CHAPITRE II. Mort de sa mère. — Les Buissonnets. — Amour paternel. — Première confession. — Les veillées d'hiver. — Vision prophétique.

 

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Tous les détails de la maladie de notre mère sont encore présents à mon coeur. Je me souviens surtout des dernières semaines qu'elle a passées sur la terre. Nous étions, Céline et moi, comme de pauvres petites exilées ! Tous les matins, Madame X*** venait nous chercher, et nous passions la journée chez elle. Une fois, nous n'avions pas eu le temps de faire notre prière avant de partir, et Céline me dit tout bas pendant le trajet : « Faut-il avouer que nous n'avons pas fait notre prière ? — Oh! oui », lui ai-je répondu. Alors, bien timidement, elle confia son secret à cette dame qui nous dit aussitôt : « Eh bien, mes petites filles, vous allez la faire » ; puis, nous laissant dans une grande chambre, elle partit. Céline me regarda stupéfaite ; je ne l'étais pas moins et m'écriai : « Ah ! ce n'est pas comme maman ! toujours elle nous faisait faire notre prière. »

Dans la journée, malgré les distractions qu'on essayait de nous donner, la pensée de notre mère chérie nous revenait sans cesse. Je me rappelle que Céline ayant reçu un bel abricot, se pencha vers moi et me dit : « Nous n'allons pas le manger, je vais le donner à maman. » Hélas ! notre mère bien-aimée était déjà trop malade pour manger les fruits de la terre; elle ne devait plus se rassasier qu'au ciel de la gloire de Dieu et boire avec Jésus le vin mystérieux dont il parla dans sa dernière Cène, promettant de le partager avec nous dans le royaume de son Père.

La cérémonie touchante de l'Extrême-Onction s'est imprimée dans mon âme. Je vois encore l'endroit où l'on me fit agenouiller, j'entends encore les sanglots de notre pauvre père.

Le lendemain de la mort de maman (1), il me prit dans ses bras : « Viens, me dit-il, embrasser une dernière fois ta chère petite mère. » Et moi, sans prononcer un seul mot, j'approchai mes lèvres du front glacé de ma mère chérie.

Je ne me souviens pas d'avoir beaucoup pleuré. Je ne parlais à personne des sentiments profonds qui remplissaient mon cœur ; je regardais et j'écoutais en silence. Je voyais aussi bien des choses qu'on aurait voulu me cacher : un moment, je me trouvai seule en face du cercueil, placé debout

 

1 Mme Martin quitta ce monde le 28 août 1877, à 11 heures du soir. Elle était dans sa 47ème année.

 

dans le corridor; je m'arrêtai longtemps à le considérer; jamais je n'en avais vu, cependant je comprenais ! J'étais si petite alors qu'il me fallait lever la tête pour le voir tout entier, et il me paraissait bien grand, bien triste...

Quinze ans plus tard, je me trouvai devant un autre cercueil, celui de notre sainte Mère Geneviève (1); et je me crus encore aux jours de mon enfance! Tous mes souvenirs se pressèrent en foule dans ma mémoire. C'était bien la même petite Thérèse qui regardait, mais elle avait grandi, et le cercueil lui paraissait petit; elle ne levait pas la tête pour le regarder, elle ne la levait plus que pour contempler le ciel qui lui paraissait bien joyeux, car l'épreuve avait mûri et fortifié son âme de telle sorte que rien ici-bas ne pouvait plus l'attrister.

