DE L’AVANCEMENT
SPIRITUEL DES RELIGIEUX.
DE L’AVANCEMENT
SPIRITUEL DES RELIGIEUX.
PROLOGUE.
AUTRE PROLOGUE.
CHAPITRE
PREMIER. De quatre précautions à prendre par les novices.
CHAPITRE II. De quatre sortes de tentations.
CHAPITRE III. Des trois différentes sortes de
religieux.
CHAPITRE IV. Du triple état des religieux.
CHAPITRE V. De la réforme de la raison.
CHAPITRE VI. De la réforme de la volonté.
CHAPITRE VII. De la réforme de la mémoire.
CHAPITRE VIII. Comment les forces naturelles et les
affections de l'âme ont été défigurées.
CHAPITRE IX. De trois sortes d'orgueil.
CHAPITRE X. Quand nous devons montrer ou cacher nos
bonnes oeuvres et nos mauvaises.
CHAPITRE XI. De quatre défauts.
CHAPITRE XII. Définition des sept péchés capitaux.
CHAPITRE XLIII. Du sentiment de l'envie.
CHAPITRE XIV. Du sentiment de la colère.
CHAPITRE XV. Du sentiment de la tristesse.
CHAPITRE XVI. Du sentiment de la joie.
CHAPITRE XVII. Un sentiment de l'avarice.
CHAPITRE XVIII. Un désir des aliments.
CHAPITRE XIX. Du sentiment de l'amour.
CHAPITRE XX. De l'espérance.
CHAPITRE XXI. De la crainte.
CHAPITRE XXII. De la honte.
CHAPITRE XXIII. De la nature de ces vices, et détails
sur chacun en particulier.
CHAPITRE XXIV. De trois choses qui chassent le vice.
CHAPITRE XXV. Des remèdes généraux à opposer aux
vices.
CHAPITRE XXVI. Des remèdes spéciaux contre chacun de
nos vices en particulier.
CHAPITRE XXVII. Des remèdes à opposer à l'orgueil.
CHAPITRE XXVIII. De trois sortes d’envie.
CHAPITRE XXIX. Des remèdes à l'envie.
CHAPITRE XXX. De la colère.
CHAPITRE XXXI. Des remèdes à la colère.
CHAPITRE XXXII. De la paresse.
CHAPITRE XXXIII. Des remèdes à la paresse.
CHAPITRE XXXIV. De l'avarice.
CHAPITRE XXXV. Des remèdes à l'avarice.
CHAPITRE XXXVI. De la gourmandise.
CHAPITRE XXXVII. Remèdes à la gourmandise.
CHAPITRE XXXVIII. De la luxure.
CHAPITRE XXXIX. Des remèdes à la luxure.
LIVRE II.
CHAPITRE PREMIER. Que l'avancement des religieux est
renfermé en sept degrés distincts.
CHAPITRE II. Des différentes espèces de tentations.
CHAPITRE III. Des remèdes contre les tentations les
plus violentes.
CHAPITRE IV. De la plus commune des tentations.
CHAPITRE V. De l'utilité qu'on trouve dans la
soustraction des consolations spirituelles.
CHAPITRE VI. De quelle manière il faut résister aux
tentations.
CHAPITRE VII. Cinquième degré d'avancement.
CHAPITRE VIII. De la santé de l'âme.
CHAPITRE IX. De l'action.
CHAPITRE X. De la parole.
CHAPITRE XI. De la discipline extérieure du corps.
CHAPITRE XII. De la discipline du coeur.
CHAPITRE XIII. De certaines pratiques communes de la
vie spirituelle.
CHAPITRE XIV. De l'empressement à se porter au bien.
CHAPITRE XV. De l'empressement à s'éloigner du nuit.
CHAPITRE XVI. De la paix avec ses frères.
CHAPITRE XVII. De la modération dans l'usage des
choses de ce monde.
CHAPITRE XVIII. De l'humble estime de soi-même.
CHAPITRE XIX. De la maturité et de la gravité.
CHAPITRE XX. De l'élévation de notre âme vers Dieu.
CHAPITRE XXI. Du sixième degré d'avancement.
CHAPITRE XXII. Des choses extérieures en religion.
CHAPITRE XXIII. De la charité.
CHAPITRE XXIV. De la connexion des vertus.
CHAPITRE XXV. Des trois degrés de la charité.
CHAPITRE XXVI. De l'amour du prochain.
CHAPITRE XXVII. Contre l'amour charnel.
CHAPITRE XXVIII. Des degrés de l'amour du prochain.
CHAPITRE XXIX. De l'humilité.
CHAPITRE XXX. De l'humilité vis-à-vis de soi-même.
CHAPITRE XXXI. De l'humilité vis-à-vis du prochain.
CHAPITRE XXXII. De l'humilité vis-à-vis de Dieu.
CHAPITRE XXXIII.
Des trois degrés de l'humilité.
CHAPITRE XXXIV. De la patience.
CHAPITRE XXXV. De l'épreuve de la patience.
CHAPITRE XXXVI. Des avantages de la patience.
CHAPITRE XXXVII. Des degrés de la patience.
CHAPITRE XXXVIII. De l'obéissance.
CHAPITRE XXXIX. Pourquoi l'on doit obéir aux autres.
CHAPITRE XL. De la triple obéissance.
CHAPITRE XLI. Des trois degrés d'obéissance.
CHAPITRE XLII. De la pauvreté.
CHAPITRE XLIII. Du double mépris des richesses.
CHAPITRE XLIV. De quatre causes pour lesquelles on
conseille le mépris des richesses.
CHAPITRE XLV. Des trois degrés du mépris des
richesses.
CHAPITRE XLVI. De la sobriété.
CHAPITRE XLVII. En quoi consiste la sobriété.
CHAPITRE XLVIII. Des trois degrés de la sobriété.
CHAPITRE XLIX. Autre distinction des degrés de
l'abstinence ou de la sobriété.
CHAPITRE L. Que la vertu tient le milieu entre les
vices.
CHAPITRE LI. Que le vice se couvre de l'apparence de
la vertu.
CHAPITRE LII. De la chasteté.
CHAPITRE LIII. De quatre avantages de la chasteté.
CHAPITRE LIV. Des choses qui nous aident à acquérir
la chasteté.
CHAPITRE LV. Division de la chasteté.
CHAPITRE LVI. Des degrés de la chasteté en tant que
cette vertu convient aux religieux.
CHAPITRE LVII. Du septième degré d'avancement.
CHAPITRE LVIII. De l'avancement dans la vie
contemplative.
CHAPITRE LIX. De l'intention.
CHAPITRE LX. De trois manières de prier.
CHAPITRE LXI. Des affections diverses de celui qui
prie, et des formes différentes sous lesquelles il se représente celui à qui
il s'adresse.
CHAPITRE LXII. De l'action de grâces.
CHAPITRE LXIII. De sept considérations propres à nous
porter à rendre grâces à Dieu.
CHAPITRE LXIV. De la louange de Dieu.
CHAPITRE LXV. De sept sujets divers des louanges de
Dieu.
CHAPITRE LXVI. Des effets de la prière.
CHAPITRE LXVII. Comment Dieu se
montre à l'âme dans la
prière.
CHAPITRE LXVIII. Des diverses formes de l'oraison.
CHAPITRE LXIX. De l'utilité de l'oraison.
CHAPITRE LXX. Des choses qui s'opposent à notre
avancement et même a notre salut.
CHAPITRE LXXI. Des raisons qui nous empêchent d'être
exaucés en nos prières.
CHAPITRE LXXII. Des prières particulières.
CHAPITRE LXXIII. Des sept genres de dévotion où de
componction.
CHAPITRE LXXIV. Des révélations, des visions, et en
même temps des représentations de l'imagination.
CHAPITRE LXXV. De quatre sortes de visions.
CHAPITRE LXXVI. Des divers modes de révélation.
CHAPITRE LXXVII. Des tentations des personnes
pieuses.
CHAPITRE LXXVIII. Des divers sentiments qui nous
excitent à la sainte communion.
Trois raisons m'ont porté à
recueillir quelques-unes des conférences que j'avais coutume de faire de temps
en temps sous forme d'exhortation à nos novices ou à d'autres religieux , et à
composer un traité propre à guider leurs progrès dans la vie spirituelle.
D'abord, j'ai voulu , après avoir offert à ces mêmes novices une première
règle touchant le gouvernement de l'homme extérieur soit parmi leurs frères ,
soit hors de nos maisons ; j'ai voulu , dis-je , leur apprendre de quelle
manière ils devaient s'avancer dans la réforme de l'homme intérieur, réforme
qui consiste à combattre le vice, à contracter l'habitude des vertus et enfin
à régler selon Dieu , autant que possible , ses actes extérieurs , toutes ses
affections et ses sens intérieurs. J'ai eu l'intention, en second lieu ,
d'avoir plus promptement sous la main réunies en abrégé mes diverses
prédications aux religieux pour le cas où j'en aurais besoin. J'ai même, dans
ce dessein , divisé ce traité en plusieurs parties , et ces parties en
différents chapitres , afin de trouver plus aisément
2
chaque chose. Enfin je me suis proposé , en écrivant ou
en lisant sur ces divers sujets, d'employer mon temps d'une manière utile , de
remplir ma mémoire de saintes pensées, de rendre mon intelligence capable de
pénétrer plus clairement les secrets intérieurs de la vie spirituelle,
d'exciter ma volonté à marcher dans la vertu et à s'embraser des ardeurs de la
dévotion , d'ôter à mon corps le moyen de se livrer à des courses
dissipantes , de combattre par un semblable
travail mes négligences et mes péchés , et enfin de pouvoir lire dans la suite
et dérober ainsi à l'oubli le sujet de mes méditations passées.
Mais je n'ai pu faire ce
recueil dans le calme et le repos. Appelé en diverses contrées , c'est à peine
si , au milieu d'occupations nombreuses, j'ai de temps à autre trouvé de
courts moments pour écrire quelques lignes; aussi beaucoup de choses
sont-elles loin d'avoir été traitées comme je l'eusse voulu. Un esprit
distrait par des soins multipliés ne saurait se concentrer tout d'un coup et
pleinement sur un seul et unique sujet; et même s'il commence à réunir un peu
ses pensées , il est bientôt forcé de se porter ailleurs , de sortir de
soi-même et d'oublier ce qu'il avait à peine entrevu. Ainsi un homme venant du
dehors et entrant dans un endroit obscur voit plus clairement , s'il demeure
quelque temps, les objets qui d'abord avaient fui ses regards; mais, s'il est
obligé de se retirer aussitôt, sa vue devient moins apte encore à les
découvrir. Que l'on pardonne donc à mon incapacité tout ce qu'on trouvera de
répréhensible en cet écrit; que l'on
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excuse ma présomption : j'ai mis la main à la plume
non-seulement pour les autres , mais encore pour
moi en particulier, pour les hommes nouveaux et inexpérimentés dans les voies
de Dieu , pour tous ceux , en un mot , qui me sont semblables.
Dans ma première instruction
pour les novices , écrite en faveur de quelques-uns des nôtres touchant le
gouvernement de l'homme extérieur, je leur ai tracé des règles propres à les
diriger tant à l'intérieur de nos maisons que dans le monde. Aujourd'hui,
comme je leur en fis la promesse, je me propose de leur donner, quoique dans
un langage négligé et sans avoir bien disposé mon sujet , de nouveaux
enseignements sur la réforme de l'homme intérieur, ou autrement de notre âme.
La raison pour laquelle les exercices corporels précèdent ceux de l'esprit,
c'est que l'homme, en tombant par le péché des sublimes hauteurs où il était
placé , et en sortant des profondeurs où il était établi , s'est jeté dans les
objets extérieurs et visibles. N'ayant donc d'intelligence que pour les objets
matériels, il doit commencer sa résurrection là où il a été renversé et
s'élever peu à peu vers les choses spirituelles et divines pour lesquelles il
a été créé. Tant qu'un religieux n'a pas commencé à comprendre et à goûter les
vertus intérieures , tant qu'il fait consister
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l'essence de la vie religieuse dans les observances du
dehors , il est encore un novice , alors même qu'il compte un grand nombre
d'années de profession; ou plutôt , selon l'Apôtre , il est un homme animal
dont l'intelligence est demeurée étrangère aux choses de l'Esprit de Dieu
(1)'. Elles sont pour lui une folie et il ne peut les entendre , parce qu'on
doit en juger par une lumière spirituelle. Il y a donc en religion deux
noviciats distincts : l'un finit quand , après le temps de la probation , on
promet de vive voix de demeurer dans l'ordre et d’y pratiquer l'obéissance;
l'autre dure tant que le religieux n'a pas changé en habitude la vie sainte
embrassée par lui. Or, cela a lieu lorsque ses paroles et ses actions
annoncent une persévérance invariable en ses engagements. L'âme en proie à
l'hésitation et non encore fixée d'une manière stable dans la voie des choses
spirituelles, l'âme entraînée tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, sans savoir
à quoi se déterminer, indique un commençant et non un homme dans le progrès.
Que le religieux demeure donc inébranlable en ses bonnes résolutions; qu'il
considère pourquoi il est venu , ce qu'il s'est proposé; que les oeuvres se
joignent à la volonté , et bientôt la voie qui mène à Dieu se déroulera à ses
regards.
Les nouveaux et les
commençants doivent se tenir en garde sur quatre points s'ils désirent faire
des progrès. D'abord , qu'ils veillent à ne point laisser refroidir la bonne
volonté qui les a conduits à la vie religieuse , ni la première ferveur de
leur noviciat. J'ai un reproche à vous faire, est-il dit à quelqu'un dans
l'Apocalypse ; vous vous êtes relâché de votre première charité.
Souvenez-vous donc d'où vous êtes déchu, faites-en pénitence, et rentrez dans
la pratique de vos premières oeuvres (1). Or, ceux-là abandonnent leur
première charité , qui , après avoir été fervents et pleins d'ardeur en toutes
choses , deviennent tièdes et négligents , se laissent aller à la légèreté ,
permettent aux vices dont ils avaient résolu la ruine de dominer en eux , et
servent Dieu selon les caprices de leur esprit et non selon le désir de sa
volonté. Voilà pourquoi le Seigneur a dit aux enfants d'Israël :
Souvenez-vous du jour où vous êtes sortis de l'Egypte (2). Le jour où nous
sortons de l'Égypte , c'est la bonne volonté qui nous fait abandonner le
siècle ; nous devons nous en souvenir sans cesse afin de ne point laisser sa
ferveur se ralentir. Un homme
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voulant renoncer au monde et entrer en communauté demanda
à un saint religieux de quelle manière il devait vivre. « Voyez, lui répondit
celui-ci , de quelle manière vous avez vécu le premier jour de votre entrée en
religion et faites toujours de même. » C'est comme s'il lui eût dit :
Considérez bien l'état de votre volonté au premier jour où vous avez pris la
résolution de devenir religieux ; combien alors vous étiez humble , combien
disposé à obéir en tout , et dans les choses difficiles et dans les actions
propres à humilier; combien vous vous montriez patient en recevant les
réprimandes , en souffrant la gêne , en supportant le travail ; combien vous
étiez modeste et timoré , combien plein de sollicitude à corriger votre vie et
à recouvrer les jours perdus au milieu du monde ; combien vous vous inquiétiez
peu de poursuivre les nouvelles du siècle et de les rapporter à vos frères ;
combien vous méprisiez les médisances et vous teniez votre esprit éloigné des
vaines curiosités; souvenez-vous comment vous avez fui et rejeté tous les
désirs et les actions de la chair, comment vous vous êtes offert sans réserve
au Seigneur comme un holocauste vivant , afin de ne laisser aucune place en
vous à la vie du péché , afin de vous immoler et de vous sacrifier à Dieu sous
le glaive de l'obéissance par les mains du prêtre ou autrement de votre
supérieur. Appliquez-vous à vivre toujours ainsi dans la suite, si vous ne
voulez point , dans l'école de la religion , paraître désapprendre et reculer
au lieu de marcher en avant. Ceux qui se rendent au lieu où les lettres
s'enseignent,
7
et y passent vainement leur temps, ne sauraient à leur
retour compter autre chose que des dépenses , car ils ne découvrent aucun
progrès. Ainsi , lorsque nous examinons nos années de religion , nous trouvons
notre avancement dans les vertus bien médiocre , et peut-être même étions-nous
plus fervents et plus pieux aux jours de notre noviciat qu'après un long temps
de profession. Un tel état est vraiment nuisible et bien propre à nous couvrir
de confusion. Vous devriez , nous dirait l'Apôtre (1), être des maîtres dans
la vertu après avoir vécu tant d'années dans la vie religieuse , et vous avez
besoin que l'on vous ramène aux premiers éléments par où l'on commence à
expliquer la parole de Dieu; vous avez besoin que l'on vous instruise , comme
des novices ignorants , de quelle manière il faut commencer à servir le
Seigneur ; vous êtes devenus comme des enfants à qui l'on doit offrir du lait
et non une nourriture solide ; vous demandez à être réchauffés par les douces
caresses de consolations puériles et encore empreintes de la vie de la chair;
vous êtes impuissants à soutenir les rudes épreuves des vertus , à embrasser
les réprimandes sévères et les injures, les privations et les persécutions
pour Jésus-Christ; car, quiconque n'est nourri que de lait, ne saurait
entendre le langage de la parfaite justice; il est encore enfant et par
ses mérites et par sa vertu (2).
Le second point sur lequel les
commençants doivent se tenir en garde, c'est de ne point se laisser entraîner
1 Hebr., 5. — 2
Hebr.,
8
par les exemples des tièdes à marcher sur leurs traces.
Certains hommes dont l'âme est sans énergie, voyant des religieux lâches dans
le service de Dieu, oisifs et parleurs , superbes et insoumis , ambitieux et
pleins d'une foule d'autres vices , se disent en eux-mêmes: S'il leur est
permis de vivre de la sorte , pourquoi me le défendrait-on? Et ainsi se
sentant plus portés au mal qu'au bien , ils vont choisir des modèles en ceux
qu'ils reconnaissent les plus déréglés; ils se réjouissent d'avoir trouvé des
compagnons de leurs désordres; ils n'auront pas seuls à rougir, et si l'on
épargne les autres, on les épargnera aussi eux-mêmes. Mais contre un tel
entraînement le zélé serviteur de Dieu doit se dire : Je suis venu ici
uniquement pour le Seigneur et non pour aucun autre ; je ne marcherai point
sur les traces d'un homme pour commettre le mal et m'éloigner de Dieu ; jamais
je n'eusse choisi une telle société si j'eusse su qu'il y comptât autant
d'ennemis. Je dois donc irriter ceux-là seulement qui m'aideront à accomplir
les desseins que je me proposai en entrant en religion , et ces desseins
furent de posséder mon Dieu , de satisfaire pour mes péchés , de mériter la
gloire éternelle. Le peintre et l'artiste désireux d'exécuter un travail digne
de la gloire cherchent toujours les meilleurs modèles ; le voyageur ne demande
point sa route aux étrangers , mais aux habitants de la contrée. De même je
dois suivre l'exemple des bons , et non celui des méchants.
La troisième précaution à
prendre par les commençants est de ne point juger témérairement les actions
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des autres , surtout lorsqu'on ignore le motif de leur
conduite ou leur intention. Comme nous ne voyons pas les pensées des autres,
de même nous ne connaissons pas les raisons qui les portent à faire telle ou
telle chose. Nous devons toujours interpréter de la meilleure façon possible
tout ce qui est excusable sous un point de vue ou sous un autre, si nous
voulons avoir la paix avec nous-mêmes et avec nos frères, si nous désirons ne
pas les jeter dans le trouble et ne point pécher. Souvent nous jugeons mal ce
qui ne l'est pas en soi , et nous péchons témérairement en usurpant ainsi les
droits de Dieu sur les secrets des coeurs. Nos maîtres , tenant auprès de nous
la place du Seigneur, peuvent bien nous juger quelquefois d'après certaines
conjectures extérieures ; mais il ne nous convient pas , à nous , de juger les
autres , jusqu'à ce que , pleinement instruits en toutes choses par le don de
discernement des esprits et devenus des hommes vraiment spirituels , nous
puissions nous prononcer sur tout et n'être jugés par personne. Ainsi l'homme
jouissant d'une vue saine voit un aveugle sans être aperçu par lui , car il ne
saurait se voir lui-même. Qui êtes-vous , dit l'Apôtre , pour oser
condamner le serviteur d'autrui (1)? S'il tombe ou s'il se tient debout,
cela regarde son maître. Souvent la justice divine laisse tomber les
hommes adonnés à juger témérairement en des fautes semblables à celles qu'ils
voient dans les autres et même en des fautes plus graves , afin de leur
apprendre par l'expérience de leur propre infirmité
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à compatir à la misère d'autrui. Ne jugez point,
dit le Seigneur, et vous ne serez point jugés; ne condamnez point et vous
ne serez point condamnés...; on se servira envers vous de la même mesure dont
vous aurez usé envers les autres (1).
Il y a cependant une
différence entre la crainte et le soupçon, entre le jugement téméraire et le
jugement conforme à la justice. Il y a véritablement crainte quand , sans
aucun soupçon désavantageux sur le compte d'un autre, je redoute de le voir
tomber dans un mal dont il n'est point coupable, mais dont je le vois menacé
s'il ne se tient sur ses gardes. Ainsi dans les monastères on tient les portes
fermées , on éloigne les jeunes gens de toute familiarité imprudente , non
parce qu'on leur suppose la volonté de mal faire, mais parce que l'on craint
l'occasion du mal, si l'on n'exerce une vigilance exacte. Il y a soupçon quand
, sans un motif raisonnable, on regarde comme mauvaise une action qui ne l'est
pas, ou quand on suppose de la même manière à ,un autre l'intention de mal
faire, et souvent ce défaut est un péché. Il y a jugement téméraire lorsque je
crois faite avec une intention perverse une action indifférente en soi et qui
a pu être faite par un autre motif. Il y a là une faute, car c'est juger le
secret du coeur et ce secret est connu de Dieu seul. Je suis, dit-il ,
le Seigneur qui sonde les coeurs et éprouve les reins, qui rend à chacun
selon sa voie et selon le fruit de ses pensées et de ses oeuvres (2). Il y
a enfin un jugement conforme à la justice quand des
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raisons évidentes font regarder un acte comme mauvais, ou
quand cet acte est mauvais et illicite en soi , comme lorsque je vois un homme
en tuer un autre , ou faire ses efforts pour commettre le péché, car de tels
efforts sont coupables et inconvenants.
La quatrième précaution à
prendre par les novices est de ne point se laisser abattre par l'adversité et
la tentation, mais de se souvenir qu'ils sont entrés en religion afin d'y
supporter à cause de Dieu toutes les tribulations de cette vie. Ainsi l'homme
embrassant la carrière militaire n'a plus à attendre le repos ni les délices,
mais le travail et les blessures. De là cet enseignement de l'Ecriture :
Mon fils, lorsque vous vous mettrez au service de Dieu, demeurez ferme dans la
justice et dans la crainte , et préparez votre âme à la tentation. Humiliez
votre coeur et attendez avec patience (1). — C'est par beaucoup de
peine que nous devons entrer dans le royaume de Dieu (2). — Il a fallu
que le Christ souffrît et qu'il entrât ainsi dans sa gloire (3).
L'adversité est donc la voie qui conduit au royaume de Dieu ; mais refuser de
marcher par la voie, c'est renoncer à arriver au terme.
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Il y a quatre sortes de
tentations semblables aux quatre vents qui soufflent des quatre coins de la
terre. Elles excitent les tempêtes dont la mer de ce monde est agitée, elles
ébranlent le vaisseau de notre coeur et le couvrent de flots. Ces tentations
viennent de la chair, du monde , du démon et de Dieu.
Et d'abord nous sommes tentés
par la chair quand nos inclinations naturelles nous sollicitent à commettre le
crime ; ainsi nous tentent la luxure et la gourmandise. La chair nous tente
ensuite d'une autre manière lorsque notre délicatesse nous inspire de
l'horreur pour le travail et nous empêche de nous livrer, comme il convient ,
aux exercices spirituels , aux pratiques des vertus. La chair nous attaque
donc en nous inspirant le désir du mal et le dégoût du bien. La colère,
l'envie , la vaine gloire ne semblent pas résider en la chair, mais en
l'esprit; cependant la corruption de nos affections spirituelles a sa source
dans la chair. Nous disons , il est vrai , que les démons suggèrent aux hommes
ces passions ; mais nous portons en nous-mêmes la matière de telles tentations
, et quand le démon ne nous exciterait pas , notre concupiscence suffirait à
produire le péché , si notre consentement venait se joindre à ses désirs. En
nous est la source
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de toutes nos fautes. Nos pensées , les affections et les
volontés de notre âme , les membres de notre corps , voilà le principe de nos
mérites et de nos offenses. Le Créateur nous a donné ces diverses facultés ,
comme autant d'instruments de vertus , pour nous aider à faire le bien et à
nous bâtir des demeures dans le ciel. Elles sont pour nous comme autant
d'armes destinées à nous rendre victorieux dans les combats que nous avons à
livrer au démon , notre ennemi , sous l'étendard de notre Créateur. Le démon ,
lui , est sans armes contre nous; il nous attaque uniquement par ses
suggestions pleines d'astuce , en nous persuadant de pécher, et non en
exerçant sur nous aucune contrainte. L'Auteur charitable de nos jours n'a pas
donné à notre ennemi de pouvoir nous forcer par violence au péché ; car il
serait trop puissant contre notre fragilité, et c'est à peine si nous
pourrions être un instant sans commettre le mal : il lui a permis seulement de
nous y porter, mais il est en notre volonté de consentir à ses inspirations.
De plus , Dieu nous a prémunis
contre lui en établissant une inimitié implacable entre le serpent et l'homme
, afin de bien nous faire comprendre que , quelles que soient ses inspirations
, nous ne devons jamais les regarder comme avantageuses , qu'un ennemi aussi
cruel ne saurait nous donner un conseil fidèle , lui que notre éternelle
damnation peut seule satisfaire. Ainsi , en nous persuadant de commettre le
péché , il demande que nous lui livrions nos armes afin de s'en servir pour
nous donner la mort; ou bien
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il désire en les possédant les affaiblir et les émousser,
les rendre moins propres et moins avantageuses à notre défense , moins
perçantes et moins efficaces à le vaincre lui-même dans le combat. Par exemple
, en nous envoyant des pensées perverses, en nous poussant à faire le mal par
nos actions ou par nos paroles, ne semble-t-il pas nous dire ouvertement : Je
suis sans moyens contre vous, je ne puis vous frapper si vous ne nie
fournissez vous-mêmes des armes pour vous percer et vous donner la mort ;
prêtez-moi donc votre coeur pour le remplir d'affections perverses, de pensées
mauvaises; votre langue pour la répandre en paroles d'iniquité ; vos mains et
les autres membres de votre corps pour en faire autant d'instruments d'actions
détestables, d'oeuvres de péché. De la sorte je frapperai votre âme d'une
blessure mortelle , vous perdrez la grâce du Seigneur votre Dieu , vous serez
dépouillés du mérite de la gloire céleste.
Mais l'Apôtre nous dit :
N'abandonnez point au péché les membres de votre corps pour être des armes
d'iniquité; mais donnez-vous à Dieu comme vivants, de morts que vous étiez, et
offrez-lui les armes de votre corps pour lui servir d'armes de justice
(1). Il est insensé celui qui consent à subir de telles pertes, et il doit
s'imputer son malheur bien plus qu'à l'ennemi qui l'excite et agit à son égard
comme un ennemi a coutume d'agir.
Le monde nous tente de deux
manières : en nous offrant ses amorces ou autrement ses honneurs , ses
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richesses , ses voluptés , ses curiosités , ses
adulations , etc.; et en nous frappant d'épouvante par ses persécutions, ses
injures et autres peines. Il en éloigne de la sorte beaucoup de Dieu en les
retenant dans le péché , soit par l'amour de lui-même dont il les remplit ,
soit par une crainte coupable.
Le démon a bien coutume , il
est vrai , d'avoir part à toutes nos tentations; cependant il dirige contre
nous et surtout contre les hommes plus éprouvés dans le service de Dieu deux
espèces d'attaques particulières : il s'efforce de nous enlever la foi et de
nous inspirer l'esprit de blasphème. Il nous assiége par des pensées que nous
avons naturellement en horreur , comme d'abandonner toute espérance, de nous
donner la mort , ou autres pensées semblables , bien que de temps en temps
elles puissent venir d'un autre principe. Ou bien encore il nous persuade le
mal sous l'apparence du bien afin de supplanter ainsi adroitement les
imprévoyants qu'il ne saurait séduire autrement et de les éloigner de la
droite voie. C'est alors que , selon la parole du Psalmiste , notre ennemi
s'appelle le démon du midi , c'est alors que , selon le langage de
l'Apôtre , l'ange de Satan se transforme en ange de lumière (1). Comme
il est le prince des ténèbres et l'auteur de tout mal , afin de nous nuire
avec plus d'astuce , il feint de nous enseigner le bien et de faire briller la
lumière à nos yeux , et il espère ainsi nous conduire aux ténèbres du péché.
Mais Dieu ne tente jamais pour
nous porter au mal,
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car il ne saurait se réjouir de notre perte , lui qui
veut le salut de tous. Cependant il est dit quelquefois tenter certains hommes
, soit lorsqu'il les châtie dans le temps présent pour les faire avancer dans
le bien et les donner en exemple aux autres , comme nous voyons pour Job et
Tobie , soit lorsqu'il les éprouve eh leur demandant les actes les plus
sublimes des vertus. Ainsi il a tenté Abraham en lui ordonnant d'immoler son
fils unique , l'héritier de la promesse divine , et cela afin de montrer
combien grande était la ferveur de l'obéissance en Abraham et de sa foi en
Dieu. En effet , il n'hésita point même alors à croire à la promesse du
Seigneur, il crut qu'il l'accomplirait , selon sa parole, en celui qui allait
recevoir la mort (1).
Nous devons surmonter
plusieurs de ces tentations diverses surtout par la résistance , comme les
vices de l'esprit : la colère , la paresse , l'orgueil et l'envie. Certaines
autres se combattent plus avantageusement par la fuite : telles sont la luxure
, la gourmandise , l'avarice, quoiqu'il soit nécessaire aussi de lutter contre
elles. Cependant il n'est pas sûr de demeurer long; temps avec un serpent ; la
chasteté est beaucoup mieux à l'abri loin de personnes d'un sexe différent,
qu'au milieu d'elles. Il nous est plus facile de nous abstenir d'aliments
délicats , de boissons recherchées et de toute superfluité dans leur usage
quand on ne les voit pas et qu'on en est privé, qu'en les possédant à
discrétion. L'homme qui a tout abandonné pour Jésus-Christ et a choisi la
pauvreté volontaire pour
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son partage, est moins en proie aux soucis de l'avarice
que l'homme en possession de ses biens et toujours occupé du soin de les
accroître et de les conserver.
Les vices de l'esprit semblent
, il est vrai, nous assiéger plus faiblement et plus rarement quand nous les
fuyons ; mais ensuite l'occasion étant donnée , ils ont coutume de nous porter
des coups bien plus rudes.
Ainsi un lion enchaîné pendant
longtemps frémit avec plus de rage lorsqu'on le relâche.
Quant aux tentations contre la
foi , aux tentations de blasphème et autres semblables , nous ne pouvons les
fuir ni les vaincre de vive force ; car plus nous nous indignons en nous-mêmes
et plus nous nous disputons contre elles , plus leur rage s'anime et
s'enflamme. Mais nous ne devons ni nous en inquiéter, ni les craindre;
seulement gardons-nous d'y consentir et sachons supporter patiemment leurs
vexations comme un murmure diabolique qu'on ne saurait apaiser autrement. De
pareilles tentations sont pour l'ordinaire sans danger pour les hommes
vertueux; souvent même elles sont l'annonce d'une grâce plus abondante , d'une
consolation plus grande; elles nous purifient de nos défauts et nous font
acquérir de grands mérites. Pour les châtiments du ciel , il faut les
supporter avec patience et humilité , se soumettre entièrement à ses volontés,
afin d'être forts dans la foi et de ne jamais nous éloigner de la voie de ses
commandements.
Peut-être pourrait-on avec
plus de recherches trouver encore d'autres sortes de tentations; mais , pour
17
le moment , contentons-nous de ce que nous venons de
dire. Il y a des hommes qui se tressent eux-mêmes des filets de tentations
ayant l'arrivée des tentations elles-mêmes, et se procurent en quelque sorte
le moyen d'être tentés ; tels sont ceux qui roulent volontairement en leur
coeur des pensées mauvaises. Ces pensées acquièrent bientôt une telle force
qu'elles produisent ensuite la délectation , se fortifient et ne sont chassées
que difficilement. De même ceux qui se laissent aller à une familiarité
imprudente avec les personnes d'un autre sexe. L'affection pour ces personnes
s'imprime profondément dans le coeur , et c'est à peine si on peut l'en
bannir. D'autres amassent en leur âme de quoi donner plus tard et dans
l'occasion naissance au trouble et à de graves tentations. D'autres sans aucun
sujet, par une vaine crainte, se forgent en leur imagination comme une tempête
de tentations , et cela arrive à ceux dont la vertu est imparfaite. On voit
s'élever en eux le trouble et le murmure , uniquement par de vains soupçons et
sans aucun principe de malice. Ainsi deux hommes ne se connaissent point de
haine l'un contre l'autre ; ils n'ont aucunement l'intention de se faire la
moindre peine. Mais voilà que l'un d'eux soupçonne l'autre d'avoir conçu
contre lui des sentiments d'envie, de chercher à lui nuire; et cependant il ne
voit pas comment il a pu mériter rien de semblable. L'autre, au contraire, se
reconnaissant étranger à de tels sentiments , se plaint de pareils soupçons
comme d'une injure imméritée ; il commence de son
19
côté à peser lui-même les actions de l'autre comme il
ferait pour un ennemi ; et ainsi ils s'enflamment de haine l'un contre
l'autre, sans jamais avoir voulu se causer la peine la plus légère : seulement
une crainte vainc et imaginaire que l'un était animé d'intention perverse
vis-à-vis de l'autre , a suffi pour tout cela. Quelquefois un grand incendie
naît d'une faible étincelle , car le démon s'en sert pour allumer avec
violence le feu de la rancune et de la haine. De tels hommes sont dits avoir
une vertu imparfaite. En effet, ils ont un certain degré de bonté en ce qu'ils
ne se proposent point de nuire à leur prochain , et ils sont imparfaits en ce
qu'ils soupçonnent trop aisément et sans un motif suffisant le mal chez les
autres. Or, cette tendance finit par détruire tout le bien qui était en eux,
car ils se laissent aller pour une cause ou pour une autre à la haine contre
leurs frères.
Il y a trois sortes de
religieux : les premiers sont bons , les seconds meilleurs , les troisièmes
excellents. Ils sont désignés par les trois familles de Lévites dont il est
parlé dans l'Ecriture (1) : la famille de Gerson , la famille de
Mérari , la famille de Caath.
Les membres de ces familles avaient été choisis entre tous les
20
enfants d'Israël pour servir au culte du sanctuaire ,
comme les religieux semblent l'être parmi les autres fidèles pour s'appliquer
d'une manière plus spéciale au culte divin. Cependant parmi eux il y a des
dons différents selon la grâce dont ils ont été comblés et aussi selon le zèle
de chacun à croître dans la perfection. Car plus un homme s'humilie et se rend
propre à recevoir la grâce par la pratique des vertus , plus l'esprit de grâce
se répand en lui avec abondance dans le temps présent, et plus il mérite dans
l'éternité une gloire admirable. Si vous marchez sur les traces des coeurs les
plus élevés dans le bien, vous prendrez place à côté d'eux dans le ciel; si
vous imitez les hommes d’une vertu moyenne, votre félicité égalera la leur ;
et si vous vous contentez de suivre ceux d'une vertu médiocre , votre rang
sera un rang médiocre. Nous soupirons tous après les récompenses les plus
sublimes, mais peu s'appliquent avec persévérance aux actes sublimes des
vertus. Or , on ne saurait , dit saint Grégoire , parvenir à une couronne
brillante sinon par de grands travaux (1). Remarquez-le bien : ce saint ne dit
pas de pénibles travaux , mais de grands travaux , ou autrement des travaux
qui nous portent à de grandes vertus , des travaux d'une grande utilité ,
quand même ils seraient quelquefois moins accablants.
Les premiers religieux sont
désignés par les enfants de la famille de Gerson , dont les fonctions au
départ du camp d'Israël étaient de porter les rideaux du
21
tabernacle, la couverture placée sur son toit, les voiles
et tout ce qui est doux au toucher ; et lorsque le camp se dressait, leur rang
était à l'occident, derrière le tabernacle. Or, le tabernacle est la vie de
Jésus-Christ et la conservation de ses actions saintes que tout homme est
presque impuissant à reproduire par une imitation parfaite; car l'esprit de
sainteté et de sagesse ne fut pas répandu avec mesure dans le Sauveur, mais il
en posséda la plénitude; et c'est de cette plénitude que nous avons tous reçu
, selon le degré dont il a plu à ce même Jésus de gratifier chacun de nous en
particulier , les uns d'une façon, les autres de l'autre. Voilà pourquoi les
uns marchent sur ses traces avec un tel don , les autres avec tel autre don ,
jusqu'à ce que nous arrivions tous dans la patrie à l'état d'hommes parfaits ,
à la mesure de l'âge et de la plénitude selon laquelle Jésus-Christ doit être
formé en nous. Chacun se réjouira en cette demeure céleste selon son mérite et
selon son ardeur à imiter le Sauveur dans le temps présent.
Ces premiers religieux fuient
les pratiques austères et difficiles d'une vie toute sainte ; ils embrassent
des exercices plus doux et observent une règle plus large quant au bien-être
corporel , autant que cela leur est permis sans compromettre leur salut ; il
leur suffit seulement de se garantir des fautes mortelles. De tels hommes sont
bien plus exposés que les autres à tomber dans le péché; car, selon saint
Grégoire (1), ceux-là ne se laissent pas entraîner aux choses défendues qui
22
s'abstiennent même des choses permises. La voie qui
conduit à la vie est étroite, elle est élevée, et l'homme qui la parcourt sans
précaution et sans crainte pose aisément son pied au-dessus du précipice.
Cependant ceux dont nous parlons , voulant paraître des religieux véritables,
ont coutume de se faire quelquefois une grande violence à eux-mêmes et de
déployer une grande diligence pour les observances extérieures et les
traditions humaines , pour tout ce qui tient à l'honnêteté matérielle , comme
les inclinations , la manière de se présenter, l'ampleur du capuce , les
manches et autres choses qui relèvent au-dehors la beauté de la vie
religieuse. Voilà pourquoi les enfants de Gerson , dont le nom veut dire des
étrangers, portaient les extrémités du tabernacle , ou autrement la couverture
placée sur son toit , les rideaux , les cordes. En effet , les hommes nouveaux
dans la vie religieuse regardent comme considérable la fidélité aux
observances dont nous venons de parler, tant qu'ils ne connaissent pas les
exercices plus importants des vertus. Mais , comme le disait le Seigneur en
parlant aux pharisiens de toutes les menues pratiques des cérémonies de la loi
, sans doute il faut accomplir ces choses , sans cependant omettre celles d'un
degré plus excellent (1). Quand on dressait le tabernacle, ces enfants de
Gerson se plaçaient derrière du côté de l'occident; et ceux qui se contentent
de cette dernière part dans l'exercice des vertus , seront après cette vie au
dernier rang; ils seront comme au soleil couchant ,
23
à l'endroit oit la gloire céleste resplendira le plus
faiblement.
Les seconds religieux sont
représentés par les enfants de Mérari, dont le nom
veut dire des hommes d'amertume. Ils portaient les tables , les colonnes et
les ais du tabernacle, en un mot tout ce qui était pesant et tenait le milieu
entre les voiles et le sanctuaire. Tels sont les religieux qui mènent une vie
dure au milieu des exercices corporels. Ils affligent leur corps par des
jeûnes, des veilles et autres travaux pénibles , et s'imaginent que le degré
suprême de la vie religieuse consiste en ces observances ; aussi , ignorant
les douces consolations intérieures , s'inquiètent-ils peu des pratiques
véritables des vertus , pratiques qui résident en notre esprit et en notre
coeur. Comme ils sont secs en eux-mêmes et qu'ils ont coutume d'être sévères
en jugeant les autres , on peut bien les appeler des hommes amers ou répandant
l'amertume. Et comme ils tiennent le milieu dans l'exercice des vertus , entre
ce qu'il y a de moindre et de meilleur , leur demeure, quand on dresse le
tabernacle , n'est point à l'extrémité , mais au côté , vers l'aquilon, à
l'endroit où la lumière du soleil est moins brillante et la chaleur moins
embrasée qu'au midi. Autant il leur a manqué de perfection dans la poursuite
du bien, autant il leur manque de splendeur dans la gloire et de jouissance en
la possession de la divine félicité.
Les troisièmes religieux, qui
sont les plus excellents, peuvent être désignés par les enfants de
Caath , dont
24
la charge est de porter le sanctuaire lui-même, ou
autrement l'arche et l'autel , la table des pains de proposition et les vases
destinés à son service , mais cependant le tout couvert et enveloppé. Ces
hommes s'appliquent à bien régler en eux l'homme intérieur, où Jésus-Christ
habite par la foi, à pratiquer les vraies vertus , à extirper les vices de la
chair et de l'esprit , à combattre courageusement la colère , l'envie ,
l'avarice , la paresse, l'orgueil, la gourmandise, la luxure; à implanter en
leurs coeurs les vertus contraires à ces vires , l'humilité , la charité , la
mansuétude , la dévotion , la libéralité , la sobriété , la chasteté. Ces
vertus forment un sanctuaire véritable , et quiconque les possède est vraiment
saint. Aussi le none des enfants de Caath
signifie-t-il des hommes patients ou des hommes réglés ; et ces religieux
s'efforcent par la patience , dont les oeuvres sont parfaites au rapport de
saint Jacques, de se régler et de se disposer , comme il convient , vis-à-vis
de Dieu et vis-à-vis du prochain en toutes sortes de vertus. Le Seigneur
commanda de donner des chariots aux deux premières familles ; mais les hommes
employés au service du sanctuaire portaient leurs fardeaux sur leurs épaules.
Dans l'administration des choses du dehors , connue dans la mortification du
corps , on accorde quelque relâche ou même quelque interruption; bien plus ,
on ordonne en tout cela une obéissance raisonnable selon le lien et le temps ,
de peur que le corps ne vienne à défaillir sous l'excès du travail ; mais dans
la pratique des vertus on ne
25
connaît rien de semblable , car jamais on ne nous permet
d'en être privés , jamais d'être orgueilleux , violents , envieux, paresseux ,
avares, gourmands ou impurs. Nous devons porter ces fardeaux sur nos propres
épaules , c'est-à-dire ne pas nous appuyer sur les vertus des autres , si nous
ne nous efforçons de les reproduire en nous-mêmes , ne pas imiter certains
religieux qui désirent habiter avec des hommes pacifiques, non pour
travailler, à leur exemple, à devenir patients , mais pour ne point se sentir
excités à l'impatience. A quoi bon avoir une même demeure avec les saints si
nous refusons d'imiter leur zèle à se sanctifier? — Les fardeaux des enfants
de Caath étaient lourds en eux-mêmes; mais ils
étaient précieux et saints , et ils se plaçaient à l'intérieur du tabernacle.
De même les exercices des vertus spirituelles sont pénibles pour les hommes
encore imparfaits , mais ils sont glorieux et vraiment honorables ; ils sont
saints et produisent la sainteté ; ils sont intérieurs , car ils sont cachés
dans le secret de l'âme , ils ont leur place en l'homme intérieur. Ils
portaient ces fardeaux couverts d’un voile , et tant que nous marchons par la
foi et non à la clarté du jour, nous ne pouvons découvrir la splendeur des
vertus dans tout son éclat. Nous devons les tenir enveloppées dans les
pratiques d'oeuvres extérieures, tant pour nous-mêmes que pour les autres qui
ne sauraient découvrir le secret de notre âme autrement que par les traces des
actions et des exercices du dehors.
Cependant c'est de cette
famille que sont descendus
26
les prêtres par Amram , dont
le nom veut dire vigilant en la grâce. Leur emploi leur permettait de voir et
de toucher le tabernacle , et ils devaient le préparer et en confier le
transport aux lévites , selon les attributions de chacun. Les prêtres ne le
portaient pas eux-mêmes ; mais quand on l'avait mis en place , ils demeuraient
devant les portes du côté de l'orient. Or, les enfants de
Caath figurent les hommes forts en vertu, et les prêtres les
contemplatifs. liais les hommes d'une vertu élevée arrivent seuls à la grâce
de la contemplation : leur ardeur à s'avancer dans les voies de la perfection
les rend dignes de recevoir en leur âme l'onction de l'Esprit-Saint
; ils sont illuminés et découvrent les secrets célestes cachés au reste des
hommes. Ils ne ressentent plus les fatigues attachées à la pratique des vertus
et signifiées par le travail dont étaient chargés ceux qui portaient le
tabernacle. Les douceurs de la sagesse répandue en leur coeur a changé pour
eux en délices toutes les peines , tant l'amour de leur Créateur les embrase.
Ils règlent les fardeaux à imposer à chacun , car leur intelligence éclairée
intérieurement leur fait connaître les diverses raisons des observances de la
vie religieuse. Les hommes sans expérience et encore imparfaits ne sauraient
comprendre le but de pareilles choses , et alors les autres les dérobent â
leurs regards sous le voile d’actes corporels et d'exercices extérieurs et les
leur imposent selon l'état et l'aptitude de chacun.
Voyez donc à laquelle de ces
familles vous voulez appartenir, on plutôt de quel esprit vous êtes. Recevez
27
ensuite sur vos épaules le fardeau qui vous a été imposé
selon votre capacité, ou autrement observez la règle et parcourez la voie qui
vous aideront à atteindre la perfection de votre état. Il est impossible
d'arriver à posséder bien un art quelconque , si l'on ne veut en étudier les
préceptes et les mettre en pratique. De même on ne saurait devenir un homme
spirituel si l'on ne veut marcher selon l'esprit.
Saint Bernard , dans sa lettre
aux frères de la Montagne-de-Dieu , décrit trois
états de la vie religieuse : l'état des commençants , l'état des hommes dans
la voie du progrès et l'état des parfaits. Il appelle le premier l'état animal
, parce qu'il est nouveau et encore sans intelligence des choses de l'esprit
de Dieu. Il regarde comme nécessaire avant tout d'appliquer les hommes compris
en cet état à bien régler tout ce qui tient au corps , afin de le dompter, de
le châtier et de l'empêcher de se révolter contre l'esprit en l'entraînant au
péché , commue il arrivait aux jours où la chair seule exerçait son empire.
Il nomme le second l'état
raisonnable , parce qu'en cet état la raison , la plus digne partie de
l'homme, celle qui le distingue des animaux privés d'intelligence , lui donne
le premier rang et l'empire sur
28
toutes les autres créatures; parce que, dis-je, la
raison, après avoir dompté la chair et l'avoir réduite sous la puissance de
l'esprit, s'efforce en cet état de se connaître , de se purifier et de
reconquérir sa dignité première, son ancienne beauté , dont le péché l'a
dépouillée indignement.
Enfin il donne au troisième état le nom de spirituel, car
en ce dernier état l'esprit formé à l'image de Dieu, aidé de la grâce et de l'Esprit-Saint
, s'élève au-dessus de lui-même et fixe ses regards sur celui dont il porte
l'empreinte, afin de la graver plus profondément en son âme et de lui
ressembler davantage par la connaissance de l'intelligence , l'ardeur de
l'amour et les délices de la félicité. On arrive au second par le premier, et
au troisième par le second. Le prophète Ezéchiel nous donne un exemple de
cette marche successive. Il y avait, dit-il en parlant du temple, il
y avait un espace, et, dans cet espace, un degré fait en rond, qui allait
d'étage en étage, montant jusqu'à la chambre la plus haute, toujours en
tournant. C'est pourquoi le temple était plus large en haut qu'en bas; et
ainsi passant de l'étage le plus bas à celui du milieu, on montait jusqu'au
plus élevé (1).
L'esprit raisonnable est
l'image de la Trinité suprême. Dieu est trois et un; de même l'âme est une et
elle est douée de trois puissances qui la rendent capable de posséder Dieu :
la raison , la mémoire et la volonté. Par ,la raison elle peut comprendre la
sagesse divine; par la mémoire , embrasser l'éternité
29
de façon à n'être jamais séparée du Seigneur; par la
volonté , jouir de sa bouté céleste. Que l'âme ne possède donc pas inutilement
une ressemblance si admirable avec son Auteur. Elle est par elle assez grande
pour le contenir; qu'elle déploie donc toutes ses forces pour l'atteindre afin
de trouver en lui toute sa béatitude. Rien en dehors de Dieu ne saurait
suffire à l'âme , et avec lui elle n'a plus rien à chercher ailleurs, elle est
en possession de tout ce que demande son éternelle félicité, en possession du
bien le plus excellent; du bien souverainement parfait. La dignité la plus
glorieuse de l'âme étant d'être capable du bien suprême, et sa félicité
souveraine d'avoir Dieu en elle-même et avec lui tout bonheur, elle ne saurait
donc poursuivre rien de plus digne , rien trouver de plus avantageux , et tous
ses efforts , tous ses soins , tous ses désirs doivent donc être de le
chercher à l'aide de ses facultés, de faire tout ce qui peut la faire
re-naître à lui , d'éviter et de fuir tout ce qui est capable de l'en
éloigner, même les objets les meilleurs. On regarderait justement comme un
insensé l'homme qui , ayant un jardin propre à produire du baume , le
remplirait de menthe et de cumin , car ces plantes, quoique bonnes , sont
cependant de nulle valeur en comparaison du baume. Mais combien plus sera
insensé celui qui, pouvant embrasser le Bien suprême, le néglige et s'arrête à
des objets caducs et vils , dégoûtants et pleins d'amertume? De même celui-là
est un insensé qui , ayant devant lui une voie de deux ou trois jours de
marche pour se rendre au lieu où
30
il veut aller, la laisse pour en prendre une plus longue,
plus difficile, plus dangereuse, où il lui faudra marcher durant plusieurs
années. Or, nous voyons plusieurs religieux agir avec aussi peu de sagesse.
Ils pourraient en peu de temps arriver par les sentiers abrégés de la vertu ,
de la dévotion et de la pureté, à une grande connaissance et à un amour intime
de Dieu , et ils les laissent pour se jeter en des pratiques moins fructueuses
et qui leur rendent bien plus difficile l'approche du but où ils tendent. Ce
but est de connaître le Seigneur, de découvrir sa vérité, d'atteindre à la
perfection , et il a promis lui-même que l'Esprit de vérité nous enseignerait
toute vérité (1). Si un homme instruit en plusieurs arts en connaissait un
tellement supérieur aux autres et tellement avantageux que par lui il fût
possible de s'enrichir en peu de temps et d'acquérir un nom illustre parmi les
plus grands noms de la terre, cet homme serait imprudent outre mesure de
négliger cet art pour en exercer un plus vil, plus humble et exigeant un
travail si pénible qu'il lui serait presque impossible de gagner la faible
nourriture de chaque jour. Telle est l'imprudence de l'homme, et surtout du
religieux qui, mettant de côté la pratique directe ales vertus , pratique où
se trouvent le plus grand mérite et la perfection la plus sublime de la
sainteté et de la sagesse, la félicité suprême et la sécurité véritable, se
livre tout entier à des exercices moins utiles et moins relevés , et se
tourmente pour beaucoup de choses quand il lui
31
suffirait de poursuivre le bien unique et suprême , le
bien qui comprend tous les autres. Les exercices corporels, dit
l'Apôtre , sont d'un médiocre profit; mais la piété est utile à tout, et
c'est à elle que les biens de la vie présente et de la vie future ont été
promis (1). Cette piété, dont parle saint Paul, est le culte même de Dieu,
où nous nous efforçons de le connaître, de l'aimer, de le posséder et de lui
plaire. Sans doute les exercices corporels nous offrent quelques avantages ,
mais ils sont faibles. On ne doit donc point désirer ces exercices pour
eux-mêmes, mais en vue de la piété, qu'ils nous aident à obtenir lorsque nous
savons les pratiquer comme il convient. Comme l'ouvrier travaille à l'aide des
instruments de son art , ainsi la vertu s'acquiert au moyen des exercices
corporels et se change en habitude; et plus on s'approprie des instruments
parfaits, plus, en les maniant avec adresse, on arrive à accomplir promptement
et à un degré excellent l'oeuvre qu'on s'était proposée. Toutes les pratiques
extérieures que nous voyons en l'observance de la vie religieuse, ont été
réglées par l'inspiration de l'Esprit pour aider à réformer l'Homme intérieur.
Celui qui n'a pas encore compris cela peut être regardé au milieu de ces
pratiques comme chargé d'autant d'instruments dont il ignore l'usage.
La réforme intérieure
s'accomplit dans le plus intime de notre âme, car l'homme intérieur, l'image
de Dieu , c'est l'âme raisonnable. Le corps est l'homme extérieur. Par la
corruption venue du
32
péché, il languit , meurt et tombe en poussière; nais
l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour dans te bien; il croît à
l'exemple de Celui dont il devint l'image au jour de sa création. Voici la
manière d'accomplir cette réforme : L'âme a trois puissances comme nous
l'avons dit, la raison, la mémoire et la volonté. La raison lui avait été
donnée pour connaître Dieu, la volonté pour l'aimer, la mémoire pour se
re-poser en lui. Mais, par le péché, la raison est devenue aveugle , la
volonté s'est courbée vers la terre couverte de souillure, la mémoire a perdu
toute consistance et tout équilibre. Le plus souvent la raison prend le
mensonge pour la vérité, la volonté choisit le mal pour le bien , la mémoire
est errante sur des objets où elle ne saurait goûter le repos , parce que
l'âme a abandonné le bien unique et suprême en qui elle pouvait trouver tous
les biens. Cette âme s'étant donc tournée vers Dieu commence par chercher ce
qu'elle a perdu , et se voyant si différente de ce qu'elle était au sortir des
mains de son Créateur , elle travaille à revenir à son ancien état et à
recouvrer la bonté dont elle fut autrefois en possession , car elle ne peut
s'approcher de Dieu tant qu'elle lui sera si peu semblable. Mais, comme on ne
parvient pas tout d'un coup au point le plus haut , elle s'applique à y
arriver peu à peu en s'élevant du dernier degré au degré moyen , et de
celui-ci au suprême degré.
33
La réforme de la raison doit
commencer par la croyance inébranlable à toutes les vérités de la religion
catholique. Notre raison s'étant affaiblie et notre intelligence obscurcie par
le péché , nous sommes devenus impuissants à trouver la vérité par nous-mêmes
; alors Dieu a usé de condescendance pour nous préserver de l'erreur, et il
nous a fait connaître la vérité par les saintes Ecritures, auxquelles il a
voulu que nous eussions une foi entière. Là il nous fait trouver, selon nos
besoins et sans crainte de nous égarer, tout ce qui est nécessaire à notre
salut; mais aussi il exige que nous ne suivions pas notre sens propre et que
nous le soumettions humblement aux règles de la foi , si nous ne voulons nous
éloigner du chemin. O mon fils, dit le Sage , le Pasteur unique, ou
autrement Dieu , nous a donné ses enseignements par le conseil et la sagesse
des maîtres ou des docteurs de la foi ; ne recherchez rien de plus (1).
Notre raison fait des progrès
quand , par l'illumination divine , elle commence à avoir quelque intelligence
des motifs de la foi. Sans doute elle est inférieure à la foi et elle ne
saurait la comprendre par ses seules forces; mais éclairée d'en haut elle voit
que rien n'est
34
plus raisonnable que la foi chrétienne : la nature
entière lui rend témoignage et toute la sagesse du monde s'abaisse pour la
servir.
Notre raison est arrivée en
cette vie à l'état le plus parfait , elle est transportée au-dessus
d'elle-même par le ravissement de notre esprit, lorsqu'elle ne s'appuie plus
sur l'obscurité des images corporelles ni sur les arguments de la science ,
mais qu'il lui est donné de voir Dieu dans sa contemplation par la pureté sans
nuage de son intelligence.
La volonté commence à se
réformer quand , par une résolution bien arrêtée , elle apprend à résister aux
vices et s'applique à accomplir fidèlement à cause de Dieu les actes des
vertus. Comme elle est devenue toute courbée vers la terre et toute
contrefaite en s'éloignant du Seigneur , elle doit nécessairement , en se
convertissant, se mettre d'accord avec lui et redresser par l'exercice des
bonnes oeuvres ses mouvements rebelles à la règle invariable de la volonté
divine. Son progrès consiste à avoir des affections bien ordonnées et changées
en vertus, à ne suivre aucune rébellion ou entraînement violent, à n'avoir de
plaisir que dans les choses conformes au bon vouloir de Dieu. — La perfection
de la volonté est d’être une
35
en esprit avec Dieu par l'amour, de façon à ne vouloir
que lui et à ne pouvoir s'enivrer que des douceurs de sa suavité.
On commence à réformer la
mémoire en ramenant avec force son esprit de ses
évagations à la pensée de Dieu , par des prières , des lectures , des
réflexions , ou au moins par des pensées quelconques. Cette réforme est plus
avancée quand on peut s'appliquer sans être détourné par une dissipation
importune à de bonnes méditations et à de saintes oraisons , et marcher avec
soi-même dans toute l'étendue de son propre coeur. Cette réforme enfin est
arrivée à sa perfection lorsque l'homme est absorbé de telle sorte en Dieu par
le ravissement de son esprit , qu'il s'oublie lui-même avec toutes les choses
de ce monde et se repose avec délices uniquement en son Seigneur sans être
troublé par le bruit de pensées et d'imaginations tumultueuses.
Tels sont les commencements ,
les progrès et le terme de la perfection humaine. C'est là que doit se diriger
toute l'application de la vie spirituelle. Celui qui ne marelle pas par cette
voie est semblable à l'homme qui ne sait où il va et s'avance au hasard et
sans réflexion vers un but incertain. Les commencements
36
de cette réforme pour les trois puissances de l'âme
regardent tous les hommes appelés à se sauver : il n'y a pas de salut hors de
là. La perfection de ces mêmes puissances est le partage des parfaits, mais
seulement quand ils sont élevés au plus haut point de la perfection ,
c'est-à-dire au ravissement de la contemplation. L'état moyen appartient à
ceux qui marchent véritablement dans la voie des progrès , et il concerne
d'une manière particulière les religieux déjà éprouvés dont le chemin semble
tenir le milieu entre les sentiers des hommes vertueux du monde et ceux des
parfaits. Je ne prétends pas cependant qu'il leur soit possible de demeurer
toujours dans un même état: les plus saints le peuvent à peine eux-mêmes ;
mais leur voie se trouve placée au milieu des deux autres, elle est distincte
de celle des commençants et de celle des parfaits.
Quelquefois aussi les progrès
de ces divers états doivent être considérés sous un point de vue plus large.
Il faut commencer par la réforme de la volonté, car d'elle dépendent la vertu
, le vice , le mérite et les affections qui nous inclinent tant au mal qu'au
bien ; ensuite on doit passer à la mémoire , à la raison ou l'intelligence. En
effet , la volonté tient comme l'empire en notre âme; la raison enseigne, la
mémoire sert l'un et l'autre; elle montre à la première ce qu'elle doit
ordonner, et à la seconde off elle doit puiser ses enseignements.
37
Il nous faut , en peu de mots,
voir comment les forces naturelles de notre âme et ses affections se sont
changées en vices dans leurs actes, et pour quelle fin l'homme les avait
reçues. Ensuite nous indiquerons quelques remèdes à chaque vice en particulier
, et l'ordre à suivre dans les vertus.
La volonté devait être soumise
à Dieu seul , mais librement et sans entraînement forcé, de façon à pouvoir
accomplir des actions dignes de récompense. Ainsi l'homme pouvait commettre le
péché ou s'en abstenir. Mais , en recevant la liberté , il ne lui était point
permis de faire le mal par là même qu'il en avait le pouvoir ; seulement , en
l'évitant dans une telle condition , il devenait digne de louange et acquérait
des droits à une récompense devant Dieu. Au contraire, en se rendant coupable,
il méritait la confusion et les supplices , car il savait que le péché lui
était défendu , et il était en sa puissance de s'en abstenir.
Ensuite , l'âme ayant été
créée capable de la béatitude suprême, béatitude qui devait lui faire trouver
en Dieu le centre de la félicité souveraine et véritable , une gloire sans
limites et des délices infinies , elle fut douée naturellement de deux
inclinations en
38
rapport avec de tels biens afin qu'elle pût les désirer,
s'appliquer à les obtenir, et en jouir, après être entrée en leur possession,
avec d'autant plus d'ivresse qu'elle les aurait poursuivis avec plus d’ardeur.
Elle reçut donc le désir de la gloire , mais un désir incapable de se
satisfaire en dehors de la gloire suprême. Ensuite elle se sentit inclinée au
bonheur, et cette inclination était telle que la félicité souveraine pouvait
seule répondre à ses besoins. Or, la gloire suprême et la félicité souveraine
se trouvent en Dieu seul , et ainsi rien en dehors de lui ne saurait contenter
l'âme. Ce sentiment naturel s'appelle concupiscible.
De ce sentiment est née une
autre puissance en notre âme. Eprise d'un tel désir du bien suprême, instruite
par la lumière de son intelligence qu'elle était faite pour le bonheur, d'un
côté elle avait naturellement en horreur, elle détestait et repoussait tout
objet contraire; de l'autre elle embrassait avec ardeur sans vouloir s'en
dessaisir tout ce qui concourait à le lui procurer et à lui en conserver la
possession. Cette puissance de notre âme s'appelle l'appétit irascible. Elle
nous offre en effet une ressemblance avec la colère qui s'indigne et s'emporte
contre ce qui la contrarie et s'attache inséparablement à ce qu'elle désire.
Par sa puissance raisonnable, l'homme connaît le bien dans ses degrés de bien
simplement , de bien plus élevé et de bien très-excellent.
Par sa puissance concupiscible il soupire après le premier de ces biens , plus
encore après le second , et sans mesure après le dernier. Par sa puissance
irascible, il embrasse le bien
39
et s'y attache, il saisit avec ardeur tout ce qui peut
l'aider en ce point, il repousse avec indignation et fuit tout ce qui lui est
un obstacle.
Mais l'homme ayant librement
consenti au péché à la persuasion du démon et contre la défense de Dieu, a vu
tout d'un coup plongées dans le désordre et comme bouleversées les forces et
les puissances dont son âme avait été ornée pour connaître le bien suprême ,
pour le désirer et en jouir. Elles ne lui ont point été enlevées, mais elles
sont demeurées souillées et perverties. Ainsi un instrument de musique produit
des accords mélodieux tant qu'il est intact et bien réglé; mais une fois brisé
et dérangé, il ne donne plus que des sons stridents et désagréables. L'homme ,
entraîné par l'amour des choses visibles et tombé de l'amour des choses
invisibles , ne connaît plus maintenant, en punition de son péché, que les
biens sensibles , il les aime seuls et s'attache à eux uniquement. Les biens
invisibles sont à ses yeux comme s'ils n'étaient pas ; il les dédaigne , ou
plutôt il les ignore , et c'est à peine si quelquefois il peut être amené à
croire à des objets étrangers à sa vue et à sou corps. Notre âme a été frappée
d'un aveuglement tel en sa raison qu'elle ne se connaît plus elle-même , car
elle l'ait partie des êtres insaisissables aux yeux de la chair. Et
non-seulement elle est aveugle , mais elle est
insensée; en son aveuglement elle croit à beaucoup de choses qu'elle ne voit
pas, et ainsi elle est même infidèle. Voilà pourquoi ses désirs se bornent à
des biens terrestres, méprisables et honteux, pourquoi elle
40
les embrasse avec amour et regarde connue quelque chose
de considérable de les posséder.
L'inclination à l'honneur
avait été mise en l'homme afin qu'il pût soupirer après l'honneur suprême ,
honneur qui consiste à plaire à Dieu , à être l'ami , l'enfant , l'héritier de
Dieu, à être semblable à Dieu , à régner avec lui , non en partageant sa
puissance , mais en communiquant à sa charité , à être un même esprit avec
Dieu et l'égal des anges , à n'être soumis à la domination d'aucun si ce n'est
à celle du Seigneur souverain de toute créature. Ensuite l'homme devait, avec
un tel sentiment , reconnaître en lui-même une dignité si admirable en voyant
l'image de Dieu imprimée en son âme, qu'il lui devenait impossible de se
soumettre jamais à un être inférieur, que le Maître de toutes choses avait
seul droit à ses hommages , à son obéissance , à son amour, tandis que tout le
reste, estimé à sa juste valeur, était destiné à servir ses besoins selon la
volonté de son Seigneur. C'était un saint orgueil de mépriser ainsi tout objet
digne de mépris , de désirer et d'aimer uniquement le bien. Mais aujourd'hui
son désir, c'est de plaire aux hommes; c'est d'acquérir la gloire de ce monde
, gloire trompeuse et frivole. Il s'estime beaucoup lui-même , et il n'est
rien; il se séduit de la sorte , et il est misérable; il est vide de tout bien
; il se compare aux antres et il les méprise; il voudrait les soumettre à son
empire , et ils lui sont peut-être supérieurs en mérite; il se glorifie en ses
richesses, et ses richesses sont de la terre et de la houe ; il se vante
d’actions vaines et
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perverses , et ainsi il est semblable aux insensés qui se
croient quelque chose après s'être vautrés dans la fange. Voilà comment
l'homme a échangé sa gloire contre l'image d'un vil animal occupé à se nourrir
d'herbes ; car, dit le Prophète , toute chair n'est que de l'herbe, et
toute sa gloire est comme la fleur des champs. L'herbe se sèche et la fleur
tombe (1). Voilà comment un saint orgueil s'est changé en un orgueil
pervers.
Il y a un triple orgueil. Le
premier consiste à trop se complaire en soi-même et à s'estimer plus grand
qu'on n'est dans la vérité; c'est le commencement de tout péché. Le second , à
désirer être estimé des autres , à tourner tous ses efforts de ce côté ; c'est
la vaine gloire. Le troisième , à désirer l'emporter sur les autres et à
vouloir les dominer. L'orgueilleux , après s'être trompé lui-même , s'efforce
donc d'en-traîner les autres en son erreur en
voulant se faire passer pour plus grand qu'il n'est. Ainsi nous voyons un
homme d'une taille élevée se jouer d'un enfant et lui faire croire qu'il est
monté sur un cheval alors qu'il n'est sottement assis que sur un fagot de
paille. Or, l'orgueilleux est opposé à Dieu : toutes les créatures
42
sont soumises au Seigneur, et l'orgueil veut exercer sur
elles son empire; il dépouille, autant qu'il est en lui , le Maître souverain
de son honneur, de son domaine universel; il se montre ingrat envers lui Pour
les bienfaits dont sa main l'a comblé ; il cherche en ces bienfaits sa propre
gloire , et non celle de son Seigneur, l'auteur de toutes grâces.
Je ne parlerai pas des divers
rejetons de l'orgueil : J'en ai traité déjà en plusieurs endroits , surtout
dans ma somme des vices. Mais , je dois le dire, je trouve plus de danger à
s'enorgueillir des biens de la grâce que des biens de la nature ou de la
fortune. Les biens de la grâce sont les vertus, la science, les bonnes
oeuvres, comme la prédication , le jeûne. Les biens de la nature sont ceux que
nous avons naturellement en nous-mêmes , comme la noblesse , la beauté , la
force , le génie. Les biens de la fortune sont les dignités, les richesses ,
les honneurs , etc. On les appelle ainsi Parce qu'ils sont donnés quelquefois
comme par hasard en plus grande abondance à certains hommes qu'à d'autres bien
supérieurs par leurs qualités naturelles et leurs vertus. Cependant de tels
biens n'arrivent pas sans un concours de la Providence , quoique souvent les
mauvaises dispositions de leurs possesseurs en fassent pour eux une occasion
de ruine.
L'orgueil jette aussi notre
âme dans un aveuglement tel qu'elle ignore parfois les biens qui
l'enrichissent davantage. Ce vice nous empêche surtout de recevoir de Dieu des
bienfaits plus considérables. Le Seigneur est vraiment. libéral et il désire
singulièrement nous
43
faire part de ses richesses , tant son amour pour nous le
presse. Mais notre orgueil nous rend indignes de sa grâce. S'il nous
témoignait plus de bonté , nous nous élèverions ou nous deviendrions ingrats ,
ou nous ne profiterions pas , comme il conviendrait , de ses faveurs pour
faire le bien , et ainsi nous serions coupables d'un plus grand crime. Le
refus de grâces plus abondantes est souvent de la part de Dieu l'effet de sa
clémence pleine de miséricorde, et non de sa colère. Dieu résiste aux superbes
comme à des hommes révoltés contre sa puissance, et il donne sa grâce aux
humbles , parce qu'ils ne laissent pas s'écouler sous l'enflure de la vaine
gloire les faveurs dont ils sont comblés (1).
L'orgueil détruit encore en
nous le mérite des bonnes oeuvres : il nous les fait accomplir en vue
d'obtenir les faveurs du monde. Souvent même ce vice prend le manteau de
l'humilité, sa rivale , afin d'arriver sous son nom plus adroitement à la
gloire. La recherche de la gloire est vile, il le sait; il voudrait l'acquérir
en la fuyant ; car elle s'attache comme l'ombre à ceux qui la fuient , et elle
s'éloigne de ceux qui la poursuivent.
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Quelquefois, remarquez-le,
nous devons manifester nos bonnes oeuvres aux regards des hommes , quelquefois
les leur dérober. De même, à certains moments, il convient de leur laisser
voir le mal dont nous sommes coupables, et à d'autres de le leur laisser
ignorer. Les vertus imposées par un précepte de Dieu ou de l'Eglise, ou par un
voeu public, doivent être connues de tous, comme la foi, la charité, la
justice, la vérité , la chasteté , l'obéissance, le mépris des choses du
monde. Les hommes , instruits de nos obligations, seraient scandalisés de ne
point voir en nous ces vertus et nous regarderaient comme des prévaricateurs
de nos voeux. C'est de tels actes qu'il est écrit : Que votre lumière luise
devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes oeuvres, ils glorifient votre
Père qui est dans les Cieux (1).
