UN ÉVÊQUE JURASSIEN

MGR LACHAT

Esquisse Biographique

Conférence donnée à la "Section Historique" du Katholikentag de Bâle (1924)

Mgr E. FOLLETÊTE

Curé-Doyen de Porrentruy

Abbaye Saint Benoît - Chapelle N-D du Vorbourg - Hagiographie

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 La Suisse catholique célèbre, cette année, le centenaire du cardinal Mermillod et, à cette occasion, l'histoire religieuse de notre pays s'enrichira de maint travail intéressant sur la longue et glorieuse carrière de l'éminent prince de l'Eglise. Ce n'est pas ce sujet qui a retenu mon attention et l'on pardonnera facilement à un enfant du Jura de consacrer quelques lignes à cet autre évêque, contemporain du cardinal, dont la douloureuse destinée monta le même calvaire que l'illustre évêque de Genève: j'ai nommé l'évêque de Bâle, Monseigneur Eugène Lachat.

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Par l'âge, Mgr Lachat est l'aîné de Mgr Mermillod, de six ans; il le fut aussi dans l'épiscopat: mais bientôt leurs chemins se rejoignent pour former la même voie douloureuse: tous deux furent victimes des mêmes troubles religieux et du même ostracisme de la patrie ingrate envers ses meilleurs fils; l'un, exilé par ordre du Conseil fédéral; l'autre, proclamé déchu de sa charge épiscopale par la conférence diocésaine et exilé dans son propre diocèse; tous deux honnis, calomniés, livrés à la vindicte publique, représentés comme des citoyens dangereux, ennemis de l'Etat, seuls responsables des maux immenses qui s'abattaient sur le pays et seuls obstacles à l'ordre public et à la paix confessionnelle; tous deux affligés, dans l'amertume de leur exil, des coups violents et répétés portés à leur diocèse: spoliation et profanation des églises, introduction du schisme, persécution du clergé fidèle, poursuivi à cause de sa fidélité même à l'évêque; tous deux errant en quêteurs sur les chemins de l'étranger pour subvenir aux besoins pressants de leur église et de leur clergé dépouillés; tous deux enfin sacrifiés, l'un dans l'apothéose de la pourpre cardinalice, l'autre dans l'éclat de la dignité archiépiscopale et l'érection du siège du Tessin, à la restauration de la paix religieuse et comme la rançon du nouvel ordre des choses.

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Certes, Mgr Lachat est un personnage de moindre envergure que Mgr Mermillod et il ne jouit pas dans l'Église de la notoriété mondiale que valurent à l'évêque de Lausanne et Genève non seulement la pourpre cardinalice, mais le charme de son éloquence et son heureuse initiative dans le domaine des questions sociales.

Avec son accent du terroir et sa bonhomie jurassienne, l'évêque de Bâle le cède en distinction en finesse au Genevois de race; il n'a rien du brillant conférencier de Lyon ni du grand prédicateur goûté de toutes les grandes cathédrales de France. Un seul titre suffit à sa gloire: "Champion de la foi"; une devise résume son invincible fidélité au milieu des plus terribles coups de la persécution : potius mori quam foedari , plutôt la mort que la honte."

Aimable-Jean-Claude-Eugène Lachat, originaire de la Scheulte paroisse de Mervelier, est né dans la ferme de Montavon, commune de Réclère, le 14 octobre 1819. Orphelin de bonne heure, il fut l'objet de la sollicitude pastorale du curé de Grandfontaine, l'abbé Farine, qui lui fit commencer es études classiques. Il fit sa rhétorique à Besaçon, où étudiait son frère aîné, François Lachat, le futur traducteur de S. Thomas d'Aquin et de la Symbolique de Möhler, et éditeur des œuvres de Bossuet. Il a entendu l'appel de Dieu, qui veut l'honorer de son sacerdoce. Où ira-t-il puiser la science théologique, dont il a besoin pour enseigner le peuple fidèle? A sa source, à Rome. Le séminaire de Porrentruy a été emporté par la tourmente religieuse de 1836. D'autre part, rien ne retient plus le jeune orphelin à la maison paternelle privé de la douce affection de ses parents. Mais Rome est bien loin et le jeune étudiant est pauvre. Qu'à cela ne tienne! Il voyagera à pied, singulier exemple d'énergie et d'endurance pour un jeune homme de 17 ans! Comme les pieux pèlerins d'autrefois, il visitera pour attirer la bénédiction divine sur son cher projet, les sanctuaires de Notre-Dame des Ermites, le tombeau de Saint Charles à Mila, et la Santa Casa de Lorette. A Rome, il ne trouva plus de place à la Propagande, il s'en fut à Albano chez les Pères du Précieux Sang, congrégation fondée par le vénérable P. Gaspard del Bufalo. Ordonné prêtre, le 24 septembre 1842, il s'adonna d'abord au ministère des missions. C'est en qualité de missionnaire qu'il fut envoyé au sanctuaire de Notre-Dame des Trois Epéis, en Alsace, dont il releva le pèlerinage, mais, rappelé dans le Jura par son bienfaiteur, l'abbé Farine, dont la vieillesse réclamait un aide; il fut d'abord vicaire, pus bientôt curé de Grandfontaine; cinq ans plus tard (1855) curé-doyen de Delémont, enfin le 25 février 1863, il fut élu évêque de Bâle.

Avant d'aller plus loin, il est intéressant d'examiner de plus près les influences qui ont formé cette âme sacerdotale et qui l'ont préparée si vaillante pour les rudes combats de la foi.