Le jour où la sainte Eglise bénit la dépouille mortelle de notre chère maman, le bon Dieu ne me laissa pas tout à fait orpheline; il me donna une autre mère et me la fit choisir librement. Nous étions réunies toutes les cinq, nous regardant avec tristesse. En nous voyant ainsi, notre bonne fut émue de compassion et se tournant vers Céline et vers moi : « Pauvres petites, nous dit-elle, vous n'avez plus de mère! » Alors Céline se jeta dans les bras de Marie en s'écriant : « Eh bien, c'est toi qui seras maman ! » Moi, toujours habituée à suivre Céline, j'aurais bien dû l'imiter dans une action si juste; mais je pensai que Pauline allait peut-être avoir du chagrin et se sentir délaissée, n'ayant pas de petite fille ; alors je vous regardai avec tendresse, et cachant ma petite tête sur votre coeur, je dis à mon tour : « Pour moi, c'est Pauline qui sera maman !»

 

1 La Rde Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, fondatrice du Carmel de Lisieux. Sa vie a été résumée dans une notice sur la fondation du monastère.

 

Comme je l'ai écrit plus haut, c'est à partir de cette époque qu'il me fallut entrer dans la seconde période de mon existence, la plus douloureuse, surtout depuis l'entrée au Carmel de celle que j'avais choisie pour ma seconde mère. Cette période s'étend à partir de l'âge de quatre ans et demi jusqu'à ma quatorzième année, où je retrouvai mon caractère d'enfant, tout en comprenant de plus en plus le sérieux de la vie.

Aussitôt la mort de maman, vous le savez, ma mère, mon heureux caractère changea complètement. Moi, si vive, si expansive, je devins timide et douce, sensible à l'excès; un regard suffisait souvent pour me faire fondre en larmes ; il fallait que personne ne s'occupât de moi; je ne pouvais souffrir la compagnie des étrangers et ne retrouvais ma gaieté que dans l'intimité de la famille. Là, je continuais à être entourée des délicatesses les plus grandes. Le coeur déjà si affectueux de notre père semblait enrichi d'un amour vraiment maternel, et je vous sentais, ainsi que Marie, devenues pour moi les mères les plus tendres, les plus désintéressées. Ah ! si le bon Dieu n'avait pas prodigué ses bienfaisants rayons à sa petite fleur, jamais elle n'aurait pu s'acclimater sur la terre. Encore trop faible pour supporter les pluies et les orages, il lui fallait de la chaleur, une douce rosée et des brises printanières; ces bienfaits ne lui manquèrent pas, même sous la neige de l'épreuve.

 

Je ne ressentis aucun chagrin en quittant Alençon (1); les enfants aiment le changement et ce qui sort de l'ordinaire; ce fut donc avec plaisir que je vins à Lisieux. Je me souviens

 

1 M. Martin résolut de venir habiter Lisieux pour rapprocher ses filles de leur oncle maternel, M. Guérin. Il fit ce sacrifice dans le but de les confier à la direction de leur tante, afin quelle guidât les aînées dans leur nouvelle mission à l'égard de leurs plus jeunes soeurs.

 

du voyage, de l'arrivée le soir chez mon oncle; je vois encore mes petites cousines, Jeanne et Marie, nous attendant sur le seuil de la maison avec ma tante. Oh ! que je fus touchée de l'affection que nos chers parents nous témoignèrent !

Le lendemain, on nous conduisit dans notre nouvelle demeure, je veux dire aux Buissonnets, quartier solitaire situé tout près de la belle promenade nommée « Jardin de l'étoile ».

La maison me parut charmante : un belvédère d'où la vue s'étendait au loin, le jardin anglais devant la façade, et derrière la maison un autre grand jardin; tout cela pour ma jeune imagination fut du nouveau heureux. En effet, cette riante habitation devint le théâtre de bien douces joies, de scènes de famille inoubliables. Ailleurs, comme je l'ai dit plus haut, j'étais exilée, je pleurais, je sentais que je n'avais plus de mère ! Là, mon petit coeur s'épanouissait et je souriais encore à la vie.

Dès le réveil, je trouvais vos caresses et puis à vos côtés je faisais ma prière. Je prenais ensuite avec vous ma leçon de lecture; je me rappelle que le mot cieux fut le premier que je pus lire seule. Aussitôt ma classe finie, je montais au belvédère, où papa résidait habituellement; ah ! combien j'étais heureuse lorsque j'avais de bonnes notes à lui annoncer !

