Les
deux pièges du démon.
62. Ainsi, lorsqu'un moine
qui est soumis à un supérieur, aura évité les deux pièges que le démon
lui tend, il demeurera, comme un véritable disciple de Jésus Christ, sous
le joug d'une obéissance éternelle.
63. Le démon ne cesse de
tenter de mille manières différentes ceux qui font profession d'obéissance
: tantôt il cherche à troubler et à salir leur imagination par des pensées
et des images impures, afin de faire révolter la chair contre l'esprit;
tantôt il remplit leurs coeurs de peines, de chagrins et de tristesse;
ici il les pousse à l'emportement et à la mauvaise humeur, et cherche
toutes les voies capables de paralyser leur volonté et de rendre leur
vertu stérile et vaine; là il les porte à l'intempérance dans les repas,
à la négligence dans la prière, à la mollesse dans le sommeil; enfin il
enveloppe leur intelligence dans des nuages et des ténèbres épaisses,
afin qu'en les fatiguant de la sorte, il leur mette dans l'idée et leur
fasse croire que c'est inutile pour eux de pratiquer l'obéissance, qu'ils
ne tirent aucun avantage spirituel des efforts et des sacrifices qu'ils
font, qu'au lieu d'avancer dans la perfection, ils marchent en arrière.
C'est ainsi que peu à peu il les décourage et les dégoûte des saintes
occupations commandées par l'obéissance, et leur fait misérablement abandonner
le champ de bataille; souvent même il ne leur laisse pas le temps de voir
et de reconnaître que Dieu, pour fournir à ses serviteurs une occasion
favorable de pratiquer d'une manière plus parfaite l'humilité et il obéissance,
permet que le trésor de leurs vertus leur soit soustrait; mais ici c'est
un effet de la Bonté de Dieu, il nous le rendra, ce trésor, plus riche
et plus précieux.
64. Cependant, malgré les
longues importunités du démon, il arrive que quelques-uns viennent à bout,
par leur courageuse patience, de le vaincre et de le mettre en fuite.
Mais à peine avons-nous remporté cette victoire sur le démon de la désobéissance,
qu'il en survient un autre qui, par de nouvelles ruses et de nouvelles
tentations, cherche à nous égarer et à nous perdre.
65. En effet
j'ai vu des moines qui, après s'être entièrement et généreusement livrés
à l'esprit d'obéissance, avaient heureusement obtenu de Dieu, par le secours
de leur supérieur, de grands sentiments de componction et de pénitence,
étaient parvenus à un degré sublime de douceur, de modestie, de chasteté,
de ferveur et de constance, avaient absolument vaincu et soumis leurs
appétits déréglés, et vivaient dans un saint et fervent amour pour Dieu.
Or, les démons, jaloux de leur bonheur, pour réussir à les faire tomber
de cet heureux état, ont tâché de leur inspirer intérieurement et de leur
faire croire qu'ils étaient capables de vivre désormais dans la solitude,
et qu'ils étaient assez forts dans la vertu pour oser espérer, dans le
repos de la solitude, la paix souveraine de l'âme et une douce et céleste
tranquillité. Mais, hélas ! qu'est-il arrivé ? ces malheureux se sont
laissé tromper. Ils sont sortis du port pour se jeter en pleine mer; la
tempête les y a surpris sans conducteur et sans pilote; les flots furieux
des pensées impures et des autres tentations ont eu bientôt brisé et fait
chavirer la frêle nacelle qui, portait leur trésor et eux-mêmes. Ils ont
donc fait un triste naufrage et ont péri de la manière la plus misérable.
66. En effet ne faut-il pas
que l'Océan soit agité, troublé et bouleversé, afin de rejeter sur le
rivage, les pailles et les immondices qu'y entraînent les rivières et
les fleuves ? C'est ainsi que notre âme est agitée de temps en temps,
pour se débarrasser des saletés que nos passions, qui sont des fleuves
par rapport à elle, lui apportent; et si nous y réfléchissons encore,
nous verrons que dans notre âme, comme sur la mer, une grande tempête
est ordinairement suivie d'un grand calme.
67. Celui qui, tantôt obéit, et tantôt désobéit à son supérieur,
n'est que trop semblable à un homme qui met sur ses yeux malades, tantôt
un excellent collyre, tantôt de la chaux vive. L'Écriture ne dit-elle
pas : "Si l'un édifie, et que l'autre détruise, qu'en pourront-ils recueillir
tous deux, sinon du travail et de la peine?" (Sir 34,23).
68. Ô vous donc, qui êtes
les fils, et les serviteurs obéissants du Seigneur, ne vous laissez pas
égarer par le démon de l'orgueil, ne confessez jamais vos péchés à votre
supérieur sous un nom emprunté; car ce n'est que la confusion que vous
en éprouverez en ce monde, qui vous fera éviter la honte éternelle. Montrez,
oui montrez à nu, tout votre mal à votre médecin spirituel; dites-lui
sans crainte et avec naïveté : "Mon Père, cette faute est toute de moi;
cette blessure est mon propre ouvrage; elles ne me sont venues l'une et
l'autre que parce que j'ai vécu dans la négligence; je ne puis m'excuser
sur personne : c'est moi-même qui en suis l'auteur, il m'est impossible
de me plaindre d'y avoir été porté par les mauvais exemples de mes frères,
par les tentations mêmes des démons, par la faiblesse et la limitation
de mon corps, et par quelqu'autre cause : c'est uniquement à raison de
ma tiédeur, de ma paresse et de ma négligence, que je suis tombé.
69. Lorsque vous vous présentez
pour faire la confession de vos péchés, prenez le maintien, la posture
et les manières d'un criminel; que votre visage annonce la modestie et
l'humilité, remplissez votre esprit de la pensée de vos péchés; que vos
yeux ne regardent que la terre; arrosez, si vous le pouvez, les pieds
de votre père spirituel de larmes amères et abondantes, ainsi que vous
le feriez, si c'était Jésus Christ même. Mais, lorsque nous confessons
nos péchés, prenons-y garde, et défions-nous d'une tentation bien funeste
: les démons alors redoublent leurs efforts pour nous porter à ne pas
faire une confession entière et sincère, ou bien à ne nous confesser que
sous un nom étranger, enfin à rejeter nos fautes sur les autres, comme
en ayant été la cause ou l'occasion.