Quelquefois aussi nous devons
cacher le bien qui est en nous; ce sont les faveurs spéciales, comme la grâce
de la dévotion intérieure; ou les choses propres à nous attirer des louanges
particulières, telles qu'une abstinence considérable , des veilles et des
prières prolongées, des aumônes extraordinaires. Le Seigneur
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nous instruit de ces divers points dans le sermon sur la
montagne.
Nous devons aussi laisser
ignorer quelquefois les fautes commises par nous , pour ne point scandaliser
les autres et ne pas leur donner occasion de marcher sur nos traces. Ceux qui
font le mal publiquement commettent donc un double péché : ils offensent Dieu
et ils ouvrent devant leurs frères une fosse où leur mauvais exemple les
entraîne. Mais si quelqu'un, sans notre faute, ou seulement sur une apparence,
veut interpréter par malice nos bonnes oeuvres en mal et refuse nos
explications, alors prenons patience : Jésus-Christ a gardé le silence en sa
Passion alors que l'envie l'accusait de beaucoup de crimes. Il a répondu en
effet quelque part : Quand je vous le dirais, vous ne me croiriez pas
(1).
Quelquefois enfin nous devons
découvrir ouvertement nos défauts. Nous devons déclarer dans la confession
privée les choses connues de nous seuls, et en public, comme dans les visites
et dans le moment des réprimandes, celles dont tout le inonde est témoin. Ne
rougissons pas d'avouer nos imperfections et les défauts de nos vertus, de
peur qu'on ne vienne à nous estimer au-dessus de notre mérite. Si la vaine
gloire nous pousse à faire le bien, sachons lui résister sans cependant
négliger les bonnes oeuvres, surtout si elles sont utiles et nécessaires.
Souvent nous nous imaginons retirer des louanges pour quelque parole ou
quelque action, et peut-être les autres ne les
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remarquent pas. Nous sommes loin de considérer tous leurs
actes; de même ils n'arrêtent pas leur attention sur tous les nôtres.
Quelquefois ils nous méprisent au lieu de nous louer , surtout s'ils
découvrent en nos oeuvres le désir des louanges. Peut-être aussi nous
donnent-ils des éloges en face, comme nous voyons certains hommes légers avoir
toujours des paroles selon le bon plaisir de chacun. A de pareils traits de la
vaine gloire il ne faut point une résistance vigoureuse, mais la main d'un
conseil prudent; on les éloigne comme de faibles mouches, avec une baguette
légère.
Le désir de ses propres
commodités et du bonheur a été aussi donné à l'homme, afin qu'il soupirât
après la félicité suprême qui est en Dieu, après la béatitude, le repos et
l'impassibilité du ciel ; afin qu'il fût heureux en les goûtant et que sa joie
fût parfaite. En effet , des délices sans joie sont un fardeau , et plus cette
joie est vive, plus les délices sont enivrantes. Mais aujourd'hui ce désir des
délices spirituelles s'est changé par le péché en désir des délices de la
chair; il nous fait soupirer maintenant après les choses où la sensualité
trouve à se repaître dans la concupiscence de la chair, dans la concupiscence
des yeux, dans l'orgueil de la vie. La concupiscence de la chair se porte avec
ardeur vers la luxure, la mollesse des habits, le repos du corps, le sommeil
et tout ce qui flatte le sens du toucher. Elle incline encore à la
gourmandise, qui est le plaisir du goût, et aux joies des autres sens , comme
d'entendre des discours
47
propres à réjouir la chair , d'aspirer des parfums
capables de la flatter. — La concupiscence des yeux cherche à voir ce qui est
beau , à posséder ce qui est précieux, et de tout cela riait l'avarice.
L'orgueil de la vie la produit en cherchant à s'enrichir afin de s'attirer
plus d'honneurs; la concupiscence de la chair, en poursuivant les richesses
comme un moyen de se plonger davantage dans la volupté et la luxure, de vivre
plus commodément et plus à l'abri des sollicitudes de la misère. Tout ce
qui est dans le monde, dit l'Apôtre saint Jean , est concupiscence de la
chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie (1). Enfin, la
concupiscence des yeux est un principe d'avarice, parce que le désir de voir
des choses magnifiques, d'avoir à son gré ce qui plaît, fait soupirer après
l'or, l'argent, les perles précieuses, les habits, les champs, les terres, les
serviteurs, les spectacles, etc.
Dieu avait donné à l'homme un
corps et un esprit raisonnable, et il lui avait permis de se réjouir dans les
objets sensibles, ruais avec ordre, modération et honnêteté; il voulait par la
joie des sens l'élever au-dessus de la terre et le conduire au bonheur et à la
félicité des connaissances de l'esprit. Alors tout se fût passé dans ses
plaisirs sans inclination perverse et selon les desseins du Créateur; les
aliments eussent servi à sustenter son existence , et tous les autres objets à
venir en aide à ses besoins. Mais l'ordre divinement établi dès le
commencement ayant été détruit par le péché, tout a été perverti en un
instant,
48
tout a pris son cours vers les jouissances de la cirait.,
Maintenant l'homme s'attriste et s'irrite lorsqu'il craint de les perdre; il
est accablé d'ennui iorqu'il ne les a pas selon sa
volonté; il conçoit de la haine contre ceux qu'il regarde comme un obstacle à
de tels plaisirs, ou qu'il redoute comme devant les lui ravir; il porte envie
à ceux qui les possèdent, car il faut qu'il en soit privé tant qu'un autre les
aura en partage. Ainsi naît l'envie , et la haine vient à sa suite avec ses
vices. Ainsi naît la colère , ainsi la paresse , et cette dernière s'avance
appuyée d'un côté sur la tristesse et de l'autre sur une langueur nonchalante
et dissolue. Tous les péchés et les vices ont une origine commune : l'orgueil.
Ils en découlent par deux ruisseaux : l'amour pervers et la mauvaise crainte.
Un triple aliment les fomente : la concupiscence de la chair , la
concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie. Ainsi tout ce que le monde nous
offre est pour l'homme un sujet et une cause de tentation , tout : les
honneurs, les richesses et les plaisirs.
Il y a en nous quatre défauts
d'où naît l'inclination au mal. Ces défauts sont l'ignorance, la
concupiscence, la malice et l'infirmité. L'ignorance nous jette dans
l'aveuglement et nous empêche de connaître la vérité;
49
elle nous l'ait errer dans la distinction du bien et du
mal. La concupiscence nous entraîne doucement à désirer et à aimer les choses
sensibles et agréables à la chair. La malice irrite notre cœur , le remplit
d'amertume en le portant à la colère, à la tristesse, à l'envie et à la haine.
L'infirmité le rend impuissant à résister au mal et à s'attacher au bien.
Ces défauts sont une suite de
la faute première; nous les contractons en entrant dans la vie en vertu du
péché qui nous fait naître enfants de colère. D'eux viennent ensuite les sept
péchés capitaux , et de ces derniers, comme d'autant de rameaux plus
vigoureux, sortent tous les autres vices. Ce sont les sept têtes du dragon de
l'Apocalypse, les sept démons dont il est parlé dans saint Mare, et chassés
par Jésus-Christ du coeur de Marie-Madeleine. Ce sont les sept nations
établies autrefois dans la terre promise et empêchant aux enfants d'Israël de
l'habiter en paix (1). Ces vices, en effet, nous éloignent de l'entrée du
royaume céleste, si nous ne mettons tous nos efforts à les combattre et à les
dompter. C'est une ancienne tradition chez les Grecs, et Clément d'Alexandrie
la rapporte, que ces nations avaient, dans le principe, chassé les enfants de
Sem de la race duquel étaient descendus Abraham et Israël. Aussi , lorsque le
Seigneur ordonne aux Israélites de combattre les peuples de Chanaan et de
s'emparer de leur pays, ils ne semblent point commettre une usurpation
violente, mais obéir au Seigneur de l'univers pour
50
rentrer en
possession de leur propre bien et chasser d'injustes détenteurs. Or, tout cela
s'est accompli en ligures pour notre instruction afin de nous apprendre, au
moyen des puissances et des affections de notre âme , puissances données
à l'homme par le Créateur et mises en lui pour qu'il s'en servît utilement ,
afin de nous apprendre , dis-je , à chercher par elles des biens profitables
et éternels , à les tirer par une réforme véritable de l'état dégradant où le
péché les a réduites, et à les changer en vertus après avoir banni loin de
nous la corruption du vice.
L'orgueil est l'amour de sa
propre excellence. L'orgueilleux désire ce qui est élevé; il se regarde
lui-même comme grand, il veut être ainsi regardé par les autres et l'emporter
sur eux. L'envie est une haine de la prospérité du prochain. L'envieux
s'attriste de voir ses frères devenus ses égaux et même lui être préférés; il
leur souhaite du mal; leur bien lui est une peine. — La colère est une
commotion violente d'un esprit indigné. L'homme colère devient furieux en
quelque sorte et bouillonne quand il rencontre quelque chose de contraire à sa
volonté. — La paresse est un dégoût du bien , dégoût provenant de la langueur
de l'âme. Elle a lieu lorsqu'une tristesse
51
sans motif appesantit notre esprit, ou lorsque la
dissolution de notre coeur nous incline plus fortement aux frivolités. —
L'avarice est la passion de posséder des biens temporels au-delà de nos
besoins. — La gourmandise est un désir désordonné ou immodéré des aliments. —
La luxure, une ardeur illicite pour les plaisirs de la chair ou une jouissance
coupable de ces plaisirs, soit en réalité, soit par des pensées volontaires.
Si toutes ces inclinations
sont des vices et des péchés, c'est uniquement comme conséquence de la faute
de l'homme et de son premier péché. Dieu nous les a données comme autant
d'affections naturelles, comme autant de mouvements vers le bien et la
pratique des vertus, car le Seigneur n'a rien fait de mauvais et toutes ses
oeuvres sont excellentes. Ainsi combattre nos vices n'est rien autre chose que
de réformer nos affections naturelles et les inclinations de notre âme en les
ramenant au but que le Créateur s'était proposé. Nous en avons déjà touché un
mot en parlant du désir de la grandeur, désir donné à l'homme pour le porter à
soupirer après les biens célestes et divins, et à mépriser les choses viles et
terrestres comme trop indignes de lui. Il est tombé de cette hauteur vers le
néant , et ses désirs s'étendent aux honneurs de la terre , à des honneurs
frivoles et mensongers.
52
Le sentiment de l'envie a été
imprimé à la nature de l'homme , non pour le porter à être jaloux du bien de
ses frères, à leur souhaiter du mal ou à leur en faire, mais pour lui inspirer
la haine du vice et du péché en lui et dans les autres. Qu'il porte envie au
démon qui ravit tant d'âmes à Dieu; qu'il porte envie à ses aides, ou plutôt à
ses représentants, aux hérétiques et aux destructeurs des âmes, qui
dépouillent ces mêmes âmes de l'éternelle béatitude et privent, autant qu'il
est en eux, le ciel lui-même d'un bonheur plus grand; car le bonheur serait
plus considérable dans la patrie, si un plus grand nombre y prenait place :
chacun doit être pour tous dans le ciel une cause de joie ineffable. Cependant
, en tout cela , je ne prétends préjudicier en rien à la prédestination
éternelle qui ne nous permet de supposer aucune privation en ce lieu de
félicité. Voilà nos adversaires véritables; il nous est permis de les avoir en
haine considérés comme tels, comme appliqués à nous perdre pour l'éternité;
mais ils ne doit point en être ainsi de ceux que nous pouvons espérer encore
avoir comme associés à notre gloire céleste, quand même ils sembleraient
maintenant nos ennemis.
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Le sentiment de la colère a
été donné à l'homme afin qu'il pût s'irriter contre le vice et les suggestions
perverses, que son indignation l'empêchât de consentir au péché et réprimât
tout mouvement désordonné soit en lui , soit dans les autres quand il y a
possibilité et opportunité, et. enfin pour qu'il vengeât les injures faites à
Dieu et les transgressions de la justice. La colère s'appelle alors zèle de la
justice. Ainsi nous voyons, en plusieurs endroits de l'Évangile, Jésus-Christ
s'irriter contre les Pharisiens et autres hommes d'une conduite mauvaise, et
les saints l'imiter en ce point.
Maintenant ce sentiment est
devenu un vice; la colère, agissant contre la raison, s'est changée en fureur
et presque en folie. Par elle l'homme s'emporte contre l'homme sans motif
raisonnable, à la manière d'un frénétique; il s'emporte contre ses amis, ses
proches; il s'emporte contre lui-même. Quelquefois son indignation s'adresse
aux saints, à Dieu , aux créatures insensibles , privées de raison et
impuissantes à faire le bien comme le mal autrement que par l'impulsion de
leur nature. Souvent même nous connaissons l'injustice de notre colère , et
nous ne pouvons en comprimer les mouvements.
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Le sentiment de la tristesse a
été donné de même à l'homme pour déplorer ses péchés et ceux des autres, pour
gémir du retard apporté à la possession du bonheur céleste, pour craindre les
supplices de l'enfer, pleurer ses propres imperfections et compatir à celles
de ses frères , et enfin pour dissiper par une douleur utile et pleine
d'à-propos la légèreté de la vaine joie qui est la source de la dissolution.
Mais cette tristesse salutaire et selon Dieu s'est pervertie; elle est devenue
la tristesse du siècle, tristesse qui produit la mort en jetant dans le
désespoir, la défiance et un chagrin irraisonnable (1).
L'homme a reçu le sentiment de
la joie afin de se réjouir dans le Seigneur, dans l'espérance des biens
éternels et dans la contemplation des bienfaits de Dieu, afin de prendre part
au bonheur du prochain, de mettre ses délices à célébrer les louanges divines
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et à accomplir le bien , afin de concevoir du dégoût pour
les actions frivoles et inutiles , de mettre toute sa félicité dans les
oeuvres célestes et de devenir ainsi actif et empressé au service de Dieu.
Mais la dissolution et la frivolité out perverti un tel sentiment. L'homme
aujourd'hui trouve sa joie en des folies mensongères, dans l'abondance des
biens, des honneurs et des plaisirs temporels, dans les rires, les
plaisanteries, les vains récits, les jeux indignes. Tout ce qui se rapporte à
Dieu lui inspire le dégoût, lui est insipide, et les saints offices lui sont
devenus une source d'ennui. De là sa langueur pour les exercices de la
dévotion et de la vertu, l'effusion de son coeur sur des objets inutiles,
frivoles et immondes , cette propension à embrasser volontiers des fatigues
plus considérables en des occupations et. en des affaires étrangères plutôt
que de s'appliquer aux choses spirituelles et divines. De là encore cet
empressement à se soustraire le plus promptement possible à de pareilles
choses, à agir en tout avec négligence si l'on n'espère obtenir de ses oeuvres
ou des louanges, ou un gain, ou quelque avantage temporel. De la tristesse
désordonnée 'lait le dégoût du bien, car avec elle nous ne trouvons aucun
plaisir à le faire, aucune joie à en occuper notre pensée ou à nous en
entretenir avec les autres. La dissolution produit également ce dégoût : nous
sommes tout entiers appliqués à de vaines frivolités, et ainsi nous nous
attristons lorsqu'il faut, nous tourner vers les pratiques spirituelles; nous
sommes comme dans l'angoisse lorsqu'il faut éloigner notre esprit de
l'oisiveté, des
56
amusements du inonde et le contraindre à des exercices
plus sérieux. Nous sommes comme des chiens tenus à l'attache, et l'on nous
force, malgré la répulsion de notre volonté, à nous employer aux choses
divines. C'est là le vice de la paresse, l'ennui du bien.
Beau-coup de religieux ont à combattre un tel vice; fort peu le
surmontent.
Le sentiment de l'avarice a
été donné à l'homme pour le rendre désireux d'un grand mérite devant Dieu ,
désireux de grandes vertus et d'une multitude de bonnes oeuvres; il a reçu un
tel sentiment afin d'être porté à gagne!' un grand nombre d'âmes au Seigneur
par les enseignements et la prière, en donnant le bon exemple, en aidant le
prochain à s'avancer dans le bien ; afin aussi de ne point s'arrêter dans le
bien dont il était déjà en possession, mais de l'accroître et de le multiplier
par l'action de la grâce et la pratique des vertus. Mais ce sentiment est
descendu jusqu'au désir des choses temporelles, au désir de l'argent , des
biens et autres objets quelconques , même sans valeur et cependant recueillis
avec soin comme si l'homme devait toujours vivre et le monde périr bientôt.
L'homme ramasse de toutes ses forces afin de trouver de quoi vivre dans la
ruine de la terre,
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comme autrefois Noé se fit , à la veille du déluge, des
provisions destinées à lui venir en aide quand tout aurait été détruit par les
eaux (1). Plus l'homme approche de la mort , plus il met d'empressement à
serrer et à conserver, et ainsi nous voyons combien insensée est l'avarice
dont l'ardeur est d'autant plus grande que ses besoins sont plus restreints.
Tel serait le voyageur qui porterait d'abondantes provisions pour une route de
peu de durée, l'homme qui élèverait une maison somptueuse pour une nuit
seulement. Dieu a voulu nous laisser toujours incertains sur l'heure de notre
mort, afin d'éloigner davantage de notre esprit la sollicitude des choses
terrestres et de lui faire craindre en tout temps la perte plus considérable
des biens éternels , biens vers lesquels nous devons diriger nos pas sans
interruption.
Le désir des aliments nous a
été accordé dans l'intérêt de notre corps , afin de le soutenir, de vivre pour
servir Dieu et acquérir de nombreux mérites. En effet, une nourriture modérée,
sobre et uniforme, est plus favorable à notre nature; elle n'accable point ses
forces, mais elle les répare. Etant la même chaque jour elle entretient la
santé, car le corps s'y conforme
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et n'est point troublé sans cesse par des aliments
nouveaux et inconnus. Voilà pourquoi certains religieux vivent de longues
années dans le cloître. Mais ce désir naturel s'est bientôt répandu sur des
choses propres à 1ni procurer des délices et sur des superfluités. Nous ne
nous sommes plus bornés à sustenter la nature; il a fallu flatter le palais,
et une fois accoutumés à ces recherches , une fois ces délicatesses devenues
nécessaires au corps , alors qu'une légère nourriture eût dû nous suffire,
nous avons senti la nature murmurer et crier après ces habitudes. Nous sommes
si faibles et si malades que nous ne saurions en vérité conserver notre vie
avec de pauvres aliments; et sous le voile de la discrétion, nous nous mettons
à rechercher sans honte et avec importunité des mets délicats. C'est par
l'habitude que notre nature est tombée si bas, et nous ne voulons pas
expérimenter qu'il est possible de la ramener par une habitude contraire à une
nourriture plus restreinte et suffisante à ses besoins. Nous voyons vivre de
la sorte en une multitude de lieux , des païens, des juifs, de pauvres
chrétiens , dont plusieurs furent riches autrefois , et leur santé se conserve
aujourd'hui aussi florissante qu'au temps où ils étaient dans l'abondance.
Quant aux délices spirituelles
et à la jouissance des douceurs intérieures , douceurs sans comparaison bien
plus au-dessus de toutes les félicités du monde que le miel n'est au-dessus
d'une vile fange , à peine en est-il fait mention , à peine en conçoit-on
quelque désir efficace, à peine les recherche-t-on, arôme parmi
59
ceux qui semblent le plus élevés en religion. Bien plus ,
on méprise l'ardeur d'un tel désir, on se moque de l'ivresse de telles
douceurs; on regarde tout cela comme une folie et une abomination , et ceux
qui le recherchent souffrent persécution de la part des autres religieux; on
les considère comme des démoniaques, on les nomme hérétiques, alors qu'ils
sont des hommes vraiment spirituels. Mais combien sont méprisables aux yeux de
Jésus-Christ ceux qui témoignent un semblable mépris de la grâce de la
dévotion! L'Apôtre les nomme des hommes animaux, sans intelligence pour les
choses de l'Esprit de Dieu, des hommes à qui ces choses sont une folie (1).
Cependant je ne prétends ni louer ni approuver ceux qui trompent les autres ou
se laissent tromper en suivant leur esprit ou un esprit étranger pour l'Esprit
de Dieu , en suivant ses séductions. Mais il faut éprouver les esprits et
porter son jugement en conséquence.
L'homme a été doué encore du
sentiment de l'amour pour aimer Dieu par-dessus toutes choses; pour s'aimer
soi-même et aimer son prochain à cause de Dieu et selon Dieu ; pour aimer les
oeuvres de Dieu à cause de leur auteur, chacune selon son mérite , pour user
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du ministère de chaque créature selon la volonté de Dieu
et pour son propre salut , pour rapporter la joie puisée en elles et les
services qu'on en reçoit à l'amour et à la connaissance du Créateur, jusqu'à
ce qu'on arrive à lui-même , en qui toutes ont leur raison éternelle d'être.
Mais ce sentiment s'est comme
éteint; il est tombé à l'amour de la chair et de ce qui est digne de honte, et
déjà l'homme n'aime plus qu'en vue de son utilité temporelle, des délices de
la chair et de ses plaisirs déshonorants. Dans l'amour même légitime il ne
s'attache pas à ses enfants comme à une famille appartenant à Dieu et destinée
à jouir avec les anges de son éternelle béatitude; il voit en eux les
héritiers de ses possessions terrestres , des hommes qui contribueront à
accroître son honneur et à augmenter ses amis en ce monde. Aussi les parents
sont-ils dans une douleur profonde quand ces enfants viennent à mourir en bas
âge; et cependant ils quittent la terre avec bien plus de sécurité, après le
baptême, avant d'avoir perdu la vie éternelle par le péché, qu'ils ne le
feraient plus tard , car on pourrait toujours concevoir des doutes sur leur
état. Et ensuite les piéges sont si nombreux et si peu les évitent !
61
L'homme a reçu l'espérance,
par laquelle il se confie en la bonté de Dieu , pour attendre du Seigneur les
grâces dans le temps présent, la gloire dans l'éternité, le pardon de ses
péchés s'il se repent, les secours temporels selon ses besoins, la délivrance
du mal et la persévérance dans le bien. Mais l'espérance est aujourd'hui
tombée dans la confusion , et les hommes espèrent moins qu'ils ne doivent ou
plus qu'il ne convient. Certains ont une telle confiance en la divine Bonté ,
qu'ils pensent être sauvés en persévérant dans leurs péchés au mépris de sa
justice et de sa vérité , et être placés dans le ciel malgré leurs souillures
avec les anges immaculés. D'autres , au contraire, ont une telle défiance de
Dieu , que, même en se convertissant , ils ne peuvent croire qu'il veuille
accorder la persévérance à leur âme et le soutien à leur corps , comme si Dieu
était favorable à ses ennemis , alors qu'ils demeurent dans le crime , et sans
égard pour ses amis justes et pénitents et se tournant vers lui du milieu de
leurs égarements; comme s'il se plaisait à nourrir libéralement et à conserver
les pécheurs, mais à abandonner et à laisser périr de faim ceux qui se
convertissent. Non, le Seigneur n'affligera
62
point par la famine l'âme du juste (1). J'ai
été jeune, dit le Prophète , et maintenant je suis devenu vieux, mais je n'ai
point vu le juste abandonné, ni sa race réduite à chercher son pain (2).
La crainte a été donnée à
l'homme pour craindre Dieu, redouter d'en être séparé, de l'offenser, d'en
être puni et d'avoir à subir la damnation éternelle. Aujourd'hui l'homme
craint les malheurs temporels, les souffrances du corps et la perte de
l'honneur. Il est sans crainte pour les malheurs éternels de la vie future,
comme si c'étaient uniquement des menaces sans effet que ce qu'on lui dit du
jugement à venir et des supplices de l'enfer , ou comme s'il était plus facile
de s'y soustraire qu'on ne le prétend. Ensuite l'homme a plus de crainte d'un
animal ou d'une chose insensible que du Tout-Puissant
qu'il offense; et cependant il est horrible de tomber entre les mains du Dieu
vivant (3).
63
Le sentiment de la honte a été
mis en l'homme pour lui apprendre à rougir de commettre ou d'avoir commis des
actions indignes de son rang, ou autrement pour lui apprendre à rougir d'avoir
péché, de s'être rendu le serviteur du péché, de s'être constitué l'esclave du
démon et du déshonneur. Et maintenant nous rougissons d'être soumis à Dieu,
alors que toutes les créatures obéissent à ses lois, soit nécessairement, soit
par le consentement de leur volonté. Nous rougissons de marcher sur les traces
de notre Dieu dans l'humilité , la patience, la pauvreté , la religion ,
l'obéissance , le mépris , les injures, la confusion. Et cependant celui-là
est indigne de Dieu , qui rougit de le confesser en présence des hommes ou de
le prendre pour modèle, car la plus grande gloire d'un serviteur est de suivre
son maître.
Il faut juger de la même
manière de tous les dons que nous avons reçus de Dieu, de l'intelligence de
notre esprit et de sa capacité, de notre corps et de ses membres , des biens
temporels, des honneurs, de la puissance, de la durée de la vie et de tout ce
qui dans ce inonde est au service de l'homme. Ces bienfaits nous ont été
donnés pour nous aider à servir notre Créateur , à mériter la vie éternelle et
à attirer nos
64
frères à un pareil bonheur. Mais tout ce que nous avons
ainsi reçu pour l'usage de la vie et pour acquérir la gloire céleste, nous
l'employons à nous rendre coupables, et toutes les créatures nous deviennent
un châtiment, soit par la peine qu'elles nous causent, soit par la douleur
qu'elles nous laissent. Elles nous châtient par la peine lorsque la chair nous
fait sentir ses tentations, lorsque ses désirs et ses appétits déréglés nous
affligent , lorsque les biens de ce inonde nous sont enlevés , lorsque
l'intempérie des saisons, la stérilité de la terre, les maladies du corps nous
tourmentent, enfin lorsque nous avons à souffrir soit d'une façon, soit d'une
autre; et ainsi l'instrument de nos fautes en devient le vengeur. Mais si nous
acceptons nos peines de bon coeur, en vue de Dieu , elles nous purifient de
nos péchés, et nous méritons la couronne céleste par notre patience et notre
bonne volonté. Si, au contraire, nous souffrons malgré nous, nous serons
encore punis soit en ce monde , soit en l'autre : notre impatience accroît
notre faute et nous rend dignes d'une peine plus considérable.
Nous avons maintenant à parler
de la nature de chacun de ces vices, à les considérer plus en détail et à voir
par quels remèdes on peut les guérir; car la
65
vertu n'est rien autre chose que la guérison parfaite du
vice, ou son absence totale en tant qu'il lui est opposé. En effet, si le vice
est un mouvement désordonné de notre âme ou un sentiment naturel corrompu , la
vertu, qui est son contraire, doit être un sentiment bien réglé selon le but
et les desseins du Créateur, comme nous l'avons montré par des exemples. Il y
a un triple orgueil , ainsi qu'on l'a vu déjà. L'homme a pour lui-même plus de
complaisance. qu'il ne doit, il s'estime plus grand qu'il n'est en réalité. Il
désire plaire aux autres et il travaille dans l'amour de sa propre gloire; il
veut être regardé comme considérable, être honoré et loué, alors que la gloire
et l'honneur sont dus proprement à Dieu seul , car lui seul est
essentiellement bon et de lui dérive tout bien. Tout ce que nous usurpons de
gloire est donc un vol fait à Dieu, ou plutôt nous nous trompons en nous
attribuant ce qui ne nous appartient pas , nous faisons comme la prostituée
qui feint d'être une personne honnête et vertueuse, alors que la vertu et,
l'honnêteté lui sont étrangères. Cet orgueil s'appelle la vaine gloire, et
c'est en effet. une gloire vide de vérité et d’utilité pour le salut. Enfin
l'homme veut l'emporter sur les autres par l'éclat de sa gloire, par ses
biens, ses emplois, sa puissance ; il les méprise et leur fait sentir son
joug. Or, il se trompe de quatre manières dans son orgueil : il croit avoir ce
qu'il n'a pas, ou plus qu'il n'a en réalité, ou l'avoir à un degré plus élevé
que les autres, ou l'avoir soit par lui-même, soit par ses propres mérites.
66
Trois choses chassent le vice
de nos coeurs et leur font pratiquer la vertu : la grâce de Dieu, nos propres
efforts et la nécessité. La grâce répand en nous les vertus; nos efforts
coopèrent à la grâce au moyen de notre libre arbitre, et la nécessité se
change en vertu. Souvent la vertu ne peut exister sans une nécessité , mais
jamais sans la grâce et sans notre libre arbitre. La grâce répand quelquefois
en certains coeurs la vertu presque sans aucun effort propre de leur part ,
mais non sans le consentement de la volonté, car sans un tel consentement il
n'y a aucun mérite. Ainsi en est-il pour ceux que Dieu prévient de ses
bénédictions pleines de douceurs. Celui qui veille dès le matin afin de
posséder la sagesse , celui qui s'y exerce dès son enfance , aux premiers
jours où son intelligence est devenue capable de la comprendre, celui-là
n'aura point de peine à la rencontrer : il la trouvera assise à sa porte, il
la trouvera s'offrant elle-même à lui et lui présentant la grâce de la vertu
(1). Ainsi voyons-nous les apôtres et plusieurs fidèles, surtout dans la
primitive Eglise, remplis tout d'un coup de l'Esprit-Saint
et arriver aux étals les plus sublimes. aux dons et
67
aux faveurs diverses de ce même Esprit. La grâce excite
la volonté, elle l'instruit et l'affermit afin qu'elle puisse se servir de ses
forces naturelles pour avancer dans les voies du salut.
Il y a diverses nécessités.
L'une à laquelle l'homme se soumet volontairement, comme lorsqu'il s'oblige
par un voeu à l'obéissance , à la chasteté , à la pauvreté et autres vertus;
ou bien à aller annoncer la parole de Dieu aux infidèles. S'il arrive dans la
suite aux religieux engagés par un voeu semblable de faire ou de souffrir bien
des choses auxquelles ils se sous-trairaient
volontiers, ils semblent liés par la nécessité. Cependant une pareille
nécessité est entièrement volontaire, car ils l'ont embrassée avec une liberté
entière et maintenant encore ils aiment mieux souffrir que de renoncer à leurs
engagements. — Il y a une nécessité indépendante de la volonté; l'homme y est
assujetti malgré lui , il ne saurait l'éviter. Ainsi en est-il pour la
pauvreté dans le monde , les maladies corporelles , les mépris, les
persécutions, les tentations et autres tribulations diverses. L'homme endure
d'abord de telles misères contre son gré et en murmurant; mais ensuite ,
voyant qu'elles sont inévitables , il y soumet enfin sa volonté, il se met à
faire de nécessité vertu , et alors il commence à mériter. Une semblable
nécessité aide puissamment nos progrès dans le bien, et sans elle à peine
avancerions-nous de quelques pas. C'est d'elle qu'il est dit touchant
certaines personnes : Forcez-les à entrer (1). C’est cette
68
nécessité qui l’Eglise demande à Dieu : Forcez. lui dit
elle , dans voire miséricorde nos volontés rebelles a se tourner vers vous.
Rendez leur résistance pleine d'empressement pour les choses que vous savez
nous être avantageuses; contraignez-nous à vous suivre même par l'adversité ,
alors que nous ne le voulons pas dans la prospérité.
Notre propre industrie
consiste en trois choses : une considération prévoyante , un travail courageux
et une diligence persévérante. Ces trois choses, aidées de la grâce , nous
font vaincre le vice et conquérir la vertu. Mais la grâce prévient certains
hommes avec une telle abondance qu'elle leur fait accomplir le bien et éviter
le mal avec une grande facilité et même une douce suavité; ou bien elle
embrasse si admirablement la volonté , qu'elle se porte avec un empressement
et une ferveur extrêmes aux actions les plus pénibles et les plus difficiles.
Plusieurs, au contraire, sont comme abandonnés en quelque sorte à eux-mêmes ,
et pour opérer le bien ils ont besoin de s'exciter et, de s'aiguillonner,
comme on fait pour un animal paresseux; il leur est plus difficile de
surmonter la langueur de leur propre coeur que de soutenir la peine du
travail. De tels hommes n'ont pas, il est vrai . un désir bien ardent de
marcher avec empressement à la suite du Seigneur; cependant ils soupirent
après nu pareil désir; ils demandent avec l'Epouse à être entraînés à la suite
de l'Epoux comme des infirmes. incapables de courir. Ainsi le Prophète s'écrie
: Mon âme a désiré en tout temps être éprise du désir de vos
69
ordonnances de justice (1). Ils ont une volonté
bonne, mais elle est paresseuse, tiède et sans ferveur. Le premier état est
plus délectable, le second plus laborieux. Or, lequel des deux l'emporte en
mérite sur l'autre? Personne, je crois, ne saurait le dire parfaitement, si ce
n'est le juste appréciateur des états divers, Dieu lui-même. Si les seconds,
en combattant heureusement, se vainquent eux-mêmes et acquièrent enfin
l'habitude de commander à leur coeur, ils sont arrivés à une grande vertu. Les
premiers, au cou traire , ont besoin de déployer une vigilance active
pour ne pas se laisser séduire; car on répand pour
l'ordinaire les richesses amassées sans peine avec plus de prodigalité que
celles recueillies peu à peu et avec embarras. Souvent les seconds avant
d'avoir surmonté parfaitement la tentation des difficultés, se trouvent comme
fatigués et épouvantés du travail; ils désespèrent de vaincre et d'arriver au
but où ils tendent; leur zèle pour la perfection se relâche, et ils se
tournent vers d'autres occupations, comme si dans leur défiance ils doutaient
que Dieu voulût les introduire dans la terre promise, image d'une pureté
exempte de toute tache. Ainsi dans le désert les enfants d'Israël , succombant
à l'ennui des fatigues et effrayés par la difficulté de vaincre leurs ennemis
, se laissèrent aller à médire de la terre que le Seigneur leur avait promise
et moururent dans le désert même à l'exception d'un petit nombre ,
c'est-à-dire à l'exception de Caleb et Josué , figures de ceux qui passent
avec précaution
70
et courage à travers les tentations en persévérant
jusqu'à la fin (1). Voilà pourquoi , parmi tant d'hommes sortis du siècle
comme d'une nouvelle Egypte , si peu arrivent à une vertu consommée. Séduits
par les illusions perfides de notre ennemi, abattus par le dégoût du travail
et des difficultés, ils abandonnent la voie de la perfection , ou même ils
n'osent y entrer.
Il y a aussi certains remèdes
généraux pour combattre les vices et acquérir les vertus; il y en a de
spéciaux ; il y en a de singuliers , comme de fuir les personnes d'un sexe
différent dans les combats contre la luxure. Il y en a qui conduisent l'homme
d'une manière prompte et parfaite à la guérison de l'esprit; d'autres , au
contraire, plus lentement et plus imparfaitement.
Les remèdes les plus efficaces
contre toutes sortes de vices sont les suivants : 1° la pauvreté, celle qui
souffre le manque de toutes choses , non-seulement
des choses que nous pouvons désirer, car les hommes les plus favorisés de la
fortune seraient pauvres en ce sens puisque leurs désirs s'étendent toujours
au-delà de leurs richesses , mais le manque des objets les plus
71
nécessaires dans la nourriture , le vêtement , la
demeure, les services dont on a besoin , etc.
2° Le mépris des hommes : si
vous êtes méprisé et vilipendé , si l'on ne fait aucun cas de vous et si l'on
vous laisse sans aucun honneur particulier; si au contraire vous avez à
endurer la confusion , les reproches et les blâmes, et cela même souvent de la
part de vos amis, jusqu'à ce que tout sentiment d'orgueil soit entièrement
éteint en vous. Voyez-vous combien d'injures les mendiants reçoivent des
riches, et avec quelle patience ils les supportent? Ils n'agiraient pas ainsi
s'ils avaient des richesses ou des honneurs.
3° Le troisième remède
consiste à avoir un supérieur sévère. Ainsi l'on vous force de faire ce qui
vous répugne grandement , d'omettre ce qui est conforme à votre volonté, de
n'avoir que ce qui vous est donné, de n'agir que selon les ordres reçus, de ne
parler que d'après la permission d'un autre. On ne dissimule aucune de vos
négligences , on vous reprend et on vous punit rigoureusement , jusqu'à ce que
le travers de votre volonté propre se soit redressé entièrement et soit arrivé
à une rectitude parfaite.
4° Le quatrième remède est
l'éloignement des personnes du siècle. De même que l'eau trouble se purifie
davantage si on la place loin du passage de la multitude , de même l'âme d'un
religieux , séparée du siècle , est moins affectée par les choses de la terre
; elle se porte avec plus d'efforts à désirer les biens célestes; elle
s'applique à les comprendre d'abord par la méditation, et elle s'y attache
ensuite plus facilement.
72
5° Le cinquième remède est une
oraison fréquente : l'oraison élève notre âme au-dessus d'elle-même et
l'approche de Dieu ; elle obtient de lui la guérison des langueurs causées par
le vice et la santé produite par les vertus.
6° Le sixième remède est toute
tribulation, ou bien toute affliction causée par l'adversité , comme le
travail, la maladie, la persécution, la tentation, la ruine de la réputation ,
etc. De même que la lime purifie et fait briller le métal , de même la
tribulation et l'affliction profonde dissipent la rouille des vices. L'homme
désireux de vaincre pleinement le vice, dit saint Grégoire (1), doit
s'appliquer à se soumettre avec humilité aux coups destinés à le purifier.
L'adversité semble d'abord amère, mais une habitude persévérante la rend de
jour en jour plus tolérable; bientôt on ne s'en inquiète plus , on finit même
par l'aimer parce qu'on sent ses forces renaître et se fortifier à son
contact. Ainsi un cautère cause de suite une douleur aiguë; mais ensuite la
première chair étant morte l'on n'éprouve plus rien , et les humeurs
superflues s'écoulent facilement. De là cette prière du Prophète :
Seigneur, éprouvez-moi et tentez-moi; brûlez mes reins et mon coeur (2).
7° Le septième remède est la
méditation continuelle de la mort et de la juste rétribution accordée à nos
oeuvres. Une telle méditation fait craindre le vice et pratiquer la vertu.
Comme dans la médecine on guérit les contraires par les contraires , ainsi la
guérison des
73
vices s'opère par le remède d'exercices contraires : la
guérison de l'orgueil par l'humiliation , de la gourmandise par la sobriété ,
de l'impatience par l'adversité, etc.
Il faut maintenant parler des
remèdes spéciaux à apporter à chacun de nos vices. Si nous ne pouvons
connaître et décrire tous ces remèdes, nous en considérerons au moins
quelques-uns parmi le grand nombre. Nous ferons comme les pauvres qui , ne
pouvant avoir à leur disposition les diverses médecines dont l'efficacité est
bien connue, composent au moyen d'herbes communes certains liniments propres à
calmer leurs douleurs.
Le premier remède contre
l'orgueil est la considération de notre propre misère, tant corporelle que
spirituelle , tant secrète que publique , soit naturelle , soit accidentelle.
Considérez doue la bassesse et
74
l’infirmité de notre corps , ce que nous avons été ,
quelle est notre origine, comment nous avons été nourris dans le sein de notre
mère , comment nous avons fait notre entrée en ce monde , ce que nous sommes
en notre chair, de quel amas de souillures elle est la source, combien périt
facilement tout ce qui semble beau et fort en nous , comment nous marchons
sans cesse vers la mort , et ce que nous serons après avoir été frappés de ses
coups.
Les honneurs extérieurs ne
sont point à nous naturellement. Les richesses sont tirées de la terre et sont
la terre même tels sont l'argent, les possessions; et les honneurs ne sont
point rendus à l'homme à cause de lui-même , mais en vue des avantages qu'on
se flatte d'obtenir. Ainsi les vautours et les chiens accourent à un cadavre,
tant qu'ils espèrent trouver de quoi s'y rassasier; mais lorsqu'ils l'ont
dévoré tout entier et qu'il n'y reste plus que des ossements arides, ils
l'abandonnent.
Les biens de notre âme ne
viennent pas davantage de nous-mêmes : ils sont des dons de Dieu et nous en
rendrons un compte rigoureux : tels sont la science, le génie, les vertus. Nos
péchés sont un niai pur et simple; leur gravité s'accroît de plusieurs
circonstances et ils nous rendent dignes de terribles supplices. Mais le bien
en nous n'est pas un bien pur et simple : il est soumis à une multitude
d'imperfections. Ainsi la paresse, les désirs frivoles, la vaine gloire,
l'hypocrisie , la tiédeur , les pensées inutiles, le manque de persévérance et
autres défauts viennent souvent
75
troubler nos bonnes oeuvres et souiller le sacrifice de
nos actions et de nos prières, en sorte qu'il est moins agréable à Dieu et
moins profitable pour nous-mêmes. Enfin nous sommes exposés à des périls sans
nombre et à la damnation éternelle; nous sommes chargés de vices et de péchés,
et soumis à beaucoup de misères. Où donc l'homme dont la bassesse est si
grande, qui n'est que terre et poussière, où donc trouve-t-il à
s'enorgueillir?
Le second remède à l'orgueil
est de s'exercer à des oeuvres d'humilité, à des emplois bas et méprisés, à
des travaux grossiers, et de porter un habit humble, d'être humble dans ses
actes et ses paroles, de choisir la dernière place, de ne jamais montrer en
soi ni jactance ni ostentation. Ces pratiques et autres semblables , une fois
changées en habitudes , inclinent notre âme à l'humilité. Si la vaine gloire
ou l'orgueil vient l'attaquer en se servant de nos humbles pratiques
elles-mêmes, soit parce qu'elles sont nouvelles, soit parce qu'elles sont peu
communes, un long usage de telles oeuvres finit par dissiper une semblable
vanité, selon cette parole du Prophète : Nous ferons en Dieu des actions de
vertu, et il réduira lui-même au néant ceux qui nous persécutent (1).
Le troisième remède est
d'avoir toujours les regards fixés sur ceux qui sont plus avancés et meilleurs
que nous, soit les hommes, soit Jésus-Christ lui-même Dieu et homme, afin de
devenir vils à nos propres yeux, nous qui pensons être quelque chose, en nous
76
comparant à eux , car nous apparaîtrons comme une
sauterelle en présence d'un fleuve. Un homme couvert de pauvres haillons
semble bien misérable au milieu de riches vêtus de pourpre; ainsi nous
semblerons faibles en vertu comparés aux saints et aux hommes qui nous furent
supérieurs, qu'ils aient vécu avec nous ou qu'ils nous aient précédés.
L'envie est de trois sortes.
La première consiste à ne point se réjouir du bien des autres et à ne point
s'attrister de leur mal. Ce défaut est contraire à la charité envers le
prochain : nous sommes tenus d'aimer nos frères comme nous-mêmes. Or, personne
ne saurait contempler sans joie son propre avantage ou regarder d'un oeil
indifférent son propre malheur.
La seconde sorte d'envie
existe lorsqu'on éprouve de la peine et qu'on se tourmente de la prospérité
des autres, lorsqu'on est heureux de leurs malheurs et qu'on leur en désire
par haine de leur personne. On ne doit point considérer comme un péché d'envie
de s'attrister des succès temporels d'un homme ou de se réjouir de ses échecs
, quand un pareil sentiment n'a point la haine pour principe, nuis le bien de
cet homme ou l'utilité commune. Ainsi un juge, conformément aux lois de la
justice, punit les malfaiteurs,
77
soit pour les soustraire à une damnation plus grave en
les empêchant de persévérer plus long temps dans le crime, soit pour ne point
leur laisser troubler davantage la paix commune.
La troisième sorte d'envie
l'emporte sur les autres : elle provoque le mal du prochain par des paroles el
des actions; elle empêche son bien de la même manière ou elle y met obstacle.
Or , l'envie est grave quand elle rend le mal pour le mal ; elle est plus
grave quand elle conçoit de la haine contre l'homme qui n'a point cherché à
lui nuire; mais elle est grave au suprême degré quand elle rend le mal pour le
bien , quand elle hait un homme parce qu'il est bon , comme firent les Juifs à
l'égard de Jésus-Christ.
De même, c'est une faute de
nuire au prochain dans ses biens ou son honneur ; une plus grande de lui nuire
en son corps; et une très-grande, ou plutôt une
faute diabolique , de lui nuire en son âme. de lui faire tort quant à son
salut éternel. C'est encore un péché de refuser un service à celui qui en a
besoin, quand même il serait notre ennemi ; c'en est un plus grand de ne point
détourner de lui un mal dont il est en notre pouvoir de le préserver. C'est le
partage des parfaits d'aimer le bien de leurs ennemis et d'y concourir avec
amour. Plusieurs se croient innocents en refusant de saluer ceux qu'ils
n'aiment pas; mais qu'ils examinent s'ils seraient bien disposés à leur donner
à manger dans le besoin, quand ils leur refusent ainsi un salut qui ne coûte
rien, un salut qu'ils désirent et qui les satisferait
inssi l'envie et la haine
78
sont-elles contraires à Dieu. Elles lui sont opposées
d'une manière toute particulière, parce qu'elles blessent la charité, et Dieu
est charité; elles sont ennemies du bien commun et la libéralité du Seigneur
répand également un tel bien sur tous les hommes; elles s'attaquent à ceux
qu'il a créés et rachetés , à ceux qu'il embrasse dans son amour et à qui il a
donné l'espérance d'arriver au bonheur éternel.
Le premier remède contre
l'envie et le plus excellent en même temps , c'est de ne rien aimer et de ne
rien désirer de ce que le monde aime , ou autrement de n'avoir de désirs ni
pour les richesses, ni pour les honneurs, ni pour les plaisirs. Eu effet, plus
les biens temporels sont divisés, plus leurs portions sont médiocres, et celui
qui ambitionne de tels biens porte nécessairement envie à leurs possesseurs,
car il faut sans aucun doute que l'un manque de ce que l'autre a en son
pouvoir. Mais il n'en est pas de même des biens célestes et divins : plus ceux
qui y prennent part sont nombreux, plus ils se dilatent et deviennent
abondants. Ainsi les vertus, la sagesse, les dons de l'Esprit-Saint
et autres trésors semblables ne perdent rien à être possédés par beaucoup.
Le second remède est de penser
que , si un autre
79
était privé de ce qui cause votre envie , vous ne
l'auriez sans doute pas davantage. Ainsi vous n'avez point être jaloux d'une
chose qui ne vous fait aucun tort, si vous ne voulez pas vous tourmenter en
vain du bonheur des autres.
C'est également un remède
contre la haine de craindre la vengeance du Seigneur, qui ne pardonne point à
l'homme les péchés dont il se rend coupable, tant que l'homme garde de la
haine pour le prochain. C'est un remède de penser à la nécessité de se
réconcilier enfin avec ses frères si l'on veut se sauver. Il vaut mieux le
faire plus tôt que plus tard pour ne point s'exposer au péril de se damner et
de perdre le fruit de ses bonnes oeuvres. Les hommes doivent former une même
famille un jour dans la maison de leur Père céleste ; il leur est donc
avantageux de commencer ici-bas l'alliance d'une paix éternelle, car plus
l'amour sera ardent sur la terre, plus la jouissance de cette paix sera
abondante en délices.
Efforcez-vous encore de vous
montrer plus affable envers celui qui vous est contraire et plus empressé à
lui rendre service. Par là vous gagnerez son coeur s'il est intelligent, ou du
moins vous adoucirez le vôtre. Gardez-vous, dit l'Apôtre, de vous
laisser vaincre par le niai; mais travaillez à vaincre le mal par le bien. Si
votre ennemi a faim, donnez-lui à manger; s'il a soif, donnez-lui à boire
(1). Quel profit tire l'homme à conserver un long souvenir des injures, sinon
de se tourmenter davantage lui-même et de se
80
mettre dans la peine? A chaque jour suffit son mal
(1). Nos chagrins sont si nombreux malgré notre zèle à conserver la paix , que
si nous voulons y ajouter encore la haine et les rancunes , loin de vaincre
par la résistance tant de misères nous en serons accablés. Nous devons plutôt,
selon le conseil de l'Apôtre, céder à la colère , ne point résister à celui
qui nous maltraite en rendant le mal pour le bien (2). Quand nous
renverserions tous ceux qui nous sont opposés , d'autres s'élèveraient à leur
place et nous succomberions avant de nous en être délivrés. L'homme qui se
surmonte lui-même par la patience , l'emporte sur tous ses ennemis : Ils
combattront contre toi, dit le Seigneur, mais ils ne prévaudront pas (3).
Nous en avons un exemple dans les saints martyrs. Quelquefois aussi la haine
vient d'une colère longtemps concentrée.
La colère a trois caractères
différents. C'est d'abord d'être excitée promptement et par un motif futile ,
comme une action ou une parole sans importance, un vain soupçon. Quelquefois
aussi nous nous sentons émus contre des êtres privés de raison ; nous nous
mettons en colère contre les brutes , les pierres , le
81
bois , une plume , et autres choses semblables , et cela
sans cause.
Le second caractère de la
colère , c'est la violence et la véhémence : tantôt elle s'allume avec tant de
vivacité dans le coeur d'un homme que son visage même s'enflamme et s'altère;
tantôt les gestes et les actes ont lieu avec une agitation et une mobilité
notables : c'est l'indice d'une âme profondément émue. Alors on souffle du nez
, le visage devient rouge ou pâle , les sourcils se froncent , les lèvres sont
tremblantes , tout le corps est agité. Tantôt elle éclate par des paroles, des
cris, des reproches, des injures, des malédictions, des menaces, des
imprécations , des blasphèmes. Tantôt c'est comme une fièvre violente qui
saisit tout le corps , ou comme une frénésie qui met l'âme en fureur. Tantôt
elle imprime aux mains un mouvement de violence et porte l'homme à nuire aux
autres ou à se nuire à lui-même; ainsi on en vient jusqu'à s'en prendre à soi
, jusqu'à rejeter ou briser ce que l'on avait fait. Tantôt elle nous porte à
repousser ce dont nous avons besoin, comme la nourriture et autres choses
avantageuses. Enfin la colère arrivée à ce degré a bien d'autres effets encore
: elle trouble la paix du coeur, elle obscurcit la raison , elle remplit la
mémoire de confusion. Comme la fumée chasse de la maison celui qui l'habite ,
de même la colère chasse de la demeure de notre coeur le Saint-Esprit, car il
cherche à se reposer uniquement là où règnent la paix et le calme.
Le troisième caractère de la
colère, c'est la durée,
82
et quelquefois elle entretient la rancune quand elle est
à ce degré. La colère chez certains hommes se présente davantage avec le
premier caractère, et moins avec le second et le troisième. Chez d'autres le
second domine ; chez d'autres, le troisième; plusieurs réunissent les deux
derniers; plusieurs, enfin, les ont tous ensemble, et ceux-là sont les plus
pervers.
La colère est opposée à la
mansuétude, à la patience, à la douceur; elle ôte à nos actions extérieures
leur beauté et nous rend inconsidérés, car elle n'a nulle crainte de Dieu et
nul respect des hommes. La colère est encore étrangère à la miséricorde; elle
ignore jusqu'aux moindres marques de l'humilité, elle aveugle l'intelligence.
De même que la fumée est nuisible à la vue, de même la colère l'est à notre
coeur.
Parlons maintenant des remèdes
à opposer à la colère. Le premier est une considération prévoyante de ce qui
peut nous faire de la peine, soit dans les paroles, soit dans les actions.
L'homme se trouve alors préparé à la patience avant le combat, il attend son
ennemi tout disposé à ses diverses embûches, car les événements de la vie nous
causent d'autant moins
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de trouble qu'on les a mieux prévus à l'avance. Ceux qui
doivent combattre dans une guerre ont coutume d'apprendre auparavant l'art des
batailles par un exercice réitéré, afin de savoir parer par leur bouclier les
coups de leurs adversaires, de n'être point blessés à l'improviste et de ne
point succomber. Le soldat qui voudrait se revêtir de ses armes seulement
quand les ennemis font irruption sur lui , n'aurait pas le temps de se mettre
en garde, et la surprise ne lui permettrait pas de songer aux moyens de
s'échapper.
Le second remède est de mettre
un frein à sa langue en gardant le silence, et d'étouffer en son coeur la
flamme embrasée de la colère. Si on lui permet de prendre jour, elle deviendra
plus vive et s'étendra jusqu'aux autres, comme nous voyons le feu matériel
s'étendre le plus souvent. Dieu a environné notre langue de deux portes : les
dents et les lèvres, pour l'empêcher d'être trop prompte à faire le mal,
surtout lorsqu'elle est échauffée intérieurement par le feu de la colère.
Entourez donc votre bouche de barrières, et dites : « Seigneur, mettez une
garde à nia bouche et une porte à mes lèvres qui les ferme exactement; ne
souffrez pas que mon coeur se laisse aller à des paroles de malice (1) .
Le troisième remède est de se
porter, quand on se sent ému, à des occupations propres à appliquer le coeur,
à dire ou à faire des choses capables de nous distraire des sentiments dont
nous sommes agités. Lorsqu'on veut éteindre le feu , on commence par
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éloigner les tisons enflammés , et ainsi divisé il
s'affaiblit à mesure qu'on lui ôte son aliment. Quand il n'y aura plus de
bois le feu s'éteindra, dit le Sage (1).
Le quatrième remède est la
honte qui porte un homme modeste à rougir de voir disparaître ainsi tout
l'éclat de sa bonne conduite et de scandaliser les autres. Alors il se fait
violence à lui-même en réprimant sa colère et tous les mouvements désordonnés
de son coeur, pour ne rien perdre de son honneur. La crainte est également un
garant contre la colère. Ainsi nous voyons les serviteurs souvent
chàtiés avec dureté par leurs maîtres ne pas oser
se permettre même le plus léger murmure, de peur qu'il ne leur arrive pire. Si
la crainte humaine est assez puissante pour donner une telle réserve, combien
plus le fera la crainte de Dieu si elle règne en nos coeurs et surtout s'ils
sont épris de l'amour du bien? L'homme est d'autant plus capable de résister
au mal due cet amour du bien s'est développé avec plus de force en son âme.
Le cinquième remède est de
s'accoutumer aussitôt qu'on se sent ému, à recourir aux conseils de la
prudence, en pesant avec attention combien nuisible est la colère dont les
effets sont de souiller la conscience, de ternir notre réputation, de
scandaliser les autres, de troubler notre coeur, de mettre en fuite l'Esprit-Saint,
de mériter des tourments terribles. Ensuite il faut se souvenir, si ce qui
nous irrite est déjà arrivé, que c'est une affaire inévitable, que nos
emportements ne servent qu'à doubler notre mal. Il y a tant de
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contrariétés à attendre en ce monde que , malgré toute
notre diligence à nous les rendre moins amères et à les accepter sans beaucoup
nous en inquiéter, c'est à peine si nous pouvons les supporter toutes. Que
sera-ce donc si nous cherchons à en accroître le fardeau par notre impatience
et à les garder en notre coeur parla rancune? Si nous ne voulons pas les
chasser et les laisser s'évanouir comme de la fumée, nous serons écrasés et
suffoqués avant d'avoir pu les surmonter en résistant à chacune, ainsi que
nous voyons un homme étouffer s'il ne rejette avec persévérance les humeurs
d'un rhume violent. A quoi bon conserver le souvenir des paroles injurieuses
proférées contre nous? Elles sont passées avec le souffle qui les a reçues;
elles ne nous ont fait aucun tort, autant qu'il a été en elles, ni dans nos
biens , ni dans notre corps; elles ne nous enlèveront pas la grâce de Dieu ,
ni notre honneur auprès des hommes si nous ne nous nuisons pas à nous-mêmes
par notre impatience. Je dis plus : nous gagnons aux yeux de Dieu et des
hommes en demeurant au milieu des injures comme si l'adversité nous était
étrangère. Sachons donc ne faire non plus de cas des paroles de malédiction ou
de détraction, que des aboiements d'un chien ou des cris d'une oie que nous
écoutons sans nous en inquiéter le moins du monde. Celui qui se répand en
injures contre ses frères se fait plus de tort à lui-même qu'à ceux qu'il
insulte. De temps en temps la violence de l'air nous fatigue dans nos voyages
: quand ils sont terminés nous nous réjouissons, nous oublions
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la tristesse de la route et nous ne cherchons pas à nous
affliger de nouveau des désagréments passés. Ainsi devons-nous oublier les
injures une fois reçues, comme si elles n'avaient point eu lieu , et nous
estimer heureux de les avoir souffertes, car le mérite demeure quand la
tribulation a disparu. Il nous faut penser encore que nul en cette vie n'est à
l'abri de l'adversité : les hommes enrôlés au service du siècle ont souvent
des amertumes bien plus graves à souffrir. Ensuite, par quelles épreuves ont
passé les saints, les martyrs principalement, et par-dessus eux Jésus-Christ
Notre-Seigneur? Si pour nous il a été soumis à de
pareils tourments, il n'est pas indigne de nous d'avoir à supporter quelque
chose en son honneur , pour l'accroissement de notre gloire et l'expiation de
nos péchés, qu'il nous est plus avantageux de voir punis ici-bas par des
peines légères que dans l'avenir par des supplices nombreux et terribles.
C'est en repassant souvent et avec prudence ces pensées et autres semblables
en notre esprit que nous arrivons plus facilement à vaincre les mouvements de
la colère et de l'impatience.
Le vice de la paresse se
divise en trois espèces. La première est une certaine amertume de l'âme en
laquelle rien de joyeux ni de salutaire ne nous plaît,
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qui se nourrit d'ennui et a en dégoût la société des
hommes. C'est là ce que l'Apôtre appelle la tristesse du siècle (1). Elle
produit la mort, incline au désespoir et à la défiance, et est portée aux
soupçons. Quelquefois même sous l'impression d'un chagrin irraisonnable elle
excite un homme d'ailleurs patient à s'ôter la vie. Elle prend naissance
tantôt dans la colère dont nous avons parlé au précédent chapitre , tantôt
dans un désir non accompli ou retardé, tantôt en des humeurs mélancoliques
trop abondantes, et alors sa guérison est l'oeuvre des médecins plutôt que des
religieux ou des théologiens.
La deuxième espèce de paresse
est une certaine tiédeur languissante qui aime le sommeil et toutes les
commodités corporelles, a les fatigues en horreur, fuit les choses difficiles,
évite le travail et goûte avec bonheur le repos. C'est là proprement la
paresse.
La troisième espèce est celle
qui a du dégoût seule-ment pour les choses de Dieu
et est du reste agile et empressée en toutes choses. L'oraison lui est
insipide; elle s'exempte aisément des offices du choeur quand elle le peut
sans rien craindre et qu'elle en a le cou-rage;
elle s'acquitte avec promptitude et rapidité des prières obligatoires. Et pour
ne pas trop s'ennuyer en les faisant, elle s'occupe pendant ce temps à des
affaires ou à des pensées étrangères, sur lesquelles elle reporte toute son
attention jusqu'à ce que ses exercices de piété soient terminés. Elle aime les
nouvelles, met sa joie dans les amusements el, pense souvent aux moyens
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de distraire son esprit. Rien ne lui est à charge connue
de s'appliquer à Dieu et aux choses qui regardent le soin et l'avancement de
sa perfection spirituelle. Sa cellule lui est une prison; elle se plaît à
courir hors du cloître tant en esprit qu'en réalité, et elle en cherche à
toute heure l'occasion. Toute rigueur de la discipline spirituelle lui est un
fardeau; elle murmure et se plaint de la dureté de ses supérieurs et de
l'exactitude de religieux fervents.
Ce vice de la paresse est un
signe d'ingratitude le Seigneur nous a comblés et nous comble tous les jours
de tant de bienfaits, qu'un serviteur fidèle ne devrait jamais cesser de
célébrer ses louanges, jamais s'ennuyer de travailler à le servir. Elle nous
prive de mérites nombreux pour le ciel et de récompenses magnifiques; car nous
négligeons à chaque heure une gloire égale aux bonnes oeuvres que nous
pourrions accomplir si nous ne perdions notre temps dans l'oisiveté. Il n'y a
en effet aucune moment si léger qui ne soit pour nous une occasion de mérite
ou de démérite. Puisque nous offensons Dieu en une foule de choses, il
conviendrait d'employer d'autant mieux le temps encore en notre possession et
de racheter celui que nous avons indignement perdu.
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Voici les remèdes à opposer à
la paresse. Le premier et le plus efficace est de s'assujetti r de force aux
pratiques spirituelles, à celles surtout qui nous inspirent le plus d'aversion
et principalement à l'oraison , à la célébration des saints offices, jusqu'à
ce que ces exercices nous soient devenus par la grâce de Dieu une source de
joie. Si cette grâce nous est différée, la peine du combat augmentera notre
mérite , notre vertu s'affermira et l'habitude fera disparaître l'ennui de
jour en jour. Dieu ne nous demande pas ce qu'il ne nous a pas donné , je veux
dire la grâce de la dévotion; mais il veut que nous la cherchions, que nous la
gardions précieusement lorsqu'il nous l'a accordée et que nous lui en rendions
grâces. L'homme peut mériter plus, je crois, en se donnant beaucoup de peine,
même sans succès, pour obtenir la dévotion , que s'il en goûtait sans travail
les délices avec abondance. Il s'élèverait peut-être dans ce dernier état et
son mérite s'en affaiblirait d'autant tandis que son coeur s'humilie du
premier et conserve tous ses trésors. Il faut surtout opposer à la tristesse
le souvenir fréquent de la bénignité du Seigneur et la contemplation de ses
bienfaits , car en présence de cette
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bénignité nos péchés sont comme une goutte d'eau comparée
à la mer.
On doit aimer aussi à se
trouver en la société des bons et principalement de ceux qui s'entretiennent
de Dieu souvent et avec dévotion. Saint Jacques nous donne encore ce moyen :
Quelqu'un parmi vous est-il dans la tristesse? qu'il prie. Est-il dans
la joie? qu'il chante de saints cantiques (1). En agissant de la sorte
le coeur se livre à l'allégresse et la tristesse s'enfuit. Ainsi quand David
jouait de la harpe, l'esprit malin se retirait de Saül (2).
L'occupation est également
avantageuse aux personnes tristes, si elles veulent oublier leur chagrin. Il
est utile aux paresseux d'être exercés au travail et d'être accoutumés à la
fatigue, sous la direction vigoureuse d'un maître, pour les empêcher d'agir
avec nonchalance et dégoût, à moins toutefois que la faiblesse du tempérament
ne soit la cause d'un tel dégoût.
Enfin contre l'ennui du coeur
il est important de varier nos actions , de passer d'une bonne oeuvre à une
autre bonne oeuvre. Le serviteur de Dieu doit s'adonner aux quatre exercices
suivants : il doit se porter au Seigneur par la prière, le chant des psaumes,
la méditation et la pratique de la dévotion. — Il doit traiter de Dieu en
lisant, en étudiant, en conférant avec soi-même, en apprenant et en
enseignant. — Il doit travailler pour Dieu en se livrant aux occupations de la
maison, en servant les autres, en châtiant son corps, et en s'appliquant aux
oeuvres des vertus. — Il doit
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user d'une grande réserve en lui accordant ce qu'il lui
faut, le repos, le sommeil, le boire et le manger, et cela afin de le
soumettre à l'esprit. Donnez à l'esclave, dit le Sage, le pain, la
correction et le travail (1) : le pain pour le soutenir , la correction
pour le maintenir, le travail pour l'exercer. L'homme a besoin de nourriture
pour ne pas défaillir, d'un fardeau pour ne pas devenir récalcitrant dans le
repos, d'une verge pour être excité à marcher rapidement et à ne pas s'écarter
de la voie. — La paresse est grave quand elle s'acquitte avec négligence des
devoirs auxquels chacun est tenu; plus grave quand elle les omet avec dégoût;
et très grave quand elle empêche les autres de faire le bien, quand elle les
en éloigne et ne peut supporter sans murmure leur zèle empressé.
Il y a trois espèces
d'avarice. La première est un désir inquiet d'avoir ou d’acquérir des biens
temporels, que ce désir soit ou non réalisé. Ainsi un avare peut être pauvre ,
ne posséder presque rien ou même rien. — La seconde espèce est la ténacité à
conserver les biens acquis, et cette ténacité ne permet qu'avec une vive peine
de les dépenser en bonnes oeuvres, de les employer, même dans une mesure
convenable, aux
92
besoins de première nécessité. — La troisième espèce
consiste à accroître ces richesses, à en acquérir de tous côtés, même par un
gain injuste et honteux, comme le vol , les rapines, les fraudes , l'usure et
autres moyens contraires à l'honnêteté. Parmi les avares, les uns sont
coupables de la première espèce, les autres de la seconde, les autres de la
troisième, d'autres de deux d'entre elles, d'autres de toutes ensemble.
Ce vice semble tout
spécialement un vice contre nature, et il a sa source dans une habitude
mauvaise, ou dans une volonté corrompue. On le prouve en ce que le monde a
ignoré longtemps un tel désordre, et aujourd'hui encore certaines nations en
paraissent exemptes ou du moins l'ont été : tels furent les gymnosophistes.
Ensuite beaucoup de personnes renonçant parfaitement au monde se sentent
attaquées souvent par les autres vices, et n'éprouvent jamais les atteintes de
celui-ci si elles rie se soumettent à ses lois par un acte malheureux de leur
volonté propre. Mais une fois qu'on s'est laissé prendre à ses piéges , on
arrive bien difficilement ensuite à recouvrer sa liberté. Ainsi nous voyons
des religieux, après avoir quitté le siècle et s'être soustraits à ses
embûches , retomber de nouveau dans les filets de l'avarice et soupirer avec
une avidité insatiable après les richesses des autres. Et cependant ils
avaient méprisé les leurs à cause de Dieu. Ainsi Judas a tout quitté d'abord,
et ensuite il est devenu un voleur, il s'est approprié les aumônes faites à
Jésus-Christ, il a vendu le Seigneur de toute majesté et il s'est pendu.
93
Donnons les remèdes à
l'avarice. Le premier est de tout abandonner pour Jésus-Christ, de vivre sous
la conduite d'un autre, de lui résigner pleinement ce que l'on peut avoir et
de ne conserver aucun droit sur rien. Tels étaient, sous les Apôtres, les
fidèles de la primitive Eglise, tels sont les religieux dans les monastères
bien réglés. C'est là le remède le plus efficace contre l'avarice. En effet ,
le Seigneur a dit : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne
peut are mon disciple. — Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce
que vous avez et donnez-le aux pauvres (1).
Le second remède est de
considérer les inquiétudes causées par les richesses et les piéges de
l'avarice, la liberté et les avantages de la pauvreté. On acquiert les
richesses avec bien des dangers, on les conserve avec beaucoup de peines et de
sollicitudes, car elles sont un objet d’envie pour plusieurs, pour les
voleurs, les ravisseurs, les puissants, les hommes de fraude. Où il y a
beaucoup de bien, dit l'Ecriture, il y a beaucoup de personnes pour le
manger (2), soit en le consumant réellement, soit en se l'appropriant par
le vol. Le riche n'est en sûreté avec personne, ni avec
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les étrangers, ni avec ses proches. Il est au milieu d'un
monde cupide, comme un boucher au milieu de chiens affamés. — On met un long
temps à amasser les richesses et on les perd en un instant. En se multipliant
elles ne diminuent pas la soif de l'avarice, elles l'augmentent au contraire ,
comme fait l'eau épuisée par l'hydropique. Pourquoi donc cherchez-vous à vous
tourmenter de plus en plus? Ces richesses sont pour vous une peine avant de
les avoir , leur possession en est une encore et leur perte également. Il faut
peu de chose aux besoins d'un homme. La mort vous ravira bien vite aux biens
de la terre et ils n'auront procuré que des peines éternelles à ceux qui les
auront aimés. La pauvreté est à l'abri de toutes ces misères. De là ces
paroles du Prophète : Ne désirez pas avoir du bien par la violence, et si
vous avez beaucoup de richesses gardez-vous d'y attacher votre coeur (1).
Le fruit véritable des richesses doit être l'abondance des aumônes. Sans cela
elles sont stériles et pleines de dangers. Des richesses conservées avec
soin, dit l'Ecriture, deviennent le tourment de celui qui les possède (2).
Des semences accumulées se corrompent , mais confiées à la terre elles portent
des fruits.
Le troisième remède est la
confiance en Dieu , qui n'abandonne pas, selon sa promesse, ceux qui espèrent
en lui. Ne vous inquiétez point en disant : Que mangerons-nous, que
boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous? Ce sont les païens qui
recherchent
95
toutes ces choses; mais votre Père céleste sait que
vous en avez besoin (1). Celui qui a créé l'homme et a fait dépendre sa
conservation des aliments , ne souffrira pas qu'il périsse en le privant de ce
qui lui est nécessaire, s'il se confie à sa bonté. Cherchez premièrement le
royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données comme
par surcroît. Comment donc le Dieu qui désire si vivement donner à l'homme
dès biens célestes et d'un prix inestimable, pourrait-il lui refuser les biens
terrestres dont la valeur est nulle ? Si des hommes pervers et cruels, ou
plutôt si les bêtes et les animaux privés de raison nourrissent le fruit de
leur sein, combien plus le Dieu très-bon, le
Seigneur véritable prendra-t-il soin de ses enfants? Sa bonté s'étend aux
ingrats et aux méchants, et il négligerait les bons qui ont remis entre ses
mains toutes leurs espérances! Je n'ai point vu le juste abandonné, dit
le Prophète, ni sa race réduite à mendier son pain (2). En rejetant
loin de soi l'avarice à cause de Dieu, il faut attendre de lui une de ces
trois choses : ou bien il procurera à l'homme ce dont il a besoin; ou il lui
donnera au milieu de la gène et des privations autant de forces qu'il en
aurait trouvé dans l'abondance, et c'est pour l'homme une source d'allégresse
plus vive; ou enfin ce qu'il retranche au corps il le fera retrouver à l'âme
dans les consolations dont il la comblera, et le premier consentira volontiers
à se passer d'une abondance matérielle si heureusement compensée par les
délices de l'esprit. Et ensuite les
96
privations supportées avec patience dans le temps pour
Jésus-Christ méritent une gloire immense dans le ciel; car il a dit :
Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux leur
appartient (1).
Il y a quatre sortes de
gourmandise : La première consiste à manger avant le repas, ou plus souvent
qu'il ne convient, à la manière des animaux. La seconde à dévorer avec trop
d'avidité et une certaine
impétuosité ce que l'on mange, comme nous voyons le faire les loups et les
chiens affamés. La troisième, à se gorger outre mesure plutôt qu'à se
rassasier , à prendre des aliments au-delà du besoin, soit par irréflexion,
soit par plaisir. La quatrième, à rechercher des mets exquis et bien apprêtés.