Toutes les après-midi j'allais faire avec lui une petite promenade, visiter le Saint Sacrement, un jour dans une église, le lendemain dans une autre. C'est ainsi que j'entrai pour la première fois dans la chapelle du Carmel. « Vois-tu, ma petite reine, me dit papa, derrière cette grande grille, il y a de saintes religieuses qui prient toujours le bon Dieu. » J'étais bien loin de penser que, neuf ans plus tard, je serais parmi elles; que là, dans ce Carmel béni, je recevrais de si grandes grâces!

Après la promenade, je rentrais à la maison où je faisais mes devoirs; puis, tout le reste du temps, je sautillais dans le jardin autour de mon cher petit père. Je ne savais pas jouer à la poupée; mon plus grand plaisir était de préparer des tisanes avec des graines et des écorces d'arbres. Quand mes infusions prenaient une belle teinte, je les offrais vite à papa, dans une jolie petite tasse qui donnait vraiment envie d'en savourer le contenu. Ce tendre père quittait aussitôt son travail et puis, en souriant, faisait semblant de boire.

J'aimais aussi à cultiver des fleurs; je m'amusais à dresser de petits autels dans un enfoncement qui se trouvait, par bonheur, au milieu du mur de mon jardin. Quand tout était prêt, je courais vers papa qui s'extasiait, pour me faire plaisir, devant mes autels merveilleux, admirant ce que j'estimais un chef-d'oeuvre ! Je ne finirais pas, si je voulais raconter mille traits de ce genre dont j'ai gardé le souvenir. Ah ! comment dirais-je toutes les tendresses que mon incomparable père prodiguait à sa petite reine ?

Ils étaient pour moi de beaux jours ceux où mon roi chéri — comme j'aimais à l'appeler — m'emmenait avec lui à la pêche. Quelquefois j'essayais moi-même de pêcher avec ma petite ligne; plus souvent je préférais m'asseoir à l'écart sur l'herbe fleurie. Alors mes pensées devenaient bien profondes ; et, sans savoir ce que c'était que méditer, mon âme se plongeait dans une réelle oraison. J'écoutais les bruits lointains, le murmure du vent. Parfois la musique militaire m'envoyait de la ville quelques notes indécises, et « mélancolisait » doucement mon coeur. La terre me semblait un lieu d'exil et je rêvais le ciel !

L'après-midi     passait vite ; bientôt il   fallait    revenir aux Buissonnets; mais, avant de plier bagage, je prenais la collation apportée dans mon petit panier. Hélas! la belle tartine de confiture que vous m'aviez préparée avait changé d'aspect. Au lieu de sa vive couleur, je ne voyais plus qu'une légère teinte rose toute vieillie et rentrée. Alors la terre me semblait plus triste encore, et je comprenais qu'au ciel seulement la joie serait sans nuages.

A propos de nuages, je me souviens qu'un jour le beau ciel bleu de la campagne s'en couvrit; bientôt l'orage se mit à gronder avec force, accompagné d'éclairs étincelants. Je me tournais à droite et à gauche pour ne rien perdre de ce majestueux spectacle ; enfin je vis la foudre tomber dans un pré voisin, et, loin d'en éprouver la moindre frayeur, je fus ravie; il me sembla que le bon Dieu était tout près de moi ! Mon père chéri, moins content que sa reine, vint la tirer de son ravissement; déjà l'herbe et les grandes pâquerettes, plus hautes que moi, étincelaient de pierres précieuses, et nous avions à traverser plusieurs prairies avant de gagner la route. Il me prit donc dans ses bras, malgré son attirail de lignes, et de là, je regardais en bas les beaux diamants, regrettant presque de n'en être pas couverte et inondée.

