CHAPITRE Ier . Les premières notes d'un cantique d'amour. Souvenirs de deux à quatre ans.  Histoire printanière d'une petite Fleur blanche

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A la Rde Mère Agnès de Jésus (Sa soeur Pauline.)

 

 

C’est à vous, ma Mère chérie, à vous qui êtes deux fois ma Mère, que je viens confier l'histoire de mon âme. Le jour où vous me l'avez demandée. il me semblait que cela dissiperait mon coeur; mais depuis, Jésus m'a fait sentir qu'en obéissant simplement je lui serais agréable. Je vais donc commencer à chanter ce que je dois redire éternellement : les miséricordes du Seigneur !...

Avant de prendre la plume, je me suis agenouillée devant la statue de Marie (1) : celle qui nous a donné tant de preuves des maternelles préférences de la Reine du ciel; je l'ai suppliée de guider ma main, afin de ne pas tracer une seule ligne qui ne lui soit agréable. Ensuite, ouvrant le saint Evangile, mes yeux sont tombés sur ces mots : « Jésus, étant monté sur une montagne, appela à lui ceux qu'il lui plut (2). »  Voilà bien le mystère de ma vocation, de ma vie tout entière et surtout le mystère des privilèges de Jésus sur mon âme. Il n'appelle pas ceux qui en sont dignes, mais ceux qu'il lui plaît. Comme le dit saint Paul : « Dieu a pitié de qui il veut, et il fait miséricorde à qui il veut faire miséricorde (3). Ce n'est donc pas l'ouvrage de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (4). »

Longtemps je me suis demandé pourquoi !e bon Dieu avait des préférences, pourquoi toutes les âmes ne recevaient pas une égale mesure de grâces. Je m'étonnais de le voir prodiguer des faveurs extraordinaires à de grands pécheurs comme saint Paul, saint Augustin, sainte Madeleine et tant d'autres qu'il forçait, pour ainsi dire, à recevoir ses grâces. Je m'étonnais encore, en lisant la vie des saints, de voir Notre-Seigneur caresser du berceau à la tombe certaines âmes privilégiées, sans laisser sur leur passage aucun obstacle qui

 

1 La « Vierge du Sourire » qui surmonte aujourd'hui la châsse de la Bienheureuse. Réduction (0 m. 88 de hauteur) de la magnifique Vierge que le sculpteur Bouchardon (1698-1762) exécuta pour l'église Saint-Sulpice de Paris. Bien que d'un moulage assez grossier, le visage conserve cependant une expression exquise. M. et Mme Martin avaient cette statue en particulière vénération, et la mère de Thérèse, surtout, reçut par elle, en diverses circonstances, des grâces signalées.

2 Marci, III, 13. — 3 Exod., XXXIII, 18, 19. — 4 Rom., IX, 16.

 

les empêchât de s'élever vers lui, ne permettant jamais au péché de ternir l'éclat immaculé de leur robe baptismale. Je me demandais pourquoi !es pauvres sauvages, par exemple, mouraient en grand nombre, sans même avoir entendu prononcer le nom de Dieu.

Jésus a daigné m'instruire de ce mystère. Il a mis devant mes yeux le livre de la nature; et j'ai compris que toutes les fleurs créées par lui sont belles, que l'éclat de la rose et la blancheur du lis n'enlèvent pas le parfum de la petite violette, n'ôtent rien à la simplicité ravissante de la pâquerette. J'ai compris que, si toutes les petites fleurs voulaient être des roses, la nature perdrait sa parure printanière, les champs ne seraient plus émaillés de fleurettes.

Ainsi en est-il dans le monde des âmes, ce jardin vivant du Seigneur. Il a trouvé bon de créer les grands saints qui peuvent se comparer aux lis et aux roses; mais il en a créé aussi de plus petits, lesquels doivent se contenter d'être des pâquerettes ou de simples violettes destinées à réjouir ses regards divins lorsqu'il les abaisse à ses pieds. Plus les fleurs sont heureuses de faire sa volonté, plus elles sont parfaites.

