LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS.
LÉGENDE DE SAINT FRANÇOIS.
PROLOGUE.
CHAPITRE PREMIER. Vie de François dans le siècle.
CHAPITRE II. François se convertit parfaitement à
Dieu et répare trois églises.
CHAPITRE III. De l'institution de l'ordre des Frères
mineurs, et de l'approbation de la règle.
CHAPITRE IV. Progrès de l'ordre sous la direction de
François et confirmation de sa règle déjà approuvée.
CHAPITRE V. De l'austérité de la vie du saint, et
comment les créatures lui étaient un sujet de consolation.
CHAPITRE VI. De l'humilité et de l'obéissance de
François, et de la condescendance du Ciel à ses moindres désirs.
CHAPITRE VII. De l'amour de François pour la
pauvreté, et de la manière admirable avec laquelle il subvenait aux besoins
des autres.
CHAPITRE VIII. De la tendre piété de François, et
comment les êtres privés de raison semblaient entraînés à l'aimer.
CHAPITRE IX. Ardeur de la charité de François, et de
son désir du martyre.
CHAPITRE X. De l'application de François à la prière,
et de la sublimité de son oraison.
CHAPITRE XI. De l'intelligence des saintes Ecritures
et de l'esprit de prophétie chez François.
CHAPITRE XII. De l'efficacité de la prédication et du
don des miracles chez François.
CHAPITRE XIII. Des stigmates sacrés.
CHAPITRE XIV. De la patience de François dans les
souffrances, et de sa mort.
CHAPITRE XV. De la canonisation de François, et de la
translation de son corps.
La grâce de Dieu, notre
Sauveur, s'est manifestée de nos jours en son sers heur
François aux regards de tous les hommes
vraiment humbles et amis de la sainte pauvreté, qui, vénérant la miséricorde
surabondante du Seigneur en lui, ont appris, à son exemple, à rejeter du fond
du coeur toute impiété et tout désir terrestre, à vivre conformément à
Jésus-Christ et soupirer avec une ardeur sans cesse re-naissante après
l'espérance bienheureuse. En effet, le Dieu suprême a abaissé ses yeux sur cet
homme véritablement pauvre et pénitent avec une telle effusion de bénignité
que, non-seulement il a tiré sa bassesse de la poussière d'une vie toute
mondaine, mais encore qu'il a fait de lui un maître, un chef et un
prédicateur de la perfection évangélique; qu'il l'a donné comme un flambeau
brillant aux chrétiens pour rendre témoignage de la lumière et préparer au
Seigneur une voie lumineuse et pacifique jusqu'aux coeurs des fidèles. Il a
brillé comme l'étoile du matin au milieu de la muée, par la vive splendeur de
sa vie et de sa doctrine ; il a dirigé vers la lumière, par sa clarté
resplendissante, ceux qui étaient assis dans les ténèbres et à l'ombre de la
mort; et comme l'arc glorieux qui déploie son éclat au sein des nuages
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pour être le signe de l'alliance du Seigneur, il a
annoncé aux hommes l'évangile de la paix et du salut, et il a été lui-même un
ange de la paix véritable. Il fut choisi de Dieu, comme le précurseur, pour
lui préparer la voie dans le désert d'une pauvreté parfaite et annoncer la
pénitence par ses exemples et ses paroles. Prévenu d'abord des dons de la
grâce céleste, orné ensuite des mérites d'une vertu invincible, rempli de
l'esprit prophétique, chargé d'un ministère tout angélique, embrasé de
l'ardeur dévorante des séraphins, élevé au-dessus de la terre sur un char
enflammé comme un homme tout divin, ainsi que nous le montre pleinement le
cours entier de sa vie, il nous semble évident qu'il est venu au milieu de
nous avec l'esprit et la vertu d'Elie. Nous pouvons donc sans témérité le
regarder comme prédit par la prophétie de Jean l'Evangéliste, cet autre ami de
l'Epoux et son apôtre, dans cette similitude d'un ange qui monte du côté de
l'Orient, portant avec soi le signe du Dieu vivant. Je vis, dit-il,
à l'ouverture du sixième sceau, un ange s'élever de l'Orient et ayant dans sa
main le signe du Dieu vivant (1).
François nous apparaîtra en effet un vrai
serviteur de Dieu, son envoyé, l'ami de Jésus, un modèle digne d'être imité
et un objet d’admiration pour le monde, si nous voulons considérer en lui ce
comble de sainteté glorieuse qui l'a montré au milieu des hommes un imitateur
parfait de la pureté des anges, et l'a rendu digne d'être l'exemple des
disciples les
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plus parfaits du Sauveur. Et ce sentiment pieux et
sincère de notre coeur n'est pas appuyé seulement sur le ministère dont
François fut honoré, d'appeler les hommes à
pleurer et à gémir, à se raser la tête et à se ceindre d'une corde, à marquer
du signe de la pénitence et de la croix le front de ceux qui versent des
larmes et s'attristent sur les iniquités du monde, et à les revêtir d’un habit
conforme à la croix; mais ce qui le rend pour nous une vérité incontestable,
c'est le sceau de ressemblance avec le Dieu vivant, avec Jésus crucifié, sceau imprimé dans le corps de son serviteur non par un effet de la nature ou
de l'art, mais par la puissance admirable de l'Esprit du Seigneur.
Je me sens incapable et
indigne d'écrire la vie d'un homme aussi vénérable, cette vie si propre à
servir de modèle à tous, et jamais je n'aurais tenté un pareil travail si le
désir ardent de mes frères ne m'y eût excité, si les instances unanimes du
chapitre général de notre ordre ne me l'eussent comme imposé, et si la
dévotion particulière que je dois à notre bienheureux Père ne m'en eût fait un
devoir. En effet, dans mon enfance j'ai été, par ses prières et ses mérites, arraché aux étreintes de la mort, comme je l'ai appris il n'y a pas
longtemps; et si je refusais de célébrer ses louanges, je craindrais d'être
accusé du crime d'ingratitude. C'est là le motif principal qui me fait
entreprendre cet ouvrage. Je me sais redevable de la vie du corps et de l'âme
à son intercession; j'ai fait par moi-même l'expérience de sa puissance auprès
de Dieu ; j'ai donc résolu de recueillir,
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du moins en partie, sinon d'une manière parfaite, ce qui
est impossible, les vertus, les actes, les paroles de sa vie, comme autant
de précieuses reliques éparses ça et là et à la veille de tomber dans l'oubli,
de peur que, les compagnons de ce grand serviteur de Dieu venant à mourir, elles ne périssent entièrement. Afin de connaître plus clairement et d'une
manière plus assurée la vérité des faits que je me chargeais de transmettre à
la postérité, j'ai visité les lieux où notre saint est né, où il a vécu, oit il est mort; je me suis entretenir soigneusement de ce qui le concernait
avec ses disciples encore vivants, et surtout avec plusieurs qui furent des
témoins plus intimes et des imitateurs plus empressés de sa sainteté, hommes
vraiment dignes de foi et par leur propre connaissance des choses et par leur
vertu éprouvée. Mais en écrivant ainsi les merveilles que Dieu a daigné
accomplir par son serviteur, j'ai cru devoir laisser de côté les vains
ornements du style, car le lecteur trouve plus à nourrir sa dévotion dans un
langage simple que dans un discours magnifique. Je n'ai pas non plus toujours
suivi l'ordre du temps dans mon récit; mais, pour éviter la confusion, je me
suis appliqué surtout à établir entre les faits une liaison naturelle et
facile, selon que les choses accomplies à une même époque ou à des époques
diverses me semblaient convenir à un même sujet ou à des sujets différents.
Enfin j'ai renfermé le commencement, la suite et la fin de cette vie en quinze
chapitres dont voici les titres :
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Le premier traite de la vie de
notre saint dans le siècle.
Le second, de sa conversion
parfaite à Dieu et de la réparation qu'il fit de trois églises.
Le troisième, de l'institution
de son ordre et de l'approbation de sa règle.
Le quatrième, des progrès de
son ordre sous sa direction, et de la confirmation de sa règle déjà
approuvée.
Le cinquième, de l'austérité
de sa vie et des consolations que les créatures de Dieu lui offraient.
Le sixième, de son humilité,
de son obéissance, et de la manière dont Dieu condescendait à ses moindres
désirs.
Le septième, de son amour
pour la pauvreté et de la manière dont il subvenait aux besoins du prochain.
Le huitième, de sa tendre
piété et de la manière dont les créatures privées de raison semblaient le
connaître.
Le neuvième, de l'ardeur de sa
charité et de son désir du martyre.
Le dixième, de son application
à la prière et de la sublimité de son oraison.
Le onzième, de son
intelligence des Ecritures et de son esprit de prophétie.
Le douzième, de l'efficacité
de ses prédications et du don qu'il avait de guérir les malades.
Le treizième, des stigmates
sacrés.
Le quatorzième, de ses
souffrances et de sa mort.
Le quinzième, de sa
canonisation et de la translation de son corps.
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Il y avait dans la ville
d'Assise un homme appelé
François, dont la mémoire est en
bénédiction. Car Dieu, l'ayant prévenu avec tendresse de ses dons pleins de
douceur, l'arracha miséricordieusement aux dangers de la vie présente et le
combla avec abondance des bienfaits de la grâce céleste. Dès sa plus tendre
jeunesse il fut nourri dans la frivolité, au mi-lieu des enfants des hommes,
et livré, après une légère teinture des lettres, aux soins absorbants du
commerce; mais assisté du secours d’en haut, il ne suivit point les
entraînements de la chair, malgré les exemples de compagnons adonnés aux
désordres, malgré son ardeur pour les plaisirs. Il ne plaça son espoir ni
dans l'argent, ni dans les trésors de la terre, quoiqu'il vécût au milieu
d'hommes avides et que lui-même s'appliquât à réussir dans son négoce. Le
Seigneur avait mis dans l'âme du jeune
François un sentiment de compassion qui le
rendait libéral envers les pauvres, et ce sentiment, croissant de jour en
jour, avait rempli son coeur d'une bonté si tendre que, fidèle observateur de
l'Evangile, il s'était proposé de ne jamais refuser l'aumône à personne et
surtout à celui qui la lui demanderait pour l'amour du Seigneur. Une fois
pourtant, tout entier
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appliqué aux affaires de son commerce, il renvoya contre
sa coutume, sans rien lui donner, un pauvre qui le priait de la sorte ; mais,
rentrant aussitôt en lui-même, il courut après cet homme, lui fit une aumône
abondante, et promit à Dieu de ne plus jamais à l'avenir, autant qu'il le
pourrait, laisser s'en aller les mains vides quiconque lui aurait demandé pour
son amour. Il demeura jusqu'à la mort fidèle à cet engagement avec une charité
infatigable, et par là il mérita de croître admirablement dans l'amour et la
grâce du Seigneur. Il disait aussi plus tard, après s'être revêtu parfaitement
de Jésus-Christ, qu'étant dans le siècle il n'avait jamais entendu parler du
divin amour sans sentir son coeur entièrement ébranlé. Or, cette douceur
pleine de mansuétude, cette amabilité, cette patience, cette affabilité
extraordinaire, cette munificence sans mesure et au-delà de ses ressources,
toutes ces qualités dont l'excellent jeune homme paraissait orné étaient comme
autant d'indices que, dans la suite, les bénédictions du ciel se répandraient
sur lui avec plus d'abondance.
Plusieurs fois un habitant
d'Assise, bouline sans savoir, mais éclairé de Dieu, comme on le croit, ayant
rencontré
François, se découvrit de son manteau et
l'étendit sous les pieds du serviteur de Dieu en s'écriant qu'il était digne
de toutes sortes de respects, que bientôt il accomplirait de grandes choses
qui lui mériteraient la vénération de tous les chrétiens.
François ignorait alors-les desseins du Ciel
sur lui ; car livré tout entier au soin des affaires par l'ordre de son
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père, entraîné vers da terre par l'inclination de notre
nature corrompue, il n'avait point appris à contempler encore les choses
célestes, et il n'était point accoutumé à goûter les joies divines. Mais
comme l'affliction donne l'intelligence à notre âme, le Seigneur étendit sa
main sur lui, et sa droite se fit sentir par de longues infirmités dont elle
affligea le corps de son serviteur afin de rendre son âme capable de recevoir
l'onction de l'Esprit-Saint.
Lorsque, revenu à la santé, il
se disposait à s'habiller comme à l'ordinaire d'une manière digne de son rang, un cavalier d'un extérieur imposant, mais pauvre et mal vêtu, se présenta
devant lui.
François, touché d'une compassion profonde
pour sa misère, se dépouilla aussitôt de ses vêtements et l'en couvrit,
remplissant ainsi dans un seul acte deux devoirs de la charité, car il
épargna la confusion à la fierté du soldat et soulagea la misère du pauvre.
Mais la nuit suivante, tandis qu'il dormait, la divine Bonté lui montra un
palais immense et magnifique, tout plein d'armes et marqué du signe sacré de
la croix, afin de lui faire comprendre que la miséricorde dont il avait usé
envers ce pauvre pour l'amour du Roi suprême, recevrait une récompense
incomparable. Ayant demandé à qui étaient destinées ces armes, il lui fut
répondu d'en haut que c'était à lui et aux siens.
Le matin donc, comme son
esprit n'était point encore exercé à pénétrer les secrets divins, et ne savait
point s'élever de la vue des images sensibles à la vérité
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des choses invisibles, il concluait que cette vision
inattendue était pour lui l'annonce d'une grande prospérité. Ignorant encore
les desseins du ciel, il résolut d'aller dans la Pouille s'engager au service
d'un seigneur puissant, dans l'espérance d'arriver par là aux honneurs
militaires qu'il se croyait promis. Peu de jours après il se mit en route et
déjà il était arrivé à la ville la plus prochaine, lorsque durant la nuit il
entendit Dieu lui-même lui dire dans un langage plein d'amour : «
François, qui peut faire plus pour vous du
maître ou du serviteur, du riche ou du pauvre? » — « C'est le seigneur et le
riche, » répond
François. — Mais alors pourquoi laissez-vous
le seigneur pour le serviteur, le Dieu souverainement riche pour l'homme, qui
n'est que pauvreté? » — « Seigneur, s'écrie
François, que voulez-vous que je fasse? » —
« Retournez en votre pays. La vision dont vous avez été favorisé présage des
choses spirituelles et dont l'accomplissement ne peut avoir lieu par des
efforts humains, mais par l'intervention du Ciel. » Le lendemain, heureux et
tranquille, il se hâte de revenir à Assise, et se montrant déjà un modèle
d'obéissance, il y attendit la volonté du Seigneur.
Dès ce moment il commença à se
soustraire aux agitations tumultueuses du commerce, et il supplia avec ardeur
la divine Miséricorde de daigner lui montrer ce qu'il devait faire. Déjà
1'usage fréquent de la prière avait accru en lui à un degré élevé le désir
enflammé des biens célestes; l'amour de la patrie
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bienheureuse lui faisait mépriser et regarder comme un
néant les choses de la terre ; et comme un marchand vraiment sage, il pensait
à acquérir au prix de tout le reste la perle offerte à ses regards. Mais il ne
savait encore de quelle manière y arriver; seulement le Seigneur suggérait à
son esprit que ce trafic spirituel a son principe dans le mépris du monde, et
que les combats de Jésus-Christ commencent par la victoire sur soi-même.
Or, un jour qu'il traversait à
cheval la plaine qui environne Assise, il rencontra un lépreux dont la vue
inopinée le remplit d'horreur; mais se rappelant aussitôt les desseins de
perfection qu'il avait formés en son âme, se souvenant qu'il devait d'abord se
vaincre lui-même s'il voulait devenir soldat de Jésus, il niet pied à terre
et se hâte d'aller embrasser le lépreux ; et ainsi cet homme qui semblait ne
tendre la main que pour avoir l'aumône, la reçut accompagnée d'un baiser.
François remonta à cheval aussitôt ; mais
quoiqu'il portât ses regards de part et d'autre et que la plaine fût immense,
il ne vit plus de lépreux. Plein d'admiration et de joie il se mit à chanter
pieusement les louanges du Seigneur et se proposa de s'élever sans cesse à une
perfection plus sublime. Il cherchait donc les lieux les plus solitaires et
les plus propres à la douleur, afin de se répandre sans interruption en
gémissements inénarrables; et enfin il mérita, après de vives et longues
prières, d'être exaucé du Seigneur.
En effet, un jour que, séparé
ainsi de tout, il se
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livrait à l'oraison et que l'excès de sa ferveur l'avait
absorbé tout entier eu Dieu, Jésus-Christ lui apparut attaché à la croix. A
cette vue l'âme de
François se fondit, et le souvenir de la
Passion du Sauveur s'imprima si profondément en son coeur qu'à dater de ce
moment c'est à peine s'il pouvait retenir ses larmes et s'empêcher de
sangloter toutes les fois qu'il pensait au crucifiement, comme il le rapporta
lui même à ses disciples peu de temps avant sa mort. L'homme de Dieu comprit
que, par cette vision, le Seigneur lui adressait ces paroles de l'Evangile :
Si vous voulez
venir après moi, renoncez-vous vous-même, portez votre
croix et suivez-moi (1). Et dès lors il se revêtit de l'esprit de pauvreté,
des sentiments de l'humilité et de la vive ardeur d'une piété sincère.
Auparavant il avait en profonde horreur la société des lépreux; il ne pouvait
les regarder même de loin; mais aujourd'hui se souvenant de Jésus crucifié,
qui, selon la parole du Prophète (2), s'est montré comme un lépreux digne de
tout opprobre, désireux de se couvrir entièrement de mépris lui-même, il rend
avec amour aux lépreux tous les services d'une humilité sincère et d'une
tendre charité. Il les visite fréquemment dans leurs propres demeures, leur
fait généreusement l'aumône, les embrasse avec une compassion profonde et leur
baise les mains. Non content de donner aux pauvres mendiants ce qu'il
possédait, il désirait se donner lui-même. Tantôt il se dépouillait de ses
vêtements pour les en couvrir, tantôt il les décousait et
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les déchirait pour leur en offrir une portion, lorsqu'il
n'avait rien autre chose sous la main. Il avait également pour les prêtres
pauvres le respect le plus sincère, et il leur venait pieusement en aide,
surtout en ce qui concernait l'ornement des autels, voulant ainsi participer
au culte du Seigneur et suppléer à l'indigence de ses ministres. Lors de la
visite qu'il fit au tombeau de saint Pierre avec une vive dévotion, ayant vu
une multitude de pauvres devant l'église, poussé par l'ardeur de sa piété et
entraîné par son amour de la pauvreté, il donna ses vêtements au plus
misérable d'entre eux, prit pour lui ses haillons, et passa tout ce jour en
leur compagnie avec une incroyable allégresse d'esprit. C'est ainsi qu'il
méprisait la gloire mondaine et s'efforçait d'arriver par degrés à la
perfection évangélique. Il s'appliquait en même temps avec un soin non moins
grand à mortifier sa chair, afin de porter extérieurement en son corps la
croix qu'il avait placée intérieurement en son coeur. Or, l'homme de Dieu
agissait de la sorte alors qu'il vivait au milieu du siècle et avant de s'être
séparé entièrement du monde.
CHAPITRE II.
François
se convertit parfaitement à Dieu et répare trois églises.
Le serviteur du Très-Haut
n'avait en sa conduite d'autre directeur que Jésus-Christ. La divine
Miséricorde
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vint donc le visiter de nouveau par la douceur de sa
grâce. Un jour étant sorti dans la campagne pour méditer, il se promenait
auprès de l'église de Saint-Damien, qui tombait de vétusté. Poussé par l'Esprit-Saint,
il y entra, et prosterné devant l'image de Jésus crucifié, il fut rempli
durant sa prière d'une consolation extraordinaire. Tandis que, les yeux
baignés de larmes, il contemplait la croix du Seigneur, une voix partie de la
croix elle-même vint frapper ses oreilles et lui dit par trois fois : «
François, allez et réparez ma maison, car
elle tombe en ruine, comme vous le voyez. »
François était seul dans l'église : étonné et
effrayé d'entendre cette voix miraculeuse, il comprend que c'est Dieu qui lui
parle, et son esprit est ravi en extase par la vertu de cette parole divine.
Enfin revenu à lui-même il se prépare à obéir sans retard et à réparer autant
qu'il le pourra l'église de Saint-Damien selon le commandement qu'il en avait
reçu, bien que l'intention principale de la voix se rapportât à cette Eglise
que Jésus-Christ a acquise au prix de son sang, comme l'Esprit-Saint le lui
manifesta dans la suite et comme lui-même le fit connaître à ses disciples. Il
se lève donc après s'être muni du signe de la croix, va prendre quelques
pièces d'étoffe et s'empresse d'aller les vendre à Foligni. En ayant touché le
prix, il s'en revient plein de joie, sans ramener le cheval dont il s'était
servi. De re-tour à Assise il entre avec révérence dans l'église qu'il avait
reçu l'ordre de réparer, et trouvant le prêtre, qui était fort pauvre, il
le salue respectueusement,
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lui offre l'argent de ses marchandises tant pour les
réparations de son église que pour les besoins des indigents, et le prie
humblement de vouloir bien lui permettre de demeurer quelque temps avec lui.
Le prêtre acquiesça à sa demande ; mais il refusa l'argent par crainte de sa
famille. Alors plein d'un vrai mépris pour cet argent,
François le jeta sur une fenêtre et ne le
considéra que comme une vile poussière.
Cependant son séjour chez le
prêtre dont nous avons parlé se prolongeait. Aussitôt que son père en fut
instruit, il y courut outré de fureur. Mais
François connaissait déjà ses menaces ; il
pressentait son arrivée; comme il était encore novice dans les combats du
Seigneur, voulant donner à sa colère le temps de se calmer, il se cacha dans
une caverne obscure. Là, durant plusieurs jours il supplia le Seigneur avec
des larmes abondantes de vouloir bien le délivrer des mains de ceux qui
étaient à la poursuite de son âme, et de lui donner, dans sa bonté
miséricordieuse, d'accomplir les pieux desseins qu'il lui avait inspirés.
Alors pénétré d'une joie extrême, il commença à se reprocher à lui-même sa
pusillanimité, et abandonnant la caverne, il s'avança sans crainte vers la
ville d'Assise. Quand ses concitoyens le virent avec un visage défait et
abattu, et tenant un langage tout nouveau, ils crurent qu'il avait perdu
l'esprit; ils lui jetèrent de la boue et des pierres, et le poursuivirent de
leurs insultes comme un fou et un insensé. Mais le serviteur de Dieu, sans se
laisser abattre ni même
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ébranler par les injures, s'avançait comme s'il eût été
insensible. Son père, entendant tout ce bruit, accourut aussitôt, non pour le
délivrer, mais pour le maltraiter sans pitié, car après l'avoir traîné avec
violence en sa maison, il l'accabla de reproches, ensuite de coups, et il le
chargea de chaînes. Mais les peines fortifiaient son courage et le rendaient
plus prompt à accomplir ce qu'il avait commencé pour la gloire du Seigneur. Il
se souvenait de ces paroles de l'Évangile : Bienheureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice, car le royaume des cieux leur appartient
(1).
Cependant le père s'en alla en
voyage bientôt après, et la Mère, qui n'approuvait point une telle rigueur, désespérant de vaincre l'inflexible courage de son fils, le délivra de ses
chaînes et lui permit de s'en aller.
François rendit grâces à Dieu et retourna
aussitôt au lieu où il était d'abord. Mais, revenu à la maison et ne le
trouvant pas, son père s'emporta en injures contre son épouse, et courut
plein de fureur à l'endroit où il s'était retiré, afin de le ramener s'il le
pouvait, ou au moins de le chasser de la province.
François affermi par Dieu, alla s'offrir
lui-même à la colère de son père, et lui déclara hautement qu'il ne comptait
pour rien ses chaînes ni ses coups et qu'il était prêt à souffrir volontiers
toutes sortes de maux pour le nom de Jésus. Le père, furieux de ne pouvoir
rien gagner sur lui, chercha à avoir au moins son argent. Enfin l'ayant
trouvé sur
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la fenêtre, il s'adoucit un peu, comme si la possession
de cette somme eût tempéré la soif de son avarice. Ensuite ce père vraiment
terrestre s'efforça, après avoir enlevé son argent à l'enfant de la grâce, de
le conduire devant l'évêque de la ville pour obtenir qu'il renonçât à tout
droit en sa succession et lui rendît ce qu'il possédait. Mais cette fois ce
véritable amant de la pauvreté se montra empressé à accorder ce qu'on lui
demandait. Arrivé devant l'évêque, sans tarder ni s'inquiéter de rien, sans
demander aucune explication, sans en donner lui-même, il se dépouille de ses
vêtements et les rend à son père; et alors on vit que sous des habits
recherchés l'homme de Dieu portait un cilice. La ferveur qui l'animait était
si admirable et son âme si pleine d'ivresse que, rejetant jusqu'au dernier de
ses vêtements, il parut nu devant toutes les personnes présentes. Alors il dit
à son père : « Jusqu'à ce jour je vous ai appelé mon père sur la terre;
maintenant je puis en toute assurance dire : Notre Père qui êtes dans les
cieux, car je l'ai rendu dépositaire de tout mon trésor et j'ai placé en
lui toute mon espérance. »
L'évêque, qui était un homme
pieux et excellent, transporté d'admiration à la vue d'un tel amour de Dieu,
se leva aussitôt, pressa en pleurant
François dans ses bras, le couvrit de son
propre manteau et ordonna à ses serviteurs de lui donner de quoi se vêtir. On
lui offrit l'habit pauvre et grossier d'un laboureur au service de l'évêque.
L'homme de Dieu le
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reçut avec reconnaissance, traça lui-même dessus l'image
d'une croix avec une pierre qui se trouva sous ,sa main, et en fit un vêtement
qui montrait en sa personne l'homme crucifié et le pauvre à peine couvert.
Ainsi le serviteur du Roi suprême demeura dépouillé de tout afin de marcher à
la suite de celui qu'il aimait, à la suite de son Seigneur attaché nu à la
croix; afin de pouvoir, muni de ce signe sacré de la croix: confier son âme à
sa puissance salutaire et échapper sain et sauf au naufrage du monde.
Méprisant donc la terre d'une manière parfaite et délivré des chaînes de ses
vaines cupidités, il abandonna la ville et s'en alla heureux et libre dans le
secret de la solitude goûter dans le silence et loin des bruits de la terre
les mystérieux entretiens du ciel.
Or, un jour que l'homme de
Dieu s'avançait à travers une forêt en chantant avec ardeur les louanges du
Seigneur en langue française, des voleurs se précipitèrent sur lui d'un lieu
où ils se tenaient cachés. Ils lui demandèrent avec emportement qui il était.
Je suis, répond l'homme de Dieu avec assurance et dans un langage prophétique, je suis le héraut du grand Roi. » Mais les voleurs l'accablèrent de coups et
le jetèrent dans une fosse remplie de neige, en lui disant : « Voilà qui est
bon pour toi, brillant héraut de Dieu. » Mais lorsqu'ils se furent retirés,
il sortit de la- fosse, et pénétré d'une joie extrême, il se mit à faire
retentir la forêt avec plus de force qu'auparavant des louanges de son
Créateur. Il vint ensuite à un monastère voisin où il demanda l'aumône
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comme un mendiant et un inconnu. De là il s'avança
jusqu'à Eugubio, où un ancien ami l'ayant reconnu, le reçut et lui fit
présent d'un habit d'un prix fort médiocre, dont il se couvrit comme un pauvre
de Jésus-Christ.
Epris du désir d'observer une
humilité parfaite, il se rendit à l'hôpital des lépreux et s'appliqua à les
servir avec tout le soin possible par amour pour Dieu. Il leur lavait les
pieds, nettoyait leurs plaies, les essuyait, les bandait et les couvrait de
ses baisers avec une ferveur merveilleuse, montrant ainsi que bientôt il
serait pour ces hommes un médecin tout céleste. Une telle charité lui mérita
du Seigneur le don d'une vertu admirable pour guérir les maladies tant de
l'âme que du corps. Je citerai seulement entre plusieurs, un fait qui eut lieu
alors que la réputation de l'homme de Dieu était déjà grande. Il y avait dans
le comté de Spolète un homme dont la bouche et même la mâchoire étaient
rongées par une maladie horrible, et contre laquelle tous les efforts de la
médecine étaient demeurés impuissants. Etant donc allé visiter les tombeaux
des apôtres afin d'implorer leur secours, il rencontra, en revenant de son
pèlerinage, le serviteur de Dieu. Aussitôt cet homme voulut par dévotion
baiser la trace de ses pieds; mais l'humble
François ne le souffrit pas, et tandis qu'il
s'inclinait pour satisfaire son désir, il le pressa lui-même dans ses bras et
baisa ses plaies. A peine le serviteur des lépreux eut-il touché de sa bouche
sainte et avec la piété la plus ardente cette plaie
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repoussante, qu'aussitôt le mal disparut et le malade
recouvra la guérison si longtemps désirée. Je ne sais en vérité ce que je dois
le plus admirer ou de l'humilité profonde de notre saint dans ce baiser si
plein de tendresse, on de sa puissance éclatante dans l'accomplissement d'un
miracle si étonnant.
Cependant
François ainsi établi dans l'humilité de
Jésus-Christ se rappelle l'ordre céleste reçu au pied de la croix de réparer
l'église de Saint-Damien. En homme véritablement soumis aux volontés de Dieu, il revint à Assise afin de chercher, au moins en mendiant, le moyen de les
accomplir. Là, mettant de côté toute honte par amour pour le Seigneur pauvre
et crucifié, il recueillait des aumônes de ceux au mi-lieu desquels il avait
vécu autrefois dans l'abondance, et il transportait lui-même, dans un corps
déjà brisé par la pénitence, les matériaux nécessaires à son travail. Après
avoir achevé son oeuvre avec l'aide de Dieu et la pieuse assistance de
quelques-uns de ses concitoyens, craignant de voir son corps s'amollir dans
l'oisiveté, il résolut de réparer une autre église plus éloignée de la ville
et consacrée à saint Pierre. Sa dévotion spéciale au prince des apôtres,
dévotion accompagnée d'une foi vive et sincère, le poussait à une pareille
entreprise. Ce travail fini, il alla dans un lieu appelé la Portiuncule, où
autrefois une église avait été élevée en l'honneur de la bienheureuse Mère du
Sauveur; mais cette église était alors déserte et nul n'en prenait soin.
