Saint Jean Climaque
(entre 580-680)

 

I. LA VIE

Avec les moines de Gaza : Barsanuphe, Jean et Dorothée, nous étions au sud de la Palestine, dans la première moitié du cinquième siècle. Ils sont contemporains de saint Benoît. Avec Jean Climaque, nous sommes encore plus au sud, dans la presqu'île du Sinaï, et près d'un siècle plus tard, car la vie de Jean Climaque se situe à peu près entre 580 et 680.

"A peu près", car nous avons peu de renseignements sur sa vie. Nous ne la connaissons que par un court écrit du moine Daniel de Raïthou qui prétend être contemporain de Jean, mais qui ignore de quel pays il vient !

Nous savons que Jean a reçu une bonne formation intellectuelle. A l'âge de seize ans, sa pensée est déjà bien mûrie, et le voilà novice. Il se met à l'école d'un ancien du monastère du Mont Sinaï. Il reçoit la tonsure monastique, et devient moine à vingt ans.
Son père spirituel meurt, et Jean s'en va mener la vie solitaire à Tholas, au pied de la sainte Montagne. Il se retire dans une grotte, un peu à l'écart du groupe d'anachorètes qui vivaient à cet endroit. Il y fait l'expérience de l'acédie, mais aussi du don des larmes et de la prière continuelle. Il y restera quarante ans.

Pourtant il voyage un peu et va voir les moines d'Egypte - Un monastère de pénitents où il séjourne un mois, lui fait une grande impression, et il en parlera abondamment dans son oeuvre.

Comme il arrive à tout homme de Dieu, il rayonne et s'attire des disciples. Il devient un père spirituel célèbre que beaucoup viennent consulter. On voit dans son oeuvre qu'il a beaucoup vu et encore plus entendu. Un moine du nom de Moïse devient son disciple. Ce rayonnement lui suscite des envieux, et on lui reproche son activité pastorale. Jean garde le silence durant un an, et par son humble patience, gagne le coeur de ceux qui l'accusaient.

Il est alors choisi comme supérieur du monastère du Sinaï. C'est sans doute à cette époque qu'il rédige son ouvrage : "L'échelle sainte". Les siècles suivants l'appelleront : "Jean le Sinaïtique" ou "Jean Climaque", ce qui veut dire : "Jean de l'Echelle" (klimakis = échelle).

Moine à vingt ans, ermite durant quarante ans, puis supérieur durant des années, cela conduit Jean à un certain âge. Devenu vieux, il laisse sa charge à son frère Georges qui ne lui survivra que dix mois. Jean se retire à nouveau dans la solitude et meurt entre 650 et 680.
 
 
 

II. L'OEUVRE

Jean nous a donc laissé un écrit : L'"échelle sainte". C'est une oeuvre importante, plus par son contenu que par son volume, car ce n'est qu'un seul livre en trente chapitres. Il est suivi d'une "Lettre au Pasteur" qui est un petit traité à l'usage des supérieurs ou pères spirituels.

C'est une oeuvre importante, car elle est le produit d'une période de transition et de synthèse.

Transition, car nous voici à une époque où l'invasion arabe va bientôt déplacer le coeur du monachisme oriental vers l'Athos.

Synthèse, car Jean y recueille l'enseignement de ses devanciers : Pères du désert d'Egypte, Pères de Gaza, Cassien qu'il cite nommément. Et, comme l'avait fait celui-ci, il en tire un enseignement pour des cénobites.

Jean est un moine qui a fait l'expérience à la fois du terme de la vie spirituelle : la déification de l'homme par la Lumière incréée, et de la voie qui y achemine. C'est cette voie qu'il retrace pour ses moines, d'une manière essentiellement pratique.

Nous y retrouvons ce qu'il a reçu de la tradition : l'expérience pratique des Apophtegmes, l'écho de la doctrine d'Évagre sur les vices capitaux et sur les rapports de la praxis (ascèse et pratique des commandements) et de la théoria, la contemplation. Par ailleurs, son réalisme spirituel, son insistance sur l'obéissance et le discernement viennent d'une lecture méditée des oeuvres des moines de Gaza.

Il a lu aussi les Pères grecs de l'Age d'Or de la patristique, en a retenu le sens de la grandeur et de la fragilité de l'homme, et surtout celui de l'économie rédemptrice et de la théologie trinitaire.

C'est donc tout cela, une plénitude de la doctrine unie à un don de discernement remarquable qui donne une grande place à Jean Climaque dans l'Eglise orientale, parmi les docteurs de spiritualité et d'ascèse. Il faut s'approcher de lui comme un disciple s'approche d'un maître, voir ce que Dieu veut nous dire à travers son oeuvre, tout en étant conscient que comme il en était pour les apophtegmes et les oeuvres des Pères de Gaza, il ne s'agit pas d'un exposé complet de la vie spirituelle.