J'ai compris autre chose encore... J'ai compris que l'amour de Notre-Seigneur se révèle aussi bien dans l'âme la plus simple, qui ne résiste en rien à ses grâces, que dans l'âme la plus sublime. En effet, le propre de l'amour étant de s'abaisser, si toutes les âmes ressemblaient à celles des saints Docteurs qui ont illuminé l'Eglise, il semble que le bon Dieu ne descendrait point assez bas en venant jusqu'à elles. Mais il a créé l'enfant qui ne sait rien et ne fait entendre que de faibles cris ; il a créé le pauvre sauvage n'ayant pour se conduire que la loi naturelle; et c'est jusqu'à leurs coeurs qu'il daigne s'abaisser!

Ce sont là les fleurs des champs dont la simplicité le ravit ; et, par cette action de descendre aussi bas, le Seigneur montre sa grandeur infinie. De même que le soleil éclaire à la fois le cèdre et la petite fleur, de même l'Astre divin illumine particulièrement chacune des âmes, grande ou petite, et tout correspond à son bien, comme dans la nature, les saisons sont disposées de manière à faire éclore, au jour marqué, la plus humble pâquerette.

 

Sans doute, ma petite Mère, vous vous demandez avec étonnement où je veux en venir; car, jusqu'ici, je n'ai rien dit encore qui ressemble à l'histoire de ma vie ; mais ne m'avez-vous pas ordonné d'écrire sans contrainte ce qui me viendrait naturellement à la pensée ? Ce n'est donc pas ma vie proprement dite que vous trouverez dans ces pages ; ce sont mes pensées sur les grâces que Notre-Seigneur a daigné m'accorder.

Je me trouve à une époque de mon existence où je puis jeter un regard sur le passé ; mon âme s'est mûrie dans le creuset des épreuves intérieures et extérieures. Maintenant, comme la fleur après l'orage, je relève la tête, et je vois que se réalisent pour moi !es paroles du psaume :

« Le Seigneur est mon Pasteur, je ne manquerai de rien. Il me fait reposer dans des pâturages agréables et fertiles ; Il me conduit doucement le long des eaux. Il conduit mon âme sans la fatiguer... Mais, lors même que je descendrais dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, parce que vous serez avec moi, Seigneur (1) ! »

Oui, toujours le Seigneur a été pour moi compatissant et rempli de douceur, lent à punir, et abondant en miséricordes (2)! Aussi, j'éprouve un réel bonheur à venir chanter

 

1 Ps. XXII, 1, 2, 3, 4. — 2 Ps. CII, 8.

 

près de vous, ma Mère, ses ineffables bienfaits. C'est pour vous seule que je vais écrire l'histoire de la petite fleur cueillie par Jésus ; cette pensée m'aidera à parler avec abandon, sans m'inquiéter ni du style, ni des nombreuses digressions que je vais faire ; un coeur de mère comprend toujours son enfant, alors même qu'il ne sait que bégayer. Je suis donc sûre d'être comprise et devinée par vous qui avez formé mon coeur et l'avez offert à Jésus.

Si une petite fleur pouvait parler, il me semble qu'elle dirait simplement ce que le bon Dieu a fait pour elle, sans essayer de cacher ses dons. Sous prétexte d'humilité, elle ne dirait pas qu'elle est disgracieuse et sans parfum, que le soleil a terni son éclat, que les orages ont brisé sa tige, alors qu'elle reconnaîtrait en elle-même tout le contraire.

La fleur qui va raconter son histoire se réjouit d'avoir à publier les prévenances tout à fait gratuites de Jésus. Elle reconnaît que rien n'était capable en elle d'attirer ses divins regards; que sa miséricorde seule l'a comblée de biens. C'est lui qui !'a fait naître en une terre sainte et comme tout imprégnée d'un parfum virginal; c'est lui qui !'a fait précéder de huit lis éclatants de blancheur. Dans son amour, il a voulu la préserver du souffle empoisonné du monde : à peine sa corolle commençait-elle à s'entr'ouvrir, que ce bon Maître la transplanta sur la montagne du Carmel, dans le jardin choisi de la Vierge Marie.

Je viens, ma Mère, de résumer en peu de mots ce que le bon Dieu a fait pour moi ; maintenant je vais entrer dans le détail de ma vie d'enfant : je sais que, là où tout autre ne verrait qu'un récit ennuyeux, votre coeur maternel trouvera des charmes.