L'homme de Dieu, touché d'un tel abandon et excité par l'amour ardent dont
20
il faisait profession envers la Reine du monde, revint
fréquemment en ce lieu pour réparer son temple. Mais ayant appris que, selon
le nom de cette église appelée Sainte-Marie-des-Anges, les saints anges s'y
montraient souvent, il s'y fixa tout-à-fait par respect pour ces esprits
célestes et par la dévotion particulière qu'il avait à la Mère de Jésus. Notre
saint aima toujours ce lieu de préférence à tous les lieux du monde : c'est là
qu'il jeta les fondements d'une vie parfaite, là qu'il s'avança
merveilleusement dans la vertu, là qu'il consomma sa course par une mort
bienheureuse, et en mourant il recommanda à ses frères ce lieu comme vraiment
cher à la Vierge. Un religieux très-édifiant eut à ce sujet, avant d'avoir
quitté le monde, une vision digne d'être rapportée. Il vit autour de cette
église une multitude innombrable d'hommes frappés d'aveuglement, à genoux et
le visage tourné vers le ciel. Tous élevaient les mains et criaient avec
larmes vers Dieu, implorant sa miséricorde et lui demandant sa lumière. Alors
une flamme éclatante, partie du ciel, se répandit sur eux, éclaira leurs yeux
et leur apporta le salut qu'ils désiraient. — C'est en ce lieu que saint
François commença à établir l'ordre des
Frères mineurs après y avoir été poussé par une révélation céleste.
Or, la Providence divine, qui
dirigeait en tous ses actes le serviteur de Jésus-Christ, le porta à réparer
ainsi trois églises matérielles avant de jeter les fondements de son ordre et
de se livrer à la prédication de l'Evangile, afin de l'élever graduellement
des choses
21
sensibles à celles de l'intelligence, et de ce qui est
faible à ce qui est plus considérable. Elle lui présageait aussi
mystérieusement, par ce travail extérieur, ce qu'il était appelé à faire dans
la suite; car sous la conduite de ce saint homme, l'Eglise, comme une maison
soumise à une triple réparation, devait être secourue de trois manières : par
le genre de vie établi par lui, sa règle et ses enseignements; et l'armée des
élus devait également arriver au triomphe de trois façons différentes, ainsi
que l'événement nous le montre aujourd'hui.
Cependant
François continuait à demeurer dans l'église
de la Mère de Dieu, et il suppliait par ses gémissements continuels celle qui
conçut le Verbe plein de grâce et de vérité de vouloir bien être son avocate.
Enfin il obtint, par les mérites de cette Vierge miséricordieuse, de
concevoir et de mettre au monde l'esprit de la pauvreté évangélique. Un jour
qu'il entendait une messe célébrée en l'honneur des saints apôtres, on y lut
l'Evangile où Jésus-Christ, envoyant ses disciples prêcher et leur donnant une
règle de vie, leur recommande de ne posséder
22
ni or, ni argent, ni aucun autre trésor; de ne porter
pour le vol age ni sac, ni deux habits, ni souliers, ni bâton. En entendant
ces paroles, cet ami de la pauvreté apostolique les comprit, les garda
fidèlement en sa mémoire et s'écria, transporté d'une joie indicible : « C'est
là ce que je désire, c'est là ce que u j'ambitionne du fond de mon coeur. »
Ensuite il ôte ses souliers de ses pieds et laisse-là son bâton; il met de
côté son sac, maudit l'argent, et content d'un seul vêtement, il rejette sa
ceinture et la remplace au moyen d'une corde, apportant ainsi toute sa
sollicitude à accomplir exactement les choses qui viennent de lui être
annoncées, et ;à se conformer en tout aux règles de la perfection
apostolique.
Dès ce moment l'homme de Dieu,
conduit par une inspiration toute divine, commença à se montrer plein de zèle
pour la pratique des conseils de l'Évangile, et à inviter les hommes à la
pénitence. Ses discours n'étaient point des puérilités vides de sens et dignes
d'exciter les moqueries, mais des paroles pleines de la vertu de l'Esprit-Saint,
des paroles qui pénétraient au fond des coeurs et jetaient dans un
étonneraient inexprimable ceux à qui elles s'adressaient. En toutes ses
prédications il souhaitait la paix et saluait le peuple en commençant par ses
paroles : « Que le Seigneur vous donne la paix. » Il avait appris du Seigneur
lui-même dans une révélation ce genre de salut, comme il l'avoua dans la
suite. Ainsi, pour me servir du langage des saints Livres, inspiré de
l'esprit des prophètes, il annonçait la paix,
23
il prêchait le salut, et par ses avis vraiment saints, il
faisait rentrer dans les liens de la vraie paix un grand nombre d'hommes
auparavant ennemis de Jésus-Christ et bien éloignés du salut qu'il nous a
apporté.
François devint doue célèbre auprès de
beaucoup par la pureté de ses enseignements pleins de simplicité et par sa vie
sainte; et plusieurs, commençant à son exemple à s'animer du désir de la
pénitence, abandonnèrent tout, se vêtirent comme lui et embrassèrent son
genre de vie. Le premier s'appelait Bernard. C'était un homme vénérable qui,
ayant reçu du ciel le bienfait de la vocation divine, mérita d'être l'aîné des
enfants de notre bienheureux père, non-seulement par son ancienneté, mais
encore par sa sainteté privilégiée. Ayant reconnu la vertu admirable du
serviteur de Dieu, il résolut de marcher sur ses traces par un mépris parfait
du monde, et il lui demanda conseil pour l'exécution de son dessein.
François, rempli de consolation à la vue de
ce premier enfant d'une famille ainsi conçue par l'Esprit-Saint, lui répondit
: « C'est auprès de Dieu qu'il faut chercher un pareil conseil. »
Le lendemain de grand matin, ils entrèrent donc dans l'église de saint Nicolas, et, après avoir prié,
François, véritable adorateur de la Trinité, ouvrit par trois fois le livre des Evangiles en demandant aux trois
personnes sacrées de vouloir bien confirmer, chacune par un témoignage, la
sainte résolution de Bernard. La première fois il tomba sur ces paroles : «
Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce
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que vous avez et donnez- le aux pauvres (1). » La
seconde, sur les suivantes : « Ne portez rien dans votre voyage (2) ;
» et la troisième, sur ce passage : « Si quelqu'un veut venir après moi,
qu'il se renonce soi-même, qu'il porte sa croix et me suive (3). » Voilà,
dit le saint, notre vie et notre règle, la vie et la règle de tous ceux qui
viendront se joindre à nous. Allez donc, et, si vous voulez être parfait, accomplissez ce que vous avez entendu.
Peu de temps après cinq autres
frères se présentèrent appelés par le même esprit et portèrent ainsi à six le
nombre des enfants de
François. Le troisième parmi eux. fut notre
saint père Gille, homme vraiment plein de Dieu et dont le souvenir doit
toujours nous être cher. En effet, après s'être exercé longtemps dans la
pratique des vertus les plus sublimes, il parvint, selon la prédication du
serviteur de Dieu, aux degrés les plus élevés de la contemplation, quoiqu'il
fût simple et sans instruction. Il lui arrivait si souvent d'être ravi en de
longues extases au milieu de ses occupations, comme j'en ai été témoin
moi-même, qu'il semblait mener sur la terre une vie plus angélique qu'humaine.
En ce même temps le Seigneur favorisa aussi d'une vision que nous ne pouvons
passer sous silence, un prêtre de la ville d'Assise, nommé Silvestre, homme
d'une vie recommandable. Il avait en horreur, par un sentiment tout humain, le genre de vie de
François et de ses frères; la grâce d'en haut
vint donc le visiter pour l'arracher au
25
danger d'un jugement téméraire. Il vit en songe la ville
d'Assise tout entière environnée par un dragon d'une grandeur telle que tout
le pays semblait destiné à périr, dans ses immenses replis. Ensuite une croix
d'or lui apparut sortant de la bouche de
François; la partie supérieure touchait les
cieux, les deux .extrémités s'étendaient jusqu'aux dernières limites du monde, et son aspect brillant mettait en fuite ce dragon cruel et horrible. La même
vision se renouvela trois fois différentes. Alors pensant qu'il y avait là un
avertissement du Ciel, il en fit un récit détaillé au serviteur de Dieu et à
ses frères, et peu de temps après il renonça au monde et s'attacha si
parfaitement à Jésus-Christ, que sa vie dans notre ordre fut un témoignage
éclatant de la révélation dont il avait été favorisé dans le siècle. Ce récit
n'inspira à l'homme de Dieu aucune pensée de vaine gloire; mais, reconnaissant
la bonté de Dieu dans ses bienfaits, il se sentit animé plus fortement encore
à combattre les ruses de notre antique ennemi et à prêcher aux hommes la
gloire de la croix. Un jour qu'il s'était retiré dans un endroit solitaire et
qu'il y déplorait dans l'amertume de son âme les premières années de sa vie,
un sentiment de joie vive, répandu en lui par l'Esprit-Saint, l'assura de la
rémission pleine et entière de ses péchés. Ensuite ravi en extase et
transporté au milieu d'une lumière admirable, son esprit fut comme dilaté, et
il vit dans le plus grand jour ce qui devait lui arriver à lui et aux siens.
Revenu à lui-même et de retour auprès de ses frères, il leur
26
dit : « Prenez courage, mes bien-aimés, et
réjouissez-vous dans le Seigneur. Gardez-vous d'être tristes à la vue de votre
petit nombre, et que ma simplicité ne vous inspire aucune crainte non plus que
la vôtre; car le Seigneur m'a montré ouvertement qu'il nous multipliera d'une
manière étonnante et qu'il dilatera notre ordre par les grâces abondantes de
sa bénédiction. »
Dans le même temps un homme de
bien entra encore en religion, et la famille bénie du serviteur de Dieu se
trouva composée de sept membres. Alors ce tendre père réunit ses enfants
autour de lui, leur parla longuement du royaume de Dieu, du mépris du monde, du renoncement à notre volonté, de la mortification du corps, et il leur fit
connaître son dessein de les envoyer dans les quatre parties de l'univers. La
simplicité si dénuée et si impuissante de notre saint père avait donné le jour
à sept enfants, et déjà il désirait appeler tous les fidèles aux gémissements
de la pénitence et les enfanter à Jésus-Christ, son Seigneur. « Allez, leur
dit ce tendre père, allez et annoncez la paix aux hommes. Prêchez-leur la
pénitence pour qu'ils obtiennent le pardon de leurs péchés. Soyez patients
dans la tribulation, assidus à la prière, courageux dans le travail, modestes
et sans prétention dans vos discours, graves dans vos moeurs et
reconnaissants pour les bienfaits reçus; c'est à ces conditions que le royaume
des cieux vous est préparé. » Aussitôt tous se prosternèrent humblement devant
le serviteur de Dieu, et reçurent
27
avec un coeur plein de joie le commandement qu'il leur
imposait au nom de la sainte obéissance. Pour lui, il disait à chacun d'eux
en particulier : « Abandonnez au Seigneur le soin de tout ce qui vous regarde,
et lui-même se chargera de vous nourrir (1).» Dans la suite il avait coutume
d'adresser toujours ces mêmes paroles à chacun des frères envoyés par lui à
une mission quelconque. Mais, se souvenant qu'il avait été donné aux autres
pour leur servir d'exemple, il voulut faire avant que d'enseigner. Il prit
donc un des sept avec lui, et ayant choisi une des parties du monde, il
laissa aux six qui restaient .les trois autres parties comme une image de la
croix. Bientôt ce père plein de tendresse soupira après la présence de ses
enfants bien-aimés; mais, ne pouvant les réunir, il suppliait celui qui
rassemble les débris épars d'Israël de vouloir bien le faire lui-même. Ainsi
il arriva que, sans avoir été rappelés, tous, à leur grand étonnement, se
trouvèrent réunis peu de temps après leur séparation, par un bienfait de la
miséricorde divine et selon le désir de
François. Quatre hommes recommandables
vinrent alors se joindre à eux, et ils atteignirent ainsi le nombre de douze.
Le serviteur de Dieu, voyant
donc ses enfants se multiplier peu à peu, écrivit pour eux et pour lui, dans
un langage simple, une règle de conduite. Il en établit pour base indissoluble
l'observance du saint Evangile, et se contenta d'y ajouter un petit nombre de
points qui lui semblaient nécessaires pour former
28
un genre uniforme de vie. Ensuite, désireux d'obtenir du
souverain Pontife, l'approbation de cette règle, il résolut d'aller se
présenter à lui avec les hommes pleins de simplicité qu'il s'était associés,
se confiant pour une semblable démarche uniquement en l'assistance du Ciel.
Dieu regarda son désir et il fortifia par la vision suivante, dont il favorisa
son serviteur, le coeur de ses compagnons, que la considération de leur
simplicité jetait dans la crainte. Il semblait à
François qu'il s'avançait par un chemin au
bord duquel était un arbre d'une élévation prodigieuse. Lorsqu'il s'en fut
approché et qu'assis dessous il en admirait la hauteur, la puissance divine
l'éleva lui-même au-dessus de la terre de telle sorte qu'il atteignait le
faîte de cet arbre et en inclinait sans difficulté les branches les plus
hautes vers celles qui étaient le plus rapprochées de la terre.
Cet homme plein de l'esprit de
Dieu comprit donc que cette vision lui présageait un bon succès auprès du
siége apostolique; et tressaillant de joie en son âme, après avoir ranimé le
courage de ses frères dans le Seigneur, il se mit en route avec eux. Arrivé à
Rome, il fut introduit en présence du Souverain-Pontife. Le vicaire de
Jésus-Christ, qui habitait alors le palais de Latran, et se promenait en ce
moment dans une salle appelée la salle des Sentinelles, livré tout entier à de
profondes méditations, le repoussa avec mépris comme un inconnu.
François sortit humblement et sans murmurer;
mais la nuit suivante Dieu envoya aussi au Pontife une
29
vision. Il lui semblait voir un palmier croître peu à peu
à ses pieds, s'élever ensuite et devenir un arbre admirable. Etonné et se
demandant ce que signifiait une pareille vision, la céleste lumière lui fit
comprendre que ce palmier désignait le pauvre rejeté par lui la veille. Le
jour venu, il envoya par la ville ses serviteurs chercher ce pauvre. Ils le
trouvèrent à l'hôpital de Saint-Antoine, proche de Latran, et le pape commanda
qu'on le lit venir sans délai. Introduit pour la seconde fois devant le
Souverain-Pontife,
François lui exposa son projet et le supplia
avec instance et humilité de vouloir bien approuver sa règle. Le vicaire de
Jésus-Christ, qui était Innocent III, homme illustre par sa sagesse, voyant
dans le serviteur de Dieu la pureté admirable d'une âme droite, une constance
inébranlable et la ferveur d'une volonté toute sainte, fut épris d'amour pour
lui et se sentit porté à répondre à ses désirs. Cependant il différa pour le
moment, car plusieurs cardinaux jugeaient ce genre de vie nouveau et
au-dessus des forces humaines. Mais il y avait dans le Sacré-Collége un homme
vénérable, Jean de Saint-Paul, évêque de Sabine. Il aimait avec ardeur la
sainteté sous quelque forme qu'elle se montrât, et il était le protecteur des
pauvres de Jésus-Christ. Enflammé par l'Esprit-Saint, il dit au
Souverain-Pontife et à ses frères : « Ce pauvre nous demande d'approuver un
genre de vie conforme aux conseils évangéliques. Si nous rejetons ses projets
comme trop difficiles et comme une nouveauté, nous nous
30
exposons à agir contre l'Evangile du Seigneur. Car
soutenir que l'observance des conseils et le voeu qu'on en fait sont quelque
chose de nouveau ou de contraire à la raison, c'est blasphémer ouvertement
contre Jésus-Christ, auteur de l'Evangile. » Alors le successeur de saint
Pierre se tournant vers le pauvre du Seigneur : « O mon fils, lui dit-il,
priez Jésus-Christ de nous manifester sa volonté par vous-même, afin que, l'ayant connue d'uuue manière plus certaine, nous puissions plus sûrement
répondre à vos pieux désirs. » Le serviteur du Dieu tout-puissant se mit donc
à prier avec ardeur, et sa ferveur lui obtint une réponse qu'il put produire
extérieurement et dont le pape sentit intérieurement la vertu. Il leur dit en
parabole qu'un roi riche avait choisi pour épouse une femme d'une rare beauté, mais pauvre, et que, heureux de trouver dans les enfants issus de cette
union son image royale, il avait ordonné de les nourrir des mets de sa table, selon l'ordre qu'il en avait reçu de Dieu. Il expliqua sa parabole et ajouta
: « On ne doit pas craindre de voir mourir de faim les enfants et les
héritiers du Roi éternel, qui, comme Jésus-Christ, ont pris naissance d'une
pauvre mère par la vertu de l'Esprit-Saint. On ne doit pas craindre de les
voir former par l'esprit de pauvreté un ordre dénué de tout. Si le Roi des
cieux a promis son royaume éternel à ses imitateurs, combien plus leur
donnera-t-il les choses qu'il accorde indifféremment aux bons et aux méchants
! »
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Le vicaire du Sauveur avait
écouté avec l'attention la plus vive la parabole et son explication. Il fut
transporté d'admiration et ne douta plus que le Seigneur lui - même n'eût
parlé par la bouche de
François. Il jugea aussi, par l'inspiration
divine, qu'une autre vision dont il avait été favorisé trouverait son
accomplissement en cet homme. Il voyait en songe, comme il le rapporta
lui-même, l'église de Latran près de tomber en ruines, quand un homme pauvre,
sans apparence et méprisable, la soutenant de son dos, l'empêchait de
s'écrouler. « Ce pauvre, dit-il, est vraiment celui qui soutiendra l'Eglise
de Jésus- Christ par ses oeuvres et sa doctrine. » Alors plein d'une sainte
ferveur, le pape accorda au serviteur de Dieu toute sa demande, et il eut
toujours pour lui dans la suite une tendresse spéciale. Non-seulement il
satisfit à ses désirs, mais il lui promit de faire encore plus pour lui dans
la suite. Il approuva sa règle, lui donna le commandement de prêcher la
pénitence, et voulut que ses compagnons portassent de petites couronnes, afin
de pouvoir répandre en toute liberté la divine parole.
Appuyé sur la grâce divine et
sur l'autorité du pape,
François partit plein de confiance et se
dirigea
32
vers la vallée de Spolète pour y enseigner l'Evangile du
Seigneur et le pratiquer lui-même. Dans le voyage il examinait avec ses frères
comment ils pourraient observer fidèlement la règle qu'ils venaient de
recevoir, marcher en présence de Dieu en toute sainteté et toute justice,
croître intérieurement en perfection, et servir d'exemple aux autres. Ces
discours les avaient occupés longuement et l'heure était déjà bien avancée.
Accablés des fatigues de la marche et en proie à la faim, il s'arrêtèrent en
un lieu solitaire. Mais ils n'avaient aucun moyen de se procurer les aliments
dont ils manquaient, quand la Providence leur vint en aide. Un homme se
présenta tout-à-coup portant en sa main un pain qu'il donna aux pauvres de
Jésus-Christ, puis il disparut de même, sans dire ni d'où il venait ni où il
allait. Les frères, reconnaissant que l'assistance du Ciel ne les
abandonnerait pas en la société du serviteur de Dieu, trouvèrent un bonheur
incomparablement plus grand à admirer la bonté divine qu'à prendre la
nourriture qu'elle leur envoyait. Pleins d'une consolation toute céleste, ils
résolurent fermement et arrêtèrent irrévocablement de ne jamais manquer, sous
prétexte de privation ou de souffrance, à l'engagement qu'ils avaient pris de
garder la sainte pauvreté. Ensuite ils se remirent en route pour la vallée de
Spolète, et examinèrent s'ils devaient demeurer parmi les hommes ou dans la
solitude. Mais
François, se défiant de ses lumières et de
celles de ses frères, demanda au Ciel par d'instantes prières de lui faire
connaître sa
33
volonté en ce point. Eclairé enfin par une révélation
d'en haut, il comprit que le Seigneur l'avait envoyé pour gagner à
Jésus-Christ les âmes que le démon s'efforçait de lui ravir. Et ainsi il
choisit de vivre pour tous et non pour lui seul, entraîné par l'exemple de
celui qui a daigné mourir pour le monde entier.
L'homme de Dieu se retira donc
avec ses compagnons près d'Assise, dans une misérable hutte abandonnée; et là
ils vivaient selon les règles de la sainte pauvreté, dans un travail pénible
et une grande détresse. Leur nourriture consistait plutôt dans l'abondance de
leur larmes que dans un pain délicieux. Leur prière était continuelle et
fervente; mais ils priaient plus de coeur qu'autrement, car ils manquaient
encore de livres; et ainsi il leur était impossible de réciter l'office de l'Eglise.
Leur livre unique était la croix de Jésus-Christ, et leurs yeux la
contemplaient sans interruption le jour et la nuit à l'exemple de leur père,
qui, de son côté, les entretenait sans cesse de cette croix bienheureuse. Lui
ayant demandé un jour de vouloir bien leur enseigner à prier, il leur dit : «
Lorsque vous prierez, dites : Notre Père qui êtes dans les cieux, etc. Seigneur Jésus, nous vous adorons dans toutes les églises consacrées à
votre gloire dans l'univers entier, et nous vous bénissons de ce que vous avez
racheté le monde par votre croix sainte. Il leur apprit aussi à louer le
Seigneur en toutes choses et par toutes ses créatures, à avoir pour les
prêtres un respect particulier, à croire inviolablement et à
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confesser en toute simplicité la foi professée et
enseignée par la sainte Eglise romaine. Fidèles aux enseignements de leur
bienheureux père, d'aussi loin qu'ils apercevaient une église ou une croix, ils se prosternaient et priaient selon la méthode indiquée par lui.
Cependant les frères
continuaient à demeurer en ce lieu. Or, un jour de samedi, notre saint entra
dans la ville d'Assise pour y prêcher le lendemain matin à la cathédrale,
selon sa coutume. S'étant retiré en une cabane placée dans le jardin des
chanoines afin d'y passer la nuit à s'entretenir avec Dieu, ainsi qu'il le
faisait habituellement, voilà qu'au milieu de la nuit, tandis que
quelques-uns de ses frères se livraient au sommeil et d'autres persévéraient
dans la prière, voilà, dis-je, qu'un char de feu répandant une lumière
admirable, entre par la porte de la maison, se promène çà et là, et la
parcourt trois fois. Sur le char était un globe lumineux ayant l'apparence du
soleil, et son éclat changea la nuit en un jour brillant. Ceux qui veillaient
furent saisis d'un étonnement profond; ceux qui étaient endormis s'éveillèrent
pénétrés d'épouvante; et leur coeur se trouva aussi accessible que leur corps
aux rayons de cette clarté ineffable, car sa vertu leur montra à découvert la
conscience les uns des autres. Cette vue leur fit comprendre à tous sans
exception que leur bienheureux père absent corporellement, mais présent en
esprit au milieu d'eux, leur apparaissait sous cet emblème; que dans ce char
de feu et tout resplendissant, le Seigneur, par un effet de
35
sa puissance, l'offrait à leurs regards illuminé des
splendeurs célestes et enflammé de divines ardeurs, comme un véritable
Israélite à la suite duquel ils devaient s'avancer, comme un autre Elle établi
par Dieu pour ètre le char et le guide des hommes spirituels. Et il est à
croire assurément que les yeux de ces pauvres frères avaient été ouverts
miraculeusement à la prière de
François, comme autrefois le furent ceux du
serviteur d'Elisée lorsqu'il vil la montagne remplie de cavaliers et de chars
enflammés qui environnaient son maître. 1)e retour auprès de ses enfants, le
saint commença à pénétrer les secrets de leur conscience, à les fortifier en
leur parlant de cette vision admirable et à leur prédire plusieurs
particularités touchant les progrès de l'ordre. Comme la plupart de ces choses
ne pouvaient se connaître humainement, les frères comprirent à n'en plus
douter que l'Esprit du Seigneur s'était reposé avec une telle plénitude sur
son serviteur, qu'il y avait pour eux toute sûreté à suivre ses enseignements
et à marcher sur ses traces.
Ensuite
François, guidé par la grâce d'en haut, conduisit son petit troupeau à Sainte-Marie de la Portiuncule, afin que
l'ordre des Frères mineurs trouvât l'accroissement là où, par les mérites de
la Mère du Seigneur, il avait pris naissance. C'est là aussi que, devenu
héraut de l'Evangile, il se mit à parcourir les villes et les bourgades en
prêchant, non dans le langage éclatant de la sagesse des hommes, mais dans la
vertu de l'Esprit-Saint. Il semblait un
36
homme d'un autre monde à ceux qui le regardaient; car son
esprit et ses yeux étaient sans cesse fixés vers le ciel, et il s'efforçait
d'élever tous les coeurs au-dessus de la terre. C'est alors que la vigne de
Jésus-Christ commença à se couvrir de plantes odoriférantes, à produire des
fleurs pleines de suavité, et à porter des fruits abondants de gloire et de
sainteté. Entraînés par les prédications brûlantes de
François, beaucoup qui jusqu'alors avaient
servi Dieu dans l'état du mariage, s'imposaient de nouvelles lois de pénitence
selon une règle donnée par lui. Il résolut donc de former un nouvel ordre de
frères pénitents selon ce même genre de vie; car le chemin de la pénitence
étant la voie commune à tous ceux qui dé-sirent s'avancer vers la patrie, il
est certain que cet état doit admettre dans son sein des clercs et des
laïques, des vierges et des personnes engagées dans le mariage; et les
miracles accomplis par quelques-uns de ceux qui l'ont embrassé montrent
clairement combien Dieu l'a pour agréable. Des vierges aussi s'engageaient à
une chasteté perpétuelle. Parmi elles se trouvait Claire, femme vraiment
chérie de Dieu. Elle fut la première de ces plantes bénies; elle répandit ses
parfums comme une fleur brillante et embaumée ; elle devint radieuse comme une
étoile éclatante de lumière. Maintenant qu'elle a reçu la récompense céleste,
l'Eglise entière la vénère comme la fille en Jésus-Christ de notre saint père
François, et comme la mère de toutes celles
qui ont embrassé la pauvreté dans son ordre.
37
Beaucoup aussi, non-seulement
touchés de dévotion, mais enflammés du désir de la perfection, foulaient aux
pieds toutes les vanités du monde pour marcher sur les traces de
François; et leurs progrès de chaque jour
leur permirent bientôt de s'élancer jusqu'aux extrémités du monde. La sainte
pauvreté, qui était tout leur trésor, les rendait prompts à obéir, forts dans
le travail et agiles dans les voyages. Comme ils ne possédaient aucun bien
terrestre, ils n'étaient retenus par aucune affection, ils ne redoutaient
aucune perte; partout ils se trouvaient en sûreté, à l'abri de toute crainte,
exempts de toute inquiétude; l'âme en paix ils se retiraient le soir à
l'hôpital et y attendaient le lendemain sans sollicitude. Ils étaient, il est
vrai, comme des personnes viles et méprisables, exposés en plusieurs endroits
à de mauvais traitements; mais le désir de se conformer à l'Évangile de
Jésus-Christ les avait rendus si patients qu'ils cherchaient les lieux où ils
pourraient souffrir persécution en leur corps de préférence à ceux où leur
sainteté étant connue leur aurait attiré les honneurs du monde. La détresse où
ils étaient leur semblait aussi une abondance extraordinaire; car, selon le
conseil du Sage, ils réputaient considérable la chose la plus minime.
Plusieurs d'entre eux étant allés chez les infidèles, un sarrasin touché de
pitié leur offrit tic l'argent pour acheter de quoi vivre. Comme ils le
refusaient, cet homme, voyant leur pauvreté, en fut dans l'admiration. Mais,
ayant compris qu'ils ne voulaient posséder aucun
38
argent parce qu'ils s'étaient rendus pauvres pour l'amour
de Dieu, il conçut pour eux une affection telle qu'il s'offrit à pourvoir à
leur subsistance aussi longtemps que sa fortune le lui permettrait. O prix
inestimable de la pauvreté, dont la vertu puissante a rempli l'âme d'un
barbare d'une compassion si pleine de tendresse! C'est donc un crime horrible
et abominable pour un chrétien de fouler aux pieds cette perle précieuse,
entourée par un sarrasin d'une vénération si profonde.
En ce même temps il y avait
dans un hôpital proche d'Assise un religieux mathurin, nommé Maurice, depuis
longtemps en proie à une maladie douloureuse. Déjà même les médecins l'avaient
condamné à mort, quand il envoya supplier instamment le serviteur de Dieu de
vouloir bien intercéder pour lui auprès du Seigneur. Notre bienheureux père y
consentit volontiers; et, après avoir prié, prenant des miettes de pain et de
l'huile d'une lampe qui brûlait devant l'autel de la Vierge, il en fit un
remède qu'il envoya au malade par un frère en lui disant : « Portez cette
médecine à notre frère Maurice, car la vertu de Jésus-Christ ne lui rendra pas
seulement la santé, mais elle en fera un soldat robuste, elle l'unira à notre
société et l'y fera persévérer. » Aussitôt que le malade eut goûté ce remède
préparé par une inspiration de l'Esprit-Saint, il se leva guéri et se trouva
surnaturellement si fortifié en son corps et en son âme, que peu de temps
après il entra dans notre ordre. Là il se contenta
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d'une robe pour tout vêtement; pendant longtemps il porta
sous cette robe une cuirasse; sa nourriture se composa d'aliments grossiers et
sans préparation, comme d'herbes, de légumes et de fruits ; durant un grand
nombre d'années il ne fit usage ni de pain ni de vin; et cependant sa santé se
conserva forte et
sans infirmité.
A mesure que ces nouveaux
enfants de Jésus-Christ croissaient en vertu, la bonne odeur de leur renommée
se répandait en tous lieux, et attirait des diverses contrées du monde des
hommes désireux de connaître par eux-mêmes notre bienheureux père. Parmi eux
se trouva un poète illustre par ses productions mondaines. L'empereur avait
honoré ses talents d'une couronne et on l'avait surnommé le roi des vars. Il
résolut donc d'aller voir aussi l'homme de Dieu, le parlait contempteur des
choses de la tare. L'ayant trouvé dans un monastère, à San-Severino, où il
prêchait alors, le poète reçut de Dieu une faveur signalée. Il vit le
prédicateur de la croix du Seigneur,
François, marqué de deux épées en forme de
croix et resplendissantes de lumière : l'une descendait de sa tête à ses pieds, et l'autre s'étendait, en se croisant sur sa poitrine, d'une main jusqu'à
l'autre. Il n'avait point vu jusque-là le serviteur de Dieu; mais un tel
prodige suffit à le lui faire connaître. Etonné d'un spectacle aussi
merveilleux, il commença à se proposer une vie plus parfaite. Ensuite touché
par la vertu des paroles du saint, transpercé par ses. discours comme par le
glaive spirituel sorti de sa
40
bouche, il renonce entièrement au monde et s'attache an
bienheureux par la profession de la pauvreté. Celui-ci, le voyant passer d'une
manière si parfaite des agitations du siècle à la paix de Jésus-Christ, l'appela frère Pacifique. C'est ce même frère qui, croissant toujours en
sainteté, mérita, avant d'être envoyé en la province de France, dont il fut le
premier supérieur, de voir encore une fois sur le front de
François une grande croix nuancée de couleurs
diverses et répandant sur la face de notre saint un éclat admirable. Au reste, le serviteur de Dieu avait pour ce signe sacré une affection profonde; il en
faisait sans cesse l'éloge dans ses discours et le traçait de sa main dans
toutes ses lettres, comme si toute son application eût été de l'imprimer,
selon la parole du Prophète, sur le front de tous ceux qui gémissaient et
pleuraient, de tous ceux qui s'étaient véritablement convertis à
Jésus-Christ.
