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CHAPITRE X. De la vertu de justice qu'eut la très-sainte Vierge.
Instruction de la Reine du ciel.
CHAPITRE XI. Où l'on voit ta vertu de force qu'eut la très-sainte Vierge.
Instruction de la Reine du ciel.
CHAPITRE XII. Où l'on découvre la vertu de tempérance qu’eut la très-sainte
Vierge.
Instruction de la Reine du ciel.
CHAPITRE XIII. Des sept dons du Saint-Esprit que reçut la très-sainte Vierge.
La
claire vision qu'eut la très-sainte Vierge de l’essence divine.
Vision abstractive de la Divinité dont jouissait la très-sainte Vierge.
Visions et révélations intellectuelles de la très-sainte vierge.
Visions imaginaires de la Reine du ciel.
Visions divines en formes corporelles que reçut la très-sainte Vierge.
Instruction de la Reine du ciel.
Instruction de la très-sainte Vierge.
Instruction que la très-sainte Vierge me donna.
Instruction que mon auguste Reine et Maîtresse me donna.
Instruction de la Reine du ciel.
Instruction de la très-sainte Vierge.
Instruction de la Reine du ciel.
Instruction que la Reine du ciel me donna.
CHAPITRE XXII. On célèbre les épousailles de la très-sainte Vierge avec le
très-chaste Joseph.
Instruction de la Reine du ciel.
CHAPITRE XXIV. Qui poursuit l'explication de ce qui reste du chapitre
trente-unième des Proverbes.
Instruction de la Reine du ciel.
CHAPITRE X. De la vertu de justice qu'eut la
très-sainte
Vierge.
550. La grande vertu de
justice est celle qui sert le plus à la charité qu'on exerce envers Dieu et
envers le prochain; ainsi elle est la plus nécessaire pour la conversation et
communication humaine, parce qu'elle est une habitude qui incline la volonté à
rendre à chacun
(1) Matth, XXV, 1-11. — (2) ID., X, 16.
192
ce qui
lui appartient; elle a pour matière et pour objet l'égalité et le droit qu'on
doit observer à l'égard du prochain et à l'égard de Dieu même. Comme les
choses dans lesquelles l'homme peut garder ou violer cette égalité envers son
prochain sont en si grand nombre, et les manières de le faire si différentes,
c'est pour cela que la matière de la justice est fort étendue, et que cette
vertu est partagée en plusieurs espèces. On l'appelle justice légale quand
elle regarde le bien public, et elle est appelée vertu générale, parce qu'elle
peut conduire toutes les autres vertus à cette fin, quoiqu'elle ne participe
point de leur nature; mais quand la matière de la justice est une chose
déterminée et qu'elle concerne seulement les personnes particulières, parmi
lesquelles on rend à chacune son droit, alors on la nomme justice particulière
ou spéciale.
551. L'Impératrice de
l'univers exerça cette vertu dans toutes ses parties et dans ses différentes
espèces envers toutes les créatures, avec bien plus de perfection qu'elles
toutes, parce qu'elle seule connut parfaitement ce qui était dû à chacune; et,
quoique cette vertu de justice ne regarde pas immédiatement les passions
naturelles, comme la force et la tempérance (ainsi que je le dirai dans la
suite), néanmoins il arrive plusieurs fois, et fort ordinairement, que ces
mêmes' passions n'étant pas modérées et corrigées, on perd
la.' justice envers le prochain, comme nous le
voyons en ceux qui, par une convoitise désordonnée ou par un plaisir sensuel,
usurpent le bien d'autrui. Or, comme il n'y avait aucune passion désordonnée
en la très-pure
193
Marie
ni aucune ignorance qui l'empêchât de connaître le milieu des choses, dans
lequel la justice consiste; c'est pour cela qu'elle l'accomplissait envers
tous, opérant ce qui était très-juste à l'égard de
chacun, enseignant à tous de faire la même chose, lorsqu'ils méritaient d'ouïr
ses paroles et sa doctrine de vie. Pour ce qui regarde la justice légale,
non-seulement elle l'exerça en accomplissant les
lois communes, comme celle de la purification et les autres préceptes de la
loi, bien qu'elle en frit exempte comme Reine, en qui il n'y avait point de
péché; mais il n'y eut personne, excepté son très-saint
Fils, qui travaillât autant que cette Mère de miséricorde au bien commun des
mortels, adressant toutes ses vertus et toutes ses opérations à cette fin,
pour leur mériter la divine miséricorde et pour être utile,à son prochain, en
lui procurant plusieurs autres avantages.
552. Les deux espèces de
justice, qu'on appelle distributive et commutative, se trouvèrent aussi en la
très-sainte Vierge dans un degré héroïque. La
justice distributive conduit les opérations par lesquelles on distribue les
choses communes aux personnes particulières : et cette incomparable Princesse
garda cette équité dans plusieurs choses que l'on fit par sa volonté et par sa
disposition. parmi les fidèles de la primitive
Église : comme de distribuer les biens communs pour l'entretien et pour
diverses autres nécessités des personnes particulières; et quoiqu'elle ne
distribuât jamais l'argent par ses propres mains, parce qu'elle ne le touchait
aucunement, on le partageait néanmoins par son
194
ordre,
et plusieurs fois par ses conseils; gardant toujours dans ces rencontres,
comme dans beaucoup d'autres semblables, une très-grande
équité; car chacun recevait ce charitable secours selon sa nécessité et sa
condition. Elle observait la même chose dans la distribution des offices et
des dignités entre les disciples et les premiers enfants de l'Évangile, dans
les assemblées qu'on tenait pour ce sujet. Ainsi cette
très-sage Dame ordonnait et disposait toutes choses avec une
très-parfaite équité : car, outre la science
infuse et la connaissance ordinaire qu'elle avait de tous les sujets, elle ne
faisait rien que ce ne fût après une oraison singulière et par une impulsion
divine. C'est pourquoi les apôtres avaient recours à elle dans ces sortes
d'occasions, et dans la conduite de ceux qui leur étaient
soumis , n'entreprenant rien que par soi conseil : et tous ceux qui le
suivaient exerçaient eu tout une entière justice sans faire distinction des
personnes.
553. La justice commutative
enseigne à garder l'égalité dans les choses que les personnes particulières se
donnent et reçoivent réciproquement, connue de donner deux pour deux, etc., ou
le juste prix de ce que la chose vaut. L'exercice de cette espèce de justice
fut moindre en la Reine du ciel que celui (les autres vertus, parce qu'elle
n'achetait ni ne vendait rien par elle-même : que si elle avait besoin de
faire quelque achat on quelque échange, c'était saint Joseph qui le faisait,
et après sa mort, saint Jean l'Évangéliste ou quelque autre des apôtres lui
rendait cet office. Car le Maître de la sainteté, qui venait détruire
195
et
arracher l'avarice, racine de toutes sortes de maux (1), voulut éloigner de
lui-même et de sa très-sainte Mère les actions qui
allument et entretiennent ordinairement le feu de la convoitise des hommes.
C'est pour cela que la divine Providence ordonna que ni le Fils ni la Mère
n'achèteraient ni ne vendraient aucune chose, bien qu'elle fût nécessaire à
l'entretien de la vie naturelle. Néanmoins notre auguste Reine ne laissa pas
pour cela d'enseigner tout ce qui regardait cette vertu de justice
commutative, afin que ceux qui d'entre les apôtres et d'entre les fidèles de
la primitive Église la devaient pratiquer, s'en acquittassent avec toute sorte
de perfection.
554. Cette vertu a d'autres
opérations qui s'étendent sur le prochain, comme que les uns jugent les autres
par un jugement public et civil ou par un jugement particulier, le Seigneur
ayant parlé du vice contraire à ce dernier, lorsqu'il nous dit en saint
Matthieu : Ne jugez point, afin que vous ne soyez pas jugés (2). Par ces
jugements, on donne à chacun ce qui lui est dû, selon l'estime de celui qui
juge : c'est pourquoi ces actions sont justes si elles sont conformes à la
raison, et injustes si elles s'en éloignent. Notre incomparable Reine n'exerça
pas le jugement public et civil, bien qu'elle eût le pouvoir de juger tout
l'univers; néanmoins elle accomplit par ses très-sages
et très-justes conseils durant sa vie, et par sou
intercession après sa mort, ce qui est écrit d'elle dans les Proverbes :
(1) I Tim., VI, 10. —(2) Matth., VII,1.
196
Je
marche dans les voies de la justice, et par moi les puissants décident ce qui
est juste (1).
555. On ne put jamais
trouver aucune injustice touchant les jugements particuliers, dans le coeur
très-pur de l'auguste Marie, parce qu'elle ne put
jamais être légère dans les soupçons, ni téméraire dans les jugements, ni
avoir aucun doute; et, quand. même elle l'aurait
eu, elle n'aurait pas eu la malice de l'interpréter en mauvaise part. Ces
sortes, de vices très-injustes sont propres.
et comme naturels parmi les enfants d'Adam, en qui
les passions désordonnées de la haine, de l'envie et de l'émulation au mal
dominent et suscitent d'autres vices qui les maîtrisent comme de malheureux
esclaves. Les injustices, que l'on commet en soupçonnant facilement le mal,
lorsqu'on juge témérairement et qu'on attribue le pire à ce qui est douteux
par de faibles conjectures, naissent de ces racines si fort infectées, parce
que chacun présume de son frère sans beaucoup de difficulté la faute qu'il a
lui-même commise. Que s'il s'attriste par haine ou par envie du bien de son
prochain et se réjouit de son mal, donnant légèrement à ce mal la créance
qu'il ne lui devait pas donner, c'est parce qu'il le lui désire, et que son
jugement suit son affection dépravée. Notre Reine fut libre de toutes ces
maladies du péché, comme celle qui n'y avait aucune part: tout ce qui entrait
dans son coeur. et en sortait n'était que charité,
que pureté, que sainteté et qu'amour le plus parfait; on trouvait en
(1) Prov., VIII, 16 et 20.
197
elle la
grâce de la vérité et le chemin de la vie (1). Elle ne doutait ni soupçonnait
de rien, à cause de la plénitude de la science et de la sainteté qu'elle avait
parce qu'elle connaissait et voyait tous les intérieurs par une véritable
lumière et à travers une grande miséricorde, sans soupçonner mal de personne,
et sans attribuer aucun péché à celui qui en était exempt, remédiant au
contraire aux péchés de ceux qui en étaient atteints, donnant à tous et à
chacun ce qui leur appartenait, et étant toujours dans de favorables
dispositions de remplir tous les hommes des grâces et des douceurs de la
vertu.
556. Il se trouve encore,
dans ces deux sortes de justice commutative et distributive, plusieurs espèces
de vertus sur lesquelles je ne m'étends point, puisque la Reine du ciel eut en
habitude et en actes très-sublimes et
très-excellents toutes celles qui lui étaient
convenables. Outré ces vertus, il y en a pourtant d'autres qui ont du rapport
à la justice, parce qu'elles s'exercent envers le prochain et qu'elles
participent en quelque chose à ses qualités, quoique ce ne soit pas en tout :
parce que nous ne payons point avec égalité tout ce que nous devons, ou parce
que, si nous le pouvons payer, la dette et l'obligation ne sont pas si
étroites que la rigueur de la parfaite justice commutative ou distributive le
persuade. Je ne dirai point tout ce que ces vertus contiennent, parce qu'elles
sont en fort grand nombre et fort différentes; j'en dirai
(1) Eccles., XXIV, 25.
198
néanmoins
quelque chose d'une manière très-succincte, pour
ne les pas omettre entièrement, afin que l'on sache comment notre incomparable
Reine les posséda.
557. C'est un devoir de
justice de révérer nos supérieurs : l'obligation que nous avons de reconnaître
leurs bienfaits et d'honorer leurs personnes est plus grande ou plus petite,
selon la grandeur de leur excellence, de leur dignité et des biens que nous en
recevons, quoique notre retour ne puisse égaler ni leur dignité ni ce que nous
en avons reçu. Il y a donc trois vertus qui servent à cela, selon les trois
degrés de supériorité que nous reconnaissons en ceux que nous devons honorer.
Le premier de ces devoirs est la vertu de religion, par laquelle nous rendons
à Dieu le culte et l'honneur que nous lui devons, bien que sa grandeur les`
surpasse infiniment, et que ses dons ne puissent pas avoir un égal retour de
reconnaissance ni de louange. Cette vertu est très-noble
entre les vertus morales, à cause de son objet, qui est le culte de Dieu; et
sa matière est autant étendue que le sont les manières par lesquelles Dieu
peut être immédiatement loué et honoré. On renferme clans cette vertu de
religion les oeuvres intérieures de l'oraison, de la contemplation et de la
dévotion ; on y comprend aussi tontes ses parties, ses qualités, ses causes,
ses effets, tous ses objets et sa fin. Touchant ses œuvres extérieures,
l'adoration de latrie est la principale, la plus sublime, et celle qui n'est
due qu'à Dieu seul ; ses espèces oit ses parties viennent ensuite : comme sont
le sacrifice,
199
les
oblations, les dîmes, les voeux, les serments et les louanges extérieures et
vocales; parce que Dieu est honoré et respecté de ses créatures par tous ces
actes, lorsqu'elles s'en acquittent selon leur obligation; au contraire, il
est fort offensé par les vices qui leur sont opposés.