Et puis, les souvenirs que je vais évoquer sont aussi !es vôtres, puisque c'est près de vous que s'est écoulée mon enfance et que j'ai !e bonheur d'appartenir aux saints parents qui nous ont entourées des mêmes soins et des mêmes tendresses.

Oh ! qu'ils daignent bénir la plus petite de leurs enfants et lui aider à chanter les divines miséricordes !

 

Dans l'histoire de mon âme jusqu'à mon entrée au Carmel, je distingue trois périodes bien marquées : la première, malgré sa courte durée, n'est pas la moins féconde en souvenirs ; elle s'étend depuis l'éveil de ma raison jusqu'au départ de notre mère chérie pour la patrie des cieux ; autrement dit : jusqu'à mon âge de quatre ans et huit mois.

Le bon Dieu m'a fait la grâce d'ouvrir mon intelligence de très bonne heure, et de graver si profondément dans ma mémoire les souvenirs de mon enfance que ces événements passés me semblent d'hier. Sans doute, Jésus voulait me faire connaître et apprécier la mère incomparable qu'il m'avait donnée. Hélas! sa main divine me l'enleva bientôt pour la couronner dans le ciel.

Toute ma vie, le Seigneur s'est plu à m'entourer d'amour; mes premiers souvenirs sont empreints des sourires et des caresses les plus tendres. Mais s'il, avait placé près de moi tant d'amour, il en avait mis aussi dans mon petit cœur, le créant affectueux et sensible. On ne peut se figurer combien je chérissais papa et maman ; je leur témoignais ma tendresse de mille manières, car j'étais très expansive ; toutefois, les moyens que j'employais alors me font rire aujourd'hui quand j'y pense.

Vous avez voulu, ma Mère, me mettre entre les mains les lettres de maman, qui vous étaient adressées en ce temps-là, tandis que vous étiez pensionnaire à la Visitation du Mans; je me souviens parfaitement des traits qu'elles contiennent ; mais il me sera plus facile de citer simplement certains passages de ces lettres charmantes, souvent trop élogieuses à mon égard, étant dictées par l'amour maternel.

A l'appui de ce que je disais sur la manière de témoigner mon affection à mes parents, voici un mot de maman :

 

Le bébé est un lutin sans pareil, qui vient me caresser en me souhaitant la mort ! « Oh ! que je voudrais bien que tu mourrais, ma pauvre petite mère! » On la gronde, mais elle s'excuse d'un air tout étonné en disant : « C'est pourtant pour que tu ailles au ciel, puisque tu dis qu'il faut mourir pour y aller! » Elle souhaite de même la mort à son père quand elle est dans ses excès d'amour.

Cette pauvre mignonne ne veut point me quitter ; elle est continuellement près de moi et me suit avec bonheur, surtout au jardin. Quand je n'y suis pas, elle refuse d'y rester et pleure tant qu'on est obligé de me la ramener. De même, elle ne monterait pas l'escalier toute seule, à moins de m'appeler à chaque marche : Maman ! maman ! Autant de marches, autant de maman ! et si par malheur j'oublie de répondre une seule fois : « Oui, ma petite fille! » elle en reste là, sans avancer ni reculer.

J'allais atteindre ma troisième année, quand elle écrivait :

...  La petite Thérèse me demandait l'autre jour si elle irait au ciel : « Oui, si tu es bien sage », lui ai-je répondu. — « Ah ! maman, reprit-elle alors, si je n'étais pas mignonne, j'irais donc en enfer? mais moi je sais bien ce que je ferais : je m'envolerais avec toi qui serais au ciel; puis tu me tiendrais bien fort dans tes bras. Comment le bon Dieu ferait-il pour me prendre ? » J'ai vu dans son regard qu'elle était persuadée que le bon Dieu ne lui pouvait rien, si elle se cachait dans les bras de sa mère.