La présentation soulignée par le titre : "L'échelle", nous est familière. Nous en avons vu des degrés dans le discours de Pinufius, dans les Institutions de Cassien. Origène avait déjà présenté l'échelle de Jacob comme un symbole du progrès spirituel. Saint Benoît avait repris l'image, et à présent, Climaque va en retracer les étapes.
Quelles sont ces étapes ?
 

L'ÉCHELLE SAINTE

 

I . Rupture avec le monde.

1) Le renoncement = Foi
2) Le détachement intérieur = Espérance
3) Le détachement extérieur = Charité

 

II . "Vie Pratique" : Ascèse.

A . Vertus fondamentales :

1) L'obéissance
2) La pénitence
3) Le souvenir de la mort
4) Le penthos

 

III . "Théoria" : Union à Dieu.

1) L'hésychia
2) La prière
3) L'apathéia
4) La charité

 

 

B . Lutte contre les passions :

1) De la colère à l'acédie
2) La gourmandise, la luxure, l'avarice
3) De l'insensibilité à l'orgueil

 

 
 

C . Couronnement de la "Vie Pratique" :

1) La simplicité
2) L'humilité
3) Le Discernement

 

III. LA DOCTRINE
Dans les degrés tracés par Jean Climaque, on peut voir trois grandes parties. La première se rapporte à la démarche de conversion qui est l'entrée au monastère.Les deux autres sont à rapporter aux deux divisions d'Évagre de la vie spirituelle en : "Vie Pratique" et "Théoria".
 

I. Rupture avec le monde

La première étape de la première partie est le renoncement au monde. Jean en donne trois motifs où l'on retrouve les trois degrés classiques : esclave, mercenaire, fils (Texte 1). Le renoncement est une démarche de foi qui sera pénible au début, mais il doit déboucher sur l'amour et la joie (Textes 2-3).

Puis Jean en donne les deux composantes : le détachement ou dépaysement intérieur que l'on peut rattacher à l'espérance (Texte 4) et le détachement ou dépayse-ment extérieur qu'il appelle l'exil volontaire, c'est l'entrée au monastère (Texte 5). On est alors mû par une charité effective.
 
 

II. Vie Pratique

Vient ensuite l'exposé de la "Vie Pratique" :
A. D'abord les vertus. Leur seul énoncé montre avec évidence la référence aux Pères du désert : obéissance, pénitence, souvenir de la mort et penthos. L'exposé de ces vertus est illustré par de nombreuses anecdotes ou souvenirs groupés au milieu des sentences.

L'exil volontaire étant l'entrée au monastère, Jean s'adresse maintenant à des moines, à des cénobites. Aussi place-t-il l'obéis-sance en premier et il s'y attarde beaucoup. L'obéissance est un acte de foi (Texte 6). Son importance vient de ce qu'elle doit normalement engendrer l'humilité et l'apatheia. Pour le prouver, Jean fait appel à ses souvenirs du monastère des Pénitents où il a séjourné un mois (Texte 7). Et voilà sa conclusion : (Texte 8). Il explique pourquoi l'obéissance produit l'humilité (Texte 9). Nous sommes bien dans l'optique des Pères du désert qui demandent à leurs disciples une obéissance sans condition à l'abba qu'ils ont choisi. Pour Jean la confiance dans le supérieur est à la base de l'obéissance (Textes 10-11).

Après deux chapitres sur la pénitence et la pensée de la mort, en suit un autre intitulé : "De l'affliction qui produit la joie". C'est le penthos : tristesse de ne pas avoir assez aimé (Texte 12) qui produit l'humilité (Texte 13), mais aussi des pleurs d'amour (Texte 14). Ces pleurs sont un don d'en-haut qui manifestent la présence et l'action de Dieu (Texte 15). C'est alors vraiment que le penthos peut être appelé : "affliction qui produit la joie" (Textes 16-17).

B. L'exposé de la "Vie Pratique" se poursuit par l'énumération des vices ou des vertus qui leur sont opposées . Jean parle de huit vices capitaux (13, 11), mais parmi tous les vices dont il traite, il n'est pas facile de dire quels ils sont. Ce ne sont pas tout-à-fait les mêmes que pour Évagre et Cassien. Il semble qu'il attache une importance particulière à six. Il les classe alors deux par deux selon les parties de l'âme telles que les donnait le stoïcisme : concernant l'"irascible", la colère et l'acédie ; le "concupiscible", c'est la gourmandise, ou plus exactement le "trop manger" (gastrimargie), et la luxure ; concernant le "raisonnable", c'est l'insensibilité, "négligence passée en habitude", et la vaine gloire et l'orgueil que Jean considère comme ne faisant qu'un, bien qu'il consacre à chacun un échelon de son échelle.