Cette dernière sorte de gourmandise entretient l'avarice, comme la précédente
favorise la paresse. En effet, celui qui soupire après des mets délicats,
désire les richesses afin de contenter ses goûts, et une nourriture excessive
rend paresseux, car un vase bien rempli devient plus pesant. Elle émousse
encore l'intelligence, elle refroidit et étouffe les sentiments de la
dévotion. L'agilité de l'âme souffre de cet excès superflu et le sommeil en
est la suite naturelle.
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Exposons les remèdes à la
gourmandise. Contre la première espèce, c'est assez de la bonne volonté; il
suffit à l'homme de ne point consentir à manger plus ou plus souvent qu'il ne
convient. Mais pour les malades il n'y a pas de règle fixe. Quant aux jeunes
gens et aux hommes appliqués à un travail pénible, ils peuvent user de
discrétion selon les lois de la nécessité, lorsque la coutume ou les préceptes
de l'Eglise ne s'y opposent pas.
Contre la seconde sorte de
gourmandise, il faut se rappeler les règles de la modestie, afin d'user de
retenue et de réprimer son ardeur. On peut encore considérer qu'une nourriture
prise sans ordre et trop à la hâte n'est pas salutaire au corps, qu'elle le
nourrit moins ou plus qu'il ne le demande. Cette considération s'applique
également à la troisième espèce, où l'on dépasse les limites du besoin , et
l'on peut ajouter, comme on l'a dit déjà, qu'un tel excès détourne des lionnes
oeuvres. Mais le remède le plus efficace contre les deux dernières espèces de
gourmandise est de n'avoir point de quoi satisfaire à leur exigence. Ainsi
plus un homme est pauvre, moins il pèche en ces points.
C'est là, selon les
enseignements des anciens, le
98
premier vice qu’il nous faut vaincre, et moins nous
l'aurons surmonté , plus les autres vices auront de puissance contre nous et
plus nous serons faibles contre eux. C'est par la gourmandise que la mort est
entrée dans le monde. Le démon a commencé à tenter Jésus-Christ par la
gourmandise, cherchant par cette porte à s'ouvrir une issue aux autres vices
et à nous y entraîner. Contre elle nous devons considérer comme nous l'avons
fait déjà contre toutes les voluptés perverses, combien elle passe vite,
combien sa durée est courte ; et ensuite quand le plaisir a disparu , c'est
comme s'il n'avait jamais existé. Lors donc que vous vous sentez attiré vers
les jouissances du monde et de la chair, regardez-les en votre coeur comme si
vous les aviez eues, comme si vous en étiez rassasié et comme si l'heure en
était écoulée, car la volupté passée est comme le rêve d'une nuit, ou plutôt
elle est méprisable : lorsqu'elle nous entraîne elle souille notre conscience
, mais lorsqu'on la rejette elle nous laisse dans la joie et la sécurité.
Vous trouverez aussi un
puissant remède contre toutes les tempêtes de l'adversité , à penser en
vous-même , tant que l'orage se fera sentir , qu'il doit en être ainsi et
qu'il ne peut en être autrement; que c'est la volonté de Dieu que les choses
se passent de cette manière, et qu'il en arrive selon qu'il a disposé
lui-même. Or, ce qui a été disposé selon notre volonté . nous surprend moins
lorsqu'il est présent. Si vous vous sentez troublé en ne voyant pas les choses
répondre à vos désirs ou à vos espérances, dites-vous
99
que bien d'autres choses n'ont pas eu lieu dont vous
eussiez pu vous réjouir si vous en aviez été favorisé, et que cependant vous
ne vous troublez point d'en avoir été privé. En effet, quand le coeur de
l'homme ne s'attend pas à une chose, il est heureux, sans doute, si elle
arrive, mais il ne s'attriste point si elle ne lui est pas donnée. Par exemple
: vous espérez avoir demain un beau dîner, vous êtes content; mais que votre
espérance vienne à être déçue, vous voilà triste parce que le plaisir sur
lequel vous comptiez vous a été ravi. Mais si vous n'avez rien espéré, vous ne
vous troublez pas de manquer de cette jouissance, parce que vous ne croyez
rien perdre attendu que vous n'aviez rien en vue. L'homme vertueux doit placer
son espérance et sa consolation en Dieu de façon à ne jamais laisser son âme
se répandre entièrement au milieu des consolations terrestres; ses désirs
doivent comme effleurer les choses extérieures et ne jamais s'y attacher.
Ainsi celui qui marche sur la glace s'avance d'un pas léger en éprouvant si
elle n'éclate pas afin de retirer son pied à temps et de n'être pas englouti.
Lors donc que vous perdez un objet aimé, pensez en vous-même que vous ne
l'avez jamais eu en votre possession , et ce sera pour vous comme un songe qui
vous aura flatté un instant, puis se sera évanoui selon sa coutume en vous
laissant les mains vides. Le Prophète a demandé avec amour d'avoir en son
coeur de telles pensées : Seigneur, s'écrie-t-il, vous réduirez au
néant dans votre cité l'image de pareilles choses; elles seront comme le
100
songe de ceux qui s'éveillent (1). C'est connue
s'il disait : Seigneur, réduisez au néant le souvenir des objets terrestres en
mon coeur. Ce coeur est la ville ou vous avez choisi votre demeure,
anéantissez le souvenir de pareils objets, que je ne fasse non plus de cas de
ce qui a disparu qu'on en fait en s'éveillant d'un songe bientôt laissé dans
l'oubli. La vie présente est un songe pour les méchants et les insensés; ils
croient être ce qu'ils ne sont pas, ils s'imaginent être heureux et posséder
ce qu'ils n'ont pas. — Ces considérations ne sont pas imaginaires; elles sont
vraies et pleines de sagesse, elles rendent filme tranquille et stable au
milieu des variations auxquelles sont soumises les joies et les peines de ce
monde. Lorsque vous désirez avoir ce que vous n'avez pas, pensez que vous
l'avez eu, mais que vous en avez été privé et que le moment d'en jouir est
passé. Lorsque, au contraire, vous possédez l'objet de vos désirs, gardez-vous
d'en concevoir trop de plaisir, mais pensez qu'un tel bonheur sera bien vite
fini , qu'il ne laissera rien après lui si ce n'est un souvenir douloureux et
la perspective de châtiments dans l'éternité. Si vous perdez ce que vous avez
aimé, figurez-vous ne l'avoir jamais eu en réalité, mais seulement en songe.
Par exemple, je m'imagine être roi de France et en possession d'une gloire
admirable , vivant au milieu des splendeurs, des délices et des richesses, et
ensuite le roi d'Angleterre nie combat, nie fait prisonnier, me dépouille de
mon royaume et de nia gloire, et me laisse privé de tout.
101
Si, en sortant d'un tel rêve, je voulais me troubler et
m'affliger d'avoir perdu ce royaume fantastique, ou me réjouir à l'excès
d'avoir eu une telle gloire, ne serait-ce pas une tristesse insensée ou une
gloire tout-à-fait frivole, que de me laisser
impressionner par de semblables chimères?
Nous pourrions en tout temps
nous abandonner à ces vaines joies ou à de pareilles tristesses, en
représentant à notre esprit des sujets de gloire et de plaisir, ou bien des
chagrins et des douleurs. Ainsi ont coutume de faire certains insensés et
certains lunatiques, trompés par des fantômes nés de la confusion de leur
pauvre tête; ou les voit tantôt rire, tantôt pleurer, sans aucun motif
extérieur, mais selon les idées tristes ou joyeuses que leur imagination a
enfantées (1). En vérité, tout homme vivant sur la terre n'est que vanité,
dit le Prophète, tout homme vivant selon la chair et non selon Dieu. Et
pourquoi ? Parce que l'homme passe véritablement comme une image ; il passe
trompé par une imagination dont il est le jouet , il s'estime quelque chose et
il n'est rien , et ainsi non-seulement il s'exalte
vainement, mais il se laisse troubler inutilement par des craintes
frivoles et abattre par des chagrins sans réalité. Il amasse des trésors et
il ne sait pour qui il les aura amassés. Il ignore s'il en jouira lui-même
ou s'ils ne deviendront pas la proie d'un possesseur injuste. Mais le Prophète
avait trouvé pour lui-même un remède à de tels tourments : Quelle est donc
maintenant mort attente? dit-il.
102
n'est-ce pas le Seigneur? Tout mon trésor est en vous,
ô mon Dieu, là je ne crains plus de le perdre.
Arrêtez bien encore en votre
coeur de ne jamais vous troubler pour les maux futurs, car ce qui n'est pas
peut arriver ou ne point arriver. Souvent nous nous troublons avant le temps
dans la crainte de choses qui ne seront pas. Ainsi des enfants pleurent
quelquefois à la pensée du chagrin qu'ils concevraient si leurs parents
venaient à mourir, et en attendant ceux-ci vivent, se portent bien et ne
paraissent menacés d'aucune maladie. Quand même l'adversité à venir serait
certaine, à chaque jour suffit son mal; il n'est pas nécessaire de doubler nos
douleurs en les faisant précéder de la crainte : la tribulation nous
tourmentera assez par elle-même quand elle sera présente. Je veux parler ici
des maux temporels; quant aux maux éternels, il nous est avantageux de les
redouter et de nous prémunir contre eux à l'avance. « Pensez au supplice avant
qu'il n'arrive, » dit saint Grégoire (1).
Quand l'affliction est proche
, il faut en considérer les avantages, nous souvenir combien elle sert à nous
purifier de nos péchés passés, à nous préserver des péchés à venir, à éloigner
de nous en une foule de choses l'occasion d'offenser Dieu. Ensuite elle nous
exerce aux vertus , à l'humilité, à la compassion envers ceux qui sont soumis
à de semblables épreuves ; elle nous porte à nous réfugier avec plus d'ardeur
dans le secours divin; elle nous fait expérimenter la
103
clémence divine qui se montre pleine de justice
en-vers ceux dont le coeur est en proie à la
tribulation ; elle nous met à méme de mieux
reconnaître nos propres vertus , car on découvre mieux dans l'adversité quels
progrès on a fait en chacune d'elles. L'affliction nous sert encore à acquérir
une gloire plus grande, et, ce qui est plus considérable, à payer à
Jésus-Christ la dette de ses souffrances pour nous. Lorsqu'elle est passée ,
réjouissez-vous : vous êtes comme l'homme échappé au naufrage ou à la tempête
, comme l'homme sorti d'un chemin pénible et trouvant enfin un asile excellent
pour se reposer. Gardez-vous alors de vous attrister encore une fois , en
conservant de la rancune ou de la haine en mémoire des injures dont vous avez
été la victime de la part de votre persécuteur. Si vous ne méritiez rien de
semblable d'un tel homme, peut-être étiez-vous digne que Dieu permît une telle
affliction, et sa justice s'est servie de votre ennemi comme d'un exécuteur
pour accomplir ses décrets contre un coupable. Ainsi,
Assur est appelé la verge de la fureur du Seigneur , parce qu'il a été
dans sa main une verge destinée à châtier son serviteur Israël au milieu des
iniquités dont il se rendait coupable (1). Mais comme après avoir corrigé un
enfant on jette la verge au feu , ainsi les instruments de la vengeance de
Dieu seront punis enfin , surtout ceux qui persécutent leurs frères
injustement et par un zèle sans droiture.
Après être comme sorti de mon
sujet pour vous
104
apprendre comment vous deviez vous conserver immuable
dans l'adversité et la prospérité afin de ne pas vous laisser abattre par
l'une ni élever par l'autre, car l'adversité a pour cause la privation ou la
perte d'une chose désirée, et la crainte ou le support d'un objet détesté ;
après , dis-je, être sorti de la sorte de won sujet, il est temps de revenir à
considérer les divers caractères des vices et les remèdes à y apporter. Mais
on ne trouve pas une ressource médiocre dans la guérison de pareilles maladies
, à savoir se passer avec égalité d'âme des choses que la chair et ses
inclinations désirent, à souffrir avec patience ce qu'elle a en haine et en
horreur et à ne pas le redouter. Ainsi , dans la médecine corporelle, celui-là
est près de recouvrer la santé, qui observe une diète bien réglée , se liant
en garde contre ce qui pourrait lui nuire, et sait prendre avec courage et
sans murmure les breuvages les plus amers. L'homme qui désire remporter une
victoire entière sur ses vices, dit saint Grégoire , doit s'appliquer à
recevoir humblement les châtiments destinés à le purifier de plus en plus (1).
Je sais être dans l'abondance et souffrir la détresse, s'écrie l'Apôtre,
endurer la faim et avoir de quoi me rassasier : j'ai éprouvé de tout et je
suis fait à tout (2).
105
La luxure est de quatre
sortes. La première réside dans le coeur, et elle a lieu quand un homme roule
en lui-même des pensées immondes et déshonnêtes , sciemment et volontairement,
avec une délectation coupable , et sans y opposer de résistance. De là ces
paroles de la sainte Ecriture : Les pensées perverses séparent de Dieu.—
Quiconque regardera une femme avec un désir mauvais a déjà commis l'adultère
en son coeur (1) .
La seconde consiste en des
actes sensuels , comme des embrassements, des regards déshonnêtes, des
conversations impures, comme aussi entendre des paroles honteuses avec un
plaisir coupable, etc. Cette seconde sorte de luxure l'emporte d'autant plus
en gravité sur la première, que sa perversité la porte à des choses
extérieures et plus considérables. Si une seule pensée mauvaise accompagnée de
consentement est déjà un crime, combien plus en sera-ce un de lâcher les rênes
à ce qui peut exciter davantage encore au mal, de lui venir en aide et de le
provoquer en lui offrant le ministère de nos sens extérieurs et de nos
membres? Si un seul désir du coeur est jugé par le Seigneur un adultère, quel
nom donner à des
106
embrassements, à des paroles impures , etc.? Que nul
clone ne se laisse entraîner à une erreur insensée en regardant seulement
comme une faute la consommation d'un tel péché. Si quelqu'un nous disait : Je
ne cherche point à commettre le mal , je puis donc me permettre des caresses
innocentes avec une personne que j'aime, pour alimenter entre nous la sainte
charité et dans une intention pure, pour accroître de plus en plus le feu de
cette charité, puisque l'amour du prochain nourrit et augmente l'amour de
Dieu; qu'il sache celui-là que sous prétexte d'amour spirituel il se laisse
tromper par une affection toute charnelle, par un plaisir tout charnel.
L'esprit aime l'esprit et il n'a pas besoin d'embrassements corporels : de
tels embrassements sont un indice d'amour charnel; plus cet amour croît dans
un coeur, plus l'amour spirituel diminue et se refroidit , et l'amour
spirituel de son côté réprime et met en fuite l'autre amour.
Celui donc qui s'imagine
pouvoir se livrer licitement à de tels actes, se rend coupable d'un triple
péché quand même il n'aurait aucune intention d'aller jusqu'à commettre le
crime. D'abord il s'expose imprudemment à un danger grave, car les sens de
l'homme et ses pensées sont portés au mal, et une tentation qui n'a pas
existé, venant à naître et à se développer à l'occasion d'une familiarité
malheureuse, peut corrompre la volonté et précipiter dans le crime. Souvent il
en est arrivé ainsi pour beaucoup : ils ont commencé de telles liaisons avec
une intention pure
107
de part et d'autre; leur affection spirituelle s'est
pervertie et ils sont tombés dans le mal. Il est contraire au commandement de
Dieu de s'exposer à un semblable péril, car il est écrit : Vous ne tenterez
pas le Seigneur votre Dieu (1). Ainsi l'homme qui , poussé par une
curiosité insensée, s'avancerait sur une glace sans consistance, serait
coupable contre lui-même s'il venait à être englouti, et même tenter le
Seigneur avec autant de folie serait un crime quand même la mort ne
s'ensuivrait pas. En second lieu, alors qu'il n'éprouverait en lui-même aucune
tentation, il donnerait cependant à l'autre l'occasion de la ressentir et de
tomber dans le péché , puisqu'il creuse en sa présence une fosse où il peut
trouver la mort. Mais lorsqu'on présente à son frère une coupe empoisonnée,
demeure-t-on innocent parce qu'on n'y boit pas soi-même? Son souffle,
dit l'Ecriture, le souffle du démon, allume des charbons ardents (2).
Ce souffle enflammé par le feu de l'enfer, s'il trouve deux charbons disposés,
même à moitié éteints, les ranime sans sc lasser
jusqu'à ce qu'il les ait embrasés. Notre ennemi ne s'inquiète pas de la
longueur du temps pourvu qu'il arrive à son but; une seule chose l'occupe en
tout temps et rien ne vient l'en distraire : la séduction des âmes. En
troisième lieu , celui qui se permet de pareilles choses se rend coupable en
donnant le mauvais exemple, et par là il scandalise gravement les autres, car
une telle familiarité ne manque pas de produire des soupçons mauvais. Ceux qui
en sont
108
témoins la jugent coupable, ils murmurent et s'indignent,
ils médisent et tournent, en dérision les membres innocents du même ordre,
comme s'ils se livraient aux mêmes désordres. Et ainsi le respect de la
religion est foulé aux pieds et bien des maux s'ensuivent. D'autres encouragés
par le mauvais exemple ont plus de hardiesse à l'imiter; ils se croient libres
de faire ce qu'ils voient faire; ils apprennent ou ils osent ce qu'ils
n'eussent point osé auparavant. Ils deviennent même des pécheurs pleins de
témérité, et au milieu de leurs crimes ils se regardent comme des justes en
comparaison de ceux qui corrompent la pureté de la religion. Or, tout cela
contribue à l'injure et à l'offense de Dieu et à la ruine de son honneur, car
l'insolence d'une famille devient une honte pour son chef.
La troisième espèce de luxure
est le crime lui-même consommé; c'est la fornication, l'adultère, etc.; ce
sont autant de crimes dont je ne traiterai ni ne parlerai davantage.
La quatrième espèce est le
péché contre nature. Chacune des choses soumises à la nature a reçu un noua
qui lui convient; mais ce péché , étant en dehors des lois de la nature ou
contre elle, a été laissé sans aucun none particulier; il est indigne d'être
nommé , car il détruit la nature elle-même, il souille et couvre d'infamie la
nature humaine. Cependant il est appelé quelquefois passion d'ignominie,
impureté abominable. Bien que l'Apôtre ait écrit sur ce péché des choses
graves et nombreuses dans le premier chapitre de son épître aux Romains,
cependant je ne juge pas
109
à propos d'en parler, de peur que l'air même ne soit
infecté de son nom , de peur que l'habitude d'en traiter en fasse concevoir
moins d'horreur et le rende moins exécrable à ceux qui nous entendent, de peur
que les simples n'y trouvent un sujet de pensées mauvaises, et les hommes
livrés à une curiosité inquiète une occasion de péché.
Je me rappelle en ce moment
sept remèdes à opposer à la luxure, et sans leur secours la continence ne
saurait être longtemps en sûreté. Le premier est d'éviter une familiarité
continuelle entre personnes d'un sexe différent (1). Le ver s'engendre dans
les vêtements et l'iniquité de l'homme vient de la femme. « Ceux qui ont
voué leur corps à la continence, dit saint Grégoire (2), ne doivent point se
hasarder à demeurer avec des personnes d'un autre sexe. Tant qu'un reste de
vie réside en ce corps, nul ne peut sans témérité y croire le feu de la
concupiscence entièrement éteint. Souvent un charbon couvert d'une cendre
légère ne semble plus animé, et si vous le touchez il vous brûle. Lorsque le
démon voit deux charbons réunis, il ne cesse d'y souffler
jusqu'à ce qu'il les ait embrasés. Son haleine,
dit
110
l'Ecriture, allume des charbons ardents; elle est
tout imprégnée du feu de l'enfer. Si un charbon est seul, il s'éteint; mais
s'il est rapproché d'un autre, ils s'enflamment par la chaleur l'un de
l'autre. Souvent l'amour commence par l'esprit et finit par la chair. » — «
Être toujours avec une personne d'un autre sexe et se conserver intact, dit
saint Bernard (1), c'est un miracle plus grand que de ressusciter les morts.
Quoi donc! vous ne pouvez ce qui est moindre, et je vous croirai capable de ce
qui est plus! » Le démon est plein d'astuce; quand une familiarité imprudente
en est à son début , il dérobe à nos yeux les piéges de la tentation
charnelle, car il sait que bientôt les sentiments d'affection mutuelle
cesseraient s'ils faisaient ressentir l'aiguillon du péché. Il se cache donc
jusqu'à ce que le temps et une sécurité insensée aient échauffé ces sentiments
et les aient changés de telle sorte en amour, que même en voyant la tentation
imminente on ne sait plus reculer en arrière ni se séparer mutuellement, les
forces de l'âme se sont trop affaiblies, on se trouve impuissant à s'imposer
une violence propre à retirer du piège. On craint même de se contrister et
l'on regarde comme une perfidie de se quitter mutuellement. Une fois pris de,
la sorte, on consent à la volonté de la personne qu'on aime, et notre propre
infirmité nous entraîne dans le péché. Ainsi Samson, le plus fort des hommes,
avait défait souvent des troupes nombreuses d'ennemis, il avait rompu à
plusieurs reprises
111
les liens dont on l'avait chargé; plein de confiance en
ses forces, il se laissa énerver par l'amour de Dalila , son âme perdit sa
fermeté et tomba dans une lassitude mortelle, cette femme ne lui donnant aucun
repos qu'il ne lui eût ouvert pleinement son coeur. Séduit de la sorte, il
fournit à ses ennemis le moyen de le prendre, de l'enchaîner, de le frapper
d'aveuglement, de le condamner à tourner la meule , et enfin il en vint
jusqu'à être offert en spectacle comme un objet de dérision (1). Or, toutes
ces choses sont des figures de ce qui nous regarde et ont été écrites pour
notre instruction.
Le second remède est d'éviter
la société et la fréquentation des libertins pour ne pas nous laisser attirer,
par leur exemple, à marcher sur leurs traces. Celui qui se joint aux
fornicateurs deviendra méchant, dit l'Ecriture. L'ami des insensés
finit par être semblable à eux. Les sens de l'homme et ses pensées sont portés
au mal (2), et l'exemple des autres l'entraîne facilement à suivre
l'appétit de ses inclinations perverses; car alors il ne rougit plus de
paraître vicieux , puisqu'il a des compagnons de sa misère dont les
sollicitations et les moqueries se joignent aux exemples pour l'exciter au
péché, puisque les désirs déréglés de son âme lui sont une source de louanges.
Voilà, je crois, la cause principale des désordres si nombreux dont l'Eglise
est affligée. C'est cette inclination à se conformer au mal qui a causé dans
la vie religieuse la ruine des exercices spirituels et poussé beaucoup
112
d'hommes voués à une semblable vie à des pratiques et à
des affaires purement extérieures. On veut imiter les autres, soit qu'on ne
connaisse rien de mieux, soit qu'on n'ose vivre autrement que ceux avec qui
l'on demeure, succombant ainsi à la mauvaise honte de ne pas leur ressembler,
soit enfin qu'une tiédeur coupable et une liberté toute sensuelle s'estiment
heureuses d'avoir l'occasion de suivre leurs caprices, même les plus coupables
, et en même temps un moyen de les excuser devant les hommes. Tous se sont
détournés de la voie droite, dit le Prophète, et sont devenus inutiles
(1); il n'y en a point qui fasse le bien , il n'y en a pas un seul qui,
méprisant la multitude, s'applique à plaire uniquement au Seigneur et à le
servir , à lui demander uniquement et à le supplier de lui accorder de
demeurer en sa maison avec un esprit soumis et une volonté conforme à la
sienne; et cependant c'est la seule chose qui nous soit nécessaire. Aussi
a-t-on coutume de dire parmi les hommes qu'il faut ressembler à ceux avec qui
l'on habite.
Le troisième remède est de ne
point nourrir notre corps avec délicatesse. Son indolence en vertu de la
malédiction première produit assez facilement des ronces et des chardons; si
on l'engraisse encore de délices, bientôt ces ronces deviendront si épaisses
que la semence de la vérité sera entièrement étouffée en nous. Celui qui
nourrit délicatement son serviteur dès son enfance, dit l'Ecriture, le
verra ensuite se révolter contre lui (2). A chaque jour suffit son mal, à
113
chaque jour suffit sa concupiscence naturelle. Si ceux
qui dois ent en combattre les amorces se mettent
au contraire à l'exciter, alors il y a deux ennemis contre un seul combattant,
et la continence se trouve en danger , car elle a à lutter et contre cette
concupiscence innée de la chair et contre les délices qui l'enflamment et
l'irritent. De là cette parole de l'Apôtre : La veuve dont la vie se passe
dans les délices est morte par le péché, quoiqu'elle paraisse vivante (1).
Voici, dit le Prophète, quelle a été l'impiété de Sodomise votre
soeur : ç'a été l'orgueil, l'excès des viandes, l'abondance de toutes choses,
et son oisiveté (2). Saint Paul au contraire s'écrie : Je châtie mon
corps, et je le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres
je ne sois réprouvé moi-même (3). C'est fournir des armes à son ennemi que
de nourrir sa chair dans les délices et de lui accorder au-delà de ce qu'il
lui faut pour se soutenir ; mais tout ce que vous donnez à votre ennemi , vous
le lui donnez contre vous-même.
Le quatrième remède est de
fuir l'oisiveté, qui est par-dessus tout contraire à l'âme. En effet,
l'oisiveté a enseigné beaucoup de mal (4), dit l'Ecriture, et tout homme
oisif est en proie aux désirs. Celui qui s'occupe est attaqué par un seul
démon; mais le paresseux est soumis aux ravages d'une multitude innombrable de
ces esprits malfaisants , car chacune de ses pensées, chacun de ses désirs
pervers ouvre une porte aux
114
traits d'un ennemi particulier. « L'oisiveté, dit saint
Bernard, est la sentine de toutes les tentations et de toutes les pensées
perverses. » De même que , par l'ouverture d'une sentine, l'eau pénètre sans
être aperçue et croit jusqu'à ce que le navire soit submergé, de même les
pensées mauvaises et les désirs déréglés se multiplient par l'oisiveté jusqu'à
ce que le vaisseau de notre coeur succombe sous leurs assauts et s'engloutisse
dans le péché. Voilà pourquoi de nos jours si peu de religieux demeurent
stables dans les monastères de nos contrées en comparaison des anciens
monastères de l'Egypte. Là on a vu jusqu'à trois et même cinq mille hommes à
la fois soumis à un seul supérieur et vivre dans la paix, et c'est à peine
maintenant si dix ou même un nombre moindre peuvent être gouvernés par
l'obéissance et demeurer unis. Trouvant de quoi subsister dans le travail des
mains , les anciens ne couraient point après de vastes domaines ni après des
revenus considérables, et ils ne cherchaient à retirer de leurs fatigues que
leur nourriture. On ne les voyait point désirer des choses superflues, ni
errer ça et là pour mendier, ou solliciter par la flatterie des donations en
leur faveur; leur travail suffisait à sustenter en même temps qu'eux une
multitude de malades et de pauvres, et une occupation continuelle ne leur
permettait pas de poursuivre les nouvelles, de se mêler aux querelles, de
devenir les esclaves des désirs les plus contraires. Nul ne mettait de côté
pour lui ce qu'il avait gagné ou acquis; mais comme tous avaient fait
abnégation d'eux-mêmes pour Jésus-Christ
115
et s'étaient soumis au pouvoir d'un autre, ils avaient de
même abandonné tout ce qu'ils possédaient. Et comme en cela ils n'agissaient
pas avec fracas, ni selon les désirs de leur volonté propre, mais dans un
profond silence et dans un calme parfait selon la volonté de leur abbé et de
leurs supérieurs, le travail le plus actif, loin de diminuer en eux l'esprit
de dévotion l'excitait le plus souvent, et après avoir employé à l'action de
de chaque jour les heures déterminées, ils avaient
coutume de consacrer le reste du temps à la lecture ou à l'oraison. Aussi
demeuraient-ils stables et parfaits en toute vertu, ces hommes qui dépensaient
ainsi tous leurs moments en bonnes oeuvres et en l'étude des vertus, sans rien
accorder à la curiosité ni à l'oisiveté, sans faire aucun cas de leur volonté,
uniquement appliqués à suivre celle de leurs supérieurs, à se conformer aux
règles établies par les anciens et l'inspiration de l'Esprit-Saint
pour la ruine des vices et la pratique des vertus. De là cette parole d'un
poète: Si vous enlevez l'oisiveté, les traits de la volupté disparaissent.
Mais ce n'est pas assez
d'éviter l'oisiveté; il faut encore rejeter les choses oiseuses. Or, tout cela
est oiseux qui n'a aucune utilité ni aucun but d'utilité. Il est ridicule, en
effet, de s'éloigner de l'oisiveté et de courir après les choses qui sont de
son domaine. Vous trouverez ce point traité au chapitre des Remèdes à la
paresse. Ensuite l'homme doit considérer à toute heure comment il petit
employer le temps présent avec plus de profit, ou bien s'appliquer d'une
manière plus parfaite à l'action du moment,
116
soit la prière, le travail, les repas nécessaires au
soutien du corps, soit toute autre chose.
Le cinquième remède est de
garder ses sens extérieurs contre ce qui est défendu. Les sens sont comme les
portes de Frime, et si l'on n'exerce à l'entour une vigilance exacte, la mort
du péché entre par eux en nous comme un voleur ou un corrupteur de notre
innocence. David n'a point désiré la femme d'Urie
avant de l'avoir regardée , mais son désir coupable a été la suite de ses
regards imprudents (1). De même encore Eve considéra que le fruit de l'arbre
était bon à manger, qu'il était beau et agréable à la vue; elle soupira après
et elle en mangea. Il n'est point avantageux, dit saint Grégoire, de regarder
ce qu'il n'est pas permis de désirer (3). Il faut de même mettre une garde à
ses oreilles, à ses mains, à ses autres sens et à tous ses membres, si l'on ne
veut point puiser par eux le poison de la corruption. Diva est sortie poussée
par la curiosité afin de voir les femmes du pays oit elle se trouvait, et elle
a perdu sa pureté (4). Mon oeil a ravagé mon âme, dit le Prophète (5),
en se portant indistinctement sur toutes les personnes de Jérusalem . J'ai
fait un pacte avec mes yeux, s'écrie Job, pour ne pas turne penser à regarder
une vierge (6). Ainsi les bons religieux se renferment dans leurs cellules et
dans leurs monastères, comme en des tombeaux, pour ne point désirer le monde
et en même temps pour ne lui donner aucun désir. Moins les choses de
117
la terre frappent vos yeux ou vos oreilles, moins votre
volonté s'enflamme à soupirer après et moins elles occupent votre pensée. Au
contraire, plus vous vous couvrez fréquemment avec les boulines du siècle,
plus vous vous couvrez de la poussière du siècle et plus aussi les ténèbres se
répandent insensiblement eu votre âme; votre volonté perd de sa douceur, et
vos actes de leur suavité. Il est presque impossible de ne pas se couvrir de
poussière au milieu d'un tourbillon.
Le sixième remède est de
réprimer intérieurement les pensées mauvaises et les affections de la chair.
Ce sont là ces ennemis de l'homme qui demeurent dans sa propre maison, dont la
fourberie peut livrer à nos ennemis la cité de notre âme si nous ne veillons
diligemment. En effet, les pensées d'iniquité séparent de Dieu, et c'est du
coeur que sortent les pensées mauvaises, les adultères, les homicides, les
fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes. Or, de telles
choses souillent l'homme véritablement. Aucun rempart n'est suffisant à garder
une ville quand ses habitants sont des traîtres: de même aucune garde
extérieure ne saurait conserver la chasteté à l'abri de toute atteinte si l'on
n'exerce une vigilance attentive sur ses pensées et ses affections.
Appliquez-vous avec tout le soin possible à la garde de votre coeur, dit
le Sage, parce qu'il est la source de la vie (1). De même que les
femmes chastes et honnêtes doivent éviter non-seulement
les actions mauvaises, mais encore tout entretien suspect capable de tenter ou
de souiller
118
leur chasteté et leur honnêteté, d'exciter la colère de
leurs époux ou de leur inspirer de la jalousie , ainsi l'âme d'un religieux,
fiancée à Jésus-Christ par le voeu de chasteté, doit repousser les murmures
des suggestions perverses et ne point les retenir en son coeur sur lequel le
Seigneur tient en tout temps ses regards abaissés. Combien de temps
demeureront en vous des pensées nuisibles (1)?
Le septième remède est une
application fréquente à l'oraison et aux exercices de dévotion. Comme je
savais, dit le Sage, que je ne pouvais avoir la continence si Dieu ne
me la donnait, je m'adressai au Seigneur, je lui fis ma prière et je lui dis
de tout mon coeur (2), etc. Si le Seigneur, dit encore le Prophète
, ne garde lui-même la ville, c'est en vain que veille celui qui la garde
(3). Il faut donc prier le Seigneur en tout temps, puisque nous ne pouvons
rien faire sans son secours; il faut donc lui demander d'éteindre en nous par
la rosée de sa grâce le feu de la concupiscence. La vertu de l'oraison
elle-même nous invite à prier, car elle élève notre âme au-dessus d'elle-même
et la porte vers Dieu; elle purifie ses affections, réprime ses désirs,
éclaire son intelligence, et répand en elle l'amour divin. Cet amour produit
ensuite l'horreur du péché; il nous fait détester les plaisirs de la chair, il
fortifie la volonté contre les tentations, affaiblit les tentations
elles-mêmes et les rend plus faciles à vaincre. Tandis que Moïse, priant sur
la montagne, tenait ses mains élevées vers le
119
Seigneur, bravi était vainqueur; mais lorsqu’il les
abaissait et les reposait , Amalec devenait
victorieux (1). Moïse , c'est le religieux tiré des eaux du siècle.
Amalec,
c'est la tentation de la chair. Les mains de Moïse, ce sont nos affections et
notre mémoire. Quand nous les élevons vers Dieu, l'ennemi ou autrement la
tentation succombe; quand nous les inclinons vers la terre, elle est
victorieuse.
120
L'avancement des religieux est
contenu en sept degrés distincts, quoique tous ne les atteignent pas. Le
premier est la ferveur du noviciat, pendant lequel l'homme nouvellement
converti se laisse emporter par une certaine impétuosité de bonne volonté.
Alors il est prêt à tout ce qu'Il croit agréable à Dieu : il se livre
volontiers à un regret profond et à une douleur amère de ses fautes, il
s'enflamme du désir de satisfaire au Seigneur , il brûle de recouvrer le temps
perdu et de rendre plus belle la récompense si longtemps négligée durant les
jours de son péché. Ainsi le voyageur qui , le matin , s'est abandonné à un
sommeil trop prolongé, s'efforce et s'empresse de regagner par une marelle
plus diligente et plus rapide les moments donnés à la paresse, et d'atteindre
enfin ses compagnons partis avant lui.
Le second degré consiste dans
le travail des exercices corporels. Le religieux étant encore pauvre ne peut
se procurer des dons précieux à offrir pour édifier
121
le sanctuaire du Seigneur ; il fait donc ce qui est en sa
puissance lorsqu'il présente les poils de ses chèvres et les peaux de ses
béliers', lorsqu'il donne son corps comme une hostie vivante, saillie et
agréable à Dieu, bien que de temps à autre son obéissance ne soit pas
entièrement conforme à la raison dans les châtiments qu'il s'inflige,
châtiments qui détruisent son corps, affaiblissent ses forces, émoussent ses
sens, éteignent son esprit et dissipent tous ses progrès dans la vie
spirituelle. Aussi est-il écrit : Vous joindrez le sel à toutes vos
oblations (2), ou autrement, elles seront accompagnées de discrétion. Vous
ne vous écarterez point de la voie royale ni à droite par un travail excessif,
ni à gauche par une tiédeur coupable. L'âme est immortelle et ne saurait
s'éteindre; c'est pourquoi le corps , soumis à la corruption et semblable à un
vase d'argile, ne peut dans la course lutter d'un pas égal avec elle, ni
soutenir un poids de travail en rapport avec la ferveur de sa volonté. Ainsi
quelquefois un homme ivre pousse outre mesure le cheval qui le porte, sans
considérer que le pauvre animal n'est pas même rassasié d’un peu de loin ,
tandis que lui-même est animé par un vin abondant. Mais en le contraignant à
courir au-delà de ses forces, il le voit s'abattre enfin et il arrive plus
lentement au terme de son voyage que s'il eût su modérer sa marche. Que
votre obéissance soit conforme à la raison, dit l'Apôtre (3); agissez avec
discrétion sans rien faire de trop et sans rien omettre; châtiez votre corps
avec réserve, de façon à
122
le faire mourir au vice, mais non à détruire en lui le
principe de la vie. Il faut restreindre la chair et non l'éteindre; il faut la
réprimer et non l'accabler; il faut qu'elle nous serve et qu'elle ne se laisse
pas entraîner à ses écarts; il faut qu'elle soit soumise et n'exerce aucune
domination. Une terre fertile longtemps inculte se couvre de ronces; si on
veut lui faire trop produire, elle s'amaigrit; mais si l'on garde un juste
milieu, elle conserve toujours sa fertilité. Ainsi en est-il du champ de notre
corps : on ne doit ni le laisser à lui-même dans l'oisiveté et les délices, ni
l'abattre par les privations et le travail. L'exercice corporel consiste en
deux choses : retrancher ce qui flatte la chair et l'accoutumer à ce qui est
dur et pénible. Mais les malades sont exceptés de cette règle, car l'amertume
de la douleur les rend insensibles à ce qui flatte et la maladie elle-même
l'emporte sur tous les travaux des hommes en bonne santé et jouissant de leurs
forces. — L'affliction du corps sert à purifier des péchés, à réprimer les
vices, à accroître les vertus, à exprimer en notre âme la consolation comme on
exprime le vin sous un pressoir, à édifier le prochain et à mériter la gloire.
Le troisième degré est
l'infusion des consolations spirituelles; car Dieu étant bon et libéral
récompense l'homme qui lui offre fidèlement tout ce qu'il possède et autant
qu'il peut, c'est-à-dire une volonté fervente et un corps réduit en servitude.
Or , la vraie consolation spirituelle consiste en deux choses : dans la beauté
surnaturelle des puissances de l'âme , et dans
123
l'accord calme et tranquille des inclinations de la
chair. En effet l'homme est vraiment spirituel lorsque son esprit est tout
entier élevé vers Dieu, lorsqu'il lui est uni par la conformité de sa volonté,
lorsqu'il est plein de lui, et que d'un autre côté le corps n'oppose aucune
résistance à l'esprit, mais lui obéit promptement à sa manière dans les choses
de Dieu en ne désirant pas le mal , en ne repoussant pas ce qui est pénible ,
en ne témoignant aucun dégoût pour le bien. Les puissances de l'âme qui font
d'elle l'image de la Trinité suprême, sont au nombre de trois : la raison, la
volonté, la mémoire. Abandonnées à elles-mêmes, elles sont vaines et vides de
tout bien, elles ont besoin d'être ornées et d'être remplies par celui et de
celui qui les a créées , c'est-à-dire de Dieu. La raison est illuminée pour
connaître la vérité, la volonté est enflammée pour aimer le bien, et la
mémoire trouve le calme et le repos à s'attacher au bien véritable. Aucune de
ces puissances ne peut exister ou être perfectionnée sans les autres. Si la
raison ne voyait pas, la volonté serait sans amour, car elle ne saurait ce
qu'elle doit aimer, et si elle n'aimait pas elle ne se réjouirait pas dans le
bien. De même si l'âme n'avait aucun souvenir du bien, comment pourrait-elle
le connaître ou l'aimer? Or, Dieu est le bien suprême, et par là même il est
la vérité souveraine : toutes choses ont en lui leur principe d'être et la
cause de leur bonté. De même qu'il a créé le monde entier de rien , qu'il a
ensuite établi une distinction entre ses éléments et qu'il les a réglés, ainsi
il forme l'homme selon le corps dans le
124
sein de la femme, et après il met en lui une âme
raisonnable. Ensuite, selon les différents âges l'intelligence croit quant à
son action, la volonté est excitée, et la mémoire s'anime comme si elle
réclamait un ornement convenable à sa dignité.
L'ornement de la raison est
une intelligence lumineuse de Dieu , des choses de Dieu et de celles qui
conduisent à Dieu; c'est entendre les saintes Fui turcs, les motifs de la foi
et des oeuvres de Dieu; c'est comprendre quel est le bon vouloir de Dieu;
c'est discerner entre les vices et les vertus, connaître leurs natures
diverses, les remèdes à opposer aux premiers et les voies des secondes; c'est
admirer dans les oeuvres du Seigneur sa puissance, sa sagesse et sa bénignité.
En un mot l'ornement de la raison , c'est la sagesse et la science qui
viennent de Dieu.
L'ornement de la volonté
consiste dans les saintes affections et la dévotion envers Dieu , dans la
ferveur de la foi et la fermeté de l'espérance , la douceur de la charité,
l'empressement de la bonne volonté et l'espoir d’obtenir la rémission de ses
péchés, dans une tendre piété envers l'humanité et la Passion de Jésus-Christ
oie même qu'envers sa divinité , dans un vif désir du royaume céleste et la
confiance d'être exaucé en ses prières, dans la tendresse d'une sainte
familiarité avec Dieu, et en un mot dans tout ce qui porte l'homme à Dieu , à
l'amour de la vertu , à la haine du vice , à la charité envers le prochain et
à la pratique des bonnes oeuvres.
L'ornement de la mémoire est
l'abondance des
125
saintes pensées, la fréquence de méditations utiles, un
souvenir persévérant de Dieu, le retranchement des
évagations de l'âme , une union pleine de calme au Seigneur , la
répression des imaginations corporelles, l'oubli parfait des choses mondaines
, et enfin c'est être un seul esprit avec Dieu. Mais comme le corps a été
donné pour servir l'esprit, il doit en toute bonne oeuvre lui obéir comme à
son maître, ne point regimber ni murmurer comme un esclave rebelle ou
paresseux. L'esprit, de son côté, doit en maître prudent veiller sur son
serviteur en trois points : à ce qu'il travaille d'une manière utile, afin de
ne point le laisser s'engourdir dans la paresse; à ce qu'il soit châtié comme
il convient, s'il a manqué en quelque chose; à ce qu'il soit sustenté avec
modération , pour ne point le rendre insolent ou pour l'empêcher de succomber
sous le fardeau. Plus un homme se conforme à ces règles , plus il est avancé
dans les voies spirituelles. En être là , c'est jouir véritablement des
consolations de l'esprit, car les autres consolations spirituelles n'étant
point nécessaires au salut, doivent nous être suspectes , et souvent même
elles sont fausses, apparentes et pleines de déception; ainsi en est-il des
visions , des révélations, des prophéties, des délices sensibles , de
l'accomplissement des miracles, surtout de nos jours, quoique cependant ces
choses aient lieu véritablement quelquefois, mais en faveur d'un petit nombre
d'hommes.
De temps à autre aussi Dieu
console spirituellement les nouveaux religieux , afin de leur montrer combien
126
il récompense généreusement ceux qui le servent et
combien il est avantageux d'être engagé sous les lois d'un Maître si doux. Il
donne encore ces sortes de consolations pour affermir la foi, fortifier
l'espérance, accroître la charité, exciter les désirs de l'âne et les
instruire, afin qu'ils voient où ils doivent se porter; ainsi dans les
ténèbres une lumière nous montre la voie à suivre et les dangers à éviter.
Enfin ces consolations servent à nous prémunir contre les tentations futures.
Le quatrième degré de
l'avancement se trouve dans les tentations, les combats, les tribulations, qui
servent à éprouver l'homme, à le purifier, à l'exercer, à l'instruire et à
l'humilier. Celui qui combat dans l'arêne,
dit l'Apôtre, n'est point couronné s'il n'a combattu selon la loi (1).
Un objet destiné à durer longtemps a coutume d'être soumis à une épreuve pour
voir s'il peut répondre à notre attente; on éprouve également une chose
regardée comme excellente et d'un haut prix pour connaître la réalité de sa
valeur. Ainsi la vertu de l'homme dont l'excellence est au-dessus de tout et
dont la durée doit être éternelle, cette vertu, dis-je, Dieu l'éprouve au jour
de la tentation pour en apprécier la constance; il éprouve ses amis par
l'adversité afin de savoir s'ils persévèreront fidèlement au milieu de ses
atteintes. La fournaise éprouve les vases du potier, dit l'Ecriture ,
et le feu de l'affliction les hommes justes. Parce que vous étiez
agréable à Dieu, dit l'ange à Tobie, il a été nécessaire que la
tentation vous éprouvât (2).
127
L'homme est ensuite purifié de
ses péchés par l'amertume de la tentation, afin de devenir digne d'entrer
promptement en la gloire céleste et de n'avoir pas à se purifier
plus longuement et plus
douloureusement après st& mort dans le feu du purgatoire. — La tentation le
rend encore capable d'une grâce plus abondante; aima un verre obscur étant
essuyé reçoit la lumière avec moins d'obstacle. — En troisième lieu
l'affliction nous exerce afin de nous rendre plus agiles et plus empressés à
accomplir les oeuvres de justice et les actes des vertus. Aux jours de la
consolation le repos ale l'âme et la pratique de la dévotion semblaient
suffire pour nous conduire au suprême degré de la perfection; mais tout cela
nous est enlevé pour un temps afin de nous apprendre qu'il y a d'autres manières
d'arriver à la vertu. Un marchand ne trouve pas sur une même place toutes les
choses dont il peut avoir besoin ; mais chaque objet se vend au lieu
qui lui est propre. De même un religieux ne doit pas chercher
l'accroissement de sa perfection et l'occasion de ses mérites uniquement dans
le calme de la dévotion et la douceur des consolations spirituelles,
mais dans les fatigues du combat et l'accomplissement des bonnes oeuvres.
Je suis fait à tout, dit l'Apôtre, au bon traitement et à la faim, à
l'abondance et à l'indigence. Nous nous
servons des armes de la justice pour combattre à droite et à gauche
(1).
L'homme est instruit par la
tentation quand il re-connaît quelle est son utilité, quel profit il en retire
128
En effet, elle lui devient plus légère lorsqu'il comprend
pourquoi Dieu la permet et quels fruits elle lui procure : Dieu est fidèle,
dit l'Apôtre , et il ne souffrira pas que vous soyez tentés au-dessus de
vos forces; mais il vous fera tirer avantage de la tentation môme afin que
vous puissiez persévérer (1). Il est instruit en ce qu'il apprend à ne pas
s'appuyer autant sur les consolations dont il a été comblé que sur sa
confiance en Dieu et la certitude de la foi. Ainsi nous voyons certains hommes
encore nouveaux dans la voie de Dieu se laisser abattre lorsqu'ils sentent que
les consolations spirituelles leur sont enlevées, croire que le Seigneur les a
privés de sa grâce, et même commencer à chanceler dans la foi et se demander
si les sentiments qu'ils ont eu de lui sont bien conformes à la vérité. Mais
Dieu veut nous instruire en nous retranchant la consolation et nous forcer à
établir notre vertu sur la vérité de l'Ecriture et de la foi plutôt que sur
notre propre expérience; car notre foi serait sans mérite si elle reposait
uniquement sur une semblable expérience, et une espérance dont les promesses
se trouveraient ainsi accomplies ne seraient plus une espérance. Que notre
espérance soit donc fondée sur la patience et la consolation que nous donnent;
les Ecritures , et non sur les sentiments éprouvés par nous. Croyons que Dieu
ne s'éloigne jamais de nous tant que notre volonté ne s'est pas détournée de
lui soit en consentant au péché , soit en se livrant à toute la tiédeur d'une
négligence coupable. Vous avez, dit
129
le Prophète à Dieu , ordonné
très-expressément d'observer les témoignages de votre loi, comme étant
la justice et la vérité mêmes (1). Les témoignages véritables de la grâce
sont donc : la justice pour notre volonté et nos actions, et la vérité de Dieu
selon les promesses de la sainte Ecriture qui nous assure la vie éternelle si
nous observons ses commandements. Quand même il me donnerait la mort,
dit Job, j'espérerais en lui (2)? Gardez-vous donc , lorsque les
douceurs des consolations intérieures vous font défaut, de concevoir des
sentiments de défiance comme si Dieu vous avait délaissé, comme si vos bonnes
oeuvres n'étaient point agréables à ses yeux; mais recourez à ces témoignages
réels dont je viens de vous parler , consolez-vous en eux; ou autrement :
confiez-vous à la vérité de Dieu; elle vous assure qu'il ne cessera point de
vous être propice tant que vous ne vous retirerez pas de lui en consentant à
violer ses préceptes. Nous ne l'avons pas choisi nous-mêmes d'abord ; mais il
nous a choisis et nous a aimés le premier, et il n'abandonne pas ceux qui lui
sont fidèles , lui qui nous a poursuivis de son amour lorsque nous n'étions
pas encore et même lorsque nous l'offensions par nos péchés. Ainsi il nous a
aimés et choisis, non à cause de nous , mais à cause de lui-même par un effet
de sa bonté; il nous conservera donc de la même manière.
Dieu nous humilie enfin par la
tribulation de la tentation afin de nous faire reconnaître ce que nous
130
sommes par nous-mêmes et nous empêcher ainsi de nous
enorgueillir des dons que nous avons reçus de lui ou que nous croyons en avoir
reçus. L'or et l'argent s'épurent dans le feu, dit le Sage; mais les hommes
que Dieu veut agréer au nombre des siens s'éprouvent dans le fourneau de la
tribulation (1). Tout ce qu'il y a de déchet ou d'imaginaire en notre
coeur, le feu de la tentation le découvre. Nous apprenons même à nous humilier
de nos bonnes oeuvres en voyant qu'elles n'ont point leur principe en nous,
mais en Dieu , qui nous a donné par sa grâce, et non par nos mérites , de les
accomplir quand il l'a voulu et autant qu'il l'a voulu. Si les consolations de
l'esprit n'étaient point ôtées à l'homme de temps à autre, il s'élèverait, il
perdrait la grâce et tomberait dans l'abîme. Elles lui sont donc enlevées pour
qu'il ne les laisse pas s'en aller , pour qu'il ne les perde pas. Ainsi l'on
retire à l'enfant des pièces d'argent dont il ferait un jouet et qu'il aurait
bientôt égarées , pour les lui rendre lors-qu'il
aura profité en prudence et saura les conserver soigneusement. Nous voyons
certains hommes comblés de grâces prendre de là occasion de mettre leurs
complaisances en eux-mêmes , chercher l'estime du monde, et enfin être réduits
au néant en présence de Dieu et devenir vils aux yeux de leurs semblables.
Celui qui nourrit délicatement son serviteur dès son enfance, le verra ensuite
se révolter contre lui (2). Le Seigneur est plein de bénignité , lui dont
les délices sont d'être avec les enfants des hommes; il accorde
131
volontiers ses consolations dès l'enfance à ceux qui lui
sont fidèles , c'est-à-dire au commencement de leur conversion. Mais, hélas !
il trouve ensuite des rebelles en eux quand ces consolations les portent à
s'élever et à mépriser les autres; quand, enflés d'orgueil , ils soupirent
après le vain bruit des louanges humaines, et pervertis par le vice de leur
jactance, ils deviennent des hypocrites; quand, s'efforçant de paraître
meilleurs qu'ils ne sont, ils se mettent en opposition avec Dieu et usurpent
témérairement sa gloire. Notre bon Seigneur connaissant combien la tentation
et la tribulation sont utiles à l'homme, lui fait goûter d'abord les
consolations de sa douceur afin de le rendre plus fort à soutenir l'épreuve et
de l'empêcher d'y succomber; afin aussi de l'exciter à désirer toujours ces
douceurs et à ne point se rebuter qu'il ne les ait obtenues de nouveau. C'est
ainsi qu'on commence par donner à des ouvriers appliqués à un rude labeur une
nourriture abondante , afin que leurs forces répondent à leur tâche; ainsi
encore on nourrit de grain mêlé à du miel les colombes qu'on veut lâcher, afin
de les porter à revenir , en quelque lieu qu'elles aillent, là où elles se
souviennent d'avoir été nourries délicatement. Ainsi Pierre fut conduit sur
une montagne élevée où il vit la gloire de la transfiguration de Jésus-Christ,
avant d'avoir été demandé par Satan pour être criblé par la tentation, afin
que le souvenir de ces premières douceurs le ramenât au Seigneur dont il avait
goûté les charmes ineffables, et le soutînt contre la défiance, le
découragement et, le désespoir.
132
Ainsi les enfants d'Israël reçurent d'abord 1a manne dans
le désert , et furent livrés ensuite aux fatigues d'un long voyage et de
divers combats (1).
Il y a bien des sortes de
tentations. Parmi elles la première est la soustraction et l'affaiblissement
de la dévotion. Sans celle-ci les antres n'ont point de force ou n'en ont
qu'une médiocre , car la dévotion est comme notre maison de refuge contre
toutes les tribulations. Le Seigneur est mon aide, dit le Prophète (2),
et je mépriserai mes ennemis. Quand des armées s'élèveraient contre moi,
mon coeur ne craindrait point. Privé d'un refuge si excellent, l'homme se
trouve ex-posé en quelque sorte aux coups des tentations comme à autant
d'ennemis intérieurs; il devient tremblant et pusillanime s'il ne se fortifie
par la fermeté de sa foi, s'il ne se défend par sa patience et son humilité,
et c'est alors surtout que ces vertus ont occasion de s'exercer et de mériter
une grande gloire. La foi est forte dans l'épreuve si elle croit vraies les
choses dont elle a cessé de savourer la douceur. Tout ce que nous croyons de
Dieu est vraiment plein de délices, mais les bons sont sevrés de pareilles
délices afin que leur foi s'appuie sur l'autorité des saintes Ecritures
133
plutôt que sur leur propre expérience, et qu'ainsi elle
devienne plus méritoire. L'espérance persévère dans l'épreuve, si elle garde
la confiance que Dieu lui sera propice, même quand il lui envoie des
châtiments, et si elle s'applique à le servir avec empressement et à lui être
agréable en tout , comme si elle le voyait plein de bénignité à son égard.
Aussi Abraham est-il loué d’avoir cru à la divine promesse contre toute
espérance , de n'avoir éprouvé aucun sentiment de défiance et d'avoir été
pleinement persuadé que Dieu est puissant à tenir ce qu'il a promis (1). La
patience triomphe dans l'épreuve si elle ne murmure pas contre Dieu comme
tourmentant l'homme avec dureté et se plaisant à le jeter dans la tribulation
, si elle attend avec longanimité le bon vouloir du Seigneur et ne. se laisse
pas abattre par l'adversité. L'humilité est victorieuse si elle juge qu'elle
est punie selon son mérite , comme entièrement indigne de consolations
spirituelles , si elle croit Dieu juste dans les jugements qu'il exerce contre
ses crimes et son ingratitude en la privant du bienfait de ses douceurs. Dieu
doit nous être aussi cher et nous devons l'aimer autant, lorsqu'il nous punit
pour nous purifier , que lorsqu'il nous comble de caresses pour nous consoler.
Quel est l'enfant que son père ne châtie point? dit l'Apôtre. Je
reprends et châtie ceux que j'aime, dit également le Seigneur (2).
La tentation vient pour
plusieurs de la difficulté qu'ils éprouvent à faire le bien ; ils ont une
certaine
134
bonne volonté , mais elle est faible ; la difficulté leur
est un obstacle, elle est comme un lourd rocher qu'ils sont condamnés à
rouler, et de là naît l'affliction ; elle leur vient des remords de leur
conscience qui les accuse de tiédeur , de la peine qu'ils éprouvent d'avancer
si lentement et de leur désir de mener une vie plus sainte. D'autres ont la
volonté de bien faire , mais ils ne peuvent se vaincre eux-mêmes pour arriver
jusqu'à l'exécution, selon cette parole de l'Apôtre: Je trouve en moi la
volonté de faire le bien, mais je ne trouve point le moyen de l'accomplir
(1). Ils pourraient se livrer à certaines oeuvres , mais elles semblent si
arides et si faibles qu'ils n'osent les regarder comme agréables à Dieu et de
quelque mérite. Ainsi tout concourt à leur faire perdre courage et ils tombent
dans une sorte de tristesse. Saint Bernard parle ainsi de tels hommes : « Il
en est , dit-il , qui , fatigués des pratiques spirituelles et en proie à un
engourdissement profond , marchent avec tristesse dans la voie du Seigneur ;
ils se plaignent tout le long du jour et pendant toute la durée des nuits ,
ils murmurent fréquemment et leur coeur est aride en chacune des oeuvres de
leur état » D'autres se laissent glacer de frayeur. Lorsqu'ils pensent à leur
avancement spirituel , ils semblent se dire à eux-mêmes : la victoire est
avantageuse , mais le combat est pénible; la récompense est pleine de douceur,
mais le travail pour l'obtenir est lourd. Ainsi les hommes envoyés pour
examiner la terre promise ,
135
étant de retour, louaient sa fertilité en montrant ses
fruits , mais ils épouvantaient le peuple en lui représentant les difficultés
da combat et la haute stature des habitants (1). De même certains religieux
explorent au moyen des Ecritures la terre céleste; ils en exaltent les joies
ineffables , mais ils ont tellement en horreur les combats à livrer aux
tentations et les travaux des exercices spirituels , qu'ils aiment mieux
mourir dans le désert que d'entrer en cette terre bienheureuse ; ou autrement
: ils préfèrent demeurer sans agir dans un milieu entre la vie mondaine et la
vie spirituelle , dans un désert aride figuré par le désert qui séparait
l'Egypte de la Terre-Sainte, plutôt que d'arriver
aux douceurs de la perfection par le travail et les tribulations. Ils sont en
admiration devant les géants de la terre , et lorsqu'ils considèrent les
vertus des saints illustres , ils sont saisis de crainte comme autrefois les
Juifs en présence des enfants d'Enac ; ils se
défient de leur propre faiblesse , ils désespèrent , non par humilité mais par
frayeur, d'atteindre jamais à une perfection semblable. Aussi se plaignent-ils
et murmurent-ils contre le Seigneur de ce qu'il exige de l'homme un service si
pénible comme autrefois le peuple hébreu se plaignait d'avoir été tiré de
l'Egypte pour être soumis à des misères sans nombre. Voilà pourquoi si peu
arrivent à la perfection ; pourquoi de cette multitude d'Israélites propres à
combattre, deux seulement entrèrent dans la terre promise. Ceux-là seuls sont
parfaits parmi les religieux qui , dans les
135
combats , les tentations et la pratique des vertus,
luttent avec une persévérance infatigable en résistant au mal et en s'adonnant
au bien jusqu'à la fin.
Ensuite vient une autre sorte
de tentation, celle du dégoût. Elle inspire à l'homme de l'éloignement pour
toute espèce de bien; il s'ennuie à prier, à lire , à méditer ; il n'aime
point à entendre le bien , à en parler, à l'accomplir, à assister aux saints
offices , ni même à faire ce qui n'exigerait qu'un travail sans fatigue. Il
n'espère point arriver aux plus sublimes degrés des vertus , et il dédaigne de
s'exercer dans les moindres. Que cette tentation naisse de la précédente,
l'Ecriture nous le montre clairement : quand le peuple eut éclaté en murmures
à cause de ses fatigues, il se plaignit aussitôt de n'avoir plus que du dégoût
pour la manne. Or, la manne figure l'aliment spirituel destiné à nourrir nos
âmes , comme les paroles de la sainte Ecriture et les bonnes oeuvres qui
sustentent notre coeur et rassasient notre conscience. C'est d'un tel dégoût
que parle le Prophète quand il dit : Leur âme avait en horreur toute sorte
de nourriture, et ils sont arrivés jusqu'aux portes de la mort (1). Cette
tentation conduit à deux excès : à poursuivre les misérables consolations du
dehors et à s'attacher aux frivolités du siècle. On ne trouve plus de joie
dans les pratiques spirituelles , on en cherche dans les choses de la chair et
dans les vains amusements du monde. Ainsi les Hébreux, après s'être rebutés de
la manne , soupirent après les viandes , les melons, les poireaux
137
de l'Egypte, c'est-à-dire après les jouissances animales
et terrestres , après l'agitation des affaires extérieures dont la crudité,
semblable à celle des poireaux, excite et ranime un palais affadi , mais
laisse ensuite la conscience pleine d'une amertume intolérable. En second lieu
cette tentation porte à une tristesse extrême : les exercices spirituels
n'offrent à l'âme aucune consolation et elle ne veut point en chercher dans
les choses de la chair ; elle est donc sans refuge et ainsi elle se consume
tout entière dans un chagrin profond. Il ne reste plus qu'un moyen aux hommes
soumis à une pareille tribulation : c'est de crier avec instance au Seigneur
pour qu'il les arrache à leurs angoisses , de lui offrir un sacrifice de
louanges , de publier ses oeuvres avec allégresse , ou autrement de se
rappeler ses bienfaits et de s'exciter par ce souvenir à bénir son nom avec
les accents d'une joie toute spirituelle.
Si l'on ne s'empresse de
recourir à ces moyens , bientôt une autre tentation bien grave se fait sentir
: la tentation d'impatience contre Dieu , de ce qu'il se montre si dur et si
peu miséricordieux envers le coeur en proie à la tribulation, si économe à
donner sa grâce à l'indigent qui la réclame avec tant d'anxiété et frappe avec
tant d'importunité. Cette tentation arrive quelquefois à un tel degré de
violence que l'homme devient comme insensé et que l'excès de son chagrin le
rend tout tremblant; car il ne trouve point la consolation là où devrait être
son refuge unique ; il ne la trouve point dans la prière , ni dans les
supplications les plus vives, et cependant le Seigneur lui avait
138
dit : Celui qui cherche, trouve (1) . Il s'écrie :
« J'élève ma voix jusqu'à vous et vous ne m'exaucez pas ; je nie tiens en
votre présence et vous n'abaissez pas un seul regard sur moi. Vous êtes changé
à mon égard, vous m'êtes devenu cruel et vous employez la dureté de votre main
pour me combattre. La multitude de vos bontés et de vos miséricordes ne se
répand plus sur moi. Combien de temps, Seigneur, ferai-je entendre mes cris
sans être écouté? Combien de temps élèverai-je la voix dans ma douleur, et
refuserez-vous de me sauver? Jusqu'à quand, Seigneur, m'oublierez-vous?
Sera-ce pour toujours? Jusqu'à quand détournerez-vous de moi votre face?
Levez-vous, Seigneur. Pourquoi paraissez-vous comme endormi. Levez-vous et ne
me rejetez pas toujours. Dieu est-il avec nous ou non? » Tout cela annonce
combien profonde est l'angoisse de cette tentation , et l'on ne saurait mieux
la vaincre qu'en souffrant avec patience et en attendant avec humilité que le
Seigneur daigne abaisser sur nous un regard de sa bénignité et nous ouvrir sa
main généreuse. Alors le ciel , jusque-là d'airain pour nous , se répandra en
une pluie abondante de grâces , et la terre de notre coeur durcie à l'égal du
fer, se sentant amollie par les douces eaux de la miséricorde divine , portera
son fruit ; elle produira de pieuses affections et les saints désirs de la
dévotion.
Mais la tentation est beaucoup
plus dangereuse quand elle cause une douleur moins amère ; quand , la grâce de
la dévotion ayant été retirée pendant longtemps,
139
l'homme, après des soupirs réitérés et pleins d'anxiété ,
après de longs efforts pour recouvrer cette grâce , se trouve fatigué , laisse
son esprit se relâcher de son ardeur à prier, cesse, sous prétexte de
patience, d'élever ses regards vers les biens qu'il ne croit pas en son
pouvoir de jamais posséder, et se juge avec une humilité irritée indigne d'une
telle faveur. Peut-être , se dit-il , Dieu a-t-il sur lui d'autres desseins ;
peut-être désire-t-il que , se tournant vers les choses extérieures, il
devienne utile à un plus grand nombre; c'est peut-être dans cette vue qu'il
l'éloigne des pratiques intérieures. Ensuite, sous le voile de la discrétion,
il prend la résolution de se ménager davantage à l'avenir, pour ne point
laisser son corps trop s'affaiblir, pour ne point fatiguer sa tête pour
toujours. Alors il devient plus négligent à prier, plus prompt à se livrer aux
vaines conversations , plus disposé à se répandre au-dehors , plus attentif à
chercher le bien-être corporel , plus empressé à de frivoles plaisanteries ,
plus adonné et plus enclin aux occupations du dehors sous prétexte de racheter
le temps d'une manière utile. Peu à peu il abandonne sa première ferveur, son
désir de la perfection se refroidit , son zèle languit , l'affection pour les
personnes pieuses d'un autre sexe s'infiltre en lui , il se met à les visiter,
et tout autre sentiment venant à s'éteindre, il ne lui reste plus que la
faible consolation de savoir parler des choses spirituelles. C'est assez pour
le porter à se préférer à beaucoup d'autres qui n'ont point son expérience en
de pareilles choses , ou pour lui faire
140
une réputation auprès des personnes pieuses qui le
regardent comme parlant de l'abondance du coeur et le considèrent comme un
maître excellent de la vie spirituelle et de la dévotion intérieure. Bien des
hommes sont ballottés par les flots d'une telle tentation et fort peu
échappent à ses coups , car l'amour de Dieu ne touche pas leur coeur, le désir
ne les entraîne point, la crainte n'a plus d'aiguillons pour eux, et leur
ferveur ne les excite plus à marcher sans interruption. Ils sont relâchés en
tout , et s'ils paraissent accomplir encore quelques bonnes oeuvres , ils sont
poussés par l'habitude, par une honte toute humaine , par la crainte de tomber
en un état pire encore. Celui donc qui désire surmonter cette tentation doit
se faire violence en son coeur et en son corps; il doit s'exciter avec
l'éperon, s'animer avec le fouet comme un animal paresseux. Certains hommes
sont entraînés au bien avec une ardeur impétueuse; comme ceux-ci ont besoin
d'être retenus avec le frein pour ne pas tomber dans le précipice, de même les
antres ont besoin de la verge pour être châtiés et comme forcés au bien.
Cependant plus nous aurons surmonté de difficultés dans le combat des
tentations, plus le Dieu de miséricorde nous accordera une grâce abondante de
perfection dans le temps présent et une récompense glorieuse dans le ciel.
Il y a bien d'autres sortes de
tentations; mais il serait trop long d'en exposer le principe, la nature et
les remèdes. Si aucun médecin ne peut connaître parfaitement toutes les
espèces de maladies et de douleurs
141
corporelles , à plus forte raison un homme est-il
impuissant à discerner les maladies spirituelles des tentations et des
passions, s'il n'est pleinement illuminé de la lumière du Saint-Esprit,
puisque ces maladies échappent plus aisément à notre appréciation que les
premières. Cependant les tentations les plus terribles paraissent être le
doute dans la foi, le désespoir de la miséricorde divine , l'inclination au
blasphème contre Dieu et ses saints , la tentation de se donner la mort , et
une certaine perplexité de conscience qui se répand sans cesse en plaintes et
ne veut mettre en pratique aucun des conseils propres à la guérir.
Les remèdes suivants sont les
plus propres contre les tentations dont nous venons de parler. Le premier,
c'est de se consoler dans la pensée que de pareilles épreuves ne sont point à
craindre, car elles servent plus à accroître le mérite de celui qui les
souffre qu'à lui nuire. Le second, c'est de les supporter avec patience, comme
nous ferions si Satan cherchait à nous troubler visiblement ou d'une manière
sensible. Le troisième, c'est de n'en faire aucun cas et de ne pas leur
résister par des raisonnements, cela ne servant qu'à les exciter et à les
rendre plus violentes. Il faut alors tourner son
142
attention vers autre chose, s'appliquer à un sujet
capable d'absorber notre pensée et de nous rendre comme étrangers à la
tentation. Ainsi un homme en proie à une douleur corporelle en ressent moins
vivement les atteintes si une occupation sérieuse le fait s'oublier soi-même.
Le quatrième , c'est d'implorer par ses prières et celles des personnes
vertueuses le secours de la miséricorde divine.
La plus commune de toutes les
tentations, à laquelle nous sommes tous en butte sur cette mer si vaste et si
immense , est , je crois , la lutte contre le vice. En cette lutte nous sommes
souvent en danger et comme au moment de périr, et ensuite ayant repris nos
forces nous nous relevons comme si nous n'avions plus à redouter dans la suite
d'être attaqués de nouveau. C'est de cette lutte que le Prophète a parlé dans
ce passage : Ils descendent sur la mer dans leurs navires et ils
travaillent au milieu des eaux (1). La mer, c'est l'abîme des vices ; les
vaisseaux sont les divers ordres religieux au moyen desquels on échappe aux
vices du siècle ; les tempêtes sont les tentations causées par ces mêmes
vices. Ceux qui naviguent sur cette mer voient les couvres du Seigneur et les
merveilles qu'il
144
fait dans la profondeur des abîmes , quand ils
considèrent avec quelle puissance et quelle tendresse il préserve ses
combattants des flots du péché , avec quelle sagesse admirable il les laisse
en proie à la tribulation et les rend victorieux par ses divers conseils et
par les remèdes qu'il leur présente contre les vices. Celui qui n'a pas été
tenté , que sait-il? Celui qui est peu expérimenté connaît peu de chose; mais
l'homme d'une grande expérience aura de grandes vues , et celui qui aura
beaucoup appris parlera avec sagesse. Sur cette mer les navigateurs s'élèvent
jusqu'aux cieux par la sécurité de leur confiance , et ensuite ils descendent
jusqu'au fond des abîmes par la crainte où ils sont de succomber à la
tentation ; ils s'élèvent jusqu'aux cieux en portant leurs regards vers le
secours de la divine miséricorde , et ils descendent jusqu'au fond de l'abîme
en contemplant la misère de leur propre fragilité.
Nous apprenons trois choses
dans la soustraction des consolations intérieures : à rendre grâces des
bienfaits les plus minimes, à craindre et à éviter les fautes et les
négligences les plus légères , à supporter avec patience les tribulations les
moins considérables.
144
D'une table abondamment servie tombent des miettes sans
nombre et quelquefois même des morceaux plus importants , sans qu'on en fasse
grand cas ni qu'on s'en occupe. Ainsi l'homme, comblé des dons divers des
consolations spirituelles, laisse passer quelquefois plusieurs bienfaits de
Dieu sans lui en témoigner sa reconnaissance comme il le doit , il néglige
bien des grâces données pour l'aider à faire le bien , il en re-garde un grand
nombre comme d'une faible valeur et qui cependant en ont une considérable,
beaucoup même lui sont inconnues. Mais quand toutes ces faveurs lui sont
ravies, quand il est devenu un homme qui voit sa pauvreté , il se rappelle ce
qu'il a eu et ce qu'il a pu autrefois. Maintenant il en est privé , il n'a
plus la même puissance; semblable à un mendiant affamé, il recevrait avec
gratitude un faible morceau, il en recueillerait avec soin les parcelles , lui
qui naguère faisait peu de cas des mets les plus délicats. Ramassez,
dit le Seigneur, les morceaux qui sont restés, de peur qu'ils ne se perdent
(1). Les bienfaits de Dieu sont nobles et précieux à cause de la dignité de
celui qui les donne , et du sentiment de libéralité et d'amour avec lequel il
les donne ; quand même ces bienfaits seraient peu considérables, ils
mériteraient notre reconnaissance. Ces dons tirent encore leur prix et leur
utilité de leur propre nature. Qu'y a-t-il de plus noble que l'Esprit de Dieu?