Joseph de Maistre a dit: "L'homme est formé à 7 ans sur les genoux de sa mère." Le jeune Lachat eut le bonheur de naître dans une famille chrétienne de vieille roche, où le dévouement à l'Église et à ses ministres était de tradition. Pendant les heures périlleuses de la tourmente révolutionnaire, la ferme de Montavon servit souvent de refuge et d'abri aux prêtres poursuivis de sanctuaire où le saint Sacrifice était offert dans le secret d'une cachette retirée. Les dangers de ces expéditions nocturnes et les prouesses de cet âge héroïque se racontaient dans les longues veillées d'hiver et l'imagination du jeune enfant en resta vivement frappée. Fils de notre bonne terre jurassienne, où la vieille foi catholique a poussé de si profondes racines, il puisait la fidélité religieuse dans les leçons de la famille. L'expérience du présent l'instruisait d'ailleurs autant que les enseignements du passé. On était alors en plein dans les troubles religieux de 1836: il fut le témoin de la courageuse résistance de notre peuple aux entreprises impies des ennemis de la religion: il vit les "mains" s'élever en signe de protestation devant les églises au cri de "Vive la religion." Il put enfin connaître le malheureux sort réservé aux confesseurs de la foi, le pro-vicaire Cuttat et ses vicaires Spahr et Bélet.

Le long séjour du jeune séminariste à Rome, au pied des glorieuses reliques des saints Apôtres et de tant d'autres martyrs illustres sous l'influence plus immédiate du Chef de l'Eglise et du Vicaire de Jésus-Christ ne pouvait que fortifier encore la fermeté des convictions religieuses de notre futur évêque.

Qu'on relise donc ses lettres écrites en pleine tourmente, dans la tranquille sérénité de son âme: en octobre 1872: "Dieu se rit des projets des méchants. Je me confie en sa divine bonté. S'il juge bon que mon sang coule pour son Eglise et pour la défense du peuple catholique "ecce Domine, adsum". Mais il faut que l'on prie afin que le Seigneur donne le courage". Et cet autre passage, huit jours après sa destitution par la conférence diocésaine: "J'ai défendu autant que je l'ai pu la foi catholique et spécialement le Jura catholique. Je suis la victime des ennemis de notre foi sainte. Je n'ai pas à m'en plaindre; je n'ai qu'à bénir le Seigneur de tout. Oui! Que sa volonté sainte soit faite!"

Quand on relit tous ces passages admirables de sa correspondance, comment ne pas penser que l'influence romaine n'ait pas trempé cette âme vaillante pour les combats de la foi.

Il est enfin une influence qu'il importe de mentionner pour comprendre l'attitude si ferme de l'évêque de Bâle devant les exigences des Etats diocésains: c'est l'influence de son activité missionnaire. Pour le jeune prêtre, la religion ne fut jamais une vérité toute spéculative et une doctrine abstraite, un objet de contemplation.

Il fut habitué à la comprendre vécue par le peuple chrétien, à la considérer comme le trésor des peuples fidèles, comme ressort secret de leur vie morale, le principe de toute vertu, de toute résurrection spirituelle. Ses missions, prêchées en Italie, le mirent en contact avec la foule ardente et simple des bergers de la campagne romaine ou des pêcheurs du littoral avec les forçats de Porto Ansio. En Alsace, dans le Jura, il continue avec amour ce même ministère et, il se tient toujours très proche du peuple chrétien, dont il connaît bien les faiblesses, les défaillances, mais aussi les besoins, les vertus, les spontanéités généreuses.

A Delémont, il est le modèle des pasteurs et son action s'étend sur les pauvres, sur les malades et les soldats. Rien d'étonnant dès lors que, dans les entreprises des ennemis de l'Église, son âme de pasteur s'alarme d'instinct des dangers courus par le peuple, des séductions que l'erreur et le mensonge exerceront sur l'esprit non prévenu des âmes simples. Le péril de la foi du peuple l'inquiète plus que les menaces contre sa propre personne. C'est la foi du peuple chrétien, c'est son bien le plus précieux qu'il défend avec une énergie invincible au prix des plus grands sacrifices.

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II

L'élection du curé-doyen de Delémont au siège épiscopal de Bâle fut une surprise, une surprise agréable et flatteuse pour le Jura. On sait que le concordat de 1828 règle le mode de nomination des évêques de Bâle. Le droit d'élection appartient au chapitre cathédral, qui doit cependant avoir égard à nommer une personne qui ne soit pas "moins agréable" aux gouvernements cantonaux. A cette fin, les délégués des États diocésains se réunissent au jour fixé pour l'élection dans la ville ou siège le chapitre cathédral. Ce dernier propose une liste de six noms, qu'il communique à la conférence des délégués des États diocésains; celle-ci peut en exclure les candidats moins agréables, de telle façon pourtant qu'il reste toujours au Chapitre un libre choix entre plusieurs candidats.

Mgr Arnold était décédé le 17 décembre 1862; le 20 janvier 1863 fut fixé pour l'élection de son successeur. Mais comme deux canonicats argoviens n'avaient pas été repourvus, à cause de différends avec le gouvernement de ce canton, des difficultés surgirent et l'élection fut ajournée au 24 février. La liste de six candidats, établie par le chapitre, fut présentée à la conférence diocésaine, mais n'eut pas l'heur de lui plaire, puisqu'elle supprima cinq noms sur six, comme candidats moins agréables. La liberté du choix était de fait abolie pour le chapitre, et la journée du 24 février se passa sans résultat. Le lendemain eut lieu une réunion de délégués du chapitre et de la conférence diocésaine. C'est alors que la députation de Berne proposa M. le doyen Lachat, de Delémont, comme candidat agréable aux gouvernements. Cette présentation était la mise en œuvre de la revendication formulée par la brochure de Xavier Stockmar, membre du gouvernement de Berne: De la nomination d'un évêque de Bâle, brochure dans laquelle Berne réclamait l'honneur de donner un évêque au diocèse de Bâle. Le chapitre cathédral établit une nouvelle liste de six noms, parmi lesquels celui de Mgr Lachat, liste sur laquelle la conférence agréa trois candidats: Le doyen de Delémont, le prévôt Leu, de Lucerne, et M. Keiser, supérieur du Séminaire. Le lendemain, 27 février, après l'office solennel du Saint-Esprit, le chapitre procéda à l'élection canonique et Mgr Lachat fut nommé évêque de Bâle par sept voix sur onze.