558. Le second lieu
appartient à la piété, qui est une vertu par laquelle nous honorons nos
parents, à qui nous devons, après Dieu, et l'être et l'éducation; ce devoir
s'étend aussi sur tout ce qui a quelque rapport à cette cause, comme sont nos
alliés et notre patrie, qui nous protège et nous gouverne. Cette vertu de
piété est si grande, qu'on la doit préférer dans l'occasion aux actes de
surérogation de la vertu de religion, comme notre Seigneur Jésus-Christ nous
l’enseigne par saint Matthieu (1), lorsqu'il reprit les pharisiens, qui, sous
prétexte du culte de Dieu, enseignaient qu'on était dispensé de cette piété
envers les parents. Nous donnerons le troisième lieu à la révérence, par
laquelle nous rendons honneur et respect à ceux qui ont quelque excellence ou
quelque dignité supérieure : cette dignité ne se trouve pas dans le même rang
que celle de nos parents ou de notre patrie. Les théologiens renferment dans
cette vertu le culte de dulie et l'obéissance comme ses espèces. Par ce
culte de dulie nous honorons ceux qui ont quelque participation de
l'excellence ou du pouvoir du souverain Seigneur, qui est Dieu, à qui seul
appartient la
(1) Matth., XV, 3.
200
suprême
adoration de latrie. C'est pourquoi nous honorons les saints par celle de
dulie, aussi bien que les personnes constituées en quelque dignité supérieure
à laquelle nous nous reconnaissons inférieurs. L'obéissance est celle qui nous
fait soumettre notre volonté à celle de nos supérieurs, en voulant toujours
accomplir la leur, et non point la nôtre : et la liberté, que nous sacrifions
dans l'exercice de cette vertu, est si estimable, que l'obéissance dévient une
des plus excellentes et des plus admirables d'entre toutes les vertus morales
: parce qu'en elle la créature abandonne plus pour Dieu qu'en aucune autre.
559. Ces vertus de
religion, de piété, et de révérence furent dans la
très-sainte Vierge dans toute la plénitude dont
une pure créature fût capable. Quel esprit pourra concevoir l'honneur, la
vénération et le culte que cette auguste Dame rendait à son
très-saint et trèsaimé
Fils, le connaissant et l'adorant comme Dieu et homme véritable, comme
Créateur, Restaurateur et Glorificateur; comme Souverain infini, immense en
son être, en sa bonté et en tous ses attributs? Elle seule eut plus de
connaissances je ses grandeurs que toutes les autres créatures ensemble; elle
mesurait sur cette connaissance l'honneur qu'elle devait rendre à Dieu, et
elle s'en acquitta si dignement, qu'elle l'enseigna même aux séraphins. Il ne
fallait seulement que la voir dans ses profonds respects pour être incité par
une certaine vertu qui sortait de sa sacrée personne, d'honorer le souverain
Seigneur, créateur du ciel et de la terre : ce qui fut cause qu'elle porta
plusieurs
201
personnes
à louer Dieu sans quel lui en coutât aucune peine.
Tous les anges et tous les bienheureux connaissent avec admiration l'oraison,
la contemplation et la dévotion qu'elle eut, l'efficace de toutes ses couvres,
qui est inséparable de ses demandes; mais tous ne sont pas capables d'exprimer
ce qu'ils en pensent. Tous les hommes lui sont redevables d'avoir suppléé,
non-seulement à l'impuissance dans laquelle leurs
offenses les avaient mis, mais encore à ce qu'ils n'avaient pu obtenir, ni
opérer, ni mériter, puisque cette très-sainte Dame
a avancé le remède du monde; car si elle ne s'y fût pas trouvée, le Verbe ne
serait pas sorti du sein de son Père éternel pour y venir. Dès le premier
instant de sa conception elle surpassa les séraphins en contemplation, en
prières, en demandes, aussi bien que dans le zèle qu'elle avait pour le
service divin. Elle offrit des sacrifices; des oblations et des dîmes, qui
furent si agréables à Dieu, qu'il n'y eut personne au monde, si nous en
exceptons son très-saint Fils, dont les offrandes
fussent reçues de la divine Majesté avec tant de complaisance. Enfin elle
surpassa tous les patriarches et les prophètes dans les louanges continuelles,
dans les hymnes, les cantiques et les prières vocales qu'elle fit; et il est
constant que si nous les pouvions avoir dans l'Église militante comme on les
connaîtra dans la triomphante, ce serait une nouvelle admiration du monde.
560. Notre Reine eut les
vertus de piété et de révérence, comme celle qui connaissait le mieux ce qu'on
devait aux parents, et qui pénétrait le plus leur
202
héroïque
sainteté. Elle rendit aussi tous les bons offices qu'elle put à ses proches,
les comblant de grâces singulières, comme elle fit à saint Jean-Baptiste, à
sainte Élisabeth, et à ceux qui furent appelés à l'apostolat. Si les Juifs ne
se fussent pas rendus indignes de ses bienfaits par leur ingratitude et par
leur dureté, elle aurait rendu sa patrie très-heureuse;
elle lui fit néanmoins de très-grandes faveurs
spirituelles et temporelles autant que la divine équité le permit. Elle fut
admirable en la révérence qu'elle portait aux prêtres, comme étant la seule
qui sût et pût donner le juste prix à la dignité des oints du Seigneur. Elle
enseigna à tous le grand respect qu'on devait avoir
pour eux, comme aussi d'honorer les patriarches, les prophètes et les saints,
et ensuite les seigneurs temporels et tous ceux qui sont constitués en dignité
et eu puissance. Il n'y eut aucun acte de ces vertus qu'elle n'exerçât dans
les différentes occasions, et qu'elle n'enseignât à tous ceux qui
l'approchaient, particulièrement aux fidèles de l'Église naissante, dans
laquelle elle n'obéissait plus à son Fils ni à son époux saint Joseph,
puisqu'elle ne jouissait plus de leur présence naturelle, mais à ses
ministres, envers qui elle fut d'un exemple admirable pour tout le monde, vu
qu'alors, loin d'être obligée d'obéir, elle était en droit de gouverner et de
commander toutes les créatures en qualité de Reine et de Maîtresse de
l'univers.
561. Il y a encore d'autres
vertus qui ont du rap port à la justice, parce que nous rendons par leur
203
moyen ce
que nous devons aux autres par quelque espèce de dette morale, qui en est un
titre honnête et décent. Ce sont la gratitude, la vérité, la
vengeance, la libéralité, l'amitié ou l'affabilité.
Par la gratitude nous nous acquittons en quelque façon envers ceux dont nous
avons reçu quelque bienfait, leur en rendant es actions de grâces, selon sa
qualité et selon l'affection avec laquelle ils nous l'ont départi, qui est ce
qu'on prise le plus; nous avons aussi égard à l'état et à la condition de
notre bienfaiteur, car la reconnaissance doit être proportionnée à tout cela,
et on peut la témoigner par des actes différents. La vérité porte a
pratiquer la sincérité envers tout le monde, comme il est juste qu'on la
pratique dans le commerce et dans les conversations indispensables des hommes,
y bannissant toute sorte de mensonge (dont il n'est jamais permis de se
servir), toute sorte de dissimulation trompeuse, d'hypocrisie, de vanité et
d'ironie : vices qui s'opposent tous à la vérité; et bien qu'on puisse
quelquefois la cacher, et qu'il soit même convenable de le faire, du moins
quand l'occasion se présente de parler de notre propre excellence ou de
quelque vertu qui est en nous, pour ne pas fatiguer personne par un excès de
vanité, il ne serait pourtant pas juste de dissimuler nos avantages par un
mensonge, en nous imposant un vice que nous n'aurions pas. La vengeance est
une vertu qui enseigne à réparer par quelque peine le dommage qu'on nous a
fait ou celui que notre prochain a reçu. La pratique de cette vertu est fort
difficile parmi les mortels, qui d'ordinaire
204
se
laissent emporter par la colère immodérée, et posséder par la haine
fraternelle, ce qui est cause qu'on manque à la charité et à la justice. Mais
ce n'est pas une petite vertu lorsqu'on ne prétend point le dommage d'autrui
et qu'on n'a en vue que le bien public ou particulier, puisque notre Seigneur
Jésus-Christ l'exerça quand il chassa du Temple ceux qui le violaient par
leurs irrévérences (1); qu'Élie demanda 'le feu du ciel pour châtier quelques
péchés (2); et qu'il est dit dans les Proverbes ,
que celui qui épargne la verge hait son fils (3). La libéralité sert pour
distribuer avec discrétion l'argent ou d'autres choses semblables, sans tomber
dans les vices d'avarice et de prodigalité. L'amitié ou l'affabilité consiste
en une certaine manière honnête et convenable de converser et négocier sans
débats ni flatterie, qui sont les vices contraires à cette vertu.
562. La Reine du ciel eut
toutes ces vertus, et si l'on en attribue quelqu'une de plus à la justice,
elle ne lui a pas sans doute manqué. Elle les eut toutes en habitude, les
exerça par des actes très-parfaits, selon que les
occasions se présentaient, et les enseigna, comme Maîtresse de toute sainteté,
à plusieurs âmes, leur donnant une lumière particulière, afin qu'elles les
opérassent avec perfection. Elle exerça la vertu de gratitude envers Dieu par
les actes de religion et par le culte dont nous avons déjà parlé, parce que
c'est le moyen le plus excellent de lui être agréable, et
(1) Joan., II, 15, — (2) IV Reg., I, 10.
— (3) Prov., XIII, 24.
205
comme la
dignité de la très-pure Marie, et sa sainteté
proportionnée à cette dignité furent au-dessus de. tout
ce que les hommes peuvent concevoir, ainsi le retour que cette
très-auguste Dame rendit à Dieu, fut proportionné
au bienfait qu'elle en avait reçu, autant qu'il était,possible à une pure
créature; elle fit la même chose en la piété qu'elle pratiqua envers ses
parents et envers sa patrie, comme je viens de dire. La
très-humble Princesse reconnaissait si fort les moindres services que
les autres personnes lui rendaient, qu'on aurait dit que rien ne lui eût été
dû, croyant ne recevoir que des grâces et des faveurs, pendant qu'elle pouvait
tout exiger par justice. Elle fut la seule qui sût regarder les offenses qu'on
lui faisait comme de très-grands bienfaits, et en
rendre des actions de grâces, parce que son incomparable humilité ne
s'apercevait jamais des injures : au contraire, elle se ressentait obligée de
toutes celles qu'elle recevait; et. comme elle
n'oubliait point les bienfaits, elle ne cessait aussi d'en témoigner sa
reconnaissance.
563. Tout ce qu'on peut
dire de la vérité que la sacrée Vierge exerçait, sera fort peu de chose,
puisqu'un vice si méprisable comme est celui qui combat cette vertu, ne
pouvait être que très-éloigné de celle qui fut
toujours si supérieure au démon , père du mensonge
et de la tromperie. La règle dont on se doit servir pour mesurer en notre
Reine cette vertu de vérité;- est sa charité et sa simplicité de colombe, qui
bannissent toute sorte de déguisement et de
fourberie
200
du
commerce dés créatures. Comment la tromperie se pourrait-elle trouver en la
bouche de celle qui par une parole d'une humilité véritable, a attiré dans son
sein Celui qui est la vérité même et la sainteté par essence? Elle exerça
aussi plusieurs actes très-parfaits de la vertu
qu'on appelle vengeance, non-seulement en
l'enseignant comme maîtresse en diverses occasions qui se présentèrent dans la
primitive Église, mais en témoignant elle-même un zèle ardent pour la gloire
du Seigneur, et en tâchant de réduire plusieurs pécheurs par le moyen de la
correction, comme souvent elle le fit envers Judas; ou en commandant aux
créatures (car toutes lui obéissaient) de châtier certains péchés pour le bien
de ceux qui méritaient par eux une punition éternelle. Et bien qu'elle fût
très-douce dans ces sortes
d'occasions , elle n'omettait pas pour cela le châtiment, quand elle
voyait que c'était un moyen efficace pour purifier quelqu'un du péché. Mais
celui contre qui elle exerça le plus la vengeance, ce fut le démon, afin de
délivrer, en le réprimant, le genre humain de sa servitude.
