CHAPITRE VII. Entrée de Thérèse dans l'Arche bénie. Premières épreuves. — Les fiançailles divines. De la neige. — Une grande douleur.

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Le lundi, 9 avril 1888, fut choisi pour mon entrée. — C'était le jour ou l'on célébrait au Carmel la fête de l'Annonciation, remise à cause du Carême. — La veille, nous nous trouvions tous réunis autour de cette table de famille où je devais m'asseoir une dernière fois. Que ces adieux sont déchirants ! Alors que l'on voudrait se voir oublié, les paroles les plus tendres s'échappent de toutes les lèvres, comme pour faire sentir davantage le sacrifice de la séparation.

Le matin, après avoir jeté un dernier regard sur les Buissonnets, ce nid gracieux de mon enfance, je partis pour le Carmel. J'assistai à la sainte Messe, entourée comme la veille de mes parents chéris. Au moment de la communion, quand Jésus fut descendu dans leur coeur, je n'entendis que des sanglots. Pour moi, je ne versai pas de larmes ; mais en marchant la première pour me rendre à la porte de clôture, mon coeur battait si violemment que je me demandais si je n'allais pas mourir. Ah ! quel instant ! quelle agonie ! Il faut l'avoir éprouvée pour la comprendre.

J'embrassai tous les miens et je me mis à genoux devant mon père pour recevoir sa bénédiction. Il s'agenouilla lui-même et me bénit en pleurant. C'était un spectacle qui dut faire sourire les anges que celui de ce vieillard présentant au Seigneur son enfant, encore au printemps de la vie. Enfin, les portes du Carmel se fermèrent sur moi, et là, je reçus les embrassements des soeurs aimées qui m'avaient servi de mères et d'une nouvelle famille dont on ne soupçonne pas dans le monde le dévouement et la tendresse.

Mes désirs étaient donc enfin réalisés ; mon âme ressentait une paix si douce et si profonde qu'il me serait impossible de l'exprimer. Et, depuis 8 ans et demi, cette paix intime est restée mon partage; elle ne m'a pas abandonnée, même au milieu des plus grandes épreuves.

Tout dans le monastère me parut ravissant; je me croyais transportée dans un désert; notre petite cellule surtout me charmait. Cependant, je le répète, môn bonheur était calme, le plus léger zéphyr ne faisait pas onduler les eaux tranquilles sur lesquelles voguait ma petite nacelle. Aucun nuage n'obscurcissait mon ciel d'azur. Ah ! je me trouvais pleinement récompensée de toutes mes épreuves ! Avec quelle joie profonde je répétais : « Maintenant je suis ici pour toujours ! »

Ce bonheur n'était pas éphémère, il ne devait pas s'envoler avec les illusions des premiers jours. Les illusions ! le bon Dieu m'en a préservée dans sa miséricorde. J'ai trouvé la vie religieuse telle que je me l'étais figurée, aucun sacrifice ne m'étonna ; et pourtant, vous le savez, ma Mère, mes premiers pas ont rencontré plus d'épines que de roses.

D'abord je n'avais pour mon âme que le pain quotidien d'une sécheresse amère. Puis le Seigneur permit que je fusse traitée très sévèrement par notre Mère, même à son insu. Je ne pouvais la rencontrer sans recevoir quelque reproche. Une fois, je me rappelle qu'ayant laissé dans le cloître une toile d'araignée, elle me dit devant toute la communauté : « On voit bien que nos cloîtres sont balayés par une enfant de quinze ans! c'est une pitié ! Allez donc ôter cette toile d'araignée, et devenez plus soigneuse à l'avenir. »

Dans les rares directions où je restais près d'elle pendant une heure, j'étais encore grondée presque tout le temps ; et ce qui me faisait le plus de peine, c'était de ne pas comprendre la manière de me corriger de mes défauts : par exemple, de ma lenteur, de mon peu de dévouement dans les offices.