Marie aime beaucoup sa petite soeur. C'est une enfant qui nous donne à tous bien des joies; elle est d'une franchise extraordinaire c'est charmant de la voir courir après moi pour me faire sa confession. « Maman, j'ai poussé Céline une fois, je l'ai battue une fois; mais je ne recommencerai plus. »

Aussitôt qu'elle a fait le moindre malheur, il faut que tout le monde le sache : hier, ayant déchiré sans le vouloir un petit coin de tapisserie, elle s'est mise dans un état à faire pitié; puis il fallait bien vite le dire à son père. Lorsqu'il est rentré quatre heures après, personne n'y pensait plus; mais elle est accourue vers Marie, lui disant : « Raconte vite à papa que j'ai déchiré le papier. » Elle se tenait là, comme une criminelle qui attend sa condamnation ; mais elle a dans sa petite idée qu'on va lui pardonner plus facilement si elle s'accuse.

En trouvant ici !e nom de notre cher petit père, je suis amenée naturellement à certains souvenirs bien joyeux. Quand il rentrait, je courais invariablement au-devant de . lui et m'asseyais sur une de ses bottes; alors il me promenait ainsi, tant que je le voulais, dans les appartements et dans le jardin. Maman disait en riant qu'il faisait toutes mes volontés : « Que veux-tu, répondait-il, c'est la reine ! » Puis il me prenait dans ses bras, m'élevait bien haut, m'asseyait sur son épaule, m'embrassait et me caressait de toutes manières.

Cependant je ne puis dire qu'il me gâtait. Je me rappelle très bien qu'un jour cet je me balançais en folâtrant, il vint à passer et m'appela, disant : « Viens m'embrasser, ma petite reine! » Contre mon habitude, je ne voulus point bouger et répondis d'un air mutin : « Dérange-toi, papa ! » Il ne m'écouta pas et fit bien. Marie était là. « Petite mal élevée, me dit-elle, que c'est vilain de répondre ainsi à son père! » Aussitôt je sortis de ma fatale balançoire ; la leçon n'avait que trop bien porté ! Toute la maison retentit de mes cris de contrition ; je montai vite l'escalier, et cette fois je n'appelai point maman à chaque marche; je ne pensais qu'à trouver papa, à me réconcilier avec lui, ce qui fut bien vite fait.

Je ne pouvais supporter la pensée d'avoir affligé mes bien-aimés parents ; reconnaître mes torts était l'affaire d'un instant, comme le prouve encore ce trait d'enfance raconté par ma mère elle-même :

 

Un matin, je voulus embrasser la petite Thérèse avant de descendre; elle paraissait profondément endormie; je n'osais donc la réveiller, quand Marie me dit : « Maman, elle fait semblant de dormir, j'en suis sûre. » Alors je me penchai sur son front pour l'embrasser; mais elle se cacha aussitôt sous sa couverture en me disant d'un air d'enfant gâté : « Je ne veux pas qu'on me voie. » — Je n'étais rien moins que contente, et le lui fis sentir. Deux minutes après je l'entendais pleurer, et voilà que bientôt, à ma grande surprise, je l'aperçois à mes côtés ! Elle était sortie toute seule de son petit lit, avait descendu l'escalier pieds nus, embarrassée dans sa chemise de nuit plus longue qu'elle. Son petit visage était couvert de larmes. — « Maman, me dit-elle en se jetant à mes genoux, maman, j'ai été méchante, pardonne-moi ! » Le pardon fut vite accordé. Je pris mon chérubin dans mes bras, le pressant sur mon coeur et le couvrant de baisers.

 

Je me souviens aussi de l'affection bien grande que j'avais dès ce temps-là pour ma chère marraine (1), qui venait de terminer ses études à la Visitation. Sans en avoir l'air, je faisais attention à tout ce qui se passait et se disait autour de moi ; il me semble que je jugeais les choses comme maintenant. J'écoutais attentivement ce qu'elle apprenait à Céline; pour obtenir la faveur d'être admise dans sa chambre pendant les leçons, j'étais bien sage et je lui obéissais en tout; aussi me comblait-elle de cadeaux qui, malgré leur peu de valeur, me faisaient un extrême plaisir.