564. Elle excella tout de
même dans les actes de libéralité et d'affabilité, parce qu'elle distribuait
ses largesses comme Reine de l'univers, et comme celle qui savait donner le
juste prix à tout ce qui était visible et invisible. Elle croyait toujours que
les choses par le moyen desquelles la libéralité pouvait s'étendre,
appartenait plus à son prochain qu'à elle-même; dans cette vue elle n'en
refusa jamais aucune, et elle
207
épargna
même les demandes lorsqu'elle put anticiper ses dons. Les nécessités et les
misères des pauvres qu'elle soulagea , les biens
qu'elle leur, fit, et les actes de miséricorde qu'elle pratiqua , tant pour ce
qui regarde le spirituel que pour ce qui regarde le temporel, ne sauraient'
être racontés même dans un très-grand volume. Sa
douce affabilité envers toutes les créatures fut si particulière: et si
admirable, que si elle ne l'eût ménagée par une rare prudence, elle attrait
attiré tout le monde après elle par les charmes de ses
très-douces manières, parce que tous ceux qui la vouaient et
conversaient avec elle, découvraient dans cette extrême douceur, tempérée par
son air grave et par sa sagesse céleste, quelque chose de plus qu'humain. Le
Très-Haut disposa par une telle providence cette grâce en son .Épouse, que,
donnant quelquefois aux personnes qui la fréquentaient de certains indices du
mystère du 'grand Roi qu'elle renfermait, il tirait incontinent le voile et le
leur cachait, afin de donner lieu aux travaux, en empêchant les
applaudissements des hommes ; outre que, ces applaudissements étaient
au-dessous de ce qu'on lui devait, et que les mortels n'étaient pas alors
capables de trouver le juste point de ce devoir, car le temps n'étant pas
encore arrivé d'éclairer les enfants de l'Église par la foi chrétienne et
catholique, ils n'auraient su honorer comme créature celle qu'ils auraient
reconnue pour Mère du Créateur, sans excéder ou manquer à quelque chose.
565. Les docteurs
attribuent une autre partie à
208
cette
grande vertu de justice pour rendre son exercice plus parfait et plus conforme
à l'équité; cette partie est appelée epiqueya,
par laquelle on décide certains cas qui sortent des règles et des lois,
communes, parce qu'elles ne les peuvent pas tous prévoir ni remédier à toutes
les circonstances qui leur arrivent; ainsi il est nécessaire d'agir dans
quelques occasions par une raison supérieure et extraordinaire. Notre auguste
Reine eut besoin de cette vertu, et elle s'en servit dans plusieurs rencontres
qu'elle eut durant sa très-sainte
Vie , avant et après l'ascension de son
très-saint Fils; et singulièrement après pour
l'établissement de l'Église, comme je le dirai en son lieu, avec l'aide du
Seigneur.
Instruction de la Reine du ciel.
566. Ma fille, quoique vous
ayez connu bien des choses du mérite de cette grande vertu de justice, vous en
ignorez pourtant beaucoup d'autres à cause de l'état mortel où vous vous
trouvez, et pour cette même raison les paroles n'en pourront pas donner une
parfaite intelligence; néanmoins vous trouverez abondamment en elle tout ce
qui vous sera nécessaire pour vous bien comporter envers les créatures, et
pour vous acquitter dûment du culte que vous devez
209
à Dieu.
Je vous avertis aussi, ma très-chère fille; que
l'offense que les hommes font à sa Majesté, en oubliant la vénération,
l'adoration et le respect qu'ils lui doivent, et la juste indignation qu'elle
a de cet oubli, répondent à la grondeur de cette vertu; et que lorsqu'ils lui
rendent quelque honneurs c'est avec tant de lâcheté, de distraction et
d'irrévérence, qu'ils méritent plutôt des châtiments que des récompenses. Ils
honorent et adorent même avec beaucoup de respect les princes et les puissants
de la terre; ils leur demandent des faveurs, et-les sollicitent avec dés
empressements étranges, et quand ils les ont reçues ils leur en rendent mille
actions de grâces; en pro testant qu'ils cesseront plutôt de vivre que de
cesser de les reconnaître. Mais à l'égard du souverain Seigneur qui leur donne
l'être, la vie et le mouvement, qui les conserve et les entretient, qui les a
rachetés et élevés à la dignité de ses propres enfants, qui leur veut bien
faire part de sa gloire, et qui est l'infinie le souverain bien, ils oublient,
dis-je, cette divine Majesté, parce qu'ils ne la voient pas par les yeux
corporels, comme si toutes sortes de biens ne leur venaient point de sa main
libérale; et ils croient avoir tout fait lorsqu'ils lui ont témoigné quelque
tiède souvenir, et qu'ils lui ont rendu précipitamment quelques actions de
grâces. Je ne veux point ajouter a ce que je viens de vous dire, combien le
très-juste Seigneur de l'univers est offensé de
ceux qui renversent et foulent aux pieds tout l'ordre de la justice envers
leur prochain, pervertissant toute la raison et
210
la
nature par cette iniquité, qui leur ait désirer à leurs frères ce qu'ils ne
voudraient pas pour eux-mêmes.
567. Ayez de l'horreur, ma
fille, pour des vices si exécrables; tâchez de réparer autant que vous le
pourrez, par vos couvres, ce qu'on manque de rendre au Très-Haut par une si
noire ingratitude ; et puisque vous êtes dédiée au culte divin par votre
profession, faites-en votre principale occupation et le sujet de votre plus
ardent amour, imitant en cela les esprits angéliques qui s'y emploient
incessamment Portez un grand respect aux choses divines et sacrées, jusqu'aux
ornements et aux vases qui servent à ce ministère. Tâchez d'être toujours à
genoux pendant l'office divin, l'oraison et le sacrifice; demandez avec foi,
et recevez avec une humble reconnaissance, et pratiquez-la envers toutes les
créatures , même lorsqu'elles vous offensent.
Montrez -vous pitoyable, honnête, douce, sincère et véritable envers tous;
sans dissimulation, sans tromperie, sans médisance ni murmure, sans juger
légèrement de votre prochain; et afin que vous vous acquittiez de cette
obligation de justice, ayez toujours en votre mémoire et en votre désir de
faire à autrui ce que vous voudriez qu'on vous fit à vous-même, et
souvenez-vous sur toutes choses de ce que mon très-saint
Fils a fait et de ce que j'ai fait à son imitation pour tous les hommes.
CHAPITRE XI. Où l'on voit ta vertu de force qu'eut la
très-sainte
Vierge.
568. La vertu de force,
qui est la troisième des quatre cardinales, sert pour modérer les opérations
que chacun exerce, principalement à l'égard de soi-même, par la passion de
l'appétit irascible : et quoique l'appétit concupiscible, auquel la tempérance
appartient, précède l'irascible, en ce que le désir du concupiscible produit
la résistance que l'irascible fait à tout ce qui peut empêcher d'obtenir la
chose désirée, on ne laisse pas pour cela de traiter premièrement de
l'irascible et de sa vertu, qui est la force : parce que dans l'exécution on
obtient d'ordinaire ce qu'on désire par le moyen de cet appétit, qui en
surmonte tous les obstacles. C'est pourquoi la force est une vertu plus noble
et plus excellente que la tempérance, dont je parlerai dans le chapitre
suivant.
569. On réduit l'économie
de la passion irascible par la vertu de forcé, en deux parties ou en deux
sortes d'opérations, qui consistent à user de la colère selon la raison, et
avec de dues circonstances qui la rendent louable et honnête; et à réprimer
cette passion, lorsqu'il est plus convenable de la suspendre que
212
de
l'exécuter, puisque l'un et l'autre peuvent être louables ou blâmables, selon
la foi et selon les diverses circonstances avec lesquelles on les fait. On
donne à la première de ces opérations le nom de force, que quelques docteurs
appellent valeur. On nomme la seconde patience, qui est la plus noble, et qui
renferme une force supérieure dont les saints se sont principalement servis et
se servent, bien que les mondains aient accoutumé d'appeler, par un
renversement de jugement aussi bien que des noms, la patience pusillanimité,
et la présomption impatiente et téméraire, force, parce qu'ils ne connaissent
pas encore en quoi consistent les actes véritables de cette vertu.
570. La
très-sainte vierge n'eut pas besoin d'employer la
vertu de force pour réprimer aucun mouvement désordonné dans l'appétit
irascible, parce que toutes les passions de cette
très-innocente Reine étaient réglées et soumises à la raison, et la
raison à Dieu, qui la gouvernait dans toutes les actions et dans tous les
mouvements; cette vertu lui fut pourtant nécessaire pour s'opposer aux
empêchements que le démon lui suscitait par les divers moyens dont il se
servait afin qu'elle n'obtint point tout ce qu'elle désirait avec beaucoup de
prudence et de règle, tant pour soi que pour son
très-saint Fils. Car, puisqu'il n'y avait aucune d'entre toutes les
créatures qui pût égaler la force qu'elle témoigna dans cette courageuse
résistance et dans un combat si opiniâtre, puisque toutes ensemble n'eurent
pas tant d'attaques ni de contradictions à essuyer de la part de l'ennemi
commun que
213
notre
auguste et victorieuse Reine. Mais, lorsqu'il fallait qu'elle se servit de
cette force envers les hommes, elle était aussi douce que forte, ou, pour
mieux dire, aussi forte que douce dans ses opérations : parce que cette
incomparable Dame fut la seule qui pût imiter dans toutes ses oeuvres cet
attribut de Dieu, qui unit toujours dans les siennes la douceur avec la force
(1). Notre Reine tint cette conduite à l'égard de la force; et son coeur
généreux ne fut jamais atteint d'aucune crainte désordonnée, parce qu'il
s'élevait au-dessus de tout ce qui est créé; sa fermeté ne fut pas pour cela
sans modération; elle ne pouvait point tomber dans ces extrémités vicieuses,
parce qu'elle connaissait par sa souveraine sagesse les craintes qu'elle
devait vaincre et l'audace qu'elle devait éviter : ainsi elle était revêtue de
force et de beauté, comme étant l'unique femme forte (1)
571. La
très-sainte Vierge fut plus admirable en la partie
de la force qui regarde la patience qu'en l'autre, étant la seule qui
participa à l'excellence de la patience de Jésus-Christ son
très-saint Fils, qui fut de souffrir sans péché,
et plus même que tous ceux qui le commirent. Toute la vie de cette auguste
Reine ne fut qu'une souffrance continuelle de travaux, singulièrement durant
la vie et la mort de notre rédempteur Jésus-Christ, pendant.
lesquelles sa patience surpassa tout ce qu'on en
peut imaginer; car il n'y a que le seul Seigneur qui la lui donna qui la
puisse dignement
(1)
Sap., VIII, 1. — (2) Prov., XXXI, 25.
214
faire
connaître. Cette très-innocente colombe ne
s'impatienta jamais contre aucune créature; tant de travaux immenses qu'elle
endura lui parurent petits, et ne furent pas capables de l'affliger,
puisqu'elle les recevait tous avec joie et avec actions de grâces. La patience
étant donc, selon le rang que l'Apôtre lui donne (1), la fille aînée de la
charité., et notre Reine étant la mère de l'amour (2), il faut qu'elle le soit
aussi de la patience qu'on doit mesurer avec cet amour : parce que, plus nous
aimons et estimons le bien éternel au-dessus de tout ce qui est visible, plus
nous nous déterminons à souffrir toutes les choses pénibles que la patience
est capable d'endurer pour l'acquérir et pour ne le pas perdre. C'est pourquoi
la très-pure Marie surpassa toutes les créatures
en patience, et fut mère de cette vertu pour nous, qui, ayant recours à elle,
trouverons cette tour de David garnie de mille boucliers de patience (3), dont
les forts de l'Église et de la milice de notre Seigneur Jésus-Christ s'arment
et se servent dans toutes les occasions qui se présentent.
572. Notre
très-patiente Reine ne donna jamais aucun signe de
cette faiblesse qui est naturelle aux femmes, ni aucune marque de colère
extérieure; parce qu'elle prévoyait toutes choses par la lumière et par la
sagesse divine : quoiqu'elles ne l'exemptassent point de douleur, mais
qu'elles l'augmentassent en elle au contraire, parce qu'elle connut mieux que
personne
(1) I Cor., XIII, 4. — (2) Eccl., XXIV, 24. — (3)
Cant., IV, 4.
215
l'énormité
des péchés et des offenses infinies qu'on commettait contre Dieu. Son coeur
invincible ne s'altéra pas néanmoins pour cela, ni pour les méchancetés de
Judas, ni pour les outrages et les irrévérences des pharisiens; son extérieur,
encore moins son intérieur n'en furent aucunement troublés : et bien qu'en la
mort de son très-saint Fils toutes les créatures
et toits les éléments, quoique insensibles, semblassent vouloir perdre la
patience contre les hommes, ne pouvant souffrir l'injure qu'ils faisaient à
leur Créateur (1), la seule Marie demeura pourtant inébranlable , et toute
disposée à recevoir Judas, les pharisiens et les prêtres en ses bonnes grâces,
si, après avoir crucifié notre Seigneur Jésus-Christ, ils eussent eu recours à
elle comme à la Mère de miséricorde.