Les difficultés de cette élection laborieuse manifestent clairement l'opposition de vues du chapitre et de la conférence sur les qualités essentielles que devait posséder l'évêque de Bâle. Le chapitre voulait donner au diocèse un digne pasteur, dont la science, la piété et la prudence rehaussent la dignité. Pour la conférence, qui jugeait des choses d'Église avec son esprit mondain et considérait cette élection sous l'angle de la politique, il s'agissait avant tout de savoir si l'évêque était libéral ou ami des libéraux au sens où l'on entendait ce mot en Suisse dans les années 60.

"Il ne s'agissait de rien moins, écrit le comte de Schérer-Boccard, en s'excusant de devoir à la vérité de mentionner ces faits, - il ne s'agissait de rien moins que de savoir si le nouvel évêque de Bâle était, oui ou non, ultramontain." Telle était l'opinion publique dans les milieux de certains États diocésains en 1863, et il faut reconnaître que cette opinion eut sa part d'influence dans l'élection du 27 février. L'aménité de son caractère, sa franche bonhomie, ses relations cordiales avec les milieux les plus divers, sa prudence pastorale avaient valu au doyen de Delémont cette réputation de libéralisme, excellente si elle signifiait les qualités morales du nouveau prélat, mais fâcheuse quand on la transportait sur le terrain des principes de la foi et de la religion.

Nous ne croyons pas devoir justifier Mgr Lachat de cette réputation; sa vie toute entière répond de ses convictions et de ses sentiments. Nous ferons simplement remarquer que les mêmes acclamations au nom du libéralisme retentirent aussi, en 1846, lors de l'élection de Pie IX, qui devait être le pape du Syllabus.

Mgr Lachat fut préconisé dans le consistoire du 28 septembre et sacré le 30 novembre dans la cathédrale de Soleure par Mgr Raess, évêque de Strasbourg, assisté de Mgr Greith, évêque de Saint-Gall et de Mgr de Preux, évêque de Sion. Les fêtes du sacre furent splendides et donnèrent une expression magnifique à la joie de tout le diocèse.

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III

La joie des premiers jours se dissipa rapidement et de gros nuages, portant l'orage dans leurs flancs, s'amoncelèrent bientôt dans le ciel de l'Église. La date du sacre (30 novembre, fête de Saint André) semble avoir été un mauvais présage. "La croix de saint André planait sur cette fête", s'écrie Mgr Mermillod à ce sujet dans son oraison funèbre de l'évêque de Bâle. L'épiscopat tout entier de Mgr Lachat reste marqué de la croix, et dès son sacre, le nouveau prélat commence à gravir un dur calvaire, dont les stations sont nombreuses. En1865, il promulgue dans son diocèse l'encyclique de Pie IX Quanta cura; mais, par esprit de prudence, usant de la faculté laissée par l'encyclique, il s'abstient de promulguer le Syllabus. Vaine précaution; les gouvernements d'Argovie, de Bâle-Campagne et de Thurgovie refusent le "placet" à son mandement. La même année, (19 janvier), la Conférence des États diocésains lui adresse un questionnaire portant sur cinq points de l'administration diocésaine et de la juridiction épiscopale: 1. Le service religieux dans la chapelle du séminaire; 2 les taxes de dispenses pour empêchements de mariage; 3. Le catéchisme diocésain; 4. L'instruction religieuse pour les enfants des écoles; 5. Le "placetum regium" et le denier de St Pierre. Comme on le voit, ces questions ne témoignent pas d'une grande confiance des États diocésains en leur Évêque, ni d'un grande indépendance du ministère épiscopal.

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En 1866, Mgr Lachat publie un catéchisme unifié pour tout le diocèse. Mais le gouvernement d'Argovie fait défense au clergé de ce canton d'en faire usage avant que le catéchisme n'ait reçu l'approbation de l'État.

Les États diocésains ont présenté à l'Evêché une requête pour obtenir une réduction des fêtes chômées. Mgr Lachat s'emploie à Rome pour obtenir une réponse favorable: par concession du Souverain Pontife, sept fêtes sont supprimées; mais Soleure et Berne sont mécontents de la solution et abolissent d'autres fêtes de leur propre autorité.

En 1867 (février), le gouvernement bernois introduit, de son initiative personnelle et malgré les réclamations de l'autorité diocésaine, le vote des paroisses pour la nomination des curés. Le 5 mars 1868 est votée, par le Grand Conseil de Berne, la loi qui supprime dans le Jura les sœurs enseignantes, qui dirigeaient toutes les classes de filles. La même année, Soleure et Berne font opposition à l'appel de l'évêque, convoquant son clergé aux pieux exercices de la retraite spirituelle.

Le 2 avril 1869, le gouvernement de Soleure, en qualité de Vorort des États diocésains, s'élève contre l'enseignement de la morale donné au séminaire diocésain et exige que le manuel du P. Gury, Jésuite, soit remplacé. Mgr Lachat obtempère à cette injonction et remplace le manuel Gury, par celui de Kenryck, archevêque de Baltimore; mais l'hostilité de la conférence n'est pas vaincue par cette concession, et, l'année suivante (2 avril) pendant que l'évêque de Bâle siège à Rome au Concile du Vatican, la conférence lui fait signifier la suppression du séminaire de Soleure.

Mgr Lachat annonce sa résolution d'ériger un nouveau séminaire, sans le concours des États; ce dont se plaint (lettre du 27 octobre 1870) la conférence qui vient de supprimer le séminaire concordataire.

En 1870, Argovie menace de se séparer du diocèse de Bâle. La même année, en octobre, la conférence vote une résolution contre la promulgation des décrets du concile du Vatican. Mais l'évêque se sent lié par les serments de son sacre et les devoirs de sa conscience. Avec le prophète, il s'écrie: "Vae mihi quia tacui", et il répète avec St Jérôme: "Mori possum; tacere non possum". Sa conscience lui intime l'ordre de parler; il parlera donc, quelles que puissent être les conséquences de cette parole, qui ne veut pas être enchaînée. C'est dans son mandement du Carême 1871 qu'il promulgue, dans son diocèse, le dogme de l'infaillibilité pontificale. L'irritation est grande dans les milieux gouvernementaux; mais elle n'éclate pas encore en orage. Le rejet de la Constitution fédérale de 1872 calme d'ailleurs les têtes les plus ardentes; mais ce n'est qu'un ajournement.