 

Il me semble ne pas avoir dit que, pendant mes promenades journalières, à Lisieux comme à Alençon, je portais souvent l'aumône aux malheureux. Un jour, nous vîmes un pauvre vieillard qui se traînait péniblement sur des béquilles. Je m'approchai pour lui donner ma petite pièce; il fixa sur moi un long et triste regard, puis, secouant la tête avec un douloureux sourire, il refusa mon aumône. Je ne puis dire ce qui se passa dans mon coeur. J'aurais voulu le consoler, le soulager; au lieu de cela, je venais peut-être de l'humilier, de lui faire de la peine!

Sans doute il devina ma pensée, car je le vis bientôt se détourner et me sourire de loin. A ce moment, papa venait de m'acheter un gâteau, j'avais grande envie de courir pour le donner au vieillard; je me disais: « Il n'a pas voulu d'argent, mais bien sûr, un gâteau lui ferait plaisir. » Puis je ne sais quelle crainte me retint; j'avais le cœur si gros que je pouvais à peine cacher mes larmes; enfin je me rappelai avoir entendu dire que le jour de la première communion on obtenait toutes les grâces demandées : cette pensée me consola aussitôt. Bien que je n'eusse alors que six ans, je me dis : « Je prierai pour mon pauvre, le jour de ma première communion; » et, cinq ans plus tard, je tins fidèlement ma résolution. J'ai toujours pensé que ma prière enfantine pour ce membre souffrant de Notre-Seigneur avait été bénie et récompensée.

En grandissant, j'aimais le bon Dieu de plus en plus, et je lui donnais bien souvent mon coeur, me servant de la formule que maman m'avait apprise; je m'efforçais de plaire à Jésus en toutes mes actions et je faisais grande attention à ne l'offenser jamais. Cependant, un jour, je commis une faute qui vaut bien la peine d'être rapportée ici; elle me donne un grand sujet de m'humilier, et je crois en avoir eu la contrition parfaite.

C'était au mois de mai 1878. Comme vous me trouviez trop petite pour aller aux exercices du mois de Marie tous les soirs, je restais avec la bonne, et faisais avec elle mes dévotions devant mon autel à moi, que j'arrangeais à ma façon. Tout était si petit, chandeliers, pots de fleurs, etc., que deux allumettes-bougies suffisaient pour l'éclairer parfaitement. Quelquefois Victoire, pour économiser ma provision d'allumettes, me faisait la surprise de deux véritables bouts de bougie ; mais c'était rare.

Un soir, nous allions nous mettre en prière, je lui dis « Voulez-vous commencer le Souvenez-vous, je vais allumer. » Elle fit semblant de commencer, puis me regarda en riant très fort. Moi, qui voyais mes précieuses allumettes se consumer rapidement, je la suppliai encore une fois de dire bien vite le Souvenez-vous. Même silence! mêmes éclats de rire ! Alors, au comble de l'indignation, je me levai, et, sortant de ma douceur habituelle, je frappai du pied avec force en criant bien haut : « Victoire, vous êtes une méchante! » La pauvre fille n'avait plus envie de rire; elle me regardait, muette d'étonnement, et me montrait, mais trop tard, la surprise de ses deux bouts de bougie cachés sous son tablier. Après avoir pleuré de colère, hélas ! je versai des larmes de contrition ; j'étais toute honteuse et désolée et je pris la ferme résolution de ne plus jamais recommencer.

Peu de temps après, j'allai me confesser. Bien doux souvenir pour moi ! Vous me disiez, ma Mère chérie : « Ma petite Thérèse, ce n'est pas à un homme, mais au bon Dieu lui-même que tu vas avouer tes péchés. » J'en devins si persuadée que je vous demandai sérieusement s'il ne fallait pas dire à M. l'abbé Ducellier (1) que je l'aimais de tout mon coeur, puisque c'était au bon Dieu que j'allais parler en sa personne.