573. La princesse du ciel
attrait pu s'irriter contre ceux qui avaient procuré une mort si ignominieuse
à son très-saint Fils, sans qu'elle eût passé dans
une si piste colère les limites de la raison et de la vertu, puisque le même
Seigneur a châtié avec beaucoup de justice ce péché : et, comme je pensais en
moi-même qu'elle pouvait, bien avoir ces sentiments, il me fut répondu que le
Très-Haut ordonna que cette grande Dame n'eût point ces mouvements et ces
opérations, quoiqu'elle les eût pu dûment avoir : parce qu'il ne voulait point
qu'elle fût un instrument contre les pécheurs et comme leur accusatrice, a
cause qu'il l'avait choisie pour être leur médiatrice, leur avocate et la
(1) Matth., XXVII, 51 et 52.
216
Mère
de miséricorde, afin due les hommes reçussent par elle toutes les grâces que
le Seigneur voulait bien encore donner aux enfants d'Adam, et qu'il y eût une
personne qui pût dignement apaiser la colère du juste Juge en intercédant pour
les coupables. Elle pratiqua seulement la colère contre le démon, et en ce qui
fut nécessaire pour exercer la patience et pour vaincre les empêchements que
cet ennemi, (ancien serpent, lui suscitait pour diminuer la perfection de ses
couvres.
574. On réduit aussi la
magnanimité et la magnificence à la vertu de force, parce qu'elles participent
en quelque chose à ses qualités; donnant dans les matières qui les
regardent . une fermeté
héroïque à la volonté. La magnanimité consiste à opérer des choses grandes, et
à les inspirer à ceux qui se sont acquis un grand honneur par leur éminente
vertu; c'est pourquoi l'on dit que les grands honneurs servent de matière à
cette vertu, qui est accompagnée de plusieurs qualités qui se trouvent dans
les magnanimes; comme de haïr les flatteries et les hypocrisies (qui ne
peuvent plaire qu'aux âmes basses), de n'être point ambitieux ni intéressé; de
préférer le plus honnête et le plus grand au plus utile; de ne parler jamais
de soi-même avec vanité; de ne pas s'appliquer à des choses médiocres, se
réservant pour les plus grandes; d'être plus enclin à donner qu'à recevoir,
parce que toutes ces pratiques sont dignes d'un
très-grand honneur. Cette vertu n'est pourtant pas contraire à
l'humilité, une vertu ne s'opposant jamais à l'autre : parce
217
que la
magnanimité fait qu'une personne, par ses dons et par ses vertus, se rend
digne de grands honneurs sans les désirer par une ambition désordonnée; et
l'humilité lui enseigne de les rapporter à Dieu et de se mépriser soi-même par
ses fautes, et par sa propre nature inclinée à les commettre. Ainsi les
grandes et honorables couvres de vertu demandent, à cause de la difficulté
qu'on y trouve, une fermeté singulière qu'on appelle magnanimité, qui consiste
à proportionner les forces aux grandes actions, afin que nous ne les omettions
pas par pusillanimité, et que nous ne les entreprenions pas aussi par une
présomption ambitieuse ni par un appétit de vaine gloire : parce que c'est le
propre du magnanime de mépriser tous ces vices.
575. La magnificence
signifie aussi lés opérations de grandes choses : et, en cette signification
si étendue, elle peut être prise pour une vertu commune, car elle en opère de
grandes dans toutes les matières vertueuses. Mais comme il y a une raison
particulière ou quelque difficulté à faire de grandes dépenses, quoiqu'elles
soient conformes à la raison, c'est pour cela qu'on appelle magnificence
singulière la vertu qui incline déterminément aux grandes dépenses en les
réglant par la prudence, afin que le coeur ne soit ni avare lorsque la raison
demande qu'on donne beaucoup, ni porté à de grandes profusions lorsqu'il n'est
pas nécessaire, dissipant ce qu'il doit garder pour de meilleures occasions;
et quoique cette vertu semble être confondue dans la libéralité, néanmoins les
philosophes les distinguent: parce que celui qui est
218
magnifique
n'a en vue que les grandes choses sans aucune autre prétention, et celui qui
est libéral regarde l'amour et l'usage modéré de l'argent : une personne
pouvant être libérale sans être magnifique, si elle s'abstient de distribuer
ce qui approche le plus de la grandeur et de l'abondance.
576. Ces deux vertus de
magnanimité et de magnificence se trouvèrent en la Reine du ciel avec de
certains avantages auxquels toutes les autres personnes qui les eurent ne
purent point arriver. Marie fut la seule qui ne trouva point de difficulté ni
de résistance à opérer les plus grandes choses; elle seule les fit toutes
grandes, même dans les matières petites, et elle seule connut parfaitement la
nature et les qualités de ces vertus comme de toutes les autres. Ainsi elle
leur put donner la plus sublime perfection, sans que cette perfection fût
obligée de passer par les inclinations contraires, ni par l'ignorance des
moyens, ni par le besoin des autres vertus, comme il arrive aux plus saints et
aux plus prudents, qui, ne pouvant pas venir à bout de tout, choisissent et
opèrent ce qui leur semble meilleur. Cette très-sainte
Dame fut si magnanime, qu'elle fit toujours ce qui était le plus grand, le
plus digne d'honneur et de gloire, et, méritant cette gloire de toutes les
créatures, elle fut encore plus magnanime eu la méprisant, cri la rapportant
seulement à Dieu, et en opérant dans la nième humilité ce que cette vertu
avait de plus grand et de plus sublime les oeuvres de cette humilité héroïque
étant comme dans une divine émulation avec ce qui est le magnanime
219
de
toutes les autres vertus, s'unissaient ensemble comme de riches joyaux qui
ornaient à l'envi parieur belle variété la fille du Roi, cette fille ayant
toute sa gloire dans son intérieur, ainsi dire son père David nous l'a dit
(1).
577. Notre lierne excella
aussi cri la magnificence, car, bien qu'elle fût pauvre et de biens et
d'esprit, sans avoir aucune attache aux choses de la terre, elle dispensa
néanmoins fort magnifiquement ce que Dieu lui donna, comme il arriva lorsque
les rois mages offrirent de riches dons à l'enfant Jésus (2); et ensuite
pendant le temps qu'elle vécut dans l'Église après l'Ascension du Seigneur. Sa
plus grande magnificence fut qu'étant maîtresse de tout ce qui est créé, elle
le destinât, tout autant qu'il dépendait de son affection, pour être distribué
magnifiquement en faveur des pauvres, à l'honneur et au culte de Dieu. Elle
enseigna, comme Maîtresse de toute perfection, cette doctrine et cette vertu à
plusieurs dans des occasions auxquelles les hommes ont tant de répugnance, à
cause de leurs coutumes et de leurs basses inclinations à agir avec
l'honnêteté et la prudence requises. Les mortels désirent ordinairement (selon
leur penchant) l’honneur et la gloire de la vertu, et de passer pont.
de grands personnages. Aveuglés de cette affection
désordonnée, ils oublient de rapporter cette gloire an Seigneur de toutes
choses; ils se trompent dans les moyens qu'ils prennent, et si l'occasion se
présente de faire quelque
(1) Ps. XLIV,14. — (2) Matth.,
II, 11.
220
oeuvre
de magnanimité ou de magnificence, ils l’évitent et ne s'y sauraient résoudre,
parce qu'ils ont l'âme basse et le courage abattu . et comme ils veulent
paraître grands, excellents et dignes de vénération par un autre endroit, ils
prennent, pour en venir à bout, d'autres moyens faussement proportionnés et
véritablement vicieux, comme d'affecter d'être colères, vains, impatients,
dédaigneux, hautains et orgueilleux; mais tous ces vices découvrent plutôt la
pusillanimité et la bassesse d'un coeur que la magnanimité; c'est pour cela
qu'au lieu de l'honneur et de la gloire qu'ils souhaitent, ils n'acquièrent
parmi les sages que du blâme et du mépris. Parce qu'on trouve plus facilement
l'honneur en le fuyant qu'en le recherchant, et plutôt par les bonnes œuvres
que par les vains désirs.
Instruction de la Reine du ciel.
578. Ma fille, si vous
tâchez de connaître avec attention (comme je vous le commande) la qualité de
cette vertu de force et la grande nécessité qu'on en a, vous aurez par son
moyen à votre disposition, la conduite de l'appétit irascible, qui est une des
passions qui se meut plus facilement et qui trouble le plus la raison. Vous
aurez aussi en cette vertu un instrument par lequel vous pourrez opérer ce
qu'il y a de plus
221
grand
et de plus parfait dans toutes les autres vertus; ainsi que vous le désirez;
et vous aurez de quoi résister à vos ennemis et vaincre les empêchements
qu'ils vous opposent, pour vous faire perdre le courage dans ce qui est le
plus difficile de la perfection. Mais prenez bien garde, ma
très-chère fille, que comme la puissance irascible
sert à la concupiscible pour résister à ce qui s'oppose à ses désirs, il
arrive que si la puissance concupiscible s'égare et aime ce qui est vicieux et
qui n'est seulement qu'un bien apparent, incontinent elle entraîne après soi
l'irascible, et cette puissance étant une fois en désordre, bien loin de
pratiquer la vertu de force, elle tombe dans des vices
très-énormes. Par ce que je viens de vous dire, vous comprendrez que de
l'appétit désordonné de la propre excellence et de la vaine gloire, qui tire
son origine de l'orgueil, naissent plusieurs vices dans l'irascible, qui sont
les débats, les querelles, les louanges, les cris, les impatiences, les
opiniâtretés, et d'autres vices qui appartiennent à l'appétit concupiscible,
comme sont l'hypocrisie, le mensonge, le désir des vanités et des curiosités,
et la passion de paraître quelque chose de plus parfait que l'on n'est dans la
vérité, et de cacher avec adresse ce qu'on a d'imperfection tant par ses
propres péchés que par sa propre bassesse.
579. Vous serez exempte de
tous ces vices pernicieux si vous vous efforcez de mortifier et d'étouffer les
mouvements désordonnés de l'appétit concupiscible par la tempérance dont vous
allez parler. Mais
222
lorsque
vous désirez et que vous aimez ce qui est juste et convenable, bien que vous
deviez vous aider de la force et de l'appétit irascible bien ordonné pour
l'acquérir, il faut bien prendre garde de n'y pas excéder, parce qu'il est
toujours dangereux de s'emporter quand on est sujet à son amour-propre.
Quelquefois ce vice se cache sous les apparences d'un saint zèle, et alors il
trompe facilement la créature qui s'emporte pour les choses qu'elle désire
pour soi-même, voulant ensuite que l'on croie que c'est par un zèle qu'elle a
pour Dieu et pour le bien de son prochain. C'est pour cela que la patience qui
naît de la charité et qui est accompagnée du désintéressement et de la
magnanimité, est si nécessaire et si glorieuse; puisque celui qui aime
véritablement le souverain bien , souffre avec plaisir la perte du vain
honneur et de la gloire apparente, les méprisant avec magnanimité comme des
choses viles et trompeuses ; et quoiqu'il soit honoré des créatures, il ne
fait aucun cas de cet honneur, se montrant dans toutes les autres pertes et
dans tons les travaux qui lui peuvent arriver, invincible et constant; de
sorte qu'il fait tout son possible pour acquérir le trésor de la persévérance
et de la patience.
CHAPITRE XII. Où l'on découvre la vertu de tempérance qu’eut la
très-sainte Vierge.
580. La créature a deux
mouvements par lesquels elle désire le bien sensible et s'éloigne du
mal , et ce dernier est modéré parla force qui sert
(comme j'ai déjà dit) pour empêcher que la volonté, par le secours de
l'appétit irascible, ne se laisse vaincre, mais au contraire, qu'elle vainque
elle-même avec hardiesse en supportant patiemment toutes sortes de maux
sensibles pour acquérir le bien honnête. La tempérance, qui est la dernière et
la moindre des vertus cardinales, sert pour régler les autres mouvements de
l'appétit concupiscible. Elle en est la moindre, parce que le bien qu'elle
poursuit n'est pas si général que celui que regardent les autres vertus, la
tempérance concernant immédiatement le bien particulier de celui qui a cette
vertu. Les théologiens considèrent la tempérance en tant qu'elle renferme une
modération générale de tous les appétits naturels; et dans ce sens elle est
une vertu générale et commune qui comprend toutes les vertus qui meuvent
l'appétit conformément à la raison. Nous ne prenons
224
pas ici
la tempérance dans cette généralité, mais en tant qu'elle sert pour régler la
puissance concupiscible dans les matières de l'attouchement, où la volupté
meut avec plus de violence, comme aussi dans les autres matières, délectables
qui ont du rapport au plaisir de l'attouchement, quoique ce ne soit pas avec
la même violence.