Le dogme promulgué par le Concile a eu pour effet d'opérer la séparation des esprits; dans le clergé, quelques membres lèvent l'étendard de la révolte. Dans une lettre (15 novembre 1872) paternelle autant que ferme, l'évêque est obligé de menacer de ces censures ceux qui enseigneraient une doctrine contraire à l'infaillibilité. Aussitôt (19 novembre 1872), la conférence intervient et intime à l'évêque défense de usage des censures à l'égard des prêtres insoumis, exige des explications dans le délai de trois semaines, soulève la question du legs de demoiselle Linder, de Bâle et exige la destitution du dévoué et actif chancelier de l'Évêché, M. Duret. Le 16 décembre 1872, Mgr Lachat transmet sa réponse, ferme et digne; il refuse nettement de se séparer d'un collaborateur aussi précieux que son chancelier.

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La conférence n'ayant pas obtenu les satisfactions qu'elle réclamait publia alors le 30 janvier 1873, le décret qui constituait la destitution de l'Évêque de Bâle et la vacance du siège épiscopal. Enfin, le 16 avril, le généreux confesseur de la foi était chassé de son palais et jeté sur la rue avec cette impudente parole du commissaire: " Maintenant, vous êtes libre."

Avec cet événement s'ouvre une nouvelle période de la vie de Mgr Lachat: son douloureux exil. La sèche énumération des conflits que nous venons de raconter constitue les stations du calvaire de l'évêque de Bâle. Nous n'avons cité que les actes gouvernementaux, que les pièces officielles; mais, pour se rendre compte de l'effervescence des esprits, à cette époque, il faudrait recueillir les échos enflammés de la presse, feuilleter les caricatures des almanachs de Disteli, entendre les discours des assemblées publiques. Le moindre événement, la plus discrète parole servait d'aliment à la fureur anticatholique. Mgr ne se faisait pas illusion: il voyait venir l'orage, sans pouvoir le conjurer. Dès 1867, Mgr Lachat écrit: "Il y a un redoublement de violence, qui va crescendo et qui augmentera encore. Ou apostasier ou souffrir. Nous en sommes là".

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Relisons ces émouvantes lettres:

Lucerne, 26 janvier 1872

"On en est venu au point de penser que les temps de l'Antéchrist sont arrivés. Je n'en sais rien, moi; mais je dis simplement que tous les symptômes en sont présents. Quoiqu'il en soit, il n'arrivera que ce que Dieu veut. Tôt ou tard Sa justice triomphera. Mieux vaut être victime pour sa gloire que triompher avec les méchants et les impies. Pour moi, je m'attends bien à être victime; mais melius est mori quam foedari… Je suis bien résigné à souffrir tout ce que Dieu voudra pour sa gloire, pour son Église, et pour le peuple catholique. Qu'il me donne seulement la force et sa grâce!"

Lettre au député C. Folletête.

Soleure, 19 octobre 1872

"Dans les jours si mauvais que nous traversons, chaque chrétien doit faire son devoir en toutes choses, le devoir, sans examiner si le succès récompensera ses efforts. Nous sommes placés dans une situation si malheureuse que la seule consolation qui nous reste, c'est le sentiment du devoir accompli…

Nous aurons sans doute encore beaucoup à souffrir dans cette tourmente, qui emporte tout, et dont nous ne voyons pas la fin; mais soyez assuré que nous combattons pour la vérité et pour Dieu, pour notre âme et pour le bonheur du peuple. Après cela, tout le reste est chose secondaire."

Lettre à M. Cas. Folletête, député

"Mais Dieu se rit des projets des méchants. Je me confie en sa divine bonté. S'il juge bon que mon sang coule pour son Église et pour la défense du peuple catholique; esse Dominus, adsum. Mais il faut que l'on prie, afin que le Seigneur donne la force.

Lettre au même, 31 XII, 72

Pour être complet, nous devrions commenter chacun des événements signalés tout à l'heure; mais il faudrait un chapitre pour chacun d'eux et cette abondance dépasserait largement le cadre de cette esquisse. Nous voudrions cependant, avant de terminer cette période de la vie de Mgr Lachat, répondre quelques mots au reproche qui a été lancé, souvent par ses adversaires et quelquefois par des amis, d'avoir été la cause du conflit déplorable du Kulturkampf.

Prétendre cela, c'est non seulement commettre une injustice à l'égard d'un évêque ami de la paix, mais aussi conscient de ses devoirs; c'est encore avoir une notion bien étroite de si formidables événements. Les grandes crises, politiques ou religieuses, ne sont pas en général provoquées par l'action d'un seul homme, si puissant qu'on le suppose. Elles ont leurs causes lointaines et profondes dans des événements antérieurs, dans une situation donnée, dans des mouvements d'opinions qui soulèvent les masses et changent l'orientation de leurs idées, de leurs sentiments.

