire avertir moi-même qui n'attends que la pointe du jour de demain pour m'en aller faire mes plaintes respectueuses au Pape. Je lui dirai que je ne puis croire au bruit répandu dans Rome, etc. Je verrai ce qu'il dira, et là-dessus je parlerai comme il convient, avec le respect auquel je n'ai jamais manqué et auquel je ne manquerai jamais. Il est de conséquence de ne pas perdre de temps ; car, jeudi devant lui, on doit déterminer bien des choses. C'est un coup du Ciel et une assistance toute visible, que quelque cardinal ce matin n'ait pas molli après ce furieux pas ; et c'est, je l'ose dire, un signe que Dieu veut que la vérité triomphe : avec cela tout est à craindre du Pape, et rien n'est à craindre que de lui. Regardez où nous en sommes réduits. Ce n'est pas que quand il le voudrait, il aurait bien de la peine à aller contre la congrégation ; mais le mal est bientôt; fait, et puis irréparable. Je n'oublierai rien demain pour lui bien parler, et je ferai encore parler. Je dirai avec vérité que l'on doit tout au cardinal Casanate ; sa fermeté, sa fidélité, sa religion sont admirables. Il a soutenu tous les autres, qui ont pris courage contre le cardinal de Bouillon. On est bien obligé, après lui, au cardinal Carpegna, qui a toujours paré les coups du cardinal de Bouillon; et aussi, le cardinal Panciatici comme vous aurez vu par mes précédentes. Voir ici un ambassadeur du roi solliciteur furieux et public

 

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d'un ennemi de la religion et de l'état dans les circonstances présentes, malgré tout son pays, malgré les cardinaux, malgré tout Rome, c'est un spectacle navrant et à quoi personne ne se devait attendre.

Il est bon de remarquer qu'autant on s'est peu pressé au commencement sur cette affaire, autant depuis quinze jours on presse les délibérations les plus importantes et d'une manière inouïe à Rome. Je ne doute pas que le principal but du cardinal de Bouillon et de la cabale n'ait été de tâcher dans la précipitation d'emporter quelque chose, ou des cardinaux ou du Pape. C'est ce qu'ont cru et le cardinal Carpegna qui me le dit il y a quinze jours, et le cardinal Casanate. Mais Dieu ne l'a pas permis jusqu'à présent. Le cardinal de Bouillon prétend se faire un grand mérite de cette diligence, et croit sous ce voile se faire tout passer. L'engagement de ce cardinal et des Jésuites est terrible, et signifie beaucoup. Il n'y a roi, devoir, religion qui tienne; ils veulent perdre leurs ennemis ou ceux qu'ils se figurent tels ; ils espèrent être soutenus en France, et ne feraient pas ce qu'ils font sans cela.

Le général des Jésuites a été depuis trois semaines partout crier miséricorde chez tous les cardinaux. Tout est perdu, selon lui. Il n'est pas impossible que suivant ce qui se passera jeudi prochain, après-demain, je ne dépêche un courrier, non pour apporter quelque remède qui apparemment viendrait trop tard, mais pour instruire des dernières résolutions qui se prendront apparemment. Le cardinal de Bouillon médite de dépêcher à l'insu de tout le monde : il veut tromper, et n'a jamais voulu autre chose.

Je n'écris qu'un mot à M. l'archevêque de Paris, et le renvoie aux lettres que je vous ai écrites, et qui arriveront probablement en même temps. Je croyais pouvoir écrire à M. l'abbé Pirot par cet ordinaire; mais je n'ai pas eu un moment, moi, que pour vous écrire. La manière dont il m'a écrit sur la mort de mon père, m'a donné une consolation particulière, et j'en aurai une reconnaissance éternelle. Le pauvre chevalier de la Grotte (a) se recommande à vous

 

(a) C'est le chevalier tartare, dont on a déjà parlé plusieurs fois.

 

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pour M. le duc du Maine : il y aura trois ans vers la fin de ce mois qu'il est dehors ; on ne lui a fait toucher que deux ans de sa pension : il sera réduit à demander l'aumône, si l'on n'a la charité de l'aider ; c'en est une grande. Il s'est rendu aux instances que je lui ai faites, pour qu'il restât en pays connu; mais j'espérais qu'on lui continuerait de quoi le faire vivre. Quand M. de Monaco sera venu, nous tâcherons de faire quelque chose pour lui. Quelque recommandation de France importante ferait bien à son arrivée, non-seulement de votre part, mais de quelque personne encore aussi.

Il s'en est peu manqué que le cardinal de Bouillon n'ait traité tous les cardinaux d'ânes : il a au moins dit quelque chose d'approchant. Aussi ces airs lui ont mal réussi.

L'agent de Florence m'aide en tout ce qui dépend de lui, et est un bon acteur. L'archiprêtre (a) est excellent. Poussin ne s'oublie pas, et le cardinal de Bouillon lui veut un mal de mort.

 

LETTRE CDXLIX. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE.

 

M. de Paris aura la bonté de vous communiquer la dépêche importante que je lui adresse, sur ce qui se passe ici de surprenant (b). Je ne vous en dis pas un mot, n'ayant pas un moment de temps à perdre.

Vous aurez la bonté de satisfaire le courrier qui retourne : c'est Lantivaux, qui vous dira tout, et qui est un galant homme.

J'ai reçu votre lettre du 16, de Versailles ; j'en ai fait bon usage.

Ma santé est meilleure, Dieu merci, que ma juste douleur et l'inquiétude où je suis perpétuellement ne le devraient permettre. Je me sens plus de force que je ne croyais.