581. Dans cette
considération, la tempérance a le dernier rang parmi les vertus cardinales,
parce que son objet n'est pas si noble que celui des autres; néanmoins on ne
laisse pas de lui attribuer quelques excellences particulières, en tant
qu'elle retire des objets les plus sales et les plus ravalés, tels qu'on les
découvre dans l'intempérance des voluptés sensitives, qui se trouvent dans les
hommes et dans les bêtes. C'est pourquoi David dit que l'homme devient
semblable à elles lorsqu'il se laisse entraîner par cette infâme passion (1).
Pour ce même sujet on appelle le vice de l'intempérance puéril, parce qu'un
enfant ne se meut point par la raison, mais par la fantaisie de l'appétit, et
qu'on ne le modère que par le châtiment, ainsi que la puissance concupiscible
le demande, si on la veut réprimer dans ces sortes de plaisirs. La tempérance
retire l'homme de ce déshonneur et de cette souillure, en lui enseignant à se
conduire plutôt par la raison que par la volupté; c'est pour cela que cette
vertu a mérité qu'on lui attribuât une certaine honnêteté et une certaine
beauté qu'on distingue dans
(1) Ps. XLVIII, 13 et 21.
225
l'homme qui se conduit selon les règles de la raison contre une passion si
effrénée et si souvent rebelle à cette même raison; comme au contraire celui
qui s'assujettit au plaisir animal s'attire une grande infamie, puisqu'il se
rend par là semblable,aux bêtes.
582. La tempérance renferme
les vertus d'abstinence et de sobriété, qui combattent les vices
de la gourmandise et de l'ivrognerie (le jeûne est compris dans l'abstinence);
ces vertus sont les premières productions de la tempérance, parce que la
nourriture, qui est l'objet du goût, est la première chose qui se présente à
l'appétit pour la conservation de la nature. Les vertus de chasteté et
de pudicité, qui modèrent l'usage de la propagation naturelle, viennent
ensuite accompagnées de ces deux filles, la virginité et la continence, pour
s'opposer à l'incontinence, à la luxure et aux autres vices qui en sont
inséparables. Après ces vertus, qui tiennent le premier rang dans l'ordre de
la tempérance, il y en a d'autres qui refrènent l'appétit dans de moindres
plaisirs, comme sont celles qui modèrent les sens de l'odorat, de l'ouïe et de
la vue, et qui sont renfermées dans les vertus qui règlent le sens du toucher.
Outre celles-là, il s'en trouve d'autres qui leur sont semblables,
quoiqu'elles regardent d'autres sujets: ce sont la clémence et la
douceur, qui arrêtent la colère, règlent le châtiment et empêchent de
tomber dans une cruauté brutale. La modestie, qui a pour inférieures quatre
différentes vertus, dont la première est l'humilité, qui éloigne
l'homme de l'orgueil, afin qu'il ne souhaite point
226
désordonnément sa propre excellence. La seconde est la modération de l’étude,
afin qu'il ne désire point de savoir plus qu'il ne lui est convenable, et
cette vertu est opposée au vice de la curiosité. La troisième est la retenue,
qui sert à l'homme pour ne pas rechercher le superflu et l'ostentation dans
son vêtement et dans les autres choses extérieures. Et la quatrième est celle
qui modère l'appétit déréglé dans l'usage des plaisirs, tels que sont les
jeux, les railleries, les danses, etc. Bien que cette vertu n'ait point de nom
particulier, elle ne laisse pas d'être fort nécessaire, et c'est ce qu'on
appelle généralement modestie ou tempérance.
583. Les termes dont nous
nous servons pour exprimer les vertus des créatures en général, sont (comme je
l'ai déjà dit si souvent) trop faibles pour expliquer l'excellence de celles
qui se trouvèrent eu la Reine du ciel. Les grâces de la
très-pure Marie curent bien plus de proportion avec celles de son Fils
bien-aimé, et celles de l'humanité de ce divin Seigneur avec les perfections
divines, que toutes les vertus de tous les saints ensemble n'en eurent avec
celles de cette auguste Reine des vertus. Ainsi
tout ce que nous en pouvons dire n'approche pas de ce quelles sont clans la
vérité, puisque -nous n'en pouvons parler que par comparaison aux grâces et
aux vertus qu'ils ont reçues, qui, quelque consommées qu'elles fussent,
étaient toujours dans des sujets fort imparfaits, capables de péché, et
ensuite de désordre. Que si l’Ecclésiastique, parlant de ces vernis, dit qu'on
ne saurait
227
assez
priser l'excellence d'un homme continent (1), que dirons-nous de la tempérance
de cette maîtresse des grâces et des vertus, et de la beauté que leur
abondance donnait à son aime très-sainte? Tous les
domestiques de cette femme forte étaient pourvus d'un double vêtement (2),
parce que ses puissances étaient ornées de deux perfections d'une beauté et
d'une force incomparables. L'une était la justice originelle, qui soumettait
ses appétits à la raison et à la grâce; l'autre, les habitudes infusés, qui
augmentaient continuellement ses grâces et ses vertus, pour donner à toutes
ses actions la perfection la plus sublime.
584. Tout ce que les autres
saints qui se sont signalés dans la tempérance out pu faire, a été de réduire
la concupiscence rebelle sous le joug de la raison, afin qu'ils ne désirassent
rien avec excès et qu'elle ne leur donnât pas occasion de se repentir dans la
suite de ce qu'ils auraient souhaité avec trop d'empressement; que s'il s'en
trouve quelqu'un d'entre eux qui se soit distingué dans la pratique de cette
vertu, tout ce qu'il a pu faire a été de refuser à l'appétit ce qu'on peut
retrancher à la nature humaine sans la détruire; mais il sentait toujours dans
les actes de la tempérance quelque difficulté qui retardait l'affection de la
volonté, ou du moins qui lui faisait tant de résistance, que son désir ne
pouvait pas être entièrement satisfait, et qu'il avait sujet de se
(1) Eccles., XXVI, 20. — (2) Prov., XXI, 21,
228
plaindre
avec l'Apôtre de la malheureuse sujétion où le mettait son corps pesant et
rebelle (1). Cette contradiction ne se trouvait point en la
très-sainte Vierge; ses appétits, sans se plaindre
et sans prévenir la raison, lui laissaient opérer toutes les vertus avec tant
d'harmonie et de concert, que, la fortifiant comme une armée bien ordonnée et
rangée en bataille (2), ils faisaient un choeur d'une mélodie céleste; et
comme il n'y avait aucun dérèglement â réprimer dans ces mêmes appétits, elle
s'exerçait de telle sorte dans cette vertu de tempérance, qu'il n'y eut jamais
le moindre mouvement désordonné dans son âme; su contraire, imitant les
perfections divines, ses opérations étaient comme émanées de ce sacré modèle;
et tirées sur lui, qu'elles regardaient toujours comme l'unique règle qui
pouvait les rendre parfaites, et comme la dernière fin à laquelle elles
devaient se terminer.
585. L'abstinence et la
sobriété de la très-pure Marie furent un sujet
d'admiration aux anges, parce qu'étant Reine de l'univers et souffrant les
passions naturelles de la faim et de la soif, elle ne désira jamais les
viandes qui eussent rapport à son pouvoir et â sa grandeur; elle ne se servait
point des aliments pour contenter son goût, elle rien usait que par nécessité,
et cela avec tant de tempérance, qu'elle n'excéda ni ne pouvait excéder, n'en
prenant qu'autant qu'elle en avait besoin pour l'entretien de l'humide
(1)
229
radical
et la conservation de sa vie : encore n'en prenait-elle qu'après avoir enduré
les extrémités de la faim et de la soif, voulant par ce peu de nourriture
laisser en elle, pour ainsi dire, plus d'espace et de vide à la grâce. Elle ne
souffrit jamais aucune altération par la superfluité du manger ou du boire;
elle n'en fut pas plus. pressée dans un jour que
dans un autre, et elle n'en ressentit aussi aucune par le défaut des aliments,
parce que si elle retranchait quelque chose de ce que la chaleur naturelle
demandait, la divine grâce y suppléait, la créature se devant nourrir de cette
grâce, et. non. pas
seulement du pain (1). Le Très-Haut la pouvait bien entretenir sans qu'elle
bût ni ne mangeât, mais il ne le fit point, parce que cela n'était pas
convenable,' ni pour elle, qui aurait cessé de mériter dans cet usage modéré
du manger et d'être le modèle de la tempérance, ni pour nous, qui aurions été
privés du fruit de tant de mérites qu'elle y acquit. Je parle dans plusieurs
endroits de cette histoire, de la qualité de sa nourriture, et des temps
auxquels elle la recevait. Elle ne voulut jamais manger de viande ni manger
plus d'une fois par jour, excepté lorsqu'elle fut avec saint Joseph ou qu'elle
accompagnait son très-saint Fils dans ses voyages;
car dans ces occasions, pour la nécessité qu'il y avait de se conformer aux
autres, elle suivait l'ordre que le Seigneur lui donnait, et dans toutes
sortes de rencontres elle était toujours admirable en la tempérance.
(1) Matth., IV, 4.
230
586. Les séraphins ne sont
pas capables de parler dignement de la pureté et de la pudeur de la Vierge des
vierges, puisqu'ils furent en cette vertu, qui leur est naturelle, inférieurs
à leur Reine, et que l'exemption du vice contraire se trouva, par un privilège
de la grâce et du pouvoir de Dieu, dans un plus haut degré en la
très-sainte Marie que dans les anges mêmes, que
par leur nature ce vice ne peut point atteindre. Il n'est pas possible aux
mortels de former en cette vie une juste idée de cette vertu en la Reine du
ciel, parce que ce corps terrestre, qui nous environne, nous embarrasse
beaucoup, et sert comme d'un nuage qui empêche notre âme de voir entièrement
la lumière cristalline de la chasteté. Notre grande Reine eut cette vertu dans
un tel degré, qu'elle aurait pu avec justice la préférer à la dignité de Mère
de bien, si cette dignité n'eût été celle qui la proportionnait le plus à
cette grandeur ineffable où elle se trouve. Mais en mesurant la pureté
virginale de Matie avec l'estime qu'elle. en fit et
avec la dignité à laquelle cette pureté l'éleva, on découvrira en partie
quelle fut cette vertu en son corps virginal et en son âme
très-pure. Elle se la proposa dès son immaculée
conception, elle la voua dès sa naissance et l'observa de telle, manière
durant tonte sa vie, qu'il n'y eut rien au monde qui l'ait jamais pu offenser
cri sa pudeur. Pour ce sujet elle ne parla jamais et aucun homme que ce ne fût
par la volonté de Dieu, et n'en regarda jamais aucun au visage, non plus que
les femmes; ce n'était pas pourtant pour le danger, mais pour augmenter
239
son
mérite, pour nous servir d'exemple et à cause de cette surabondance de
prudence, de sagesse et d'amour divin qui se trouvait en elle.
587. Salomon, parlant de la
clémence et dé la douceur de cette auguste Reine,
dit qu'elle était sur sa langue (1), parce qu'elle ne la remua jamais que ce
ne fût pour distribuer la grâce, qui était répandue sur ses lèvres (2). La
douceur règle la colère, la clémence modère le châtiment. Notre
très-douce Reine n'eut point de colère à modérer,
elle ne se servait de cette puissance que contre le péché et le démon, comme
j'ai déjà. dit dans le chapitre précédent, traitant
des actes de la force, etc. Elle n'en eut point contre les créatures
raisonnables, qui lui inspirât de les punir; elle n'en fut jamais émue pour
quelque sujet qu'elle en eût; sa douceur ne pouvait pas être altérée;
l'égalité de son intérieur et de son extérieur fut inébranlable et au-dessus
de nos imitations; on ne découvrit jamais aucun changement en sa personne, ni
en sa voix, ni en ses actions, qui marquât le moindre mouvement intérieur de
colère. Le Seigneur regarda cette douceur et cette clémence comme des canaux
par lesquels il voulait nous communiquer toutes ses faveurs, et tous les
effets de ses éternelles et anciennes miséricordes; et pour cette fin il
fallait que la clémence de notre auguste Reine fût proportionnée à celle que
ce divin Seigneur a pour les créatures. Que si l'on considère avec attention
les oeuvres
(1) Prov., XXXI, 26. — (2) Ps. XLIV, 34.