Quel est donc ce mouvement d'idées qui est à la base du Kulturkampf? C'est le libéralisme, avec les théories du cesaro-papisme de Wessemberg, qui a dominé tout le 19e siècle, qui a étendu son influence dans tous les domaines, politique, religieux. Grégoire XVI et Pie IX surtout eurent la lourde tâche de mener le combat contre les erreurs du libéralisme. Mais la contradiction et les condamnations de Rome ne firent qu'exaspérer les tenants de cette doctrine funeste et le Kulturkampf marqua la lutte désespérée, le plus violent, sinon le dernier assaut du libéralisme contre l'Église. Cette lutte était inévitable et la prudence des prédécesseurs de Mgr Lachat, Salzmann et Arnold, ne l'avait pas empêché d'éclater. Elle se continua avec plus d'âpreté sous Mgr Lachat, parce qu'elle puisait dans les événements du dehors et les mouvements de l'opinion publique les aliments qui la fortifiaient. Mais Mgr Lachat n'y est pour rien et un autre évêque n'aurait pas, croyons-nous, empêché la tempête de se déchaîner. Ce mouvement d'opinion contre l'Église est si manifeste, que dès 1871, les évêques suisses, alarmés de l'assaut général qui est sonné de toutes parts dans notre pays contre la religion catholique et ses ministres, croient devoir adresser aux Chambres fédérales un mémoire sur la situation du catholicisme en Suisse. Cela est si vrai, que depuis longtemps, les mêmes sommations impératives sont faites à l'Église: c'est déjà le programme des 14 articles de Baden. Le premier essai ayant échoué, le libéralisme tente l'expérience une seconde fois, avec de nouveaux frais et des moyens plus puissants. Tous les conflits qui surgirent entre l'autorité religieuse et les gouvernements cantonaux se trouvent en germe dans les articles de Baden, qui étaient restés, à leurs yeux, la charte des droits de l'État en matière religieuse. Le droit de placet même pour les actes du St-Siège, les questions des empêchements et des taxes de mariage, la réduction des fêtes chômées, le droit souverain de haute surveillance sur les séminaires; autant de sujets de conflits, mais aussi autant de points, qui constituaient la doctrine et les revendications du libéralisme religieux de cette époque. Encore une fois, la lutte pour les droits de l'Église était inévitable; elle éclata sous la pression des événements, et grâce aux encouragements du tout-puissant ministre de Prusse, dont l'ambition était de briser l'Église catholique, j'ai nommé Bismark. Mgr Lachat ne fut pas la cause de cette lutte, il en fut la glorieuse victime.

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J'ai parlé tout à l'heure du douloureux exil de l'évêque de Bâle. Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de cette expression. Il faut rendre, certes, un légitime hommage au gouvernement de Lucerne, dont le président vint offrir, à l'évêque destitué, après son expulsion du palais épiscopal de Soleure, l'hospitalité généreuse de ce catholique canton. Il faut rendre hommage aussi à la liberté d'action, dont jouissait Mgr Lachat, à Lucerne. Cette liberté souffrait cependant de plus d'une restriction et la situation qui était faite à l'évêque n'était pas des plus agréables; situation délicate aussi pour les autorités lucernoises surveillées par des confédérés hostiles et responsables devant l'opinion publique. Sans doute, Mgr Lachat avait bien conscience des devoirs de la reconnaissance que l'hospitalité de Lucerne lui imposait et comprenait bien la situation difficile faite à ses autorités par sa présence sur le territoire de ce canton; à certaines heures, il eût préféré l'exil avec une plus grande indépendance. La lettre suivante nous renseigne exactement sur la situation et les sentiments de l'évêque. Son correspondant lui demandait un acte public, un document officiel pour intimer aux catholiques jurassiens l'ordre de pas prendre part aux élections paroissiales; il répond le 6 janvier 1878, en disant que la prudence à laquelle il est tenu, ne lui permet pas de mettre son autorité en évidence et il ajoute:

"Vous paraissez croire que l'évêque de B. jouit à Lucerne d'une liberté complète, tandis qu'elle m'est très limitée. Les premières entraves proviennent du gouvernement de ce canton. Il ne faut pas oublier qu'il se trouve en face des cantons hostiles, dont les gouvernements m'ont interdit tout acte de ma juridiction, sous la pression du Conseil fédéral, qui ne néglige point les occasions de le lui faire sentir, ayant derrière lui les radicaux de son propre canton. Il ne veut point affronter les réclamations, les récriminations, ni les colères des uns et des autres à cause des actes de l'évêque et il se montre sur ce point fort méticuleux. Je trouve ses craintes souvent excessives; néanmoins les trois grandes difficultés qu'il lui faut surmonter pour se maintenir sont à mes yeux une excuse.

De mon côté, ce serait une grande imprudence et même une faute que tout le monde me reprocherait, si, sans une absolue nécessité, je fournissais à ses puissants ennemis, des prétextes de l'attaquer ou d'ovrir une campagne contre lui pour le forcer à m'interdire tout acte épiscopal, devant quoi il ne reculerait pas pour se conserver (et tous les Allemands, je dis, les bons, trouveraient qu'il fait bien et me donneraient tous les torts). Il est vrai que, s'il tombait, ce serait le triomphe du radicalisme à Lucerne, à Zoug et ailleurs et la ruine du catholicisme, au moins pour un temps. Puis, l'évêque empêché ou éloigné, Dieu seul sait les maux qui s'en suivraient.

"Vous voyez, M. le rédacteur, que ma situation est on ne peut plus douloureuse; elle s'aggrave encore par les faux jugements de ceux qui ajoutent à ces douleurs leurs critiques insensées contre le Chef du diocèse. L'exil me serait personnellement de beaucoup préférable; j'en aurais les honneurs et la liberté en plus."

"Le Conseil épiscopal, consulté sur la question estime qu'il serait bien dangereux que je fasse la déclaration en question."

Cette situation devait durer dix ans. Il n'est personne qui ne comprenne combien cet état de violence était pénible à l'évêque et préjudiciable au diocèse. Cependant les voix s'élevaient parfois, qui réclamaient la paix au prix de quelques concessions de l'Église; c'étaient des esprits sages, conciliants, avides peut-être de la gloire d'être les négociateurs de la paix future. Mais l'heure n'avait pas encore sonné de la conciliation. Mgr Lachat le sentait bien et c'est pourquoi il écrit avec une indignation contenue:

Le 24 juillet 1874

"Des concessions? Mais lesquelles, s'il vous plaît?Mais on nous a tout pris, tout volé. Quelles concessions pourrions-nous encore faire? Ni le clergé, ni les fidèles n'ont plus rien à céder: nos églises, nos maisons, nos fondations pieuses, nos droits, nos libertés, notre culte, nos prêtres mêmes, tout nous a été enlevé; nos autels ont été livrés aux intrus, et nos temples, bâtis de os mains, à nos ennemis! Et nous devons faire des concessions! Hélas! Il ne nous reste plus que notre foi sainte; celle-ci du moins, nous ne la livrerons pas et on ne nous l'arrachera pas. Dieu aidant, nous saurons mourir fidèles à la croix du Christ, comme le soldat tombe enveloppé dans les plis de son drapeau."