Un jour, je me dis que, sans doute, notre Mère désirait me voir employer au travail les heures de temps libre, ordinairement consacrées à la prière, et je fis marcher ma petite aiguille sans lever les yeux; mais, comme je voulais être fidèle et n'agir que sous le regard de Jésus, personne n'en eut jamais connaissance.

Pendant ce temps de mon postulat, notre Maîtresse m'envoyait le soir, à quatre heures et demie, arracher de l'herbe dans le jardin : cela me coûtait beaucoup ; d'autant plus, que j'étais presque sûre de rencontrer en chemin Mère Marie de Gonzague. Elle dit en l'une de ces circonstances : « Mais enfin, cette enfant ne fait absolument rien ! Qu'est-ce donc qu'une novice qu'il faut envoyer tous les jours à la promenade ? » Et, pour toutes choses, elle agissait ainsi à mon égard.

O ma Mère bien-aimée, que je remercie le bon Dieu de m'avoir fait donner une éducation si forte et si précieuse ! Quelle grâce inappréciable ! Que serais-je devenue si, comme le croyaient les personnes du monde, j'avais été le joujou de la communauté ? Peut-être au lieu de voir Notre-Seigneur en mes supérieures, n'aurais-je considéré que la créature, et mon coeur si bien gardé dans le monde se serait attaché humainement dans le cloître. Heureusement, je fus préservée de ce véritable malheur.

Oui, je puis le dire, non seulement pour ce que je viens d'écrire, mais pour d'autres épreuves plus sensibles encore, la souffrance m'a tendu les bras dès mon entrée et je l'ai embrassée avec amour. Ce que je venais faire au Carmel, je l'ai déclaré dans l'examen solennel qui précéda ma profession : Je suis venue pour sauver les âmes, et surtout afin de prier pour les prêtres. Lorsqu'on veut atteindre un but, il faut en prendre les moyens ; et Jésus m'ayant fait comprendre qu'il me donnerait des âmes par la croix, plus je rencontrais de croix, plus mon attrait pour la souffrance augmentait. Pendant cinq années, cette voie fut la mienne ; mais j'étais seule à la connaître. Voilà justement la fleur ignorée que je voulais offrir à Jésus, cette fleur dont le parfum ne s'exhale que du côté des cieux.

Le Révérend Père Pichon (1), deux mois après mon entrée, fut surpris lui-même de l'action de Dieu sur mon âme; il croyait ma ferveur tout enfantine et ma voie bien douce. Mon entretien avec ce bon Père m'eût apporté de grandes consolations, sans la difficulté extrême que j'éprouvais à m'épancher. Je lui fis cependant une confession générale, après laquelle il prononça ces paroles : « En présence de Dieu, de la sainte Vierge, des Anges et de tous les Saints, je déclare que jamais vous n'avez commis un seul péché mortel ; remerciez le Seigneur de ce qu'il a fait pour vous gratuitement, sans aucun mérite de votre part. »

Sans aucun mérite de ma part ! Ah ! je n'avais pas de peine à le croire ! Je sentais combien j'étais faible, imparfaite : seule, la reconnaissance remplissait mon coeur. La crainte d'avoir terni la robe blanche de mon baptême me faisait beaucoup souffrir, et cette assurance, sortie de la bouche d'un directeur comme le désirait notre Mère sainte Thérèse, c'est-à-dire « unissant la science à la vertu », me paraissait venir de Dieu lui-même. Le bon Père me dit encore : « Mon enfant, que Notre-Seigneur soit toujours votre Supérieur et votre Maître des novices. » Il le fut en effet, et aussi mon Directeur. Par là, je ne veux pas dire que mon âme ait été fermée à mes supérieurs ; bien loin de leur cacher mes dispositions, j'ai toujours essayé d'être pour eux un livre ouvert.

 

1 De la Cie de Jésus. Cet éminent religieux témoigna au Procès de Béatification. — Son apostolat, très chargé, consistait surtout en retraites aux communautés religieuses, il en prêcha jusqu'à 1915, en France et au Canada, avec des fruits abondants de grâces qu'il attribuait à sa dévotion au Sacré-Coeur.