Je puis dire que mes deux grandes soeurs me rendaient bien fière ! Mais, comme Pauline me paraissait si loin, je ne rêvais qu'elle du matin au soir. Lorsque je commençais seulement à parler, et que maman me demandait : « A quoi 

 

1 Sa soeur aînée Marie.

 

penses-tu ? » la réponse était invariable : « A Pauline ! » Quelquefois j'entendais dire que Pauline serait religieuse ; alors, sans trop savoir ce que c'était, je pensais : « Moi aussi, Je serai religieuse! » C'est là un de mes premiers souvenirs; et depuis je n'ai jamais changé de résolution. Ce fut donc son exemple qui, dès l'âge de deux ans, m'entraîna vers l'Epoux des vierges. O ma Mère, que de douces réflexions je voudrais vous confier ici, sur mes rapports avec vous ! mais cela m'entraînerait trop loin...

Ma chère petite Léonie tenait aussi une bien grande place dans mon coeur; elle m'aimait beaucoup. Le soir, en revenant de ses leçons, elle voulait me garder quand toute la famille était en promenade; il me semble entendre encore les gentils refrains qu'elle chantait de sa douce voix pour m'endormir. Je me souviens parfaitement de sa première communion. Je me rappelle aussi la petite fille pauvre, sa compagne, que notre chère maman avait habillée, suivant l'usage touchant des familles aisées d'Alençon. Cette enfant ne quitta pas Léonie un seul instant de ce beau jour; et, le soir au grand dîner, on la mit à la place d'honneur. Hélas ! j'étais trop petite pour rester à ce pieux festin ; mais j'y participai un peu, grâce à la bonté de papa qui vint lui-même, au dessert, apporter à sa petite reine un morceau de la pièce montée.

Maintenant il me reste à parler de Céline, la petite cour pagne de mon enfance. Pour elle, les souvenirs sont en telle abondance que je ne sais lesquels choisir. Nous nous entendions parfaitement toutes les deux ; mais j'étais bien plus vive et bien moins naïve qu'elle. Voici une lettre qui vous rappellera, ma Mère, combien Céline était douce, et moi méchante. J'avais alors près de trois ans et Céline six ans et demi.

 

Ma petite Céline est tout à fait portée à la vertu ; pour le petit furet, on ne sait pas trop comment ça fera; c'est si petit, si étourdi ! C'est une enfant très intelligente; mais elle est bien moins douce que sa soeur, et surtout d'un entêtement presque invincible. Quand elle dit non, rien ne peut la faire céder; on la mettrait une journée dans la cave sans obtenir un oui de sa part; elle y coucherait plutôt !

 

J'avais encore un défaut dont maman ne parle pas dans ses lettres : c'était un grand amour-propre. En voici seulement deux exemples :

Un jour, voulant connaître sans doute jusqu'où irait mon orgueil, elle me dit en souriant : « Ma petite Thérèse, si tu veux baiser la terre je vais te donner un sou. » Un sou, cela valait pour moi toute une fortune. Pour le gagner dans la circonstance, je n'avais guère besoin d'abaisser ma grandeur, car ma petite taille ne mettait pas une distance considérable entre moi et la terre ; cependant ma fierté se révolta, et, me tenant bien droite, je répondis à maman : « Oh ! non, ma petite mère, j'aime mieux ne pas avoir de sou. »

Une autre fois, nous devions aller à la campagne chez des amis. Maman dit à Marie de me mettre ma plus jolie toilette, mais de ne pas me laisser les bras nus. Je ne soufflai mot, et montrai même l'indifférence que doivent avoir les enfants de cet âge; mais intérieurement je me disais : « Pourtant, comme j'aurais été bien plus gentille avec mes petits bras nus! »

Avec une semblable nature, je me rends parfaitement compte que, si j'avais été élevée par des parents sans vertu, je serais devenue très méchante, et peut-être même aurais-je couru à ma perte éternelle. Mais Jésus veillait sur sa petite fiancée ; il fit tourner à son avantage tous ses défauts, qui, réprimés de bonne heure, lui servirent à grandir dans la perfection. En effet, comme j'avais de l'amour-propre et aussi !'amour du bien, il suffisait que l'on me dît une seule fois : « Il ne faut pas faire telle chose », pour que je n'eusse plus envie de recommencer. Je vois avec plaisir dans les lettres de ma chère maman, qu'en avançant en âge je lui donnais plus de consolation ; n'ayant sous les yeux que de bons exemples, je voulais naturellement les suivre. Voici ce qu'elle écrivait en 1876 :