Cependant les années s'écoulent; nous sommes en 1878; c'est l'époque la plus critique de la persécution. On pressent vaguement, dans les milieux officiels, un secret désir de restaurer la paix religieuse. Le Conseil fédéral a obligé certains cantons à rapporter les mesures vexatoires contre le clergé. Dans le Jura, les prêtres exilés sont rentrés. Qu'on laisse les paroisse voter et faire usage des dispositions de la loi sur les cultes, et le peuple fidèle acclamera ses anciens pasteurs. Un vote enthousiaste finira le schisme et d'un seul coup balaiera la tourbe honteuse des mercenaires, qui s'étaient introduits dans le bercail. Cette perspective est bien séduisante et les plus vaillants défenseurs de la foi inclinent en faveur de cette solution. Mais les principes?

Faire usage de la loi sur les cultes, n'est-ce pas reconnaître son autorité et se mettre en opposition avec l'Église qui l'a condamnée. L'évêque soumet la question à Rome et envoie au St-Siège un mémoire important sur cette question. Dirai-je que cet évêque, que ses adversaires accusaient d'intransigeance, penchait visiblement en faveur de la solution d'opportunité. Mais, à Rome, cette solution d'opportunité présentée par l'évêque de Bâle se heurta à la thèse contraire proposée par Mgr Mermillod. Ainsi les deux frères d'armes, les deux évêques unis dans la communauté des mêmes souffrances, divergeaient de vues sur les conditions de la paix. C'est l'origine de la situation religieuse actuelle, différente, de Genève et du Jura: à Genève, la séparation dans la liberté - dans le Jura, la reconnaissance officielle de l'Église catholique romaine dans l'application de la loi sur les cultes. Rome répondit au Mémoire du Jura, sans s'engager sur le fond, par un "tolerari posse." La raison de cette différence doit en être cherchée dans cette disposition favorable de l'art. 11 paragraphe 8 de la loi sur les cultes, qui donne aux assemblées paroissiales "le droit de prendre une décision sur les questions qui concernent les rapports de la paroisse avec une autorité ecclésiastique supérieure", par conséquent avec l'évêque. Cette reconnaissance détournée de l'autorité épiscopale permit à Rome de tolérer l'application de la loi sur les cultes.

Deux ans se sont écoulés: à Rome, règne le grand pape Léon XIII, dont l'esprit conciliateur et la largeur de vues ont déjà opéré un grand apaisement dans les anciens conflits. Mgr Lachat écrit de Rome, à ce sujet, sous la date du 31 janvier 1880: "Le pape désire vivement que la paix religieuse se rétablisse; il y prêtera sans doute les mains, mais respectera tous les droits et ne consentira jamais au triomphe de l'iniquité. Dans les cercles catholiques, ou simplement diplomatiques, on se montre révolté de l'outrecuidance du gouvernement de Berne, à cause des conditions ridicules et insipides qu'il ose formuler à l'adresse du St-Siège, sur l'admission du fait accompli de la prétendue destitution de l'évêque de Bâle. Ni la Prusse, ni la Russie n'ont eu de telles insolences."

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V

Les adversaires de Mgr Lachat, on le voit par cette lettre, ne désarmaient pas et ils entendaient bien faire accepter sa destitution comme un fait accompli. A Rome, Léon XIII s'était donné pour tâche de panser les plaies du Kulturkampf. Il avait en singulière estime l'évêque de Bâle qu'il avait connu au Concile, alors qu'ils logeaient tous deux dans le palais du Quirinal. Le pape ne pouvait oublier qu'il avait été un des premiers comme archevêque de Pérouse, à adresser au prélat frappé par la persécution toutes ses sympathies, lui disant sa fierté de le voir "renouveler (dans l'Église) les exemples des Athanase, des Hilaire, des Eusèbe." (lettre de Mgr Pecci, archevêque de Pérouse à Mgr Lachat, du 31 mars 1873). Mais, aujourd'hui, l'ancien archevêque de Pérouse est sur le trône pontifical, avec la lourde mission de rétablir la paix dans l'Église.

Quelqu'estime qu'il ait pour le vénérable confesseur de la foi, le bien général de l'Église l'emporte, à ses yeux, sur les considérations de personnes et si une solution se présente, qui ménage les égards dus aux mérites éminents de l'évêque persécuté, elle sera la bienvenue. C'est dans ces conditions que se présente à Rome et à Berne la question de l'administration apostolique du Tessin. Il s'agissait de détacher les catholiques du Tessin de la juridiction des évêques de Côme et de Milan et de leur donner un évêque suisse. C'était la mise à exécution d'un décret du Conseil fédéral en date du 22 juillet 1859, qui interdisait sur le territoire de la Confédération tout acte de juridiction d'un évêque étranger. Le moment était venu de réaliser cet ancien projet. Le Conseil fédéral prit l'initiative, il comptait dans son sein des hommes éminents comme Welti et Ruchonnet. Du côté tessinois, M. Pedrazzini, conseiller d'État, devait être le négociateur habile autant que sûr. Les négociations devaient durer plus d'une année. Dés la première conférence officielle, entre les délégués du Conseil fédéral et le gouvernement de Bellinzone, on tomba d'accord que, si Mgr Lachat était proposé, ce choix serait agréé des deux côtés. C'est alors que Pedrazzini et Regazzi se rendent à Rome, où ils reçoivent bon accueil. Mais le Souverain Pontife ne voulut rien conclure sans entendre Mgr Lachat, lequel répondit par une double lettre, l'une officielle, l'autre privée, qui semblaient se contredire. Je laisse ici la parole au Cardinal Ferrata, dans ses Mémoires; on sait que Mgr Ferrata fut l'envoyé diplomatique du St-Siège pour le règlement des affaires tessinoises en 1883 et 1888.