D'abord la colère. Pour Évagre elle était le plus gros obstacle à la prière ; ici aussi (Texte 18). Analogue à la colère est le ressentiment, autre forme de l'accueil des injures (Texte 19). De la colère naît la médisance, laquelle engendre le bavardage. A l'opposé, Jean fait l'éloge du silence (Texte 20). La colère et les vices qui en découlent entraînent l'acédie. Comme Évagre, Jean Climaque la qualifie de vice "le plus pesant de tous" ; lui aussi en fait un tableau pittoresque (Texte 21). La vie commune est d'un grand secours pour triompher de ces deux chefs de file des vices.

Puis viennent les vices qui ont pour cible le corps : gastrimargie et luxure auxquels Jean joint l'avarice. Le ventre (Texte 22). Celui qui l'a vaincu, dit Jean, "marche à grands pas vers la chasteté". Le quinzième degré de l'Echelle fait l'éloge de cette vertu (Texte 23). Elle vise donc à la transfiguration du corps et transforme l'amour humain en amour divin.

Les Pères du désert, Évagre et Cassien dénonçaient la vaine gloire et l'orgueil comme les vices les plus difficiles à déraciner. Ils viennent aussi à la fin du catalogue des vices de Jean ; la vaine gloire est présentée comme la mère de l'orgueil (Texte 24). L'orgueil qui se croit riche, est au fond le signe d'une grande pauvreté (Texte 25). Ces deux vices sont la perversion de toute vertu, et le "naufrage au port".

C. Au terme du combat contre les passions, Jean en montre le fruit : la "Vie Pratique" est couronnée par trois vertus : le discernement, la simplicité et l'humilité.

Le discernement : l'âme purifiée se connaît elle-même, et elle est en état de connaître la volonté de Dieu. Elle est entrée dans un monde nouveau où elle participe à la simplicité de Dieu (Texte 26). La fin de ce texte montre donc l'humilité unie à la simplicité. Elle est un don inappréciable de Celui qui a dit : "Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur". C'est l'imitation du Christ, la Porte du Royaume, un port tranquille. C'est elle que le moine doit épouser (Texte 27). Car elle est fille de Dieu (Texte 28).
 
 
 

III. La Theoria

Au sommet de l'Echelle, l'âme unifiée est alors apte à l'union à Dieu, à la Théoria. Jean la décrit à l'aide de quatre termes qui sont presque interchangeables : hésychia, prière, apathéia, charité. L'échelle de saint Benoît montrait l'humilité intérieure qui s'extériorisait dans le comportement du corps. Ici aussi, il n'y a plus lieu de distinguer le comportement et l'être.

L'hésychia est un genre de vie, mais aussi une disposition intérieure (Texte 29). C'est un culte perpétuel rendu à Dieu, c'est la prière continuelle (Texte 30). L'hésychia, incompatible avec la colère, la rancune, la vanité, réalise la vie angélique ; c'est un ciel intérieur, la résurrection anticipée (Texte 31).

La prière. Il y a toute une doctrine de la prière dans l'Echelle Sainte.
Chez les prédécesseurs de Jean la colère était l'ennemie de la prière. Pour lui aussi la prière se prépare par l'absence de rancune (Texte 32). La prière est affaire de foi (Texte 33). Elle n'est donc pas toujours facile (Texte 34). Comme l'indique le texte suivant, elle s'allie au réalisme de la vie concrète (Texte 35). La persévérance peut être considérée comme un fruit de la prière. (Texte 36). La prière a Dieu pour maître et c'est un don de Dieu (Texte 37). En elle, Dieu nous montre l'état de notre âme (Texte 38). Une caractéristique de Jean est son insistance sur une prière simple (Texte 39). Il recommande la prière "monologiste", prière d'une seule parole, l'invocation brève et répétée du nom de Jésus, jointe à notre souffle (27, 62). Cette répétition inlassable d'une invocation brève délivre l'âme de la multitude des pensées. Elle doit conduire peu à peu au constant souvenir de Dieu (Texte 40). On arrive ainsi à la prière continuelle qui, en retour, est alors propre à intensifier les moments réservés à l'oraison (Texte 41).

