AIGUILLON DE L'AMOUR

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L’AIGUILLON DE L'AMOUR DIVIN.

 

L’AIGUILLON DE L'AMOUR DIVIN.

PROLOGUE.

AUTRE PROLOGUE.

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER. Combien l'homme doit méditer de tout son coeur la Passion de Jésus-Christ.

CHAPITRE II. Comment noms devons nous efforcer de compatir à Jésus crucifié.

CHAPITRE III. Méditation de compassion sur la douleur que Marie ressentit au pied de la croix.

CHAPITRE IV. Six considérations à faire sur la Passion du Seigneur.

CHAPITRE V. Comment la Passion de Jésus-Christ s'adapte aux quatre affections de l'âme.

CHAPITRE VI. Commuent la Passion de Jésus-Christ s'adapte aux vertus, d'abord à la foi et ensuite aux autres vertus.

CHAPITRE VII. Degrés de contemplation dans la Passion, selon les sept dons du Saint-Esprit.

CHAPITRE VIII. Jésus-Christ a possédé parfaitement dans sa Passion les huit béatitudes.

CHAPITRE IX. Dans la Passion apparaissent les douze fruits de l'esprit que l'Apôtre énumère dans son épître aux Galates.

CHAPITRE X. La croix nous offre le plus beau modèle de l'accomplissement des dix commandements de Dieu.

CHAPITRE Xl. Tous les sacrements de l'Eglise tirent leur vertu de la Passion du Seigneur, et sans elle l'intelligence de la sainte Ecriture est impossible.

CHAPITRE XII. Comment, dans la Passion du Seigneur, nous apparaissent tons les offices de la hiérarchie céleste.

CHAPITRE Xlll. Comment, dans la Passion, brillent la puissance, la sagesse et la clémence souveraine, et en même temps de quelques exercices sur ce sujet.

CHAPITRE XIV. La Passion de Jésus-Christ: excite et enflamme le coeur de l'homme à l'accomplissement des oeuvres de miséricorde.

CHAPITRE XV. Oraison très-pieuse sur la Passion du Seigneur.

LIVRE II.

CHAPITRE PREMIER. Comment l'homme peut s'avancer dans la perfection, et devenir de plus en plus agréable à Dieu.

CHAPITRE II. Combien l'homme doit s'exciter à l'amour de Dieu, et combien il peut en embraser son coeur.

CHAPITRE III. Comment l'homme doit donner sans réserve son coeur à Dieu.

CHAPITRE IV. Comment l'homme doit diriger ses pensées sers Dieu, de façon à le posséder toujours en son coeur.

CHAPITRE V. Comment l'homme s'anime à agir de plus en plus par une action pure.

CHAPITRE VI. Comment l'homme doit se haïr d'une manière parfaite afin d'aimer Dieu parfaitement.

CHAPITRE VII. Comment l'homme, en toutes ses oeuvres, doit s'occuper de la contemplation.

CHAPITRE VIII. Délices et attraits de l'amour divin.

CHAPITRE IX. Comment l'homme doit se régler dans ses pensées, dans ses paroles et ses actions.

CHAPITRE X. Règle par rapport au prochain.

CHAPITRE XI. Comment celui qui travaille au salut des âmes doit se régler et agir.

CHAPITRE XII. Que l'âme doit être pénétrée tout entière de l'amour de Dieu après avoir méprisé les avantages de la terre.

CHAPITRE XIII. Description de la béatitude.

CHAPITRE XIV. Prière très-pieuse.

CHAPITRE XV. Quelques points digues de remarque.

CHAPITRE XVI. Suite du même sujet.

CHAPITRE XVII. Dans quelles dispositions doit se trouver le prêtre lorsqu'il veut célébrer la sainte messe.

CHAPITRE XVIII. Prière pour exciter notre coeur au très-doux amour de Jésus.

LIVRE III.

CHAPITRE PREMIER. Moyens qui conduisent l'homme au repos de la contemplation.

CHAPITRE II. Combien il est glorieux de se transformer en Dieu et comment l'homme peut arriver là.

CHAPITRE III. Qu'il est étonnant que celui qui a une fois goûté Dieu puisse s'en séparer.

CHAPITRE IV. Comment l'homme peut arriver en peu de temps à la perfection.

CHAPITRE V. Comment l'amie est enivrée dans la contemplation par son Créateur.

CHAPITRE VI. Que l'homme est enivré de diverses manières avant le ravissement.

CHAPITRE VII. Que l'homme contemplatif doit se réjouir du bien du prochain, et que, s'il ne le fait, il commet trois fautes.

CHAPITRE VIII. Que le contemplatif ne doit pas juger des autres d'après les défauts qu'il découvre en eux.

CHAPITRE IX. Que le contemplatif ne doit pas juger les autres inférieurs à soi.

CHAPITRE X. Coutre les superbes et ceux qui présument d'eux-mêmes.

CHAPITRE XI. Du petit nombre de ceux qui obéissent bien.

CHAPITRE XII. Que les tentations sont utiles aux serviteurs de Dieu.

CHAPITRE XIII Que l'on doit réprimer la tentation touchant la prédestination.

CHAPITRE XIV. Question faite par la chair à Dieu le Père touchant Jésus-Christ.

CHAPITRE XV. Réponse du Père céleste à la chair.

CHAPITRE XVI. Médiation sur la Salutation angélique.

CHAPITRE XVII. Humble méditation et entretien sur l'Oraison dominicale.

CHAPITRE XVIII. Deux autres explications abrégées de l'Oraison dominicale.

CHAPITRE XIX. Méditation sur le SALVE REGINA.

CHAPITRE XX. De l'état des bienheureux dans la Jérusalem céleste.

 

PROLOGUE.

 

J'ai élevé mon âme vers vous , ô Seigneur. Mon Dieu, j'espère en vous; ne permettez pas que je tombe dans la confusion. Me confiant en votre tendresse pleine de libéralité , attiré par la suavité admirable de votre amour ineffable et de vos parfums, entraîné par le lien indissoluble de votre ardente charité, j'ai levé mes yeux vers vous, dont la demeure est dans les cieux; et illuminé par la splendeur du soleil de justice , provoqué par l'éclat de votre clarté , je cherche avec avidité la beauté radieuse de votre face pleine d'amour. Tout ce qui est en moi me presse de connaître ce que je dois faire pour vous être agréable. Et que peut-il y avoir de plus cher à un serviteur indigne que de savoir comment il doit servir un maître si grand? Poussé par la prière d’un ami j'ai donc élevé mes regards vers votre amour, et excité par l'ardeur de mon âme , j'ose décrire dans quelques méditations avec quel empressement chacun doit vous chercher, comment il peut vous trouver, comment il peut s'approcher de vous et vous presser étroitement dans ses bras. Si dans le cours de cet ouvrage je semble toucher plusieurs cordes , dirigées vers un seul objet elles ne formeront pondes oreilles

 

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pures qu'une même mélodie; car, bien qu'un grand nombre de sujets soient énoncés dans les divers chapitres qu'il renferme, rien ne s'y fait entendre que la perfection de l'âme dans l'amour divin. Si donc vous y trouvez quelque autre chose , vous pouvez, lecteur pieux , le corriger sans crainte et le mettre de côté , car de ma part ce n'est pas malice, mais simplicité. Vous rencontrerez, il est vrai, une manière variée , mais je me suis proposé par cette variété de mode et de sujet , d'épargner l'ennui au lecteur , d'illuminer son âme de rayons divers , de la nourrir d'aliments de plusieurs sortes, de l'attirer par des objets sans cesse renouvelés et de l'aider à s'élever avec plus de facilité aux choses célestes.

Pour vous, mon frère Jean , de l'ordre des frères mineurs, vous qui êtes appelé plein de grâces, recevez ce faible don que votre humilité demanda souvent à mon indignité. Ne dédaignez pas mon ignorance; mais plutôt, comme une tendre mère, donnez un sourire d'encouragement à l'enfant qui balbutie et agite ses bras enfantins. Je sais que vous chérissez la simplicité, et que les aliments les plus communs ont pour vous une saveur attrayante. Votre désir aussi est insatiable, et vous saisissez avec avidité tout ce qui vous est offert. Ouvrez donc votre bouche et faites votre nourriture des écrits que je vous présente , quel que soit d'ailleurs leur peu de grâce : car ils sont un préservatif puissant et ils ont un principe de conservation vitale. Au reste, c'est l'arbre de vie qui me les a fournis. Prenez donc garde que l'arbre de science

 

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ne vous éloigne d'un pareil aliment et que vous ne rougissiez de paraître nu en présence de votre Dieu. Prenez garde que ce qui est insipide ne nous semble délicieux , et que ce qui est délicieux ne vous paraisse insipide. L'homme pieux trouvera dans cet écrit la manière de prier, de vivre et de méditer ; par lui le juste s'arrachera à ce qui est bas , il se portera à ce qui est intérieur et il s'élèvera avec suavité à ce qu'il y a de plus sublime. Que celui-là donc qui veut croître jusqu'à la vie parfaite , lise et mette en pratique ce que je vais écrire aidé par la grâce de Jésus crucifié.

 

AUTRE PROLOGUE.

 

O Jésus, mon très-doux Seigneur, transpercez les profondeurs de mon âme de l'aiguillon bienfaisant et plein de suavité de votre amour. Blessez le fond de mon coeur de cette charité véritable , inébranlable et vraiment apostolique , afin qu'il brûle réellement , qu'il languisse et se dissolve sans cesse sous l'action de votre seul amour et du besoin qu'il a de vous. Que mon âme soupire et se sente défaillir en pensant à vos tabernacles ; qu'elle désire se fondre et être avec vous. Donnez à cette âme d'avoir uniquement faim de vous , vrai pain de vie descendu du ciel , pain des Anges , nourriture des âmes saintes, notre pain de chaque jour, notre pain par excellence , renfermant toute saveur, toute douceur et tout enivrement de suavité , vous que les Auges désirent contempler.

 

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Que mon coeur ait toujours faim de vous, qu'il fasse de vous sa nourriture , et que mon âme soit remplie tout entière de la douceur de cette manne divine. Qu'elle ait toujours soif de vous, ô source de la vie éternelle , source de la sagesse , fontaine de la science et de l'éternelle lumière , torrent de volupté , torrent qui portez l'abondance dans la maison du Seigneur. Qu'elle vous désire en tout temps , qu'elle vous cherche , qu'elle vous trouve , qu'elle se porte vers vous , qu'elle arrive jusqu'à vous , qu'elle médite sur vous , qu'elle s'entretienne de vous , qu'elle agisse en tout pour votre louange et la gloire de votre nom , en toute humilité et discrétion , en tout amour et allégresse, en toute promptitude et affection, en toute patience et avec une paix parfaite, en toute longanimité et persévérance jusqu'à la fin. Vous seul soyez en tout temps mon espérance, ma joie , mon bonheur, ma confiance , ma richesse , mon amour, mon repos , ma tranquillité , ma douceur, ma suavité, ma nourriture , ma réfection , ma garde, mon soutien , mon attente , mon refuge , mon secours , mon rafraîchissement, ma patience, ma protection, ma réponse, ma parole, ma méditation , mon action , mon trésor. Qu'en vous seul soient fixés, établis et implantés d'une manière inimitable et pour toujours nies entretiens, ales pensées, ives Oeuvres, nies richesses

mon rune et mon coeur. Ainsi soit-il.

 

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LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER. Combien l'homme doit méditer de tout son coeur la Passion de Jésus-Christ.

 

O peuples , accourez de toutes parts , et soyez dans l'étonnement en contemplant la charité de Dieu envers vous et la malice et l'aveuglement des hommes à son égard. Si le Fils de Dieu a voulu s'unir d'une manière indissoluble à la nature humaine , combien plus doit être indissoluble l'union de notre âme avec lui? Si le Fils de Dieu, poussé par l'ardeur de sa charité, a voulu s'unir à une poussière aussi vile, avec combien plus d'avidité devons-nous disposer saintement nos coeurs pour le recevoir? Qui dira la folie d'une âme qui néglige ainsi son Sauveur et préfère s'attacher à la boue? Le Fils de Dieu ne s'est pas revêtu de la chair pour quo l'homme mit ses complaisances dans la chair ; mais de même qu'uni à la chair il a crucifié la chair , foulé aux pieds les choses de la chair et tenu son âme toujours attachée à Dieu , ainsi l'h om m e doit-il mortifier sa chair, tendre avec une ardeur incessante aux choses divines. O étrange aveuglement de l'homme , qui , formé d'un corps et d'une âme , et d'une âme qui l'emporte incomparablement en bonté et en noblesse sur ce corps , consume cependant

 

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sa vie entière à satisfaire ce dernier, à s'inquiéter de tous ses désirs ! Et cette âme , il la néglige comme si elle n'était rien; il ne s'occupe en aucune façon de lui procurer les soins , la nourriture et le repos qu'elle cherche en son Créateur suprême ! Cependant peut-il se rencontrer pour lui rien de plus doux , de plus suave , de plus délectable , de plus avantageux? Dieu s'offre perpétuellement à l'homme , et en retour de son amour il ne demande de nous que le souvenir de la mort de son Fils. Les choses terrestres nous échappent sans cesse , et malgré nos inquiétudes , nos efforts et nos tourments, nous ne saurions les posséder véritablement en cette vie que par le mépris réel que nous en faisons. Mais ce qu'il y a d'étrange en cette façon d'agir de l'âme , c'est qu'elle se soumet à la chair, sans y être contrainte par un entraînement invincible , mais sur une simple et faible manifestation de ses désirs. Au contraire, tandis que de plein gré elle accepte ainsi le joug de la chair et s'efforce de satisfaire ses caprices , elle secoue le joug de son Dieu malgré les exhortations de tout genre , malgré le souvenir des bienfaits reçus , malgré la voix qui lui parle intérieurement , et au mépris de son propre avantage , de son bien réel et véritable , elle se refuse à faire la volonté du Seigneur.

Sans doute si l'âme ne descendait pas au-dessous de l'animal privé de raison , elle devrait aimer par-dessus tout ce Dieu à l'image duquel elle a été formée et ne s'attacher à rien autre chose. Mais puisque vous voulez aimer la chair, ô âme, aimez au moins la

 

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chair de Jésus-Christ. Ailliez-la uniquement , car c'est pour votre salut , pour le salut de tout le genre humain qu'elle a été offerte sur l'autel de la croix , et repassez tous les jours sa passion dans votre mémoire : cette méditation continuelle de la Passion de Jésus-Christ élèvera vos pensées, elle vous enseignera ce que vous devez faire, les projets que vous devez former, les connaissances que vous devez acquérir , le jugement que vous devez porter de chaque chose; elle vous enflammera pour ce qui est difficile , elle vous apprendra à vous abaisser à vos propres yeux , à vous mépriser vous-même , à vous plonger dans la douleur ; enfin elle sera un frein puissant à vos affections désordonnées, un frein que vous sentirez dans vos pensées , dans vos paroles , dans vos actions.

O passion désirable ! ô mort admirable ! quoi de plus admirable, en effet , qu'une mort qui vivifie , des blessures qui apportent la guérison , un sang qui purifie et fait refleurir l'innocence , une douleur amère qui répand une indicible douceur, enfin l'ouverture de ce côté qui unit si intimement nos coeurs au coeur de Jésus? Mais ne bornez pas votre admiration à voir le soleil obscurci jeter un plus vif éclat , le feu éteint brûler davantage, une peine ignominieuse devenir la source de la gloire. Il y a encore d'autres merveilles dignes d'attirer nos regards : sur la croix , Jésus, consulté par la soif , est pour nous une cause d'ivresse; nu et dépouillé, il nous couvre du vêtement brillant des vertus ; ses mains cruellement attachées brisent nos chaînes; ses pieds transpercés et

 

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immobiles nous aident à courir, et le cri par lequel il abandonne la vie est une invitation à la céleste félicité.

O passion admirable, qui change de telle sorte celui qui la inédite en tout temps, qu'elle le rend non-seulement semblable aux Anges, mais en quelque sorte divin. En effet, celui dont la pensée demeure fixée sur les tourments de Jésus-Christ , cesse de se considérer lui-même et ne voit plus que son Seigneur immolé. Il veut avec lui porter la croix, compter pour rien à cause de lui et les biens et les maux , et ainsi il porte dans son coeur Celui qui tient en ses mains le ciel et la terre. Avec lui il veut être couronné d'épines , et l'espérance de la gloire devient sa couronne. Avec lui il veut, sur la croix , souffrir sans vêtements les rigueurs de la saison , et le feu du divin amour consume son âme de célestes ardeurs. Avec Jésus il veut goûter le fiel et le vinaigre , et un vin d'une inénarrable douceur lui est offert en breuvage. Sur la croix il s'abandonne avec lui aux insultes et aux moqueries , et les Anges s'inclinent pour l'honorer, et la Vierge bienheureuse l'adopte pour son Fils. Il veut s'attrister avec son Sauveur, et il se trouve comblé de joie ; il cherche à se remplir de son affliction , et il est inondé de consolations et d'allégresse. Enfin il veut demeurer suspendu avec Jésus sur la croix , et Jésus le presse avec une douceur inexprimable entre ses bras ; tandis qu'il se dispose à incliner son front couvert des frayeurs de la mort, Jésus élève sa tête et lui donne le baiser de la paix. O mort admirable! ô mort pleine de délices ! oh ! que ne

 

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m'a-t-il été donné de tenir la place de cette croix ! Mes mains et mes pieds eussent été percés des clous de mon Sauveur. J'aurais crié à Joseph : Ne m'enlève pas mon Jésus , mais ensevelis-moi avec lui dans le tombeau, car il ne m'est plus possible de m'en séparer. Mais si maintenant je ne puis plus le faire de corps , je veux au moins le faire en esprit. Il m'est bon d'être avec lui ; en lui je veux faire trois tentes : une dans ses mains, une dans ses pieds , et une qui sera ma demeure habituelle, dans son côté. C'est là que je veux me reposer, prendre mon sommeil , me réveiller, boire, manger, lire et prier, enfin traiter toutes les affaires de cette vie. Là je parlerai à son coeur et j'en obtiendrai tout ce que j'aurai voulu. En agissant ainsi , je marcherai sur les traces de sa très-douce Mère , dont l'âme a été percée du glaive des souffrances de son Fils. Couvert des blessures de Jésus, je m'adresserai sans crainte à sa Mère et je l'amènerai à condescendre à tous mes désirs. Et non-seulement j'apparaîtrai crucifié avec son Fils , mais je reviendrai à la crèche , et là, petit enfant, je vagirai avec lui , afin de mériter d'avoir part aux douceurs que Marie lui prodigue. Ainsi je mêlerai le lait de la crèche au sang de la croix, et je m'en ferai un breuvage plein de douceur.

Oh ! de combien d'amour abondent les blessures de Jésus-Christ Notre-Seigneur? Un jour je pénétrai jusqu'à ces blessures. Mes yeux , jusqu'alors accessibles à la lumière, furent remplis de sang. Aucun autre objet ne venant me frapper, je m'avançai de

 

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plus en plus, en me servant de nies mains pour me guider, jusqu'à ce que je parvinsse à l'endroit le plus intime de sa charité. Alors je me sentis environné de toutes parts, et il me fut impossible de revenir sur mes pas. Aussi est-ce là que j'ai établi ma demeure, que je me nourris de la nourriture de mon Sauveur, que je m'enivre de son breuvage. Là je me trouve dans une telle abondance de douceur, que je suis impuissant à en donner une idée. Celui qui demeura autrefois pour les pécheurs dans le sein d'une Vierge a daigné me recevoir dans son coeur, moi son pauvre serviteur. Mais je crains vivement que ne vienne le jour où il me faudra en sortir, comme l'enfant sort du sein de sa mère, et qu'alors je me sois sevré des délices dont il me fait jouir. Cependant, s'il me force à reparaître au jour, j'en ai la confiance, comme une tendre mère il me nourrira de son lait, il me soutiendra de ses mains , il me portera dans ses bras, il me couvrira de ses baisers, il me réchauffera dans son sein ; ou bien je sais ce que je ferai. Oui, qu'il me force de reparaître au jour autant de fois qu'il le voudra : j'ai vu que ses blessures sont toujours ouvertes; par elles j'entrerai dans son cœur, et j'y rentrerai sans me lasser jusqu'à ce que je lui sois inséparablement unis.

O aveuglement des enfants d'Adam , qui ne savent point entrer en Jésus-Christ par ses blessures! Ils se consument inutilement par un travail au-dessus de leurs forces, et à côté d'eux plusieurs portes sont ouvertes au repos. Ignorez-vous donc que Jésus-Christ,

 

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est la joie des bienheureux ? Pourquoi tardez-vous d'entrer , par les blessures de son corps , dans ce bonheur? Insensés, la félicité des anges est devant vous ; elle vous environne ; le mur qui vous en séparait est détruit, et vous négligez d'y entrer ! Croiriez-vous peut-être que votre âme ne saurait, dans le temps, trouver son repos en Jésus-Christ , et qu'il faut, pour cela, que votre corps soit détruit? Ah ! croyez-moi ; si vous vous efforcez, par la porte étroite de ses plaies, de vous introduire en lui , non-seulement votre âme, mais votre corps aussi y goûtera une paix et un bonheur au-dessus de toute expression. Ce qui est chair en vous, ce qui tend aux choses de la chair, deviendra, par le contact de ces blessures sacrées, tellement spirituel, que toutes délices seront réputés un néant en comparaison de celles qui y sont renfermées. Bien plus, il arrivera même que votre âme, en vue de l'obéissance et de la nécessité, dira qu'il faut s'éloigner pour un temps, et votre corps, attiré par cette douceur céleste , criera qu'il fait bon d'être ici.

Mais s'il en est ainsi du corps, de quelle suavité sera rassasiée l'âme qui , par ces mêmes plaies, s'unit au cour de Jésus? Assurément, je ne saurais l'exprimer ; mais faites-en l'épreuve sans retard. Devant vous est ouverte une demeure remplie d'aromates de tout genre, abondante en remèdes d'une vertu infaillible. Entrez donc par l'ouverture de ces blessures, et vous y trouverez un potion salutaire qui vous rendra la santé , réparera vos forces , vous préservera

 

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de nouvelles chutes, vous conservera plein de vigueur. Dans cette demeure le choix est abandonné à votre volonté; vos désirs les plus difficiles trouveront de quoi se satisfaire.

Voulez-vous goûter toute la douceur d'un parfum de suavité ? Ne dédaignez pas d'y arriver par ces blessures. Voilà que devant vous s'est ouverte la porte du paradis de délices, et la lance du soldat a éloigné de son entrée le glaive flamboyant. L'arbre de vie a été percé dans ses rameaux et dans son tronc, et c'est en reposant vos pieds , c'est-à-dire vos affections , dans ses cavités que vous pourrez seulement en cueillir les fruits. Voilà qu'en votre présence se découvre le trésor de la sagesse divine et de l'éternelle charité. Entrez donc par la porte de ces blessures et vous comprendrez et vous goûterez les délices qui y sont cachées. Oh! que bienheureuse est la lance, bienheureux sont les clous qui ont pu nous créer une entrée semblable. Oh ! si j'eusse été à la place de cette lance, jamais je n'aurais consenti à sortir du côté de Jésus-Christ ; mais je me serais écrié : « C'est ici le lieu de mon repos pour l'éternité; c'est ici que j'habiterai, car c'est la demeure que je me suis choisie. »

O coeurs insensés et appesantis qui vous élancez à la poursuite des vanités par des issues incertaines d'où le plus souvent il n'est plus en votre pouvoir de revenir ! quand il s'agit de posséder le Fils de Dieu , le bien suprême, la beauté, la splendeur éternelle, vous refusez d'entrer par la voie si facile de ses plaies !

 

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O âme créée à l'image de Dieu, comment pouvez-vous vous contenir encore? Voilà que votre Epoux plein de douceur, couvert de blessures à cause de vous, et maintenant couronné de gloire, désire vous serrer dans ses bras, vous accorder des marques de sa tendresse, et vous dédaignez de vous approcher de lui! L'excès de son amour a ouvert son côté, afin qu'il pût vous donner son coeur ; cet amour a percé ses mains et ses pieds, afin qu'arrivant à lui et vos mains pénétrant dans ses mains, vos pieds pénétrant dans ses pieds, votre union fût désormais inséparable. Je vous en supplie donc, éprouvez tout, selon la parole de l'Apôtre; mais surtout faites l'épreuve de ce que je vous annonce, et s'il vous semble bon d'être ici , ne vous en éloignez plus à l'avenir. Et certes, je ne doute pas que, cette expérience une fois tentée, tout ne vous paraisse amertume en comparaison de Jésus. Une fois arrivé là, vous désirerez avec ardeur que ces ouvertures sacrées se referment sur vous, afin qu'il ne vous soit plus possible d'en sortir; vous comprendrez alors avec un étonnement profond et votre aveuglement et celui du reste des hommes sur ce point. Et cependant vous éprouverez une telle abondance de douceur, vous sentirez votre coeur pénétré de telles flammes, que votre âme se répandra en efforts pour s'échapper de sa demeure terrestre et fixer son séjour dans les plaies de Jésus; et enivrée de tant de suavité et d'amour, c'est à peine si cette âme pourra être appliquée à quelque autre objet.

O blessures qui déchirent les coeurs les plus durs ,

 

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enflamment les âmes les plus glacées , dissolvent dans l'amour tout ce qui semblait impénétrable ! Assurément c'est dans leur douceur que se trouvent notre ie et notre espérance.

Je n'ai qu'un avis à vous donner : Si, par la méditation de ces souffrances, vous parvenez jusqu'à cette douceur dont je viens de vous parler, ou même à quelque chose de plus admirable, veillez alors sur vous pour ne point vous laisser entraîner à vous occuper de la Passion de Jésus en vue d'un bonheur tout naturel; mais désirez connaître la grandeur du bienfait de votre Créateur afin de vous enflammer de son amour. Et pour cela redites sans cesse la prière suivante :

« O  Seigneur saint , Père tout-puissant , Dieu éternel! En considération de votre charité et de celle de votre Fils, qui, à cause de moi, a souffert les tourments et la mort; en vue de la sainteté très-excellente de sa Mère, des mérites de saint François et de tous les saints; malgré nies péchés et mon indignité parfaite, accordez-moi de n'aimer que vous uniquement , d'être altéré de votre amour, d'avoir continuellement dans mon coeur le souvenir de la Passion de Jésus-Christ, de re-connaître ma misère, de désirer être méprisé et foulé aux pieds de tout le monde, de ne m'attrister de rien en ce monde, si ce n'est du péché. Ainsi soit-il. »

 

CHAPITRE II. Comment noms devons nous efforcer de compatir à Jésus crucifié.

 

Si vous désirez compatir à Jésus crucifié, efforcez-vous d'abord, autant qu'il est en vous, de vous unir à lui par un amour ardent. Car plus vous l'aimerez vivement, plus vous serez rempli de compassion pour ses souffrances; et plus votre compassion sera grande, plus votre ardeur pour lui s'enflammera. Ainsi l'amour et la compassion se prêteront un secours mutuel pour vous aider à arriver à ce qui est parfait, à moins que quelque misère cachée ne vous empêche d'atteindre jusque-là. Mais surtout appliquez-vous à rejeter loin de vous toute présomption , toute défiance et toute négligence; car c'est avec humilité, confiance et courage, et en même temps avec toute la pureté de coeur dont il est capable, que l'homme doit se porter à une entreprise aussi noble. Bien qu'à ses propres yeux il se juge indigne et pervers , cependant il ne doit concevoir aucun découragement, car c'est pour les pécheurs que Jésus-Christ a été attaché à la croix.

Commencez donc par vous unir à lui avec une affection telle que votre coeur ne semble plus appartenir qu'à lui seul. Alors comment ne ressentirez-vous pas ses blessures? quelles souffrances pourra-t-il endurer dont votre âme ne soit percée? Efforcez-vous,

 

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autant que vous le pouvez , d'introduire totalement votre coeur en Jésus; hors de lui ne vous considérez que comme un néant, et le reste ne vous semblera pas plus digne d'attirer vos regards que s'il n'existait pas. Que toute votre attention se dirige dans le temps sur votre Seigneur immolé. Tout ce que vous êtes est à lui , et vous ne devez rien offrir à d'autres de ce que vous possédez. Non, je ne saurais croire, si vous établissez de la sorte votre demeure en lui , que vous ne soyez percé de ses blessures , ni que les affronts, les moqueries, les opprobres dont il fut abreuvé ne vous pénètrent entièrement. Mais tout ce que vous goûterez alors de douceur et de félicité, c'est au Seigneur à vous le faire comprendre par sa miséricorde ; ma plume est impuissante à vous en donner une idée,.

Si ce que je viens de vous dire vous paraît trop élevé pour oser y prétendre malgré vos désirs, voici. un autre genre d'exercice plus proportionné à votre faiblesse.

Pensez quelle douleur ce vous serait si votre corps était déchiré par un supplice semblable à celui qu'endura le saint apôtre Barthélemi , ou s'il était consumé par le feu comme celui du bienheureux Laurent, ou enfin s'il vous était donné de voir vos chairs enlevées par les instruments qui déchirèrent les martyrs ; imaginez encore d'autres peines , d'autres supplices , autant que votre esprit en pourra concevoir. Lorsque à l'aspect de tourments si étranges, vous vous sentirez pénétré d'effroi et d'horreur, rappelez-vous que pour vous, le plus vil des pécheurs, Jésus-Christ

 

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Notre-Seigneur a enduré sur la croix des douleurs autrement graves et intolérables que tout ce que vous auriez pu souffrir au milieu de ces supplices. Repassez en vous-même quelle angoisse et quelle affliction ont pesé sur lui, combien grand était l'amour qui le conduisit à cette extrémité; et, au milieu de ces pensées, laissez votre coeur se remplir, autant qu'il le pourra, du sentiment de ces douleurs ; laissez vos larmes couler avec abondance comme si vous étiez vous-même la victime. Ces larmes, sans aucun doute, se changeront en délices ineffables.

Si vous trouvez ce moyen impuissant , tentez une expérience plus salutaire encore. Faites-vous une discipline qui , sans vous blesser profondément , puisse vous affliger d'une manière sensible ; et , vous renfermant dans le secret de votre demeure, frappez avec courage et sans miséricorde votre corps jusqu'à ce qu'il soit véritablement pénétré par la douleur. Lorsque vous éprouverez ainsi le sentiment de la peine, tournez votre pensée vers Jésus-Christ souffrant et considérez que votre Epoux bien-aimé, votre amour, le désir de votre âme, la félicité des anges, la récompense des bienheureux ; considérez , dis-je, que le Seigneur Jésus a voulu pour vous, vile poussière, souffrir dans son corps des tourments sans comparaison plus intenses. Ne doutez pas que ce moyen ne voit véritablement excellent, car c'est par la souffrance que l'homme apprend à compatir à celui qui soutire. A tout cela joignez encore la prière, suppliant sais cesse Jésus-Christ de vouloir imprimer en votre Cime

 

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le sentiment de ses blessures. Peut-être par ses souffrances et par ses plaies obtiendrez-vous de sa charité ce qui fait l'objet de vos désirs.

Mais si tous ces moyens viennent échouer contre la dureté de votre coeur, oh ! alors , plein d'horreur pour vous-même comme pour un objet immonde, pleurez avec amertume et écriez-vous avec douleur : « Combien de temps la malice de mon coeur prévaudra-t-elle contre Jésus mon Sauveur anéanti. Ses blessures ont vaincu la puissance du démon ; elles ont surmonté la grandeur de la faute de notre premier père; elles ont brisé les portes de l'enfer et ouvert les portes du ciel, et la malice de mon coeur s'est tellement accrue qu'elle ne peut être vaincue par cette charité sans exemple? Hélas ! que ferai-je? Mon infirmité est telle que la Passion de Jésus-Christ mon Seigneur est impuissante à la guérir ! Non, que mes yeux ne cessent pas de pleurer jusqu'à ce que l'abondance de mes larmes ait amolli la dureté de mon coeur. Hélas ! hélas ! où irai-je, mon Dieu , pour me dérober à votre présence ? Que ferai-je aujourd'hui que mon âme ne saurait trouver la vie dont elle a besoin, et que l'effusion sans bornes de la clémence de mon Seigneur sur moi me trouve insensible? Je me coucherai dans la poussière, et j'épuiserai dans l'humiliation l'ulcère qui ronge mon âme; je me punirai sans miséricorde et ne m'épargnerai en aucune manière jusqu'à ce que, dans ma douleur, j'aie trouvé mon Sauveur immolé. »

Il est étonnant assurément de voir l'homme

 

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demeurer calme et insouciant eu présence de la méchanceté de son coeur; il est étonnant de voir qu'il n'en conçoive aucune douleur. O coeur plein de corruption ou plutôt diabolique, combien de temps encore résisteras-tu à cette immense charité? D'où viens que tu trouves une félicité plus grande dans les plaies du péché que dans les plaies de Jésus-Christ? D'où vient que tu te montres plus sensible à une légère égratignure qu'à la mort si douloureuse de ton Seigneur: que tu t'impressionnes davantage d'une faible pesanteur de tête que des souffrances de celui qui est la vie de ton âme, de Jésus-Christ? Où trouver un aveuglement , une folie plus grande? O homme , ne vous semble-t-il pas que celui-là est le plus avant dans votre amour, à qui vous témoignez le plus de compassion dans sa douleur ? N'avez-vous donc pas plus d'affection pour votre pied , lorsqu'à la plus légère souffrance vous lui compatissez et lui prodiguez votre coeur, et que pour le Seigneur votre Dieu, environné d'angoisses et de douleurs , ce coeur ne trouve presque aucune pensée, et même aucun sentiment! O aveuglement immense ! O hommes pires que le serpent ! Dans l'affliction du moins celui-ci est plein de sensibilité pour sa tête, et pour la sauver il expose tout son corps au danger. On dirait que, semblables à des membres gâtés, nous avons été retranchés de Jésus-Christ notre chef, puisque , en présence de ses blessures , nous demeurons insensibles.

Hélas! hélas ! ô mon Seigneur, pourquoi m'avez-vous créé, si je dois vivre séparé de vous? Et si je

 

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vous suis uni , pourquoi demeuré-je étranger à vos souffrances? C'est pour moi, Seigneur, c'est pour moi que vous êtes dans les tourments, et non pour vous ; et c'est vous qui portez les marques de votre supplice; j'y demeure étranger. Quoi clone. ! c'est moi qui dois être la victime et non vous, car c'est moi qui suis coupable, moi qui ai commis l'iniquité. Mais vous, brebis innocente , qu'avez-vous fait? Ah! je vous en conjure, que ces tourments retombent sur moi et sur tout ce qui m'appartient. Rendez-nous, Seigneur, rendez-nous des blessures qui sont à nous, de peur que vous, qui êtes innocent, ne soyez jugé coupable en retenant des blessures qui ne vous appartiennent pas; ou du moins unissez dans la souffrance notre coeur à votre coeur. Donnez-moi la mort si vous refusez de blesser mon âme. Je ne saurais voir mon coeur exempt de douleur et contempler mon Sauveur cloué à cause de moi à un gibet infâme. Ainsi, ô mon Seigneur, que vos blessures me pénètrent, ou permettez-moi de me transpercer moi-même à l'aide d'un glaive aigu. Non , mon Seigneur, je ne veux point vivre sans douleur lorsque je vous vois dans les tourments.

O homme ! si vous demeurez encore insensible, vous vous montrez indigne d’un si noble bienfait, et même ne vous considérez plus comme un homme, mais comme un animal privé de raison ; établissez votre demeure parmi les bêtes sauvages , car vous ne méritez plus de résider avec le reste des hommes. Cependant si vous voulez vous humilier profondément,

 

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peut-être celui qui a jeté un regard sur l'abaissement de sa servante considérera-t-il aussi l'humiliation de votre âme, et vous donnera-t-il un coeur nouveau afin que vous connaissiez le Seigneur votre Dieu sacrifié pour vous. Mais quand, ô Seigneur Jésus, quand cela s'accomplira-t-il? Pour moi , différer c'est la mort. Si vous tardez long temps encore, la grandeur de mon désir me fera peut-être défaillir, et dans cette défaillance vos blessures pourront-elles trouver où s'imprimer en moi ? Déjà , ô mon Seigneur, mon âme commence à languir ; je me sens réduit au néant et je brûle du désir d'être consolé par vos plaies sacrées. O Seigneur Jésus , où est votre sagesse? Ignorez-vous qu'il vaut mieux pour vous voir votre créature déchirée de blessures que réduite au néant? Je vous en conjure donc, non , ne différez pas davantage de me blesser, de peur que, par un retard trop prolongé, vous ne perdiez entièrement celui que vous avez racheté au prix de votre sang précieux. Hâtez-vous, hâtez-vous, Seigneur Jésus, hâtez-vous et transpercez-moi, car si vous tardez encore, peut-être ne restera-t-il plus rien de moi.

Mais hélas ! combien je suis devenu vil, puisque mon Dieu, dont l'amour embrasse ses ennemis, semble me haïr ! Serais-je donc à son égard pire qu'un ennemi? Pour racheter ses ennemis il a bien voulu souffrir les tourments et la mort; et moi , je me sens défaillir, et il ne paraît point s'en occuper. Non, je ne demande pas que pour moi il se livre à de nouveaux tourments, mais seulement qu'il m'applique

 

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ses blessures comme à un mort, et qu'ainsi je retrouve la vie. Seigneur Jésus , vous avez permis que le fer, votre créature insensible se fit une entrée dans votre corps en le déchirant , et vous ne voulez point que moi , votre créature raisonnable , j'y pénètre par ces blessures déjà existantes. Quoi donc ! mon coeur est-il plus dur, est-il plus vil que le fer? Croyez-vous qu'il soit plus cruel? Je le veux ; mais au moins ma cruauté ne saurait vous nuire puisque maintenant vous êtes impassible. Quand donc j'entrerais par vos plaies sacrées , quand je les parcourrais , quand , poussé par l'amour, je me nourrirais de votre chair, vous n'en demeureriez pas moins impassible, et mon désir serait rassasié, bien que son ardeur en fût davantage enflammée.

Mais pourquoi me lamenter plus longtemps? Il se fait tard et je ne vous vois point apparaître; et fatigué par le désir de mon coeur, je commence à tomber dans le délire. C'est l'amour qui me gouverne et non la raison, et je cours avec ardeur partout où il me semble que vous vouliez me conduire. Ceux qui me voient me tournent en dérision , et ils ne savent pas que je suis ivre de votre amour. Ils se demandent ce qui pousse cet insensé à se lamenter en tous lieux , et ils ne remarquent pas la grandeur de mon désir. Ils ignorent que votre amour, une fois allumé, empêche l'usage de la raison ; que celui qui vous cherche avec ferveur s'abandonne lui-même et abandonne toute chose en même temps ; et que celui qui court à vous avec un coeur pur, s'inquiète si peu de tout

 

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ce qui l'environne que souvent même il est comme étranger à ses propres actions.

Venez , Seigneur. O bon Jésus , je vous en prie, ne tardez pas plus long temps, de peur que l'excès de mon désir ne me rende entièrement insensible à tout le reste. Mais peut-être demandez-vous cela de moi , car une fois séparé de tout je pourrai pénétrer avec plus de pureté à travers ces blessures glorieuses dont ensuite vous vous plairez à transpercer sans réserve celui qui vous aime. Alors j'élèverai la voix et je m'écrierai :  Hélas ! hélas ! Jésus, mon Seigneur, de quelles plaies cruelles je vous vois couvert, dans quel abîme de douleur vous apparaissez à mes yeux ! Qui donc me donnera de mourir pour vous, ô très-doux Jésus? Vous contempler au milieu de tourments si effrayants, je ne puis le soutenir; vous voir dans un état semblable me glace d'un effroi que je ne saurais supporter ; et cependant si vous étiez délivré de tous ces maux , ce serait pour moi la mort. Aussi je me sens pressé en tous sens. Que choisir ? Je l'ignore, à moins que ce ne soit d'être attaché avec vous à la croix. La vue de vos angoisses me fait tomber en défaillance, et quand je considère les peines indicibles dont vous êtes accablé à cause de moi, la douleur et l'indignation que j'en éprouve me laissent presque sans vie. Qu'avez-vous fait , Seigneur ? Pourquoi , pour moi , misérable, êtes-vous monté sur la croix ? Que suis-je, méprisable ver de terre, pourriture détestable , pour que vous , le Seigneur de toutes choses, vous la sagesse éternelle du Père

 

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deviez être dans les tourments à cause de moi? Pourquoi avez-vous opéré un tel renversement que de livrer la vie en faveur de la mort , de faire briller la vérité en faveur de la vanité, d'accorder la grâce à la méchanceté, et la gloire à la misère la plus profonde? Qui pourra penser et nous dire pourquoi vous avez agi ainsi dans votre toute-puissance? Votre charité a été excessive, et votre conduite nous a révélé un abîme, l'immensité de votre amour; car je ne saurais trouver en vous une cause de mort autre que la surabondance de votre charité. N'eût-il pas mieux valu que je n'eusse jamais été, ô bon Jésus, que d'avoir existé pour vous donner la mort? Et maintenant je ne déchire pas mes chairs dans l'excès de ma douleur, et toutes les créatures ne s'élèvent pas contre moi pour me faire mourir, moi qui fus la cause de votre mort ! N'est-il pas vraiment étonnant que je puisse penser que mon très-noble, mon très-excellent Seigneur est mort pour moi, le plus vil des hommes, sans me sentir aussitôt défaillir par l'excès de ma douleur? Et si je ne savais que votre volonté rue le défend , qui pourrait m'empêcher dans mon amertume de saisir un glaive pour m'arracher la vie puisque j'ai été la cause de votre mort? Ce n'est donc qu'avec une grande patience que je dois me supporter moi-même, comme je supporterais devant mes yeux un ennemi , comme je supporterais celui dont je désirerais la mort avec ardeur, mais qu'un motif puissant m'empêcherait d'immoler.

N'est-ce pas encore une indignité révoltante qu'après

 

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près le bienfait si avantageux et si ineffable de votre Passion , je ne cesse pas plus de pécher en votre présence que si vos souffrances devaient être comptées pour rien. Vous vous donnez à moi, et je vous refuse ; vous avez dissipé les ténèbres, et je m'y enfonce davantage; vous avez rejeté le monde, et je le choisis, ou du moins je l'ai choisi pour mon partage. Ali ! ne voyez-vous pas, ô Jésus plein de patience , que je m'efforce sans cesse de faire ce qui est contraire à votre volonté, et qu'ouvertement je vous résiste en face? Vous me dites : « Je ne veux pas que tu agisses de la sorte. » Et je vous réponds : « Moi, je le veux. » Vous dites encore : « Je veux que telle chose se fasse. » Et moi, je dis : « Je ne le veux pas. » Je sais, ô mon Seigneur, que vous êtes la bonté suprême et que je ne suis rien, et cependant je n'élève pas plus ma pensée vers vous que si vous n'étiez pas. Au contraire, j'incline les yeux de mon coeur et de mon corps vers ce qui est vanité, vers ce qu'il est même quelquefois indigne de nommer; et ce coeur s'y unit par un tel lien d'amour qu'il devient impuissant à se porter vers vous, à qui pourtant il appartient tout entier. C'est là assurément un abus détestable. Mais, ô bon Jésus , mon Seigneur, voulez-vous donc avoir souffert inutilement pour moi? Celui que vous avez racheté à un si grand prix , le perdrez-vous pour un néant? Immolez-moi, transpercez-moi avec vous, afin que désormais il ne soit plus en mon pouvoir de me séparer de vous, afin que je puisse vivre avec vous éternellement. Ainsi soit-il.

 

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Prière très-pieuse.

 

Seigneur Jésus-Christ, blessez mon coeur de vos blessures et enivrez mon âme de votre sang afin que, en quelque lieu que j'aille, je vous voie toujours crucifié , et que tout ce qui viendra frapper mes regards m'apparaisse rougi de ce sang précieux. Que je tende tellement à vous que je ne puisse rien trouver hors de vous, ni rien contempler hors de vos plaies. Que toute ma consolation soit, ô mon Seigneur, d'être percé de vos blessures , et mon affliction la plus profonde de penser à quelque objet qui ne soit pas vous. Que mon coeur ne goûte aucun repos, ô bon Jésus, qu'il ne soit arrivé à vous, son centre véritable. Qu'en vous il établisse sa paix et la satisfaction entière de ses désirs. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE III. Méditation de compassion sur la douleur que Marie ressentit au pied de la croix.

 

Auprès de la croix de Jésus se tenait sa Mère. O ma souveraine, où étiez-vous? Etait-ce seulement auprès de la croix? Non, assurément, mais sur la croix avec votre Fils. Là vous étiez crucifiée avec lui ; il l'était dans son corps, vous l'étiez dans votre coeur; ses plaies étaient répandues par tout son corps, et elles étaient réunies dans votre coeur. Là, ô Reine, votre

 

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coeur fut percé de la lance, là il fut couronné d'épines; là abreuvé de moqueries, d'opprobres et d'injures, rassasié de fiel et de vinaigre. O Reine, pourquoi êtes-vous allée vous immoler pour nous? La Passion du Fils était-elle donc insuffisante si la Mère n'était crucifiée avec lui? O coeur tout d'amour, pourquoi vous êtes-vous changé en un globe de douleur? O ma Souveraine, je cherche à contempler votre coeur, et ce que je vois n'est point ce coeur, mais de la myrrhe, de l'absinthe et du fiel. Je cherche la Mère de mon Dieu, et je ne trouve que des crachats, des fouets et des blessures , car vous êtes tout entière changée en ces choses.

O pleine d'amertume, qu'avez-vous fait? Vaisseau de sainteté, comment êtes-vous devenu un vaisseau de douleur? Pourquoi, ô Reine, n'êtes-vous point demeurée solitaire dans votre demeure? Qu'êtes-vous allée faire au Calvaire? Il n'était point dans vos usages de paraître à de semblables spectacles. Comment la timidité naturelle aux femmes, comment l'horreur du crime qu'on y accomplissait ne vous a-t-elle pas arrêtée? Pourquoi votre pudeur virginale ne vous a-t-elle pas éloignée ? Pourquoi le dégoût d'un tel lieu, la multitude du peuple, la haine du mal qui se commettait, n'ont-ils point retenus vos pas? Pourquoi ne fûtes-vous point détournée par le retentissement des clameurs, par la rage des insensés, par l'assemblée innombrable des agents du démon? Vous n'avez point considéré tout cela, ô Reine, parce que votre coeur, devenu étranger à tout dans son amertume,

 

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n'était plus en vous, mais tout entier dans l'affliction de votre Fils, dans les blessures de votre Unique, dans la mort de votre Bien-Aimé. Votre coeur voyait non point la multitude, mais les blessures de Jésus; non point la presse, ruais les trous des clous; non point les clameurs, mais les plaies du Sauveur ; non point l'horreur du crime, mais la douleur de celui qui souffrait.

O Souveraine, retournez au lieu où vous étiez d'abord , de peur qu'en perdant notre Pasteur nous ne vous perdions aussi , et qu'un même instant ne nous prive de la protection du Fils et de la mère. Ce n'est point la coutume qu'une semblable condamnation soit portée contre une femme, et cette sentence n'a point été dirigée contre vous. Mais, je le crois , vous n'entendez point ce langage, car vous êtes remplie d'amertume, et votre coeur, ô Reine, est tout entier absorbé dans la Passion de votre Fils. O prodige! vous êtes tout entière dans les blessures de Jésus, et Jésus crucifié est tout entier dans le plus intime de votre coeur. Comment se fait-il que, contenant votre coeur, il soit contenu par lui? O homme, blessez votre coeur si vous voulez comprendre une semblable question. Que les clous et la lance ouvrent ce coeur, et la vérité viendra s'y établir ensuite; autrement le soleil de justice n'entrera point dans un coeur fermé.

Mais, ô Souveraine, ainsi déchirée, transpercez vous-même nos coeurs ; renouvelez dans ces coeurs et votre Passion et celle de votre Fils. Unissez à notre

 

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coeur votre coeur percé de blessures, afin que nous soyons percés aussi des mêmes blessures. Pourquoi du moins n'ai-je pas votre coeur en ma possession, afin qu'en quelque lieu que j'aille, je puisse, ô Reine, vous considérer sans cesse crucifiée avec votre Fils. Si vous ne voulez pas me donner votre Fils crucifié , si vous me refusez votre coeur percé des traits de sa Passion, je vous en conjure, au moins accordez-moi les blessures de ce cher Fils, les injures, les moqueries et les opprobres qu'il endura, et tout ce que vous ressentîtes vous-même. Quelle mère ne s'empresserait d'éloigner d'elle et de son Fils les souffrances, s'il était en son pouvoir de les faire retomber sur son esclave. Mais si vous êtes tellement enivrée de ces douleurs que vous ne vouliez en séparer ni votre coeur ni votre I+ils, permettez au moins à mon indignité profonde de s'unir à ces ignominies et à ces plaies, et de me joindre, comme une consolation dans vos peines, à vous et à votre Fils. Oh ! quel serait mon bonheur si je pouvais seulement vous être associé dans vos tourments ! Qu'y a-t-il, en effet, de plus désirable, ô Souveraine, que d'avoir son coeur uni à votre coeur et au corps transpercé de votre Fils? Votre coeur n'est-il pas rempli de sa grâce? et si ce coeur est ouvert, cette grâce ne se répand-elle pas sur le coeur qui lui est uni? Si votre Fils est la gloire des bienheureux, comment de son corps transpercé la douceur de cette gloire ne découlerait-elle pas sur le coeur qu'il s'est associé? Je ne comprends pas qu'il puisse en être autrement ; mais je crains d'être

 

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encore bien éloigné alors que je crois toucher au terme.

O ma Souveraine ! pourquoi ne m'accordez-vous pas ce que je vous demande. Si je vous ai offensé , percez mon coeur pour satisfaire votre justice. Si je vous ai été fidèle, je vous demande des blessures pour récompenses. O Reine, où est votre tendresse? où est votre immense miséricorde? Pourquoi vous montrez-vous cruelle à mon égard, vous qui avez toujours été pleine de bonté? Pourquoi êtes-vous pour moi si inexorable, vous dont la douceur et la miséricorde n'ont jamais défailli ? Pourquoi êtes-vous devenue si dure, vous dont les libéralités et les largesses ont été bénies dans tous les temps? Je ne vous demande ni la splendeur du soleil, ni l'éclat des astres; je ne désire que des blessures. Pourquoi donc êtes-vous si avare d'un pareil don? Ou enlevez-moi la vie du corps, ou blessez mon coeur, car je suis couvert de confusion et de honte quand je vois Jésus, mon Seigneur , tout meurtri , et vous, ma Souveraine. blessée de ses douleurs , et que je me considère, moi le plus indigne de vos serviteurs, sans le moindre tourment. Ali ! je sais ce que je ferai : prosterné à vos pieds je prierai sans interruption, avec gémissement , avec larmes; j'élèverai la voix , et mon importunité sera telle qu'enfin vous m'exaucerez. Si vous me maltraitez afin de m'obliger à me retirer, je demeurerai inébranlable, je souffrirai vos coups jusqu'à ce que j'en sois accablé, car je ne demande rien autre chose que des blessures. Si, au contraire. loin de me frapper

 

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vous me comblez de faveurs, je n'en persévérerai pas moins; je recevrai vos faveurs, et par ces faveurs mon coeur se sentira blessé d'amour. Si enfin vous ne m'adressez aucune parole, alors ce même coeur sera percé par la tristesse et l'amertume, et ainsi je ne me retirerai point sans douleur.

 

CHAPITRE IV. Six considérations à faire sur la Passion du Seigneur.

 

Nous pouvons, en méditant la Passion du Seigneur Jésus, nous proposer l'imitation , la compassion , l'admiration , la joie , la transformation , le repos.

1° Considérée comme objet d'imitation , rien de plus élevé ni de plus parfait ne saurait être offert au chrétien que la Passion. La somme et le comble d'une vie parfaite consistent à imiter Jésus-Christ. C'est là que se trouve toute la perfection religieuse, ce qu'il y a de plus sublime en toute religion. La Passion et la mort de Jésus , voilà la règle et le modèle suprême de toute vie et de toute vertu. Que cette passion dirige donc notre vie; que notre consolation soit d'autant plus grande que nous nous conformerons davantage à Jésus-Christ, et notre désolation d'autant plus amère que nous nous sentirons plus éloignés d'un tel modèle. Ainsi, autant qu'il est en nous , ambitionnons toujours d'être foulés aux pieds de tout le monde , d'être

 

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abaissés , méprisés , moqués , persécutés , flagellés , couverts d'opprobres de la part de tous les hommes dans l'accomplissement de nos saints devoirs. Soyons nus avec notre Sauveur dépouillé de ses vêtements , désirons ne rien avoir en aucune façon. Bien plus, que la moindre possession soit pour nous la peine la plus désolante et le sujet d'une affliction immense. Ayons en horreur tout ce qui peut flatter et délecter notre goût; ne recherchons qu'une nourriture grossière et amère , et souhaitons que chacun de nos filets , au lieu de la douceur du miel , ne nous offre que le fiel pour toute saveur, car c'est de fiel et de vinaigre que Jésus-Christ fut abreuvé. Enfin , pour tout dire en un mot , considérons tout ce que le Sauveur a enduré pour nous , quels exemples il nous a donnés dans ses diverses souffrances, et ensuite efforçons-nous, autant. que notre faiblesse nous le permet, de nous rendre conformes à lui.

2° L'homme doit aussi considérer la Passion du Sauveur afin d'y compatir. Pour cela il faut nous rappeler les fouets , les moqueries, les opprobres de cette passion ; repasser dans notre coeur et nous représenter vivement quelle a été l'humiliation , quel a été le mépris déversé sur Jésus-Christ , quelle douleur, quelle affliction il ressentit dans son coeur et dans son corps ; et nous souvenir que ces peines n'avaient pas seulement pour cause les mauvais traitements, mais la compassion du Sauveur pour nos iniquités.

Considérons donc de quelle amertume était rempli celui qui est la joie et la félicité des Anges , combien

 

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l'accablaient non-seulement le supplice de la croix et notre ingratitude, mais encore l'affliction de sa Mère, qui était là, qu'il aimait avec tant d'ardeur et voyait presque défaillir de douleur en présence d'un tel spectacle. Le Fils était crucifié avec sa Mère , et l'affection si intense qu'ils se portaient , excitant leur compassion mutuelle , augmentait jusqu'à l'excès l'affliction de leurs coeurs , d'autant plus qu'ils souffraient l'un pour l'autre. La Mère savait que son Fils souffrait pour elle aussi bien que pour la rédemption du reste des hommes. Le Fils savait et voyait d'une manière assurée que le glaive qui allait le percer , percerait en même temps, à cause de la compassion qu'elle avait pour ses peines, l'âme de sa Mère. Ainsi la passion du Fils était la passion de sa Mère. Allons dope , ô chrétien , méditez et repassez tout cela en votre coeur, remplissez-le tout entier de ces injures sanglantes et de ces tourments , en contemplant votre Seigneur et l'Epoux de votre âme souffrant de la sorte à cause de vous. Si vous lui êtes uni par l'amour, sans doute vous lui compatirez. Mais si vous ne sentez pas les douleurs de votre chef , quelle union y a-t-il entre vous et lui? De même qu'on est plus sensible aux douleurs de la tête qu'à celles de tous les autres membres , ainsi devons-nous sans comparaison plus compatir à Jésus-Christ qu'à tout autre, même à un fils ou à un ami tendrement chéri , et plus qu'à nous-mêmes, s'il pouvait nous être donné de souffrir tous les tourments que nous avons énumérés.

Maintenant donc, ô mes bien-aimés, enivrons-nous

 

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de fiel , d'absinthe et de myrrhe, et ne soyons sensibles qu'aux blessures de Jésus; que les outrages, les fouets et les plaies de sa Passion transpercent le plus profond de nos coeurs. Qu'il n'y ait rien en nous qui ne soit comme submergé par la douleur de notre compassion et qui ne se ressente de l'immensité de notre amertume.

3° Considérons encore la Passion de Jésus-Christ comme un sujet d'admiration. Si nous voulons nous rappeler quel est celui qui souffre , ce qu'il souffre , pour qui il souffre, il y aura en effet sujet à une admiration bien grande. Celui qui souffre est le vrai Fils de Dieu; en lui se trouvent au degré suprême toute puissance , toute sagesse , toute bonté ; ou, pour mieux dire , tout ce que vous pourrez lui attribuer de splendeur et d'éclat ne sera jamais rien en comparaison de sa magnificence. Tout ce que la terre et le ciel renferment de bon et de grand , comparé à lui , est semblable à une étincelle ou plutôt à un néant. Ce qu'il souffre , ce sont les voyages , les fuites, la soif, la faim, la chaleur, le froid , les tentations , l'effroi, la persécution, les crachats , les opprobres , les liens, les fouets, les moqueries et les douleurs, les plaies et les blessures. La gloire est conspuée , la justice condamnée , le juge mis en jugement , celui qui est inoffensif inculpé, l'innocent infamé , Dieu blasphémé , le Christ foulé aux pieds , la vie frappée par la mort, le soleil obscurci , la lune changée en ténèbres , et le ciel troublé par la dispersion de ses astres. Tant de souffrances. Jésus les endure avec

 

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patience, comme un tendre agneau, alors qu'un simple mouvement de sa volonté suffirait pour précipiter toute créature au fond des abîmes.