"Le 13 du même mois, août 1883, Mgr Lachat répondait par deux pièces toutes différentes: dans un rapport détaillé aux allures officielles, il relevait tous les inconvénients que présentait le projet, à commencer par son éloignement du diocèse de Bâle. Ces inconvénients n'étaient pas sans gravité, et pouvaient laisser penser que le prélat n'était pas disposé à quitter son diocèse. Mais dans une autre lettre, confidentielle et autographe, du même jour, l'éminent prélat, avec l'abandon d'un fils et le cœur d'un évêque, exposait au St-Père les conséquences funestes du schisme cantonal et la crainte que la situation n'empirât encore au moment de sa mort. Il priait donc le St-Père de prendre à temps les mesures opportunes. Quant à lui, il se déclarait prêt à suivre en tout la volonté du Pape, qui "trouvera dans l'évêque de Bâle un fils parfaitement soumis à toutes ses décisions."

"Les observations de Mgr Lachat contraires au projet, la délicatesse et la gravité de la matière, surtout l'opposition qui paraissait exister entre les deux écrits du prélat , laissent le Pape dans une grande perplexité. D'un côté il paraissait clair que, suivant l'évêque de Bâle, il ne fallait pas accepter la combinaison proposée par les Tessinois, parce qu'elle nuisait aux intérêts religieux. D'un autre côté, de l'aveu même de Mgr Lachat, il était nécessaire et urgent de pourvoir à la situation; l'évêque ne proposait aucun autre projet, mais il se déclarait prêt en tout cas faire toute la volonté du Saint-Père.

C'est,sur ces entrefaites, que le St-Père résolut d'envoyer une personne de confiance pour enquêter sur place et prendre toutes les informations nécessaires, afin de le renseigner exactement. Ce fut Mgr Ferrata, qui fut choisi; il était alors attaché aux affaires ecclésiastiques extraordinaires. Le jeune prélat vint en Suisse et s'acquitta de sa mission avec distinction. Il vit M. Welti, dont il fait dans ses mémoires le plus grand éloge; le baron d'Ohenfels, ministre d'Autriche à Berne, diplomate très au courant de la situation, lui dit:" La restauration de l'autorité de Mgr Lachat dans les 5 cantons est impossible. Mais si l'on ne peut sauver l'évêque, il faut du moins sauver l'Évêché." Il consulta de même Mgr Egger, évêque de St-Gall. Mais la grosse difficulté était la personne de Mgr Lachat. Je cède de nouveau la parole au délégué apostolique:

Il fallait rassembler tous les renseignements de fait qui pourraient contribuer à faire mieux connaître au St-Père l'état des choses. Cette mission me chargeait d'une certaine responsabilité; c'était sur la base des renseignements que je fournirais que le Saint-Siège allait prendre une décision définitive; avec un peu d'attention et de diligence, je comptais toutefois atteindre un résultat convenable. Mais la dépêche du cardinal Jacobini me confiait une charge bien plus délicate, celle de persuader à Mgr Lachat de renoncer au diocèse de Bâle et d'accepter la translation éventuelle au Tessin; mais je devais lui faire cette proposition comme venant de moi et sans mettre le moins du monde en avant l'autorité du Saint-Père.

Je compris que le St-Père, avant d'intervenir personnellement, voulait savoir qu'elle serait l'issue de la tentative que je ferais. Son idée était sage; d'autre part, il m'était fort pénible de devoir faire au très distingué prélat une proposition qui constituait un sacrifice incontestable. Du diocèse le plus vaste et le plus important de la Suisse, passer à l'administration d'un seul canton de 150.000 habitants, en échangeant le titre d'évêque contre celui de vicaire ou administrateur apostolique , c'était toute l'apparence d'une diminutio capitis, qui pouvait impressionner douloureusement même un évêque de vertu solide et de grand esprit de sacrifice comme était Mgr Lachat. De plus, comme je ne pouvais, en présentant cette proposition, me prévaloir de la pensée du Saint-Siège, cela pouvait me faire apparaître comme important et audacieux, du moins comme peu délicat, par là-même, n'était-ce pas me mettre dans l'impossibilité d'obtenir ces renseignements et ces explications que le Saint-Père désirait avoir, avant de prendre une décision définitive? Alors tout le but de mon voyage était manqué.

Je partis de Berne, un peu hésitant, et me rendis chez l'évêque de Saint-Gall, qui me fournit d'utiles informations. Mgr Egger, prélat de beaucoup de jugement, m'exprima son avis sur le projet du Conseil fédéral "Certainement, il n'est pas parfait, me dit-il, mais étant donné les circonstances, je n'en vois pas de meilleur." Je consultai d'autres personnages compétents, et tous me firent à peu près la même réponse. L'objection principale était, chez tous, le sacrifice qui était demandé à Mgr Lachat.

C'est avec une sincère émotion que le délégué du Saint-Siège se rendit chez Mgr Lachat; il sentait toute l'importance et la délicatesse de sa mission et l'on est touché de voir le fin diplomate entrer d'abord dans la collégiale de St-Léger pour recommander à Dieu sa démarche auprès du vénérable confesseur de la foi. Toute cette page de l'entrevue mérite d'être lue à cause de la noblesse des sentiments qui s'y manifestent. L'entrevue confirma les hésitations de Mgr Lachat, mais aussi son plein abandon à la volonté du St-Père, abandon qu'il confirma dans une lettre écrite au Cardinal Jacobini, secrétaire d'État et remise à Mgr Ferrata.

Ainsi muni de ces informations, Mgr Ferrata revint à Rome, après avoir pris langue, à Bellinzone, avec le gouvernement de ce canton. La Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires consultée émet un avis favorable. L'affaire va donc de l'avant et ce projet est communiqué officiellement au Conseil fédéral qui, à son tour, consulte les États diocésains de Bâle. Berne fait opposition. Cependant une conférence des États diocésains a lieu, à Berne, le 12 mars 1884, où M. Welti expose la situation. A la suite de certaine opposition manifestée par le canton de Berne, toute l'affaire est de nouveau soumise à la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires, qui maintient son premier avis favorable, malgré le changement de certaines conditions. Dès lors, on peut procéder aux actes officiels et la convention entre le Saint-Siège et le Conseil fédéral est signée à Berne le 1er septembre 1884. Par lettre du 18 décembre 1884, Léon XIII acceptait la démission de Mgr Lachat et la ratifiait, lui confiait l'administration apostolique du Tessin avec la dignité d'archevêque in partibus de Damiette et l'honneur du pallium. Par une lettre pastorale touchante, qui fit verser bien des larmes, Mgr Lachat prenait congé de ses anciens dicésains (27 mars 1885); enfin le 1er août, il faisait son entrée à Bellinzone.