Cependant le nombre des frères
s'était considérablement augmenté. Alors ce pasteur plein de sollicitude les
convoqua en chapitre général à Sainte-Marie de la Portiuncule, afin de donner
dans l'empire de la sainte pauvreté une part à l'obéissance de chacun d'entre
eux. On manquait en ce lieu des choses les plus nécessaires, et plus de cinq
mille religieux s'y étaient réunis; mais la divine miséricorde leur vint en
aide : elle fournit de quoi donner à manger à tout le monde; le corps fut
sustenté et l'esprit abonda de saintes délices.
François ne pouvait assister en personne aux
chapitres provinciaux; mais sa pieuse
41
sollicitude, l'ardeur de ses prières, l'efficacité de ses
bénédictions l'y rendaient présent en esprit, et même quelquefois, par un
effet admirable de la vertu céleste, il s'y montrait visiblement. Ainsi, un
jour que l'illustre prédicateur et maintenant glorieux confesseur du Seigneur, Antoine (1), prêchait aux frères assemblés en chapitre à Arles, un
religieux, nommé Monalde, homme d'une vertu éprouvée, poussé par un mouvement
du Ciel, porta ses regards vers la porte du chapitre et vit distinctement
François élevé dans l'air, étendant ses mains
en forme de croix et donnant à ses enfants sa bénédiction. Alors tous les
frères se sentirent remplis en leur âme d'une consolation si vive et si
extraordinaire, que leur esprit leur rendit en eux-mêmes un témoignage certain
de la présence réelle de leur bienheureux père; et ensuite des signes
évidents, les paroles mêmes du saint vinrent les confirmer dans leur
sentiment. On doit croire que la vertu du Tout-Puissant qui accorda au saint
évêque Ambroise de Milan d'être présent aux funérailles du glorieux saint
Martin et de pouvoir honorer par ce pieux office un pontife si illustre, rendit également présent son serviteur à la prédication d'Antoine, son fidèle
héraut, afin d'approuver les paroles de vérité sorties de sa bouche, alors
surtout qu'il célébrait les louanges de la croix de Jésus-Christ, dont
François était le ministre et le prédicateur.
Cependant l'ordre se
multipliait et le saint se proposait de faire confirmer pour toujours par le
pape
42
Honorius, successeur d'Innocent, la règle approuvée par
ce dernier, quand Dieu lui envoya la révélation suivante : il lui semblait
qu'il ramassait à terre des miettes de pain presque imperceptibles, et qu'il
devait les distribuer à une multitude de frères affamés et pressés autour de
lui. Comme il craignait de présenter ces faibles miettes à ses religieux dans
la pensée qu'elles passeraient inaperçues en leurs mains, une voix du Ciel
lui dit : «
François, fais une hostie de toutes ces
miettes, et donne-la à manger à tous ceux qui le voudront. » Il obéit, et tous
ceux qui recevaient cette nourriture sans dévotion ou la méprisaient après
l'avoir reçue, apparaissaient bientôt couverts de lèpre. Le matin, l'homme de
Dieu raconta toutes ces choses à ses compagnons et leur témoigna sa peine de
n'en point comprendre le mystère. Mais la nuit suivante, comme il prolongeait
sa veille dans la prière, il entendit de nouveau la voix du Ciel qui lui dit :
«
François, les miettes qui te furent montrées
la nuit dernière sont les paroles de l'Evangile; l'hostie, c'est la règle; et
la lèpre, c'est l'iniquité de ceux qui y résistent. » Voulant donc, comme la
vision divine le lui indiquait, réduire en une forme plus abrégée la règle
qu'il avait faite de plusieurs endroits de l'Evangile et qu'il se proposait de
faire confirmer, il se retira, conduit par l'Esprit-Saint, sur une montagne
avec deux de ses compagnons, et là, jeûnant au pain et à l'eau, il la fit
écrire selon que ce même esprit du Seigneur le lui suggérait dans ses prières.
En descendant de la montagne il la confia à
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son vicaire; nais celui-ci peu de jours après lui ayant
déclaré qu'il l'avait égarée par négligence, le saint retourna de nouveau en
la solitude et l'écrivit semblable à la première avec autant de fidélité que
si Dieu lui-même lui en eût dicté les paroles; et ensuite il en obtint la
confirmation selon son désir, la huitième année du pontificat du pape
Honorius. Il disait à ses frères, afin de les porter à l'accomplir avec plus
de ferveur, qu'il n'y avait rien mis d'après son propre sentiment, mais qu'il
avait fait tout écrire selon qu'il lui avait été divinement révélé. Peu de
jours après, Dieu, afin d'affermir par son témoignage ce que son serviteur
avançait, lui imprima de son doigt même les stigmates de Jésus; et ces marques
sacrées furent comme la bulle du Pontife suprême du ciel, qui confirmait cette
règle sans réserve et exaltait son auteur, comme nous le dirons plus tard
après avoir parlé des vertus de notre saint.
L'homme de Dieu, voyant donc
que son exemple animait un grand nombre d'hommes à porter avec ferveur la
croix de Jésus-Christ, s'excitait lui-même, comme un digne chef de l'armée du
Seigneur, à
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atteindre au sommet d'une vertu consommée, afin de
cueillir ainsi la palme de la victoire. Il méditait sans cesse ces paroles de
l'Apôtre : Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié leur chair
avec ses vices et ses concupiscenses (1) et il s'efforçait de porter en
son corps l'armure de la croix. Il réprimait avec une telle vigueur les
appétits sensuels, que c'est à peine s'il accordait à la nature ce qui était
nécessaire à la sustenter; car, disait-il, il est difficile de satisfaire aux
besoins du corps sans se laisser entraîner à obéir à l'exigence des sens.
Aussi, lorsqu'il était en santé, il n'acceptait qu'avec peine et à de longs
intervalles des aliments; et encore avait-il soin de les mélanger de cendre,
ou d’y ajouter une telle quantité d'eau qu'ils devenaient insipides au goût.
Que dirai-je de son breuvage, lorsque, dans la plus grande ardeur de sa soif,
il prenait à peine ce qu'il lui fallait d'eau pure pour la tempérer. Il
inventait sans cesse de nouveaux genres d'abstinences, et chaque jour ses
pratiques en ce point allaient se multipliant. Il était déjà arrivé au sommet
de la perfection, et il trouvait toujours quelque moyen nouveau d'affliger sa
chair et de punir en elle la concupiscence. Cependant, lorsqu'il allait
au-dehors prêcher la parole de Dieu, il se conformait pour la qualité de la
nourriture à ceux qui le recevaient; mais, une fois rentré à la maison, il
reprenait, sans y rien changer, ses rigoureuses abstinences. Ainsi il se
montrait sévère pour lui-même, plein de condescendance pour le prochain,
45
et soumis en tout à l'Évangile; et de la sorte il était
un sujet d'édification non-seulement par ses pénitences, mais encore lorsqu'il
se traitait comme le reste des hommes. La terre nue était pour l'ordinaire la
couche offerte à son corps fatigué; un morceau de bois ou une pierre lui
servait d'oreiller; il dormait couvert de son pauvre et unique vêtement; et de
la sorte il servait le Seigneur dans le froid et la nudité. Interrogé un jour
comment un habit si léger pouvait le garantir des rigueurs de l'hiver, il
répondit avec une admirable ferveur d'esprit : « Si nous avions soin de nous
environner intérieurement par de vifs désirs des saintes ardeurs de la patrie
céleste, nous supporterions sans peine ce froid extérieur. » Il avait en
horreur les vêtements recherchés; il aimait ceux qui étaient grossiers, et il
disait que c'était ainsi que Jean-Baptiste avait mérité les louanges du
Seigneur. Si l'habit qui lui était donné lui offrait quelque commodité, il
avait soin de le re-vêtir intérieurement de petites cordes; car, se disait-il, ce n'est pas dans la demeure des pauvres, mais dans les palais des princes
qu'il faut, selon la parole évangélique, aller chercher la mollesse dans les
vêtements.
Au reste, l'expérience lui
avait appris que le démon redoutait l'austérité, et que les délices et la
recherche de nos commodités l'excitaient à nous tenter plus fortement. Ainsi,
une nuit souffrant de la tête et des yeux, il prit contre sa coutume un
oreiller de plume pour mieux reposer. Mais le démon, y étant entré,
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troubla sans interruption le serviteur de Dieu et
l'empêcha de diverses manières de s'appliquer au saint exercice de l'oraison,
jusqu'à ce qu'il eût fait porter, par le frère qui l'accompagnait, cet
oreiller loin de sa cellule ; et le frère lui-même, à peine sorti, sentit
ses forces l'abandonner et ses membres lui refuser leur service. Mais à la
voix du saint, à qui Dieu avait fait connaître ce qui se passait, le frère
fut totalement guéri et rendu à son premier état.
Ainsi, rigide observateur
d'une bonne discipline,
François se tenait sur ses gardes, et
apportait le plus grand soin à conserver en lui l'homme intérieur et l'homme
extérieur à l'abri de toute tache. Aux premiers temps de sa conversion, il se
plongeait souvent durant l'hiver dans des fosses pleines d'une eau glacée, afin de soumettre entièrement l'ennemi qu'il portait avec lui, et de
préserver des feux de la' volupté le vêtement délicat de sa chasteté. Il
assurait qu'un homme vraiment spirituel trouvait sans comparaison plus
tolérable de souffrir les rigueurs d'un froid intense, que de ressentir tant
soit peu en son âme les ardeurs de la concupiscence.
Pendant son séjour au désert
de Sartiano, une nuit qu'il était occupé à prier dans sa cellule, notre
antique ennemi l'appela trois fois par son nom.
François lui ayant demandé ce qu'il voulait,
il répondit insidieusement : « Il n'est pécheur au monde à qui Dieu ne
pardonne, s'il se convertit. Mais quiconque se donne la mort par une
pénitence trop rigoureuse, n'obtiendra jamais miséricorde. »
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Aussitôt l'homme de Dieu connut par révélation la ruse du
démon, et comment il s'efforçait de le conduire à la tiédeur. Ce qui lui
arriva ensuite fut une preuve évidente de ses desseins. Car aussitôt après ces
paroles, celui dont le souffle allume des charbons ardents (1) attaqua
le saint par une grave tentation de la chair. Mais cet amant de la chasteté,
pressentant l'approche de son ennemi, se dépouilla de ses vêtements, saisit
une corde et en frappa rudement son corps. « Allons, frère âne, disait-il,
voilà en quel état tu es digne de rester, voilà le traitement qui
te convient. Le vêtement que tu
portes est utile à la religion; il est un signe de sainteté, et il n'est pas
permis de s'en couvrir à celui qui aime les plaisirs des sens. Va donc
maintenant en cet état où bon te semblera. » Ensuite, plein d'une ferveur
admirable d'esprit, il sort ainsi nu dans le jardin, se plonge. tout entier
dans un monceau de neige, et, la ramassant à peines mains, il en forme sept
nouveaux monceaux. Alors il s'adresse ainsi à son corps : « Le plus grand de
ces monceaux, lui dit-il, sera ton épouse; ces quatre autres, tes fils et
tes filles, et
les deux autres, le serviteur et la servante dont tu as besoin pour te
servir. Hâte-toi donc de les couvrir de vêtements, car ils meurent de froid.
Mais si un pareil travail te semble trop pénible, applique-toi alors
soigneusement à ne servir que Dieu seul. » Le tentateur ainsi vaincu se retira
aussitôt, et le saint rentra victorieux en sa cellule.
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Le froid rigoureux qu'il avait souffert au-dehors avait
tellement éteint en lui le feu de la concupiscence, que dans la suite il
n'éprouva plus aucune tentation de ce genre. Un frère qui était alors en
oraison, fut instruit de tout cela plus clairement que s'il l'eût vu de ses
yeux. Mais l'homme de Dieu, ayant su la vision dont ce frère avait été
favorisé durant cette nuit, lui raconta toute la suite de cette tentation et
lui ordonna de ne faire connaître à personne avant sa mort ce qu'il avait vu.
Il enseignait aussi que ce
n'est pas assez de mortifier les vices de la chair et d'en réprimer les
ardeurs, mais qu'il fallait apporter encore une vigilance souveraine à la
garde des sens extérieurs, qui sont comme autant d'entrées en notre âme
offertes à la mort. Il ordonnait d'éviter les entretiens familiers avec les
personnes d'un sexe différent, et de veiller sur ses regards dans les rapports
avec elles. Car elles sont pour beaucoup une occasion de ruine. « Par elles,
disait-il, l'esprit qui est faible se brise le plus souvent; et celui qui est
fort s'affaiblit. Il n'est point facile, à moins qu'on ne soit un homme
réellement éminent en vertu, de rie point éprouver quelque atteinte au milieu
de telles conversations; car, selon l'Ecriture, on ne saurait marcher dans le
feu sans se brûler les pieds. » Il était si soigneux lui-même à veiller sur
ses regards en ce point, qu'il ne connaissait de vue aucune femme, ainsi qu'il
le dit un jour à son compagnon. Il pensait qu'il n'était pas sûr d'avoir en
son âme la moindre image
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de leurs traits, image capable de ressusciter les
ardeurs d'une chair déjà domptée, ou de souiller la candeur d'une âme
innocente. Il assurait que tout entretien avec une femme était frivole, si ce
n'était pour entendre sa confession ou lui donner une courte instruction, selon qu'il est nécessaire à son salut ou que la politesse le demande. « Qu'a
donc à traiter un religieux avec une femme, disait-il, si elle n'a besoin de
lui pour recevoir le sacrement de pénitence, ou des conseils pour une vie
meilleure. Celui qui est trop rassuré ne se tient pas assez eu garde contre
l'ennemi; et si le démon peut lui ravir un cheveu, il en fera bientôt une
poutre. »
Il recommandait encore de fuir
souverainement l'oisiveté, comme la sentine de toutes les pensées mauvaises;
et il montrait par son exemple comment il fallait, par des disciplines
continuelles et un travail utile, dompter une chair rebelle et paresseuse.
Ainsi il appelait son corps frère âne, et il disait qu'il devait être chargé
de fardeaux pesants, châtié par des coups réitérés et sustenté au moyen d'une
vile nourriture. S'il voyait quelqu'un oisif et inappliqué vivre du travail
des autres, il jugeait qu'on devait le nommer frère mouche, parce qu'un tel
homme ne fait rien de bon, gâte le bien des autres, et inspire à tous le
mépris et le dégoût. « Je veux, disait-il, que mes frères travaillent et
soient occupés, de peur que, livrés à l'oisiveté, ils ne se laissent aller au
mal dans leurs pensées ou dans leurs paroles... » Il voulait également que le
silence fût observé par les
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religieux et qu'ils s'abstinssent soigneusement et en
tout temps, selon le précepte de l'Evangile, de toute parole inutile, comme
devant en rendre compte au jour du jugement. S'il trouvait quelque frère
aimant à se répandre en vaines conversations, il le reprenait sévèrement; et
il affirmait qu'un silence modeste était le rempart d'un coeur pur et une
grande vertu, car la mort et la vie sont en la puissance de la langue, non en
tant qu'elle est l'instrument du goût, mais celui de la parole.
Il s'efforçait, il est vrai, de porter ses enfants à une vie austère; cependant il n'aimait point une
sévérité trop rigoureuse, éloignée de tout sentiment de douceur, et non
assaisonnée du sel de la discrétion. Ainsi une nuit, un frère, dont
l'abstinence avait été excessive, étant tourmenté de la faim ne pouvait goûter
aucun repos. Le tendre pasteur le sut et comprit le danger qui menaçait sa
brebis. Il appela donc le frère, lui offrit du pain, et afin de lui ôter tout
sentiment de honte, il commença à manger lui-même et l'invita avec bonté à
faire de même. Le religieux rassuré mangea sans crainte et plein de joie
d'avoir ainsi, parla sage condescendance de son père, échappé au danger qui
menaçait son corps, et trouvé en même temps un si grand exemple d'édification.
Quand le jour fut venu, l'homme de Dieu, ayant réuni les frères, leur
rapporta ce qui s'était passé durant la nuit, et leur dit sagement : «
Cherchez, mes frères, à être l'exemple des autres par votre charité, et non
par une abstinence excessive dans la nourriture. »
51
Il leur enseigna ensuite à prendre la discrétion pour
guide des vertus, non pas cette discrétion inspirée par la chair, mais celle
montrée par Jésus-Christ, dont la vie très-sainte est un modèle accompli de
perfection. Mais, parce qu'il n'est pas possible à l'homme soumis à
l'infirmité de la chair de suivre d'une manière si parfaite l'Agneau sans
tache crucifié pou' nous, sans se couvrir de temps à autre un peu de la boue
du monde, il affirmait en toute assurance que ceux qui s'appliquent
sincèrement à mener une vie sainte doivent se purifier chaque jour par des
larmes abondantes. Il ne cessait lui-même, bien qu'il eût acquis une pureté
admirable de coeur et de corps, de sanctifier les regards de son âme par des
torrents de larmes, sans considérer combien les yeux de son corps avaient à en
souffrir. En effet, ces pleurs continuels lui avaient affecté gravement la
vue, et le médecin lui avait conseillé, s'il ne voulait devenir aveugle, d'y
mettre un ternie. « Mon frère, lui répondit le saint, nous ne devons pas
repousser, même légèrement, les rayons de la lumière éternelle par amour
pour
une lumière qui nous est commune avec les mouches; car
l'esprit a reçu pour lui-même, et non pour la chair, le bienfait de la
lumière. » Ainsi il aimait mieux perdre la vue du corps que d'empêcher, en
modérant les ardeurs de sa dévotion, ces larmes qui purifiaient le regard de
son âme et lui permettaient de jouir de la vue de Dieu. Une autre fois les
médecins lui conseillaient et les frères le
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priaient instamment de vouloir bien permettre qu'on lui
appliquât le feu pour tenter de le guérir; l'homme de Dieu y consentit
humblement, parce qu'il vit en cela un remède salutaire et douloureux à la
fois. Le chirurgien étant donc venu, fit rougir au feu son instrument afin
d'accomplir son opération. Alors le serviteur de Jésus-Christ, afin de
fortifier comme un
ami son corps déjà pénétré d'effroi, se mit à parler au
feu en ces termes : « Mon frère le feu, le Très-Haut t'a créé par-dessus tous
les êtres dont l'éclat est ravissant, plein de puissance, de beauté et
d'utilité. Sois-moi donc propice en ce moment, et montre-toi bon envers moi.
Je prie le grand Dieu qui t'a donné l'existence, de daigner tempérer ta
chaleur afin que je puisse supporter tes atteintes sans douleur. » Quand il
eut fini sa prière, il fit le signe de la croix sur le fer embrasé et demeura
sans crainte. Le fer fut appliqué tout brillant sur un endroit fort sensible, et promené depuis l'oreille jusqu'au sourcil. Mais quelle douleur le saint
éprouva alors, lui-même nous l'a fait savoir. « Louez le Très-Haut, dit-il à
ses frères; car, je vous l'assure en toute vérité, je n'ai ressenti ni
l'ardeur du feu, ni aucune souffrance en ma chair. » Et se tournant vers le
médecin, il ajouta : « Si la brûlure n'est point parfaite, vous pouvez
recommencer. » Mais le médecin, voyant en un corps aussi faible une vertu
d'esprit 'si puissante, fut dans l'admiration et exalta ce miracle tout divin,
en s'écriant : « Je vous le dis, mes frères : j'ai vu des merveilles
aujourd'hui. »
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Le saint était en effet arrivé à une telle pureté, que
sa chair était soumise à son esprit et son esprit à Dieu avec tin accord
admirable; et ainsi par la volonté du Seigneur, la créature, obéissant à son
Auteur, se soumettait d'une façon merveilleuse à la volonté et au
commandement de son serviteur.
Une autre fois, pendant qu'il
demeurait à la maison de Saint-Urbain, se trouvant en proie à une maladie
très-grave, et sentant la nature lui faire défaut, il demanda du vin ; mais il
n'y en avait point dans le monastère. Alors il commanda de lui apporter de
l'eau, qu'il bénit par un signe de croix. Aussitôt cette eau se changea en un
vin excellent, et ainsi la sainteté de
François obtint ce que la pauvreté du lieu ne
permettait pas d'avoir. Mais à peine en eut-il bu qu'il sentit ses forces
revenir promptement; et ce breuvage miraculeux et le prodige qui en fut la
suite, influant surnaturellement sur son âme, affermirent doublement en elle
le dépouillement parfait du vieil homme et le règne du nouveau.
Au reste, les créatures seules
ne se prêtaient pas ainsi aux désirs du serviteur de Dieu; la providence
elle-même du Créateur se montrait pleine de condescendance à ses volontés. Un
jour que son corps se trouvait abattu par la douleur de plusieurs infirmités
réunies,
François souhaita d'entendre un peu de
musique pour ranimer la joie de son esprit. Mais l'état dont il faisait
profession ne permettant pas de le satisfaire, les anges ,eux-mêmes se
chargèrent de servir ses désirs. La nuit suivante, comme
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il veillait et méditait sur son Seigneur, il entendit le
son d'un luth d'une merveilleuse harmonie et d'une mélodie délicieuse. On ne
voyait personne, mais la variété des sons faisait connaître la présence d'un
musicien qui va et revient. Et le saint, ravi en Dieu, éprouva une telle
suavité de ces accords enivrants, qu'il crut avoir passé à une vie meilleure.
Il découvrit lui-même à quelques-uns de ses frères les plus chers la grâce
qu'il venait de recevoir; et d'ailleurs ils avaient des preuves si assurées
des consolations fréquentes et extraordinaires dont Dieu le favorisait, qu'il
n'était pas en son pouvoir de les leur cacher entièrement.
Une fois aussi que le
serviteur de Dieu étant allé prêcher, s'avançait avec son compagnon le long
des frontières de la Lombardie et de la Marche de Trévise, ils furent surpris
non loin de Padoue par une nuit obscure. Comme les ténèbres rendaient le
chemin fort dangereux à cause d'une rivière et des marais au milieu desquels
ils se trouvaient, le frère dit au saint : « Mon père, priez Dieu de nous
délivrer de périls aussi imminents. »
François répondit avec une vive confiance : «
Dieu est assez puissant, s'il plaît à sa bonté, pour dissiper les ténèbres et
nous faire jouir du bienfait de la lumière. » A peine eût-il parlé que la
divine puissance fit briller autour d'eux une clarté éblouissante; et pendant
que, pour le reste des hommes, tout était plongé dans l'obscurité, ils
voyaient non-seulement leur route, mais encore une foule d'autres objets au
loin
55
dans la campagne. Dirigés ainsi dans leur voyage par
cette lumière, et fortifiés en leur âme, ils arrivèrent après, une longue
course sans avoir éprouvé aucun mal, et en chantant des hymnes à la louange du
Seigneur, au lieu où ils devaient s'arrêter. Jugez donc quelle était la pureté
de cet homme, quelle était sa vertu, puisque au moindre désir de sa volonté,
le feu modérait ses ardeurs, l'eau changeait de nature, les anges faisaient
entendre la douceur de leurs concerts, la lumière du ciel prodiguait ses
rayons, et le monde entier se montrait ainsi empressé à servir son innocence
et sa sainteté.
Une humilité profonde est la
gardienne et l'ornement de toutes les vertus. Or, l'homme de Dieu était rempli
abondamment d'une telle humilité. En sa propre estime il n'était qu'un
pécheur, alors qu'en réalité il était un miroir et un flambeau de sainteté en
tout genre. Comme un sage architecte, il s'était appliqué à jeter cette vertu
pour fondement de l'édifice qu'il voulait élever en lui-même, selon qu'il
l'avait appris dû Seigneur. Il disait que le Fils de Dieu était descendu des
hauteurs du sein paternel à l'abjection
56
de notre humanité afin de nous enseigner l'humilité,
comme notre Seigneur et notre Naître, par ses exemples et ses paroles. Voilà
pourquoi il s'étudiait, en vrai disciple de Jésus-Christ, à paraître vil à ses
yeux et aux yeux de tout le monde, se souvenant de cette parole du Docteur
suprême : « Ce qui est grand devant les hommes est en abomination devant
Dieu (1). » Il avait aussi coutume de dire souvent : « L'homme n'est que
ce qu'il est aux yeux de Dieu et rien de plus. » Ainsi, jugeant une folie de
se glorifier des faveurs du monde, il trouvait sa joie dans les opprobres, et
les louanges lui causaient de la tristesse. Il aimait mieux recevoir le blâme
que les éloges; car il voyait d'un côté une occasion de chute, et de l'autre
un moyen de se corriger. Aussi, lorsque les peuples exaltaient les mérites de
sa vie sainte, ce qui arrivait souvent, il ordonnait à un frère de lui
adresser à l'oreille quelque parole mortifiante; et quand ce frère, obéissant
à contre-coeur, lui disait qu'il était un homme grossier et inutile, un vil
mercenaire, le saint, transporté d'une joie qui se manifestait au-dehors, lui
répondait : « Que Dieu vous bénisse, mon enfant bien-aimé, car vous avez parlé
selon la vérité, et le fils de Pierre Bernardon mérite de s'entendre dire de
pareilles choses. » Afin de se rendre méprisable aux autres et de se couvrir
de confusion, il ne craignait pas, en prêchant, de faire connaître ses
défauts en présence de tout le monde. Il lui arriva une fois, accablé par
57
les souffrances, de se relâcher un peu des rigueurs de
son abstinence afin de recouvrer la santé. Quand il eut commencé à reprendre
ses forces, ce vrai contempteur de lui-même, désireux de se couvrir
d'opprobre, dit à ses frères : « Il n'est pas juste que le peuple nie
considère comme un homme pénitent, lorsque, dans le secret, je m'occupe à
nourrir soigneusement mon corps. » Ensuite il se leva tout pénétré de l'esprit
de la sainte humilité, et, après avoir rassemblé le peuple, il alla avec
éclat à l'église principale, entouré d'un grand nombre de frères qu'il avait
amenés avec lui. Là il se mit une corde au cou, se dépouilla de ses
principaux vêtements en présence de tout le monde, et ordonna qu'on le traînât
jusqu'à la pierre où les criminels destinés au supplice avaient coutume d’être
placés. Il faisait alors un froid rigoureux;
François avait plus de quarante ans, et sa
santé était délabrée. Etant donc monté sur cette pierre, il prêcha avec une
force d'âme incroyable, et protesta à ses auditeurs que, loin de l'honorer
comme un homme spirituel, ils devaient plutôt le mépriser comme un homme tout
sensuel et adonné à la gourmandise. Les spectateurs, surpris d'un spectacle si
extraordinaire et connaissant d'ailleurs l'austérité du saint, furent touchés
de componction et déclarèrent plus admirable qu'imitable une telle humilité.
Une pareille action semble moins être, en effet, un exemple donné aux hommes,
qu'un prodige semblable à ceux que nous lisons dans les Prophètes ; cependant
elle offre un grand enseignement
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d'humilité parfaite, où le disciple de Jésus-Christ
apprend à mépriser le vain retentissement de louanges passagères, à réprimer
les prétentions d'un orgueil désireux de s'élever, et à rejeter les fausses
apparences d'un dehors trompeur. L'homme de Dieu faisait souvent des choses de
ce genre, afin de passer aux yeux des hommes comme un vase inutile et de
posséder intérieurement la sainteté d'esprit. Il s'efforçait de renfermer dans
le secret de son coeur les grâces dont le Seigneur le comblait, afin de se
soustraire à une gloire qui pouvait être pour lui une cause de ruine.
Lorsqu'on le proclamait bienheureux, il répondait : « Je puis encore tomber en
toutes sortes de désordres; gardez-vous de me louer comme un homme qui n'a
plus rien à craindre. Celui dont la fin est incertaine, n'a aucun droit à
recevoir des louanges. » Et lorsqu'on exaltait en lui de pareils sentiments, il se disait à lui-même : «
François, si le Très-Haut avait accordé
autant de grâces à un voleur, il serait plus agréable à ses yeux que tu ne
l'es. » Souvent aussi il disait à ses frères que personne ne devait
s'applaudir d'avoir fait ce qu'il est au pouvoir d'un pécheur de faire; que se
flatter de la sorte était un crime. « Le pécheur, ajoutait-il, peut jeûner,
prier, pleurer, mortifier sa chair; une seule chose lui est impossible : être
fidèle à son Dieu et pécher en même temps. Il n'y a qu'un point où nous
puissions nous glorifier : c'est de rendre au Seigneur la gloire qui lui
appartient et de reconnaître en le
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servant fidèlement les biens que nous avons reçus de lui.
»
Afin de multiplier ses gains
de diverses manières, et de se faire un trésor de mérites de tout le temps
présent, ce vrai marchand de l'Évangile cherchait plutôt à demeurer en un
rang inférieur que dans les emplois, à obéir plutôt qu'à commander. S'étant
démis de sa charge de général de l'ordre, il demanda un gardien pour faire en
tout sa volonté. Il assurait que les fruits de la sainte obéissance étaient si
abondants, que ceux qui se soumettent continuellement à son joug voient leurs
gains croître sans interruption. Aussi avait-il coutume de s'engager toujours
à obéir au frère avec qui il allait en voyage, et il était fidèle à son
engagement.