Mais pour qui toutes ces souffrances? Pour les esclaves les plus méchants , pour les ennemis les plus pervers; bien plus , pour des hommes vraiment diaboliques , pour ceux qui sont fils du démon par imitation, pour des contempteurs de la Majesté divine, pour des ingrats envers la bonté céleste. Ainsi , tel et aussi grand que vous l'avez vu , il a enduré toutes ces peines pour ce qu'il y avait de plus vil et de plus abject. Mais de qui a-t-il eu à souffrir de la sorte? De ceux à qui il avait montré une prédilection spéciale, de ceux qu'il avait choisis avant tous les autres, de ceux à qui il avait manifesté toutes les richesses de sa charité. Il était le Verbe de Dieu, la sagesse de Dieu. Et cette sagesse suprême a eu à souffrir de ce qu'il y avait de plus insensé , la grandeur infinie de ce qu'il y avait de plus vil, la piété ineffable de l'impiété , et la splendeur éternelle de la boue la plus fétide. Que ces considérations nous aident à nous remplir d'admiration pour la charité et la munificence du Seigneur.

4° Considérons encore la Passion comme une cause de joie. Eu elle nous devons nous réjouir de la rédemption des hommes , de la restauration des Anges , de la clémence divine.

Sans aucun doute la rédemption du genre humain opérée par la Passion et la mort de Jésus-Christ doit être pour nous la cause d'un bonheur incomparable

 

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Qui pourrait , je vous le demande , ne pas tressaillir et n'être pas dans l'allégresse en se voyant , par cette bienheureuse Passion , délivré de la damnation éternelle , de l'ignominie du péché , de la puissance du démon? Qui pourrait mettre des bornes à sa joie en voyant Dieu nous témoigner tant d'amour qu'il ne craint pas pour nous de se soumettre à un abaissement si profond et à un supplice si effroyable? Sans doute nous ne voulons pas dire que nous devons nous réjouir de l'humiliation et des souffrances de Jésus-Christ en elles-mêmes , mais seulement de leurs conséquences, de l'affection et de l'amour qu'il nous y manifeste. Quel prince dans un royaume ne serait dans la joie et le bonheur s'il voyait son souverain épris à son égard d'un tel amour qu'il fût prêt à lui sacrifier sa vie? Combien plus devons-nous surabonder de bonheur et de félicité lorsque nous contemplons le Roi des rois , le Dominateur des dominateurs , notre Créateur, Jésus-Christ se livrant pour nous , hommes vils , pécheurs et esclaves détestables , à une mort honteuse et pleine d'abjection ? Oui, nous devons nous sentir saisis d'une allégresse immense ; car, en effet , il nous a aimés sans comparaison plus que l'on ne saurait s'aimer soi-même.

Réjouissons-nous aussi et tressaillons de joie de ce que la ruine éprouvée parmi les Anges a été réparée par la Passion de Jésus-Christ. C'est en effet un grand sujet de joie pour nous de voir que ,par la mort de Jésus-Christ, nous ayons été choisis pour compléter une assemblée si glorieuse , afin qu'il n'y eût qu'un

 

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seul troupeau et un seul pasteur et que nous fussions un en lui. La cour céleste tout entière et l'Eglise militante aussi doivent , en cette occasion , faire éclater leurs transports. O Passion salutaire , Passion vénérable et vraiment digne de notre amour ! C'est vous qui réunissez ce qui est ainsi séparé , qui associez ce qui est éloigné par tant de distance ; c'est vous qui le liez d'une manière indissoluble et le resserrez par le lien d'un amour consommé et par la félicité d'un bonheur éternel.

Mais ce qui doit surtout exciter en nous ces sentiments de bonheur et de contentement ineffables, c'est de voir éclater en tout cela la clémence souveraine de Jésus-Christ Notre-Seigneur et notre Dieu. Pour moi, il me semble que la gloire des Anges et des hommes est d'autant plus grande qu'il leur est donné de contempler plus intimement et plus profondément la clémence et la miséricorde de Dieu , ainsi que l'immensité de sa charité , et que le bonheur le plus parfait doit être pour tout homme de pouvoir jouir d'un tel spectacle. Mais où découvrirez-vous , je vous le demande , une effusion aussi grande de la bonté céleste et de la clémence pleine de bénignité de Jésus-Christ, notre très-doux et bien-aimé Père et Seigneur, que dans cette Passion où il daigna souffrir de si étranges et si cruels tourments pour délivrer et glorifier ses ennemis, pour sauver un néant digne de la mort éternelle? Que l'homme entre dans cette joie, et que son bonheur soit à son comble en voyant de quelle magnificence brille la charité de Dieu. Que

 

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l'homme conçoive des sentiments élevés , et que dans son coeur soit exaltée sans cesse la très-excellente et inénarrable clémence du Sauveur immolé.

5° Considérons, en cinquième lieu, la bienheureuse Passion de Jésus-Christ pour arriver à une effusion de nos coeurs et même à une transformation parfaite en lui-même. C'est ce qui a lieu quand l'homme ne se borne pas seulement à imiter, à compatir, à admirer et à concevoir une joie vive, mais quand il se change tout entier de telle sorte en Jésus crucifié que partout et toujours il le voit attaché à la croix. Cette transformation a lieu encore quand , sortant de soi-même et se plaçant au-dessus de tout , ou plutôt quand, élevé au-dessus de soi et entièrement étranger à tout, l'homme s'unit tellement à son Seigneur qu'il ne voit rien, qu'il ne sent rien dans son coeur, si ce n'est Jésus crucifié, moqué, couvert d'opprobres et immolé pour nous.

6° Considérons enfin , en dernier lieu , cette bienheureuse Passion de Jésus connue un repos d'une douceur ineffable pour l'âme qui la goûte. C'est ce qui a lieu quand l'homme transformé, comme je viens de le dire , ne cesse dans la soif qui le dévore de repasser cette même Passion en son coeur, et quand , pénétrant pieusement et humblement de toute la force dont il est capable dans ce trésor de la croix , il se fond d'amour, se sent défaillir par l'ardeur et la charité qui le consument, et se repose enfin en Jésus crucifié. Alors plus il s'attache à lui et s'en approche , plus son amour s'embrasant le fait se fondre et

 

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défaillir en lui-même; et plus il se sent défaillir par l'ardeur de son amour et de sa dévotion , plus il s'attache avec tendresse à son Bien-Aimé sacrifié pour lui , et plus aussi il trouve en lui son repos. Ainsi l'amour et la dévotion se donnent un accroissement mutuel, jusqu'à ce que l'épouse soit tout entière absorbée par ce brasier ardent allumé par la Passion de son Bien-Aimé. Enfin, enivrée et assoupie, elle se repose au milieu des embrassements de l'Epoux. Et lui , de son côté , s'écrie : « Je vous conjure , ô filles de Jérusalem, de ne point éveiller ma bien-aimée et de ne point la tirer de son repos, jusqu'à ce qu'elle le veuille bien elle-même. »

Ainsi la Passion du Seigneur doit être pour nous un sujet d'imitation qui nous conduise à purifier notre âme et à la remplir de son affection ; une cause de compassion qui nous unisse à lui et nous embrase de son amour; un objet d'admiration qui élève nos pensées; une source de joie et de tressaillement qui dilate notre coeur. Elle doit produire une transformation qui établisse entre lui et nous une conformité parfaite, un calme et un repos qui soient le terme et la fin de notre ferveur.

 

CHAPITRE V. Comment la Passion de Jésus-Christ s'adapte aux quatre affections de l'âme.

 

Ne cessons point encore de repasser en nous-mêmes la très-glorieuse Passion de Jésus-Christ , afin qu'elle nous dirige dans toute bonne affection , dans toute vertu , dans toute sagesse , dans toute pensée , dans toute parole , dans toute action. Mais, d'abord , occupons-nous des quatre affections de l'âme, qui sont la joie , la douleur, l'espérance et la crainte.

Cette bienheureuse Passion nous offre le sujet d'une joie très-excellente et d'une allégresse sans bornes; elle retranche toute joie frivole ou coupable. Où trouver, en effet , une source plus abondante de félicité et de plaisir, que dans la croix du Sauveur ? C'est par elle que nous sommes délivrés de la puissance du démon , absous du péché et de la peine qu'il méritait , adoptés pour enfants de Dieu et unis à Jésus-Christ par un lien indissoluble; par elle que la grâce nous est accordée sans réserve , le ciel ouvert, la gloire offerte et donnée. Peut-il y avoir une cause plus considérable et plus excellente de bonheur, que de nous voir aimés du Seigneur à un tel point que , pour nous, il ait daigné endurer de pareils tourments.

Là aussi se trouve le retranchement de toute joie frivole ou nuisible. Méditez la Passion bienheureuse

 

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du Seigneur, et vous comprendrez la nécessité de rejeter entièrement toute consolation terrestre , tout plaisir corporel , toute louange humaine.

Dans cette Passion vénérable se rencontre encore la matière d'une douleur immense. A la vue de Jésus-Christ plongé dans la peine, c'est pour nous un devoir de nous unir du fond du coeur à ses douleurs et de lui compatir. Nous devons pleurer avec lui , et surtout nous lamenter avec amertume de ce que nos crimes ont été la cause d'une si profonde humiliation et d'une si inénarrable affliction.

Mais aussi quelle source d'espérance ? Car si Dieu n'a pas épargné son propre Fils et s'il l'a sacrifié pour nous tous, comment ne nous a-t-il pas tout donné avec lui ?

Enfin là se trouve encore un profond sujet de crainte. En effet , si pour nos péchés l'Homme-Dieu a été frappé , lui en qui le péché ne pouvait exister, combien plus mériteront d'être frappés les pécheurs eux-mêmes? Si le bois vert a été traité de la sorte , que fera-t-on du bois sec? Unissez donc ensemble la joie et la douleur, l'espérance et la crainte , de peur que vous ne tombiez dans le désespoir ou la présomption. Ainsi l'on peut comprendre un peu maintenant comment la Passion s'adapte aux quatre affections de l'âme.

 

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CHAPITRE VI. Commuent la Passion de Jésus-Christ s'adapte aux vertus, d'abord à la foi et ensuite aux autres vertus.

 

Maintenant parlons un peu des saintes vertus. Que dirons-nous de la foi? J'avance que la Passion est la force et le fondement de toute la religion de Jésus-Christ. Je demande si celui qui souffrit était Dieu ou non? Si vous le confessez, je pars de là , et sa Passion étant une preuve de son humanité, il devient évident qu'il est Dieu et homme. Si au contraire vous doutez, je vais vous montrer par sa Passion qu'il était véritablement Dieu : En effet, si en lui la divinité n'habite pas dans sa plénitude, se déclarant Dieu comme il le faisait , il était le plus superbe des hommes, bien plus le plus superbe des démons, car Lucifer ne s'est jamais déclaré Dieu , bien qu'en un point il ait voulu être semblable à Dieu. Mais alors il est impossible qu'un être aussi orgueilleux ait pu se soumettre à une humiliation si étrange, aux moqueries , aux tourments, à une mort ignominieuse avec une volonté si soumise, une humilité si profonde, une paix si parfaite , et qu'il ait consenti à être compté parmi les pécheurs. S'il n'eût pas été Dieu et que cependant il eût voulu se faire passer pour tel, il eût caché de tout son pouvoir ce qui aurait senti

 

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la misère, la fragilité et la faiblesse de l'homme. Il se fût montré étranger à la faim , à la soif, aux peines et aux fatigues, aux larmes, à la crainte et à tonte douleur ; et s'il eût ressenti quelqu'un de ces maux , il les aurait ensevelis dans le silence. Il se fût peu soucié de paraître homme, et surtout passible et mortel ; mais il eût affecté tout ce qui aurait eu quelque apparence de sublimité et de magnificence afin d'accroître par quelque endroit la foi en sa divinité. Comme donc il est fort difficile d'associer toutes ces choses ensemble, et que la vanité du superbe trouve peu son compte à ce qu'on le considère comme un homme mortel , comment, je vous le demande, Jésus-Christ s'est-il écrié : Mon âme est triste jusqu'à la mort (1) ? comment s'est-il appelé le Fils de l'homme? Si vous me dites que ce n'est point volontairement, mais contre son gré qu'il a souffert, je n'aurai qu'à vous rappeler ses propres paroles : « Voici que nous montons à Jérusalem, dit-il, et là s'accomplira tout ce qui a été prédit par les Prophètes touchant le Fils de l'homme. Il sera livré aux Gentils, moqué, flagellé et conspué, et après qu'on l'aura flagellé, on le mettra à mort (2). » Il avait donc connu à l'avance tout ce qui devait lui arriver. Vous prétendez qu'il aura souffert ainsi afin de mieux nous tromper. Mais jamais vous ne nous amènerez à croire que quelqu'un veuille bien se livrer à la mort pour le simple plaisir d'induire les autres en erreur. Vous ajouterez qu'on a pu croire qu'il mourait, mais qu'en

 

1 Mar., 14. — 2 Luc., 18.

 

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réalité ce n'était qu'une feinte. Je vous répondrai que rien de semblable ne saurait se supposer chez l'homme le plus pervers, le plus diabolique, ni même chez un démon ; car s'il n'était pas Dieu, un semblable moyen , loin de servir à faire croire à sa divinité, en renversait tout le prestige. En effet, nous voyons qu'en ce moment ses disciples, l'ayant abandonné , prirent la fuite, et que la foi de l'Eglise, ainsi qu'on l'enseigne, demeura alors seulement en la Vierge Marie. Oui , il est incroyable, c'est une folie de dire et même de penser qu'un homme, quelque méchant qu'on l'imagine, arrive à se faire révérer comme un Dieu de tous les hommes, et cela au moyen de la mort la plus ignominieuse, de l'humiliation la plus déshonorante ; car nous voyons que la Passion de Jésus-Christ est devenue un scandale pour les Juifs et une folie pour les nations. Cette Passion glorieuse nous est donc une preuve que Jésus-Christ était non-seulement un homme véritable, mais encore Dieu et le Seigneur de toutes choses. D'ailleurs, s'il n'eût cherché et ambitionné que la louange des hommes , n'eût-il pas dû descendre de la croix lorsque les Juifs s'écrièrent : Que maintenant il descende de la croix et nous croirons en lui (1)?

Telle était donc cette mort environnée de tant de honte. Sans doute pour un homme se proposant d'induire les autres en erreur, ce n'était pas un moyen bien puissant; mais rien n'était plus digue d'un Dieu qui ne voulait que la rédemption du monde

 

1 Mat., 27.

 

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en se soumettant aux volontés si rigoureuses de son Père, et qui désirait, en procurant notre salut, nous manifester les trésors de sa bonté, de sa puissance et de sa sagesse.

Cette Passion auguste n'affermit pas seulement notre foi ; elle relève encore notre espérance, car par elle Jésus-Christ s'est donné lui-même; elle enflamme notre charité, car elle nous le montre immolé pour nous. Contentons-nous de ce que nous venons d'ex-poser des vertus théologales, et même des vertus cardinales, dont nous avons déjà parlé plus haut et dont nous aurons encore à parler dans la suite.

Il faut néanmoins reconnaître , et tout homme intelligent en conviendra, que là se trouve encore le modèle et la règle d'une prudence consommée, d'une tempérance, d'une force et d'une justice au-dessus de toute admiration.

 

CHAPITRE VII. Degrés de contemplation dans la Passion, selon les sept dons du Saint-Esprit.

 

On voit aussi, dans cette Passion glorieuse, briller avec éclat le flambeau de la sagesse et de l'intelligence, du conseil et de la force, de la science et de la piété, et de la crainte du Seigneur. Mais comment une sagesse suprême se trouve-t-elle et se montre-t-elle ici ? Il n'appartient qu'à un esprit profondément parfait de

 

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s'en former une idée. Comment l'homme y devient-il consommé en sagesse? Le dire et en même temps traiter en détail des autres dons, c'est une entreprise au-dessus de mes forces. Cependant, ô mon bien-aimé frère, il est en votre pouvoir, si vous le voulez, de reconnaître très-clairement dans cette vénérable Passion , dont je suis indigne de parler, sept élévations ou sept degrés de contemplation selon les sept dons de l'Esprit-Saint , le don de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science et de piété , et de crainte du Seigneur.

1° L'homme attaché à la croix avec Jésus-Christ s'élève de la sorte par le don de la sagesse au sommet de la contemplation. Il commence par considérer comment celui qui est souverainement puissant, a voulu être foulé aux pieds pour nous; celui qui est souverainement sage , tourné en dérision comme un insensé; celui qui est la bonté par excellence, abreuvé d'amertume et condamné comme le plus méchant des hommes à la mort la plus honteuse. L'âme se prend alors à admirer une si grande bonté et une bénignité si inconcevable de la part de Dieu envers des créatures indignes. Continuant toujours à se nourrir de cette Passion de son Seigneur, et se fortifiant de plus en plus dans son admiration pour cette charité si excellente d'un Dieu envers ses pauvres serviteurs, l'âme commence à sentir ses désirs et l'ardeur de son amour s'enflammer pour Jésus-Christ. Elle repasse en sa pensée avec avidité et la Passion bienheureuse et la clémence infinie du Sauveur, et alors ses diverses

 

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puissances subissent une action en quelque sorte ineffable. Son goût se pénètre de douceur, ses appétits se rassasient d'amertume , tout l'homme intérieur devient étranger à lui-même et se repose en Jésus-Christ. O merveille étonnante et inconnue aux siècles passés ! Dans une amertume indicible se trouve une douceur inexprimable; et c'est en cela que la contemplation de l'âme devient parfaite, car ce parfum inénarrable qu'elle goûte à la vue de la miséricorde suprême s'abaissant jusqu'à mourir pour nous, elle l'unit à cette amertume sans limites causée par le spectacle des douleurs de Jésus-Christ immolé. L'amertume produite par la contemplation recueille l'âme et la simplifie; l'admiration excitée à la vue de la charité céleste, la trouvant en cet état, l'élève au-dessus d'elle-même et la plonge tout entière en Dieu. O Passion admirable! ô breuvage ineffable ! ô opération inappréciable ! là je vois dans un mélange inénarrable la douleur profonde d'une compassion sincère et une allégresse immense causée par la pensée des miséricordes divines. Et parce qu'à une amertume indicible vient s'unir une joie indicible, l'âme au milieu de ces deux affections si diverses tombe dans la stupeur, et, comme enivrée, elle se précipite tout entière en Dieu. Par cette compassion d'amertume, elle se purifie comme l'or dans la fournaise; et en contemplant cette clémence et cette bénignité, elle s'illumine des rayons du soleil de justice. D'un côté , elle trouve une pureté céleste ; de l'autre , une science toute divine. Dans l'amertume elle se dégage

 

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de tout, et dans cette Immensité de la clémence elle se divinise. Que dirai-je encore? Elle nous offre l'image de l'extase , absorbée qu'elle est dans cette ineffable charité ; et c'est alors que l'épouse se repose avec son Epoux, et qu'elle s'endort au milieu d'une suavité admirable.

2° Considérons maintenant comment cette Passion digne de tout notre amour, nous élève par le don de l'intelligence.

Lorsque l'homme rappelle à sa pensée tout ce que le Fils de Dieu a voulu souffrir de tourments pour lui , il reconnaît quelle est la noblesse d'une âme rachetée au prix du sang de Jésus-Christ, et cette pensée lui fait concevoir des sentiments plus élevés. En effet, il comprend que c'est afin de purifier son âme que ce sang précieux a été versé, et alors il rougit, il a horreur de se souiller en marchant dans les sentiers du vice. Il sait que c'est par l'hommç que cette Passion bienheureuse se propose de réparer les ruines des anges, et il se sent rappelé à vivre de la vie des anges et à établir sa demeure dans le ciel; il voit Jésus-Christ sur la croix, livré sans réserve à toute tribulation pour nous , et tout lui paraît léger et facile pourvu qu'il puisse vivre pour Jésus seul et ne plaire qu'à lui. Il repasse donc en sa pensée combien l'a aimé ce Sauveur qui se montre à lui victime de tant de cruautés et d'ignominies; et embrasé de son amour il s'efforce, autant qu'il est en lui, d'entrer dans ce côté bienheureux, percé pour lui et ouvert à ses besoins. Son âme s'enflamme

 

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comme le feu , et il n'éprouve plus qu'un désir, celui d'être crucifié avec Jésus-Christ. Il se contriste, il gémit et soupire avec ardeur après le moment où il lui sera donné de se voir totalement pénétré de la Passion de son Dieu et pleinement transformé en son Seigneur crucifié. Il répute une misère et une servitude de vivre autrement qu'immergé dans le sang de son Rédempteur. Il ne s'estime pas un homme, mais un animal et moins qu'un animal, s'il n'est revêtu de la Passion du Seigneur. Il a en horreur profonde toute négligence d'un si noble bienfait; aussi s'efforce-t-il de méditer toujours ou presque toujours cette Passion ; car de même qu'il veut demeurer en tout temps racheté, ainsi veut-il toujours porter dans son coeur le prix de sa rédemption. Sa vie et ses délices, c'est Jésus crucifié. C'est pourquoi il aime à converser sans interruption avec lui. Oh ! quelle douleur et quelle tristesse il éprouve lorsqu'il voir; son coeur pencher vers quelque autre objet ! Il s'enivre du sang de Jésus-Christ , et tout le reste lui est en dédain. C'est de ce sang que lui vient toute sa beauté, c'est en lui que, devenue semblable au Sauveur, son âme est une épouse sans tache de l'Epoux divin. Il reconnaît que c'est dans l'ouverture de ce côté sacré que se trouve le lien du céleste mariage qui les unit, et ainsi il veut y demeurer inséparablement attaché. Il touche et retouche les blessures de l'Epoux , et tout son coeur en est profondément transpercé. Ce coeur, il l'applique , le lie et l'enchaîne par le noeud indissoluble de la charité à ces blessures ; et ainsi

 

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l'épouse blessée s'unit inviolablement à son Epoux blessé, ses blessures s'unissent à ses blessures. Le sang de l'Epoux s'épanche sur les blessures de l'épouse, et elle se sent défaillir de douleur, elle se fond d'amour , et c'est là qu'elle trouve son repos.

5° Voyons comment cette Passion bienheureuse nous aide à nous élever par le don de conseil ; c'est le troisième degré.

L'âme , dans sa méditation , se rappelle comment Jésus-Christ s'est fait obéissant à son Père jusqu'à la mort de la croix ; comment pour nous il s'est soumis à toutes sortes d'humiliations, d'abaissements et de dérisions ; comment il a cherché par son abjection la gloire de son Père; comment, par l'ignominie de sa mort, il s'est couvert d'un déshonneur égal au déshonneur que nos péchés ont causé à la majesté divine. Elle se rappelle encore que , si durant sa vie Jésus-Christ a été pauvre, sur la croix sa pauvreté fut extrême, puisqu'il y est demeuré nu et dépouillé de tout. Sur cette croix elle voit abreuvé d'amertume et de douleur celui qui est le bonheur et la félicité des anges; car, dans sa Passion, toute joie, toute consolation temporelle fut éloignée de lui. Pleine de ces pensées , l'âme se porte à faire quelque chose de semblable et s'efforce de devenir étrangère à tout désir des honneurs, à toute possession des choses de la terre, à toute consolation corporelle. A la vue de son Sauveur humilié et vilipendé, ce ne sont plus les vanités du monde qu'elle considère ; elle n'ambitionne plus que l'humiliation , l’abaissement,

 

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le mépris, car c'est par là qu'elle peut devenir semblable à son Maître ; le reste, elle l'abhorre comme une boue immonde. Déjà son désir n'est plus de plaire aux hommes; loin de là, elle voudrait, autant qu'il est en son pouvoir, déplaire à tous; être en horreur à tous, mais toujours pour la gloire de Dieu. Et si le choix lui en était offert, ce sont les mépris qu'elle embrasserait plutôt que les honneurs. Ses propres louanges sont pour elle une exhalaison impure, car ce qu'elle cherche, ce sont les louanges de son Dieu ; c'est en cela qu'elle se répand , qu'elle se fond toute entière ; ce qu'elle poursuit en toute chose et avec des efforts incessants, avec une soif inextinguible , c'est l'honneur seul de la majesté suprême. Déjà ce n'est plus sur elle-même qu'elle se replie, vers ce qui l'environne qu'elle se penche, c'est à son Dieu qu'elle tend sans réserve et sans se détourner ni à droite ni à gauche. Oh ! alors elle triomphe d'allégresse quand , par les mépris qu'elle endure, elle peut rendre gloire à Dieu , car elle soupire après ces mépris et cette gloire; c'est tout ce qu'elle voit dans la croix de Jésus.

Mais que dirai-je de la pauvreté? L'âme voudrait demeurer nue et dépouillée avec le Sauveur dépouillé de tout sur la croix. Avoir quelque chose , c'est pour elle un chagrin profond; ne rien avoir, soit en particulier, soit en commun, soit en réalité, soit quant à l'usage seulement , c'est pour elle le souverain bonheur, car ce qui lui plait, c'est l'exercice de la pauvreté. Cependant, comme la nécessité et même

 

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son avantage spirituel ne lui permettent pas de se passer de l'usage de certaines choses, elle les conserve en la manière qu'elle juge la plus profitable à l'honneur de Dieu ; mais c'est pour son coeur un glaive tranchant. C'est pourquoi , s'allégeant autant qu'il est en elle, elle se borne à ce qui est indispensable, et loin de multiplier ces objets, elle met son bonheur à les rejeter.

Que dirai-je maintenant des consolations et des délices corporelles? Cette âme, autant qu'il est en son pouvoir, s'arrache sans retard à toute consolation qui ne vient point de Dieu, qui n'est point en Dieu ou selon Dieu. Elle désire sans cesse être rassasiée d'amertume et d'affliction avec Jésus-Christ. Tout ce qui plaît au corps ou peut le flatter, elle le déteste du fond du coeur. Elle rie saurait trouver de joie et de bonheur qu'en voyant se former en elle une ressemblance parfaite avec les plaies bienheureuses de son Sauveur. Elle abhorre les consolations ; elle fait sa félicité de tout ce qui est douleur et amertume.

Ainsi , par le don de conseil qui se trouve en la Passion du Sauveur, celui qui la médite avec courage se détachant de tout et tendant à Dieu sans réserve , s'élève au-dessus de tout et demeure séparé de soi-même. Alors son coeur et sa pensée ne sont plus occupés que de l'honneur de Dieu, des humiliations et des souffrances de Jésus-Christ. Il converse seul à seul avec Dieu, s'entretient avec lui des honneurs à qui il doit à sa majesté , des richesses éternelles, des félicités infinies de la patrie céleste. C'est là qu'il

 

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habite, là qu'il se repose ; c'est en son Seigneur qu'il goûte une douceur ineffable, que son coeur se fond , que son esprit s'élève au-dessus de soi-même, que son âme s'enivre de délices spirituelles et s'ensevelit dans leurs ineffables douceurs.

4° On monte au quatrième degré par le don de force, et c'est ainsi qu'on s'y élève à l'aide de la Passion. L'âme , repassant avec soin dans sa pensée cette Passion, considère la force de Jésus-Christ à entreprendre, à supporter, à soumettre. Ce qu'il entreprend, et avec une volonté si parfaite, ce sont des combats pleins d'ignominie dans lesquels il s'offre à endurer des tourments indignes et barbares pour des peuples idolâtres, pour ses plus cruels ennemis. Ce qu'il supporte , ce sont des traitements atroces et avilissants, et comme un agneau plein de douceur, ou plutôt avec une mansuétude sans comparaison plus grande que celle de l'agneau , il les supporte pour sa créature qu'il serait en son pouvoir de détruire en un clin-d'oeil. Ce qu'il soumet , c'est lui-même sur la croix, et le démon est vaincu et la mort trouve sa destruction dans cette mort de la croix. Ainsi agit le soldat courageux de Jésus-Christ, l'imitateur de son Seigneur. Plus une chose lui est difficile et ignominieuse, plus il déploie de ferveur, de zèle et de volonté généreuse à l'entreprendre, pourvu cependant qu'il y découvre l'honneur et la gloire de Dieu ou le salut de ses frères ou la propre utilité de son âme , ce qui revient toujours à l'honneur de Dieu. Rien, en effet, ne lui semble difficile ou ignominieux quand

 

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il agit pour un Dieu qui a entrepris de telles choses pour lui indigne; tout, au contraire, lui apparaît plein de douceur, d'amabilité , de gloire et d'attrait. Plus il voit qu'il va s’assimiler à cette Passion ignominieuse, plus il l'étreint et l'embrasse avec avidité. C'est là ce qu'il cherche, ce qui occupe sa pensée, ce que son esprit pleinement illuminé désire accomplir. Il ne dit point : « Pourquoi tel ou tel fardeau m'a-t-il été imposé? » Mais il s'écrie: Pourquoi n'entreprendrai-je point cette oeuvre si pénible? pourquoi ne subirai-je pas ce qui doit me causer tant de confusion ? »

Il s'efforce ensuite d'imiter Jésus, son Seigneur, dans le support des tribulations , car il devient semblable à un agneau ; et en présence de ceux qui le dépouillent , le tournent en dérision et le flagellent , il garde un silence inviolable, et même son coeur sourit à de pareils traitements, parce qu'il se voit devenir semblable à son Seigneur, parce qu'il souffre selon qu'il en est digne, et que par ses opprobres son Dieu est honoré.

Il imite encore son Sauveur dans sa force à dominer, car il se soumet tous les appétits de son âme, en sorte qu'ils ne sauraient s'étendre à rien de nuisible, de vain et d'inutile. Il veille sur son coeur comme sur un camp fortifié, et empêche que rien de coupable , d’oisif ou d'infructueux ne puisse y pénétrer. La garde qu'il monte autour de ce coeur est parfaite et sans interruption ; aussi le force-t-il à s'occuper sans case de ce qui est divin , ou du moins d'objets qui l'élèvent vers son Dieu. Et parce que , tant que nous

 

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sommes en ce monde , toujours ou presque toujours la paille se mêle au bon grain , il tient sans cesse le van en main et l'agite sans s'arrêter afin de purifier son aire. Il a placé un glaive flamboyant à la porte de ce coeur, et il le garde avec diligence comme le paradis de Dieu. Toute pensée qui désire s'y rassasier de l'arbre de vie est accueillie et nourrie avec empressement ; mais tout ce qui tente de porter même un regard vers le fruit défendu est à l'instant banni sans miséricorde. Le serpent n'y traîne point ses replis tortueux, et la femme n'y trouve aucune place à ses vaines imaginations. Si par hasard quelque chose de semblable s'y rencontrait, il serait éloigné avec promptitude et mépris, car on n'entretient ici que ce qui est puissant et fort. Celui-là peut véritablement se livrer à la sainte contemplation qui marche ainsi avec un corps pur et un coeur libre de toute affection terrestre. Ses yeux ne s'élèvent point vers les vanités, ses oreilles ne s'ouvrent point aux paroles coupables ou inutiles , son odorat ne cherche point à se repaître de parfums, son goût dédaigne toute douceur, et tout ce qui sent la mollesse lui est étranger. Il se garde intérieurement et extérieurement avec une vigilance sans égale; il est maître de lui-même aussi pleinement qu'il peut être donné de l'être en cette vie , et ainsi sa pureté le rend tout-à-fait apte à recevoir les divines illuminations du ciel. Le Soleil de justice établit volontiers son séjour dans une demeure aussi pure, et ses rayons en pénètrent tous les recoins. L'éclat de ce soleil brille jusque dans ses profondeurs,

 

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car il n'y trouve ni obstacle ni résistance ; il brille et illumine jusqu'à ce que ce coeur soit absorbé tout entier dans sa clarté divine. Alors l'âme, élevée au-dessus d'elle-même, entre dans une obscurité céleste et elle s'écrie : La nuit est ma lumière au milieu de mes délices (1).

5° Le don de science est le cinquième degré auquel il faut monter dans la méditation des souffrances de Jésus-Christ. Si donc vous voulez recevoir ce don au milieu d'un peuple pervers et corrompu , et marcher ici-bas avec prudence, c'est dans cette Passion vénérable que vous le trouverez brillant de l'éclat le plus vif. Nous pouvons cependant considérer ce don de science en tant qu'il est une connaissance des choses inférieures à l'aide desquelles nous nous élevons à la contemplation de ce qui est surnaturel et céleste, et nous le découvrirons encore sous ce point de vue dans la Passion de Notre-Seigneur, surtout si nous voulons nous appliquer à bien comprendre les figures qui s'y rapportent. Sous ces figures, n'en doutez pas, s'offrira à vous un trésor caché d'où s'exhalera un parfum ineffable de dévotion , et dans lequel l'âme qui cherche avec ardeur puisera de quoi se rassasier avec abondance. Voyez donc de quelle clarté brillent et ces figures et la sainte Ecriture dans la Passion du Seigneur, et de là montez plus haut afin d'admirer la sagesse et la clémence de Dieu, notre Père , qui a tout disposé avec tant de soin pour notre propre utilité. Ramenons toute chose,

 

1 P. 138.

 

autant que nous le pouvons, à Jésus crucifié et disons :

Dans le principe, Dieu a créé le ciel et la terre, c'est-à-dire Dieu a restauré dans son Fils crucifié et la nature angélique et la nature humaine : celle-ci par la rédemption , celle-là en se servant de l'homme pour réparer ses ruines. Dieu a dit : que la lumière soit faite; et c'est lui qui sur la croix est la vraie lumière dissipant les ténèbres du péché , créant le jour par sa présence et la nuit par son éloignement. C'est sur la croix qu'il a établi le firmament au milieu des eaux , car c'est là qu'il a séparé les consolations temporelles des consolations éternelles, qu'il a divisé les eaux de la sagesse humaine des eaux de la sagesse céleste, les eaux de l'iniquité des eaux de la grâce, les eaux de la tribulation des eaux des divines consolations. En Jésus crucifié ont été assemblées toutes les eaux répandues sous le ciel, car c'est sur lui que Dieu a placé toutes nos iniquités, c'est-à-dire toutes les peines méritées par nos crimes. Oui, c'est vraiment en lui qu'eut lieu la réunion des grandes eaux, car sur sa tête est retombé un déluge de souffrances, d'amertumes et d'opprobres. Aussi la terre apparut-elle desséchée par la grâce qui en découla , et ceux que leurs iniquités rendaient dignes de tout un abîme de peines ont-ils été délivrés par la vertu de sa Passion. Il est donc véritablement une mer sans bornes, une mer spacieuse et profonde.

Parcourez ainsi les saintes Ecritures , selon que Dieu vous donnera de le faire, et vous trouverez une

 

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multitude infinie d'endroits qui se rapporteront admirablement à la Passion du Sauveur. Les choses mêmes qui n'offriraient aucun terme de comparaison suffiraient pour nous éclairer abondamment sur ce sujet; et quiconque voudra recueillir avec soin les passages et les figures des saints Livres, et considérer cornaient ils nous rappellent la Passion de Jésus-Christ , découvrira un accord admirable entre eux et elle, et son coeur s'enivrera d'un bonheur indicible aux accords de ce concert mélodieux qui l'introduira jusque dans le sanctuaire du Seigneur. Choisissez telle figure qu'il vous plaira, même une figure qui peut sembler étrangère à la Passion du Sauveur, et vous comprendrez quelle source de douceur elle contient si on la médite avec attention (1). Voyez, je vous prie, Abraham immolant un veau pour servir à manger aux trois anges; c'est un sujet nul en apparence ou du moins fort médiocre, et cependant quel parfum de contemplation il nous offre ! La suavité qui en découle est telle qu'au premier aspect l'âme en est pénétrée comme à la vue de cet arbre de vie qui est au milieu du paradis et qui nous rappelle Jésus sur la croix au milieu de son Eglise ou dans le coeur de la Vierge, car ce coeur était un vrai paradis ; elle en est pénétrée comme elle l'est à la vue de cette fontaine qui sort du jardin de délices, c'est-à-dire du côté sacré du Sauveur. Que signifie Abraham immolant le veau le plus tendre de son troupeau pour le donner en nourriture à ces trois hommes, sinon Dieu le Père livrant

 

1 Gen., 18.

 

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au supplice de la croix , pour nos iniquités, son Fils unique , plein d'innocence, de grâce et de vérité? Et ces trois hommes qui se rassasient de cette victime que représentent-ils, sinon la Trinité qui était affamée de justice à l'égard de nos crimes, et se satisfait pleinement dans cette Passion? La douceur de cette figure apparaît en ce qu'Abraham nous offre l'image de Dieu le Père, la victime qu'il met à mort l'image du Fils, et ces trois hommes l'image de la Trinité, non que le Père et le Fils soient distincts de la Trinité, si ce n'est qu'ils sont deux des trois personnes. Oui , cette douceur est ineffable et merveilleuse pour le coeur qui contemple ce mystère, lorsqu'il voit d’un côté la justice de Dieu affamée, et de l'autre sa charité sans limite le portant à chercher en soi-même le prix de la satisfaction. Et s'il n'en eût été ainsi, l'exigence de cette justice nous eût absorbés, car nul autre que cette tendre victime n'eût pu satisfaire à son immensité. Dieu le Père a donc livré son Fils à toute affliction et à tout opprobre afin de satisfaire à soi-même , à son Fils et au Saint-Esprit pour l'injure dont nous étions coupables envers eux. Quoi donc ? Parce que nous l'avons offensé, a-t-il dû prononcer sa propre condamnation? Ne pouvait-il se venger autrement qu'en souffrant la peine méritée par nos crimes? C'est nous qui avons péché contre Jésus-Christ , et il a été condamné par nous, en nous et pour nous; et bien que l'injure et la condamnation retombassent sur deux natures diverses, ce fut pourtant la même personne qui se trouva injuriée et condamnée. Prenez donc part,

 

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ô mon frère bien-aimé, à cette victime offerte par Abraham, si vous voulez vous rassasier parfaitement.

Mais remarquez encore ce qui est contenu dans cette figure. Après le repas où la victime a été servie , un fils qui doit naître de Sara est promis à Abraham , bien que tous deux soient avancés en âge et déjà parvenus à la vieillesse. Que veut dire cette promesse? Après sa mort, Jésus-Christ, qui est signifié par Isaac , renaît-il de nouveau? Oui, sans doute, et c'est dans nos coeurs qu'il prend cette naissance. Ce vieillard Abraham , c'est Dieu le Père , qui est appelé , dans Daniel , l'Ancien des jours à cause de cette autorité principale qui a coutume de résider chez les vieillards (1). En lui il n'y a pas succession de durée; car bien qu'à cause de son immensité sa durée soit la possession d'une vie interminable; cependant, à cause de sa simplicité parfaite , cette durée est tout entière en un même instant. Ce père ancien , après s'être nourri de la victime, a engendré de Sara, aussi avancée en âge, Isaac, son fils unique, qu'il engendre de toute éternité , c'est-à-dire qu'après l'avoir immolé pour nous sur la croix , il l'a envoyé , non par un changement de lieu, mais par ses divines illuminations, en nos âmes vieillies par toutes sortes de péchés. Alors nous avons pu vraiment permettre le ris à nos lèvres , car ii nous a été donné de contempler une lumière pleine de douceur et de nous reposer aux rayons délectables du soleil de justice ; et ainsi Isaac a été véritablement notre ris.

 

1 Dan., 7.

 

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Mais quoi ! a-t-il donc pu sembler admirable aux yeux du Seigneur que la vieillesse engendrât de la vieillesse? Oui, assurément, c'est une chose digne de toute admiration et de toute action de grâces, que celui qui est la Majesté suprême, l'Ancien des jours à cause de sa souveraine autorité , ait daigné se souvenir d'âmes abjectes, livrées à l'idolâtrie et invétérées en tout genre d'iniquité. Mais ce qui est encore plus admirable , c'est qu'il ait agi ainsi après la mort de la victime, c'est-à-dire après la mort de son Fils, car nous méritions , l'ayant nous-mêmes livré au supplice, d'être privés de sa présence pour toujours. Le Seigneur, au contraire , s'est servi à notre avantage de ces jours anciens , de cette malice invétérée ; nous l'avons traité d'une manière indigne , et il s'est montré bienfaisant à notre égard; nous avons lait mourir son Fils , et en vertu de cette mort il a condamné la mort en nous. Remarquez donc et considérez avec attention quelles sont les merveilles du Seigneur. Peut-être votre coeur se livre-t-il aux inquiétudes en voyant que c'est aux derniers jours, quand Sara est avancée en âge, que tout cela s'opère? Mais que serait-ce donc si Sara eût été frappée par la mort? Que serait-ce si, après avoir attendu si longtemps , il eût retardé tant soit peu? N'eussions-nous pas été consumés dans nos iniquités si Isaac n'eût pas été enfin la cause de notre joie? Mais pourquoi plus d'abondance aujourd'hui qu'aux jours anciens? Sain doute parce que nos iniquités ont plus abondé que les iniquités des premiers temps.

 

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Oui , grâces vous soient rendues , ô Seigneur Jésus . grâces vous soient rendues de ce que vous vous êtes rappelé de nous alors que nos crimes provoquaient davantage votre colère. Je me dois donc à vous tout entier, et même jusqu'à l'infini , s'il m'était possible; car non-seulement c'est vous qui avez formé tout mon être , mais encore c'est vous qui m'avez fait de nouveau par votre immense bénignité. Maintenant je m'approcherai de vous , toutes mes puissances tendront à vous, je m'attacherai à vous sans réserve. Que là seulement mon coeur trouve son repos , et qu'à l'avenir il n'erre plus par des sentiers détournés.

Mais si, en méditant sur la Passion du Sauveur, l'âme doit s'élever à l'aide des figures qui s'y rapportent et la représentent , il lui faut donc les repasser avec tout le soin possible en sa pensée, et par leur considération pénétrer dans ces trésors de la bonté et de la bénignité du Seigneur, jusqu'à ce qu'enfin elle arrive à un tel point qu'elle soit plongée tout entière en Jésus-Christ, son Sauveur, et que son coeur soit tout absorbé en son amour. Mais cette faveur est un don de Dieu; il faut l'en reconnaître l'unique auteur, et cependant ne rien négliger de ce qui est en nous pour y parvenir.

6° Le sixième degré , c'est le don de piété. Lorsque l'homme considère les profondeurs de la tendresse de Jésus-Christ Notre-Seigneur , tendresse qu'il a répandue sur nous avec abondance en mourant pour nous sur la croix , comme il l'a fait, il se sent ému et son coeur se dilate à l'égard du prochain , en sorte

 

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qu'il sacrifierait volontiers sa vie pour le salut de celui qu'il voit racheté par la croix de son Seigneur. Son coeur, dis-je , se dilate à la vue du sang de son Rédempteur ; et en même temps qu'il compatit profondément à Jésus crucifié, du fond de son âme il gémit , comme il ferait pour lui-même , sur son frère qui s'éloigne de ces divines blessures et foule ce sang à ses pieds. Il est transpercé par le spectacle des plaies de son Sauveur devenues un objet de mépris , et par la compassion que lui inspire le malheureux qui échange avec aussi peu de souci la vie bienheureuse contre la mort de l'enfer; car ce qui le frappe, c'est de voir son Dieu méprisé , la mort de Jésus-Christ , le Fils unique de l'Éternel , dédaignée , son sang précieux profané indignement , la plus noble des créatures , celle qu'il a marquée de son image , marcher avec ardeur vers l'abîme.

Mais, de même qu'il s'attriste sur les méchants, de même il se réjouit sur les bons en les voyant recevoir le véritable effet des blessures de Jésus-Christ. Il entre en leur société dans ces blessures et devient un avec eux. La joie qu'ils éprouvent du bien qui s'accomplit leur est commune, et aussi la tristesse que la vue du mal leur inspire. Il estime chacun de ses frères comme un autre lui-même , en se rappelant que tous ont été créés par le même maître , modelés sur une même image , rachetés du même sang et destinés à une même félicité. Mais ce qui touche principalement son coeur, c'est que son Seigneur a été crucifié pour tous. Aussi dans sa contemplation cherche-t-il Jésus

 

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en tous , le considère-t-il en tous , le voit-il en tons selon qu'il est en son pouvoir, et ainsi il appartient tout entier à ses frères parce qu'il est tout entier au Sauveur crucifié. Oh ! quel bonheur, quels tressaillements il éprouve lorsqu'il voit le prochain rendre gloire à Dieu par ses bonnes oeuvres ! Il ne lui porte point envie , il n'en est point jaloux , il n'en médit point, il ne lui suscite aucun embarras, aucun obstacle, aucun retard soit par signes, paroles ou actions, soit pour un motif ou pour un autre; mais il n'a soif que de son avancement, il n'a de haine que pour ses défauts , il regarde comme son bien propre les vertus et les vices de son frère. Et Jésus-Christ aime d'une affection toute singulière une telle façon d'agir, car c'est pour le salut des âmes et l'amour de son Père qu'il a été attaché à la croix.

Ainsi le salut des âmes , la gloire de Dieu , la compassion pour le prochain , un amour qui enflamme son propre coeur, voilà ce que l'homme doit chercher dans les plaies de Jésus; et par ce don de piété son âme arrivera à s'élever à Dieu d'une manière admirable. C'est en effet quand l'homme s'efforce , autant qu'il est en lui , de se conformer à cette piété qui a été manifestée sur la croix , que le Sauveur se complaît surtout en son âme. Alors à cette âme si conforme à lui , si digne de son affection, il montre ouvertement sa tendresse, il prodigue ses embrassements comme à une épouse de prédilection ; il l'aime , la chérit , la presse contre son cœur; car il voit , dans la compassion qu'elle lui porte , ses propres

 

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sentiments ; dans son désir de rendre gloire à Dieu , le but qu'il se propose , dans la soif du salut des aines , le zèle qui le consume , et dans l'ardeur qui la dévore , comme une transformation en lui-même. Ainsi la piété est utile à tout , cette piété qui n'ambitionne que l'honneur de Dieu, éloigne des âmes ce qui peut leur être une cause de douleur, soupire après leur avancement, ne voit en l'âme qu'elle anime que le sang de Jésus-Christ; cette piété enfin qui excite et enflamme notre charité envers Dieu et le prochain.

Remarquez donc, ô mes bien-aimés (pour moi , je le tiens comme certain et indubitable) , remarquez que ce don plaît à Jésus-Christ d'une manière spéciale parmi tous les autres, et même qu'il l'emporte sur les autres dans son amour. Accomplissons, je vous en prie , tout le bon plaisir du Seigneur, et puisons dans son côté la piété qu'il renferme. Soyons tous un dans notre Dieu crucifié, ne recherchons que Jésus-Christ dans le prochain , et portons-nous vers nos frères de telle sorte que ce soit pour revenir nous re-poser ensemble dans les blessures sacrées du Seigneur. Cardons-nous de considérer dans le prochain la beauté ou quelque chose de semblable qui pourrait éloigner notre coeur de Dieu ou de son amour; mais qu'il nous apparaisse racheté au prix des tourments et couvert du sang de Jésus. Que l'âme du prochain entre dans notre coeur en compagnie de ce sang précieux , que rien ne nous soit difficile , que rien ne nous semble indigne , même une mort ignominieuse, pour celui que le Seigneur a sauvé au prix de tant d'ignominies.

 

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Bien plus, ayons soif d'afflictions, d'opprobres en tout genre, et même de la mort la plus honteuse pour le salut des âmes. Que chacun de nos frères soit connue notre propre coeur, car pour chacun d'eux a été brisé le coeur de Jésus-Christ , pour chacun son corps a été accablé de douleurs innombrables. Multiplions nos prédications , nos exercices , nos bons exemples , nos prières, nos jeûnes , nos génuflexions , nos veilles , nos humiliations pour le salut des âmes. Que notre office , notre gloire, notre consolation soient d'offrir sans cesse quelque chose à Dieu pour une telle fin. Que nos yeux ne cessent jamais de verser des larmes abondantes sur nos fautes et celles de nos frères. Que notre seule satisfaction dans cette vallée de misères , ô mes bien-aimés, consiste à nous rassasier de telles amertumes. Que nos péchés et ceux de nos frères soient sans cesse présents à nos yeux. Bien plus , qu'ils pénètrent le plus profond de nos coeurs, et qu'en même temps , toujours , en tout lieu et en toute chose se rencontre Jésus-Christ Notre-Seigneur, crucifié pour nos crimes. C'est là le degré de la piété : il amollit entièrement le coeur et le dilate ; il le place dans les bras du Sauveur, et l'y laisse dans un doux repos.

7° Le septième et dernier degré est le don de crainte par lequel on surveille et on conserve la perfection de toute action et de toute contemplation , de façon pourtant à en éloigner ce qui sent l'esclavage. Voici comment on y arrive par la Passion du Sauveur. Quand l'homme considère combien le Fils de Dieu , son Seigneur et son Maître , après s'être revêtu de la

 

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nature humaine, a souffert pour nos iniquités; combien il a vengé sévèrement notre péché sur sa personne, bien qu'il fût l'innocence même et un Dieu plein de mansuétude , alors il se prend à réfléchir de quelles peines , de quels opprobres , de quelles insultes , de quels châtiments est digne celui qui a posé la cause de ces souffrances. Il reconnaît combien son péché déplaît à la Majesté suprême et combien elle l'a en horreur, puisque pour le laver le Fils de Dieu a été livré à la mort de la croix. En effet , de même que Dieu ne saurait voir sans douleur les opprobres et la mort de son Fils , de même il ne saurait voir sans une indignation égale le péché qui a immolé ce Fils. Bien plus , il l'a tellement en horreur qu'il lui a été plus difficile de souffrir la vue du péché que la mort de son Fils; qu'il a mieux aimé sacrifier celui-ci sur la croix , que de laisser subsister la honte de ce même péché. Que l'homme voie donc et qu'il considère combien il a offensé cette souveraine Majesté , lorsqu'après un tel jugement il n'a témoigné que du mépris pour le Seigneur, en crucifiant de nouveau en son coeur son divin Fils. Il est étonnant qu'en présence du Dieu qu'il a outragé , l'homme ne soit pas saisi d'un effroi sans bornes , qu'il ne tremble pas comme la feuille agitée par la tempête et qu'il ne se résolve pas en poussière par l'excès de sa crainte. Rappelons-nous donc , mes bien-aimés , notre vanité , notre malice et nos offenses à la Majesté divine , et devant elle humilions-nous autant que nous le pourrons : ce sera bien peu encore en comparaison de ce

 

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que nos crimes méritent et de ce que le Seigneur a droit d'exiger de nous. Tremblons et rougissons d'élever nos yeux vers le ciel; frappons notre poitrine à l'exemple du publicain , et ayons quelque compassion pour notre état criminel. Disons-nous qu'il n'est point étonnant que Dieu dédaigne d'abaisser son regard sur nous , après avoir été méprisé de notre part comme un boue immonde. Que la crainte de sa Majesté et le respect qui lui est dû nous portent à nous anéantir autant qu'il est en nous , et à ne concevoir de nous à l'avenir que les sentiments les plus bas. Elevons-nous avec courage contre l'étrange malice de nos coeurs , vengeons en nous l'injure faite à notre Dieu , foulons-nous à nos propres pieds sans ménagement , en nous écriant , chacun au-dedans de soi-même : Mon Seigneur a été ainsi humilié et affligé pour mes péchés, et moi, qui suis coupable, je pourrais me soustraire à l'humiliation et aux peines ! Loin de moi désormais de me croire autre chose qu'une fange détestable , honteuse et repoussante , une fange dont je ne saurais moi-même supporter la fétidité. C'est moi qui ai déversé le mépris sur Jésus-Christ , mon Seigneur, et c'est pour moi qu'il s'est livré à la mort ! Mes vêtements mêmes me sont un sujet d'accusation, et je m'étonne que toute créature ne s'élève pas contre moi , après que j'ai traité de la sorte le Créateur de toutes choses.

Cependant notre crainte doit être telle qu'elle n'altère point notre confiance en l'immense miséricorde de Dieu , car sans aucun doute sa bonté l’emporte

 

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infiniment sur notre malice. Cette crainte toute d'humilité et de respect nous est un puissant moyen de nous élever, car c'est par elle surtout qu'on arrive à voir surabonder la grâce.

Mais ne vous fâchez pas, mon frère, si, à l'occasion de cette crainte, je semble m'éloigner un peu de la Passion du Seigneur. Je me propose d'y revenir bientôt. Pour vous donner une idée plus parfaite de cette crainte, voici ce que j'ai encore à vous en dire : Il me semble voir toutes les créatures de l'univers s'élever contre moi et, me considérant comme un homme abominable, s'écrier: Voilà celui qui a méprisé et méprise encore le Seigneur notre Dieu; voilà le plus vain , le plus pervers des hommes , un homme qui a plus aimé la vanité que le Seigneur. Voilà le plus méchant et le plus ingrat des mortels. Les mensonges du démon ont plus occupé sa pensée due les bienfaits du ciel; les malices de l'enfer ont plus touché sou coeur que la charité divine; le titre d'esclave de Satan lui a été plus agréable que celui d'enfant de Dieu. Voilà l'homme que la présence du Seigneur a trouvé sans respect; l'homme que sa tendresse n'a pu gagner, ses jugements impressionner. Oui , c'est là celui qui, dans sa perversité , a méprisé et , autant qu'il a été en lui , tourné en dérision la puissance , la science , la sagesse et la bonté du Seigneur. Il a plus redouté de déplaire à l'homme le plus faible qu'à la puissance éternelle; il a plus rougi de faire ce qui lui causait quelque honte en présence du dernier des hommes que de commettre les crime: les plus infâmes en présence

 

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de la sagesse incréée; il s'est plus affectionné à une fange immonde qu'au bien suprême et à la félicité céleste, bien qu'il fût arrêté d'un côté par une défense sévère, et excité de l'autre par un commandement formel et des exhortations pressantes. C'est là celui qui a regardé Dieu comme un néant, ne l'a point adoré comme son Dieu, et a préféré dans son coeur la vanité à son amour; celui qui poursuivait avec ardeur tout ce qui est abomination et s'éloignait avec dédain de la Majesté souveraine.

Que dirai-je encore? Tout ce qui est détestable, il n'a pas rougi de le commettre en présence de Dieu , et il n'a témoigné aucun respect envers son Créateur. Toutes les créatures crient donc à leur manière : C'est là celui qui a abusé de nous. Alors qu'il devait nous employer selon l'intention de celui qui nous créa , il nous fit servir aux piéges du démon. En nous aimant plus que Dieu, il nous couvrit d'opprobres. Nous avions été faites pour rendre gloire au Seigneur, et par cet homme pervers nous l'avons déshonoré. L'accomplissement des volontés célestes était la fin de notre existence, et nous avons été réduites en servitude au profit de l'enfer. Cet homme avait une âme créée à l'image de Dieu , et il l'a plongée dans l'avilissement en lui imprimant notre image. Il a été plus terrestre que la terre, plus instable que l'eau , plus vain que l'air; sa concupiscence a été plus ardente et plus enflammée que le feu; il s'est montré contre lui-même plus dur que le rocher, et contre les autres plus cruel que la brute, plus meurtrier que le basilic.

 

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Que pourrai-je ajouter? Il n'a eu aucune crainte de Dieu , aucun respect des hommes; il a distillé son venin sur le plus grand nombre possible , tantôt par ses regards, tantôt par ses pensées, tantôt par ses paroles, tantôt par des signes ou des actions. Ce n'a pas été assez pour lui d'injurier le Seigneur; autant qu'il l'a pu il a provoqué les autres à de semblables injures. Enfin que dire de plus? C'est lui-même, et non le Tout-Puissant, qu'il a jugé quelque chose de grand, alors que , refusant d'obéir à sa volonté suprême, de se soumettre à ses lois, et errant aux caprices de sa volonté propre et de son bon plaisir, il s'est élevé autant qu'il a été en lui au-dessus du Maître éternel. Si Dieu lui refusait l'accomplissement de ses désirs et lui envoyait quelque adversité , il s'irritait contre lui comme il eût fait contre un de ses serviteurs. Il n'a point aimé Dieu pour Dieu, mais pour lui-même, Dieu n'étant pour lui qu'un moyen, et lui-même la fin. Autant qu'il le pouvait, toute chose se rapportait là comme à son terme , à sa divinité, à sa fin dernière. Si quelquefois il s'est abstenu de pécher, ce n'est point par haine ni aversion du mal, ni par amour du souverain bien, mais parce qu'il a entrevu quelque mécompte. Aussi était-il toujours attentif à lui-même, soit en commettant le mal, soit en s'en éloignant; et même dams tout ce qu'il faisait ou omettait, il était toujours sa fin. Il a voulu se rendre recommandable par le bien et par le mal , et semblable au Dieu de qui procèdent les biens et les maux , au Dieu qui conduit tout à une fin excellente.

 

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Pourquoi discourir plus long temps ? Il l'emporte en orgueil sur Lucifer, en présomption sur Adam chassé du paradis. Car ceux-ci au moins, remplis de lumières comme ils l'étaient, purent éprouver quelque attrait , et même concevoir quelque grande espérance; mais lui , abîme de corruption , de ténèbres et de misère , tout le repoussait et le rejetait.