 

Jusqu'à Thérèse qui veut se mêler de faire des sacrifices. Marie a donné à ses petites soeurs un chapelet fait exprès pour compter leurs pratiques de vertu ; elles font ensemble de véritables conférences spirituelles très amusantes. Céline disait l'autre jour : « Comment cela se fait-il que le bon Dieu soit dans une si petite hostie ? » Thérèse lui a répondu : « Ce n'est pas si étonnant, puisque le bon Dieu est tout-puissant ! — Et qu'est-ce que ça veut dire tout-puissant ? — Ça veut dire qu'il fait tout ce qu'il veut ! »

Mais le plus curieux encore, c'est de voir Thérèse mettre la main cent fois par jour dans sa petite poche pour tirer une perle à son chapelet, toutes les fois qu'elle fait un sacrifice.

Ces deux enfants sont inséparables et se suffisent pour se récréer. La nourrice a donné à Thérèse un coq et une poule de la petite espèce; vite le bébé a donné le coq à sa soeur. Tous les jours, après le dîner, celle-ci va prendre son coq, elle l'attrape tout d'un coup ainsi que la poule; puis les voilà qui viennent s'asseoir au coin du feu; elles s'amusent ainsi fort longtemps.

Un matin, Thérèse s'est avisée de sortir de son petit lit pour aller coucher avec Céline ; la bonne la cherchait pour l'habiller ; elle l'aperçoit enfin, et la petite lui dit, en embrassant sa soeur et la serrant bien fort dans ses bras : « Laissez-moi, ma pauvre Louise, vous voyer bien que toutes les deux, on est comme les petites poules blanches, on ne peut pas se séparer ! »

 

Il est bien vrai que je ne pouvais rester sans Céline ; j'aimais mieux sortir de table avant d'avoir fini mon dessert que de ne pas la suivre aussitôt qu'elle se levait. Me tournant alors dans ma grande chaise d'enfant, je voulais descendre bien vite et puis nous allions jouer ensemble.

Le dimanche, comme j'étais trop petite pour aller aux offices, maman restait à me garder. En cette circonstance, je montrais une grande sagesse, ne marchant que sur le bout des pieds ; mais aussitôt que j'entendais la porte s'ouvrir, c'était une explosion de joie sans pareille ; je me précipitais au-devant de ma jolie petite soeur, et je lui disais : « O Céline ! donne-moi bien vite du pain bénit! » Un jour, elle n'en avait pas!... comment faire? Je ne pouvais m'en passer ; j'appelais ce festin, ma messe. Une idée lumineuse me traversa l'esprit : « Tu n'as pas de pain bénit, eh bien, fais-en ! » Elle ouvrit alors le placard, prit le pain, en coupa une bouchée, et, récitant dessus un Ave Maria d'un ton solennel, me le présenta triomphante. Et moi, faisant le signe de la croix, je le mangeai avec une grande dévotion, lui trouvant tout à fait le goût du pain bénit.

Un jour, Léonie, se trouvant sans doute trop grande pour jouer à la poupée, vint nous trouver toutes les deux avec une corbeille remplie de robes, de jolis morceaux d'étoffe et autres garnitures, sur lesquels ayant couché sa poupée, elle nous dit : « Tenez, mes petites soeurs, choisissez! » Céline regarda et prit un peloton de ganse. Après un moment de réflexion, j'avançai la main à mon tour en disant : « Je choisis tout! » et j'emportai corbeille et poupée sans autre cérémonie.

Ce trait de mon enfance est comme le résumé de ma vie entière. Plus tard, lorsque la perfection m'est apparue, j'ai compris que pour devenir une sainte il fallait beaucoup souffrir, rechercher toujours ce qu'il y a de plus parfait et s'oublier soi-même. J'ai compris que, dans la sainteté, les degrés sont nombreux, que chaque âme est libre de répondre aux avances de Notre-Seigneur, de faire peu ou beaucoup pour son amour; en un mot, de choisir entre les sacrifices qu'il demande. Alors, comme aux jours de mon enfance, je  me suis écriée : « Mon Dieu, je choisis tout ! je ne veux pas être sainte à moitié ; cela ne me fait pas peur de souffrir pour vous, je ne crains qu'une chose, c'est de garder ma volonté ; prenez-la, car je choisis tout ce que vous voulez! »

Mais je m'oublie, ma Mère bien-aimée ; je ne dois pas encore vous parler de ma jeunesse, j'en suis au petit bébé de trois et quatre ans.