Un jour il dit à ses
compagnons : « Entre autres faveurs que j'ai reçues de la bonté divine, elle
m'a accordé cette grâce, que j'obéirais avec autant d'empressement à un novice
d'une heure, s'il m'était donné pour gardien, qu'au frère le plus ancien et
le plus expérimenté. L'inférieur, ajoutait-il, ne doit pas considérer l'homme
en son supérieur, mais Celui pour l'amour duquel il obéit. Moins le supérieur
est digne de considération, plus l'humilité de l'inférieur est agréable à
Dieu. » On lui demandait quel homme on devait juger vraiment obéissant : il
proposa pour exemple un corps mort. Prenez un corps sans vie, dit-il, et
placez-le où vous voudrez; vous ne lui verrez pas faire la moindre résistance;
il ne se plaindra point du lieu où vous
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l'aurez mis; il ne croira pas que vous l'abandonnez;
qu'il soit dans un lieu élevé, il regardera en bas et non en haut; qu'il soit
dans la pourpre, il n'en paraîtra que plus pâle. Tel est le vrai obéissant. Il
n'examine pas pourquoi on le fait marcher, il ne s'inquiète pas du lieu où il
est placé, il ne sollicite aucun changement; élevé en dignité, il conserve son
humilité accoutumée; et plus il reçoit d'honneurs, plus il se juge indigne. »
Une autre fois il dit au frère qui l'accompagnait : « Je ne croirais jamais
être un frère mineur, si je n'étais en l'état que je vais vous faire
connaître. Me voici le supérieur de mes frères, je vais au chapitre, j'y
prêche, j'y donne des avis, et à la fin ou s'élève contre moi et l'on me dit
: Vous ne sauriez nous convenir davantage, car vous êtes un homme sans
instruction et sans parole, un homme sot et sans intelligence. Ensuite on me
chasse honteusement et je suis méprisé de tous. Eh bien ! si je ne puis
entendre tout cela sans changer de couleur, avec une joie parfaite de mon âme
et un désir égal de nie sanctifier, je ne suis point un vrai frère mineur. »
Et il ajoutait : « Le rang élevé est exposé à des chutes; les louanges nous
offrent un précipice; mais l'humilité est une source de gain pour l'âme
soumise. Pourquoi donc soupirer plus après les périls qu'après le gain, alors
que nous avons reçu le temps pour ramasser des trésors? » Aussi
François, véritable modèle d'humilité,
voulut-il que ses frères fussent appelés mineurs, et les supérieurs de
61
son ordre ministres, afin de se servir du langage de l'Evangile,
qu'il avait promis d'observer, et d'apprendre à ses disciples par leurs noms
mêmes qu'ils étaient venus à l'école de l'humble Jésus pour s'y exercer à
l'humilité. En effet, le Maître de l'humilité, Jésus-Christ, voulant former
ses apôtres à la perfection de cette vertu, leur dit : Quiconque voudra
être le plus grand parmi vous, doit se faire votre serviteur; et quiconque
voudra tenir le premier rang, devra se faire l'esclave de tous (1).
Le cardinal d'Ostie,
protecteur et promoteur principal de l'ordre des Frères mineurs, et qui dans
la suite fut élevé, selon les prédictions du saint, sur la chaire de saint
Pierre sous le nom de Grégoire IX; ce cardinal, dis-je, ayant demandé à
François s'il aurait pour agréable que ses
frères fussent élevés aux dignités ecclésiastiques, il répondit : « Seigneur,
mes frères ont reçu le nom de mineurs afin qu'ils n'aspirent jamais à devenir
grands. Si vous voulez qu'ils produisent des fruits, maintenez-les et conservez-les dans l'état de leur vocation, et ne leur permettez jamais de
monter aux dignités de l'Eglise. » Mais, comme il préférait l'humilité aux
honneurs tant pour lui que pour les siens, le Dieu qui aime les humbles le
jugeait digne du rang le plus sublime, selon qu'il le montra dans une vision à
un frère, homme d'une vertu et d'une piété admirable. Ce frère, accompagnant
le saint en un voyage, était entré avec lui dans une église où il n'y
62
avait personne. Pendant qu'il y priait avec une vive
ferveur, il fut ravi en extase, et, entre plusieurs siéges qu'il vit dans le
ciel, il en remarqua un plus élevé que les autres, orné de pierres précieuses
et environné d'une gloire plus éclatante. Après avoir admiré la splendeur de
ce trône admirable, il se mit à penser en lui-même à qui pouvait être destiné
une place semblable. Alors il entendit une voix lui dire : « Ce trône était la
demeure d’un des anges qui sont tombés, et maintenant il est réservé à
l'humble
François. » Enfin le frère, revenu à lui-même, sortit de l'église à la suite du saint. Dans le chemin, comme ils
s'entretenaient de Dieu, le frère, qui se souvenait de sa vision, fut
curieux de savoir quel sentiment le saint avait de lui-même. Le serviteur de
Jésus-Christ lui répondit : « Je crois être le plus grand des pécheurs. » Et
comme le frère soutenait qu'il ne pouvait parler ni juger de la sorte en
conscience, il ajouta : « Si Jésus-Christ avait montré autant de miséricorde
qu'à moi au plus scélérat des hommes, il se serait rendu sans aucun doute plus
agréable à ses yeux que je ne l'ai fait. » Le frère, en entendant des paroles
d'une humilité aussi admirable, fut assuré de la vérité de sa vision, et il
reconnut, selon le témoignage sacré de l'Evangile, que l'homme vraiment
humble est élevé à une gloire sublime, tandis que le superbe en est exclu.
Un jour qu'il était à prier
dans une église abandonnée en la province de Massa, proche du mont Casai,
l'Esprit de Dieu lui révéla qu'on avait laissé
63
en ce lieu de saintes reliques. Les voyant depuis si
longtemps privées de l'honneur qui leur était dû, le saint ordonna à ses
frères de les porter avec respect au lieu où ils demeuraient. Mais lorsqu'il
fut parti, les religieux, oubliant le commandement de leur père, ne se
montrèrent point des enfants attentifs au mérite de l'obéissance. Quelque
temps après, comme ils voulaient célébrer les saints mystères, ils furent
singulièrement surpris, en découvrant l'autel, d'y trouver des ossements
magnifiques et exhalant un parfum délicieux. C'étaient ces mêmes reliques, que la vertu du Très-Haut, et non aucune main humaine, avait apportées là.
Etant revenu bientôt en ce lieu, l'homme de Dieu s'informa avec empressement
si l'on avait accompli ses ordres touchant les saintes reliques. Les frères
avouèrent humblement leur négligence à lui obéir, se soumirent à la punition
qu'il voudrait bien leur infliger et méritèrent leur pardon. Alors il leur dit
: « Béni soit le Seigneur mon Dieu, qui a accompli par lui-même ce que vous
deviez faire. Voyez donc de quel soin la divine Providence environne notre
poussière, et en même temps pesez combien admirable était aux yeux de Dieu la
vertu de
François : l'homme n'exécute point ses
ordres, et Dieu se rend obéissant à ses désirs.
Une autre fois encore étant venu à Imola, il alla trouver l'évêque et
lui demanda humblement de vouloir bien lui permettre de réunir le peuple pour
lui faire des prédications. L'évêque lui répondit
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durement : « Je suis bon, mon frère, pour prêcher
moi-même mou peuple. » Alors cet homme vraiment humble inclina la tête et
sortit. Mais bientôt après il revint. L'évêque tout mécontent lui ayant
demandé ce qu'il voulait encore,
François répondit avec une humilité parfaite
de coeur et de paroles : « Seigneur, quand un père chasse son enfant par une
porte, celui-ci tache de rentrer par une autre.» Vaincu par une humilité si
profonde, l'évêque l'embrassa avec joie et lui dit : « A l'avenir vous pouvez,
vous et vos frères, prêcher dans tout pion évêché, je vous en donne la
permission générale: c'est votre sainte humilité qui vous la mérite. »
Il lui arriva aussi de se
rendre à Arezzo dans un temps où cette ville, agitée par des divisions
intestines, était à la veille d'une ruine déplorable. D'un des faubourgs où il
était logé il vit au-dessus de la ville des démons tressaillant d'allégresse,
et les citoyens soulevés s'avançant les uns contre les autres à un combat à
mort. Afin de mettre en fuite les puissances infernales, il envoya, comme son
héraut, le frère Silvestre, homme qui avait la simplicité de la colombe, en
lui disant : « Allez devant la porte de la ville et, en vertu de l'obéissance, commandez de la part du Dieu tout-puissant aux démons de se retirer bien
vite. » Cet homme vraiment obéissant s'empresse d'accomplir les ordres de son
père, et, tout occupé à louer le Seigneur, il arrive à la porte et se met à
crier de toutes ses forces : « De la part du Dieu tout-puissant el. par
l'ordre de son serviteur
65
François, démons retirez-vous tous. »
Aussitôt le calme revint dans la ville, et tous les citoyens purent procéder
avec une tranquillité profonde à une juste répartition des droits de chacun.
Ainsi, après avoir dissipé l'orgueil emporté et furieux des démons qui
avaient formé comme un siége autour de cette ville, la sagesse d'un pauvre ou
autrement l'humilité de
François lui rendit la paix et lui apporta le
salut. La vertu sublime de son humble obéissance lui avait mérité un tel
empire sur ces esprits rebelles et impurs, qu'il brisait leurs fureurs et
dissipait leurs violences tyranniques. En effet, les démons prennent la fuite
en présence des vertus admirables des humbles, à moins que de temps à autre, pour conserver ses serviteurs dans l'humilité, la miséricorde divine ne
permette à ces esprits de les maltraiter, comme saint Paul l'écrit de lui-même
et comme
François en fit l'expérience. Car, ayant été
prié par Léon, cardinal de Sainte-Croix, de demeurer quelques jours chez lui à
Rome, il y consentit humblement par respect et amour pour le cardinal. Mais
la première nuit, quand, après avoir prié, il voulut se reposer, les démons
survinrent, se jetèrent avec fureur sur le soldat de Jésus-Christ, le
frappèrent longuement et cruellement, et se retirèrent enfin le laissant à
demi-mort. Alors ayant appelé son compagnon, l'homme de Dieu lui raconta ce
qui venait d'arriver et ajouta : « Les démons n'ont de puissance qu'autant
qu'il plaît à la divine Providence de leur en accorder. Je crois donc que, s'ils se sont jetés sur moi avec tant de
66
cruauté, c'est parce que mon séjour dans le palais des
grands est d'un mauvais exemple. Mes frères, qui résident en de pauvres
maisons, apprenant que je demeure avec les cardinaux, pourraient me soupçonner
de me laisser aller à l'amour des choses de ce monde, d'être sensible aux
honneurs et de rechercher les délices. C'est pourquoi celui qui est placé pour
être l'exemple des autres doit, selon moi, fuir les palais et habiter
humblement avec les petits en des demeures convenables à sa profession; car
c'est en partageant leurs peines qu'il les rendra forts à souffrir le manque
de toutes choses. » Le matin donc après s'être excusé humblement, ils prirent
congé du cardinal.
Le saint avait en horreur
l'orgueil, la source de tous les maux, et la désobéissance qui en est la
fille infâme; mais un humble repentir trouvait cependant grâce à ses yeux.
Ainsi on lui amena un jour un frère coupable d'une faute contre l'obéissance,
afin qu'il lui imposât une juste pénitence. L'homme de Dieu reconnaissant à
des signes évidents le regret de ce frère, se sentit porté à lui pardonner en
vue de son humilité; mais craignant, par cette facilité, de donner aux autres
une occasion de commettre le mal, il commanda d'enlever au frère son capuce et
de le jeter au feu, afin que tous comprissent avec quel zèle et quelle
sévérité on doit poursuivre les fautes contraires à l'obéissance. Quand le
capuce eut été quelque temps dans le feu, il ordonna de l'en retirer et de le
rendre au frère humblement repentant. Mais,
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chose admirable! le capuce retiré du milieu des flammes
ne portait aucune trace de leur action, et ainsi Dieu, par un miracle, avait
récompensé et la vertu de son serviteur et l'humilité de la pénitence. Il est
donc juste d'imiter la profonde humilité de
François, laquelle obtint un tel pouvoir sur
la terre, qu'elle inclinait Dieu même à condescendre à ses désirs, qu'elle
changeait le coeur des hommes, brisait par sa parole l'impudence effrontée des
démons et arrêtait par un seul signe la voracité des flammes. C'est elle, en
effet, qui exalte ceux en qui elle habite; elle rend à tous le respect dû à
leur rang, et tous lui rendent l'honneur dont elle est digne.
CHAPITRE VII. De l'amour de
François
pour la pauvreté, et de la manière admirable avec laquelle il subvenait aux
besoins des autres.
Parmi les dons admirables que
François obtint du Donateur suprême, il eut
la prérogative spéciale de ramasser des trésors de simplicité par un amour
profond de la pauvreté. Voyant combien cette dernière vertu était chère au
Fils de Dieu, et comment elle était dédaignée de tout le monde, il s'appliqua
à s'unir à elle par un lien d'amour toujours persévérant; et non-seulement il
abandonna pour elle son père et sa mère, mais il lui fit le sacrifice de tout
ce
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qu'il put posséder. Personne n'eut jamais autant d'amour
pour l'or que lui pour la pauvreté; personne n'apporta plus de soin à veiller
sur ses trésors que lui à veiller à la garde de cette perle de l'Evangile.
Rien ne blessait ses regards comme de rencontrer en ses frères quelque chose
qui ne fût pas entièrement conforme à la pauvreté. Et lui-même, depuis son
entrée en religion, n'eut pour toutes richesses qu'une tunique, une petite
corde, de méchants habits, et il s'en contenta jusqu'à la mort. Il rappelait
souvent à son esprit avec des larmes abondantes la pauvreté de Jésus-Christ et
de Marie ; et il assurait qu'elle était la reine des vertus puisqu'elle avait
brillé avec tant d'éclat dans le Roi des rois et dans la Reine sa mère. Ses
frères, dans une réunion, lui ayant demandé quelle vertu nous rendait plus
agréables à Jésus-Christ. Il leur répondit, comme en leur ouvrant le secret
de son coeur : « Sachez, mes frères, que la pauvreté est par excellence la
voie du salut, car elle est la vie de l'humilité et la racine de la
perfection. Ses fruits sont cachés, il est vrai; mais ils sont nombreux. C'est
là ce trésor du champ évangélique, pour l'achat duquel il faut tout vendre,
et dont la valeur rend digne d'un souverain mépris tout ce qui ne peut être
vendu. Quiconque désire arriver au sommet de cette vertu, ne doit pas
seulement renoncer à la prudence mondaine, mais encore à l'habileté dans les
sciences, afin d'entrer sans réserve, dépouillé de tels biens, sous la
puissance du Seigneur, et de s'offrir nu aux
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embrassements de Jésus crucifié. Celui-là ne renonce pas
parfaitement au siècle, qui réserve dans le secret de son coeur la monnaie de
son sens propre. »
Souvent, en prêchant sur la
pauvreté, il se plaisait à rappeler à ses frères ces paroles de l'Evangile :
« Les renards ont leurs tanières, les oiseaux du ciel leurs nids; mais le
Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête (1) .» Aussi
recommandait-il à ses frères de n'élever que de pauvres maisons, à l'exemple
des indigents; de ne les habiter que comme des étrangers et des voyageurs, et
non comme des maîtres. « La coutume des voyageurs, disait-il, est d'être reçus
dans une demeure qui n'est point à eux, de soupirer après leur patrie et de
passer pacifiquement. » Quelquefois il commandait d'abattre les nouvelles
maisons ou d'en faire sortir les religieux, lorsqu'il y découvrait, sous
prétexte d'appropriation ou d'embellissement, quelque chose de contraire à la
pauvreté évangélique. Il disait que cette vertu était la pierre fondamentale
de son ordre, que tout l'édifice reposait sur cette base, que de sa solidité
en dépendait la conservation, et qu'en l'ébranlant on s'exposait à une ruine
entière. Il enseignait que l'entrée en religion, ainsi qu'il lui avait été
révélé, devait commencer par la mise en pratique de cette parole de l'Evangile
: « Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et
donnez-le aux pauvres (2). » Aussi n'admettait-il dans son ordre que des
hommes qui
70
s’étaient dépouillés de tout sans réserve, tant par
esprit pour cette sentence sacrée, que dans la crainte de voir les biens
réservés devenir une occasion de scandale. Le vrai patriarche des pauvres
répondit un jour à quelqu'un de la Marche d'Ancône, qui lui demandait à être
reçu : « Si vous voulez vous réunir aux pauvres de Jésus-Christ, distribuez
tous vos biens aux pauvres. » Cet homme s'en alla donc; mais, poussé par un
amour tout naturel, il laissa ce qu'il possédait aux siens et les pauvres
n'eurent rien. Le saint l'ayant entendu raconter cette affaire, le reprit
durement et lui dit : « Retournez d'où vous êtes venu, frère mouche, car vous
n'êtes pas encore sorti de votre maison ni du milieu des vôtres. Vous avez
donné vos biens à vos parents, et vous en avez privé les indigents; vous
n'êtes pas digne de prendre rang parmi ceux qui ont embrassé la sainte
pauvreté. Vous avez commencé par la chair, et vous avez donné à votre édifice
spirituel un fondement ruineux. » Cet homme terrestre et animal retourna vers
les siens, recouvra les biens qu'il n'avait point voulu distribuer aux
pauvres, et abandonna bien vite ses projets de perfection.
Une fois, la misère était si
grande à Sainte-Marie de la Portiuncule, qu'il était devenu impossible de
pourvoir aux besoins des frères nouveaux venus. Le vicaire du saint alla le
trouver, lui représenta la détresse où se trouvaient les frères, et le pria de
permettre qu'on réservât quelque chose du bien des novices qui entraient dans
l'ordre, afin de s'en servir
71
en temps opportun. Le saint, instruit des desseins du
Ciel, lui répondit : « Loin de nous, mon frère bien-aimé, d'agir contre la
règle et de nous rendre coupables en considération d'un homme quel qu'il soit.
J'aime mieux dépouiller l'autel de la Vierge glorieuse lorsque le besoin le
demandera, que de jamais entreprendre la moindre chose contraire au voeu de
pauvreté et à l'obéissance de l'Evangile. La Vierge bienheureuse aura plus
agréable de nous voir enlever les ornements de son autel pour observer
parfaitement les conseils donnés par son Fils, que de le voir orné au
détriment des promesses dont nous sommes liés. »
Dans un autre temps l'homme de
Dieu, passant avec son compagnon proche de Bari, dans la Pouille, trouva sur
le chemin une bourse énorme, dans le genre de celles qu'on appelle sacs dans
le langage accoutumé. Elle paraissait remplie d'argent. Le pauvre du Seigneur
en fut averti par le frère qui l'accompagnait, et celui-ci le pria instamment
de lui permettre de la ramasser afin d'en donner l'argent aux pauvres. Mais il
s'y refusa, assurant que cette bourse était un prestige du démon, et que
d'ailleurs la chose conseillée par le frère était un péché et non une action
méritoire, puisque c'était se servir du bien d'autrui pour faire l'aumône. Ils
s'éloignèrent donc de ce lieu et se hâtèrent de poursuivre leur chemin. Mais
le frère, trompé par un sentiment de fausse piété, continuait ses
représentations et blâmait le saint, comme ne s'inquiétant pas de soulager la
72
misère des pauvres. A la fin cet homme vraiment doux
consentit à revenir, non pour faire ce que le frère voulait, mais pour lui
découvrir la ruse du démon. Arrivé auprès de la bourse avec son compagnon et
un jeune homme qui était sur le chemin, il commença par prier et il ordonna
ensuite au premier de ramasser cette bourse. Le frère effrayé s'arrête un
instant, pressentant déjà la fourberie de notre ennemi. Cependant par respect
pour le commandement imposé à son obéissance, il rejette toute hésitation et
tend la main. Mais au même instant un serpent énorme s'élance hors de la
bourse, disparaît avec elle, et laisse voir ainsi la ruse diabolique. Alors
le saint dit à son compagnon : « Mon frère, l'argent, pour des serviteurs de
Dieu, n'est rien autre chose que le démon et un serpent dangereux. »
Il arriva ensuite à
François quelque chose d'admirable, tandis
qu'il se rendait à Sienne, où le bien de la religion l'appelait. Dans la
plaine qui s'étend entre Campilio et Saint-Quirice, trois femmes ayant entre
elles une ressemblance parfaite pour la grandeur, l'âge et le visage, vinrent
à sa rencontre et le saluèrent d'une façon toute nouvelle. « Dieu vous garde, dame pauvreté, lui dirent-elles. » Ce vénérable amant de la pauvreté fut
rempli d'une joie indicible en écoutant ces paroles, car il n'avait en lui
rien qui méritât plus d'être salué de tout le monde que ce que ces femmes y
avaient distingué. Mais celles-ci, disparaissant aussitôt, les religieux qui
accompagnaient le saint, étonnés d'une ressemblance si admirable,
73
et en même temps de ce que ce salut, cette rencontre,
cette disparition avaient de nouveau, jugèrent non sans raison qu'il y avait
là quelque chose de mystérieux par rapport au saint. Et en vérité ces trois
femmes pauvres se montrant avec un extérieur si parfaitement semblable,
saluant d'une manière si inaccoutumée et disparaissant si promptement
pouvaient très-bien signifier que, dans l'homme de Dieu, la beauté de la
perfection évangélique brillait d'un éclat égal quant à la chasteté,
l'obéissance et la pauvreté; mais qu'il avait établi sa gloire principale dans
la pauvreté, qu'il appelait tantôt sa mère, tantôt son épouse, tantôt sa dame.
Il désirait, en effet, surpasser tous les autres en cette vertu, car elle lui
avait appris à se juger inférieur à tous. Quand il voyait quelqu'un d'une
apparence plus pauvre que lui, il se faisait aussitôt des reproches et
s'excitait à quelque chose de semblable, comme s'il eut craint d'être vaincu
en combattant pour la pauvreté, dont le zèle le dévorait. Il lui arriva de
rencontrer sur le chemin un pauvre dont la nudité le frappa d'étonnement. Le
coeur brisé d'amertume, il dit eu pleurant à son compagnon : « La misère de
cet homme nous couvre d'une grande confusion : nous avons choisi la pauvreté
comme un trésor inépuisable, et voilà qu'elle brille avec plus d'éclat en cet
homme qu'en nous. »
Le serviteur du Dieu
tout-puissant aimait beaucoup mieux, par attachement pour la sainte pauvreté,
se nourrir des aumônes amassées en mendiant de porte en porte, que de ce qui
lui était offert autrement.
74
Quand des personnes d'un rang considérable l'invitaient à
leur table afin de lui faire honneur, il commençait d'abord par aller mendier
aux maisons voisines quelques morceaux de pain, et, après s'être ainsi montré
misérable, il se rendait au lieu où il était attendu. Un jour que, invité par
l'évêque d'Ostie, qui aimait de l'amour le plus tendre le pauvre du Seigneur,
il avait agi de la sorte, celui-ci se plaignit comme d'une injure faite à son
honneur que, devant manger chez lui, il fût allé demander l'aumône. Mais
François lui répondit : « Monseigneur, je
vous ai rendu un honneur éclatant, en offrant d'abord mes hommages au Dieu qui
l'emporte sur vous en grandeur. Notre maître a mis son bon plaisir dans la
pauvreté, et surtout dans celle qui est volontaire et se fait mendiante pour
Jésus- Christ. Jamais, pour me rendre le serviteur des fausses richesses dont
l'usage vous est accordé pour quelques jours, je n'abandonnerai cette dignité
royale dont Jésus-Christ, notre Seigneur, s'est re- vêtu en se faisant pauvre
à cause de nous, afin de nous enrichir par sa misère et d'établir les vrais
pauvres d'esprit les rois et les héritiers du royaume des cieux. »
Quelquefois, avant d'envoyer ses frères demander l'aumône, il les encourageait
par ces paroles : « Allez sans crainte, leur disait-il, car les Frères
mineurs ont été prêtés au monde en ces derniers temps, afin qu'en eux les élus
trouvent une occasion de mériter les louanges du Juge suprême et de s'entendre
adresser cette
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consolante parole : Toutes les fois que vous avez fait
du bien au plus petit d'entre mes frères, vous l'avez fuit à moi-même (1).
» Il assurait donc qu'il devait être agréable de mendier sous le nom de Frères
mineurs, puisque le Maître de la vérité distingue ce nom d'une manière aussi
spéciale dans la récompense des justes. Il avait coutume aussi de mendier les
jours de fêtes principales, quand il le pouvait, et il disait que dans les
pauvres du Seigneur avait lieu l'accomplissement de cette parole du Prophète :
L'homme a mangé le pain des anges (2). Car c'est vraiment le pain des
anges que ce pain demandé pour l'amour de Dieu, donné pour son amour par
l'inspiration des bons anges, et recueilli de porte en porte par la sainte
pauvreté. Comme un jour de Pâques il se trouvait dans un lieu tellement
éloigné des endroits habités qu'il ne pouvait commodément aller mendier, il se
souvint de celui qui, en ce jour, apparut aux disciples d'Emmaüs sous la
figure d'un étranger, et il demanda l'aumône aux frères eux-mêmes comme pauvre
et étranger. L'ayant reçu avec humilité, il les exhorta ensuite à passer à
travers le désert de ce monde comme des voyageurs et des étrangers, comme de
vrais hébreux, et à célébrer en tout temps, par la pauvreté d'esprit, la Pâque
du Seigneur, qui n'est autre chose que le passage de ce monde à notre Père. Et
parce que, en demandant l'aumône, il n'était point conduit par l'amour du
gain, mais par un esprit libre de toute inquiétude,
76
Dieu, le Père des pauvres, semblait prendre de lui un
soin tout spécial.
Etant tombé malade à Nocera,
il vit arriver d'Assise des hommes députés. par la piété des habitants de
cette ville afin de l'y ramener. Comme il s'en retournait avec eux, ils
arrivèrent à un village appelé Sarthiano, et là, pressés par la faim et
l'heure avancée, ils voulurent se procurer de quoi manger; mais ils ne
trouvèrent rien à acheter. « Vous n'avez rien trouvé, leur dit le saint, parce
que vous avez mis plus de confiance en vos mouches ( c'est ainsi qu'il
appelait leurs pièces d'argent) qu'en Dieu. Mais allez de nouveau par les
maisons que vous avez déjà parcourues, et demandez l'aumône en offrant pour
tout paiement l'amour de Dieu. Gardez-vous de juger une telle démarche indigne
et avilissante, car depuis le péché l'Aumônier suprême n'a accordé tous ses
dons aux dignes et aux indignes avec une bonté si prodigue qu'à titre
d'aumône. » Les envoyés foulèrent donc aux pieds tout sentiment de honte, et,
se mettant de bon coeur à mendier, ils trouvèrent plus pour l'amour de Dieu
qu'ils n'avaient fait pour leur argent ; car, par une permission du Ciel, les
pauvres habitants de cette contrée, touchés de compassion, offrirent
libéralement tout ce qu'ils possédaient et leurs propres personnes pour leur
venir en aide. Et ainsi la pauvreté vraiment riche de
François apporta à la détresse de ces hommes
un secours qu'ils n'avaient pu se procurer avec tout leur avoir.
77
Une autre fois qu'il était
malade en un couvent près de Riéti, il reçut d'un médecin les soins les plus
empressés. Comme le pauvre de Jésus-Christ était impuissant à rétribuer
dignement son travail, la bonté généreuse du Seigneur ne voulut pas laisser
cet homme sans lui accorder de suite une récompense, et elle se chargea de
payer ses services par un bien-fait nouveau. Ce médecin avait dépensé tout ce
qu'il avait gagné à rebàtir sa maison, et en ce moment un mur, s'étant fendu
du haut en bas, menaçait ruine si prochainement qu'il semblait impossible
d'empêcher ce malheur par aucun moyen humain. Mais le médecin, plein de
confiance dans les mérites du saint, demande avec un vif sentiment de foi à
ses compagnons de vouloir bien lui donner quelque chose que l'homme de Dieu
eût touché de ses mains. Ayant obtenu après des instances réitérées un peu de
ses cheveux, il les mit le soir dans la fente de la muraille, et le matin, en se levant, il trouva l'ouverture si bien fermée qu'il ne lui fut point
possible de tirer ces reliques du lien où il les avait déposés la veille, ni
de reconnaître la moindre trace de cet ébranlement. Ainsi, en donnant ses
soins assidus au corps débile du serviteur de Dieu, cet homme avait éloigné le
danger qui menaçait sa maison d'une ruine complète.
Dans un autre temps,
François voulut se rendre en une certaine
solitude pour y vaquer avec plus de liberté à la contemplation. Comme il était
très-faible, il se servit de l'âne d'un homme pauvre. Il faisait une
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chaleur accablante, et cet homme suivait le saint à
travers un pays de montagnes ; mais à la fin, succombant à la fatigue d'une
marche longue et pénible, brûlé par l'ardeur d'une soif dévorante, il se prit
à crier avec instance après le saint : « Je me meurs de soif si personne ne se
hâte de me venir en aide en me donnant quelque chose à boire. » Aussitôt
l'homme de Dieu descend avec empressement, se met à genoux, élève ses mains au
ciel, et ne cesse de prier que lorsqu'il se sent exaucé. Alors il dit au
pauvre : « Allez vite à ce rocher, et vous y trouverez une eau vive que le
Seigneur, dans sa miséricorde, a fait jaillir tout à l'heure pour vous donner
à boire. » Admirable bonté de Dieu qui se prête si facilement aux désirs de
ses serviteurs! Cet homme altéré but de l'eau sortie de la pierre par la vertu
de la prière, et il trouva de quoi calmer sa soif au sein du rocher le plus
dur. Il n'y avait jamais eu auparavant aucun cours d'eau en cet endroit, et
dans la suite on ne put en découvrir malgré des recherches empressées.
Nous montrerons plus loin
comment Jésus-Christ, par la vertu de son pauvre, a multiplié les aliments.
Contentons-nous seulement de dire qu'au moyen de faibles provisions reçues par
lui en aumônes, il a soustrait durant plusieurs jours des matelots aux dangers
de la faim et de la mort, et nous comprendrons clairement que, si le
serviteur du Dieu tout-puissant fut semblable à Moïse en faisant jaillir l'eau
de la pierre, il fut de même semblable à Elisée par
79
la multiplication des aliments. Loin donc des pauvres du
Seigneur tout sentiment de défiance. Si la pauvreté de
François a été assez riche pour suppléer
d'une manière si admirable aux besoins de ceux qui lui venaient en aide, que
ni le boire, ni le manger, ni le logement ne leur faisaient défaut, alors que
les ressources de la fortune, de l'art et de la nature étaient impuissantes,
combien plus cette pauvreté méritera-t-elle les biens accordés à tous les
hommes dans l'ordre accoutumé de la divine providence ! Si, dis-je, à la
voix du pauvre, l'aridité de la pierre a offert une eau abondante aux besoins
d'un malheureux, assurément aucune créature en ce monde ne refusera d'obéir à
ceux qui ont tout abandonné pour suivre l'Auteur de toutes choses.
CHAPITRE VIII. De la tendre piété de
François,
et comment les êtres privés de raison semblaient entraînés à l'aimer.