C'est donc avec justice que toutes les créatures s'élèvent contre moi , misérable, et qu'elles s'écrient Venez , et faisons-le disparaître, car il a outragé sans réserve notre Dieu. La terre me dit en son langage : « Pourquoi porterai-je un semblable criminel? » L'eau : « Pourquoi ne l'ai-je pas englouti dans mes flots? » L'air : « Que ne lui ai-je fait défaut ? » Le feu : « Pourquoi ne pas le consumer? » La pierre Pourquoi ne point l'écraser? » Et l'enfer répond : « Que différai-je à le dévorer et à l'ensevelir dans mes tourments? » Hélas! hélas! malheureux! que ferai-je? où irai-je? tout est armé contre moi. A qui recourir? vers qui me retourner? j'ai tout outragé; j'ai méprisé Dieu; irrité les Anges, déshonoré les saints; j'ai multiplié mes offenses contre ceux qui habitent , comme moi , cette terre , et j'ai abusé du reste des créatures. Qu'ai-je à m'étendre plus longuement? Dès lors que j'ai péché contre Dieu , le Créateur de toutes choses, j'ai par là même péché contre toute créature. Malheureux ! je ne sais donc de quel côté me tourner, puisque je me suis constitué l'ennemi de tous. Que mes regards s'élèvent en haut , qu'ils s'inclinent vers l'aldine , qu'ils se portait en avant ou en arrière , à droite ou

 

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à gauche , je ne puis échapper ; bien plus , que je me considère intérieurement ou extérieurement , je ne vois aucun refuge. Ma conscience combat contre moi, et mon coeur m'abandonne. Je m'éveillerai donc dans ma misère, je verserai des larmes irrémédiables pendant que j'habite encore cette vallée de misère , afin de tenter si le Père des miséricordes daignera me prendre en pitié. Je sais ce que je ferai , et je l'ai résolu irrévocablement : je me jetterai la face contre terre en présence de mon Seigneur et mon Dieu , et je lui dirai :

Ah ! Seigneur, oui, c'est véritablement que je suis pour vous un ennemi plein de malice, un serviteur pervers, une créature abominable, moi qui ai osé commettre en votre présence les crimes les plus détestables. Je ne suis plus digne d'être votre créature, alors même que vous me condamneriez à passer ma vie au milieu des peines de tout genre. Alors que j'aurais à endurer à moi seul la peine entière que tous les démons et les réprouvés auront à subir, ce ne serait point assez pour la grandeur de nies iniquités. Daignez donc, ô Seigneur, étendre sur ma misère le manteau de votre miséricorde infinie, et que votre immense charité l'emporte sur la malice de pion coeur. Reconnaissez en moi votre image, bien que déshonorée, et ramenez-moi comme une brebis errante vers mon tendre pasteur. Que le Père de toute charité se réjouisse de voir revenir son fils prodigue : le pasteur, d'avoir trouvé sa brebis, et la mère des miséricordes d'avoir recouvré la drachme qu'elle avait

 

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perdue. Oh! quel jour heureux, quel moment ineffable que celui où vous vous précipiterez à ma rencontre pour me donner le baiser de paix ! Pour vous apaiser, je sais ce que je ferai : Je m'armerai contre moi-même et je serai pour moi le plus inflexible et le plus sévère des juges. Je m'accablerai de châtiments et d'angoisses ; je me foulerai aux pieds comme une boue immonde ; je serai en horreur à mes yeux comme une fange impure; je m'appliquerai à me rendre intolérable à moi-même. Je me réjouirai quand la confusion, l'humiliation , le mépris retomberont sur moi, soit qu'ils proviennent de moi ou des autres, et je tressaillirai de joie quand mon ignominie se révélera au grand jour. Mais parce que ce n'est pas assez de me haïr moi-même, j'assemblerai contre moi toutes les créatures de ce monde , et je désirerai que chacune d'elles me couvre de confusion et me fasse sentir sa colère, à cause du mépris que j'ai eu pour celui qui fut leur créateur. Voici maintenant le trésor que j'ambitionne : détourner sur moi les peines et les opprobres, et aimer du fond de mon coeur ceux qui me viendront en aide en ce point. J'aurai en horreur toute consolation et tout honneur de la vie présente, et je considérerai comme des ennemis ceux qui tenteraient de me flatter. Je crois sincèrement qu'en agissant de la sorte j'inclinerai à la compassion plutôt qu'à la vengeance toute créature offensée par moi, et que celles qui élevaient la voix contre moi se prendront à intercéder en ma faveur auprès de leur Créateur. Le trésor de la bonté céleste s'ouvrira

 

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sur ma misère et mon indignité, et je deviendrai tout brillant de sa gloire. Je me dépouillerai des vêtements de ma trop longue viduité , et je serai revêtu d'un habit resplendissant. Oui, je suis assuré que, si je m'humilie comme je viens de le dire, bien qu'aujourd'hui je sois une créature abominable et digne de tous maux ; je suis assuré, dis-je, que la clémence infinie de mon Dieu ornera mon âme de perles précieuses et que cette âme deviendra son épouse chérie. J'entrerai dans le secret de sa demeure et je m'unirai à lui par le lien le plus étroit. Je me transformerai en lui , je serai un même esprit avec lui ; et celui qui naguère offrait l'image de Satan , se trouvera en quelque sorte divinisé. O changement merveilleux et ineffable ! C'est l'oeuvre de votre droite, ô Seigneur mon Dieu ! Que tardé-je plus longtemps à accomplir ce que j'ai résolu? Comment le sommeil fermera-t-il mes yeux et mon coeur goûtera-t-il le repos, tant que je ne posséderai point l'objet de mes désirs, Jésus, mon Epoux et mon Seigneur? Que les humiliations et les châtiments accourent donc de toutes parts et m'introduisent enfin auprès de Jésus, mon maître bienheureux. Loin de moi tout ce qui est honneur ou plaisir! que le nom même ne s'en fasse point entendre en ma demeure. L'honneur seul de Dieu et mon abjection , voilà l'objet de mes recherches.

Mais il me reste encore une chose à accomplir : je m'introduirai dans les blessures de mon Jésus ; autant que je le pourrai, je pénétrerai dans ses douleurs et ses ignominies , et je me transformerai en elles. Je

 

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me revêtirai de sa déshonorante Passion comme d'un manteau royal ; et n'estimant que ce qui est conforme à cette Passion , je rejetterai loin de moi tout le reste comme un vil fumier. Quelle créature alors osera élever sa voix contre moi? Une fois que je me serai couvert de ce vêtement , ce sera la Passion même de Jésus-Christ qui combattra pour moi contre tous autant qu'il sera nécessaire. Non , personne ne tentera de se soulever contre moi , lorsqu'on me verra marqué des stigmates du Sauveur. C'est là que je me tiendrai partout et toujours , comme dans une forteresse qui me mettra à l'abri de toute agression ennemie.

De plus, ô mon cher frère, si je suis transformé en Jésus crucifié, je serai nécessairement conforme à lui, je deviendrai son cohéritier dans ce royaume où habitent les bien-aimés de Dieu , ceux qui ont été attachés à la croix avec le Seigneur; car Dieu ne peut pas se renier lui-même après l'effusion du sang de son Fils. Je me parerai donc de ce sang précieux, et par lui je deviendrai digne de l'amour de l'Eternel, je serai un objet d'admiration pour le Inonde et un sujet de louanges pour les saints, qui s'écrieront en me voyant : Quel est celui dont les vêtements sont si resplendissants? quel est celui qui s'avance avec tant de gloire orné du sang de Jésus-Christ (1) ? Et tous ceux qui me considéreront me déclareront bienheureux. Aussi , n'en doutez pas, mon frère , c'est là le souverain refuge contre tous les maux , et la source assurée de tout, bien ; c'est, là le Paradis de délices ;

 

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c'est de ce côté sacré que découle l'abondance de toute douceur et de toute suavité. C'est là que l'homme s'enivre d'un parfum ineffable, là qu'un charme indicible le rend étranger à lui-même, et qu'un amour qu'il ne saurait contenir le ravit et le jette dans les bras du Seigneur ; et c'est alors qu'il se repose dans les embrassements de son Bien-Aimé.

Réduisons maintenant , mon cher frère, toutes ces choses à trois seulement; mais attachons-nous-y et dirigeons là tous nos efforts. Ces trois choses sont: l'honneur de Dieu, la compassion pour Jésus-Christ et le prochain, et le mépris de nous-mêmes. Soupirons après ces choses du fond de notre coeur, et n'ayons de désirs que pour elles. Daigne nous l'accorder celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE VIII. Jésus-Christ a possédé parfaitement dans sa Passion les huit béatitudes.

 

Les huit béatitudes apparaissent éclatantes de splendeur dans cette sainte Passion du Seigneur; ou plutôt c'est là qu'elles prennent leur source et puisent leur origine; là que brille le flambeau qui attire et dirige nos pas dans leur recherche. En effet , qui est pauvre d'esprit, sinon Jésus-Christ, privé même de ses vêtements sur la croix ? Qui est plein

 

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de douceur, si ce n'est celui qui fut conduit à la mort comme un agneau et qui n'ouvrit point la bouche sous la main qui le dépouillait? Quel est celui qui pleure, sinon celui qui , en poussant un grand cri et versant des larmes abondantes, a offert des prières et des supplications pour ses bourreaux, pour les pécheurs et pour ses plus cruels ennemis? Il nous excusait auprès de Dieu son Père, et il lui disait : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » Il gémissait plus sur nous que sur lui-même, et ses pleurs se répandaient plutôt sur nos iniquités que sur ses tourments. Qui donc a eu faim et soif de la justice , sinon Jésus-Christ satisfaisant à son Père pour nos péchés et se montrant dévoré de la faim et de la soif du salut des âmes? Qui a été miséricordieux, si ce n'est ce Samaritain qui, le prêtre et le lévite passant outre, a versé le vin et l'huile dans les plaies du blessé , et après les avoir liées avec soin l'a placé sur sa monture, c'est-à-dire sur son propre corps, et a assumé les châtiments dus à nos crimes? Qui a été patient, sinon ce Soleil de justice et d'innocence, crucifié pour nos fautes et pour nos injustices, et se couvrant dans l'ardeur de son amour et dans la violence de sa charité de nos iniquités, qu'il expia sur la croix? Où brille avec éclat la pureté du coeur, si ce n'est en celui qui a été reconnu innocent alors qu'on l'immolait, en celui qui a lavé et purifié nos coeurs dans son sang précieux? Qui donc a été pacifique, si ce n'est celui qui est notre paix, qui a réuni le ciel et la terre et nous a réconciliés

 

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avec Dieu au prix du sang versé dans sa Passion? Qui a souffert persécution pour la justice, dont il était plein, qu'il accomplissait, qu'il prêchait et dont il avait soif, si ce n'est celui que les Juifs ont attaché à la croix? Oui, c'est là l'homme vraiment heureux, chargé par ses ennemis de malédictions calomnieuses. Telles sont les béatitudes que Jésus-Christ nous a appris à posséder, et c'est ainsi que, par son exemple, il nous a montré comment on doit y parvenir.

 

CHAPITRE IX. Dans la Passion apparaissent les douze fruits de l'esprit que l'Apôtre énumère dans son épître aux Galates.

 

Cet arbre de la croix nous montre encore ces fruits pleins de suavité que l'Apôtre, écrivant aux Galates, énumère en ces termes (1): Les fruits de l'esprit sont la charité, la joie, la paix, la patience, la longanimité, la bonté, l'humanité, la mansuétude et la foi. Là, en effet, se trouvent le fondement et l'appui de notre foi et sa vraie consolation, non à raison de son sujet, car la foi ne pouvait résider en l'âme illuminée de Jésus-Christ, mais à raison de son objet qui est lui-même. Viennent ensuite la modestie, la continence et la chasteté. Tout cela brille avec un grand éclat dans la Passion du Seigneur; et c'est pourquoi

 

1 Gal., 5.

 

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l'Apôtre ajoute avec beaucoup d'à-propos : Ceux-là appartiennent à Jésus-Christ, qui ont crucifié leur chair avec ses vices et ses concupiscences; montrant ainsi très-ouvertement que ces fruits sont suspendus à l'arbre de la croix , et que ceux-là seulement peuvent les cueillir , qui se conforment à la croix en s'y attachant eux-mêmes.

 

CHAPITRE X. La croix nous offre le plus beau modèle de l'accomplissement des dix commandements de Dieu.

 

Cette Passion bienheureuse nous offre également une règle et un modèle de l'exécution des commandements de Dieu, en sorte que Jésus-Christ, s'étant montré obéissant à son Père jusqu'à subir la mort , c'est pour nous un devoir d'obéir aux commandements divins jusqu'au sacrifice même de notre vie. Nous pouvons donc contempler ce modèle accompli de l'obéissance.

Pour le premier commandement, en tant qu'il était homme, il a rendu à Dieu le culte le plus parfait, s'offrant à son Père sur l'autel de la croix comme la victime la plus excellente, l'offrande la plus acceptable, et comme une hostie de propitiation pour les péchés du monde.

Pour le deuxième, jamais le nom de Dieu n'est

 

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venu en vain sur ses lèvres , jamais le mensonge ne souilla ses serments ; mais dans l'adorable supplice de la croix, il accomplit les promesses qu'il avait faites avec serment aux anciens Patriarches.

Pour le troisième, il s'est reposé dans le sépulcre au jour du sabbat. C'est là aussi que nous devons célébrer nos jours de fêtes, non pas par les festins, les vanités et les agitations , mais par un saint repos et avec actions de grâces.

Passant maintenant aux commandements de la deuxième table , nous trouvons que Jésus a montré à son Père le respect le plus profond en s'humiliant devant lui jusqu'à la mort de la croix, afin de lui rendre l'honneur qui lui était dû et réparer ainsi l'injure dont nous étions coupables à son égard. Il a témoigné aussi à sa Mère un respect parfait; car, non-seulement il s'est soumis à elle, mais encore, au milieu des tourments de sa Passion, il l'a recommandée avec une attention toute particulière au disciple bien-aimé.

Quant au deuxième de ces commandements, non-seulement il n'a point été homicide, mais par sa Passion sainte et sa propre mort il a brisé la puissance de la mort et a rendu la vie à ceux qui étaient dans le tombeau.

Il a montré l'horreur qu'il avait de la détestable impureté défendue par le troisième précepte, lorsqu'il s'est uni son Eglise par un mariage tout spirituel , choisissant, Epoux très-pur, une épouse chaste par excellence , une épouse sans tache et sans difformité.

 

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Pour ce qui est du quatrième précepte , il n'a pas cru que ce fût une injustice pour lui de s'égaler à Dieu , et cependant il s'est anéanti en prenant la forme d'un esclave. Non-seulement il n'a commis aucune injustice, mais encore par sa mort il a recouvré ce qui avait été ravi; car il est descendu aux enfers, il en a enlevé les dépouilles, et rachetant au prix de ses tourments ceux d'entre les bons que la main furtive du démon y avait entraînés et détenus injustement, il les a arrachés à leur captivité et a répandu ses dons sur les hommes.

Pour le cinquième, non-seulement il n'a point rendu de faux témoignage, mais encore en retour de la vérité qu'il annonçait et selon laquelle il agissait , il a vu de faux témoins s'élever contre lui, il a été en butte à leurs blasphèmes et à leurs méchancetés, et sur leur déposition condamné à mort.

Pour le sixième et le septième, non-seulement il n'a point désiré ce qui lui était étranger, mais sur la croix il s'est donné lui-même à ses frères.

Il est donc clair que l'observation des commandements brille avec éclat dans la Passion glorieuse de Notre-Seigneur.

 

CHAPITRE Xl. Tous les sacrements de l'Eglise tirent leur vertu de la Passion du Seigneur, et sans elle l'intelligence de la sainte Ecriture est impossible.

 

C'est aussi de cette Passion que les sacrements de l'Eglise tirent leur vertu, ces sacrements qui nous ont été donnés comme une médecine salutaire contre toutes les maladies de l'âme. Elle nous est également pour les saintes Ecritures , cette clé de David qui ouvre sans que personne puisse fermer, et ferme sans qu'il soit donné à aucun d'ouvrir (1). Car sans elle il nous est impossible de pénétrer ces Livres sacrés, et au contraire tout nous y apparaît brillant de lumière lorsqu'elle est profondément imprimée dans nos coeurs. Commencez à Adam; voyez comment Eve fut tirée de son côté, comment l'arbre de vie a été placé au milieu du Paradis; rappelez-vous le sacrifice d'Abel et sa mort; enfin parcourez toute l'Ecriture , si vous le voulez, et vous verrez avec quel éclat sa vérité se reflète dans le miroir de la Passion.

 

1 Apoc., 5.

 

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CHAPITRE XII. Comment, dans la Passion du Seigneur, nous apparaissent tons les offices de la hiérarchie céleste.

 

On voit clairement , par tout ce qui précède, comment de la Passion du Sauveur découle toute la beauté de l'Eglise sur la terre. C'est avec un éclat non moins resplendissant que nous y voyons briller toute la perfection , la gloire et la magnificence de la hiérarchie angélique.

C'est d'abord et par-dessus tout l'ardeur de l'amour séraphique qui s'offre à nos méditations. En effet, jamais personne n'a témoigné une charité plus grande que celle qui sacrifie sa vie pour ses amis. Or, je ne pense pas que toutes les intelligences réunies de la cité céleste puissent jamais comprendre cette véhémence de charité qui a porté Jésus-Christ à souffrir de tels tourments pour nous vils esclaves, pour nous ses ennemis les plus pervers.

La sublime contemplation du chérubin et son intelligence de la vérité se montrent ici d'une manière non moins admirable, car je ne crois pas que rien en ce inonde puisse contribuer autant à mettre en évidence les saintes vérités de l'Ecriture, à élever l'âme à la contemplation des choses célestes, à l'illuminer de cette lumière qui fait goûter Dieu , comme

 

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la Passion de Jésus-Christ. Aussi est-ce vraiment là que se trouve la plénitude de la science.

Viennent ensuite et avec autant de splendeur les Trônes si respectueux et si anéantis en présence de la majesté éternelle. Ces esprits bienheureux sont appelés ainsi, parce que Dieu est dit se reposer en eux comme sur son trône, à cause de la vénération profonde et de la révérence infinie qu'ils ont envers sa majesté ; car il aime à prendre son repos au milieu des humbles et de ceux que sa parole remplit de crainte. Mais , dans cette Passion sainte du Seigneur, Dieu est dit aussi se reposer comme sur son trône, car là se rencontrent une humilité ineffable , un respect sans bornes, une révérence souveraine envers sa toute-puissance suprême. Assurément jamais les hommages de tous les anges ne pourront entrer en comparaison avec ceux rendus par Jésus-Christ en cette occasion. Et mérite, pour parler à la manière des hommes, je dirai que l'esprit de Dieu irrité , agité par les péchés du monde, a trouvé dans la Passion de son Fils la paix et le repos. La Passion peut même naturellement s'appeler le trône de Dieu, car c'est par elle, c'est-à-dire environné de ses insignes, qu'il jugera le monde. Aussi je crois fermement qu'au jour où le monde rendra compte de ses iniquités , la lance, la couronne d'épines , les clous , l'éponge et tous les instruments de la Passion apparaîtront , et qu'en même temps le Seigneur Jésus, se montrant avec ses stigmates, s'écriera : Voyez tout ce que j'ai souffert de vous, en vous et pote vous, et cependant votre

 

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ingratitude a tout méprisé; vous n'avez compté pour rien mon supplice, pour rien mon ignominie. Allez donc, maudits , au feu éternel. — Mais c'est assez sur la première hiérarchie.

Dans la Passion brille aussi l'élévation sublime des Dominations , car Jésus-Christ s'est humilié lui-même en se faisant obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix; c'est pourquoi en retour Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom.— Là se voit encore la force des Puissances; car cette puissance du démon dont il a été dit : Il n'y a pas sur la terre de puissance qui lui soit comparable (1), Jésus-Christ a remporté sur elle une victoire glorieuse par sa croix, et son supplice a été la destruction de la mort. Là enfin nous admirons l'opération efficace des Vertus , et surtout cette vertu qui pénètre et captive les coeurs; car c'est de la croix qu'il a été dit : Lorsque j'aurai été élevé, j'attirerai tout à moi (2). Aussi ne nous glorifions point en nous-mêmes si nous croyons et si nous sommes pleins de son amour ; car personne ne vient à lui s'il n'est attiré; ce qui indique un mouvement non produit par notre volonté, mais un mouvement qui l'excite. — Voilà pour la deuxième hiérarchie.

Nous pouvons encore admirer dans la Passion bienheureuse le règne des Principautés; car c'est sur son épaule que le signe de la principauté du Seigneur a été placé (3). Là aussi se renouvelle la délivrance des Archanges, car c'est par cette croix glorieuse que le

 

1 Job., 41. — 2 Joan., 12. — Is., 9.

 

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monde a été délivré de toute peine. Là enfin brille l'illumination des Anges, car les vérités cachées de l'Ecriture et les mystères de ses divins secrets ont été mis à jour par l'ouverture du côté de Jésus-Christ. Aussi est-ce justement qu'à sa mort le voile du temple se déchira afin de montrer à tous les regards ce que la loi ancienne tenait dans l'obscurité. Voilà pour la troisième hiérarchie.

On voit maintenant, par tout ce que nous avons exposé, comment non-seulement la hiérarchie de l'Eglise, mais encore la hiérarchie des Anges nous apparaît dans la Passion du Seigneur. Et comme c'est l'office des Anges de purifier, d'illuminer et de rendre parfait; aussi rencontre-t-on, et à un degré incomparablement plus élevé , tout cela dans cette Passion de Jésus. Mais en vertu de cette conformité intime que le Sauveur mourant nous offre avec les ordres angéliques, il était tout-à-fait convenable que ses souffrances contribuassent , non-seulement à racheter les hommes, mais encore à réparer les ruines éprouvées dans le corps des esprits célestes. Or, l'excès de charité que le Seigneur nous a manifesté sur la croix a allumé sur la terre un incendie d'amour envers Dieu et le prochain, et par cet amour les hommes sont devenus et deviennent encore dignes d'entrer dans l'ordre suréminent des Séraphins. La vérité a frappé sur la croix nos regards de tout son éclat; et les hommes illuminés de ses rayons ont pu arriver à la connaissance des choses divines , et par-là se rendre aptes à figurer parmi les Chérubins et à repaver les

 

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pertes éprouvées par ce corps glorieux. Mais à la vue de cette humilité, de ce respect, de cette vénération de la Divinité que nous admirons dans la Passion , nos coeurs ne sont-ils pas entraînés selon leur capacité à une humilité, une vénération, un respect et un dévouement semblables? Et ainsi nous pouvons avoir place au milieu des Trônes. Eu présence de cette domination parfaite qui est le fruit des souffrances du Sauveur, et dont nous avons parlé quand nous avons dit que Dieu l'a élevé et lui a donné un nom au-dessus de tout nom , nous nous sentons provoqués à mettre en jeu tous nos efforts afin d'arriver, au prix des macérations et des peines corporelles, à dominer nos vices et notre concupiscence, à subjuguer l'appétit de nos sens; en sorte que rien d’oisif ou de désordonné ne vienne nous faire la loi dans nos prières, mais que tout, au contraire, fléchisse le genou et s'incline devant le jugement équitable de notre raison. Et c'est ainsi que nous prenons rang parmi les Dominations. Enfin, pour tout dire en peu de mots, parcourons rapidement les autres ordres, ou plutôt les perfections de ces ordres selon ce que nous en avons dit. Nous nous élevons aux Puissances par notre énergie à résister aux tentations et aux ruses de l'enfer. Nous nous réunissons aux Vertus par le courage de nos saintes actions et de notre vie. Nous nous approchons des Principautés en gouvernant avec soin tous nos sens, nos mouvements intérieurs et même les hommes qui nous seraient soumis. Nous entrons dans la société des Archanges par une charité empressée à secourir

 

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les misères et les besoins de nos frères. Nous nous rangeons parmi les Anges par notre zèle à prêcher et à faire connaître la sainte doctrine. Ou bien, si vous voulez que le ministère des Archanges soit d'enseigner les vérités les plus sublimes, celui des Anges, les vérités d'un ordre inférieur, rapportez aux premiers les fonctions du docteur, et aux seconds celles du prédicateur. Et ensuite ramenez tout à la Passion du Seigneur, ainsi qu'il a été dit des Chérubins et des autres corps angéliques.

Nous pouvons encore indiquer en peu de mots une raison pour laquelle la Passion de Jésus-Christ a été si propre à réparer les ruines des Anges. C'était par une présomption souveraine et un orgueil sans limites que ces esprits étaient tombés; il était donc juste que, par l'anéantissement étrange et l'humiliation sur la croix de Jésus-Christ , vrai Dieu et vrai homme , leurs ordres trouvassent leur réparation parmi les hommes qui ne se considéreraient que comme des objets de néant et d'abjection. Appliquons ainsi ce qui a été dit plus haut des Trônes à toute la hiérarchie angélique.

Les mêmes raisons qui nous montrent de quel éclat la splendeur et la perfection des Anges brillent dans la Passion de Jésus , peuvent nous faire comprendre aussi comment la gloire des bienheureux se reflète dans cette même Passion. En effet , à cette vérité brillante qui se révèle sur la croix , ainsi que nous l'avons dit plus haut, correspond la vision sans nuage qui illumine dans la patrie toute la capacité de l’âme

 

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raisonnable. A cette humilité si profonde , à cette révérence si admirable qui nous faisait appeler la croix le trône du Seigneur, se rapporte la persévérance inébranlable à tenir dans l'abaissement tous les mouvements désordonnés du coeur. Car, sur qui mon esprit se reposera-t-il, dit le Seigneur, si ce n'est sur celui qui est humble et tremblant à ma voix (1) ? Dans cette ineffable charité de Jésus crucifié, nous trouvons l'amour vraiment consommé des saints pour celui qui en est l'objet. A cette domination dont nous avons dit : C'est pourquoi Dieu l'a élevé et lui a donné un nom au-dessus de tout nom (2), se rattache l'agilité, car elle appartient au bienheureux selon leur volonté. A l'énergie de la puissance par laquelle il a détruit la mort en se livrant à ses coups répond l'impassibilité. A cette vertu invincible par laquelle une fois élevé il a attiré tout à lui, se rapporte la subtilité, qu'aucun obstacle ne saurait arrêter. Cette noblesse glorieuse des Principautés dont il a été dit : Le signe de la principauté a été placé sur son épaule; cette splendeur dont peut s'entendre ce passage : Mon Père, glorifiez-moi de cette gloire que j'ai eue en vous avant que le monde fût (3), nous montrent l'éclat resplendissant qui environne les élus. Enfin cet office des Anges et des Archanges que nous avons vu nous apparaître avec tant d'éclat dans la croix, nous rappelle l'auréole de gloire promise aux docteurs et aux prédicateurs de la doctrine sacrée.

Ainsi dans cette vénérable Passion, comme dans

 

1 Is., 36. — 2 Phil., 2. — 3 Is., 9. — Joan., 17.

 

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un miroir brillant et immaculé, nous contemplons la plénitude de toute grâce et de toute gloire. Je dis de toute gloire, car non-seulement nous y trouvons cette gloire substantielle qui brille dans les corps bienheureux , mais encore cette gloire que j'appellerai accidentelle, comme cette splendeur qui environnera le front des Docteurs, des Prédicateurs, des Martyrs et des Vierges. Et, si je nomme ces derniers, c'est que dans cette chaire auguste de la croix Jésus-Christ n'a pas seulement enseigné, mais il a encore été le chef des Martyrs, et vierge il a confié la Vierge, sa mère, au disciple qui était vierge. Mais ne croyez pas que la croix se borne à faire briller à nos yeux cette plénitude de gloire ; elle est encore la source d'où elle émane et par qui elle est méritée. Et , pour parler d'une manière plus appropriée à notre sujet, je dis que c'est dans l'ouverture du côté que les saints ont puisé la vision béatifique; dans les blessures des pieds et des mains qu'ils ont trouvé leur persévérance invincible à s'humilier; dans la coupe de fiel et de vinaigre qu'ils se sont enivrés d'amour, car c'était d'amour que le Seigneur avait soif. C'est la pression étroite du linceul qui nous a mérité l'agilité; les crachats ignominieux qui nous ont valu la splendeur ravissante du soleil ; la mort de Jésus qui nous a donné l'impassibilité ; sa mise au tombeau , la subtilité , et sa couronne d'épines qui a posé sur la tête des Vierges, des Martyrs et des Docteurs, non pas une couronne d'or, mais une auréole éclatante de gloire. Aussi, quoique nous puissions dire, je crois

 

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que, dans cette Passion bienheureuse, il y a pour les Anges et les Saints une cause de gloire admirable et de félicité sans bornes. C'est pour cela, je le crois fermement et sans le moindre doute, c'est pour cela que ces Esprits célestes et ces heureux élus tendent à Dieu de toutes les forces de leur âme et l'aiment de toute l'étendue de leurs puissances, en sorte que l'ardeur dont ils sont consumés pour lui l'emporte sans comparaison sur l'amour qu'ils se portent à eux-mêmes; ou plutôt, je ne saurais m'imaginer qu'ils s'aiment autrement que pour Dieu. C'est pourquoi, s'ils se réjouissent, s'ils tressaillent d'allégresse, c'est à cause des magnificences du Seigneur, et non à cause de leur propre gloire. Et comme dans la Passion de Jésus-Christ se trouve la manifestation la plus excellente de la puissance, de la sagesse et de la clémence souveraine de Dieu , ainsi que je le montrerai dans la suite, cette Passion est pour eux un sujet de bonheur inénarrable et d'une allégresse immense. Sans doute ils sont dans la joie en se voyant. rachetés par la croix ; les anges partagent cette joie en voyant leurs ruines réparées et se retournent en quelque façon sur eux-mêmes , bien qu'ils rapportent tout cela à Dieu. Cependant je crois qu'ils éprouvent sans aucune comparaison plus de félicité et d'enivrement, qu'ils se plongent avec une ardeur plus impétueuse dans le Seigneur quand ils contemplent comment, dans cette croix , se révèlent sa puissance, sa sagesse et son infinie et inestimable clémence. Et de même qu'ici apparaît la diffusion suprême et sans limites de la

 

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charité divine , de même ici doit s'opérer assurément la diffusion totale et entière des âmes en Dieu à cause de la joie excessive et du bonheur indicible dont cette vue les pénètre. Il est donc évident que dans la Passion du Sauveur se trouve la source de la grâce et de la gloire, et qu'en elle éclatent la beauté et la perfection de la hiérarchie de l'Eglise sur la terre et de la hiérarchie des cieux.

 

CHAPITRE Xlll. Comment, dans la Passion, brillent la puissance, la sagesse et la clémence souveraine, et en même temps de quelques exercices sur ce sujet.

 

Maintenant il nous reste à voir, avec l'aide de Dieu, comment la hiérarchie qui est au-dessus des cieux, et n'est autre que Dieu même , se manifeste sur la croix, c'est-à-dire qu'il nous faut considérer un peu comment y brillent sa puissance infinie, sa sagesse suprême et sa clémence souveraine. Mais, parce qu'il y a présomption à traiter de la puissance à celui qui est faible, de la sagesse à l'insensé, de la bonté à l'homme pervers, je ne me crois point permis de trop approfondir un pareil sujet et de chercher à pénétrer ce qui surpasse mes forces. Cependant, pour mieux comprendre ce que nous avons déjà avancé, et pour notre consolation particulière, disons au moins quelque

 

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chose de commun. Dans cette sainte Passion , la puissance de Dieu et sa charité se manifestent donc en ce qu'il souffre, délivre, comble de grâces et justifie, en ce qu'il ressuscite et glorifie.

Je dis d'abord que la force et la clémence du Seigneur se montrent en ce qu'il souffre. Lorsque nous contemplons le Créateur et le Conservateur de toutes choses, celui sans l'appui duquel tout re-tomberait dans le néant, supportant avec patience toutes les peines dont on l'accable ; lorsque nous voyons celui qui est présent partout mis en fuite, celui qui est immense chargé de chaînes, celui qui est plein de gloire soumis aux fouets, celui qui a formé le monde meurtri de soufflets , celui qui est la splendeur éternelle et le miroir sans tache couvert de crachats, un père d'une charité infinie l'objet des blasphèmes, le Juge suprême soumis à un jugement, le Maître de toute liberté attaché à la croix , la source de toute suavité abreuvé de fiel et de vinaigre, la joie des anges dans l'affliction, la vie de tout ce qui respire victime de la mort; lorsque nous voyons celui qui est la couronne de gloire couronné d'épines , l'agneau dont la douceur est sans bornes avec le côté transpercé, et le Soleil de justice enseveli dans un tombeau; quand, dis-je, nous voyons tout cela, et que nous considérons avec quelle patience le Sauveur le souffre pour des hommes pervers , de leur part, et en demandant grâce pour eux, il faut bien le reconnaître, nous avons devant nous une puissance, une patience, une charité et une clémence

 

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au-delà de toute limite. Ainsi Jésus-Christ, en souffrant, nous fait connaître sa puissance et sa bonté.

Un signe encore de cette infinie bonté et de cette même puissance, c'est de nous avoir délivrés. Que Jésus-Christ, par sa croix, ait enchaîné l'ennemi tout puissant du monde; que par sa mort, il ait détruit et anéanti la mort, et que par sa sépulture il ait dépouillé l'enfer, ce fut assurément l'oeuvre d'une puissance souveraine. Mais ce qui a été la marque d'une charité excessive et immense, c'est d'avoir daigné mourir pour sauver de la mort ses propres ennemis, des ennemis consommés en malice. Oui, ce qui surpasse toute pensée, c'est que , par le supplice qu'il endurait, il ait délivré ceux qui en étaient les auteurs, tandis que pour un crime semblable, et selon toutes les lois humaines, nous avions mérité des tourments éternels alors même que nous n'eussions été coupables d'aucune autre faute que d'avoir concouru à lui infliger une mort aussi humiliante et aussi cruelle. Non, je ne saurais le croire, les anges dans la cité céleste n'ont jamais pu concevoir une miséricorde telle avant qu'elle ne leur eût été révélée.

Voyons maintenant cette puissance et cette charité se manifestant dans l'oeuvre de notre justification. Si justifier un pécheur est quelque chose de plus extraordinaire que la création du ciel et de la terre, à cause de l'opposition de volonté qui se rencontre en lui , quelle clémence, dites-moi, quelle puissance a-t-il fallu pour sauver et justifier un criminel commettant la plus horrible des impiétés, un criminel mettant à

 

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mort son Sauveur et l'auteur de sa justification? C'est donc la marque d'une bonté sans limites, d'avoir voulu, par l'effet même de cette monstrueuse impiété, nous justifier de tout crime, alors qu'au jugement des hommes nous méritions, pour ce seul méfait, d'être abandonnés entièrement ou plongés dans le néant , ce qui est une seule et même chose; ou d'être condamnés à une peine éternelle, au lieu de trouver en un tel forfait le principe de notre innocence. C'est donc la preuve d'une puissance égale à la divine charité, d'avoir opéré notre justification au moyen de cette Passion produite par notre malice et enfantée par notre perversité. Voilà ce qui avait été inconnu jusqu'alors, ce qui est admirable, ce qui est digne d'occuper sans cesse nos pensées et d'exciter par-dessus tout notre étonnement. C'est en présence d'un tel spectacle que notre raison tout entière doit se sentir défaillir, l'ardeur de notre amour s'accroître sans mesure.

Passons à la résurrection , et la même puissance se montrera encore à nous. Il est clair que ressusciter d'entre les morts, et par sa propre vertu, ou bien rappeler un mort à la vie, c'est la marque d'une puissance infinie. Eh bien! l'un et l'autre se rencontrent ici, car Jésus est ressuscité, et avec lui il en a ressuscité plusieurs qui sont venus dans la cité sainte et ont apparu à un grand nombre de témoins. Le Sauveur nous donne également une preuve de son incomparable charité, en ce qu'il a daigné ne pas ressusciter de suite après sa mort, attendant quelque

 

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temps, et demeurant dans le tombeau pour affermir notre foi et nous porter à le croire sincèrement, un homme véritable. Il n'a pas non plus tardé trop longtemps, de peur que notre foi en sa divinité ne s'affaiblît, et il a ressuscité plusieurs morts afin que leur témoignage vînt corroborer notre croyance. Ensuite il est resté sur la terre pendant quarante jours, il s'est montré aux disciples dans une foule de circonstances afin de confirmer nos coeurs, et il a différé de monter au ciel afin de s'occuper avec une bonté admirable et une charité brûlante de ce qui concernait le salut de nos âmes. Ce n'était point assez d'avoir conversé avec nous , passible et mortel ; mais, glorieux et immortel, il emploie quarante jours à apparaître à ses apôtres et à les instruire du royaume de Dieu. O amour, quel lien tu as formé entre Jésus et nous ! Il semble qu'il ne puisse se séparer de nous, et il daigne encore déployer une sollicitude sans exemple afin d'unir à lui par la foi et l'amour une boue impure et immonde.

Enfin Dieu a manifesté sa puissance suprême en glorifiant. Il a en effet glorifié, en présence des rois et des princes, celui qui n'avait jamais cessé d'être grand en sa présence; et cette glorification à la face du monde, cette exaltation au-dessus de tous du Sauveur crucifié a été la marque d'une puissance suprême. Pourquoi? Parce qu'elle eut lieu malgré la sagesse des Grecs, le scandale des Juifs, l'idolâtrie des Romains, la cruauté des tyrans, l'astuce des démons; parce qu'il était au-dessus de toute raison et de toute intelligence de croire à la divinité d'un

 

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homme immolé sur une croix. Ce fut. de plus, un effet de la clémence divine de nous avoir donné une telle foi malgré notre dureté et notre méchanceté , en nous attirant à lui d'une manière particulière par l'opération secrète de sa grâce. Aussi lui devons-nous pour un tel bienfait une profonde reconnaissance et de grandes actions de grâces ; car cela ne dépendait ni de nos efforts ni de notre volonté, mais du Dieu qui fait miséricorde. Qu'avions-nous fait pour avoir en lui une foi plus vive que le reste des hommes'? Servons-le donc avec crainte et fidélité, et en lui rendant tout honneur; soumettons-nous à lui dans la perfection de notre coeur et avec une volonté généreuse. Réjouissons-nous en lui de toute l'étendue de notre âme. Il a pris plaisir à répandre sur notre indignité son admirable lumière , et sa clarté divine nous a pénétrés de ses rayons pleins de douceur, de suavité et d'amour; les profondeurs de notre esprit ont été illuminées, et les ténèbres ont disparu. Il nous élève et nous unit à sa divinité; il nous transforme en lui et nous déifie. Il est donc clair que la puissance et la miséricorde du Seigneur brillent de l'éclat le plus vif dans la Passion de Jésus-Christ.

Il nous reste maintenant à considérer la souveraine sagesse dans cette même Passion ; et bien que nous reconnaissions notre insuffisance et notre incapacité à raconter tout ce qui s'offre à nos yeux, nous en toucherons cependant quelque chose pour notre consolation. La sagesse éternelle se révèle ici dans cette ineffable correspondance qui se trouve entre les

 

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mystères de la rédemption et la faute qui en a été le sujet. La femme qui fut séduite a été tirée d'une chair vierge , et le Sauveur qui fut crucifié a pris la vie d'une vierge. C'est de l'arbre défendu que la première femme cueillit le fruit, et elle en donna à son mari, à l'homme dont elle avait été formée. Ainsi Jésus-Christ a souffert volontairement sur l'arbre de la croix, et cette Passion il l'a communiquée à la mère qui lui donna naissance, en transperçant son âme d'un glaive de douleur. J'avais ignoré jusqu'à ce jour pourquoi le Seigneur Jésus avait voulu que sa très-tendre Mère se trouvât là et qu'elle prît une part si large à son immense douleur, alors que sa Passion était bien suffisante pour opérer notre salut. Mais, comme je le vois , sa souveraine bonté et sa suprême sagesse exigeaient qu'il en fût ainsi, malgré notre indignité.

Eve s'est rendue coupable en voulant devenir semblable à Dieu ; ainsi Dieu a voulu souffrir après s'être fait homme. Tirée du côté de l'homme , Eve a été le principe de notre perte en amenant l'homme à partager son péché; et Jésus-Christ a voulu que son côté fût ouvert afin que la vertu des sacrements en découlât. Eve a arrêté ses regards sur l'arbre , elle a considéré que son fruit était agréable à la vue et suave au goût ; et Jésus-Christ a eu le visage couvert de crachats , et il a été rassasié de l'amertume du fiel. Les pieds de la première femme ont couru à l'arbre défendu , ses mains en ont cueilli le fruit; et les pieds et les mains de Jésus ont été percés sur la croix. Eve a été pleine

 

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d'ambition, et Jésus s'est humilié jusqu'à l'anéantissement. Elle a été désobéissante, et Jésus a obéi jusqu'à sacrifier sa vie. Elle a désiré la science avec ardeur, et la sagesse de Dieu s'est laissé condamner. Adam et Eve étaient nus quand ils péchèrent, et Jésus-Christ a été crucifié dépouillé de ses vêtements. Après leur faute ils se sont cachés pour se soustraire à la vue de Dieu , et le Seigneur Jésus , après sa mort , a été caché dans le tombeau aux regards des hommes. Ils sont descendus jusqu'aux derniers degrés de l'angoisse par le travail , et Jésus est descendu aux enfers pour en enlever les dépouilles. Ainsi l'on voit clairement et ouvertement combien , dans cette sainte Passion, la sagesse souveraine de Dieu apparaît glorieuse. Et non-seulement sa sagesse , mais sa bonté et sa charité s'y révèlent également , en ce que pour le fruit de l'arbre, qui avait été mangé , il a voulu être élevé sur l'arbre de la croix; en ce que, pour les mains étendues vers le fruit défendu , il a étendu ses mains sur l'instrument de son supplice. Et le reste comme il vient d'être dit.

Oui , c'est là le signe d'une clémence infinie et ineffable , et je ne crois pas qu'une telle charité puisse jamais être comprise par aucune créature. Je crois , au contraire , qu'à cette vue les Anges et les Bienheureux entrent dans un véritable ravissement, et que cette immensité d'amour les environne de toutes parts comme l'eau de la mer environne le poisson , si l'on veut bien me permettre cette comparaison imparfaite. Elevons donc , ô nies bien-aimés , la pensée

 

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de notre coeur, et plongeons-nous tout entier (huis l'abîme sans fond de cette infinie bénignité. Approchons-nous avec confiance du côté de Jésus, et ne craignons pas d'y entrer. Approchons, mes bien-aimés, approchons et mourons avec le Sauveur. Approchons, je vous en prie , approchons, car ses bras sont étendus pour nous embrasser. O bon Jésus , qu'avez-vous fait? Pourquoi m'avez-vous autant aimé? Pourquoi , Seigneur, pourquoi? Pourquoi, ô Jésus, mon Seigneur? Que suis-je? je me reconnais indigne de vous recevoir dans ma demeure ; combien suis-je plus indigne que vous mouriez pour mon péché ! Daignez dire seulement une parole , et mon âme sera guérie. Mais pourquoi sacrifier votre vie pour ma guérison? C'est assez , Seigneur, c'est assez d'une parole ; pourquoi donc verser votre sang par une mort aussi ignominieuse et aussi cruelle? Il vous a suffi d'une parole pour créer les Anges , les cieux et le monde entier; pourquoi racheter le plus vil des esclaves au prix de tant de douleurs et de tourments intolérables? O mes frères bien-aimés! qu'elle frappe vos oreilles, ou plutôt qu'elle retentisse jusqu'au fond de vos coeurs, cette parole de Jésus-Christ , notre Maître : Considérez et voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur (1). Que ces afflictions de notre Dieu nous pénètrent totalement , et que nos coeurs en sortent transpercés comme d'un glaive. Approchons-nous de sou côté et rougissons nos lèvres du sang qui en découle, car tel est son bon plaisir. Ne souffrons pas qu'il endure

 

1 Thren., 1.

 

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inutilement de tels tourments, et ne permettons pas que ce sang retombe jusqu'à terre. Que nos coeurs le reçoivent; qu'ils deviennent véritablement les vases qui portent le sang du Seigneur; et , enivrés de sa douleur, écrions-nous : Loin de nous de chercher à nous glorifier autrement que dans la croix de Jésus-Christ notre Sauveur (1). Daigne nous l'accorder celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles.

 

CHAPITRE XIV. La Passion de Jésus-Christ: excite et enflamme le coeur de l'homme à l'accomplissement des oeuvres de miséricorde.

 

Nous pouvons , par ce qui a été dit de la Passion de Jésus-Christ , établir notre contemplation de plusieurs manières et la conduire à sa perfection. Mais il nous reste encore à considérer comment cette sainte Passion nous excite à agir et nous sert de règle dans l'action. Comme , entre les oeuvres de la vie active , les saintes Ecritures font un éloge particulier de celles qu'on appelle les oeuvres de miséricorde et de charité , et que d'un autre côté nous nous sommes assez étendus plus haut sur ce qui concerne cette sorte d'action qui a pour objet l'affliction véritable et l'abaissement de soi-même, voyons comment , dans sa Passion , le Seigneur nous pousse , nous enflamme et nous

 

1 Gal., 6

 

conduit par son exemple glorieux à l'accomplissement de ces oeuvres de miséricorde , dont il a promis de demander un compte rigoureux au jour du jugement et qui seront alors l'objet d'une récompense éternelle: car il s'adressera de la sorte aux Justes : « Venez, leur dira-t-il, venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde, car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli; j'étais nu, et vous m'avez vêtu; j'étais malade, et vous m'avez visité; j'étais en prison, et vous êtes venu me consoler (1). Essuyons donc , ô mes bien-aimés, la poussière qui obscurcit les yeux de notre coeur , et considérons attentivement cette Passion bienheureuse, car nous y verrons briller avec une douceur ravissante les oeuvres qui nous occupent en ce moment.

Examinons d'abord comment la croix nous porte à les accomplir, et nous chercherons ensuite quelle règle de conduite elle nous offre pour les exécuter.

Si nous réfléchissons bien à cette faim et à cette soif que le Seigneur endure pour nous , assurément nous devrons nous sentir vivement excités à venir en aide à ceux qui souffrent de la sorte , afin de le soulager au moins dans ses membres. Et pour tout ramener à la Passion , écoutons Jésus-Christ lui-même criant du haut de sa croix : J'ai soif. Or, si ceux-là sont bienheureux qui ont faim et soif de la justice . comme il était plein de honte grâce et de toute

 

1 Mat., 25.

 

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perfection . c'est donc principalement de notre justice qu'il a eu faim et soif en ce moment. Je dis principalement, car alors qu'il mourait ainsi pour la justice, ce n'était pas seulement une faim et une soif spirituelles qu'il éprouvait; mais je crois , et cela fondé sur de graves motifs , que son corps était en proie aux tourments et aux ardeurs de la soif. En effet, la nuit précédente il s'était fatigué péniblement et avait passé une longue veille dans la prière. Après avoir été accablé par les agitations qui accompagnèrent sa prise, par la flagellation , les mauvais traitements et tout ce qui se passa dans son jugement , vers l'heure de midi, alors que la faim se fait sentir avec plus de violence , il fut attaché à la croix. Son jeûne continua jusqu'à la neuvième heure , où il dit : J'ai soif (1). C'est en ce moment qu'on lui présenta du vinaigre et qu'après l'avoir bu , inclinant sa tête , il rendit l'esprit. Il n'est pas croyable que la Divinité ait apporté quelque soulagement à ses angoisses et au besoin qu'il endurait dans son corps, comme il arriva pendant le jeûne de quarante jours dans le désert, car dans sa Passion il s'était livré pour nous tout entier et sans réserve aux souffrances. Mais , puisque le Seigneur a eu faim et soif à cause de nous , nous devons donc nous sentir vivement attirés à soulager ces besoins dans ses membres.

Il a été également étranger sur la terre, et nous l'avons entendu dire au montent de sa condamnation (1) : Mon royaume n'est pas de ce monde. Mais c'est surtout

 

1 Joan., 19. — 2 Joan., 18.

 

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tout sur la croix qu'il a été étranger et regardé comme tel à cause de nous ; car ses amis et ses proches s'enfuirent alors loin de lui , et ses frères le considérèrent comme un inconnu et un homme dont on ignore l'origine. Recueillons donc les membres de celui qui s'est fait étranger par amour pour nous.

De même il a été nu sur la croix : couvrons-le, je vous en conjure , de vêtements dans ses membres. Il s'est montré pour nous un homme d'infirmités , de douleurs , d’angoisses : rendons-lui visite dans ses membres. Pour nous il a été captif, et sa captivité l'a conduit, suspendu et cloué à la croix : allons donc le voir dans ses membres captifs et enchaînés. Cette Passion sainte , vous le voyez , est un objet plein d'attraits qui nous pousse incessamment à l'accomplissement de pareilles oeuvres à l'égard de ceux qu'il regarde comme lui-même.

Considérons maintenant comment nous trouvons encore ici un modèle qui nous éclaire et dirige notre volonté dans ces mêmes oeuvres. Il les a lui-même accomplis ; il a ouvert son côté , et il a versé son sang afin d'éteindre l'ardeur de ceux que la soif consumait. Sur l'autel de la croix , il a brûlé sa chair dans le feu dévorant d'un amour sans mesure, afin de nourrir ceux qui avaient faim. Et c'est pour cela que déjà , dans la cène précédente , il avait établi le sacrement de nos autels , qui est un mémorial de la Passion du Seigneur. Car sa chair est vraiment une nourriture et son sang un breuvage , ainsi qu'il nous l'atteste (1).

 

1 Joan., 6.

 

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Si donc Jésus-Christ s'est fait lui-même notre nourriture , combien plus sommes-nous obligés de nourrir ceux qui ont faim et ceux qui ont soif , et non pas seulement de notre superflu , mais encore de ce qui nous est nécessaire? Si le Seigneur a donné sa chair pour satisfaire nos besoins, combien plus devons-nous donner à ses membres la chair de nos troupeaux? Si lui , le pain vivant descendu du ciel , a voulu être mangé par nous , combien plus devons-nous estimer peu de chose de livrer à ses pauvres un pain matériel sorti de la terre! S'il nous a rassasiés d'un mets spirituel , qui est le pain des Anges , qui nous unit à lui et nous convertit en lui , combien plus devons-nous être pleins d'ardeur à sustenter ses enfants d'un vin et d'un lait qui servent après tout de pâture aux vers. Soyons donc , ô mes bien-aimés frères, soyons empressés à nourrir les pauvres de Jésus-Christ, ou plutôt à nourrir Jésus-Christ dans ses pauvres.

Sur la croix il a encore exercé l'hospitalité. Là aussi se trouvait un étranger, qui avait parcouru une voie bien longue. Il s'adressa à Jésus et lui demanda un lieu pour se reposer. « Souvenez-vous de moi, lui dit-il , souvenez-vous de moi lorsque vous serez arrivé dans votre royaume (1). » Ou autrement : Daignez , Seigneur Jésus , reconnaître un pauvre étranger et le recueillir dans la demeure de votre royaume. Miséricorde ineffable de Dieu ! déjà il semble avoir oublié ce qu'il avait dit ailleurs à celui qui s'enquérait de l'endroit où il demeurait : « Les renards ont leurs

 

1 Luc., 25.

 

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trous, et les oiseaux du ciel leurs nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête (1). II ne diffère point à recevoir l'étranger, non pas seulement sous le portique , non pas dans un recoin de son palais , mais en soi-même ; et cela , non pas demain , ni après demain, mais aujourd'hui, dit-il , tu seras avec moi dans le paradis. O malice déplorable des hommes! Le Seigneur reçoit un voleur dans sa demeure , il le retire dans son propre coeur, et nous , nous refusons de recevoir dans nos maisons de terre et de boue ceux qui sont bons , nous nous excusons sous le prétexte que peut-être ils sont des malfaiteurs. Souviens-toi , homme misérable , que le Seigneur n'a pas dédaigné de donner l'hospitalité à un voleur. Si donc à cause de ta pauvreté tu te trouves dans l'impuissance de recueillir le pauvre sous un toit matériel , abrite-le au moins dans ton coeur, en lui portant compassion.

Le Seigneur s'est dépouillé de ses vêtements , et il a été nu sur la croix afin de voiler notre ignominie. Combien donc est-il convenable que nous nous dépouillions nous-mêmes pour couvrir Jésus dans ses pauvres; ou , pour ne parler que de nous autres religieux , avec quel empressement devons-nous faire refluer sur les indigents tout ce qu'il peut y avoir de superflu dans nos cellules , nos lits et nos vêtements ! Oh ! quel bonheur devrait être le nôtre ! lorsqu'il nous est donné de nous déposséder pour Jésus-Christ et de soulager ses pauvres, non-seulement de ce qui ne nous est d'aucune utilité, mais de ce qui est nécessaire

 

1 Mat., 8. — Luc., 9.

 

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à nos besoins ! Il s'est réduit pour moi à la nudité , et je refuserais de souffrir pour lui quelque privation ! Loin de nous, mes bien-aimés, loin de nous une pareille conduite ! Donnons non-seulement ce qui nous appartient , mais dormons-nous nous-mêmes an prochain, ou plutôt à Jésus-Christ en la personne du prochain, car il s'est donné lui-même tout entier à nous. Et comme il nous a visité dans notre faiblesse, comme sur la croix il s'est chargé du fardeau de nos infirmités , de nos angoisses et de nos peines , ainsi , mes frères bien-aimés, visitons avec sollicitude ses malades , portons et même transformons en nous leurs infirmités par une compassion sincère , en sorte que nous puissions dire avec l'apôtre saint Paul : Qui est faible sans que je m'affaiblisse avec lui (1) ?

Jésus-Christ, pendant les trois jours de sa sépulture est descendu aux enfers pour en visiter les captifs. Quelle sera donc la prison assez profonde et assez horrible pour nous empêcher d’aller en trouver les prisonniers, ou plutôt Jésus Notre-Seigneur en leur personne? Car il considère comme fait à lui-même tout ce que nous aurons fait à quelqu'un de ses membres. Enfin la vertu qui conserve et fortifie toutes celles que nous venons d'énoncer, c'est cette tendresse qui inclina le Sauveur à prier pour ceux qui le crucifiaient. Ainsi devons-nous vivifier notre charité et notre miséricorde envers le prochain, non-seulement en pardonnant à ceux qui nous offensent et en ne gardant contre eux aucune aigreur au fond

 

1 II Cor., 11.

 

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de notre âme, mais encore en répandant pour eux en présence du Seigneur les prières les plus affectueuses. Daigne nous l'accorder l'auguste Trinité qui vit et règne dans tous les siècles des siècles.

 

CHAPITRE XV. Oraison très-pieuse sur la Passion du Seigneur.

 

O Seigneur Jésus, ô ami véritable, ô époux tout d'amour, faites un peu de boue avec votre salive et daignez en oindre mes yeux , afin que celui qui a été aveugle jusqu'à ce jour puisse contempler vos blessures. Malgré son indignité profonde, introduisez votre serviteur dans le lieu où se garde le trésor du vrai temple, afin qu'il puisse reconnaître tout ce que vous avez offert pour nous à Dieu votre Père. Peut-être mon âme, bien que ses iniquités l'aient rendue veuve de vous, son époux véritable, pourrait-elle vous offrir deux oboles. Quoique je sois un enfant prodigue, daignez m'admettre à manger le veau gras, la victime apprêtée sur la croix. O bon et vrai Maître, enseignez-moi à connaître les trésors de la bienheureuse sagesse contenus en votre mort. Daignez, oui , daignez, ô Seigneur, ouvrir votre côté au plus méchant de vos serviteurs. Là du moins, mes yeux, qui ont causé la ruine de mon âme, trouveront de quoi satisfaire pleinement leur curiosité. O bon Jésus, il faut que mon cœur soit plus dur que le rocher, si votre sang

 

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ne l'amollit ; il faut qu'il soit plongé dans une étrange dissolution, si votre côté ne le recueille. O Pasteur excellent, je suis cette brebis qui s'est éloignée de la voie et a trouvé sa perte, cette brebis pour qui vous avez sacrifié votre vie sur la croix. La voici , veuillez la reconnaître et l'introduire dans l'asile de vos plaies; veuillez me garder avec soin à l'abri de votre Passion, ô mon Seigneur; car sans votre mort je me sens mourir, sans vos blessures je suis transpercé , sans vos opprobres je suis couvert d'ignominie, sans votre flagellation je suis déchiré, non par une verge d'équité, mais par la verge de mes crimes.