Permettez-moi, mon cher oncle, de vous embrasser de tout mon cœur.

(a) M. Daurat, ancien archiprêtre de Parniers, qui avait quitté ce diocèse à cause des affaires de la Régale, et s'était réfugié à Rome. — (b) Cette dépêche ne s'est pas retrouvée.

 

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Je vis hier Sa Sainteté, qui vous a comblé d'amitiés et de bénédictions.

J’embrasse toute la famille de tout mon cœur. Vous verrez par lettre à M. de Paris qu'il n'y a pas un moment de temps à perdre

 

LETTRE CDL. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. 9 Mars 1699.

 

Je reçus hier, Monsieur, votre lettre du 17, et M. de Meaux me communiqua sur-le-champ la sienne, qu'on lui apporta chez moi où il avait diné. Je ne suis point surpris de ce que vous lui mandez, car je me suis toujours bien attendu au déchaînement du cardinal de Bouillon. Il faut s'en défendre, et nous y opposer de toutes nos forces : j'espère que vous le ferez jusqu'au bout, avec le même courage et la même application que vous l'avez fait jusqu'à présent. Nous ferons en ce pays tout ce qui se pourra pour vous appuyer. Pressez toujours la conclusion, et empêchez les longueurs dans la rédaction de la bulle, où elles ne manqueront pas, si l'on ne presse. Je remets le reste à M. de Meaux. Nous conférâmes hier longtemps sur votre lettre : il vous écrira amplement aujourd'hui, et c'est assez qu'il le fasse. Je finis donc en vous assurant que je suis toujours à vous, Monsieur, très-sincèrement.

 

LETTRE CDLI. BOSSUET A  SON NEVEU (a). Paris, 9 mars 1699.

 

J'ai vu par votre lettre du 17 les effroyables mouvements que s'est donnés la cabale et son chef, dans les trois dernières assemblées depuis celle du mercredi 11. La première nouvelle qui m'en

 

(a) Revue sur l'original.

 

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est venue, est l'abrégé que vous en donniez à M. de Reims, et qu'il reçut vendredi 6. Nos lettres n'étant arrivées que dimanche 9, j'ai tout communiqué à M. de Paris, à qui j'ai envoyé l'extrait de votre lettre. M. Chasot part pour le porter aujourd'hui à la Cour, où je ne puis aller à cause d'un rhume.

Votre audience fait voir que tout se dispose à une prompte et vigoureuse décision : Dieu en soit béni, et du repos qu'il vous a donné, dont vous aurez eu grand besoin pour vous soutenir dans le malheur que vous deviez apprendre sitôt après.

J'attends avec impatience et tremblement vos lettres prochaines, où vous aurez appris la triste nouvelle. J'espère que Dieu vous aura donné de la force pour ne vous point laisser abattre dans le soutien de sa cause, pour laquelle il est visible que la Sagesse éternelle a préparé votre voyage. J'ai pris ce moment, comme le plus favorable, pour aller faire à Meaux un voyage de trois jours.

Au pied de la lettre, j'ai été aussi surpris que vous du commerce que vous me mandez de M. Phelippeaux avec M. de Paris. J'en ai porté le même jugement que vous, et pour la même raison j'ai cru qu'il le fallait dissimuler très-profondément.

Je crois que M. le nonce enverra à Rome, par l'ordinaire de ce jour, la réponse aux Propositions (a), que vous devez avoir reçues. Vous n'avez à Rome qu'à en user comme vous avez fait de la Réponse aux préjugés. Vous avez bien raison de dire que ces réponses étaient tout à fait nécessaires. Je ne ferai plus rien du tout, puisque les choses sont si disposées : j'aurai satisfait au principal. Les amis de M. de Cambray sont ici fort consternés. On vous enverra peut-être une addition dans ce paquet d'un seul feuillet.

 

(a) Cette réponse a pour titre : Les passages éclaircis, etc. Voir vol. XX, p. 370.

 

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LETTRE CDLII. L'ABBÉ RENAUDOT A BOSSUET (a). 9 Mars 1699.

 

Ayant été obligé de revenir chez moi sans pouvoir passer chez vous, Monseigneur, j'ai cru vous devoir mander ce que voulait dire M. Giori au P. Roslet, en cas que vous ne le sachiez pas. C'est qu'il avait découvert que M. Fabroni, qui est entièrement dévoué aux partisans de M. de Cambray, a été faire une retraite de huit jours au Giésu. Le prétexte était les exercices spirituels, et le vrai motif un conciliabule où se sont trouvés les principaux jésuites et le P. Charonuier, où on a délibéré des moyens de faire naître de nouvelles longueurs, surtout de tâcher de porter le Pape à écrire un bref exhortatoire à M. de Cambray, pour lui dire de mieux expliquer sa doctrine. Voilà le fait, dont vous voyez les conséquences. M. de Paris a l'extrait, et l'a porté à Versailles. Je lui ai dit ce soir tout ce que j'ai cru de meilleur sur cela. Je vous salue, Monseigneur, avec tout le respect possible.

Bossuet ajoute à cette lettre les paroles suivantes :

C'est l'explication d'un billet de M. Giori au P. Roslet, que nous lûmes hier à l'archevêché : on l'a par le cardinal d'Estrées ; ignorez les noms.

On pourra porter à Rome le bruit répandu ici depuis quelques jours, que le P. Roline, augustin estimé, s'est repenti en mourant d'avoir signé avec les docteurs. Cela est très-faux; et M. le syndic a en main une attestation contraire, signée du prieur et des autres docteurs de la Faculté.

 

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