70. Si l'habitude qu'on a
contractée de faire une chose quelconque, devient si forte et si puissante,
qu'elle peut surmonter et vaincre tous les obstacles dans la nature, que
ne pourra pas dans nous l'habitude que nous aurons de faire de bonnes
oeuvres, étant aidés et soutenus par la grâce de Dieu ?
71. Croyez-moi donc, mon
fils, si dès le début, vous vous livrez entièrement aux souffrances, aux
mépris et aux humiliations, vous n'aurez pas de longues années à combattre
vos passions, à les vaincre, et à vous procurer la précieuse paix du coeur.
72. Ne négligez donc pas
de faire à votre directeur la confession de vos péchés, avec des dispositions
aussi saintes et aussi humbles que si c'était à Dieu même. Oh ! Que j'ai
vu d'heureux pécheurs qui, par les sentiments d'une véritable contrition,
par une confession humble et entière, par des prières ferventes, ont tout
de suite fléchi la sévérité de leur juge, qui paraissait inexorable, et
ont, changé sa rigueur et son indignation en miséricorde et en tendresse.
C'est pourquoi nous voyons dans l'Évangile que saint Jean, ce digne précurseur
de Jésus Christ, avant de conférer le baptême à ceux qui se présentaient
pour le recevoir, les obligeait à faire la confession de leurs péchés.
Or il n'avait pas besoin lui-même de cette confession, mais il ne l'exigeait
que pour procurer le salut aux pécheurs qui recouraient à son ministère.
73. Nous ne
devons point nous étonner, si, après avoir confessé nos péchés avec les
dispositions requises, il nous reste encore des combats à soutenir; car
nous devons savoir qu'il nous est plus facile d'avoir à lutter contre
la corruption de notre corps, qui nous humilie, que contre l'enflure du
coeur, qui nous élève.
74. Allez doucement et calmez
votre ardeur, lorsqu'on vous raconte la vie et les vertus des anachorètes
qui vivent dans le désert; et ne croyez pas pouvoir embrasser un genre
de vie qui serait au dessus de vos forces, car par l'obéissance, vous
marchez sous les étendards du premier martyr.
75. Si donc
il vous arrive de manquer de force et de courage pendant le combat, ne
sortez pas du rang que vous occupez; car c'est dans ces pénibles moments
de la vie, que nous avons le plus besoin d'un médecin éclairé et habile.
Hélas ! ne faut-il pas l'avouer ? Celui qui, quoique protégé et dirigé
par la sagesse et l'expérience d'un supérieur, a néanmoins pu se laisser
tomber, celui-là aurait fait une chute mortelle, et ne se serait pas relevé,
s'il avait été seul et privé de secours !
76. Ainsi il est vrai de
dire que lorsque nous avons eu le malheur de tomber dans quelque faute,
les démons, pour profiter de notre chute et achever notre perte éternelle,
nous suggèrent et nous inspirent fortement le désir et le dessein de nous
retirer dans la solitude. Mais n'est-il pas évident que par cette tentation,
s'ils pouvaient nous y faire succomber, ces ennemis de notre salut voudraient
ajouter blessure sur blessure, et nous perdre éternellement.
77. Si le médecin spirituel
que nous avons actuellement, nous déclare qu'il lui est impossible de
procurer à notre âme la guérison que nous attendons, il ne faut pas perdre
courage, mais en chercher un autre et nous confier à ses soins; car nous
devons savoir qu'il est bien peu de malades spirituels qui aient été guéris
sans le secours d'un médecin. Eh ! Quel est celui qui oserait soutenir
un sentiment contraire ? Un vaisseau qui, quoique conduit et dirigé par
un bon et vaillant pilote, a fait naufrage, aurait-il été épargné par
la tempête, s'il en eût été privé ? Qui oserait le dire ?
78. C'est l'obéissance qui
produit l'humilité, et l'humilité produit la paix et le calme dans une
âme; car elle la délivre des tempêtes des passions, et lui procure une
victoire parfaite sur son propre coeur. C'est ce que le roi-prophète nous
enseigne par ces paroles : "Le Seigneur S'est souvenu de nous dans notre
humiliation, et nous a délivrés des mains de nos ennemis" (Ps 135,23-24).
Rien donc ne peut ici nous empêcher d'affirmer que l'obéissance engendre
la paix précieuse du coeur, puisqu'elle produit l'humilité, et que l'humilité
donne l'existence à cette paix, laquelle perfectionne et couronne l'humilité.
Ainsi l'obéissance est le principe et la cause de l'humilité, et la paix
de l'âme, qui est la fille de l'humilité, donne à sa mère la dernière
perfection. C'est ainsi que Moïse, qui est la figure de l'obéissance,
a donné le commencement de la loi, et que Marie, qui est l'image de la
paix parfaite de l'âme, a donné la dernière perfection à l'humilité.
79. Ils méritent d'être sévèrement
punis de Dieu, ces malades spirituels qui, connaissant par les avantages
qu'ils en ont déjà reçus, la dextérité et la sagesse de leur médecin,
l'abandonnent avec mépris, avant d'être parfaitement guéris, et recourent
aux soins d'un autre qu'ils lui préfèrent.
80. Ne sortez donc pas d'entre
les mains de celui qui, le premier, vous a présenté à notre Seigneur;
car vous n'en trouverez pas un autre pour lequel vous puissiez avoir une
affection plus respectueuse.
81. Comme un soldat sans
expérience s'expose à un très grand danger en se séparant de sa compagnie
pour aller seul combattre l'ennemi; de même il s'expose à un danger pressant,
le moine qui, sans avoir passé par les exercices spirituels, et sans connaître
la manière dont on doit combattre et vaincre les passions, quitte la société
de ses frères pour aller seul, dans la solitude, faire la guerre au démon.
La témérité du soldat le met en danger de perdre la vie du corps, et celle
du moine, de perdre la vie de l'âme. Aussi Esprit saint nous dit "qu'il
vaut mieux être deux ensemble, que d'être tout seul," (Eccl 4,9) c'est-à-dire,
que pour combattre efficacement ses mauvaises habitudes avec le secours
et l'assistance du saint Esprit, il faut qu'un fils soit assisté par son
père spirituel.
82. Ôter à l'aveugle son
conducteur; au troupeau son pasteur; au passager, son guide; à l'enfant,
son père; au malade, son médecin; au vaisseau, son pilote, n'est-ce pas
mettre toutes ces personnes et ces choses dans le danger de périr ? Ne
sera-t-il pas exposé au même malheur celui qui, sans le secours de son
père spirituel sera assez téméraire pour déclarer et, faire la guerre
aux démons ? Hélas ! Ces ennemis se jetteront sur lui, le perceront de
mille traits, et le laisseront étendu sur le champ de bataille.