Il avait demandé à Dieu par l'intercession de a sa petite Thérèse » de célébrer les saints Mystères jusqu'au dernier jour de sa vie, et il mourut au matin du 15 novembre 1919, dans sa 77ème année, comme il se préparait à monter à l'autel.

Désireux d'entrer dans la « Légion des victimes de l'Amour miséricordieux » il avait fait l'acte d'offrande composé par la Bienheureuse.

 

Notre Maîtresse (1) était une vraie sainte, le type achevé des premières carmélites; je ne la quittais pas un instant, car elle m'apprenait à travailler. Sa bonté pour moi ne se peut dire, je l'aimais beaucoup, je l'appréciais; et cependant mon âme ne se dilatait pas. Je ne savais comment exprimer ce qui se passait en moi, les termes me manquaient, mes directions devenaient un supplice, un vrai martyre.

Une de nos anciennes Mères sembla comprendre un jour ce que je ressentais. Elle me dit à la récréation . « Ma petite fille, il me semble que vous ne devez pas avoir grand'chose à dire à vos supérieurs.

— Pourquoi pensez-vous cela, ma Mère?

— Parce que votre âme est extrêmement simple; mais, quand vous serez parfaite, vous deviendrez plus simple encore; plus on s'approche de Dieu, plus on se simplifie. »

La bonne Mère avait raison. Cependant la difficulté extrême que j'éprouvais à m'ouvrir, tout en venant de ma simplicité, était une véritable épreuve. Aujourd'hui, sans cesser d'être simple, j'exprime mes pensées avec une très grande facilité.

J'ai dit que Jésus m'avait servi de directeur. A peine le Révérend Père Pichon se chargeait-il de mon âme, que ses supérieurs l'envoyèrent au Canada. Réduite à ne recevoir qu'une lettre par an, la petite fleur transplantée sur la montagne du Carmel se tourna bien vite vers le Directeur des directeurs et s'épanouit à l'ombre de sa croix, ayant pour rosée bienfaisante ses larmes, son sang divin, et pour soleil radieux sa Face adorable.

Jusqu'alors je n'avais pas sondé la profondeur des trésors

 

1 Sr Marie des Anges, alors sous-prieure et chargée de l'office de la lingerie. Cette vénérée soeur fut appelée à témoigner au Procès de Béatification.

 

renfermés dans la sainte Face; ce fut ma petite Mère qui m'apprit à les connaître. De même qu'autrefois elle avait précédé ses trois soeurs au Carmel ;      de même elle avait pénétré la première les mystères d'amour cachés dans le Visage de notre Epoux; alors, elle me les a découverts, et j'ai compris... J'ai compris mieux que jamais ce qu'est la véritable gloire. Celui dont le royaume n'est pas de ce monde (1) me montra que la royauté seule enviable consiste à vouloir être ignorée et comptée pour rien (2), à mettre sa joie dans le mépris de soi-même. Ah! comme celui de Jésus, je voulais que mon visage fût caché à tous les yeux, que sur la terre personne ne me reconnût (3) : j'avais soif de souffrir et d'être oubliée.

Qu'elle est miséricordieuse la voie par laquelle le divin Maître m'a toujours conduite! Jamais il ne m'a fait désirer quelque chose sans me le donner; c'est pourquoi son calice amer me parut délicieux.

 

A la fin de mai 1888, après la belle fête de la Profession de Marie, notre aînée, que Thérèse, le Benjamin, eut la faveur de couronner de roses au jour de ses noces mystiques, l'épreuve vint de nouveau visiter la famille. Depuis sa première attaque de paralysie, nous constations que notre bon père se fatiguait très facilement. Pendant le voyage de Rome, je remarquais souvent que son visage trahissait l'épuisement et la souffrance. Mais surtout ce qui me frappait, c'étaient ses progrès admirables dans la voie de la sainteté; il était parvenu à se rendre maître de sa vivacité naturelle et les choses de la terre semblaient à peine l'effleurer.