Et cet Esprit nous est donné. Qu'y a-t-il de plus utile que d'être transformés
en Dieu, déifiés, mis en possession
145
de la béatitude et de devenir les héritiers du royaume
céleste ? Or , le Seigneur nous a communiqué les grandes et précieuses grâces
qu'il avait promises , pour nous rendre par ces mêmes grâces participants de
la nature divine. Ces dons sont relevés ensuite par la bassesse de celui à qui
ils sont accordés. Qu'y a-t-il en effet de commun entre Dieu et la fange? Nous
ne sommes que fange, des hommes vils , plongés dans le vice , des pécheurs
ingrats et pauvres de tout bien , des misérables dignes de mort. Et cependant
Dieu daigne se souvenir de nous. Si un roi voulait bien penser seulement à un
pauvre , quand même il lui donnerait peu de chose, ce pauvre devrait en l'aire
le plus grand cas. Qu'est-ce que l'homme, ô mon Dieu, pour que vous
vous souveniez de lui? Qu'est-ce que le fils de l'homme pour que vous le
visitiez (1) ?
Dans cet éloignement des
consolations nous apprenons à fuir les fautes les plus légères , car il nous
fait craindre que nos péchés et notre ingratitude ne soient la cause de l'état
où nous sommes; ensuite nous nous efforçons de recouvrer la grâce si abondante
que nous avons perdue, et pour cela nous évitons les négligences. En effet,
celui qui méprise les petites choses, dit l'Écriture, tombera peu à peu
(2). Vous avez surmonté de graves difficultés, s'écrie saint Augustin , prenez
garde à ne pas être renversé par un grain de sable (3). Celui qui craint Dieu
ne néglige rien : les grandes inondations se forment de gouttes imperceptibles
et multipliées, et quelquefois elles détruisent
146
les remparts les plus solides. L'eau pénètre dans un
vaisseau par une fente légère et inaperçue, et elle finit par le submerger.
Nous nous
accoutumons encore , lorsque les consolations nous manquent , à recevoir avec
patience les peines les plus légères, et celui-là ne saurait être victorieux
dans les grandes afflictions, qui ne s'est point exercé à en supporter de
moindres. Beaucoup désirent mourir pour Jésus-Christ, qui ne veulent point
souffrir à cause de lui les paroles les moins pénibles. Le bruit d'une feuille
qui tombe les épouvante; comment soutiendront-ils les coups retentissants d'un
glaive terrible? Apprenons donc à éviter, selon l'étendue de nos forces ,
toute espèce de péché , à accepter humblement toute adversité en punition de
ceux dont nous sommes coupables , à reconnaître comme il convient les
bienfaits de Dieu et à lui en témoigner notre reconnaissance en tout temps, et
à ne point recevoir en vain la grâce du Seigneur; alors nous mériterons
d'arriver à un degré élevé de vertu.
La tentation , quant au sujet
présent , peut être appelée tout mouvement , toute affection , tout
sentiraient qui nous éloigne du bien véritable. Or, cela a lieu de trois
manières : en nous attirant par le plaisir, en nous effrayant par la peine et
la difficulté , en nous trompant par la fausseté et la vaine apparence; et
ainsi les trois puissances de l'âme sont entraînées dans la corruption.
L'appétit concupiscible se laisse séduire par les choses qui flattent la
chair, les yeux et le coeur, ou autrement par les voluptés, les richesses et
les
147
honneurs mondains. L'appétit irascible, eu proie à
diverses craintes, se trouve sans force pour résister aux vices et s'adonner
aux vertus : la raison est plongée dans l'aveuglement; elle juge mal ce qui
est bien , bien ce qui est mal ; elle prend la lumière de la vérité pour les
ténèbres et elle donne le nom de lumière aux ténèbres du mensonge. Mon
coeur s'est troublé, dit le Prophète (1), il s'est troublé comme l'eau que
la fange a agitée et rendue immonde; ma vertu m'a abandonné, et je
devais par elle m'attacher au bien véritable sans dévier et d'une manière
inébranlable ; la lumière de mes yeux elle-même n'est plus avec moi, et
cependant elle était destinée à me
faire distinguer la vérité du mensonge. La première de ces puissances est
soumise à une double tentation : d'abord, les délices de l'esprit lui sont
ravis et elle tombe dans la désolation ; ensuite la concupiscence charnelle
la pénètre et elle demeure souillée. La seconde est également tentée de
deux manières : elle se trouve faible pour le bien et elle incline au mal. Il
faut en dire autant de la dernière: elle voit le bien et elle est impuissante
à le discerner, elle se laisse tromper par un vain fantôme de vérité. Le démon
suggère intérieurement à notre âme ses pensées perverses , le monde au dehors
l'environne de sa malice détestable, la chair se délecte dans le mal, l'esprit
le reçoit et consent à la tentation ou y résiste.
Maintenant est-il plus utile
d'avoir des tentations que d'en manquer? Le résultat de la chose peut seul mis
l'apprendre.%voir des tentations et v opposer
148
une résistance courageuse , c'est l'indice d'une grande
vertu ; les avoir surmontées et en avoir triomphé , c'est une action vraiment
glorieuse. Mais il est plus commode et, plus sûr de n'en point avoir, car il
est dangereux d'y succomber. Les désirer et se les procurer, c'est une
imprudence surtout pour les faibles et les imparfaits. Cependant s'exercer au
combat. contre les vices de l'esprit , contre la colère , l'envie, la vaine
gloire , etc., c'est quelquefois une chose utile à celui qui doit demeurer
parmi ceux qui le persécutent et l'offensent: il apprend ainsi la patience.
C'est une chose avantageuse à l'homme soumis à un maître sévère et rigoureux qui veut briser en tout sa volonté : il
s'accoutume par là à une obéissance humble et empressée. On peut parcourir de
la sorte les autres vices de l'esprit. Mais pour les vices de la chair
il y a danger et folie à agir ainsi. Il faut fuir de tels combats, éloigner de
notre âme la pensée de telles choses et en retrancher les occasions. Aussi le
Seigneur n'a-t-il pas voulu permettre au démon de le tenter sur la luxure. Il
nous apprenait par là à ne point nous exposer à cette tentation , même avec
l'espérance du triomphe et en vue de la récompense. En effet , cette tentation
est toujours mélangée de délectation ; nous avons été conçus dans ce vice, et
non-seulement notre esprit, mais notre corps
lui-même en est imprégné; c'est pourquoi il y a danger à laisser pénétrer une
pareille tentation. Quand un ennemi a dans une place quelques hommes
favorables, s'il lui est donné d'en franchir les portes, il s'en empare
irrésistiblement.
149
Fuyez la fornication, dit l'Apôtre, tout autre
péché que l'homme commette, il est hors de son corps, mais celui qui commet la
fornication pèche contre son corps (1).
Les tentations accompagnées de
délectation surmontent principalement les hommes mous et les faibles en qui
l'amour du monde n'est pas encore éteint. Cet amour se rallume au contact des
concupiscences mondaines, comme une chandelle dont la mèche fume encore fait à
l'approche du feu. Les tentations impétueuses et violentes s'attaquent à des
hommes plus forts : la mollesse est impuissante sur eux , il faut leur porter
des coups plus rudes et plus vigoureux , des coups pareils à la tempête. Les
tentations trompeuses qui se cachent sous l'apparence du bien , cherchent, ,
il est vrai , à tromper de temps en temps les hommes nouveaux et les insensés
qui ne connaissent pas encore les profondeurs de Satan ; mais elles
s'adressent d'une manière toute particulière aux parfaits , à ceux qui font
des progrès dans les sentiers du bien. Ils m'ont, dit le Prophète (2),
tendu un piége en secret
dans cette voie où je marchais. Satan lui-même, ajoute
l'Apôtre , se transfigure en ange de lumière (3). S'il se montrait à de
tels hommes tel qu'il est , avec son ignominie , ils l'auraient en horreur et
ils prendraient la fuite ; s'il les attaquait ouvertement ils lui
résisteraient , ils le chasseraient avec le secours de dieu , ils le
vaincraient et ainsi il n'avancerait. à rien contre eux. Les hommes de bien ,
parce qu'ils sont
150
purs, ont en horreur ce qui est immonde: parce qu'ils
sont vertueux , ils luttent courageusement contre tout mal reconnu pour tel.
Satan vient donc sous l'apparence d'un bon ange, qu'il sait être aimé des
bons; il .lent afin de les tromper d'autant plus aisément qu'ils s'imaginent
recevoir un messager fidèle , un messager accoutumé à leur annoncer et à leur
persuader des choses excellentes ; car l'homme de bien, dit saint Bernard (1),
ne se laisse séduire que par l'apparence du bien. Afin de faire accepter plus
facilement ses inspirations, il propose d'abord ce qui est bon; ensuite il le
mélange de mal; après c'est un faux bien, mais cachant un mal réel; enfin,
lorsqu'il a enlacé et pris irréparablement dans ses piéges ceux qu'il attaque
de la sorte, il lève ouvertement sa tête empoisonnée, il les jette sans détour
dans le péché. Ainsi le scorpion a une face agréable et sa queue renferme un
poison qui donne la mort. Ainsi les Gabaonites , sous un habit étranger,
trompèrent les enfants d'Israël et furent épargnés , quoique en nombre de
leurs ennemis (2). Combien sous une apparence de dilection spirituelle , sous
prétexte de prières , se sont mis à fréquenter les personnes pieuses d'un
autre sexe! Combien était pure leur intention première ! Elle avait assurément
pour principe la charité et la dévotion. Après ce sont de longs entretiens
soit de Dieu , soit de leur amour mutuel et de leur foi , des regards de
tendresse et des présents comme souvenirs de charité. Déjà le bien de la
consolation spirituelle et d'une affection sainte se trouve
151
mêlé au mal
des conversations inutiles , d'une familiarité imprudente et des pensées d'un
coeur vainement occupé d'une personne qu'il aime. Ensuite vient un bien
faux qui est un mal véritable : ce sont des embrassements , des poignées de
mains , etc. , toutes choses suspectes , indices d'une amitié charnelle et
préludes du crime. Enfin l'on arrive comme par une conséquence naturelle à se
livrer ouvertement aux oeuvres d'iniquité. Oh ! combien il est court , s'écrie
saint Augustin , combien il passe vite ce moment du plaisir pendant lequel on
perd la vie éternelle !
L'orgueil , l'envie, l'avarice
et autres vices se cachent souvent de la sorte. Ils n'osent tenter à front
découvert les bons qu'ils savent ennemis de tout mal; ils prennent le voile de
quelque vertu pour n'être point reconnus, semblables à un homme qui feint
d'être votre ami afin de vous donner la mort en secret si , trompé par sa
fourberie , vous l'admettez en votre demeure. Ainsi Joab prit de sa main
droite le menton d'Amasa , comme pour le baiser,
mais uniquement pour l'empêcher de soupçonner en lui un ennemi et de voir
l'épée qu'il cachait ; et en le trompant de la sorte il parvint à le tuer. De
même encore Judas livra par un baiser Jésus-Christ au supplice de la croix
(1).
Dans les tentations trois
choses surtout nous attristent : la
peine du combat , l'inquiétude du coeur, qui en est la suite , et la
crainte d'être vaincus et de succomber en consentant à la tentation , ou de
résister
152
trop faiblement , d'offenser Dieu par là et de souiller
notre conscience , bien que du reste nous ne donnions pas un consentement
entier.
Il faut résister à toutes les
tentations en employant les moyens suivants. Le premier est d'éloigner d'elles
notre pensée en l'appliquant à d'autres occupations propres à nous faire
oublier autant que possible leurs assauts. Le second est de fuir l'objet et
l'occasion de la tentation et surtout de la tentation de la chair, qui
s'allume comme le feu lorsqu'on l'approche de son objet. Le troisième, c'est
de supporter avec patience et humilité la verge du Seigneur levée contre nous,
de nous juger dignes de l'affliction et des peines du combat , de les accepter
sans murmure , avec la confiance que tout cela tournera à notre avantage , car
Dieu sera apaisé plus promptement , nous serons de même purifiés de nos péchés
, lavés de nos vices , enrichis de vertus , de science, de mérites et de
gloire. De là ces paroles de saint Grégoire (1) : Celui qui désire vaincre
pleinement ses vices doit s'appliquer à recevoir humblement les châtiments
destinés à l'en
153
purifier. Nous ne pouvons nous mesurer avec Dieu à raison
de notre justice : nous sommes pécheurs; ni à raison de notre puissance : nous
sommes pleins de faiblesse et en même temps des serviteurs ; nous ne saurions
nous soustraire à lui par notre adresse , il nous est impossible de tromper
ses regards et de sortir des limites de son empire : Où irai je pour me
dérober à votre esprit? Où fuirai-je pour me cacher à votre visage? dit le
Prophète. Dieu est sage et tout puissant. Qui lui a résisté et est demeuré
en paix (1)? Humilions-nous donc en sa présence et nous obtiendrons
miséricorde.
Le quatrième moyen est de
recourir à la prière et d'implorer le secours de la vertu d'en-haut
par nos supplications et celles des autres ; car nous ne pouvons, ni par nos
mérites , ni par nos propres forces, ni par notre prudence, triompher de tant
d'ennemis , nous ne pouvons passer à travers leurs rangs sans recevoir une
blessure mortelle si la main de Dieu ne nous protège, si son secours ne nous
fortifie. Invoquez-moi au jour de la tribulation, dit le Seigneur,
je vous délivrerai et vous m'honorerez (2). Quelquefois, en effet, Dieu
permet que l'homme soit tenté et en proie à l'affliction , pour le porter à
s'appliquer à l'oraison , à chercher son refuge dans le Seigneur, à
expérimenter son secours; il le permet pour lui faire entendre des paroles de
consolation et l'embraser davantage de son amour, pour accroître le mérite de
ses vertus et sa confiance en la bénignité céleste. Ainsi tout contribue
154
au bien de ceux qui aiment Dieu , soit la prospérité ,
soit l'adversité.
Quelquefois aussi Dieu a
coutume , après les tentations , de combler de consolations plus abondantes
son serviteur fidèle , et de lui donner la grâce d'une perfection plus pure
dans les choses où il a eu à souffrir le plus douloureusement de la part de
ses ennemis. En effet , saint Grégoire nous dit que saint Benoît ayant résisté
courageusement aux tentations les plus violentes de la chair, les vainquit si
pleinement que jamais dans la suite, par la grâce de Dieu, il n'éprouva le
moindre mouvement de concupiscence (1). Vos consolations, s'écrie le
Prophète, ont rempli de joie mon âme, à proportion du grand nombre de
douleurs qui ont pénétré mon coeur (2). Ainsi dans les tentations contre
la foi et du blasphème de l'esprit , le fidèle combattant du Seigneur mérite
quelquefois de recevoir une lumière plus grande de nos mystères et d'être
embrasé plus ardemment du divin amour. Ceux qui les avaient pris, dit
Isaïe , seront leurs captifs, et ils s'assujettiront ceux qui les avaient
dominés avec tant d'empire (3) .
155
Il y a une cinquième manière
de résister aux tentations des vices : c'est d'arriver à guérir chacun d'eux
en lui opposant le remède qui lui est propre , et c'est aussi le cinquième
degré d'avancement dans la vie spirituelle. Ou peut l'appeler l'état de
guérison ou des remèdes spirituels , puisqu'en ce degré on s'occupe à
prodiguer aux maladies causées par les vices les soins les plus diligents ,
afin d'arriver à la santé. Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit
plus haut.
Chacun doit apporter le même
empressement à connaître et à chercher les remèdes convenables aux besoins de
son âme , et déployer la même vigilance à guérir les maladies causées par ses
vices qu'il ferait pour trouver un médecin capable de l'arracher au danger
d'un mal mortel. Et même notre attention à procurer une semblable guérison
doit être d'autant plus vive que les infirmités de l'âme sont plus dangereuses
, le soin à apporter plus difficile , et ensuite la santé de cette âme
l'emporte sans comparaison sur celle, du corps qui doit mourir. Si donc nous
avons plus de sollicitude pour la conservation de notre corps que pour le
salut de notre âme, nous montrons que notre amour pour lui est d'autant plus
grand et notre désir de son bien-être d'autant plus ardent.
156
La santé du corps réside dans
l'intégrité des membres et des sens, dans l'état bien réglé des humeurs et
dans la vigueur des esprits vitaux. La santé de l'âme consiste dans une action
droite et pleine de circonspection , dans la prudence en nos paroles, la
rectitude en notre volonté , la discipline en nos affections et l'utilité en
nos pensées.
L'action, pour être méritoire,
doit porter ses regards sur trois points. Elle doit considérer si elle est
permise , si elle convient , si elle est avantageuse. Elle est illicite toutes
les fois qu'elle est contre les commandements de Dieu, les préceptes de
l'Eglise et l'engagement discret d'un voeu, comme le voeu de continence,
d'obéissance, de pauvreté et autres choses susceptibles d'être le sujet d’un
pareil engagement. Elle est inconvenante quand elle manque d'une bonté
extérieure et qu'elle revêt l'apparence du mal alors qu'elle serait bonne en
réalité , comme tout ce qui semble
157
un scandale , tout ce qui paraît annoncer un vice ou un
péché , tout ce qui est jugé messéant à l'état de celui qui agit. Tout
m'est permis, dit l'Apôtre , mais tout n'édifie pas (1). Le
serviteur de Dieu doit donc éviter de blesser la conscience des faibles par
des exemples peu édifiants , et de déshonorer le Seigneur; car le désordre des
serviteurs tourne à la confusion de leurs maîtres. Vous
vous glorifiez en Dieu comme un serviteur en son maître , et vous le
déshonorez en violant sa loi , et son none à cause de vous est blasphémé parmi
les nations. — Une action enfin n'est point avantageuse quand on n'en retire
aucun profit. Celui-là a les mains vides en présence du Seigneur, dont les
oeuvres n'offrent point le fruit d'une sainte utilité : tel est sur un arbre
le rameau desséché; tel sur un cep le sarment sans raisin. Dieu désire nous
récompenser libéralement , et autant il nous montre d'actions méritoires à
accomplir, autant il nous prépare d'occasions de mériter. Aussi est-il insensé
et justement digne de punition celui qui les néglige pour s'attacher à des
choses vides et inutiles ; il ressemble à l'homme qui , entrant dans un jardin
abondant en fruits magnifiques , en choisirait de vils , d'amers et de
nuisibles.
158
Il y a également trois choses
à observer dans nos conversations. La première , c'est d'être peu empressé à
parler. Jeune homme, dit l'Ecriture (1), ne parlez qu'avec peine
dans ce qui vous regarde et lorsque cela sera nécessaire. Combien plus
devez-vous donc vous abstenir de le faire dans ce qui ne vous regarde pas ,
dans ce qui n'est pas en cause, dans tout sujet frivole? Quand vous aurez
été interrogé deux fois, répondez en peu de mots, selon qu'il est utile et
opportun. Or, il y a utilité à parler quand l'édification du prochain le
demande , quand on a un malheur évident à empêcher et l'honneur de Dieu à
procurer. L'opportunité embrasse le temps , le lieu , le sujet et la qualité
de ceux qui nous écoutent. Le vase qui n'aura point de couvercle, dit
la sainte Ecriture, ou qui ne sera point lié par-dessus, sera impur
(2). En effet , la poussière tombe dedans , les vers et autres insectes
immondes le souillent, et s'il renferme quelque parfum précieux, il en laisse
dissiper la vertu. De même l'homme qui ne met point une garde à sa bouche par
sa fidélité à observer le silence, est souvent souillé par la fange de paroles
illicites , par des mensonges , des malédictions, des médisances , des mots
obscènes ou de jactance,
159
des bouffonneries et autres choses semblables. S'il a en
lui-même quelques sentiments de dévotion ou quelque vertu cachée , il les voit
bientôt s'évaporer , se refroidir et s'évanouir. Nous avons pu en faire trop
souvent l'expérience quand , après avoir reçu la grâce de la componction ,
nous nous sommes laissés aller à des paroles oiseuses : bientôt nous avons
senti sa douceur s'affaiblir, notre ferveur s'éteindre , notre intelligence
s'obscurcir, l'application de notre finie à Dieu se dissiper et notre coeur
devenir étranger au bien qu'il avait possédé.
La seconde chose à observer en
parlant est la circonspection. Il faut donc considérer ce que l'on dit ,
comment et devant qui on le dit, et disposer son discours selon les règles de
la discrétion , afin de ne nuire à personne , de ne blesser ou scandaliser
personne injustement , de n'avancer aucune fausseté capable de nous causer des
remords et de nous inspirer des regrets. Le coeur des insensés est dans
leur bouche, dit le Sage (1). A peine l'ouvrent-ils qu'ils répandent
follement tout ce qui est contenu au-dedans d'eux-mêmes. La bouche des sages ,
au contraire , est dans leur coeur, car leur bouche laisse échapper seulement
ce que leur coeur a jugé auparavant à propos de dire. Celui qui garde sa
bouche , garde son âme; mais l'homme inconsidéré en ses paroles tombera en
beaucoup de maux (2). Au jour du jugement, dit le Seigneur (3),
les hommes rendront compte de toute parole inutile qu'ils auront dite. Une
parole inutile ,
160
ajoute saint Grégoire , est celle qui est proférée sans
une juste nécessité ou sans un motif de pieuse utilité. Mais si un discours
oisif et inutile n'est pas exempt de faute , que dire d'un discours pernicieux
et même nuisible ?
La troisième condition pour
bien parler est de le faire brièvement et de ne pas multiplier nos paroles
sans motif et sans nécessité. Celui qui se répand en paroles blessera son
âme, dit le Sage , car les longs discours ne seront pas exempts de
péché (1). Deux mots nous sont permis seulement entre tous et ils sont
bientôt dits : c'est de demander le nécessaire pour nous ou pour le prochain ,
l'utile pour nous ou pour nos frères. L'homme sage a bien vite manifesté ses
besoins ; mais nulle parole ne suffit à l'insensé. Se répandre en de longs
discours pour faire connaître ce qui nous est utile , c'est se rendre à charge
et ennuyeux (2). Il n'est pas nécessaire, dit Sénèque, d'avoir recours à
beaucoup de paroles ; il faut en employer peu, mais d'efficaces. Celui qui,
en parlant, ne peut retenir son esprit, est comme une ville ouverte et sans
remparts (3). En effet , la cité de son rune n'est point environnée des
murailles du silence et elle est exposée à tous les traits de l'ennemi. Que
l'homme soit donc prudent et réservé dans ses paroles comme l'avare l'est pour
son argent : les paroles qui méritent la gloire céleste sont plus précieuses
que tous les trésors du monde. Il y a, dit Salomon , un trésor
vraiment désirable dans la bouche du sage (4). L'homme
161
avare et parcimonieux enfouit son argent à l'endroit le
plus secret ; il ne le tire pour le donner que dans une nécessité urgente ou
pour sou avantage, et il veille soigneusement à ne pas laisser perdre même une
obole inutilement. Ainsi le vrai religieux cache le trésor de son coeur en
parlant rarement, en ouvrant sa bouche uniquement par nécessité ou pour un
motif utile, et lorsqu'il peut terminer une affaire en peu de mois , il ne se
jette pas dans des discours superflus. Or, il trouve quatre avantages à agir
ainsi : 1° il évite le péché qui résulte de trop de paroles ou de paroles
vaincs; 2° son intelligence devient plus profonde et plus élevée, comme l'eau
qui n'a point d’issue pour s'écouler croît de plus en plus ; 3° ses paroles
acquièrent plus de poids auprès des hommes, car on sait qu'il les profère avec
maturité et non sans réflexion; 4° il se rend digne d'une gloire singulière
pour le ciel.
Les religieux brillent d'un
triple éclat en leur conduite lorsqu'ils sont pleins de maturité, d'humilité
et de bénignité. La maturité rejette la légèreté dans la démarche , la
facilité à rire, la curiosité, le bavardage, les vaines plaisanteries. Elle
règle l'esprit intérieurement et, garde le corps contre tout désordre
extérieur. Elle gouverne la tête pour l'empêcher de
162
se tourner de côté et d'autre sans réflexion , les yeux
pour qu'ils ne soient point errants çà et là , les oreilles pour les éloigner
de toute curiosité et de toute inutilité; elle impose un frein à la langue
contre les paroles oiseuses et sans but, aux mains contre les occupations
frivoles ; elle interdit à nos pieds les courses vaines et toute agitation
indécente , et à notre corps tout mouvement inquiet et contraire à la droite
raison. Ainsi saint Bernard écrivant la vie de saint Malachie , évêque, le
loue d'avoir été si réglé en tout son extérieur, que jamais on ne lui voyait
mouvoir la main , ou les yeux , ou un autre membre contrairement à la raison
ni sans un motif grave , et que rien en lui ne pouvait blesser les regards des
autres , tant son corps était soumis parfaitement aux lois de la discipline.
L'humilité abaisse notre
front, nous accoutume à répondre sans orgueil et ôte à nos gestes toute
prétention. Elle aime un vêtement simple , se place au dernier rang , évite
toute marque d'ostentation et fuit la singularité. Elle se montre empressée à
servir les autres , silencieuse dans les injures , honteuse en présence des
hommes , prompte à s'abaisser, et difficile à concevoir de l'indignation.
La bénignité rend doux et
compatissant pour les affligés , affable et facile à fléchir, empressé à
recevoir conseil , enclin à faire le sacrifice de soi-même et de ce qu'on
possède, heureux à la vue du bien, modeste, gai , fidèle et sociable , sans
mépris pour personne , éloigné des jugements téméraires , reconnaissant ,
165
bienfaisant et plein d'amabilité envers tous. L'humilité
tempère la gravité et l'empêche de paraître prétentieuse et superbe. La
bénignité éloigne d'elle un air austère et dédaigneux. De son côté la maturité
vient en aide à la bénignité pour qu'on ne la regarde pas comme légère ,
portée à des caresses trop naturelles et à des compliments adulatoires; elle
retient l'humilité de peur qu'elle ne soit basse ou affectée. L'humilité , en
un mot, rend imitable , la bénignité aimable , la maturité vénérable.
Après avoir réglé l'homme en
ses actions, ses paroles et tout son extérieur, il nous faut indiquer encore
quelques moyens propres à établir son coeur dans un état parfait et à
conserver l'innocence en son âme , si nous voulons faire de lui une pierre
vivante, taillée sur le modèle véritable et céleste de la discipline sacrée et
digne de servir à édifier le temple du vrai Salomon. En effet , le Sage nous
exhorte à veiller avec tout le soin possible à la garde de notre coeur (1),
car c'est de lui comme de sa source que sort la vie de l'esprit. Or, la santé
du coeur consiste en trois choses : la rectitude de la volonté , la sainteté
des affections et la pureté persévérante de la pensée.
164
La volonté est droite
lorsqu'elle veut le bien unique ment , lorsqu'elle le veut pleinement et en
vile de lui-même. Si elle voulait quelque chose de mauvais et de criminel ,
elle ne serait plus bonne ; car un bon nombre ne peut porter de mauvais
fruits (1) ; si elle le voulait non en vue de lui-même, si, par exemple .
elle accomplissait une bonne oeuvre pour obtenir les louanges des hommes
, comme les hypocrites , ou si elle faisait quelque antre action avec une
intention moins pure, on ne pourrait la dire bonne en toute vérité :
elle ne voudrait pas le bien simplement it cause
de lui-même, mais dans un autre but manquant de rectitude. Or, ce que l'homme
veut par-dessus tout en ses actes , c'est la fin qui le fait agir ; c'est en
elle que sa volonté se repose , et lorsqu'il l'a obtenue , il met de côté et
laisse en oubli le moyen dont. il s'est servi uniquement pour y arriver. Si
elle veut le bien pour le bien , vrais non comme il convient, elle est droite
en partie , tuais non entièrement. Ainsi en est-il pour l'homme disposé à
marcher dans les voies de Dieu et à les enseigner aux autres , tant qu'il n'a
à supporter rien de pénible : tels sont ceux que les tentations et les
persécutions abattent; ou bien pour celui qui se porte à certaines bonnes
actions , mais ne veut pas s'abstenir de certaines autres illicites; ou encore
pour celui qui refuse de conduire à sa lin le bien commencé; ou bien enfin
pour celui qui agit dans le bien en dehors des justes limites et des règles
convenables, comme ceux qui s'épuisent
165
en des mortifications indiscrètes, se réduisent à la
folie et arrivent même à se donner la mort. Que votre obéissance soit
conforme à la raison, dit l'Apôtre. Ils se sont perdus, dit encore
le Seigneur, en voulant faire plus qu'ils ne pouvaient : j'ai brisé Moab
comme an vase inutile (1) .— Il y a deux plénitudes : l'une de nécessité ,
l'autre de perfection. La première est celle qui ne peut faire moins
qu'elle ne fait pour arriver au salut , et est renfermée en l'observance des
préceptes, selon cette parole du Sauveur : Si vous voulez entrer
dans la vie observez les commandements (2). La plénitude de perfection est
la mise en pratique des conseils , comme de celui-ci : Si vous voulez être
parfait, allez, vendez ce que vous cuvez, donnez-le aux pauvres et suivez-moi;
et des autres conseils évangéliques. Celui-là seul est obligé à cette
perfection , qui s'y est engagé par un voeu volontaire , comme les religieux à
qui elle devient une nécessité pour le salut après leur profession. Lorsque
vous aurez fait un voeu au Seigneur votre Dieu, dit Moïse , vous ne
différerez point de l'accomplir, parce que le Seigneur votre Dieu vous en
demandera compte, et que si vous différez il vous sera imputé à péché (3).
Auparavant on était libre de vouer ou de ne pas vouer, de faire ou de ne pas
l'aire sans le moindre péché ; mais le voeu une fois émis , il y a nécessité
de l'accomplir, ce n'est plus un conseil , mais un précepte ; et comme la
transgression d'un précepte rend digne de la damnation éternelle ainsi en
est-il de la violation d'un voeu. Par exemple :
166
de même que dans le siècle un homme se damne en
commettant une impureté , un homicide ou un autre crime semblable , de même un
religieux, après avoir fait profession , s'il devient propriétaire , s'il
désobéit ou s'il fait quelque autre chose défendue par sa règle à titre de
précepte. Lorsqu'il y a une juste nécessité , ou une utilité grave et évidente
, on peut recourir à une dispense; mais elle doit être accordée par celui qui
a le pouvoir de dispenser dans le point en question.
Une interprétation douteuse de
la loi est dangereuse; c'est comme un pont moitié miné suspendu au-dessus
d'une eau rapide et profonde , et dont on ne sait s'il fléchira sous le poids
du passager ou s'il lui permettra d'arriver -à l'autre rive. Pourquoi donc le
religieux qui a résolu de soutenir pour Jésus-Christ les combats les plus
grands et a tout abandonné en ce monde , voudrait-il s'exposer au péril pour
une légère inclination de sa volonté propre, et s'appuyer pour une frivole
commodité sur l'incertitude de son esprit ou sur celle d'un autre homme? Si
Dieu ne condamne pas cette opinion , celui qui en fait sa règle demeure sans
mérite ; si au contraire il la repousse , elle devient une cause de damnation
, d'autant plus que de telles opinions sont quelquefois plus dangereuses que
des transgressions. En effet , quand on connaît son tort, on se corrige
facilement; mais lorsqu'on ignore les fautes dont on se rend coupable ,
lorsqu'on va même jusqu'à les croire permises, la mort nous trouve sans
contrition sincère à cause de la fausse espérance oll
nous sommes que ces actions ne nous étaient
167
peut-être pas défendues ou que notre péché est moins
grave , et ainsi nous nous appuyons sur un roseau sans force et déjà rompu.
La volonté, pour être bonne,
doit donc marcher par la voie unie, la voie royale qui est à l'abri des
dangers ; elle doit s'éloigner des détours du doute , comme d'autant de
sentiers suspects et fréquentés des voleurs; elle doit parcourir les chemins
ouverts et sûrs des justes, si elle ne veut point sembler se repentir d'avoir
commencé à bien faire et chercher les moyens d'abandonner la voie de la
perfection par laquelle elle avait fait voeu de s'avancer. Comment avons-nous
tous été soumis à la damnation , si ce n'est par une interprétation douteuse
du commandement divin touchant le fruit défendu? Le serpent hypocrite n'a-t-il
pas persuadé à la femme qu'un semblable précepte ne devait pas être compris
simplement et à la rigueur, puisque l'observance en serait nuisible et qu'elle
empêcherait les hommes de devenir comme des dieux connaissant le bien et le
mal? Ne lui a-t-il pas fait entendre que la transgression n'aurait point pour
effet la mort du corps et de l'âme selon la menace du Seigneur (1) ? La femme
insensée a cru à ce faux interprète; elle a consenti à ses insinuations , ce
qui n'eût jamais eu lieu si elle eût regardé son conseil comme trompeur et
sans profit.
Cependant nous ne devons pas
regarder la condition des religieux comme devenue pire par l'engagement
volontaire d'un voeu plus élevé, en nous disant.
168
qu'il est plus aisé et plus dangereux de tomber d'un pont
étroit que d'un pont d'une largeur plus grande, Plus la voie est difficile ,
plus la gloire sera grande , et plus le combat est laborieux , plus le
triomphe sera éclatant. Une semblable crainte d'une perfection plus élevée a
pour principe dans l'âme d'un religieux ou la pusillanimité , ou une
imagination frappée, ou une tiédeur invétérée qui lui fait oublier sa ferveur
ancienne et abandonner sa charité première. Alors il redoute la vie sublime
qu'il a embrassée , il tremble devant les profondeurs de l'abîme , il se
dégoûte des peines d'un combat dont il ne voit point la récompense, il ne
désire pas conne il le faudrait ce qui vient après cette vie. Il aurait dû au
temps de sa probation examiner si , voulant élever la tour de la perfection
évangélique, il aurait en sa possession les ressources d'une ferveur
persévérante afin de conduire à bon terme son entreprise et de voir la fin
répondre aux commencements. Autrement si , après avoir jeté les fondements
d'un pareil édifice, sa tiédeur l'empêche d'en poursuivre l'érection, tous,
les démons et les hommes , le tourneront en dérision et diront : Cet homme
avait commencé à bâtir, mais il n'a pu achever (1), comme l'attestent la
faiblesse de ses efforts et la ruine de son travail.
Je vais donc , pour nous
préserver de l'opprobre d'une prévarication semblable à l'apostasie, nous
aider à obtenir la santé de l'âme et la gloire de la béatitude , je vais ,
comme je le crois utile , présenter certains exercices communs de la vie
spirituelle. L'homme fidèle à les suivre sentira bientôt combien rapides
seront ses progrès dans les sentiers du bien , et il arrivera enfin à cet état
parfait que donne la vertu.
L'homme doit s'exercer en
premier lieu à se montrer courageux et empressé à entreprendre le bien et à
l'accomplir toutes les fois que les avertissements d'un autre ou l'inspiration
divine lui en font comprendre la nécessité. Nous négligeons , en effet , bien
des occasions d'acquérir de nombreux mérites et de nous rendre dignes d'une
grande gloire , parce que l'horreur de la peine nous inspire le dégoût des
saintes pratiques. Si nous avons la volonté de nous y adonner,
170
nous différons d'un jour à l'autre, nous renvoyons
au lendemain, et nous perdons un temps irréparable , nous perdons des mérites
dont il serait en notre pouvoir de nous enrichir; ou bien nous agissons avec
tant de paresse et d'indévotion que nos oeuvres ne sauraient être bien
agréables à Dieu , ni bien consolantes pour notre conscience , ni bien
dignes de récompense; ou plutôt ces oeuvres sont pour notre âme comme un ver
rongeur qui lui fait craindre un châtiment; le dégoût nous rend le travail
intolérable, nous avons hâte d'en finir le plus vite possible ; c'est même
pour nous un ennui de commencer quelque autre chose de semblable. Par exemple,
lorsque nous faisons oraison , lorsque nous servons à la cuisine, à
l'infirmerie, lorsque nous sommes appliqués à quelque fonction où il n'y a nul
honneur à prétendre , nulle commodité temporelle , nulle satisfaction pour
notre volonté propre , ce que du reste il est contre la nature du bien de
chercher , si nous agissons comme il convient en ces circonstances, le
résultat doit toujours être la joie de notre conscience et le désir de nous
porter à uni autre bien, selon cette parole de la Sagesse : Ceux qui se
nourrissent de moi auront encore faim (1). Ainsi Dieu a ordonné à la terre
de se couvrir d'herbe verte et d'arbres à fruit ayant en eux-mêmes une semence
propre à les reproduire chacun dans son espèce (2); ou autrement il a voulu
que notre terre fructifiât en bonnes oeuvres de toutes sortes. Si elles ont
l'éclat d'actions faites avec l'énergie convenable, elles portent en
elles-mêmes
171
un germe capable de les renouveler, elles portent le
désir d'autres bonnes oeuvres , désir renfermé dans les premières et semblable
à une semence féconde. Mais si cette terre languit , par la paresse de notre
coeur, la sentence qui lui a été confiée demeurera stérile et la pensée d'un
nouveau bien nous inspirera un dégoût profond , parce que le premier ne nous
aura laissé qu'un faible sentiment de dévotion , si même il nous en est resté
quelque chose.
Le serviteur de Dieu doit
clone en tout temps considérer ce qu'il lui est le plus avantageux de faire au
moment présent , et quand il l'a reconnu , peser soigneusement comment il
pourra s'en acquitter avec le plus d'à-propos, de convenance et de perfection.
Il doit accoutumer de telle sorte son corps et son coeur à la pratique
continuelle du bien, qu'il soit toujours prêt, comme un serviteur fidèle et
diligent, à embrasser sans crainte au commandement du Seigneur tout ce qui est
juste et raisonnable. Ainsi dans le monde nous voyons les serviteurs des
grands obéir à leurs maîtres sans être arrêtés par le froid , la fatigue , la
misère , ni aucune autre difficulté, et cela pour un faible salaire , en
parcourant souvent des contrées entières même au péril de leur vie. Ils
s'estiment trop heureux si , à leur retour, ils ne sont point récompensés par
des mauvais traitements et des reproches , et ils ne songent nullement aux
peines endurées, aux incommodités des maisons ni des lieux où ils ont
séjourné. Mais les serviteurs du cloître sont des hommes délicats et à
prétention ; ils veulent peu travailler et
172
ne manquer de rien. S'ils oui pour leurs ictus le respect
convenable , ils veulent aussi être leurs égaux en tout leur volonté propre
devient leur loi. Celui qui nourrit délicatement son serviteur dès son
enfance, le religieux qui dès son noviciat. donne trop de soins à son
corps, le verra ensuite se révolter contre lui (1); il le verra plein
de paresse pour le bien et enclin au péché, surtout au péché de la chair.
L'homme devient mou et paresseux par l'habitude du repos: il ne saurait plis
rien souffrir ni faire autre chose que ce qui lui plaît. Mais le serviteur
fidèle s'applique à s'humilier et à se dompter soi-même, comme le baladin
dompte l'animal destiné à le servir en ses exercices: et ainsi au premier
signal il s'élance hors de sou lit pour assister aux offices de la nuit , il
se hâte au moindre avertissement de sa raison de se porter aux exercices
spirituels, aux oeuvres de l'obéissance, à tout ce que la charité fraternelle
réclame de lui , à tout ce qui peut nourrir sa dévotion ou le l'aire croître
en d'autres vertus.
Ce n'est pas assez pour
l'homme de s'être montré empressé à faire le bien ; il lui faut témoigner tut
empressement égal it s'éloigner du oral, aussitôt
qu'il
173
se sent excité intérieurement ou assiégé extérieurement
par lui. Ainsi devons-nous agir à l'égard des paroles oiseuses , des vaines
plaisanteries , des actions inutiles et surtout des pensées frivoles, des
affections vicieuses, des concupiscences de la chair. flous ne pouvons leur
permettre de résider même un instant en nos coeurs , si nous ne voulons
offenser Dieu ni les saints anges qui nous environnent , souiller notre
conscience, nous rendre dignes de châtiment, et perdre le fruit de nos bonnes
pensées et de nos bonnes actions pendant ce temps. Ainsi Abraham avant, par
l'ordre de Dieu , offert des sacrifices , s'appliquait avec le plus grand soin
à chasser les oiseaux qui s'approchaient pour les dévorer ou les souiller (1).
De même si nous ne voulons paraître devant Dieu les mains vides lorsque nous
lui offrons les sacrifices de notre bonne volonté , de nos bonnes actions, de
nos bonnes paroles , de nos saintes méditations, de nos pieuses affections ,
nous devons chasser sans retard les pensées et les affections perverses qui ,
semblables à des oiseaux de proie , les souilleraient si nous les laissions
s'approcher, et les rendraient odieux an Seigneur et impuissants à nous faire
avancer dans la vertu.
Et
non-seulement il nous faut chasser de la sorte les pensées honteuses et
charnelles , mais encore nous ne devons point permettre aux pensées de vanité,
d'envie , de gourmandise et autres vices d'imprimer leur image dans le
tabernacle de notre coeur. On a coutume de peindre dans les théâtres et les
tavernes
174
les fables détestables du monde; au contraire, on
re-présente dans les temples des sujets mystiques et les histoires sacrées.
Or, on juge de la qualité d'une maison et du maître qui l'habite par la nature
des peintures qui la décorent. L'orgueil s'entoure de dignités, de domaines
immenses, de serviteurs soumis et empressés et de toutes les pompes possibles.
La vaine gloire se pare d'habits pompeux et de tout ce qui peut lui attirer la
louange des hommes ; quelquefois même elle appelle à son secours les oeuvres
de sainteté , les miracles , les prophéties , les grandes dévotions , les
prédications édifiantes et autres choses semblables propres à lui concilier
l'admiration , les éloges et le respect et à l'en faire jouir ouvertement.
L'envie a pour cortége les fraudes et les détractions. La colère excite les
querelles et les disputes , la guerre et les injures; elle combat avec les
absents et elle se fatigue sans être attaquée par personne. L'avarice , au
moyen de son argent, s'occupe à bâtir, à renverser et à acquérir.
Celui donc qui craint de
chasser de son coeur Jésus-Christ, dont la bonté veut bien y établir son
séjour, celui-là doit ne point y recevoir ses ennemis, ne point admettre les
vices en sa société. Quel accord, en effet, peut-il y avoir entre Jésus-Christ
et Bélial? Quel rapport entre le temple de Dieu et les idoles (1) ? Si vous
éloignez promptement l'ennemi de votre ville , vous serez en sûreté. Si vous
tardez à lui résister, il se fortifiera contre vous , il s'emparera de vos
remparts et
175
vous donnera la mort. Ainsi en est-il des pensées
mauvaises. Je dirai encore : La curiosité s'attache à ce qui est beau et
précieux. La gourmandise aime une table abondamment servie , elle se délecte
au milieu des vins et des mets. La luxure se représente ce qui convient à ses
désirs. Ce sont là ces idoles que Dieu montra à Ezéchiel peintes sur la
muraille à l'intérieur du temple et qu'il appela des abominations (1).
Chassons-les avec empressement de notre coeur de peur que nous ne devenions
abominables aux yeux du Seigneur comme le furent ces hommes dont parle le
Prophète. Combien de temps, s'écrie Jérémie , des pensées perverses
demeureront-elles en vous (2)?
Le troisième exercice, c'est
de s'appliquer à conserver toujours la paix avec tous les hommes. Or , deux
choses conduisent à ce but : ne faire et ne désirer de mal à personne. Si l'on
nous offense en quelque point, servons-nous du bouclier de la patience. Nous
sommes au milieu du combat et il nous est difficile de ne pas servir souvent
de but à bien des paroles piquantes et à bien des actes pénibles pour nous ,
de ne pas recevoir des commandements difficiles de la part de nos supérieurs
ainsi que des réprimandes.
176
Il faut donc , disons-nous , opposer ô tout cela le
bouclier de la patience , et pour rendre ce bouclier plus impénétrable aux
traits de l'ennemi, nous devons l'environner des exemples des saints martyrs
et des justes; ce sont autant de secours dont leur mort nous a mis en
possession. Prenez, nous dit l'apôtre saint Jacques, pour exemple de
celte patience dans les maux et les afflictions les prophètes qui ont parlé
écu nom da Seigneur. Voilà que nous appelons bienheureux ceux qui ont tant
souffert. Vous avez appris quelle a été la patience de Job et vous avez vu la
fin du Seigneur (1) . Marchons donc toujours protégés de la sorte contre
les traits des paroles amères , contre les coups des actions pénibles , afin
de conserver intérieurement par notre longanimité cette paix que nous ne
pouvons espérer voir durer long temps au dehors pendant notre vie. C'est
par votre patience, dit le Seigneur, que vous posséderez vos âmes
(2).
Le quatrième exercice consiste
à user avec le plus de modération possible des choses de ce monde , à les
posséder et à les désirer de même. Tous les biens terrestres nous sont
étrangers ; ils n'ont rien de
177
commun avec notre nature; ils n'ont point été créés par
nous , ils ne sauraient demeurer long temps avec nous: notre salut ne repose
point en eux , et ainsi ils nous semblent comme prêtés par le monde pour notre
usage de chaque jour, ou plutôt pour nous être une source continuelle de
sollicitudes pénibles et de travaux. Au prix de quelles anxiétés , de quels
embarras, de quelles afflictions non interrompues, je vous le demande, les
princes , les puissants et les riches de la terre ont-ils payés un tel prêt?
Voyez comment ils soupirent après les biens des autres , comment ils
augmentent ou conservent les leurs. Ils sont en garde contre leurs amis et
leurs ennemis. contre leurs frères, leurs épouses et leurs enfants. Ils
craignent la violence de ceux qui sont plus élevés, le vol de la part de leurs
inférieurs et la fraude de la part de leurs égaux. L'avare n'ose se confier
pleinement à personne ; tous les hommes lui sont suspects et cependant il est
forcé de vivre en leur société; mais il n'en aime aucun , car il soupçonne que
nul ne l'aime véritablement. En effet , une inquiétude semblable est
incompatible avec la parfaite dilection. Il craint pour ses biens et à cause
d'eux il craint pour son corps, et agité de la sorte il ne peut craindre
utilement pour son âme , quoiqu'elle soit exposée aux plus grands périls. De
même que les princes exigent de leurs sujets des services de chaque jour et
des présents à raison de leurs emplois , qu'ils les jettent même en prison et
les dépouillent entièrement , de même le monde, après avoir extorqué des
usures sans
178
nombre à ses serviteurs les plus riches pour les biens et
les honneurs qu'il leur a prêtés , le monde , dis-je , finit par leur tout
enlever et les jeter dans la prison de l'enfer. D'où viennent les guerres et
les procès dans le siècle, sinon de ce que nous désirons à l'envi nous ravir
mutuellement l'un à l'autre ce que nous ne pouvons tous deux posséder
entièrement? Dans les richesses spirituelles l'abondance de l'un n'apporte
aucun préjudice à l'autre , car l'un n'est ni moins sage ni moins vertueux
parce que son frère est comblé de dons semblables. Mais il en est autrement
des richesses et des honneurs du siècle : il est nécessaire qu'il y ait autant
de portions qu'il y a d'ayant part, et ainsi l'un porte envie à celui qui
possède ce qu'il ne peut soi-même avoir (1). Voilà pourquoi Loth s'est séparé
d'Abraham , et Esaü de Jacob. Ils avaient des troupeaux sans nombre et le pays
n'était point assez vaste pour qu'ils pussent l'habiter pacifiquement , leurs
bergers étant en querelle tous les jours. Ainsi quand les désirs animaux,
quand les désirs mondains se sont multipliés , il y a querelle entre les
volontés diverses. Chacun veut paître ses propres désirs aux prairies du
siècle , et comme elles sont insuffisantes aux exigences de tous , le frère se
sépare d'avec sou frère par les dissentiments de l'envie. Si au contraire de
pareils troupeaux étaient moins nombreux, ce serait assez d'une médiocre
étendue. Paissez, dit Zacharie (2), les troupeaux de la mort, des
troupeaux destinés à être égorgés, ou autrement des troupeaux qui donnent
179
la mort à ceux
qui les possèdent , comme on peut l'entendre. Que les hommes cruels se livrent
aux disputes, dit saint Augustin (1), qu'ils combattent pour les biens
terrestres et temporels, pour moi je dirai (2) : Bienheureux ceux qui sont
doux, ils posséderont pour héritage une terre d'où ils ne pourront être
chassés. Ayant donc les aliments et les vêtements suffisants pour nous
couvrir, sachons nous en contenter (3), et si nous avons à souffrir en
notre coeur du manque de quelque chose, mettons Dieu à la place : il remplit
tout. Bienheureux les pauvres d'esprit, les hommes qui ont embrassé la
pauvreté avec la volonté et le désir de croître dans la vertu , car le
royaume des cieux leur appartient (4). Plus ils sont dans la détresse en
ne désirant rien sur la terre, plus ils seront dans l'abondance au séjour de
la gloire; mais il en sera tout autrement des possesseurs des biens
terrestres.
Le cinquième exercice consiste
à s'humilier en toute chose, soit intérieurement en présence de soi-même, soit
extérieurement en présence des hommes ; à s'abaisser en sa propre estime , en
ses paroles et en ses actions, et à choisir la dernière place en tout,
180
selon qu'il convient de le faire. Pour s'humilier à ses
propres yeux , il faut considérer ce que l'on est , combien vil et immonde est
tout ce qui tient à notre corps; d'où il vient, ce qu'il sera , ce qu'il est
en lui-même, combien aisément se flétrit ce qui brille le plus en l'homme;
quelle déception renferment les honneurs du siècle; comment ils abandonnent
même ceux qui semblent riches pour s'attacher uniquement à ce qui les flatte ,
comme les chiens et les oiseaux de proie s'attachent à un cadavre qu'ils
laissent après l'avoir rongé et se portent à un autre lorsqu'il ne leur offre
plus aucune pâture.
Il faut , pour l'âme, examiner
combien elle renferme de vices et de péchés, combien elle est impure. combien
il y a de faux-brillant , de paresse et de
langueur en ses bonnes oeuvres , combien nous omettons et négligeons de choses
excellentes et utiles; quelle est la misère de nos vertus, l'aveuglement de
notre intelligence, l'inconstance de notre mémoire, le désordre de nos
affections. Notre mal est mal simplement et nous appartient en totalité, notre
bien au contraire nous a été prêté , on doit nous le redemander avec usure ,
il est imparfait et plein de taches, et ce qu'il tire de nous est de nature à
nous humilier profondément. En vérité, nous sommes pauvres et vils, et autant
nous cessons de nous juger tels, autant nous nous éloignons de la vérité.
181
Le sixième exercice auquel le
religieux doit s'appliquer, c'est d'avoir en sa personne une maturité et une
gravité accompagnées d'une certaine douceur empreinte de tristesse, mais
exempte de toute amertume, d'ennui ou de mauvaise hurleur. La légèreté peut
quelquefois se trouver un instant dans un homme de bien , mais jamais elle ne
doit paraître dans un homme faisant profession de dévotion. Nous en avons une
preuve dans la conduite de ceux qui sont parfaits , car c'est à peine si dans
leurs actes nous découvrons quelques traces de cette légèreté , si nous les
voyons portés à rire ou à plaisanter. Aussi , comme il nous est avantageux
d'être dans la tristesse, le Seigneur a-t-il déclaré bienheureux ceux qui
pleurent ici-bas, et il leur a donné et fait connaître bien des raisons de
s'attrister : ils en ont pour eux-mêmes, pour le prochain et pour Dieu.
Pour eux-mêmes, ils sont
pécheurs, ils ont offensé Dieu, ils l'offensent tous les jours , ils sont
pauvres en vertus, ils avancent lentement dans le bien , ils sont exposés à
des dangers sans nombre et dans l'incertitude de leur sort éternel ; ils sont
en proie à une multitude de misères, séparés de Dieu , éloignés de son royaume
, enclins au mal, sujets à des supplices
182
de toute sorte , aux supplices de la mort , du
purgatoire, de l'enfer.
Pour le prochain , nous avons
à nous attrister en compatissant aux pauvres dans l'affliction, aux hommes
dans le péril, aux pécheurs qui courent à la damnation , à ceux qui sont
éprouvés par la tentation, à ceux qui y succombent, à ceux qui sont exposés à
des maux semblables à ceux dont nous sommes accablés.
Pour Dieu, nous avons à
compatir à sa Passion et aux injures dont il est chaque jour l'objet de la
part des pécheurs perfides, au renversement de la justice, à la ruine des
âmes, aux mépris insultants déversés sur notre foi, à l'ingratitude pour les
bienfaits du ciel accordés si largement à tous les hommes, aux scandales qu'il
a à souffrir de ses amis eux-mêmes et de tant d'autres. — Le bon serviteur est
en son coeur plein d'amour pour le prochain, et dans tous ses actes il
témoigne d'une bénignité parfaite; mais le mauvais serviteur a le bien en
dégoût et en amertume , il est porté à s'indigner, soupçonneux, enclin à la
rancune, il s'agite sans raison et est onéreux aux autres. Or, la légèreté est
à la dévotion ce que l'eau est au feu, et celui qui s'en est fait une habitude
, surtout de la plaisanterie , se corrigera difficilement.
183
Le septième exercice est
d'avoir en tout temps son âme élevée à Dieu par la prière , de saintes
pensées, de pieux souvenirs, des méditations, des lectures, des considérations
et la contemplation des biens célestes. Aussi toutes les fois qu'un serviteur
de Dieu cesse un instant d'être en sa présence, il tremble et s'attriste,
comme s'il avait commis une faute grave, en détournant ses regards d'un ami si
glorieux et qui ne nous oublie jamais. La béatitude souveraine et la gloire
suprême consistent à jouir sans interruption de la vue de Dieu; or, la pensée
continuelle du Seigneur est comme une possession anticipée d'un pareil
bonheur. Elle est la source de nos mérites et le contempler face à face en
sera la récompense. Nous ne pouvons maintenant le voir de nos yeux;
souvenons-nous au moins de lui pendant que nous en sommes éloignés. Plus ce
souvenir aura été fréquent et plein de piété durant notre exil , plus dans la
patrie notre joie sera parfaite et enivrante. De là cette parole du Prophète :
Je tenais mes regards attachés sur le Seigneur et je l'avais toujours
présent devant mes yeux (1) .
Non-seulement cette pensée doit occuper notre âme
184
au temps du repos , mais elle doit encore nous
accompagner au milieu de nos occupations , à l'exemple des saints anges qui ,
envoyés pour nous servir, savent disposer de telle sorte les choses du dehors
qu'elles ne dérangent jamais en rien leur vie intérieure. Autant le ciel
l'emporte en étendue sur la terre , autant la méditation et la contemplation
des choses spirituelles l'emportent sur les pensées terrestres par l'abondance
de leurs sujets et la multitude de leurs voies. Quelles sont ces voies , quels
sont ces sujets, de quelle manière on marche et l'on avance dans cette
méditation et cette contemplation , ce n'est ni le moment ni le lieu de nous
en occuper ; nous en parlerons au septième degré d'avancement dans la vie
spirituelle, où nous traiterons de la sagesse.
Parlons maintenant du sixième
degré d'avancement qui est renfermé uniquement dans la vertu , donnons
quelques instructions à la portée des simples et propres aux nouveaux
religieux , et réservons les questions plus élevées et plus subtiles aux
hommes plus exercés en ces sortes de choses. Car plus on s'élève dans le bien
et plus on s'applique à se porter en avant, plus aussi on a d'intelligence des
choses sublimes et parfaites , soit de celles qu'on a déjà atteintes, soit de
185
celles que l'on n'a pas encore embrassées. Le voyageur
occupé à gravir une montagne calcule d'autant mieux la hauteur de sa cime
qu'il s'élève davantage ; et ce qu'il avait considéré d'en bas comme le sommet
de cette montagne, lui semble à peine en être le pied à mesure qu'il s'avance.
De même nul ne saurait parler comme il convient de la perfection, si ce n'est
l'homme parfait ou l'homme ayant touché déjà les limites extrêmes de la
perfection.
La vertu est donc une
affection de l'âme, affection conforme au jugement de la vérité. Or, le
jugement de la vérité s'exerce en général sur quatre points : le bien et le
mieux, le mal et le pire. Il y a un bien corporel et passager, et un bien
spirituel et éternel. Celui-ci est sans aucun doute le meilleur, et il
l'emporte sur le premier. Il y a aussi le mal de la faute et le mal de la
peine. La faute est ou vénielle ou mortelle, la peine ou transitoire ou
éternelle. Le mal de la faute est plus grand que le mal de la peine, puisque
sans la faute la peine n'aurait pas lieu, et la peine transitoire est moindre
que la peine éternelle. Comme la loi de la vérité a été écrite dans nos coeurs
au moyen de notre raison, nous avons reçu aussi des affections pour nous aider
à fuir le mal et à embrasser le bien, car toute la béatitude consiste dans la
perfection de ces deux actes.
Or, les affections de l'âme
sont portées communément au nombre de sept : l'espérance, la crainte, la joie,
le chagrin, l'amour, la haine et la
honte. Quatre d'entre elles ont pour but de combattre le mal et les
186
trois autres de s'attacher au bien. Les premières sont la
crainte , le chagrin , la haine et la honte ; les secondes, l'espérance,
l'amour et la joie. En effet, le bien ne saurait être un sujet de crainte,
mais de désir et d'espérance; il ne saurait être une source de douleur, ruais
de joie, à moins qu'on ne craigne ou qu'on ne s'attriste d'en être privé , et
alors ce n'est plus un bien , mais un mal en toute vérité , car le mal est la
privation ou la corruption du bien. De même encore le bien ne peut nous
inspirer la haine, mais l'amour; il n'y a pas à rougir du bien, mais à s'en
glorifier. La glorification n'est pas une affection, il est vrai, par
elle-même; elle est renfermée dans le sentiment de la joie et de l'amour. Lors
donc que ces affections sont appliquées à leur objet selon le jugement de la
raison et de la vérité, l'homme est vertueux : il craint ce qui est à
craindre, il déplore ce qui est déplorable, il hait les choses dignes de
haine, il rougit de ce qui est honteux, plus ou moins, selon le degré de
perversité des divers objets qui excitent en lui ces sentiments; et d'un autre
côté il espère, comme il le doit, les seuls biens dignes de son espérance , il
aime ce qu'il peut aimer, il se réjouit de ce qui lui est licitement un sujet
de joie, selon l'excellence plus ou moins grande de ces biens. Le bien
suprême, qui est Dieu, doit être aimé souverainement; il doit être avant tout
le terme de notre espérance, par-dessus tout la cause de notre joie. Tout ce
qui nous éloigne de lui doit être évité et détesté souverainement, le vice et
le péché principalement : ils sont véritablement
187
mauvais, ils le sont pour tous sans profiter à aucun, et
ils réduisent au néant le bien auquel ils sont mêlés, quoique les péchés des
autres puissent quelquefois tourner à notre bien, et même les nôtres après
notre conversion , en servant à nous humilier davantage et à nous embraser
plus vivement de l'amour d'un Dieu qui nous a soufferts au milieu de tels
désordres et nous en a délivrés. La damnation des réprouvés eux-mêmes
augmentera encore la joie des saints : ils se réjouiront d'avoir été sauvés de
crimes dans lesquels ils eussent pu tomber comme ces infortunés, si la main du
Seigneur ne les eût secourus.
Il y a beaucoup d'autres
divisions des vertus imaginées par les hommes : les unes sont appelées vertus
théologales, comme la foi, l'espérance et la charité; les autres cardinales,
comme la prudence, la justice la force et la tempérance; les autres
politiques, les autres purgatives, les autres d'une âme purifiée, les autres
exemplaires. Je les passe sous silence, car je suis ignorant et je parle à des
hommes peu instruits. Je me bornerai donc à suivre l'ordre dans lequel les
vertus principales sont opposées aux sept vices capitaux, puisque la vertu en
ce sens n'est rien autre chose que l'absence du vice, et que plus un homme est
pur de tout vice, plus il est vertueux et parfait.
188
Comme la noix est cachée sous
sa coque , ainsi la vertu intérieure est cachée dans une communauté sous
l'enveloppe des observances extérieures. Toutes ces observances ont été
imaginées et établies pour acquérir et conserver les vertus. Hors de là elles
sont vides comme un noyau privé de son fruit (1). De même que dans le
tabernacle il y avait plusieurs sortes de voiles destinés à se défendre les
uns les autres ou à décorer le sanctuaire, comme des peaux de couleur
d'hyacinthe, d'autres teintes en rouge, des rideaux de poil de chèvre, des ais
placés contre les parois, etc.; ainsi en religion il y a plusieurs pratiques
ayant pour but de servir de voile à la vertu, ou de lui donner plus d'éclat,
ou de la conserver à l'abri de toute atteinte. La vertu proprement dite ne
consiste pas en ces choses; elles en sont comme l'ombre, comme un signe
manifestant au dehors ce qui est caché au-dedans. Aussi le religieux qui se
contenterait de ces observances et dédaignerait ce qui est intérieur,
serait-il semblable à un homme bornant ses désirs à une coque vide de son
fruit.
Parmi ces choses extérieures
il faut ranger en premier lieu l'habit et le dépouillement des cheveux.
189
Si l’habit suffisait pour faire le religieux, les singes
et les baladins seraient des religieux, puisque de temps à autre ils
s'habillent comme nous pour l'amusement des passants. Il faut donc voir en
cela uniquement des signes de ce qui existe intérieurement , comme nous voyons
certains signes nous indiquer les lieux où l'on vend à boire , certains autres
dans les églises nous faire connaître qu'elles ont été consacrées. Si donc ces
signes sont faux , les hommes se trompent en croyant trouver là ce qu'ils
annoncent; ainsi en est-il d'un religieux dont l'habit indique au-dehors des
qualités étrangères à ses actes et à sa vie.
La seconde des choses
extérieures en religion comprend les observances cérémoniales , comme les
inclinations , les génuflexions, les pauses dans le chant des psaumes , et
autres pratiques en usage parmi les religieux pendant l'office divin ou
ailleurs, et dont les moins vertueux font souvent plus de cas que les hommes
parfaits et plus fervents.
La troisième consiste dans le
maintien extérieur et la discipline des membres en parlant , en marchant et
dans tous les mouvements du corps. Une pareille observance rend recommandables
les hommes bien élevés dans le monde et on l'appelle la vertu du siècle: mais
elle convient principalement aux religieux , quoiqu'ils doivent agir en cela
d'une façon plus humble el, moins affectée.
La quatrième embrasse les
oeuvres de pénitence. comme les jeûnes , les veilles, les disciplines et
autres exercices et châtiments
corporels qui approchent plus
190
de la vertu que tout ce qui précède sans être cependant
la vertu elle-même; car les hypocrites peuvent faire de telles choses , et des
hommes en état de péché mortel les pratiquent souvent.
La cinquième est une
application constante à mortifier ses vices , à s'en purifier et à s'exercer
aux vertus, comme de s'humilier, de réprimer les mouvements de la colère, de
dompter la luxure et de résister aux attaques des autres vices, Toutes les
bonnes oeuvres, il est vrai , sont des exercices de vertu , puisque nulle
action ne serait bonne si elle ne se rapportait à quelque vertu ; mais autre
chose est de s'y adonner simplement à cause de Dieu , en vue de mériter le
pardon et la gloire, autre chose de se proposer
non-seulement ces motifs , mais encore d'avoir pour but d'acquérir la
vertu elle-même qui y est attachée , de se la rendre familière par l'habitude
de ses actes et de combattre le vice opposé , ce qui nous est certainement
beaucoup plus avantageux. Ainsi un homme prie uniquement pour obtenir par ce
moyen le pardon de ses péchés ou la vie éternelle; un autre désire, outre
cette intention, s'accoutumer à la prière et par là arriver à posséder la
dévotion , à goûter les douceurs célestes , à jouir avec plus d'abondance en
son âme de l'illumination de la grâce divine. La prière du premier est bonne,
elle mérite en vérité le pardon, la grâce et la gloire; cependant celle du
second, par sa seule intention , atteint plus promptement et plus complètement
l'objet de ses désirs. Il est donc de la plus haute importance, si l'on veut
s'élever à une
191
sainteté parfaite , de savoir en ses prières diriger son
intention jusque-là et d’y porter tous ses soins; car celui qui se conduit
avec prudence en ce point, acquiert les plus sublimes vertus au prix d'un
travail corporel médiocre et plus aisément qu'un autre qui se livrerait à de
plus grandes fatigues. Ainsi de deux ouvriers, l'un habile en son art et
l'autre peu expérimenté, le premier travaille avec plus de perfection, de
rapidité et moins de peine que le second.
La sixième chose, qui est
comme le noyau du fruit, est l'amour ardent de la vertu. Là est la perfection
de la vie active et le commencement bien réglé de la vie contemplative. Sans
cet amour on espère en vain arriver à la pureté de la contemplation, à s'y
établir d'une manière solide. Ainsi l'eau d'une fontaine ne saurait être
longtemps pure si le fond renferme encore des immondices et si l'on n'a eu
soin de les rejeter entièrement. De même que l'huile est tirée du noyau, de
même on tire d'une tendre affection pour la vertu les douceurs de la dévotion,
et surtout du divin amour, des désirs célestes et des joies spirituelles; et
ce sentiment est plus excellent et plus efficace que celui de la crainte ou de
la douleur.
Voilà les six jours qu'il faut
employer à accomplir l'oeuvre du salut, à se procurer les aliments de la vie ,
si l'on ne veut point tomber en défaillance dans la voie qu'on a à parcourir.
Le sixième jour il faut doubler ses provisions en unissant les bonnes oeuvres
et les pieuses affections, afin de se reposer le jour du sabbat , afin de
pouvoir, après être entièrement guéri
192
des langueurs des vices , vaquer dans tale paix profonde
à la contemplation divine , voir que le Seigneur est vraiment notre Dieu et
goûter combien il offre de délices à tous. Celui qui n'aura pas été fidèle au
sixième jour à recueillir une double provision, passera le septième à jeun, et
celui qui ne sera pas arrivé au sixième état en possédant dans sa perfection
cet amour intime des vertus, celui-là sera étranger aux douceurs du septième
état renfermé dans la jouissance délicieuse de la sagesse et la lumière de
l'intelligence. Jacob eut d'abord six enfants de Lia; c'est ensuite que Rachel
lui donna Joseph dont la beauté fut si admirable, et après sa naissance qu'il
demanda à quitter le pays où il avait séjourné et à revenir dans sa patrie
(1). L'homme doit en effet commencer par devenir parfait dans la vie active en
parcourant ces six états d'avancement, et lorsqu'il aura goûté le fruit de la
vie contemplative il désirera être délivré de son corps et être avec
Jésus-Christ dans la patrie céleste dont il a savouré les prémices en
participant à sa douceur divine.
Mais comme nous écrivons ces
lignes en faveur de ceux qui sont dans la voie du progrès, afin qu'ils sachent
combien ils ont avancé en chaque vertu ou combien ils sont encore éloignés de
la perfection, nous allons distinguer chacune de ces vertus en trois degrés
bien différents les uns des autres, car nous passerons sous silence plusieurs
degrés intermédiaires pour éviter la longueur et l'ennui. Voici l'ordre des
sept péchés
capitaux : d'abord c'est l'orgueil , qui est le
commencement de tout péché; ensuite viennent l'envie, la colère , la paresse,
l'avarice, la gourmandise et la luxure. On leur oppose les vertus dans l'ordre
suivant : à l'orgueil l'humilité, à l'envie l'amour du prochain, à la colère
la douceur, à la paresse l'amour de Dieu, à l'avarice le mépris des richesses,
à la gourmandise la sobriété, à la luxure la chasteté. Mais comme , selon
saint Grégoire (1) , toutes les vertus naissent de l'amour de Dieu, de même
que les divers rameaux d'un arbre naissent de son tronc, nous allons parler
d'abord de cette vertu comme de la mère et de la nourrice des autres, et
ensuite nous dirons quelque chose des filles à qui elle a donné le jour. C'est
elle en effet qui forme toutes les vertus, les rend saintes et les remplit de
force. Elles sont plus ou moins agréables à Dieu selon qu'elles ont reçu plus
ou moins de sa substance , semblables au rameau qui, après avoir pris
naissance du tronc de l'arbre, se nourrit encore de son sue, pour croître et
se couvrir de fruits. Les éléments sont de chaque vertu le partage des
commençants; ils ne peuvent se sauver ni plaire à Dieu sans ces éléments. Le
progrès regarde de préférence les religieux qui doivent l'emporter sur les
hommes du siècle que nous rangeons cependant au nombre de ceux qui arriveront
au salut. Que sert, en effet, de faire profession d'un genre de vie sublime,
de faire montre de perfection en son vêtement, si dans l'exercice des vertus
et la pratique des bonnes oeuvres l'on marche à côté des
194
faibles qui n'aspirent qu'à se sauver? C'est pour nous un
sujet de confusion plus grande et même une sorte de fourberie. Promettre de
grandes choses et n'en donner que de médiocres, c'est une action plus digne de
châtiment que de récompense. Quant à la perfection, elle regarde les parfaits
qui, ayant surmonté les obstacles et les embarras par lesquels les hommes
désireux d'avancer ont coutume d'être exercés , sont arrivés au sommet de la
montagne, conduits par Jésus-Christ et désirent contempler la gloire de sa
transfiguration. Cependant nul en cette vie ne saurait atteindre parfaitement
à ce faîte de la vertu ou demeurer d'une manière stable en ce degré sublime.
Si donc on parle d'hommes parfaits dans leurs voies, c'est par comparaison
avec d'autres hommes d'un rang inférieur.