Bien instruite de tout ce que je devais faire, j'entrai au confessionnal et me mis à genoux; mais en ouvrant le guichet, le prêtre ne vit personne. J'étais si petite que ma tête se trouvait sous la planchette où l'on s'appuie les mains. Alors il me dit de rester debout. Obéissant aussitôt, je me levai et, me tournant juste en face pour mieux le voir, je me confessai et reçus sa bénédiction avec un grand esprit de foi; — car vous m'aviez assuré qu'à ce moment solennel les larmes du petit Jésus allaient purifier mon âme. — Je me souviens de l'exhortation qui me fut adressée : elle m'invitait surtout à la dévotion envers la sainte Vierge; et je me promis de redoubler de tendresse pour celle qui tenait déjà une bien grande place dans mon coeur.

Enfin, je passai mon petit chapelet pour le faire bénir, et je sortis du confessionnal si contente et si légère que jamais je n'avais senti autant de joie. C'était le soir. Arrivée sous un réverbère je m'arrêtai, et tirant de ma poche le chapelet

 

1 Décédé en 1917, archiprêtre de la Cathédrale Saint-Pierre de Lisieux.

 

nouvellement bénit, je le tournai et retournai dans tous les sens. « Que regardes-tu, ma petite Thérèse ? » me dîtes-vous. « Mais, je regarde comment c'est fait, un chapelet bénit! » Cette naïve réponse vous amusa beaucoup. Pour moi, je restai bien longtemps pénétrée de la grâce que j'avais reçue; depuis, je voulais me confesser aux grandes fêtes, et cette confession, je puis le dire, remplissait d'allégresse tout mon petit intérieur.

Les fêtes!... Ah ! que de souvenirs embaumés ce simple mot me rappelle !... Les fêtes!... je les aimais tant! Vous saviez si bien m'expliquer les mystères cachés en chacune d'elles! Oui, ces jours de la terre devenaient pour moi des jours du ciel. J'aimais surtout les processions du Saint Sacrement. Quelle joie de semer des fleurs sous les pas du bon Dieu! Mais, avant de les y laisser tomber, je les lançais bien haut et je n'étais jamais aussi heureuse qu'en voyant mes roses effeuillées toucher l'ostensoir sacré.

Les fêtes! Ah ! si les grandes étaient rares, chaque semaine en ramenait une bien chère à mon coeur : le dimanche. Quelle journée radieuse! C'était la fête du bon Dieu, la fête du repos. D'abord, toute la famille partait à la grand'messe; et je me rappelle qu'au moment du sermon, — notre chapelle étant éloignée de la chaire — il fallait descendre et trouver des places dans la nef, ce qui n'était pas très facile. Mais, pour la petite Thérèse et son père, tout le monde s'empressait de leur offrir des chaises. Mon oncle se réjouissait en nous voyant arriver tous les deux ; il m'appelait son petit rayon de soleil, et disait que, de voir ce vénérable patriarche conduisant par la main sa petite fille, c'était un tableau qui le ravissait.

Moi, je ne m'inquiétais guère d'être regardée, je ne m'occupais que d'écouter attentivement le prêtre. Un sermon sur la Passion de Notre-Seigneur fut le premier que je compris et qui me toucha profondément; j'avais alors cinq ans et demi, depuis je pus saisir et goûter le sens de toutes les instructions.

Quand il était question de sainte Thérèse, papa se penchait et me disait tout bas : « Ecoute bien, ma petite reine, on parle de ta sainte patronne. » J'écoutais bien, en effet, mais je l'avoue, je regardais plus souvent papa que le prédicateur. Sa belle figure me disait tant de choses ! Parfois ses yeux se remplissaient de larmes qu'il s'efforçait vainement de retenir. En écoutant les vérités éternelles, il semblait déjà, ne plus habiter la terre; son âme me paraissait plongée dans un autre monde. Hélas ! sa course était loin, bien loin d'être à son terme : de longues et douloureuses années devaient s'écouler encore avant que le beau ciel s'ouvrît à ses yeux et que le Seigneur, de sa main divine, essuyât les larmes amères de son fidèle serviteur...