 

1 Joan., XVIII, 36. — 2 Imit., l. I, c. II, 3. — 3 Is., LIII, 3.

 

Permettez-moi, ma Mère, de vous citer à ce propos un exemple de sa vertu :

Pendant le pèlerinage, les jours et les nuits en wagon paraissaient longs aux voyageurs, et nous les voyions entreprendre des parties de cartes qui parfois devenaient orageuses. Un jour, les joueurs nous demandèrent notre concours : nous refusâmes, alléguant notre peu de science en cette matière ; nous ne trouvions pas comme eux le temps long, mais trop court pour contempler à loisir les magnifiques panoramas qui s'offraient à nos yeux. Le mécontentement perça bientôt; notre cher petit père prenant la parole avec calme nous défendit, laissant à entendre qu'étant en pèlerinage la prière ne tenait pas une assez large place.

Un des joueurs, oubliant alors le respect dû aux cheveux blancs, s'écria sans réflexion : « Heureusement, les pharisiens sont rares! » Papa ne répondit pas un mot, il parut même saintement joyeux et trouva le moyen un peu plus tard de serrer la main de ce monsieur, accompagnant cette belle action d'une parole aimable qui pouvait faire croire que l'invective n'avait pas été entendue, ou du moins qu'elle était oubliée.

D'ailleurs, vous le savez, ma Mère, cette habitude de pardonner ne datait pas de ce jour. Au témoignage de maman et de tous ceux qui l’ont connu, jamais il ne prononça une parole contre la charité.

Sa foi et sa générosité étaient également à toute épreuve. Voici en quels termes il annonça mon départ à l'un de ses amis : « Thérèse, ma petite reine, est entrée hier au Carmel. Dieu seul peut exiger un tel sacrifice; mais il m'aide si puissamment qu'au milieu de mes larmes mon coeur surabonde de joie. »

A ce fidèle serviteur, il fallait une récompense digne de ses vertus, et cette récompense il la demanda lui-même à Dieu. O ma Mère vous souvient-il de ce jour, de ce parloir, où il nous dit : « Mes enfants, je reviens d'Alençon, où j'ai reçu dans l'église Notre-Dame de si grandes grâces, de telles consolations, que j'ai fait cette prière : « Mon Dieu, c'en est trop ! oui, je suis trop heureux, il n'est pas possible d'aller au ciel comme cela, je veux souffrir quelque chose pour vous ! Et je me suis offert... » Le mot victime expira sur ses lèvres, il n'osa pas le prononcer devant nous, mais nous avions compris !

Enfin, vous vous rappelez, ma Mère, toutes nos amertumes! Ces souvenirs déchirants, je n'ai pas besoin d'en écrire les détails. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Cependant l'époque de ma prise d'habit arriva. Contre toute espérance, notre bon père s'étant remis d'une seconde attaque, Monseigneur fixa la cérémonie au 10 janvier. L'attente avait été longue ; mais aussi, quelle belle fête ! Rien n'y manquait, pas même la neige.

Vous ai-je parlé, ma Mère, de ma prédilection pour la neige? Toute petite, sa blancheur me ravissait. D'où me venait ce goût pour la neige ? Peut-être de ce qu'étant une petite fleur d'hiver, la première parure dont mes yeux d'enfant virent la terre embellie fut son blanc manteau. Je voulais donc voir, le jour de ma prise d'habit, la nature comme moi parée de blanc. Mais la veille, la température était si douce qu'on aurait pu se croire au printemps et je n'espérais plus la neige, Le 10, au matin, pas de changement ! Je laissai donc là mon désir d'enfant, irréalisable, et je sortis du monastère.