La vraie piété qui, selon
l'Apôtre, est utile à tout, avait tellement rempli et pénétré le cœur de
François, qu'elle semblait en avoir fait
uniquement la possession du Très-Haut. C'est elle qui l'élevait vers Dieu par
la dévotion, le transformait en Jésus-Christ par la compassion, l'inclinait
vers le prochain pal une douce condescendance, et offrait en lui une
80
image de l'état d'innocence première par son accord
parfait avec toutes les créatures. Il était plein de tendresse pour tous les
êtres sans exception et spécialement pour les âmes rachetées au prix du sang
précieux du Sauveur. Lorsqu'il voyait ces âmes souillées des taches du péché,
il le déplorait avec un sentiment si vif de compassion qu'il s'efforçait
chaque jour, comme une mère, de les enfanter à Jésus-Christ. Voilà pourquoi
surtout il avait une vénération toute particulière pour les ministres de la
divine parole; car il savait qu'ils s'appliquaient à donner des enfants à leur
frère mort, au Seigneur crucifié pour les pécheurs, en travaillant avec une
pieuse sollicitude à leur conversion, et qu'ils les dirigeaient avec une
bonté vigilante. Il assurait que ce ministère de tendre compassion l'emportait
sur tout sacrifice aux yeux du Père des miséricordes si on le remplissait avec
une parfaite charité, si on s'y appliquait plus par le bon exemple que par
les paroles, plus par les larmes que par de longs discours. Et ainsi il disait
qu'on devait pleurer comme étranger à la vraie piété le prédicateur cherchant
sa propre gloire et non le salut des âmes, ou détruisant par la perversité
d'une vie mauvaise ce qu'il édifiait par l'enseignement de la vérité; et qu'on
devait préférer à un tel homme un frère sans science et sans éloquence, mais
dont les bons exemples portaient les autres au bien. Il expliquait ainsi cette
parole de l'Écriture : « Celle qui était stérile a donné le jour à
plusieurs (1).
La
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femme stérile, disait-il, est le pauvre frère qui n'a
pas mission d'engendrer des enfants à l'Eglise. Au jour du jugement il se
trouvera être le père d'un grand nombre, car tous ceux qu'il convertit au
Seigneur par ses prières secrètes, le souverain Juge les lui donnera alors et
il en sera glorifié. — Celle qui avait une postérité nombreuse se verra
sans appui. En effet, le prédicateur vain, le beau parleur qui se
considère comme le père d'une multitude d'hommes qu'il croit avoir rendus à la
vie par sa propre vertu, connaîtra alors qu'il n'a rien à revendiquer en eux.
»
Ainsi, embrasé d'une tendre
piété pour le salut des âmes et consumé par un zèle dévorant, il respirait,
disait-il, comme un parfum délicieux, et l'on répandait sur son coeur comme
un baume inestimable quand la renommée lui annonçait que ses saints frères,
dispersés par tout le monde, avaient fait entrer un grand nombre d'hommes dans
les sentiers de la vérité. En apprenant ces nouvelles il tressaillait de joie
en son âme, et comblait de bénédictions toutes particulières ceux qui, par
leurs discours ou leurs bonnes oeuvres, portaient les pécheurs à l'amour de
Jésus-Christ. De même aussi ceux qui, par leurs oeuvres d'iniquité, violaient la sainteté de la profession religieuse, encouraient ses
malédictions les plus terribles. « Qu'ils soient maudits de vous, Seigneur
très-saint, disait-il, qu'ils soient maudits de toute la cour céleste et de
moi, votre pauvre serviteur, ces hommes dont les mauvais exemples renversent
82
et détruisent ce que vous avez édifié et édifiez sans
cesse par les saints frères de cet ordre. » Le scandale des faibles le
pénétrait fréquemment d'une douleur si vive qu'elle lui eût donné la mort si
la céleste miséricorde ne l'eût soutenu par ses consolations. Une fois qu'il
était bouleversé ainsi par de mauvais exemples, et que, le coeur plein
d'anxiété, il suppliait le Seigneur pour ses enfants, il lui répondit : «
Pourquoi, pauvre petit homme, te troubler de la sorte? T'ai-je donc établi
pasteur d'un ordre qui m'appartient, pour te voir oublier que j'en suis le
protecteur principal? Si je t'ai choisi malgré ton peu de capacité, c'est afin
que l'on attribue à la grâce céleste, et non à la sagesse de l'homme, les
choses qu'il me plaira d'accomplir par toi. C'est moi qui t'ai appelé. Je te
conserverai, je pourvoirai à tes besoins; si tes enfants tombent, j'en
susciterai d'autres; s'ils ne sont pas encore nés, je leur donnerai la vie, et
quelque secousse qu'éprouve cette pauvre et faible religion, je l'assisterai
toujours et elle ne succombera jamais. »
Il abhorrait le vice de la
détraction, si opposé à la vraie piété et à la grâce, comme la morsure d'un
serpent et une peste effroyable; et il affirmait que c'était un défaut en
abomination au Dieu souverainement miséricordieux, parce que le médisant se
nourrit du sang des âmes dont il cause la mort par le glaive de sa langue.
Entendant un jour un frère dénigrer la réputation d'un autre, il se tourna
vers son vicaire et lui dit : « Allez vite et examinez soigneusement
83
cette affaire, Si le frère accusé est innocent, faites à
son accusateur une correction si sévère qu'elle soit de nature à impressionner
les autres frères. » Quelquefois il faisait dépouiller de l'habit religieux
celui qui avait terni par la médisance la réputation de son frère, et il lui
défendait de lever les yeux au ciel jusqu'à ce qu'il eût réparé selon son
pouvoir le tort dont il s'était rendu coupable. « Le crime des détracteurs, disait-il, l'emporte d'autant plus sur celui des voleurs, que la loi de
Jésus-Christ, dont l'accomplissement consiste dans les oeuvres de la charité, nous oblige à chercher plus étroitement le salut des âmes que des corps. »
Il avait pour les infirmes une
compassion admirable et une tendre condescendance. Quand il les voyait dans la
misère ou le manque de quelque chose, ' il les portait avec une douceur pleine
de suavité à se tourner vers Jésus-Christ. Il était naturellement
compatissant, et la grâce céleste avait doublé en lui ce sentiment. Aussi son
coeur se fondait à la vue des pauvres et des infirmes, et, quand il ne pouvait
leur venir en aide, il leur témoignait son amour. Un jour un frère répondait
durement à un pauvre qui lui demandait l'aumône. Cet amant de la pauvreté,
voyant agir ainsi ce frère, lui ordonna de se dépouiller de son habit de
religieux, de se jeter aux pieds de ce pauvre, de s'avouer coupable, de lui
demander pardon et d'implorer le secours de ses prières. Le religieux
l'ayant fait très-humblement,
François lui dit avec bonté : « Lorsque vous
voyez un pauvre, mon frère,
84
vous avez devant vous une image du Seigneur et de sa
Mère, qui était pauvre. De même, quand vous voyez un infirme, rappelez-vous
les infirmités dont notre Maître a voulu se charger. » Ce pauvre éminemment
chrétien découvrant donc en tous les pauvres l'image du Sauveur, si on lui
offrait quelque chose pour les besoins de sa vie et qu'il se trouvât quelque
indigent, non-seulement il le lui donnait généreusement, mais encore il
regardait comme un acte de justice de se dépouiller ainsi. Il lui arriva une
fois de rencontrer un pauvre en revenant de Sienne. Comme alors le saint
portait sur son habit un petit manteau à cause de ses infirmités, considérant
d'un oeil de compassion la misère de ce pauvre, il dit à son compagnon : « Il
nous faut rendre ce manteau à ce pauvre, car il lui appartient. Nous l'avons
reçu à titre de prêt, jusqu'à ce que nous trouvions un plus pauvre à qui le
donner. » Le frère, qui connaissait le besoin de son tendre père, s'y opposait
fortement et lui représentait qu'il ne devait pas pourvoir ainsi aux besoins
des autres au détriment de ce qu'il se devait à lui-même. « Mais, lui répondit
François, je regarde comme un vol dont le
donateur suprême me demandera compte, de ne pas transmettre ce que je porte à
celui qui est plus pauvre que moi. » Aussi, toutes les fois qu'on lui offrait
quelque chose pour soulager ses infirmités, il avait coutume de demander aux
personnes la permission de s'en défaire s'il rencontrait un homme plus
indigent. Il ne faisait d'acception pour rien : ses manteaux ,
85
ses tuniques, ses livres, et même les ornements des
autels, il distribuait tout aux malheureux lorsqu'il le pouvait, pour remplir
le devoir de la charité. Plusieurs fois ayant rencontré sur le chemin des
pauvres assez chargés, il portait leurs fardeaux sur ses épaules affaiblies.
Plein d'une tendresse
surabondante, il donnait, en considération de leur origine première, à toutes
les créatures le nom de frère ou de soeur, quelque petites qu'elles fussent, car il se souvenait qu'elles avaient avec lui un créateur commun. Celles
surtout qui, par leurs qualités naturelles ou par des figures de l'Ecriture, lui rappelaient la mansuétude de Jésus-Christ, avaient une place plus large
dans son amour. Il délivra souvent des agneaux destinés à la mort, en mémoire
de cet Agneau plein de douceur qui voulut, lui, être conduit à la mort pour le
rachat des pécheurs. Une fois, qu'il était logé au monastère de
Saint-Vérécundus, dans l'évêché de Gubbio, une brebis donna le jour à un
petit agneau. Une truie cruelle qui se trouvait là, le dévora sans pitié pour
son innocence. L'ayant appris, notre tendre père en fut touché d'une
compassion extraordinaire, et, se rappelant l'Agneau immaculé, il se lamentait
en présence de tout le monde sur la mort de ce petit agneau. Il s'écriait :
« Petit agneau, mon frère, animal innocent, hélas ! vous offrez aux hommes
l'image de Jésus-Christ. Que maudite soit la cruelle qui vous a donné la mort,
que nul homme ne se nourrisse de sa chair, ni aucun des animaux non plus. »
86
Aussitôt cette bête malfaisante commença à languir, et
au bout de trois jours, après avoir souffert de justes douleurs, elle mourut
en punition de la mort de l'agneau. On la jeta dans la vallée du monastère, et
elle s'y dessécha comme un morceau de bois sans devenir la proie d'aucun
animal. Que la cruauté des hommes remarque donc quels châtiments l'attendent
après cette vie, si la méchanceté d'un animal a été punie d'une mort aussi
horrible. Mais aussi que l'homme vraiment chrétien considère quelle vertu
admirable avait la piété du serviteur de Dieu, et combien sa douceur était
abondante, puisque les brutes mêmes y rendaient témoignage à leur manière.
Etant allé en voyage du côté
de Sienne, il rencontra dans les champs un nombreux troupeau de brebis. Les
ayant saluées avec bonté selon sa coutume, elles laissèrent aussitôt leur
pâturage, coururent toutes à lui, et, levant les yeux, elles le regardaient
sans s'occuper d'autre chose. Enfin elles montrèrent tant de joie que les
bergers et les frères qui l'accompagnaient, voyant ainsi tout ce troupeau
l'entourer et lui témoigner son bonheur d'une manière si extraordinaire, en
étaient dans l'admiration.
Une fois, à Sainte-Marie de la
Portioncule, on offrit à l'homme de Dieu une brebis. Il la reçut avec
reconnaissance par amour pour la simplicité et l'innocence naturelles à cet
animal. Il l'avertit d'être attentive à louer Dieu, et de s'abstenir de toute
offense envers les frères. La brebis, comme si elle eût
87
compris la tendre piété qui animait le saint, se
conformait à ses avis avec le plus grand soin. Quand elle entendait chanter
les frères réunis en choeur, elle entrait d'elle-même à l'église, fléchissait
les genoux et se mettait à bêler devant l'autel de la Vierge, mère de
l'Agneau, s'efforçant ainsi de lui offrir ses salutations. A la messe,
lorsqu'on élevait le très-saint corps de Jésus-Christ, elle se prosternait
entièrement, comme pour accuser par son respect les hommes sans dévotion et
inviter en même temps les coeurs pieux à révérer profondément ce sacrement. —
Une fois aussi étant à Rome il avait gardé avec lui un petit agneau par
respect pour l'Agneau plein de douceur. En s'en allant il le confia aux soins
d'une noble dame. Or cet agneau, comme s'il eût été formé par son maître aux
choses spirituelles, s'attachait inséparablement à la dame toutes les fois
qu'elle allait à l'église. Si le matin elle tardait à se lever, il l'excitait
par ses mouvements et ses cris, et l'exhortait par ses signes et ses démarches
à se rendre sans retard au lieu saint. Aussi cette daine conservait-elle avec
amour et admiration ce disciple de
François, devenu un maître qui ranimait de la
sorte sa dévotion. Une autre fois on présenta à l'homme de Dieu un lièvre
vivant. Ayant été déposé à terre et mis en liberté de fuir où il voudrait, sur
une invitation de ce tendre père il s'élança dans son sein. Après l'avoir
pressé avec amour contre son coeur et lui avoir compati comme une mère, le
saint l'avertit avec douceur de ne plus se laisser prendre à l'avenir, et lui
permit de s'en aller. Mais,
88
quoiqu'on l'eût mis à terre plusieurs fois pour lui
donner la liberté, il revenait se placer sur le sein du bienheureux, comme si
par un sentiment secret il eût voulu demander encore une grâce à la tendresse
de son coeur, et alors le saint commanda aux frères de le porter dans un lieu
plus solitaire et plus à l'abri des dangers. Il arriva la même chose dans une
île du lac de Pérouse : un lapin qu'on y avait pris fut offert à
François et vint se placer sans crainte entre
ses mains et sur son sein après avoir échappé à ceux qui le tenaient. Une
autre fois qu'il voyageait sur le lac de Riéti, un pêcheur lui fit présent,
par dévotion, d'un oiseau aquatique dont il s'était emparé. Le saint le reçut
volontiers, et ayant ouvert la main, il l'invita à s'envoler ; mais l'oiseau
ne le voulut pas. Alors
François élevant les yeux au ciel, demeura
longtemps en prière, et enfin revenu à lui-même comme d'un ravissement, il
ordonna de nouveau à l'oiseau de s'éloigner afin d'employer sa voix à louer le
Seigneur. Après avoir reçu cet ordre et la bénédiction du saint en même temps,
il agita ses ailes en signe de joie et s'envola. — Dans le même voyage il
reçut aussi un poisson magnifique et encore vivant. Il lui donna le nom de
fière, selon sa coutume, puis le remit dans le lac; mais le poisson se jouait
dans l'eau en présence de l'homme de Dieu, et, comme s'il eût été retenu par
son amour, il ne s'éloigna qu'après avoir été béni et congédié par lui.
François voyageant une autre fois avec un
frère par les marais de Venise, trouva une multitude
89
considérable d'oiseaux occupés à chanter au milieu des
broussailles. Il dit à son compagnon : « Nos frères les oiseaux louent leur
Créateur; allons donc nous placer au milieu d'eux; nous joindrons nos louanges
aux leurs et nous chanterons l'office de l'Eglise. » A leur approche, les
oiseaux demeurèrent sans crainte. Mais, comme leur ramage empêchait les deux
voyageurs de s'entendre, le saint leur dit : « Mes frères les oiseaux, suspendez vos chants jusqu'à ce que nous ayons, de notre côté, rendu à Dieu
les louanges que nous lui devons. » Ils se turent aussitôt et demeurèrent en
silence jusqu'au moment où
François, ayant terminé ses prières, leur
permit de chanter. A peine cette permission accordée, ils recommencèrent comme
auparavant. A Sainte-Marie de la Portiuncule il y avait sur un figuier proche
la cellule du serviteur de Dieu, une cigale occupée à chanter. Le saint, qui
avait coutume d'admirer la magnificence du Créateur dans les plus petites
choses, se sentait excité par ces chants à célébrer plus fréquemment les
louanges de son Dieu. L'ayant donc appelée un jour, elle vint, comme si elle
eût été divinement instruite, se placer sur sa main, et il lui dit : « Ma
soeur la cigale, fais-nous entendre tes chants et loue ton Créateur par des
accents de joie. » Aussitôt la voilà de chanter et elle ne s'arrêta point que
le saint lui eût commandé de retourner à sa place. Elle demeura là pendant
huit jours, allant et venant à la volonté de
François et faisant de même entendre ses
chants. Alors il dit
90
à ses compagnons : « Il est temps de donner à notre soeur
la cigale permission de s'en aller : elle nous a assez réjoui par ses chants;
il y a huit jours qu'elle nous excite à célébrer les louanges du Seigneur. »
Il la congédia donc, et elle ne se montra plus en ce lieu, comme si elle eût
craint de transgresser le commandement du saint.
Pendant qu'il était à Sienne
et s'y trouvait malade, un seigneur lui envoya en vie un faisan pris tout
récemment. A peine l'oiseau eut-il vu et en-tendu le saint qu'il s'attacha à
lui avec tant d'amour qu'il ne pouvait s'en séparer. On le mit plusieurs fois
dans une vigne proche de la maison; mais quoique libre de s'envoler, il
revenait sans retard au bienheureux, comme s'il eût été toujours nourri par
lui. Il fut donné ensuite à un homme que sa dévotion portait à visiter souvent
le serviteur de Dieu; mais, ne pouvant souffrir d'être éloigné de son tendre
père, il refusa toute nourriture. On le rapporta donc à
François, et à peine en sa présence il
manifesta sa joie en agitant ses ailes et mangea avec avidité. — Le saint
était allé en la solitude du mont Alverne pour y faire un carême en l'honneur
de l'archange saint Michel. A peine y fut-il arrivé que des oiseaux de toute
sorte volèrent autour de sa cellule, firent grand ramage et s'agitèrent comme
pour montrer la joie que leur causait sa présence et le porter à prolonger son
séjour en ce lieu. Alors il dit à son compagnon : « Je vois que la volonté du
ciel est que nous demeurions quelque temps ici, puisque nos
91
frères les oiseaux semblent trouver tant de bonheur à
nous y voir. » Pendant le séjour du saint en cette maison, un faucon y fit son
nid et se lia avec lui d'une amitié toute particulière. Chaque nuit il
l'avertissait par ses chants et ses cris lorsque l'heure de se lever pour
l'office était arrivée : ce que le saint avait pour singulièrement agréable,
car cette sollicitude empressée de l'oiseau l'arrachait à tout engourdissement
de la paresse. Mais s'il se sentait plus fatigué que de coutume par ses
infirmités, le faucon le ménageait en ne le réveillant plus si matin; et,
comme s'il eût été instruit par Dieu même, aux approches du jour il venait et
lui faisait entendre doucement les sons de sa voix. Assurément on doit voir
dans cette joie manifestée par des oiseaux de toute sorte, aussi bien que dans
le chant de ce faucon, un présage du Ciel qui annonçait que cet homme
infatigable à louer et à honorer Dieu, et déjà si élevé au-dessus de la terre
sur les ailes de la contemplation, serait bientôt favorisé en ce lieu de
l'apparition d'un séraphin.
Pendant qu'il demeurait dans
l'ermitage de Grecio, les habitants de cette contrée se trouvèrent en proie à
toute espèce de maux. Une multitude de loups cruels dévorait non-seulement les
animaux, mais encore les hommes; la grêle portait annuellement ses ravages
dans les blés et les vignes. Voyant donc ainsi ces peuples dans l'affliction, le héraut du saint Evangile leur dit : « Je vous promets sur l'honneur et la
gloire du Dieu tout-puissant, que ces
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malheurs s'éloigneront, que le Seigneur abaissera sur
vous un regard de miséricorde et vous donnera l'abondance des biens temporels, si vous voulez me croire et prendre pitié de vous-mêmes en faisant une bonne
confession et ensuite de dignes fruits de pénitence. Je vous annonce également
que, si, ingrats envers la bonté divine, vous retournez à votre
vomissement, vos malheurs se renouvelleront, vos souffrances s'accroîtront et
la colère céleste tombera plus sévèrement sur vous. » Tous ces hommes firent
pénitence à la voix de
François; les maux qui les avaient désolés
cessèrent; les dangers disparurent; les loups et les orages ne firent plus
sentir leurs ravages, et même si la grêle désolait les campagnes voisines, elle s'arrêtait à l'approche de cette contrée, ou le nuage qui la portait
prenait une autre direction. Ainsi tous ces fléaux respectèrent l'engagement
pris par le serviteur de Dieu, et ne sévirent plus sans pitié contre des
hommes revenus à des sentiments d'une piété sincère, tant qu'ils les virent
fidèles à ne point agir, selon leur promesse, contre les saintes lois du
Seigneur.
Il est donc permis d'avoir une
haute idée de la piété de
François, de cette piété dont la douceur
était si admirable et la vertu si puissante qu'elle domptait les bêtes
féroces, se rendait familiers les animaux des campagnes, instruisait ceux qui
étaient déjà apprivoisés, et voyait la brute rebelle à l'homme depuis son
péché, se rendre obéissante à ses volontés. C'est là vraiment cette piété qui, unissant toutes les créatures
93
par un lien d'amour, est utile ù tout et en possession
des promesses du temps et de l'éternité.
Qui pourra dire comme il
convient combien ardente était la charité de
François, l'ami de l'Époux? Semblable à un
charbon embrasé, il paraissait pénétré tout entier du feu du divin amour. Au
seul nom d'amour du Seigneur il était saisi, ému et enflammé comme si un
instrument mélodieux eût frappé de ses accords la libre de son coeur. Il
disait qu'offrir un semblable trésor eu reconnaissance des aumônes reçues
était une noble prodigalité, et que ceux-là devaient être jugés insensés, qui
le regardaient comme moins digne d'estime que de misérables deniers; car le
prix du divin amour est vraiment inappréciable; il suffit pour nous faire
acquérir le royaume des cieux, et celui-là mérite d'être aimé beaucoup, qui
nous a tant aimés. Désireux de saisir en tout l'occasion de s'embraser de ce
céleste amour, il se réjouissait en toutes les oeuvres de la main du
Seigneur, et il s'en servait comme d'autant de miroirs brillants pour s'élever
à la cause et à la raison vivifiante de leur être. Dans ce qui était beau, il
contemplait la beauté suprême: il poursuivait son Bien-Aimé partout
94
où il avait imprimé une trace de sa présence, et chaque
créature était pour lui comme un degré pour arriver à la possession de celui
qui est souverainement désirable. Il goûtait comme en autant de ruisseaux et
avec un sentiment incroyable de dévotion cette bonté première répandue en tous
les êtres; et l'accord admirable des qualités diverses dont Dieu les a
enrichis et des actes qui en dérivent, était pour lui comme un concert céleste
qui l'excitait, à l'exemple du Prophète, à chanter les louanges du Seigneur.
Jésus crucifié demeurait en
tout temps sur son coeur comme un bouquet de myrrhe, et l'incendie violent de
son amour lui faisait souhaiter avec ardeur d'être entièrement transformé en
lui. Il l'honorait aussi avec une dévotion toute singulière pendant les
quarante jours qui suivent l'Épiphanie, c'est-à-dire pendant le temps où il
se cacha dans le désert. Il cherchait alors la solitude la plus profonde, s'enfermait dans sa cellule, se mortifiait autant qu'il le pouvait dans le
boire et le manger, et s'appliquait sans interruption à jeûner, à faire
oraison et à célébrer les louanges de Dieu. Il était donc entraîné vers
Jésus-Christ par une telle ardeur d'amour et son Bien-Aimé se montrait
également si plein d'amour envers lui, qu'il semblait jouir sans interruption
de sa présence, ainsi qu'il l'avoua plusieurs fois à ses compagnons. Le
sacrement du corps du Seigneur l'embrasait d'une ferveur qui le pénétrait tout
entier; il était dans l'admiration et la stupeur à la vue d'une condescendance
si tendre et d'une charité si
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empressée. Il communiait souvent et avec tant de dévotion
que les autres se sentaient animés de ferveur en le voyant devenir comme un
homme ivre après avoir reçu l'Agneau immaculé et souvent même tomber en
extase.
Il avait aussi pour la mère de
Jésus-Christ un amour indicible, parce que le Seigneur de toute majesté s'est
rendu par elle notre frère et que nous avons par son entremise obtenu
miséricorde. Plaçant en elle, après le Sauveur, sa confiance principale, il
la choisit pour avocate de sa personne et de ses enfants, et il jeûnait en
son honneur avec beaucoup de dévotion depuis la fête des saints apôtres Pierre
et Paul jusqu'à l'Assomption. Il s'était également uni par un lien
indissoluble d'amour aux esprits angéliques dont l'ardeur dévorante s'efforce
d'enflammer les âmes des élus, de les élever au-dessus de cette terre et de
les porter à Dieu. Après l'Assomption il jeûnait pendant quarante jours et
s'appliquait sans interruption à la prière pour leur témoigner les sentiments
de son coeur. Mais le zèle dont il brûlait pour le salut des âmes lui
inspirait une tendresse spéciale pour l'archange saint Michel, chargé de les
présenter au tribunal du Seigneur. Les exemples des saints étaient comme
autant de charbons enflammés qui allumaient en lui un incendie tout divin. Il
avait la plus vive dévotion envers tous les apôtres, et surtout envers saint
Pierre et saint Paul, à cause de la charité ardente dont ils furent animés
pour Jésus-Christ. Pour leur témoigner son respect et son amour il offrait.
96
au Seigneur un carême particulier en leur honneur. Le
pauvre de Jésus n'avait en sa puissance que deux oboles à offrir : c'était son
corps et son âme; mais il les offrait si assidûment pour l'amour de son
Sauveur, qu'il lui immolait en tout temps son corps par un jeûne rigoureux et
son esprit par des désirs enflammés : l'un était comme l'holocauste sacrifié
dans le parvis du temple, et l'autre comme le parfum que l'on brûlait dans
l'intérieur du tabernacle. Mais l'ardeur de sa charité, en le transportant de
telle sorte en Dieu, dilatait sa tendresse pour ses frères selon la nature et
la grâce. Il n'est pas étonnant, au reste, qu'un homme dont la bonté naturelle
était si grande pour toutes les créatures, se sentît entraîné par la charité
de Jésus-Christ à un amour encore plus vif pour des âmes en qui il voyait
l'image de son Créateur et le prix du sang de son Sauveur. Il ne pouvait se
croire l'ami de Jésus-Christ, s'il n'avait pour les âmes rachetées par lui le
zèle le plus empressé. Il disait donc que rien n'était préférable au salut des
âmes, puisque le Fils unique de Dieu avait daigné être attaché pour elles à la
croix. De là sa persévérance dans la prière, ses courses et ses prédications,
ses efforts à donner le bon exemple. Si l'on blâmait ses austérités excessives, il répondait qu'il était obligé de servir d'exemple aux autres. Sa chair
innocente et si parfaitement soumise à son esprit n'avait sans cloute plus
besoin d'être châtiée à cause de ses propres offenses ; cependant en vue de
ses frères il la soumettait sans cesse à de nouvelles peines et à de
97
nouveaux fardeaux, et il la conduisait par des sentiers
difficiles. Car, disait-il, quand je parlerais toutes les langues des hommes
et des anges, si je n'ai pas la charité en mon coeur et si je ne donne pas à
mes frères des exemples de vertu, je suis de peu d'utilité pour les autres et
d'aucune pour moi-même.
Le triomphe glorieux des
saints martyrs, en qui le feu de l'amour ne put être éteint ni la force
ébranlée, ce triomphe, dis-je, le remplissait d'une sainte envie et allumait
en son coeur un incendie de charité. Il désirait, lui aussi, dans l'ardeur de
son amour, de cet amour qui met dehors la crainte, s'offrir à Dieu à travers
les flammes du martyre comme une hostie vivante, témoigner par le sacrifice de
son corps sa reconnaissance à Jésus-Christ mourant pour nous, et porter ainsi
le reste des hommes à aimer le Seigneur. La sixième année après sa sortie du
siècle, tout embrasé de ce désir, il résolut d'aller prêcher la foi et la
pénitence aux Sarrasins et aux infidèles de la Syrie. Il s'embarqua donc pour
ce pays; mais le vaisseau, poussé par des vents contraires, fut contraint de
relâcher sur les côtes d'Esclavonie. Après y être demeuré quelque temps sans
trouver aucun moyen de se rendre où l'appelaient ses désirs, trompé dans ses
espérances. le saint conjura pour l'amour de Dieu des marins prêts à partir
pour Ancône de le recevoir sur leur navire. Mais comme il ne pouvait payer, ils le refusèrent obstinément. Alors
François, plein de confiance en la bonté du
Seigneur, se cacha secrètement sur le vaisseau avec son compagnon. Peu de
temps après
98
un homme se présenta, envoyé de Dieu, comme on le
croit, au secours de son pauvre, apportant avec lui les provisions
nécessaires à la durée du trajet. Il appela du navire un homme craignant Dieu,
et lui dit : « Gardez soigneusement ces provisions pour les pauvres religieux
cachés sur votre vaisseau, et soyez fidèle à les leur distribuer avec charité
lorsqu'ils en auront besoin. » Or, il arriva que durant plusieurs jours la
violence du vent empêcha les matelots d'aborder nulle part, et leurs vivres
étant consommés, il ne resta plus que ce qui avait été donné à
François en aumône. Ces provisions étaient
bien faibles; mais la vertu divine les multiplia, et le vaisseau se trouvant
retardé durant plusieurs jours par le mauvais temps, elles suffirent
abondamment aux besoins de tout l'équipage jusqu'au port d'Ancône. Les marins, qui avaient compris à quels dangers terribles ils venaient d'être exposés, et vu les merveilles du Seigneur au milieu de l'abîme, reconnurent qu'ils
étaient redevables de la vie à
François et en rendirent grâces au Très-Haut,
dont la bonté et la puissance se manifestent toujours d'une manière admirable
en faveur de ses amis et de ses serviteurs.
Après s'être éloigné de la
mer, il parcourut le pays répandant partout la semence du salut, et il en
rapporta des fruits abondants. Mais celui du martyre avait séduit son coeur ;
il préférait aux mérites de toutes les vertus une mort glorieuse pour le nom
du Seigneur. Il prit donc le chemin de Maroc afin d'annoncer l'Evangile de
Jésus-Christ au Miramolin et à
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sa nation, et d'arriver ainsi à la palme après laquelle
il soupirait. Le désir qui l'entraînait était si ardent que, malgré la
faiblesse de son corps, il précédait de loin son compagnon de voyage, tant il
était pressé d'arriver, et que l'âme toute pleine d'une sainte ivresse, il
semblait voler. Mais en Espagne, le ciel, qui le réservait à d'autres choses,
lui envoya une grave maladie qui l'empêcha d'aller où il souhaitait. L'homme
de Dieu se jugeant donc encore nécessaire en ce monde aux enfants à qui il
avait donné le jour, s'en retourna vers les tendres brebis confiées à sa
sollicitude, bien qu'il crût pour lui la mort un gain véritable.