232
de la
clémence divine envers les pécheurs, et que la
très-sainte Vierge était l'instrument propre par lequel elles
s'exécutaient, on découvrira en partie la clémence de cette Dame. Toutes ses
corrections furent plus en priant, en enseignant, en instruisant, qu'en
châtiant : elle demanda cela au Seigneur, et sa providence le disposa
ainsi , afin que la loi de la clémence se trouvât
en cette très-douce Reine comme dans tin
exemplaire dont sa divine Majesté se servit pour enseigner aux hommes cette
vertu aussi bien que les autres.
588. Il nous faudrait faire
plusieurs livres, et emprunter même les langues des anges pourparler dignement
de quelque partie des autres vertus que la modestie de la
très-sainte Vierge renferme, singulièrement de son humilité, de sa
retenue, et de sa pauvreté. Toute cette histoire est remplie de ce que j'en
puis dire parce que l'humilité incomparable de la Reine du ciel éclata dans
toutes ses actions sur toutes les autres vertus. Je crains beaucoup d'offenser
la grandeur de cette vertu singulière, en entreprenant de réduire dans des
termes si bornés que les nôtres l'immense océan qui a bien pu recevoir et
renfermer Celui qui est incompréhensible et sans limites. Tout ce que les
saints et les anges mêmes ont pu connaître de cette vertu d'humilité, et
opérer par elle, n'est jamais arrivé aux premiers degrés de celle de notre
Reine. Qui est celui d'entre les saints et d'entre les anges même que Dieu ait
bien voulu appeler sa Mère? Qui est-ce, excepté le Père éternel et Marie, qui
ait pu
233
appeler
le Verbe incarné son Fils? Or, si celle qui arriva à être semblable au Père en
cette dignité, et qui reçut les grâces et les dons convenables à cette même
dignité, s'estima la dernière de toutes les créatures, et les regarda toutes
comme ses supérieures, quelle odeur, quel doux parfum ne devait-il pas exhaler
en la présence de Dieu , cet humble nard (1)
renfermant dans son sein le souverain Roi des rois ?
589. Ce n'est pas une
merveille que les colonnes du ciel tremblent en présence de la lumière
inaccessible de la majesté infinie de Dieu (2), puisqu'elles y virent la perte
de leurs semblables, et qu'elles furent préservées de ce malheur par des
faveurs qui ne leur, furent point cachées. Que les plus forts et les plus
invincibles d'entre les saints s'humilient en embrassant le mépris et en se
reconnaissant indignes du moindre bienfait de la grâce , et même du moindre
secours des choses naturelles, tout cela est fort juste et fort à propos :
parce que nous avons tous péché, et nous avons besoin de la miséricorde de
Dieu pour arriver à sa gloire (3); il n'y en a aucun de si saint et de si
grand, qu'il ne le puisse être davantage; ni de si parfait, qu'il ne lui
manque quelque vertu; ni de si innocent, que les yeux de Dieu n'y découvrent
quelque défaut : quand même il s'en trouverait quelqu'un qui serait
parfaitement accompli en toutes choses, il est néanmoins compris comme tous
les
(1) Cant, I, 11. — (2) Job., XXVI, 11. — (3) Rom., III,
23.
234
autres
dans les grâces communes, sans qu'aucun soit supérieur, ni à tous, ni en tout.
590. Mais en cela
l'humilité de la très-pure Marie a été sans
exemple; car quoiqu'elle fût l'aurore de la grâce, le commencement de tout le
bien des créatures, la plus sublime de tontes, le prodige des perfections de
Dieu, le centre de son amour, le théâtre de sa toute-puissance; quoiqu'elle
eût le bonheur de l'appeler son Fils, et d'en être appelée sa Mère, elle
s'humilia néanmoins au-dessous de tout ce qui est créé; bien qu'elle jouit de
la plus grande excellence de toutes les oeuvres de Dieu, n'étant qu'une pure
créature , car il n'y en avait aucune, pour élevée quelle fût, quelle ne
surpassât, elle ne laissa pas de s'humilier, se croyant indigne de la moindre
estime, de la moindre excellence et du moindre honneur qu'on eût pu donner à
la plus petite de toutes les créatures raisonnables. Elle ne s'estimait pas
seulement indigne de la dignité de Mère de Dieu ,
et des grâces que cette dignité renfermait, mais même de l'air qu'elle
respirait, de la terre qui la soutenait, des aliments qu'elle recevait, et de
la moindre assistance des créatures; elle se réputait indigne de tout, et
lorsqu'elle recevait quelque chose, elle en témoignait sa reconnaissance comme
si elle l'eût véritablement été. Pour dire beaucoup en peu de paroles, ce
n'est pas une fort grande humilité à une personne de ne désirer point
l'excellence, qui ne lui appartient pas absolument, ou qu'elle ne mérite par
aucun titre, quoique la clémence infinie du Très-Haut admette cette humilité,
235
et agrée
celui qui s'humilie de la sorte. Mais ce qui est admirable est que celle à qui
toute la majesté et toute l'excellence étaient dues, s'humilia plus que toutes
les créatures ensemble, et ne désira ni ne rechercha aucun honneur ni aucune
déférence; et qui étant en la forme de digne Mère de Dieu, elle s'anéantit en
elle-même, méritant par cette humilité d'être élevée ,
comme de justice, à l'empire et à la souveraineté de tout ce qui est créé.
591. Les autres vertus qui
sont renfermées dans la modestie répondaient en Marie à cette humilité
incomparable : parce que l'appétit de savoir plus qu'il n'est convenable naît
d'ordinaire du peu d'humilité ou de charité que l'on a; et étant un vice sans
profit, ne laisse pas pourtant d'entraîner beaucoup de dommages, comme nous le
voyons dans l'exemple de Dina (1), qui, sortant
pour voir par une curiosité inutile ce qui ne lui était pas profitable, fut
vue avec une perte si grande de son honneur. De la même racine de l'orgueil
naît ordinairement l'ostentation extraordinaire dans les habits, dans les
actions déréglées et dans les gestes du corps qui ne servent qu'à la vanité, à
la sensualité et à témoigner la légèreté du coeur, selon que l'Ecclésiastique
nous l'enseigne, disant que le vêtement du corps, le ris de la bouche, les
mouvements de l'homme nous découvrent son intérieur (2). Toutes les vertus
contraires à ces vices étaient en la très-sainte
Vierge inaccessibles à leurs atteintes,
(1) Gen., XXXIV, 4. — (2) Eccles., XIX, 27.
236
il n'y
avait ni contradiction , ni mouvement, qui pussent les retarder ou les ternir;
au contraire elles découvraient en cette auguste Princesse, comme filles et
compagnes inséparables de sa profonde humilité, de son ardente charité et de
sa pureté incomparable, de certains traits qui la faisaient paraître plus
divine qu'humaine.
592. Elle était
très-studieuse sans curiosité : parce qu'étant
remplie de sagesse, et surpassant en cela les chérubins mêmes, elle apprenait
néanmoins, et se laissait instruire de tous, comme ignorante. Lorsqu'elle se
servait de la science divine, ou qu'elle consultait la divine volonté, elle
était si prudente; et c'était avec des fins si relevées et des circonstances
si saintes, que ses désirs blessaient toujours le coeur de Dieu, et
l'attiraient à sa volonté bien ordonnée. Elle fut admirable en la pauvreté ,
puisque étant Maîtresse de tout ce qui est créé, et l'ayant à sa disposition,
elle laissa, pour imiter son très-saint Fils, tout
ce qu'elle en avait reçu (1) : parce que, comme le Père éternel mit toutes
choses entre les mains du Verbe incarné, ainsi ce Seigneur les remit toutes en
celles de sa Mère, et elle, pour suivre son exemple, les abandonna toutes avec
plaisir, pour la gloire de son Fils et de son Seigneur. Touchant la modestie
de ses actions, la douceur de ses paroles, et pour tout ce qui regardait son
extérieur, il suffira de dire qu'elle aurait été prise pour plus qu'humaine,
par la grandeur
(1) Joan., XIII, 3.
237
ineffable
qui en, rejaillissait, si la foi n'eût appris qu'elle était une pure créature,
comme le sage d'Athènes saint Denis le déclara.
Instruction de la Reine du ciel.
593. Ma fille, vous avez
dit quelque chose de la dignité de cette vertu de tempérance, touchant
l'excellence que vous en avez connue, et celle que j'exerçais, quoique vous
omettiez beaucoup de choses, par lesquelles on pourrait être entièrement
persuadé du grand besoin qu'ont les mortels de se servir de la tempérance dans
leurs actions. Ce fut une peine du premier péché, que l'homme perdit le
parfait usage de la raison, et que les passions désobéissantes se révoltassent
contre elle et en elle, contre celui qui s'était révolté contre son Dieu en
méprisant son très-juste précepte. La vertu de
tempérance a été nécessaire pour réparer ce dommage, afin que par elle on
maîtrisât les passions, on refrénât leurs mouvements sensuels, on donnât à ces
mouvements une règle; que par elle l'homme fût rétabli dans la connaissance du
milieu parfait et prudent, qui se trouve dans l'appétit concupiscible, et que
ce milieu lui enseignât et l'inclinât de nouveau à suivre la raison, comme
capable de la Divinité, et à ne plus suivre ses plaisirs, comme une bête
dépourvue de raison. Il est impossible que la
238
créature
se dépouille du vieil homme sans cette vertu , et qu'elle se dispose pour
recevoir les dons de la grâce et de la sagesse divine, parce qu'elles
n'entrent point dans l'âme du corps sujet aux péchés (1). Celui qui sait
modérer ses passions par la tempérance, en leur refusant le plaisir brutal et
immodéré qu'elles demandent, celui-là pourra dire et expérimenter que le
souverain Roi l'introduit dans les endroits où se trouvent son vin
délicieux , les trésors de la sagesse et les dons
spirituels (2), parce que cette vertu est comme une officine universelle, qui
est remplie de vertus les plus belles et les plus agréables à Dieu.
594. Quoique je veuille que
vous travailliez beaucoup pour les acquérir toutes, je veux aussi que vous
considériez singulièrement la beauté et les charmes de la chasteté, la force
de l'abstinence et de la sobriété dans le manger et le boire, la douceur et
les effets de la modestie dans les paroles et dans` les couvres, et la
noblesse de la très-haute pauvreté dans l'usage
des choses. Vous obtiendrez par ces vertus la lumière divine, la paix et la
tranquillité de votre âme, la sérénité de vos puissances, la conduite de vos
inclinations; vous serez toute illuminée par les splendeurs de la divine grâce
et des dons célestes; et sortant de la vie animale, vous serez élevée à la
conversation et à la vie angélique, qui est celle que je demande de vous, et
celle que vous-même souhaitez par la vertu divine. Prenez donc bien garde, ma
très
(1) Sap., I, 4. — (2) Cant., II, 4.
239
chère
fille, et tachez d'opérer toujours par la lumière de la grâce, et d'empêcher
que vos puissances ne se meuvent jamais par le seul plaisir et par leurs
propres passions; conduisez-vous dans toutes les choses nécessaires à la vie,
par la raison et pour la gloire du Très-Haut; et soit que vous mangiez, soit
que vous dormiez ou que vous vous habilliez, dans vos conversations, dans vos
désirs, dans les corrections, les commandements ou les prières que vous ferez,
faites en sorte que ce soit la lumière et la volonté de votre Seigneur et de
votre Dieu, qui vous règlent et gouvernent en cela comme en tout le reste, et
non point votre propre caprice.
595. Afin que vous vous
affectionniez davantage à la beauté et à la grâce de cette vertu, considérez
la laideur des vices contraires, et pesez par la lumière que vous recevez
combien le monde est abominable, horrible et monstrueux aux yeux de Dieu et
des saints par l'énormité de tant d'abominations que les hommes commettent
contre cette aimable vertu. Regardez combien il y en a qui suivent comme des
brutes l'horreur de la sensualité; les uns la gourmandise et l'ivrognerie, les
autres le jeu et la vanité, ceux-là l'orgueil et la présomption, d'autres
l'avarice et le plaisir d'amasser des richesses, et tous généralement
l'impétuosité de leurs passions , ne recherchant
maintenant que la volupté, qui leur doit thésoriser
dans la suite des tourments éternels, et les priver de la vue bienheureuse de
leur Dieu.
240
CHAPITRE XIII. Des sept dons du Saint-Esprit que reçut la
très-sainte
Vierge.
596. II me semble que les
sept dons du Saint-Esprit,(selon la lumière que
j'en reçois) ajoutent quelque chose aux vertus ou ils se réduisent, et par
cette augmentation ils en sont distingués, quoiqu'ils aient le même objet. Il
n'est point de bienfait du Seigneur qu'on ne puisse appeler don ou présent de
sa main libérale, bien qu'il soit naturel; mais nous ne parlons pas ici des
dons dans cette généralité, quoiqu'ils soient des vertus et des libéralités
infuses; parce que tous ceux qui ont quelque vertu ou plusieurs ensemble,
n'ont pas la grâce des dons dans cette matière, ou du moins ils n'ont pas les
vertus dans ce degré qui fait qu'on les appelle des dons parfaits, selon que
les docteurs sacrés l'entendent en interprétant les paroles d'Isaïe qui disent
que l'Esprit du Seigneur reposerait en notre Sauveur Jésus-Christ (1), faisant
mention de sept grâces qu'on appelle communément dons du Saint-Esprit, qui
sont: l'esprit de sagesse et d'entendement, l'esprit de
conseil
(1) Isa., XI, 2.