Je reviens à ma journée du dimanche. Cette joyeuse fête qui passait si rapidement avait bien aussi sa teinte de mélancolie : mon bonheur était sans mélange jusqu'à complies; mais, à partir de cet office du soir, un sentiment de tristesse envahissait mon âme ; je pensais que le lendemain il faudrait recommencer la vie, travailler, apprendre des leçons, et mon coeur sentait l'exil de la terre, je soupirais après le repos du ciel, le dimanche sans couchant de la vraie-patrie !

Avant de rentrer aux Buissonnets, ma tante nous invitait, les unes après les autres, à passer la soirée chez elle : j'étais bien heureuse quand venait mon tour. J'écoutais avec un plaisir extrême tout ce que mon oncle disait; ses conversations sérieuses m'intéressaient beaucoup ; il ne se doutait pas certainement de l'attention que j'y prenais. Toutefois, ma joie était mêlée de frayeur quand il m'asseyait sur un seul de ses genoux, en chantant Barbe-bleue d'une voix formidable !

Vers huit heures, papa venait me chercher. Alors je me souviens que je regardais les étoiles avec un ravissement inexprimable... Il y avait surtout au firmament profond un groupe de perles d'or (le baudrier d'Orion) que je remarquais avec délices, lui trouvant la forme d'un T  et je disais en chemin à mon père chéri : « Regarde, papa, mon nom est écrit dans le ciel! » Puis, ne voulant plus rien. voir de la vilaine terre, je lui demandais de me conduire; et, sans regarder où je posais les pieds, je mettais ma petite tête bien en l'air, ne me lassant pas de contempler l'azur étoilé.

 

Que pourrais-je dire des veillées d'hiver aux Buissonnets ? Après la partie de damier, Marie ou Pauline lisaient l'Année liturgique; puis quelques pages d'un livre intéressant et instructif à la fois. Pendant ce temps, je prenais place sur les genoux de papa; et, la lecture terminée, il chantait, de sa belle voix, des refrains mélodieux comme pour m'endormir. Alors j'appuyais ma tête sur son coeur, et lui me berçait doucement...

Enfin nous montions pour faire la prière ; et, là encore, j'avais ma place auprès de mon bon père, n'ayant qu'à le regarder pour savoir comment prient les saints. Ensuite, ma petite maman me couchait; après quoi je lui disais invariablement : « Est-ce que j'ai été mignonne aujourd'hui ? — Est-ce que le bon Dieu est content de moi ? — Est-ce que les petits anges vont voler autour de moi ?... » Toujours la réponse était oui; autrement, j'aurais passé la nuit tout entière à pleurer. Après cet interrogatoire, vous m'embrassiez ainsi que ma chère marraine, et la petite Thérèse restait seule dans l'obscurité.

Je regarde comme une vraie grâce d'avoir été habituée dès l'enfance à surmonter mes frayeurs. Parfois, vous m'envoyiez seule le soir chercher quelque chose dans une chambre éloignée; vous ne souffriez point de refus, et cela m'était nécessaire, car je serais, devenue très peureuse; tandis qu'à présent, il est bien difficile de m'effrayer. Je me demande

comment vous avez pu m'élever avec tant d'amour, sans me gâter, car vous ne me passiez aucune imperfection. Jamais vous ne me faisiez de reproches sans sujet, mais jamais non plus, — je le savais bien — vous ne reveniez sur une chose décidée.