83. Ceux qui, pour la première
fois, se présentent dans un lieu destiné à prendre soin des malades, doivent
avoir pris des précautions pour connaître les maladies dont ils sont affectés;
et ceux qui pensent à se soumettre au joug de l'obéissance, doivent savoir
quelle est l'humilité qu'ils ont dans le fond de leur coeur, car, si les
malades du corps sentent que leur guérison s'opère à mesure que les douleurs
diminuent, les malades de l'âme ne peuvent compter sur leur guérison spirituelle,
qu'autant qu'ils verront que l'humilité s'accroît dans leur coeur, et
qu'ils se blâmeront, se condamneront eux-mêmes, et détesteront leur vie
passée.
84. Consultez donc votre
conscience pour voir les taches de votre âme, comme vous consultez un
miroir pour connaître celles de votre visage. Si vous en agissez de la
sorte, cela vous suffira.
85. Les moines qui vivent
dans la solitude, sous la direction d'un père spirituel, n'ont pour ennemis
que les démons, qui s'opposent communément au salut des hommes; tandis
que ceux qui passent leur vie dans un monastère ont à combattre, non seulement
contre les démons, mais souvent encore contre les hommes. Les premiers,
étant constamment sous les yeux de leur père, ont bien soin de ne pas
transgresser ses ordres; les derniers, étant rarement en présence de leur
supérieur, sont plus exposés à vivre dans la négligence. Néanmoins si,
parmi ces derniers, il s'en trouve qui soient remplis de ferveur et de
patience, ils peuvent avantageusement remplacer cette privation par la
douceur, la résignation et l'humilité avec lesquelles ils endureront tout
ce qui peut les mortifier et les fatiguer de la part de leurs frères,
et mériter une double couronne de gloire.
86. Veillons donc sur nous
avec toutes les précautions possibles; car un monastère est semblable
à un port rempli de vaisseaux : il est facile que ces bâtiments nombreux
se heurtent les uns les autres, et se fassent du mal. Disons en autant
des moines, surtout si parmi eux il y en a qui aient l'humeur bilieuse
et irascible.
87. Lorsque nous sommes en
présence de notre supérieur, gardons le silence le plus scrupuleux, et
ne faisons pas croire que nous nous occupons de lui car celui qui aime
et observe le silence, est disciple de la sagesse, et se procure de grandes
lumières sur toute sorte de choses.
88. Il m'est arrivé un jour
de voir un moine interrompre son supérieur. Or je vous déclare que je
désespérai de le voir jamais sous le joug de la véritable obéissance,
parce qu'il se servait des paroles de son père spirituel, non pour s'humilier,
mais pour s'élever.
89. Nous devons remarquer
avec prudence et sagesse, observer avec toute l'attention possible, et
peser avec une parfaite circonspection dans quel temps et de quelle manière
il convient que nous préférions à la prière les exercices de la charge
que nous avons à remplir; car on ne doit pas toujours, ni de la même manière,
abandonner la prière pour exercer l'emploi dont on est chargé.
90. Lorsque vous vous trouvez
au milieu de vos frères, vous devez bien prendre garde de paraître plus
juste et plus sage qu'eux, dans quelque chose que ce soit; autrement vous
feriez deux grands maux : d'abord, vous fatigueriez sensiblement vos frères
par cette justice fausse et qui n'est qu' apparence; et ensuite vous n'en
retireriez pour vous-même qu'une sotte vanité et un fol orgueil.
91. Sois zélé
dans ton âme, mais ne faites jamais paraître extérieurement votre régularité;
ne vous servez jamais, pour cette misérable fin, ni d'actions, ni de gestes,
ni de paroles, ni de quelque autre signe secret, et vivez dans cette précaution,
tant que vous ne sentirez pas que vous vous êtes enfin corrigé de cette
passion qui vous fait rechercher les louanges des autres, et qui vous
porte à juger et à mépriser vos frères. Si donc vous éprouvez que vous
êtes encore porté à les mépriser, étudiez-vous fortement à conformer votre
conduite à la leur, et à ne jamais vous distinguer ni vous séparer d'eux
par un esprit de vanité et de vaine gloire.
92. J'ai connu un disciple
qui, en présence de plusieurs autres, se servait des louanges que méritait
son supérieur, et de ses vertus, pour s'en faire gloire à lui-même; mais
ce misérable, en moissonnant ainsi dans le champ de son maître, au lieu
de la gloire et de l'honneur qu'il pensait y cueillir, n'y trouva que
la honte et la confusion, car tout le monde se mit à lui dire : "Comment
est-il donc arrivé qu'un arbre si bon et si excellent n'ait produit qu'une
branche si mauvaise et frappée d'une si grande stérilité ?"
93. N'allons pas croire que
nous ayons acquis une patience parfaite, parce que nous voyons que nous
endurons sans nous émouvoir, et que nous souffrons généreusement les reproches
et les réprimandes humiliantes de notre supérieur. Mais supporterions-nous
de la même manière les outrages et les injures que nous feraient toute
sorte de personnes ? Hélas ! si nous souffrons avec douceur ce que notre
supérieur nous fait endurer, c'est que nous le craignons, que nous ne
voulons pas lui déplaire, ni lui manquer de reconnaissance pour les services
qu'il nous a rendus, et que d'ailleurs c'est notre devoir nécessaire.
94. L'essentiel
pour nous est de recevoir de la main de qui que ce soit les humiliations
et les mépris, de les faire promptement passer dans l'intérieur de notre
âme, comme une eau qui donne la santé et la vie : car ce breuvage amer
ne nous est présenté qu'afin que nous nous en servions pour nous purifier
des humeurs malignes et corrompues qui rendent notre âme malade. Or si
vous recevez ainsi les contradictions et les mépris, c'est alors qu'une
pureté parfaite fera l'ornement de votre âme et que l'éclat de la lumière
divine ne s'éclipsera plus dans votre esprit.