La charité est une volonté
forte et bien réglée de servir Dieu, de plaire à Dieu, de jouir de Dieu. Les
mots de charité, dilection et amour de Dieu signifient une seule et même
chose; cependant saint Bernard les distingue (1). Une grande volonté pour
Dieu, dit-il, c'est l'amour; lorsqu'elle est nourrie du lait de la grâce on
l'appelle dilection , et lorsqu'elle jouit de Dieu en s'attachant à lui, c'est
la charité. Nous devons
195
aimer Dieu par-dessus toutes choses pour trois raisons :
premièrement, il est bon en lui-même, et non-seulement
il est bon, mais il est la bonté elle-même : on ne saurait rien imaginer de
meilleur que le Seigneur, et rien au monde ne peut lui être comparé. C'est de
lui que tire son excellence tout ce qui renferme quelque degré de bonté. Mais
si le bien mérite notre amour en tant que bien, le bien suprême et infini doit
donc être aimé souverainement et à l'infini, s'il était possible, en vertu de
sa bonté sans limites.
En second lieu, le Seigneur
nous a le premier témoigné son amour, et il nous a aimés plus que nous ne
saurions jamais nous aimer nous-mêmes. Il est infini , et être pour lui n'est
pas différent d'aimer, car Dieu est charité, et cependant il nous a aimés,
nous, des hommes pauvres, vils et misérables. Il nous a aimés de toute
éternité, alors que nous n'existions pas encore, que nous ne pouvions l'aimer,
alors même que nous ne le connaissions pas, que nous résistions à sa volonté
et que nous nous révoltions contre lui. Il est donc juste que nous l'aimions à
notre tour de toute l'étendue de notre être, de toute la lumière de notre
intelligence , de toute la capacité de notre volonté, afin de répondre
fidèlement et selon la faible mesure de notre possibilité à l'amour de celui
dont la grandeur est sans bornes.
Enfin nous devons aimer Dieu à
cause des effets nombreux de son amour, effets manifestés dans ses bienfaits :
ce n'est pas assez pour lui de nous aimer en son cœur, il veut nous le
témoigner au dehors.
196
La preuve de l'amour, dit saint Grégoire, se produit par
les oeuvres (1). Je ne m'étendrai point pour le moment sur ces bienfaits du
Seigneur : ce sujet m'entraînerait trop loin; j'y reviendrai dans l'occasion.
Notre amour consiste dans
notre volonté , nos oeuvres et nos affections. La volonté éclairée par la
raison se rend à ses conseils et veut le bien. Pour ne pas demeurer oisive,
elle passe à l'action en appelant à son secours toutes les facultés soumises à
son empire : les membres du corps, les sens, les pensées, et pour cela elle
les pousse au bien ou les éloigne du mal. Lorsqu'elle a agi ainsi avec
fidélité, l'affection vient la consoler comme pour la récompenser de son
travail et lui en adoucir le fardeau. Cette affection naît de l'exercice même
du bien et la grâce céleste la pénètre de sa douceur. Déjà la volonté
n'embrasse plus le bien; uniquement excitée par la lumière de la raison, elle
ne le fait plus au prix de graves fatigues; mais elle l'appelle de tous ses
désirs, elle s'y attache par l'ardeur de ses affections et elle l'aime; elle
déteste ce qui lui est opposé, elle l'a en horreur, elle le fuit, et ce qui
lui cause une aversion si vive, c'est le mal. Or, la volonté est véritablement
exempte de toute infirmité quand elle en est là, quand, dis-je, elle n'a plus
besoin d'être forcée par la lumière de son intelligence à vouloir le bien ou à
le faire, à rejeter le mal ou à l'éviter, mais qu'elle embrasse le premier
avec une affection vive et un désir ardent et n'a plus que de la haine pour le
second. C'est là la vertu, c'est aussi
197
cette âme bonne dont beaucoup de philosophes ont parlé et
que, hélas! ils n'ont point connue. La volonté suffit quelquefois sans les
oeuvres pour mériter ou se rendre coupable, lorsque l'on n'a pas le moyen ou
l'occasion d'agir. Ainsi un homme pauvre donnerait volontiers aux indigents,
mais il n'a rien; un riche est également bien disposé de cette manière, mais
personne ne se présente. La volonté de l'un et de l'autre est considérée comme
l'oeuvre elle-même. Si au contraire il y a moyen et occasion d'agir et que
l'oeuvre puisse avoir lieu, alors la volonté seule est insuffisante, car elle
est nulle lorsqu'elle peut faire ce qui convient et rie le veut pas. Vous ne
faites le bien que selon l'étendue de votre volonté, lorsqu'il vous est libre
de le faire, et si vous vous en abstenez, c'est que vous ne le voulez pas.
Les vertus semblent être en
grand nombre et différer entre elles; ainsi l'humilité est autre que la
chasteté, et la patience autre que la miséricorde. Cependant sous un certain
point de vue elles se réduisent en un même tout, non en s'unissant l'une à
l'autre, mais en demeurant l'une dans l'autre, en sorte que celui qui en
possède une peut être dit les posséder toutes en habitude sinon en action.
C'est
198
ce que l'Apôtre nous montre quand il écrit : La
charité est patiente, elle est douce et bienfaisante, elle n'est point
envieuse, elle n'agit point avec perversité, elle ne s'enfle point d'orgueil,
elle n'est point ambitieuse, elle ne cherche pas ses propres intérêts (1),
etc. De même que Dieu est le bien unique , simple et
très-parfait , le bien en qui se trouve tout bien sans réserve, et à
qui rien ne fait défaut, de même la charité est une vertu renfermant en elle
toute vertu; mais à cause de ses divers effets, de ses divers actes et
occasions de se produire au dehors , à cause des motifs qui la font s'opposer
au mal ou se porter au bien , on lui a attribué des noms différents et des
offices distincts. La vertu , selon saint Augustin , c'est l'amour bien réglé
, l'amour qui s'attache à un objet légitime et autant qu'il le doit (2). Plus
vous aimez véritablement une chose , plus vous détestez et fuyez , si vous le
pouvez , ce qui lui est opposé. Lors donc que la charité se porte à aimer
Dieu, on l'appelle amour de Dieu ; lorsqu'elle incline vers le prochain , on
la nomme amour du prochain. Si elle compatit à sa misère , c'est la
miséricorde , et si elle se réjouit de son bien , c'est la congratulation.
C'est la patience quand elle supporte l'adversité avec égalité d'âme, et la
bénignité quand elle fait du bien à ceux qui ont pour elle de la haine. Elle
s'appelle humilité quand elle ne s'élève pas vainement au-dessus d'elle-même
dans la prospérité , obéissance quand elle est soumise aux supérieurs selon
les règles de la justice, chasteté
199
quand elle a en exécration les choses honteuses ,
sobriété quand elle retranche à son corps les superfluités, pauvreté
lorsqu'elle rejette les richesses, libéralité lorsqu'elle les répand
généreusement sur les pauvres, longanimité lorsqu'elle ne se décourage point
d'attendre les biens promis , prudence lorsqu'elle discerne entre le bien et
le mal, le mieux et le pire, justice lorsqu'elle rend à chacun selon son droit
, tempérance lorsqu'elle ne se laisse pas amollir par les délices , force
lorsqu'elle n'est point effrayée par les difficultés, foi lorsqu'elle croit
les choses qu'elle doit croire , espérance lorsqu'elle espère les biens
qu'elle doit espérer. Voilà pourquoi le Saint-Esprit est dit un et multiple
(1). Il est un en lui-même et il accorde des dons divers à raison de leurs
effets distincts. Ainsi aux uns il rend la vue pénétrante , aux autres la voix
plus claire , aux autres il dégage l'ouïe, aux autres il répare le goût , aux
autres enfin il apporte toutes ces choses à la fois.
La charité, en tant qu'elle
est opposée aux sept péchés capitaux , forme sept vertus qui se divisent ,
comme nous l'avons dit , en plusieurs degrés d'avancement. Chaque vertu, en
effet, selon saint Grégoire, a son commencement, son progrès et sa perfection
(2). La semence confiée à la terre commence par germer; c'est d'abord de
l'herbe, ensuite un épi , et enfin cet épi se remplit de froment. L'herbe est
le commencement de la vertu , l'épi en est le progrès , et le grain la
perfection pleine et entière. La charité envers Dieu,
200
la mère et la nourrice de toutes les vertus, a donc trois
degrés distincts : un degré inférieur, un degré moyen et un degré supérieur;
et il en est de même des autres vertus. Cette distinction ne doit point
paraître étrange ; car si chacune des hiérarchies célestes se divise , selon
saint Denis (1), en trois branches différentes , pourquoi donc les hiérarchies
spirituelles des vertus n'admettraient-elles pas le même ordre sur la terre?
La beauté céleste ne s'est-elle pas manifestée à nos regards des divines
hauteurs , afin de porter tous nos efforts à bâtir en nous un sanctuaire au
Seigneur et à l'attirer à habiter en cette demeure élevée d'après le modèle
que nous avons contemplé sur la montagne? Mais ceux qui demeurent en la
dernière hiérarchie des vertus prendront-ils place dans le ciel à côté des
membres de la plus inférieure des hiérarchies angéliques; ceux qui tiennent le
second rang auront-ils la gloire des membres de la seconde, et ceux du premier
iront-ils s'asseoir à côté de la plus élevée de ces hiérarchies ? Nous le
saurons quand , aidés par le Seigneur, nous serons arrivés en ce séjour de
félicité. Bornons-nous pour le moment à marcher de vertu en vertu , bien
assurés que la récompense de la gloire ne sera jamais inférieure , mais
proportionnée à nos mérites. On versera dans votre sein, dit le
Seigneur, une bonne mesure, bien pressée et entassée, une mesure qui
débordera; car on se servira envers vous de la même mesure dont vous vous
serez servis envers les autres (2). En ces noces célestes on remplira du
vin de la gloire
201
toute la profondeur du vase que vous vous efforcez de
remplir ici-bas de l'eau de la justice , de cette justice qui est en
comparaison du ciel ce que l'eau est au vin le plus excellent. Un million de
mesures de l'eau d'un fleuve ou de la mer ne sauraient valoir une seule mesure
de vin exquis, si l'on veut estimer l'un et l'autre selon leur valeur.
Le premier degré de la charité
envers Dieu consiste à aimer les biens dont il nous a comblés et à en user de
façon à éviter ce qui nous est défendu et à ne préférer l'amour d'aucune
créature à l'amour de Dieu. Ainsi agissent ceux qui aiment les choses du
monde, il est vrai , mais en évitant tout péché mortel dans leur amour ou leur
désir de telles choses , en observant tout ce que le Seigneur nous a commandé
et en s'éloignant de ce qu'il nous a défendu. Si vous voulez, nous
dit-il , entrer dans la vie, c'est-à-dire si vous voulez demeurer à
l'entrée de la vie et non dans un degré plus élevé , gardez les
commandements (1).
Le second degré de la charité
peut être lorsque l'homme, agissant avec une volonté entière, avec une
affection plus abondante et plus fervente , ne se borne pas à observer les
préceptes communs dont
202
l'accomplissement est de rigueur pour le salut , mais se
porte
plein d'empressement et d'ardeur à toutes les choses de
Dieu, s'efforçant de les accomplir en soi et d'y exciter les autres et de le
désirer pour eux. C'est là le partage des bons religieux , qui
non-seulement s'attachent à suivre les
commandements de Dieu, mais encore ses conseils , et désirent imiter d'une
manière spéciale Jésus-Christ Notre-Seigneur , le
Docteur de toute justice. « Ce n'est point à vous, leur dit saint Bernard (1),
à languir au milieu des préceptes communs et à considérer uniquement ce que le
Seigneur ordonne, mais ce qu'il désire de vous, mais à reconnaître quelle est
sa volonté , ce qui est bon, ce qui est agréable à ses yeux, ce qui est
parfait. Plus vous aimez le Seigneur, plus vous devez être ardents à accomplir
ce qui lui plait , lorsque vous le pouvez, à procurer sa gloire et à éviter ce
qui l'offense et le déshonore. » L'amour de Dieu , dit également saint
Grégoire (2), n'est jamais oisif. Il opère de grandes choses s'il existe , et
s'il craint d'agir, ce n'est plus l'amour. Autant le fidèle serviteur de Dieu
déploie de diligence à ne point offenser son Seigneur en péchant, autant il
s'attriste de voir les autres le déshonorer par leurs scandales et leurs
mauvais exemples , et autant il s'efforce de les en détourner, parce que le
désordre des serviteurs devient l'opprobre de leurs maîtres. Quel serviteur
pourra souffrir sans murmure le mépris et les injures dont son maître est
l'objet, quel serviteur les excitera et s'efforcera de les accroître?
203
Celui-là ne serait plus un serviteur de Dieu , mais de
son propre ventre. Si vous servez le Seigneur selon votre volonté, il vous
récompensera selon son bon plaisir. Si , au contraire , vous le servez selon
sa volonté à lui , votre récompense sera égale à toute l'étendue de votre
désir. On usera à votre égard de la mesure dont vous aurez usé vous-même ; on
ne se bornera pas à vous donner selon cette mesure , on la dépassera , les
voeux de votre coeur seront comblés sans réserve (1).
Le troisième degré de la
charité consiste à brûler d'une telle ardeur pour Dieu, que nous soyons comme
incapables de vivre sans lui , que nous nous sentions pressés du désir de voir
notre corps se dissoudre afin d'être avec Jésus-Christ. Ceux qui en sont là
supportent la vie avec patience ou plutôt avec dégoût ; ils soupirent après la
mort alors même qu'elle devrait les atteindre à travers des tourments cruels.
Au feu d’un tel désir André embrassait amoureusement la croix , Etienne priait
pour les meurtriers qui lui ouvraient le ciel où il lui tardait d'entrer,
Laurent se moquait de ses bourreaux , Vincent provoquait ses persécuteurs,
Agnès s'avançait au supplice triomphante et pleine de joie , comme une
personne invitée à un banquet , et tous nos glorieux martyrs se réjouissaient
au milieu des tribulations et aimaient ceux qui les faisaient souffrir, comme
des hommes empressés à les mettre plus promptement en possession du bonheur.
Les amis des saints voudraient les retenir
204
longtemps sur la terre ; mais leurs ennemis s'attristent
de les voir prolonger leur existence au milieu d'eux, et ainsi ils sont dignes
de leur amour en leur souhaitant ce qu'ils aiment par-dessus toutes choses, le
bien au-dessus de tout bien, en les aidant à l'obtenir avec moins de retard et
d'une manière plus parfaite.
Rien ne saurait ici-bas
éteindre en ces hommes l'ardeur d'un tel désir, tant qu'il ne leur est pas
donné de s'abreuver sans réserve à la fontaine de vie , et la soif dont ils
sont dévorés leur fait souffrir des tourments étranges. Cependant trois sortes
de consolations spirituelles viennent comme autant de gouttes bienfaisantes
les ranimer un peu. C'est d'abord la jouissance des douceurs intérieures ;
ensuite le sacrement du corps de Jésus-Christ dont la réception a coutume
d'apporter aux âmes saintes un soulagement singulier contre les ennuis de
l'exil , car en ce sacrement elles possèdent sinon ouvertement, au moins en
réalité et d'une façon salutaire l'objet de leur amour, Jésus-Christ leur
Seigneur. Enfin ils voient se multiplier leurs fruits spirituels, ils sentent
que leurs efforts contribuent à l'avancement de leurs frères et à l'honneur de
Dieu , et ils supportent avec plus de patience les amertumes du siècle dans
l'espérance de réaliser quelques gains au profit du Seigneur. De là cette
parole de l'Epouse aux jeunes filles de sa suite : Soutenez-moi avec des
fleurs , avec les fleurs de votre vie nouvelle et exempte de péché ;
fortifiez-moi avec des fruits, avec les fruits de vos progrès et de vos
efforts pour arriver à la perfection , car je languis
205
d'amour (1), je brûle du désir de voir mon corps
se dissoudre et d'être avec mon Epoux. Ah ! qu'au moins, en attendant ce
moment , je sois consolée par la conversion des pécheurs et l'avancement des
bons : mon séjour sur la terre étrangère me deviendra plus tolérable si je le
vois fructifier pour les autres. Je serai réunie bien tard à mon Epoux, il est
vrai, mais je pourrai lui conduire avec moi une suite nombreuse. Ainsi
l'Apôtre, pressé entre le désir d'être délivré de son corps et l'avancement
des fidèles confiés à ses soins, se consolait du retard apporté à son entrée
dans la gloire par la vue de leurs progrès dans le bien (2).
L'amour du prochain naît de
l'amour de Dieu , car c'est à cause de Dieu , en Dieu et selon Dieu que le
prochain doit être aimé. A cause de Dieu , parce qu'il nous l'a commandé
lui-même : Nous avons reçu de Dieu ce commandement, dit saint Jean ,
que celui qui aime Dieu doit aussi aimer son frère (3). En Dieu ,
c'est-à-dire avec le sentiment d'amour intérieur que nous avons en aimant
Dieu. Selon Dieu , ou autrement dans les choses selon lesquelles Dieu nous
aime, et ces choses sont le salut de notre âme et notre avancement dans le
bien. Ainsi nous devons aimer le
206
prochain véritablement, avec pureté et avec ordre. Nous
devons l'aimer en vérité, et non d'une manière feinte, comme ceux dont l'amour
réside en des paroles et en vaines protestations, mais non dans les oeuvres et
la réalité. Nous devons l'aimer avec pureté et non d'un amour charnel, non
pour notre propre utilité, non par une affection naturelle, ni pour le plaisir
de trouver en lui une société selon le monde. Ces choses ne sont pas toujours
mauvaises; cependant elles sont vides de mérite si l'amour spirituel ne vient
les relever. Nous devons enfin l'aimer avec ordre , et non en vue de commettre
le mal , en vue des commodités matérielles et des avantages temporels, mais en
vue du salut éternel.
Il nous faut donc remarquer
qu'il y a un amour charnel , un amour de cupidité , un amour naturel et social
, un amour spirituel. L'amour charnel est celui qui se nourrit des choses de
la chair. L'amour de cupidité, celui qui aime à cause des présents : ainsi un
chien aime celui qui lui donne à manger. L'amour naturel est celui qui existe
entre parents et entre personnes d'une même famille ou d'une même patrie. Cet
amour nous fait aussi aimer davantage les choses que la nature a le plus
ornées de ses dons, comme les hommes doués d'une grande beauté, les objets qui
nous causent naturellement plus de plaisir, et encore ce qui sous certains
rapports a plus de ressemblance avec nous. Ainsi de deux êtres également
inconnus, notre affection embrasse l'un de préférence à l'autre, et cela
peut-être parce qu'il nous ressemble davantage
207
par sa nature. Tout animal, dit l'Ecriture,
aime son semblable, de même tout homme aime celui qui lui est proche (1).
Cet amour existe chez les bons et les méchants et même chez les brutes , et il
peut être bon et mauvais, quoiqu'il tire son origine de la nature, qui est
bonne en elle-même. Ainsi dans le cas de nécessité nous sommes tenus de venir
en aide à nos proches de préférence aux étrangers. L'amour social est celui
qui nous fait aimer plus nos connaissances, nos amis et les gens de notre
maison , que des inconnus et des étrangers. Cet amour est également
indifférent en soi ; nous le voyons chez les bons et chez les méchants. Les
premiers le tournent vers les bons, et les autres vers les méchants qu'ils
voient disposés à favoriser leurs désirs.
L'amour spirituel a pris son
nom du Saint-Esprit , d'où il tire sa source et qui est appelé l'amour du Père
et du Fils. C'est de cet amour que le Seigneur nous a fait un commandement;
lui seul est méritoire par lui-même et rend dignes de mérite , quand ils sont
gouvernés par lui , l'amour naturel et l'amour social. Il est étranger à
l'amour cupide; il le tolère et le tempère pour l'empêcher de passer les
justes bornes , car
208
cet amour cherche plutôt son propre avantage que
l'avantage de celui qu'il semble aimer. Mais il liait et fuit l'amour charnel,
il le chasse, le déteste, lui donne la mort , et jamais il n'y aura d'union
véritable entre eux : autant l'un s'accroît, autant l'autre diminue. Cet amour
charnel est toléré, sans doute , entre époux, s'il est modéré, à cause de la
vertu du sacrement; mais les hommes spirituels qui ont voué à Dieu une
continence entière doivent l'étouffer et le rejeter sans réserve, car une
tache choque plus la vue sur un vêtement d'une blancheur éclatante que sur une
étoffe grossière. Quelle société peut-il y avoir entre la lumière et les
ténèbres, quel accord entre Jésus-Christ et Bélial (1)? De là cette parole
si juste de la Sagesse : Oh! combien est belle la race chaste en l'éclat
qui l'environne. Sa mémoire est immortelle, et elle est en honneur devant Dieu
et devant les hommes (2).
Mais comme l'amour charnel a
coutume de se cacher quelquefois sous le manteau de l'amour spirituel, de même
que l'ivraie se cache sous l'apparence du froment, montrons brièvement, afin
d'aider à l'arracher du parterre fleuri de la vie religieuse, quelques-unes de
ses espèces, comme on montre des herbes nuisibles pour tenir en garde contre
elles les gens sans expérience, et faisons connaître ainsi quelle distance le
sépare de l'amour spirituel. Ce dernier amour est une noble vertu , et pour
l'empêcher de s'avilir en se mélangeant à l'amour charnel, comme le baume en
209
se confondant avec des liqueurs sans valeur , comme
certaines espèces d'un vin excellent en s'unissant à d'autres d'une qualité
fausse , il faut l'en tenir soigneusement éloigné. Votre vin a été mélangé
d'eau, dit Isaïe (1), votre amour spirituel a été vicié par l'amour
charnel. Les marchands sans conscience vendent un vin détestable sous
l'apparence d'un vin meilleur, et ils agissent de la sorte surtout avec les
hommes ignorants et les hommes déjà dans l'ivresse, qui ne savent point
distinguer entre la bonne et la mauvaise qualité. On peut à ce sujet rapporter
les paroles suivantes de l'Evangile : Tout homme sert d'abord de bon vin,
et lorsqu'on a beaucoup bu, il en sert de moindre (2). Ainsi l'amour
change souvent : d'abord il semblait bon et spirituel; mais lorsqu'il a
franchi les limites de la sobriété, il est devenu charnel. Le démon cache
adroitement le piége de la tentation jusqu'à ce que l'amour croisse et se soit
fortifié, comme on cache la glu destinée à prendre les oiseaux, et quand il
voit ceux qu'il a trompés unis par un amour inséparable, il les perce, à
l'improviste et de la manière la plus cruelle, du glaive de la concupiscence
charnelle. Il sait bien qu'ils ne sauraient se séparer. En effet, ils
préféreront plutôt se livrer à tous les vices, que de consentir à violer la
fidélité qu'ils se conservent mutuellement depuis longtemps et de renoncer aux
services qu'ils sont accoutumés à se rendre. Ils éprouvent une vive douleur
d'agir de la sorte, mais la violence de l'amour l'emporte et cette violence
amollit
210
l'énergie de leur coeur. Ainsi Dalila a énervé par ses
caresses la force indomptable de Sanson et l'a rendu semblable aux autres
hommes; elle a éloigné de lui l'esprit et alors elle l'a livré à ses ennemis
pour être enchaîné, frappé de cécité , mis en prison, condamné à tourner la
meule et être un objet de moquerie et de dérision (1). Notre ennemi ne se
laisse point vaincre par l'ennui, ni abattre par le travail et la longueur du
temps, pourvu qu'il puisse arriver à son but : il ne s'applique à rien autre
chose , il ne veut rien de plus. Sa seule occupation à toute heure est de
renverser les bons, de plonger les méchants dans un mal plus grand encore, de
les retenir dans le péché et de les empêcher de marcher dans les voies du
salut.
Voici donc le premier signe de
l'amour charnel. L'amour spirituel a coutume de se nourrir des entretiens de
l'esprit; il aime les conversations édifiantes et il a un dégoût profond pour
les plaisanteries et les discours oiseux. Les personnes éprises de l'amour
charnel, au contraire, aiment peu ce qui est spirituel et beaucoup les
inutilités; elles parlent avant tout et sans jamais se lasser de leur amour
mutuel, de la grandeur réciproque de cet amour , et bientôt les heures et les
jours ne suffisent plus à de semblables entretiens; on y consacre tous les
instants dont on peut disposer; c'est une source inépuisable de paroles.
Le second signe de cet amour
est l'insolence des mouvements et des actes, quand les personnes éprises ainsi
l'une de l'autre, se regardent avec tendresse, se
211
placent l'une proche de l'autre, se prennent par les
mains , en viennent même aux embrassements , comme nous voyons les gens du
monde le faire sous l'empire de cette passion. L'amour spirituel, au
contraire, observe une discipline aussi grande en particulier qu'en public; il
ne cherche point les endroits cachés; il les fuit, si ce n'est lorsqu'il veut
demeurer seul avec lui-même et vaquer uniquement à Dieu. L'homme guidé par cet
amour, dans ses entretiens avec d'autres, surtout avec des personnes d'un sexe
différent, veille sur ses yeux et place ses mains et tous ses membres sous la
garde de la modestie, en sorte que l'observateur le plus scrupuleux ne saurait
trouver rien à reprendre en lui.
Le troisième signe est
l'inquiétude du coeur. Quand l'objet de l'amour est absent, on pense où il
peut être, ce qu'il fait , quand il viendra , combien de temps il peut
demeurer absent, s'il a de son côté des pensées d'amour, si l'éloignement n'a
pas diminué son ardeur; on se demande pourquoi il a été si longtemps sans
donner aucune nouvelle, quel peut en être la cause, s'il est en bonne santé;
et ainsi le coeur demeure suspendu , on ne saurait prier Dieu librement, ni
méditer sur lui, ni rien faire autre chose, tant l'esprit est rempli de cet
objet. Mais s'il lui arrive d'apprendre quelque chose d'heureux, de pouvoir
échanger quelques paroles, c'est pour lui au moins une consolation. L'amour
spirituel, au contraire, ignore de tels inquiétudes; il se repose en Dieu; il
lui recommande fidèlement celui qu'il aime , lorsqu'il le juge utile et sans
212
aucune distraction importune ; il lui compatit ou prend
part à sa joie selon que la raison lui indique de le faire.
Le quatrième signe est
l'impatience , si l'objet que l'on aime semble joindre un autre avec nous en
son amour, s'il le salue avec empressement, s'il lui accorde quelques
bienfaits. On craint bientôt que l'amour pour cette personne ne l'emporte et
que l'amour envers nous ne s'attiédisse; de là des plaintes, de là la
tristesse. Mais l'amour spirituel désire voir tous les hommes partager
l'affection dont il est l'objet, et il s'en réjouit , car la charité aime à se
communiquer; plus elle se dilate , plus elle s'accroît , semblable au feu dont
l'intensité devient d'autant plus vive qu'elle reçoit des aliments plus
abondants.
Le cinquième signe est la
colère et le trouble. On s'aime à un tel degré, comme on dit vulgairement, que
la grandeur de l'amour ne permet plus alors de se pardonner mutuellement le
chagrin d'une offense. De même que cet amour désordonné a dépassé les bornes
de ce qui est permis dans ses caresses, de même il les dépasse en plongeant
dans l'agitation deux personnes éprises l'une de l'autre, surtout lorsque
l'une blesse l'autre en quelque point , lorsqu'elle ne lui accorde pas ce
qu'elle désire, lorsqu'elle semble aimer davantage une personne étrangère ;
car plus l'attachement est plein de tendresse , plus l'offense est pénible. De
là des querelles et des reproches : ce sont les bienfaits accordés , la
fidélité donnée sans réserve ; tout cela est maintenant en oubli
213
chez un ingrat. Ensuite viennent les jurements, les
engagements imprécatoires que jamais à l'avenir on n'aimera celui qui a rendu
ainsi le mal pour le bien et payé l'amour par la haine. Quelquefois même on y
ajoute les cris , les injures , les blâmes , les malédictions , les
diffamations , la manifestation des secrets , et beaucoup d'autres choses
inconvenantes , comme nous l'apprenons souvent. Mais l'amour spirituel est
pacifique et traitable ; il pardonne aisément à l'erreur et à la faiblesse du
prochain , et il le relève en esprit de douceur lorsqu'il le voit tombé par
surprise en quelque faute.
Le sixième signe de cet amour
se trouve dans les présents , les lettres de tendresse , les petits repas , la
conservation de morceaux arrachés même des lèvres , ou d'autres choses que la
personne aimée a touchées ou dont elle s'est servie. On les vénère comme des
reliques ; on les garde comme un souvenir propre à rallumer et à entretenir en
tout temps l'amour. Mais , comme dit saint Jérôme des présents réitérés , des
mouchoirs, des bandelettes , des habits, des mets goûtés , de flatteuses et
douces lettres sont autant de choses qu'un saint amour ne connaît pas.
D'innocentes prières , des instructions édifiantes et selon l'esprit , de
pieuses subventions dans le cas de nécessité , voilà les soutiens de l'amour
spirituel.
Le septième signe est la
dissimulation réciproque et désordonnée des défauts. L'amour charnel est tel
en ces personnes qu'il s'étend même à leurs défauts mutuels
214
et les entretient; elles les excusent et s'entraident
contre ceux qui veulent les reprendre et les corriger. Elles sont unies pour
le mal et elles s'aiment dans le mal , comme un voleur aime un voleur , comme
l'adultère aime son complice. L'amour spirituel , au contraire, a en
horreur les vices de tout le monde , et il les déteste d'une façon
particulière en ceux qu'il aime spécialement. Comme un père s'attriste plus
d'une difformité en son fils que dans un autre, ainsi Dieu a de la haine pour
les péchés de tous les hommes et punit cependant avec plus de sévérité ceux
qu'il découvre en ses amis les plus chers , comme nous le voyons en David dont
les fautes reçurent un châtiment si rigoureux. En effet, le Seigneur a dit :
Je reprends et je châtie ceux que j'aime (1).
Nous avons fait connaître ces
signes de l'amour charnel afin de nous précautionner contre ses atteintes, car
il se cache quelquefois sous le manteau de l'amour spirituel pour tromper les
ignorants; revenons maintenant à considérer l'amour spirituel en ses progrès
et voyons quels en sont les degrés.
Le premier degré de l'amour du
prochain semble être de ne haïr
personne, de ne désirer de mal à personne , de ne vouloir empêcher le bien
d'aucun , de
215
ne point refuser d'aider le prochain dans le cas de
nécessité ; en un mot , de ne faire et de ne souhaiter volontairement de mal à
nos frères, de leur faire et de leur souhaiter le bien qu'ils pourraient
désirer s'ils étaient dans le besoin. C'est en ces deux choses que consiste
l'accomplissement de ce précepte : Vous aimerez votre prochain comme
vous-même (1). Il signifie : Ne faites point à un autre ce que vous
seriez fâché qu'on vous fit; faites aux hommes tout ce que vous voulez qu'ils
vous fassent : en cela se trouve la Loi et les Prophètes (2). En effet,
c'est ce que nous enseignent la loi de la nature et la loi des saintes
Ecritures selon l'exposition des docteurs catholiques.
Le second degré de charité est
de se réjouir du progrès des autres et d'aimer leur bien comme le nôtre
propre, de compatir à leurs malheurs comme s'ils nous frappaient nous-mêmes,
et de regarder ce qui leur est avantageux comme s'il nous arrivait , et cela
par un sentiment d'amour. Soyez dans la joie avec ceux qui sont dans la
joie, dit l'Apôtre (3); pleurez avec ceux qui pleurent, tenez vous
toujours unis les uns aux autres dans les mimes sentiments et les mêmes
affections. — C'est encore de
sentir les biens et les maux des autres comme s'ils nous étaient propres.
Qui est faible, dit encore l'Apôtre, sans que je m'affaiblisse avec
lui? Qui est scandalisé sans que je brûle de douleur (4)? Quand le
coeur est rempli d'un tel amour, nécessairement les secours ne font point
défaut au prochain , si les circonstances permettent
216
de lui venir en aide. De même que les membres de notre
corps sont sains lorsqu'ils partagent la joie et la peine les uns des autres ,
ainsi l'on reconnaît que notre amour est véritablement guéri de
l'engourdissement de l'insensibilité quand nous savons comprendre ce qui
concerne le prochain d'après nous-mêmes. Nous sommes les membres d'un même
corps (1). Voilà pourquoi Jésus-Christ Notre-Seigneur,
de qui découle toute perfection , comme le mouvement et la vie découlent de la
tête dans les membres, regarde comme fait à lui-même tout ce qui est fait au
dernier de ses membres. Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les
miens, nous dit-il , vous me l'avez fait à moi-même (2).
La perfection de l'amour du
prochain consiste à aimer nos ennemis avec affection , à avoir pour ceux qui
nous haïssent et nous persécutent la même tendresse dont nous sommes remplis
envers ceux qui nous sont particulièrement chers , à être prêts à sacrifier
non-seulement nos biens temporels, mais encore
notre vie pour nos frères ; à agir ainsi non en vue des récompenses attachées
au martyre, mais par un désir ardent du salut du prochain. Telle fut la
charité dont Jésus-Christ nous a donné l'exemple. Il a daigné mourir pour les
pécheurs, ses ennemis, afin d'expier les péchés dont nous nous étions rendus
coupables envers lui , les péchés par lesquels nous lui avions témoigné notre
mépris. Personne, nous avait-il dit, ne peut avoir un plus grand
amour que de donner
217
sa vie pour ses amis (1). C'est de lui que les
saints ont appris une semblable charité, Ils se sont offerts à la mort pour
leurs frères; ils se sont rendus esclaves pour racheter les autres de
l'esclavage : ainsi a agi saint Paulin; pour soulager ceux qui étaient
affamés, ils se sont réduits eux-mêmes à souffrir les tortures de la faim ;
ils mit prié pieusement pour leurs meurtriers; ils se sont efforcés d'adoucir
la cruauté de leurs ennemis par leur bénignité et de vaincre le mal par le
bien. Telle fut la charité du patriarche Joseph, de Moïse , de Samuel , de
David , de Job et d'un nombre infini d'autres saints. Et en vérité ces hommes
sont vraiment sages d'avoir un semblable amour, car leurs ennemis leur
procurent cent fois plus de bien en les persécutant qu'en leur venant en aide;
ils font comme celui qui me volerait une pièce de plomb en me donnant à la
place une pièce d'or le plus pur. En quoi peut nuire un ennemi à un saint? Il
peut lui ravir par la violence, par la médisance et les persécutions,
l'honneur terrestre , les délices , les richesses , toutes choses propres à
nourrir la concupiscence de la chair. Mais les saints n'ont point d'amour pour
des biens semblables; leur perte ne saurait les contrister. S'ils aimaient les
choses du monde, s'ils éprouvaient de la douleur en les voyant s'éloigner,
l'amour de Dieu leur père ne régnerait point en eux. Lors donc que leurs
ennemis les dépouillent de pareilles choses qui leur sont à charge et
odieuses, les dons spirituels et les mérites pour le ciel se répandent en eux
avec
218
abondance. De là cette parole de David : Les jugements
du Seigneur sont véritables et pleins de justice en eux-mêmes. Ils sont plus
désirables que l'or et les pierres précieuses, et plus doux que le miel et le
rayon de miel le plus excellent (1). Celui qui fournit à un homme
l'occasion d'un gain si avantageux est donc vraiment digne de son amour. Voilà
pourquoi le Seigneur a dit (2) : Aimez vos ennemis; faites du bien à ceux
qui vous haïssent; priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, et
votre récompense sera abondante, et vous serez les enfants du Très-Haut.
Nous avons à parler maintenant
de l'humilité. Mais il faut auparavant nous souvenir que la vraie béatitude
consiste dans la connaissance de la vérité souveraine , l'amour de la bonté
suprême et la jouissance de l'éternelle félicité. Or, toutes les vertus nous
conduisent à ces trois choses , et ainsi plus un homme sera établi dans les
vertus , plus il sera capable de la divine béatitude. De même donc que la
charité nous dispose à jouir de la bonté , de même l'humilité a pour effet de
nous guider vers la vérité. Cette vertu est un abaissement volontaire de notre
esprit, abaissement
219
produit par la vue de notre propre condition , ou
autrement de notre fragilité. L'humilité, dit saint Bernard , est une vertu
par laquelle l'homme se connaissant véritablement et intimement devient vil à
ses yeux (1).
Or, deux choses nous
avertissent d'être humbles : ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas.
Ce que nous sommes, nous ne le sommes pas de nous-mêmes ni par nos propres
mérites, et ainsi nous n'avons pas lieu de nous élever, puisque tout ce qu'il
y a de bon en nous, tout ce que bous possédons d'excellent nous vient d'une
bonté et d'une puissance autres que nous. Celui-là seul doit donc être exalté
dont la grâce nous a rendus ce que mous sommes. C'est en cela que consiste
l'humilité des saints et des serviteurs de Dieu les plus sublimes : plus ils
se voient grands , plus ils s'humilient en chaque chose et s'appliquent à
rendre tout à celui de qui ils ont tout reçu. Ils se rappellent que celui-là
est un voleur, qui retient malgré la volonté du maître une partie de ce que
celui-ci a voulu lui prêter, surtout le Seigneur ayant dit lui-même : Je ne
donnerai pas ma gloire à un autre (2). Il nous fournit volontiers en ses
dons les moyens d'avancer, mais il se réserve la gloire de nos progrès.
Ce que nous ne sommes pas nous
avertit aussi de nous humilier. C'est en effet une gloire vaine et frivole de
prendre sujet de s'exalter de ce qui nous est étranger, c'est comme si un vase
de terre se vantait
220
d’être d'or pur, un nain d'être un géant ; comme si un
mendiant s'imaginait être un roi, et un éthiopien être plus blanc que la
neige. Vous dites, est-il écrit dans l'Apocalypse, je suis riche et
je ne manque de rien : et vous ne savez pas que vous êtes malheureux et
misérable, et pauvre, et aveugle et nu (1). C'est là l'humilité des
pauvres et des imparfaits qui, ayant considéré leur détresse et leur
imperfection et les comparant à la sublimité des autres, se replient sur
eux-mêmes et deviennent vils à leurs yeux en se jugeant selon la vérité. Ainsi
nous sommes des aveugles-nés et le Seigneur nous éclaire au moyen de notre
ignorance; il oint nos yeux de la boue dont nous sommes formés, afin que nous
commencions d'abord à nous connaître nous-mêmes et ensuite à nous prosterner
devant lui et à l'adorer en confessant qu'il est notre illuminateur (2).
Celui-là recouvre la vue au moyen d'un peu de boue, qui se reconnaît lui-même
et s'humilie en contemplant la fragilité de sa propre nature.
Nous devons avoir une triple
humilité. Nous devons être humbles en nous-mêmes , humbles vis-à-vis du
prochain, humbles vis-à-vis de Dieu. Nous devons
221
être humbles vis-à-vis de nous en nous méprisant par la
considération de notre propre bassesse, ou autrement nous devons examiner avec
le plus grand soin tout ce qu'il y a de méprisable en nous, soit nos défauts
naturels , soit nos autres défauts, surtout les péchés et les inclinations
vicieuses, afin de nous humilier à leur vue. En second lieu , nous devons être
humbles en nous-mêmes par notre maintien extérieur, nos mouvements corporels,
nos paroles, nos réponses où tout doit respirer l'humilité. Je m'humiliais,
dit le Prophète , comme un homme accablé de douleur et de tristesse
(1). Nous devons en dernier lieu nous exercer à remplir les services les plus
humbles, embrasser les oeuvres et les offices qui nous semblent bas et que les
autres ont en horreur et en mépris , comme de balayer la maison, de faire les
gros travaux de la communauté, de se contenter des vêtements les plus vils ,
des aliments les plus simples, etc. Je m'abaisserai encore plus que je n'ai
fait, disait David , et je me rendrai méprisable à mes propres yeux
(2).
Nous devons être humbles
vis-à-vis du prochain. Cette humilité consiste d'abord à regarder nos frères
comme meilleurs et plus dignes que nous, à ne pas
222
les mépriser ni les juger témérairement. De là cette
parole de l'Apôtre : Que chacun, par humilité, croie les autres supérieurs
à soi (1).
En second lieu , elle nous
porte à les prévenir par des marques d'honneur extérieures, comme de leur
témoigner notre respect, de les saluer, de leur céder la première place, de ne
point chercher à les abaisser, de leur obéir, d'être empressés à leur rendre
service, de leur venir en aide, de les exalter auprès des autres, de faire
valoir leurs actions, de les louer et de les prôner surtout si elles sont
bonnes, et de cacher ce qu'ils ont fait de mal, non hypocritement, mais en
toute sincérité.
En troisième lieu, cette
humilité nous fait supporter avec patience la médiocrité de leurs oeuvres,
endurer de même les offenses dont ils pourraient se rendre coupables envers
nous; elle nous empêche de leur rendre le mal pour le mal , elle nous porte à
être sans haine contre eux, à ne faire entendre ni dispute ni cris, à recevoir
leurs réprimandes sans murmurer, et à compatir plutôt à leurs misères qu'aux
nôtres propres. Pour moi, dit le Prophète, lorsqu'ils m'accablaient,
je plongeais mon âme dans l'humiliation (2).
Parmi nos frères, les uns nous
sont supérieurs, les autres égaux, les autres inférieurs. La règle que nous
venons de tracer s'applique sans réserve à nos égaux. Quant aux supérieurs,
l'Apôtre ajoute (3) : Obéissez à vos chefs et soyez-leur soumis. Obéir,
c'est accomplir les ordres des autres; leur être soumis, c'est s'abaisser
223
humblement devant eux et sans réserve, comme devant les
représentants de Dieu , mais toujours selon le Seigneur. Maintenant, voici
trois règles concernant les supérieurs eux-mêmes. La première est tirée du
livre de l'Ecclésiastique (1) : Vous a-t-on établi pour gouverner les
autres, dit le Sage, ne vous en élevez point : soyez parmi eux comme
l'un d'entre eux. La seconde est tirée de l'Epître aux
Thessaloniciens (2) : Nous
nous sommes rendus petits parmi vous, écrit l'Apôtre , comme une
nourrice qui aime tendrement ses enfants. La troisième est tirée de saint
Luc (3) : Je suis au milieu de vous, dit le Seigneur, comme celui
qui sert. Selon ces règles, le supérieur doit être parmi ses inférieurs
comme un d'entre eux , pour la nourriture, le vêtement, le travail et les
autres choses; il doit être comme un petit enfant au milieu d'eux , et parce
qu'il leur commande, ne point se croire plus saint, plus sage ou plus
estimable qu'eux, nais se regarder comme plus vil et plus lié qu'aucun d'eux ,
puisqu'il doit rendre raison pour lui-même et pour les autres. Qu'il soit
enfin parmi eux comme un serviteur appliqué à supporter et à guérir leurs
infirmités, et à précéder les autres par les bons exemples de sa vie.
224
Nous devons aussi être humbles
vis-à-vis de Dieu, et cette humilité consiste premièrement à le reconnaître
humblement pour notre Dieu , notre Maître et notre Juge; à lui obéir en tout
comme les serviteurs obéissent à leurs maîtres, à lui être soumis comme
l'oeuvre l'est à son auteur, et si nous avons péché, à faire une pénitence
prompte et proportionnée à nos fautes, satisfaire et nous corriger.
Elle consiste en second lieu à
recevoir humblement ses châtiments, à ne point murmurer lorsqu'il nous reprend
ainsi, à louer sa conduite comme pleine de justice et à nous reconnaître
clignes de toute peine, en disant : Je porterai le poids de la colère du
Seigneur, parce que j'ai péché contre lui (1).
Enfin cette humilité nous
empêche de concevoir de l'orgueil des bienfaits du Seigneur , et elle nous
fait confesser que s'il nous a aimés, s'il nous a choisis , s'il nous a
appelés, s'il nous a justifiés, s'il nous a exaltés, c'est uniquement par sa
bonté et non par nos mérites. Aussi est-ce pour nous un devoir de lui en
rendre grâces en toute simplicité et humilité , sans nous arroger aucun de ses
biens et de nous écrier avec le
225
Prophète : Ne nous donnez point, Seigneur, ne nous
donnez point la gloire : donnez-la toute entière à votre nom (1).
Nous pourrions, il est vrai,
par ce qui précède, distinguer les degrés de l'humilité, mais afin de les
faire saisir plus aisément, marquons-en trois différents, bien qu'ils soient
très-éloignés les uns des autres. Le premier
consiste à se reconnaître et se savoir une créature vile et faible , un homme
vide de bien , vicieux, pécheur et rempli de tous les défauts qu'on a
véritablement; à ne point se tromper soi-même en s'estimant plus grand que
l'on n'est , malgré les dignités dont on peut être en possession; à ne point
s'élever frivolement au-dessus de soi-même, ni insolemment au-dessus des
autres; à ne point chercher les vaines louanges des hommes ni les honneurs de
la terre, et si quelque chose de semblable attire, à se reprendre et se
châtier comme un homme qui s'est laissé tromper et en qui la vérité n'est
plus, selon cette parole du Psaume (2) : Enfants des hommes, pourquoi
aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge? Dieu est tout-puissant
: pourquoi donc nous a-t-il créés dans un degré de gloire inférieur aux anges
, si ce
226
n'est pour nous tenir dans l'humilité par cet
abaissement, nous empêcher de nous enorgueillir comme les anges déchus et
aujourd'hui des séducteurs, et nous préserver d'une chute et d'une ruine
pareilles? Si Dieu nous délivre par le baptême de toute la souillure du péché,
sans nous délivrer pendant notre vie des suites temporelles de la corruption,
n'est-ce pas afin de laisser en nous un mémorial d'humiliation qui nous porte
à nous tenir sur nos gardes et nous empêche de nous élever comme nos premiers
parents , dont l'orgueil et la transgression nous ont fait tomber dans le
péché et dans les misères auxquelles nous sommes soumis et dans celles bien
plus terribles qui nous attendent, si le Seigneur ne nous en préserve?
Le second degré peut consister
non-seulement à se connaître soi-même et à se
mépriser à cause de sa propre bassesse, mais à souffrir encore avec patience
les mépris des autres; et même parce qu'on aime la vérité et qu'on ne s'aime
pas soi-même d'un amour particulier opposé à la vérité, en ce degré on désire
être estimé des autres comme on s'estime soi-même et être considéré comme un
homme vil , plein de vices, ignoble et tel, en un mot, qu'on se connaît en
vérité, pourvu cependant qu'on croie un tel jugement sans danger pour celui
qui le porterait. De même, dit saint Grégoire (1) , que les orgueilleux
mettent leur félicité dans les honneurs, de même les humbles la placent dans
le mépris que l'on fait d'eux, car alors ils sentent que le jugement.
intérieur de leur esprit reçoit son
227
approbation des autres. L'homme est encore en ce degré
quand il s'attriste des honneurs dont il est l'objet, quand ils lui sont en
dégoût et qu'il les foule aux pieds en son coeur. Un pareil degré est bien
élevé et fort peu y arrivent, même parmi les religieux et les chrétiens les
meilleurs. Aussi ne devons-nous pas nous étonner si nous sommes si pauvres en
vertus, lorsque nous voyons si éloignée de nous l'humilité, la mère et la
gardienne des vertus. Pourquoi, en effet, Celui qui est riche en miséricorde,
le Père céleste dont la tendresse a été jusqu'à ne pas épargner son propre
Fils et à le livrer pour nous tous; pourquoi, dis-je, le Père céleste nous
laisse-t-il aussi pauvres de grâces et de vertus que s'il ne s'occupait de
nous en aucune manière? Il faut en chercher la cause dans notre paresse , qui
ne nous permet pas de demander avec instance comme nous le devrions , ou dans
notre orgueil; car si d'un côté nous prions instamment, Dieu nous voit portés
à nous enorgueillir de ses faveurs , et des bienfaits plus considérables
deviendraient pour nous l'occasion d'une ruine plus effrayante. Les bâtiments
les plus hauts ont besoin d'une base plus profonde, et un arbre élevé, s'il ne
plonge bien avant ses racines dans la terre, cédera facilement à la violence
des vents. Que celui donc qui désire arriver au sommet de la vertu, s'applique
à s'affermir sur le fondement de l'humilité : Dieu résiste aux superbes et
il donne sa grâce aux humbles (1) .
Le troisième degré existe
quand l'homme, doué
228
de grandes vertus , comblé de dons précieux et.
d'honneurs , n'en prend sujet de s'exalter ni de se flatter en aucune manière,
mais renvoie et rend tout sans réserve à Celui de qui découle tout bien. Telle
fut l'humilité de la Vierge bienheureuse lorsque, apprenant qu'elle était
choisie pour être la Mère de Dieu, elle se confessa humblement sa servante et
s'écria : Il a regardé la bassesse de sa servante (1). Telle fut
l'humilité de Jésus-Christ. Il était semblable à Dieu , il ne croyait point
que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu, et cependant il s'est
anéanti lui-même en prenant la nature et la forme d'un esclave et en se
montrant semblable aux hommes, et il a dit : Apprenez de moi que je suis
doux et humble de coeur (2). Telle est encore l'humilité des anges et des
saints dans la gloire. Ils sont remplis du bien suprême. ils sont en
possession de l'honneur souverain, et ils n'éprouvent aucun mouvement
d'orgueil. Ils sont d'autant plus humbles qu'ils sont plus élevés en Dieu.
Aussi dans l'Évangile sont-ils comparés à des brebis sur une montagne'. Ils
sont des brebis par la douceur de leur humilité, ils sont placés sur une
montagne par la hauteur de leur dignité. C'est là encore l'humilité des
parfaits : plus ils sont grands , plus ils s'humilient en tout, dans leurs
pensées, dans leurs affections. dans leurs paroles, leurs actions et tout leur
extérieur. Seigneur, dit le Prophète , mon coeur ne s'est point
gonflé d'orgueil et mes yeux ne se sont point élevés. Je n'ai point marché
d’une manière pompeuse et
229
élevée au-dessus de moi (1). Si l'homme qui n'a
point de quoi se glorifier, mais bien des raisons de se confondre, s'humilie
et se méprise, son humilité est bonne, mais elle n'est point étonnante. Si,
par exemple, le fils d'un paysan ne veut point passer pour le fils d'un roi,
il faudra louer en lui l'amour de la vérité, et non l'exalter ni surtout
trouver son humilité admirable; de même encore, si un pauvre se regarde comme
pauvre et veut être regardé comme tel des autres, il rend hommage à la vérité
, et rien en cela ne prête à l'admiration. Mais si un riche se rend semblable
aux pauvres , si celui qui est élevé n'éprouve aucun sentiment d'orgueil, si
un homme environné de gloire ne s'attribue rien de cette gloire et la renvoie
toute entière à celui qui lui a donné de la posséder, celui-là est humble; son
humilité n'est point forcée par l'évidence des faits; elle prend naissance
dans son amour de la vérité.
De la charité et de l'humilité
naît la vertu de patience, et elle nous conduit à jouir de la paix souveraine.
N'avoir à souffrir rien de fâcheux, c'est posséder la paix ; or, cela peut
avoir lieu de deux manières : en n'éprouvant rien de pénible ni de contrariant
:
230
c'est le partage des bienheureux ; et en supportant avec
courage les peines , ce qui est en ce monde le propre des âmes magnanimes, et
c'est là ce qu'on appelle la patience. Celui-là, en effet, est magnanime qui
souffre sans murmure toute affliction et ne se laisse troubler par aucune
passion. La patience considérée comme méritoire de la gloire éternelle est
donc le support volontaire et victorieux de toutes les peines. Il y a une
patience feinte, une de nécessité et une dernière de vertu. Elle est feinte
quand l'homme se montre patient dans l'adversité en vue de la gloire humaine ,
ou quand il dissimule pour un temps une injure afin de mieux s'en venger plus
tard. Celui qui dissimule les torts du prochain , dit saint Grégoire , mais en
se livrant intérieurement à la douleur et en cherchant le moment favorable
pour lui en demander compte , celui-là n'a point de patience ; seulement il en
fait parade (1).
La patience de nécessité a
lieu quand l'homme n'entreprend pas de se venger d'une injure , soit qu'il ne
le puisse , soit qu'il ne l'ose dans la crainte d'un mal plus grand ou d'une
perte considérable. Tels sont les serviteurs frappés par leurs maîtres , les
pauvres chargés de reproches par les riches, les disciples châtiés par ceux
qui les instruisent.
La patience de vertu est celle
dont saint Augustin a dit : La patience est une vertu par laquelle nous
souffrons l'adversité avec égalité d'âme, ou autrement sans nous laisser
troubler par la tristesse (2).
231
La première est vicieuse et
mérite d'être punie; la seconde est prudente et se soustrait à des malheurs
temporels; la troisième est vertueuse; elle est digne de la grâce dans le
temps présent et de la gloire dans l'éternité.
Toute peine vient de ce qu'on
nous refuse ou qu'on nous ravit un bien , l'objet de nos désirs et de notre
amour, ou de ce qu'on entreprend contre nous et qu'on nous fait souffrir des
choses qui nous inspirent de l'horreur ou nous sont nuisibles. Or, nous
pouvons réduire à cinq les choses au milieu desquelles la patience se fait
connaître et se manifeste. La première est la souffrance corporelle, la
seconde le manque de biens temporels, la troisième la perte de l'honneur, la
quatrième l'enlèvement ou la détérioration de ce qui nous est cher, la
cinquième toute perturbation de notre paix intérieure. Cette dernière chose
renferme en elle toutes les autres , bien qu'on puisse les distinguer en
particulier et les trouver les unes sans les autres, comme lorsque nous sommes
privés de quelque joie, lorsqu'une consolation peu importante ou même coupable
nous est enlevée, par exemple : la pluie ou une autre cause innocente nous
empêche de nous promener, d'accomplir selon notre désir un projet
232
arrêté. Si nous nous troublons parce que nous manquons
d'accomplir le bien, ou en vue de quelque chose de nuisible à notre salut , un
semblable trouble ne doit point être attribué à l'impatience, mais au zèle de
la justice et de la vertu , pourvu qu'il ne soit point immodéré ou indiscret.
De là cette parole de l'Apôtre aux Corinthiens : La tristesse qui est selon
Dieu produit pour le salut une pénitence stable, mais la tristesse de ce monde
produit la mort (1).
La patience est opposée
directement au vice de la colère, comme la charité envers Dieu est opposée à
la paresse, la charité envers le prochain à l'envie, l'humilité à l'orgueil.
La colère rend l'homme insensé et semblable à un furieux. La colère,
est-il écrit (2), tue
véritablement l'insensé; mais la vertu de patience fait connaître le sage
: La science de l'homme, dit Salomon (3), se manifeste par sa
patience. Ainsi ne pas se laisser agiter dans les circonstances énumérées
plus haut, c'est un signe de patience; et demeurer impassible en présence du
mal , c'est de la tiédeur ou de l'obstination. En effet, chacun doit
s'affliger pour son propre compte de ses fautes passées : c'est la vertu de
pénitence; de ses défauts présents, c'est la ferveur du bien; des dangers de
l'avenir, c'est la prudence de la crainte. Chacun doit s'affliger pour le
prochain, mais avec modération , de ses malheurs temporels, et plus
profondément de ses défauts spirituels et de tout ce qui nuit au salut de son
âme. Les supérieurs surtout sont tenus à un zèle semblable : s'ils
supportaient
233
en silence et sans les corriger de tout leur pouvoir les
vices de leurs inférieurs , une telle patience , loin de leur être méritoire
pour la gloire, leur ferait encourir la colère de Dieu ; car ce serait
favoriser les injures et les opprobres dont il est l'objet , alors qu'il est
de leur devoir de les empêcher et de les éloigner. Ainsi Héli , pour n'avoir
pas repris sévèrement ses enfants , a ressenti la colère et les châtiments du
Seigneur.
Il y a une différence sans
doute entre la patience, la force, la constance , la magnanimité , la
longanimité, la douceur et la mansuétude, comme on le peut conclure des
définitions de chacune de ces vertus; cependant on les prend souvent l'une
pour l'autre et l'on adapte assez indifféremment à l'une ce qui se dit de
l'autre. La patience est le support volontaire et dans un but honnête des
choses difficiles; la force consiste à demeurer inébranlable au milieu de
l'adversité , à garder toujours son âme égale au milieu des embarras et des
dangers; la constance à n'être ému par aucun sentiment de crainte au milieu
des affaires et des personnes les plus fâcheuses; la magnanimité , à se porter
de plein gré et selon la raison aux entreprises difficiles; la longanimité est
l'espérance toujours persévérante dans l'attente du bien; la douceur, une
vertu étrangère à toute dureté et à toute amertume de coeur ; la mansuétude ,
une tranquillité d'âme incapable de se laisser abattre par la perversité
d'aucun homme.
On pourrait encore approprier
d'une manière
234
convenable chacune de ces vertus aux divers maux auxquels
nous sommes soumis. Ainsi on peut appeler patient celui qui souffre les
douleurs avec égalité d'âme, comme Job et Tobie. Celui-là est fort que les
attaques de la tentation ne sauraient affaiblir : tel fut Joseph. Il est plein
de constance celui que les tourments et les peines trouvent indifférents :
tels furent les Machabées. Il est magnanime
l'homme qui ne tremble point de se livrer à des oeuvres élevées et difficiles
: ainsi agirent David et Jean-Baptiste. Il possède la vertu de longanimité
celui dont l'espérance ne perd rien de son ardeur au milieu d'une attente
prolongée : tel fut Abraham. Il est doux celui qui , comme Moïse, ne s'irrite
point des traits dont ses inférieurs l'accablent et ne sait point leur rendre
le mal pour le mal. Il est plein de mansuétude enfin celui qui , comme Jean
l'Evangéliste , est toujours calme en son coeur et aimable en ses manières.
Les avantages de la patience
sont nombreux : 1° elle rend plus tolérable les maux de la vie présente. Quand
l'adversité se joint à l'impatience, il en résulte un triple inconvénient :
l'homme est affligé au dehors, son agitation le remplit d'amertume
intérieurement, et sa faute produit un remords dont son coeur est rongé.
235
2° La patience est pour notre
âme une nourriture précieuse. De même que notre corps se conserve au moyen
d'aliments terrestres , ainsi notre âme s'engraisse au festin des vertus.
3° La patience est pour le
prochain un grand sujet d'édification , un sujet d'autant plus considérable
qu'il est plus rare. Nous voyons bien des hommes chastes, mortifiés, pauvres,
appliqués à l'humilité, portés à faire l'aumône , adonnés à la prière,
accoutumés à exciter les autres au bien , et d'une foi inébranlable; mais nous
en rencontrons peu remplis d'une humble patience au milieu des injures, des
médisances et des mépris. Nous nous excusons et
nous prenons notre défense pour ne point scandaliser les autres; nous
croirions être coupables si nous gardions le silence, et cependant nous sommes
bien plus répréhensibles de nous venger ainsi avec impatience et de mordre
avec aigreur ceux qui nous attaquent. Il est plus glorieux, dit saint
Grégoire, d'être les imitateurs de Dieu en souffrant l'injure en silence, que
de s'emporter en répondant à nos ennemis (1).
4° La patience nous purifie de
nos fautes passées et elle nous préserve des fautes à venir.
5° Elle accroît en nous dans
le temps présent la grâce des vertus et des dons spirituels. Vos
consolations ont rempli mon âme, dit le Prophète, à proportion du grand
nombre de douleurs dont mon coeur a été accablé (2).
6° Elle mérite une gloire
abondante dans le ciel :
236
Réjouissez-vous et tressaillez de joie, dit le
Seigneur (1), parce qu'une grande récompense vous est réservée dans le ciel.
7° Elle nous aide d'une
manière toute singulière à nous acquitter de la dette dont nous sommes
redevables à Jésus-Christ pour sa Passion , car par la patience on s'applique
véritablement à rendre à celui qui s'est chargé de nos douleurs ce qu'on a
reçu de lui. Voilà pourquoi les saints éprouvaient une joie si vive au milieu
de la tribulation; ils étaient dans l'allégresse d'avoir au moins, en
souffrant quelque chose, une occasion et un moyen de reconnaître d'une
certaine manière cette immense charité du Seigneur qui l'a porté à sacrifier
sa vie pour nous; car il n'a aucun besoin de nos biens et il ne demande pas
que nous puissions lui offrir quelque portion des richesses terrestres. Lors
donc qu'il viendra juger le monde, il montrera à tous les hommes les marques
de sa Passion , et ceux-là seront dans une confusion profonde qui n'auront
rien voulu souffrir pour lui; au contraire, ceux qui, pour son amour, auront
embrassé avec une patience inaltérable des peines nombreuses , seront
environnés d'une gloire admirable. Le Seigneur nous donne un signe spécial
d'amour quand il nous soumet à l'adversité ; il daigne nous admettre à
partager son fardeau, comme il y admit autrefois Simon le Cyrénéen, lorsqu'il
porta la croix. En voyage nous avons coutume, quand nous nous sentons
fatigués, de prier ceux en qui nous avons le
237
plus de confiance et que nous aimons d'un amour plus
spécial, de vouloir bien nous aider pendant quelque temps en se chargeant
d'une partie de nos bagages, et par là nous leur donnons une plus grande
preuve de notre amour qu'aux autres à qui nous n'osons faire une pareille
demande dans la crainte qu'ils n'acceptent pas de bon coeur. Ainsi le
Seigneur, le compagnon de voyage de tous les hommes dans le chemin de la vie
où nous marchons , le Seigneur, fatigué jusqu'à la mort des travaux de sa
Passion , cherche des coeurs disposés à lui compatir et à porter avec lui le
fardeau des tribulations auxquelles il est encore soumis en son corps
mystique, en son Eglise. Cette Passion qu'il a arrêté de souffrir à cause de
nous comme notre chef et qu'il a endurée dans la chair, cette Passion , il l'a
divisée à tous ses membres sur la terre. Et comme le Christ a dû souffrir et
entrer ainsi dans sa gloire, de même ses membres seront glorifiés s'ils
compatissent fidèlement à leur chef; ils seront les compagnons de sa
résurrection s'ils l'ont été d'abord de sa Passion. Plus l'homme aura été
semblable à Jésus-Christ par la souffrance, plus il régnera proche de lui dans
la gloire.
238
Exposons maintenant les degrés
de la patience. Le premier consiste à contenir avec effort et à réprimer les
mouvements de la colère et de l'impatience, et à les empêcher de se produire
au dehors par des paroles ou des actes illicites. Ainsi le feu s'éteint
étouffé par sa propre fumée; mais si on le laisse libre, il croît et s'étend à
tout ce qu'il rencontre d'inflammable. Or, on a coutume d'éteindre le feu de
quatre manières : en versant de l'eau dessus, en l'étouffant, en le divisant
et en lui refusant des aliments. Le feu de l'impatience s'affaiblit de même
d'abord par l'effusion de conseils prudents, comme lorsque l'homme considère
sérieusement combien son impatience lui fait de tort, combien au contraire la
patience est avantageuse. Mais comme nous avons déjà parlé plus haut de ce
moyen , je ne m'y arrêterai pas. — On l'éteint , en second lieu, en
l'étouffant, en fermant sa bouche et ses lèvres, afin que la langue ne vienne
pas à se répandre en paroles mensongères et en plaintes ridicules, afin que la
main rie se porte point à des actes de fureur. De là cette parole du Psalmiste
: Placez, Seigneur une garde à ma bouche (1). — On l'éteint par la
division, ou autrement l'homme ému par la colère
239
doit se porter à d'autres actions, se livrer à d'autres
affaires propres à absorber ses pensées et à lui faire oublier la cause de son
agitation. Ainsi, quand on éloigne les morceaux de bois les uns des autres, le
feu diminue promptement. — On l'éteint enfin en lui refusant des aliments,
comme lorsqu'on se détourne des affaires et des passions qui ont coutume
d'entretenir la colère et l'impatience. Quand il n'y aura plus de bois,
dit le Sage, le feu s'éteindra, et quand il n'y aura plus de semeurs de
rapports, les querelles s'apaiseront (1). Or, le semeur de rapports est
cette suggestion cachée qui porte l'homme à chercher sans cesse une occasion
de disputes.
Le second degré de patience
existe quand l'homme formé par une longue habitude à souffrir et à comprimer
les mouvements emportés de son coeur , a appris à ne plus s'effrayer de
l'adversité et à ne plus la craindre, mais à contempler comme d'un lieu
inattaquable ses ennemis agités contre lui et qu'il juge impuissants à lui
nuire. Or, nous nous laissons épouvanter par le malheur tant que nous aimons
quelque chose de terrestre, soit en nous, soit hors de nous, que nous
craignons de perdre, comme notre corps, nos biens, notre honneur, nos amis,
notre volonté propre. Celui qui n'a point pour ces choses un amour désordonné
, ne se réjouit pas grandement de les posséder et ne s'attriste pas beaucoup
de ce qui le concerne. En quoi donc peut vous nuire votre ennemi, pour que
vous soyez dans le trouble? S'il a contre
240
vous de la haine en son coeur, c'est un mal qui lui est
propre à lui-même et dont la douleur ne saurait vous atteindre. Bornez-vous à
demeurer en paix avec vous-même : le feu enfermé dans le sein d’un autre ne
peut vous brûler. S'il parle mal contre vous, c'est un vain bruit qui parcourt
l'air, et non une flèche dont vous puissiez être percé. Vous ririez si un
trait lancé contre vous allait se perdre inutilement dans l'espace sans vous
toucher; faites de même à l'égard des paroles de malédiction. Un chien aboie
contre vous, et vous passez en souriant. Si votre ennemi a médit de vous en
votre absence, ne vous troublez point pour cela : il s'est blessé lui-même,
mais il n'a pu vous nuire. Il s'est montré un envieux et un détracteur; les
hommes intelligents le méprisent et l'ont en aversion, et ainsi il vous a
vengé lui-même de ses injures. Gardez donc le silence, et d'autres combattront
pour vous et le Seigneur brisera votre adversaire. Si au contraire vous
commencez à répondre à ses attaques, ceux qui d'abord vous avaient compati,
deviendront simples spectateurs; ils se borneront à vous regarder comme on
regarde deux coqs animés l'un contre l'autre, ils vous mépriseront tous deux,
ils concevront de l'aversion pour vous , ils vous accuseront d'impatience et
d'envie. Si donc vous appréhendez que l'on n'ajoute foi à votre détracteur,
souffrez avec humilité et votre patience dissipera les soupçons, ou elle
changera les sentiments formés sur votre compte dans le coeur des autres. Si
votre coeur à vous-même se sent brûlé intérieurement du feu de
241
la l'ancolie, sachez le comprimer en vue des avantages à
venir, semblable au malade qui se laisse brûler ou couper une plaie et se
soumet à une douleur passagère dans l'espérance de recouvrer la santé. De même
que nous sommes forcés de subir les morsures de puces et autres insectes
semblables, de même nous devons souffrir avec patience les piqûres de vils
détracteurs. L'homme avide d'honneur ne saurait sans envie entendre louer les
bons. Il ne petit recevoir de pareils éloges et il souffre d'être dans la
confusion. Il voudrait, pour se consoler, avoir des compagnons de sa misère.
Voilà pourquoi il médit des autres. Ainsi celui dont les traits sont difformes
désirerait voir tous les autres semblables à lui. — On apprend encore, en se
servant des divers remèdes dont nous avons parlé jusqu'ici, et surtout par
l'habitude de souffrir de telles choses, on apprend, dis-je, à supporter avec
patience les douleurs corporelles, la perte des biens, les offenses et les
confusions de la part des ennemis. C'est à peine si en cette vie il peut se
rencontrer une tribulation que l'habitude et la pratique de la patience ne
rendent plus légère, selon cet avis : Ce que vous supportez mal,
accoutumez-vous-y et vous le supporterez aisément ensuite. Or, en ce degré,
l'homme ne se réjouit pas encore de l'adversité; il l'endure et se tait.
Le troisième degré de patience
consiste à trouver sa joie dans les tribulations, à s'en glorifier
lorsqu'elles sont présentes , à les désirer quand elles manquent. Ainsi un
soldat nouvellement engagé , mais plein
242
d'une noble ardeur et désireux de la renommée, est au
comble du bonheur lorsque l'occasion se présente d'exercer sa bravoure contre
un adversaire illustre. Qui me donnera que ma demande s'accomplisse,
s'écrie Job, que Dieu m'accorde ce que j'attends? Je désire,
puisqu'il a commencé à me réduire en poudre, qu'il achève, qu'il ne retienne
plus sa main, qu'il me retranche jusqu'à la racine et que, dans les
douleurs dont il m'accablera, il me reste pour consolation de le voir ne pas
m'épargner (1). — Je me plais en mes infirmités, écrit l'Apôtre, dans
les outrages , les privations, les persécutions, les afflictions douloureuses
pour Jésus-Christ (2). — Ceux-là, dit Moïse, immoleront des
victimes de justice, qui suceront comme le lait les flots envahissants de la
mer (3), et qui , au milieu de l'amertume toujours croissante de chaque
adversité, seront dans l'allégresse comme s'il leur était donné de se
désaltérer du lait des consolations. Ceux-là immoleront véritablement des
victimes de justice; car, selon saint Grégoire, il y a un mérite bien plus
grand à souffrir l'affliction avec patience, qu'à se fatiguer dans l'exercice
des bonnes oeuvres. Celui donc qui, par le désir de se rendre agréable à Dieu,
s'inflige à soi-même des mortifications en châtiant son corps et en pénétrant
son coeur d'amertume et de repentir, celui-là, dis-je, pourquoi n'aurait-il
plus la même volonté lorsqu'une autre lui offre l'occasion de souffrir et par
conséquent d'affliger son corps et d'humilier son âme, puisqu'il y a un mérite
243
sans comparaison plus abondant à souffrir avec patience
de telles peines de la part d'un autre que de soi-même? Et l'homme qui se juge
vil et vraiment répréhensible, pourquoi murmurerait-il quand un autre porte de
lui un jugement semblable? Le jugement le plus à redouter n'est-il pas le
nôtre après celui de Dieu? Notre conscience, au tribunal suprême, pèsera plus
lourdement que la manière de voir de tous les hommes. C'est donc en ce dernier
degré qu'on découvre combien la vertu parfaite est rare. La vraie humilité est
aussi heureuse d'être humiliée par les autres que par soi-même, et la vraie
patience supporte avec autant de bonne volonté, pour ce qui la concerne, les
afflictions du dehors que celles qu'elle pourrait s'infliger de plein gré.
Comme l'obéissance naît de la
charité, de l'humilité et de la patience, disons brièvement , pour
l'édification de nos frères, quelque chose de cette vertu : elle est
souverainement utile et nécessaire en toute maison religieuse. L'obéissance
est donc une soumission de sa volonté propre à la volonté d'un supérieur dans
ce qui est licite et conforme à l'honnêteté. Nous devons obéir à Dieu seul à
cause de lui-même , car nous sommes ses serviteurs selon toute l'étendue
244
de ce mot, et à la créature raisonnable comme tenant la
place de Dieu , qu'elle soit un homme ou un ange, dans les choses que Dieu
exige de nous et qui nous conduisent à lui.