Pauline recevait mes confidences les plus intimes; elle éclairait tous mes doutes. Un jour, je lui témoignais ma surprise de ce que le bon Dieu ne donne pas une gloire égale dans le ciel à tous les élus; j'avais peur que tous ne fussent pas heureux. Alors elle m'envoya chercher le grand verre de papa et le mit à côté de mon petit dé; puis, les remplissant d'eau tous deux, elle me demanda lequel paraissait le plus rempli. Je lui dis que je les voyais aussi pleins l'un que l'autre, et qu'il était impossible de leur verser plus d'eau qu'ils n'en pouvaient contenir. Ma petite Mère me fit alors comprendre qu'au ciel le dernier des élus n'envierait pas le bonheur du premier. C'est ainsi que, mettant à ma portée les plus sublimes secrets, elle donnait à mon âme la nourriture qui lui était nécessaire.

 

Avec quelle joie je voyais arriver chaque année la distribution des prix! Bien que toute seule à concourir, la justice, comme toujours, n'en était pas moins gardée ; je n'avais que les récompenses absolument méritées. Le coeur me battait bien fort en écoutant ma sentence, en recevant des mains de mon « Roi », devant toute la famille réunie, les prix et les couronnes. C'était pour moi comme une image du jugement !

Hélas! en voyant notre père si radieux, je ne prévoyais pas les grandes épreuves qui l'attendaient. Un jour cependant, le bon Dieu me montra dans une vision extraordinaire l'image vivante de cette douleur à venir.

Papa était en voyage et ne devait pas revenir de si tôt; il pouvait être deux ou trois heures de l'après-midi : le soleil brillait d'un vif éclat et toute la nature semblait en fête. Je me trouvais seule à une fenêtre donnant sur le grand jardin, l'esprit tout occupé de pensées riantes ; quand je vis devant la buanderie, en face de moi, un homme vêtu absolument comme papa, ayant la même taille élevée et la même démarche, mais de plus très courbé et vieilli. Je dis vieilli, pour dépeindre l'ensemble général de sa personne; car je ne voyais point son visage, sa tête étant couverte d'un voile épais. Il s'avançait lentement, d'un pas régulier, longeant mon petit jardin. Aussitôt, un sentiment de frayeur surnaturelle me saisit et j'appelai bien haut d'une voix tremblante : « Papa ! Papa !... » Mais le mystérieux personnage ne semblait pas m'entendre; il continua sa marche sans même se détourner, et se dirigea ainsi vers un bouquet de sapins qui partageait l'allée principale du jardin. Je m'attendais à le voir reparaître de l'autre côté des grands arbres; mais la vision prophétique s'était évanouie!

Tout cela n'avait duré qu'un instant : un instant qui se grava si profondément dans ma mémoire, qu'aujourd'hui encore, après tant d'années, le souvenir m'en est aussi présent que la vision elle-même.

Marie était avec vous, ma Mère, dans une chambre voisine. M'entendant appeler papa, vous ressentîtes toutes deux une impression de frayeur. Dissimulant son émotion, Marie accourut vers moi : « Pourquoi donc, me dit-elle, appelles-tu ainsi papa qui est à Alençon ? » Je racontai ce que je venais de voir, et, pour me rassurer, on me dit que la bonne, voulant sans doute me faire peur, s'était caché la tête avec son tablier.

Mais Victoire interrogée assura n'avoir pas quitté sa cuisine; d'ailleurs, la vérité ne pouvait s'obscurcir dans mon esprit : j'avais vu un homme, et cet homme ressemblait absolument à papa. Alors nous allâmes toutes derrière le massif d'arbres, et, n'ayant rien trouvé, vous me dîtes de ne plus penser à cela. Ne plus y penser ! Ah ! ce n'était pas en mon pouvoir. Bien souvent mon imagination me représentait cette vision mystérieuse. Bien souvent je cherchais à soulever le voile qui m'en dérobait le sens, et je gardais au fond du coeur la conviction intime qu'il me serait un jour entièrement révélé.