95. Que nul qui voit un grand
nombre de moines se reposer tranquillement sur la sagesse et la bonté
des soins qu'il prend d'eux, doit bien prendre garde de s'en glorifier,
mais se rappeler toujours qu'il y a une infinité de larrons et de voleurs
qui sont autour de lui et des siens, pour leur tendre à tous des pièges
cachés. Gravez donc profondément dans votre coeur cet avis que vous donne
Jésus Christ : "Lorsque, nous dit-Il, vous aurez fait tout ce qui vous
a été commandé, dites encore : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous
n'avons fait que ce que nous devions faire"; (Lc 17,10) car ce ne sera
qu'à l'heure de notre mort que nous connaîtrons réellement le jugement
qui sera porté sur nous à cause de nos bonnes oeuvres et de nos travaux.
96. Un monastère
est sur la terre une espèce de paradis il convient donc qu'en y étant,
nous imitions les sentiments et les affections des anges qui environnent
le trône de Dieu dans le ciel, et qui accomplissent si parfaitement ses
volontés adorables. Or, dans ce paradis terrestre, nous y voyons des moines
dont le coeur est aussi sec et aussi dur que les pierres; il y en a d'autres
cependant qui, par les larmes d'une tendre et sincère componction, ont
mérité les consolations divines. Mais remarquons ici la bonté ineffable
du Seigneur : les premiers sont durs et insensibles, afin qu'ils ne tombent
pas dans l'orgueil, qui serait indubitablement leur partage, s'ils avaient
la sensibilité des seconds; et ces derniers sont consolés par l'abondance
des larmes qu'ils répandent.
97. Un petit feu est capable
d'amollir une grosse masse de cire; or souvent une petite humiliation,
un léger mépris qu'on n'attendait pas, peuvent adoucir, corriger et faire
disparaître la rudesse de l'esprit, la dureté, l'insensibilité et l'endurcissement
du coeur.
98. J'ai connu deux moines
qui se mettaient dans un lieu secret et caché pour examiner et observer
les travaux et pour écouter les gémissements de quelques saints athlètes
de Jésus Christ. L'un de ces deux hommes en agissait de la sorte avec
un coeur droit et simple : C'était par un ardent désir de les imiter;
l'autre, au contraire, avait une très mauvaise intention : il ne le faisait
qu'afin de pouvoir ensuite se moquer publiquement de ces bons moines,
les tourner en ridicule et les détourner de leur saints exercices de piété.
99. Vous devez aussi faire
attention que le silence que vous garderiez d'une manière bizarre et à
contretemps, ne trouble et ne fatigue pas vos frères, et que, si l'on
vous ordonne de vous hâter, vous ne le fassiez pas avec une nonchalance,
une lenteur étudiée; car alors vous seriez plus condamnable que ceux qui
courent avec une espèce de fureur. C'est ainsi que, selon la parole de
Job, j'ai reconnu que la gravité a été nuisible à des âmes, et que d'autrefois
la précipitation l'a été à d'autres : tant est étonnante la variété qu'on
peut remarquer dans la malice du coeur humain !
100. Le moine qui vit dans
une communauté, ne retire pas autant de fruit du chant des psaumes que
de la prière; car la confusion des voix dissipe l'attention et trouble
l'intelligence.
101. Mais combattez
courageusement la légèreté de l'esprit, dont les pensées sont vagabondes
et volages et forcez-le de rentrer en lui-même. Au reste, Dieu n'exige
pas de ceux qui sont encore des enfants en ce qui concerne l'obéissance
des prières exemptes de toute distraction. Ne vous découragez donc pas,
si, pendant vos prières, votre esprit erre de côté et d'autre par des
pensées involontaires; mais rappelez-le fortement au recueillement intérieur.
Les anges seuls sont capables d'une attention soutenue et persévérante.
102. Quiconque,
dans le secret de son coeur, a résolu de s'exposer mille fois à la mort
plutôt que, dans tout le temps de sa vie, de ne pas soutenir avec vigueur
la guerre qu'il a commencée pour sauver son âme, ne tombera pas facilement
dans les inconvénients que je viens de signaler. L'inconstance et le changement
de lieux sont des sources intarissables de maux et de malheurs; aussi
ceux qui passent facilement d'un lieu à un autre, d'un monastère à un
autre, ne sont pas loin de mériter l'épithète honteuse d'infâmes. Après
tout, rien n'est plus propre à produire la stérilité des bonnes oeuvres
dans une âme, que cette inconstance continuelle.
103. Si donc vous arrivez
dans une école de médecine spirituelle, qui vous est totalement inconnue,
et que vous vous mettiez sous la direction d'un père spirituel que vous
ne connaissiez pas, ce que vous avez à faire, c'est d'examiner avec attention
quel est l'esprit et quelle est la manière de vivre de tous ceux qui sont
réunis dans ce lieu. Si vous trouvez que ces ouvriers et ces ministres
du salut sont capables de vous procurer quelque soulagements et de contribuer
à la guérison de votre âme, si surtout vous y rencontrez le remède singulier
et efficace contre l'enflure du coeur et la vanité, approchez-vous d'eux
sans crainte et avec confiance, réunissez-vous, vendez-vous à eux; et
pour passer ce contrat de vente, présentez-leur l'or précieux de l'humilité;
pour papier, l'obéissance; pour tablettes, vos services et votre travail,
et pour témoins, les anges. Déchirez devant eux la cédule honteuse par
laquelle vous vous étiez vous-même rendu esclave de votre propre volonté;
car si vous ne faites qu'errer çà et là, sans vous fixer nulle part, vous
perdrez le prix par lequel Jésus Christ vous a racheté. Que ce monastère
soit pour vous comme un tombeau, d'où les morts ne doivent sortir que
pour comparaître devant le souverain Juge; et s'il en est qui en soient
sortis autrement, il est bien à craindre et même à croire qu'ils sont
réellement morts. C'est pourquoi nous devons conjurer le Seigneur de détourner
loin de nous cet épouvantable malheur.
104. Les paresseux, pour
ne pas faire les choses pénibles qu'on leur commande, ont coutume d'alléguer
la nécessité où ils se trouvent de vaquer à la prière; mais lorsqu'on
leur en ordonne de douces et d'agréables, il n'ont alors pas plus envie
de prier que de se brûler.
105. Il est un certain nombre
de moines qui se désistent des charges et des emplois qu'ils exerçaient
dans le monastère, mais par des motifs bien différents; car les uns les
abandonnent en faveur d'un frère, et parce qu'on les en prie; les autres
ne veulent pas les exercer par paresse et lâcheté; ceux-ci y renoncent
par une vaine ostentation, et ceux-là, pour être plus libres, les quittent
avec grand plaisir.