Il y a une triple raison de
cette obéissance. 1° Dieu étend , il est vrai , son empire de telle sorte sur
toutes les créatures en général et sur chacune en particulier, qu'elles
reçoivent de lui seul tout ce qu'elles sont, tout ce qu'elles possèdent, tout
ce qu'elles peuvent; cependant les créatures les plus rapprochées de lui , non
par les lieux , mais par la ressemblance, participent plus abondamment à sa
plénitude que les créatures d'un rang moindre, et celles qui les approchent à
leur tour ressentent leur influence. Il en est ainsi de degré en degré
jusqu'au dernier rang des êtres, en sorte que les inférieures sont soumises
aux supérieures , que celles-ci gouvernent les autres et leur commandent , les
plus élevées à celles d'un rang moyen, et celles d'un rang moyen aux
dernières. Ainsi les anges du rang le plus haut exercent leur domination sur
les anges d'un degré inférieur; ce qui est céleste l'exerce sur ce qui est
terrestre , et la créature douée de raison sur la créature irraisonnable.
245
Faisons l'homme à notre image, dit le Seigneur, et
qu'il commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la
terre (1). Que toute âme, dit également l'Apôtre , soit soumise
aux puissances supérieures (2). La nature divine est si élevée et
tellement séparée de tout être créé, que les créatures du rang le plus bas ne
peuvent soutenir ou recevoir son action que par des agents intermédiaires:
Dieu est immuable en lui-même et il donne à tout le mouvement; il gouverne
tout d'une manière ineffable, en sorte que rien n'est plus présent que lui en
toutes choses et rien n'est plus incompréhensible.
2° Il n'a pas été donné encore
à tous les hommes de pouvoir être instruits par Dieu même. Si donc les
ignorants veulent ne point s'écarter de la voie divine, par laquelle ils
doivent nécessairement marcher pour arriver à la gloire , il leur faut suivre
la direction de ceux qui sont chargés de les instruire. Ainsi l'aveugle donne
la main à son guide afin de ne pas tomber, de ne pas se heurter ou de ne pas
s'écarter de son chemin.
3° L'homme en péchant n'a
point voulu demeurer soumis à Dieu, et ainsi il a perdu la grâce en se livrant
à l'orgueil. Il doit donc satisfaire sa justice en se soumettant à un homme à
cause de Dieu , et se rendre digne par son humilité de recouvrer la grâce
qu'il a perdue. Plus l'humiliation sera profonde , sincère et prompte, plus le
recouvrement de la grâce sera facile et la récompense glorieuse. La grandeur
de l'humiliation
246
se juge par la difficulté de l'oeuvre imposée; la
sincérité par la simplicité de l'intention et la promptitude par l'ardeur de
l'action.
Il y a trois sortes
d'obéissances : la première de nécessité, la seconde de cupidité, et la
troisième de charité. Celui-là obéit par nécessité, qui le fait à
contre-coeur et rentrerait volontiers en
possession de sa liberté s'il le pouvait ou s'il l'osait. Telle est
l'obéissance de l'âne, du serviteur pervers, etc. Il y a obéissance de
cupidité quand, dans l'accomplissement de l'oeuvre imposée, on se propose une
récompense terrestre, un avantage corporel , une consolation extérieure. Ainsi
obéissent le chien, l'épervier, le mercenaire, etc. Mais plus l'obéissance a
pour Principe les consolations ou les avantages terrestres, moins elle a de
mérite devant Dieu. La première sorte d'obéissance a pour but de se soustraire
à la peine qu'elle redoute si elle refuse d'agir; la seconde l'espérance
d'arriver à obtenir l'objet de ses voeux , comme un présent, etc.
L'obéissance de charité a lieu
quand on se soumet par amour pour Dieu à cause de Dieu , et à cause aussi de
la récompense divine, en prenant le nom de charité dans un sens large où la
crainte de la peine,
247
le désir de la gloire céleste et le sentiment de l'amour
se trouvent compris. La première de ces choses est le partage des commençants;
la seconde, des hommes dans le progrès; la troisième, des parfaits.
On distingue encore cette
vertu d'une autre manière. Il y a une obéissance générale, une autre plus
générale et une autre sans réserve et universelle. De même il y en a une
spéciale , une autre plus spéciale encore et une troisième
tout-à-fait spéciale. L'obéissance générale est
celle par laquelle tous les fidèles dans l'Eglise sont tenus communément
d'obéir à leurs supérieurs , c'est-à-dire au Pape, aux Evêques et aux
Pasteurs, dans les choses ordonnées par les canons et les lois promulguées
pour tous les hommes. L'obéissance plus générale est celle en vertu de
laquelle toute créature jouissant de la raison est obligée , en faisant usage
de sa liberté, de conformer sa volonté propre à la volonté de son auteur.
Ainsi ont dû obéir l'homme et l'ange. L'obéissance sans réserve et universelle
est celle par laquelle toute créature obéit à son Créateur, soit par un
mouvement propre de sa nature, comme les êtres privés de raison , soit par
l'impulsion d'une puissance supérieure , comme les démons et les âmes
perverses, dont la volonté est bien quelquefois opposée à la volonté de Dieu,
mais qui ne peuvent cependant que ce que Dieu veut.
L'obéissance spéciale est
celle par laquelle les clercs en particulier sont tenus d'obéir à leurs
prélats dans les choses concernant leur office et se rapportant à l'ordre
clérical , comme de vivre dans la continence ,
248
de porter la tonsure et autres points statués dans les
canons. L'obéissance plus spéciale est celle par laquelle une personne
s'oblige, par un choix de sa volonté envers une personne déterminée ou un
ordre religieux , à des observances limitées selon l'intention de celle qui
s'engage , comme par exemple : Je promets d'obéir en ces choses et non en
d'autres; pendant ce temps et non au-delà; ou encore dans les points
déterminés par la règle et non point en dehors. Enfin l'obéissance
tout-à-fait spéciale est celle par laquelle un
homme s'engage à obéir sans exception à tout ce qui n'est point opposé au
salut de son âme , ni à telle règle en particulier. Cette obéissance comprend
la règle elle-même et ton t ce qui est commandé d'ailleurs; elle s'oblige à
toutes les bonnes oeuvres non contraires à la raison et au pouvoir des
supérieurs d'imposer. Au reste, personne ne peut être forcé à l'impossible ni
à des actions irraisonnables, non plus qu'à ce qui est illicite.
Les degrés de l'obéissance,
quant aux choses auxquelles elle s'étend, peuvent être aisément compris par ce
qui précède : obéissance aux préceptes , obéissance à tout acte possible. Mais
il nous faut examiner brièvement les degrés de cette vertu quant
249
aux dispositions de celui qui obéit. Plus un homme
s'élève dans l'obéissance, plus il se rend agréable à Dieu et plus aussi toute
créature est prompte et empressée à accomplir sa volonté.
Le degré le plus bas de
l'obéissance consiste à obéir par la crainte des supplices éternels. Ainsi
agissent ceux qui se soumettent à leurs supérieurs dans les choses de
précepte, et se montrent tièdes et négligents dans tout le reste, à moins
toutefois que l'habitude générale ne les y force, que la honte des hommes ou
l'appréhension d'un châtiment temporel ne les y entraîne. C'est assez pour de
tels hommes de ne point tomber dans le péché mortel en désobéissant et de ne
point encourir la damnation. Une telle disposition est
très-dangereuse pour ceux qui ont embrassé la vie religieuse; car avant
d'avoir discuté s'ils sont tenus à accomplir les divers ordres de leurs
supérieurs, peut-être sont-ils déjà tombés dans les piéges d'une désobéissance
mortelle , semblables en cela aux hommes qui s'approchent trop d'un précipice,
et, en examinant avec imprudence ses profondeurs, s'y laissent entraîner
tout-à-coup. C'est une folie d'entreprendre de
disputer avec Dieu , comme si nous voulions le convaincre qu'il ne doit point
regarder tel acte comme une faute mortelle, parce que nous en jugeons
autrement. Le jugement de Dieu est la règle de son infaillible justice ; notre
opinion , au contraire, que nous appelons notre conscience, est pleine de
recoins ténébreux. Le rayon du soleil ne se replie jamais en semblables lieux
, mais il a coutume
250
d'aller droit à son but et d'éclairer tous les objets
soumis à son action. Ainsi doit-il en être de nous dans la pratique de
l'obéissance, qu'une chose nous paraisse commandée ou non; ne faisons jamais
cette exception que nous ne voulons point y être obligés quand elle ne nous
est pas imposée par ces mots : Je vous l'ordonne , ou en vertu de
l'obéissance. Un religieux bien obéissant doit montrer autant d'empressement à
exécuter ce qui lui est imposé simplement, lorsqu'il sait que telle est la
volonté de son supérieur, que si celui-ci ajoutait, : Je vous le commande, je
l'ordonne au nom de l'obéissance.
Le second degré de cette vertu
consiste à accomplir volontairement les ordres reçus plutôt par l'espoir de la
récompense que par la crainte des tourments. En ce degré l'homme ne dispute
pas s'il est tenu ou non à obéir; peu lui importe : il sait qu'il acquiert des
mérites pourvu que le mal ne lui soit pas commandé, alors même que la volonté
de son supérieur ne serait pas droite, comme par exemple s'il lui imposait
certains actes par haine contre lui , afin de le tourmenter; ou bien si le
supérieur se proposait son propre avantage et non celui de son subordonné. Et
même non-seulement une pareille manière d'agir ne
saurait nuire à celui qui obéit , nais elle lui procure un double avantage :
le mérite de l'obéissance et celui de la patience. De même que la bonne
intention du supérieur et l'utilité de la chose commandée tournent au
détriment de l'homme désobéissant, ainsi l'indiscrétion du même supérieur et
ses ordres
251
inconsidérés, pourvu qu'ils ne soient point contraires à
la loi de Dieu, sont profitables au véritable obéissant. Si dans sa colère
quelqu'un saisissant une poignée d'argent pour une pierre, la jetait dans le
sein d'un pauvre , celui-ci ne s'indignerait pas d'une semblable colère ; mais
il se réjouirait de posséder un argent acquis de la sorte.
Le troisième degré consiste à
obéir par le seul amour de Dieu, non-seulement
avec une volonté entière, mais
encore avec joie; non-seulement dans les choses
faciles, mais encore dans les choses difficiles et pénibles et même
jusqu'à la mort. Ainsi Jésus-Christ est devenu obéissant pour nous jusqu'à la
mort et la mort de la croix. Que les serviteurs de Dieu rougissent donc
d'obéir à un tel Seigneur en vue du royaume céleste avec la lâcheté que nous
remarquons en plusieurs. Voyez avec quelle patience les serviteurs des princes
et des grands supportent à la guerre pour un prix médiocre et une récompense
incertaine des fatigues sans nombre, des dangers, des privations de toutes
sortes, et même des injures et des coups de la part de leurs maîtres; comment
ils se soumettent avec empressement à de longs voyages pour leurs services.
Ils ne renvoient pas au lendemain; ils n'apportent point la négligence la plus
légère dans l'exécution de leurs ordres; ils ne prétextent ni la difficulté ni
les périls du chemin; ils ne conviennent pas à l'avance d'un prix pour tel
travail ; mais ils agissent incertains de la récompense , uniquement appuyés sur l'espérance et en se glorifiant
252
d'avoir été choisis de préférence aux autres serviteurs
de la maison. Voyez avec quelle attention ils observent en quoi ils peuvent
servir leurs maîtres et leur être agréables : à peine ont-ils reçu leurs
ordres, à peine ont-ils remarqué le moindre signe de leurs yeux qu'ils
s'élancent et se précipitent afin de répondre à leurs désirs. Remarquez avec
combien d’avidité ils écoutent ce qui peut leur plaire , ce qu'ils peuvent
vouloir. Sans doute l'obéissance des serviteurs de Dieu tire sa perfection
intérieure de l'intensité de l'amour; mais quant à ses effets, celui-là semble
plus parfait qui montre à accomplir tous les ordres de son supérieur le même
empressement et le même courage que nous admirons dans les serviteurs des
grands. Ainsi nous lisons dans la vie de saint
François que ses premiers compagnons étaient
non-seulement prompts à accomplir les ordres reçus
de leur bienheureux Père, mais qu'ils s'appliquaient avec le plus grand soin à
prévenir ses moindres désirs aussitôt qu'un faible indice les leur faisait
connaître, et c'est de la sorte que lui-même les avait formés à l'obéissance.
Inspiré par cette vertu, Abraham a obéi non-seulement
en sortant de sou pays et en demeurant voyageur sur une terre étrangère , mais
encore en se montrant prêt à immoler Isaac , son fils (1). De même les apôtres
, les martyrs et les autres saints se sont exposés à des travaux sans nombre,
aux dangers, aux persécutions et enfin à la mort pour Jésus-Christ, selon que
le Seigneur l'avait annoncé d'une manière si spéciale quand il
253
dit : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se
renonce soi-même, qu'il se charge de sa croix et me suive (1). Qu'il se
renonce donc , celui qui refuse de s'appartenir à l'avenir et se soumet à la
volonté d'un autre à cause de Jésus-Christ; qu'il se souvienne que le Seigneur
n'est pas venu faire sa volonté propre , mais la volonté de son Père (2).
Le mépris des richesses est
opposé à l'amour des biens temporels. On donne quelquefois à un tel mépris le
nom de pauvreté d'esprit. Il y a des hommes pauvres en réalité et non d’esprit
, comme les indigents dans le monde : ils seraient heureux d'arriver à la
fortune, mais ils ne le peuvent. D'autres sont pauvres en esprit et non en
réalité , comme ceux qui possèdent des richesses non par affection pour elles
, mais par amour pour Dieu , afin d'étendre son culte et de défendre ses
pauvres, ou par amour pour Jésus-Christ , afin de soulager les besoins du
prochain : tels furent Abraham, David, Job, Loth, Josias et autres. Ceux-là
sont encore pauvres d'esprit qui acceptent des dignités et des gouvernements
par obéissance , comme le pape saint Grégoire et d'autres saints évêques. Ils
avaient choisi d'être pauvres; mais par l'ordre du Ciel il en
254
arriva autrement. Ils furent établis de préférence à
d'autres pour être les princes de la terre et les dispensateurs des biens de
l'Eglise. Cependant ils ne renoncèrent pas à leur dessein d'observer la
pauvreté, et cette vertu fut d'autant plus cligne lie louange en eux que les
richesses ne purent les séparer de son amour. — D'autres enfin sont pauvres
d'esprit et de biens; ils n'ont rien et ne veulent rien avoir, alors qu'ils le
pourraient aisément et sans péché. Ces hommes sont d'autant plus heureux
qu'ils sont plus éloignés des piéges de la cupidité. Ils sont de deux sortes :
les premiers ne possèdent rien et font de nécessité vertu , en renonçant
ii la volonté d'avoir quand même ils le
pourraient. Les seconds ont pu avoir les richesses de ce monde , ou même ils
les ont eues; nuis ils les ont rejetées et ils renoncent à les avoir désormais
à cause de Dieu.
Il y a un double mépris des
richesses. Le premier consiste à les répandre libéralement sur les pauvres en
pratiquant les oeuvres de miséricorde , et à les consacrer généreusement au
culte de Dieu. Ainsi ont agi les rois saints et d'autres riches qui ont fourni
aux besoins d'une foule d'indigents et édifié des monastères et des églises.
Le second réside dans le mépris parfait
255
des richesses, comme firent les saints en
pratiquant la mendicité et en
souffrant le manque de tout. Ainsi vécurent notre père saint
François , saint Dominique et autres
imitateurs de Jésus-Christ épris du désir de la perfection évangélique
renfermée en cette parole du Sauveur : Si vous voulez être parfait, allez
et vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres (1).
Quatre raisons nous portent à
conseiller le mépris des richesses. La première, c'est que leur amour nous
éloigne de l'amour de Dieu et du désir de la céleste patrie, selon cette
parole de la vérité elle-même : Personne ne peut servir Dieu et l'argent
(2) . Les richesses sont tirées des profondeurs de la terre, et par leur poids
elles nous entraînent vers ce qu'il y a de plus bas sur cette terre , dans les
abîmes de l'enfer. Voilà pourquoi l'Apôtre a dit : Ceux qui veulent devenir
riches tombent dans la tentation et dans le piége du démon, et en divers
désirs inutiles et pernicieux qui précipitent les hommes dans la mort et la
perdition (3).
La seconde raison , c'est que
les richesses retardent nos progrès dans la vertu. De même qu'un homme
256
chargé d'un lourd fardeau ne saurait courir bien vite, de
même l'homme en proie aux sollicitudes mondaines est impuissant à faire des
progrès rapides dans la vie spirituelle. Si donc vous voulez marcher d'un pas
rapide vers la patrie , si vous désirez n'être point retenu au milieu des
embûches tendues par les chasseurs, ne pas être saisi durant le voyage, ne pas
retomber dans l'esclavage auquel vous avez échappé, n'être pas jeté de nouveau
dans les fers, bannissez l'avarice , retirez votre pied de la cupidité
entraînante des choses terrestres. Si les Juifs étaient lents à sortir de
Babylone et à revenir à Jérusalem, c'est qu'ils avaient des enfants et des
épouses, c'est qu'ils avaient acquis des biens dans la terre étrangère. Ainsi
les religieux n'ont plus que des soupirs affaiblis pour le ciel quand ils ont
commencé à étendre leurs possessions en ce monde.
La troisième raison d'un tel
mépris , c'est le mérite plus abondant qui en résulte pour nous. Moins vous
vous laisserez attirer vers les richesses temporelles , plus les richesses
célestes vous seront données avec profusion dans la gloire éternelle. En effet
, il est écrit : Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des
cieux leur appartient (1). Aussi le Fils de Dieu afin de nous donner
l'exemple de la perfection n'a-t-il voulu rien posséder ici-bas : ni champs ,
ni maisons , ni revenu ; il s'est contenté d’un vêtement , et encore avant de
monter sur la croix a-t-il permis qu'on le lui enlevât, pour nous apprendre
que renoncer
257
à tout ne consiste pas seulement à ne vouloir rien avoir
en propre , mais à tout donner de grand coeur aux pauvres , à souffrir avec
patience la perte de nos biens , s'ils nous sont enlevés avec violence. Et
même souvent il y a plus de mérite à supporter une telle perte, qu'à tout
distribuer aux pauvres, car il est plus rare de voir se soumettre avec une âme
égale à des traitements si indignes qu'il ne l'est de se porter au bien de son
propre mouvement. Or, comme les hommes vertueux doivent posséder les biens de
ce monde uniquement ou avant tout pour faire du bien et les employer à
acquérir la gloire éternelle ; comme même ils cesseraient d'être vertueux
s'ils n'avaient un but pieux dans la recherche de ces biens et s'ils
n'aimaient point la créature en vue du Créateur, il leur faut donc se réjouir
lorsque des revers les privent de leur fortune , comme s'ils l'avaient
employée en saintes dépenses , bien persuadés que le malheur accepté avec une
patience semblable produira pour le ciel des fruits aussi abondants que les
aumônes les plus charitables. Ainsi le marchand aime d'un même amour les
marchandises dont il espère un gain égal. Chercher les richesses pour en faire
un usage pervers, pour les consacrer aux vanités, aux plaisirs sensuels, aux
concupiscences des yeux , c'est une impiété , c'est employer le bienfait de
notre Créateur généreux à déverser sur lui-même le mépris et l'outrage. Les
poursuivre avec ardeur pour les garder accumulées en sa maison , c'est une
folie : autant vaudrait un monceau de pierres , si l'or et l'argent doivent
demeurer inutiles.
258
Le quatrième motif , c'est que
les biens temporels sont réellement
méprisables à plusieurs titres. D'abord leur nature les rend tels. Qu'y a-t-il
, en effet , parmi tous les éléments , de plus ignoble que la terre?
Ils sont ensuite d'une faible nécessité. Une nourriture
modique , le vêtement et un toit , c'est assez pour les besoins de l'homme ;
tout le reste est superflu. — Ces biens sont nuisibles à beaucoup et
l'occasion de leur damnation éternelle. Ils exposent à l'envie, et elle
emploie les moyens les plus divers pour les ravir à leurs possesseurs. — On ne
les acquiert et on ne les conserve qu'au prix de grands travaux et de
nombreuses sollicitudes , si ce n'est au péril de la vie. — Ils ne sauraient
rassasier nos désirs , et plus ils sont considérables , plus ils irritent
notre soif. — Ils sont communs aux bons et aux méchants , et ainsi leur
abondance ne rend pas plus heureux ; souvent même elle plonge dans une
amertume plus profonde, car elle est la cause de bien des maux. — Ils ne
doivent point demeurer longtemps avec l'homme. Quand même il les conserverait
toute sa vie , la mort l’en séparera , et il ne peut rien emporter des choses
de ce inonde que les mérites acquis ici-bas par un saint usage de ces mêmes
choses. Le sage doit donc faire peu de cas de ce qui est aussi vil , peu
s'agiter pour des biens d'une utilité si médiocre, fuir ce qui est si
pernicieux répandre libéralement ce qui, conservé tombe en ruine, et distribué
en aumônes porte des fruits nombreux.
259
Le premier degré du mépris des
richesses, c'est de ne vouloir posséder injustement aucun bien , soit qu'on
l'ait acquis par soi-même, soit qu'il nous ait été donné ou laissé par les
autres; de rendre à tous selon son pouvoir ce qui leur est dû , de faire
l'aumône de ses biens légitimes , de ne point en abuser pour se livrer aux
péchés de l'orgueil , de l'impureté , de la gourmandise , etc. Un homme peut
posséder injustement de trois manières : d'abord en acquérant par lui-même à
un titre nul, peu importe comment; ensuite en recevant ou en achetant
sciemment d'un autre un objet sur lequel le vendeur ou le donataire n'a aucun
droit ; et enfin en causant aux autres un tort injuste , quand même il n'en
retirerait rien pour lui-même. Or, je suis tenu de restituer au prochain selon
toute l'étendue de ses droits et la nullité des miens. C'est pourquoi
lorsqu'on doit plus à une personne connue qu'on ne possède, si l'on fait
gratuitement à une autre des présents propres à nous empêcher de payer, cette
dernière est obligée de rendre tout ce qu'elle a reçu , car celui qui a donné
l'a fait en se servant du bien du prochain.
Le second degré, c'est de ne
souffrir rien de superflu, mais de se contenter du pur nécessaire dans la
nourriture,
260
les vêtements , le logement , le ménage , les serviteurs
, de faire part du reste aux pauvres , ou de ne pas accepter ce qui est offert
, et de ne point acquérir au-delà de ses besoins. Donnez l'aumône de ce qui
vous reste, dit le Seigneur, et toutes choses seront pures pour vous
(1). Ainsi les moines de l'Egypte et d'ailleurs prenaient sur leur travail la
nourriture et le vêtement, et distribuaient le surplus aux pauvres , selon
cette parole de l'Apôtre : Ayant de quoi nous nourrir et de quoi nous
couvrir, nous devons nous en contenter (2). Mais pour ne point dépasser
les bornes en ce point, il faut nous souvenir qu'il y a une double suffisance
: l'une de rigueur et de miséricorde, et l'autre de concupiscence. La première
est celle qui se borne à sustenter le corps et à le rendre capable de servir
Dieu. La nature elle-même nous l'enseigne. Nous voyons les animaux privés de
raison s'y conformer, et même les plantes se contentent des sucs dont elles
ont besoin et ne demandent rien de plus. Mais la suffisance de concupiscence
dépasse la mesure naturelle et ne connaît de limites que l'impossibilité: elle
ne renonce qu'à ce qu'elle n'a plus l'espoir d'obtenir. Le riche avare de
l'Evangile voyant ses récoltes abondantes ne dit pas : « Je suis riche et rien
ne me manque ; je n'ai plus rien à désirer , car je ne sais où loger mes
richesses ; » mais il pense à détruire ses anciens greniers et à en faire de
plus grands (3). Ces premiers greniers sont les besoins rigoureux de notre
corps; il faut peu de chose pour les remplir ; mais
261
l'avare les détruit , il lui en faut de plus
considérables pour sa concupiscence et ses superfluités , et ceux-là ne se
remplissent jamais. Lorsqu'il commence à avoir des provisions nombreuses , il
se dispose à en amasser de plus considérables encore; ce qu'il a est
insuffisant s'il ne l'augmente de jour en jour ; et ainsi il marche sans
s'arrêter. Le coeur de l'avare est comme un abîme sans fond : plus on lui
donne, plus il engloutit , et jamais il ne semble se remplir. L'avare,
dit l'Ecriture, n'a jamais assez d'argent (1).
Le troisième degré est de ne
vouloir rien posséder en ce monde et de se soumettre pour Dieu à de grandes
privations en tous ses besoins. C'est là le remède le plus efficace contre
l'avarice. Semblable à un feu dévorant , ce vice ne dit jamais : c'est assez ;
et ainsi l'on ne saurait mieux l'éteindre qu'en lui retranchant sans réserve
l'aliment des biens temporels. Jésus-Christ lui-même , le vrai médecin des
âmes , nous a enseigné ce remède. Il a tenu en tout cette voie qui est la plus
propre à nous instruire des vertus et à guérir nos vices. Les richesses , les
honneurs mondains et les voluptés de la chair sont en effet les plus graves
obstacles à la sainteté , et le Maître des vertus,
Notre-Seigneur, a appris par son exemple à ses disciples à les éviter.
Si vous voulez être parfait, a-t-il dit, allez, vendez tout ce que
vous avez, donnez-le aux pauvres, venez ensuite et suivez-moi (2). C'est
là cette pauvreté sublime dont parle l'Apôtre , cette pauvreté des premiers
saints qui dans l'Eglise abandonnèrent
262
toutes choses pour Dieu. A elle viennent se joindre des
vertus sans nombre , à elle sont attachés des dons innombrables : mais bien
peu savent les posséder. Beaucoup , il est vrai , n'ont rien en ce monde ,
mais ils sont rares ceux qui dans la vie religieuse ne désirent pas avoir plus
, soit pour eux , soit pour les autres. Du reste , ce qui est meilleur est par
là même plus rare sur cette terre. Le religieux plein de sollicitude pour les
choses temporelles s'y plonge tout entier; celui qui laisse à d'autres un
semblable soin, leur en abandonne les embarras , mais celui qui se repose en
Dieu de tous ses besoins et de toutes ses inquiétudes , Dieu lui-même devient
son pourvoyeur. Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, dit
Jésus-Christ , et toutes ces choses, les choses nécessaires à votre
existence, vous seront données par surcroît (1). Le Seigneur veut nous
donner les biens du ciel par un bienfait de sa grâce; pourquoi donc ne pas
espérer de lui les biens temporels, des biens d'une si médiocre importance? Il
nous accordera, soyons-en sûrs, ce qui nous est nécessaire , autant qu'il le
jugera avantageux pour nous , ou bien nous recevrons de lui les forces
corporelles suffisantes pour résister à la détresse , ou encore il fera goûter
à notre âme des consolations supérieures à toute satisfaction de la chair , et
de plus il nous donnera une récompense céleste.
265
La sobriété est une vertu qui
nous fait user aNec modération des choses
destinées à sustenter le corps tels sont les aliments et le sommeil. On entend
en général par cette vertu le retranchement de toute superfluité et de toute
intempérance de corps et d'esprit. Ainsi l'on dit : un esprit sobre . des sens
pleins de sobriété. Mais considérée seulement au point de vue des aliments
corporels , on l'appelle réserve , abstinence , et elle est opposée au vice de
la gourmandise , qui est la satisfaction du ventre. Or, il y a une sobriété
médicinale , une d'avarice , une d'hypocrisie , une de pauvreté et une de
religion. La sobriété médicinale est celle qui a lieu pour conserver on
recouvrer la santé du corps ; la sobriété d'avarice, celle qui se propose
d'éviter la dépense; la sobriété d'hypocrisie , celle qui cherche les louanges
des hommes; la sobriété de pauvreté, celle qui est causée par l'insuffisance
des moyens; et enfin la sobriété de religion , celle qui a pour but d'arriver
à la vertu , de détruire le vice , de faire pénitence , d'édifier le prochain
, de mériter la gloire , d'éclairer notre intelligence , d'acquérir la
sagesse. De même que le verre une lois couvert de houe ne transmet plus la
lumière, de même notre intelligence accablée par la nourriture tombe dans
264
l'obscurité comme nous en faisons souvent l'expérience.
La sobriété, comme toute autre
vertu, est méritoire lorsque Dieu est sa cause première et son modèle ,
c'est-à-dire , lorsqu'elle agit principalement à cause de Dieu et selon Dieu.
De même que Dieu dans le gouvernement du monde ne déploie ni plus ni moins de
diligence qu'il ne faut, tandis qu'il s'occupe sans réserve des choses du ciel
, s'il nous est permis de nous exprimer ainsi , de même l'homme à qui le soin
de gouverner le petit monde , c'est-à-dire son corps, a été confié , doit
pourvoir avec prudence à sa tâche, soit en ne le laissant point manquer,
autant qu'il est possible , des objets nécessaires à sa conservation , soit en
lui retranchant le superflu. De la sorte il l'empêchera de tomber de privation
ou de fatigue avant le temps , et aussi de se révolter au sein de l'abondance
et du repos. Mais toute son attention doit être appliquée sans mesure au bien
le plus excellent; elle doit s'exercer à faire avancer l'àmc
dans la connaissance et l'amour de Dieu et dans les diverses pratiques propres
à l'élever davantage et à la diriger sûrement. Lame, en effet , n'a pas été
créée pour le corps ; mais le corps a été donné à filme pour la servir et
l'aider en cet avancement. Elle a revu l'existence à cause de Dieu , afin de
s'attacher à lui , de jouir de ses douceurs en cette union et d'être heureuse
en goûtant un pareil bonheur.
A Dieu seul il appartient de
détruire et de donner la mort , comme à lui seul il appartient de créer et de
265
vivifier. Ainsi il ne nous est point libre sans sa
per-mission de concourir à la destruction d'aucun
des êtres formés par lui. Il nous a donné le droit de mort sur les créatures
privées de raison, mais nous ne pouvons l'exercer sans un juste motif. Il nous
a défendit d'étendre de la sorte notre empire sur les êtres doués de raison ,
c'est-à-dire sur les hommes , en dehors des lois établies par lui. Aussi les
juges , en condamnant les malfaiteurs à mort selon les lois divines ,
agissent-ils en vertu de l'autorité de Dieu et non de la leur propre, car
c'est lui qui a décrété que quiconque aurait commis tel crime serait puni de
telle peine. Mais si nul n'a le droit de tuer un autre , nul n'a davantage le
droit de se tuer soi-même : personne n'est tenu d'avoir plus d'amour pour le
prochain que pour soi. Or, celui-là se donne la mort , qui , ruinant ses
forces par une abstinence et des fatigues indiscrètes, est forcé de tomber
avant le temps. Seulement la ferveur de la dévotion ou la simplicité en peut
rendre plusieurs excusables. Saint Paul a écrit : Que votre obéissance soit
conforme à la raison (1).
La sobriété s'étend à trois
choses : la qualité et la quantité des aliments , et en même temps la manière
de les prendre. Pour la qualité elle demande qu'ils ne
266
soient ni délicats, ni d'un grand prix , ni recherchés,
mais simples, propres à sustenter la nature et non à exciter la gourmandise,
et faciles à avoir. Pour la quantité, elle défend de les prendre avec excès et
plus souvent qu'il ne convient ; elle exige la modération: le corps a besoin
d'être nourri et non chargé. Mais les malades sont exempts de ces deux
premières lois. Le mode exige qu'on ne réclame point la nourriture avec
importunité et qu'on ne mange point avec trop d'ardeur, sans observer ni la
discipline ni le bon ordre, mais avec modestie , gravité et religion , comme
nous l'avons enseigné dans notre précédent traité composé en faveur des
novices. En agissant ainsi nous trouvons aux aliments plus de saveur; on les
prend avec plus de joie; ils réparent nos forces d'une façon plus salutaire;
l'estomac en est moins chargé; ils sont plus faciles à digérer ; on pèche
moins en les prenant et l'on se conforme mieux aux règles de l'honnêteté et de
la piété.
La sobriété nous offre encore
les avantages dont nous avons déjà parlé plusieurs fois. Elle nous aide à
satisfaire pour nos péchés : nous avons péché en accordant au corps ses désirs
, et par cette vertu nous lui infligeons des châtiments. —Elle réprime les
écarts de la chair qui, engraissée , est devenue insolente et rebelle, tandis
que la mortification lui apprend à obéir à l'esprit. De là cette parole de
l'Apôtre (1) : Je châtie mon corps et je le réduis en servitude. —Elle
est utile même à la sauté du corps : elle en dissipe les humeurs
267
nuisibles que les excès et un repus inutile ont coutume
de produire. — Elle nous délivre des sollicitudes terrestres. En effet ,
l'homme accoutumé à se contenter de peu, n'a pas à s'inquiéter d'une multitude
de choses. — Elle nous rend propres à beaucoup de vertus : celui qui est sobre
est plus agile dans le bien et plus chaste ; il a moins de sujets d'être
envieux ; il est plus attentif à veiller sur sa langue , plus prompt à se
porter à la dévotion , plus pur dans son désir d'acquérir la sagesse; ses sens
sont plus vigilants et plus subtiles; sa mémoire devient plus ferme et plus
stable.
La sobriété sert aussi à
l'édification des autres : en nous voyant si réglés et si modérés
extérieurement , ils jugent que nos qualités intérieures cachées à leurs yeux
sont dignes d'estime. Ensuite lorsqu'ils nous admettent à leur table ils sont
moins embarrassés, car ils savent que nous nous contentons de peu et qu'il
leur sera facile de nous satisfaire. —Cette vertu nous empêche de nuire aux
autres mendiants : plus on demande , moins il reste à donner aux autres. C'est
une espèce de vol remarqué par un bien petit nombre d'hommes, que de mendier
au-delà de son besoin véritable. D'autres plus pauvres en souffrent : ils
viennent après nous , et ne trouvent plus ce que nous leur avons ravi. — Enfin
elle nous fait amasser des mérites pour la gloire, tant par elle-même que par
les vertus dont elle est accompagnée : car plus nous nous éloignerons des,
jouissances de la chair, plus noies recevrons avec abondance les délices de
l'esprit et plus aussi nous serons comblés de félicités célestes.
268
Le premier degré de la
sobriété peut être de se tenir en garde contre l'ivrognerie et l'ivresse , et
d'observer pour ses repas les heures et les moments convenables si l'on ne
veut point enfreindre à la légère les jeûnes établis , demeurer indignement
occupé à boire et à manger à toute heure , et chercher plutôt à satisfaire les
inclinations perverses de la chair que les besoins de la nature. Malheur à
la terre dont le roi est un enfant, dit Salomon , et dont les princes
mangent dès le matin (1)! L'animal , qui ne connaît que les exigences de
son ventre , conserve en buvant et en mangeant une mesure conforme aux règles
de sa nature; ainsi doit agir l'homme qui a reçu la raison pour se conduire.
Mieux vaudrait pour lui en être privé que de ne point se laisser guider par
elle , car dans le premier cas il serait exempt de péché.
Le second degré peut consister
à s'abstenir de choses permises , comme de viande , de vin , etc., et à se
contenter d'une nourriture grossière , comme d'un pain commun , de ragoûts non
assaisonnés; ou bien de jeûner souvent , de se priver de mets savoureux et de
ce qui nous flatte le plus. Ainsi ont coutume d'agir les religieux , les
hommes pieux et pénitents.
269
Il est bon, écrit l'Apôtre (1), de ne point
manger de chair et de ne point boire de vin, comme le faisaient les
Nazaréens et les enfants de Réchab (2). Je ne
mangerai, dit Daniel , d'aucun pain agréable au goût, et ni chair ni vin
n'entrera dans ma bouche (3).
Le troisième degré, c'est
d'avoir tellement dompté la gourmandise et soumis notre palais que nous en
soyons arrivés à nous borner aux choses suffisantes à nos besoins extrêmes
quant à la quantité et la qualité des aliments , à aimer d'autant plus notre
nourriture qu'elle est plus simple, et si quelquefois il nous faut en accepter
une plus délicate , à ne pas chercher en elle notre plaisir, mais uniquement
le soutien nécessaire de notre corps. Ne prenez pus de votre chair un soin
qui aille jusqu'à satisfaire ses désirs (4).
On peut distinguer d'une autre
manière les degrés de l'abstinence ou de la sobriété. Ainsi le premier degré
consiste à souffrir avec patience d'être privé d'aliments délicats , et à ne
point s'attrister lorsqu'on n'a point ce qu'on désire, comme nous voyons
certains hommes, s'ils manquent de quelque chose à table , s'affliger,
s'indigner, murmurer, rejeter toute modestie,
270
oublier leur profession et ne point se souvenir que, si
les riches eux-mêmes dans le siècle n'ont pas toujours selon leur volonté , à
plus forte raison des pauvres et des mendiants doivent s'attendre à pareil
mécompte.
Le second degré consiste à se
priver volontairement pour Dieu et par amour de la sobriété , de la pauvreté
et du bon exemple , des choses mêmes qu'il est en notre pouvoir d'avoir. Ainsi
les bons et fidèles serviteurs de Dieu passent souvent les maisons des riches
dans leurs voyages et vont demander l'hospitalité à celle du pauvre; ils
refusent les mets délicats et se contentent des plus simples et encore en
faible quantité , afin de témoigner leur amour an Seigneur et d'édifier le
prochain. Tout m'est permis, dit l'Apôtre, mais tout n'édifie pas
(1). Sans doute l'Evangile autorise à manger ce qui est servi ; mais il y a
pour les autres plus d'édification à ne pas nous laisser servir d'aliments
succulents et variés. Si une hospitalité généreuse convient à ceux qui nous
reçoivent, la frugalité religieuse nous convient également , ou plutôt il nous
appartient de défendre cette vertu avec plus de zèle que les hommes du monde
n'en mettent à nous donner des preuves de leur honnêteté en voulant nous
servir avec abondance. Quand même ils semblent s'attrister momentanément que
nous ne leur permettions pas de satisfaire leur bonne volonté à notre égard ,
cependant en eux-mêmes ils sont édifiés de notre tempérance : une autre fois
ils nous reçoivent avec d'autant plus
271
de joie que nous leur sommes moins à la charge, et là où
d'abord nous avons trouvé peu de personnes disposées à nous accorder
l'hospitalité, nous en trouverons un grand nombre ensuite quand on comprendra
que l'on peut nous traiter aisément comme des pauvres.
Le troisième degré, c'est de
savoir s'abstenir sans difficulté des mets délicats à notre disposition, ou se
borner à en user dans la juste limite de nos besoins, non par amour du plaisir
mais uniquement pour sustenter la nature. Sans cloute il y a une grande vertu
de pauvreté à ne point avoir ce que l'on désire; mais il y a une abstinence
plus forte à pouvoir se priver de l'usage et des délices d'un plaisir présent
, que de ne le point désirer quand il est éloigné. Cependant il y a plus de
sûreté à fuir les satisfactions de la chair; car souvent ceux-là ont été
vaincus dans le combat, qui ont voulu marcher avec trop de sécurité. Ils
s'étaient promis présomptueusement la victoire, et par leur défaite ils ont
appris avec confusion qu'il y a folie à s'exposer aux dangers du combat, quand
on peut aisément s'y soustraire. Il est plus facile de ne point être submergé
en demeurant sur le rivage, qu'en se confiant aux flots de l'abîme.
272
La vertu , nous devons le
savoir, tient le milieu entre les vices et elle en est assiégée des deux côtés
, à droite et à gauche, en sorte que si elle vient à s'écarter tant soit peu
des sentiers de la discrétion, elle cesse d'être vertu. Ainsi, pour ne pas
sortir de notre sujet, si l'abstinence passe les justes bornes du nécessaire
et se jette dans le superflu, elle tombe dans le vice de la gourmandise. Si au
contraire elle est trop restreinte, elle encourt le reproche de
l'indiscrétion; elle détruit les forces du corps , elle éteint la vigueur de
l'esprit , elle affaiblit la nature et néglige les biens qu'il était en son
pouvoir de mériter; elle abrége la vie ou rait perdre la raison , et , si
ensuite elle doit travailler à recouvrer ses forces , il lui faut apporter
autant de zèle à environner le corps de bien-être et de douceurs , qu'elle en
avait mis jusqu'alors à l'en priver imprudemment.
Il en est de même du mépris
des richesses. Si l'on ramasse les biens temporels d'une manière irraisonnable
, c'est de l'avarice. Si d'un autre côté on ne veut rien avoir pour son usage
, une telle indiscrétion conduit à tuer la nature par la faim , le froid et la
maladie. — La patience , si elle s'éloigne à l'excès de tout mouvement opposé,
tombe dans la langueur ;
273
elle perd le zèle de la justice , elle laisse croître
tant en elle-même que dans les autres les vices qu'il était de son devoir de
poursuivre et de venger. — L'humilité, en craignant trop de s'élever,
s'abaisse outre-mesure et désespère d'accomplir
son salut ou de faire le moindre progrès dans les voies spirituelles. — La
charité envers le prochain, en sortant des justes limites , nous rend
favorables et même nous fait coopérer aux désirs des autres aux dépens de
notre salut ou du leur, comme lorsqu'on devient parjure ou que l'on se rend
coupables d'autres fautes par un semblable motif. — Quelquefois l'empressement
à faire le bien dissipe à un tel degré la paresse , qu'il éteint même le repos
de la dévotion. — La joie spirituelle , en se mettant en garde contre la
langueur et la tristesse, va jusqu'à se jeter dans la dissolution et la vaine
joie. — La gravité, pour éviter les paroles oiseuses, en vient à taire au
préjudice du prochain et au sien propre des choses avantageuses et
nécessaires. — L'obéissance, si elle n'est réglée par la discrétion, devient
étrangère à sa volonté propre jusqu'à obéir au supérieur lorsqu'il ordonne le
mal ; cependant il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes , et Dieu défend tout
péché. — Ainsi devons-nous juger des autres vertus.
274
La vertu est si noble et si
vénérable aux yeux de tout le monde; elle l'emporte tellement sur tout le
reste que les hommes pervers eux-mêmes ont pour elle une estime singulière ;
voilà pourquoi de temps à autre le vice veut se faire passer pour la vertu et
se couvre de son manteau : de la sorte il se cache avec plus de sécurité , il
évite les reproches et même il arrive jusqu'à obtenir les éloges dus
uniquement à sa rivale. Ainsi voyons-nous quelquefois certains religieux
apporter les précautions les plus grandes dans le mal et le défendre de tout
leur pouvoir, comme ils feraient pour la vertu. La vraie vertu même leur
déplaît dans les autres ; ils la méprisent de préférence au vice ; ils
l'attaquent , déclarent coupable ce qui est véritablement bon , et proclament
bon ce qui est criminel pourvu qu'il soit couvert du voile de la vertu. Par
exemple : la pauvreté de l'esprit, ou autrement la pauvreté embrassée
volontairement pour Jésus-Christ , est une vertu sublime et réelle; beaucoup
de religieux en font profession , et cependant nous en voyons plusieurs, sous
prétexte de nécessité, de religion et de convenance , soupirer après les
richesses , comme l'argent, les domaines, les maisons, les vêtements, la bonne
nourriture, les livres et autres choses
275
regardées comme de vraies richesses. Ils ne peuvent se
rassasier : quand ils auraient ce qu'ils désirent , si on leur offrait
davantage , ils s'empresseraient d'accepter sans s'arrêter; car jamais ils ne
diraient : « C'est assez; nous ne voulons rien de plus. » Ou bien , vivre
économiquement et se contenter de peu , c'est pour certains religieux de
l'avarice , et un amour des biens qui n'ose pas se servir de ce qu'il possède.
Le silence prend le nom de tristesse ; la gravité n'est que de la mauvaise
humeur; le zèle de la justice, une ardeur téméraire; le repos de la dévotion,
de la paresse ; la mortification corporelle , de l'indiscrétion; la simplicité
est regardée comme de la folie ; la crainte de Dieu est un vain scrupule de
conscience; la fuite des agitations du dehors , une singularité ; l'attention
à ne point donner de scandale, de l'hypocrisie.
Voilà comment la vertu est
proscrite, comment la perversité en fait un crime. La joie dissolue , au
contraire, est appelée une gaîté de bon ton ; la re-cherche dans les édifices
, les livres et autres choses , c'est l'amour de ce qui convient; une
conscience large est une sainte liberté; la délicatesse dans les soins du
corps, de la discrétion ; le bavardage, de l'affabilité; l'envie contre ses
frères, du zèle pour la justice; la dureté, le manque de pitié, un juste
maintien de l'ordre; l'ardeur à acquérir, une prévoyance fidèle. L'astuce est
jugée de la prudence ; s'exalter orgueilleusement , c'est relever son autorité
; aimer à disputer et à blâmer, c'est défendre son ordre; se
276
vanter de ses bonnes oeuvres , c'est vouloir édifier le
prochain: médire , c'est témoigner son aversion pour les vices des autres : se
conformer aux mauvais exemples , c'est fuir la singularité. Une langueur
pleine de négligence prétend au nom d'humilité , et la pusillanimité se vante
de ne point aspirer à ce qui est trop élevé. Le besoin de courir çà et là cl,
de se mêler en une multitude d'affaires veut passer pour de l'empressement à
se porter aux bonnes oeuvres , et la prodigalité pour de la libéralité. Ainsi
en est-il des autres vices.
Il faut donc se souvenir que
la discrétion de l'esprit, choisit dans la vertu le chemin qui tient le milieu
sans s'écarter ni à droite ni à gauche. Elle s'avance par la voie royale ,
évitant de donner au bien le nom du mal , et au mal le nom du bien , d'appeler
ténèbres la lumière , et lumière les ténèbres. Elle veille attentivement à
séparer le jour brillant de la vertu de la nuit des vices , et pour ne point
se laisser séduire par l'ange de Satan apparaissant sous la forme d'un ange de
lumière, elle distingue le vrai du faux et s'applique à retenir ce qui est
bon.
La chasteté est fille de la
sobriété et elle est nourrie par elle, comme la luxure l'est par la
gourmandise. L'ardeur de la concupiscence est poussée au crime
277
par l'abondance des aliments , et elle s'éteint
lorsqu'elle en est privée : ainsi un ruisseau se dessèche lorsque la source
destinée à l'entretenir est obstruée. Tous les maîtres de la vie spirituelle
se sont donc accordés jusqu'à ce jour à donner la règle suivante : Celui qui
désire être chaste , ont-ils dit, doit s'exercer à la sobriété. Sans elle la
chasteté ne saurait être longe temps en sûreté; elle se fortifie avec elle ,
elle s'affaiblit sans elle. Plusieurs , appuyés sur je ne sais quel motif, se
flattent , il est vrai , de garder l'une sans l'autre ; mais il faut attendre
la lin pour chanter victoire. Pour moi , je ne saurais croire que tant de
maîtres illustres de la vertu se soient trompés dans leur manière de voir
après avoir suivi eux-mêmes la règle donnée à leurs disciples. Chacun devient
habile seulement en son art, et les hommes appliqués à la recherche des vertus
ont pu seuls se rendre expérimentés dans les moyens d'y parvenir. Mais pour
les amateurs des délices et des richesses du monde, toute leur habileté peut
consister à savoir posséder de telles choses. Aussi le Seigneur a-t-il dit de
ces derniers : Les enfants du siècle sont plus sages dans la conduite de
leurs affaires, que ne le sont les enfants de lumière (1).
La chasteté est une vertu
d'origine céleste. Les saints anges l'ont apprise primitivement de la source
de toutes les vertus, de Dieu lui-même , et l'ont gardée inviolablement. Notre
Maître unique et suprême
Jésus-Christ Notre-Seigneur,
l'a transportée de l'école
279
du ciel sur la terre ; il l'a enseignée publiquement aux
hommes, et après lui il a établi sa Mère glorieuse , la Vierge première et
vraiment parfaite , il l'a établie , dis-je , sur la chaire de la pureté
virginale pour être la maîtresse de cette vertu et offrir à notre imitation un
modèle digne d'attirer nos regards.
La chasteté nous offre quatre
avantages dans le temps présent. 1° Elle purifie notre corps, comme la luxure
le souille. Quand cette vertu n'aurait point d'autre récompense à attendre que
cette pureté, ni la luxure d'autre supplice à redouter que cette souillure, la
beauté de l'une devrait nous porter à l'embrasser, et la honte de l'autre à
l'avoir en horreur.
2° Elle rend notre esprit
libre et dégagé d'une multitude de soins. Avec elle on n'a point à s'occuper
de mariage ni de l'éducation des enfants; à s'inquiéter comment on vivra
mutuellement en paix; à se tourmenter par des pensées de jalousie , par le
désir de laisser des richesses à ses héritiers , d'établir ses enfants. On ne
devient point l'esclave des siens ; mais on vit pour soi , on n'a de
sollicitude que pour soi , on trouve uniquement en soi son repos. Les
personnes engagées dans le mariage, au contraire, sont enchaînées par des
soins sans nombre, et les faibles plaisirs qu'elles
279
pourraient trouver ne sauraient compenser les agitations
pénibles et diverses auxquelles elles sont en proie, agitations que l'Apôtre
appelle la tribulation de la chair. Aussi écrit-il : Je désire vous voir
dégagés de toute inquiétude (1).
3° La chasteté réjouit la
conscience , en rendant agréable le service de Dieu à celui qui repousse les
plaisirs de la chair, plaisirs regardés comme considérables par le inonde.
Elle réjouit la conscience , car elle plaît à Dieu , elle apaise Dieu , elle
fait approcher de Dieu , elle tient en garde contre l'offense de Dieu causée
par les voluptés charnelles , elle mérite une récompense céleste , elle marche
à la suite de Dieu , l'auteur de toute pureté, en l'imitant dans la
conservation d'une telle vertu. Or, c'est pour nous un grand honneur de suivre
le Seigneur qui nous a précédés dans la voie d'une chasteté parfaite, lui qui
fut vierge, fils d'une vierge et est maintenant l'époux des vierges.
4° La chasteté nous rend
dignes de l'amour et des regards des anges et des hommes : des hommes , parce
que les bons et les méchants ont de la vénération pour cette vertu; des anges,
parce que chacun aimant naturellement son semblable, les anges possesseurs de
la chasteté doivent aimer d'une façon toute particulière les coeurs chastes.
280
Si l'on désire acquérir la
chasteté , faire des progrès et se maintenir dans ses voies , les moyens déjà
indiqués comme remèdes contre la luxure nous seront d'un grand secours. Ces
moyens sont : l'éloignement des personnes d'un sexe différent , et la société
des personnes chastes , dont l'exemple nous servira d'enseignement ; la fuite
des délices , qui nourrissent les inclinations perverses de la chair; la garde
des sens extérieurs , pour ne point voir, ni entendre , ni toucher aucun objet
capable de faire naître la tentation; le retranchement de l'oisiveté , qui est
la porte de tous les vices et surtout des vices de la chair ; la vigilance sur
ses pensées et les affections de son coeur : c'est par là que le serpent fait
pénétrer sa tête empoisonnée; enfin une prière fréquente , afin d'obtenir de
Dieu le secours contre toutes les attaques impures.
Les degrés de la chasteté se
divisent de plusieurs manières. Il y a la chasteté conjugale , celle de la
281
viduité et l'état virginal. Il y a aussi la chasteté
d'action et la chasteté d'affection. Les uns sont chastes en leur corps et non
en leur âme , et d'autres le sont en leur âme bien qu'engagés dans les liens
du mariage.
Parlons maintenant des degrés
de la chasteté selon que cette vertu convient aux religieux. Le premier
consiste à s'abstenir de tout acte de la chair, avec la résolution bien
arrêtée de toujours agir ainsi et de refuser son consentement à tout mouvement
impur. Ce degré est voisin des voluptés terrestres et il sent encore la
nouveauté de la conversion. Les vapeurs de la tentation charnelle arrivent
jusqu'à lui , comme autrefois l'odeur impure de l'embrasement de Sodome
arrivait aux personnes encore rapprochées de cette ville (1). Que le religieux
plein du désir de ne point périr en regardant en arrière comme la femme de
Loth se hâte donc d'atteindre la montagne ; qu'il s'efforce d'obtenir le degré
le plus élevé de la chasteté s'il veut se sauver et ne point trouver la mort
dans le crime de la cité , au milieu du péché de la luxure , oit tant d'hommes
ont fini misérablement. En ce premier degré le combat est encore violent et la
victoire incertaine
282
La volonté seule aidée de la grâce est engagée contre des
ennemis de quatre sortes : les ardeurs de la chair, l'entraînement des
affections, les provocations du monde à se jeter dans le mal et les
suggestions du démon. Ce sont donc quatre ennemis contre deux. Cependant que
la bonne volonté soit pleine de confiance et s'attache fidèlement à celui qui
a dit : Vous aurez à souffrir en ce monde, mais ayez confiance : j'ai
vaincu le monde (1). Il a enchaîné le démon sous sa puissance, il lui a
ravi ses dépouilles, il forcera nos ennemis à nous laisser en paix , il
soumettra à notre empire nos persécuteurs, c'est-à-dire l'ardeur coupable de
notre chair et l'entraînement déréglé de nos affections.
Le second degré a lieu quand ,
par la mortification du corps et autres exercices spirituels , la volonté est
purifiée et la chair tellement soumise à l'esprit qu'elle ne tente plus que
faiblement et à de rares intervalles de s'insurger contre lui. Sans doute la
concupiscence n'a pas vu son aiguillon entièrement émoussé , il est encore en
nous comme la pointe acérée d'une épine, le Jébuséen habite encore dans les
limites de notre demeure; mais il y est affaibli et dans l'oppression ; ses
mouvements sont faciles à comprimer ; un simple commandement plutôt qu'une
lutte véritable suffit pour l'abaisser lorsqu'il veut relever la tête, à moins
toutefois que notre négligence ou notre paresse ne lui permette de reprendre
ses forces et de nous attaquer plus fortement. Le Seigneur menaça les enfants
283
d'Israël d'un pareil malheur quand leur indolence les
empêcha de détruire les ennemis qu'il leur avait lui-même assujetti s. Il
refusa de les faire disparaître de devant eux, afin de les punir par où ils
avaient péché. En effet , souvent dans la suite ils eurent à souffrir de
graves tribulations de la part de ces ennemis; ils furent souvent vaincus par
eux (1). Si nous opposions une résistance généreuse aux vices quand ils
commencent à nous attaquer, non-seulement ils ne
remporteraient jamais sur nous le moindre avantage , mais encore ils
n'oseraient que rarement s'élever contre nous. S'ils en avaient la hardiesse
ils seraient si facilement vaincus jusqu'à ce que leur ruine fût complète ,
que c'est à peine s'ils tenteraient de se montrer. Mais par notre résistance
sans courage nous leur donnons des forces, nous les excitons à nous livrer des
combats réitérés et violents.
Quelquefois cependant notre
ennemi , après une défaite éclatante , demeure longtemps en repos et n'attaque
plus de la même manière; il attend que nous ayons perdu l'habitude du combat.
Alors il s'élance tout d'un coup et à l'improviste , afin de renverser avec
d'autant plus de sécurité les imprudents , qu'il les aura trouvés moins
préparés à résister. Ainsi voyons-nous à la guerre un ennemi saisir, pour se
jeter sur son ennemi , le moment où celui-ci, ayant déposé ses armes après le
combat , se prépare au repos et a laissé derrière lui les compagnons de sa
victoire. Ainsi les ennemis de Juda choisirent le jour du sabbat pour
284
l'attaquer. Ce jour-là le peuple demeurait sans rien
faire , et de la sorte ils donnèrent la mort à une multitude de personnes.
Soyons donc toujours prêts à résister courageusement à nos entremis. Ils ne
renoncent jamais à nous attaquer, alors mente qu'ils semblent en repos : pour
eux , c'est combattre que de suspendre l'action ; ils n'en viennent là ni par
pitié ni par fatigue, mais par feinte et astuce. Voilà pourquoi Néhémie
donnait aux juifs cet avertissement (1) : Nos ennemis se sont dit, en
parlant de nous : qu'ils ne sachent point notre dessein, afin que lorsqu'ils
n'y penseront pas, nous venions tout d'un coup au milieu d'eux les tailler en
pièces. — Ne vous fiez point à votre ennemi, dit le Sage , alors
qu'en lui-même il ne songe qu'à vous tromper, quand même il prendrait un ton
plus humble et cesserait de vous porter au mal, parce qu'il y a sept replis de
perversité au fond de son coeur. Celui qui cache sa haine sous une apparence
feinte, verra sa malice découverte (2).
Le troisième degré de chasteté
consiste à avoir tellement vaincu les concupiscences de la chair, qu'on n'en
ressente plus que très-rarement et
très-faiblement les atteintes. On est arrivé en ce
degré à un tel amour de la chasteté , qu'on a en horreur et en exécration tous
les mouvements de la chair; on ne saurait les souffrir sans un dégoût profond
, et l'on ne peut entendre parler de ses oeuvres sans éprouver un sentiment
d'effroi et de répulsion violente. Si quelquefois il y a nécessité de traiter
de pareilles choses pour
285
instruire les autres , on le fait sans ressentir la plus
légère atteinte , comme si l'on s'entretenait de boue , de pierres , etc. Le
sommeil même est étranger aux vains fantômes de ce vice , et nos sens ne
demeurent point souillés de ses délectations honteuses. C'est là la chasteté
parfaite , la chasteté à laquelle bien peu et seulement les plus avancés
arrivent dans ce corps de péché. Il faut , je crois , un privilège singulier
de grâce pour demeurer stable et sans interruption en ce degré, car il me
semble au-dessus de la possibilité naturelle de vivre en la chair sans avoir à
souffrir les atteintes de la chair. Certains tempéraments, compte chez les
vieillards et les infirmes , peuvent être étrangers à de pareilles choses ;
mais communément la chasteté de l'esprit jointe à la pureté du corps ne
saurait avoir son principe ailleurs que dans la vertu, ni exister sans la
grâce de Dieu. Le Prophète regarde une pareille chose comme un prodige
lorsqu'il dit : Venez et voyez les oeuvres du Seigneur, les prodiges qu'il
a fait paraître sur la terre, en faisant cesser les combats des tentations
charnelles jusqu'aux extrémités de la terre (1), jusqu'aux plus faibles
mouvements de ces tentations. Ensuite il ajoute : Voici ce que le Seigneur
nous dit : Cessez de vous inquiéter et voyez que c'est moi qui suis
véritablement Dieu : je serai élevé au milieu des nations et exalté dans toute
l'étendue de la terre. Cet éloignement de toute inquiétude signifie le
repos , et cette exhortation à voir marque l'attention. En effet , quand les
combats contre les
286
vices sont assoupis et les ennemis domptés , l'esprit
peut se reposer en lui-même s'appliquer à Dieu et comprendre que c'est le
Seigneur qui a pu arrêter avec tant de puissance la violence des tentations et
des vices , lui qui a voulu avec une tendre charité donner aux hommes de bonne
volonté la paix si souvent promise par les Ecritures. Aussi a-t-il dit :
J'établirai la paix dans l'étendue de votre pays; vous dormirez en repos, et
il n'y aura personne qui vous inquiète. J'éloignerai de vous les bêtes
capables de vous nuire (1).
Celui qui veut s'appliquer à
Dieu doit nécessairement demeurer en repos et s'élever au-dessus de soi-même
(2) : Il est bon, dit le Prophète , d'attendre dans le silence le
salut que Dieu nous promet. L'homme demeurera solitaire et il se taira, parce
qu'il s'est élevé au-dessus de lui-même. Je me suis éloigné par la fuite et je
suis demeuré dans la solitude, et là j'attendais celui qui m'a sauvé de
l'abattement de l'esprit et de la tempête (3). Notre esprit doit donc être
en paix contre les concupiscences , les agitations et les occupations de ce
monde. Ces trois choses , en effet , apportent le plus grand obstacle à notre
vocation spirituelle. Celui qui ne désire rien sur la terre ni pour soi ni
pour les siens , n'a plus de quoi se troubler, il ne craint de perdre ni les
commodités, ni les honneurs, ni les biens. En se rendant étranger aux actions
des autres, en refusant de les examiner avec une trop grande curiosité, de les
juger témérairement, d'en occuper sa pensée et de s'en entretenir, l'homme
peut
287
se porter d'autant plus librement aux choses intérieures
, qu'il s'est dégagé davantage de celles du dehors; car celui qui veut
s'appliquer à ce qui est élevé , doit commencer par s'éloigner des embarras de
la terre. L'oiseau dont les ailes sont liées ou coupées , ou imprégnées
d'humidité , ne saurait s'élancer à travers les airs. Or, dans les choses
spirituelles celles-là sont au-dessus de la terre, qui sont intérieures quant
à l'expérience qu'on en fait en son âme.
Comme nous avons déjà parlé de
l'avancement de la volonté quant à la vie active , avancement qui consiste
dans une disposition bien réglée de nos affections, il nous reste à le
considérer quant à la vie contemplative, et une semblable considération ne
saurait paraître inutile aux hommes désireux de faire des progrès dans les
voies de l'esprit.
Le premier degré d'avancement
dans la contemplation pour un religieux , c'est le progrès dans la sagesse ;
et cette sagesse embrasse la lumière de
288
l'intelligence et la douce jouissance d'une suavité
intérieure. Aussi le mot de sagesse signifie-t-il une science pleine de
saveur. Nous avons dit plus haut que la perfection de la vie spirituelle
consiste principalement en trois choses : l'illumination de la raison , la
rectitude de la volonté et l'application de la mémoire aux choses de Dieu. La
mémoire, si elle veut s'accoutumer à garder un souvenir non interrompu du
Seigneur, doit apprendre à parcourir et à fréquenter cinq voies diverses : la
lecture, les conférences spirituelles, la méditation sur Dieu , l'oraison et
la contemplation. La lecture et les conférences sont bonnes ; elles sont comme
la semence et le sujet de la méditation. Si donc vous désirez vous occuper
dans vos méditations ou vos prières de tel ou tel sujet , ayez soin d'abord
d'en remplir votre mémoire par de pieux entretiens , par des lectures et un
travail en rapport avec ce sujet : le vase conservera l'odeur du parfum dont
on l'aura rempli , et les herbes plantées dans le jardin de votre coeur vous
donneront une semence semblable à elles-mêmes. Les conférences spirituelles
éclairent l'intelligence , enflamment la volonté et rendent la mémoire féconde
en bonnes et saintes pensées , tandis que les conversations oiseuses font
perdre le temps sans rapporter aucun fruit, refroidissent le coeur, le
remplissent d'imaginations inutiles , sont comme un ver rongeur pour la
conscience, empêchent les progrès dans le bien, et rendent digue de
châtiments. Que nos lectures soient telles qu'elles ne nous laissent dans
l'oraison aucun souvenir frivole ; qu'elles soient
289
propres à répandre en nous la connaissance de Dieu , à
nous embraser de son amour, à nous former aux bonnes moeurs , à nous fortifier
contre l'adversité, à nous inspirer l'amour de la patrie céleste, à nous
apprendre à discerner le vice de la vertu, à nous faire vaincre la tentation ,
etc. Que la prière interrompe souvent notre lecture et nos autres actions,
afin que notre âme soit sans cesse élevée à Dieu , où tout bien prend
nécessairement sa source.
Notre intention agit
quelquefois pour Dieu, ou bien elle se porte à Dieu, ou encore elle s'élance
en Dieu. Elle agit pour Dieu quand nous l'avons pour but spécial en nos
actions, alors que nous ne penserions pas à lui. Elle se porte vers Dieu dans
la lecture et la méditation quand notre esprit est occupé de lui et que nous
nous tenons en quelque sorte proches de lui, bien que nous ne dirigions pas
sur lui le regard de notre esprit comme sur une personne avec laquelle on est
en contact. Elle s'élance en Dieu dans la prière quand notre âme pense à lui ,
l'embrasse et s'attache à lui de toute l'ardeur de sa dévotion.
Maintenant , laquelle de ces
trois manières nous est la plus avantageuse? Celle assurément qui nous unit
plus intimement à Dieu, l'oraison, puisque toute la
290
béatitude de l'homme consiste à se transformer en Dieu.
Cependant les autres peuvent nous être quelquefois d'une utilité plus grande,
comme lorsque, par obéissance ou par amour du prochain, on interrompt son
oraison et l'on se porte aux œuvres de miséricorde, ou bien lorsqu'on
s'applique à connaître comment on peut se conformer davantage au bon vouloir
de Dieu.
Il y a trois manières de prier
: l'une vocale, en se servant de paroles préparées et en usage pour cela ,
comme les psaumes, les hymnes , les collectes et autres oraisons ou cantiques
disposés pour exciter la dévotion et acquitter la dette de la prière. Or, en
cette prière il y a une triple attention. La première est seulement
superficielle et se borne à considérer ce que l'on dit , quel psaume , quelle
antienne ou quelle oraison on récite. Le fruit d'une telle attention consiste
à n'être point forcé de recommencer ce que l'on est assuré ainsi d'avoir dit.
Elle a pour fruit ensuite la peine corporelle qu'elle a offerte à Dieu avec
une bonne intention en s'astreignant à le servir; elle aura donc droit à une
certaine récompense. La seconde attention est celle de la lettre; elle
s'applique au sens littéral des mots, à ce qu'ils expriment en eux-mêmes.
Cette attention produit un fruit véritable, car les mots
291
renferment
dans leur sens propre quelque chose de pieux. Ainsi , dans le psaume
Miserere mei, Deus, et autres semblables, les
hommes les moins intelligents trouvent quelques sentiments de dévotion
en se bornant seulement à comprendre les mots. Mais en d'autres endroits,
quand le sens ne s'accorde plus avec les paroles, la dévotion se refroidit.
Par exemple : quelle affection retirer du sens littéral de ces versets :
Vous conduisez les fontaines dans les vallées, et vous faites couler les eaux
entre les montagnes, et autres versets écrits en ce psaume pour être
entendus selon le sens spirituel (1) ?
La troisième sorte d'attention
s'appelle intellectuelle, et elle a lieu quand, dans le chant des psaumes, on
cherche le sens spirituel. Ainsi, l'histoire de la sortie de l'Égypte et le
récit des plaies dont elle fut affligée figurent notre délivrance du péché et
du siècle, ou l'anéantissement de nos fautes dans les larmes de la pénitence ,
les tourments des dénions , etc. On retire les fruits les plus abondants d'une
telle attention ; elle instruit notre âme en lui donnant l'intelligence
spirituelle des choses ; elle la remplit des sentiments d'une tendre dévotion,
et c'est là le but principal de l'oraison.
La seconde manière de prier
est souvent plus efficace et elle consiste en des paroles produites par notre
propre ferveur, comme lorsque nous nous entretenons familièrement avec Dieu en
parlant de notre propre fonds ou en nous servant des paroles d'un autre
292
conformes à nos affections présentes. Ainsi nous
répandons notre coeur devant Dieu , nous lui exposons nos besoins en gémissant
, nous lui faisons l'aveu de nos fautes , nous implorons sa miséricorde , nous
lui demandons sa grâce, nous le supplions de nous accorder son secours contre
les périls de la tentation et les peines de la tribulation , nous lui exposons
nos embarras et ceux des nôtres , etc. Cette sorte de prière recherche surtout
les avantages de la solitude, du silence, du calme et du repos , afin de
répandre avec plus de plénitude et de sécurité ses affections en Dieu. Elle
exige aussi une plus grande fatigue de corps et de tête. C'est pourquoi elle
ne peut être aussi fréquente ni aussi durable que la première , à moins que
celle-ci ne se fasse avec l'attention intellectuelle dont nous avons parlé;
elle ne peut être telle surtout pour les hommes dont les forces corporelles
sont médiocres , et quelques-uns s'y appliquant sans discrétion ont ruiné leur
santé. Ainsi , que les infirmes prient donc selon cette méthode souvent,
brièvement et sans effort. La fréquence de leurs actes les entretiendra dans
la familiarité de Dieu , et la brièveté jointe à l'absence d'efforts pénibles
les empêchera d'agir aux dépens de leur propre vie.
293
Selon les divers motifs qui
nous inspirent, cette manière de prier fait naître en nous des affections
diverses; elle varie les paroles en celui qui prie et re-présente celui à qui
il s'adresse sous la forme de personnes différentes. Quelquefois l'homme n'est
plus à ses propres yeux qu'un coupable; il est en présence de son Juge suprême
dans la crainte et le tremblement ; il lui dit : Veuillez ne pas me
condamner (1). N'entrez pas en jugement avec votre serviteur, et
autres supplications semblables. Nous faisons la même demande lorsque nous
nous écrions : Délivrez-nous du mal, ou autrement de la damnation
éternelle. D'autres fois assiégé par les tentations et les tribulations comme
par autant d'ennemis , incapable de se soustraire par lui-même au danger,
plein de la crainte d'avoir offensé Dieu et de s'être rendu digne par ses
péchés de devenir la proie du démon, l'homme invoque le. secours divin en
disant : « Ne vous souvenez pas de nos iniquités (2), ne me rejetez
pas de devant votre face. » En dehors de la damnation éternelle Dieu ne
saurait nous faire sentir plus sévèrement sa colère que de ne pas nous
défendre contre les attaques du péché.
294
Or, l'orgueil, l'ingratitude
et l'insouciance habituelle méritent que le Seigneur nous laisse tomber plus
profondément dans l'abîme. C'est pour prévenir un pareil malheur que nous
faisons cette prière : Ne nous laissez point tomber en tentation, en la
tentation du péché. On doit craindre , surtout dans le combat et sous le
fardeau de la tribulation , d'être accablé par l'épreuve et de tomber enfin
dans le crime. S'il en était autrement , une semblable peine , loin de nous
effrayer, deviendrait l'objet de nos désirs ; car elle rendrait notre âme plus
pure, et, supportée généreusement, elle serait pour nous l'occasion d'un plus
grand mérite.
Une autre fois l'homme est dans la prière comme un
serviteur qui , par ses fautes , a perdu la faveur de son maître. Il supplie
Dieu de lui pardonner ses négligences et les péchés dont il s'est rendu
coupable en omettant les choses imposées, en faisant des actions défendues, ou
en montrant trop d'indolence à remplir ses devoirs, en s'en acquittant avec
trop d'imperfection. Il s'écrie alors : Seigneur, détruisez mon iniquité
selon la multitude de vos miséricordes. — A cause de votre nom, Seigneur, vous
deviendrez propice à mon péché, car il est bien grand (1). Cette demande
se trouve renfermée en ces paroles : Pardonnez-nous nos offenses comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés. En effet, nous devons apporter à
pardonner les fautes commises contre nous la même bénignité dont nous désirons
voir Dieu user à notre égard.