Mais l'ardeur de la charité
était un aiguillon qui le poussait vers le martyre, et il tenta une troisième
fois d'aller propager au prix de son sang la foi en l'auguste Trinité. La
treizième année de son renoncement au monde, il se rendit en Syrie et
s'exposa à des dangers de toutes sortes pour arriver jusqu'au sultan de
Babylone. Il y avait alors entre les chrétiens et les Sarrasins une guerre
implacable ; les camps des deux armées étaient fort rapprochés, et l'on ne
pouvait passer de l'un dans l'autre sans péril d'être massacré, car le sultan
avait promis une pièce d'or à tous ceux qui lui apporteraient la tête d'un
chrétien. Mais le vaillant soldat de Jésus-Christ, plein de l'espoir d'être
bientôt au terme de ses voeux, résolut de se mettre en route, sans se
laisser effrayer par la mort, ou plutôt excité par son désir. Après avoir
prié, se sentant fortifié par le Seigneur, il redisait avec confiance ces
paroles du Prophète : Quand je marcherais
100
au milieu des ombres de la mort, je ne craindrais
aucun mal, parce que vous êtes avec moi (1). Ayant donc pris pour
compagnon frère Illuminé, homme vraiment digne de ce nom par ses lumières et
sa vertu, il se mit en route. Bientôt ils rencontrèrent deux brebis. A cette
vue, le saint rempli de joie dit à son compagnon : « Ayez confiance dans le
Seigneur, mon frère, car en nous s'accomplit cette parole de l'Evangile :
Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups (2). » Lorsqu'ils se
furent avancés plus loin, ils trouvèrent les gardes avancés des Sarrasins,
qui, comme des loups, accoururent et se saisirent brutalement des serviteurs
de Dieu, leur firent subir des traitements cruels, et après les avoir accablés
d'injures et de coups, les chargèrent de chaînes. Enfin, après les avoir
maltraités et affligés de toute façon, par une disposition de la divine
Providence ils les conduisirent au sultan, selon le désir du saint. Celui-ci
leur avant demandé qui les avait envoyés et quel était le but de leur
voyage,
François lui répondit sans s'effrayer : « Je
ne viens point de la part d'un homme, mais de la part du Dieu très-haut, afin
de vous montrer à vous et à votre peuple la voie du salut, et de vous annoncer
l'Evangile de vérité. » Ensuite il prêcha avec un tel courage, une telle
force et une telle ardeur au sultan le Dieu en trois personnes et Jésus-Christ
sauveur de tous les hommes, qu'en lui s'accomplissait clairement cette
promesse du Seigneur : Je mettrai en votre bouche des paroles et une
sagesse auxquelles vos
101
ennemis ne pourront résister, et qu'ils ne pourront
contredire (1). En effet, le sultan voyant le zèle admirable et la vertu
du serviteur de Dieu, l'écoutait volontiers et le pressait avec instance de
prolonger son séjour auprès de lui; mais
François, éclairé d'en haut, lui dit : « Si
vous voulez vous convertir à Jésus-Christ, vous et votre peuple, je
demeurerai de grand coeur avec vous. Mais si vous hésitez à abandonner la loi
de Mahomet pour la foi du Sauveur, faites allumer un grand feu : je le
traverserai avec vos prêtres, et vous serez à même de juger alors quelle est
la croyance la plus certaine et la plus sainte, et celle qui mérite l'adhésion
de vos coeurs. » — « Je ne pense pas, répondit le sultan, qu'aucun de nos
prêtres consentît pour la défense de sa foi à s'exposer au feu ou à subir
quelque autre genre de tourment. » En effet, il avait vu un de ses prêtres,
homme de zèle et déjà avancé en âge, prendre la fuite, en entendant les
propositions de
François. Alors le saint ajouta : « Si vous
voulez me promettre pour vous et pour votre peuple d'embrasser la foi de
Jésus-Christ dans le cas où je sortirai sain et sauf du milieu des flammes, je les traverserai seul. Si le feu me fait sentir ses ardeurs, vous
l'attribuerez à mes péchés ; mais si la puissance du Seigneur me protège, vous
reconnaîtrez que le Christ est la vertu et la sagesse de Dieu, qu'il est le
Dieu véritable et le Sauveur de tous les hommes. » Le sultan déclara qu'il
n'osait accepter une telle
102
proposition dans la crainte de voir son peuple se
soulever. Cependant il lui offrit des présents considérables et d'un grand
prix. L'homme de Dieu, plein de mépris pour les choses de ce inonde, et avide
seulement du salut des âmes, méprisa tout cela comme de la boue. Mais ce
refus, qui montrait en lui un si parfait contempteur des biens terrestres, lui
gagna encore davantage l'affection du sultan ; et quoiqu'il ne voulût ou
n'osât embrasser la foi chrétienne, il supplia cependant le saint d'accepter
ses dons afin de les distribuer pour son salut aux pauvres chrétiens ou aux
églises.
François, qui avait en horreur de porter le
fardeau des richesses et ne voyait d'ailleurs aucun sentiment de vraie piété
dans l'âme du sultan, n'acquiesça en aucune façon à ce qu'il souhaitait.
Ensuite, reconnaissant qu'il n'aurait aucun succès auprès de cette nation et
qu'il ne pouvait obtenir l'objet de ses désirs, averti par une révélation du
ciel, il revint en Europe.
Ainsi, par une disposition de
la bonté et de la miséricorde du Ciel, qui se plut à tout conduire d'une
manière admirable en cette circonstance, pour récompenser la vertu de
François, il arriva à cet ami de
Jésus-Christ de chercher de toutes ses forces à souffrir la mort pour son
amour sans pouvoir la trouver. Il eut le mérite du martyre après lequel il
avait tant soupiré, et il fut conservé pour recevoir plus tard en lui-même
les marques d'une faveur toute singulière. Ainsi, le feu divin allumé en son coeur s'y embrasa avec une intensité plus grande encore, et finit par s'en
échapper avec une puissance nouvelle
103
en traversant son corps. O homme vraiment heureux, dont
la chair, sans être frappée par l'épée du tyran, a reçu l'empreinte de
l'Agneau immolé ! O homme vraiment et admirablement heureux ! Le glaive du
persécuteur n'a pas mis fin à ses jours, et cependant il a possédé la palme
du martyre.
Le serviteur de Jésus-Christ
se sentait, par son corps, toujours éloigné du Seigneur, alors même que son
ardent amour l'avait rendu comme insensible à toutes les choses du dehors. Il
s'efforçait donc de tenir sans cesse son esprit en la présence de Dieu par une
oraison non interrompue. Il trouvait, en effet, une douce consolation en cet
exercice, lorsque parcourant par la contemplation les demeures de la cité
céleste, et devenu déjà en quelque sorte le concitoyen des anges, il
cherchait de toute l'ardeur de ses désirs son Bien-Aimé dont il n'était séparé
que par la muraille de sa chair. Il y puisait aussi un secours puissant au
milieu des embarras de la vie active ; car, se défiant de sa propre sagesse et
se confiant en la bonté du Ciel, il pouvait, en multipliant ses
supplications, reposer toutes ses pensées dans le Seigneur. Il assurait que
la vertu d'oraison devait être l'objet suprême des désirs d'un religieux, et
persuadé que sans elle nul ne peut
104
avancer dans le service de Dieu, il excitait par tous
les moyens possibles ses frères à s'y adonner. En voyage et à la maison, au-dedans comme au-dehors, dans le travail comme dans le repos, il y était
tellement appliqué qu'il semblait y avoir consacré entièrement non-seulement
son coeur et son corps, mais aussi ses oeuvres et son temps. Il avait coutume
de ne jamais laisser passer inutilement la moindre des visites du Seigneur.
Quand elle se présentait, il y était attentif, et tant qu'elle durait, il
jouissait de la consolation dont il était favorisé. Lorsque, dans ses
voyages, il sentait le
souffle de l'Esprit-Saint s'élever en son âme, il laissait ses compagnons
prendre le devant, s'arrêtait et s'efforçait de goûter les douceurs de cette
inspiration et de ne pas recevoir la grâce en vain. Souvent il lui arrivait
d'être si absorbé dans sa contemplation, que, ravi hors de lui-même et
éprouvant des choses au-dessus de l'intelligence de l'homme, il ignorait ce
qui se passait autour de lui. Dans un voyage où il devait traverser le bourg
de Saint-Sépulcre, endroit assez populeux, la faiblesse de son corps l'avait
forcé de se servir d'un âne. Tous les habitants se précipitèrent à sa
rencontre par dévotion; mais, pour lui, au milieu de cette foule qui le
pressait, le touchait, le tirait, et se le disputait de diverses manières, il
paraissait insensible et inanimé, et ne remarquait rien de ce qui avait lieu.
Aussi, après être sorti de cet endroit, la foule s'étant retirée, et lui
arrivant à un hôpital de lépreux, il demanda, comme s'il fût revenu d'un autre
monde, si l'on approchait du
105
bourg. Son esprit, tout entier transporté au milieu des
splendeurs célestes, ne s'était aperçu ni de la différence des lieux, ni du
temps, ni de la réunion de tant de personnes. Au reste, ses compagnons ont
éprouvé que la même chose se renouvelait souvent.
Il avait reconnu que la
présence si désirée de l'Esprit-Saint dans l'oraison se fait sentir d'autant
plus facilement à ceux qui prient, qu'ils sont plus éloignés du bruit de ce
monde. C'est pourquoi il cherchait les endroits non fréquentés et les
solitudes, et il allait durant la nuit dans les églises désertes pour y
prier. Il eut à y souffrir souvent de rudes assauts de la part des démons, qui
l'attaquaient d'une manière sensible et s'efforçaient de le troubler dans son
oraison. Mais couvert d'armes toutes célestes, plus il voyait l'ennemi
redoubler ses violences, plus il sentait son courage se fortifier et sa
ferveur s'animer dans la prière; il s'adressait avec confiance à Jésus-Christ
et lui disait : « Protégez-moi à l'ombre de vos ailes contre les efforts
des impies qui m'ont affligé. » Et ensuite s'adressant aux démons : «
Esprits pervers et trompeurs, leur disait-il, usez de tout votre pouvoir
contre moi. Vous n'avez de puissance qu'autant
qu'il plaira à la main du Seigneur de vous eu accorder,
et moi je suis prêt à souffrir avec joie tout ce qu'il aura résolu de
m'envoyer. » Et les démons ne pouvant supporter une telle constance se
retiraient couverts de confusion. Alors l'homme de Dieu, demeuré solitaire et
en paix, remplissait les forêts de ses gémissements, arrosait la terre de
ses
106
larmes, se frappait la poitrine, et comme s'il eût été
dans la demeure la plus intime de son Seigneur, il s'entretenait avec lui. Il
répondait à son juge, il suppliait son père, il parlait à son ami.
Quelquefois aussi ses fières, poussés par une sainte curiosité à l'observer
en ces circonstances, l'entendaient implorer par des cris lamentables la
miséricorde divine en faveur des pécheurs, et pleurer amèrement la Passion du
Sauveur comme si elle se fût passée sous ses yeux. Là, durant une nuit, on le
vit en prières, les bras étendus en croix, le corps élevé au-dessus de la
terre et environné d'une nuée lumineuse, dont l'éclat était un signe
admirable de la lumière abondante qui inondait son âme. Là aussi lui étaient
révélés les secrets et les mystères de la divine sagesse, comme on le sut
d'une manière incontestable ; mais il ne divulguait pas ces faveurs à moins
d'y être poussé par la charité ou l'utilité du prochain. Car, disait-il, on
perd, pour un médiocre avantage dont on s'était flatté, un trésor inestimable, et celui qui l'a donné ne se montre plus aussi facile à l'accorder de
nouveau.
Quand il revenait ainsi de la
solitude, où ses longues oraisons l'avaient comme changé en un autre homme,
il s'efforçait avec le plus grand soin de paraître en tout semblable à ses
frères, de peur que le souffle des louanges humaines ne privât de leur
récompense les grâces ainsi manifestées au-dehors. Lorsque le Seigneur le
visitait devant tous les autres, il prétextait quelques raisons afin de ne pas
rendre publiques les caresses de son Bien-Aimé. En priant au milieu de
107
ses religieux, il évitait les exclamations, les
gémissements, les soupirs profonds, et en un mot tout mouvement extérieur,
soit qu'il préférât la solitude pour de pareilles choses, soit que, rentrant
réellement jusqu'au fond de son coeur, il passât tout entier en son Dieu. Il
donnait souvent ce conseil à ses frères les plus intimes : « Quand un
serviteur de Dieu reçoit la visite du ciel en sa prière, il doit dire : C'est
vous, Seigneur, qui avez envoyé du lieu de votre gloire cette consolation à
un homme pécheur et indigne; maintenant je vous en confie la garde, car je
suis un voleur capable de vous ravir votre trésor. Et lorsqu'il revient de
l'oraison, il doit se montrer aussi pauvre et aussi misérable que s'il
n'avait reçu aucune faveur nouvelle. »
Une fois que l'homme de Dieu
était au couvent de la Portioncule, l'évêque d'Assise vint l'y visiter, comme
il avait coutume de le faire. Lorsqu'il fut entré dans la maison, il alla
sans se douter de rien à la cellule de
François, et il se disposait à y pénétrer
après avoir frappé à la porte; mais, avançant la tête et voyant le saint en
prières, il se trouva saisi d'une frayeur subite, ses membres se roidirent
et il perdit la parole; ensuite il se sentit repoussé aussitôt par une force
divine et entraîné loin de ce lieu. Plein d'étonnement d'une pareille chose,
l'évêque se hâta comme il put d'aller trouver les frères, et Dieu lui ayant
rendu l'usage de sa langue, il s'en servit aussitôt pour confesser sa faute.
Une autre fois l'abbé du
monastère de Saint-Justin,
108
dans le diocèse de Pérouse, alla au-devant du serviteur
de Dieu. A peine l'eut-il aperçu qu'il se hâta de descendre de cheval pour lui
témoigner son respect, et aussi pour traiter avec lui de quelques points
concernant le salut de son âme. Après s'être entretenus ensemble dans la plus
douce intimité, l'abbé, en le quittant, lui demanda humblement de vouloir
bien prier pour lui. « Je le ferai volontiers, » lui dit
François. Quand il fut parti, le saint dit
aussitôt au frère qui était là : « Attendez-moi un peu, car je veux payer la
dette que je viens de contracter. » Or, pendant qu'il priait, l'abbé sentit
en son âme une chaleur inaccoutumée et une douceur dont jusque-là il n'avait
point fait l'expérience, en sorte qu'il fut ravi en extase et plongé tout
entier en Dieu. Cela dura peu, et bientôt revenu à lui-même il reconnut
quelle vertu avait la prière de
François. Aussi conserva-t-il toujours
l'affection la plus vive pour notre ordre, et dans la suite il aimait à
raconter comme un miracle ce qui lui était arrivé.
Le saint avait coutume de
réciter les heures canoniales avec non moins de crainte que de dévotion, et
quoiqu'il souffrît beaucoup de plusieurs infirmités, des yeux, de l'estomac, des poumons, etc., jamais il ne consentit à s'appuyer contre la muraille ou
un objet quelconque. Il se tenait debout, la tête découverte, attentif à ne
point laisser ses yeux errer de côté et d'autre et à ne point interrompre son
office. Lorsqu'il était en voyage, il s'arrêtait pendant le temps voulu, et
la pluie la plus violente n'était point pour
109
lui un motif de renoncer à une habitude aussi sainte et
aussi respectueuse. Il disait : « Si le corps veut être eh repos pour prendre
une nourriture qui doit être avec lui la pâture des vers, combien plus l'âme
a-t-elle besoin de prendre l'aliment de vie avec calme et tranquillité? » Il
pensait également commettre une faute grave si, pendant sa prière, il laissait
son imagination devenir le jouet de vains fantômes. Lorsqu'il lui arrivait
quelque chose de semblable, il n'avait point de repos qu'il ne s'en fût
confessé et n'en eût fait pénitence. Au reste, il avait l'habitude de veiller
si soigneusement en ce point, qu'il souffrait très-rarement de pareils
inconvénients. Pendant un carême il avait fabriqué un petit vase, pour ne
point laisser sans occupation les moments les plus légers de son temps. Un
jour qu'il récitait tierce, ce vase lui revint dans la pensée, et lui causa
quelque distraction. Alors poussé par l'ardeur de sa piété, il jeta le vase
au feu, en disant : « Je sacrifierai au Seigneur celui dont la pensée a été
un obstacle à mon sacrifice. » Il récitait les psaumes avec une attention
aussi profonde de coeur et d'esprit que s'il eût vu Dieu présent devant lui, et lorsqu'il y rencontrait le nom du Seigneur, il portait sa langue sur les
lèvres comme s'il eût goûté quelque chose d'une douceur ineffable.
Non-seulement il avait le
respect le plus tendre pour le nom du Seigneur toutes les fois qu'il s'offrait
à sa pensée, mais encore lorsqu'il l'entendait prononcer ou le trouvait écrit, et plusieurs fois il conseilla à ses frères de ramasser tous les lambeaux
110
d'écriture qu'ils pourraient rencontrer et de les placer
dans un endroit décent, afin de soustraire à la profanation ce nom sacré.
Lorsqu'il prononçait ou entendait le nom de Jésus, il était rempli
d’allégresse en son coeur et tout son corps 'paraissait ému; on l'eût dit sous
le charme d'un concert enivrant, et sa bouche semblait savourer un mets
délicieux. Trois ans avant sa mort, il voulut célébrer, à Grécio, la fête de
la Nativité du Seigneur avec toute la solennité possible afin d'exciter les
hommes à une dévotion plus vive envers ce mystère. Mais pour éviter toute
critique, il demanda la permission au souverain Pontife, et après l'avoir
obtenue, il fit préparer une crèche et du foin, et amener un boeuf et un
âne. Alors les frères furent convoqués, les peuples s'empressèrent de leur
côté, la forêt retentit des cris de joie, des clartés brillantes et
nombreuses prêtèrent leur lumière à cette nuit sainte, et elle se passa au
milieu des chants de louanges et des accords les plus mélodieux. L'homme de
Dieu se tenait devant la crèche, pénétré de la plus tendre piété, le visage
baigné de larmes et l'âme inondée de bonheur. On célébra une messe solennelle
sur la crèche elle-même;
François chanta l'Evangile et ensuite il
prêcha au peuple sur la naissance du Roi pauvre, que la tendresse de son
amour lui faisait nommer l'enfant de Bethléem lorsqu'il voulait l'appeler par
son nom . Or, un soldat vertueux et digne de foi, Jean de Grécio, qui, par
amour pour le Seigneur, avait renoncé à la vie militaire et était uni avec
François par une amitié
111
très-étroite; ce soldat, dis-je, assura avoir vu endormi
dans la crèche un enfant d'une beauté admirable, et
François le pressant dans ses bras, chercher
à le tirer de son sommeil. Au reste, quoique la piété de ce religieux soldat
suffise seule pour rendre croyable une semblable vision, ce qu'elle
signifiait en est une preuve bien puissante et les miracles qui suivirent la
confirment. L'exemple offert au monde par
François est propre, en effet, à ranimer
dans la foi de Jésus-Christ les coeurs engourdis. Ensuite, le foin placé dans
la crèche guérit miraculeusement les animaux malades et fut un préservatif
contre divers fléaux contagieux, Dieu voulant glorifier en tout son serviteur
et montrer par des prodiges évidents la vertu efficace de ses saintes prières.
Une application aussi
infatigable à l'oraison, accompagnée de l'exercice continuel de toutes les
vertus, avait produit en l'âme du serviteur de Dieu une telle sérénité que,
malgré son peu d'habileté dans les sciences sacrées, éclairé des splendeurs de
la lumière éternelle, il pénétrait avec une rare profondeur d'intelligence
les passages les plus difficiles des saintes Ecritures. La pureté sans tache
de son coeur lui ouvrait
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l'entrée aux endroits les plus cachés de nos mystères et
l'ardeur de son amour le faisait arriver là où la science du maître est
impuissante à aborder. Il lisait de temps en temps les saints Livres, et les
passages une fois confiés à son esprit, sa mémoire les retenait fidèlement, car il apportait une attention vigilante à une lecture destinée à servir de
méditation continuelle à sa dévotion. Un jour les frères lui demandèrent s'il
aurait pour agréable que les lettrés reçus dans l'ordre s'appliquassent à
l'étude de l'Ecriture. Il répondit: « Je le veux bien, pourvu qu'ils ne
négligent point l'exercice de la prière, à l'exemple de Jésus- Christ, que
nous voyons plus adonné à prier qu'à lire. Cependant qu'ils n'étudient pas
pour savoir bien parler, mais afin de mettre en pratique et de proposer aux
autres ce qu'ils auront appris. Je veux, ajouta-t-il, que mes frères soient
des disciples de l'Évangile et qu'ils s'avancent dans la connaissance de la
vérité de façon à posséder une simplicité parfaite et à ne point séparer cette
simplicité de la colombe de la prudence du serpent, car notre Maître par
excellence a uni ces deux vertus dans ses enseignements sacrés. » A Sienne, un homme religieux, docteur en théologie, l'interrogea sur certaines
questions fort difficiles à comprendre. Il lui découvrit avec une telle clarté
de doctrine les mystères de la divine sagesse, que le docteur, plein d'un
étonnement profond et de l'admiration la plus vive, s'écriait : « La
théologie de cet homme bienheureux s'est élevée comme l'aigle au
113
milieu des régions les plus hautes, sur les ailes de la
pureté et de la contemplation ; mais notre science à nous ne fait que se
traîner contre terre. » Au reste, nous ne devons pas être surpris de voir
notre saint doué divinement d'une telle intelligence des Ecritures : il
s'efforçait, en marchant sur les traces du Sauveur, d'en retracer la vérité
parfaite dans toute sa conduite, et l'Esprit-Saint, répandant en son coeur la
plénitude de son onction, s'était fait lui-même son docteur.
Il avait également à un tel
degré le don de prophétie, qu'il connaissait à l'avance les choses futures et
lisait les secrets des coeurs. Il voyait les choses accomplies ailleurs comme
si elles se fussent passées sous ses yeux, et il apparaissait d'une façon
toute merveilleuse aux hommes éloignés de lui. Dans le temps où l'armée des
chrétiens assiégeait Damiette, l'homme de Dieu se trouvait dans le camp, mais
il n'avait que sa foi pour défense. Or, un jour, comme on se préparait à
livrer bataille,
François en ayant été instruit se prit à
gémir profondément et dit à son compagnon : « Dieu m'a fait connaître que si
les chrétiens tentent le combat, l'affaire tournera mal pour eux. Mais si je
leur annonce pareille chose, ils me considéreront comme un fou; et si je
garde le silence, je n'échapperai pas aux reproches de ma conscience. Que
vous en semble-t-il donc? » Le religieux répondit : « Vous ne devez faire
aucun cas de la manière dont les hommes vous jugeront; ce n'est pas du reste
la première fois qu'on vous
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regarde comme un insensé. Déchargez donc d'abord votre
conscience et soyez plus sensible à la crainte de Dieu qu'à celle des hommes.
» Aussitôt le héraut du Seigneur, s'élançant au milieu des chrétiens, leur
donne les avis les plus salutaires, cherche à les détourner du combat et leur
annonce le malheur dont ils sont menacés. Mais on se moqua de ses discours ;
tous endurcirent leur coeur et refusèrent de revenir sur leurs pas. Ils
marchèrent donc et livrèrent bataille; nais toute leur armée fut mise en
déroute et ils ne trouvèrent que la honte au lieu du triomphe : six mille
hommes périrent ou furent faits prisonniers. Alors il parut évident qu'on ne
devait point mépriser la sagesse du pauvre de Jésus-Christ, et que le regard
de son âme découvrait plus clairement la vérité que sept sentinelles placées
sur les hauteurs et chargées de tout observer.
Après son retour d'outre-mer,
étant allé prêcher à Celano, un soldat l'invita à dîner avec les plus vives
instances et la plus humble piété. Il vint donc à la demeure de ce soldat, et
toute sa famille, qui était pauvre, le reçut avec allégresse. Mais avant de
se mettre à table, voulant offrir ses prières et ses louanges au Seigneur,
selon sa coutume, il demeura quelque temps les yeux élevés au ciel. Ensuite
il appela son hôte en particulier, et lui dit avec bonté: « Mon frère, j'ai
cédé à vos invitations réitérées, et je suis entré dans votre maison pour m'y
asseoir à votre table. Maintenant, hâtez-vous à votre tour de profiter de mes
avertissements, car ce n'est pas ici, mais
115
ailleurs que vous mangerez. Confessez de suite vos péchés
avec les sentiments d'une vraie et sincère douleur ; ne cachez rien, mais
découvrez tout sans réserve. Dieu va vous récompenser dès ce jour d'avoir reçu
ses pauvres avec autant l'empressement. » Le soldat obéit de suite aux avis du
saint, il confessa toutes ses fautes au religieux qui l'accompagnait, régla
tout en sa maison, et se disposa de son mieux à la mort. On se mit enfin à
table, et pendant que les autres mangeaient, le soldat rendit l'esprit
subitement, comme le lui avait prédit l'homme de Dieu. Ainsi, en exerçant
l'hospitalité vis-à-vis d'un prophète, il reçut, selon la parole de
l'éternelle Vérité, la récompense du Prophète; car l'annonce prophétique du
saint le tint en garde contre l'arrivée imprévue de la mort, elle le munit
des armes de la pénitence, le fit échapper à la damnation éternelle et entrer
dans les tabernacles du Seigneur.
Dans le temps où le saint
était malade à Riéti, un bénéficier, nommé Gédéon, homme dissolu et mondain, fut saisi d'une grave infirmité. Porté sur son lit au serviteur de Dieu, il
le conjurait avec larmes, ainsi que les personnes présentes, de vouloir bien
faire sur lui le signe de la croix. « Vous avez vécu jusqu'à ce jour selon les
désirs de la chair, lui dit
François; vous n'avez aucune crainte des
jugements de Dieu. Comment donc vous marquerai-je du signe de la croix?
Cependant je veux bien condescendre à vos désirs en considération des prières
ardentes de ceux qui vous accompagnent. Mais
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sachez bien que des malheurs plus grands vous sont
réservés si, une fois délivré, vous retournez à votre vomissement, car
l'ingratitude entraîne toujours à sa suite des maux plus redoutables que les
premiers. » Il fit donc le signe de la croix sur le paralytique, qui se trouva
aussitôt rendu à la santé, et se leva en louant Dieu et en s'écriant : « Je
suis guéri. » Les personnes présentes entendirent ses ossements faire un bruit
semblable à celui qui a lieu lorsqu'on rompt du bois sec. Mais peu de temps
après, cet homme, oubliant le Seigneur, retomba dans le crime, et un soir
qu'il avait été invité à souper et à coucher chez un chanoine, pendant qu'il
dormait, le toit de la maison s'écroula et ensevelit les personnes présentes
sous ses ruines ; mais tout le monde échappa à la mort, excepté ce
malheureux. Ainsi, par un juste jugement de Dieu, les derniers châtiments
infligés à ce pécheur furent pires que les premiers à cause de son ingratitude
et de son mépris du Seigneur. En effet, le pardon reçu exige notre
reconnaissance, et le crime qui vient après déplaît doublement.
Une autre fois une femme vint
trouver le saint afin de lui faire connaître ses chagrins et de lui en
demander le remède. Elle avait un mari vraiment cruel, et opposé à ses désirs
de servir le Seigneur. Elle conjurait donc le saint de vouloir prier pour lui
afin que Dieu, par sa miséricorde, daignât amollir son coeur.
François lui répondit : « Allez en paix et
tenez pour assuré que bientôt vous recevrez une grande consolation de votre
mari. Dites-lui de la
117
part de Dieu et de la mienne, que c'est maintenant le
temps de la miséricorde, et que plus tard ce sera celui de la justice. » Cette
femme s'en retourna donc après avoir reçu la bénédiction du saint, et elle
rapporta ses paroles à son mari. Aussitôt l'Esprit-Saint le remplit, le
changeant en un homme nouveau, le fit répondre avec mansuétude : « Servons le
Seigneur et sauvons nos âmes. » Sur la proposition de sa sainte épouse, il
consentit à garder la continence et tous deux moururent le même jour et
échangèrent cette vie contre une vie meilleure. Elle était assurément
admirable en l'homme de Dieu, cette vertu de l'esprit prophétique qui rendait
la vie aux membres desséchés et faisait naître la piété dans les coeurs les
plus durs; et cependant sa lumière n'était pas moins étonnante, cette lumière
par laquelle
François découvrait les choses futures et
sondait même le secret des consciences, comme si, nouvel Elisée, le double
esprit d'Elie se fut reposé sur lui.
Lorsqu'il était à Sienne, il
prédit à un de ses amis certaines choses touchant la fin de sa vie. Le docteur
dont nous avons parlé plus haut, et qui aimait à s'entretenir avec le saint de
questions sur la divine Ecriture, ayant émis quelque doute sur cette
prédiction et lui ayant demandé s'il connaissait ces choses par une
révélation du Ciel,
François l'assura qu'il en était ainsi, et il
lui prédit à lui-même sa propre mort alors qu'il s'enquérait de celle des
autres. Et afin de le confirmer entièrement sur ce point, il lui parla d'un
scrupule secret dont sa conscience était tourmentée
118
et que le docteur n'avait découvert à personne; il le lui
expliqua d'une manière admirable et lui donna sur ce sujet des conseils
salutaires. En effet, cet homme religieux mourut, comme le saint le lui avait
prédit.
Dans le temps où il revenait d'outre-mer, il lui arriva,
ayant pour compagnon frère Léonard d'Assise, de se trouver accablé de fatigue
et il monta un peu sur une âne. Le frère qui le suivait, bien fatigué aussi,
ressentit en son coeur quelque chose de l'homme et se prit à dire en lui-même
: « Ses parents et les miens tenaient un rang bien différent ; cependant
aujourd'hui c'est lui qui se fait porter, et moi je suis à pied; je conduis sa
monture. » Aussitôt le saint descendit et dit au religieux : « Il ne me
convient pas de voyager ainsi, mon frère, et de vous laisser à pied ; car
vous avez été dans le siècle plus noble et plus puissant que moi. » Le frère,
étonné et couvert de confusion de se voir ainsi découvert, se jeta baigné de
larmes aux pieds de
François, lui découvrit sa pensée et lui en
demanda pardon.