106. Si vous
êtes entré, dans une communauté, et que vous vous aperceviez que votre
âme, au lieu d'y être éclairée de nouvelles lumières, se plonge, au contraire,
dans des ténèbres plus profondes, vous n'avez pas d'autre parti à prendre
que d'en sortir le plus vite que vous pourrez; car quoique l'homme de
bien puisse toujours et partout se conduire en homme de bien, le méchant
ne devient bon nulle part.
107. Dans le monde, les médisances
et les calomnies produisent ordinairement des querelles et des animosités;
dans un monastère l'intempérance donne la mort à toutes les vertus, et
inspire l'horreur pour la vie religieuse. Si donc il vous est donné de
réduire en esclavage cette maîtresse tyrannique, vous jouirez partout
de la paix et de la tranquillité de l'âme; mais si elle établit son emprise
sur vous, votre salut sera, jusqu'à la mort, dans un péril éminent.
108. Dieu, par une faveur
singulière, accorde à ceux qui sont vraiment enfants de l'obéissance de
voir et de contempler les vertus de leur supérieur, et leur cache adroitement
ses mauvaises qualités et ses mauvaises actions. Le démon, qui est l'ennemi
déclaré de la vertu, fait tout le contraire.
109. Prenons, mes amis, le
mercure comme l'image de la perfection de l'obéissance; et faisons bien
attention que, quoiqu'il soit continuellement en mouvement et qu'il se
tienne toujours au dessous des autres liquides, il est toujours pur et
ne se souille jamais par quelque impureté.
110. Que ceux
donc qui pratiquent la vertu avec une sainte ardeur, prennent bien garde
de croire que les autres se livrent à la négligence; car ils mériteraient
d'être jugés et condamnés plus sévèrement que ceux dont ils blâment et
critiquent la paresse. Voilà pourquoi je pense que le bon patriarche Loth
fut jugé digne d'être appelé juste, parce qu'en vivant au milieu des impies
mêmes, il n'avait néanmoins jamais condamné personne.
111. Il est vrai que partout
et toujours nous devons faire en sorte de préserver notre âme de la dissipation,
du trouble et de l'inquiétude; mais c'est surtout lorsque nous devons
nous livrer aux exercices de la prière et au chant des psaumes : car c'est
alors que les démons redoublent leurs efforts pour remplir notre esprit
de distractions, afin de nous faire perdre le fruit de cette sainte occupation.
112. Il est vraiment serviteur
de Dieu, celui qui, pendant qu'il rend des services à ses frères, élève
son coeur jusqu'au ciel, y fixe ses voeux, ses affections et ses sentiments,
et ne cesse de frapper à la porte de Dieu par ses ferventes prières.
113. Les injures, les mépris,
les humiliations et toutes les choses dures et pénibles produisent l'amertume
de l'absinthe dans l'âme de celui qui s'est tout dévoué aux devoirs de
l'obéissance; tandis que les louanges, les applaudissements et les honneurs
remplissent d'une douceur semblable à celle du miel le coeur de celui
qui ne se plaît que dans les choses douces et agréables. Mais rappelons-nous
ici quelle sont les propriétés du miel et de l'absinthe. Celle-ci, purifie
l'estomac et les entrailles des humeurs malignes et bilieuses; et celui-là
ne sert guère qu'à les augmenter
114. Ayons une confiance
sans bornes en ceux qui, dans le Seigneur, se sont chargés de conduire
notre âme au port du salut, quand même il nous semble qu'ils exigent de
nous des choses contraires au salut; car c'est dans ces circonstances,
oui c'est surtout dans ces circonstances pénibles, que notre confiance
en leurs lumières et en leur sagesse est éprouvée par le feu de l'obéissance
et de l'humilité; et la marque la moins équivoque que nous puissions donner
de la fermeté de notre foi, c'est d'accomplir sans hésiter ce que nos
supérieurs nous ordonnent, quoique leurs ordres nous paraissent opposés
à ce que nous espérons et désirons.
115. Nous l'avons déjà dit
: l'humilité naît de l'obéissance; mais la prudence religieuse tire son
origine de l'humilité. Les docteurs l'appellent discernement. Cassien
a dit sur cette vertu des choses admirables dans un excellent traité qu'il
a fait tout exprès. Or cette excellente vertu orne l'esprit de lumières,
et lui communique même la faculté de prévoir les choses futures. Qui pourra
donc, en considérant de si grands avantages, se refuser de parcourir la
belle carrière de l'obéissance ? N'est-ce pas elle qu'a chantée le psalmiste
royal, lorsqu'il a dit : "Tu as préparé, ô mon Dieu, dans ta grande Bonté,
un trésor à ton peuple;" (Ps 67) et ce peuple heureux, ne pouvons-nous
pas assurer que ce sont les moines réellement obéissants, et que ce trésor
précieux est la présence de Dieu dans leurs coeurs ?
116. Ne perdez jamais le
souvenir de ce grand serviteur de Dieu, de cet intrépide athlète de Jésus
Christ, lequel, pendant dix-huit ans qu'il vécut dans la plus parfaite
obéissance à son supérieur, ne put pas une seule fois recevoir de lui
cette parole consolante : Mon fils, que je désire que vous vous sauviez
! Mais, tandis que les hommes lui refusaient cette consolation, Dieu Lui-même
le consolait admirablement; car il ne lui disait pas seulement au fond
de son coeur : "Je désire que tu sois du nombre de mes élus", paroles
qui n'auraient exprimé qu'une chose incertaine, mais il lui assurait qu'il
était sauvé; ce qui lui annonçait un état certain et indubitable.
117. Parmi ceux qui vivent
sous le joug de l'obéissance, il en est quelques-uns qui ne font pas attention
qu'ils vivent dans une illusion bien funeste : ce sont ceux qui, connaissant
la facile condescendance de leur supérieur, lui demandent et obtiennent
des charges, des emplois et des exercices conformes à leurs goûts et à
leurs inclinations; mais que ces malheureux sachent et comprennent qu'en
obtenant ainsi ce qu'ils souhaitaient, ils ont perdu tout droit à la couronne
et à la récompense destinées à la parfaite obéissance : car l'obéissance
est un renoncement entier et absolu à toute dissimulation et à toute volonté
propre.
118. Il arrive quelquefois
qu'un moine, ayant reçu un ordre de son supérieur, et prévoyant que s'il
l'accomplit, il lui fera de la peine, ne l'accomplit pas par ce seul motif;
comme il arrive aussi qu'un autre moine, prévoyant bien la même chose,
exécute sans hésiter les ordres qu'il a reçus, Or on demande ici quel
est celui de ces deux moines dont la conduite a été la plus sainte et
la plus conforme à l'esprit d'obéissance.