241
et de
force, l'esprit de science et de piété, et celui de crainte de Dieu, qui
furent en l'âme très-sainte de Jésus-Christ
rejaillissant de la divinité, à laquelle elle était unie
hypostatiquement, comme le ruisseau l'est à la source dont il sort pour
se communiquer à d'autres (1), parce que nous participons tous des eaux du
Sauveur, grâce pour grâce, et don pour don (2), les trésors de la sagesse et
de la science 4e Dieu étant cachés en ce divin Seigneur (3).
597. Les dons du
Saint-Esprit répondent aux ver tus auxquelles ils se réduisent; et quoique les
théologiens admettent quelque distinction en cette ressemblance, il n'y en
peut pourtant pas avoir en la fin des dons, qui est de donner quelque
perfection singulière aux puissances, afin qu'elles opèrent plus parfaitement
et plus héroïquement qu'à l'ordinaire dans les matières des vertus, parce que
sans cette qualité on ne les pourrait pas appeler dons particuliers, et plus
parfaits et plus excellents que les autres dons en la manière commune de
pratiquer les vertus. Cette perfection des dons doit consister principalement
en quelque singulière ou forte impulsion du Saint-Esprit, qui surmonte les
empêchements avec une plus grande efficace, excite le libre arbitre et lui
donne une plus grande force, afin qu'il n'opère point lâchement dans cette
espèce de vertu sur laquelle le don s'étend, mais su contraire avec une grande
plénitude de perfection et de force. Le libre arbitre ne pouvant pas obtenir
(1) Isa., XII, 3. — (2) Joan., I, 16. — (3) Colos., II, 3.
242
toutes
ces choses s'il n'est éclairé et mû par une vertu efficace et une force
singulière du Saint-Esprit qui le portent avec une douce violence, afin qu'il
suive cette lumière, qu'il opère avec liberté, et qu'il veuille cette action,
qui semble être faite en la volonté par l'efficace de l'Esprit divin, comme
l'Apôtre le dit écrivant aux Romains (1). C'est pourquoi ce mouvement est
appelé instinct du Saint-Esprit; car quoique la volonté opère librement et
sans violence, elle a pourtant dans ces oeuvres beaucoup de rapport à un
instrument volontaire, parce qu'elle opère avec moins de dépendance de la
prudence commune que les vertus, quoique cela ne diminue en elle ni
l'intelligence ni la liberté.
598. J'en ferai comprendre
quelque chose par un exemple : Deux choses concourent dans les puissances pour
mouvoir la volonté aux actions vertueuses : l'une est le poils ou
l'inclination qu'elle a en soi, qui l'attire et la meut en la manière que la
pesanteur se trouve en la pierre, et la légèreté au feu pour les faire mouvoir
à leur centre; cette inclination augmentant plus ou moins les habitudes
vertueuses en la volonté (les vices faisant la même chose en leur manière),
parce que ces habitudes pèsent par l'inclination que la volonté a pour
l'amour, et cet amour sert de poids à la volonté qui l'attire librement.
L'autre chose concourt du côté de l'entendement à ce mouvement, qui est une
illustration dans
(1) Rom., VIII.
243
les
vertus, par laquelle il se meut et détermine la volonté; et cette illustration
est proportionnée aux habitudes et aux actes que la volonté fait. La prudence
et la délibération ordinaire de cette même prudence servent pour les actes
ordinaires, les autres plus élevés ayant besoin d'un plus haut secours et d'un
mouvement supérieur du Saint-Esprit : alors ce mouvement appartient aux dons.
Et parce que la charité et la grâce sont une habitude surnaturelle qui dépend
de la volonté divine, en fa manière que le rayon naît du soleil, c'est pour
cela que la charité a une influence particulière de la Divinité, et par cette
influence elle est mue et meut les autres vertus et les habitudes de la
volonté, et beaucoup plus lorsqu'elle opère par les dons du Saint-Esprit.
599. Il me semble,
conformément à ce que je viens de dire, que je connais dans les dons du
Saint-Esprit, en ce qui regarde l'entendement, une illustration singulière en
laquelle il se comporte fort passivement pour mouvoir la volonté, à laquelle
ses habitudes répondent avec un certain degré de perfection qui l'incline
au-dessus de la force ordinaire des vertus à des oeuvres fort héroïques. Et
comme, si l'on ajoute à la pesanteur de la pierre une autre impulsion, elle se
meut avec un mouvement plus rapide, de mètre ajoutant en la volonté la
perfection ou impulsion des dons, les mouvements des vertus sont plus
excellents et plus parfaits. Le don de sagesse communique un certain
goût à l'âme, par lequel elle tonnait sans tromperie les choses divines et les
humaines,
244
leur
donnant à chacune leur prix et leur poids contre le goût qui provient de
l'ignorance et de la folie humaine, et ce don appartient à la charité. Le don
d'entendement illumine pour pénétrer et connaître les choses divines; il est
contre la grossièreté et la pesanteur de notre entendement. Celui de science
pénètre les difficultés les plus obscures, et rend les docteurs parfaits; il
est contre l'ignorance, et ces deux dons appartiennent à la foi. Le don de
conseil redresse et retient la précipitation humaine contre l'imprudence, et
il appartient à sa propre vertu. Celui de force chasse la crainte
désordonnée et anime la faiblesse, et il appartient à sa vertu. Celui de
piété rend le coeur doux, lui ôte la dureté, et l'attendrit contre
l'impiété et l'insensibilité, et il appartient à la religion. Le don de
crainte de Dieu humilie amoureusement contre l'orgueil, et il se réduit à
l'humilité.
600. Tous les dons du
Saint-Esprit se trouvèrent en la très-sainte
Vierge comme en celle, qui avait quelque sorte de rapport à lui et un certain
droit à ses dons en qualité de Mère du verbe divin, dont le Saint-Esprit
procède, à qui on les attribue. Mesurant ces dons à la dignité singulière de
Mère, il fallait qu'ils se trouvassent en elle avec la que proportion et avec
autant de différence de toutes les autres âmes qu'il y en a d'être Mère de
Dieu, et les autres d'être seulement créatures; outre que notre auguste Reine
était par cette dignité et par l'impeccabilité fort proche du Saint-Esprit, et
les autres créatures en étaient fort `éloignées, tant par le péché que par la
distance de
245
l’être
commun, sans aucun autre rapport ni proximité avec l'Esprit divin. Que s'ils
étaient en notre Maître et Rédempteur Jésus-Christ comme en leur source, ils
étaient aussi en Marie, sa digne Mère, comme en un lac, d'où ils se
distribuent à toutes les créatures, parce que de sa plénitude surabondante ils
se répandent sur toute l'Église. Ce que Salomon a exprimé par une autre
métaphore dans les Proverbes, disant que la sagesse s'est bâti une maison sur
sept colonnes, etc. etc., et qu'elle y dressa la table, y mêla le vin, et y
convia les petits enfants et les insensés, pour les tirer de leur puérilité et
leur enseigner la prudence (1). Je ne m'arrête point à en donner
l'explication, puisqu'il n'est aucun catholique qui ne sache que cette
habitation magnifique du Très-Haut fut la très-pure.
Marie, qui était comme construite et fondée sur ces sept dons, tant pour sa
beauté et sa fermeté que pour préparer en cette maison mystique le festin
général de toute l'Église, parce. que la table se
trouve toute prête en Marie, afin que tous les ignorants et les petits enfants
d'Adam y aillent se rassasier des influences et des dons du Saint-Esprit.
601. Quand on acquiert ces
dons parle moyen de la discipline et de l'exercice des vertus en vainquant les
vices contraires, alors la crainte tient le premier rang; mais en notre
Seigneur Jésus-Christ, Isaïe commença à les raconter par le don de sagesse,
qui en est le plus sublime, parce qu'il les reçut comme Maître
(1) Prov., IX, 1-6.
246
et comme
Chef, et non point comme disciple qui les apprit. Nous les devons considérer
dans ce même ordre en sa très-sainte Mère, parce
qu'elle fut plus semblable à son très-saint Fils
dans les dons que' les autres créatures ne le furent à elle-même. Le don de
sagesse contient une agréable lumière par laquelle l'entendement connaît la
vérité des choses par leurs causes internes et suprêmes, et la volonté par la
douceur et le plaisir qui résultent du véritable bien; le discerne et le
sépare du faux et de l'apparent, parce que celui-là est véritablement sage,
qui connaît sans tromperie le véritable bien pour le goûter, et il le goûte
même en le connaissant. Ce goût de la sagesse consiste à jouir du souverain
bien par une étroite union de l'amour, qui est suivi de la saveur et du goût
du bien honnête, auquel on participe et qu'on exerce par les vertus
inférieures à l'amour. C'est pour cela qu'on n'appelle point sage celui qui ne
connaît la vérité que par spéculation , quoiqu'il reçoive quelque plaisir de
cette connaissance; on ne doit pas non plus appeler sage celui qui opère les
actes de vertu pour la seule connaissance, et encore moins s'il le fait pour
quelque moindre sujet; mais il sera véritablement sage s'il opère par le goût
d'un amour intime et unitif à cause du véritable et souverain bien, qu'il
connaît sans tromperie, et en lui et par lui toutes les vérités inférieurs.
Cette connaissance communique à la sagesse le don d'entendement, qui la
précède et l'accompagne; et il consiste en une profonde pénétration des
vérités divines et de celles qu'on
241
petit
réduire et rapporter à cet ordre, parce que l'esprit sonde les choses
profondes de Dieu, comme le dit l'Apôtre (1).
602. Nous avions besoin de
ce même esprit pour comprendre et pour dire quelque chose des dons de sagesse
et d'entendement qu'eut la, Reine du ciel. L'impétuosité du fleuve qui était
comme retenu depuis tant de siècles dans la bonté souveraine, réjouit enfin
cette Cité de Dieu par le torrent qu'elle versa dans son âme
très-sainte par le moyen du Fils unique du Père,
et le sien, qui habita en elle comme si elle eùt
déchargé, à notre manière de concevoir, la mer infinie de la Divinité dans cet
océan de sagesse, au même instant qu'elle en put demander l'esprit; et pour
qu'elle le pût demander, ce même esprit vint en elle, afin qu'elle apprit
cette sagesse sans fiction , et la communiquât sans jalousie (2), comme elle
le fit véritablement, puisque par le moyen de Ait sagesse la lumière du Verbe
incarné fut manifestée su monde. Cette Vierge très-sage
connut la disposition du monde, les qualités des éléments, le principe, le
milieu et la fin du temps et ses vicissitudes, le cours des étoiles, la nature
des animaux, les fureurs des bêtes féroces, la force des vents, la complexion
et les pensées des hommes, les vertus des plantes, des herbes, des arbres, des
fruits et des racines, tout ce qui est au-dessus des connaissances des hommes,
les mystères et les voies les plus cachées du Très-Haut (3).
(1) 1 Cor., II, 10. — (2) Sap., VII, 13. — (3) Ibid., 17-21.
248
Notre
grande Reine connut toutes ces choses, et les goutta par le don de sagesse,
qu'elle puisa dans sa propre source, et alors elle devint comme la parole de
la pensée de cette sagesse.
603. Ce fut là qu'elle
reçut cette vapeur de la vertu de Dieu et cet écoulement de sa charité sincère
(1) , qui la rendit immaculée, et la préserva de la
souillure qui salit l'âme, pour en faire un miroir sans tache de la majesté de
Dieu. Là, elle fut enrichie de l'esprit d'intelligence; qui contient l'esprit
de sagesse, qui est saint, unique, multiplié, subtil, pénétrant et disert;
prompt, net, doux, amateur du bien, et surmontant tous les obstacles;
bienfaisant, bénin, stable, constant, qui renferme toutes ces vertus et qui
pénètre tout avec une netteté et une vivacité très-pure,
de sorte qu'il touche le commencement et la fin de toutes choses (2). Ces
qualités que Salomon attribue à l'esprit de sagesse, se trouvèrent uniquement
et parfaitement en la Reine du ciel après son très-saint
Fils; toutes sortes de biens lui vinrent avec la sagesse, et.
ces dons de sagesse et d'entendement
très-sublimes la précédaient dans toutes ses
opérations (3), afin de lui servir de règle dans tous les actes des autres
vertus, et qu'elles fussent toutes remplies de cette sagesse avec laquelle
elle opérait.