La convention de Berne mettait fin à une situation déplorable qui durait depuis douze ans. M. Welti, alors malade, en éprouva une vive joie, qui lui fit oublier ses propres souffrances: "C'est un des plus beaux jours de ma vie, déclara-t-il à Mgr Ferrata. J'ai travaillé beaucoup pour rétablir la paix religieuse et j'éprouve la plus grande joie de voir le succès couronner mes efforts. Les luttes religieuses, en compromettant la bonne harmonie des cantons, des villes, des familles, ne pouvaient que nuire à la prospérité du pays; plus il est petit, plus il a besoin des forces compactes de tous les concitoyens. Je ne m'étais pas trompé quand j'ai cru que Léon XIII aurait compris dans sa haute sagesse, l'utilité morale et sociale de cette grande œuvre de paix."

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VI

Les catholiques tessinois accueillirent avec joie leur premier évêque. Sa connaissance parfaire de la langue italienne, son intelligence de leur tempérament, de leurs coutumes, facilitèrent son ministère. Certes, la situation était bien difficile: à côté de ce bon peuple catholique, il y avait les divisions politiques très profondes. Il y a surtout une situation ecclésiastique à laquelle il est temps de remédier. Trente-cinq années d'une loi abominable, écrit Mgr Lachat, qui régit toutes les affaires ecclésiastiques, ont fait un mal immense dans ce canton. J'ai été stupéfait en voyant que la loi schismatique du canton de Berne est absolument calquée sur la loi maçonnique du canton du Tessin. Pendant ce temps, les injustices criantes se sont multipliées, les ruines accumulées, et l'esprit public finissait par être perverti. Le clergé lui-même est bien trop généralement considéré comme un serviteur à gages, qui n'a qu'à obéir et rien à commander, même dans les choses essentielles du culte et de la religion. Les municipalités disposent de tout dans les églises, paient leurs dettes, leurs dépenses et même leurs folies des biens de celles-ci. De là, des églises très pauvres, les ornements en loques, les bénéfices très insuffisants à l'entretien des titulaires, les prêtres dans la misère, les nominations simoniaques, le sacerdoce avili, la grande pénurie des ministres des autels, quantité de postes ecclésiastiques vacants, etc., etc. Tout cela a amené le dépérissement de la foi, le mépris des choses sacrées, la dépravation des mœurs, la transgression des saintes règles, la décadence, la pauvreté, les haines intestines. Et le peuple est la grande victime de cet esprit révolutionnaire et impie. Le gouvernement s'est mis à l'œuvre, mais un peu tard, pour abolir cette loi et la remplacer par une autre, qui rendrait la liberté à l'Église et au peuple catholique. Ce projet, fait d'accord entre les deux autorités, serait un bienfait, s'il était accepté par le Grand Conseil…

J'entends les cris de fureur de la franc-maçonnerie, qui voit sa proie lui échapper. Je vois toute la nouvelle génération habituée à la spoliation des biens ecclésiastiques. Un grand nombre de prêtres, habitués sous le joug, et bien des catholiques désunis, puis des catholiques conservateurs non pratiquants."

Ce tableau, peut-être un peu poussé au noir, n'était cependant pas pour décourager l'intrépide prélat. Il se mit de suite à l'oeuvre, comme s'il pressentait qu'il devait se hâter, car le temps lui était mesuré. Sa première œuvre, et non des moins importantes, fut de créer à Lugano en 1885, un séminaire pour les jeunes recrues du sacerdoce, semblable à celui qu'il avait créé de toutes pièces à Lucerne. Toutes les œuvres catholiques reçurent de sa sollicitude une impulsion vigoureuse: les collèges de Pollegio et d'Ascona, ses encouragements. Des œuvres nouvelles étaient suscitées par son zèle. Mais il n'eut pas le temps de recueillir les fruits de ses labeurs. Sa robuste constitution avait été soumise, depuis son épiscopat, à de trop longues et trop dures épreuves. La maladie le surprit au milieu de ses courses apostoliques dans le Val Maggia; il y succomba au bout de quelques jours, le 1er novembre 1886 à Balerna, après un court, mais fécond épiscopat de 15 mois dans le Tessin. Sa mort fut, pour ce canton, un deuil national. "Il fut pleuré, dit le Cardinal Ferrata, dans ses Mémoires, par tous les catholiques du Tessin, qui avaient eu le temps de constater les effets de son zèle, de sa sagesse, et de sa bonté. Si ce prélat avait pu administrer ce canton un certain nombre d'années, l'état des choses se fût affermi et le provisoire comme on l'espérait, se serait transformé insensiblement en une situation stable et définitive. Malheureusement, il ne fit que passer à la direction de ce diocèse, et, à sa mort, les esprits étaient encore tout agités de la grande lutte que venaient de se livrer, dans le canton, les radicaux et les catholiques, à propos de l'abolition des lois hostiles à l'Église."

*

Dilexit Ecclesiam: il a aimé l'Église, s'écria Mgr Mermillod dans l'oraison funèbre de Mgr Lachat, dans l'église de St Laurent de Lugano. N'est-ce pas le mot qui résume le mieux cette longue vie de luttes et de souffrances? N'est-ce pas cet amour, qui inspire son invincible courage, qui fit l'unité de ce fécond épiscopat de Bâle et du Tessin, fécond parce que douloureux? N'est-ce pas cet amour enfin qui a mis Mgr Eugène Lachat au rang glorieux des confesseurs de la foi?

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