119. Cependant il ne faut
nullement penser ici que le démon, notre cruel ennemi, agisse jamais d'une
manière contraire à la volonté qu'il a de nous faire du mal; et vous devez
être convaincu de cette vérité, par l'exemple de ceux qui, après avoir
vécu quelque temps dans une cellule, ou dans un monastère, avec douceur
et patience, sont ensuite tombés dans le relâchement. Si donc nous éprouvons
en nous le désir de quitter un monastère pour passer dans un autre nous
devons, afin de connaître ce que Dieu demande de nous, examiner sérieusement
s'il ne Lui serait point agréable que nous demeurions dans le lieu où
nous sommes; car il me semble que c'est une tentation que nous avons à
combattre; étant donc ainsi attaqués par le démon, nous devons nous défendre.
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Histoire
de Jean le Sabaïte, ou d'Antiochos 121.
Tandis que j'étais, me dit-il, dans le même monastère, je remarquai
un autre moine qu'on avait mis sous la discipline d'un père, homme d'un
âge avancé, d'un esprit doux, patient, raisonnable et modéré; mais comme
le jeune moine s'aperçut que son maître était plein de respect et de prévenance
pour lui, il jugea sagement que cette conduite lui serait autant nuisible
et funeste qu'elle l'avait été à plusieurs autres personnes. Il se permit
donc de prier ce bon moine qu'il daignât lui accorder de se retirer de sa
compagnie. Or, comme il avait encore un autre disciple, il ne fit pas difficulté
de lui octroyer sa demande. Ce moine quitta donc ce maître, qui lui donna
avec bonté des lettres de recommandation, pour qu'il pût entrer dans un
des monastères du Pont. La première nuit qu'il passa dans ce monastère,
il vit en songe des personnes qui le pressaient fortement de leur rendre
compte d'une somme d'argent qu'il leur devait; lesquelles, après avoir sérieusement
examiné l'état des choses, le convainquirent qu'il était redevable de cent
livres d'or. Quand il fut éveillé, il comprit fort bien ce que signifiait
cette vision. C'est pourquoi il ne cessait de se répéter à lui-même : Malheureux
Antiochos, c'était son nom, il n'est que trop vrai qu'il te reste bien des
dettes à acquitter. Je demeurai, continua-t-il, trois ans dans ce monastère,
obéissant aveuglément à tout ce qu'on me commandait, et comme j'étais étranger,
tout le monde me méprisait, m'humiliait et me maltraitait. Or, après avoir
passé ainsi ces trois premières années, j'eus une seconde vision, pendant
laquelle un personnage me remit une quittance seulement de dix livres d'or
sur les cent que je devais. Je m'éveillai, je compris l'avertissement qui
me venait d'en-haut, et je me dis à moi-même : Hélas ! Pendant ces trois
ans de travaux et de peines, tu n'as pu payer que dix livres d'or; quand
pourras-tu, misérable, t'acquitter des autres ? Il faut donc, pauvre Antiochos,
que pour te libérer entièrement, tu supportes de plus grands travaux, et
que tu dévores des humiliations plus profondes. Je pris donc la résolution
extraordinaire de contrefaire le fou, sans néanmoins faire croire que j'avais
entièrement perdu la raison. Les pères du monastère, en me voyant dans cet
état, et connaissant d'ailleurs la promptitude avec laquelle j'accomplissais
les ordres qu'on me donnait, me chargèrent de toutes les occupations les
plus pénibles et les plus difficiles de la maison, et ne me regardèrent
plus que comme l'ordure de la communauté. Je passai encore treize ans dans
cet état, au bout desquels, les mêmes hommes que j'avais vus, m'apparurent
encore pendant mon sommeil, et me donnèrent enfin la quittance de toute
ma dette. Or pendant toutes ces années, lorsque les pères m'accablaient
de mauvais traitements, la pensée et le souvenir de la dette énorme que
j'avais à payer, me remplissaient de force et de courage, et me les faisaient
souffrir avec patience et résignation". Voilà, mon cher père Jean, ce que
Jean le Sabaïte, ce trésor de sagesse, m'a raconté de lui-même, sous le
nom emprunté d'Antiochos. C'était Lui-même qui, par son héroïque patience,
avait obtenu d'être déchargé de toute cette dette, et avait mérité le pardon
de tous ses péchés. 122. Mais
considérons encore quelle a été sa rare prudence dans les jugements qu'il
portait sur les dispositions intérieures des hommes; prudence admirable
qu'il n'avait acquise que par une obéissance très parfaite. Dans le temps
qu'il demeurait au monastère de Saint-Sabba, trois moines se présentèrent
à lui pour se mettre sous sa discipline. Il les reçut avec une affection
toute particulière, et fit tout ce que sa charité lui suggéra pour les remettre
de la fatigue du voyage; mais après trois jours, ce saint vieillard leur
adressa ces paroles : "Mes Frères, leur dit-il, je ne suis qu'un misérable
pécheur; il m'est donc impossible de vous accorder ce que vous me demandez."
Ces moines ne donnant aucune suite à cette réponse, ni à la raison qu'il
alléguait, le prièrent avec, instance de les recevoir au nombre de ses disciples
: tant était grande l'idée qu'ils avaient de sa vertu ! Mais, comme ils
virent que rien ne pouvait le fléchir ni le gagner, ils se précipitèrent
tous à ses pieds, et le conjurèrent avec instance de leur donner au moins
quelques règles salutaires de conduite et de leur dire de quelle manière
et dans quel lieu ils devaient passer le reste de leur vie. Cédant alors
à leurs voeux ardents, et sachant d'ailleurs qu'ils recevraient ses avis
avec soumission et humilité, ce saint vieillard dit à l'un d'eux : "Mon
fils, il est agréable au Seigneur que vous viviez dans la solitude, sous
la direction d'un père spirituel." Puis s'adressant au second : "Pour vous,
lui dit-il, allez et consacrez au Seigneur votre volonté, sans vous en rien
réserver, chargez-vous de la croix qu'il vous a destinée; vivez dans un
monastère, au milieu de la société des frères, et vous aurez indubitablement
un trésor dans le ciel." Enfin il dit au troisième : "Quant à vous, il faut
qu'il n'y ait pas un instant dans votre vie, où vous ne pensiez à cette
sentence de notre Seigneur : Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera
sauvé (Mt 10.22); allez donc, et faites en sorte que parmi tous les hommes
il n'y en ait point qui soient plus sévères ni plus pénibles que celui que
vous prendrez pour maître et pour conducteur dans la vie religieuse; ne
vous séparez jamais de lui, et chaque jour avalez, comme du lait et du miel,
les mépris et les humiliations par lesquelles il vous fera passer." À ces
paroles, un frère répartit à ce grand homme : Mais si ce père spirituel
vivait dans la paresse et la négligence, que faudrait-il faire ? — "Quand
même vous le verriez, lui répondit-il, tomber dans quelque faute qui vous
ferait horreur, demeurez avec lui et contentez- vous de vous dire à vous-même
: Mon ami, qu'es-tu venu faire ici ? Alors triomphant de la tentation, vous
sentirez toute l'enflure de l'orgueil tomber et s'évanouir, et le feu de
la concupiscence diminuer et s'éteindre," 123.