Et vous connaissez tout, ma Mère bien-aimée! Vous le savez maintenant : c'était bien notre père que le bon Dieu m'avait fait voir, s'avançant courbé par l'âge, et portant sur son visage vénérable, sur sa tête blanchie, le signe de sa grande épreuve (1). Comme la Face adorable de Jésus fut voilée pendant sa Passion, ainsi la face de son fidèle serviteur devait être voilée aux jours de son humiliation, afin de pouvoir rayonner avec plus d'éclat dans les cieux. Ah ! combien j'admire la conduite de Dieu nous montrant d'avance cette croix précieuse, comme un père fait entrevoir à ses enfants l'avenir glorieux qu'il leur prépare, et se complaît, dans son amour, à considérer lui-même les richesses sans prix qui doivent être leur héritage !

Mais une réflexion me vient à l'esprit : « Pourquoi le bon Dieu a-t-il donné cette lumière à une enfant qui, si elle l'avait comprise, serait morte de douleur ? » Pourquoi ?... Voilà un de ces mystères impénétrables que nous comprendrons seulement au ciel pour en faire le sujet de notre éternelle admiration! Mon Dieu, que vous êtes bon! Comme vous proportionnez les épreuves à nos forces! Je n'avais pas même

 

1 En 1888, M. Martin eut plusieurs attaques de paralysie qui, après avoir atteint et quitté tour à tour les membres du saint vieillard, exercèrent jusqu'à sa mort leurs tristes ravages sur son intelligence. On dut même, pendant trois années, le confier à des mains étrangères...

 

le courage en ce temps-là de penser, sans effroi, que papa pouvait mourir. Il était un jour monté sur le haut d'une échelle et, comme je restais là tout près, il me dit : « Eloigne-toi, ma petite reine, car, si je tombe, je vais t'écraser. » Aussitôt je ressentis une révolte intérieure et, m'approchant plus près encore de l'échelle, je pensai : « Au moins, si papa tombe, je ne vais pas avoir la douleur de le voir mourir, je vais mourir avec lui. »

Non, je ne puis dire combien je l'aimais ! Tout en lui me causait de l'admiration. Quand il m'expliquait ses pensées sur des choses très sérieuses, — comme si j'avais été une grande fille — je lui disais naïvement : « Bien sûr, papa, que si tu parlais ainsi aux grands hommes du gouvernement, ils te prendraient pour te faire roi, alors la France serait heureuse comme jamais elle ne l'a été; mais toi, tu serais malheureux, puisque c'est le sort de tous les rois ; et puis tu ne serais plus mon roi à moi toute seule, aussi j'aime mieux qu'ils ne te connaissent pas. »

 

Vers l'âge de six ou sept ans, je vis la mer pour la première fois. Ce spectacle me causa une impression profonde, je ne pouvais en détacher les yeux. Sa majesté, le mugissement de ses flots, tout parlait à mon âme de la grandeur et de la puissance du bon Dieu. Je me rappelle que, sur la plage, un monsieur et une dame me regardèrent longtemps; ils demandèrent à papa si je lui appartenais, disant que j'étais une bien jolie petite fille. Aussitôt il leur fit signe de ne pas m'adresser de compliment. J'éprouvai du plaisir en entendant cela, car je ne me trouvais pas gentille ; vous faisiez une si grande attention, ma petite Mère, à ne tenir jamais aucun langage capable de me faire perdre ma simplicité et ma candeur enfantines! Aussi, comme je vous croyais uniquement, je n'attachai pas grande importance aux paroles et aux regards admiratifs de ces personnes, et je n'y pensai plus.

Le soir de ce jour, à l'heure où le soleil semble se baigner dans l'immensité des flots, laissant devant lui un sillon lumineux, j'allai m'asseoir avec Pauline sur un rocher désert ; je contemplai longtemps ce sillon d'or qu'elle me disait être l'image de la grâce illuminant ici-bas le chemin des âmes fidèles. Alors je me représentai mon coeur au milieu du sillon, comme une petite barque légère à la gracieuse voile blanche, et je pris la résolution de ne jamais l'éloigner du regard de Jésus, afin qu'il pût voguer en paix et rapidement vers le rivage des cieux.

 

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