Un religieux plein de l'amour
de Dieu et profondément attaché au serviteur de Jésus-Christ, pensait souvent
en lui-même que celui-là était digne de la gloire à qui le saint portait un
tendre amitié, tandis que l'homme considéré par lui comme un étranger, devait
être regardé comme retranché du nombre des élus. Tourmenté sans cesse par une
semblable pensée, il désirait ardemment avoir avec le saint une union intime, sans cependant faire connaître à personne le secret de son coeur. Or, un jour
le tendre père ,
119
l'appelant avec bonté, lui dit : « Mon fils, ne vous
laissez troubler par aucune pensée. Vous m'êtes cher parmi ceux que
j'affectionne le plus; je vous accorde donc volontiers la faveur de mon
intimité et de mon amour. » Le frère, étonné et rempli par ce témoignage d'une
tendresse encore plus vive, non-seulement crût de jour en jour en amour pour
le saint, mais encore il fut, par une faveur de l'Esprit-Saint, comblé des
dons les plus considérables.
Pendant que
François demeurait sur le mont Alverne, enfermé en sa cellule, un de ses compagnons avait le désir le plus grand
d'avoir quelques courtes réflexions écrites de sa main sur la loi du Seigneur.
Il souffrait les tentations les plus violentes de la chair, et il espérait s'y
soustraire par ce moyen, ou du moins les rendre plus faciles à supporter. Il
languissait en proie à un tel désir et se consumait d'anxiété; car, retenu par
la honte, il n'osait découvrir la chose à son père vénéré. Mais l'Esprit-Saint
révéla ce que l'homme ne disait point. Le serviteur de Dieu se fit donc
apporter par ce frère de l'encre et du papier, lui écrivit selon son désir
quelque chose à la louange de Dieu et lui donna sa bénédiction en disant : «
Prenez ce papier et gardez-le soigneusement jusqu'au jour de votre mort. » Le
frère reçut ce don précieux, et aussitôt la tentation disparut. On conserva
cet écrit, et, comme dans la suite, des merveilles s'accomplirent par lui, il
servit à rendre témoignage des vertus de
François.
Il y avait dans l'ordre un
frère qui paraissait
120
au-dehors d'une sainteté remarquable et d'une vie
exemplaire ; mais c'était un homme d'une singularité extrême. Il s'appliquait
continuellement à l'oraison et observait si rigoureusement le silence, qu'il
avait coutume de se confesser par signes. Or, le saint vint en ce lieu pour
voir ce frère et s'entretenir de lui avec les autres religieux. Tous
l'exaltèrent et en firent les éloges les plus magnifiques. L'homme de Dieu
leur répondit : « Laissez, mes frères ; ne me louez pas davantage ce qui
n'est, en cet homme, qu'une illusion du démon. » Les frères entendirent avec
peine un pareil langage, et ils regardaient comme impossible que de telles
apparences de perfection fussent l'effet des ruses de notre ennemi. Mais peu
de jours après, cet homme ayant abandonné la religion, on comprit combien
clairement le regard intérieur du saint avait pénétré les secrets de son
coeur. Il prédit de la sorte la ruine de plusieurs dont la vertu paraissait
inébranlable, et la conversion d'un grand nombre d'hommes pervers ; et ce
qu'il avait prédit arrivait si sûrement qu'il semblait s'être approché du
miroir de l'éternelle lumière et contempler dans son éclat admirable les
choses éloignées comme si elles eussent été présentes aux yeux de son esprit.
Une fois, pendant que son
vicaire tenait le chapitre,
François était renfermé dans sa cellule, tout
entier à la prière, comme un solliciteur et un médiateur entre Dieu et ses
frères. Comme un d'entre eux, sous un prétexte apparent, ne se soumettait
point à la discipline de la maison, l'homme de Dieu
121
le vit en esprit, et, appelant un des religieux, il lui
dit : « Mon frère, j'ai vu le démon en possession de ce, religieux
désobéissant; il a placé une chaîne autour de son cou, et cet homme, qui a
rejeté le fruit de l'obéissance, conduit par un tel guide, suivait en tout
les caprices de sa volonté. J'ai prié Dieu pour lui, et le démon s'est
éloigné aussitôt couvert de confusion. Allez donc, et dites à ce frère de se
soumettre de nouveau et sans retard au joug de la sainte obéissance. » Le
religieux averti de la sorte rentra aussitôt en lui-même et se jeta humblement
aux pieds du vicaire de
François.
Une autre fois, deux frères
étaient venus de loin à l'ermitage de Grécio pour voir le saint et recevoir sa
bénédiction, après laquelle ils soupiraient depuis long temps. Mais, arrivés
là, ils ne le trouvèrent plus, car il était rentré dans sa cellule. Ils s'en
retournaient donc profondément attristés, quand
François, sans avoir été prévenu par personne
de leur arrivée ni de leur départ, sortit de sa cellule contre sa coutume,
les appela, et, faisant sur eux le signe de la croix, les bénit au nom de
Jésus-Christ selon qu'ils l'avaient désiré.
Deux frères étaient venus
ensemble de la terre de Labour, et le plus vieux avait donné quelque scandale
au plus jeune. Lorsqu'ils furent en présence du bienheureux père, il demanda
au plus jeune comment son frère avait agi à son égard durant le voyage.
Celui-ci ayant répondu qu'il n'avait point à s'en plaindre,
François ajouta : « Prenez garde, mon
122
frère, de ne pas mentir sous prétexte d'humilité. Je
connais tout; mais attendez un peu et vous verrez. » Le frère demeura dans un
profond étonnement en voyant comment il avait pu connaître en esprit des
choses arrivées à une distance aussi grande. Peu de jours après, celui qui
avait scandalisé son compagnon, sans demander pardon au saint et sans faire
une pénitence convenable, quitta l'habit religieux et rentra dans le monde;
et, dans cette circonstance, on peut admirer la sévérité de la justice divine,
et la grandeur de l'esprit prophétique chez le saint.
Si l'on veut connaître de
quelle manière, par la vertu du Seigneur, il se montra présent aux personnes
dont il était éloigné, qu'on se rappelle comment il apparut à ses frères
transfiguré en un char de feu, et comment, au chapitre d'Arles, il se montra
les bras étendus en croix. Cela s'accomplit, sans aucun doute, par une
disposition du Ciel, afin de faire connaître clairement par ces apparitions
admirables combien son esprit était ouvert aux rayons de la sagesse éternelle,
combien il était illuminé des splendeurs de cette sagesse, dont l'activité
l'emporte sur ce qu'il y a de plus actif en ce monde, qui pénètre en tous
lieux à cause de sa pureté, s'avance au milieu des nations dans les âmes
saintes et forme les amis de Dieu et les prophètes. Le Docteur par excellence
a coutume de révéler ses mystères aux simples et aux petits. Ainsi agit-il
envers David, le plus grand des prophètes, envers Pierre, le prince des
apôtres,
123
et enfin envers
François, le pauvre de Jésus-Christ. Ces
hommes étaient étrangers à la science humaine, et ils sont devenus glorieux
dans la science de l'Esprit-Saint. Le premier était un pasteur, et il lui a
été donné de paître la synagogue, le troupeau tiré de l'esclavage de l'Egypte;
le second était un pêcheur, et il a rempli les filets de l'Eglise d'une
multitude de croyants pris dans toutes les nations; le dernier était un
marchand, et il a vendu tout ce qu'il possédait pour acheter la perle de l'Evangile, il a tout distribué à cause de Jésus-Christ.
Le fidèle serviteur et
ministre de Jésus-Christ,
François, désireux de se rendre parfait et
accompli en tout, s'exerçait principalement aux vertus que les enseignements
de l'Esprit-Saint lui faisaient connaître comme plus agréables à son Dieu.
Aussi lui arriva-t-il à ce sujet de tomber en un doute profond et plein
d'angoisses, et tous les jours en sortant de l'oraison il le proposait à
résoudre aux frères dont il estimait le plus les lumières. « Que me
conseillez-vous, leur disait-il, quel emploi vous semble préférable? Dois-je
vaquer à l'oraison ou me livrer à la prédication? Je suis un pauvre enfant,
sans
124
savoir, et dont le langage est grossier; j'ai plus reçu
pour prier que pour parler. Ensuite, dans l'oraison, il y a un gain véritable, les grâces s'y accumulent en trésors; dans la prédication, au contraire, il
faut distribuer aux autres les dons reçus du Ciel. Dans l'oraison, les
affections de notre
âme se purifient de plus en plus, l'union au bien
véritable, unique et suprême s'accomplit avec une vertu de jour en jour plus
vive. Dans la prédication, les pieds de notre esprit se couvrent de poussière, on se distrait en beaucoup de choses, et la discipline se relâche. Enfin,
dans l'oraison nous parlons à Dieu, nous entendons sa voix, nous menons une
vie angélique, nous demeurons au milieu des esprits célestes. Mais dans la
prédication il faut user d'une grande condescendance vis-à-vis
des hommes, vivre en homme au milieu d'eux, penser, voir,
dire et entendre en homme. Cependant une chose me semble devant Dieu combattre
en faveur de la prédication : c'est que le Fils de Dieu, la Sagesse suprême,
est descendu du sein de son Père pour le salut des âmes; il a donné d'abord
l'exemple de sa vie au monde comme règle de conduite; ensuite il lui a fait
entendre des paroles de salut, il a racheté les hommes au prix de son sang
vénérable, il en a fait un bain pour les purifier, et un breuvage pour
soutenir leurs forces ; il ne s'est rien réservé, mais il a tout donné
libéralement pour opérer notre salut. Puisque nous devons agir en tout selon
le modèle des choses
125
offertes à nos regards en sa personne comme sur une
montagne élevée, il me semble donc que Dieu a pour agréable de nous voir
interrompre le repos de la contemplation pour le travail du dehors. »
Le serviteur de Dieu avait
passé bien des jours à conférer sur ce sujet avec ses frères, et cependant il
ne voyait point encore d'une manière certaine quel parti il devait embrasser
comme plus agréable à Jésus-Christ. L'esprit de prophétie dont il était doué
lui avait découvert des choses merveilleuses, et il ne pouvait par lui-même
résoudre la question présente, Dieu le permettant ainsi afin de lui faire
connaître par un oracle du ciel le mérite de la prédication et de conserver
son humilité. Véritable frère mineur, il ne rougissait donc pas, lui à qui le
Maître suprême avait appris des secrets admirables, de prendre conseil de ses
inférieurs en des points d’une moindre importance. il avait coutume de leur
demander avec un empressement tout particulier par quelle voie et de quelle
manière il pourrait accomplir plus parfaitement le bon vouloir de Dieu. Sa
suprême philosophie, son désir souverain, tant qu'il vécut, fut de s'enquérir
auprès des sages et des simples, des parfaits et des imparfaits, des jeunes
et des vieux, des moyens d'arriver plus sûrement au sommet de la perfection.
Prenant donc deux de ses religieux, il les envoya à frère Silvestre, le même
qui avait vu autrefois une croix sortir de la bouche du saint, et qui alors
était appliqué à prier continuellement sur une montagne proche d'Assise, afin
d’avoir une réponse du Ciel sur
126
le doute de son bienheureux père ; il les envoya, dis-je,
pour savoir ce qu'il lui commanderait de la part de Dieu. Il ordonna aussi à
la pieuse vierge Claire de faire prier pour la même fin la plus pure et la
plus simple des religieuses confiées à sa conduite, et de prier elle-même afin
de connaître la volonté divine. Les deux réponses s'accordèrent admirablement.
Le saint prêtre et la vierge du Seigneur, éclairés par l'Esprit-Saint, firent
connaître à
François que le bon vouloir de Dieu était que
le héraut de Jésus-Christ s'appliquât à la prédication.
Lorsque les frères furent de
retour et qu'ils lui eurent appris la volonté du Ciel, selon qu'elle leur
avait été manifestée,
François se leva aussitôt, s'apprêta à partir
et se mit en route sans retard. Il s'avançait avec tant de ferveur pour
accomplir le commandement du Seigneur, et il marchait si rapidement qu'il
semblait être poussé par la main de Dieu et avoir reçu d'en haut une vertu
toute nouvelle. Non loin de Bevagna, il trouva un lieu où s'étaient réunis en
grand nombre des oiseaux de toutes sortes. L'homme de Dieu courut à eux avec
joie et les salua comme s'ils eussent été doués de raison. Tous l'attendirent
et se tournèrent vers lui, et lorsqu'il fut proche, inclinant la tête d'une
manière inaccoutumée de dessus les branches, ils tinrent leurs regards fixés
sur lui. Arrivé à eux, il les avertit d'écouter la parole de Dieu avec
attention, et leur dit : « Mes frères les oiseaux, vous devez louer beaucoup
votre Créateur, qui vous a accordé des plumes pour vous couvrir, des
127
ailes pour voler, la région la plus pure de l'air pour
demeure, et qui vous nourrit sans aucune sollicitude de votre part. » Pendant
qu'il leur parlait ainsi, les oiseaux témoignant leur joie d'une façon
admirable, commencèrent à tendre le cou, à agiter leurs ailes et à ouvrir le
bec en regardant le serviteur de Dieu. Et lui, tout plein d'une ferveur
merveilleuse, passant au milieu d'eux, les effleurait du bord de sa robe. Mais
aucun n'en fut effrayé. Enfin, leur ayant donné sa bénédiction par un signe de
croix et la permission de s'en aller, tous s'envolèrent. Ses compagnons
considéraient toutes ces choses du chemin où ils l'attendaient. Lorsqu'il fut
revenu à eux, cet homme simple et vraiment pur s'accusa de négligence pour
n'avoir pas encore, jusqu'à ce jour, prêché aux oiseaux. Ensuite il passa par
les villages voisins, annonçant la parole de Dieu, et arriva à un bourg appelé
Alviano, où il assembla le peuple. Après avoir invité la foule au silence, il
commença; mais des hirondelles qui avaient leurs nids tout proche faisaient un
tel bruit qu'à peine pouvait-on entendre ses paroles. L'homme de Dieu
s'adressa donc à elles en présence de tout le monde, et leur dit : « Mes
soeurs les hirondelles, vous avez parlé jusqu'à ce moment; c'est à mon tour
maintenant. Ecoutez la parole de Dieu, et demeurez en silence jusqu'à ce que
j'aie fini mon discours. » Aussitôt elles se turent comme si elles eussent
compris, et ne s'éloignèrent pas que la prédication fût terminée. Tous ceux
qui en furent témoins, pleins d'étonnement d'une pareille chose,
127
glorifièrent Dieu, et le bruit de ce miracle s'étant
répandu de toutes parts, concilia au saint le respect et la pieuse confiance
d'une multitude de personnes.
A Paris, un étudiant,
excellent jeune homme, était occupé au travail avec plusieurs de ses amis;
fatigué du ramage d'une hirondelle, il leur dit : « Cette hirondelle était
sans cloute une de celles dont les cris troublaient l'homme de Dieu,
François, quand il prêchait, et auxquelles il
imposa silence. » Et ensuite se tournant vers l'hirondelle, il ajouta avec
confiance : « Au nom du serviteur de Dieu,
François, je te commande de te taire dès que
tu approcheras de moi. » A ce nom de
François, l'hirondelle, comme si elle eût
connu ses enseignements, se tut aussitôt et vint se placer dans les mains de
l'étudiant comme dans un lieu sûr. Celui-ci étonné la rendit à la liberté, et
n'entendit plus son ramage dans la suite.
Une fois le serviteur de Dieu prêchait à Gaëte, sur le
bord de la mer. La foule, entraînée par l'ardeur de sa dévotion, se pressait
autour de lui afin de le toucher; mais
François, plein d'horreur pour les
applaudissements des hommes, se jeta dans une petite barque fixée au bord de
la mer. Aussitôt cette barque, comme si elle eût été douée de raison et
poussée par un moteur intérieur, s'éloigna d'elle-même du rivage aux yeux de
tous les assistants surpris d'un tel prodige. Après s'être avancée un peu en
pleine mer, elle s'arrêta et demeura immobile au milieu des flots jusqu'à ce
que le saint eût terminé sa prédication.
129
Alors la foule témoin du miracle ayant reçu la
bénédiction, se retira, et, comme
François n'avait plus à craindre d'en être
fatigué, la barque revint d'elle-même à terre. Quel homme donc, quelle que
fût son obstination ou son impiété, eût osé mépriser la prédication du
serviteur de Dieu, alors que sa vertu admirable soumettait à ses lois les
êtres privés de raison et enchaînait à son service les corps inanimés.
A la vérité, Jésus-Christ, la
vertu et la sagesse de Dieu, assistait son serviteur dans tout ce qu'il
entreprenait, et l'Esprit-Saint le conduisait et répandait en lui son onction, afin que les enseignements d'une doctrine irréprochable découlassent de ses
lèvres avec abondance et que des miracles éclatants s'accomplissent par lui.
Sa parole était comme un feu dévorant; elle pénétrait jusqu'au plus intime des coeurs et elle remplissait tous les esprits d'admiration; car on ne voyait en
elle rien des vains ornements de la science humaine, mais tout y respirait le
souffle d'une révélation céleste. Une fois qu'il avait été appelé à prêcher
devant le Pape et les cardinaux, sur la recommandation de l'évêque d'Ostie,
il apprit par coeur un sermon travaillé avec le plus grand soin. Arrivé au
milieu de l'assemblée pour y faire entendre des paroles d'édification, il
oublia à tel point son discours qu'il lui fut impossible d'en dire le premier
mot. Alors, après avoir raconté avec humilité comment il s'était préparé, il
invoqua la grâce de l'Esprit-Saint, et aussitôt les paroles les plus efficaces
abondèrent sur ses lèvres; et leur vertu fut si puissante à
130
remplir de componction cette foule de personnages élevés,
que l'on vit clairement que l'Esprit de Dieu parlait par sa bouche, et non
l'homme. Comme il ne manquait pas de faire lui-même ce qu'il conseillait aux
autres, il prêchait la vérité en toute assurance. sans craindre aucun
reproche. Il ne savait point flatter les fautes d'autrui, mais il les
attaquait au vif; et la vie des pécheurs, loin de trouver en lui un
approbateur tacite, n'y rencontrait qu'un censeur armé des réprimandes les
plus sévères. Il parlait avec la même assurance aux grands et aux petits, et
il éprouvait autant de contentement en présence d'un auditoire peu nombreux,
qu'en présence d'une multitude. Dans tous les rangs, dans tous les âges et
toutes les conditions, on se portait avec empressement pour voir et entendre
cet homme nouveau donné par le Ciel à la terre. Et lui, allant par les
contrées diverses, annonçait l'Evangile avec un zèle dévorant, et le Seigneur
coopérait à ses discours, il les confirmait par les miracles dont ils étaient
suivis. En effet, par la vertu du nom de Jésus, le héraut de la Vérité
chassait les démons, guérissait les infirmes, et, ce qui est plus
considérable, portait à la pénitence par ses discours les coeurs les plus
endurcis. Il rendait à la fois la santé aux corps et aux âmes, comme le
prouvent les prodiges que nous allons raconter.
Un soldat dont l'enfant était
tout difforme depuis sa naissance, avait reçu avec une grande piété le saint
dans sa demeure. Après s'être laissé longtemps prier,
François consentit à donner la main à
l'enfant
131
pour l'aider à se relever. Aussitôt celui-ci fut guéri, ses membres se trouvèrent raffermis, et, plein de force et de santé, il se
mit à marcher et à sauter, louant Dieu et témoignant sa joie en présence de
tout le monde.
A Narni, un paralytique était
privé de l'usage de tous ses membres. Sur la prière de l'évêque,
François le marqua du signe de la croix de la
tête aux pieds, et il recouvra parfaitement la santé.
Dans l'évêché de Riéti, un
enfant était tellement enflé qu'il ne pouvait regarder à ses pieds. Sa mère le
présenta avec larmes au serviteur de Dieu, et aussitôt qu'il lui eut imposé
ses mains vénérables, cet enfant se trouva entièrement délivré de son mal.
A Ortense, un enfant était
dans un tel état de contraction que sa tête touchait à ses pieds et que
plusieurs de ses ossements en étaient brisés. Le saint, touché des larmes de
ses parents, fit sur lui le signe de la croix, et aussitôt le malade se
redressa et fut guéri.
A Gubbio, une femme avait les
deux mains contractées et desséchées, en sorte qu'elle ne pouvait rien faire.
Le serviteur de Dieu la bénit par un signe de croix au nom du Seigneur, et
aussitôt elle obtint une guérison si parfaite que, rentrant à sa maison, elle prépara, comme autrefois la belle-mère de Pierre, des aliments pour elle
et les pauvres de Jésus-Christ.
A Bévagna, une jeune fille
privée de la vue la recouvra après que le saint lui eut fait sur les yeux, avec sa salive, une triple onction au nom de la Trinité.
132
A Narni, une lemme également
frappée de cécité fut guérie par un signe de croix que
François fit sur elle.
A Bologne, un enfant avait un
oeil tellement entaché qu'il ne lui était d'aucun usage, et jusqu'à ce jour
tout remède avait été sans effet. Le serviteur de Dieu fit le signe de la
croix sur cet enfant et il fut délivré du mal qui le tourmentait. Dans la
suite il entra dans l'ordre des Frères mineurs, et il assurait qu'il voyait
beaucoup plus parfaitement de son œil autrefois malade que de celui dont il
n'avait jamais souffert.
A Saint-Géminien, le
serviteur de Dieu reçut l'hospitalité chez un homme fort religieux, mais dont
la femme était tourmentée par le démon. Après avoir prié, il commanda à
l'esprit mauvais de sortir en vertu de l'obéissance, et il le chassa si
promptement par la puissance du Ciel, que l'ou reconnut véritablement combien
était vaine l'obstination des dénions à résister à la sainte vertu
d'obéissance.
A Castello, un esprit furieux
et pervers assiégeait une pauvre femme. Le saint lui commanda, en vertu de
l'obéissance, et aussitôt l'esprit s'éloigna en frémissant, laissant libre
d'esprit et de corps la malheureuse obsédée jusqu'à ce jour.
Un frère avait une infirmité
si horrible que plusieurs voyaient dans sou mal un effet de la malice
infernale, et non quelque chose de naturel. Souvent il se jetait à terre et
se roulait en écumant; tantôt ses membres se contractaient ; tantôt ils
s'étendaient, ou se pliaient, ou se tordaient; tantôt ils se roidissaient
133
et demeuraient inflexibles. Quelquefois on le voyait
étendu et roidi de la sorte, serrer ses pieds, s'appuyer sur sa tête et
s'élever en l'air pour re-tomber aussitôt de la manière la plus déplorable. Le
serviteur de Jésus-Christ, plein de tendresse et de commisération pour un
homme dont le mal était aussi triste et aussi irrémédiable, lui fit passer un
peu du pain dont il mangeait. A peine le malade l'eut-il goûté qu'il recouvra
ses forces et n'eut plus rien à souffrir dans la suite de cette infirmité.
Dans le comté d'Arezzo, une
femme en couches souffrait depuis plusieurs jours. Elle était près de mourir,
et aucun remède humain ne semblait capable de la tirer de l'état désespéré où
elle se trouvait.
François était passé par cette contrée, monté sur un cheval, car il était malade. Or, il arriva qu'on ramena l'animal
dans le village où cette femme était ainsi en proie à de cruels tourments. Les
hommes de l'endroit, ayant vu le cheval dont s'était servi le saint, lui
ôtèrent son frein et le mirent sur la malade. A peine l'eut-il touchée que
tout danger disparut miraculeusement; elle donna le jour à son enfant et fut
sauvée.
Un homme religieux et
craignant Dieu avait en sa possession une corde qui avait servi de ceinture à
notre bienheureux père. Comme il y avait au lieu où il demeurait beaucoup de
personnes affligées de différentes infirmités, cet homme allait de maison en
maison, faisait tremper la corde dans de l'eau, et donnait ensuite l'eau à
boire aux malades dont un grand
134
nombre fut guéri de la sorte. De même le pain touché par
l'homme de Dieu devenait, par la vertu divine, un remède prompt et efficace
pour les malades qui l'avaient goûté.
Ainsi le héraut de
Jésus-Christ, opérant dans le cours de ses prédications de semblables
prodiges et d'autres en bien plus grand nombre encore, attirait l'attention
des hommes et on l'écoutait comme si l'ange du Seigneur eût parlé. On voyait
en lui la prérogative glorieuse des vertus, l'esprit de prophétie, la
puissance des miracles, le don tout céleste de la prédication, l'empire sur
les créatures privées de raison. A sa parole les coeurs se changeaient
irrésistiblement; sa science inspirée par l'Esprit-Saint l'emportait sur toute
la science des hommes; le pouvoir de prêcher lui avait été accordé par le
souverain Pontife d'après une révélation du Ciel; sa règle, où il enseignait
la manière de prêcher, était également confirmée par le vicaire de
Jésus-Christ ; enfin il portait imprimées comme un sceau en son corps les
blessures du Roi suprême. Tels sont les témoignages qui montrent d'une manière
indubitable au monde
François comme le héraut de Jésus-Christ,
comme un homme vénérable par son ministère, irréprochable en sa doctrine, admirable en sa sainteté, et comme un véritable envoyé de Dieu pour prêcher
son Evangile aux hommes.
135
L'homme angélique,
François, avait coutume de ne jamais se
reposer dans le bien. Semblable aux esprits célestes de l'échelle de Jacob, il montait en tout temps vers Dieu ou descendait vers le prochain. Il avait
appris à partager si prudemment le temps qui lui était accordé pour amasser
des mérites, qu'il en consacrait une partie à recueillir un gain laborieux
auprès des hommes, et l'autre aux paisibles ravissements de la contemplation.
Lors donc que, selon l'exigence des lieux et des temps, il s'était employé
au salut des autres, il abandonnait les agitations de la foule et se retirait
dans la solitude et le lieu du repos, afin de secouer, en vaquant plus
librement à Dieu, la poussière amassée dans les rapports avec le inonde.
C'est ainsi que, deux ans avant sa mort, il fut conduit par la divine
providence, après de nombreux travaux, en un lieu fort élevé, appelé le
mont Alverne. Ayant commencé le carême qu'il avait coutume de faire en
l'honneur de l'archange saint Michel, il trouva dans sa contemplation toute
céleste une abondance de douceur jusqu'alors inconnue ; la flamme des saints
désirs l'embrasa avec plus d'ardeur et il sentit plus nombreuses les
immissions divines. Il s'élevait à une hauteur extraordinaire, non
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comme un scrutateur inquiet de la majesté suprême, et
digne d'être opprimé par sa gloire, mais comme un serviteur fidèle et prudent
désireux de connaître le bon vouloir de Dieu et brûlant d'ardeur de s'y
conformer sans réserve. Il lui fut donc révélé qu'il eût à ouvrir le livre de
l'Évangile et que Jésus-Christ lui ferait connaître ce que Dieu aurait
par-dessus tout pour agréable en lui et ce qu'il en attendait. Après avoir
prié d'abord avec une vive dévotion, il prit sur l'autel le livre sacré des
Evangiles, le fit ouvrir au nom de l'auguste Trinité par son compagnon, homme
plein de l'amour de Dieu et vraiment saint, et l'ouvrit par trois fois; et
comme à chacune on tombait toujours sur la Passion du Seigneur, le saint,
rempli de l'esprit de Dieu, comprit qu'après avoir imité Jésus-Christ dans les
travaux de la vie active, il devait, avant de sortir de ce monde, se rendre
semblable à lui en embrassant les afflictions et les douleurs de sa Passion.
Malgré l'extrême austérité de sa vie passée, malgré son application
continuelle à porter la croix et l'affaiblissement qui s'en était suivi en son
corps, sans se laisser épouvanter, il s'anime avec plus de courage encore à
souffrir le martyre. L'incendie d'amour dont il était dévoré pour le doux
Jésus, avait pris un nouvel accroissement : il se répandait en étincelles
brûlantes et en flammes embrasées, et les eaux les plus violentes n'eussent
point suffi pour éteindre une charité si puissante.
Lors donc que, transporté
ainsi par l'ardeur de désirs séraphique, il s'élevait vers son Dieu et que
137
la tendresse de sa compassion le transformait en celui
que l'excès de sa charité attacha à la croix, un matin, c'était vers la fête
de l'Exaltation de la sainte Croix, pendant qu'il priait sur le versant de la
montagne, il vit descendre des hauteurs célestes un séraphin ayant six ailes
de feu toutes resplendissantes. Conduit bientôt, par la rapidité de son vol
vers l'homme de Dieu, il demeura proche de lui sans toucher la terre. Alors
entre les ailes du séraphin apparut un homme crucifié; ses mains et ses pieds
étaient étendus et attachés à une croix. Deux de ses ailes étaient élevées
au-dessus de sa tête, deux autres étaient étendues pour voler, et les deux
dernières couvraient son corps. A cette vue, le saint demeura dans un
étonnement indéfinissable, et son coeur éprouva un sentiment de joie mêlée de
tristesse. Il se réjouissait d'un spectacle aussi admirable, où le Seigneur,
sous la forme d'un séraphin, contemplait son serviteur, et son âme était
transpercée d'un glaive de compassion douloureuse en le voyant ainsi attaché à
la croix. Une vision si insondable le jetait aussi dans une anxiété profonde,
car il savait que l'infirmité de la Passion n'était en aucune façon compatible
avec l'immortalité d'un esprit séraphique. Enfin il comprit, par une lumière
du Ciel, que la divine Providence l'avait fait jouir d'une telle faveur pour
lui apprendre, à lui, l'ami de Jésus-Christ, que c'était, non par le martyre
de son corps, mais par un embrasement sans réserve de son âme, qu'il devait se
transformer en la ressemblance du Sauveur crucifié. La vision disparaissant le
laissa donc tout rempli en
138
son coeur d'une ardeur ineffable, et imprima en son corps
des traces admirables. Car aussitôt commencèrent à paraître dans ses mains et
dans ses pieds les marques des clous, telles qu'il les avait vues
tout-à-l'heure dans l'homme crucifié offert à ses regards. Ses mains et ses
pieds semblaient transpercés de ces clous; leurs têtes apparaissaient à
l'intérieur des mains et sur les pieds, et l'on voyait sortir leurs pointes à
la partie opposée. Ces têtes étaient noires et rondes, et les pointes longues
et comme recourbées avec effort ; après avoir traversé la chair elles
demeuraient tout-à-fait distinctes. Son côté droit portait aussi l'empreinte
d'une cicatrice rouge, comme s'il eût été traversé d'un coup de lance, et
souvent le sang s'échappait de cette plaie avec une abondance telle que tous
les vêtements du saint en étaient pénétrés.
Le serviteur de Jésus-Christ, voyant imprimés d'une manière si parfaite en son corps les stigmates du
Sauveur, comprit de suite combien il lui serait difficile de les cacher à ceux
au milieu desquels il vivait, et d'un autre côté il craignait de révéler les
secrets de son Seigneur. Il pensait donc avec une vive inquiétude et un
tourment profond s'il ferait connaître ou s'il tairait ce qu'il avait vu.