Mais qu'est-il arrivé? Je n'ai point su persévérer dans le souvenir de votre Passion, et j'ai été réduit comme au néant. J'ai oublié la honte de la croix, et je suis devenu un sujet d'opprobre. Je me suis éloigné de la folie de vos souffrances , et je me suis trouvé le plus vain des hommes. J'ai négligé la faiblesse de votre mort , et je suis tombé dans une faiblesse sans exemple. J'ai rejeté loin de moi les épines douloureuses qui vous ont couronné, et j'ai été percé des épines bien plus aiguës de ma concupiscence. Que dirai-je? Je le vois bien : si mon cœur demeure fermé à votre affliction , il s'ouvrira à tous les vices; s'il ne sait point se cacher en vos plaies , les voleurs, après l'avoir accablé de coups, le dépouilleront de tout ce qu'il possède. Oui , contre la gloire vaine et inutile, contre l'avarice et l'envie, contre la haine et la colère, l’autre la paresse, la gourmandise et la luxure, le remède souverain, le remède sans lequel tous les

 

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autres ne sont rien , c'est votre Passion. A notre orgueil elle offre son humilité , à notre vanité son abaissement , à notre avarice sa générosité , à chacun de nos vices une vertu qui en est la ruine. C'est elle qui ceint mes oreilles de peur qu'elles n'écoutent des choses vaincs ou mauvaises; elle qui ferme mes yeux de peur qu'ils ne regardent aucun objet capable de me donner la mort ou de me blesser cruellement; c'est elle qui enchaîne ma langue et empêche à ma bouche de s'ouvrir de peur que je ne me rende coupable par mes paroles ou la sensualité de mon goût; c'est elle qui retient mon odorat de peur qu'il ne se répande avec trop d'ardeur sur des parfums enivrants; elle qui retient mes mains afin qu'elles ne concourent à aucune action vicieuse; elle qui lie mes pieds à la croix de peur qu'ils ne s'élancent dans les sentiers du péché ou du moins en des courses inutiles. Par elle la charité mutuelle se nourrit, la dévotion intérieure s'augmente, et l'âme s'élève à la contemplation des choses célestes. Donnez-la moi, Seigneur, cette Passion si douloureuse et si pleine d'ignominie ; donnez-la-moi pour épouse. Unissez-moi à elle par un lien inviolable et indissoluble ; je l'ai aimée plus que toutes les délices et les consolations temporelles; mais hélas! bien des fois un autre objet s'est offert à moi, et je l'ai répudiée. Maintenant me voici , je la demande de nouveau et, je vous en conjure , n'agissez pas vis-à-vis de moi selon la rigueur de votre justice, mais selon la bienveillance de votre miséricorde. Donnez-moi donc, ô Jésus mon Seigneur, celle que j'ai aimée,

 

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celle dont mon coeur est embrasé, celle après laqueur l'ardeur de mon âme a soupiré. Elle seule me suffit , elle seule me nourrira, me soutiendra véritablement sur cette terre. C'est elle qui est ma vie, ma consolation , mes délices , ma lumère et ma sagesse ; c'est elle qui me ramène dans la voie, elle qui m'y dirige. Sans elle je m'en détourne, j'erre à l'aventure, et je m'éloigne du port du salut.

O bon Jésus ! je ne vous demande rien autre chose en ce monde que d'être parfaitement attaché avec vous sur la croix. Oui, mon bien-aimé Seigneur, je refuse de vivre plus longtemps s'il ne m'est point donné de mourir avec vous. Donnez la mort à mon corps ou bien imprimez votre mort dans mon coeur. Hélas ! pourquoi suis-je né si je ne puis embrasser mon Sauveur sur la croix et me reposer dans ses blessures sacrées? J'aime mieux pour le temps présent être crucifié avec vous , que d'abonder de délices en votre société. Ce que je veux, c'est votre Passion bienheureuse ; je la demande, je la désire de toute l'ardeur dont je suis capable; pour elle je renonce à tout, je m'abandonne moi-même; qu'elle soit elle-même mon âme, mon corps et toute ma consolation; car votre sang me remplit d'ivresse, vos afflictions ont fendu mon coeur.

Vous avez fait pour moi, ô mon Seigneur, le ciel, le soleil , la lune , les étoiles , le feu , l'air et l'eau , la terre, les oiseaux , les poissons, les quadrupèdes et les reptiles , les arbres et les fleurs , les herbes et les plantes qui servent à notre nourriture, l'or et l'argent,

 

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tous les métaux, les couleurs diverses et les pierres précieuses. Mais qui a demandé ces choses à votre main puissante? Vous nous avez donné tout cela sans aucune demande, sans aucune supplication de notre part ; mais durant tout le jour j'afflige mon âme par la demande réitérée que je fais de votre mort , et c'est à peine si je puis en obtenir un léger écoulement. Sachez donc, ô Jésus mon Seigneur, sachez que tout ce qui est en ce monde n'est que misère à mes yeux; je vous abandonne tout pour votre mort, pour vos blessures. Ce sont ces plaies sacrées qui élèvent mon coeur au -dessus du ciel ; elles qui jettent dans mon intelligence une lumière et une splendeur au-dessus de l'éclat des astres ; elles qui allument en ma volonté une ardeur plus brûlante que le feu; elles qui donnent à mes paroles une fécondité plus productive que celle de l'air; elles qui rendent mon âme plus pénétrable que l'eau ; elles qui me procurent une stabilité véritable ; elles qui nourrissent et entretiennent mon amour. Elles sont pour moi plus utiles que les oiseaux , les poissons et tout ce qui est animé sur la terre ; plus suaves que les fruits les plus délicieux, plus agréables que les arbres et les fleurs , d'un plus grand prix que l'argent, l'or et les pierres précieuses; ou plutôt tout cela n'est que vanité mis en rapport avec votre sainte Passion. C'est elle que je veux, ô Jésus mon Seigneur, elle que je désire et que je vous conjure de m'accorder pour épouse. Je ne vous demande pas la beauté des cieux, mais votre ignominie; je ne soupire point après les délices du monde,

 

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mais après vos angoisses. O Jésus, accordez-moi donc sans retard celle qui est l'objet de mes voeux. Je ne veux point faire de fiançailles avec elle, je veux me lier de suite par un mariage véritable. Qu'elle me donne sa parole comme je lui donne la mienne , ô Seigneur, et notre union est parfaite. Que vos blessures pénètrent mon coeur, qu'elles pénètrent mon âme, et notre union est irrévocable.

Mais qui suis-je, ô mon Jésus, pour oser demander pour épouse celle que vous accordez seulement à vos amis les plus intimes, à ceux que vous chérissez par-dessus tous les autres, comme un gage parfait de votre tendresse ? Je ne suis que vanité, je ne suis qu'une boue immonde, je le sais; cependant je veux espérer en votre immense miséricorde. Je n'ai pas assurément la pureté et l'innocence de votre Mère, pour avoir droit de compatir à vos peines d'une manière digne de vous; mais j'ai la méchanceté du larron , et je mérite d'être crucifié avec lui à votre côté. J'éprouve, ô mon Seigneur, un désir plus ardent de monter pendant cette vie en votre société et avec le larron, sur la croix, que d'avoir part avec Pierre , Jacques et Jean à votre transfiguration sur la montagne. C'est pour mon âme un plus sensible bonheur de vous considérer couvert de crachats, que brillant de gloire. Si je ne suis point semblable au voile auguste du temple pour me sentir déchiré à votre mort, au moins verrez-vous en moi un sépulcre plein d'immondices qui doit s'entr'ouvrir alors que votre côté est transpercé. Que cherchez-vous

 

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donc de plus en moi, ô très-doux Jésus? Si à votre mort les rochers se sont fendus , je suis plus dur que les rochers ; si la terre a été ébranlée , je suis plus terrestre que tout ce qui existe. Quelle iniquité me t'ait donc défaut , pour que je n'aie point un profond besoin de votre mort ! Si je ne suis point un homme céleste dans la compassion que je vous dois , et si je ne puis m'éclipser avec le soleil, ma demeure au moins est aux enfers, et pendant les trois jours de votre sépulture c'est là que j'attends votre visite. Non, Seigneur; non, Jésus, que mon iniquité ne vous empêche pas de me donner indissolublement cette glorieuse épouse, votre Passion ignominieuse, et de l'unir à l'ardeur dévorante qui me consume. Elle est la plus belle de toutes les épouses, c'est-à-dire la plus excellente de vos grâces. C'est en elle que se trouvent le culte suprême de Dieu, la bonté souveraine du Seigneur, l'effusion sans limites de la Divinité sur nous. Elle est la sagesse et la prudence qui ont renversé le superbe, la force qui arrache les âmes aux enfers et les transporte dans la gloire, la puissance qui apaise le ciel et nous donne Dieu lui-même; elle est l'humble violette que les pénitents et les confesseurs embrassent, la splendeur du lis qui réjouit les vierges et les innocents, la rose empourprée qui embrase la charité des martyrs ; car en elle se rencontre l'humilité la plus profonde, la virginité la plus innocente, la charité la plus excellente et la plus élevée. Les anges admirent l'éclat de sa pourpre , les morts se réveillent à l'odeur ineffable de ses parfums,

 

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les infirmes reçoivent la santé à la douceur de son contact, et sa délicieuse saveur entretient et conserve la vie de ceux qui sont parfaits.

Telle est, ô enfants de Jérusalem, telle est mon épouse , ma bien-aimée, la désirée de mon âme. Elle a vaincu en moi le démon , mon ennemi ; elle me rend étranger au monde, elle châtie ma chair avec vigueur. Loin donc de moi de chercher ma gloire ailleurs que dans la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui le monde est crucifié pour moi , et moi pour le monde. C'est pour moi assurément un grand sujet de gloire, ô Jésus mon Seigneur, que vous ayez créé le ciel, les astres et les autres créatures terrestres à cause de moi ; mais de quelle gloire plus incomparable vous me comblez en daignant pour moi vous faire mortel ! C'est pour moi un honneur singulier d'avoir été créé à votre image et à votre ressemblance ; mais quel honneur plus brillant de vous avoir vu pour moi prendre la forme d'un esclave et devenir semblable à votre créature ! Je me glorifie d'être environné et sustenté de vos bienfaits; mais combien plus dois-je me glorifier lorsque pour moi vous endurez la faim et la soif, vous vous arrêtez accablé de fatigue auprès de la fontaine, et que vous embrassez toutes sortes de privations et de peines ! Je me glorifie en voyant, par vos soins, toutes les créatures terrestres soumises à ma puissance; mais quelle gloire plus éclatante de voir le Seigneur de toutes choses soumis pour sa créature à une pauvre femme et à un ouvrier! Je me glorifie de la gloire

 

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qui m'attend dans les cieux , si je persévère dans votre amitié; mais quel motif plus puissant de me glorifier de ce que pour moi, le plus pervers de ses ennemis, mon Seigneur a été outragé, conspué et couvert d'opprobres sur la terre ! Je me glorifie des richesses que vous me préparez dans votre royaume si je suis trouvé juste , et pour un pécheur vous avez été sur la croix dans la détresse la plus profonde ; on ne vous a offert que le fiel et le vinaigre pour calmer votre soif; vous avez été dépouillé de vos vêtements, pour reposer votre tête, vous n'avez eu qu'une couronne d'épines : pour moi quel sujet de gloire plus admirable ! Je me glorifie des délices ineffables dont je serai enivré avec abondance dans le ciel si je persévère dans votre grâce ; combien plus puis-je me glorifier des angoisses et des douleurs indicibles que vous endurez, de la mort déshonorante que vous subissez sur le Calvaire pour celui qui vous a méprisé, pour celui qui n'est qu'une fange impure et repoussante! Je me glorifie en pensant que, si sur cette terre je mène la vie des anges, un jour je prendrai place dans la société de ces Esprits bienheureux; mais de quelle gloire sans comparaison plus grande me vois-je environné lorsque je considère que, pour moi dont la vie a été toute diabolique, mon Sauveur a été crucifié ici-bas avec des voleurs, associé aux scélérats et rangé parmi les hommes d'iniquité !

Loin de moi de me glorifier autrement que dans la croix de Jésus-Christ (1) ! Où dois-je, en effet,

 

1 Gal.

 

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chercher ma gloire , si ce n'est dans le souverain honneur de mon Dieu, dans sa charité sans limites, et dans sa miséricorde infinie pour moi? Et toutes ces choses, je les trouve avec plénitude dans la croix. Loin donc de moi de me glorifier autrement que dans la croix de Jésus-Christ! Si la mort des saints est précieuse devant le Seigneur parce qu'ils souffrent et meurent pour lui , combien plus doit être glorieuse en notre présence la mort de Jésus-Christ Notre-Seigneur, puisque c'est pour nous qu'il souffre, pour nous qu'il meurt? C'est donc dans la croix de Jésus-Christ qu'il faut nous glorifier.

Mais hélas ! hélas ! écoutez de nouveau Jésus, qui s'écrie : « Vous avez éloigné de moi tous ceux qui me connaissent, et ils m'ont en abomination. Vous avez éloigné de moi mes amis et mes proches , et ma misère a rempli d'effroi ceux qui m'étaient chers. Ceux qui m'ont vu en cet état se sont enfuis loin de moi. Tout moyen d'échapper a disparu, et il n'est personne qui s'inquiète de me venir en aide. Je suis devenu comme un étranger pour mes frères, et pour les enfants de ma mère comme un homme qui vient d'une terre inconnue. J'ai attendu que quelqu'un s'attristât avec moi, et nul ne l'a fait; que quelqu'un me consolât , et je n'ai trouvé personne (1). »

Gardez-vous, mes bien-aimés frères, gardez-vous de prendre la fuite et de laisser Jésus seul, crucifié au milieu des voleurs. Revenez, je vous en conjure: allons et mourons avec lui. Tous se sont enfuis, et

 

1 Ps. 69-30

 

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Marie seule, notre reine, est demeurée avec lui. Revenons avec Jean, associons-nous à notre souveraine et demeurons avec elle au pied de la croix. Si Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine s'unissent à la Vierge, mère de Jésus, il nous est bien permis à nous aussi de partager la société de la mère et du disciple. Je crois du fond de mon coeur que nous nous entendrons adresser avec Jean ces paroles : Voilà votre mère; et qu'à Marie le Seigneur dira : Voilà vos enfants. Demeurons, ô mes bien-aimés, demeurons avec la Mère si nous voulons posséder et le Fils et la Mère, car on ne saurait obtenir l'un sans l'autre en même temps. Montons avec eux à l'arbre saint, et saisissons-en les fruits : sur cet arbre avec le fils est suspendu le coeur de la mère. Qu'aucun ne cherche à s'excuser, quelle que soit sa condition , car il n'est personne qui ne trouve là un fruit délicieux et une nourriture pleine de vie. Si vous êtes pécheur, vous apprendrez au spectacle de cette Passion sanglante et ignominieuse à détester le péché, à l'avoir en horreur, car c'est pour nos péchés que le Seigneur est mort. Si vous entrez dans la voie du salut et dans les travaux de la pénitence, vous avez tin modèle parfait des rigueurs que vous devez exercer et des satisfactions que vous devez vous imposer pour vos fautes passées. Si déjà vous avez fait des progrès dans les sentiers du bien, considérez avec attention cette sainte Passion pour la méditer, et vous avancerez encore plus. Si vous êtes parfait , appliquez-vous à une tendre compassion pour

 

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Jésus et sa Mère, et efforcez-vous de vous transformer tout entier en votre Sauveur crucifié. Enfin , si vous êtes consommé en justice , alors cherchez dans la croix du Seigneur le sujet d'une admiration profonde pour la charité et la miséricorde de Dieu envers l'homme. Que personne n'allègue donc de faux prétextes, puisque chacun peut puiser ici sa nourriture, chacun peut y trouver un port assuré, une demeure et le centre de toutes ses affections. Cherchez donc avec un désir enflammé dans les cinq plaies du Seigneur ces cinq états que nous venons d'énumérer; faites-en l'objet de vos soins empressés et de la sollicitude de vos coeurs. Daigne vous l'accorder ce Jésus crucifié, qui est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

 

LIVRE II.

 

CHAPITRE PREMIER. Comment l'homme peut s'avancer dans la perfection, et devenir de plus en plus agréable à Dieu.

 

L'homme désireux de croître de plus en plus dans la perfection et de se rendre plus digne des regards du Seigneur, doit s'efforcer de posséder les dix qualités que nous allons énumérer.

Premièrement , qu'il s'applique à se regarder, autant qu'il est en lui , comme le dernier des hommes et comme indigne de tout bienfait de la part de Dieu. Qu'il soit à lui-même un objet de dégoût , et ne soit ambitieux de plaire qu'à Dieu seul. Qu'il désire être réputé par les autres , non un homme humble , mais un homme méprisable. Il reconnaîtra surtout la miséricorde suprême en ce qu'étant une vile fange , le plus infidèle des hommes , le plus prompt à outrager la majesté infinie de Dieu, ce Dieu a daigné l'admettre au nombre de ses serviteurs, et, ce qui est plus encore, l'adopter pour enfant ; car ne vous imaginez pas faire quelque chose de grand lorsque vous servez Dieu. Ce qui est véritablement grand , c'est que le Seigneur

 

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veuille bien souffrir à sa suite un serviteur aussi in-capable , aussi misérable.

Secondement , que rien ne l'attriste , si ce n'est le péché ou ce qui peut porter au péché et détourner du bien. Et même qu'il se réjouisse de toute tribulation, de toute injure et de toute affliction. Qu'il aime du fond du coeur ceux qui lui en procurent , et qu'il adresse à Dieu des prières spéciales en leur faveur. Qu'il prenne de là sujet de rendre de grandes actions de grâces au Seigneur, et se reconnaisse impuissant à le remercier d'un pareil bienfait ; car le Seigneur reprend et châtie ceux qu'il aime , et les tribulations nous forcent à nous approcher de Dieu.

Troisièmement, qu'il aime à cause de Jésus-Christ la pauvreté et toute espèce de détresse; qu'il ne cherche des choses temporelles que le strict nécessaire , et ne les désire en aucune façon; mais que son étude soit de se conformer à Jésus , son chef, dans la pauvreté et le manque de toute consolation corporelle. Ce doit être pour lui le comble du bonheur, que le Roi des rois, le Dominateur des dominateurs, Jésus-Christ , veuille bien revêtir un serviteur aussi indigne de ses vêtements et de ses parures, et s'assimiler une boue immonde. Ainsi, plus il est riche et dans l'abondance des consolations terrestres , plus il doit s'attrister avec amertume et du fond de son coeur, en se voyant si peu semblable à son Sauveur.

Quatrièmement , dans les choses bonnes ou indifférentes il doit s'appliquer à faire plutôt la volonté des autres que la sienne ; bien plus, dans les actes extérieurs

 

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il doit s'étudier à faire abnégation de sou propre sentiment , recherchant avec tout le soin possible à accomplir, dans ce qui est permis , le bon plaisir de ses frères. Mais sil doit agir ainsi envers tout le monde, à plus forte raison doit-il obéir aux volontés de ses supérieurs, et embrasser de tout son coeur et de toutes ses forces tout ce qu'ils lui commanderont et lui déclareront être juste et permis. Si donc ils lui intiment quelque ordre , il doit de tout son pouvoir et avec une soumission sincère se soumettre à leur désir.

Cinquièmement , qu'il ne méprise point le pauvre, quelle que soit sa misère , mais plutôt qu'il soit envers tous les indigents plein d'une affection toute maternelle. Qu'il ait pour eux la compassion véritable d'une mère pour un fils unique et bien-aimé; qu'il regarde toutes leurs misères comme si elles lui étaient propres, et qu'il s'efforce, s'il le peut, de leur venir en aide comme à lui-même. Mais , en prenant part à leurs peines et en les servant avec la tendresse d'une mère ,qu'il n'oublie pas cependant de les respecter comme ses pères et ses seigneurs.

Sixièmement , qu'il ne juge personne coupable de péché , alors qu'il ignore ce que la divine grâce opère dans chaque âme. Si cependant , par quelques signes évidents , il reconnaît le péché en quelqu'un de ses frères , alors qu'il s'attriste plus de ce péché que si son propre corps se trouvait transpercé de mille blessures. Qu'il se rappelle aussi qu'une âme , même blessée mortellement , est plus précieuse que ne le sont tous les corps terrestres et célestes en tant que corps. Et

 

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comme je veux aimer et conserver mon corps , ainsi dois-je garder avec beaucoup plus de soin l'âme du prochain, et m'efforcer de l'arracher au péché par mes prières , mes exhortations et mes bons exemples.

Septièmement , qu'il aime le bien du prochain comme le sien propre ; et comme une mère se réjouit du bien de son fils , qu'il se réjouisse de même du bien de tous les hommes , surtout de leur bien spirituel et de ce qui peut y conduire. Il doit procurer et étendre le bien des autres comme s'il travaillait pour lui-même , croire du prochain des choses toujours plus avantageuses et plus considérables qu'il ne saurait en découvrir. Pour ce qui est de leur bien temporel , il doit également en concevoir une grande joie.

Huitièmement , qu'il n'aime rien que Dieu ou à cause de Dieu , et que son amour ne s'étende à rien en dehors de Dieu , en sorte qu'en toute chose le Seigneur seul soit aimé sincèrement et sans alliance d'aucune créature. Qu'il ne se laisse entraîner ni par la sainteté de ses frères ni par la grandeur de leurs bienfaits; qu'il n'ait pour personne une affection particulière, mais qu'il aime tous les hommes d'un amour commun , de façon que sa charité , les lui faisant tous considérer en Dieu , le porte à chérir davantage celui qui est le plus vertueux. Il peut cependant reconnaître les bienfaits par des bienfaits , et offrir à Dieu des prières spéciales pour le salut de ses bienfaiteurs , de ses proches , et surtout de son père et de sa mère.

Neuvièmement , quoi qu'il fasse et en tonte affaire,

 

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que Dieu soit toujours vivant en son coeur; que toujours, soit actuellement, soit habituellement, il ne se propose rien autre chose que son honneur; qu'il s'efforce principalement de considérer ce Dieu présent en tous lieux , comme s'il le voyait de ses yeux et en sa propre essence ; et qu'ainsi il le craigne , le révère et s'élance vers lui avec un amour sans limites ; qu'il jouisse de lui autant qu'il est possible en cette vie et ne se repose qu'en lui seul.

Dixièmement, s'il lui est donné d'arriver à tout ce que nous venons d'énoncer, qu'il reconnaisse en cela une insigne faveur de Dieu. Cependant il devra , autant qu'il le pourra , se souvenir aussi des autres bienfaits innombrables du Seigneur, et surtout qu'il l'a créé à son image , qu'il s'est revêtu de sa nature , livré à la mort pour lui et donné à lui pour être sa nourriture sur la terre , sa gloire et sa récompense dans le ciel. Mais, parce qu'il ne le possède pas encore comme sa récompense , que pendant sa vie il le contemple sur la croix et compatisse à ses peines , comme si son propre coeur était déchiré par les blessures du Sauveur. Qu'il s'attriste surtout en voyant qu'un bienfait si immense devient inutile pour un si grand nombre. Enfin qu'il considère que sur l'autel ce même Sauveur lui est offert comme un aliment céleste et un breuvage plein d'une suavité délicieuse , et qu'alors pénétré de la joie la plus vive, il s'écrie :

O Jésus, mon Seigneur, qui êtes le pain de vie, daignez me nourrir de vous de telle sorte qu'à l'avenir je n'aie faim d'aucune chose du dehors ; daignez

 

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m'enivrer de vous de façon à m'ôter le goût de tout le reste. Seigneur, tenez et possédez mon âme , de peur que , l'ombre de la terre venant à l'environner, elle ne soit séparée de vous , le soleil de justice.

Qu'il témoigne aussi à la Mère de Jésus toute la révérence possible et qu'il dise :

Jésus, Seigneur bien-aimé , daignez m'accorder la grâce, à moi pauvre pécheur, d'avoir pour votre Mère le respect qui lui est dû. Et vous , Reine pleine de clémence , obtenez-moi d'être toujours enchaîné au service de Jésus et au vôtre , de vous obéir en tout temps avec un esprit pur, et de me tenir perpétuellement en présence de votre charité avec un coeur et un corps entièrement soumis. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE II. Combien l'homme doit s'exciter à l'amour de Dieu, et combien il peut en embraser son coeur.

 

Comme le coeur de l'homme contemplatif ne cesse jamais ou ne doit jamais cesser de rechercher comment il peut s'embraser de plus en plus en l'amour de son Créateur, je me suis proposé d'indiquer, comme en balbutiant , quelques moyens d'y arriver.

Il faut d'abord reconnaître , ô homme , que rien n'est propre à allumer en vous l'amour du Seigneur comme la multitude infinie des bienfaits dont il vous

 

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a comblé. En effet , dès lors que vous vous rappelez combien il s'est montré libéral et généreux en répandant en vous ses dons ineffables , vous reconnaissez qu'il vous a aimé jusqu'à l'excès. Mais qu'y a-t-il de plus puissant à éveiller et à exciter l'amour, que de se voir aimé et affectionné? Les hommes les plus barbares cèdent à ce sentiment , car ils aiment ceux qui les aiment , bien qu'à l'instigation de l'antique serpent ils négligent de remplir ce devoir envers leur Créateur. Imaginez tout ce que vous voudrez, partout vous trouverez une cause abondante d'amour envers celui qui vous donna la vie.

Approchez-vous donc de lui de cette manière : représentez-vous en la présence de votre Seigneur. Ici ce n'est point une fiction , mais la simple vérité , car il est partout où vous vous trouvez aussi bien que dans la splendeur des cieux. Pensez que vous êtes à lui et non à vous, et ne doutez pas le moins du monde que vous ne puissiez obtenir de lui tout ce que vous lui demanderez d'avantageux à votre salut , et non pour votre perte. Tout cela assurément est de nature à enflammer votre amour. Comment l'aimez-vous , celui à qui vous appartenez , celui qui est prêt à satisfaire à toutes vos demandes? Celui qui vous accorde quelque bienfait , n'a-t-il pas une large part dans vos affections? Mais celui qui vous donne toute chose, qui se donne lui-même à vous , ne l'aimerez-vous pas davantage? Si vous avez de l'amour pour vous-même, comment rie pas aimer celui qui vous a donné la vie? Vous aviez causé votre ruine , vous la causez encore ;

 

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vous êtes plein d'amour pour vous, et vous n'aimez pas celui qui a réparé cette ruine , celui qui vous a réédifié et vous conserve ! Dites donc au Seigneur : Je suis votre créature, ô mon Dieu, et vous ne pouvez pas vous refuser à mon coeur.

Mais avant d'aller plus loin , méditez bien ce que vous venez de dire et enflammez-vous d'amour. Qui pourrait, en effet, se contenir, et oubliant aussitôt toute chose , ne pas se précipiter en Dieu tout entier et sans réserve, en pensant que son Seigneur, le bien souverain , la félicité des Anges, la récompense des bienheureux , ne saurait se refuser à un homme faible et corruptible, à une créature dont la misère est inénarrable; que quelque misérable et pécheur que soit cet homme , s'il se convertit à son Dieu et lui demande quelque chose, il l'obtiendra, et que même ce Dieu se montre désireux de le voir lui adresser ses demandes et d'y répondre par des largesses , puisqu'il a dit : Demandez et vous recevrez (1) ? Je ne sais en vérité comment nous nous fatiguons autant, comment chaque jour nous nous tourmentons pour des riens, alors qu'il est en notre pouvoir de posséder le Créateur de toutes choses. Pourquoi donc nous épuiser davantage? Pourquoi ces vaines recherches? Je puis avoir en ma possession avec autant de facilité le bien suprême, et je me consumerais à la poursuite d'objets pleins de misères !

O Seigneur, mon Dieu , que faisons-nous? N'est-ce pas vous injurier que d'agir ainsi alors que vous vous

 

1 Matth., 7.

 

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donnez si libéralement à nous? Si nous vous possédons, vous n'en retirez aucun avantage, et cependant vous avez pour nous un tel amour que vous déclarez prendre vos délices à demeurer avec nous. Pourquoi nous aimez-vous à tel point que vous vous donniez bien plus volontiers vous-même que tout autre objet que nous pourrions vous demander? Oui, c'en est fait, à l'avenir je ne cherche plus d'autre possession , puisque je puis par une prière convenable obtenir celle de mon Dieu. Je m'ornerai de perles précieuses, je l'introduirai dans le plus secret de mon coeur, et c'est là que désormais je prendrai mon repos avec lui. Je le sais bien; il ne demande et ne cherche rien autre chose. Il désire visiter mon âme et s'y établir. Il y a longtemps qu'il a frappé à la porte; aussi éprouvai-je une douleur profonde d'avoir été tant de jours dans la misère et privé d'un bien semblable.

Dites donc au Seigneur : Je sais que vous m'aimez plus que je ne m'aime moi-même; je ne m'inquiéterai plus de moi dans la suite; mais je m'attacherai à goûter vos délices, et vous, vous prendrez soin de moi. Je ne puis m'occuper de vous et de moi en même temps ; nous changerons donc de rôle : vous veillerez sur moi et sur ma misère afin de la soulager, et moi je dirigerai toutes mes pensées sur votre charité afin d'y puiser le bonheur. Il est bien vrai qu'avec vous j'ai tout à gagner, et que vous n'avez rien à retirer de moi ; cependant je sais que vous habitez bien plus volontiers avec moi , que moi avec vous; qu'il vous est plus agréable de pourvoir à ma conservation et de

 

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m'enrichir de vus bienfaits, qu'à moi de goûter votre miséricorde. D'où vient donc cela? Assurément, c'est que j'ai de la haine pour moi-même , et que vous, au contraire , vous êtes plein d'amour pour moi. Mais, ô Seigneur, si je voulais passer en revue toutes les preuves de votre tendresse, mes forces me feraient défaut. Quand même je parlerais la langue des hommes et des Anges, je ne pourrais énumérer ni les biens de la fortune, ni les biens de la grâce, ni les biens de la gloire dont vous vous êtes montré prodigue envers moi. Je tairai donc ces biens , ô Père éternel, et je garderai mes forces afin de parler de votre Fils.

O mon Dieu, combien grand a été .votre amour pour l'homme! Vous l'avez tellement aimé que vous avez voulu que l'homme fût Dieu , et que Dieu portât le nom de l'homme. Que dirai-je de la portion la plus faible de l'humanité? C'est d'elle que vous avez voulu que votre Fils prît naissance, et qu'ainsi le Fils unique et véritable du Seigneur s'appelât et fût le Fils de la Vierge. Ce n'est point aux Anges que vous avez donné une telle preuve d'amour ; car ce n'est point des Anges, mais de la race d'Abraham que notre Dieu s'est fait le Sauveur. Assurément, c'est une chose étonnante que les coeurs des enfants des hommes ne se fondent point de l'ardeur de votre amour. Que nous devait le Seigneur lorsque nous avons eu péché , sinon de nous précipiter au fond de l'abîme, et de créer à l'instant, si telle était sa volonté, une créature plus noble pour occuper notre place ? Quelle a été la charité de Dieu d'avoir, après notre chute , daigné

 

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nous chercher avec tant de bénignité, et nous élever, après notre offense , plus que nous ne l'étions auparavant? Quoi donc ! notre faute aurait-elle été un mérite à la gloire? Non , sans doute; mais, afin qu'à l'avenir nous ne pussions plus vous fuir, vous avez voulu vous unir d'une manière inséparable la nature humaine. Que votre charité, ô mon Dieu, est admirable, cette charité qui embrasse et exalte ceux qui n'ont eu pour vous que de la haine ! Si donc vous nous avez tant aimés, vous l'Etre par excellence, alors que nous ne sommes que néant, comment, malheureux! n'aurions-nous aucun sentiment d'amour pour vous, Seigneur, le bien suprême? O coeur accoutumé à méditer ces choses , comment ne te sens-tu pas défaillir d'amour au contact d'une charité si excellente? Quel a été le dessein de Dieu en cela , sinon de nous enivrer de son amour? Combien est grande la bénignité de notre Créateur, lorsqu'il désire si ardemment nous enchaîner à lui par le lien de l'amour? Comment le coeur de l'homme peut-il avoir d’autres pensées? Pour nous exalter, ô mon Dieu , vous avez voulu naître petit enfant; pour rendre célestes ceux que le péché avait rendus des animaux immondes, vous avez daigné être placé dans une crèche au milieu de vils animaux. O admirable effusion de la bonté divine! ô détestable aveuglement de nos yeux? ô glace de nos coeurs , pourquoi ne te fonds-tu pas en présence d'un tel brasier? Hélas ! je ne sais plus par quelle voie le Seigneur viendra à notre recherche , s'il ne réussit point à se mettre en

 

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possession de nous par de pareils moyens. Mais que dirai-je encore? Jésus-Christ, le refuge des exilés, a voulu fuir en Egypte. Quoi donc! Seigneur, vous qui êtes présent en tous lieux , aviez-vous besoin de prendre la fuite? Non , sans doute , puisque tous vos ennemis étaient en votre pouvoir; mais vous avez agi ainsi afin de me montrer votre amour en souffrant pour moi, afin de m'offrir au milieu des persécutions un refuge en vous. O mon Dieu, je le vois, vous êtes tout entier à moi , et vous voulez me posséder tout entier. Qu'ai-je besoin de m'étendre davantage? Je passe sous silence le reste des jours de votre vie mortelle , ô Dieu tout rempli de charité, et je me hâte d'arriver aux soufflets , d'arriver aux crachats du Calvaire.

Assurément le coeur de l'homme est impuissant à comprendre cette marque d'amour. Quand vous n'auriez rien fait, quand vous ne devriez rien faire autre chose pour moi que d'avoir voulu, vous, Dieu éternel, souffrir de tels opprobres dans ma nature , ce devrait être assez pour m'enflammer tout entier de votre amour. En effet, qu'y a-t-il de plus auguste que Dieu? Qu'y a-t-il de plus vil que le pécheur? Et cependant, vous , mon Dieu , vous avez voulu être conspué, couvert d'opprobres pour les pécheurs et par les pécheurs. O mon Seigneur, quoi! vous avez souffert de telles ignominies de la part d'une créature qu'il était en votre pouvoir de détruire à l'instant, et lorsque vos ennemis vous disaient possédé du démon , vous répondiez avec mansuétude ! O charité suprême !

 

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vous vous manifestiez véritablement alors que , pour nous , vous consentiez à entendre de telles injures d'hommes vraiment possédés du démon ! Quel intérêt si grand nous portiez-vous donc pour vous soumettre ainsi à toutes sortes d'opprobres? Mais c'était votre amour excessif qui vous faisait tout endurer sans vous plaindre. O coeur plus dur que la pierre, coeur que je n'appellerai point un coeur, pourquoi ne t'enflammes-tu pas d'amour? La pierre se dissout au contact de la chaleur et se change en métal , et toi , en présence d'un si grand embrasement, tu demeures immuable. Plût à Dieu que tu fusses véritablement de pierre, et non pas de chair ! Qu'y a-t-il de plus étonnant que de voir un coeur formé de chair plus dur et plus insensible que la pierre? Cependant le Seigneur n'avait-il pas dit qu'il nous enlèverait notre coeur de pierre , et qu'il mettrait à la place un coeur de chair ? Mais puisque la pierre se soumet plus facilement à un changement que la chair, qu'il nous rende donc notre coeur de pierre et qu'il enlève celui qui est formé de chair. Je le dis à notre honte. O coeur plein de perversité ! coeur plein de néant et d'infidélité , pourquoi as-tu pour toi même une haine semblable? pourquoi te déchires-tu et te dévores-tu toi-même? pourquoi n'as-tu point d'amour pour celui qui t'aime si fortement? O coeur vraiment barbare, pourquoi embrasses-tu la mort de préférence à la vie? pourquoi ne reçois-tu point celui qui te recherche? O rochers , créatures insensibles , changez la folie de mon coeur.

Assurément, ô Seigneur Jésus! quand même vous

 

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seriez pour moi plein de haine, dès lors que vous seul êtes mon Dieu et mon refuge, mon protecteur et mon guide, je devrais vous aimer mais combien plus dois-je le faire alors que vous avez pour moi un tel amour, alors que, dans mon éloignement de vous , vous me poursuivez de vos bienfaits? Votre amour pour moi est tel que vous semblez, à cause de cet amour, avoir de la haine pour vous-même. En effet, vous le Juge suprême de tous les hommes, n'avez-vous pas voulu pour moi être mis en jugement et subir la mort la plus déshonorante et la plus cruelle? O mon Dieu! qu'avez-vous dû faire de plus pour moi? Si le dernier des hommes m'en avait fait autant je devrais l'aimer d'un amour impérissable, et je ne vous aimerai pas, vous mon Dieu ! Je ne dis pas que l'effusion de votre sang , effusion toute pleine de charité , devrait m'enivrer : votre vue seule devrait suffire à cela. Dès lors combien plus doit le faire votre Passion si douloureuse , si abondante d'ignominies?

Sans doute vous voulez me posséder tout entier, puisque vous vous donnez tout entier à moi. Qui, en effet, aurait pu demander à votre miséricorde un pareil bienfait, ô mon Seigneur? Pourquoi tant de sollicitude pour une créature aussi vile ! Ah ! votre bonté souveraine, votre immense charité entraînait votre coeur. Si vous aviez la volonté de nous racheter, il y avait d'autres moyens en votre puissance ; mais vous avez daigné agir de la sorte afin de nous embraser davantage de votre amour. O amour et désir

 

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de mon coeur ! ô délices et suavité de mon âme! ô brasier qui enflamme ma poitrine ! ô lumière et clarté de mes yeux ! ô symphonie pleine de douceur pour mes oreilles ! ô hostie d'agréable odeur à Dieu le Père! ô ruisseau de sang, breuvage délicieux pour mes lèvres ! ô ouverture toute d'amour du côté de Jésus! ô mon âme ! ô ma vie! ô entrailles de mon coeur, moëlle de mes os, animation de ma chair, force de mes sens, inspiration de mon intelligence et ma félicité ! pourquoi ne suis-je pas tout entier changé en votre amour? pourquoi trouvé-je autre chose en moi que l'amour? Comment puis-je penser et méditer autre chose? Qu'y a-t-il de plus doux que l'amour? Que désiré-je davantage? Pourquoi ne suis-je pas enchaîné par l'amour? Pourquoi n'en suis-je pas captif? Votre amour m'environne de toutes parts, et je ne sais ce que c'est que l'amour. Mais hélas ! pourquoi sans aucun motif demeuré-je ainsi insensible? pourquoi la vanité a-t-elle plus de puissance pour me séduire que vous, la vérité souveraine ! Pourquoi l'iniquité m'entraîne-t-elle avec plus de force que la bénignité de mon Sauveur? Pourquoi une boue immonde a-t-elle plus ébranlé mon coeur que l'amour sans mesure de mon Créateur et de mon Rédempteur?

Oh ! combien vous avez aimé l'homme, ô mon Dieu ! Non-seulement vous avez voulu souffrir pour lui sur la croix; mais vous l'avez visité aux enfers et ramené avec vous dans les cieux. Ne pouviez-vous, Seigneur, envoyer quelqu'un de vos anges en ces lieux, plutôt que de l'en retirer vous-même? Pourquoi

 

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voulez-vous en quelque lieu que vous le trouviez, vous associer à l'homme? Pourquoi voulez-vous toujours habiter avec l'homme? Pouvez-vous trouver en lui autre chose que la bassesse et la perversité? Pourquoi l'aimez-vous ainsi sans mesure?

Après votre résurrection vous avez encore daigné apparaître à l'homme pendant quarante jours ; et après avoir été glorifié, vous avez mangé avec lui, vous lui avez donné votre paix, vous avez offert vos blessures pour être touchées de ses mains. Mais, Seigneur, n'était-ce point assez d'avoir été crucifié pour l'homme, sans l'arracher vous-même des profondeurs de l'enfer, des ténèbres des limbes? Il semble que votre amour pour les hommes soit tel qu'il n'est point en votre pouvoir de vous passer de leur société. Ignoriez-vous qu'un bienfait si merveilleux nous avait trouvés ingrats? Ceux mêmes qui vous étaient le plus attachés ont été incrédules. Comment donc après cela avez-vous pu abaisser sur nous vos regards? O très-doux Jésus, combien est admirable cette charité qui fait que vous ne pouvez vous séparer de l'homme! A la veille de monter à la droite de votre Père, n'avez-vous pas donné à l'homme la puissance de vous posséder à sa volonté sur l'autel? Ou plutôt, cette puissance, vous la lui avez accordée au moment de votre mort afin de lui enlever la crainte de vous perdre. Pourquoi cette faveur, puisque vous deviez lui envoyer l'Esprit-Saint? Pourquoi voulez-vous demeurer sans cesse avec l'homme? Mais ce n'a pas été assez : vous avec encore voulu nous incorporer

 

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totalement à votre corps et nous abreuver de votre sang , afin qu'ainsi enivrés de votre amour, nous n'eussions plus avec vous qu'un coeur et qu'une âme. Car, que faites-vous autre chose en nous donnant à boire votre sang , qui est le siége de votre âme, que de former entre notre âme et la vôtre un lien indissoluble? C'est assurément ce que vous vous proposez ; c'est ce que vous désirez, ô mon Dieu ; c'est pour nous le procurer, ô mon Seigneur et mon Rédempteur, que vous êtes demeuré si longtemps sur la terre, et que vous avez été dans les peines et les fatigues dès votre enfance. Daignez donc nous l'accorder, vous qui vivez et régnez dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE III. Comment l'homme doit donner sans réserve son coeur à Dieu.

 

O Jésus, mon Seigneur ! vous vous êtes donné à moi , et vous me demandez mon coeur. Mais qu'est-ce que cela, ô mon Seigneur, pour vous qui êtes si bon? Quand j'aurais un coeur qui surpasserait en grandeur les coeurs réunis de tous les enfants des hommes , en capacité tous les esprits des anges, et, pour parler humainement , quand même dans son étendue, il contiendrait ou pourrait contenir plus d'objets spirituels et corporels que le séjour du ciel, je devrais

 

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vous le donner tout entier et sans réserve; et pour un maître aussi grand, ce serait un faible don on plutôt un néant. Combien plus dois-je mettre d'empressement à vous donner et à placer totalement entre 'vos mains cette faible étincelle de mon cœur! C'est pour moi le bonheur suprême, que vous daigniez accepter ce coeur. Ne serais-je pas un insensé si , dans la suite, je l'unissais à quelque créature, puisque mon Dieu veut le posséder? Je ne veux même pas qu'il demeure en mon pouvoir ; je veux qu'il se repose totalement en vous qui l'avez créé, afin de célébrer vos louanges. Il est , en effet , sans comparaison meilleur pour lui de faire son séjour en l'éternelle félicité, la divine majesté et l'infinie charité, que dans ma propre fragilité. Pour lui il est meilleur d'habiter en votre Divinité qu'au milieu de mon iniquité.

Si donc vous désirez arriver là au moyen de la contemplation, ô homme, faites-en l'objet de vos soupirs continuels et ne cessez point de le demander par vos supplications. Le Seigneur répondra aux désirs de votre âme, et votre volonté ne sera pas trompée dans ses espérances. Il élèvera votre esprit en le prévenant des bénédictions de sa tendresse, et il l'environnera de sa céleste présence comme d'une couronne de diamants précieux. Mais personne ne saurait trouver Dieu parfaitement, s'il n'a pour soi-même une haine profonde.

 

CHAPITRE IV. Comment l'homme doit diriger ses pensées sers Dieu, de façon à le posséder toujours en son coeur.

 

Voulez-vous connaître, ô homme, comment, il vous faut diriger votre pensée vers Dieu ? Souvenez-vous sans cesse que vous êtes en sa présence , et tenez vos regards en tout temps fixés vers lui. Appliquez-vous à tourner continuellement votre coeur vers Jésus-Christ immolé si douloureusement pour vous , et rappelez-vous que celui qui s'est soumis à de pareils tourments est votre Dieu. Vous n'oublierez pas non plus de vous reporter souvent avec empressement et respect vers la Mère de Jésus, la consolatrice de tant d'affligés; et toutes les fois que votre pensée s'élèvera jusqu'à elle, vous vous souviendrez qu'elle est la Mère de votre Dieu. Ainsi , quel que soit l'objet de vos pensées, vous aurez toujours votre Dieu en votre coeur, vous marcherez sans cesse en sa présence; et admirant sa grandeur, confessant sa miséricorde, vous vous replierez autant que vous le pourrez sur vous-même, et vous demeurerez tout étonné qu'il daigne abaisser ses regards sur une créature aussi immonde, et qu'il veuille bien vous souffrir même un instant devant lui.

Mais en agissant ainsi , n'oubliez pas de rendre

 

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grâces à Dieu de cette faveur et de toutes celles dont il vous a comblé. Et même pensez bien que c'est pour vous un bienfait considérable de pouvoir lui rendre grâces. Ce don que le Seigneur vous fait de demeurer sans cesse en sa présence, et tous les autres qu'il a bien voulu vous accorder, c'est pour vous un devoir de les conserver avec toute la vigilance possible, tout en soupirant avec une ardeur sans bornes après de plus grands encore. Mais si , à cause de votre misère ou de quelque occupation extérieure, vous remarquez que votre pensée s'éloigne de la présence de votre Seigneur, ou qu'elle se trouve empêchée, efforcez-vous de revenir avec un empressement inquiet au lieu d'où vous étiez parti , c'est-à-dire à cette présence bienheureuse, et sa lumière vous fera bientôt comprendre de quelle manière vous devez marcher devant lui.

Cependant ayez pour arrêté en votre esprit que, quoi qu'il en soit des autres, vous devez toujours vous réduire au néant autant qu'il est en votre pouvoir, vous réputer le dernier des pécheurs et demander grâce avec une humilité sincère pour vous et pour vos frères au Dieu en présence duquel vous avez établi votre demeure. Voici quelles pourront être vos réflexions sur ce point. Gardez-vous de vous imaginer que les autres pécheurs soient tellement éloignés de Dieu que souvent, sinon toujours, ils ne se tournent vers leur Seigneur en leur coeur. Croyez même qu'ils sont d'autant plus pénétrés de sa pensée qu'ils le reconnaissent avec une lumière plus abondante;

 

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qu'ils se tiennent devant lui avec le respect le plus profond ; qu'ils éprouvent une confusion extraordinaire de leurs fautes et s'en humilient singulièrement; qu'à la vue d'un bien si parfait ils conçoivent une affection plus vive et plus ardente que vous n'en eûtes jamais. Si de semblables pensées sont impossibles à votre coeur, vous devez vous regarder comme le plus superbe des hommes, et assurément il serait de la dernière inconvenance de peser la conscience de vos frères au poids d’un orgueil aussi étrange.

Et même ne jugez jamais ni ne méprisez un pécheur, quand même son crime serait public, car vous ignorez quelle sera sa fin. Le Seigneur est puissant à justifier l'impie et le coupable. En ce monde, c'est vous qu'il faut juger et non les autres ; et si vous ne pouvez agir de la sorte, tenez pour certain que c'est par votre orgueil, et non autrement, que vous l'emportez sur vos frères, et que c'est lui qui vous empêche de reconnaître votre perversité. Mais alors il doit vous être facile de vous considérer comme le dernier des pécheurs.

Votre pensée superbe vous dira peut-être : Comment puis-je porter des infidèles un jugement tel que je me croie inférieur à eux , puisqu'ils ne connaissent même pas le Seigneur ? Ecoute donc , orgueil aveugle : Ignores-tu que, si tu connais Dieu, si tu crois qu'il t'a racheté de son sang précieux, tu pèches plus grièvement en t'élevant contre lui dans ta superbe, que si tu avais ignoré toutes ces choses? Où le péché

 

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se commet avec plus de connaissance, n'y a-t-il pas un plus grand mépris? Et où le mépris est plus grand, le péché n'est-il pas plus criminel? N'exceptez donc personne , ô insensé, et reconnaissez pleinement votre misère en vous humiliant sans réserve.

Mais si alors cette pensée s'élevait en vous : « Je suis donc réprouvé de Dieu , » vous devez la rejeter sans retard , et ne lui permettre en aucune façon de séjourner en votre âme. Cependant concevez une crainte véritable, exaltez la miséricorde du Dieu très-haut, et établissez votre confiance en la croix de Jésus-Christ et la clémence de sa Mère. Oui , la miséricorde de notre Dieu est immense. Quand même en vous se trouveraient tous les péchés qui ont jamais été, tous les crimes qui seront commis à l'avenir, la miséricorde du Seigneur l'emporterait encore infiniment sur tout cela; et si vous recouriez à lui, sa tendresse sans bornes lui arracherait votre pardon.

Mais si vous sentez s'élever en vous le doute si vous êtes dans l'amour de Dieu ou non, assurément vous devez craindre; gardez-vous bien cependant d'incliner d'une manière arrêtée d'un côté ou d'un autre, agissez avec fidélité et ne cessez point d'espérer en la divine miséricorde. Si vous faites de la sorte, si dans votre pensée vous vous estimez un pécheur que la nuit environne de toutes parts, et si, gémissant amèrement de ténèbres si profondes, vous tournez humblement votre esprit vers la source de la charité, la lumière se lèvera au milieu de cette obscurité, la tendresse pleine de douceur de notre Dieu

 

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vous conduira à la contemplation des choses célestes, et là vous abonderez de délices et vous vous écrierez avec le Prophète : La nuit s'est changée en lumière et elle éclaire mes délices (1). Daigne nous accorder une telle grâce celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles.

 

CHAPITRE V. Comment l'homme s'anime à agir de plus en plus par une action pure.

 

Si vous considériez, ô homme, comment Dieu a voulu vous créer et vous former à son image; comment pour vous il a donné l'existence à tant de nobles créatures; comment, se faisant homme, il vous a racheté avec une charité ineffable ; comment , non content d'être votre nourriture dans le temps présent, il a promis d'être lui - même votre récompense dans l'éternité; comment il conserve votre nature, il vous comble de ses grâces, et rapporte toutes ces choses à son honneur; si en même temps vous tendiez à lui comme vous le devez; si vous désiriez sa gloire jusqu'à vous oublier vous-même et vous regarder comme un néant , vous ne feriez aucun cas de tout ce qui vous arriverait de consolations, de tribulations ou d'injures, mais vous le rapporteriez tout entier à la louange et à l'honneur de celui qui vous a créé. Tout

 

1 Ps 138.

 

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ce que vous auriez à entreprendre potin la gloire de Dieu et le salut de votre âme ne vous semblerait nullement difficile ; mais plein d'ardeur, ou plutôt poussé par la ferveur de votre charité, vous vous efforceriez de le mettre à exécution sans retard. En effet , si vous étiez bien enflammé de l'amour de votre Créateur, vous n'estimeriez rien d'injurieux à cause de lui, rien de pénible; mais tout vous paraîtrait léger, tout se montrerait à vous aimable, doux et suave, et vous vous y porteriez avec une volonté si parfaite, qu'après avoir accompli ce que vous devez , vous croiriez n'avoir rien fait pour lui, ou plutôt avoir manqué à ce qu'il mérite. Alors vous concevriez contre vous de tels sentiments de haine que c'est à peine si vous pourriez vous supporter quelque part; vous examineriez comment il vous serait possible de faire de plus grandes choses , ou du moins d'accomplir avec plus de perfection les choses accoutumées, et vous arrêteriez en votre coeur de vous punir sévèrement de ce que vous avez fait et de ce que vous avez omis; car vous rougiriez avec confusion et vous gémiriez profondément d'avoir servi d'une façon si misérable un maître si puissant.

Que dirai-je encore? Plus vous feriez de progrès, plus vous croiriez avoir diminué en perfection, et plus aussi , pénétré de honte et de douleur, enflammé d'une ardeur intense , vous vous efforceriez chaque jour de faire quelque chose de plus grand ; car jamais votre désir ne pourrait se rassasier de ce que vous verriez concourir à la gloire de Dieu , et vous en paraîtriez

 

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de plus en plus affamé. O feu admirable de l'amour, qui rend si facile à digérer tout ce qui est fâcheux et le convertit en une récompense éternelle! Oui , je crois sans aucun doute qu'alors votre coeur se dilaterait outre mesure dans l'excès de sa ferveur, et qu'il regarderait comme insupportable tout ce qui tendrait à le détourner tant soit peu du service de son Dieu. Et cependant vous croiriez alors même être toujours lâche en ce divin service, et les autres vous sembleraient fervents et pleins d'ardeur; mais leur agilité , leur empressement vous causeraient une joie véritable, et votre paresse vous serait une source de gémissements.

Animez-vous donc de sentiments généreux, et Dieu sera exalté dans vos actes. Si , au contraire, vous portez un coeur bas et terrestre, vous regarderez comme considérables les oeuvres les plus minimes; ce qui n'est rien vous semblera difficile; ce que vous feriez volontiers pour vous ou pour le dernier de vos amis, vous sera dur à accomplir pour le Dieu de toute majesté; vous réputerez doux et délicieux outre mesure ce qui est amer ; et ce qui n'est que suavité, vous le jugerez d'une amertume intolérable. Votre oeil ainsi affaibli aura en horreur les irradiations du Soleil véritable, du Soleil de justice, et il affectera de marcher dans les ténèbres. Alors vous triompherez des hommes spirituels ; mais vous ignorerez que les démons triomphent de vous. Hélas, malheureux ! vous ne pouvez même plus déjà entrer en comparaison avec un vil animal. Plût à Dieu que vous

 

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fussiez au moins semblable à la brute qui reçoit le fardeau que son maître lui impose! Vous ne pouvez plus convaincre les autres de crime, alors que vous êtes rempli d'iniquités. Mais si vous avez ainsi les mains et les pieds liés pour le service de votre Dieu, il ne vous reste plus qu'à être précipité dans les ténèbres extérieures. Daigne nous en préserver celui dont la terre entière célèbre les miséricordes. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE VI. Comment l'homme doit se haïr d'une manière parfaite afin d'aimer Dieu parfaitement.

 

L'amour de soi-même empêche de posséder l'amour de Dieu ; et lorsque l'on poursuit l'un de ces amours il est impossible que l'autre ne soit point abandonné. C'est pourquoi , si nous voulons aimer véritablement le Seigneur, il est nécessaire que nous ayons pour nous une haine parfaite. Cette haine, vous l'avez réellement si vous désirez du fond du coeur être foulé aux pieds de tout le monde, être considéré comme le dernier des hommes, être flagellé, couvert d'opprobres et comme réduit au néant; si, estimant tout cela fort peu de chose, vous trouvez votre joie dans les injures, votre consolation dans vos tribulations; et si enfin , non content d'être traité de la sorte , vous souhaitez que tous vous croient digne de ces traitements

 

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et de ces afflictions. Je parle ainsi , parce qu'il en est beaucoup qui désirent, il est vrai , l'adversité, mais afin de se rendre recommandables aux yeux des hommes par leur patience. De telles personnes ne se haïssent point ; au contraire, elles s'aiment, et, ô sujet de douleur ! elles reçoivent dès maintenant leur récompense en ce monde.

Vous avez encore cette haine parfaite de vous-même si , peu satisfait de vous voir ainsi foulé aux pieds de tous , vous concevez pour vous une horreur si profonde que vous vous supportez à peine vous-même ; si vous êtes à vos propres yeux un objet tellement abominable que vous voudriez voir les créatures irraisonnables et insensibles s'insurger contre vous; si lorsqu'il se présente nécessairement à vous quelque chose d'agréable et de pénible sans que le Seigneur en soit offensé, vous vous indignez contre vous-même, vous ne cherchez que Dieu et renoncez à tout en dehors de lui. Vous pourrez arriver à ce degré extraordinaire pourvu que vous en fassiez souvent la demande à Dieu avec confiance et de tout votre coeur. Vous avez ensuite de votre côté certains moyens qui vous porteront à concevoir de telles pensées et vous disposeront à recevoir une telle faveur.

Considérez d'abord que vous êtes né dans le péché; que , depuis le jour où vous avez été régénéré, purifié et lavé dans le bain sacré du baptême , depuis le moment où vous avez possédé l'usage de votre raison jusqu'à cette heure, vous avez en presque continuellement en oubli cette ablution sainte émanée du côté

 

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de Jésus-Christ; et que, rejetant toute crainte et tout respect de la majesté suprême, en présence de laquelle vous n'avez cessé de vivre, vous avez agi contre vous-même beaucoup plus que votre ennemi le plus cruel n'eût pu l'aire. Comment , si vous réfléchissez bien à tout cela , pourrez-vous ne point vous haïr? Quels seront les objets de notre haine , sinon ce qui nous est contraire et nuisible? Et qui peut l'être plus que ce qui est en opposition avec le bien suprême? Qu'y a-t-il de plus contraire à notre bien , que de rejeter la médecine sacrée du sang de Jésus? Qu'y a-t-il de plus nuisible que la mort de notre âme? Or, vous êtes coupable de tout cela; et beaucoup plus que vous ne pouvez le reconnaître.