Nous tous, qui craignons le Seigneur, efforçons-nous de combattre sous ses
étendards avec toute l'énergie et le courage dont nous sommes capables,
de peur que, placés dans une école de vertu, au lieu d'apprendre la science
heureuse des bonnes oeuvres, nous n'apprenions l'art funeste de devenir
vicieux et méchants, astucieux et trompeurs, emportés et colères; et ne
soyez pas étonnés que ce malheur arrive quelquefois : car tant que nous
sommes dans le monde, soit parmi les matelots, soit parmi les laboureurs,
soit ailleurs, les ennemis de notre roi, les démons, ne nous attaquent pas
avec une si grande violence; mais dès qu'ils nous voient sous les étendards
de notre divin Général, et qu'ils aperçoivent qu'il nous a reçus à son service,
donné des armes, une épée, un habit militaire, alors ils frémissent de fureur,
cherchent et emploient toute sorte de moyens et de ruses pour nous perdre;
c'est pourquoi nous sommes essentiellement obligés de veiller sans cesse
sur nous et autour de nous. 124.
J'ai vu des enfants aimables par l'innocence et la simplicité de leur âme,
et par la beauté de leur corps, envoyés dans des maisons d'éducation pour
s'y former à la science et à la sagesse, et y acquérir les autres connaissances
utiles, lesquels, par le commerce qu'ils ont eu avec des condisciples vicieux
et pervers, s'y sont pervertis, et n'y ont malheureusement appris que la
ruse, l'astuce et la corruption du coeur. Que celui qui a de l'intelligence,
comprenne la fin que je me propose, en parlant de la sorte. 125.
Il est impossible que ceux qui s'appliquent de toutes leurs forces à se
procurer la science du salut, n'y fassent pas de grands progrès. Mais admirons
ici la divine Providence; les uns connaissent les progrès qu'ils obtiennent,
et les autres ne les aperçoivent pas. 126.
Un banquier qui veut bien gérer ses affaires, ne manque pas, chaque soir,
de se rendre un compte exact et circonstancié du gain, ou de la perte qu'il
a faite pendant la journée. Mais il ne pourra pas savoir au juste où il
en est, si, à chaque instant, il ne note les affaires qu'il traite; c'est
de cette manière qu'il lui sera possible d'avoir une connaissance exacte
de celles qu'il aura faites chaque jour. 127.
Lorsqu'on fait des reproches à un mauvais moine, on le voit de
suite triste et de mauvaise humeur, ou bien il se jette lâchement aux pieds
du supérieur qui lui fait des remontrances pénibles, afin de lui présenter
mille excuses. Mais en s'humiliant ainsi, c'est moins dans le désir de pratiquer
l'humilité et la soumission que pour mettre fin à une scène qui le fatigue.
Si donc on vous mortifie par des reproches amers, sachez garder un silence
salutaire, et supporter avec une patience courageuse qu'on applique à votre
âme le fer et le feu des corrections sévères, lesquelles vous purifieront
et répandront dans votre esprit des lumières abondantes; et lorsque votre
médecin spirituel aura terminé son opération, prosternez-vous à ses pieds
pour lui demander pardon et vous excuser : car si vous le faisiez dans le
moment qu'il vous reprend avec zèle, il pourrait fort bien ne pas vous écouter,
et même vous rejeter. 128.
Ceux qui vivent en communautés, doivent faire sans doute une guerre mortelle
à tous les vices; mais il en est surtout deux que tous les jours de leur
vie ils doivent attaquer avec plus de vigueur et de courage que les autres.
Ces deux vices sont l'intempérance et la colère. Or je dis que ces vices
doivent être l'objet particulier des cénobites, parce que ces passions trouvent
dans la société des personnes qui vivent avec nous, les aliments qui leur
conviennent. 129. Quoique
nous soyons bien loin de pouvoir pratiquer des vertus rares et sublimes,
le démon, pour nous faire briser le joug de l'obéissance sous lequel nous
avons le bonheur de vivre, ne laisse pas de nous en suggérer la pensée et
de nous en inspirer le désir insensé. Pénétrez en effet dans l'intérieur
des moines imparfaits et téméraires, et vous verrez qu'ils soupirent après
la vie solitaire, qu'ils désirent avec ardeur les jeûnes les plus rigoureux,
la prière la plus continuelle et la plus recueillie, l'humilité la plus
profonde, la méditation de la mort la plus constante, la componction la
plus vive, la victoire la plus complète sur leurs passions, le silence le
plus absolu et une pureté d'ange. Mais comme, par une conduite secrète de
la divine Providence, ils n'ont pu, dès le commencement de leur noviciat,
pratiquer selon leur désir ces belles et excellentes vertus, on les a vus
ensuite tout découragés, abandonner les pratiques les plus ordinaires, et
se retirer du monastère. Le démon les a trompés, en leur faisant désirer
à contretemps la pratique de ces vertus, afin qu'ils ne pussent pas par
la persévérance, les acquérir dans le temps convenable. Mais ce ne sont
pas seulement les moines cénobites qu'il cherche à tromper, il attaque aussi
les anachorètes. C'est ainsi que pour décourager et faire tomber les solitaires,
cet ennemi rusé et trompeur leur prêche et leur exalte le bonheur des moines
qui vivent en communauté; il leur vante l'hospitalité qu'ils exercent, les
services de charité qu'ils se rendent les uns aux autres, leur affection
et leur union fraternelles, les soins affectueux et assidus qu'ils ont pour
les malades, et mille autres avantages afin de les dégoûter du genre de
vie qu'ils ont embrassé, et de les faire égarer dans une fausse voie.