Papa m'attendait à la porte de clôture. S'avançant vers moi, les yeux pleins de larmes, et me pressant sur son cœur :  « Ah! s'écria-t-il, la voilà donc ma petite reine (1) ! » Puis, m'offrant son bras, nous fîmes solennellement notre entrée à la chapelle. Ce jour fut son triomphe, sa dernière fête ici-bas ! Toutes ses offrandes étaient faites (2), sa famille appartenait à Dieu. Céline lui ayant confié que plus tard elle abandonnerait aussi le monde pour le Carmel, ce père incomparable avait répondu dans un transport de joie : « Viens, allons ensemble devant le Saint Sacrement remercier le Seigneur des grâces qu'il accorde à notre famille, et de l'honneur qu'il me fait de se choisir des épouses dans ma maison. Oui, le bon Dieu me fait un grand honneur en me demandant mes enfants. Si je possédais quelque chose de mieux, je m'empresserais de le lui offrir. » Ce mieux, c'était lui-même ! Et le Seigneur le reçut comme une hostie d'holocauste, il l'éprouva comme l'or dans la fournaise et le trouva digne de lui (3).

 

Après la cérémonie extérieure, quand je rentrai au monastère, Monseigneur entonna le Te Deum. Un prêtre lui fit remarquer que ce cantique ne se chantait qu'aux professions, mais l'élan était donné et l'hymne d'action de grâces se continua jusqu'à la fin. Ne fallait-il pas que cette fête fût complète, puisqu'en elle se réunissaient toutes les autres ?

Au moment où je mettais le pied dans la clôture, mon

 

1 Pour honorer Jésus, le divin Roi dont sa petite reine allait devenir la fiancée, M. Martin avait voulu qu'elle fût vêtue de velours blanc garni de cygne et de point d'Alençon. Ses longues boucles de cheveux blonds flottaient sur ses épaules et des lis composaient sa parure virginale. (Le velours de sa robe, découpé en étoiles et en fleurs de lis, décore aujourd'hui les ornements de drap d'or préparés pour la Béatification.)

2 Léonie étant entrée aux Clarisses, ordre trop austère pour sa santé délicate, dut revenir chez son père. Plus tard elle fut reçue à la Visitation de Caen, où elle prononça ses voeux sous le nom de Soeur Françoise-Thérèse.

3 Sap., III, 6.

 

regard se porta d'abord sur mon joli petit Jésus (1) qui me souriait au milieu des fleurs et des lumières; puis me tournant vers le préau, je le vis tout couvert de neige! Quelle délicatesse de Jésus ! Comblant les désirs de sa petite fiancée, il lui donnait de la neige ! Quel est donc le mortel, si puissant soit-il, qui puisse en faire tomber du ciel un seul flocon pour charmer sa bien-aimée ?

Tout le monde s'étonna de cette neige comme d'un véritable événement, à cause de la température contraire; et depuis, bien des personnes instruites de mon désir parlèrent souvent, je le sais, « du petit miracle » de ma prise d'habit, trouvant que j'avais un singulier goût d'aimer la neige... Tant mieux! cela faisait ressortir davantage encore l'incompréhensible condescendance de l'Epoux des vierges, de Celui qui chérit les lis blancs comme la neige.

Monseigneur entra après la cérémonie et me combla de toutes sortes de bontés paternelles : il me rappela, devant tous les prêtres qui l’entouraient, ma visite à Bayeux, mon voyage à Rome, sans oublier les cheveux relevés; puis, me prenant la tête dans ses mains, Sa Grandeur me caressa longtemps. Notre-Seigneur me fit alors penser avec une ineffable douceur aux caresses qu'il me prodiguera bientôt devant l'assemblée des Saints, et cette consolation me devint comme un avant-goût de la gloire céleste.

 

Je viens de le dire, la journée du 10 janvier fut le triomphe de notre bon père; je compare cette fête à l'entrée de Jésus à Jérusalem, le dimanche des Rameaux. Comme celle du divin Maître, sa gloire d'un jour fut suivie d'une passion

 

1 Elle fut chargée jusqu'à sa mort d'orner cette statue de l'Enfant Jésus.

 

douloureuse; et de même que les souffrances de Jésus percèrent le coeur de sa divine Mère, de même nos coeurs ressentirent bien profondément les blessures et les humiliations de celui que nous chérissions le plus sur la terre...