Vous devez encore vous souvenir que plus vous avez à souffrir du dehors, plus vous demeurez éloigné de la voie qui vous rendrait inconstant dans les choses célestes , vous attacherait de plus en plus aux créatures ; et qu'ainsi la voie vous est ouverte par où vous pourrez arriver à vous reposer uniquement dans le Dieu tout-puissant. Qui donc ne redouterait de voir s'ouvrir ces sentiers qui nous éloignent du Seigneur? Ils s'ouvrent assurément lorsque nous n'aimons point notre propre tribulation , lorsque nous la fuyons par notre volonté, et que nous aimons mieux prendre notre repos dans la boue que dans notre Dieu. Pensez donc qu'à lui seul est dû le respect et l'honneur, et que lui seul mérite d'être aimé en lui-même et dans ses créatures. Si vous aimez Dieu véritablement , vous devez avoir en horreur d'être aimé et honoré

 

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des hommes. Comment , en effet , n'aurai-je point d'horreur de me voir accordé ce qui n'appartient qu'à Dieu? Je m'appliquerai donc à prendre pour mon partage ce qui est totalement opposé, de peur qu'en voulant me tenir dans le milieu je ne tombe dans un des extrêmes. Oh! combien sont utiles des afflictions extérieures ! Par elles nous arrivons sûrement à la connaissance de nos misères , et par la connaissance de nous-mêmes à la connaissance de Dieu. Car plus on connaît parfaitement sa bassesse , plus on contemple avec facilité la majesté suprême. Qu'y a-t-il donc de plus avantageux que d'être humilié de la sorte et de s'élever ainsi aux choses célestes? Qui refusera de se haïr et d'être foulé aux pieds de tout le monde? Personne assurément , si ce n'est celui qui est in-sensé. Si donc , ô homme , vous craignez ce qui vous arrive de la part du monde, combien plus devez-vous craindre ce que la main de Dieu peut vous iniliger? Mais si vous redoutez ces derniers châtiments , vous aimerez et chérirez les premières afflictions , car elles sont passagères , elles sont le vrai chemin dui mène à la patrie bienheureuse et la source d'une félicité incomparable. Les consolations , au contraire , sont la voie qui conduit à l'abîme , une cause de ruine effrayante; c'est en elles que l'âme trouve la mort et le déshonneur, tandis que dans les peines elle se lave de ses taches, elle se purifie des souillures du péché , et , devenue pure et innocente , elle s'élève jusqu'à la vue de son Dieu. O mon Dieu, qui ne voudra avoir part à ces tribulations? Il n'y a que

 

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celui qui ne désire point jouir de votre vue, celui qui dédaigne les enivrements de votre gloire qui puisse la refuser. Et quel homme se montrera vraiment digne de votre amitié , sinon celui qui , pour vous , se soumettra sans murmure aux coups de l'adversité? En effet , la vraie amitié se prouve-t-elle par les consolations et les honneurs de ce monde? Sans doute, s'il en était ainsi , le nombre des méchants serait bien faible, car c'est à peine si l'on rencontre quelqu'un qui ne désire être consolé. Mais ceux-là sont vraiment vos enfants , que vous ne cessez point de reprendre par les châtiments , car c'est en de telles âmes que vous aimez à demeurer en tout temps. Qu'il ne refuse donc point de pareilles épreuves , qu'il les aime, au contraire, celui qui veut habiter avec son Dieu comme un ami spécial ou plutôt comme un enfant bien-aimé.

Les tribulations nous stimulent et nous font courir vers des choses plus sublimes; elles nous aident à gravir les montagnes saintes et ouvrent nos regards à la contemplation des biens célestes. Ce sont elles qui nous enseignent à compatir véritablement aux souffrances endurées par les autres membres du Seigneur. Comment , en effet , serai-je touché des injures , des afflictions, des pertes éprouvées par mon frère, si je ne suis passé par de telles épreuves? C'est pourquoi l'Apôtre, écrivant aux Hébreux , dit en parlant du Sauveur : « Nous n'avons point un pontife qui ne puisse compatir à nos infirmités (1). » Et la raison qu'il

 

1 Heb., 4.

 

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en donne, c'est qu'il les a éprouvées dans son corps; car il a pris sur lui le poids de nos souffrances , et il s'est chargé de nos douleurs. Maintenant si nous sommes sans pitié pour les autres , comment pourrons-nous régner avec le Seigneur? Si nous sommes des membres morts et insensibles, que reste-t-il à faire , sinon de nous retrancher du corps? Comment saurez-vous, dites-moi, prendre part aux souffrances de Jésus-Christ , votre chef , mort pour vous , si vous n'avez rien à souffrir? Et si vous ne souffrez pas avec Jésus-Christ, comment serez-vous semblable à lui ?

Quand même rien autre chose n'exciterait votre ardeur, ce motif seul devrait suffire à vous rendre avide de souffrances. Qu'y a-t-il, en effet , de plus nuisible et de plus mortel que de ne point compatir à la croix de Jésus, et de se montrer ingrat envers un pareil bienfait? Qu'y a-t-il , au contraire , de plus avantageux , de plus suave que de porter un coeur profondément pénétré des douleurs du Sauveur? Hais pour arriver là, il faut avoir passé par les injures , en avoir ressenti l'amertume. Qu'y a-t-il , dites-moi , de plus glorieux que d'être assimilé au Fils de Dieu ? Mais si par les consolations et les honneurs terrestres nous rejetons sa ressemblance , dans le royaume du Père céleste reconnaîtra-t-il en nous des frères? Non , sans doute. Qu'y a-t-il , en effet , de plus abominable que de voir que, pour moi, vile poussière , le Fils de Dieu, ayant pris ma nature, ait daigné endurer les injures et les opprobres et subir une mort déshonorante et douloureuse; et que, de mon côté, je ne

 

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soupire qu'après les honneurs et les délices de ce monde? O homme , vous n'étiez que fange , et plus repoussant que la fange en raison de l'injure dont vous étiez coupable envers votre Dieu , et il s'est lui-même condamné à de tels abaissements; lui-même, ordonnateur et juge, il a fait retomber sur sa personne tout ce que son jugement renfermait d'amertume , et vous , en présence de ce Dieu qui prend pour lui les opprobres , vous cherchez autre chose? Ah ! du moins, sous les yeux de celui qui est ainsi affligé pour vous , témoignez votre douleur et offrez-vous du fond du coeur à souffrir des tourments semblables. Mais alors n'en doutez pas : malgré votre bonne volonté , malgré les désirs de votre coeur de voir se renouveler en vous les tourments du calvaire, vous ne serez pas soumis à semblable épreuve ; votre Seigneur ne le veut pas : le crime a été expié suffisamment une première fois; sa volonté n'est pas que le châtiment soit infligé deux fois pour le même crime. Ce que vous pourriez aujourd'hui réputer un opprobre se changera en honneur ; ce qui vous semble une tribulation deviendra une source de consolation ; et où vous croiriez entrevoir une perte, vous recueillerez des fruits abondants. Plus l'injure sera grande, plus vous serez digne d'honneur; plus l'affliction et l'angoisse seront intenses , plus la consolation surabondera, et si pour le Seigneur vous vous trouvez réduit à tout perdre , assurément celui qui est toutes choses se fera lui-même votre trésor. Mais si voies désirez les honneurs , vous serez abaissé; si vous cherchez les

 

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consolations , vous ne rencontrerez que chagrins ; si vous poursuivez les biens de la terre , vous tomberez dans l'indigence. Car celui qui ambitionne autre chose que Dieu , est à soi-même son persécuteur ; et bien plus, celui qui s'aime soi-même outre mesure devient son propre bourreau. Mais si , plein de haine pour soi, il s'attache sincèrement à Dieu , alors il le possédera pleinement et sans mesure. Ainsi, celui qui aime le Seigneur entre en possession du Seigneur ; celui qui n'aime que le Seigneur seul , le possède avec plénitude : plus un coeur aime Dieu parfaitement , plus il arrive à une perfection admirable.

O hommes insensés , pourquoi porter vos regards ailleurs , si vous désirez vous remplir d’horreur pour vous et pour tout objet créé? Lorsque vous vous verrez en possession du Créateur de toutes choses , lorsque votre âme aura trouvé en lui son repos, sans aucun doute tout le reste ne vous semblera que vanité, votre corps soumis toujours à la mort ne sera pour vous qu'une boue repoussante. Alors celui qui vous affligera jusqu'à causer la mort à ce corps , ne sera pour vous qu'un serviteur obligeant qui enlève à vos regards quelque chose d'immonde ; et celui qui vous accablera d'injures et vous abreuvera d'ignominies , vous fera tressaillir d'allégresse , comme un homme qui partagerait vos sentiments sur un objet qui vous est en horreur. En effet , arrivé là rien de contraire ne pourra vous nuire; car les honneurs et les consolations ne seront plus pour vous un piégé dès lors que vous n'en avez nul souci, et que vous ambitionnez

 

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ce qui leur est opposé. L'adversité ne saura plus vous ébranler , puisque vous la désirez avec ardeur. Bien mieux , plus la tribulation sera grande, plus la consolation sera vive, puisqu'alors les voeux de votre coeur se trouveront remplis. Assurément , il devrait en être ainsi. En effet, qui ne se sentira pénétré de joie de se voir séparé de ce qui est vain, et de s'unir à la vérité? Tout en ce monde n'est-il pas vanité? Qu'est-ce donc que la vérité? Dieu seul. Mais alors tout ce qui n'est pas Dieu , tout ce qui ne se rapporte point à Dieu doit donc être abhorré.

Si vous étiez dans cette disposition , ô homme, de n'avoir d'affection que pour Dieu seul, de n'avoir soif que du seul honneur de Dieu , de n'avoir pour vous-même que de la haine et nul amour, ainsi qu'il vient d'être dit, et de désirer être foulé aux pieds de tout le monde, vous fermeriez toute entrée au démon , ou plutôt vous l'auriez réduit déjà à l'impossibilité d'arriver jusqu'à vous. Tous les docteurs s'accordent en ce point que la cause de toute action mauvaise est la crainte ou l'amour; ou plutôt la cause même de la crainte, c'est l'amour de soi-même. Mais comment donc pourrez-vous être conduit par la crainte à pécher, alors qu'il n'y aura en vous que désir des afflictions, des humiliations , et des mépris de tout le monde? Comment l'amour de vous-même arrivera-t-il à vous rendre coupable, alors que vous n'aurez pour vous qu'une haine profonde et un amour parfait pour votre Créateur ? Oui , si vous possédez ces choses, vous serez pur de toute souillure, vous

 

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parviendrez à une innocence parfaite, vous atteindrez la consommation de la sainteté , et vous , dui autrefois comptiez parmi les serviteurs du démon, vous occuperez un rang élevé dans le royaume de Dieu. Que tardez-vous donc à vous procurer de tels avantages? Pourquoi négligeons-nous d'acquérir cette perfection de l'âme? Dieu nous refusera-t-il un don si excellent si nous mettons de l'empressement à le lui demander? Non, sans doute, je puis vous l'assurer, et même il vous l'accordera de grand coeur. Je ne vous dis pas qu'il vous donnera de souffrir, car il ne fait pas à tous cette faveur; mais il vous donnera le désir des souffrances, et peut-être vous enverra-t-il les souffrances elles-mêmes si vous le méritez.

Vous me direz peut-être : Je ne saurais travailler assez pour arriver à une perfection où j'aimerais Dieu uniquement, où je n'aurais qu'une haine souveraine pour moi-même , où je ne désirerais de la part des autres que le mépris? Mais je vous répondrai que pour atteindre ce but , il n'est pas besoin du travail extérieur, ni d'une santé robuste : la sollicitude du coeur et le repos du corps, le travail du coeur et le calme de l'esprit suffisent. Je ne demande pas un grand travail extérieur, parce qu'un travail semblable a coutume de détruire ou au moins de dissiper l'homme intérieur. Le travail qu'il faut, c'est celui de la piété et de l'humilité : son utilité s'étend à tout pourvu cependant que l'homme veille à conserver le repos de l'âme. Je ne demande pas une santé vigoureuse, parce que la vigueur du corps est un obstacle

 

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au bien-être de l'esprit. Ce que je veux , c'est un effort généreux du coeur à se soustraire et à s'arracher totalement à toutes ces misères qui l'environnent ici-bas, et à s'élever aux choses célestes. Mais, pour vous élever ainsi, il faut, dis-je , le repos de l'âme. Car Dieu a en horreur, lorsqu'il se communique à quelqu'un, de voir qu'il ne se repose pas en lui, et comme si ce n'était pas assez de la divinité pour son coeur, qu'il retourne se dilater dans la fange, pour re-venir ensuite tout souillé prendre part à ses embrassements sacrés, ce que vous n'oseriez faire vis-à-vis du dernier de vos semblables. Ainsi nous témoignons plus de mépris pour le Seigneur que pour le plus vil des hommes. Et cependant nous prétendons qu'il s'empresse en tout de satisfaire notre volonté; mais il n'en est rien. Si vous voulez obtenir sans être re-poussé, ce don par excellence , ainsi que ses autres bienfaits, montez vers lui avec respect, prenez en lui votre repos, et priez-le avec ardeur de ne pas permettre qu'à l'avenir vous reveniez à votre vomissement. Si vous agissez de la sorte , je ne doute pas qu'illuminé par son éternelle splendeur, vous ne reconnaissiez votre misère, que vous ne conceviez pour vous une haine sans bornes , que vous n'éprouviez les effets de la miséricorde divine, que vous n'estimiez toutes les choses de ce monde comme de la boue , et que vous n'arriviez à être uni à Dieu seul par le lien de l'amour. Daigne nous l'accorder celui qui est béni dans tous les siècles des siècles.

 

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CHAPITRE VII. Comment l'homme, en toutes ses oeuvres, doit s'occuper de la contemplation.

 

Si l'homme était véritablement enivré de l'amour de son Créateur, il ne chercherait en tout qu'à le servir avec plus de soin et de perfection, et, retranchant sans pitié autant qu'il serait en lui sa volonté propre, il s'efforcerait d'accomplir de toute l'ardeur de son âme ce qu'il croirait devoir plaire davantage au Seigneur. C'est ainsi qu'en tout et partout il ne poursuivrait point ses intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ. C'est ainsi qu'il s'oublierait en quelque sorte lui-même pour ne se souvenir que de Dieu. Celui qui en serait arrivé à une telle ferveur, à une telle grandeur , ou plutôt à une telle immensité d'amour, celui-là, j'en ai la persuasion, ne s'occuperait pas beaucoup de distinguer entre le rang et le rang, la vie et la vie, l'état et l'état, une personne et une autre, le temps et le temps, le lieu et le lieu ; mais ce qu'en toute circonstance et à toute heure il s'appliquerait à considérer, ce serait ce qui peut être le plus agréable à son Créateur ; il réunirait tous ses efforts pour le mettre à exécution , et il ne cesserait jamais de tendre à son Dieu de toute l'affection de son âme. Mais plus les créatures sont ramenées à Dieu . plus elles s'unissent entre elles par un amour mutuel.

 

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Celui-là donc qui rapporte tout à un centre commun en cherchant uniquement dans les créatures l'honneur de Dieu à l'image de qui elles sont faites , et pour qui toutes choses existent ; celui qui réunit tout en Dieu, en plaçant tout en lui et en ne voyant rien hors de lui; celui qui en tout ne soupire qu'après la vue de son Dieu , ne respire que pour lui ; celui qui est tout enflammé et tout embrasé du désir de le servir en tout ; celui-là , dis-je , ne considère jamais ce qui lui est le plus doux et le plus agréable, mais ce que le Seigneur aime davantage. Oh! heureux celui qui en est arrivé à pouvoir unir ainsi la vie active et la vie contemplative ! Il sert le Seigneur avec Marthe , et il se tient sans cesse à ses pieds avec Marie. Il s'efforce de se rendre semblable aux esprits célestes qui s'appliquent à remplir leur ministère auprès de nous et ne cessent point de contempler la majesté divine. En effet, servir le Seigneur, qu'est-ce autre chose, sinon , lorsqu'on s'emploie auprès de ceux qui sont en bonne santé, lorsqu'on visite les malades et qu'on leur donne des soins, considérer ce même Dieu en eux , et le goûter en ses frères? Il le sert donc en assistant le prochain , il offre sa main à son frère et son cœur au Seigneur. Ce n'est point à l'homme que s'adressent ses services, mais à Dieu qui réside en l'homme. En tout temps il s'applique à rapporter tout à Jésus , car il a dit : Tout ce que vous aurez fait au plus petit de ceux qui m'appartiennent , c'est à moi que vous l'aurez fait (1). Aussi lorsqu'il voit un infirme étendu

 

1 Mat., 25.

 

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sur son lit, il lui semble que c'est Jésus-Christ même, et dès lors rien ne lui paraît difficile, bas ou repoussant dans les services qu'il peut rendre aux malades et à tous ceux qui sont dans la peine; mais , au contraire, tout est rempli de douceur et de suavité, tout est digne de son amour; car, en agissant ainsi, c'est Jésus-Christ qu'il sert.

Pour moi je crois, sans crainte de me tromper, que celui qui servirait de la sorte avec ferveur et sollicitude Jésus-Christ dans le prochain , agissant purement en vue du Sauveur et tendant à lui sincèrement, je crois , dis-je , que celui-là acquerrait des mérites plus nombreux et plus brillants, qu'il recevrait de Dieu une récompense plus glorieuse que s'il prodiguait ses soins au propre corps de Jésus-Christ. Et cela est aisé à comprendre : si le plus méchant des hommes voyait le Sauveur étendu sur un lit de souffrance et qu'il le reconnût, sans aucun doute il s'empresserait de le servir de toute l'ardeur et de tout l'amour dont il serait capable; mais pour déployer autant de zèle à servir Jésus-Christ dans le prochain, il faut être parfait ; bien plus, il faut être parvenu à une perfection extraordinairement élevée. Nous devons donc faire tous nos efforts pour arriver à une telle grâce. Ensuite, qui pourra avoir horreur du lépreux , qui évitera les malades , qui sera sans souci pour les affligés lorsque nous considérerons Jésus-Christ en eux, lorsque nous verrons que, dans ce ministère, nous acquérons plus de mérites et que nous sommes plus agréables à Dieu que si nous rendions

 

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ces services à la personne même du Sauveur? Je vous indiquerai, ô épouse de mon Dieu, celui que mon âme affectionne. Le voici couché dans la maison des infirmes; c'est là qu'il est en proie aux angoisses , là qu'il est accablé de douleur, là qu'il est déchiré par les souffrances. Accours , prodigue tes soins à sa misère, et sois pleine de compassion pour ses infirmités. Pourquoi tant d'instances quotidiennes, ô épouse, afin de recevoir un baiser de l'Epoux? Approche de ce lépreux, embrasse-le, car c'est ton époux qui est ici couché. Epouse malheureuse ! pourquoi chaque jour nous dis-tu que tu languis de l'amour de l'Epoux alors que chaque jour tu vois passer devant toi celui qui est sans vêtements, sans chaussures et abreuvé d'affliction, alors , dis-je, que tu le vois passer sans t'inquiéter de sa misère, sans compatir à ses peines? Il est bien vrai, mes frères, que nous ne pouvons servir tous ceux qui souffrent , car le nombre en est trop considérable ; mais au moins pouvons-nous avoir de la compassion pour tous et voir Jésus-Christ en eux tous. Pour moi , je crois fermement due, si Jésus-Christ , soit dans le ciel, soit sur la terre, a peu de part à notre sollicitude , nous ne pouvons prétendre à le posséder dans la gloire. Ecoutez ce qu'il dit lui-même : « J'ai été malade et en prison et vous ne m'avez pas visité; allez, maudits, au feu éternel (1). » Vous le savez bien , ces paroles ne sont point mes paroles , mais celles de l'ineffable Vérité. Craignons donc , mes frères , craignons cette sentence, nous qui

 

1 Mat., 25.

 

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si souvent. nous montrons négligents à son égard. Ne lui faisons aucune autre question; ne lui disons pas : Où demeurez-vous? où prenez-vous votre repos au milieu du jour (1). Car nous connaissons sa demeure, nous savons que c'est à la maison des infirmes que nous le trouverons. Il ne nous reste plus qu'à aller lui offrir nos services.

Ecoutez donc, je vous en prie , le conseil que je vous donne, et ne considérez point mes actions. Celui qui veut , comme je l'ai dit , unir la vie contemplative à la vie active, de façon à voir son Seigneur en tout , celui-là , je le crois , a choisi une voie facile et excellente. Pour y arriver il doit, se recueillant tout entier, entrer dans son propre coeur. Une fois arrivé à sa profondeur la plus intime, il lui faut se dissoudre en Dieu, de sorte qu'il ne voie rien et qu'il ne sente rien hors de lui. Alors déifié en quelque sorte et transformé en son Seigneur, de quelque côté qu'il se tourne, il ne découvrira plus que lui ; quoi qu'il fasse, l'homme disparaîtra à ses yeux, il ne considérera que son Dieu. Et tant qu'il gardera cette règle, tant qu'il y persévèrera, Dieu lui apparaîtra en tout , et au travail le plus actif viendra se mêler la douceur de la contemplation. S'il lui arrive , et cela arrivera certainement, de s'éloigner de cette marche si glorieuse, qu'il s'efforce d'y revenir aussitôt , qu'il re-nouvelle ses efforts jusqu'à ce qu'il en ait contracte l'habitude; mais aussi qu'il soit bien persuadé que , pour obtenir cette faveur, il doit plus compter sur la

 

1 Cant., 1.

 

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bonté et la munificence divine que sur sa propre Industrie. Si cela vous semble trop difficile, au moins faites tous vos efforts en toutes choses et toujours afin d'accomplir ce qui rapportera plus d'honneur à Dieu, ce qui vous rendra plus conforme à Jésus-Christ , ce qui sera d'une utilité plus grande pour vous et pour le prochain , ce qui causera à votre corps plus d'ignominie et d'affliction. Daigne nous l'accorder celui qui est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE VIII. Délices et attraits de l'amour divin.

 

Mon âme s'est fondue dès que mon Bien-Aimé a parlé (1). O admirable et ineffable vertu de l'amour! Il incline Dieu vers la terre, il élève l'esprit vers la patrie céleste, il unit de la manière la plus intime Dieu et l'âme pour la gloire ; il fait de Dieu un homme, et de l'homme il fait un Dieu ; il rend éternel celui dont l'existence était limitée, il soumet à la mort celui qui est immortel , et il revêt de l'immortalité celui qui était sujet à la mort. Il exalte celui qui était dans l'abaissement, d'un ennemi il fait un ami, d'un esclave un enfant, d'un être abominable un possesseur de la gloire; il change en feu ce qui était de glace, en splendeur ce qui était ténèbres, en eau limpide ce qui était impénétrable; car mon

 

1 Cant., 5.

 

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âme s'est fondue dès que mon Bien-Aimé a parlé. O parole vraiment admirable ! parole pleine de délices ! Moi, le plus vil, le plus pervers de vos serviteurs, ô Seigneur mon Dieu! Moi qui ne mérite pas d'être appelé ni d'être votre créature , comment se fait-il que je vous sois uni par le lien d'une charité si grande qu'à votre parole je me sente défaillir d'amour? O ardeur de l'amour, tu fais s'écouler en Dieu tout ce que le cœur renferme de plus intime. Mon âme était devenue semblable au diamant, et dans ses profondeurs elle s'était durcie comme le rocher; et maintenant elle se fond d'amour, maintenant elle s'élance hors d'elle-même , elle se répand tout entière en Dieu , elle abandonne le lieu qu'elle occupait , elle se précipite vers Dieu , elle en est absorbée et elle s'oublie entièrement elle-même.

O amour, quelle sera ma reconnaissance envers toi qui m'as ainsi rendu divin ! Je vis; non, ce n'est pas moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (1). O amour ! ta vertu est inénarrable, cette vertu qui transfigure en Dieu ce qui n'était que boue. Qu'y a-t-il de plus puissant, de plus doux, de plus aimable, de plus noble que lui? Amour excellent qui places dans les cieux ce qui est terrestre, je me sens défaillir en me souvenant de toi et je m'unis à mon Bien-Aimé. O heureux amour, qui nous rends tous languissants et nous sustentes des embrassements de notre Epoux ! O amour désirable qui fais surabonder de célestes délices ceux qui sont dans l'indigence!

 

1 Gal., 2.

 

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Mais si tu t'es fondue à la parole de ton Bien-Aimé, comment , ô mon âme , peux-tu soutenir ses embrassements, comment n'as-tu point été consumée à son baiser? Si tu t'es fondue à son souffle seul , comment n'as-tu pas été absorbée lorsque tu entras par ses blessures et que tu marchas par le sentier qui mène à son coeur? Mais, ô douceur ineffable! ô suavité inénarrable! ce que nous ne sommes pas dignes de nommer, il nous est donné de le savourer. Je ne mérite point d'être la servante , et me voilà devenue la bien-aimée qui est enivrée de délices. Qui pourra contempler même une légère étincelle d'un amour si prodigieux ? Qu'est-ce que cela? Je n'en sais rien , je ne saurais le comprendre, je suis stupéfaite d'admiration, je surabonde de félicité, je suis enivrée d'allégresse.

Mais qu'ai-je fait, quels sont mes mérites pour que vous me combliez de semblables bienfaits? Je vous ai persécuté, et c'est en vous que vous établissez ma demeure. J'ai conspué votre face, et vous me ré-pondez par un baiser. Je vous ai percé d'un glaive, et vous me délivrez de la mort; je vous ai abreuvé de douleur, et vous me comblez de joie et de consolation. Je vous ai donné la mort, ô mon Dieu, et vous vous faites ma vie pleine de bonheur. O changement admirable de votre droite ! Non, il n'est pas étonnant que mon coeur se fonde au son de votre voix . Ah ! que désormais je sois embrasé tout entier, que je me dissolve sais réserve afin d'être totalement répandu en vous, de ne voir rien hors de vous, afin

 

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que mes pensées, mes paroles, mes actions ne se portent jamais vers un autre objet. Et même il est étonnant que nous ne soyons pas tellement occupés de vous que nous ignorions tout le reste. Car, si nous vous possédons, que prétendons-nous davantage?

En vous donc, ô très-doux Jésus! que notre âme trouve son repos, et que jamais elle ne se sépare de vous, même pour un instant. C'est en effet une marque de folie singulière de s'éloigner tant soit peu d'un lieu si glorieux et si plein de délices. Comment pouvons-nous arrêter nos regards ailleurs que sur cet Epoux si tendre sans craindre qu'il ne se dérobe à nous? Quel autre objet peut donc attirer notre esprit? Tout le reste n'est-il pas une vile boue? Et Jésus n'est-il point le bien suprême? Comment n'avons-nous pas en dégoût et ne méprisons-nous pas toute chose? Comment, en présence d'un bien si parfait, tout autre bien ne soulève-t-il pas notre coeur? O folie! ô folie des pécheurs! Rentrez en vous-mêmes , ô prévaricateurs! Le royaume de Dieu est au-dedans de vous, et pour une fange immonde vous agissez en insensés , vous vous soumettez à la servitude du démon! Oui, le Seigneur est en vous; convertissez-vous à lui , et jouissez de lui. Celui que vous méprisâtes par le passé, maintenant et pour toujours, faites-en votre bonheur, choisissez-le pour votre partage. Daigne vous l'accorder celui qui vit et règne dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

 

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CHAPITRE IX. Comment l'homme doit se régler dans ses pensées, dans ses paroles et ses actions.

 

Le serviteur de Dieu ne devrait jamais penser, parler, agir en toute chose autrement que s'il voyait Dieu face à face; car il est aussi certain que nous sommes devant lui et qu'il nous voit , que si nous étions dans le ciel, sur le trône de la Vierge bienheureuse , quoique sa présence ne se fasse pas aussi vivement sentir ici-bas que dans la gloire. C'est pourquoi , bien qu'il soit invisible , dès lors que nous savons qu'il est près de nous , que même il réside en nos coeurs, nous ne devons parler et faire ni plus ni moins, ni autrement que s'il nous était donné de le contempler de nos propres yeux. Le serviteur d'un roi, s'il savait être proche de son maître et devant lui, bien qu'il ne pût le voir de son côté , ce serviteur , dis-je, craindrait autant que s'il se montrait à ses regards, peut-être même davantage. Il n'est, en effet, aucun serviteur qui ne redoute d'être observé par son maître; et s'il savait d'une manière certaine que celui-ci ne peut le considérer ni connaître ce qu'il fait, il n'en aurait pour le moment aucune crainte ; tandis qu'au contraire il craindrait beaucoup s'il savait en être vu , quand même lui-même ne pourrait le voir. Combien donc plus devons-nous craindre le Seigneur,

 

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qui est avec nous et en nous , le Seigneur qui connaît tout? Aussi est-ce pour nous un devoir d'être toujours en sa présence pleins de crainte , de respect, de dévotion , d'amour, et en même temps de honte pour nos péchés. Il est étonnant qu'une étincelle aussi faible que mon coeur ne soit pas absorbée totalement par la bonté infinie du Seigneur. Il est étonnant que le serviteur de Dieu ne se sente pas sans cesse enivré de l'amour de son maître. Je crois qu'il en serait ainsi s'il voulait bien approcher son coeur de cette charité immense. Que personne donc ne doute que plus on se met en contact avec cette divine charité, plus on acquiert de sainteté, et plus on s'avance dans la perfection. Celui qui pourrait appliquer son coeur à ce bien souverain de façon à oublier toute chose , excepté ce même bien; celui qui tendrait à lui de tous ses efforts et se reposerait en lui sans chercher à s'éloigner trop vite d'un trésor aussi grand , celui-là , je le crois , absorbé dans une mer de douceur , se trouverait bientôt consommé en perfection. Car, au milieu des consolations et des tribulations , des injures et des honneurs , des louanges et des opprobres , il demeurerait uni inséparablement à son Seigneur, il n'aurait soif que de son Dieu et n'ambitionnerait que sa gloire. Alors il pourrait être appelé un possesseur de la patrie céleste et non un voyageur sur la terre, un homme heureux et non un misérable, un ange et non un homme mortel , un saint et non un pécheur. Si vous désirez arriver là , ô homme , voici en peu de mots le moyen : Quiconque veut être consommé en perfection , doit

 

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perdre entièrement confiance en sa propre vertu et se tourner pleinement vers la bonté infinie de Dieu , se mettre entre ses mains, avoir en lui une confiance illimitée , agir avec toute la fidélité possible et ne rien omettre de ce qu'il croit pouvoir rapporter quelque honneur à Dieu. Mais c'est là un don extraordinaire du Seigneur. Celui donc qui le possédera doit reconnaître sincèrement que ce n'est pas de lui-même , mais de son Dieu qu'il le tient , et être bien assuré que l'on ne saurait s'élever à une telle hauteur par ses propres forces; car, par nous-mêmes , nous inclinons plutôt vers les tourments de la mort éternelle. Daigne nous garder d'une pareille mort celui qui est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE X. Règle par rapport au prochain.

 

Pour ce qui regarde le prochain, voici ce que j'ai à vous dire : Estimez comme vous-même tout homme vivant en ce monde. Si vous mettez bien cette règle en pratique et si vous l'imprimez fortement dans votre coeur, sans nul doute vous aimerez le bien du prochain comme le vôtre propre , et vous vous empresserez de lui venir en aide pour tout ce qui tient au salut de son âme, comme vous feriez pour vous-même , par vos prières, vos exhortations , votre

 

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assistance et tous les moyens en votre pouvoir. Lorsque vous l'entendrez tenir des discours vertueux , lorsque vous le verrez faire des actions saintes, vous vous réjouirez comme si ces discours sortaient de votre bouche , comme si vous étiez l'auteur de ces oeuvres. Si , au contraire , vous apprenez qu'il est dans l'état du péché, et que son âme est sous le poids de quelque faute ou de quelque défaut spécial , alors vous vous attristerez profondément sur lui, et vous vous efforcerez de le retirer du mal et de le conduire au bien. Quant à ses misères corporelles , vous lui compatirez comme si vous ressentiez vous-même ses infirmités en votre propre corps, vous vous empresserez de l'assister avec autant de bonne volonte et de sollicitude que vous feriez pour vous-même, et cela surtout parce que vous devez vous haïr et aimer votre prochain. De même s'il lui arrive de vous offenser par ses paroles ou ses actions, vous n'en ferez pas plus de cas que si vous étiez l'auteur de ces offenses , et même vous aurez cela pour d'autant plus agréable due vous y trouverez une plus ample matière de mérites. Si de votre côté vous dites ou faites quelque chose de bien, vous n'en prendrez pas plus occasion de vous élever que si un autre l'avait fait ou l'avait dit; et si , en présence du prochain, vous tombez en quelque défaut qui ne soit point un péché , vous ne vous en inquiéterez pas plus que si vous aviez agi en particulier et loin du regard des hommes.

De même encore , si vous considérez chacun comme

 

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vous-même , vous n'aurez pour personne une affection spéciale ; et , comme tous sont chez vous en estime particulière , vous n'aimerez pas plus celui-ci que celui-là , à moins que vous ne le reconnaissiez plus parfait , mais pour cela uniquement et non parce qu'il est de vos amis ou de vos proches. Nous ne devons pas non plus nous laisser trop éprendre d'amour pour les personnes de bien , quel que soit leur degré de bonté, mais reporter tous les mouvements de notre coeur vers Dieu seul , soit que nous le considérions absolument et en lui-même , soit que nous admirions les largesses de sa bonté envers celui-ci ou envers celui-là. Nous pouvons pourtant prier davantage pour ceux à qui nous avons plus d'obligation , mais non pas de façon à négliger les autres.

Pour vous , vous ne devez vous rendre pro qu'une chose : vos péchés , vos défauts. Et afin d'être à vos yeux au-dessous de tous vos frères , vous regarderez encore comme vôtres les péchés des autres , et vous en implorerez le pardon comme si vous les aviez commis. Vous direz peut-être : comment puis-je avoir pour le reste des hommes plus d'estime que pour moi-même? Je vous réponds que c'est la charité qui vous l'apprendra , la charité qui , vous unissant à eux, ne fait qu'un et de vous et d'eux. Mais celui-là le voit plus clairement , celui-là se sent porté plus facilement à le mettre en pratique , qui a implanté en son coeur le désir du seul honneur de Dieu, et ne cherche rien autre chose en soi ni dans les autres. Aussi la voie par excellence pour quiconque veut

 

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aimer Dieu et le prochain est-elle d'avoir soif uniquement de la gloire du Seigneur, de la rechercher avec une avidité insatiable, et de se la proposer uniquement en tout. Que le Dieu éternel daigne nous accorder une tel grâce.

 

CHAPITRE XI. Comment celui qui travaille au salut des âmes doit se régler et agir.

 

Celui qui travaille au salut des âmes doit s'y préparer et s'y disposer de telle sorte qu'il puisse produire des fruits abondants pour le prochain sans aucun détriment pour soi-même , car il peut arriver et il arrive quelquefois qu'en procurant le salut aux autres on néglige le sien , ou même qu'on en cause la ruine. Lors donc que vous voulez prier pour le prochain, prêcher, lire, entendre les confessions , ou faire quelque antre chose semblable , élevez d'abord les regards de votre âme vers la lumière éternelle , fortifiez votre esprit à sa splendeur de peur que la chair ne vienne à prévaloir. Séparez-vous en vous-même , autant que vous le pouvez , de l'homme extérieur, afin d’être vraiment un homme intérieur appliqué à des choses intérieures. Ensuite considérez ce même homme intérieur dans votre prochain sans vous inquiéter de ce qui paraît au-dehors en lui , à moins qu'il n'y ait rapport obligé avec ce qui est

 

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intérieur. Hors que l'homme intérieur chez vous se tourne vers l'homme intérieur du prochain , et que l'homme extérieur chez vous deux soit mis de côté comme un néant dans les actes dont nous venons de parler, de peur qu'en s'occupant du dehors l'homme intérieur ne soit entraîné à ce qui est vanité. Après donc avoir abandonné en votre prochain l'homme extérieur comme un réceptacle d'immondices , fixez vos regards sur l'homme intérieur, créé à l'image de Dieu , racheté du sang de Jésus-Christ , rendu la demeure de l'Esprit-Saint, l'habitation du Sauveur, le siége de la sagesse et de la vertu de Dieu , sur cet homme capable de l'éternelle béatitude. Alors dévoré de la soif de l'honneur divin , gémissez et pleurez en voyant cette image de votre Dieu déshonorée , le sang précieux du Sauveur foulé aux pieds, la demeure de l'Esprit-Saint souillée , l'épouse de Jésus-Christ indignement prostituée , le lieu de son repos détruit, la suprême félicité méprisée pour une fange impure.

Il est étonnant, en vérité, que les yeux de l'homme juste puissent cesser de répandre des larmes, lorsqu'il considère l'étrange folie du prochain , lorsqu'il se rappelle que lui aussi a participé à cette folie , et qu'il voit de quelles cruelles injures son Dieu est l'objet. Qui me donnera de me revêtir d'un sac à l'exemple de Mardochée (1) , non plus pour gémir sur la mort encore éloignée de mon peuple , comme était alors celle des Juifs , mais pour pleurer sur une mort , déjà consommée, pour aller me lamenter sans cesse

 

1 Esth., 4.

 

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jusqu'aux portes du palais? Si la charité abondante de ce grand homme le portait à exhaler publiquement sa douleur et sa désolation sur la ruine temporelle de son peuple , comment, malheureux! mettrai-je fin à mes larmes alors que je vois une multitude infinie d'âmes livrées au carnage et mon Dieu regardé comme un néant? Que l'âme du juste s'anime donc par ces pensées et que, plein de douleur pour le mépris de son Dieu, plein d'horreur pour la ruine des âmes, il s'efforce par tous les moyens en son pouvoir de délivrer ces âmes de leurs péchés. Comment peut-il se flatter d'aimer Dieu et de soupirer après son amour, celui qui voit son image traînée dans la boue et ne s'en préoccupe point ? Comment, s'il se rappelle que le Fils de Dieu est mort pour le rachat des âmes , comment ne désire-t-il pas donner sa vie pour ces mêmes âmes? Mais surtout , lorsqu'il voit le sang de Jésus-Christ foulé aux pieds , comment , je le demande, peut-il supporter un tel outrage fait à son Seigneur? Comment chaque jour ne se répand-il pas tout entier en prières, ne fait-il point entendre sa voix par la prédication , n'instruit-il point le prochain par des lectures , n'entend-il pas les confessions afin de recueillir le sang de son Seigneur, en re-cueillant et en convertissant les âmes ? Que dirai-je de plus? Croyez-vous que cette âme soit le temple de l'Esprit-Saint , vous qui voyez ce temple changé en un cloaque et n'osez élever la voix , vous qui dissimulez et ne cherchez que votre repos? Non assurément. Mais comment donc pensez-vous avoir l'amitié

 

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de l'Époux , vous qui ne gardez pas son épouse contre l'adultère, qui ne la reprenez pas dans son crime , alors que vous le pouvez , et ne la ramenez point avec empressement à son époux? Comment, dites-le moi , pourrez-vous faire du bien souverain votre bonheur pendant l'éternité , vous qui le voyez tellement méprisé qu'on l'échange contre une fange impure, qu'on le dédaigne, qu'on le blasphème , et qui cependant ne vous mettez point en peine d'arracher les âmes à ce mépris , de les convertir à son amour?

Qu'à ces paroles, je vous en conjure, nos coeurs se déchirent, et ne souffrons en aucune façon une injure si cruelle à notre Dieu. J'en fais l'aveu afin d'exciter en mes frères le zèle des âmes, j'éprouve dans mon coeur ce sentiment : Quand même je serais assuré de ne jamais jouir de la présence de mon Dieu , je consentirais néanmoins volontiers pour sa gloire à sacrifier une fois ma vie pour chaque âme pécheresse , et à souffrir dans le temps autant de fois la mort qu'il y a de pécheurs dans le monde , afin de leur faire recouvrer la grâce maintenant et de les faire entrer à l'avenir en possession de la gloire. Mais combien plus dois-je être ainsi disposé si après cette vie il m'est donné de partager leur bonheur? Mes bien-aimés , c'est la vue de ce mépris de notre Dieu , cette pensée de la ruine des âmes qui doivent nous enflammer à prêcher, à entendre les confessions, à prier et à donner le bon exemple, et non la vaine gloire, l'orgueil de notre coeur, les applaudissements de l'homme, ou tout autre avantage temporel. Ne demandons à ces âmes

 

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que Jésus crucifié : elles ont été rachetées à un grand prix , il faut qu'elles rendent ce prix ou qu'elles le conservent précieusement. Enivrons-les du sang de leur Dieu et non de discours vains et recherchés, afin qu'ainsi elles soupirent après leur Seigneur crucifié. Que chacun des nôtres leur dise : Ce que j'ai voulu savoir parmi vous , ce n'est assurément ni la philosophie d'Aristote, ni celle de Platon, mais Jésus, et Jésus crucifié. Pour moi , je crois qu'il ne saurait parler autrement, celui qui ne poursuit dans le prochain que la Passion de Jésus-Christ, et croit dans chacun de ses frères ne voir que son Sauveur immolé. voilà pourquoi il s'écrie à haute voix : Je n'ai rien voulu savoir parmi vous, si ce n'est Jésus, et Jésus crucifié (1). Que dirai-je encore? Non-seulement je ne cherche point vos biens , non-seulement je ne désire point vos faveurs , mais je ne veux même connaître ni vos personnes , ni aucune autre chose : je ne cherche en tout que Jésus mon Seigneur , et je le cherche crucifié. C'est bien justement qu'il dit : Je n'ai point voulu, car c'est comme s'il s'écriait : Bien que je sache d'autres choses habituellement, cependant ma volonté est tellement inclinée tout entière de ce côté , c'est-à-dire vers la Passion de Jésus-Christ , qu'elle ne saurait se porter ailleurs.

On pourrait encore expliquer d'une autre manière cette parole de l'Apôtre , pour la consolation des âmes et dire : « Je suis tellement enivré de mon Dieu en cette Passion , que tout ce qui est offert d'ailleurs à

 

1 I Cor., 2.

 

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mes regards, à mon goût , à mes oreilles , en un mot à chacun de mes sens , tout ce qui m'apparaît hors de là , je le considère et l'estime comme un néant; car je ne me réjouis , je ne me glorifie , je ne meurs que dans le sang de Jésus-Christ. C'est vers lui que je me suis tourné sans réserve. Mes eux ne sont point remplis d'adultère, ils sont remplis de sang de Jésus, Ma bouche ne s'ouvre point pour médire , mais pour annoncer la Passion de mon Dicu. Parcourez de la sorte les autres sens , ô vous , qui que vous soyez , dont le zèle peut s'exprimer ainsi. Pour moi , je ne saurais justement tenir un pareil langage. Mais si, dans ces paroles telle n'a pas été la pensée de saint Paul , que ce soit du moins la nôtre ; car mon but n'est pas d'expliquer le sentiment de l'Apôtre , mais d'exciter notre ferveur. Daigne seconder nos voeux celui qui est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE XII. Que l'âme doit être pénétrée tout entière de l'amour de Dieu après avoir méprisé les avantages de la terre.

 

L'âme raisonnable créée à l'image de la Divinité, placée entre Dieu et les créatures privées de raison , ne doit jamais s'incliner par amour vers ce qui est au-dessous d'elle, nais mépriser tout ce qui lui est inférieur, s'élever jusqu'à son Dieu et demeurer enivrée

 

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de son amour. S'il lui arrive de se tourner vers quelque créature même égale à elle , comme un homme on un ange, elle doit aussitôt rapporter tout à l'amour de son Bien-Aimé, à son seul Epoux, tendre à lui par ses affections les plus intimes de toute l'ardeur dont elle est capable , et, ne trouvant, petite colombe et épouse en même temps , aucun lieu où se reposer si ce n'est en son époux, ne pas même appuyer son pied sur ces créatures ni s'y attacher en aucune manière. Epouse vraiment chaste , elle doit ne pouvoir vivre qu'avec son époux, de même que le poisson ne peut vivre que dans l'eau. C'est là que l'âme timide et innocente se repose , là quelle respire , là qu'elle s'enivre de joie et ranime ses forces par une nourriture inénarrable et pleine de suavité. En sort-elle quelque peu , elle commence à languir et à s'agiter, et il faut qu'aussitôt elle retourne à ce fleuve brûlant , qu'elle se précipite dans ce courant rapide; hors de là , elle n'a vu pour elle que la mort; aussi se fond-elle et se transforme-t-elle tout entière en son Bien-Aimé. O amour, quelle est ta puissance? Qu'y a-t-il de plus noble qu'un semblable amour? Et cependant tous ou presque tous le dédaignent. C'est ici qu'il faut dire : « Celui qui demeure en Dieu, Dieu le choisit aussi pour faire en lui sa demeure. » Daigne nous accorder cette grâce celui qui vit et règne dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

 

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CHAPITRE XIII. Description de la béatitude.

 

Recevez, ô mon frère, les paroles de sagesse que j'ai à dire sur la béatitude , malgré mon indignité. Je crois qu'on peut la décrire ainsi ; cependant ne craignez point de corriger ce que j'avance.

La béatitude est une effusion pleine et intime de l'âme en Dieu. C'est une allégresse souveraine de l'honneur qui revient à Dieu; c'est l'embrassement pur et éternel , la consommation du céleste mariage de l'Epoux et de l'épouse. La béatitude est l'enivrement sans fin produit par la suavité divine ; c'est le soleil éternel de justice; c'est la satiété parfaite accompagnée d'un désir immense. Que celui qui vit et règne dans les siècles éternels, Jésus-Christ , daigne nous conduire à une telle félicité. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE XIV. Prière très-pieuse.

 

O mon Dieu , ô mon amour, ô lumière délectable, irradiation pleine de suavité, objet ineffable de contemplation! O nourriture déifique, manne de délices, saveur inappréciable, aliment indicible ! O baiser de

 

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douceur, embrassement de félicité ! O union indissoluble, diffusion de mon coeur, transformation de mon âme! O embrasement d'amour, flamme dévorante, enivrement tout de sobriété , effusion pleine de solidité! O mon Epoux ! O mon Dieu ! O mon amour, joie de néon coeur, feu de mon Arne ! O incendie d'amour, consolation de douceur, félicité véritable, illuminez mon âme des rayons éclatants de votre lumière. Votre pureté céleste l'a percée de ses traits, et votre amour a allumé en elle un feu dévorant. Elle est embrasée d'ardeurs ineffables ; ses désirs la font languir d'amour. Elle est enivrée de douceur; daignez lui venir en aide et la fortifier. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE XV. Quelques points digues de remarque.

 

Si un prince avait invité un pauvre, le dernier des hommes, à un repas abondant et exquis où se trouverait réuni tout ce que les créatures de l'univers peuvent offrir de plus délicieux et de plus désirable, et que ce pauvre ne témoignât que du dégoût pour ce festin splendide et ne soupirât qu'après ce qui est immonde, sans contredit on devrait le regarder comme le plus insensé des hommes. Mais n'est-il pas sans comparaison plus insensé l'homme, et surtout le prêtre qui se nourrit chaque jour d'aliments célestes, s'il laisse son coeur s'embarrasser au milieu des choses

 

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corruptibles de la terre? De même qu'un honnie sage et délicat, loin de concevoir aucun désir pour une fange impure, ne veut même point y arrêter ses regards , et a horreur d'en parler ou d'en entendre parler; de même tout homme parfait, et surtout un prêtre, doit avoir en horreur tout ce qui peut éloigner de lui ces délices intérieures , tout ce qui peut souiller tant soit peu la demeure de Jésus-Christ. Voilà pourquoi il doit veiller à la garde de son coeur avec une attention souveraine. O aveuglement étrange des impies qui aiment mieux acheter du démon, au prix de leur âme, une consolation vile et dégoûtante , que de recevoir gratuitement de Dieu la consolation suprême et par excellence. Qui ne prendrait pour un fou celui qui préférerait acquérir an prix de tous ses biens le vin gâté et corrompu de telle demeure, et se dépouiller de tout ce qu'il possède pour un breuvage aussi dégoûtant, plutôt que de prendre sans la moindre dépense dans une autre demeure un vin plein de douceur, un vin qui serait pour lui la source de tout bien? Cette folie , le pécheur en donne l'exemple, et d'une plus grande encore. De même aussi que l'on regarderait comme un insensé et comme incapable d'arriver jamais à la fortune celui qui, dans une assemblée de marchands observerait les lieux, le temps où se font les achats, et la manière dont il se font, l'indiquerait aux autres, se le dirait souvent à lui-même, mais ne ferait jamais aucune acquisition bonne ou utile ; de même doit-on juger celui qui, durant tout le jour, multiplie ses

 

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écrits sur le royaume des cieux, les médite avec attention , ne cesse de parler aux autres sur ce sujet dans ses prédications, et cependant ne met la main à aucune bonne oeuvre. Que vous sert , ô marchands insensés, d'étudier, de prêcher, et de ne pas pratiquer ce que vous annoncez? Une épouse noble et bien élevée, unie à un époux d'une haute noblesse, à un époux distingué par sa beauté, sa sagesse et sa bonté, ne s'en éloignerait pas pour s'attacher à un homme couvert d'une lèpre repoussante; à plus forte raison l'homme parfait doit-il non-seulement ne jamais séparer son coeur de l'amour de Dieu , mais ne pas même s'y laisser affaiblir tant soit peu par l'affection à aucun objet créé. Il devrait même bannir entièrement, autant qu'il est en lui, toute affection pour la créature, l'avoir en horreur et en abomination, comme l'épouse dont nous venons de parler aurait en horreur le lépreux. Daigne nous l'accorder celui qui règne dans tous les siècles des siècles.

 

CHAPITRE XVI. Suite du même sujet.

 

Chacun doit vivre avec autant de piété, d'innocence et de pureté que s'il savait d'une manière certaine qu'aujourd'hui , à cette heure, il lui faut quitter la vie. Aussi je ne regarde pas comme une marque de perfection ce langage d'un grand nombre.

 

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« Si je savais devoir mourir dans peu de temps, je m'y préparerais d'autant mieux, et je vivrais d'autant plus saintement. » Un tel langage n'est point digne d'un homme parfait; mais il doit dire : « Quand même je devrais vivre un million d'années, et que j'en serais assuré, je les emploierais à servir mon Dieu avec autant d'ardeur, d'innocence, de sainteté et de sollicitude que si je devais sortir aujourd'hui de ce monde. » C'est ainsi qu'il se montre, non un mercenaire ou un esclave, mais un enfant véritable. En effet, si j'aime Dieu et si je le sers pour lui-même, comme sa bonté ne varie pas suivant la brièveté ou la longueur de ma vie, je dois donc l'aimer et le servir aussi bien pendant tout le cours de longues années que si j'avais seulement à passer quelques jours sur la terre.

 

CHAPITRE XVII. Dans quelles dispositions doit se trouver le prêtre lorsqu'il veut célébrer la sainte messe.

 

Pour célébrer la messe, six choses sont nécessaires :

La première est le discernement de l'intelligence par rapport à la vérité. Or, ce discernement consiste à savoir qui doit s'approcher, qui l'on doit recevoir. Celui qui est reçu est vraiment le Dieu créateur du ciel et de la terre , et l'homme attaché pour nous à

 

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l'arbre de la croix. Celui qui s'approche doit donc être un homme, et non un vil animal, ee qu'il serait s'il était coupable de péché. Ainsi qu'avant tout, le prêtre repousse loin de lui l'horrible tache du crime.

La deuxième chose est la dévotion du coeur à cause de la sainteté de celui qu'on reçoit. Il faut donc considérer qu'il est le Saint des saints , la source de toute sainteté. Ainsi nous devons nous approcher de lui le plus saintement et le plus pieusement possible, rejetant loin de nous toute souillure du péché par des larmes de componction, par l'amertume de notre âme, par une prière pleine de tendresse et d'ardeur.

La troisième chose est un profond respect de l'âme â cause de la majesté suprême , respect qui doit faire trembler une créature aussi vile de s'approcher d’un maître si parfait. En effet, si un homme couvert de plaies repoussantes ne saurait être jugé capable de paraître devant un roi, combien plus est indigne de recevoir le Seigneur un homme misérable dont toutes les justices sont comme un linge souillé? Et si ses justices sont telles, que seront ses péchés? Il est donc totalement indigne d'une telle faveur. Qu'il se souvienne pourtant que la miséricorde du Seigneur est plus grande que notre indignité, et sa charité plus étendue que notre misère.

La quatrième chose est l'amour et le désir de notre coeur à cause de la bonté de notre Dieu. L'homme doit donc s'efforcer soigneusement de ne point s'approcher avec dégoût en son âme ou langueur en sou corps de ce Sacrement, qui renferme la bonté

 

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suprême et l'infinie félicité. Il est étonnant que celui qui le reçoit ne se fonde pas d'amour et de dévotion, et qu'il ne soit pas absorbé par la douceur d'une céleste suavité. Qu'il se rappelle donc, s'il veut s'embraser d'ardeur , que le corps de son Dieu est là présent, et, s'il veut exciter son désir et réparer ses forces, que ce très-noble corps et son sang glorieux lui sont offerts en nourriture.

La cinquième chose est d'adresser au Seigneur, pour soi et pour les autres, une prière affectueuse et pleine d'humilité, à cause de sa clémence. Il peut bien, en effet, être invoqué avec suavité, celui qui a dit : Demandez et vous recevrez; cherchez, et vous trouverez. Pour moi , je crois que ce sacrement est établi surtout pour nous aider à demander miséricorde et nous faire obtenir la grâce par l'oblation d'un holocauste aussi parfait.

La sixième chose est une diligence active et sans réserve de l'homme tout entier, à cause de la noblesse infinie et de l'immensité glorieuse de son Sauveur. Car, si celui qui est attaché au service d'un prince s'acquitte de son emploi avec le soin le plus grand , combien plus le prêtre doit-il servir son Seigneur avec une diligence parfaite, et traiter cet auguste sacrement avec autant de vigilance que s'il n'avait rien autre chose à faire, et qu'aucun autre objet ne réclamât sa présence! Or, il faut pour cela une attention entière, une action suffisante et bien réglée pour ne rien faire avec confusion ou en retranchant la moindre chose. Ensuite le prêtre doit également

 

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être attentif à ne toucher le sacrement qu'avec réserve et le respect le plus profond , s'il veut montrer en tout une diligence souveraine.

Je conseille donc à chaque prêtre de s'éloigner sincèrement et avec plus d'empressement que le reste des hommes, de tout ce qui serait de nature à souiller son coeur, la demeure du grand Roi , soit légèrement, soit gravement, soit par accident, soit de propos délibéré. Mais surtout, lorsqu'il va célébrer la messe, qu'il fasse abstraction de tout autant qu'il est en lui, et qu'il se recueille de telle sorte en lui-même que ni ses sens ni ses pensées ne se répandent nulle part au-dehors; qu'il examine avec soin sa conscience, et, s'il y découvre quelque tache, qu'il s'en lave d'abord par des larmes abondantes; qu'il aille ensuite à son confesseur, et qu'il rejette à ses pieds tout ce que son âme pourrait renfermer d’impur. Ayant accompli immédiatement sa pénitence, s'il le peut, qu'il se recueille de nouveau et élève son âme vers la divine Majesté ; qu'il considère sa magnificence suprême et se tourne ensuite vers sa propre misère, afin de mieux comprendre combien le Seigneur est grand et combien petit est son serviteur, ou plutôt combien il est vain et inutile.

Cependant qu'il s'anéantisse autant qu'il le pourra en Dieu et en lui-même , et quand , séparé de tout, devenu en quelque sorte divin , il ne verra plus rien, il ne sentira plus rien hors de son Dieu et n'estimera tout le reste que vanité à cause de lui; qu'il pense alors quel a été l'amour de ce Dieu envers nous, cet

 

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amour qui l'a porté pour un objet aussi vil , ou plutôt aussi détestable, à unir à sa divinité une nature si basse, et, dans cette nature si abjecte et si dégoûtante, à subir des supplices si déshonorants. Qu'il médite bien la magnificence de cette charité; qu'il s'enflamme au contact de cette ardeur inestimable: et, lorsqu'il sera embrasé d'amour pour son Bien-Aimé, qu'il dilate les entrailles de sa tendresse , et compatisse à celui qui a été ainsi humilié , affligé et mis à mort pour lui. Qu'il transforme en lui-même les blessures du Sauveur, et, comme s'il se sentait frappé à mort, qu'il médite les grands tourments de Jésus et se représente combien il a souffert en cette plaie, combien en cette autre, et qu'il suppute avec soin combien de fois les fouets ont déchiré son corps. Enfin , lorsque, par une semblable méditation, il aura été crucifié avec Jésus-Christ , car cela est de rigueur surtout dans ce sacrement, qu'il se rappelle que cette chair vénérable immolée pour nous sur la croix, le Seigneur a daigné nous la donner en nourriture, et que ce sang versé de son côté pour la rédemption du monde, il en a fait notre breuvage. Mais ne croyez pas que ce sang reçu à l'autel soit séparé du corps ; et cependant c'est le même sang répandu pour nous dans la Passion, et c'est en mémoire de cette Passion que nous devons le recevoir.