130. Il faut cependant l'avouer,
l'hésychia n'est le partage que d'un petit nombre, et cette vie de perfection
ne convient qu'à ceux que le Seigneur, par des grâces particulières et par
des consolations toutes célestes, soutient et fortifie dans les travaux
pénibles qu'ils ont à supporter, et dans les combats difficiles et cruels
qu'ils ont à soutenir. 131.
La connaissance que nous avons de nos mauvaises dispositions et de nos défauts,
doit donc nous faire chercher et choisir de préférence l'état d'obéissance,
comme nous étant le plus propre et le plus convenable. Que celui, par conséquent,
qui se sent porté à l'intempérance et aux plaisirs charnels, ait soin de
se mettre sous la discipline d'un supérieur d'une vertu éprouvée et d'une
rigoureuse inflexibilité dans la pratique de la tempérance et de la sobriété,
plutôt que d'un faiseur de miracles, d'un ami de l'hospitalité, et d'un
homme qui se plaise à servir les autres à table. Que celui qui sent son
coeur agité par la vanité et possédé de l'orgueil, choisisse pour père spirituel
un homme d'une grande sévérité et d'une austérité parfaite, qui ne lui montre
jamais un visage riant et satisfait, mais qui soit constamment sans clémence
et sans douceur. Il faut donc bien nous garder de rechercher pour directeur
un homme capable, par sa sagesse et ses lumières, de nous prédire les choses
futures et de prévoir ce qui doit arriver. Désirons et procurons-nous des
docteurs véritables, lesquels, par leurs bons exemples dans la pratique
de l'obéissance et de l'humilité, et par la solide science, puissent nous
guérir de nos maladies spirituelles, nous donner des règles de conduite,
nous faire connaître l'état et le lieu qui nous sont nécessaires pour nous
sanctifier. 133. Si donc
vous êtes dans la volonté sincère de vous dévouer tout entier à l'obéissance,
ne perdez jamais de vue l'exemple que nous a donné Abbacyre; comme ce grand
serviteur de Dieu, dites-vous souvent à vous-même : "Ton supérieur veut
éprouver et connaître ta fidélité; c'est pour cette fin qu'il te met à cette
épreuve." Cette pensée vous empêchera de vous tromper, vous ne vous éloignerez
pas de la voie que vous devez suivre; et si vous avez pour lui une confiance
d'autant plus entière et un amour d'autant plus affectueux, qu'il vous reprend
avec plus de rigueur et de sévérité, c'est une marque certaine et indubitable
que l'Esprit saint a daigné vous visiter, et qu'il habite invisiblement
dans votre coeur. Au reste remarquez bien que, si vous souffrez avec une
patience courageuse et constante les reproches et les humiliations de votre
supérieur, loin d'avoir sujet de vous en glorifier et de vous en réjouir,
vous avez mille raisons d'en gémir et d'en pleurer; car c'est votre conduite
qui vous a mérité ces réprimandes ou ces corrections humiliantes, et qui
a été cause que votre père spirituel s'est mis de mauvaise humeur contre
vous.
134. Ne vous troublez pas, et ne soyez pas étonné de ce que je
vais vous dire; car je ne le dirai que bien fondé et appuyé sur une autorité
solide : c'est sur Moïse. Je dis donc qu'il nous est moins funeste de pécher
contre Dieu même que contre notre père spirituel. En voici la raison : Si
par nos péchés nous avons irrité Dieu contre nous, notre père spirituel
peut l'apaiser, et nous réconcilier avec lui; mais lorsque nous avons offensé
notre père en Dieu, à qui recourrons-nous pour nous rendre Dieu propice
? Cependant il me semble que Dieu apaisera notre supérieur, ainsi que notre
supérieur a calmé Dieu en notre faveur. 135.
Dans tout ce que nous venons de dire, il est une chose que nous devons examiner,
considérer et peser avec grand soin et sans passion; c'est de savoir dans
quelles circonstances nous sommes obligés de souffrir avec amour et reconnaissance,
avec patience et sans rien dire, les reproches que nous fait notre supérieur,
et dans quelles autres circonstances il nous est permis, pour nous excuser,
de lui rendre compte de la conduite que nous avons tenue, laquelle nous
a mérité son indignation et ses réprimandes. Quant à moi, je pense que toutes
les fois que les humiliations ne tombent que sur nous, nous devons garder
le silence; car c'est une excellente occasion d'enrichir et d'orner notre
âme. Mais si ces humiliations sont nuisibles au prochain, il me semble que,
par charité et pour le bien de la paix, nous sommes autorisés à rompre le
silence et à défendre notre frère, dont nous connaissons l'innocence.
136. Personne ne peut mieux
vous instruire des avantages de la pratique de l'obéissance, que ceux qui
ne la pratiquent plus. Ils comprennent fort bien dans quel heureux ciel
ils vivaient, quand ils étaient sous le joug de la soumission. 137.
Quiconque est vraiment possédé du désir d'acquérir la paix et
la tranquillité de l'âme, et de trouver Dieu, croit faire une perte énorme,
si, dans sa vie, il se passe un seul jour où il n'ait quelque humiliation
à souffrir. 138. De même
que plus les arbres sont agités par les vents, plus ils poussent des racines
fortes et profondes ainsi plus ceux qui vivent dans l'obéissance sont exercés
et éprouvés, plus ils deviennent forts et invincibles. 139.
On peut dire qu'étant d'abord aveugle, il a recouvré la vue qui nous montre
Jésus Christ, celui qui, reconnaissant enfin qu'il est trop faible pour
mener une vie érémitique, sort de la solitude pour entrer dans un monastère,
s'y consacrer et s'y livrer tout entier aux salutaires exercices de l'obéissance.
140. Généreux athlètes
du Seigneur, ayez bon courage, ayez bon courage, oui, je vous le répète
pour la troisième fois : ayez bon courage ! Persévérez à courir dans la
belle carrière de l'obéissance, et écoutez attentivement ces paroles du
Sage : dans le monastère, "Le Seigneur les a éprouvés, comme on éprouve
l'or dans la fournaise, et il les a reçus dans son sein comme des victimes
et qui se sont sanctifiées pour Lui être offertes en holocauste." (Sag 3)
Jusqu'à présent nous n'avons traité que des degrés du paradis qui expriment
le nombre des quatre évangélistes. Athlète, continue de courir sans crainte
! |