C'est alors l'envahissement du feu divin : "Certains sortent de la prière comme s'ils sortaient d'une fournaise ardente" (54). Voici qui nous rappelle aussi les apophtegmes : ceux où l'ancien devient feu ! Notre ange vient alors prier en nous (Texte 42). Texte précieux qui nous apprend à profiter de ces moments où la prière jaillit spontanément de notre coeur.

L'apathéia. L'âme est alors sans passion, tendue vers Dieu (Texte 43).
 

La charité : apathéia et charité sont un (Texte 44). L'hésychaste est alors entraîné dans l'abîme de la charité divine (Texte 45). Il y devient lui-même la demeure du Seigneur qui le transfigure (Texte 46).
 

A l'Echelle Sainte se rattache, comme une annexe, un autre petit écrit : conseils aux supérieurs et pères spirituels : "LE PASTEUR".
Le supérieur ou père spirituel est donc le pasteur (9-11), mais Jean le compare aussi au chien du pasteur (12). Egalement à un pilote, mais surtout à un médecin (14). Il n'a pas à s'attribuer le bien qu'il fait, mais qu'il le rapporte à la foi de ceux qu'il dirige. On a ici un écho des apophtegmes (Félix t. 12) et de Cassien (fin de la Conf. 1) (Texte 47). Comme dans les apophtegmes aussi, son enseignement doit s'adapter à chacun (36). Surtout, il lui faut s'identifier au Seigneur, le Christ (Texte 48). Celui-ci doit l'instruire au fond du coeur. Dès lors, il "porte en lui-même le livre spirituel de la connaissance, écrit par le doigt de Dieu, c'est-à-dire par l'opération de l'illumination qui vient de lui, et il n'a plus besoin d'autre livre" (5). Et dans le même sens, Jean conclut son livre par ces mots (Texte 49).
 

IV. CONCLUSION

On pourrait reprocher à Jean Climaque un certain accent sur le "Dieu de colère" ou le "Dieu gendarme". Ne va-t-il pas imputer à "l'impie Origène la maladie pernicieuse de mettre en avant l'amour de Dieu pour les hommes" ! (5, 52). Bien sûr il a ici en vue la théorie de l'apocatastase qui nie l'éternité de l'enfer, attribuée à tort plutôt qu'à raison à Origène. Mais c'est tout de même assez significatif ! Cette tendance n'apparaît pas dans le choix de textes présenté ici. Mais si on lit l'Echelle dans son entier, à première lecture, on peut être heurté par certaines sentences de Jean qui paraissent fort dures ; sa rigueur semble parfois presque inhumaine.

C'est d'abord que Jean est un pasteur. Comme Basile, il a souci que ses brebis ne s'égarent pas, qu'elles marchent d'un bon pas, et il se sert de la pointe de sa houlette pour les piquer. Mais aussi il y a chez lui la conviction que le moine est celui qui prend au sérieux l'Evangile, et le "plus" que celui-ci demande à qui veut être parfait. Jean met en valeur la "sainte violence évangélique". Celle-ci doit être chez le moine un feu qui ne doit pas s'éteindre. (Texte 50). Le moine ne doit donc pas se contenter d'être un chrétien honnête, mais il lui faut marcher à la suite du Christ, embrasser sa croix pour arriver à sa résurrection et à la déification de tout son être. Ce n'est pas du volontarisme, mais la logique du radicalisme évangélique, le sens des exigences d'un Dieu amour crucifié par amour, et la certitude de l'aide de la grâce.
Pourtant cet effort sera adapté à chacun. En disciple des Pères du désert, le discernement a sa place dans l'oeuvre de Jean. Si chacun doit faire tout son possible pour suivre l'Evangile dans sa radicalité, cela reste "son possible". Le discernement que Jean recommande au pasteur, tiendra compte à la fois de ce que Dieu demande, et des capacités de la personne.

Par ailleurs, l'humilité a la première place. Les moines les plus avancés ne sont pas ceux qui pensent être de grands ascètes ou de grands contemplatifs, mais ceux qui sont convaincus d'être des moines indignes et se disent sans cesse : "Je recommence". Le fondement de la vie spirituelle est pour lui le penthos, la pénitence. La fin en est la charité.
 

C'est dans cette perspective nuancée qu'il faut comprendre ce qui peut paraître outrancier dans la doctrine de Jean. Elle vise à la relation de l'homme avec Dieu, à sa transfiguration et à sa communion personnelle et totale avec son Créateur.
 


BIBLIOGRAPHIE
 

* Saint Jean Climaque : L'Echelle Sainte Spiritualité orientale, N 24.

* * Voir aussi : Dictionnaire de Spiritualité VIII, article "Jean Climaque"

source: http://users.skynet.be/am012324/studium/bresard/Climaq14.htm