Que le prêtre considère alors la charité de Jésus envers nous; qu'il repasse en son esprit la magnificence de ce sacrement, autant qu'il le pourra toutefois, car c'est à peine s'il nous est donné d'entrevoir

 

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quelque étincelle de cet amour immense du Seigneur dans ce sacrement glorieux. Après avoir bien médité cet auguste don du Sauveur, se sentant entraîné par une suavité céleste, qu'il s'approche avec humilité et respect pour offrir le sacrifice, et qu'il agisse avec tout le soin possible, en observant tout ce que j'ai dit au commencement de ce chapitre, et lorsque le moment de recevoir le Sauveur sera arrivé, il pourra, s'il lui plaît, faire en son coeur les réflexions suivantes :

Pour recevoir dignement un sacrement si auguste, mille années de préparation ne suffiraient pas; combien donc, malheureux! en suis-je indigne, moi qui tous les jours me rends coupable de péché , moi qui persévère dans mon iniquité et m'approche sans préparation. Pourquoi, Seigneur, m'avez-vous donné la vie , puisque je devais vous faire l'injure révoltante de vous placer dans le cloaque de mon âme? Car il n'est point, Seigneur, de lieu plus infect qu'une âme pécheresse. Ah! plût à Dieu qu'au moins un fleuve de larmes eût traversé cette âme immonde ! au moins la fange amassée par mes crimes eût été moins considérable. Quoi donc! dois-je véritablement, Seigneur, vous placer en un tel lieu? Mais votre miséricorde l'emporte infiniment sur ma misère, et ainsi , plein de confiance en votre bonté, j'oserai vous recevoir afin de m'approcher, pauvre infirme , d'un médecin plein de douceur, afin de trouver ma guérison dans le remède que vous m'offrez. Plus je suis faible, plus mes besoins sont grands, ô mon Dieu, et ma

 

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délivrance fera briller d'autant plus l'immensité de votre tendresse. J'approcherai donc de mon Dieu avec confiance, parce que ses miséricordes sont infinies , et je goûterai avec lui les délices de ses bienfaits. Épouse de mon Sauveur, j'entrerai dans la demeure de mon Rpoux, et j'y ferai mon séjour avec lui pour ne plus m'en séparer jamais. Je ne veux plus à l'avenir m'attacher à nul autre; c'est en lui seul que je trouverai un bonheur sans fin. — Que le prêtre prie en ces termes ou d'autres semblables, selon sa volonté, mais de coeur et non de bouche; car je ne crois pas qu'il convienne de proférer d'autres paroles que celles contenues dans le canon.

Remarquez que, selon ma pensée, pour recevoir efficacement ce sacrement, ce qu'il faut, c'est une vive compassion pour Jésus-Christ , l'humiliation et l'anéantissement de soi-même; et que dès lors celui qui veut s'en approcher doit se reconnaître aussi vil et aussi indigne à ses yeux qu'il le pourra. Mais une fois qu'il l'a reçu , qu'il s'exprime de la sorte en son coeur : « Après avoir été nourri d'un aliment si vénérable, je me garderai bien de reposer mes lèvres sur ce qui est impur. Il est la félicité souveraine ; à l'avenir aucune créature ne partagera mon coeur. » Et , s'il n'éprouve aucune affection , qu'il se rappelle que c'est un signe de maladie ou même de mort ; car il a mis du feu dans son sein , et il n'en ressent pas la chaleur; du miel dans sa bouche, et il n'en perçoit point la douceur. Qu'il reconnaisse sa misère et qu'il s'applique à rendre sa vie plus sainte. Si, au contraire,

 

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il se trouve pleinement rassasié, qu'il ne l'attribue point à son propre mérite, mais à la bonté infinie de la Majesté suprême qui se communique aux bons et aux méchants, et qu'il dise en son coeur :

Le Seigneur opère en moi des choses admirables; nais c'est en haine de ma misère afin que je l'aie en horreur, c'est pour me convaincre par ses bienfaits de la grandeur de mon iniquité. J'étais mort, et il m'a fait sentir sa présence; j'étais semblable au ver qui rampe dans la boue, et il m'a fait goûter les biens du ciel. Si mon Dieu a agi ainsi envers moi alors que je suis un pécheur, que fera-t-il doue si je change de conduite, si je me hâte d’améliorer ma vie, si je m'adonne sans réserve à méditer les choses célestes, et si à l'avenir je ne m'attache qu'à lui seul?

C'est par le secours de Dieu et non par sa propre vertu que l'homme a pu avoir de pareils sentiments. Ainsi qu'il a pensé, qu'il se hâte donc d'agir.

 

CHAPITRE XVIII. Prière pour exciter notre coeur au très-doux amour de Jésus.

 

Seigneur, mon Dieu, comment ai-je osé vous parler, moi la plus vile de vos créatures? Je suis le plus impur, le plus repoussant, le plus vain des hommes; je ne suis qu'une fange immonde, qu'un ver de terre plein de perversité; et vous, Seigneur,

 

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vous êtes le Dieu des dieux, le Seigneur des seigneurs; vous êtes tout bien , toute honnêteté , toute beauté, toute utilité, toute aménité toute suavité ; vous êtes la source de toute splendeur, l'accord de toute mélodie, la réunion de tous les parfums, l'ensemble de toute douceur, l'océan de l'amour, le lien intime de la charité. Vous m'appelez, et je prends la fuite. Vous êtes plein de sollicitude pour moi, et je ne fais nulle attention à vous ; vous me servez sans cesse, et je réponds par des offenses; vous vous donnez à moi et je vous méprise. Vous m'aimez , moi qui ne suis que vanité et néant , et je vous dédaigne , vous le bien infini et inénarrable. O Epoux bienheureux, Epoux plein de bénignité et d'amour, ce que je préfère à vous, c'est la corruption, c'est l'horreur, c'est un mal qui me donne la mort! La créature a plus d'attraits pour moi que le Créateur, la vanité plus que le Dieu éternel , la misère la plus détestable plus que la souveraine félicité. La fange fait plus d'impression sur moi que la beauté, l'esclavage que la grandeur, l'amertume que la douceur. Les coups d'un ami valent mieux que les baisers trompeurs d'un ennemi, et cependant j'ai plus d'amour pour ces baisers trompeurs que pour les châtiments de celui qui m'aime. Mais, je vous en conjure, ô mon Dieu ! ne vous souvenez point de mes crimes ni de ceux de nies proches; rappelez-vous les entrailles de votre miséricorde, la douleur de vos blessures; considérez, non ce que je suis , mais ce que vous avez souffert pour moi. Si vous m'aimez, comme vous me le montrez,

 

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pourquoi m'abandonnez-vous? pourquoi souffrez-vous que je me fatigue ainsi ? O mon Bien-Aimé, retenez-moi par la crainte , enchaînez-moi par l'amour, donnez-moi le repos par votre suavité. O très-doux Epoux, je ne puis, je ne sais , et cependant je veux vous servir, je veux m'attacher à vous de tout mon coeur et ne plus aimer ce qui est dangereux. Vous pouvez opérer tout cela en moi, vous en connaissez les moyens, vous en avez la volonté, vous l'exigez même de moi ; pourquoi donc verrai-je mes bons desseins s'évanouir? Pourquoi vos désirs seraient-ils sans effet? Je vous en conjure, que mon Dieu l'emporte en moi , et non l'homme. Je ne veux point céder dans ce combat, je ne veux point succomber; mais hâtez-vous de venir à mon secours. En vivant dans les plaisirs, en ayant pour moi et pour vos créatures un amour coupable, j'ai dissipé tout mon bien ; maintenant je reconnais ma misère et ma détresse; une faim dévorante me ramène à la miséricorde infinie de mon Père ; daignez abaisser sur moi un regard de votre tendresse, daignez venir à ma rencontre en faisant luire sur moi les rayons délicieux de votre grâce ; daignez me serrer dans vos bras en signe de paix et m'accorder un baiser qui assure mon repos.

Je reconnais que j'ai péché contre le ciel et contre toute la cour céleste, contre votre Eglise et même contre toutes vos créatures ; j'ai péché en votre présence, je vous ai méprisé, j'ai fait le mal sous vos yeux. Assurément je ne suis point digne d'être appelé

 

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votre fils, je ne mérite pas le nom de mercenaire ou d'esclave , ni même celui de la dernière de vos créatures; mais ayez pitié de moi, détruisez mon iniquité, afin que vous soyez trouvé juste dans vos paroles et que vous demeuriez victorieux dans les jugements que l'on portera de vous; car j'entends mes ennemis dire à mon âme : Il n'y a point de salut pour elle en son Dieu (1).

Ordonnez , je vous en prie, que la robe de la charité me soit donnée, que l'anneau d'une foi ardente me soit rendu , et que l'espérance, comme une chaussure impénétrable, protège mes pieds, qu'elle m'élève au-dessus de la terre et m'affermisse, afin qu'enivré de votre sang, je puisse en vous me fondre tout entier d'amour.

Que vos douleurs pénètrent le fond de mon coeur, et en chassent tout amour étranger: que je sois avec vous crucifié au monde, et que, mort de la sorte, ma vie soit cachée avec vous en mon Dieu. O ma vie, vie heureuse, ignorée du monde, unie à Jésus-Christ, et dont le repos est en Dieu comme en son centre ! Voilà la seule chose nécessaire, la seule que je veux chercher. Loin de moi la multitude des vains fantômes, mon unique bien-aimé, mon unique amour, c'est Jésus-Christ : il est mon Dieu , il est mon époux. Non , que rien ne me flatte, que rien ne me réjouisse, que rien ne m'attire, si ce n'est Jésus-Christ. Qu'il soit mon tout, que je sois tout à lui, et que mon coeur ne fasse qu'un avec lui ; je ne veux rien savoir, rien

 

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aimer, rien ambitionner, si ce n'est Jésus et Jésus crucifié.

Ainsi, ô bon Jésus, recueillez-moi dans vos entrailles, nourrissez-moi de votre sein, enivrez-moi de vos blessures. O mon âme, éveille-toi donc en présence de cette compassion qui arracha des larmes à l'enfance de ton Sauveur, qui le fit pleurer sur Jérusalem, sur Lazare et du haut de la croix, ou plutôt qui le fit pleurer sur toi en toutes ces circonstances ; et qu'il sorte du lieu où tu as cherché le bonheur un fleuve qui arrose ce paradis, ainsi divisé en quatre parts. Si un fleuve de larmes est sorti du lieu de félicité, du centre de toutes les délices, combien plus doit-il en sortir un du repaire de tous les crimes et de toutes les iniquités? Ainsi vous avez pleuré, ô bon Jésus, vous dont le coeur était plein de délices célestes. O mon aine, éveille-toi doue à la voix de ses enseignements, de ses exhortations, de ses promesses, car ses paroles sont les paroles de la vie éternelle. Eveille-toi aux injures , aux blessures, aux dérisions, aux tourments et aux douleurs de sa Passion et de ses amertumes. Regardez, nous crie-t-il (1), et voyez s'il y a une douleur semblable à ma douleur.

O Seigneur, oui , je m'approcherai et je verrai s'il y a un amour pareil à votre amour; et désormais je n'aimerai rien antre chose que vous , je vous aimerai à cause de vous. Lorsque je n'étais qu'iniquité et perversité, lorsque je sous méprisais, et que je méritais d'être considéré coulure l'objet le plus vil et le plus

 

1 Thren., 1.

 

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repoussant qu'il y eût sur la terre , vous m'avez aimé, mon Dieu , jusqu'à vouloir souffrir et endurer pour moi les supplices les plus affreux. Maintenant , ô bien suprême et infini , père plein de tendresse , époux d'une douceur ineffable, source et principe de toute beauté et de toute suavité , je veux vous aimer non-seulement jusqu'à mourir au monde par vous et pour vous , mais encore jusqu'à mourir à moi-même , afin qu'attaché à la croix avec vous, je n'aie de sentiment que pour vous , afin que je ne vive plus , mais que Jésus-Christ seul vive en moi.

Que rendrai-je donc au Seigneur pour tous les biens dont il m'a comblé? Je prendrai le calice du salut , et j'invoquerai le nom du Seigneur. Si ce calice du sang de Jésus ne peut arroser perpétuellement mes lèvres, qu'au moins le calice d'une grâce surabondante soit toujours présent à mon coeur, que la mélodie des divines louanges s'y fasse sans cesse entendre; et ainsi ma bouche louera mon Seigneur en tout temps , et tous les jours de ma vie je célébrerai la gloire de mon Dieu. Que mes paroles puissent lui être agréables , car je veux mettre ma joie dans le Seigneur. Je m'élèverai jusqu'à lui , et je lui découvrirai le secret de mes pensées. Ma langue fera retentir à ses oreilles une action de grâces sans fin ; elle dira la magnificence de ses louanges. Maintenant loin de ma bouche, loin de mon coeur les choses d'un autre temps ; le Seigneur est le Dieu de toute connaissance , et c'est à lui seul qu'appartiendront ma voix et ma pensée. Je briserai l'arc des forts , et je me revêtirai de la

 

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force d'en haut. Je me réjouirai seulement dans le Seigneur; mon coeur sera rempli de jubilation , et je sentirai tous mes ossements tressaillir en mon Dieu , car je m'offrirai tout entier à mon Sauveur. Mon coeur se reposera dans la douceur de son immense bonté. Je louerai l'excellence de sa gloire suprême , et je suivrai les traces de sa Passion douloureuse. Que mon corps soit foulé aux pieds , que mon coeur s'élève et que ma bouche soit remplie de louanges , afin que , le jour et la nuit , je trouve à me reposer sans interruption dans la grandeur infinie de Dieu , dans sa vie sans limites. Que la vanité disparaisse , que la divinité s'approche , que la charité me transforme, et que je devienne tout divin. Que mon coeur s'ouvre , que les blessures de mon Sauveur s'ouvrent en même temps ; que tout ce qui est en moi s'y unisse et ne fasse plus qu'un avec Jésus-Christ. Ainsi soit-il.

 

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LIVRE III.

CHAPITRE PREMIER. Moyens qui conduisent l'homme au repos de la contemplation.

 

Si vous voulez parvenir au repos de la contemplation , appliquez-vous à établir solidement en vous ces trois choses :

Premièrement, tâchez de bien comprendre combien chaque jour votre Créateur est offensé par vous et par le reste des hommes; et ensuite gémissant profondément sur vos crimes, déplorant ceux des autres comme s'ils vous étaient propres, versez en tout temps, si vous le pouvez , des larmes abondantes. A la pensée de tant de fautes , désirez être plongé dans la tristesse plutôt que de vous réjouir, et souvenez-vous que les jours de cette vie ne sont pas des jours de joie, mais d'amertume. Nous aurons fait beaucoup en effet , si nous pouvons , après avoir outragé si grièvement notre Dieu par nos péchés, arriver à l'apaiser par les larmes de toute notre vie. Et pour le temps présent, la consolation que nous devons choisir, c'est de déplorer nos misères et nos iniquités ainsi que celles de nos frères. Mais le Seigneur, qui est plein de bénignité, se plaira à

 

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répondre , après ces larmes incessantes , la joie en l'âme ainsi appliquée à se livrer à une douleur amère. Car. de même que l'eau renfermée dans le sarment se change en vin sous l'action brûlante du soleil , ainsi les larmes d’un coeur vraiment contrit sont changées par l'action d'une charité ardente en un vin d'allégresse. D'ailleurs il ne convient pas qu'un si noble Seigneur établisse sa demeure dans une maison, à moins qu'il ne la trouve dans une propreté parfaite et purifiée avec soin par des pleurs continuels.

La deuxième chose est de vous efforcer de compatir, autant qu'il est en vous , à la Passion de Jésus-Christ et de l'avoir en tous lieux dans votre coeur: car, si nous ne savons partager de la sorte les peines du Sauveur, nous ne pourrons nous réjouir avec lui. Mais si vous méditez bien sa Passion , si vous entrez véritablement en lui par l'ouverture de son côté , vous arriverez vite à son coeur. Oh! heureux le coeur qui se lie ainsi avec douceur au coeur de Jésus ! Heureux celui dont le Seigneur soutient la tête de sa main gauche , et qu'il presse contre son coeur de sa main droite! C'est réellement alors que l'épouse habite avec l'Epoux , et qu'ils reposent sous un même toit. O coeur excellent, raconte-moi , je t'en conjure , la douceur dont tu es enivré, ne me cache pas les délices dont tu abondes. Mais, je le vois bien , ma parole n'arrive point jusqu'à toi, car tu es absorbé tout entier dans une ivresse ineffable. Déjà tu as oublié celui qui s'entretenait avec toi , et dont la demeure est encore une prison. Tu es enchaîné par l'excès de ton bonheur,

 

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et ta voix et tes sens ne peuvent plus agir. Mais que celui qui voudra arriver au repos et à la douceur de la contemplation par une autre porte que celle-ci , se regarde comme un voleur et un larron.

La troisième chose , c'est de ne désirer posséder que Dieu, c'est de ne faire plus de cas que d'un monceau de feuilles de tout ce qui vous sera offert hors de lui, de tout ce que vous verrez , de tout ce que vous entendrez nommer; c'est de n'avoir pour votre âme de stabilité qu'en Dieu seul, et d'être seul uni à lui seul. Alors retentira à vos oreilles le son harmonieux de sa voix; alors il vous révélera les trésors de sa sagesse , et vous prodiguera ces baisers qui enivrent. Alors , plein de délices , vous vous sentirez défaillir, et soutenu par les embrassements de votre Sauveur, vous serez absorbé dans un océan de suavité. O âme vraiment heureuse ! où êtes-vous allée, en nous laissant plongés dans une si profonde amertume? Au moins dites-nous-le , nous vous en prions , un tel bonheur suffit-il à vos désirs? Les soins que nous vous donnions vous sont-ils encore nécessaires? Hélas ! ce que nous pourrions vous offrir, je crois, n'est à vos yeux que misère, et non un bien que l'on puisse estimer. Mais de quel crime nous sommes-nous rendus coupables, ô âme ainsi comblée d'allégresse, pour que vous ne daigniez pas même abaisser un regard sur nos biens les plus précieux? Pourquoi une telle indifférence envers ceux qui vous aiment avec tant d'amour? Ah ! je le vois , vous ne sauriez nous répondre , car vous avez été ravie par votre Bien-Aimé.

 

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O amour ineffable , qui associe si intimement notre coeur à celui qui est sa fin ! O bénignité inestimable du Sauveur, qui visite par un don si excellent ceux qui l'aiment d'une affection toute particulière!

 

CHAPITRE II. Combien il est glorieux de se transformer en Dieu et comment l'homme peut arriver là.

 

O changement admirable de la droite du Très-Mut ! Les partisans du monde regarderaient comme une merveille si un homme tirait d'une boue impure une source de délices et d'honneurs terrestres en tout genre; si, à la place de cet objet repoussant, il avait la domination entière du monde, les domaines d'un roi , une puissance spirituelle égale à celle du chef suprême de l'Eglise , sans que jamais ses désirs n'éprouvassent la moindre résistance. Ajoutez à cela que les démons lui fussent soumis; que non-seulement la terre , mais encore les astres du ciel se gouvernassent selon sa volonté; qu'il pût donner la mort, rappeler à la vie, guérir toute infirmité, changer même le cours des lois de la nature , avoir toutes les richesses, toutes les félicités imaginables hors de Dieu , ou même que Dieu pourrait lui donner, pourvu toutefois qu'elles ne conduisissent point à lui. Eh bien? le changement qui s'opère lorsqu'une âme se transforme en son Dieu , est sans comparaison plus merveilleux ,

 

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plus digne de louange et d'amour due tout cela. En effet, la distance entre Dieu et l'homme est incomparablement plus grande que celle qui existe entre la dernière des créatures et tout ce que le Seigneur pourrait donner en dehors de soi. Or, l'homme se change en Dieu quand il s'adonne avec autour à la haine de soi-même et s'applique à n'aimer que son Dieu; quand il ne se laisse entraîner vers nul autre objet en dehors de lui , et que lui seul occupe toutes ses affections ; quand il ne s'inquiète uniquement que de sort Dieu , et qu'il n'a soif que de voir honorer sou Seigneur ou par soi-même ou par les autres. O transformation vraiment désirable! Celui-là a échangé les blessures de ses péchés contre les blessures de Jésus-Christ; il a échangé la souillure de son aune contre la bonté de son Dieu , sa bassesse contre la majesté divine , sa perversité contre la clémence suprême , et l'amertume de son coeur contre la douceur de celui qui lui a donné la vie. Car il est tout entier en Dieu et à Dieu; il ne cherche rien hors de lui ; son coeur est plein de Dieu ; il s'est dépouillé de lui-même et revêtu du Seigneur ; et, brillant de zèle , il s'est déclaré la guerre cousue au plus cruel de ses ennemis.

Si donc cette transformation est si admirable , pourquoi , serviteur méchant , esclave infidèle , créature inutile , différer de l'accomplir? Prenez garde aussi de ne point agir avec lenteur et nonchalance, avec pesanteur de coeur, anxiété de volonté, insensibilité d'esprit ; apportez, au contraire, une âme avide,

 

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une intention fervente, un amour immense; car rien n'est plus avantageux à l'homme, rien n'est plus délectable ni plus glorieux. Si donc vous vous dépouillez de vous-même, et qu'ainsi vous arriviez à pénétrer en Dieu, veillez bien pour ne jamais être trouvé hors de lui de quelque manière que ce soit. Si par faiblesse d'esprit ou négligence, vous en étiez sorti , hâtez-vous d'y rentrer aussitôt avec larmes; conjurez-le avec humilité de vous pardonner et de vouloir bien recevoir un serviteur fugitif , et formez en votre coeur la résolution inébranlable de ne plus vous éloigner à l'avenir. Je ne dis pas cependant que vous deviez prendre un engagement tel que sa violation constitue pour vous une nouvelle faute, car nous sommes fragiles et inconstants ; et quand il vous arriverait mille fois de sortir de votre Seigneur, il vous faudrait revenir à lui autant de fois.

La règle donnée dans ce chapitre est excellente , car nul ne saurait vivre parfaitement uni à Dieu ou demeurer avec lui , s'il conserve en son coeur quelque affection ou quelque inclination pour la créature.

 

CHAPITRE III. Qu'il est étonnant que celui qui a une fois goûté Dieu puisse s'en séparer.

 

Nous devons nous étonner beaucoup, ou plutôt nous ne comprenons pas qu'un homme, ayant une

 

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fois goûté Dieu et expérimenté sa douceur, puisse jamais s'en séparer ; nous ne comprenons pas comment dans l'excès de son ivresse, il n'oublie pas le boire, le manger, le sommeil et tout sans exception; comment il peut contempler autre chose que son Seigneur, se délecter en autre chose que dans sa souveraine douceur, alors qu'il le sait présent en tout , qu'il lui est donné de le trouver en tout , et de se reposer avec lui en toute créature. Oh ! combien il est bon le Dieu d'Israël à ceux qui ont le coeur droit! Combien doux et suave est son esprit en eux ! Oh ! de combien d'amertume , de tristesse et d'anxiété devrait être rempli celui qui consent à se séparer même un instant d'une semblable douceur !

 

CHAPITRE IV. Comment l'homme peut arriver en peu de temps à la perfection.

 

Quiconque veut arriver par la contemplation au sommet de la montagne de Dieu, doit ne jamais se reposer pendant sa veille, mais monter toujours par l'élévation de son esprit; car, dans ce vol, ne point prendre de repos c'est se reposer; et celui au contraire qui veut se reposer se fatigue et ne peut ensuite poursuivre sa course avec la même facilité. Quelquefois même en voulant prendre un peu de repos, il tombe dans une telle lassitude qu'il ne saurait avancer

 

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davantage. Lorsqu'on gravit une montagne terrestre, la faiblesse de la nature exige qu'on prenne haleine de temps à autre; mais c'est le contraire pour une montagne spirituelle, car ce qui tient à l'esprit est agilité. Ainsi , loin de s'arrêter lorsqu'elle se sent fatiguée , l'âme doit s'élever avec plus de rapidité, courir plus promptement , et alors elle sentira ses forces se renouveler , elle deviendra plus avide de choses difficiles; et, choisissant pour repos de ne point se reposer, la peine lui semblera plus légère et plus délectable , sa marche s'accomplira avec plus de douceur et de suavité. Ils sont donc insensés, et ils ignorent ce que c'est que la contemplation, ceux qui se reposent sous prétexte de rétablir leurs forces. Qu'ils tiennent bien pour assuré que, dans ce repos, les forces ne se réparent point mais se dissipent. Ainsi , que l'âme du contemplatif s'avance courageusement, elle trouve de la douceur en sa course; qu'elle chemine avec lenteur, elle se fatigue ; qu'elle se repose , et ses forces l'abandonnent. C'est pourquoi il n'y a rien autre chose à faire, sinon de monter en toute hâte avec Marie vers les lieux les plus élevés des montagnes (1).

Pour celui qui trouverait cela au-dessus de ses forces et voudrait se reposer tout en conservant le désir d'avancer, voici le conseil que je lui donne, bien qu'il ne puisse être comparé à ce que nous venons de dire : Qu'il s'efforce d'imiter au moins ceux qui, en ce monde, gravissent une montagne. Lorsque, fatigués

 

1 Luc., 1.

 

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au milieu de leur course, ils veulent se reposer, ils se gardent bien , pour le faire, de descendre en la Vallée, car jamais ils n’arriveraient au sommet et tout le monde les regarderait comme des insensés. Ainsi doit-on réputer insensés et comme ne devant jamais arriver au sommet de la contemplation ceux qui aujourd'hui s'élèvent un peu ou même beaucoup en cet exercice , et qui ensuite , accablés d'ennui , reviennent au lieu d'où ils sont partis, aux occupations dont ils s'étaient éloignés pour y goûter le repos, et croient puiser des forces dans la vallée du péché et des vanités ou dans la plaine des imperfections pour s'élever plus haut. Ils ignorent qu'à peine ils pourront atteindre le lieu où ils étaient arrivés d'abord. Voilà, si je ne me trompe, pourquoi si peu de contemplatifs parviennent au sommet de cette montagne. Si donc un homme commençait à monter selon l'étendue de ses forces, et qu'ensuite il prit son repos sans descendre même d’un pas; si demain il s'élevait plus haut et qu'il se fixât en cet endroit ; si enfin, persévérant dans sa marche, il agissait toujours de la sorte, je vous assure que cet homme avancerait plus en un mois que ne ferait en quarante ans celui qui , revenant sur ses pas pour se reposer, retournerait sans cesse au même but. Je crois même que bientôt il serait consommé en perfection , plein de gloire devant lieu et aimé avec tendresse de toute la cour céleste.

Peut-être craignez-vous d'habiter sur le haut de la montagne; mais alors allez vous cacher dans la retraite que vous offre le côté de Jésus-Christ. Si vous

 

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ne voulez point vous éloigner de la vallée parce que c'est le lieu où vous avez été nourri , si vous ne voulez point accomplir ce que je viens de dire, faites au moins en sorte de descendre jusqu'au fond de la vallée de vos misères et de celles de tout le genre humain , en concevant pour vous des sentiments d'humilité , et pour votre prochain des sentiments de compassion , en pleurant vos fautes et celles de vos frères, en demandant pardon à Dieu et pour vous et pour eux. Daigne vous l'accorder celui qui est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

Ainsi , pour résumer en peu de mots tout ce chapitre, je dis donc : que celui qui veut, par la contemplation, parvenir au sommet de la montagne du Seigneur, ne prenne aucun repos. Qu'il ne re-tourne pas en arrière jusqu'à ce qu'il ait atteint le but qu'il se propose, à moins qu'il ne veuille descendre pour pleurer ses péchés et ceux de ses frères.

 

CHAPITRE V. Comment l'amie est enivrée dans la contemplation par son Créateur.

 

O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! Combien ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables? Qui s'élèvera sur la montagne du Seigneur, et qui habitera dans son saint lieu? Et si quelqu'un veut s'élever, quelle voie prendra-t-il,

 

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puisque ses voies sont impénétrables? Ecoute ton Bien-Aimé, ô âme chérie, et réjouis-toi lorsque tu te seras appliquée à mettre en pratique mes enseignements, lorsque tu te seras tellement approchée de Dieu que , devenue impuissante à penser à autre chose, tout le reste hors de lui te sera une source d'amertume insupportable, lorsque tu en seras arrivée à trouver plus doux de te voir séparée de ton corps que du souvenir continuel ou presque continuel de ton Dieu , et que tu croiras être sans amour pour toi-même si tu ne t'aimes à cause de lui. Mais voici ce qui va t'arriver touchant ton Bien-Aimé , ô âme remplie d'amour ou plutôt changée en amour. Ce Bien-Aimé, ô âme chérie, dont tu ne peux te séparer en aucune manière, se soustraira tout-à-coup et pour un peu de temps à ta pensée, de sorte que ton coeur commencera à errer sur d'autres objets. Et toi , voyant ainsi éloigné l'objet de tes affections les plus vives, pleine d'un désir sans limites, tu chercheras de toutes parts où il te sera donné de le retrouver, tu crieras en peu de mots à toutes les créatures de te dire où est ton Bien-Aimé, parce que tu es devenue toute languissante d'amour. Avec quelles larmes, quels gémissements, quelle anxiété courras-tu après lui, je ne saurais l'exprimer. Mais , ô ivresse admirable de l'amour ! par là même que tu te portes ainsi à lui, tu es avec lui , et tu l'ignores. Mais que fera ton Bien-Aimé , ô âme toute pénétrée d'amour ? Pourra-t-il se cacher plus long temps? Non, sans doute. Cet Epoux si tendrement chéri s'empressera

 

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de se montrer à toi ; et, voyant celui que tu avais cherché avec tant d'avidité, tu le presseras contre ton coeur avec une affection sans bornes. Mais alors, n'oublie ni la crainte ni le respect profond que tu lui dois , et tu pourras éprouver, si tu agis avec sagesse, quelle consolation t'est offerte.

Ecoute encore, ô âme éprise de l'amour du Seigneur : Lorsqu'il t'aura rendu le calme, il se dérobera de nouveau , et alors en le cherchant, tu seras en proie à une ardeur plus intense que la première fois. Que dirai-je enfin? Il se soustraira encore à tes embrassements , il s'éloignera souvent de toi, mais pour peu de temps chaque fois; et il agira ainsi jusqu'à ce que tu sois pleine de sollicitude pour le conserver, jusqu'à ce que tu n'oses plus te croire en sécurité , et que tu regardes toutes choses comme suspectes. Mais, ô âme bienheureuse , écoute ce que fera pour toi ton Bien-Aimé. Lorsque tu commenceras à te réjouir et à te reposer uniquement en lui , il commencera , de son côté , à t'abreuver d'un vin délicieux. Attiré par sa douceur, tu te prendras aussi à soupirer davantage après lui , et lui, toujours libéral, te comblera de dons plus grands encore. Mais plus il te donnera, plus tu multiplieras tes demandes, et plus en même temps son inépuisable tendresse t'enrichira de faveurs. Qu'ajouterai-je encore? tu ne pourras te rassasier, que tu ne te sentes enivrée et plongée entièrement dans le vin de sa charité. Mais après ces enivrements fréquents et prolongés, trouveras-tu le sommeil ou les ravissements? Il en sera selon que le Seigneur

 

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voudra te l'accorder. Car il est plein de générosité , et il répand ses dons avec une abondance sans comparaison plus grande que nous ne saurions jamais nous l'imaginer. Cependant tu dois conserver toujours en ton coeur la pensée de ton étrange indignité, et te souvenir qu'il n'y a en toi nulle aptitude à de pareilles faveurs. Bien plus , il doit te sembler tout - à-fait admirable que ton Dieu daigne , même au prix de toutes sortes de peines et d'afflictions en ce monde, effacer tes péchés. A lui la louange et la gloire dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE VI. Que l'homme est enivré de diverses manières avant le ravissement.

 

Comme nous avons dit, en plusieurs endroits des chapitres précédents, que l'homme pouvait être enivré par l'influence de l'action divine, afin que votre âme s'élève davantage, je ne vous laisserai point ignorer quelle est l'ivresse de ces célestes influences. Le contemplatif, vous devez le savoir, bien que comblé de beaucoup de consolations spirituelles, peut, avant d'arriver au sommeil ou au ravissement, ce qui est le partage d'un petit nombre, éprouver une double ivresse.

La première est une certaine abondance d'allégresse du coeur et une jubilation extraordinaire de l'esprit , qu'une longue considération de la Passion ou l'ardeur

 

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embrasée d'un amour spécial envers Dieu répand en notre lune , en y faisant sentir son influence d'une manière particulière et en l'illuminant de ses rayons divins. Cette joie du coeur est telle qu'elle reflue sur les membres du corps, et les rend sensibles à l'action de la divine clémence. Celui qui en est l'objet, impuissant à soutenir cet excès de félicité, marche avec précipitation comme un homme ivre; le repos lui devient insupportable , et il se sent porté par la grandeur de son amour envers son Créateur à presser dans ses bras les créatures qu'il rencontre. Cependant croyez bien que son coeur n'est aucunement entraîné vers les choses de la terre; loin de là : tout ce qui s'offre à ses regards , il le considère comme un néant.

Il y a une autre ivresse qui remplit le coeur d'une suavité excessive causée par l'union divine. Cette ivresse arrive par le repos de la contemplation, et sa douceur se fait sentir de telle sorte qu'elle pénètre avec une effusion extraordinaire tous les membres du corps, et que l'homme, tant intérieur qu'extérieur, semble plongé dans un torrent de délices. La première ivresse ne saurait, dans la pétulance de sa joie, supporter le repos; celle-ci , au contraire , le fait goûter par l'abondance de sa suavité. Si elle ne s'embrase jusqu'à produire le sommeil , elle n'enlève pas entièrement aux sens particuliers les actes qui leur sont propres ; mais elle ne leur laisse pas plus de liberté que ne le fait l'ivresse matérielle. En cet état tout ce qui frappe les regards est considéré comme rempli d'une douceur toute divine.

 

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La première ivresse se manifeste, il est vrai , par une intensité de la joie, et celle-ci par une intensité de douceur; cependant il faut bien se persuader que ni l'une n'est privée de douceur, ni l'autre de joie. Bien que la première ne doive point inspirer de crainte et qu'il faille se réjouir, cependant il est toujours sûr d'avoir des doutes sur la seconde, qui consiste en une admirable suavité de coeur, car le démon se transfigure en ange, et il a coutume quelquefois de produire des effets semblables. Il voudrait voir l'homme s'enorgueillir, s'estimer digne de jouir de pareilles délices et s'y reposer, afin de le détourner ainsi de Dieu. Si le Seigneur permet que cela arrive , c'est que certains contemplatifs présument quelquefois trop d'eux-mêmes, qu'ils méprisent les autres et se croient proche de Dieu , alors que par leur orgueil ils en sont fort éloignés ; et ainsi le démon , le père de l'orgueil , reçoit la puissance de les tromper par ces délices. C'est pourquoi , quelque ivresse que vous éprouviez , appliquez-vous avec le plus grand soin à diriger toujours la pointe de votre esprit vers Dieu , et à ne pas permettre à votre coeur de se séparer de lui. S'il faut vous réjouir, réjouissez-vous dans le Seigneur. Et si cette joie vient de Dieu , elle devra s'augmenter ; si , au contraire , elle vient du démon , elle devra disparaître ou du moins diminuer. Que si Dieu veut vous consoler de la sorte , et vous faire goûter ses délices pour l'amertume dont vous vous êtes abreuvé à cause de vos péchés et de ceux des autres , vous devez lui en témoigner votre reconnaissance le mieux qu'il

 

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vous est possible , et craindre néanmoins de tomber dans la présomption. Vous pouvez, pour tenir votre coeur humilié sous cette ivresse, penser que le Seigneur veut peut-être récompenser ainsi dans le temps quelque bien léger accompli par vous et regardé comme considérable , parce qu'il vous juge indigne des récompenses éternelles. Vous pouvez craindre encore que ce vin plein de douceur offert à votre âme encore languissante et malade , ne vous mette en danger de mort et ne soit l'occasion qui vous en rende la victime. Il nous faut donc , tant que nous sommes dans cette vallée de larmes, désirer de tout notre coeur d'être affligés avec Jésus crucifié , et non d'abonder de délices dangereuses. Nous péchons tous les jours et même presque continuellement ; nous devons donc pour ces mêmes fautes vouloir souffrir un châtiment continuel ; et comme parmi les serviteurs de Dieu nous sommes les plus vils , nous devons aimer à être jugés tels par tout le monde , nous devons l'ambitionner avec ardeur. Nous avons été créés pour la gloire de Dieu : ce qui peut nous plaire en nous et dans les autres est donc ce qui tend à cette gloire, de même que tout ce qui lui est contraire doit nous déplaire souverainement. Pour ce qui est indifférent, nous n'avons à nous en occuper que pour tout rapporter à la louange de Dieu. Daigne nous l'accorder celui qui vit et règne dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

 

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CHAPITRE VII. Que l'homme contemplatif doit se réjouir du bien du prochain, et que, s'il ne le fait, il commet trois fautes.

 

Tout ce que nous venons de vous faire connaître, vous devez, ô homme contemplatif, le désirer pour chacun de vos frères et le demander pour eux avec sollicitude; et lorsque vous découvrez quelque bien dans le prochain c'est pour vous un devoir de vous en réjouir profondément , quand même vous ne re-connaîtriez pas un bien semblable en vous. Si au contraire vous vous en attristez, vous commettez trois fautes considérables. D'abord, vous semblez voir avec peine l'honneur de Dieu résulter du bien de votre frère. En deuxième lieu, vous méprisez la Passion de Jésus-Christ qui a souffert afin d'abonder des vertus de chacun. Troisièmement enfin, vous déchirez et mettez en lambeaux cette charité par laquelle vous devez aimer votre prochain comme vous-même, et désirer son bien comme votre bien propre. Aimez donc beaucoup ce bien du prochain et employez-vous à le procurer, surtout spirituellement , ou même temporellement, lorsque le besoin le demande ; et le Seigneur se plaira à répandre en tout temps ses grâces en votre âme, et il vous appellera enfin à posséder

 

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ses biens célestes. Daigne nous y conduire celui qui pour nous a voulu souffrir l'opprobre de la croix. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE VIII. Que le contemplatif ne doit pas juger des autres d'après les défauts qu'il découvre en eux.

 

Le démon, vieilli en tout genre de malice, voyant que les hommes adonnés à la contemplation ont établi leur demeure dans les cieux , d'où son orgueil l'a banni, s'efforce par tous les moyens possibles de les attirer à lui. Et comme il voit son impuissance à les séduire ouvertement, il tâche de les tromper par des voies détournées. Mais, bien qu'il varie ses suggestions suivant les divers temps, il s'efforce néanmoins d'une manière particulière de porter le contemplatif à présumer de soi et à juger des autres en s'appuyant sur cette sentence de l'Apôtre : L'homme spirituel juge toute chose, et il n'est jugé par personne (1). Mais, ô mort pestilentielle, mort cruelle et cachée ! une telle pensée met Dieu en fuite et dénote un orgueil pervers et abominable ; elle attache à la fange le coeur accoutumé aux mets délicats ; elle conduit l'âme enivrée d'une joie spirituelle à la paresse et au dégoût ; enfin tout ce qui devait se rapporter à l'honneur de Dieu, elle l'en détourne diaboliquement. O homme,

 

1 Cor., 2.

 

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êtes-vous donc monté au sommet de la contemplation pour rouler, en jugeant ainsi les autres, plus lourdement au fond de l'abîme? Prenez, je vous en prie, la dernière place dans l'appréciation que vous faites de vous-même, et vous ne craindrez pas de tomber ; sachez estimer toutes les oeuvres de Dieu, et vous serez vous-même en estime. O homme adonné à la contemplation, apprenez à connaître comment Dieu, formant ses créatures pour sa gloire , a voulu distribuer des dons divers à chacune, afin de nous montrer ainsi la variété de ses trésors et nous fournir une ample matière d'exalter sa magnificence. Vous devez donc penser que Dieu, comme un bon père, voulant ordonner sa maison , considère la sagesse , la puissance et la bonté de ses enfants, et qu'il distribue à chacun les charges et les dignités, selon ce qu'il découvre en eux. Comprenez que si vous vaquez à la contemplation , c'est que votre Père miséricordieux, connaissant votre faiblesse en tout, n'a point voulu vous placer en des emplois périlleux, difficiles et pénibles ; mais, usant de charité envers vous comme à l'égard d'un infirme, il a daigné vous consoler par le repos d'un pareil exercice. Voyant , au contraire , vos frères pleins de ferveur et fortement enracinés dans la charité, il les a établis au milieu des dangers et des difficultés, tout en leur accordant néanmoins le repos après le travail et une consolation non médiocre au milieu de leurs fatigues. Si donc vous êtes attaché à la contemplation , et les autres employés à d'autres oeuvres , ne les jugez pas pour cela , mais considérez

 

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en eux la sagesse et la bonté de Dieu. Reconnaissez votre faiblesse, et confessez que les autres sont véritablement forts. Comment , en effet, pourriez-vous vous regarder comme un homme courageux , vous dont la débilité ne saurait supporter même la mollesse du lit, c'est-à-dire la douceur de la contemplation , vous que tout vent agite comme un roseau? Que serait-ce donc s'il vous fallait bâtir d'une main, et de l'autre tenir l'épée pour mettre en fuite les ennemis? La crainte seule vous ferait défaillir. Louez donc le Seigneur votre Dieu qui a placé les forts aux endroits dangereux, et les prudents dans les affaires difficiles; qui a accru leur prévoyance par de longues études et les a rendus les distributeurs charitables de ses biens sur la terre. Mais pour vous , craignant de vous voir succomber, il a voulu vous faire jouir du repos dans le calme de la contemplation ; vous étiez accessible à l'erreur, et il ne vous a point livré à l'investigation des choses profondes et difficiles, et ainsi il vous a conservé votre simplicité; vous eussiez été un mauvais dispensateur, il vous a porté à renoncer à tout et à devenir pauvre. Il n'y a donc point là pour vous un motif de vous exalter et de juger les autres. Exaltez les bienfaits de Dieu, et n'en excluez pas ceux mêmes que vous verriez oisifs; car vous devez croire que, comme des gens sages et consciencieux, ils cachent le trésor qu'ils ont acquis, en travaillant dans le secret et en se reposant aux yeux de tout le monde. Ou bien encore : songez que celui qui a donné à l'air sa pesanteur permet que ceux-ci

 

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manquent en des choses apparentes et faibles, afin qu'ils ne prennent point d'orgueil des grandes faveurs dont ils ont été comblés. Mais, bien que vous deviez agir ainsi à l'égard de tous ceux dont nous venons de parler, cependant, comme vous les voyez en péril, il vous faut prier pour eux, vous qui jouissez du repos, afin de les attirer ainsi à goûter un repos semblable.

Vous devez, en deuxième lieu , ramener tout à la louange du Créateur, et vous pourrez le faire de cette manière, et même d'une manière plus excellente si le Seigneur daigne vous l'indiquer. Lorsque vous verrez un homme élevé à une charge temporelle ou spirituelle, ou à une dignité quelconque , vous penserez que cela a eu lieu afin de faire connaître la magnificence et la puissance de Dieu , et vous lui en rendrez grâces. Lorsque vous en verrez d'autres s'appliquer à l'étude , rechercher avec ardeur non-seulement les choses les plus cachées dans le Créateur, mais encore dans les créatures , approfondir avec l'attention la plus vive chacun des versets de la sainte Ecriture , souvenez-vous qu'un tel travail concourt à manifester la sagesse de Dieu , et exaltez en eux cette divine sagesse. D'autres seront tout occupés d'affaires temporelles : louez en eux la providence du Seigneur qui pourvoit par leur moyen aux besoins de ceux qui goûtent le calme du repos. D'autres s'appliqueront à des oeuvres de charité : bénissez en eux la divine bouté qui s'étend à toute chose. D'autres exerceront la justice envers leurs semblables : alors craignez le

 

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jugement de Dieu. D'autres subiront les châtiments de la justice humaine : rappelez-vous la justice céleste. Si vous voyez des hommes rigides dans l'exigence du droit, redoutez la rigueur de cette justice suprême. En présence de ceux qui examinent et plaident des causes, souvenez-vous du jugement à venir. Vous verrez aussi des supérieurs trop indulgents à punir : alors vous louerez en eux la miséricorde divine. Si vous avez à supporter la chaleur, rappelez-vous cette charité excessive de Dieu le Père, qui a voulu que son Fils s'incarnât et qu'il fût pour nous tous attaché à la croix. Si vous êtes soumis à l'action du froid , vous soupirerez après ce lieu de rafraîchissement où nous serons déchargés du poids brûlant de nos misères.

Ainsi vous pouvez tout rapporter à la louange du Créateur, et il n'y a pas d'être si faible et si vil qui ne puisse être pour vous une occasion de le glorifier. Toute créature est donc vraiment digue de louange par cela seul qu'elle est l'ouvrage de Dieu et qu'il lui conserve l'existence. Elle mérite un tel nom par-là même qu'elle proclame admirablement la gloire de son Auteur. Je vous ai proposé ce petit nombre d'exemples afin d'élever votre esprit et de vous ouvrir la voie à de plus considérables. Tel est le jugement divin dont vous parlait l'Apôtre dans le texte cité plus haut et dénaturé par vous d'une façon si perverse. Saint Paul ne veut point dire assurément que l'homme spirituel doive mépriser ou juger les autres, puisque ailleurs il nous dit : Gardez-vous de

 

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juger avant le temps; et encore : Qui êtes-vous pour juger un serviteur étranger (1)?

Mais vous me direz que l'homme charnel comprend peu ces secrets de la divine sagesse, tandis que l'homme vraiment spirituel les discernera mieux en chaque créature. Eh bien ! alors jugez donc toutes choses, ou autrement reconnaissez comment brillent en toute créature la sagesse divine et la bonté suprême , afin de rendre honneur à leur auteur véritable. Mais si vous savez avec certitude ou avec probabilité que quelqu'un est pécheur, gardez-vous soit de le con-damner pour cela , soit de lui donner des louanges; mais déplorez son péché et portez une compassion sincère à sa personne. Louez ensuite le Seigneur votre Dieu de n'avoir pas permis à l'impie de faire une chute plus grave et de vous avoir préservé d'un semblable péché. Car, n'en doutez aucunement, si Dieu ne vous gardait contre le mal, vous tomberiez dans les fautes les plus tristes et les plus honteuses. Suppliez-le aussi de tirer de son crime cet infortuné et tout autre pécheur, et de vous préserver de tout mal. Souvenez-vous que, si vous ne savez point compatir aux péchés de vos frères, votre coeur deviendra dur pour le bien, et peut-être ayant rompu tout frein, vous jetterez-vous dans le mal. Car, je n'en doute pas, celui qui ne cherche pas à procurer le bien du prochain par ses prières et ses exhortations lorsqu'il peut le faire , finira par s'éloigner élu Seigneur. Mais, s'il en est ainsi, combien plus, croyez-vous, le Seigneur s'éloignera de

 

1 I Cor., 4. — Rom., 14.

 

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ceux qui, souriant aux détracteurs, applaudissant aux péchés des autres , les favorisent dans leur malice et leur donne la hardiesse de renouveler leurs crimes? Si donc l'occasion favorable se présente, reprenez le coupable; et si vous jugez qu'il ne soit pas à propos de parler, manifestez votre tristesse en sa présence, afin de lui inspirer au moins quelque confusion de son péché. Ne vous laissez pas ébranler par la grandeur, vous souvenant que celui-là est grand véritablement, qui s'approche de Dieu, et que sa grandeur sera d'autant plus glorieuse et plus excellente qu'il s'en approchera davantage. Quelle perversité de trembler devant l'esclave du démon , de le réputer grand , et de mépriser l'enfant adoptif de Dieu qui déjà tient en ses mains les arrhes de la patrie! C'est une folie qui n'a point de nom. Daigne nous en garder Jésus-Christ, le Dieu béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE IX. Que le contemplatif ne doit pas juger les autres inférieurs à soi.

 

L'antique ennemi veille sans cesse , et lorsqu'il ne peut tromper l'homme contemplatif en le portant à juger des autres, il s'efforce, en lui découvrant ses progrès en plusieurs de ses oeuvres , de l'amener à les regarder comme imparfaits. Et la raison, c'est qu'ils

 

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ne vaquent pas aux mêmes travaux , ou qu'ils n'y déploient pas la même sollicitude , le même calme ; c'est qu'ils lui sont inférieurs pour les veilles et les abstinences. Ainsi à ses yeux ils sont oisifs, ou impliqués dans les affaires temporelles , affaires où ceux qui sont le plus utiles à leurs semblables se rendent quelquefois coupables aux yeux de Dieu. Mais , ô erreur déplorable et secrète, qui veut juger de l'homme intérieur selon la vie extérieure ! L'édifice spirituel ne demande pas tant le travail du corps que celui du coeur; et même devant Dieu le premier est de nulle valeur sans le second , tandis que le second peut se passer du premier. Ce qui est nuisible à l'un est quelquefois de la plus grande utilité à l'autre. De même que les hommes diffèrent entre eux par le visage , ainsi ils diffèrent dans leur manière de vivre et d'avancer dans le bien. Lors donc que vous vous voyez tout plein de bonnes oeuvres, et que les autres vous paraissent négligents et occupés d'oeuvres différentes, vous devez vous imaginer que, tout en agissant ainsi extérieurement , ils opèrent d'une manière admirable dans le secret de leur coeur. Et comme Dieu a pour eux un amour singulier à cause de cette sainteté de coeur, peut-être agit-il vis-à-vis d'eux sans s'inquiéter des travaux dont ils sont chargés au-dehors, de peur qu'occupés intérieurement et extérieurement en même temps, ils ne succombent sous le poids d'une fatigue trop pesante. Vous devez donc, afin de re-pousser cette tentation , bien considérer en votre coeur que les enfants des rois n'ont pas coutume de se

 

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livrer chaque jour à des travaux manuels pour gagner leur pain ; mais qu'au contraire , ils vivent sans peine et sans effort conformément à leur grandeur. Ainsi arrive-t-il dans la vie spirituelle. Un frère , pour acquérir une dévotion , ou atteindre à quelque degré de perfection intérieure , travaillera péniblement , tandis qu'un autre, par un seul regard de son âme vers Dieu , obtiendra autant et même davantage.

Pensez, en second lieu, que depuis longtemps les autres sont en possession de ce qui fait l'objet de vos poursuites et dont vous avez à peine savouré les douceurs , et qu'ils le voient fortement enraciné en leur coeur. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils rie semblent pas s'impressionner extérieurement comme vous pour les choses spirituelles, car leur douceur, se faisant sentir pour la première fois , opère un changement en vous. Mais il n'en est pas de même , je le crois , pour celui qui y est accoutumé depuis longtemps; elle ne change rien, elle perfectionne et conserve. Ainsi , quand vous sentez votre âme se fondre en quelque sorte d'amour et les autres demeurer insensibles , vous devez croire que plusieurs, au contact du Soleil de justice, se fondent également en l'amour de Dieu , et que leurs membres en sont affaissés comme s'ils étaient sous l'action du soleil matériel. D'autres , au contraire , y deviennent comme desséchés et s'y séparent des eaux du péché; les restes mêmes du péché laissent en eux si peu d'impression, ils sont tellement affermis dans le bien, que rien ne peut les séparer de la charité de Dieu. D'autres

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avancent rapidement vers leur maturité : intérieurement et extérieurement ils paraissent pleins de douceur; toute aigreur d'esprit semble abolie en eux; on dirait plutôt des habitants de la patrie que de cette terre. D'autres enfin croissent à la manière des arbres, et, bien qu'étrangers à ces douceurs spirituelles, ils s'élèvent de jour en jour et deviennent plus grands en présence de Dieu. Mais aussi d'autres se corrompent : tels sont les méchants. Lors donc que vous recevez quelque faveur, vous devez croire que la même grâce , et une plus grande encore , a été accordée à votre frère. Et s'il ne se fond pas d'amour comme vous, peut-être se consolide-t-il, mûrit-il et croît-il dans le bien. Or, les faveurs de cette sorte ne seraient-elles pas les meilleures? Plais lorsque vous croyez vous fondre ainsi , peut-être commencez-vous à vous flétrir. Gardez-vous donc de juger les autres moins parfaits que vous , à cause de telles faveurs, et craignez plutôt d'être indigne d'entrer eu comparaison avec eux. Si la cire, en se dissolvant aux ardeurs du soleil , disait que les autres créatures ne ressentent aucunement les bienfaits de cet astre , ou du moins qu'il en est plus prodigue à son égard , ce serait une folie. Car les arbres ne subissent pas comme elles l'action de ses rayons, et cependant les fruits dont ils sont couverts sont des bienfaits plus considérables de sa chaleur.

Vous pouvez encore éloigner entièrement de vous cette tentation par le moyen suivant : Pensez que tous les hommes ont part à la bonté de Dieu dans la

 

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distribution des biens temporels, mais que tel et tel , et même tous les hommes et toutes les créatures y participent d'une manière différente; et croyez qu'il en est de même pour les biens spirituels accordés aux créatures raisonnables, car la grâce perfectionne la nature, et l'apôtre saint Paul a reconnu cette variété dans les dons de Dieu lorsqu'ayant dit (1) : Je désire que tous les hommes soient comme moi, il a ajouté aussitôt : Mais chacun a de Dieu un don qui lui est propre, l'un de telle façon, l'autre de telle autre. Vous pouvez encore trouver en différents endroits des preuves de cette vérité. S'il en est ainsi , comment donc votre frère ne vivra-t-il pas dans la vie spirituelle et ne servira-t-il pas Dieu autrement que vous? En effet, les uns tendent à Dieu par le repos, les autres par le travail; les uns d'une façon et les autres d'une autre; et bien souvent celui-là est le meilleur, qui est réputé le plus vil. Ne jugez donc point votre prochain plus imparfait que vous parce qu'il ne fait pas tout ce que vous faites. De même encore, lorsque vous voyez votre frère vivre en la société d'un ou de plusieurs , tandis que vous êtes dans la solitude, vous devez penser qu'il est parfait dans la charité et que partout où il se trouve , soit avec celui-ci , soit avec ceux-là, ou bien seul, il est toujours dirigé par son amour pour Dieu. Mais vous , comme vous êtes imparfait dans la charité , c'est à peine si vous pouvez vous tourner vers le prochain sans offenser Dieu , et vers Dieu sans vous séparer entièrement du prochain.

 

1 I Cor., 7.

 

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ce qui assurément est une imperfection; car les Anges qui sont parfaits en la charité, se portent aussi-bien vers Dieu lorsqu'ils sont avec nous et nous servent , que lorsqu'ils sont dans le ciel. Je ne parle pas de la sorte pourtant comme si je croyais qu'il fût en notre pouvoir d'agir entièrement comme ces Esprits bienheureux pendant notre pèlerinage sur cette terre ; mais nous pouvons au moins marcher jusqu'à un certain point sur leurs traces.

Croyez aussi vos frères étrangers aux choses extérieures, appliqués à vaquer à Dieu seul, et entraînés vers lui arec tant d'ardeur que leur corps semble impuissant à soutenir la ferveur embrasée de leur âme et qu'il se trouve réduit à une faiblesse extrême. Afin donc de reprendre leurs forces et de ne pas défaillir entièrement, et afin aussi de cacher aux autres toute l'étendue de leur sainteté , ils s'offrent comme des serviteurs pour consoler le prochain , en rapportant cependant tout à la gloire de Dieu. Aussi est-ce une folie de juger son frère pour une chose de rien et de le regarder comme imparfait. En effet, il y en a aujourd'hui beaucoup qui , à l'extérieur, sont très-réglés , et qui pourtant font bien peu de progrès intérieurement. Il y en a beaucoup dont les mouvements ne sont pas aussi bien composés , et qui cependant ont une sainteté de coeur excellente et sont les amis de Dieu. Et, ô douleur! il y en a qui sont pour les hommes un parfum odorant , et qui , en présence de Dieu, exhalent une odeur infecte. Ils ont déjà reçu la récompense de leur sainteté toute extérieure. Il y

 

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en a qui semblent pécheurs aux yeux des hommes , et la demeure de leur coeur est dans les cieux. Je ne prétends point cependant que bien des fois la vie extérieure ne réponde à la vie intérieure. Mais comme nous ne pouvons discerner le véritable état de chacun, estimons-nous inférieurs à tous , et regardons tous les. hommes comme de vrais enfants de Dieu, à moins que l'évidence ne nous empêche de porter un pareil jugement. Ce n'est qu'avec incertitude qu'il nous est donné de connaître ceux qui sont bons et d'apprécier le degré de leur sainteté, tandis que nous sommes assurés de la multiplicité de nos fautes. De plus, c'est une présomption bien grande de ma part de vouloir limiter l'action de la bonté divine sur mon prochain , parce que sa manière d'agir ne me plaît en aucune façon. Qu'y a-t-il de plus insensé que de prétendre établir mon sentiment comme règle de cette action céleste et du bon vouloir de Dieu? C'est cependant ce que je fais lorsque je soupçonne que ce qui me déplaît ne saurait être agréable au Seigneur.

Lorsque vous voyez quelques-uns de vos frères tout entiers occupés de choses extérieures , vous devez penser qu'ils rapportent tout cela à la gloire de Dieu, et qu'au milieu de ces soins , ils sont plus remplis d'affection pour lui , que vous ne l'êtes dans votre plus grande ferveur. Peut-être même, comme ils aiment Dieu avec passion, s'appliquent-ils à le chercher en toutes ses créatures , certains qu'ils sont de le trouver en tout digne de louanges et capable d'enflammer notre amour. Aussi leur bonheur est

 

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grand et leur joie véritable lorsqu'ils voient la souveraine puissance, la bonté et la sagesse du Seigneur briller d'une manière admirable dans les choses les plus viles. Voilà pourquoi sans doute ils s'occupent si volontiers de ces choses abjectes et ressemblent si peu à ceux qui, comme nous, trouvent partout un danger. Peut-être même, alors que vous les croyez oisifs , sont-ils remplis intérieurement d'une joie inénarrable et toute spirituelle, bien qu'ils la dissimulent comme des personnes vraiment sages. Ou bien peut-être encore se regardent-ils comme si indignes que, n'osant se présenter continuellement devant la Majesté suprême, ils se rapprochent des créatures les plus basses et s'efforcent de retourner à Dieu en rentrant dans leur coeur, en ayant soin toutefois de le contempler de temps à autre en lui-même. Et si nous les voyons en tout temps si plein de joie au milieu de leurs frères, c'est sans doute qu'ils ne sauraient contenir leur bonheur de pouvoir, hommes vils et abjects, comme ils sont à leurs yeux , se consoler avec ceux qu'ils regardent commme les enfants de Dieu. Vous me direz de quelques-uns , qu'ils devraient au moins converser avec les plus parfaits : je vous réponds qu'à leurs yeux ceux-là sont peut-être plus parfaits , qui affectent une sainteté moindre. Peut-être encore se jugent-ils indignes d'approcher des autres parce que leur conduite est trop différente de la leur; et ainsi ils se contentent d'être avec ceux des enfants de Dieu dont ils peuvent imiter un peu la vie. Car ils savent que c'est avec ceux dont on porte les livrées qu'il est plus

 

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facile de demeurer. Ou bien encore, peut-être refusent-ils de se mêler à ceux qui sont plus élevés et plus parfaits, pour ne point faire remarquer leur propre perfection.