Je me rappelle qu'au mois de juin 1888, — au moment où nous craignions pour lui une paralysie cérébrale - je surpris notre Maîtresse en lui disant : « Je souffre beaucoup, ma Mère, mais je le sens, je puis souffrir davantage encore. » Je ne pensais pas alors à l'épreuve qui nous attendait. Je ne savais pas que, le 12 février (1), un mois après ma prise d'habit, notre père vénéré s'abreuverait à un calice aussi amer !... Ah ! je n'ai pas dit alors pouvoir souffrir davantage ! Les paroles ne peuvent exprimer nos angoisses, je n'essaierai pas de les écrire...

Plus tard, dans les cieux, nous aimerons à nous entretenir de ces jours sombres de l'exil. Oui, les trois années du martyre de notre père me paraissent les plus aimables, les plus fructueuses de notre vie, je ne les échangerais pas pour les plus sublimes extases ; et mon coeur, en présence de ce trésor inestimable, s'écrie dans sa reconnaissance : « Soyez béni, mon Dieu, pour ces années de grâces que nous avons passées dans les maux (2).

O ma Mère bien-aimée, qu'elle fut précieuse et douce notre croix si amère, puisque de tous nos coeurs ne se sont échappés que des soupirs d'amour et de reconnaissance ! Nous ne marchions

 

1 Ce jour-là, M. Martin quittant Lisieux, entrait dans une maison de santé. Il y demeura trois ans. Alors, la paralysie étant devenue générale, Céline put le ramener à Lisieux, où il vécut encore trois années. Il mourut chez son beau-frère, au château de la Musse (Eure), le 29 juillet 1894. A l'instant suprême, il fixa sur sa fille, seule à son chevet, un regard profond, plein de tendre gratitude, et qu'animait de nouveau toute son intelligence.

2 Ps. LXXXIX, 15.

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plus, nous courions, nous volions dans les sentiers de la perfection.

Léonie et Céliné n'étaient plus du monde, tout en vivant au milieu du monde. Les lettres qu'elles nous écrivaient à cette époque sont empreintes d'une résignation admirable. Et quels parloirs je passais avec ma Céline! Ah ! loin de nous séparer, les grilles du Carmel nous unissaient plus fortement : les mêmes pensées, les mêmes désirs, le même amour de Jésus et des âmes nous faisaient vivre. Jamais un mot des choses de la terre ne se mêlait à nos conversations. Comme autrefois aux Buissonnets, nous plongions, non plus nos regards, mais nos cœurs, jusque par delà les espaces et le temps ; et, pour jouir bientôt d'un bonheur éternel, nous choisissions ici-bas la souffrance et le mépris.

Mon désir de souffrances était comblé. Toutefois mon attrait pour elles ne diminuait pas, aussi mon âme partageât-elle bientôt l'épreuve du coeur. La sécheresse augmenta ; je ne trouvais de consolation ni du côté du ciel, ni du côté de la terre ; et cependant, au milieu de ces eaux de la tribulation que j'avais appelées de tous mes voeux, j'étais la plus heureuse, des créatures.

Ainsi s'écoula le temps de mes fiançailles, hélas ! trop long pour mes désirs. A la fin de mon année, notre Mère me dit de ne pas songer à faire profession, que M. le Supérieur s'y opposait formellement; et je dus attendre encore huit mois ! Au premier moment, il me fut difficile d'accepter un pareil sacrifice ; mais bientôt la lumière divine pénétra dans mon âme.