Ayant appelé quelques-uns de ses frères et leur parlant en termes généraux, il leur proposa son doute et leur demanda conseil. Un d'entre eux, éclairé de
la grâce et comprenant par son langage qu'il avait été témoin de choses
merveilleuses et que c'était la cause de l'état extraordinaire où il
paraissait être maintenant, lui
139
dit : « Ce n'est pas seulement pour vous, mon frère,
niais encore pour les autres, sachez-le bien, que les secrets du Ciel vous
ont été manifestés. Vous devez craindre justement d'être accusé, au jour du
jugement, d'avoir enfoui le talent confié à vos soins, si vous cachez ce qui
vous a été donné pour l'utilité de plusieurs. »
Le saint touché de ces paroles, bien que d'ailleurs il eût coutume de dire : « Mon secret est pour moi, »
rapporta alors avec beaucoup de crainte toute la suite de la vision dont il
avait été favorisé, et il ajouta que celui qui lui était apparu lui avait dit
certaines choses qu'il ne confierait jamais durant sa vie à aucun homme. Sans
doute, ces secrets du Séraphin crucifié sont de ces paroles qu'il n'est point
permis à l'homme de redire.
Lors donc que le véritable
amour de Jésus-Christ eut transformé ainsi en sa ressemblance celui qui en
était pénétré, les quarante jours consacrés à la solitude étant passés, et la
solennité de l'archange saint Michel arrivée, l'homme angélique,
François, descendit de la montagne portant
avec lui l'image de son Seigneur crucifié, image non gravée sur la pierre ou
le bois par la main de l'ouvrier, mais imprimée en sa chair par le doigt du
Dieu vivant. Cependant, comme il est bon de cacher le secret du Roi, l'homme
qui en avait été rendu participant, s'efforçait de dérober aux yeux de tous, autant qu'il le pouvait, ces signes sacrés. Mais aussi, comme il appartient
à Dieu de révéler pour sa gloire les merveilles de sa
140
puissance, après avoir imprimé secrètement en
François les stigmates, il fit par eux
plusieurs miracles connus de tout le monde, afin de montrer par l'éclat de ces
prodiges combien était admirable la force cachée dans ces traces de son amour.
En effet, une peste
très-violente s'était répandue dans la province de Riéti, et elle ravageait
cruellement, malgré tous les remèdes, les brebis et les boeufs. Un homme
craignant Dieu fut averti pendant la nuit d'aller en toute hâte à l'ermitage
des Frères mineurs, d'y demander l'eau où le serviteur de Dieu,
François, qui y demeurait alors, s'était lavé
les mains et les pieds, et d'en arroser les animaux. Cet homme se levant donc
de grand matin, vint au monastère, et ayant obtenu en secret de cette eau par
le moyen des compagnons du saint, il en répandit sur les brebis et les boeufs
attaqués de la maladie. A peine ces animaux, tout-à-l'heure languissants et
étendus sans force, en eurent-ils été touchés, qu'ils se levèrent aussitôt
comme ils avaient coutume de le faire, et s'en allèrent à leurs pâturages
comme si jamais ils n'eussent éprouvé aucun mal. Ainsi le contact de ces
blessures sacrées avait donné à cette eau la vertu admirable de dissiper et de
mettre en fuite une maladie pestilentielle.
Avant que le saint eût
séjourné au mont Alverne, il s'y formait habituellement des nuées qui se
répandaient en grêle et en orages violents et portaient la désolation dans les
campagnes environnantes. Mais depuis cette apparition bienheureuse la grêle
cessa
141
entièrement, non sans causer une grande admiration aux
habitants de la contrée, et le ciel lui-même devenant serein après des
tempêtes habituelles, confessait l'excellence de cette vision céleste et la
vertu des stigmates reçus eu cette circonstance.
Il arriva aussi à
François, étant en route pendant l'hiver, et
se servant de l'âne d'un pauvre paysan à cause de la faiblesse à laquelle il
était réduit, il lui arriva, dis-je, de s'arrêter sous un rocher formant une
espèce de voûte, pour y passer la nuit et se soustraire un peu aux
incommodités de la neige et de la nuit qui l'empêchaient d'aller jusqu'au
couvent. Mais voilà qu'il entend son pauvre compagnon pousser des gémissements
plaintifs et se tourner de côté et d'autre, car le froid l'empêchait de
dormir, et ses vêtements trop légers étaient impuissants à le protéger contre
ses rigueurs. Le saint, tout brûlant de l'ardeur du divin amour, étend sa main
sur cet homme, et, chose admirable! à peine cette main sacrée, qui portait en
elle l'incendie d'un feu tout séraphique, eut-elle touché le pauvre, que le
froid l'abandonna; il ressentit intérieurement et extérieurement une chaleur
aussi vive que si une flamme sortant d’une fournaise embrasée lui eût
communiqué sa chaleur. Fortifié en sort esprit et en son corps, il se reposa
au milieu des rochers et de la neige avec plus de bonheur qu'il n'avait jamais
fait dans sa maison, comme il l'assurait lui-même.
Ainsi des témoignages évidents
nous montrent en ces stigmates vénérables l'oeuvre de celui dont les
142
opérations hiérarchiques purifient, illuminent et
enflamment. Ils ont purifié au-dehors en dissipant la peste, en rendant le
calme aux éléments, et en répandant d'une manière admirable la chaleur dans
les corps. Après la mort de
François, d'autres prodiges plus éclatants
encore confirmèrent la même chose. Pour lui, il s'efforçait avec le plus
grand soin de cacher aux hommes ce trésor qu'il avait trouvé dans le champ du
Seigneur. Il tenait presque toujours, depuis ce temps, ses mains enveloppées
et ses pieds couverts de chaussures ; mais ils ne put dérober entièrement aux
yeux d’un certain nombre ces signes augustes. Plusieurs frères, hommes
vraiment dignes de foi par leur sainteté éminente, les virent avant la mort
du saint, et, pour enlever tout doute à ce sujet, ils affirmèrent avec serment
s'être convaincus de leur réalité en les touchant. Plusieurs cardinaux unis à
François par les liens d'une étroite amitié
en furent également témoins, et ils en confirmèrent la vérité non-seulement
par leurs paroles, mais encore par leurs écrits; car les proses, les hymnes,
les antiennes composées par eux en son honneur renfermaient les louanges des
stigmates sacrés. Le souverain Pontife Alexandre 1V, prêchant un jour au
peuple devant plusieurs frères et devant moi, assura les avoir vus de ses
yeux. A la mort du saint, plus de cinquante frères les virent encore, et
avec eux Claire, la très-pieuse vierge du Seigneur, ses religieuses et une
foule innombrable d'hommes du monde, dont plusieurs les baisèrent avec des
sentiments de respect et d'une
143
tendre dévotion, et les touchèrent de leurs mains afin
d'en rendre un témoignage plus assuré. Pour la blessure du côté, il la cacha
avec tant de soin que jamais personne ne put la voir, si ce n'est à la
dérobée. Ainsi, un frère qui avait coutume de lui donner les soins les plus
empressés, l'ayant amené par une pieuse ruse à quitter sa tunique sous
prétexte de la laver, ce frère, dis-je, regardant attentivement, vit la plaie, y porta rapidement les doigts et put en mesurer la grandeur. En usant d'une
ruse semblable, le vicaire du saint put la voir de même. Mais le frère qui lui
était donné pour compagnon, homme d'une grande simplicité, ayant à le
soutenir à cause de ses infirmités, avança la main sous son capuce et la plaça
sans y faire attention sur cette plaie sainte, ce qui causa à
François la plus vive douleur. Alors il fit
faire des vêtements de dessous montant jusqu'aux aisselles afin de la tenir
toujours cachée. Mais les religieux chargés de laver ces vêtements ou sa robe, les trouvant empreints de sang, connaissaient ainsi d'une manière
indubitable le mystère qu'il s'efforçait de dérober à tous les regards,
mystère que la mort de
François leur permit, aussi bien qu'à une
foule innombrable, de contempler à découvert et de vénérer.
Et maintenant, ô vaillant
soldat du Christ, porte donc les armes de ton Chef invincible. Ainsi protégé
et défendu, tu surmonteras tous tes ennemis. Porte l'étendard du Roi
tout-puissant, et à sa vue tous les membres de sa divine armée se sentiront
animés au combat. Porte le sceau du Pontife suprême, et tes
144
paroles et tes actions seront regardées de tous comme des
paroles de vérité, comme des actions irrépréhensibles. Aujourd'hui que tu es
marqué des stigmates du Seigneur Jésus, nul ne doit plus te contrister, mais
tous les serviteurs du Christ doivent t'environner de leurs hommages et de
leur amour. Ces signes, dont la vérité ne repose plus seulement sur deux ou
trois témoins, ce qui serait assez d'ailleurs, mais sur l'autorité
surabondante d'une multitude sans nombre, ces signes, témoignages
irrécusables de Dieu manifestés par toi et en ta personne, enlèvent tout
prétexte à l'incrédulité, car ils confirment les enfants du Seigneur dans la
foi, ils les remplissent de l'espérance et les embrasent du feu de la charité.
Maintenant est accomplie la vision qui te fut montrée dès le commencement, et
où l'on t'annonçait que, lumière brillante du Christ, tu serais revêtu
d'armes célestes, de l'étendard de la croix et de ses insignes glorieux. Déjà
aux premiers temps de ta conversion la vue du Sauveur crucifié avait
transpercé ton âme d'un glaive de douleur et de compassion, et les paroles
parties alors du haut de la croix comme du trône sublime de Jésus-Christ, comme de son propitiatoire mystérieux, ces paroles, dis-je, confirmées par ta
bouche sacrée, sont aujourd'hui pour nous une vérité incontestable. Et cette
croix que, dans la suite de ta vie sainte, frère Silvestre vit sortir
miraculeusement de ta bouche, ces deux glaives en forme de croix transperçant
tes entrailles et montrés au vénérable frère Pacifique, toi-même élevé dans
les airs
145
les bras étendus et apparaissant à Monald, cet homme
angélique, alors qu'Antoine prêchait sur la croix, toutes ces
merveilles, nous le croyons aujourd'hui, sont réelles; elles furent
manifestées par le Ciel, et non le fruit d'une vaine imagination. Enfin, cette vision où, vers la fin de ta vie, le Seigneur te montra en une même
personne le sublime Séraphin et l'humble Sauveur crucifié allumant un incendie
en ton âme et imprimant ses cicatrices sacrées en ton corps, afin d'offrir au
inonde comme un nouvel ange s'élevant du côté de l'Orient et portant en
lui-même le signe du Dieu vivant; cette vision, dis-je, affermit celles qui
l'ont précédée, et leur emprunte à son tour un témoignage de vérité. Voilà
sept fois déjà que la croix de Jésus-Christ est révélée à tes yeux ou en ta
personne. Les six premières apparitions ont été comme autant de degrés pour
arriver à la septième, où tu goûtes enfin le repos. En effet, cette croix
manifestée à tes regards au commencement de ta conversion et embrassée avec
ardeur, cette croix portée dans la suite en toi-même sans interruption par une
vie vraiment parfaite, et présentée comme un modèle au reste des hommes, nous
a appris avec une évidence incontestable que tu étais parvenu enfin au sommet
de la. perfection évangélique. Et cette manifestation de la sagesse chrétienne
gravée dans la poussière de ta chair, nul homme vraiment pieux ne la rejettera, nul fidèle véritable ne l'attaquera, nul coeur sincèrement humble ne la
méprisera. C'est l'oeuvre même du Ciel; elle mérite d'être acceptée sans
réserve.
146
Attaché ainsi à la croix de
Jésus-Christ,
François ne brûlait pas seulement en son
corps et en son coeur d'un amour séraphique pour Dieu, il avait soif avec son
Sauveur du salut de toutes les âmes. Comme les marques des clous dans ses
pieds, prenant chaque jour plus d'extension, l'empêchaient de marcher, il
faisait porter son corps, déjà à moitié éteint, par les villes et les
bourgs, afin d'exciter les hommes à embrasser la croix de Jésus. Il disait
aussi à ses frères : « Il est temps de commencer à servir le Seigneur, car
jusqu'à ce jour nos progrès ont été bien faibles. » Il désirait également avec
ardeur revenir à ses premières pratiques d'humilité, comme de servir les
lépreux selon qu'il l'avait fait dès le commencement, et de réduire en
servitude son corps maintenant abattu par le travail. Il se proposait
d'accomplir de grandes choses sous la conduite de Jésus-Christ; et alors que
ses membres tombaient d'épuisement, fort et fervent en son esprit, il
espérait pouvoir combattre encore et remporter des triomphes sur son ennemi.
C'est que la langueur et la paresse ne sauraient trouver place là où
l'aiguillon de l'amour est puissant. Il y avait en lui un accord si parfait
entre la chair et
147
l'esprit, une obéissance si empressée de la première que, lorsqu'il s'efforçait de s'élever à tous les degrés de la sainteté, non-seulement elle n'y mettait aucun obstacle, mais qu'elle semblait se
porter d'elle-même au-devant de ses désirs.
Et comme tous les mérites ont
leur consommation dans la patience au milieu des souffrances, afin d'en
accroître la mesure, Dieu voulut que son serviteur fut de telle sorte en
proie à toute espèce d'infirmités, que c'est à peine si une seule partie de
son corps était sans quelque douleur violente. Par ses longues et continuelles
maladies, il en vint à n'avoir plus que la peau étendue sur les os. Et
cependant au milieu de toutes ses douleurs, il ne croyait point devoir donner
à ses souffrances le nom de peines, mais celui de soeurs. Un jour que
l'aiguillon de la souffrance se faisait sentir avec une violence inaccoutumée, un frère, homme d'une grande simplicité, lui dit : « Priez Dieu d'agir plus
doucement à votre égard, car il semble appesantir sur vous sa main outre
mesure. » Le saint, en entendant cette parole, poussa un profond soupir et
s'écria : « Si je ne connaissais la droiture de votre simplicité, j'aurais dès
ce moment votre présence en horreur, vous qui osez blâmer la conduite de Dieu
à mon égard. » Et quoique la longue durée de son mal l'eût comme réduit au
néant, se jetant aussitôt hors de son lit, il heurta durement contre le sol
son corps affaibli. Ensuite baisant la terre, il dit : « Je vous rends grâces,
mon Seigneur et mon Dieu, de toutes les douleurs
148
auxquelles je suis soumis, et je vous conjure, si tel
est votre bon plaisir, de vouloir bien les centupler, car rien ne me sera
agréable au milieu des afflictions que vous m'envoyez, comme d'être traité par
vous sans miséricorde : l'accomplissement de votre sainte volonté est pour moi
une consolation surabondante. » Ses frères admiraient en lui un nouveau Job,
dont l'âme se fortifiait de plus en plus à mesure que ses souffrances
augmentaient.
Il connut sa mort longtemps à
l'avance, et, lorsque le jour en fut proche, il dit à ses frères que bientôt
il déposerait la tente de son corps, selon que Jésus-Christ le lui avait
révélé. Deux ans donc après avoir reçu les stigmates sacrés, la vingtième
année depuis son renoncement au monde, alors que sous les coups réitérés
d'angoisses violentes il était devenu une pierre vraiment digne de figurer
dans la structure de la céleste Jérusalem, et que, semblable au fer, il avait
été, sous le marteau d'une tribulation incessante, conduit à sa perfection, il
demanda à être porté à Sainte-Marie de la Portioncule, afin de rendre la vie
du corps là où il avait reçu la vie de la grâce. Arrivé en ce lieu, voulant
montrer par un exemple irréfragable qu'il n'avait rien de commun avec le monde
au milieu d'une maladie si grave et si au-dessus de toute infirmité, il
conjura dans la ferveur de son âme qu'on le dépouillât de ses vêtements et
qu'on le plaçât ainsi sur la terre nue; car il désirait à cette dernière heure
où le démon pouvait encore lui faire sentir sa colère, lutter nu coutre son
ennemi dépouillé de tout.
149
Ainsi couché sur un sac, il leva les yeux au ciel selon
sa coutume et, tout entier à la contemplation de la divine gloire, il étendit
sa main gauche sur son côté pour empêcher qu'on en vît la plaie. Ensuite il
dit à ses frères : « J'ai fait ce que je devais; maintenant faites ce que
Jésus-Christ vous inspirera. » Les compagnons du saint, pénétrés d'un vif
sentiment de compassion, versaient des larmes abondantes; mais un d'entre eux, que
François appelait son gardien, connaissant
son désir par une inspiration divine, se leva aussitôt et, prenant une robe
avec une corde et des vêtements, il les offrit au pauvre de Jésus-Christ en
lui disant : « Je vous prête ces vêtements comme à un pauvre ; pour vous, recevez-les en vertu de la sainte obéissance. » Le saint se réjouit de cette
action du gardien, et son âme en fut remplie d'allégresse, car il connut ainsi
qu'il était resté jusqu'à la fin fidèle à la pauvreté, sa souveraine; et,
élevant ses mains au ciel, il glorifia son Sauveur de l'appeler à lui, libre
et déchargé de toutes les choses de la terre. Au reste, son zèle pour la
pauvreté l'avait conduit à ne vouloir posséder ses vêtements qu'à titre
d'emprunt. Il s'appliquait à être en tout conforme à Jésus-Christ, qui
demeura suspendu à la Croix dans la pauvreté, la douleur et le dépouillement
de tout. Au commencement de sa conversion, il avait rejeté jusqu'à ses habits
en présence de l'évêque d'Assise, et à la fin de sa vie il voulut sortir nu
de ce monde. Il commanda, au nom de la charité, aux frères qui l'assistaient,
de déposer après sa mort son corps nu
150
sur la terre pendant le temps que mettrait une personne
à parcourir un quart de lieue sans se presser. O homme vraiment chrétien ! Il
s'efforça de ressembler durant sa vie à Jésus vivant; à sa mort, de l'imiter
en ses derniers instants, et après, d'être en tout semblable à ceux qui ne
sont plus; et il mérita de voir ses désirs accomplis d'une manière parfaite.
Enfin, l'heure de sa mort
étant proche, il fit appeler tous les frères de la maison, les consola avec
tendresse, les exhorta avec une affection paternelle à l'amour de Dieu, et
prolongeant son discours, il les excita à la patience, à la pauvreté, à
l'attachement à la foi de la sainte Eglise romaine, et à préférer les règles
de l'Evangile à tout enseignement humain. Ensuite, tous les frères
l'environnant, il étendit sur eux ses mains, et tenant ses bras en forme de
croix, car il aimait ce signe par-dessus tout, il bénit et ceux qui étaient
présents et ceux qui étaient absents, en la vertu et au nom du Seigneur
crucifié. Ensuite il ajouta : Adieu, mes enfants; fortifiez-vous dans la
crainte du Seigneur, et soyez-y persévérants. La tentation et la tribulation
approchent : heureux ceux qui demeureront fidèles en leur sainte entreprise.
Pour moi, je m'en vais à mon Dieu, et maintenant je vous confie à sa grâce. »
Quand il eut terminé cette tendre exhortation, cet homme chéri de Dieu se fit
apporter le livre des Evangiles, et demanda qu'on lui lût le chapitre de
saint Jean qui commence par ces paroles : Le jour d'avant la Pâque,
etc. Il récita ensuite comme il put le psaume 141° : J'ai
151
élevé ma voix et j'ai crié au Seigneur, etc., et
il le poursuivit jusqu'à ce verset : Les justes m'attendent pour que vous
me donniez la récompense qui m'est préparée. Enfin tous les mystères étant
accomplis en sa personne, son âme sainte ayant rompu le lien de la chair et
se plongeant dans l'abîme de la clarté divine, il s'endormit dans le
Seigneur.
Un religieux de ses disciples
vit cette âme bienheureuse sous la forme d'une étoile brillante s'avancer en
droite ligne vers le ciel, portée par un nuage d'une blancheur admirable, et
traverser les régions les plus élevées de l'air. Cette étoile marquait bien
l'éclat lumineux de sa sainteté sublime, l'abondance de la sagesse et de la
grâce en son coeur ; elle indiquait comment cet homme vénérable a mérité
d'entrer dans le lieu de lumière et de paix où il se repose avec Jésus-Christ
pour l'éternité. En ce moment le ministre du couvent de la terre de Labour,
frère Augustin, homme d'une grande vertu et d'une grande sainteté, se
trouvait à l'agonie et avait perdu la parole depuis longtemps. Ceux qui
l'assistaient l'entendirent s'écrier tout-à-coup : « Attendez-moi, mon père, attendez- moi; voilà que je m'en vais avec vous. » Les frères tout surpris lui
ayant demandé à qui il parlait ainsi, il leur répondit sans se troubler : «
Ne voyez-vous pas notre père
François qui s'en va au ciel. » Et aussitôt
l'âme de ce saint homme, abandonnant son corps, suivit son bienheureux père.
L'évêque d'Assise était alors en pèlerinage au mont Gargan, à l'oratoire de
Saint-Michel;
François lui apparut la nuit même
152
de sa mort et lui dit : « Je quitte ce monde et je m'en
vais au ciel. » Le matin, l'évêque raconta à ses compagnons ce qu'il avait vu, et s'en revint à Assise. Là, après s'être informé de tout avec le plus grand
soin, il reconnut d'une manière assurée que l'heure où la vision lui était
apparue était véritablement l'heure de la mort du bienheureux. Les alouettes, oiseaux amis de la lumière et qui ont en aversion les ténèbres mêmes du
crépuscule, s'en vinrent en grand nombre sur le toit de notre maison, au
moment où le saint abandonnait la terre et alors que la nuit était presque
fermée. Là pendant longtemps elles tirent entendre leurs chants avec une
allégresse extraordinaire, et rendirent un témoignage aussi éclatant que
délicieux à la gloire d'un homme qui avait coutume de les inviter à célébrer
les louanges du Créateur.
François, le serviteur et l'ami du Très-Haut,
le fondateur et le chef de l'ordre des Frères mineurs, le professeur véritable
de la pauvreté, le modèle de la pénitence, le héraut de la vérité, le miroir
de la sainteté, l'exemple vivant de toute la perfection évangélique ;
François, dis-je, prévenu de la grâce, arriva donc par des progrès non interrompus, en
153
partant du premier degré, au sommet des vertus. Or, cet
homme admirable, si riche en pauvreté, si sublime en humilité, si ardent en
la mortification, si prudent en sa simplicité, si accompli en toute sa
conduite, Dieu, après l'avoir exalté merveilleusement durant sa vie, l'environna d'un éclat incomparablement plus grand en sa mort. Son âme sainte, en quittant le monde pour entrer dans la demeure de l'éternité et se
désaltérer, brillante de splendeur, aux sources mêmes de la vie, laissa en
son corps des signes évidents de la gloire qui lui était réservée à l'avenir.
Ce corps très-saint, depuis longtemps crucifié avec tous ses vices et
transformé en une créature nouvelle, offrait par un privilège singulier une
image de la Passion du Seigneur, et la nouveauté d'un tel miracle proclamait à
l'avance sa résurrection bienheureuse. On voyait en ses membres sacrés les
clous merveilleusement formés de sa chair par la vertu divine et tellement
inhérents que, lorsqu'on les foulait d'un côté, on sentait aussitôt comme un
nerf dur et continu au côté opposé. On trouva plus apparente encore la
blessure faite en son côté sans le secours d'aucune main humaine, blessure
semblable à celle du côté du Sauveur, d'où est sorti pour nous, en la personne
de ce même Sauveur, le prix de notre régénération et de notre rédemption. Les
clous paraissaient noirs comme du fer; mais la plaie du côté était rouge, et,
les chairs se contractant, elle avait pris une forme ronde et ressemblait à
une belle rose. Tout le reste du corps qui, naturellement par suite de ses
infirmités,
154
était basané, brillait en ce moulent d'une blancheur
éclatante et rappelait la beauté de cette robe sans tache de l'éternité. Ses
membres étaient doux et flexibles comme ceux d'un petit enfant, et plusieurs
croyaient y découvrir des signes évidents de l'innocence du saint.
Ainsi, ces clous se détachant
en forme noire sur ce corps d'une blancheur si parfaite, cette plaie du côté
se montrant comme une rose prête à fleurir, il n'est pas étonnant qu'un
spectacle aussi beau et aussi merveilleux ait rempli les personnes présentes
d'allégresse et d'admiration. Les enfants du saint pleuraient l'enlèvement
d'un père aussi digne de leur amour; mais en même temps ils étaient pénétrés
d'une joie immense lorsqu'ils baisaient en lui les signes sacrés du Roi
suprême. La nouveauté d'un pareil miracle changeait les pleurs en jubilation, et jetait l'intelligence dans un étonnement profond. C'était en effet quelque
chose de vraiment extraordinaire et de prodigieux pour ceux qui en étaient
témoins; un tel' spectacle affermissait leur foi, il embrasait leur amour, et
ceux qui en entendaient parler, étaient dans l'admiration et désiraient avec
ardeur le contempler de leurs yeux. Quand le bruit de la mort du saint se fut
répandu et qu'on apprit le miracle existant en son corps, le peuple se porta
en foule au monastère, afin de dissiper tout doute en voyant par lui même et
en même temps de mêler sa joie à son amour. Les habitants d'Assise furent donc
admis en grand nombre à contempler et à baiser ces stigmates vénérables. Parmi
155
eux un soldat instruit et sage, appelé Jérôme, homme
illustre et célèbre, avait douté de la réalité de ces marques sacrées, et,
comme Thomas, il avait été incrédule. Il touchait donc avec empressement et
une ardeur toute particulière, en présence de tout le monde, les clous des
pieds et des mains et le côté du saint, afin d'arriver ainsi par une
expérience matérielle de la vérité à chasser de son coeur et du coeur de tous
les autres jusqu'aux moindres restes de doute. Aussi devint-il dans la suite
le témoin le plus ferme d'un fait constaté avec autant de certitude, et il
l'affirma sous la foi du serment.
Cependant les frères et
enfants appelés à la mort de leur père, réunis à la multitude, passèrent à
célébrer les louanges du Seigneur la nuit où le glorieux confesseur avait
quitté la terre. Mais leurs chants ressemblaient moins aux soupirs des
funérailles qu'aux concerts des anges.
Le lendemain on porta le saint
corps à Assise au milieu des cantiques et des hymnes du peuple assemblé, et
tous l'accompagnaient ayant en leurs mains des rameaux et des cierges allumés.
En passant à l'église de Saint-Damien où demeurait avec ses soeurs Claire,
l'illustre vierge du Seigneur et maintenant glorieuse habitante de son
royaume, on s'arrêta afin de donner à ces saintes religieuses le temps de
contempler et de baiser les cicatrices inestimables de ce corps sacré.
Ensuite, arrivé à la ville au milieu des chants d'allégresse, on déposa avec
tout le respect possible ce précieux trésor dans l'église de Saint-Grégoire.
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C'était là que dans son enfance
François avait appris les premières lettres, là qu'il avait prêché pour la première fois, et ce fut aussi le premier lieu
de son repos. Or, notre vénérable père sortit des agitations de ce monde l'an
du Seigneur 1226, le 4 d'octobre, le samedi au soir, et ses funérailles
eurent lieu le dimanche.
Mais Dieu abaissa aussitôt sur
son serviteur ses regards lumineux, et il commença à le rendre célèbre par
des miracles glorieux et sans cesse renouvelés. Ainsi sa sublime sainteté, qui
durant sa vie avait servi de règle de conduite en offrant au monde des
exemples d'une justice parfaite, affermissait, maintenant qu'il régnait avec
Jésus-Christ, la foi dans les coeurs par les prodiges éclatants de la divine
puissance. Bientôt ces miracles et les bienfaits obtenus par l'entremise du
saint dans les diverses parties du monde remplirent les coeurs d'un grand
nombre de vénération pour lui et de dévotion pour le Seigneur. Les cris de la
reconnaissance, unis à la voix des bonnes oeuvres, portèrent promptement aux
oreilles du pape Grégoire IX les merveilles dont Dieu se montrait prodigue
par l'entremise de son serviteur. Alors le pasteur de l'Eglise universelle, pleinement instruit de la sainteté admirable de
François, non-seulement par les miracles que
la renommée lui annonçait après sa mort, mais par les choses dont il avait été
lui-même témoin et dont il avait fait l'expérience durant la vie du saint, connaissant à n'en point douter qu'il était entré en partage de la gloire du
Seigneur, le vicaire
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de Jésus-Christ, dis-je, désireux d'agir d'accord avec
son Maître, arrêta, après une pieuse considération, de rendre au serviteur de
Dieu des honneurs sur la terre et de l'offrir aux hommes comme digne de toute
leur vénération. Mais afin d'écarter toute occasion de doute en la
glorification de cet homme vraiment saint, il recueillit tous les miracles
écrits et attestés par des témoins dignes de foi, et les fit examiner par les
cardinaux les moins favorables à la cause. Après une discussion soigneuse et
l'approbation de tous ces miracles, il résolut, selon le conseil des
cardinaux et de tous les prélats de la cour romaine, de prononcer le décret de
canonisation. S'étant donc rendu en personne à Assise, l'an du Seigneur 1228, le dimanche 16 juillet, il mit, avec une solennité qu'il serait trop long de
raconter, notre bienheureux père au nombre des saints. — Deux années après,
nos frères se réunirent en chapitre général à Assise, et alors on transporta, le 25 mai, le corps du saint en l'église élevée à son honneur. Pendant que
se faisait la translation de ce trésor vénérable empreint du sceau du Roi
suprême, Celui dont il offrait l'image en sa personne daigna accomplir encore
de nombreux miracles, afin d'attirer à sa suite les coeurs des fidèles par
l'odeur de vie émanée de son serviteur. Il était bien digne, en effet, celui
qui durant sa vie avait été agréable au Seigneur et son bien-aimé, celui que
la sublimité de sa contemplation avait transporté dans le paradis, comme
Hénoch, celui que son zèle embrasé avait enlevé au ciel sur un char de feu,
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comme Elie, il était digne, maintenant qu'il était devenu
une plante éternelle s'épanouissant au milieu des fleurs célestes, de voir
ses ossements bienheureux répandre dans le tombeau un parfum de fécondité. De
même donc que durant sa vie il avait brillé par les vertus les plus éclatantes, de même depuis sa mort jusqu'à ce jour la divine puissance aime à se montrer
en lui et à le rendre illustre dans toutes les parties dti monde par les
miracles les plus glorieux : les aveugles, les sourds et les muets, les
hydropiques et les paralytiques, les hommes tourmentés par le démon, les
lépreux, les naufragés et les captifs trouvent en ses mérites un secours; il
vient en aide à toute maladie, à tout besoin, à tout péril; un grand nombre
de morts sont ressuscités par ses mérites ; et ainsi se manifestent dans la
glorification de son saint la magnificence et la vertu du Très-Haut, à qui
sont l'honneur et la gloire pendant tous les siècles des siècles.
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