Vous pouvez encore penser que Dieu leur a donné d'être tout entiers dans les affaires extérieures et de demeurer avec les hommes, parce qu'il leur est plus difficile de le posséder ainsi que dans la solitude. Et comme il leur faudra combattre et travailler davantage pour arriver à cette possession bienheureuse, leur mérite aussi sera abondant. Qui doutera, en effet, que l'homme mêlé aux occupations de la vie active, s'il possède Dieu aussi parfaitement que le solitaire, ne soit plus digne de louanges? Là où la résistance est plus grande, il faut ordinairement une plus grande vivacité d'amour ; mais l'intensité de l'action ou de la ferveur venant à s'augmenter, la charité s'augmente aussi , et ainsi la récompense devient plus considérable. Lors donc que vous les croyez en perte , leur gain se multiplie ; et , après les avoir jugés pleins de faiblesse durant le voyage, vous les verrez élevés au-dessus de vous dans la patrie, si toutefois même vous y êtes admis. Car, comme leur humilité les exaltera , nous devons craindre beaucoup que l'orgueil qui nous porte à juger les autres ne nous précipite au fond des enfers.

Pensez encore qu'ils croient pouvoir mieux servir Dieu dans les choses auxquelles ils se trouvent disposés, qu'en s'élevant à ce qu'il y a de plus ardu au risque de tomber comme vous faites. Ils considèrent

 

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en effet, ou du moins ils doivent considérer comme très-inconvenant d'agir d'une manière imparfaite vis-à-vis d'un si grand Maître. Peut-être encore s'efforcent-ils de faire d'aussi grandes choses en secret, qu'ils en font de médiocres en public; d'opérer d'une façon aussi céleste en particulier, qu'ils opèrent d'une façon terrestre aux yeux des hommes, afin que l'ennemi du genre humain soit vaincu en tout et que leur mérite n'éprouve aucune perte. Ainsi, bien qu'ils vous paraissent imparfaits , un seul mouvement de leur âme a plus de force que plusieurs des vôtres, peut-être même que tous vos mouvements réunis. Et comme vous l'ignorez, gardez-vous donc de juger les autres moindres que vous ; mais, au contraire, louez le Seigneur qui a daigné vous associer à ces hommes dont peut-être les mérites vous font vivre spirituellement, ou vous feront vivre plus tard , si ce n'est aujourd'hui.

J'ai dit tout cela pour réprimer une tentation tout-à-fait diabolique ; mais, bien qu'il puisse en être ainsi quelquefois; qu'il en soit même ainsi et que l'on doive porter un tel jugement du prochain , cependant, je le déclare en toute simplicité, la vie contemplative m'est plus agréable que la vie active, et je la crois également plus agréable à Dieu ; je préfère la vie solitaire à la vie domestique; j'aime mieux un maintien parfait due des mouvements sans règles. Et je crois qu'il faut s'attacher à cette première manière d'agir ; car, quoique l'autre puisse être rapportée à Dieu , et qu'elle l'y soit effectivement chez les sages, il faut

 

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cependant choisir ce qui est plus rapproché de la fin, et embrasser la fin elle-même plutôt que ce qui peut y conduire. C'est pourquoi , bien qu'il en soit ainsi, les personnes qui ont ces défauts dont nous avons parlé les regardent assurément comme des défauts réels et des excès. Quelques-uns adonnés à la vie active ont plus de charité et plus de mérite que quelques contemplatifs, et quelquefois c'est le contraire. De même quelques-uns menant la vie commune l'emportent sur quelques solitaires, et de même ceux-ci l'emportent quelquefois sur ceux-là. Mais, quelle que soit la faiblesse de nos ressources, si nous plaisons à Dieu, ce sera toujours beaucoup; car, dans une si grande multitude d'hommes, il yen a bien peu qui lui soient agréables. Aussi devons-nous chaque jour prier et verser des larmes abondantes et pour nous et pour les autres, afin que le Seigneur daigne nous rendre purs à ses yeux; et si nous le sommes, qu'il daigne nous conserver en sa grâce jusqu'à la lin. Qu'il veuille bien nous l'accorder celui qui, pour nous, s'est incarné et a souffert la mort. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE X. Coutre les superbes et ceux qui présument d'eux-mêmes.

 

O superbe ! ô imitateur impur de Lucifer, ne te souviens-tu pas que Dieu existe, et ignores-tu que

 

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tout vient de lui. Si tu considères quelque chose comme venant de toi , tu te crois donc un Dieu? Mais écoute encore afin de réprimer mieux ta folie. N'est-ce pas être insensé de se glorifier de ce qui ne nous appartient pas? Et si tout vient de Dieu, en te glorifiant de quelque chose, tu prouves donc que tu es un insensé. Ecoute donc , ô insensé : si tu veux te glorifier et n'être pas réputé fou, retranche ce qui n'est pas à toi, et glorifie toi du reste. Mais si tu mets de côté ce qui n'est pas à toi, te voilà réduit au néant. Donc il ne faut te glorifier de rien, si tu ne veux tomber dans la vanité.

Mais descendons plus particulièrement aux dons qui nous rendent agréables à Dieu. Tu ne saurais t'en glorifier, car tu ignores si tu les possèdes ; et même si tu t'en glorifies , c'est un signe qu'ils sont bien loin de toi. Supposons même que tu les possèdes, voyons comment tu es arrivé à les avoir. Tu étais un traître, un serviteur infidèle à ton maître; le Seigneur, dans sa bénignité, t'a donné la justice comme un pain d'une blancheur éclatante, et tu ne cesses de la disséminer au milieu des souillures de chaque jour. Mais, ô homme vraiment insensé, plût à Dieu que tu eusses au moins le front d'une prostituée! Car quelle prostituée si corrompue se glorifie de ses souillures? Tu n'en trouveras aucune qui n'en rougisse intérieurement. Pourquoi donc, ô insensé, te glorifier en ta malice? Si c'était seulement une fois le mois que tu te sentisses défaillir, peut-être aurais-tu un motif de t'exalter? Mais rougis et verse des pleurs, car tes

 

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souillures sont de chaque jour, elles sont presque continuelles. Et si le mal vient de toi seul, et le bien de Dieu uniquement, c'est donc dans le Seigneur, et non en toi-même, qu'il faut te glorifier. Tu n'as donc en présence de sa Majesté divine qu'à rougir en tout temps de cette turpitude qui ne cesse de te rappeler ta misère.

Tu diras sans doute : Je ne veux plus à l'avenir me glorifier en moi, mais cependant je désire être estimé de tous. Ecoute donc , ô voleur plein d'impiété! N'est-ce pas une folie de dérober au maître libéral qui nous accorde tout avec tant d'abondance, ce qu'il a de plus cher; de le faire sous ses yeux, alors qu'il l'a en horreur et ne peut le supporter? Ainsi agit l'insensé qui . cherche la louange des hommes. Le Seigneur ayant créé toutes choses pour lui-même, tu dois rapporter à l'honneur de ton Dieu toutes louanges et tout ce qui est digne de louanges; tu dois te souvenir sans jamais l'oublier que tu n'as été ni créé ni racheté pour être loué dans tes œuvres, mais pour glorifier Dieu en elles. Si donc tu veux accomplir la volonté du Seigneur, aie horreur d'entendre tes louanges, et réjouis-toi en voyant le Seigneur célébré par tous les hommes. Plus il sera exalté par les autres, plus ta joie doit s'accroître; et de ton côté applique-toi à adorer en tout temps ton Dieu en esprit par tes paroles et tes oeuvres , et propose-toi toujours et à tout moment son unique honneur. Si tu étais épris d'amour pour le Seigneur ton Dieu , si tu désirais sa gloire comme tu le dois,

 

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tu préférerais être nourri sans cesse de toutes sortes d'amertumes, être regardé de tout le monde comme un insensé et même être pris en horreur comme une boue impure , plutôt que d'abonder de délices , d'être exalté tant soit peu par les hommes , de jouir du repos corporel le plus léger, si ton Dieu devait en retirer plus de gloire. Supposé même que de part et d'autre le mérite fût égal , nous devrions avoir pour agréable par-dessus tout que notre Dieu, le Très-Haut daignât recevoir de nous et à nos dépens quelque faible tribut de louange. Mais telle est notre misère que durant tout le jour nous ne cessons de faire le contraire.

O admirable , ineffable et aimable clémence du Sauveur, qui condescend à nos infirmités avec tant de bénignité! Qui pourra dignement en parler? O homme, fais-toi de cette miséricorde un vêtement qui t'environne tout entier; sois dans l'admiration et ne cesse pas de rendre grâces à un maître si plein de douceur. O mon Seigneur, quel bien vous ai-je fait pour que vous traitiez avec tant de bonté un superbe et un arrogant, pour que vous le combliez des marques de votre tendresse? Par quelle faveur me souffrez-vous même un instant en votre présence? Assurément je n'ai rien mérité de semblable ; ma demeure devait être avec les animaux, et même , ô bon Jésus, j'étais indigne d'être appelé votre créature. Que vous rendrai-je pour tous ces bienfaits, ô bonté immense ? Que pourrai-je faire pour vous témoigner ma reconnaissance? Je ne saurais satisfaire pour mes péchés ; je ne puis travailler pour payer vos bienfaits ; tout ce

 

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qu'il est en mon pouvoir de vous donner vous appartient déjà. Mais je sais ce que je ferai : je m'offrirai à vous tout entier, je me jetterai en vous sans réserve; et toujours plein de crainte et de confusion , je vous témoignerai tout le respect dont je serai capable. Si vous daignez le souffrir, je m'emploierai sans cesse et avec fidélité à votre service. Ce sera peu sans doute : au moins j'aurai fait ce qui était en mon pouvoir, et , j'en suis assuré , vous l'aurez pour agréable. Mais le comble de vos faveurs sera que vous daigniez me permettre de demeurer en un même lieu avec vous. Oh! combien alors votre présence toujours si bonne serait douce à mon âme! Je m'approcherais en silence , je découvrirais vos pieds et je vous prierais de vouloir bien unir à vous par une union indissoluble celui qui vous est étranger. Non, je ne prendrai aucun repos qu'il me soit donné de jouir de vos embrassements , et qu'enivré d'une joie inénarrable , je m'endorme dans vos bras. Alors j'abonderai de délices, mon coeur sera dans l'étonnement , il se dilatera , et plein d'une suavité indicible , je ne pourrai penser à autre chose qu'à vous. Cependant je vous conjure, ô mon aimable Seigneur. de ne m'abandonner jamais à mon propre esprit , car je suis pour mon âme un meurtrier et un bourreau impie. Tout ce que vous voudrez bien m'accorder, de même que vous en êtes l'auteur, soyez-en le conservateur, et qu'à vous seul en soit l'honneur et la gloire.

 

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CHAPITRE XI. Du petit nombre de ceux qui obéissent bien.

 

Qui donnera de l'eau à ma tête , et à mes yeux une fontaine de larmes pour pleurer sur les parfaits , car leur nombre est presque réduit au néant? La terre cultivée par les divins conseils et les exemples de Jésus-Christ ne produit plus , au lieu de froment , que des épines et des chardons. Or, plus le trésor qu'on a perdu est précieux , plus la douleur doit être intense assurément. Mais parmi beaucoup de sujets, pour nous arrêter à un seul, traitons de l'obéissance comme du fondement de la religion.

Hélas! accourez et regardez attentivement de toutes parts si vous la découvrirez vraiment parfaite en quelques-uns. A peine, j'en suis persuadé, en trouverez-vous un seul chez qui elle se soit réfugiée. C'est justement que vous pouvez vous étonner : les religions et leurs membres se sont multipliés , et la perfection de l'obéissance réside en un tout petit nombre , ou plutôt on ne saurait la rencontrer presque nulle part. Assurément, si le peuple a été multiplié, la joie spirituelle n'a pas vu son intensité s'accroître. Quel est, je vous prie, celui qui veut d'un supérieur pour en être commandé, et non plutôt pour en être servi? Est-ce qu'aujourd'hui nous consentons à nous soumettre aux volontés des prélats? Non , sans doute , mais nous jugeons qu'ils doivent accomplir nos désirs

 

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en toute chose , et s'ils y manquent en quelque point , nous nous emportons plus en murmures contre eux que contre leurs serviteurs ; le glaive de notre langue ne leur fait aucune grâce, et, qui pis est, ce qui nous serait agréable dans un autre , nous devient odieux de leur part. Nous n'examinons pas comment nous pouvons exécuter leurs volontés avec plus de plénitude , comment nous pouvons faire abnégation de la nôtre avec plus de perfection mais comment nous pouvons leur résister en tout, les amener à ce que nous voulons , trouver des excuses ou des palliatifs aux refus que nous leur opposons ; ou bien nous examinons avec soin si dans tel ou tel cas , nous sommes tenus à obéir. Hélas ! imitateurs de Lucifer qui a voulu dominer plutôt que se soumettre; je crains que notre demeure ne soit avec lui , et que nous ne voyions apparaître pour notre confusion au dernier jour Jésus-Christ immolé, lui qui pour nous a voulu obéir à son Père jusqu'à la mort, sans faire d'exception en rien , même pour les choses que la volonté propre a le plus coutume d'affectionner ; car il s'est anéanti entièrement. Nos pères l'ont imité, eux qui, placés dans les commandements, ont voulu se mettre au rang des serviteurs. Rien pour eux n'était plus doux , plus délectable , plus cher que d'obéir à leurs inférieurs en tout ce qui contrariait le plus leur propre volonté, et causait à l'homme extérieur le plus de confusion, d'affliction et d'anéantissement. Ils ne pesaient pas avec anxiété si ceci était meilleur que cela, si telle chose était plus sûre , telle autre plus louable,

 

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comme le font quelques-uns pour s'y soustraire tuais tout ce qui n'était point contre la lai de Dieu , quelle qu'en fût la difficulté ou l'humiliation , dès lors qu'ils y découvraient le bon plaisir des supérieurs, ils l'accomplissaient avec une ardeur sans limites. L'amour de l'obéissance était tel en eux que , pour en exécuter les ordres , ils ne craignaient pas de courir sur les eaux, de s'emparer des lions , lorsqu'on le leur commandait, et de faire une foule d'autres choses trop longues à raconter. Il ne jugea pas son travail inutile, celui qui , obéissant à son abbé , s'appliqua , comme à une chose importante, à arroser pendant une année un bâton desséché. Mais aussi là se manifesta le prix de l'obéissance ; car le bois mort et aride porta des fruits par le mérite de cette vertu.

Pourquoi donc nous glorifier de notre obéissance? pourquoi plutôt ne pas rougir de notre orgueil? Pouvons-nous être appelés des hommes de contemplation? Je crains que loin de mériter même le nom de chrétiens, on ne soit en droit de nous donner celui d'imitateurs de Lucifer et de serviteurs du démon. Comment, en effet , peut-on appeler chrétien celui qui s'efforce de faire ce qui est contraire à Jésus-Christ? Le Sauveur a-t-il considéré qu'il était Dieu , que selon son humanité il était plein de toute grâce et de toute science, et que même son âme jouissait de la céleste béatitude, lorsqu'il se soumettait à Marie et à Joseph? Il a voulu obéir même aux serviteurs du démon , en payant l'impôt (1). Pour nous, nous ne sommes que

 

1 Mat., 17.

 

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des sépulcres blanchis, pleins d'hypocrisie et d'ossements corrompus. Nous semblons morts aux yeux des hommes , et intérieurement un orgueil insupportable nous anime. Nous refusons d'obéir ; nous alléguons que nous n'avons pas été appelés pour être réduits en servitude , mais pour jouir de notre liberté; et nous ignorons qu'obéir et servir Dieu dans l'esclavage de l'obéissance, c'est régner. En effet, plus nous nous soumettons nous-mêmes, plus nous devenons dignes d'un honneur sublime ; car non-seulement l'obéissance fera de nous des rois dans l'éternité, mais même dans le temps présent , si elle existe en nous dans sa perfection, elle nous établit sur toute créature. Elle nous ramène à l'état ancien , et ne permet pas que rien puisse nous molester , excepté ce qui est contraire à notre avancement spirituel. Elle change l'adversité en prospérité , et dans un corps mortel elle fait mener à l'homme une vie toute angélique. De plus elle le porte à désirer avec ardeur la gloire de son Seigneur, à chercher avec avidité et de préférence à tout sa louange en chaque créature ; elle ne lui permet pas de s'éloigner même un instant du service de Dieu. O vertu admirable . qui. rend l'homme oublieux de lui-même , le pousse sans cesse vers son Rédempteur et place dans les cieux sa demeure alors qu'il est encore sur la terre! O superbe , pourquoi murmurer contre l'obéissance? Lorsque l'Apôtre a écrit que nous n'avons pas été appelés pour être réduits en esclavage, il entendait par-là que nous ne devions pas obéir à Dieu ni aux prélats avec une crainte servile à la

 

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manière des esclaves , mais avec une crainte filiale et libre , comme des enfants. Ainsi il semblait vouloir dire qu'à l'avenir nous ne devions plus faire notre volonté propre. En effet, Jésus-Christ n'a pas dit : Celui qui veut venir après moi, doit suivre son bon plaisir, mais celui-là doit se renoncer lui-même, porter sa croix et me suivre (1). Et toute l'Écriture , tant l'ancien Testament que le nouveau, loue l'obéissance. Si tu avais un orgueil bien réglé , tu ne refuserais pas d'obéir à Dieu, soit personnellement , soit dans le moindre de tes supérieurs; mais tu rougirais de soumettre à une misérable créature plutôt qu'à lui une âme aussi noble. Il est étonnant que l'homme dédaigne de servir Dieu dans ses supérieurs, et qu'il ne regarde pas comme au-dessous de lui de servir un homme libre , ou quelque vile créature , et de consumer sa vie entière pour un néant. Si donc un solitaire voué à la pauvreté comprenait bien qu'il a péché plus que les autres , et qu'il a agi contre Dieu par son orgueil , il s'efforcerait de renoncer en tout à sa volonté pour venger son Seigneur et se venger soi-même, et plein d'horreur pour soi il voudrait être foulé aux pieds de tous les hommes , en rapportant cependant tout à la gloire de son Dieu. Qu'il daigne nous accorder d’agir ainsi , celui qui, afin d'obéir à son Père, a été crucifié pour notre rachat.

 

(1) Mar., 13.

 

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CHAPITRE XII. Que les tentations sont utiles aux serviteurs de Dieu.

 

O bonté ineffable du Très-Haut! Vous permettez que nous soyons tentés , non pour nous faire tomber sous les coups de la tentation , mais afin que saisis de crainte , nous nous réfugions en vous , le port de toute sûreté. O Seigneur, vous agissez comme une mère pleine de tendresse qui , désirant revoir et embrasser un fils qui s'est éloigné d'elle , le remplit de frayeur en le frappant par quelque objet terrible et lui tend les bras pour le recevoir aussitôt que la crainte le ramène. Alors elle lui sourit avec bonheur, elle lui prodigue des baisers tout d'amour, l'exhorte à ne pas s'éloigner d'elle à l'avenir de peur qu'il ne lui arrive mal , le console en le pressant contre son coeur, et lui offre son sein. O bienheureuse tentation , qui nous force à nous jeter dans les bras de notre Dieu! O doux Seigneur, qui permettez que nous soyons assaillis de toutes parts , et vous offrez toujours à nous comme un refuge de salut afin qu'en tout temps nous demeurions avec vous! Ne vous étonnez donc pas, ô homme, si vous avez des tentations , mais dans votre frayeur, réfugiez-vous en Dieu, et si vous ne voulez plus être tentés, établissez-y votre demeure; sinon vous courez risque de devenir victime de la tentation et d’encourir la damnation éternelle. Si vous vous trouvez trop

 

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éloigné de Dieu pour pouvoir recourir à lui , billez-vous de vous approcher de Jésus-Christ de tout votre coeur, car il est proche de vous; hâtez-vous de vous cacher entièrement dans les profondeurs de son côté : vous y serez à couvert , et alors ne craignez pas que votre ennemi vienne vous attaquer.

Retenez bien toujours comme une règle générale que si vous voulez voir Dieu s'incliner véritablement jusqu'à vous , il faut porter dans votre coeur les blessures de Jésus-Christ, et vous présenter tout arrosé de son sang à son Père comme si vous étiez son propre fils, et ce Père si tendre pourvoira entièrement à tous vos besoins. Approchez-vous donc de Jésus-Christ, et priez-le avec instance de daigner, puisqu'il ne convient pas qu'il souffre de nouveau, renouveler au moins ses blessures en votre corps , et vous ensanglanter tout entier ; et ainsi revêtu de la pourpre, vous pourrez entrer dans le palais du Roi. O homme en butte à la tentation, méditez ces plaies sacrées, et elles seront en tout temps votre refuge et votre consolation. Si vous les imprimez dans votre coeur, n'en doutez pas, la tentation n'y trouvera aucun accès. Qui , en effet , à la vue du Seigneur de gloire si cruellement déchiré pour nos crimes, oserait de nouveau s'en rendre coupable? Et si le respect et la compassion pour ces blessures ne suffisaient point pour éloigner du péché , au moins devrait-on le craindre et s'en abstenir en voyant combien le pécheur obstiné se rend cligne d'une peine sans comparaison plus grave que celui dont l'innocence est si éclatante.

 

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Mais si vous voyez votre Sauveur irrité contre vous à cause de vos iniquités, alors réfugiez-vous vers l'espérance des pécheurs, vers sa Mère ; témoignez-lui le respect qui est dû à la Mère d'un Dieu , et implorez son secours avec des larmes abondantes. Persévérez sans vous lasser, et , sans aucun doute , vous obtiendrez d'elle tout ce que vous voudrez. C'est avec elle que la miséricorde a grandi , et c'est à elle que le soin de satisfaire pour les malheureux a été confié. Agissez auprès d'elle avec un empressement sans bornes, et ce qu'elle fait ordinairement envers tous les hommes, elle ne pourra vous le refuser. Cependant, si vous n'éprouvez aucune consolation, sachez que Dieu vous aime et qu'il n'agit ainsi qu'afin de vous faire reconnaître la profondeur de vos crimes et de ne point vous laisser ignorer votre misère. C'est un don considérable de la part du Seigneur, car il n'a point pour agréable la présomption de quelques-uns qui se regardent comme justes et s'approchent de la Majesté suprême comme d'un ami qui leur est familier. Mais il veut que, malgré

notre mérite, nous nous considérions comme des misérables et des néants, et que nous venions à lui pleins de confusion de nos péchés , pleins de crainte et d'un respect profond. Ainsi, qu'il regarde comme un grand bienfait, ou plutôt comme un bienfait de l'ordre le plus élevé, celui qui, quelle que soit sa condition, aura vu le Dieu infini daigner abaisser, même de loin, son regard sur lui , et que de tout son coeur il confesse la grandeur du Seigneur et sa propre bassesse. Qu'il lui dise : « Seigneur, non-seulement je suis indigne

 

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que vous entriez dans ma demeure, mais je ne mérite en aucune façon de m'approcher de vous. Il me suffit que vous jetiez de loin sur moi un regard de votre tendresse. » Je vous déclare que si vous persévérez ainsi sans relâche, non-seulement il arrêtera ses yeux sur vous, mais encore il vous introduira dans le plus intime de ses secrets. Daigne nous l'accorder celui qui est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE XIII Que l'on doit réprimer la tentation touchant la prédestination.

 

S'il se glisse en vous quelque pensée sur la prédestination ou la prescience de Dieu , répondez ainsi au démon qui vous présente de telles idées : « Quoi qu'il en soit de moi , il est certain pour toi que tu es damné. Mais quand la même chose aurait été arrêtée pour moi , quand je ne devrais point posséder Dieu après ma mort, je travaillerai cependant de toutes mes forces à l'avoir et à le posséder dans mon coeur durant la vie présente autant qu'il sera en mon pouvoir, afin de n'être pas privé d'un bien si grand maintenant et à l'avenir. Je ne laisserai donc point passer le moment si court de la vie sans jouir de lui autant qu'il sera en moi , et sans placer en lui mon suprême bonheur, dès lors que je dois recevoir plus

 

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tard un malheur éternel. S'il est certain qu'un feu éternel doit être  mon partage , ne serait-ce pas une souveraine folie de me livrer dès à présent à mon ennemi, et de commencer dès aujourd'hui à habiter avec le démon. Ne sera-ce pas assez de la misère qui m'attend , sans me rendre malheureux avant le temps ? Je ferai donc des efforts plus grands encore pour me donner tout entier au Dieu qui me réserve de telles peines; rien en moi , ni le coeur, ni la langue, ni aucun de mes membres , ne cessera jamais de le servir; et au moins, tandis que je le puis, je posséderai autant qu'il sera en moi le bien suprême. »

Les gens du monde qui doivent faire abstinence pendant le temps du carême, s'en dédommagent à l'avance en se donnant plus de satisfaction ; ainsi devrait agir par rapport à Dieu celui qui serait assuré de ne point jouir de lui durant l'éternité, surtout celui qui a goûté déjà combien le Seigneur est doux, et qui déjà a regardé comme de l'absinthe les choses les plus délicieuses de ce monde. Mais quoi qu'il en soit de moi dans la pensée de Dieu , je tiens pour constant et je sais qu'il ne peut se renier lui-même. Je l'embrasserai donc de tout mon coeur et je l'étreindrai de toutes mes forces. Alors même que l'aurore apparaîtrait sans qu'il m'eût béni (1), je ne le laisserai point aller pour cela , et il ne pourra se retirer sans moi ; car il m'est permis de lui faire violence en ce point , puisqu'il a loué ceux qui ravissent par la violence le royaume des cieux. Si je ne réussis point de la sorte

 

1 Gen., 32.

 

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je sais ce que je ferai. Je me cacherai dans la profondeur de ses plaies; je m'y tiendrai en secret dans le repos. Il ne me trouvera point hors de lui , et il ne pourra me repousser sans inconvenance, car il a dit: Je ne rejetterai point celui qui vient à moi (1) ; et ainsi, s'il veut me damner, il devra commencer par se juger lui-même. Ou bien encore : je me tiendrai prosterné aux pieds de sa Mère; je lui représenterai que c'est pour les pécheurs qu'elle a été établie Mère de Dieu, et je la conjurerai d'obtenir mon pardon. Je ne saurais avoir à souffrir un refus de sa part , car elle est appelée par tous les hommes la source de la compassion. Elle ne sait point être sans pitié et jamais elle n'a refusé de satisfaire aux voeux des misérables. Je ne crois point que pour moi elle veuille prendre une nouvelle manière d'agir. Aussi, touchée de la compassion la plus profonde, elle apparaîtra , si je puis parler ainsi , malheureuse avec moi en présence de son Fils, et elle l'inclinera à user de miséricorde à mon égard. Je possède donc un triple refuge, un refuge semblable au triple lien dont parle l'Ecriture et qui se rompt difficilement (2).

Maintenant si je suis prédestiné et si je dois entrer avec les Anges en possession de l'éternelle patrie, je dois également, sans aucun doute, mener dès à présent une vie angélique et non une vie terrestre. Je me dois tout entier à celui qui s'est préparé pour être ma récompense; et content de ce partage , je ne puis désirer aucun autre bien. Car il est juste , et si je cherchais

 

1 Joan., 6. — 2. Eccl., 4.

 

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autre chose que lui , il serait en droit de s'indigner ; et, au lieu de le trouver rempli de bienveillance , je le verrais aussitôt, plein de colère, lancer contre moi la sentence de condamnation. A la fin de tout, concluez donc ainsi contre le démon : Quoi qu'il doive en être de moi à l'avenir, je n'abandonnerai point le service de Dieu , et je ne te regarde que comme un misérable, puisqu'il n'est pas en ton pouvoir de servir un maître si grand et de goûter les douceurs de sa présence…

       

CHAPITRE XIV. Question faite par la chair à Dieu le Père touchant Jésus-Christ.

 

Ecoutez maintenant la chair qui cherche à vous soulever contre l'esprit élevé au-dessus d'elle par la contemplation , ou plutôt contre Jésus-Christ. Elle s'exprime ainsi : « Je me plains de votre Fils , ô Dieu juste, dont la miséricorde est infinie ; je supplie votre justice de considérer la violence qui m'a été faite , et votre compassion de condescendre à ma misère. Ce Fils plein de science et de vertu m'a circonvenue par sagesse, et usant de sa force il m'a fait violence. Par sa sagesse, il s'est caché sous une chair semblable à moi , et avec une humilité excessive et une bénignité inénarrable il est arrivé adroitement jusqu'à moi. Il a été le plus humble et le plus abaissé de tous les

 

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hommes; il a pris sur lui les besoins de tous, il a porté les infirmités de tous; pour tous il a voulu être crucifié de la manière la plus cruelle, et la compassion qu'il a eue pour nos misères a déchiré son âme autant que la grandeur de ses tourments. Il nous a dévoilé l'amour de son coeur par l'ouverture de son côté , et il a voulu que de cette source émanassent les sacrements destinés à nous servir de remèdes. Qu'ajouterai-je encore? Il a donné sa chair en nourriture et son sang en breuvage; il s'est promis lui-même en récompense, et il a appelé du nom de mère et de frères ceux qui accomplissaient ses commandements. Enfin, non-seulement il a été notre serviteur sur la terre, mais encore il a promis qu'il se ceindrait et qu'il servirait ceux qui auraient mérité de s'asseoir à , sa table dans la patrie céleste. Par tous ces moyens et tant d'autres que je ne pourrais et ne saurais énumérer, il n'a pas seulement touché à l'excès l'âme qui m'a été donnée ; mais entrant en elle , il l'a tellement attirée par sa vertu, il se l'est unie si étroitement par ses caresses, que déjà elle n'a plus aucune sollicitude pour moi. Loin de là , elle m'afflige , elle m'abaisse, me foule aux pieds, me réduit au néant , et ce qui me semble plus dur encore, elle aime tous ceux qui me traitent ainsi, elle prie pour eux d'une manière spéciale; et si je ne suis pas soumise à de pareils traitements, elle les désire du moins avec ardeur. Ainsi , je suis mortifiée, et elle ne s'en inquiète pas; je suis dans la boue , et elle s'en réjouit. Que dis-je? Elle ajoute douleur sur douleur, et elle désire que mes

 

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afflictions aillent en se multipliant jusqu'au plus haut degré. Il semble qu'elle mette sa gloire à m'injurier, à m'accabler d'outrages et à faire retomber sur moi tout ce qu'on peut imaginer de plus avilissant. Quand je suis ainsi plongée dans l'affliction et la désolation , elle m'abandonne , car elle veut sans cesse se tenir avec votre Fils, se nourrir de sa chair, s'enivrer de son sang et, en quelque lieu qu'il soit , habiter toujours avec lui. Tantôt elle apparaît petite avec lui dans la crèche; tantôt elle partage avec lui les embrassements de la Vierge, elle est portée dans ses bras, elle se sustente de son lait; tantôt elle a faim et soif avec lui , elle est conspuée et blessée avec lui , elle s'associe aux tourments de sa croix ; tantôt elle se réjouit et se console auprès de lui dans les cieux. En quelque lieu qu'il aille, elle l'y accompagne; jamais elle ne demande à être sans lui , et même elle ne saurait se porter vers aucun objet en dehors de lui.

O Père , que vous dirai-je de plus de votre Fils , qui a enivré ainsi de son amour l'âme que vous m'avez donnée, et me l'a ainsi rendue étrangère? S'il a commis un vol, commandez qu'il soit réparé. Et il me semble que ce n'est pas peu de chose que de ravir une âme de la sorte. Pourquoi l'âme que vous m'avez donnée aime-t-elle ainsi votre Fils? Pourquoi tant de haine pour moi? Pourquoi un tel abandon de tout le reste? Absorbée dans l'amour de votre Fils, elle demeure sans aucun autre sentiment. Elle n'entend plus rien ; elle pense et ne goûte plus rien ; elle ne sent plus rien; elle ne veut plus qu'être placée en

 

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tout temps dans ses bras. C'est là qu'elle se réjouit , qu'elle est dans l'allégresse, qu'elle abonde de délices, et qu'enivrée d'un amour excessif, elle se repose. Il n'est pas étonnant que mon âme s'attache autant à votre Fils. A moins qu'elle ne fût plus dure que la pierre, plus insensible que le fer, il ne saurait en être autrement depuis qu'elle a été comblée par lui de tant de faveurs. Quelle serait , en effet, la pierre assez dure pour ne pas se fendre au contact d'un amour si ardent , ou plutôt pour ne pas se dissoudre comme la cire , si elle pouvait être l'objet de tous les dons que je viens d'énumérer? Aussi, n'est-ce pas d'elle que je me plains à vous, ô Père plein de bénignité , car elle n'a fait que ce qu'elle devait; c'est de votre Fils qui l'a attirée sans mesure par ses bienfaits et m'a laissée dans la misère la plus profonde.

 

CHAPITRE XV. Réponse du Père céleste à la chair.

 

Ecoutez maintenant et considérez ce que le Père de toute charité va répondre à la chair : Parce que lu es ma créature, je veux user envers toi de justice et de miséricorde. Tu étais la servante de l'âme, et tu as voulu dominer en tout temps, et agir toujours d'une façon désordonnée. L'âme qui devait me servir, tu l'as fait te servir toi-même , tu l'as rendue l'esclave de tous les crimes. Et, ce qui est pis encore , je

 

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l’avais créée à mon image, et tu l'as mise sous la domination du démon. Par toi , elle a été abaissée au-dessous des animaux; elle est devenue immonde et abominable ; elle s'est couverte de ténèbres plus épaisses que l'obscurité la plus profonde; enfin tu as altéré à un tel point tous ses traits que je ne pouvais phis reconnaître une créature aussi noble. Comme j'aimais tendrement cette âme qui habitait ainsi dans la chair, il a donc fallu que mon Fils s'incarnât afin de l'attirer à son amour et à mon amour en même temps; et parce que, s'attachant à la chair, l'âme avait trouvé la mort, j'ai voulu , pour lui rendre la vie, que mon Fils, après s'être incarné, souffrît la mort pour elle. Il n'y a là aucune ruse, aucune déception, mais de la part de mon Fils et de la mienne une charité ineffable. Et parce que depuis le premier moment de ton union avec l'âme, tu as mal agi vis-à-vis d'elle , ô chair, tandis que mon Fils a brûlé pour elle d'un amour excessif et s'est livré tout entier à elle, ma justice s'est montrée facile à lui livrer l'âme tout entière et sans réserve, et à lui permettre pour toi l'horreur que la fange inspire et le désir de te voir abhorrée de tous. Cependant comme tu n'as pas seulement imploré ma justice, mais encore ma miséricorde , je veux que de temps en temps dès maintenant tu sois pénétrée de la douceur que l'âme trouve en mon Fils. De plus, je te doterai à l'avenir de la manière la plus glorieuse et la plus parfaite ; et si dès à présent lu te soumets parfaitement à elle, non-seulement je veux te soustraire à la peine

 

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éternelle, mais encore aux tourments du Purgatoire. C'est moi qui vis dans tous les siècles des siècles.

 

CHAPITRE XVI. Médiation sur la Salutation angélique.

 

Je vous salue Marie, pleine de grâces; le Seigneur est avec vous. Je vous rends grâces, ô Seigneur mon Dieu, du plus profond de mon coeur et de toutes mes forces de ce que pour nous , misérables , vous avez daigné vous revêtir de notre nature , être porté dans le sein d'une vierge, prendre naissance de cette même vierge, être nourri de son lait , réchauffé contre son coeur, et vous soumettre à sa volonté , vous qui conservez et gouvernez toutes choses. Je vous rends grâces de ce que vous avez daigné éclairer une boue aussi impure , aussi honteuse, aussi détestable et pleine d'abomination , aussi indigne de la vie et même de tout genre d'existence que moi ; de ce que vous avez daigné, dis-je, l'éclairer de telle sorte qu'il lui soit donné de connaître que vous avez une mère , et de ce que vous avez accordé à ma profonde indignité de pouvoir et d'oser la saluer. Vous n'avez pas agi avec autant de miséricorde envers toutes les nations , et vous ne leur avez pas manifesté ce bienfait suprême. Où est, Seigneur, ce peuple choisi tiré de l'Egypte par votre main puissante et la force de votre bras , et coudait à travers le désert dans la terre de

 

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promission , au milieu des signes et des prodiges de votre magnificence? N'est-il pas le peuple à qui vous aviez promis ce bienfait? Pourquoi donc avez-vous réservé le plus grand et le plus auguste de vos dons pour des idolâtres et des infidèles, et non pour ceux qui vous honoraient? Pourquoi l'avez-vous révélé à un si petit nombre, alors que des peuples si nombreux et presque infinis n'en ont point connaissance? N'êtes-vous pas , Seigneur, le créateur de tous, et tous ne sont-ils point faits à votre image? N'est-ce pas â ses amis qu'on a coutume de dévoiler ses secrets ? Pourquoi maintenant les découvrez-vous à vos ennemis , et surtout à moi qui , depuis la tête jusqu'à l'extrémité des pieds , ne suis qu'infection et tout entier enclin à ce qui est. contraire à votre volonté. Pourquoi, Seigneur, un don si glorieux , un trésor si excellent , l'avez-vous livré au plus infidèle et au plus pervers de vos serviteurs? Ne vous semble-t-il pas, Seigneur, que loin d'honorer notre Mère , je l'insulte , lorsque j'ose saluer , moi superbe , celle qui est humble; moi plein d'orgueil , celle qui s'est le plus abaissée; moi fange impure , celle qui est la pureté même; moi le plus vain, le plus terrestre des hommes , la plus céleste et même la plus divine des créatures; moi le plus impie des pécheurs , l'âme la plus innocente en piété; enfin , moi l'enfant du démon , celle qui est la Mère de Dieu? O bon Seigneur, où est maintenant ce respect que vous aviez pour votre Mère? Pourquoi permettez-vous qu'elle reçoive les salutations de tels hommes?

Mais. ô très-pieux Jésus , il ne suffit pas à votre

 

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charité sans limites de vous être livré à toutes sortes de dérisions et de mépris pour nous ; vous permettez encore que votre Mère, maintenant assise à votre droite, soit invoquée par des lèvres souillées , afin que nos coeurs s'enflamment de votre amour et du sien. Il n'est pas douteux que nous ne soyons très-indignes de la saluer, et même je crois qu'aucun ange dans les cieux ne saurait le faire selon la grandeur de son mérite; mais alors combien moins encore le pourra la plus impure de vos créatures? Il semble étonnant, en vérité, qu'un homme misérable ne tremble pas et ne soit pas saisi de frayeur en offrant ses hommages à une souveraine aussi élevée. Mais ce qui est détestable outre mesure, c'est que notre bouche prononce son nom , et que notre coeur soit occupé de choses vaines, inutiles et même coupables ; c'est qu'on lui parle en lui tournant le dos. Cependant cette Vierge bienheureuse mérite d'être saluée avec le respect le plus profond, avec honneur et dévotion ; elle-même demande que ceux qui s'approchent d'elle, le fassent avec vénération et piété. Ce sont ceux-là qu'elle estime , qu'elle comble de faveurs , qu'elle adopte pour enfants.

O bienheureux celui qui se réjouit d'avoir une si noble mère, qui l'embrasse dans son coeur et l'imite dans ses actions ! Bienheureux celui qui s'efforce de tout son pouvoir de se rendre semblable à la Mère de Dieu ! Tel est, sans aucun doute , le bonheur de celui qui , méprisant toute créature , s'attache à Dieu avec un amour spécial , et qui , crucifié avec Jésus-Christ , a soif du salut des âmes. Oh ! il est vraiment

 

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étonnant que le coeur de celui qui salue une telle Vierge, ne tressaille pas d'allégresse. Il parle à la Mère de Dieu ; il contemple son Dieu fait homme en elle , il voit ce qu'il y a de plus bas uni à ce qu'il y a de plus élevé , et ce qu'il y a de plus élevé uni pour son amour à ce qu'il y a de plus bas. Comment, je vous le demande , notre âme ne se fond-elle pas aux paroles de cette salutation , alors que notre Dieu nous apparaît tellement plein d'amour pour nous qu'il a daigné se rendre notre frère dans le sein d'une vierge? Car il est, en effet, et notre bouche et notre chair. O admirable et ineffable diffusion de la divine Bonté ! Combien notre coeur devrait être rempli de dévotion envers une telle Vierge ! C'est par elle que nous avons mérité de voir arriver jusqu'à nous une telle abondance du céleste amour; par elle que nous sommes devenus véritablement les frères de Dieu et ses co-héritiers dans la gloire. Notre bouche devrait se remplir d'une suavité indicible lorsqu'il nous est donné de saluer une si douce et si bénigne souveraine , et de bénir le fruit de son sein; car ce fruit est assurément plein de suavité et de douceur, et cette douceur se fait sentir à la bouche et au coeur du sage. Oh ! combien est admirable la fécondité de cette Vierge qui, tandis qu'elle est saluée dévotement, produit dans le coeur qui l'honore un fruit aussi délicieux ! Mais plus son serviteur se réjouit en ce fruit , plus il obtient d'elle des grâces abondantes, et s'il ne dit point : C'est assez , elle n'arrêtera point le cours de ses libéralités.

 

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O Souveraine admirable, il est étonnant que nous ne trouvions pas à vous saluer un bonheur tel que tout le reste, à cause de vous et du fruit de votre sein, nous demeure inconnu. Comment, je le demande, l'homme entraîné par votre suavité surabondante n'est-il pas tout entier occupé de vous, séparé de lui-même et en oubli à ses propres yeux? O vous qui ravissez les coeurs et enlevez les âmes , pourquoi répandez-vous ainsi en nous votre amour? Pourquoi nous pénétrez-vous tout entier de notre Dieu? Pourquoi remplissez-vous les cieux de ce qui n'est que boue? Pourquoi rendez-vous divin ce qui n'est que vanité? Pourquoi , je vous le demande , nous enivrez-vous de l'amour de votre Fils, alors que nous ne pouvons rien lui offrir en retour? Quel profit retirez-vous, ô amante des ânes, de nous voir vous aimer et aimer votre Fils d'un amour sans bornes? Les délices célestes ne sont-elles point suffisantes à vos désirs? Pourquoi recherchez-vous encore les coeurs terrestres lorsque cependant ils ne vous présentent que la fange et la boue? O chasseresse des âmes, recevez ces âmes et réconfortez-les dans le sein de votre grâce. Qui peut se dérober à la splendeur de votre clarté et aux rayons de votre tendresse? Non, il n'est personne qui puisse se soustraire à leur action bienfaisante , car les cieux et la terre sont pleins de vos bienfaits. En quelque lieu que nous allions, l'effusion de votre sein virginal vient s'offrir à notre rencontre. Vous nous avez assiégés de vos bienfaits , et vous avez tendu en tous lieux et à toute heure les piéges de votre bénignité ,

 

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en sorte qu'il ne nous est plus possible de nous éloigner d'une mère si pleine de douceur, et qu'il nous faut nous reposer dans le sein de votre tendresse. Accourez donc de toutes parts, ô mes bien-aimés; saluons une Vierge et si noble et si douce par ces paroles : Je vous salue, Marie

Traitez-moi avec patience, ô ma Souveraine, si, en redisant la salutation de l'Ange , ma vie n'est pas une vie angélique, mais plutôt celle d'un démon. Je suis un objet d'horreur, et j'ose vous saluer! Mais je me confie sans réserve en votre excessive bonté , ô Vierge pleine de douceur, et enflammée de votre amour; malgré mon indignité extrême je ne crains pas de m'écrier : Je vous salue. Qu'y a-t-il de plus doux que ce salut qui s'adresse à vous? O salut admirable, qui enivre le coeur pieux d'une douceur toute céleste ! Sans aucun doute , il peut déjà s'écrier, celui qui vous salue pieusement : « Mon âme s'est fondue dès que j'ai salué ma souveraine ; mon coeur et ma chair ont défailli dès que je me suis adressé à ma Reine. » Qui ne défaillira pas en vous, ô Vierge sacrée , en considérant que cette salutation vous a rendue Mère du Fils de Dieu? Qui ne défaillira pas en voyant que le Fils de Dieu est porté dans votre sein , qu'il se nourrit de votre lait? Que pouvez-vous écouter plus volontiers que cette salutation , par laquelle vous êtes reconnue Mère de Dieu? Ainsi vous voulez que les hommes trouvent en vous leur bonheur, mais de façon que leur ardeur se reporte toujours sur celui dont vous êtes la Mère. Je ne pense pas que vous

 

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désiriez être saluée ni connue autrement que comme la Mère de Dieu. Vous êtes la porte brillante et sans tache, et vous voulez que par vous nous nous unissions à votre Fils. Mais, ô salut et salut véritable! c'est ce salut qui a ouvert notre coeur. O admirable salut, salut au-dessus de toute admiration , qui met en fuite les démons, délivre les pécheurs et réjouit les enfants! L'Ange félicite, le Verbe s'incarne, la Vierge devient Mère. C'est un salut véritable ; son fruit renouvelle les créatures, il rachète les hommes et répare les ruines des Anges. Que toute créature ne cesse donc point de s'écrier : Je vous salue. O salut plein de douceur et de suavité, qui fait tressaillir la terre et remplit les cieux d'allégresse ! O salut qui illumine l'intelligence, rassasie nos affections et élève notre esprit dans les cieux. L'âme en est éclairée, le coeur enivré, et la chair mortifiée. Je vous salue donc, ô Marie. O salut, chaîne véritable qui lie notre coeur au coeur de la Vierge, qui le sépare des objets terrestres et enchaîne d'une manière inébranlable celui qui est misérable à celle qui est toute miséricordieuse, le serviteur à sa souveraine, l'enfant à sa mère! O aimable salut ! qu'il s'approche et qu'il te porte sur ses lèvres celui qui veut être enchaîné par l'amour. Lorsqu'il t'aura prononcé du fond du coeur, il se sentira lié plus étroitement et avec plus de force ; et plus il sera lié, plus il aimera à redire ce salut. Ainsi l'amour et le salut se prêteront un mutuel secours jusqu'à ce que le coeur de celui qui s'approche se sente défaillir de tendresse.

 

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O amour de la Vierge, vous rendez divin celui que vous possédez ; vous changez en vierge celui qui était couvert de souillures. Je vous salue donc, ô ma Souveraine, ô ma hère, ô mon coeur et mon âme; vierge Marie, Marie qui êtes à moi , je vous salue. O nom de Marie, nom de suavité, nom d'allégresse, nom de douceur ! Qu'ai-je fait? Quelle a été ma présomption, quel a été mon oubli? J'ai osé vous appeler par votre nom. Qui jamais a rien entendu de semblable? Un fils de perdition, un abîme de péchés, un serviteur du démon a osé prononcer votre nom! O amour ! mon amour n'a point su garder pour la Mère de mon Dieu le respect que je lui dois. Pardonnez-moi , ô ma Reine, si je dis que je vous aime, car si je suis indigne de vous aimer, vous au moins, vous méritez d'être aimée. Qui pourra s'empêcher de vous aimer, puisque c'est à vos bienfaits que nous devons et la grâce et la gloire? Par vous, ô Reine, nos chaînes sont brisées, nos dettes payées, nos vices vaincus, nos blessures guéries, nos pertes réparées; ce qui était vieux a été renouvelé; ce qui était faible, fortifié ; ce qui était petit s'est accrû ; ce qui était abaissé a été exalté; ce qui était commencé, encouragé; ce qui était imparfait , conduit à la perfection, et ce qui était parfait a reçu sa consommation; le coeur est purifié , l'esprit s'illumine , l'âme s'enflamme, les affections se fondent d'amour, le goût s'enivre de douceur, et l'oeil se repose agréablement; l'étrangère est fiancée, l'épouse est livrée à son époux, et l'âme succombe sous le poids de son ardeur. Toutes

 

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ces choses nous sont venues par vous, ô Vierge! Salut donc, ô Marie ! C'est justement qu'on vous nomme Marie, car vous êtes l'étoile de la mer, vous êtes la mer d'amertume , vous êtes en même temps reine. Vous êtes l'étoile de la mer, et vous avez fait briller le rayon de la lumière éternelle sur le monde plongé tout entier dans un abîme d'angoisses. Vous êtes une mer d'amertume, car votre coeur s'est transformé totalement en la Passion de Jésus-Christ, votre Fils , attaché pour nous sur la croix. Vous êtes souveraine et vous êtes élevée au-dessus de tous les choeurs des anges à la droite de votre Fils. Vous êtes l'étoile de la mer par vos soins à diriger nos jours ; une mer d'amertume par votre compassion pour nos peines, et notre souveraine par la protection dont vous nous couvrez. Vous êtes l'étoile de la mer par votre pureté; une mer amère par la tendresse de votre coeur et souveraine par votre puissance.

O Seigneur mon Dieu, quelle sera notre reconnaissance pour tous les bienfaits dont vous nous avez comblés? Que ferons-nous, et que pourrons-nous faire? Nous étions placés dans l'amertume la plus profonde, environnés de ténèbres de toutes parts , éloignés prodigieusement du port du salut, poussés au naufrage par les tourbillons et les orages, ou plutôt presque submergés par la tempête ; et vous nous avez donné une consolation aussi glorieuse , une société aussi douce, un secours aussi efficace, un refuge aussi tendre dans Marie, l'étoile qui illumine! O nuit véritablement bonne , heureuses ténèbres , glorieuse

 

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obscurité qui a mérité d'être éclairée par une semblable étoile ! Cette nuit est vraiment la lumière qui m'éclaire dans mes délices. O glorieuse Vierge, puisque vous êtes l'étoile de la mer, je veux en cette vie être toujours sur la mer afin de vous avoir toujours pour étoile. Je veux être toujours sur la mer d'une amertume parfaite en gémissant sur mes péchés , en compatissant du fond de mon coeur à Jésus crucifié, en pleurant sur les misères et les vices de mes frères. Je veux naviguer en tout temps sur cette triple mer, afin d'y être sans cesse dirigé par cette étoile. Malheur à ceux qui vivent dans les délices et ne veulent point entrer dans cette mer , car ils seront privés des rayons de cette douce étoile ! Que les tribulations accourent de toutes parts; qu'elles m'environnent d'amertumes inouïes, et je ne craindrai pas parce que vous êtes avec moi, ou plutôt parce que vous m'éclairez véritablement lorsque je suis assailli par les angoisses et privé de tout secours humain, lorsque l'eau pénètre jusqu'à mon Lime, lorsque je suis dans l'abjection et réprouvé de toutes les créatures. Que le monde entier m'attaque, moi le plus méchant des pécheurs et le plus digne de tout mal, et qu'il me fasse sentir ses coups, afin que Marie, l'étoile de la mer, soit avec moi. Je serai heureux lorsque je me verrai couvert d'opprobres et foulé aux pieds de tous , et en même temps sous la protection de cette étoile. Elle est l'étoile de la mer, et elle brille pour ceux qui sont dans l'amertume. Oh ! combien il est doux et. délectable à l'oeil de voir cette lumière ! Combien c'est un échange

 

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avantageux et aimable d'abhorrer les consolations du monde et de les rejeter irrévocablement loin de soi, pour se placer sous l'influence de cette brillante étoile de la mer ! Un seul de ses rayons vaut mieux que tout ce que le monde renferme. Qui donc refusera d'entrer dans cette mer de toute amertume , de compassion et de souffrance, où cette étoile répand sa clarté? Que le coeur parfait soit sans crainte, car le naufrage est impossible à l'éclat de sa splendeur , et aucun nuage ne saurait s'interposer entre elle et nous que par notre volonté.

O ma Souveraine, vous êtes pour nous sur cette mer le navire qui nous reçoit et nous porte, l'ancre qui nous maintient, le gouvernail inébranlable qui nous dirige et nous ramène lorsque nous nous sommes écartés , la voile qui nous conduit et nous ombrage , l'étoile brillante qui nous montre le port du salut, ou plutôt qui nous l'obtient et nous y conserve. Qui donc ne s'élancera pas volontiers sur cette mer d'amertume, de compassion et de souffrances, où vous venez en aide à tous, où vous servez tous ceux qui en traversent les flots ?

Mais j'oserai dire encore plus : Vous êtes devenue, ô Marie , une mer amère par la Passion de Jésus-Christ et par la compassion que vous inspire nos iniquités, non que vous ayez maintenant à souffrir rien de pénible; mais je considère votre âme selon ce qu'elle était alors que vous vous teniez au pied de la croix. Entrons donc dans cette double mer; c'est-à-dire, ô Marie, que si nous voulons pénétrer en votre coeur, qui est

 

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une mer grande et immensément spacieuse, ce sera en compatissant à votre Fils crucifié et à votre coeur attaché au sien , et en même temps en nous attristant profondément sur nos iniquités, qui ont été la cause d'une telle mort. Qui ne voudra se hâter d'entrer dans cette mer afin de pouvoir arriver au coeur de la Vierge? Ceux-là , en effet, arrivent vraiment à votre coeur et y font perpétuellement leur séjour, qui ne cessent de méditer la Passion de votre Fils, car il est impossible qu'on s'établisse dans les blessures de Jésus , ô très-pieuse Mère , sans s'établir dans votre coeur, car ces blessures ont trouvé leur place pour jamais en ce coeur. De même que ces stigmates sacrés seront toujours imprimés sur le corps de Jésus-Christ, de même ils seront toujours ineffaçables dans l'âme de sa Mère. Qui donc voudra tarder plus longtemps et se montrer indolent à monter ce navire. Il est doux d'entendre parler de vous , plus doux de penser à vous; mais le comble de la douceur et de la suavité , c'est d'entrer en votre coeur par les plaies de Jésus-Christ. Que l'homme ne s'éloigne donc pas de la Passion , des outrages et des blessures de Jésus-Christ , s'il ne veuf point sortir de votre coeur. C'est là qu'il deviendra tout virginal, tout saint,. tout divin. C'est là qu'il s'oubliera lui-même, en méditant sur la Mère et le Fils. Daigne nous accorder cette faveur celui qui est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

 

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CHAPITRE XVII. Humble méditation et entretien sur l'Oraison dominicale.

 

Notre Père qui êtes dans les cieux. O clémence infinie ! ineffable bénignité! O admirable condescendance ! O longueur, largeur, sublimité et profondeur de la charité divine! La boue la plus vile , une fange détestable, une créature perverse se nomme enfant de Dieu , et le Seigneur des seigneurs, le Roi des rois , le Dominateur des dominateurs se proclame mon Père. Lorsque vous priez dites : Notre Père qui êtes dans les cieux. Ce que la Vérité nous enseigne est entièrement véritable; et je sais que Dieu m'aime plus sans comparaison que mon père et ma mère selon la chair, et même plus que je ne saurais m'aimer moi-même. Mon coeur s'élèvera donc comme l'aigle à cause d'un si glorieux Père, et héritier des cieux je mépriserai tout ce qui leur est inférieur. Que m'importent désormais, les honneurs terrestres, à moi qui suis le Fils de Dieu? Ce serait pour moi une plus grande honte de désirer ces honneurs, quels qu'ils fussent, que ce n'en serait une pour le fils du roi de s'abaisser à remplir l'office le plus avilissant. Qu'ai-je à m'inquiéter davantage des richesses de ce monde, moi qui suis l'héritier d'un royaume éternel? Ce serait une plus grande ignominie pour moi de me tourmenter

 

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pour de telles richesses, malgré leur immensité, que pour le fils d'un roi de descendre aux services les plus bas parmi ses palefreniers. Qu'ai-je à m'occuper des délices de la chair et des choses qui passent , quelle que soit leur valeur? Pour moi , le fils du souverain Roi, ce serait une chose plus détestable de me voir entraîné vers une créature, quelque attrayante qu'elle fût , que de voir le fils d'un roi de la terre s'attacher à une pourriture immonde. Qu'y a-t-il de bon, qu'y a-t-il d'avantageux, de désirable qui puisse m'attirer, moi qui suis l'héritier de tout bien? Dieu est la source de tout ce qui est beau , de tout ce qui est bon ; tout, par rapport à lui , n'est qu'un simulacre, une ombre.

Je m'approcherai donc de mon Père, car il ne désire rien tant que d'être ma possession. Pourrai-je me montrer négligent? Pourrai-je m'attarder dans ma route? M'appliquerai-je à autre chose? Non, sans doute; mais laissant de côté tout le reste, je courrai à lui avec ardeur. Que je possède mon Père, et il me suffit. Je tendrai donc à lui de tout mon coeur; je ne considérerai , je ne regarderai que mon Seigneur ; car les regards de mon esprit sont tournés vers lui; et ses attraits ont entraîné mon coeur.