295
Quelquefois aussi nous nous
tenons inclinés en présence du Seigneur comme le pauvre et le mendiant en
présence du riche, nous lui découvrons notre détresse , nous lui demandons
instamment de nous fortifier par une grâce plus abondante , de nous consoler
et de nous sustenter afin de pouvoir résister au mal. Or, nous avons besoin
d'être soutenus d'un triple pain , et nous devons sans nous lasser conjurer
celui qui nous aime de nous le prêter ; nous avons besoin du pain du ciel, du
pain spirituel, du pain matériel. Le pain céleste, c'est le corps de
Jésus-Christ. Mon Père, dit le Sauveur, vous donne le vrai pain du
ciel. Le pain spirituel , c'est la parole de Dieu et la grâce intérieure
dont le but est de garantir notre âme de la ruine des vertus et de la
rassasier de l'aliment des dons divins. Le pain matériel est la nourriture
dont notre corps a besoin pour vivre ici-bas, car il ne saurait autrement
apaiser sa soif et sa faim. Nous le demandons quand nous disons :
Donnez-nous aujourd'hui le pain de chaque jour, ce pain sans lequel il
nous est impossible de subsister un seul jour. En effet , la grâce de Dieu
nous est nécessaire à toute heure , et il nous faut la demander pour chacune
de nos entreprises.
Une autre fois encore l'homme
est devant Dieu comme un fils plein du désir d'obéir et de plaire en tout à
son père. Il le prie donc avec l'ardeur la plus vive de ne pas le laisser
s'éloigner tant soit peu de ses moindres volontés , et de le rendre tellement
semblable à lui-même en ses actions , son coeur, sa personne , en tout et
partout, que rien en sa conduite
296
ne blesse ses yeux paternels. La seule consolation de
l'homme, le premier de ses voeux alors est que son. Père céleste accomplisse
en lui sans réserve sa volonté, soit en l'exerçant par l'adversité, soit en le
ranimant par la prospérité, soit en l'humiliant, soit en le traitant selon son
bon plaisir. Elle est vraiment filiale et fidèle, cette affection qui ne
cherche en rien son propre intérêt ni ses commodités, ni les honneurs, ni les
consolations, mais uniquement le bon plaisir de notre tendre Père. Il est
grand de demander à Dieu, il est grand d'obtenir de lui d'être tel en ce corps
de péché, que l'on puisse être agréable à sa vérité suprême et ne jamais
s'éloigner des sentiers de sa direction. Non , notre souverain Père ne saurait
nous accorder rien de meilleur, rien de plus utile en ce monde que de nous
rendre en tout dignes de ses regards. De là cette parole du Psaume : Je me
suis réfugié vers vous, enseignez-moi à faire votre volonté (1). Nous
adressons une semblable demande lorsque nous disons : Que votre volonté
soit faite en la terre comme au ciel. De même que les habitants de la
patrie céleste sont disposés à accomplir en tout votre bon vouloir, ainsi nous
vous supplions de nous rendre obéissants ici-bas à vos moindres désirs selon
la capacité de notre faiblesse.
En d'autres circonstances,
l'âme se trouve dans la prière comme l'épouse de Dieu. Elle soupire après le
moment oit il lui sera donné de se reposer en son unique
Bien-Aimé; elle a une soif ardente de jouir des embrassements de celui
dont l'amour lui a montré
297
toutes les choses de ce monde connue viles et indignes.
Elle n'espère point tempérer l'ardeur dont elle est dévorée ailleurs que là où
elle pourra voir son Dieu face à l'ace et sans intermédiaire. Elle le demande
donc sans délai, elle voudrait de toute l'étendue de ses désirs être délivrée
, avec l'Apôtre bienheureux , des liens de son corps et être avec
Jésus-Christ; c'est pour elle un bien incomparable que de jouir de la félicité
de son Dieu et d'être à l'abri de toute atteinte du mal. Au reste , un tel
voeu est plus agréable à la Vérité suprême que tous les progrès possibles en
ce corps mortel ; car tant que nous sommes sur la terre, nous sommes éloignés
du Seigneur, nous commettons bien des fautes , et si nous disions que nous
sommes étrangers au péché , nous nous séduirions nous-mêmes, la vérité
n'habiterait plus en nous (1). Le péché est un éloignement du bien suprême et
une inclination vers le bien inférieur : autant nous nous éloignons du
premier, autant nous nous rendons coupables , et celui qui s'en éloigne
davantage , pèche plus grièvement , comme celui qui s'en éloigne moins, pèche
moins. Cependant ne s'en éloigner en aucune façon n'est pas le propre des
exilés de ce monde, mais des possesseurs de la patrie. L'intention de notre
volonté s'attache sans doute de tout son pouvoir à ce bien suprême ; mais
notre affection est souvent entraînée çà et là , notre mémoire embarrassée
d'une multitude de choses , et notre intelligence en son aveuglement ne voit
pas toujours sans nuage la lumière de la vérité. De là nous sommes
298
poussés vers les choses inférieures , et nous tombons si
la main du Seigneur ne nous soutient. Aussi le Prophète s'écriait-il en
gémissant : Mon âme a soif du Dieu vivant; quand viendrai-je et
apparaîtrai-je en présence du Seigneur (1). Et nous de notre côté nous
adressons une semblable prière en ces paroles : Que votre règne arrive. C'est
comme si nous disions : Nous sommes surchargés par le poids de notre corps et
du péché et impuissants à voler avec agilité vers votre royaume. Qu'il nous
arrive donc ce royaume; transportez-nous sans retard en cette terre, et que
nous soyons délivrés de ses misères. Cependant en attendant ce jour, daignez
établir votre règne en nous par la justice , la paix et la joie de l'Esprit-Saint.
Quelquefois encore l'homme est
comme enivré en son esprit, il s'oublie lui-même dans la prière, s'attache à
Dieu par amour , désire principalement voir sa gloire, son honneur et la
connaissance de son nom s'étendre chez tous les hommes ; il prie son Père,
tant pour son propre salut que pour celui des autres , de manifester à tous sa
sainteté divine en appelant les infidèles à sa lumière par la foi, les fidèles
à la grâce de la sanctification par l'ardeur de son amour, et les pécheurs à
une conversion sincère par la crainte si avantageuse de sa souveraine
puissance. Et comme s'il ne pouvait ou ne voulait sans les autres jouir de la
céleste félicité , il brûle d'en entraîner un grand nombre avec lui , il
s'efforce de les attirer par la prière , les exhortations , le bon exemple et
autres moyens propres à
299
procurer l'honneur de Dieu , le salut et l'avancement
spirituel de ses frères. C'est dans ce sentiment que semblait être l'Apôtre
quand il écrivait : Je suis dans une grande tristesse et mon coeur est en
proie à une douleur continuelle, jusque-là que j'eusse désiré devenir
anathème, à l'égard de Jésus-Christ, pour mes frères (1). Moïse semble
avoir prié également dans le même sentiment quand il a dit à Dieu : Ou
pardonnez cette faute à votre peuple, ou retranchez mon nom du livre que vous
avez écrit vous-même (2). L'Apôtre ne désirait point être séparé de
Jésus-Christ , ni Moïse retranché du livre du Seigneur ; mais ils montraient
jusqu'à la dernière évidence l'ardeur dont ils étaient remplis pour le salut
du prochain ; ils semblaient confesser qu'il y aurait pour eux un bonheur
incomplet à être admis au banquet du ciel si les hommes , objets de leur amour
et pour lesquels ils désiraient mourir, étaient condamnés à périr dans les
angoisses de la faim loin d'un pareil banquet. Or, nous faisons une semblable
prière dans cette demande : Que votre nom soit sanctifié; ou autrement
: « Que la sainteté de votre nom brille à nos yeux avec un éclat plus vif,
afin que nous puissions vous connaître , vous aimer, vous vénérer d'une
manière plus parfaite , et nous rendre semblables à vous , comme des enfants à
leur père, en nous revêtant de votre sainteté; afin que nous devenions un même
esprit avec vous en nous transformant en votre clarté. »
Jésus-Christ nous a enseigné
lui-même il prier ainsi,
300
et en ces sept demandes il a renfermé tout ce que nous
pouvons désirer, il a compris les sentiments de toute prière, connue chacun de
nous peut le reconnaître en méditant avec soin l'oraison dominicale. Il a
observé un ordre de dignité dans le rang donné à ces diverses demandes , et il
a placé les premières celles dont nous venons de parler en dernier lieu. Que
pourrait-on demander de plus que d'être délivré du mal de la damnation
éternelle , d'être gardé contre les dangers de la tribulation présente , de
recevoir le pardon de ses fautes, de croître dans la grâce et d'en être tout
pénétré , de vivre selon la volonté de Dieu, d'obtenir son royaume, de voir
son nom en honneur chez tous les hommes , sa sainteté connue de tous et
devenir une règle de conduite pour tous soit en particulier, soit en général,
et sans distinction ?
L'objet de nos prières se
rapporte à une ou à plusieurs choses, car tantôt nous avons un seul but,
tantôt nous nous en proposons deux ou plusieurs en même temps. Nous agissons
en cela comme les hommes admis devant les princes de la terre ont coutume de
faire. Afin de rendre leurs demandes plus efficaces, on les voit tantôt
exalter la clémence de ceux qu'ils invoquent , tantôt dérouler leurs propres
misères afin d'exciter plus promptement la compassion , tantôt accuser les
fraudes et les perversités de leurs ennemis afin d'obtenir un secours contre
leur haine. Ainsi devons-nous faire dans nos prières en présence du Seigneur,
comme nous l'apprenons dans les enseignements de la sainte Ecriture.
La prière prise dans un sens
large en tant qu'elle est une pieuse application de notre âme à Dieu , la
prière, dis-je , est de deux sortes : l'action de grâces et les louanges.
L'action de grâces consiste à sentir les dons reçus de Dieu et à l'en louer en
notre coeur, en nos paroles et en nos actions. Nous rendons grâces lorsque
nous attribuons à la grâce du Seigneur et non à nos propres mérites les biens
dont il nous a comblés. Louer Dieu , c'est comprendre qu'il est digne de
louange et exalter sa magnificence avec allégresse et admiration , soit pour
ce qu'il est en lui-même , soit pour les oeuvres de ses mains.
Nous rendons grâces à Dieu
lorsque nous célébrons sa bonté à cause des bienfaits dont nous sommes l'objet
et dont la source est en lui-même. Ainsi l'action de grâces consiste à se
rappeler soigneusement ces mêmes
bienfaits , à les comprendre intimement , à les confesser fidèlement , à les
conserver précieusement , à aimer notre bienfaiteur, à se garder de
l'offenser, à ne point négliger nonchalamment la grâce dont il
nous a favorisés , comme ce serviteur paresseux qui cache
l'argent de son maître , mais à la faire fructifier selon ses intentions et à
ne pas nous en élever ni en devenir plus fiers. Or, sept considérations
différentes
302
nous portent à offrir des actions de grâces au Seigneur.
Les trois premières roulent sur le bienfait reçu , deux autres sur le
bienfaiteur lui-même , et les deux dernières sur celui qui est l'objet du
bienfait.
Un bienfait mérite d'être
exalté s'il est excellent et précieux en lui-même, s'il est utile à celui qui
le reçoit, s'il est varié et souvent réitéré. Dans le bienfaiteur, deux choses
attirent notre considération : sa haute dignité et l'affection sans bornes
avec laquelle il donne ses faveurs. Dans celui qui est l'objet du bienfait ,
il faut regarder s'il est vil et méprisable, s'il est indigne et sans mérite ,
c'est-à-dire si non-seulement il ne mérite pas de
recevoir un tel don de telle personne , mais encore si vis-à-vis de cette
personne il s'est rendu digne de tout le contraire. Or, nous pouvons
considérer tout cela de la manière la plus excellente dans tous les dons de
Dieu. L'auteur de ces dons est souverainement élevé , sa dignité est immense
et il nous fait une insigne faveur de vouloir bien même penser à nous. Ensuite
il accorde à l'homme ses bienfaits avec tant d'amour et de bienveillance , que
nous devrions les recevoir avec la plus profonde reconnaissance alors même
qu'ils seraient médiocres,
303
car la charité de Dieu surpasse. toute intelligence , et
jamais aucun esprit ne saurait l'estimer à sa juste valeur.
Ces bienfaits du Seigneur par
lesquels il accomplit notre salut sont d'un prix si élevé que rien ne peut
leur être comparé. Qui soutiendra , en effet , une comparaison avec la grâce
du Saint-Esprit , dont les fidèles sont comblés, avec le corps et le sang de
Jésus-Christ , avec la gloire céleste et tant d'autres faveurs innombrables et
inestimables que nous recevons de Dieu ? Que celui qui le pourra, entreprenne
de peser quels avantages nous retiennent de pareils dons; ce sont : la
justification du péché , la grâce de la sainteté, l'adoption pour enfants de
Dieu , la consolation intérieure , la défense contre les périls , la société
avec les anges , la béatitude du corps et de l'âme produite par la vision
intuitive. Tels sont les avantages, et bien d'autres encore, que nous tirons
des bienfaits de Dieu, et en eux se trouve toute félicité.
Maintenant considérez combien
Dieu nous accorde souvent de telles faveurs. Autant de fois nous avons perdu
la grâce par le péché , autant de fois il nous a offert de nous la rendre si
nous voulions la recevoir. 'foutes les fois que nous avons abusé de ses dons ,
que nous nous sommes montrés négligents à son service , ingrats, pleins
d'orgueil de ses bienfaits, nous avons mérité d'en être privés , soit dans
l'ordre temporel , soit dans l'ordre spirituel, soit en notre cortes ; lors
donc qu'il ne les a pas enlevés à notre indignité, il nous les a accordés de
nouveau.
304
Mais quels sont ces hommes à
qui un si grand Seigneur a témoigné autant de générosité? Il est facile de le
savoir : nous ne sommes que cendre et poussière, des êtres misérables et
pauvres , remplis d'une multitude de misères, exposés à toutes sortes de
périls; nous ne possédons presque rien autre chose que la puissance de tomber
continuellement. Et cependant avec une telle bassesse et une misère aussi
profonde nous nous révoltons contre le Dieu tout-puissant, nous reconnaissons
son amour et ses bienfaits par le mépris et les outrages , nous lui
désobéissons , nous sommes négligents, ingrats et superbes.
Combien donc est grande cette
tendresse du Seigneur qui le porte à faire du bien avec tant d'amour et
d'empressement à des hommes qui ne s'appliquent ni à comprendre ses bienfaits
ni à les conserver, ni à les recevoir dignement par des actions de grâces?
Faire du bien à celui qui le mérite , c'est justice. En faire à celui qui ne
le mérite pas , ruais le demande avec humilité , c'est bonté. Agir de la sorte
envers celui qui ne le mérite ni ne le demande , c'est la marque d'une bonté
plus grande encore; mais l'excès de la bonté , de cette bonté qui ne se trouve
que dans le coeur de Dieu, c'est d'accorder des faveurs à celui qui les
méprise et y est contraire , surtout si un tel homme est vil , l'esclave même
et l'ouvrage des mains de son bienfaiteur.
La fidélité à rendre nos
actions de grâces mérite que les biens reçus nous soient conservés , qu'ils
soient accrûs en nous, qu'ils tournent à notre plus
305
grand avancement et que nous en recueillions des fruits
plus abondants. Ainsi l'homme favorisé du don de sagesse, s'il se montre
reconnaissant, le conserve au lieu de le perdre; il le voit s'augmenter en lui
et par là il devient de jour en jour plus sage, il retire des avantages plus
grands tant pour son propre compte que pour l'édification des autres.
L'ingratitude au contraire est digne de perdre ce qu'elle possède, de ne rien
recevoir à l'avenir, de demeurer infructueuse au milieu de ces biens, d'être
privée de la récompense et d'encourir un supplice plus terrible à cause de sa
négligence et de ses mépris. On demandera davantage, dit le Seigneur , à
celui à qui l'on a plus donné (1). Chacun peut par soi-même apprécier
combien détestable est le vice de l'ingratitude : tous les hommes ont coutume
de le haïr en ceux à qui ils ont fait quelque bien, s'ils n'en reçoivent
aucune marque ou seulement une légère marque de reconnaissance ou d'amour. Ce
n'est donc pas de la part du Seigneur de l'indignation, mais de la
miséricorde, que de refuser de temps à autre aux ingrats leurs demandes : ils
se rendent dignes d'un châtiment plus grave quand de nouveaux bienfaits
viennent augmenter leur ingratitude.
306
La louange de Dieu est un des
sentiments les plus excellents de notre âme. Il a son principe dans la
considération de la bonté de Dieu, dans l'admiration des profondeurs de sa
sagesse, dans l'étonnement causé par la sublimité de sa puissance et la
grandeur infinie de sa majesté. Or, ces perfections du Seigneur, nous les
connaissons par l'enseignement de la foi catholique, nous les trouvons
empreintes dans les oeuvres de ses mains, nous les contemplons par le pur
regard de notre âme illuminée des rayons d'une inspiration intérieure. Tout ce
que l'on peut penser de Dieu, tout ce qu'on peut dire ou sentir de lui n'est
rien autre chose qu'un sujet de louange; tout en lui, en effet, est
souverainement louable, aimable et vénérable, et plus on le connaît
parfaitement, plus on le loue avec vérité et on l'aime avec ardeur.
Les louanges de Dieu nous
offrent une matière sans limites : lui-même nous enseigne et ses oeuvres
proclament qu'il est digne de louanges infinies. Louer Dieu, c'est confesser
cette vérité, c'est en rendre témoignage. Aussi les saints invitent-ils toutes
les créatures, soit raisonnables, soit privées de raison, soit insensibles, à
célébrer ses louanges, car les ouvrages de ses mains annoncent qu'il mérite un
tel
307
concert d'hommages, et en chacun d'eux nous admirons sa
vertu toute-puissante, la sagesse de sa providence, sa miséricorde pleine de
clémence, sa patience toute de bénignité et sa longanimité, sa justice à
rendre à chacun selon ses mérites, la libéralité de ses récompenses et la
sublimité incompréhensible de sa dignité au-dessus de ce qui est créé.
D'après ce que nous venons de
dire, nous comprenons qu'il y a sept sujets auxquels se rapportent tout ce
qu'on peut exprimer à la louange de Dieu. Les oeuvres principales du Seigneur
sont en effet au nombre de six et toutes les autres sont renfermées en elles.
Ce qui vient ensuite n'est pas une oeuvre de Dieu, mais le Créateur se
reposant en lui-même et demeurant élevé au-dessus de tous les ouvrages de ses
mains. Les six jours de la création nous sont une figure de tout cela. En ces
jours Dieu a donné l'existence aux diverses créatures et il a rendu parfait
tout ce qu'il avait résolu de créer. Mais s'il a tout accompli en six jours,
si au septième nous ne voyons pas qu'il ait ajouté à la perfection de ses
oeuvres, mais plutôt qu'il a cessé d'agir et s'est reposé, comment donc les
a-t-il rendues parfaites en ne leur donnant rien de plus? L'Ecriture nous fait
308
comprendre par là que toute créature est imparfaite en
soi et que Dieu est lui-même la
perfection de chacune de ses oeuvres. Vers lui se porte toute créature comme
vers la cause première d'où elle découle. Tout confesse que les êtres
viennent de lui comme de leur type premier, qu'ils existent par lui comme par
leur cause créatrice, et qu'ils sont en lui comme en leur fin par excellence.
Or, cela s'accomplit par la glorification de la créature raisonnable en qui
sont renfermées les autres créatures, puisque toutes ont été créées en vue
d'elle seule et qu'elle les embrasse toutes par son intelligence et la
ressemblance de sa nature : ce qui convient surtout à l'homme pour qui toutes
les choses visibles ont reçu l'existence.
La création peut donc être
appelée le premier des ouvrages de Dieu. En cet ouvrage la puissance admirable
de sa vertu nous apparaît cligne de louanges. Nous y voyons comment, dans sa
plénitude, elle a tiré du néant avec autant de facilité, de promptitude et
d'harmonie; comment elle a placé dans l'ordre naturel à chacune, des choses
nombreuses, si grandes, si variées, si solides et si belles, alors que hors de
cet univers rien n'existe qui puisse servir de base pour reposer la masse du
monde. Si les hommes, dit l'Ecriture, ont admiré le pouvoir et les
effets de ces créatures, qu'ils comprennent par là combien plus puissant est
celui qui les a créées (1).
Le second des ouvrages de Dieu
est le gouvernement de tous les êtres. Là se montre avec évidence combien
309
bien mérite d'être louée la sagesse de sa providence.
Parmi tant de créatures, aucune, depuis la plus faible jusqu'à la plus sublime
, n'échappe à ces regards; il connaît les propriétés, les vertus, les
opérations de chacune , leurs raisons d'être soit naturelles , soit comme
causes, pourquoi elles sont ainsi et non autrement. Il a disposé chaque chose
de telle sorte que tout semble s'accomplir naturellement ou accidentellement.
Et cependant tout a été si bien pesé par sa providence que rien ne dépasse les
bornes tracées par elle; que chaque chose tourne au profil des bons par une
disposition de sa bonté et au malheur des hommes pervers par un jugement de sa
justice. En tout cela et en bien d'autres points la puissance, la sagesse et
les autres perfections de Dieu sont dignes de louanges spéciales, il est vrai
; cependant chacun de ses ouvrages en particulier nous offre un tableau de ces
mêmes perfections; mais je ne puis m'y arrêter si je veux éviter d'être trop
long.
Le troisième ouvrage de Dieu
est la rédemption du genre humain, et là brille d'une manière toute
particulière la miséricorde si admirable de la clémence divine. Plein de
compassion pour notre misère, le Seigneur a arrêté de prendre notre nature, de
payer en mourant pour nos péchés la dette de notre satisfaction, de nous
arracher ainsi à la mort à laquelle nous étions condamnés, et de nous rétablir
dans notre dignité première. Que peut-on imaginer de plus clément et de plus
miséricordieux , que de voir le Maître suprême se réduire à la dernière
humiliation pour un
310
vil esclave , l'innocence même accepter la mort pour
délivrer un coupable, le Dieu de gloire abdiquer toute gloire afin de
glorifier ses ennemis et se laisser immoler par ceux qui doivent profiter de
ses souffrances.
Le quatrième ouvrage de Dieu
est celui de notre justification. Là encore la longueur de sa patience est
vraiment digne de louanges. Il ne se borne pas à supporter les pécheurs; il
les purifie avec bonté du péché, il les défend contre le péché, il leur donne
la grâce de mériter, il leur en fournit les occasions, il établit ses
sacrements comme autant d'instruments de cette même grâce destinée à produire
la ,justification, il envoie le Saint-Esprit aux fidèles afin de toucher leurs
coeurs, de les consoler, de les porter aux diverses vertus et aux différentes
opérations surnaturelles. D'ennemis il les rend amis, enfants et héritiers de
Dieu, il excite au bien leur libre arbitre sans cependant leur ravir la
liberté, il change leur volonté sans leur faire violence, mais par ses
inspirations et en venant à leur rencontre.
Le cinquième ouvrage de Dieu
est la juste rétribution des mérites par rapport aux réprouvés. Nous y voyons
briller sa pureté, il s'y montre plein d'horreur pour le vice et le péché,
plein d'amour pour le bien , plein de joie à sa vue comme pour un objet digne
de lui. Sa justice apparaît dans tout son éclat : elle ne laisse point le mal
impuni ; elle rend à celui qui s'obstine dans le crime selon la grandeur de
ses iniquités , elle prive le pécheur du fruit dont il s'est dépouillé
lui-même, et elle lui fait goûter dans les
311
tourments le fruit de ses oeuvres. La sagesse divine se
manifeste avec non moins de grandeur. Elle tire le bien du mal et s'assujettit
par la peine ceux qui en se livrant au péché ont refusé de lui obéir. Par ses
dispositions se change en punition tout ce qui ici-bas avait servi au crime :
le corps, l'intelligence, le temps présent et autres choses données ou
offertes pour être une occasion de mérite et un accroissement de gloire. Tout
cela est devenu sur la terre autant d'instruments d'iniquité, et la justice de
Dieu en fait une cause de supplice. Ce corps rendu l'esclave d'une volonté
coupable, les damnés le reprendront pour leur malheur et par lui ils
souffriront des tourments plus horribles. Cette intelligence maintenant
appliquée tout entière aux objets temporels sera alors un accusateur
irréfutable. Le temps reçu pour servir Dieu , ils l'ont consumé dans le péché,
et ainsi ils seront punis sans fin. Ils n'ont point mis de limites à leurs
crimes pendant cette vie , la seule éternité dont l'homme ait la possession,
et Dieu n'en mettra point en leurs peines durant son éternité à lui. Ils se
sont élevés contre un Dieu infini, et leurs châtiments seront infinis en leur
durée. — La punition des méchants offre encore un sujet de louer la bonté du
Seigneur, car les justes sont dans une joie inénarrable d'avoir échappé par sa
grâce à une semblable punition, et si sa justice prononce la condamnation des
réprouvés, sa bonté conduit les bienheureux au salut.
Le sixième ouvrage de Dieu est
la glorification des élus. Là brillent sa largesse et l'abondance admirable
312
de ses récompenses. Le mérite des saints a été faible et.
de peu de durée, et dans le ciel ils reçoivent du Seigneur une gloire
ineffable, la joie et la félicité; toutes les choses de ce monde tournent à
leur avantage, et le bien et le mal, ce qui leur est propre et ce qui leur est
étranger, le mal de la peine et le mal de la faute. Ils sont environnés de
gloire pour les biens qui leur sont propres, et enivrés de félicité à la vue
des biens dont les autres élus sont enrichis. Ils se réjouissent des maux
auxquels ils ont été soumis et auxquels ils ont échappé , ils sont dans
l'allégresse de n'être point tombés dans les maux dont les autres furent
victimes. Leur félicité, qui est si variée, les pénètre de joie, et la gloire
de tous les élus, cette gloire si abondante et si multipliée tant pour le
nombre de ceux qui en sont comblés que pour sa propre grandeur, les remplit
des délices dont chacun d'eux est enivré. Cette gloire, dis-je, les transporte
de joie comme s'ils en étaient eux-mêmes resplendissants; ils l'aiment à un
tel degré en leurs possesseurs, qu'ils ne voudraient pas les en voir
dépouillés pour en devenir eux-mêmes possesseurs à leur tour. Mais par-dessus
leur propre gloire et la gloire des saints, la gloire de Dieu les transporte
d'autant plus qu'ils aiment le Seigneur plus qu'eux-mêmes et que tous les
saints. Ensuite, cette gloire est infinie, et ainsi le bonheur qui en découle
doit dépasser toute mesure, alors même qu'une créature ne peut avoir un amour
ni une félicité sans limites. Chacun des élus est encore heureux de voir tous
les habitants de la céleste patrie l'aimer
313
comme ils s'aiment eux-mêmes; il est heureux surtout de
voir Dieu l'aimer incomparablement plus qu'il ne saurait s'aimer soi-même. De
la sorte les joies de tous sont des joies communes à tous, des joies
auxquelles tous sont appelés à prendre part sans réserve, des joies où tous
peuvent puiser selon l'étendue de leur capacité comme à un bien propre. Là
brille la gloire des esprits et des corps; là on voit Dieu face à face selon
sa divinité et selon son humanité glorieuse, cette humanité que les anges
désirent contempler. Comme les élus sont assurés de posséder la félicité, ils
sont de même assurés qu'elle durera éternellement . Ils sont rassasiés sans
éprouver le moindre dégota , et l'ardeur de leurs désirs jouit pleinement de
celui qui en est l'objet sans jamais se ralentir. Enfin en ce lieu part du
coeur de tous les bienheureux un concert de louanges pures et parfaites; ils
exaltent la magnificence de sa bonté qui les a prédestinés dès l'éternité à un
pareil bonheur.
On peut rapporter ces six
oeuvres de Dieu, où se trouve la consommation de tous ses ouvrages, aux six
premiers jours du monde. Ainsi l'oeuvre de la création convient au premier
jour où, après avoir créé la matière, le Seigneur fit la lumière et sépara le
jour de la nuit, montrant ainsi que la créature spirituelle était distincte de
la créature corporelle pal' la lumière de l'intelligence. — L'oeuvre du
gouvernement est représentée par le second jour où Dieu sépara les eaux
supérieures des eaux inférieures en plaçant le firmament entre elles. En effet
, autant les choses célestes sont
314
éloignées des choses de la terre par leur distance ,
autant elles en diffèrent par leur valeur et par la façon bien plus glorieuse
dont elles reçoivent l'action divine qui les régit dans une mesure
proportionnée à leur excellence. — L'oeuvre de la rédemption se rapporte au
troisième jour où les eaux inférieures étant réunie, en un même lieu, la terre
devint visible et porta de, fruits; car tous les péchés dont le genre humain
était inondé , furent éloignés de l'Eglise et demeurèrent chez les infidèles,
et cette Eglise se couvrit des fruits les plus divers de la grâce.— L'oeuvre
de la justification est figurée par le quatrième jour où furent créés les
flambeaux dont le ciel est orné. En cette oeuvre les coeurs des fidèles sont
illuminés par le soleil de la charité, la lune de la foi et les étoiles des
autres vertus; à la lumière et à la chaleur de ces astres ils arrivent à la
vie , à l'ordre et à ales vertus pleines de vigueur. — L'oeuvre du jugement et
de la condamnation des réprouvés apparaît dans le cinquième jour où furent
créés au moyen des eaux et les poissons et les oiseaux. Les hommes en effet
ont une commune origine, et cependant les uns s'élèvent vers les biens
célestes par la grâce, et les autres sont laissés dans l'état de damnation où
ils sont plongés par la faute originelle et par les crimes dont ils se sont
rendus coupables.— L'oeuvre de la glorification enfin est représentée par le
sixième jour où l'homme, créé à l'image de Dieu , fut préposé au gouvernement
du monde. Par la gloire aussi l'homme devient semblable à Dieu , il est uni à
lui comme 'un membre à son chef, il est uni à celui qui
315
étend sa principauté sur tous les hommes comme un
Seigneur véritable, à Jésus-Christ notre maître.
Le septième jour n'a point
d'oeuvre, mais il est le complément des oeuvres divines par le repos en Dieu,
par ce repos que Dieu goûte en lui-même et que nous goûtons en lui. Ce jour a
reçu le nom de Sabbat ou de repos. C'est en ce repos de Dieu que la créature
raisonnable arrive à sa perfection, et elle-même est la cause et le modèle de
toute créature privée de raison. Toute la nature, en effet, tend sans cesse à
être dirigée par le maître qui lui a été donné et à le servir afin de
l'avertir d'être soumis lui-même en tout temps à son Seigneur et de le porter
à chanter ses louanges. Celui qui ne célèbre pas un pareil sabbat par le repos
, viole l'alliance de Dieu avec l'homme, car le Seigneur exige par-dessus tout
que l'homme se repose en lui et s'attache inviolablement à lui par l'amour. Il
est lui-même la cause suprême de ses louanges, et la magnificence d'aucune de
ses oeuvres ne saurait nous dire combien il mérite d'être exalté. Une statue
est impuissante à proclamer de vive voix l'habileté de l'artiste qui l'a
formée; mais elle indique dans son silence combien il est digne d'éloge
d'avoir voulu, d'avoir su et d'avoir pu conduire à bonne fin un pareil
ouvrage. Le Seigneur, dit le Sage, est au-dessus de toute louange
(1). L'Eglise a coutume d'employer plus communément sept paroles pour exprimer
ce qui se rapporte à la louange de Dieu; ce sont comme les sept trompettes
mystiques du jubilé. Or, ces paroles sont : louer,
316
bénir, exalter, confesser, honorer , glorifier et
proclamer grand.
* La troisième manière de
prier est l'oraison mentale. Elle a lieu lorsque la bouche demeurant
silencieuse, l'âme seule découvre à Dieu ses désirs, répand en sa présence les
sentiments de son coeur, l'embrasse intérieurement par l'amour ou l'adore avec
respect. En cette oraison, l'effusion de notre coeur en Dieu se fait d'autant
plus largement que l'amour dépasse davantage ce que la langue peut exprimer,
et s'écrie avec le Psalmiste : Seigneur, tout mon désir est en votre
présence et mon gémissement ne vous est point caché (1). Le Seigneur dit
de cette manière de prier : Les vrais adorateurs adoreront le Père en
esprit et en vérité. Dieu est esprit et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en
esprit et en vérité (2). Or, ce genre, de prière semble le plus
convenable, car Dieu considère plus le coeur que les paroles. Cependant les
paroles sont utiles : notre esprit est lent à s'élever aux choses célestes, et
il a besoin pour cela que sa paresse soit aidée des paroles de la prière.
Elles servent encore à attacher notre mémoire à Dieu, à dégager notre
intelligence de la terre , à embraser notre volonté des ardeurs de la
dévotion, et après lui avoir inspiré le désir d'une sainte prière, à lui faire
goûter combien le Seigneur est doux.
Dieu, disons-nous, considère
plus le coeur que les paroles. En effet, c'est lui qui nous a créés; il
connaît
317
les choses qui nous sont nécessaires avant que nous les
lui demandions, et il n'a pas besoin, pour lui, que nous manifestions nos
désirs par nos prières. Il nous a faits pour nous combler de ses bienfaits
gratuite-ment et en vue de lui-même ; il n'a pas
besoin d'être incliné par nos supplications à prendre pitié de nous ; il avait
arrêté auparavant d'agir ainsi, et en répandant de lui-même ses bontés sur
nous, selon ses desseins éternels , il nous fait avancer dans le bien beaucoup
plus que nous ne saurions lui en témoigner le désir. Cependant notre zèle pour
la prière nous procure des avantages nombreux. Si elle n'est pas la cause des
bienfaits de Dieu, elle en est la voie ; s'il ne nous fait pas miséricorde à
cause de notre prière , c'est du moins par elle. Les avantages de l'oraison
sont donc considérables et elle l'emporte même sur les autres bonnes oeuvres.
Par elle nous obtenons plus aisément et plus promptement du Seigneur l'objet
de nos voeux. Les autres oeuvres nous aident bien en ce point , mais
quelquefois une prière de quelques instants nous met en possession de ce que
nous eussions acquis à peine au prix de longs jeûnes , de travaux divers et
d'autres saintes pratiques. Aussi voyons-nous les saints en toute affaire , en
tout péril, en tout désir, appeler l'oraison à leur secours comme si par elle
leurs demandes devaient éprouver moins de retard. Tout ce que vous
demanderez avec foi dans la prière, dit le Seigneur, vous l'obtiendrez
(1). Que ne peut donc la prière?
318
La prière apaise la colère de
Dieu : Moïse prie le Seigneur et le Seigneur se calme (1). — Elle obtient le
pardon des péchés : Je vous ai remis toute votre dette selon que vous m'en
avez prié, est-il dit dans l'Evangile; et encore : Pardonnez-nous nos
offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2). —Elle
modère la violence de la tentation : Moïse pria et le feu s'éteignit
(3). — Elle chasse les vices de notre coeur : Dispersez-les dans votre
vertu, dit le Prophète , et détruisez-les (4). — Elle délivre au
milieu du danger : Invoquez-moi au jour de la tribulation, dit le
Seigneur, et je vous délivrerai (5). — Elle nous défend contre les
périls : Priez pour que votre fuite n'ait pas lieu durant l'hiver (6).
— Elle nous venge de nos ennemis : Ezéchias et Isaïe prièrent contre
Sennachérib (7). — Elle renverse les obstacles devant nous (8) : Le
peuple poussa des cris, et les murs de Jéricho s'écroulèrent. — Elle nous
fait entrer en la familiarité de Dieu : Le Seigneur est proche de tous ceux
qui l'invoquent (9). Vous crierez et il dira : me voici (10) . —
Elle nous obtient les dons du Saint-Esprit : Tous furent remplis du
Saint-Esprit, est-il écrit au
319
livre des Actes (1), et ailleurs : Le Père donnera son
Esprit plein de bonté à tous ceux qui le lui demandent (2). — Elle nous
obtient en particulier le don de sagesse : Si quelqu'un d'entre vous a
besoin de sagesse, dit saint Jacques (3), qu'il la demande à Dieu qui
donne à tous libéralement. — Par elle Dieu nous accorde la grâce
d'annoncer sa parole : Priez pour moi, écrit l'Apôtre, afin que Dieu
m'ouvrant la bouche, me donne des paroles pour annoncer librement le mystère
de l'Evangile (4). — Elle nous découvre les secrets du Seigneur : Criez
vers moi, dit Dieu à Jérémie, et je vous exaucerai et je vous
annoncerai des choses extraordinaires et d'une vérité irréfragable, des choses
que vous ne connaissez pas (5) — Elle nous donne le pouvoir d'accomplir
toutes sortes de miracles : Elie pria avec ferveur qu'il ne plia pas , et
il cessa de pleuvoir pendant trois ans et demi (6). De même par la prière
il ressuscita un enfant. — Nous recevons par elle les secours temporels :
Seigneur, s'écrie le Prophète , tous ont les yeux tournés vers vous, et
ils attendent que vous leur donniez leur nourriture dans le temps convenable
(7). — Elle nous apporte le soulagement au milieu de chacune de nos
adversités: Lorsqu'il viendra sur la terre, dit Salomon , ou la famine, ou
la peste, ou la corruption de l'air; lorsque la nielle, la sauterelle ou
quelque maligne humeur gâtera les blés . ou que votre peuple sera pressé d'un
ennemi qui se trouvera ù ses portes et l'assiégera... si quelqu'un
320
reconnaissant la plaie de mon coeur étend sa main vers
vous... vous l'exaucerez du haut du ciel (1), etc. — Elle nous met en
possession de tout ce qui nous est utile ou nécessaire : Nous ne savons ce
que nous devons demander pour prier comme il faut, mais l'Esprit-Saint
lui-même prie pour nous par des gémissements ineffables (2). — Elle nous
conduit à la vie éternelle : Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera
sauvé (3). Et pour tout dire, en un mot, elle éloigne tout ce qui est
contraire à notre salut, elle nous donne tout ce qui nous est nécessaire ,
elle le conserve et le perfectionne.
Dieu ne veut pas seulement que
nous lui demandions dans nos prières ce qu'il avait résolu de nous accorder
d'abord , il désire , en nous portant à multiplier ces prières, nous faire
acquérir des mérites par la foi qui croit ce qu'elle ne voit pas, par
l'espérance qui a la confiance d'arriver à l'objet de ses voeux, par la
charité qui e'attache avec plus d'ardeur au Dieu qui l'exauce, selon cette
parole du Prophète : J'ai aimé, parce que le Seigneur exaucera la voix de
ma prière (4); par l'humilité qui nous rend persévérants dans nos
supplications ; par notre désir, qui nous fait soupirer après les biens
célestes.
L'oraison est comme un miroir
: elle fait connaître plus clairement à l'homme ses défauts ou ses progrès; la
conscience se dévoile en cet exercice plus ouvertement à son propre regard ;
la vue de ses progrès la pénètre de joie et d'une confiance pleine d'espérance
,
321
et le spectacle de ses défauts la couvre de confusion.
L'oraison contribue aussi plus que toutes les autres bonnes oeuvres à élever
l'âme au-dessus de ce monde et à l'éloigner des choses de la terre : ces
oeuvres, en effet, nous appliquent avec Marthe aux divers emplois d'un service
pénible; l'oraison , au contraire , s'attachant avec Marie aux pieds du
Seigneur, s'occupe uniquement à se le rendre propice.
L'âme ressent en sa prière que
Dieu s'offre à elle de bien des manières. Quelquefois il lui semble au milieu
de ses supplications qu'il ne daigne ni l'entendre ni lui prêter la moindre
attention , comme nous le lisons en ces paroles de l'Ecriture : Vous avez
détourné votre face de moi (1)… — Je crie vers vous, et vous ne
m'écoutez point; je me tiens devant vous, et vous ne me regardez point (2)
. De là naît pour plusieurs le dégoût de la prière ; ils la considèrent comme
inutile puisque Dieu ne daigne pas les exaucer.
De temps à autre Dieu apparaît
irrité et implacable, et l'âme demeure plongée dans la confusion , elle est
transpercée de crainte : Vous êtes changé à mon égard,
322
s'écrie Job, vous m'êtes devenu cruel, et vous
employez la dureté de votre main pour me combattre (1). Aussi le prophète
Jérémie adresse-t-il au Seigneur cette prière (2): Ne me soyez pas un sujet
d'épouvante : vous êtes mon espérance au jour de l'affliction. Et le
Psalmiste lui dit : Seigneur, n'entrez pas en jugement avec votre serviteur
(3). Isaïe dit également : Où est la tendresse de vos entrailles et de vos
miséricordes? Elle ne se répand plus sur moi (4). Combien alors est grande
la tribulation de l'âme, combien amer est son chagrin, celui-là le sait qui au
milieu de cette épreuve n'a point interrompu ses prières. Et en effet, on ne
doit point cesser de prier, parce que Dieu ne nous exauce pas, mais lui
adresser au contraire avec plus d'instances nos supplications. En agissant
ainsi il éprouve la constance de celui qui l'invoque , il purifie la
conscience de l'homme humilié de la sorte , et il récompense la patience du
coeur en proie à une telle affliction. « Il faut , dit saint Bernard,
s'appliquer fortement à la prière , mais en toute humilité et patience, car
elle ne porte de fruit que dans la patience. Le ciel semble d'airain quand
aucune goutte de la rosée céleste, quand aucun sentiment de dévotion n'arrive
jusqu'à nous dans l'oraison , et la terre de notre coeur nous paraît
véritablement une terre de fer quand aucun des ruisseaux des psaumes ou des
saintes prières ne l'amollit et n'y fait entrer la componction. L'âme en cet
état juge, comme la chananéenne, que le Seigneur a
détourné ses regards de dessus elle;
325
elle croit l'entendre lui reprocher ses péchés comme si
elle ressemblait à un animal immonde, et elle se répute indigne de partager le
pain des enfants (1). » Cependant il est de la prudence de remarquer que ce
sentiment d'une âme effrayée qui se représente sous une forme dure et
impitoyable le Dieu plein de douceur et de bénignité, le Dieu vraiment tendre
et miséricordieux; il faut, dis-je , remarquer qu'un tel sentiment est tantôt
une simple fiction d'un esprit illusionné et se figurant un fantôme tout
différent de la réalité, ou bien qu'il a lieu par une permission amoureuse du
Seigneur pour effrayer, humilier, corriger ou purifier notre âme et lui faire
goûter ensuite avec plus de suavité les faveurs bienveillantes du Seigneur;
car après avoir éprouvé l'amertume nous sommes plus empressés à savourer des
douceurs.
Quelquefois, comme s'il était
occupé d'autres soins, Dieu paraît ne faire aucun cas des désirs de celui qui
l'invoque. Il le voit et le laisse , il est vrai , lui adresser ses prières;
mais il ne lui répond pas , il est appliqué à autre chose. Le Prophète semble
avoir ressenti cette indifférence lorsqu'il s'est écrié (2) : Ne méprisez
pas mon humble supplication, abaissez sur moi vos regards et exaucez-moi,
Seigneur, prêtez l'oreille à mes paroles, entendez mes cris (3).
Une autre fois Dieu paraît
écouter nos prières avec bonté, mais il garde le silence et ne se montre pas
disposé à les exaucer avec amour. Lorsqu'il a exaucé mes supplications,
dit Job, je ne crois pas qu'il ait
324
entendu ma voix (1), ou autrement, je ne sais si
réellement il m'a exaucé.
D'autres fois enfin il regarde
avec tendresse celui qui le prie ; il condescend avec miséricorde à ses
prières et il répond favorablement au désir de ses supplications. Cette
confiance d'une âme pieuse a coutume d’être un indice qu'elle a été exaucée.
Quiconque, dit le Seigneur en parlant de cette confiance, n'aura
point hésité dans son coeur, mais aura cru que tout ce qu'il aura dit
s'accomplira, il le verra en effet s'accomplir. Tout ce que vous demanderez
dans vos prières, croyez que vous l'obtiendrez et il vous sera accordé
(2). Que celui qui prie demande avec foi, sans défiance, dit saint Jacques
, mais qu'il ne s'imagine pas obtenir quelque chose du Seigneur, celui qui
hésite (3). Cependant il ne faut pas perdre confiance aussitôt, quand dans
nos prières tout n'arrive pas selon nos désirs , mais continuer à frapper
jusqu'à ce que notre Bien-Aimé soit comme vaincu
par l'importunité de nos supplications et nous accorde enfin l'objet de nos
voeux (4).
Quelquefois aussi notre prière
semble sentir l'hésitation; c'est comme si elle devait n'être point écoutée,
tandis que se faisant d'une manière différente
325
elle emporterait avec elle la confiance d'un plein
succès. Une autre fois l'homme qui prie se considère comme un esclave, et il
provoque avec crainte et humilité son Seigneur et son juge à la miséricorde.
Ainsi le publicain n'osait pas lever les yeux au ciel, mais il frappait sa
poitrine en disant : Mon Dieu, soyez-moi propice parce que je suis un
pécheur (1). Une autre fois ensuite il agit avec familiarité comme un ami
et un intime, il prie avec respect et confiance, il semble conseiller au
Seigneur de faire telle ou telle chose ; il lui expose les raisons et les
motifs pourquoi ceci convient, pourquoi cela est avantageux. Ainsi a prié
Abraham pour les habitants de Sodome; ainsi a prié Moïse pour le peuple
d'Israël en s'écriant : Ne permettez pas, je vous en prie, que les
Egyptiens disent : Il les a tirés avec adresse de l'Egypte pour les tuer sur
les montagnes et pour les exterminer de la terre. Que votre colère s'apaise et
laissez-vous fléchir pour pardonner à l'iniquité de votre peuple (2) .
Ailleurs Moïse s'écrie également en parlant à Dieu (3) : Voulez-vous donc
que les Egyptiens apprennent que vous avez fait mourir une si grande multitude
comme un seul homme et qu'ils disent : Il ne pouvait faire entrer ce peuple
dans le pays qu'il avait promis avec serment de lui donner; c'est pourquoi il
les a frappés de mort dans le désert.
Une autre fois aussi l'homme,
dans sa prière, est comme un enfant plein de confiance en la bonté paternelle;
il supplie moins qu'il ne commande à son
326
père de l'exaucer en lui rappelant sa tendresse passée.
Ainsi Moïse s'adresse encore au Seigneur en ces termes : Vous m'avez dit :
je vous connais et vous avez trouvé grâce devant moi. Si donc j'ai trouvé
grâce devant vous, faites-moi voir votre visage afin que je vous connaisse et
regardez favorablement cette grande multitude qui est votre peuple.—Seigneur,
si j'ai trouvé grâce en votre présence, je vous en supplie, marchez avec nous;
effacez aussi nos iniquités et nos péchés, et possédez-nous comme votre
héritage. — Ce peuple a commis un très-grand
péché, mais je vous en conjure, Seigneur, pardonnez à ces hommes une telle
faute, ou si vous ne le faites pas, effacez-moi du livre que vous avez écrit
(1). Elle était grande la confiance de cet homme en Dieu. Il ne demande pas à
être retranché du livre de Dieu ; mais cette confiance qui lui fait croire que
son nom demeurera écrit dans le livre de vie , cette confiance il l'emploie à
demander le pardon de son peuple; il ne doute pas qu'il ne soit exaucé , et
ainsi il obtient l'objet de ses demandes.
Dieu se plaît singulièrement à
voir l'homme se livrer fréquemment à l'oraison à cause des avantages nombreux
attachés à cet exercice, Dans l'oraison
327
l'homme ne cesse de s'attacher à Dieu , et c'est pour lui
un bien au-dessus de tout bien : Marie, dit le Seigneur, a choisi la
meilleure part (1). — Ses prières réitérées sont exaucées et il voit une
multitude de bienfaits célestes se répandre sur lui. — L'ardeur de sa dévotion
devient plus vive et le fait croître dans l'amour de Dieu. Aussi le Seigneur
nous ménage-t-il bien des occasions de nous livrer à l'oraison , et par-là il
nous excite à le faire plus souvent soit pour nous-mêmes, soit pour les
autres, soit pour échapper au mal , soit pour arriver à la possession du bien
; il cherche, lorsque notre dévotion s'attiédit sur un point, à la ranimer sur
un autre, comme on a coutume de ranimer le feu en lui donnant chaque jour un
aliment nouveau afin de l'empêcher de s'éteindre. De là cette parole du
Lévitique : Le feu brûlera toujours sur l'autel, et le prêtre aura soin de
l'entretenir en y mettant le matin de chaque jour du bois sur lequel il aura
placé d'abord l'holocauste. C'est là le feu qui brûlera toujours sur l'autel
sans qu'on le laisse jamais éteindre (2).
Vous donc qui êtes le prêtre
de Dieu, un homme consacré aux choses saintes, lorsque vous découvrez que,
durant la nuit de votre négligence, le feu de la dévotion s'est affaibli sur
l'autel de votre coeur, ayez soin dès le matin, c'est-à-dire quand vous
commencez à reconnaître l'état de votre âme, ayez soin , dis-je, de ranimer ce
feu en lui donnant le bois de l'oraison après l'avoir enlevé aux diverses
occasions qui se
328
présentent comme à autant de forêts à votre portée. C'est
une forêt immense, une forêt propre à vous fournir un aliment abondant de
supplications, que la multitude des péchés dont vous êtes coupable, vos péchés
de chaque jour, vos péchés du temps passé. C'est une grande forêt que celle de
nos négligences de notre misère , de l'absence des vertus et des grâces, de
nos vices tant de l'esprit que de la chair, de nos tentations, des divers
événements dont nous sommes agités, des peines que nous avons à souffrir ou
que nous redoutons et sur lesquelles nous avons à gémir soit pour notre propre
compte, soit pour les autres dont les misères excitent notre compassion. C'est
une grande forêt que celle de toutes les choses célestes, objets de nos désirs
et de nos demandes empressées. Nous pouvons en dire autant des bienfaits reçus
et dont nous avons à rendre grâces, de l'obligation de prier pour les défunts
afin d'obtenir le pardon entier de leurs fautes, de louer Dieu de la gloire
dont il comble ses saints. Tout cela offre un grand aliment à notre dévotion;
c'est comme un bois destiné à entretenir en nous un feu perpétuel sur lequel
l'holocauste des bonnes oeuvres venant à être placé répandra un parfum de
suavité. Et en effet le sentiment du divin amour et de la sainte crainte, la
ferveur de la bonne volonté accompagnée de l'esprit d'humilité, l'empressement
de la piété, la joie de l'espérance, tous ces sentiments, dis-je, ne doivent
jamais s'éteindre dans le coeur du serviteur de Dieu , car c'est en eux
surtout que consiste la vertu de dévotion.
329
Une âme consacrée à Dieu doit s'accoutumer à trouver
quelque pieuse occasion de s'élever en tout temps à lui par la prière, les
supplications, les actions de grâces , les louanges selon les divers sujets
qui s'offrent sans cesse à nous. Il faut toujours prier, dit
l'Evangile, et ne jamais se lasser (1). — Priez sans interruption,
dit également l'Apôtre, et rendez grâces en tout (2). — Je bénirai
le Seigneur en tout temps, s'écrie le Prophète, et sa louange sera
toujours en ma bouche (3).
Plus un homme s'adonne
fréquemment à l'oraison, plus elle lui devient délicieuse et efficace; plus au
contraire il s'y applique rarement, plus elle lui est insipide et fatigante,
comme l'expérience nous l'a souvent appris. Nous voyons quelquefois les
personnes du siècle encore dans l'état du péché goûter de temps à autre avec
abondance les douceurs de la dévotion dans la pratique réitérée de l'oraison.
Sans doute une telle douceur n'a pas son principe dans la vraie charité,
cependant Dieu nous montre par là combien il serait disposé à répandre sa
grâce dans le coeur des justes s'ils ne négligeaient pas de la chercher,
puisqu'il ne refuse pas de faire sentir sa douceur à des pécheurs qui, en
s'adonnant à l'oraison, s'efforcent de s'approcher de lui d'une manière
quelconque. Que sera donc le Seigneur pour ses amis fidèles si quelquefois il
se montre si plein de douceur pour ses ennemis? Vous n'avez point retiré
votre manne de leur bouche, dit l'Ecriture, et vous leur avez donné
l'eau dans leur
330
soif (1). Et cependant l'Ecriture avait, avant ces
paroles, parlé du veau et des adorations qu'il reçut de la part des Hébreux.
Quelle excuse peuvent donc prétexter les religieux, eux qui ont expérimenté
les douceurs de Dieu, ces douceurs que nous voyons accordées même aux hommes
du siècle lorsqu'ils les cherchent avec empressement? Aussi saint Bernard
s'écrie-t-il : Notre misère nous accuse sans aucun doute de négligence et
d'incurie. La vie d'un religieux sans zèle pour la dévotion intérieure est
comme un rayon vide de miel, un mur sans enduit, un mets sans assaisonnement.
De nos jours, il est vrai, beaucoup non-seulernent
n'éprouvent aucun sentiment de dévotion , mais ne font aucun cas de cette
grâce, la tournent en dérision et la persécutent dans les autres; cependant
ils doivent se souvenir que toute religion est aride et imparfaite sans la
dévotion , et que celle-là est plus proche de sa ruine, qui ne cherche point
les divines suavités de l'esprit et ne tourne pas tous ses efforts vers
l'oraison et le soin de la pureté intérieure, car c'est en cela surtout que l'Esprit-Saint
rend témoignage à notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu. Nous
méprisons la pratique austère des exercices corporels comme d'une utilité
médiocre, et nous sommes étrangers aux oeuvres de la piété, nous n'imitons pas
les saints des jours anciens, qui ont sacrifié leur vie pour leurs frères et
accompli d'autres choses admirables. Bien peu embrassent les actes sublimes
des vertus, comme une obéissance
331
rigoureuse, une patience parfaite, une humilité profonde
et une pauvreté extrême. Si donc nous manquons de tout cela , si d'ailleurs
nous négligeons la pratique de l'oraison, en quoi pourrons-nous nous glorifier
de notre profession de religieux? Il nous reste seulement notre nom, notre
habit et les paroles de la sainte Ecriture que nous portons gravées sur des
feuilles et que nous avons encore sur les lèvres bien plus que dans notre
coeur et nos oeuvres. Mais, dit le Seigneur, si votre justice n'est
plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas
dans le royaume des cieux (1). Les Pharisiens faisaient consister leur
gloire uniquement dans l'extérieur et le nom de la religion. Les Scribes
s'acquéraient les honneurs et les louanges du savoir par leur science des
Ecritures. Or, celui qui ne court qu'après des paroles, aura les mains
vides (2) , et celui qui agit seulement pour être vu des hommes et
recevoir des louanges n'a point de récompense à prétendre auprès de notre Père
qui est dans les cieux.
Que celui donc qui veut
s'adonner à l'oraison, s'accoutume d'abord à y consacrer quelque temps,
ensuite à y recourir plus souvent et successivement à y demeurer plus
longuement , à s'y appliquer plus fréquemment selon qu'il le pourra, à ne pas
l'abandonner par dégoût ou par légèreté , mais seulement quand il y est forcé
par la faiblesse du corps, une nécessité urgente, un motif raisonnable, pour y
revenir ensuite de peur qu'une trop longue
332
interruption ne lui en fasse perdre l'habitude et ne
refroidisse sa bonne volonté. Qu'il parcoure aussi les diverses manières de
prier, qu'il y conforme ses demandes et fasse attention à ces mêmes demandes,
afin de puiser en chacune d'elles quelque sentiment de dévotion et de s'y
attacher tant qu'il y trouvera à nourrir sa ferveur. Si la faiblesse de la
tête ou du corps nous offre un obstacle, il faut alors prier plus brièvement
et plus souvent, réprimer les évagations de notre
esprit, retenir nos sens extérieurs sous le joug de la discipline , invoquer
humblement le secours de Dieu en toute circonstance , souffrir avec patience
et sans nous lasser si les choses ne vont pas selon nos désirs. Quelquefois
même le retard dans nos progrès est la voie de la perfection parce qu'il nous
humilie. Dieu ralentit pieusement notre course afin de
pro-longer notre voyage , et il nous tient ainsi mieux en garde contre
l'orgueil : trop d'assurance dans la marche et une ardeur toujours
persévérante épuisent souvent les forces du corps.
Trois choses surtout font
obstacle à notre avancement et s'opposent non-seulement
à notre perfection, mais encore à notre salut , comme l'expérience nous l'a
montré dans un grand nombre. Ces choses sont le
333
relâchement de la volonté, la crainte des difficultés, la
défiance du secours divin.
La volonté en proie au
relâchement veut le bien , mais sans le moindre effort pénible , et ainsi
l'habitude d'une vie légère lui fait promptement abandonner la résolution de
marcher en avant. La volonté paresseuse doit donc se contraindre à agir par
raison , s'exciter comme un animal indolent par l'aiguillon de la crainte de
Dieu et l'espérance des récompenses, et se faire résolument violence.
La crainte des difficultés se
calme et se surmonte par une habitude discrète et persévérante des choses. Si
la grâce de Dieu assiste ceux qui commencent , assurément elle ne fera pas
défaut aux hommes désireux d'avancer dans la perfection. Mais il nous est plus
avantageux de craindre en tout temps la soustraction de la grâce , que d'avoir
l'assurance de ne jamais la perdre. Nous travaillons ainsi plus soigneusement
à la conserver, tandis qu'autrement nous nous montrerions plus négligents et
nos progrès seraient moins considérables. La crainte nous rend agiles et
pleins de sollicitude; la sécurité , au contraire, nous plonge le plus souvent
dans la paresse et la langueur (1). Le Seigneur ne voulut pas donner à la fois
aux Juifs la manne en une quantité tellement abondante qu'elle pût suffire aux
besoins de plusieurs jours, mais seulement selon le besoin de chaque jour,
excepté le samedi, et par là il nous monterait que nous devions tous les jours
lui demander le pain de la grâce et la
334
nourriture de l'âme en lui disant : Donnez-nous
aujourd'hui notre pain de chaque jour. Celui qui donne aujourd'hui, est
prêt encore à donner demain; seulement ne négligeons pas, en demandant, de
recueillir autant qu'il nous faut pour avancer dans les voies du salut.
Lorsque , dans votre oraison ,
vous vous sentez exaucé et que vous reconnaissez avoir obtenu l'objet de vos
désirs, gardez-vous de vous élever comme si Dieu avait eu égard à votre
sainteté et comme si son amour pour vous l'avait porté à vous être favorable;
mais pensez que sa bonté l'a fait agir ainsi de lui-même, ou bien qu'il a eu
égard aux supplications des autres justes. Offrez-lui vos actions de grâces de
ce qu'il a daigné vous faire coopérer à ses desseins, et vous admettre à
prendre part aux prières de vos amis afin de rendre vos propres prières et les
sentiments de votre piété dignes d'attirer ses regards, de vous consoler en
vous donnant la confiance que vous avez été écouté, et de vous combler de joie
en répondant à vos voeux. Animez-vous par là à croître dans l'amour de Dieu.
Sa bénignité nous procure les occasions d'avoir recours à l'oraison afin de
nous soustraire à des chagrins imminents; elle nous inspire de saints désirs
dont nous demandons l'accomplissement dans nos prières, afin qu'après avoir
été exaucés nous aimions d'autant plus le Seigneur et nous nous empressions
d'autant plus de nous soumettre soigneusement à sa volonté, que nous le voyons
lui-même favoriser nos demandes avec tendresse et s'empresser de s'y
conformer.
335
Bien des raisons nous
empêchent d'être exaucés en nos prières. D'abord, ce sont les fautes de celui
qui prie : Lorsque vous multiplierez vos prières, dit le Seigneur,
je ne vous écouterai point. Et la raison : C'est, ajoute-t-il,
que vos mains sont pleines de sang, ou autrement souillées par le péché.
Nous savons, est-il écrit dans saint Jean , que Dieu n'écoute pas
les pécheurs. Vos péchés, dit encore Isaïe, lui font cacher son visage
pour ne plus vous écouter (1).
Une autre raison qui rend nos
prières sans effet, c'est la tiédeur. Nous n'avons en priant ni ferveur ni
dévotion. Or, le Seigneur a dit : Vous me prierez et je vous exaucerai
lorsque vous me chercherez de tout votre coeur (2). Et en parlant ainsi ,
il semble mous faire connaître qu'il ne nous exaucera pas autrement.
La troisième cause, c'est le
manque de persévérance : nous cessons de prier avant d'avoir obtenu, et
cependant, si l'homme persévère à frapper , son ami se lèvera à cause de son
importunité et lui donnera tout ce dont il aura besoin. Sachez que le
Seigneur vous exaucera, dit Judith, si vous persévérez toujours dans
vos prières (3).
336
La quatrième cause est la
défiance. Celui qui doute, écrit l'apôtre saint Jacques, ne doit
point s'attendre à obtenir quelque chose du Seigneur. Préparez votre âme avant
la prière, dit le Sage, et gardez-vous d'être comme un homme qui tente
Dieu (1), comme un homme qui examine s'il voudra l'exaucer.
La cinquième cause, c'est
lorsque nos demandes sont indiscrètes et nous seraient nuisibles. Telle fut
celle des enfants de Zébédée. Le Seigneur leur
répondit : Vous ne savez pas ce que vous demandez. Vous demandez, dit
saint Jacques, et vous ne recevez point, parce que vous demandez mal, pour
avoir de quoi satisfaire vos passions. Et Moïse dit également aux Hébreux
dans le même sens : Lorsque vous avez pleuré devant le Seigneur, il ne vous
écouta point et ne voulut point se rendre à vos prières (2).
La sixième raison, c'est que
Dieu veut nous exciter davantage à lui adresser nos demandes. Les saints
désirs, dit saint Grégoire, croissent lorsque l'accomplissement en est
retardé. Ou bien le Seigneur agit ainsi afin de nous porter à garder d'autant
plus soigneusement ce que nous avons reçu, que nous avons eu plus de peine à
l'obtenir (3). Dieu diffère ses
bienfaits, dit saint Jean Chrysostôme, afin de ne
point les laisser s'avilir à nos yeux (4). — Un tel retard ensuite sert à nous
humilier, et ainsi nous y trouvons un double avantage : l'insolence de notre
orgueil est réprimée , et nous arrivons enfin à l'objet de nos
337
demandes. — Ou bien Dieu attend pour nous exaucer un
moment plus opportun et plus avantageux à nos besoins. Ainsi Moïse le pria de
lui montrer sa gloire, et il ne fut point exaucé alors, mais il mérita dans la
suite de jouir d'une pareille faveur (1).
Dieu veut encore nous porter à
avoir recours aux suffrages des autres, afin que l'importance de nos demandes
ou notre présomption ne devienne pas un obstacle. Ainsi Ezéchias envoya à
Isaïe afin qu'il priât pour le roi et pour le peuple. Josias envoya de même à
la prophétesse Holda. Saint Paul écrit aux Romains
, Je vous conjure, mes frères, par Jésus-Christ notre Seigneur et par la
charité du Saint-Esprit, de combattre avec moi par les prières que vous ferez
à Dieu pour moi, afin qu'il me délivre des incrédules qui sont dans la Judée.
— Si deux d'entre vous , dit également le Seigneur , s'unissent ensemble sur
la terre, quelque chose qu'ils demandent elle leur sera accordée par mon Père,
qui est dans les cieux (2).
Quelquefois aussi Dieu nous
refuse une chose moins avantageuse pour nous en donner une plus utile ou
meilleure. Si les tentations de la chair ne sont point enlevées à saint Paul,
c'est afin de rendre sa vertu parfaite en son infirmité (3). Souvent l'épreuve
de la tribulation vaut mieux que le repos de la prospérité, quoique nous le
désirions davantage.
On peut maintenant conclure
par le moyen des contraires quelles choses contribuent à faire exaucer
338
nos prières. Ce sont : l'éloignement du pêche , la
ferveur et la persévérance, une confiance vive, l'humilité, les suffrages de
nos frères, l'attention soigneuse à conserver les biens reçus avec actions de
grâces, à demander au Seigneur uniquement ce qu'il sait le mieux nous convenir
et à le prier de nous l'accorder quand il le jugera à propos.
Quant aux prières
particulières adoptées assez souvent par plusieurs , nous avons à examiner
s'il est avantageux de s'en servir à certaines heures ou à certains jours
marqués. Ces prières conviennent davantage aux uns et moins aux autres. Ainsi
elles sont d'une utilité plus grande pour ceux qui commencent, pour les hommes
sans expérience et presque étrangers aux sentiments de la dévotion. L'habitude
de telles prières les excite à s'adonner à l'oraison et les empêche au moins
d'errer continuellement au milieu des choses extérieures, de demeurer éloignés
de Dieu, de se refroidir et de languir sans jamais ressentir la moindre
étincelle du feu de la piété. Mais ceux qui sont plus fervents et dans une
familiarité plus intime avec Dieu, s'ils s'appliquent outre mesure à réciter
des psaumes et autres prières semblables, ceux-là , dis-je , obstruent leur
esprit, arrêtent leur
339
dévotion et opposent comme un poids à la liberté de leur
coeur en s'attachant trop scrupuleusement à des exercices moins utiles pour le
moment de préférence à d'autres d'une utilité bien plus grande qui leur sont
offerts. Cependant ils se servent souvent avec avantage du secours de ces
prières. Elles sont pour eux comme un souffle destiné à embraser la flamme de
la dévotion jusqu'à ce que, brûlant par elle-même avec une pureté plus grande
et s'élevant plus paisiblement au-dessus de la terre, elle puisse se passer
d'un semblable secours. Ensuite ce genre d'oraison semble plus facile quand on
se trouve sans dévotion , car on a pour s'occuper des prières auxquelles une
sainte habitude nous a rendus familiers; mais quand la rosée de la dévotion se
répand en nous avec plus d'abondance ou quand une occupation plus utile ou
plus urgente se présente , alors il faut interrompre ces prières , qui ne sont
pas obligatoires, pour y revenir en temps opportun.
Maintenant quelles sont les
oraisons les plus avantageuses? On ne saurait, je crois, donner sur ce point
une règle uniforme, non plus que sur les divers aliments corporels, car chacun
s'attache de préférence à tel ou tel, et un jour on aime mieux celui-ci, un
autre jour celui-là. Ce genre d'oraison me semble le plus fructueux, qui
remplit davantage de délices celui qui prie, excite plus promptement en lui
l'esprit de dévotion et pénètre son âme d'une plus vive confiance en Dieu.
Tout le fruit, toute la fin de l'oraison consiste donc à s'attacher à Dieu et
à devenir un même
340
esprit avec lui en se dissolvant dans un
très-pur amour, en le contemplant dans une lumière
sans nuage, en se cachant dans le secret de son visage loin du bruit des
agitations mondaines, dans le ravissement d'une félicité pleine d'un calme
profond , où les forces et les puissances de l'âme sont recueillies de toute
dissipation , fixées sur le bien unique, véritable, simple et suprême et
transformées en une certaine ressemblance de sa divinité et de son immuable
éternité.
Il y a certains degrés
inférieurs qui sont comme autant d'échelons au moyen desquels l'âme s'élève
peu à peu et s'approche de cette fin. Le premier , c'est de s'accoutumer à
fixer les évagations de la mémoire , qui
l'entraînent vers les délices du monde et la jettent dans une multitude
d'embarras; c'est, dis-je, de s'accoutumer à la recueillir par l'usage de
l'oraison, et à la fixer dans le bien suprême qui est le terme de tous nos
désirs et de toutes nos félicités. Mais comme cette faculté est encore
chancelante et instable , parce qu'elle s'est attachée longtemps à une
multitude de choses diverses où elle a cherché le bonheur et sur lesquelles
elle s'est répandue avec curiosité , elle ne peut s'arrêter fixement aux
choses divines , soit à cause de sa dissipation habituelle , soit à cause de
la faiblesse de ses lumières spirituelles, et ainsi elle a besoin dans la
prière du secours des paroles inspirées par l'Esprit-Saint
et données aux hommes pour les soutenir comme avec un bâton à la manière des
enfants , afin de les accoutumer à s'élever et à se
341
porter à Dieu. Et cela a lieu lorsque l'homme s'efforce
d'appliquer son attention aux paroles des oraisons et des psaumes , d'en tirer
le sens spirituel , et les sentiments de dévotion contenus en elles, comme on
tire d'un caillou, au moyen du fer, un feu qui nous éclaire et nous échauffe.
Si ensuite par un usage assidu de l'oraison , et aidée de la grâce d'un Dieu
toujours prêt à secourir les hommes désireux d'avancer, la mémoire se
perfectionne et devient stable , elle peut alors sans une grave difficulté
s'adonner à la prière et comprimer facilement les
évagations de l'âme , selon cette parole du Psalmiste : C'est le
Seigneur qui bâtit Jérusalem; il rassemblera tous les enfants dispersés
d'Israël (1).
L'intelligence aussi avait
d'abord été comme aveuglée par les choses extérieures et enveloppée par ce qui
est visible; maintenant elle commence à se dilater, à s'illuminer et à voir ce
qu'elle ne découvrait pas d'abord. Ainsi l'homme venant du dehors et entrant
dans une chambre n'aperçoit rien d'abord et se heurte contre les murailles et
les meubles; ensuite il reconnaît peu à peu les objets les plus considérables
, voit successivement les moindres sans difficulté et s'étonne même que
d'autres arrivant après lui ne puissent reconnaître parfaitement ce qui
apparaît si manifestement à ses yeux. Une fois éclairée de la sorte,
l'intelligence s'étend à une multitude de choses; elle conçoit les unes par la
raison et comprend les autres par l'illumination surnaturelle. La révélation
divine lui en apprend d'autres. Elle les compare avec
342
celles que la science humaine lui a enseignées ou qu'elle
a puisées dans la lecture des saints Livres , et elle est grandement consolée
en voyant les autres savants et les saints partager les sentiments dont les
lumières de l'Esprit viennent de la pénétrer. Alors elle ne craint plus d'être
séduite par un esprit étranger ou par les illusions de son propre esprit ,
puisqu'elle reconnaît en elle la parole du même Esprit qui se fit entendre aux
saints des premiers jours.
Cependant il est nécessaire
d'agir en cela avec prudence et humilité, de peur que notre présomption ne
nous rende dignes d'être trompés et que, pour l'esprit de vérité, nous ne
suivions l'esprit d'erreur en croyant entendre la voix de l'Esprit-Saint
quand nous avons seulement devant nous l'opinion de notre propre coeur ou une
imagination produite par l'ange mauvais qui se transfigure souvent en ange de
lumière afin de nous persuader le mensonge sous l'apparence de la vérité.