Je méditais alors les Fondements de la Vie spirituelle par le P. Surin. Un jour, pendant l'oraison, je compris que mon si vif désir de prononcer mes voeux était mélangé d'un grand amour-propre; puisque j'appartenais à Jésus comme son petit jouet, pour le consoler et le réjouir, je ne devais pas l'obliger à faire ma volonté au lieu de la sienne. Je compris de plus que, le jour de ses noces, une fiancée ne serait pas agréable à son époux si elle n'était parée de magnifiques ornements, et moi, je n'avais pas encore travaillé dans ce but. Alors je dis à Notre-Seigneur : « Je ne vous demande plus de faire profession, j'attendrai autant que vous le voudrez ; seulement je ne pourrai souffrir que, par ma faute, mon union avec vous soit différée; je vais donc mettre tous mes soins à me faire une robe enrichie de diamants et de pierreries de toutes sortes ; quand vous la trouverez assez riche, je suis sûre que rien ne vous empêchera de me prendre pour épouse. »

Je me mis à l'oeuvre avec un courage nouveau. Depuis ma prise d'habit, j'avais reçu déjà des lumières abondantes sur la perfection religieuse, principalement au sujet du voeu de pauvreté. Pendant mon postulat, j'étais contente d'avoir à mon usage des choses soignées et de trouver sous ma main ce qui m'était nécessaire. Jésus souffrait cela patiemment; car il n'aime pas à tout montrer aux âmes en même temps, il ne donne ordinairement sa lumière que petit à petit.

Au commencement de ma vie spirituelle, vers l'âge de treize à quatorze ans, je me demandais ce que je gagnerais plus tard, je croyais alors impossible de mieux comprendre la perfection ; mais j'ai reconnu bien vite que plus on avance dans ce chemin, plus on se croit éloigné du terme. Maintenant je me résigne à me voir toujours imparfaite, et même j'y trouve ma joie.

Je reviens aux leçons que me donna Notre-Seigneur. Un soir, après complies, je cherchai vainement notre lampe sur les planches destinées à cet usage; c'était grand silence, impossible de la réclamer. Je me dis avec raison qu'une soeur croyant prendre sa lanterne avait emporté la nôtre. Mais fallait-il passer une heure entière dans les ténèbres, à cause de cette méprise? Justement ce soir-là je comptais beaucoup travailler. Sans la lumière intérieure de la grâce, je me serais plainte assurément; avec elle, au lieu de ressentir du chagrin, je fus heureuse, pensant que la pauvreté consiste à se voir privée, non seulement des choses agréables, mais indispensables. Et dans les ténèbres extérieures, je trouvai mon âme illuminée d'une clarté divine.

Je fus prise à cette époque d'un véritable amour pour les objets les plus laids et les moins commodes : ainsi j'éprouvai de la joie lorsque je me vis enlever la jolie petite cruche de notre cellule, pour recevoir à sa place une grosse cruche tout ébréchée. Je faisais aussi bien des efforts pour ne pas m'excuser, ce qui m'était très difficile surtout avec notre Maîtresse à laquelle je n'aurais rien voulu cacher.

Ma première victoire n'est pas grande, mais elle m'a bien coûté. Un petit vase, laissé par je ne sais qui derrière une fenêtre, se trouva brisé. Notre Maîtresse me croyant coupable de l'avoir laissé traîner, me dit de faire plus attention une autre fois, que je manquais totalement d'ordre; enfin elle parut mécontente. Sans rien dire, je baisai la terre, ensuite je promis d'avoir plus d'ordre à l'avenir. A cause de mon peu de vertu, ces petites pratiques, je l'ai dit, me coûtaient beaucoup, et j'avais besoin de penser qu'au jour du Jugement tout serait révélé.

Je m'appliquais surtout aux petits actes de vertu bien cachés ; ainsi j'aimais à plier les manteaux oubliés par les soeurs, et je cherchais mille occasions de leur rendre service. L'attrait pour la pénitence me fut aussi donné ; mais rien ne m'était permis pour le satisfaire. Les seules mortifications que l'on m'accordait consistaient à mortifier mon amour-propre ; ce qui me faisait plus de bien que les pénitences corporelles.

Cependant la sainte Vierge m'aidait à préparer la robe de mon âme; aussitôt qu'elle fut achevée, les obstacles s'évanouirent, et ma profession se trouva fixée au 8 septembre 1890. Tout ce que je viens de dire en si peu de mots demanderait bien des pages ; mais ces pages ne se liront jamais sur la terre...

 

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