Je me souviens d'un songe que j'ai fait à cet âge et qui s'est gravé profondément dans ma mémoire :

J'allais me promener seule au jardin, quand j'aperçus tout à coup, auprès de la tonnelle, deux affreux petits diables qui dansaient sur un baril de chaux avec une agilité surprenante, malgré des fers pesants qu'ils avaient aux pieds. Ils jetèrent d'abord sur moi des yeux flamboyants; puis, comme saisis de crainte, je les vis se précipiter en un clin d'oeil au fond du baril, sortir ensuite par je ne sais quelle issue, courir et se cacher finalement dans la lingerie qui donnait de plain-pied sur le jardin. Les trouvant si peu braves, je voulus savoir ce qu'ils allaient faire; et, dominant ma première frayeur, je m'approchai de la fenêtre... Les pauvres diablotins étaient là, courant sur les tables et ne sachant comment fuir mon regard. De temps en temps ils s'approchaient, guettaient par les carreaux d'un air inquiet ; puis, voyant que j'étais toujours là, ils recommençaient à courir comme des désespérés.

Sans doute, ce rêve n'a rien d'extraordinaire ; je crois, cependant, que le bon Dieu s'en est servi, afin de me prouver qu'une âme en état de grâce n'a rien à craindre des démons qui sont des lâches, capables de fuir devant le regard d'un enfant.

O ma Mère, que j'étais heureuse à cet âge! Non seulement je commençais à jouir de la vie, mais la vertu avait pour moi des charmes. Je me trouvais, il me, semble, dans les mêmes dispositions qu'aujourd'hui, ayant déjà un très grand empire sur toutes mes actions. Ainsi, j'avais pris l'habitude de ne jamais me plaindre quand on m'enlevait ce qui était à moi ; ou bien, lorsque j'étais accusée injustement, je préférais me taire que de m'excuser. Il n'y avait en cela aucun mérite de ma part; je le faisais naturellement.

Ah ! comme elles ont passé rapidement ces années ensoleillées de ma petite enfance , et quelle douce et suave empreinte elles ont laissée dans mon âme ! Je me rappelle avec bonheur les jours où papa nous emmenait au pavillon (1), je me rappelle surtout les promenades du dimanche où toujours notre bonne mère nous accompagnait. Je sens encore les impressions profondes et poétiques qui naissaient dans mon coeur à la vue des champs de blé émaillés de coquelicots, de bleuets et de pâquerettes. Déjà, j'aimais les lointains, l'espace, les grands arbres ; en un mot, toute la belle nature me ravissait et transportait mon âme dans les cieux.

Souvent, pendant ces longues promenades, nous rencontrions des pauvres, et la petite Thérèse était toujours chargée de leur porter l'aumône ; ce qui la rendait bien heureuse. Souvent aussi, notre bon père, trouvant la route un peu longue pour sa petite reine, la ramenait au logis, à son grand déplaisir ! Alors, pour la consoler, Céline remplissait de pâquerettes son joli petit panier et les lui donnait au retour.

Oh ! véritablement, tout me souriait sur la terre. Je trouvais des fleurs sous chacun de mes pas, et mon heureux caractère contribuait aussi à rendre ma vie agréable ; mais une nouvelle période allait s'ouvrir. Devant être si tôt la fiancée de Jésus, il m'était nécessaire de souffrir

 

1 Petite propriété de M. Martin à l'entrée de la ville.

 

dès mon enfance. De même que les fleurs du printemps commencent à germer sous la neige et s'épanouissent aux premiers rayons du soleil, de même la petite fleur dont j'écris les souvenirs a-t-elle dû passer par l'hiver de l'épreuve, et laisser remplir son tendre calice de la rosée des pleurs...

 

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