Ne croyez pas à tout esprit, dit saint Jean , mais éprouvez si les
esprits sont de Dieu. Il ne faut rien recevoir qui diffère de
l'enseignement des maîtres spirituels et de la tradition des théologiens
approuvés, ni mettre rien en doute de ce qu'ils s'accordent raisonnablement à
définir en s'appuyant sur le témoignage des saints Pères. Une fois la vérité
découverte, si l'homme se laisse entraîner par sa curiosité et une vaine
subtilité à fouiller plus avant dans les profondeurs de l'Ecriture comme
devant trouver quelque chose de nouveau échappé jusqu'alors aux regards des
autres, il cherche le mensonge.
343
Mais comme Dieu est souverainement aimable et plein de
bonté, comme tous les biens ayant leur source en lui sont délicieux et
excellents, à peine l'intelligence s’est-elle dilatée dans la connaissance du
vrai, que l’âme commence à le goûter, ou autrement l’affection intérieure
commence a trouver une saveur toute spirituelle et délectable dans les vérités
connues par l'intelligence. Ainsi ce qui, dans cette faculté, n'avait été
qu'une science, devient par ce goût affectueux la sagesse, ou autrement une
science pleine de saveur; car la science vient de la connaissance du vrai , et
la sagesse de l'amour du bien uni à cette connaissance. Les diverses
affections de l'âme ont chacune une saveur particulière , ou autrement un
mouvement propre; mais l'amour, comme tenant le premier rang, les règle toutes
par son mouvement, surtout lorsqu'il s'est tourné comme il convient vers le
bien suprême et véritable , car il est dans la nature de l'amour de ne
s'attacher à rien aussi solidement qu'à ce bien. Tout ce qu'il aime en dehors
de lui, c'est plutôt à titre d'essai qu'en essayant d'y placer son repos.
Aussi la satiété lui en a-t-elle bien vite inspiré le dégoût. Il cherche alors
d'autres objets, dans l'espoir de s'y reposer enfin, et il ne saurait en
trouver avant d'être arrivé au bien suprême. Fiais une fois qu'il l'a atteint,
il goûte en lui le repos comme dans sa fin véritable , et ses autres
affections exercent leurs actes selon la mesure de ce même amour. En effet,
plus vous aimez un bien , plus vous éprouvez de joie de le posséder. Plus
aussi vous espérez ou désirez ce bien , plus vous
344
redoutez ou détestez ce qui peut vous l'enlever. Et
autant vous vous attristez de ne point l'avoir, autant vous avez honte de ce
qui lui est contraire si l'objet de votre amour est honnête. Lorsque l'amour
est en proie à des sentiments opposés, comme la crainte , la douleur, la honte
et la haine , il est faible et sans force , distrait de son objet et non
encore entièrement recueilli en soi-même. De même lorsqu'il offre encore une
place à l'espérance , il ne peut être parfait, il ne jouit pas réellement de
son objet , il se borne à l'attendre ; et plus cette attente renferme
d'incertitude , plus l'amour va s'affaiblissant. Mais lorsque ce qui est
parfait sera arrivé , ce qui est imparfait disparaîtra , et la félicité causée
par la jouissance n'aura plus rien à désirer : l'amour possédera l'objet de
ses désirs, il ne craindra plus d'en être séparé , il n'éprouvera plus aucun
sentiment contraire dont il doive rougir ou s'attrister. La charité
parfaite chasse dehors la crainte (1), alors qu'elle n'a plus en soi aucun
sujet de haine , aucune cause de honte ou de douleur. Plus donc la charité
s'augmente, plus aussi les autres vertus et les affections vertueuses se
purifient, jusqu'à ce qu'enfin elles soient changées en elle seule. Alors il
n'y a plus ni crainte, ni affliction, ni espérance, ni honte, mais uniquement
l'amour jouissant de sa félicité et s'attachant d'une manière inébranlable à
ce bien qui seul suffit à combler le désir de l'âme , à le transformer en soi
par l'amour. L'âme en cet état connaît comme elle est connue; elle aime comme
elle
345
est aimée, quoique à un degré inférieur, et ainsi il y a
ressemblance sinon égalité avec son objet. Aucune créature ne peut en effet
aimer Dieu autant qu'elle en est aimée , mais seulement autant qu'elle a reçu
de l'aimer. Comme Dieu est la cause de toutes choses, il aime tout en lui-même
et à cause de lui ; et ainsi comme notre connaissance ne peut approcher de la
sienne , de même notre amour ne saurait entrer en comparaison avec son amour,
pas même dans la patrie. Mais alors combien moins une telle comparaison
est-elle possible durant le voyage , où notre amour est distrait , où il peut
à peine se recueillir en soi-même pour se porter à Dieu sans réserve.
L'homme désireux d'appartenir
à Dieu, s'il veut s'attacher à lui de plus en plus, doit commencer par
réprimer courageusement les évagations de son âme
et se porter vers le Seigneur. Ensuite l'habitude d'un pareil travail lui
donne plus de facilité à contenir son coeur et à habiter avec soi-même, il
peut dire selon le passage des Livres saints : Que chacun demeure chez soi,
et que nul ne sorte de sa tente au septième jour (1). Et enfin
non-seulement il y a une grande facilité pour
l'homme , mais encore un bonheur ineffable à s'attacher à son Dieu. Etre
séparé d'un tel repos lui devient une désolation et même une tribulation
terrible; il voudrait, s'il était possible, demeurer toujours au milieu de
semblables félicités. Le bien-aimé du Seigneur, dit Moïse ,
demeurera en lui avec confiance: il habitera en lui durant tout le jour
346
comme dans sa chambre nuptiale, et il se reposera
entre ses bras (1).
Cependant il y a des degrés et
des rangs distincts en cette demeure. Le premier consiste à s'attacher à Dieu
avec délices et à ne s'en éloigner que malgré soi, comme le petit enfant
s'éloigne avec peine des caresses de sa mère, l'homme affamé d'une table bien
servie. Et ce degré n'a rien d'étonnant; car la félicité spirituelle est
non-seulement délectable, mais elle produit une
union toute de beauté et d'honneur , et en nous faisant acquérir des mérites
elle nous rend heureux, elle nous glorifie et nous enrichit. La jouissance des
célestes délices est pleine de suavité, l'amitié de Dieu et de ses saints est
honorable; la charité est abondante en fruits, elle est digne de récompenses
sublimes. Tout ce qui excite nos désirs nous attire uniquement parce qu'il
semble nous offrir la félicité, l'honneur ou l'utilité. Mais où trouver ces
choses réunies et avec plénitude ailleurs que dans les délices spirituelles.
Les autres choses, si elle nous réjouissent, sont honteuses et nuisibles; si
elles sont honnêtes ou utiles, elles sont en même temps pénibles et
environnées de difficultés. Mais le sentiment de la vertu, la saveur de la
sagesse, la possession des suavités divines renferment une douceur véritable,
sont dignes de notre vénération, réjouissent et exaltent la conscience. De là
cette parole du psaume : Goûtez combien le Seigneur est doux (2).
Mais lorsque l'âme dévote
s'est jetée avec tant
347
d'ardeur dans les embrassements de l'Epoux , elle
commence à s'assoupir en quelque sorte entre ses bras, semblable à l'homme qui
, abreuvé d'un vin généreux , tombe bien vite dans le sommeil. Et
non-seulement elle s'attache avec ivresse à son
Dieu, mais elle s'y tient unie d'une manière inébranlable , elle use comme de
violence pour demeurer étrangère à tout sentiment et à tout souvenir de choses
visibles. Elle agit pourtant avec une certaine modération, elle ne va pas
jusqu'à s'oublier elle-même, quoique véritablement elle ne s'appartienne plus.
De là cette parole du Psalmiste (1) : Si vous dormez dans un état moyen,
c'est-à-dire sur les confins du monde et du ciel ; et cette autre des
Cantiques : Je dors et mon coeur veille (2). Ce sommeil nous représente
l'état de ceux qui commencent à fermer les yeux. Ils semblent sentir et
comprendre un peu ce qui se passe autour d'eux; mais l'abattement les empêche
d'y faire attention , à moins qu'ils ne se fassent violence pour revenir plus
complètement à eux-mêmes. Le divin amour appuyé sur une lumière parfaite de
l'intelligence enivre l'âme; il la sépare des choses extérieures, l'approche
de Dieu et l'y unit par sa vertu, et plus il est véhément, pénétrant et
lumineux, plus il ravit l'âme avec puissance, jusqu'à ce que, ayant oublié
pleinement tout ce qui est au-dessous de son Seigneur , elle se soit établie
uniquement et avec une liberté entière au milieu des rayons de la divine
contemplation comme dans un brillant éclairé d'une lumière céleste.
Mais
348
tout cela dure peu, car notre corps soumis à la
corruption appesantit l'âme, et cette demeure terrestre abat l'esprit pal' des
soins multipliés. Cet esprit de l'homme peut avec peine avoir par lui-même un
petit nombre de pensées, et encore sont-elles bien faibles. Mais une fois
animé par l'impression de la lumière céleste, son regard se dilate d'autant
plus aussitôt, qu'il s'est élevé à une hauteur plus grande. La corruption de
ce corps terrestre et les diverses occupations de cette vie abaissent l'âme
également, la rappellent à elle-même, et alors on est forcé de s'écrier avec
l'Apôtre : Homme malheureux! qui me délivrera de ce corps de mort? Et
avec le Prophète : Hélas, infortuné! mon exil s'est prolongé (1).
Plus l'âme remplit ses pensées
des choses inférieures et ses méditations des objets terrestres, plus le
regard de sa dévotion s'éloigne des biens supérieurs et célestes. Plus aussi
elle déploie de ferveur à séparer sa mémoire, son affection et son
intelligence de ces choses inférieures pour se porter elle-même en des régions
plus élevées, plus sa dévotion devient parfaite et sa contemplation lumineuse;
car elle ne saurait être entièrement appliquée au ciel et à la terre en même
temps : ils diffèrent l'un de l'autre comme la lumière des ténèbres. Celui qui
s'attache à Dieu demeure en la lumière, et celui qui s'unit au monde habite
dans les ténèbres. La perfection la plus sublime pour l'homme en cette vie
consiste donc à s'attacher à Dieu de telle sorte que l'âme tout entière soit
349
recueillie en lui avec toutes ses puissances et ses
forces, et devienne un même esprit avec lui ; à n'avoir que lui en sa mémoire,
à ne sentir et à ne comprendre que lui , et , après avoir réuni toutes ses
affections dans la félicité de l'amour, à se reposer avec suavité en la seule
jouissance de son Créateur. L'image de Dieu en notre âme réside en ses trois
puissances : la raison , la mémoire et la volonté. Tant qu'elles ne sont pas
entièrement pénétrées de Dieu , notre âme n'est pas déiforme. La forme de
notre âme , c'est Dieu ; il doit être imprimé en elle comme un sceau est
imprimé sur l'objet destiné à recevoir son empreinte. Or, cela n'a jamais lieu
pleinement si la raison n'est éclairée parfaitement et selon la mesure dont
elle est capable de la connaissance de Dieu, qui est la vérité suprême , si la
volonté n'est embrasée sans réserve de l'amour de sa bonté souveraine, si la
mémoire n'est absorbée entièrement dans la vue , la contemplation et la
jouissance de son ineffable félicité. Et comme la gloire de la béatitude
consiste en la possession consommée de ces choses , et que la béatitude sera
entière seulement dans la patrie, il s'ensuit que la perfection possible en
cette vie doit se trouver à posséder de la manière la plus complète ces mêmes
choses ici-bas. Les efforts de toutes les vertus semblent bien tendre à cette
perfection , il est vrai , mais l'application de l'oraison a pour but de
porter l'âme à Dieu sans réserve par l'intelligence, la volonté et la mémoire;
car en cet exercice l'âme, mettant de côté tout le reste, désire s'attacher à
lui seul. L'oraison
350
est donc parfaite lorsque l'âme y atteint l'objet de ses
soupirs, lorsqu'elle est séparée entièrement des choses terrestres et unie à
ce qui est divin , lorsqu'elle ne veut et ne peut goûter que Dieu. Arrivée là,
elle se repose véritablement, elle jouit de délices abondantes au milieu des
splendeurs de la divine lumière, du charme de la céleste douceur et d'une paix
inaltérable. Ce charme tout spirituel ne saurait être exprimé par aucune
image, ni représenté par aucune comparaison sensible , car les choses purement
spirituelles diffèrent des choses soumises à nos sens comme le corps diffère
de l'âme. Or, l'esprit raisonnable n'est point corps, il n'a aucune similitude
avec les corps.
En ce ravissement de la
contemplation, la dévotion s'exprime de plusieurs manières, que je passe sous
silence pour n'être pas trop long et auxquelles les Ecritures ou les
interprètes des Livres saints ont donné divers noms, comme la jubilation,
l'ivresse de l'esprit, l'allégresse spirituelle , la diffusion de l'âme. Je
laisse à ceux qui ont expérimenté ces diverses choses et ont le temps d'en
traiter, le soin de les faire connaître. Je me bornerai seulement à en dire un
mot. La jubilation est souvent nommée dans les saintes Ecritures : elle me
semble consister en une joie spirituelle répandue
tout-à-coup dans le coeur par une pensée pieuse ou un entretien dévot ,
une joie qui ébranle le coeur tout entier par sa véhémence, le frappe d'une
certaine frayeur et le tourmente délectablement.
En effet, le sentiment de la joie nous console; mais sa violence impétueuse
affaiblit le corps et quelquefois
351
elle se trahit par le rire , des cris , des mouvements,
des sanglots; semblable à une vapeur, elle est impuissante à se contenir en
elle-même et à se renfermer dans le silence. Nous appelons jubilation, dit
saint Grégoire , un sentiment de joie ineffable conçu en notre âme, que nous
sommes impuissants à cacher et que nous ne pouvons exprimer par des paroles,
un sentiment qui se manifeste par certains mouvements et qu'on ne saurait
faire connaître par aucune de ses propriétés. De là cette parole du Psalmiste
: Bienheureux le peuple qui connaît la jubilation (1). Il ne dit pas :
qui raconte , mais qui connaît; car on peut bien connaître, mais non exprimer
la jubilation.
L'ivresse de l'esprit peut
être appelée une vive dévotion d'amour et de joie qui fait tressaillir
d'allégresse la ferveur de notre âme, nous la montre comme excitée par un vin
généreux et la rend incapable de cacher ce qu'elle ressent. Ainsi les apôtres
embrasés de l'ardeur du Saint-Esprit étaient regardés comme des gens ivres
(2). Mon estomac, est-il écrit au livre de Job (3), est comme
rempli d'un vin nouveau qui rompt les vaisseaux neufs. Il dit les
vaisseaux neufs et non les anciens; car une telle dévotion ne saurait se
répandre en des coeurs vieillis, mais seulement en des coeurs nouveaux
marchant dans une vie nouvelle. Ou bien il dit des vaisseaux neufs pour
exprimer la violence qui entraîne l'esprit. Si une telle violence rompt les
vaisseaux neufs, combien plus rompra-t-elle les vaisseaux anciens,
c'est-à-dire les coeurs faibles
352
et fragiles? Il dit encore des vaisseaux neufs
parce qu'une ferveur si ardente étant récemment répandue en des âmes neuves et
non encore exercées , est impuissante à se contenir et s'échappe au dehors par
des mouvements inusités, des cris, des sanglots. Ainsi un vin nouveau est en
ébullition dans le vaisseau où il est renfermé, tandis qu'un vin vieux y
demeure en paix. Quelquefois aussi le corps semble se roidir, les membres
deviennent inhabiles à leurs fonctions et sans forces par le sentiment soudain
d'une telle ferveur et d'une telle suavité. La raison peut en être que
l'ardeur enflammée du coeur se communique aux esprits vitaux , que les voies
destinées à ces esprits se trouvant ainsi embarrassées et les nerfs tendus
outre-mesure , les membres sont incapables de
remplir leurs offices, la langue de parler, les mains d'agir, les pieds et les
jambes de marcher, jusqu'à ce que cette ardeur se soit affaiblie et que tout
dans le corps ait repris son cours habituel. Il n'y a rien d'étonnant que les
affections divines, dont la vertu est si puissante, agissent de la sorte,
puisqu'un pareil effet est quelquefois produit par les affections humaines ,
comme une terreur subite , une joie immodérée , une douleur imprévue , une
haine violente, un amour sans retenue. Souvent même sous l'empire de telles
affections plusieurs ont été transportés hors d'eux-mêmes, sont tombés en
frénésie ou dans un état indéfinissable; leurs membres se sont roidis ou sont
devenus tremblants , et la véhémence de leur affliction leur a occasionné une
fièvre ardente. Qu'y a-t-il d'étonnant si une joie extrême
353
répandue dans le coeur par l'Esprit-Saint
se produit de temps à autre au dehors par des signes d'allégresse, si une
pareille joie ne peut toujours commander à ses sanglots et à ses larmes et
cacher l'ardeur de sa dévotion intérieure? Ne voyons-nous pas bien souvent
encore une légèreté insensée se livrer comme malgré elle à des rires et à des
éclats démesurés de joie alors même que les convenances exigeraient quelque
réserve, ou la tristesse humaine rendre l'homme incapable de commander à
l'émotion du moment quand il serait heureux de le faire? Il est écrit :
Notre Dieu est un feu dévorant; et encore : Dieu est charité (1).
Qu'y a-t-il d'étonnant si l'ardeur de la charité divine ébranle l'homme tout
entier après avoir pénétré son coeur? Si vous versez une eau bouillante ou des
charbons ardents sur un verre fragile ou dans un vase d'argile,
n'entendez-vous pas un bruissement aussitôt? Le cœur enflammé de la félicité
du divin amour ou du désir de la jouissance de son Dieu , se dilate et s'étend
en soi-même ; il lui devient comme impossible de rester enfermé dans la
demeure trop resserrée de sa poitrine; il s'efforce de trouver un passage afin
de donner lieu à la flamme qui le dévore intérieurement de se répandre au
dehors et d'offrir quelque rafraîchissement à l'incendie qui le consume. Mais
ne pouvant atteindre ses désirs, ou n'osant, par une honte humaine, rien faire
pour se procurer quelque soulagement, l'homme en cet état souffre
extraordinairement au-dedans de soi-même et son corps s'affaiblit
354
singulièrement sous l'action de tels mouvements : car la
vertu de la douceur divine est intolérable à la faiblesse d'un corps
terrestre; c'est comme si vous jetiez du feu sur du verre. Aussi lisons-nous
que plusieurs saints sont tombés à la renverse et ont senti leurs forces les
abandonner en recevant les visites ou les révélations du ciel. « J'eus une
grande vision, dit Daniel, et la rigueur de mon corps m'abandonna. mon visage
fat tout changé; je tombai en faiblesse, et il ne me demeura aucune force ;
j'étais couché contre la terre et plongé dans une extrême frayeur.
— Le Seigneur, dit Jérémie, a envoyé d'en-haut
un feu dans mes os, et il m'a instruit (1). L'Esprit-Saint
s'est répandu sous la forme du feu sur les apôtres, parce que la vertu du
divin amour illumine et embrase comme le feu (2).
On peut appeler allégresse
spirituelle toute joie goûtée en l'Esprit-Saint,
produite par ce même Esprit et où l'âme se réjouit en Dieu , soit à cause des
bienfaits revus, soit en vue des bienfaits à venir. Plusieurs regardent, il
est vrai , comme une joie spirituelle celle qu'ils goûtent quelquefois eu la
société les uns des autres ; mais qu'ils sachent bien que la joie spirituelle
est étrangère à l'amertume de la tristesse mondaine , aux langueurs de la
paresse et à la légèreté de la dissipation. — Il y a une double joie
spirituelle : l'une spéciale, l'autre générale. La première est tout mouvement
intérieur d'allégresse particulière causée par l'Esprit-Saint
en vue des bienfaits de Dieu , de la
355
gloire future et de la bonté divine. L'autre est un
sentiment habituel de joie produite en l'âme par une sainte confiance en Dieu
et le témoignage d'une bonne conscience. Elle rend l'homme plein de bonne
volonté et d'empressement à tout entreprendre et à tout souffrir pour Dieu;
elle le porte à aimer tout ce qui a rapport à Dieu et à inspirer aux autres un
pareil amour. Ainsi l'Apôtre dit par deux fois aux
Philippiens : Réjouissez-vous en tout temps dans le Seigneur. Je
vous le dis de nouveau : Réjouissez-vous (1). Et dans ces passages il veut
parler de la joie générale et de la joie spéciale.
La diffusion de l’âme me
semble être un certain amollissement de sa dureté qui la rend flexible et
empressée à aimer le Dieu dont elle est aimée, et la fait se fondre en
recevant les impressions de la vertu divine. De même qu'un liquide se mêle à
un liquide, ainsi l'Esprit de Dieu par son influence se mêle à l'esprit de
l'homme, et alors notre âme devient un même esprit avec Dieu.
Il semble qu'il y ait bien des
genres de dévotion ou de componction; cependant on peut les réduire à sept
différences selon la diversité de nos affections. En effet,
356
la dévotion vient de la crainte , de la douleur, du
désir, de la compassion , de l'amour , de la joie et d'un étonnement
d'admiration. Elle naît de la crainte lorsque l'homme est rempli de
componction par la frayeur du supplice à venir , ou lorsque, redoutant d'être
abandonné de Dieu à cause de l'offense de ses péchés, il s'écrie : Ne me
rejetez pas de devant votre face. — Seigneur, mon Dieu, ne m'abandonnez pas
(1).
Elle vient de la douleur
lorsqu'on s'attriste d'avoir offensé Dieu , d'avoir perdu sa grâce, d'avoir
fait si peu de progrès dans la vertu, d'avoir acquis si peu de mérites, et
d'être encore si peu agréable aux yeux de Dieu, et qu'on dit avec le Prophète
: Détournez votre face de dessus mes péchés, et détruisez toutes mes
iniquités (2).
La dévotion est produite par
le désir quand on soupire avec ardeur après une grâce plus abondante de vertu
, après la douceur ineffable de l'intimité divine , après la présence de
Jésus-Christ dans le ciel , après l'accomplissement d'autres saints désirs.
Seigneur, dit le Prophète, devant vous est tout mon désir. — Votre nom
et votre souvenir, dit également Isaïe (3) , sont le désir de mon âme.
Mon âme vous a désiré pendant la nuit, et je m'éveillerai dès le point du jour
pour vous chercher dans toute l'étendue de mon esprit et de mon coeur.
Cette dévotion a pour principe la compassion lorsque l'on
compatit pieusement à Jésus-Christ immolé; lorsque le glaive qui a transpercé
d'outre en
357
outre l'âme de Marie, blesse et transperce l'âme fidèle à
Dieu ; ou bien encore lorsque l'on compatit aux peines du prochain et aux
périls des âmes; lorsque le zèle de la maison de Dieu et les injures dont il
est l'objet nous dévorent; lorsque ce zèle, loin de nous laisser plongés dans
le sommeil de la dissimulation, nous remplit de tristesse à la vue de chaque
scandale et nous porte à gémir sur les maux de nos frères. Je pleurais sur
celui qui était dans l'affliction, dit Job, et mon âme était pénétrée
de compassion pour le pauvre (1).
La dévotion est causée par
l'amour divin lorsque nous nous rappelons avec combien de bénignité le
Seigneur a agi à notre égard , quels bienfaits il a accordés à notre indignité
et à l'absence de nos nmérites, quels biens il a
répandus sur tout le genre humain par son Incarnation, sa Passion, le
Sacrement de l'autel et les dons sacrés de l'Esprit-Saint;
lorsque nous contemplons la bonté naturelle de Dieu, cette bonté aussi grande
que son immensité et son éternité, où l'on ne trouve ni mesure ni limite. Nous
devons donc aimer sans mesure le Seigneur, et rien ne saurait être plus
délectable, plus honorable et plus avantageux qu'un tel amour. Par ce
sentiment, de l'amour divin , l'Esprit-Saint rend
d'une manière particulière témoignage à notre âme que nous sommes les enfants
de Dieu. Aussi est-il écrit avant tout d'un tel sentiment: Celui qui aime
Dieu est connu de lui.— J'aime ceux qui m'aiment (2). Mais être connu,
être aimé de Dieu , c'est être approuvé par lui. L'amour divin est
358
l'assaisonnement de toutes les bonnes affections de l'âme
, et les autres vertus plaisent d'autant plus au Seigneur qu'elles reçoivent
davantage de cet assaisonnement , et même il ne peut y avoir ni dévotion ni
vertu qui' n'ait sa racine dans l'amour de Dieu.
La dévotion naît de la joie
lorsque l'âme tressaille d’allégresse au souvenir des bienfaits célestes;
lorsque, plaçant son espérance en la grâce divine, elle a la confiance d'être
du nombre des élus ; lorsqu'elle est heureuse du salut et des progrès du
prochain; lorsque dans ses transports elle se réjouit de la gloire des saints
et parcourt par la pensée les diverses demeures de la patrie bienheureuse.
Tout cela la pénètre d'allégresse. Comme un oiseau sous l'impression du
bonheur , elle prélude en son coeur à des accents de jubilation , à des
transports de félicité et de louange, et, comme si elle cherchait à sortir de
l'esclavage de sa prison, elle s'écrie : Mon coeur et ma chair ont
tressailli de joie dans le Dieu vivant (1).
La dévotion vient enfin d'un
étonnement d'admiration lorsque l'intelligence étant illuminée des splendeurs
de la sagesse, contemple avec surprise la grandeur de la puissance divine , la
suavité et la bénignité du Seigneur, la sévérité de ses jugements, l'abîme de
sa clarté, son immensité incompréhensible, tout ce qui tient aux attributs de
sa divinité, la raison admirable de chacune de ses oeuvres, et s'écrie avec
Job : Dieu est grand par sa puissance, par son jugement
359
et par sa justice, et il est véritablement ineffable.
C'est pourquoi les hommes le craindront (1).
Quelquefois la dévotion est
formée de la réunion de ces affections diverses, et la crainte se trouve unie
à la douleur, l'amour à la joie et à l'admiration, la compassion à l'ardeur du
désir. Comme autant. d'aromates broyés ensemble , déliés par l'eau de
l'onction d'en haut, et cuits à la chaleur du feu divin, ces affections
deviennent un parfum bienfaisant vraiment efficace et salutaire à guérir les
maladies de l'âme. Ainsi voyons-nous ceux qui préparent les remèdes de la
médecine , employer à leur confection tantôt une seule chose et tantôt
plusieurs, tantôt celles-ci, tantôt celles-là, selon la nature des maladies.
La dévotion est comme la
quintescence d'une affection pieuse, et elle
s'adresse plutôt à la volonté qu'à l'intelligence; ainsi nous voyons certains
hommes simples réellement dévots, et d'autres versés dans les lettres sans le
moindre sentiment de cette vertu. Cependant la dévotion ne saurait être
parfaite sans la lumière de l'intelligence. Mais autre est l'intelligence d'un
coeur simple et pieux, autre celle d'un lettré. Celui-ci est habile à parler
subtilement de tout sujet de spiritualité , à exprimer en termes propres ce
qu'il veut, à le diviser et le distinguer comme il convient, à en assigner les
causes et les raisons les meilleures , à le proposer avec
méthode et persuasion dans un discours bien ordonné, à disserter
longuement sur un point de peu d'importance, à envelopper dans un
360
langage artificieux ce qui de soi est clair et sans la
moindre obscurité, en sorte que chacune de ses paroles semble à l'homme sans
instruction tirée du sens le plus intime des prophéties. L'autre, au
contraire, en sa simplicité voit plus clairement la vérité en elle-même; il
sait la méditer plus profondément, en peser plus exactement la valeur, en
sonder plus intimement, en la goûtant en son coeur, les saveurs cachées , et
contempler chaque chose d'une manière plus lumineuse au rayon de la pure
intelligence. Il ne peut , il est vrai , établir en des termes précis les
distinctions propres d’un sujet; mais l'habitude où il est de se nourrir de la
vérité lui en l'ait mieux connaître les différences naturelles que la force
des arguments. Ainsi un philosophe subtil s'entend à parler magnifiquement
d'un art, et l'ouvrier habile est réellement le seul qui sache le mettre en
pratique.
Après avoir traité plus
spécialement des points qui se rapportent à la volonté , nous allons exposer
brièvement ce qui , dans les expériences de l'esprit, regarde l'intelligence :
telles sont les révélations des choses cachées, les visions, les
représentations de l'imagination. En ces opérations, certains hommes
361
sont quelquefois instruits de la vérité, et beaucoup
deviennent le jouet de l'illusion. Nous nous y
arrêterons d'autant moins qu'elles trompent fréquemment ceux qui s'y appuient
davantage , et que notre avancement spirituel ne saurait en retirer un grand
profit alors même qu'elles seraient réelles et véritables, quoique les hommes
sans expérience et ignorant les dons spirituels fassent consister eu de telles
choses la grandeur de la sainteté et la profondeur de la sagesse.
On distingue quatre sortes de
visions et autant de révélations, quoiqu'on puisse donner aux premières ce
dernier nom , puisqu'on découvre en elles des choses cachées. — Certaines
visions peuvent être appelées proprement corporelles, car elles apparaissent
corporellement aux regards d’un homme éveillé : ainsi Moïse a vu le Seigneur
dans un buisson ardent , el, souvent les anges ont visité les anciens
patriarches sous une forme visible On peut rapporter à ce genre de vision
toutes celles fondées sur l'expérience de nos autres sens , comme l'ouïe , le
goût , l'odorat et le loucher, et alors le mot de vue est un terme général
servant à exprimer chacun d'eux. Le peuple, est-il dit dans l'Exode,
voyait les tonnerres et les lampes ardentes, le
362
son de la trompette et la montagne toute couverte de
fumée (1). Or, nul ne saurait voir, mais seulement entendre le bruit du
tonnerre et le son de la trompette.
D'autres visions sont appelées
imaginaires parce qu'elles n'ont point lieu comme les premières sous une
apparence matérielle et alors que l'homme est éveillé, mais au moyen de
l'imagination , soit dans le ravissement d'esprit, comme les visions de
Daniel, d'Ezéchiel et autres saints de l'ancien et du nouveau Testament , soit
durant le sommeil , comme celle où Jacob vit le Seigneur appuyé au haut d'une
échelle , et celles où l'avenir fut montré en des songes à Pharaon et à,
Nabuchodonosor. Or, ces divers exemples nous prouvent que les bons et souvent
les méchants aussi sont favorisés de pareilles visions. Ensuite elles sont
vraies quelquefois et elles servent à instruire certains hommes; d'autres fois
elles sont trompeuses et en jettent plusieurs dans l'illusion. Les visions
que vous avez eues sont vaines , dit Ezéchiel, et les prophéties que
vous publiez sont pleines de mensonges (2). Elles ne rendent pas saint et
ne sont point une preuve de sainteté ; autrement 13alaam serait saint et son
ànesse aussi puisqu'elle vit un ange; Pharaon
serait saint, car il reçut dans un songe des présages de l'avenir. Quand ces
visions sont vraies , elles ne sont point méritoires par elles-mêmes; tel qui
en a souvent été favorisé, n'en est pas meilleur pour cela ; et tel qui n'en a
jamais joui, n'est pas moins élevé en vertu. Il en est ici comme de certains
miracles.
363
Quelquefois ces faveurs ont
été plus nuisibles qu'utiles à plusieurs; ils en ont pris occasion de se
glorifier vainement et ils se sont laissés aller à l'orgueil. Plusieurs encore
s'imaginent avoir eu des visions et n'ont rien vu; ils se trompent eux-mêmes
et trompent les autres, ou bien ils font tourner au profit de leur avarice
leurs prétendues visions. Plusieurs feignent indignement d'avoir eu des
visions, pour ne point sembler inférieurs aux autres, ou pour être considérés
comme plus saints que leurs frères et des hommes à qui Dieu manifeste ses
secrets. En certains les visions ont coutume d'être le prélude de la folie;
leur cerveau est dans la confusion et obscurci par un nuage, leur vue se
trouble , et ils s'imaginent voir quelque chose de réel là où tout est vain
fantôme et mensonge. Votre coeur, dit le Sage , est en proie à ses
imaginations; elles sont comme les caprices d’une femme enceinte. N'appliquez
point votre pensée à ces visions, à moins que le Très-Haut ne vous les envoie
lui-même (1).
Une autre sorte de vision est
la vision intellectuelle. Là notre oeil est illuminé de la splendeur de la
vérité; il la contemple purement en elle-même, ou il la comprend au moyen
d'une vision de l'imagination par les signes qui la représentent. Ainsi
l'Apôtre étant ravi dans le Paradis ou au troisième ciel, vit des choses
invisibles et entendit des paroles ineffables (2). Son regard ne fut point
frappé de l'image des objets corporels, mais de la splendeur sans nuage de la
vérité elle-même. De même on croit que l'évangéliste
365
saint Jean a vu et compris sans l'intervention d'aucune
figure toutes les choses dont il traite dans son Apocalypse. Il s'est servi de
figures, il est vrai, pour les exprimer , mais il aura eu égard en cela à la
faiblesse des autres, à qui la vérité pure et simple eût été imperceptible à
cause de l'éclat dont elle est environnée; ou bien il aura agi ainsi à cause
des mystères eux-mêmes qu'il ne fallait pas dévoiler indifféremment aux
regards de tous. Une telle obscurité sert à exercer la foi des justes et
défend ces mystères vénérables contre les regards des indignes. Au reste ,
toutes les saintes Ecritures sont couvertes de voiles semblables, et cela est
signifié par le voile étendu devant le saint des saints où il était permis
seulement aux prêtres et non au peuple d'entrer (1). De même lorsque les
enfants d'Israël devaient se mettre en marche, le sanctuaire du tabernacle
était enveloppé et les lévites étaient ensuite chargés de le porter; mais
auparavant les prêtres seuls pouvaient le toucher et le regarder. L'Esprit-Saint
nous montre par là que les mystères profonds des divines Ecritures sont
découverts en partie aux parfaits, tandis que les autres doivent se contenter
de les porter cachés sous le voile des figures durant le voyage de cette vie.
Les figures mêmes des visions corporelles ou de l'imagination , quoique vraies
quant à leur signification spirituelle, ne le sont pas quant à la substance
des choses. Ainsi il ne saurait être vrai , dans la rigueur des mots, qu'il y
ait dans le ciel des boeufs, des lions, des aigles et autres
365
choses décrites dans l'Apocalypse et les visions des
Prophètes; il y a seulement des vertus célestes dont les mérites et les
emplois ont été signifiés par les propriétés de ces animaux et des objets
divers mentionnés dans les saints Livres. Nous croyons que Jésus-Christ
glorifié est corporellement dans le ciel , mais non qu'il y prenne réellement
naissance de la Vierge, qu'il y soit nourri de son lait, qu'il y souffre ou y
accomplisse les autres actes que l'Évangile clous raconte de lui pendant sa
vie mortelle au milieu de nous. Cependant plusieurs saints et hommes dévots
l'ont contemplé en leurs visions soit petit enfant venant au monde ou reposant
dans le sein de sa Mère, soit en proie aux tourments de la croix. Il n'en
était pas ainsi , sans doute; mais le Seigneur se montrait à eux de la sorte
pour leur donner quelque consolation particulière et animer leur dévotion , ou
pour les éclairer spirituellement sur quelque point. Nous savons, dit
saint Paul, que Jésus-Christ étant ressuscité d'entre les morts ne mourra
plus, et que la mort n'aura plus sur lui aucun empire (1). Ainsi il ne
saurait naître, ni être allaité corporellement. Il faut en dire autant des
autres apparitions des anges et des saints.
Mais il est un point que nous
ne devons point passer sous silence. Certains hommes, trompés par les esprits
séducteurs ou par leurs propres illusions, s'imaginent voir Jésus-Christ ou sa
très-glorieuse Mère, et
non-seulement être pressés dans leurs bras et recevoir leurs baisers ,
mais encore être comblés
366
par eux d'autres caresses peu convenables, goûter
sensiblement et extérieurement en leur chair ce qu'ils ressentent
intérieurement en leur esprit, et être ainsi consolés selon la chair. Or, cela
est non-seulement un mensonge et une séduction ,
mais encore un blasphème grave. et évident. L'Esprit-Saint
, en ses visites, a pour but de porter à fuir et à détester tous les vices, et
de combattre d'une manière toute particulière les inclinations de la chair. Là
où l'esprit de pureté fait briller son flambeau , les mouvements d'une volupté
perverse doivent nécessairement s'évanouir et disparaître comme les ténèbres
en présence de la lumière. Quant à ceux qui goûtent de temps à autre quelque
douceur spirituelle et sont ensuite souillés par la violence d'une délectation
charnelle, je ne sais quel jugement en porter, sinon que j'aimerais mieux les
voir privés des premières faveurs si je dois les entendre parler de semblables
misères. Je n'ose point condamner ceux qui , au milieu des consolations
spirituelles, sont soumis à de telles choses; mais je ne saurais excuser ceux
qui s'y complaisent, quelle que puisse être d'ailleurs leur intention.
La révélation des choses
cachées ou futures semble s'accomplir de plusieurs manières , et là encore,
comme dans les visions, plusieurs se laissent séduire
367
en jugeant une révélation ce que leur propre imagination
leur a représenté ou ce que l'esprit d'erreur leur suggère. Ainsi
entendons-nous à satiété de nos jours des prophéties sur l'arrivée de l'Antechrist,
les signes de l'approche du jugement, la destruction des ordres religieux , la
persécution de l'Eglise, la ruine des royaumes et autres malheurs auxquels le
monde doit être soumis, etc. Nous voyons même des hommes graves et pieux
embrasser tout cela avec une crédulité sans raison, et tirer diverses
interprétations des écrits de Joachim et des prédictions de plusieurs autres.
Quand ces diverses prophéties seraient vraies et authentiques, des religieux
peuvent trouver assez de quoi s'occuper ailleurs d'une manière bien plus
profitable. Jésus-Christ a réprimé en ses apôtres cette recherche curieuse des
temps : Ce n'est pas à vous, dit-il, de savoir les temps et les
moments que le Père a réservés en sa puissance (1).
La révélation a lieu
quelquefois de vive voix et au moyen de paroles expresses, comme lorsque sur
la montagne une voix dit à Pierre, à Jean et à Jacques : Celui-ci est mon
Fils bien-aimé. Aussi Jésus-Christ dit-il lui-même à Pierre : Vous êtes
bienheureux, Simon, fils de Jean, car ce n'est point la chair ni le sang qui
vous ont révélé ceci, mais mon Père, qui est dans le ciel (2). C'est
encore de cette manière qu'à Silo la parole du Seigneur se fit entendre à
Samuel pour la première fois (3).
Tantôt cette révélation a lieu
au moyen d'un
368
songe : ainsi Joseph, l'époux de Marie, reçut durant le
sommeil l'ordre de prendre l'Enfant et sa Mère, et de fuir; il reçut également
de la sorte l'ordre de revenir. Les Mages furent avertis en songe de ne point
retourner vers Hérode, et l'on trouve en plusieurs endroits d'autres exemples
de ce genre de révélation (1).
Une autre fois, c'est un
esprit angélique qui s'adresse à un homme éveillé et lui parle intérieurement.
L'ange qui parlait en moi, dit Zacharie, me répondit : Ne savez-vous
pas ce que sont ces choses (2) ? Une autre fois encore c'est un souffle
intérieur qui se fait sentir au-dedans de l'âme. J'écouterai, dit le
Prophète, ce que le Seigneur mon Dieu, one dira au-dedans de moi (3).
Et cela a lieu de deux manières : d'abord lorsque Dieu inspire à l'âme ce
qu'elle doit faire ou dire, ou lorsqu'il l'instruit de ses propres affaires,
soit de celles des autres. Ainsi il a inspiré aux prophètes la manière dont
ils devaient agir, ce qu'ils devaient annoncer; il leur a révélé les choses
futures, éloignées ou cachées. En second lieu , Dieu n'éclaire pas sur tel ou
tel fait en particulier; mais il montre d'une manière générale, en répandant
sa lumière dans l'âme, ce qui est plus ou moins conforme au jugement de la
vérité. Il enseigne ainsi aux justes à s'éloigner du mal et à faire le bien ,
à reconnaître par l'esprit de science, de conseil, d'intelligence et de
sagesse, le bon vouloir de Dieu, et à choisir ce qui est plus parfait.
Il y a encore un autre genre
de révélation qui a lieu par l'opération de l'Esprit-Saint
; c'est lorsque
369
l'homme , par l'inspiration de Dieu , le prie pour une
affaire particulière à soi ou même pour une affaire étrangère , et que
l'ardeur de sa dévotion , unie à sa confiance profonde, lui fait comprendre
qu'il a été exaucé en sa demande. Il s'attend bien alors à voir la chose dont
il s'est occupé en sa prière avoir une heureuse issue; mais il ne sait par
quelle voie cela arrivera. Au contraire, lorsqu'il ne se sent pas rempli de la
confiance d'être exaucé, il comprend que sa prière sera sans effet , bien
qu'il n'en soit pas entièrement certain , car il ignore si son peu de
confiance a pour cause un manque de dévotion , ou si c'est l'indice d'un refus
de la part de Dieu. Ce genre de révélation est spécialement familier aux âmes
dévotes. Cependant en ce point comme dans l'inspiration intérieure, certains
hommes sont sujets à se tromper. Ainsi un homme vraiment pieux se tourne vers
Dieu et la grandeur de sa dévotion lui donne la confiance de le trouver
favorable; alors il souhaite ou demande, soit pour lui , soit pour un autre,
telle ou telle chose qu'il désire vivement. Avant d'avoir conçu un tel désir,
sa ferveur était grande , et sa confiance en la bonté divine bien ardente;
mais en ce moment cette ferveur redouble et cette confiance, animée de la
sorte, devient plus inébranlable; il regarde comme l'oeuvre de l'Esprit-Saint
la dévotion dont il est rempli : le démon ne saurait produire un sentiment
auquel il est étranger; il se flatte donc de n'être point le jouet d'une
illusion , et que l'espérance de voir son désir s'accomplir ne sera point
confondue : l'esprit de ferveur et de confiance ,
370
ainsi accru en son âme, lui est une preuve qu'il est
exaucé. Cependant là peut se trouver une illusion : l'homme plein du désir
d'une chose aimée se livre à la joie en y pensant fortement, et alors même
qu'il n'a aucun sentiment de dévotion, la vivacité de son désir va jusqu'à le
provoquer à pleurer, surtout si l'objet désiré est de nature à faire naître
quelque impression de piété. Ainsi souvent, par vaine gloire, on désire la
grâce de bien prêcher, le don de prophétie, des miracles ou d'autres choses
merveilleuses, et notre coeur trompé sourit à de pareils fantômes et se
remplit d'une ardeur frivole. Mais combien plus ce coeur se livre-t-il à la
joie et se laisse-t-il pénétrer de dévotion quand ses pensées et ses voeux ont
formé un tel désir avec maturité et charité, et non à la légère ni par vaine
gloire? Et lorsqu'en ce moment l'esprit ressent une consolation qu'il est
facile d'accroître en excitant davantage la dévotion , la confiance parle et
l'on s'imagine entendre la voix même de l'Esprit-Saint
, puisqu'il n'enlève pas la dévotion dont il a rempli l'âme , et que même le
coeur, se trouvant dilaté , reçoit une grâce d'autant plus abondante que la
joie dont il est pénétré offre un lieu plus spacieux à l'action divine. En
effet, un coeur libre et plein de bienveillance est plus apte à recevoir la
grâce de la dévotion, qu'un coeur resserré par la tristesse et l'amertume ;
car l'Esprit-Saint est l'amour, la bienveillance
et la bonté du Père et du Fils , et les semblables s'aiment naturellement. La
joie est le propre de la patrie céleste; le chagrin de la tristesse le partage
371
de cet exil, et l'amertume du désespoir le supplice de
l'enfer.
Il faut donc en toutes sortes
de visions et de révélations une grande prudence pour ne point recevoir comme
vraies celles qui sont fausses, comme salutaires celles qui sont nuisibles ,
comme médiocres celles qui sont importantes, et comme incertaines celles qui
sont à l'abri de tout doute. Mais l'Esprit-Saint
peut seul, par le don de conseil et la grâce du discerneraient des esprits,
disposer l'homme et lui faire connaître ce qu'il doit embrasser ou repousser
en ces révélations et comment il doit en user. C'est lui qui a instruit les
prophètes et les saints , et il leur a montré
non-seulement la vérité, mais il leur a fait connaître intérieurement ,
par le témoignage de la vérité elle-même , la réalité des choses manifestées à
leur regard. Pour certains, il semble plus sûr de ne point chercher ces
visions , de ne point les admettre trop vite quand elles se présentent , et de
se tenir en garde contre l'abîme des illusions. Quelquefois même il leur
importe lorsqu'elles viennent , de peu s'en occuper comme étant d'un profit
médiocre, afin que si elles sont vraies elles les trouvent indifférents à leur
égard, et que si elles sont fausses ils ne tombent pas dans l'erreur en
s'appuyant sur elles. S'ils veulent y donner quelque attention , qu'ils
prennent conseil des sages uniquement et encore en petit nombre , et qu'ils
s'exercent avec le plus grand soin aux choses sûres, méritoires et abondantes
en fruits de salut , ou autrement à extirper les vices , à pratiquer
fidèlement les vertus,
372
à pénétrer le sens véritable des saintes Ecritures, et à
embraser leur âme des ardeurs de la piété en s'adonnant à l'oraison. Voilà
pour un religieux des choses salutaires , sûres et fructueuses. Plus il s'y
porte avec ferveur, plus il acquiert de mérites et se rend digne de gloire
devant Dieu.
Il y a aussi certaines
douceurs sensibles , certains sentiments de suavité , dont les âmes pieuses
sont quelquefois remplies. C'est comme une émanation ineffable de parfums, une
saveur de délices inappréciables , une mélodie harmonieuse de voix et de sons,
et une série d'objets d'une douceur indicible offerts au toucher. Comme ces
faveurs viennent vraiment de Dieu , nous pouvons les regarder comme des dons
accordés ;l des hommes nouveaux, sans expérience et ne comprenant pas encore
bien clairement ce qui est de l'esprit, afin de leur faire goûter au moyen de
ces douceurs au moins quelque consolation dans le Seigneur. Ils ne connaissent
pas la vertu des choses purement spirituelles , et cependant en ces choses on
trouve une force plus grande, une vérité plus assurée, un avancement plus
fructueux , une perfection plus réelle. D'autres plus avancés dans les voies
de l'esprit éprouvent aussi des consolations sensibles provenant de la
surabondance de douceur intérieure dont ils sont remplis. De même que l'âme
communique ses souffrances au corps comme au compagnon fidèle de son voyage,
ainsi elle lui communique ses consolations. Quand l'âme est triste à
l'intérieur, le corps languit au dehors. De même donc que le corps s'unit aux
373
tribulations de l'âme et souffre avec elle dans
l'acquisition des mérites, ainsi il est digne de prendre part aux faveurs et
aux récompenses dont elle est comblée, et non-seulement
aux récompenses de la gloire dans le ciel , mais encore aux récompenses de la
grâce dans le temps présent. Ainsi les serviteurs , après avoir servi leurs
maîtres dans un festin , sont admis ensuite à partager leurs restes. Si
vous êtes les compagnons des peines, dit saint Paul, vous le serez
également des consolations (1). La mesure accordée aux bien-aimés du
Seigneur étant surabondante, le corps qui a eu sa part dans le travail reçoit
ce qui déborde d'une telle mesure et l'empêche ainsi de se répandre et de se
perdre.
Mais ce que nous avons dit des
visions et des révélations , nous le dirons encore des consolations sensibles.
Plusieurs s'y laissent séduire : ils les regardent comme venant de Dieu quand
elles ne sont peut-être qu'une illusion fantastique; ils les jugent d'une
grande importance , alors qu'elles n'ont aucun mérite ni aucune valeur, et
quelquefois ils en prennent occasion de s'enorgueillir en eux-mêmes de
semblables laveurs et s'en prévalent comme d'une grâce singulière de sainteté.
Ensuite ces douceurs , lorsqu'elles se font sentir trop fréquemment et avec
une impétuosité trop vive, ont pour résultat d'affaiblir le corps en ranimant
l'esprit et de mêler en quelque sorte la peine â la joie. Ainsi un homme
accoutumé à des aliments grossiers , s'il prend trop souvent des mets
délicieux , se sent
374
échauffé , puis altéré et voit sa santé tomber en ruine.
Notre corps misérable et corruptible ressemble aux animaux auxquels une pâture
sans apprêt suffit , il se contente de choses terrestres et sans valeur; car
il lui a été dit après son péché : Tu te nourriras de l'herbe de la terre
(1).
Mais plusieurs, affaiblis de
la sorte par la véhémence de leur dévotion, demandent s'il vaut mieux pour eux
subir ce dépérissement corporel, affermir l'âme par l'application à la piété
et ne point rejeter la grâce que de se soustraire, en vue de leur excessive
faiblesse, aux ardeurs de la dévotion , d'en éteindre l'esprit et de se livrer
aux occupations extérieures afin de procurer quelque soulagement au corps. A
cela je réponds, sauf meilleur avis, que les hommes en proie à un abattement
trop profond peuvent de temps à autre se soustraire avec utilité à une telle
ferveur et ne s'y porter par aucun de ces efforts particuliers où l'on semble
vouloir exprimer de vive force quelque sentiment de dévotion, car des efforts
aussi violents minent la santé des plus robustes. Si la grâce se présente sans
rien de pénible de leur part, si elle se répand en eux sans avoir été
recherchée, ils ne doivent ni la rejeter, ni l'embrasser sans réserve ,
surtout s'ils ressentent de sa présence un affaiblissement considérable , mais
s'y attacher avec modération , selon cette parole : Avez-vous trouvé du
miel? Mangez-en ce qui vous suffit (2), c'est-à-dire selon la mesure de
vos forces. Il est plus avantageux de jouir avec retenue pour le
375
moment
de la grâce de la dévotion , que de la perdre entièrement et d'en être
irrévocablement privé après avoir épuisé nos forces et détruit
tout-à-fait la vertu naturelle qui est en nous.
Les hommes dont la santé est ainsi délabrée , commencent ensuite à avoir trop
de compassion pour eux-mêmes, et, afin de réparer les suites de leur
indiscrétion, non-seulement ils usent d'une
délicatesse trop grande , mais encore ils se livrent à une dissipation
fâcheuse. Leurs forces, surtout celles de la tête et du coeur, se trouvant
anéanties, c'est à peine s'ils osent se tourner pendant un court moment vers
les exercices de piété : la fatigue de leur faiblesse les en éloigne aussitôt,
et plus ils tentent d'agir contre elle, plus ils deviennent impuissants. Il
semble donc plus sage de chercher avec réserve les consolations divines ,
lorsque l'abattement du corps s'y oppose, afin de pouvoir en jouir plus
longtemps et d'être en mesure de les soutenir lorsqu'elles s'accroissent, que
de les goûter un instant avec indiscrétion et d'être obligé de les fuir
ensuite sans espoir de les recouvrer après les avoir perdues par l'épuisement
de ses forces. Lorsqu'un vase est brisé , les parfums qu'il renferme se
répandent. Ma chair et mon coeur ont défailli, dit le Prophète (1). En
effet, quand la vertu du corps nous fait totalement défaut, la vigueur du
coeur devient languissante dans la piété.
Souvent aussi il arrive aux hommes désireux d'une vive
dévotion que plus ils s'efforcent d'en avoir la
376
grâce, moins ils la possèdent, et que plus ils font
d'instances , plus leur coeur demeure aride et insensible. Cela a lieu surtout
aux grandes fêtes , aux jours si pieux de la Passion , de la Nativité , etc.,
et surtout lorsqu'ils se préparent avec le plus de sollicitude à la sainte
communion. Beaucoup s'attristent profondément d'une semblable disposition, et
remplis ainsi de crainte et de trouble en leur âme, ils s'imaginent qu'ils
sont peut-être indignes de la visite céleste, qu'ils ne plaisent pas à Dieu ,
qu'ils s'approchent de la communion comme les pécheurs et les gens sans
dévotion , et souvent une telle pensée les éloigne de l'aliment de vie, de la
médecine du salut. Mais , comme nul
homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine, nous ne saurions , à
raison des dispositions du coeur et des mérites qui sont connus de Dieu seul,
conseiller à personne selon la vérité ce qu'il y a à penser et à faire en
pareille circonstance. Cependant on peut expliquer par plusieurs raisons
pourquoi le Seigneur retire sa grâce aux justes et aux fervents , alors qu'ils
seraient si heureux de la posséder et qu'ils la demandent avec instance.
La première est notre
humiliation. L'homme, en effet, est bien plus humilié d'être sans dévotion
alors, que d'en manquer en tout autre temps , et il éprouve en lui-même une
confusion bien plus grande; ainsi les hommes du monde rougissent plus de ne
point s'approcher de l'Eucharistie au temps de Pâques où tout le monde a
coutume de communier, que pendant tout le reste de l'année.
377
La seconde cause est afin de
nous purifier de nos péchés. Peut-être nos autres exercices sont-ils moins
efficaces pour atteindre ce but; peut-être avons-nous quelques fautes
oubliées. C'est donc et pour nous rendre plus dignes de la sainte communion et
pour nous laver davantage de nos offenses que Dieu agit ainsi. Or, la punition
est plus grave là où la douleur est plus profonde; et plus la douleur est
profonde, plus la pénitence est efficace. Peut-être ensuite en d'autres temps
avons-nous cherché avec trop peu de soin la grâce de la dévotion ; peut-être
l'avons-nous reçue trop négligemment; peut-être n'avons-nous point rendu
d'actions de grâces pour un tel bienfait. C'est surtout ce mal que Dieu a en
vue. Nous sommes punis maintenant par où nous avons péché : nous avons négligé
la grâce quand nous pouvions l'avoir, et aujourd'hui que nous la désirons elle
nous fait défaut; et ainsi nous apprenons à mieux nous tenir sur nos gardes à
l'avenir.
La troisième raison , c'est
afin de mieux nous apprendre que la grâce vient de Dieu , et non de nous. On
le comprend alors : il n'est pas au pouvoir de l'homme de l'avoir selon sa
volonté; mais c'est Dieu qui la donne de lui-même; il la répand en nos coeurs
quand il le veut, il la retire quand il lui plaît et selon qu'il le juge
profitable à celui qui la reçoit. Ensuite Dieu accorde ses faveurs par un
mouvement de sa bonté et non à cause des mérites de l'homme. S'il les donnait
toujours quand on les lui demande, et seulement quand on l'en supplie, peut-
378
être croirait-on les recevoir en vertu d'un droit et non
comme un bienfait gratuit de sa libéralité. Ainsi il refuse quelquefois par
justice de répondre aux prières les plus ardentes, et quelquefois il accorde
sans être prié, par un simple effet de sa grâce.
Deux sortes de tentations
assez habituelles , le doute et l'orgueil , assiègent les hommes adonnés à la
dévotion, surtout lorsqu'ils sont nouveaux et imparfaits. Ils doutent si telle
grâce vient de Dieu ou si l'homme se procure par ses propres efforts les
impressions qu'il ressent, et cette tentation est assez importune. Quelquefois
même ils s'imaginent être sous le coup d'une illusion du démon, et alors leur
perplexité s'accroît; ils vont même jusqu'à penser s'il ne vaudrait pas mieux
mettre de côté tout exercice intérieur de piété et s'adonner aux prières
vocales et à la vie active, comme offrant plus de sécurité que le genre de vie
où ils sont engagés. Cette pensée se fait surtout sentir lorsque la grâce de
la dévotion est re-tirée , et ainsi il y a à la fois une double tribulation :
la soustraction de la grâce et le doute si cette grâce perdue venait de Dieu.
Les disciples, avant le plein envoi du Saint-Esprit, chancelaient souvent de
la
379
sorte dans la foi de Jésus-Christ : tantôt, après avoir
vu ses miracles et entendu ses enseignements admirables, ils le regardaient
comme le vrai fils de Dieu; tantôt le spectacle des souffrances dont il
s'était chargé pour nous les faisait hésiter, et avant d'être assurés de sa
résurrection ils disaient : Nous espérions qu'il rachèterait Israël
(1), comme si déjà ils eussent été frustrés de cette espérance. Après sa
résurrection, en le voyant ils étaient dans la joie, et ils doutaient encore
jusqu'à ce que des preuves sans nombre les eussent assurés de la réalité de ce
fait, et cela eut lieu surtout par l'Ascension et l'envoi du Saint-Esprit.
Ainsi les fidèles dévots de Jésus-Christ sont tantôt dans la joie en goûtant
les consolations de la grâce intérieure, tantôt dans le doute et la tristesse.
Quelquefois même l'Esprit-Saint les fait passer
tout d'un coup par ces deux états. Il répand en eux la consolation et il la
leur enlève, jusqu'à ce que, instruits par plusieurs indices de la vérité et
de l'utilité de ses visites, ils arrivent à goûter la consolation quand la
grâce est sensible , et à être rassurés sur la vérité de ses opérations quand
elle est éloignée et qu'ils ne jouissent ni de sa présence ni de ses douceurs.
Le sage, au jour de l'adversité, ne met pas en oubli les jours du bonheur, car
leur souvenir soutient son âme contre l'abattement et la tempête; et c'est là
un remède contre la première tentation, celle du doute. De même, au jour de la
prospérité, il se garde bien d'oublier les temps malheureux , et cette pensée
380
contribue à l'humilier, elle l'empêche, eu lui inspirant
la crainte, de se laisser aller à l'orgueil.
Les hommes dévots sont tentés
de quatre manières par l'orgueil : ils se flattent d'avoir mérité la grâce de
la dévotion par leurs exercices et leurs travaux précédents; ils se croient
aimés de Dieu de préférence à ceux en qui ils ne découvrent pas une faveur
semblable ; ils s'imaginent avoir reçu Une grâce plus considérable que celle
dont ils ont été favorisés en réalité ; et enfin ils se persuadent qu'ils
savent mieux s'en servir, qu'ils la reçoivent avec plus de reconnaissance,
qu'ils en retirent des fruits plus abondants et qu'ils la négligent moins que
d'autres à qui un pareil bienfait a été accordé.
Contre la tentation du doute
il faut croire fermement et avec une confiance inébranlable que cette grâce de
la dévotion vient de Dieu , la considérer soigneusement pour découvrir si tous
ses mouvements tendent uniquement au bien, s'adresser humblement à un homme
habile et exercé en de telles choses , être disposé à se conformer promptement
aux conseils qui nous seront donnés en cette circonstance, et prier Dieu
ardemment de ne pas nous laisser devenir le jouet de notre sens propre ou d'un
esprit étranger.
Afin de combattre efficacement
la tentation d'orgueil, nous devons reconnaître soigneusement notre propre
indignité , notre langueur , notre négligence , notre ingratitude, notre vaine
gloire; penser avec crainte au jour où il nous faudra rendre compte des grâces
reçues et négligées; redouter avec effroi la soustraction
381
de la grâce et l'abandon de la part de Dieu à cause des
défauts mentionnés tout-à-l'heure, défauts
longtemps tolérés par le Seigneur en vue de notre amendement; considérer enfin
soigneusement combien les autres l'emportent incomparablement sur nous en
grâce , en vertu , en prières et en saintes pratiques.
Maintenant , pour revenir au
sujet qui nous occupait à la fin du chapitre précédent, je dis qu'une autre
raison pour laquelle Dieu refuse la grâce de la dévotion, alors qu'on la
demande avec le plus de vivacité , c'est que la liberté de l'esprit se trouve
quelquefois entravée par les efforts impétueux du coeur, quand l'homme se hâte
d'exprimer des sentiments de ferveur comme s'il voulait les extorquer par la
force. Si son désir n'est pas satisfait aussitôt , il s'attriste et s'endurcit
graduellement; plus son ardeur le pousse vers l'objet de ses voeux, moins il
avance et plus il se dessèche en lui-même. Ainsi, lorsqu'on met des raisins ou
des olives sous le pressoir, si on les écrase à la hâte et avec trop de
violence , on obtient une liqueur plus troublée et moins agréable que si l'on
eût agi peu à peu et avec modération. Plus le sentiment de la dévotion est
libre , plus il est abondant. Voilà pourquoi en d'autres temps l'homme est
souvent plus dévot; car son esprit se trouvant abandonné à sa propre liberté,
s'élève de lui-même vers les célestes hauteurs; ainsi une marelle trop
précipitée nous fait suffoquer en notre corps, et le coeur est comme rafraîchi
quand il peut agir librement.
Une autre raison de ce refus
peut être de nous faire
382
mériter une grâce plus considérable et une gloire plus
sublime. Notre désir n'étant pas accompli, nous cause de la peine, et cette
peine purifie notre âme. La patience dans la désolation et l'humilité dans
l'affliction sont comme une âme propre à rendre cette âme plus brillante, plus
apte à recevoir l'illumination divine, et plus capable d'une grâce et d'une
gloire sans réserve. La lumière du visage de Dieu et l'éclat de sa clarté
répandent également leurs rayons sur tous les hommes; mais plus un coeur est
pur et libre des ténèbres du vice , plus cette lumière et cette divine
splendeur peuvent le pénétrer, de même qu'un verre brillant ou un métal bien
poli et bien exposé subit davantage l'action du soleil et devient plus
lumineux. Or, l'affliction est vraiment une âme destinée à faire disparaître
de l'âme la rouille des vices et à lui faire recouvrer la lumière de la grâce
, après avoir dissipé le péché dont l'obscurité, comme un obstacle
infranchissable , empêchait les rayons célestes d'arriver jusqu'à elle. Voilà
pourquoi Dieu purifie quelquefois le coeur en lui retirant ces consolations
dont l'éloignement est pour lui la plus grande des peines. Au feu d'une
semblable épreuve, l'homme devient apte à recevoir une grâce plus abondante
dans le temps présent et digne d'une gloire plus élevée dans le ciel , alors
même que l'affliction lui serait venue sans avoir pour cause aucune faute
spéciale.
Maintenant veut-on savoir s'il
est plus avantageux de recevoir plus ou moins souvent le sacrement du corps de
Jésus-Christ? Je répondrai : Il me semble
383
impossible d’établir sur ce point une règle uniforme pour
tout le monde. Les mérites des hommes varient, leurs oeuvres sont diverses,
leurs désirs différents, les opérations de l'Esprit-Saint
multiples en chacun , et en religion tous les étals ne sont pas les mêmes.
Comme on ne saurait, dans les maladies corporelles, adopter une forme unique
dans l'emploi des remèdes, à cause des différences de complexions , de lieu ,
de temps , de diète , etc., qui nécessitent une dose plus ou moins
considérable , de même en la médecine des âmes, qui forment le corps de
Jésus-Christ, on ne peut avoir une manière unique d'agir. Les hommes occupés
aux affaires du monde sont dans l'impuissance de se disposer à la communion
aussi souvent que certains appliqués sans cesse à des exercices spirituels.
Ensuite les uns sont plus attentifs, les autres moins à veiller sur leur vie,
leurs actes , et à garder la pureté de la conscience. Les uns sont entraînés
par l'ardeur de leur désir à recevoir cet aliment de salut; d'autres, au
contraire, sont comme glacés d'épouvante lorsqu'ils doivent s'approcher, et si
la conscience ne les pressait , si l'habitude de l'Ordre n'en faisait une
obligation, si la crainte de s'éloigner davantage de Dieu ne les poussait avec
force , ils ne participeraient que bien rarement à ce sacrement admirable.
C'est à peine si un homme peut être assez saint et assez religieux, à
l'exception des prêtres, pour communier plus d'une fois par semaine, à moins
qu'il ne soit persuadé d'agir autrement par un motif spécial , par une maladie
qui survient, par la rencontre d'une fête
584
solennelle, par une ferveur inaccoutumée de dévotion ,
par une soif violente de recevoir ce sacrement qui seul est capable d'apaiser
l'ardeur d'une âme éprise d'amour. Comme l'impétuosité d'une semblable ardeur
est répandue en nous par l'Esprit-Saint , selon
qu'on le croit, ,'elle ne saurait être comprimée par les lois de la coutume ou
par des règlements humains. Nous avons vu certains hommes dont Jésus-Christ
seul était la vie : s'ils ne recevaient fréquemment le pain de vie en son
sacrement , leur corps semblait comme défaillir, et l'on reconnaissait leur
souffrance à des marques évidentes. Plusieurs étaient si faibles avant la
communion qu'ils ne pouvaient marcher assez pour accomplir les exercices
ordinaires de la maison, et ensuite ils se trouvaient fortifiés comme s'ils
n'eussent jamais été soumis à la moindre infirmité au dehors. En eux se
vérifiait sans réserve cette parole : Ma chair est vraiment une nourriture
et mon sang vraiment un breuvage (1). Car aucun aliment matériel , aucun
breuvage ordinaire n'eût pu ranimer aussi promptement ni aussi efficacement ,
non-seulement leur corps , mais encore leur l'âme.
Cependant il est utile et
salutaire à l'homme de se préparer à recevoir souvent un semblable remède, de
s'en approcher avec le plus de dévotion possible et de s'appliquer à se
conserver ensuite dans la ferveur; mais les religieux doivent apporter en cela
une attention plus vive : ils sont consacrés à Dieu et ils veilleront plus
soigneusement sur leurs actes et leur conscience
385
si avant et après la sainte communion le respect de
l'Eucharistie les excite à vivre dans une innocence plus grande et à s'adonner
plus fréquemment aux exercices de la dévotion. Quelquefois, il est vrai , la
tiédeur se fait sentir; cependant qu'ils avancent pleins de confiance en la
miséricorde divine, et , s'ils se jugent indignes , qu'ils pensent que le
malade a d'autant plus besoin de recourir au médecin qu'il ressent davantage
la gravité de son mal. Ceux qui se portent bien n'ont pas besoin de
médecin, dit le Sauveur, mais les malades (1). Vous ne chercherez donc pas
à_ vous unir à Jésus-Christ pour le sanctifier, mais pour être sanctifiés par
lui.
L'homme ne doit pas abandonner
la sainte communion, parce qu'il ne ressent point en son coeur une dévotion
spéciale lorsqu'il s'efforce de s'y préparer, ou parce qu'en recevant le
sacrement et après l'avoir reçu il se trouve moins fervent qu'il ne voudrait;
car cet état a coutume d'avoir lieu pour une des causes indiquées plus haut.
Quant aux prêtres, on peut
adopter la règle suivante: Ils ne doivent célébrer ni trop rarement ni trop
souvent, ni contracter l'habitude de ne laisser passer aucun jour sans immoler
la victime sacrée. Célébrer d'une manière trop continue semble marquer jusqu'à
un certain point le manque de respect; car il n'est personne si fervent qui
persévère toujours dans la même ferveur, qui puisse faire tous les jours cette
action avec la révérence exigée , avec la piété de coeur
386
convenable, et qui de temps à autre ne trouve en soi
quelque raison de s'abstenir. Célébrer trop rarement , même par respect et
humilité, contribue quelquefois à nourrir la paresse : l'homme devient moins
circonspect en ses actes , il lui semble n'avoir plus besoin de veiller aussi
diligemment sur soi-même, puisqu'il ne se propose pas d'approcher de la table
de Jésus-Christ. L'humilité non plus ne trouve pas une sûreté entière à
s'éloigner long temps : s'il ne convient pas de recevoir trop souvent le corps
du Sauveur, il ne convient pas davantage de s'en abstenir toujours. Nous
n'allons pas à lui parce que nous sommes dignes de lui , mais nous cherchons à
nous rendre de plus en plus dignes en l'invitant à nous visiter et à établir
sa demeure en notre corps et en notre coeur. En effet , le lieu où le Seigneur
entrera sera béni, comme autrefois la maison d'Obédédom
l'a été à cause de l'arche où la manne était gardée. Aussi David voulut-il
ensuite ramener cette arche sainte à Jérusalem au milieu des bénédictions du
peuple. Et il est écrit au livre de la Sagesse : J'ai résolu de la prendre
pour la compagne de ma vie, sachant qu'elle me fera part de ses biens (1).
Et ces biens, je les passerai sous silence parce qu'ils sont expliqués en
plusieurs autres endroits de l'Ecriture.
387
Les hommes sont attirés à
communier ou à célébrer par des affections et des intentions diverses, L'amour
divin en pousse plusieurs à inviter souvent leur
Bien-Aimé à venir les visiter, et à l'embrasser avec délices lorsqu'ils
le possèdent en leurs coeurs. D'autres ont égard à leur propre infirmité; ils
l'appellent comme un médecin capable de guérir toute maladie. D'autres sont
excités par la conscience de leurs crimes; ils désirent être entièrement
purifiés par lui comme par une victime de propitiation. L'angoisse de la
tribulation est une cause pour plusieurs; ils se portent vers le Sauveur comme
vers un libérateur capable de les délivrer promptement de toute adversité et
de les garder sûrement à l'avenir. D'autres désirent obtenir quelque grâce ou
quelque bienfait par les prières de celui à qui le Père céleste ne peut rien
refuser. D'autres veulent reconnaître par des actions de grâces les bienfaits
divins , et ils savent que nous ne saurions plus dignement remercier Dieu de
toutes les faveurs dont il nous a comblés, qu'en recevant le calice du salut,
Jésus-Christ lui-même. D'autres veulent louer Dieu et honorer ses saints , et
nous ne pouvons offrir à Dieu une louange plus agréable et rendre aux saints
388
des hommages plus conformes à leur grandeur que d'immoler
Jésus-Christ à son Père. D'autres enfin sont mus par leur charité et leur
compassion pour le prochain; ils veulent procurer le salut aux vivants et le
repos aux morts, et rien ne saurait conduire plus efficacement à un tel but
que le sang de Jésus-Christ répandu pour nous. Notre secours suprême , lorsque
nous prions Dieu, est de pouvoir invoquer comme intercesseur Celui qui nous a
réconciliés avec son Père et ne cesse de le conjurer pour nous.
Je laisse de côté bien des
choses sur la vertu d'oraison et la manière de s'y exercer; mais la pratique
en apprendra plus à l'homme fidèle que mes paroles. Je me contenterai donc
d'ajouter, en finissant, que toutes nos demandes sont renfermées dans les
points suivants : prions pour obtenir le pardon des fautes dont nous nous
sommes rendus coupables, l'éloignement des maux dont nous sommes accablés , la
possession des biens que nous désirons , et rendons grâces pour les bienfaits
reçus ou les félicités promises. Daigne le Seigneur nous conduire à la
jouissance de ces félicités, lui qui est béni dans tous les siècles. Ainsi
soit-il.
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