Notre Père… Lorsque je vous appelle de ce nom de Père, c'est , ô mon Dieu , pour ma bouche comme le miel le plus délicieux. O douceur indicible! ô joie inestimable! Jubilation ineffable, lorsque j'ose vous nommer mon Père ! O tressaillement d'allégresse ! O sujet d'admiration ! O mélodie qui pénètre jusqu'à

 

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la moelle de mes os. Vous êtes mon Père. Comment aller plus loin? Que dire de plus? Que demander davantage? Vous êtes mon Père !

Mais où êtes-vous, ô mon Père, où êtes-vous? Vous êtes en tous lieux. Mais si vous êtes partout, comment le ciel est-il votre demeure? Je le vois, c'est par un effet de votre grande charité que vous voulez que nous disions : Notre Père qui êtes dans les cieux. C'est afin de nous élever des objets terrestres aux choses célestes où votre puissance, votre sagesse et votre bonté se montrent dans tout leur éclat. C'est afin que nos entretiens soient toujours avec vous, ô mon Père! afin que nous lie cherchions, et que nous ne vous demandions rien de terrestre ou qui sente la terre, mais uniquement ce qui est céleste; c'est encore afin que, devenus des cieux spirituels, nous vous servions de demeure. Qui donc pourra nous retarder, qui nous arrêtera ? Qui nous empêchera de mener une vie toute céleste et entièrement étrangère à la terre, afin qu'il nous soit donné de voir votre demeure établie en nous ? O heureuse arrivée ! admirable condescendance ! Jésus-Christ daigne faire en nous sa demeure! Moi la boue la plus immonde, la sentine des péchés la plus abominable , par la clémence infinie de mon Dieu je puis être son tabernacle ! Je suis rempli de pourriture et de fétidité, et je serai le temple de Dieu, le siége de la sagesse, la demeure du Saint-Esprit! O jour heureux ! ô moment délectable où je posséderai un tel hôte! J'ai en moi le bien véritable, je ne l'abandonnerai pas jusqu'à ce que je l'introduise, ou plutôt

 

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qu'il m'introduise dans sa maison, qui est au-dessus de cette terre, dans la Jérusalem où réside ma Mère, dans la demeure de celle qui m'a donné la vie, c'est-à-dire dans le repos profond de la contemplation , où jouissent de la paix et où se reposent les âmes chéries.

Notre Père qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié. Oh ! quel bel enchaînement, quelle suite parfaite , quel rapport admirable entre cette demande et ce qui précède! Que votre nom soit sanctifié, notre Père, qui êtes dans les cieux! C'est comme si la piété filiale , la divine contemplation avait tourné l'âme tout entière du fils respectueux vers son Père céleste , en sorte qu'en s'écriant : Que votre nom soit sanctifié, il dit : Je ne demande ni les richesses, ni les. plaisirs , ni les honneurs de la terre; mais ce que je demande , c'est d'être changé entièrement en vous , c'est de devenir tout divin. Que votre nom soit donc sanctifié, ou autrement : que ma raison soit éclairée par votre sagesse , que ma conscience soit délivrée de toute erreur, de toute ambiguïté , de toutes ténèbres, que j'aie de vous une connaissance parfaite.

Que votre règne arrive. Que l'ardeur de mon âme fortifiée par votre puissance s'élance vers les hauteurs de votre royaume.

Que votre volonté soit faite. Que tous les désirs de mon âme, enivrés par votre divinité, ou plutôt par votre parfaite charité, acquiescent sans réserve à votre bon plaisir, et que, par un véritable amour de tendresse, je veuille ce que vous voulez et je ne veuille pas ce que vous ne voulez pas.

 

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Ou bien cette parole : Que votre nom soit sanctifié, exprime une illumination réelle de l'intelligence : que votre règne arrive, le désir ardent du coeur ; que votre volonté soit fuite en la terre comme au ciel, l'obéissance parfaite et sans réserve.

Qu'il soit donc sanctifié votre nom, Seigneur, ce nom qui , de toute éternité , renferme en soi une sainteté parfaite, et que tout ce que nous Noyons, tout ce que nous entendons , tout ce que notre intelligence conçoit , tout ce que notre coeur ressent se rapporte tout entier à la connaissance de ce très-saint nom. Que votre nom soit saint en nous , c'est-à-dire qu'il soit pur et séparé de tout objet terrestre , et que, vides de toute curiosité, de toute vanité, de toute imagination inutile, nous ne connaissions que vous seul en tout. O Père plein de douceur et de sainteté! que le regard de notre âme soit dirigé sans cesse vers votre éternelle lumière; que je vous contemple, que je vous connaisse en tout, vous qui êtes en toutes choses et par qui toutes choses existent. Olt ! combien cette lumière est douce ! combien il est délectable à mes yeux de ne jamais détourner de vous, le Soleil de justice, les regards de mon âme ! Oh ! combien l'éclat de vos rayons récrée notre vue d'une manière admirable, pleine de douceur et d'amour ! Que votre nom soit donc sanctifié.

Que votre règne arrive. Maintenant le règne du Inonde s'est emparé de mon âme tout entière, et même il l'a dissipée sans réserve , il l'a déchirée , il l'a souillée , il a détruit la beauté de celle qui était votre

 

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épouse bien-aimée. La vanité ou plutôt la corruption de ce monde a entraîné mon coeur et mon esprit. voilà pourquoi aujourd'hui j'ai -du goût pour les choses du monde , je soupire après les convoitises de la chair, je pense à ce qui est terrestre et je le pour-suis ; je suis devenu un habitant de ce monde , et je m'applique à combattre avec soin sous le prince de ce monde. Et cependant, Seigneur, ne suis-je pas votre créature? Que votre règne arrive donc , afin que le prince de ce monde soit jeté dehors. Régnez seul en moi; établissez seul votre demeure en mon âme; que votre règne s'étende sur moi tout entier; possédez tout mon désir ; rassasiez seul mes affections. Que cherché-je? que désiré-je? que puis-je vouloir? eu quels lieux irai-je? quels pays parcourrai-je? où me laisserai-je entraîner? Votre règne me suffit, Seigneur, qu'il soit le lieu de ma demeure , le centre de mes satisfactions , l'objet de mes entretiens. Vous êtes seul bon, seul beau , seul aimable , seul désirable, vous qui aimez les âmes. Vous seul gouvernez-moi , vous seul dirigez-moi, vous seul attirez-moi , vous seul soyez le maître de mon coeur, ô zélateur de nos âmes. Que muon coeur et mes affections se reposent en vous seul ; en vous seulement que ce coeur s'enivre de douceur; vous seul remplissez mon âme. Je m'élancerai avec ardeur vers vous qui êtes mon centre et mon royaume, ô Rédempteur de nos âmes. Que votre règne arrive donc.

Que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. Je veux , je désire, j'ambitionne du plus profond

 

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de mon coeur qu'en moi , de moi et par moi , votre volonté soit faite , et non pas la mienne. Que je sois tout entier consacré à votre gloire , que j'applaudisse sans réserve à tout ce qui concerne votre honneur ; c'est uniquement pour rechercher cet honneur que j'ai été créé , c'est pour cela que j'ai vu le jour. Que maintenant mes appétits ne m'entraînent plus , que mon avantage propre ne soit plus l'objet de mes soins, que je ne désire plus l'affection de mes amis; mais que l'accomplissement unique de votre bon plaisir soit désormais ma seule inquiétude. Non, que main-tenant je ne m'arrête plus à examiner ce qui est doux ou amer, onéreux ou facile, suave ou plein d'âpreté , mais que mon soin unique soit d'accomplir avec empressement, ferveur et sollicitude, ce qui est agréable à votre volonté. Rechercher et faire votre volonté, que cela seul me soit doux et suave , seul facile et délectable, seul plein d'amour malgré les peines , les abaissements , les difficultés , les traverses et les amertumes. O bonheur ! ô allégresse! ô tressaillement qui pénètre la moelle de mes os! Plût à Dieu que je fusse tout entier, en tout temps et en tous lieux , consacré à vous procurer, à quelque prix que ce fût, tout l'honneur possible. Oh ! que ne puis-je seul, mon Seigneur, accomplir toutes vos volontés les plus secrètes! Je me réjouis plus, j'éprouve plus de contentement, j'ai plus de désir en pion corps et en mon coeur, de me livrer tout entier, de me consumer sans réserve pour votre gloire , de satisfaire à votre volonté à mes dépens et pour votre amour, que d'être dans

 

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l'abondance des biens célestes et de me rassasier de vos délices ineffables. Oui , si j'étais déchiré à cause de vous, ô mon Seigneur; si , pour votre gloire , j'avais à souffrir des peines de tout genre et mille morts, je le choisirais, je l'aimerais, je l'embrasserais de préférence à tout le bonheur imaginable que je pourrais goûter, même dans la patrie céleste , à moins que ce bonheur ne vous procurât autant ou plus de gloire; car ce n'est pas pour consoler ma vanité que j'ai été créé, mais pour honorer votre magnificence. Qu'y a-t-il de plus grand, de plus doux, de plus digne d'amour pour moi , que de me transformer tout entier en votre gloire? O félicité du Seigneur ! ô tressaillement d'allégresse ! ô consolation vraiment ineffable , de pouvoir au prix de tous les sacrifices faire quelque chose pour votre honneur! La joie des Anges, la félicité de la cour céleste, c'est devons obéir sans réserve, de jouir entièrement de votre bon plaisir, de se con-former pleinement à votre volonté , d'admirer votre gloire et votre magnificence. Je ne doute pas que les Anges et les saintes âmes n'aient plus de bonheur de la splendeur de votre gloire, que de l'éclat resplendissant dont vous les environnez , et même j'en suis certain. Aussi, que votre volonté soit faite sur la terre par les hommes, comme elle est faite dans le ciel par les Esprits célestes. Et que nous obéissions à votre volonté de si bon coeur, avec tant de ferveur et d'empressement , que nous nous y conformions entièrement selon la possibilité dont nous sommes capables.

Donnez-vous aujourd'hui notre pain de chaque

 

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jour. Oh! comme ces paroles viennent bien après les premières ! comme elles s'y unissent avec suavité ! On peut les interpréter, sans doute, du pain matériel et même du pain spirituel ; mais pour le moment. expliquons-les principalement du pain sacramentel.

Il y a , comme je l'ai dit , un ordre admirable dans les paroles du Seigneur. En effet , qui est cligne , qui est capable de recevoir ce sacrement , d'offrir le Fils â Dieu son Père d'une manière aussi parfaite que celui qui s'est tourné totalement vers Dieu par son intelligence, son coeur et ses oeuvres; qui s'est offert à lui sans réserve , lui a fait de sa personne le sacrifice entier, s'est anéanti en soi-même pour s'établir entièrement en Dieu, et ne cherche point ce qui touche à ses intérêts, mais aux intérêts de Jésus-Christ? Oui , il peut, celui-là, recevoir Jésus-Christ dans le sacrifice; il peut l'offrir à Dieu son Père et pour soi et pour les autres. Aussi le Maître véritable a-t-il commencé par mettre en avant cette demande : Que votre nom soit sanctifié; et ensuite il y a ajouté comme une conséquence naturelle : Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. En effet. celui qui est sorti de l'Egypte , la terre du péché , par ces paroles : Que votre nom soit sanctifié; celui qui , en voyant l'Egyptien submergé dans la mer envahissante des tentations, l'a passée à pied sec, en s'écriant : Que votre règne arrive; qui, dans le désert de la contemplation , a fixé son esprit sur Dieu seul et s'est consacré à lui tout entier, en lui disant : Que votre volonté soit faite; celui-là, dis-je , éprouve dans ce

 

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désert l'aiguillon de la faim ; alors il demande au Père céleste que la manne , c'est-à-dire le pain du ciel , lui soit donnée et il s'écrie : Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. Celui-là a pu autrefois trouver son repos au milieu des viandes de l'Egypte; mais plein de mépris pour elles aujourd'hui, il demande qu'on lui donne le seul pain vivant qui soit descendu du ciel, et sa demande est exaucée. O admirable bienveillance de Jésus-Christ ! Mon Dieu ! ineffable joie de mon âme , mon époux , mon amour, vous vous êtes fait ma nourriture. Celui qui est la récompense des Saints, la félicité des Anges, le Verbe de Dieu le Père est mon aliment. La lumière du monde , le soleil qui illumine les cieux, la sagesse du Père devient la réfection de mon âme. Le Fils de la Vierge , le Rédempteur des hommes, la gloire du ciel se donne comme le pain qui conserve ma vie. Que puis-je désirer davantage? Qui peut m'attirer avec plus de force? Loin de moi , Seigneur, aujourd'hui que mon coeur est en possession d'un tel aliment, loin de moi de me laisser entraîner vers aucun objet. terrestre. Comment , je le demande , après avoir pris une nourriture aussi glorieuse, aussi fortifiante, aussi suave et aussi douce , comment mon âme pourrait-elle trouver sa félicité en des choses vaines , honteuses et immondes? Je ne puis, il est vrai , recevoir mon Seigneur en tout temps dans son sacrement; mais, au moins , que mon coeur s'occupe sans interruption de l'avoir en sa pensée. En vérité, il est étonnant et plus qu'étonnant qu'en recevant une pareille nourriture,

 

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l'âme ne se sente pas défaillir de douceur et de l'ardeur de son amour. Vous seul, ô bon Jésus, soyez mon aliment et ma réfection. Que j'aie faim de vous seul ; que je me rassasie de vous seul avec un appétit insatiable et plein d'avidité, et qu'en tout temps je demeure affamé de vous. Qu'y a-t-il de plus doux, de plus suave, de plus aimable, ô bon Jésus? Je veux me nourrir de vous seul ; je désire ne savourer que vous. Mon coeur trouve en vous une douceur qui ne s'altère jamais. Si l'odeur seule de vos parfums peut suffire au monde entier, que sera-ce donc de cette nourriture? Si une seule parole sortie de votre bouche nous donne la santé et la vie , que sera-ce donc de recevoir le Verbe éternel sur ses lèvres , de le savourer en son coeur? Comment nos coeurs ne se dissolvent-ils pas en vous jusque dans leurs profondeurs? Comment mon coeur ne trouve-t-il pas en vous une telle joie, qu'il oublie tout ce qui est en dehors de vous? Si un objet terrestre, ou même l'image d'un pareil objet s'empare quelquefois si fortement de ce coeur qu'il s'oublie lui-même, comment votre présence très-réelle ne me rassasie-t-elle et ne m'enivre-t-elle pas jusqu'à me faire perdre le souvenir du monde et de moi-même? Donnez-nous donc aujourd'hui , ô Père céleste , ce pain de chaque jour. Donnez-nous ce pain de telle sorte que nous l'ayons toujours durant cette vie , et que nous ressentions en tout temps sa présence. Que notre esprit le contemple sans cesse, et qu'il ne soit jamais pour nous ni passé ni à venir.

Mais, ô bon Jésus, c'est de vous que j'apprends

 

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aujourd'hui à m'écrier : Pourquoi avez-vous tant d'empressement à être avec nous? Pourquoi ne différez-vous pas jusqu'à demain? Que voyez-vous eu nous, qu'y découvrez-vous, qu'y reconnaissez-vous qui puisse vous enivrer à tel point de notre amour? Qu'avez-vous à gagner avec nous, que trouvez-vous en nous, quel fruit retirez-vous de nous, pour ignorer ainsi tout retard? L'amour dont vous brûlez pour nous vous presse-t-il donc jusqu'à vous empêcher de différer d'un seul instant le moment où vous pouvez être avec nous, bien que vous n'ayez aucun gain à en attendre? Mais nous, qui ne sommes qu'une fange impure, nous, hommes indignes de porter le nom de la plus vile de vos créatures, comment pouvons-nous, en présence d'un tel désir de votre part , ne pas entrer de suite en possession du bien souverain , du miroir sans tache. Vous ne voulez , ô bon Seigneur, vous permettre aucun retard, comme vous le montrez ; eh bien ! nous n'en voulons plus à l'avenir de notre côté. Aujourd'hui donc nous vous redemandons, et c'est pour vous posséder. Vous n'avez pas établi un tel sacrement pour être lent à nous écouter. Nous pourrions vous en accuser si, après avoir demandé, nous n'obtenions l'objet de nos voeux. Puis donc que nous vous appelons avec empressement, puisque nous soupirons après vous et que vous nous désirez ardemment vous-même, approchez-vous de notre coeur, car il s'élève vers vous. Vous êtes enivré de notre amour, et nous vous aimons avec transport : ainsi le poids entraînant de l'amour vous unit à nous

 

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et nous unit de même à vous. Nous nous embrassons mutuellement sans différer d'un instant; et mon âme, absorbée par l'ardeur de son amour, se sent défaillir entre vos bras : car, aussitôt que j'ai ressenti votre étreinte, mon coeur s'est éveillé. Ensuite vous m'avez nourri , vous m'avez enivré ; et enfin vos embrassements et vos baisers ont séparé mon âme de moi-même, et maintenant elle se repose dans vos bras. Vous ne la rejetez point malgré son indignité, vous ne la fuyez point ; mais elle vous presse avec tendresse, et vous criez : Je vous conjure, filles de Jérusalem, de ne point éveiller ma bien-aimée et de ne point la tirer de son repos, jusqu'à ce qu'elle le veuille elle-même (1).

Mais au nom de votre clémence, ô bon Jésus, pourquoi avez-vous dit : Le pain de chaque jour? Est-ce que vous voulez être continuellement notre nourriture? N'est-ce pas assez d'habiter en nous, et de demeurer avec nous pendant un seul jour ? Qu'avons-nous fait pour vous? Que dirai-je donc de votre bienveillance? Je n'en sais rien ; car , en présence de ces trésors de votre bonté, je sens mon âme défaillir; elle rie peut en considérer même une étincelle, tant l'abîme en est infini. C'est pourquoi je ne pourrais que m'écrier : Puisque vous voulez être avec nous en tout temps, nous serons également en tout temps avec vous, et jamais nous ne nous séparerons d'un Epoux aussi plein de miséricorde et de beauté, de celui qui est pour nous un pain si délicieux.

 

1 Cant., 2.

 

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O mon Seigneur, unissez-nous donc à vous par l'amour et le dévouement de façon que jamais nous ne puissions ni ne voulions nous en éloigner.

Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour, et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Tel est l'ordre de ces paroles et la manière dont elles s'unissent à ce qui précède. O bon Jésus, vous avez offert, avec une bonté pressante et les instances les plus vives, à vos indignes serviteurs le plus noble des royaumes, le royaume des cieux. Mais quoi ! je crains d'être invité comme Aman au festin d'Esther. Si telle n'est pas votre intention, ô bon Jésus, mon injustice du moins m'inspire de la crainte, car je connais mes péchés. Quoi donc! le festin le plus somptueux est préparé; vos envoyés, vos saints anges en sont les ministres; la faim me pousse et me presse, et cependant jc n'ose m'approcher parce que je suis un pécheur. A quoi me résoudre ! Des dangers m'environnent de toutes parts. Mais je sais ce que je ferai : J'irai à mon Père qui est dans les cieux et dont il a été parlé plus haut par ces paroles : Notre Père, etc. Je lui dirai: Mon Père, j'ai péché contre le ciel et contre vous. Je ne suis pas digne d'être appelé votre fils; traitez-moi comme un des mercenaires qui sont à votre service (1); pardonnez-moi mes offenses.

Mais, ô heureux aveu de ma faute qui m'obtient les embrassements de mon-Père ! peut-être l'ardeur de l'amour me donnera-t-elle de me fondre tout

 

1 Luc., 15.

 

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entier au milieu de tels embrassements. Peut-être serai-je changé en un autre homme et oserai-je prendre part au festin du veau gras. Pardonnez-nous nos offenses. O miséricorde admirable de notre Dieu! Nous l'avons méprisé, nous l'avons échangé contre une vile pourriture , et il nous invite à lui demander grâce. Comment se fait-il qu'il veuille accorder le pardon à nos offenses, alors qu'il a refusé cette faveur aux anges? Comment, je vous le demande , ô bon Seigneur , comment pouvez-vous abaisser encore vos regards sur nous , après que nous vous avons rejeté si honteusement? Puis donc que vous nous invitez à vous dire : Pardonnez-nous nos offenses, nous nous écrierons : Pardonnez-nous parce que vous avez déjà payé pour nous la dette dont nous étions redevables, déjà vous vous êtes offert pour nous en sacrifice. C'est vous qui nous enseignez à vous dire : Pardonnez-nous nos offenses; vous le pouvez, et même déjà la paix n'a-t-elle pas été faite? Déjà le banquet de la paix n'a-t-il pas été célébré, ou ne l'est-il pas tous les jours? Pardonnez-nous donc nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. O bienheureuse dette du prochain à notre égard ! ô précieuse offense que nous pouvons alléguer en présence de Dieu pour obtenir le pardon de nos fautes! Cessons donc de nous attrister mes bien-aimés frères, si les hommes nous offensent, s'ils nous injurient , s'ils nous affligent, s'ils nous enlèvent ce qui nous appartient et s'en emparent. En ces choses réjouissons-nous pour ce qui nous concerne et soyons-en heureux , ou plutôt désirons et

 

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ambitionnons qu'il en soit ainsi ; car, lorsque nous pardonnons à nos frères, nous pouvons , dis-je, alléguer cette remise de ce qui nous était dû ; et il n'est point douteux qu'une semblable allégation n'ait une grande vertu et un grande efficacité, puisque c'est l'Avocat souverain et le Juge suprême qui nous a dit : Pardonnez et l'on vous pardonnera (1).

Pardonnez-nous donc nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, et ne nous induisez point en tentation. Que me sert , en effet, Seigneur, d'être purifié et d'être devenu pur du contact d'un mort, si je le touche de nouveau? Ce n'est point assez, mon Dieu, de m'avoir pardonné les offenses dont j'étais coupable , si vous ne me gardez contre les fautes et les péchés dont je suis menacé. Je suis vraiment enclin au mal, et , sans le secours de votre main, sans un frein qui me retienne, je me précipiterai dans le crime. Seigneur, de quoi a servi à Aman d'avoir été élevé par Assuérus au-dessus de tous les princes de sa cour, puisque bientôt après, alors qu'il était enflé d'orgueil, il fut pendu à un gibet? De quoi me serviront toutes les demandes qui précèdent, si vous ne me conservez dans le bien contre les tentations? Ne nous induisez donc pas en tentation.

Vous voulez , ô bon Jésus ! que nous vous fassions une telle demande, car bien des fois vous permettez que nous soyons aiguillonnés par la tentation pour nous forcer de recourir à vous. Vous employez tous les moyens et toutes les ressources afin de pouvoir

 

1 Luc., 6.

 

nous attirer à vous, car vous désirez nous avoir en voire société. Dans la tentation, je courrai donc me réfugier dans les bras de mon Père, afin d'y trouver un abri dans mon malheur et mon effroi ; je lui dirai : Ne nous laissez pas succomber à la tentation. Mon Père le veut , il le désire, il attend que j'aille chercher un asile et du secours en son sein, il attend que, plein de défiance de moi-même, je n'aie de confiance qu'en lui seul : Ne nous laissez donc pas succomber à la tentation.

Mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il. Il est vrai , Seigneur, que nous sommes dignes de tout mal , car nous avons méprisé celui qui est tout bien ; mais considérez, ô Père très-clément, votre miséricorde et non pas notre détestable malice, et éloignez de ceux qui ne sont que de petits enfants, de ceux qui ne sont que faiblesse, un fardeau intolérable. Délivrez vos serviteurs du mal qui les opprime, qui mille leurs forces et les retarde dans l'accomplissement du bien, afin que nous puissions nous soumettre à votre puissance et en accomplir les volontés. Délivrez-nous surtout de ce mal terrible et épouvantable, du mal éternel, de peur que nous ne soyons privés de votre vue qui fait l'objet de nos désirs. Cette pensée seule remplit nos ossements d'effroi. Que me servira, en effet , d'avoir été votre créature si je ne vous possède point, s'il ne m'est point donné de me plonger en vous tout entier et sans réserve pour l'éternité? Daigne nous accorder cette faveur celui qui est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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CHAPITRE XVIII. Deux autres explications abrégées de l'Oraison dominicale.

 

Cette prière peut encore s'expliquer ainsi. Elle commence par ces paroles : Notre Père, afin de nous porter à nous approcher avec confiance de Jésus-Christ. Qui êtes dans les cieux. Ce ne sont pas les choses de ce inonde que nous devons chercher, mais celles qui sont élevées au-dessus de la terre. Que votre nom soit sanctifié. Ces paroles se rapportent à l'illumination de notre foi. Que votre règne arrive. Ici apparaît la fermeté de notre espérance. Que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel ; ce qui indique la conformité de notre charité avec celle de Dieu et sa perfection. Donnez–nous notre pain de chaque jour. Cette demande regarde notre nourriture et notre affermissement dans la tempérance, et nous trouvons tout cela surtout dans le pain eucharistique. Pardonnez-nous nos offenses. Ici nous découvrons un rapport entre la justice et la récompense, ainsi que le montrent les paroles suivantes : Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ne nous laissez pas succomber à la tentation. C'est un acte de la vertu de prudence qui est attentive à se garder contre les embûches de ses ennemis. Mais délivrez-nous du mal. Ces paroles ont rapport à la vertu de force, qui consiste à supporter l'adversité.

 

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Nous pouvons aussi expliquer ces demandes des choses que nous devons posséder dans la patrie céleste. Ainsi, que votre nom soit sanctifié, se rapporte à la vision béatifique. C'est comme si l'on disait : Ce que nous voyons maintenant comme dans un miroir et par énigme, nous désirons le contempler alors clairement, sans aucun mélange terrestre, sans aucun milieu. Que votre règne arrive. Nous montrons par ces paroles notre ferme tendance à régner dans l'éternité. Que votre volonté soit faite. C'est la consommation de la charité qui transforme celui qui aime pleinement en l'objet de son amour. Et alors il faut ajouter : En la terre comme au ciel, c'est-à-dire qu'elle soit faite par les hommes comme elle l'est par les anges. Donnez-nous notre pain quotidien, ce qui se rapporte à cette jouissance pleine de suavité qui a lieu dans les cieux. Alors le mot quotidien signifie continuel, car là est un jour qui ne finit point. Aujourd'hui doit s'entendre du présent, qui n'a ni passé ni futur, et existe tout à la fois , ce que le mot présent marque parfaitement bien. Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. On demande ici l'arrivée de l'année de grâce, dans laquelle toutes les dettes sont remises aux vrais Israélites, c'est-à-dire à ceux qui se repentent et ont fait l'aveu de leurs fautes , année dans laquelle l'homme remet à l'homme ce qu'il lui doit , et Dieu pardonne à ceux qui agissent ainsi tous leurs péchés. Ne nous laissez pas succomber à la tentation. Cette demande a pour but la beauté de la paix , dont il est

 

dit : Mon peuple s'assiéra dans la beauté de la paix (1), là où il n'y aura plus d'ennemi , ni de rencontre dangereuse. Mais délivrez-nous du mal. C'est comme si l'on disait : Conduisez-nous à cet état que la réunion de tous les biens rend parfait et l'absence de tous les maux plein de joie, état ou nous serons véritablement délivrés du mal.

Cette dernière explication demande une admiration profonde, une dévotion admirable, on plutôt extraordinaire, une allégresse qui pénètre le fond du coeur, une abondance de louanges , et elle renferme des trésors prodigieux et ineffables de contemplation. Mais je suis incapable et indigne d'en être le dispensateur, et mes lèvres impures ne sauraient en parler, alors surtout que je ne puis pénétrer dans le palais d'Assuérus, où je n'ai point été appelé. Ainsi, qu'il suffise à notre simplicité d'avoir exprimé ce qu'on a vu plus haut, en nous tenant en dehors sous le vestibule. Que Jésus-Christ étende vers nous sa verge d'or, en signe de clémence, afin que nous puissions entrer vers lui en toute sécurité, et régner pendant l'éternité avec ce Dieu qui est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

1 Is., 32.

 

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CHAPITRE XIX. Méditation sur le SALVE REGINA.

 

Si vous désirez saluer Marie , la Vierge bienheureuse , vous devez d'abord considérer sa grandeur. Or, elle n'a pu recevoir en son Fils plus d'élévation que d'être appelée Mère de Dieu. Plein de joie et d’admiration à la vue de la sublime grandeur de votre Mère, approchez-vous d'elle avec dévotion et respect, et dites-lui : Je vous salue. Mais aussitôt après ces paroles, reportez-vous vers votre bassesse et vers la magnificence de la Mère de Dieu, et écriez-vous : Montrez-vous pleine de patience à mon égard, ô ma Souveraine, si moi, le plus vil des hommes, j'ose paraître devant une Reine si auguste, et si je m'enhardis jusqu'à saluer la Souveraine des cieux, la Maîtresse des Anges , la Mère de mon Dieu. Votre humble bénignité, votre humilité pleine de charité me donne la confiance que vous supporterez mon indignité. Vous êtes, il est vrai , l'arche du Testament ancien , et ma bassesse surpasse tout ce qu'on peut imaginer ; cependant lorsque mon coeur se sera approché de vous, lorsque ma bouche vous aura saluée, je ne serai point frappé , j'en suis sûr, ruais plutôt enflammé de votre amour, et votre tendresse si libérale m'exaucera en tontes mes demandes.

Je vous salue donc, ô Reine ! Je veux à l'avenir,

 

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ô ma Souveraine , combattre sous votre conduite, et je me soumets tout entier à votre empire; je veux être dirigé et gouverné par vous. Ne m'abandonnez pas à moi-même, car je suis trop opposé à mes intérêts véritables : tout ce que vous laisseriez à ma disposition, j'en aurais fait bientôt, vous le verriez , l'usage le plus déplorable.

Mais je suis plein de misère; des pieds à la tête je suis couvert de plaies qui exhalent une odeur repoussante. Comment alors daignerez-vous me conduire, vous la plus noble des créatures? Ah ! vous êtes la Reine de la miséricorde. Et quels seront les sujets de la miséricorde sinon les misérables? Vous êtes la Reine de la miséricorde, et je suis le plus misérable entre les pécheurs. Comment donc pourrez-vous ne pas faire arriver jusqu'à moi les effets de votre compassion ? Oui , ô Souveraine, vous êtes véritablement la Reine de miséricorde, car il n'y a personne qui, se soumettant à votre empire, n'obtienne en cette vie une miséricorde qui le sauve, quelque désespéré, quelque malheureux qu'il soit.

Lorsque j'élève mes regards vers vous , je n'y découvre que miséricorde. En effet, c'est pour les malheureux que vous avez été faite Mère de Dieu, que vous avez donné le jour à celui qui est miséricorde, et que l'office de la miséricorde a été remis entre vos mains. De toutes parts je vous vois empressée pour ceux qui sont dans la peine, de toutes parts environnée de miséricorde et uniquement désireuse d'exercer votre compassion. Vous vous êtes montrée

 

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pleine de sollicitude dans l'adoption de ces malheureux pour enfants vous avez voulu les conduire , et ainsi vous êtes appelée Reine de miséricorde. Qu'avons-nous à redouter à l'avenir? que craignons-nous? qui verra ses demandes refusées? Personne assurément, si ce n'est celui qui ne reconnaît pas sa misère, car les malheureux seulement sont soumis à votre empire, ou bien celui qui , confessant son indigence , ne se confie point en votre miséricorde. Que ceux-là donc seulement soient dans la crainte, qui se regardent comme justes ; ceux qui , présomptueux et superbes, ne vivent point sous votre domination ; et les malheureux qui ne recherchent point votre miséricorde. Pour nous, qui ne sommes que des misérables, c'est en vous que nous voulons nous consoler, avec vous que nous voulons habiter désormais, enfin c'est à vous que nous voulons nous attacher de tout notre coeur, car vous êtes notre vie.

Vous êtes vraiment la vie , vous qui avez vaincu la mort de l'orgueil , mérité' aux hommes la vie de la grâce , et donné au monde la vie de la gloire; et même , nous n'en doutons nullement , vous avez rendu à beaucoup la vie naturelle. O vie admirable, qui vous efforcez de vivifier les morts ! Par vous, ô Souveraine , l'homme est rentré en possession de ce qu'il avait perdu. O vie qui ne craignez point la mort, vie qui mettez la mort en fuite et rendez immortels ceux qui étaient soumis à son empire! O vie aimable, vie désirable, vie délectable ! O vie étrangère aux variations du temps, vie qui faites refleurir la jeunesse

 

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en ceux que le poids de l'âge a courbés ! O vie qui réduisez au néant et abhorrez la vie de la chair ! O vie qui nous nourrissez d'aliments célestes, vie assurément contraire à la vie du monde! Que celui qui veut vous avoir se plonge dans l'amertume, qu'il repousse les délices, qu'il méprise ce qui est délicat; et plus il se sera mortifié, plus il sera assuré de vous posséder. O vie qui nous fortifiez par votre puissance toute divine, c'est-à-dire par votre facilité à tout obtenir de Dieu, qui nous gouvernez avec une sagesse vraiment divine et nous sustentez avec une bonté toute céleste. Si vous êtes ma vie, pourquoi n'êtes-vous point toujours en moi , pourquoi ne pénétrez-vous pas en tout temps mon âme? Qui m'accordera de jouir toujours du bienfait d'une pareille vie?

Dulcedo! Vous êtes la douceur véritable qui chasse l'amertume du péché en nous obtenant le pardon , qui nous met en possession des douceurs de la grâce et de la vie, et nous introduit aux suaves contemplations de la patrie céleste. O douce Reine dont le souvenir seul remplit notre coeur de tendresse , dont la magnificence élève notre esprit, dont la beauté réjouit nos yeux , dont le charme infini enivre l'âme qui vous contemple! O Souveraine qui ravissez les coeurs par votre douceur ! n'avez-vous point ravi le mien? Où donc, je vous le demande, l'avez-vous placé, afin que je puisse le retrouver? Ne serait-ce pas dans votre sein que vous l'auriez caché, pour que je ne puisse le recouvrer? Ne serait-ce pas sur votre coeur que vous l'auriez fait reposer? C'est là, je n'en

 

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doute pas, car il était froid pour vous jusqu'à ce jour et vous avez voulu l'enflammer. O vous qui ravissez les coeurs, quand me rendrez-vous mon coeur? Pourquoi enlevez-vous ainsi les coeurs de ceux qui vont à vous en toute simplicité? Pourquoi faites-vous violence à vos amis? Voulez-vous donc toujours retenir mon coeur? Mais lorsque je vous parle ainsi , je vous vois me sourire avec tendresse, et aussitôt pénétré de votre douceur, je m'endors. Si , revenu à moi , je vous adresse de nouveau la même demande, alors vous me serrez dans vos bras avec une bonté ineffable; je me trouve enivré de votre amour, mon coeur disparaît à mes yeux , et je ne sais plus vous demander que le vôtre.

Mais puisque mon coeur est ainsi enivré de votre douceur, gouvernez-le uni au vôtre, conservez-le dans le sang de l'Agneau , placez-le dans le côté de votre Fils. Alors j'obtiendrai ce que je me propose , je posséderai ce que j'espère , car vous êtes notre espérance.

N'êtes-vous pas, en effet, notre reine? N'êtes-vous pas la Mère de celui qui est notre récompense, de Jésus-Christ, la félicité des justes et des bienheureux? N'est-ce pas vous qui désirez si vivement notre exaltation? N'avez-vous pas pour nous plus d'amour, ne cherchez-vous pas sans comparaison plus notre bien que jamais une mère selon la chair pourrait le faire? Si donc vous voulez nous rendre glorieux, ou plutôt parce que vous le voulez , qui pourra vous en empêcher? Qu'ils mettent leur espérance en vous, ceux

 

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qui connaissent votre nom , car vous n'abandonnez pas ceux dui vous cherchent, ô ma Souveraine. Oui, ceux qui espèrent en vous trouveront des forces toujours nouvelles ; ils prendront des ailes, ils s'élèveront dans leur vol comme l'aigle et ne se sentiront point défaillir. Ils courront et n'éprouveront aucune fatigue.

Mais qui n'espérera en vous, alors que vous venez en aide aux malheureux même en proie au désespoir? Qui n'espérera en vous , alors que par vous les prières de nos pères ont été exaucées , et les promesses qu'ils reçurent accomplies? Qu'ont pu désirer, en effet , les Patriarches et les Prophètes qu'ils n'aient obtenu par vous? Mais si les hommes des jours anciens ont vu tous leurs voeux se réaliser par vous , quelle demande vous adresserons-nous qui ne soit exaucée, nous qui avons été rachetés dans le sang de votre Fils unique? Non , je n'en doute pas : si nous nous approchons de vous , nous en recevrons tout ce que nous aurons souhaité. Qu'il espère donc en vous, celui que le désespoir saisit; qu'il recoure à vous avec confiance, celui dont le coeur est défaillant; qu'il aille jusqu'à vous, celui qui est désireux d'obtenir quelque faveur, et qu'il s'écrie : Je vous salue! Salve!

Et d'ailleurs, qui donc pourrait nous empêcher de vous saluer, puisque vous êtes notre vie , notre douceur , notre espérance? Qui pourrait nous détourner du respect que nos cœurs vous portent, puisque vous êtes notre Reine? Et qu'est-ce que renouveler nos salutations , sinon vous témoigner sans lin notre respect? Qu'est-ce que vous saluer et vous saluer

 

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encore, sinon vous demander, o Souveraine , notre salut et notre avancement dans les voies du salut ? Pourquoi vous saluons-nous et vous saluons-nous sans cesse , si ce n'est afin que vous nous gardiez d'une manière salutaire , tant intérieurement qu'extérieurement? Pourquoi vous salué-je , sinon pour vous témoigner mon respect en mon âme et en mon corps? Pourquoi vous ai-je salué , si ce n'est que je vous possédais? Pourquoi ai-je renouvelé nies salutations, sinon pour vous rendre attentive à mes voeux? Et pourquoi encore , sinon pour que ces mêmes voeux fussent bien reçus de vous et qu'ils s'accomplissent? Ou bien : nous voulons vous saluer d'abord pour vous rendre gloire; ensuite , afin de pouvoir nous réjouir, au sortir de nos misères , dans la gloire de votre Fils. Nous voulons en premier lieu obtenir la grâce par votre entremise, et après arriver par vous à la gloire.

Ad te clamamus exules filii Evæ. C'est vraiment vers vous que s'élèvent nos cris; car vous seule êtes la Mère du Seigneur, vous seule avez anéanti la perversité de toute hérésie , vous seule êtes la souveraine du royaume , vous seule présidez aux récompenses. Nos cris s'élèvent vers vous, car vous êtes la Mère de miséricorde. Vous êtes vraiment notre Mère : vous nous lavez des souillures de nos péchés, vous nous consolez lorsque nous vagissons dans le berceau , vous nous allaitez lorsque , petits enfants , nous sentons l'aiguillon de la faim , vous nous soutenez dans vos bras lorsque les forces nous abandonnent. C'est vous qui fermez véritablement nos blessures , et

 

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ramenez à la santé ceux que la maladie consumait. Non-seulement vous êtes notre Mère, mais en même temps que vous êtes la Reine des Anges, vous êtes encore la guérison des malheureux. Oui, nos cris s'élèvent vers vous , car vous n'abandonnez pas ceux qui pèchent , vous ne repoussez point ceux qui vous fuient , vous nous attirez par vos caresses , vous nous comblez et nous nous nourrissez de délices.

Ad te clamamus. Comment ne crierions-nous pas , nous transpercés de tant de blessures, couverts de tant de plaies. Les ennemis nous environnent de toutes parts : nous crions donc au milieu des angoisses, sous l'oppression de misères infinies. Nous crions dans l'anxiété de notre coeur, dans le vide de nos entrailles, dans la violence de notre douleur. On , si vous le voulez, nous crions vers vous dans l'immensité de notre amour , de peur que vous ne vous assoupissiez en présence de nos intérêts. Pourquoi vous laissez-vous aller au sommeil , ô notre Souveraine? Levez-vous et venez à notre secours. Nous crions encore afin de vous manifester notre misère , car la nécessité nous pousse à le faire ; nous crions afin d'exciter de plus en plus votre compassion. A force de crier, ma voix s'est altérée. Pourquoi donc retardez-vous plus longtemps? Pourquoi permettez-vous que nous soyons dans l'affliction? Si vous différez encore beaucoup , et que ma voix , fatiguée , finisse par s'éteindre , je deviendrai impuissant à l'élever jusqu'à vous. Hélas, malheureux ! que ferai-je , alors que vous ne pourrez ni me comprendre ni m'écouter? Que ferai-je , ô ma

 

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Souveraine , lorsque j'aurai été privé entièrement de vous , lorsque vous ne pourrez plus me sustenter de votre sein? Hâtez-vous de répondre à mes cris de peur que je ne tombe entre les mains de mon ennemi. Quand rien autre chose ne vous toucherait, ce devrait être assez pour hâter au plus vite vos pas vers nous que la vue de votre ennemi , qui ose s'emparer ainsi par surprise de vos serviteurs. Accourez et délivrez-nous, ô notre Souveraine, afin de comprimer son orgueil. Accourez de peur que vos ennemis n'étendent leur domination sur ceux que vous protégez. Accourez de peur qu'ils ne disent : Où est leur Dieu, en la clémence duquel ils se confiaient.

Ne vous étonnez pas si nous faisons retentir nos cris , car nous sommes dans une terre lointaine; la distance qui nous sépare de vous est trop grande. Nous avons dissipé l'héritage que nous avions reçu en partage. Si nous étions plus proches , nous parlerions plus doucement; mais parce que nous sommes éloignés et dans l'exil, nous élevons notre voix. Nous sommes exilés de notre patrie , exilés de la vision béatifique. Plût â Dieu que nous ne fussions pas exilés de la grâce , exilés des consolations de notre Mère ! O raton âme, pourquoi ne t'es-tu pas séparée de ton corps , plutôt que de ta Souveraine? Tu as été exaltée par Jésus-Christ , ton chef ; comment , malheureuse ! peux-tu marcher sans lui? N'est-ce pas quelque chose de monstrueux que de s'avancer ainsi?

Hélas, malheureux! pourquoi ai-je été relégué dans un exil aussi lointain? Quand verrai-je le Seigneur

 

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mon Dieu? Quand pourrai-je au moins contempler ma Souveraine? Je ne doute pas que , si nous crions vers vous du fond du coeur comme des exilés, nous ne finissions par vous posséder, par posséder pleinement votre Fils. Pourquoi donc voulons-nous goûter ici le repos? Pourquoi ne soupirons-nous pas après notre patrie? Pourquoi ne brûlons-nous pas du désir d'embrasser notre Mère ? Pourquoi ne considérons-nous pas qu'elle a fixé sa demeure avec son Fils? O ma Souveraine, tant que nous serons ici-bas, faites-nous sentir notre exil, de peur que, pleins de confiance , comme si déjà nous étions dans la patrie, nous ne cessions de vous chercher, de chercher votre Fils. Mais faites-nous le sentir en notre corps , et que notre âme habite en tout temps avec vous dans la patrie.

Filii Evae. Nous sommes véritablement les enfants d'Eve, car nous sommes pleins d'orgueil et de présomption. Nous sommes les enfants d'Eve, car tous sommes ambitieux et désireux de savoir; et plaise à Dieu que nous ne le soyons d'aucune autre chose ! Nous sommes gourmands, charnels, désobéissants; en un mot, nous suivons Eve en tout, prompts à nous porter au mal et indolents pour le bien. S'il arrive que nous produisions quelque fils de bonnes oeuvres, c'est dans la tristesse de notre coeur et dans la douleur que nous lui donnons la vie, tandis que c'est dans la joie que nous enfantons le mal. Ce n'est pas assez du mal que nous pouvons commettre pour nous-mêmes; il faut que, comme Adam et Eve, nous en fassions

 

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rejaillir la souillure jusque sur les autres. Et comme Eve prétextait des excuses, ainsi nous nous excusons de nos défauts, ou au moins, si nous le pouvons, nous les rejetons sur les autres. Nous avons en dégoût de nous nourrir de l'arbre de vie et de considérer le Seigneur sur la croix, et nous portons nos mains vers le fruit défendu. Nous nous inquiétons peu de jouir, par la contemplation , des délices du paradis, et nous aimons mieux habiter dans la boue de nos péchés. Nous regardons comme plus agréable de nous occuper d'un travail pénible et humiliant, d'acquérir de vils objets à la sueur de notre front, que de nous rassasier du Seigneur de la gloire. O notre Reine, si vous ne nous aviez secourus , peut-être déjà serions-nous tombés jusque dans les profondeurs de l'enfer. Car il n'y a rien qui puisse nous excuser d'avoir imité Eve en tout, plutôt que de vous avoir suivie.

C'est pourquoi nous soupirons vers vous. Nous soupirons à cause de l'absence d'une si bonne mère, et nous brûlons du désir d'aller à vous; nous soupirons comme des enfants soupirent après la mamelle ; nous soupirons de désir, nous soupirons d’amour. Il n'y a que votre amour, dont nous sommes enivrés intérieurement, qui nous force à soupirer vers vous ô notre Reine! Et qui ne vous aimerait pas, ô Réparatrice de toutes choses, fournaise d'amour, vous qui êtes plus belle que le soleil , plus douce que le miel , vous le trésor de bonté, le miroir de pureté, l'exemple de toute sainteté? Vous êtes un objet d’amour pour tous , affable envers tous, délectable à tous. Vous

 

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êtes le siège de la sagesse, le fleuve de la clémence, le rayon de la Divinité à la chaleur duquel nul ne peut se cacher. Qui donc ne soupirera vers vous? Nous soupirons d'amour et de douleur, car les angoisses nous pressent de toutes parts. Comment donc ne pas élever nos soupirs jusqu'à vous? Vous êtes la consolation des malheureux , le refuge des exilés, la délivrance des captifs, la guérison des malades, la mère des petits enfants, l'épouse des adultes, la reine des combattants, la souveraine de tous les hommes, même de vos ennemis, et il n'est personne qui puisse s'opposer à votre volonté.

Ainsi plongés dans l'affliction, environnés de misères, nous soupirons vers une si glorieuse Souveraine, nous gémissons et nous pleurons dans cette vallée de larmes. Et vous, ô notre Souveraine, ne voyez-vous pas de quelle profonde amertume nous sommes remplis? Nous gémissons au fond de nos coeurs , et couchés sur cette terre de deuil nous l'arrosons de nos larmes. Nous gémissons sous le poids de nos offenses, nous pleurons sous le fardeau écrasant de nos chagrins, et des misères sans nombre nous accablent dans cette demeure terrestre. Nous gémissons de la violence de nos blessures, nous pleurons de nous voir dépouillés, et nous manquons de tout dans ce séjour de désolation. Nous gémissons de ce que le Soleil de justice est caché à nos yeux , nous pleurons de servir nos ennemis, et nous implorons votre secours dans ce lieu d'amertume. C'est là véritablement la vallée de larmes vers laquelle s'écoule tout ce qu'il y a de déplorable,

 

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s'élance tout ce qu'il y a de funeste, se précipite tout ce qu'il y a de lamentable. Vers cette vallée se sont portés les démons de l'enfer, le péché de nos premiers parents, les misères de ceux qui nous ont précédés. Que dirai-je de plus? Mes forces seraient insuffisantes, mon esprit impuissant à énumérer tout ce que cette vallée renferme d'affreux.

Eia ergo, advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte. O clémence vraiment digne de louanges de notre Créateur, d'avoir daigné accorder à ceux qu'une telle affliction environne un si noble et si admirable secours ! O bénignité vraiment surprenante de notre Dieu, d'avoir voulu, ô Souveraine, vous donner pour avocate à des coupables, afin que, placée par votre Fils entre notre Juge et nous, vous puissiez obtenir tout ce que vous voudrez en notre faveur ! Nul doute que notre péché n'eût fait condamner, justement ceux que la protection de votre tendresse va sauver. O miséricorde admirable de Dieu envers nous! Sa sentence nous eût forcés de fuir loin de lui , et ainsi il ne s'est pas contenté de nous donner pour juge, en se communiquant à nous, un Dieu-Homme, Jésus-Christ par qui doit être promulguée cette sentence , mais il a encore constitué pour être notre avocate celle qui est l'expression la plus intime de sa miséricorde, la Mère de Jésus, la Souveraine de la grâce. Aussi, ô Marie, il n'y a plus lieu de douter que vous ne preniez en pitié les misérables, que vous ne fassiez incliner le Juge en laveur de vos protégés, et que, sollicitée par vous, la gloire ne

 

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devienne notre partage. Je sais bien qu'après la sentence il n'y a pas d'appel à un juge plus élevé ; car si notre juge est homme et en même temps votre Fils, il est également notre Dieu et le Fils de Dieu le Père. Mais je ne vois pas comment il peut vous refuser quelque chose, celui qui veut par vous nous rendre possesseurs de la céleste patrie. C'est là ce que notre Dieu désire, ce que ses voeux appellent avec ardeur, c'est pour cela qu'il vous a établie notre avocate, vous qui êtes sa Mère. Il ne reste donc plus qu'une chose : c'est de tourner vers nous les regards empressés de votre miséricorde.

Eia ergo, advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte. Si vous voulez considérer nos misères, votre compassion, j'en suis assuré, ne pourra à l'avenir tolérer aucun retard dans l'exercice de votre charge. Ils sont admirables, ils sont pleins d'amabilité, les rayons qui s'échappent de vos yeux; c'est par eux que vous nous attirez à votre amour et que, pour accomplir entièrement notre salut, vous arrachez les yeux empoisonnés du basilic. O malheureuse Eve, pourquoi n'offrez-vous point aux yeux de la Vierge vos yeux souillés par le venin , si vous désirez obtenir une guérison parfaite? La clarté de ses yeux chasse les ombres ; elle met en fuite l'armée des démons ; elle purge l'âme de ses vices; elle enflamme les coeurs les plus glacés et les entraîne vers ce qui est céleste. O Souveraine , combien est heureux l'homme sur qui vos regards sont abaissés! Veuillez donc les tourner vers nous.

 

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Et Jesum, benedictum fructum ventris tui, nobis post hoc exilium ostende. O sein admirable, qui a pu contenir le Créateur de toutes choses ! O sein digne de louanges, qui a mérité de recevoir notre Rédempteur! O sein désirable, qui a produit le désiré des âmes, le fleuve des grâces, la récompense de la gloire! O sein qui n'est pas un sein ordinaire, mais le ciel empyrée ! Dans ce sein a été enfermé le prix de ceux qui étaient perdus, la félicité des bienheureux , le Dieu des anges. O heureux sein, heureuses entrailles, heureuses mamelles! O notre Souveraine! O source de tendresse , votre sein est un sanctuaire de sainteté, un fleuve de charité. O heureux sein qui avez enfanté le Soleil , réparé le monde, recouvré la patrie ! Oh ! combien il est précieux, ce sein qui a apporté la guérison aux malades, la vie aux morts et la félicité aux justes ! O sein d'ivoire, siégé de la sagesse! O sein auquel l'art a prodigué ses dons, vrai trône de la gloire ! O sein plein d'amabilité, douceur de l'âme ! En votre fruit , ô Reine, se trouve le ravissement de l'esprit, l'ivresse du coeur, l'allégresse des pécheurs; c'est là véritablement le fruit bien-heureux dès le moment de son apparition; c'est là ce Jésus, le Fils du Dieu vivant, ce Sauveur notre Dieu. Ce Jésus , fruit béni de votre sein, montrez-nous-le, après cet exil, tout plein de bénignité, afin qu'en le voyant, nous le possédions, et qu'en le possédant , nous jouissions de lui.

O clemens !  o pia ! o dulcis virgo Maria! O Vierge! vous êtes clémente envers ceux qui sont pauvres,

 

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tendre pour ceux qui vous prient , douce pour ceux qui vous aiment. O Vierge clémente envers ceux qui se repentent, tendre pour ceux qui s'avancent dans le bien, douce à ceux qui vous contemplent ! O Vierge clémente dans votre sollicitude , tendre dans vos libéralités , douce dans le don que vous faites de vous-même. O Vierge clémente par vos consolations, tendre par vos caresses, douce dans vos embrassements ! O Vierge clémente en vos opérations, tendre en votre amour, douce en vos entretiens. O Vierge clémente dans vos pensées, tendre dans vos regards, douce dans l'étreinte de vos bras, douce dans l'amour que vous portez aux justes! O Vierge clémente envers ceux qui vous sont soumis , tendre envers ceux qui se sont corrigés de leurs fautes, douce pour ceux que vous aimez! O clémente, ô tendre, ô douce Marie ! Ainsi soit-il.

 

CHAPITRE XX. De l'état des bienheureux dans la Jérusalem céleste.

 

Pour vous aider à contempler le repos des bien-heureux , je vous dirai , en balbutiant , quelque chose de la céleste Jérusalem. C'est un lieu élevé entre tous, plein de splendeur, d'immensité et de stabilité. La société qui l'habite est brillante de noblesse , d'éclat, de bénignité, de pureté ; elle dure toujours,

 

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jamais elle ne cessera , jamais elle ne se séparera. Là nous posséderons le Seigneur de toute puissance, de toute grandeur, de toute justice, de toute libéralité. Là nous aurons un frère dont l'origine est la plus glorieuse, les richesses infinies, la charité admirable, la tendresse ineffable ; un frère tout-à-fait semblable à nous, d'une amabilité sans bornes, plein de sagesse et de bonté; un époux d'une beauté inénarrable, d'une suavité vraiment indicible, d'un amour incommensurable.

De notre part il y aura une vue sans nuage, une possession assurée , une charité consommée , une louange continuelle, un respect profond, une admiration sans bornes , une allégresse toute sainte et un dévouement sans réserve; dans le corps, il y aura la clarté, l'agilité, la subtilité, l'impassibilité. La réunion de tout ce que nous venons d'énoncer produira une jouissance parfaite , une satiété entière , une sobriété sans écart, une volupté toute pure, une effusion du coeur, un embrassement d'ivresse, une transformation intime , un repos total. De là naîtra toute allégresse , toute suavité, toute sécurité, toute liberté ; car nous serons libres de toute injure, de toute violence, de toute faute, de toute misère. Et ainsi Dieu essuiera toutes les larmes des yeux de ses saints; il n'y aura plus dans l'avenir ni mort, ni tristesse, ni cri, ni douleur; car ce premier état de choses est passé, comme l'atteste la Vérité dans l'Apocalypse.

Heureuses larmes que la main du Créateur essuiera ! Aussi la Vérité dit-elle encore par Isaïe : Vous serez

 

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comme des enfants qu'on porte à la mamelle et qu'on caresse sur ses genoux. De même qu'une mère caresse son petit enfant, ainsi je vous consolerai et vous trouverez la paix dans Jérusalem (1). Et comme nous nous réjouissons du bien des autres à raison de l'amour que nous leur portons, et que là nous aimerons véritablement nos frères comme nous-mêmes et Dieu d'une manière parfaite plus que nous-mêmes , notre joie se multipliera selon le nombre inestimable des anges et des saints, dont le bonheur nous rendra heureux comme celui que nous goûterons en nous-mêmes. Nous nous réjouirons sans comparaison plus de l'immensité de puissance, de sagesse et de bonté qui est en Dieu, que de notre félicité. Et parce que cette immensité surpasse tout ce qu'on pourrait imaginer, nous serons absorbés de bonheur en la félicité divine, nous entrerons dans la joie du Seigneur intérieurement et extérieurement , nous serons pénétrés et environnés d'une allégresse inénarrable.

Il n'est pas étonnant qu'il en soit ainsi , car Dieu nous aime sans comparaison plus que nous ne nous aimons nous-mêmes; et ainsi il nous donnera incomparablement plus de bonheur et de contentement que nous ne saurions ou que nous ne pourrions lui en demander et en désirer. Nous abonderons, nous surabonderons de joie , parce que nous aimerons et nous serons aimés, parce que l'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, le coeur de l'homme n'a point compris ce que vous avez préparé, mon Dieu , à ceux

 

1 Is., 66.

 

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qui vous aiment. Et non-seulement le coeur de l'homme qui est sur cette terre, n'a point compris, mais encore ni le coeur de celui qui est dans le ciel, ni l'esprit d'aucun ange ne peuvent ni ne pourront comprendre ce bien infini, ce bonheur qui nous a été préparé et qui nous est offert. Nous entrerons donc dans la joie de notre Maître. Je me réjouirai donc sans cesse et je serai plein de joie en mon Seigneur, et je lui rendrai grâces de ses immenses bienfaits. Mes lèvres tressailleront de joie lorsque je chanterai ses louanges, et aussi mon âme qu'il a rachetée si glorieusement au prix de lui-même. Loue donc ton Seigneur, ô Jérusalem; loue ton Dieu, ô Sion. Que les cieux, la terre, les mers et tout ce qui existe célèbrent ses louanges. Dès maintenant chantons l'alleluia sur toutes les places de Jérusalem. Loue donc le Seigneur, ô mon âme! Oui, je louerai mou Dieu durant ma vie, et je désiré que toute créature le loue avec moi. Ainsi soit-il.

 

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