604. Nous avons dit quelque
chose des autres dons, parlant des vertus qui leur appartiennent; mais comme
tout ce que nous pouvons concevoir et
(1) Sap., VII, 25. — (2) Ibid., 22. — (3) Ibid., 11 et 12.
249
dire de
cette Cité mystique, l'auguste Marie, n'est rien au prix de ce qu'elle
renfermait, c'est pour cela que nous trouverons toujours beaucoup de choses à
y ajouter. Le don de conseil suit dans l'ordre d'Isaïe celui
d'entendement, et consiste en une lumière surnaturelle, par laquelle le
Saint-Esprit touche l'intérieur, en l'éclairant au-dessus de toute
intelligence humaine et commune, afin qu'il choisisse tout ce qui est le plus
utile, le plus décent et le plus juste,. et rejette le contraire, soumettant
la volonté, par les règles de la loi divine, à l'unité d'un seul amour et à la
conformité de la volonté parfaite du souverain bien; et que par cette
érudition la créature s'éloigne de la multiplicité des diverses affections,
des amours inférieurs et extérieurs, et des mouvements qui peuvent empêcher le
coeur humain d'ouïr et de suivre cette sainte impulsion et ce conseil divin,
et de se conformer à notre Seigneur Jésus-Christ, qui dit par un
très-haut conseil au Père éternel : Que ma volonté
ne s'accomplisse point, mais bien la vôtre (1).
605. Le don de force est
une participation ou une influence de la vertu divine, que le Saint-Esprit
communique à la volonté créée, afin qu'étant par ce moyen animée, elle s'élève
heureusement au-dessus de tout ce que la faiblesse humaine peut craindre, ce
qui lui arrive d'ordinaire dans les tentations, les douleurs, les tribulations
et les adversités; et qu'après avoir surmonté toutes ces choses, elle acquière
(1) Matth., XXVI, 39.
250
et
conserve ce que les vertus ont de plus sublime et de plus excellent, et
surpasse même toutes les vertus, les grâces, les consolations intérieures et
spirituelles, les révélations, les autours sensibles, pour nobles et
excellents qu'ils soient, et qu'ayant enfin comme abandonné tout cela , elle
s'élève par un divin effort jusqu'à ce qu'elle ait obtenu la parfaite union du
souverain bien , après laquelle elle soupire avec des désirs
très-ardents, d'où il arrive que du fort coule
véritablement la douceur (1) , ayant une fois surmonté tous ces obstacles en
celui qui le fortifie (2). Le don de science est une connaissance judicieuse
avec une rectitude infaillible de tout ce qu'on doit croire et opérer par les
vertus. Il se distingue de celui de conseil, en ce que celui-ci choisit, et
l'autre juge; le premier fait le jugement droit, et le second l'élection
prudente. Il se distingue aussi du don d'entendement, parce que celui-ci
pénètre les vérités divines et internes de la foi et des vertus comme en une
simple intelligence; et le clou de science commit en maître ce qu'on eu peut
inférer, appliquant les opérations extérieures des puissance, à la perfection
de la vertu; en laquelle le clou de science est comme la racine et la mère de
la discrétion.
606. Le don (le piété est
une vertu ou influence divine par laquelle le Saint-Esprit amollit et liquéfie
en quelque façon la volonté humaine, la mouvant pour tout ce qui regarde le
service de Dieu et l'utilité
(1) Judic., XIV, 14 — (2) Phil., IV, 13.
251
du
prochain. Par cette tendresse et cette douceur, notre volonté est prompte, et
la mémoire toute disposée à louer et bénir le souverain bien, et à lui rendre
grâces et honneur en toutes sortes de temps, de lieux et de rencontres ; et à
porter une tendre et amoureuse compassion aux créatures, sans leur manquer
dans leurs travaux et dans leurs nécessités. L'envie ne se trouve point dans
ce don de piété qui ne tonnait ni haine ni tiédeur, ni attachement ni bassesse
de coeur, parce qu'il cause à celui-ci une forte et douce inclination par
laquelle il se porte amoureusement à toutes les oeuvres de l'amour de Dieu et
du prochain , rendant celui qui le possède,
honnête, doux, officieux et diligent. C'est pour cette raison que l'Apôtre a
dit que l'exercice de la piété est utile à toutes choses, et qu'elle a la
promesse de la vie éternelle (1), parce qu'elle est un instrument
très-noble de la charité.
607. On trouve en dernier
lieu le don de crainte de Dieu, si hautement loué et si souvent recommandé
dans l'Écriture (2) et par les Pères comme le fondement de la perfection
chrétienne et le principe de la véritable sagesse, parce duc la crainte de
Dieu est la première qui résiste à la folie arrogante des hommes, et celle qui
la détruit avec plus de force. Ce don si important consiste en une fuite
amoureuse, en une honte et timidité très-noble; de
sorte que, par leur moyen, l'âme se retire en elle-même et en
sa propre condition et bassesse, considérant cette
bassesse en comparaison
(1) I Tim., IV, 8. —(2)
Ps. II, XVIII, XXXIII, CX, CXVIII, et alibi.
252
de la
grandeur et de la majesté suprême de Dieu; et ne voulant pas présumer ni
savoir hautement de soi et en soi, elle craint, comme l'Apôtre l'a enseigné
(1). Cette sainte crainte a divers degrés, parce que dans son principe on la
nomme initiale, et dans la suite filiale : car elle commence premièrement à
éloigner l'âme du péché, comme contraire au souverain bien, qu'elle aime avec
respect; ensuite elle l'introduit dans l'abattement et dans le mépris
d'elle-même, lui faisant comparer son être propre avec la Majesté divine, son
ignorance avec sa sagesse, et sa pauvreté avec ses richesses infinies; et
l'âme se trouvant par son secours entièrement soumise à la divine volonté,
s'humilie et se soumet aussi à toutes les créatures pour Dieu, et agit envers
lui et envers elles avec un très-grand amour qui
l'élève à la perfection des enfants de Dieu, et à la suprême unité d'esprit
avec le Père; le Fils, et le Saint-Esprit.
608. Si je m'étendais
davantage sur l'explication de ces dons, je m'éloignerais beaucoup de mon
sujet, et le discours en serait trop diffus : il me semble que ce que j'en dis
est suffisant pour faire entendre leur nature et leurs qualités. Ce qu'ayant
compris, on doit considérer que tous les dons du Saint-Esprit se trouvèrent en
notre auguste Reine, non-seulement dans le degré
suffisant et commun que chacun d'eux renferme dans son genre (parce que cela
peut être commun aux autres saints), mais ils se trouvèrent en cette très
(1) Rom., XI, 20.
253
sainte
Dame avec une excellence et un privilège singulier, tel qu'aucun autre saint
ne l'a jamais eu, ne pouvant pas même être convenable à tout ce qui lui était
inférieur. Ayant donc connu en quoi consiste la sainte crainte, la piété, la
force, la science, le conseil, comme dons particuliers du Saint-Esprit, que le
jugement humain et l'entendement angélique s'y étendent autant qu'ils
pourront, et en pensent tout ce qu'il peut y avoir de plus relevé, de plus
noble, de plus excellent, de plus parfait, de plus divin; et qu'ils avouent
après cela que les dons de Marie sont au-dessus de ce que toutes les créatures
ensemble en ont conçu, et que ce qui en est même le plus bas est aussi le plus
relevé de toutes les pensées créées, et que le sublime des dons de cette
auguste Reine des vertus touche (en quelque façon et selon notre manière
d'exprimer les choses) l'extrémité inférieure de Jésus-Christ et de la
Divinité.
Instruction de la très-sainte Vierge.
609. Ma fille, ces dons
très-nobles et
très-excellents du Saint-Esprit que vous avez connus, sont l'émanation
par où la Divinité se communique aux âmes saintes : et c'est pour cela qu'ils
n'admettent aucune limitation de leur côté, comme ils l'ont du sujet qui les
reçoit. Que si les créatures bannissaient de leur
254
coeur
les affections terrestres (quoique ce coeur soit limité), elles ne
laisseraient pas de participer sans mesure, par le moyen des dons inestimables
du Saint-Esprit, au torrent de la Divinité, qui est infinie. Les vertus
purifient la créature de la laideur et de la souillure des vices, s'il s'en
trouve quelqu'un en elle; elle commence à rétablir par ces vertus le bel ordre
de ses puissances, qu'elle a perdu premièrement par le péché originel, et
ensuite par ses péchés actuels; outre cela, elles lui ajoutent la beauté, la
force et le plaisir dans l'exercice des bonnes oeuvres. Mais les dons du
Saint-Esprit élèvent ces mêmes vertus à une perfection sublime, à un ornement
et à une beauté incomparable; de sorte que, par tous ces avantages, l'âme se
dispose, s'embellit et se rend agréable pour être unie en esprit d'une manière
admirable à la Divinité dans le lien de la paix éternelle, sortant de cet état
très-heureux pour opérer avec autant de fidélité
que de constance les vertus les plus héroïques, qui lui fournissent des ailes
pour s'en retourner dans le même principe d'où elle est sortie, qui est Dieu,
sous l'ombre duquel elle repose tranquillement (1), sans que les impétuosités
furieuses des passions et de leurs appétits désordonnés la troublent. Mais peu
de personnes arrivent à cette félicité, et il n'y a que l'expérience de celui
qui la reçoit qui la puisse faire connaître.
610. Prenez donc bien
garde, ma très-chère fille, et considérez avec une
profonde attention comme vous
(1) Cant., II, 3
monterez au plus haut de ces dons- car c'est la volonté du Seigneur et la
mienne que vous montiez aux premières places du festin (1) que sa douceur
divine vous prépare par la bénédiction des dons que vous avez reçus de sa
libéralité pour cette fin (2). Sachez qu'il n'y a que deux chemins pour
arriver à l'éternité : l'un qui mène à la mort éternelle par le mépris de la
vertu et par l'ignorance de la Divinité, l'autre qui conduit à la vie
éternelle par la connaissance fructueuse du Très-Haut, parce que c'est la vie
éternelle que de le connaître aussi bien que son Fils unique, qu'il a envoyé
au monde (3). Une infinité de fous suivent le chemin de la mort (4), ignorant
leur propre ignorance, leur présomption et leur orgueil par une folie
horrible. Ceux que Dieu a appelés par sa miséricorde à son admirable lumière,
et régénérés en enfants de cette même lumière (5), ont reçu de sa bonté
infinie dans cette régénération le nouvel être qu'ils ont par la foi,
l'espérance et la charité, qui les rend siens et héritiers de la divine et
éternelle jouissance (6); et, les ayant réduits à l'être dé ses enfants, il
leur a donné les vertus qui se répandent en la première justification, afin
que, comme enfants de la lumière, ils produisent avec proportion les oeuvres
de lumière; et en suite de ces opérations il leur prépare les dons du
Saint-Esprit. Et comme le soleil matériel ne refuse à aucun sa chaleur et sa
lumière, s'il est propre et disposé
(1) Luc., XIV, 10. — (2) Ps. XX,4. — (3) Joan.,
XVII, 3. — (4) Eccles., I, 15. — (5) I Petr., II,
9. — (6) Ephes., V, 8.
256
à
recevoir la force de ses rayons, de même la sagesse divine, qui crie sur les
hautes montagnes et dans les grands chemins, à la porte des villes, au milieu
des rues et dans tous les endroits les plus retirés (1) pour convier et
appeler tous les mortels, ne devait se refuser ni se cacher à personne. Mais
la folie des hommes les rend sourds, ou l'impiété malicieuse les rend
moqueurs, et la perversité incrédule les éloigne de Dieu, dont la sagesse ne
trouve aucune place dans le coeur malin ni dans le corps sujet aux péchés (2).
611. Mais vous, ma chère
fille, faites de sérieuses réflexions sur vos promesses, sur votre vocation et
sur vos désirs, car la langue qui ment à Dieu est homicide de son âme : ne
courez pas après la mort dans le désordre de la vie; gardez-vous d'acquérir,
la perdition par les oeuvres de vos mains (3), comme le font les enfants de
ténèbres, ainsi qu'il vous est découvert par la lumière divine. Craignez le
Tout-Puissant par une crainte sainte, humble et
bien ordonnée, et que cette crainte vous serve de guide dans tout ce que vous
ferez. Osez votre coeur doux, soumis et docile à la discipline et aux oeuvres
de piété. Jugez avec droiture de la vertu et du vice. Animez-vous par une
force invincible pour opérer ce qui sera le plus rude et le plus élevé, et
pour souffrir ce qui se trouvera de plus contraire et de plus difficile dans
les travaux. Choisissez avec discrétion les moyens pour l’exécution de
(1) Prov., VIII, 1, 2, 3. —- (2) Sap., I, 4. — (8)
Ibid., 11 et 12.
257
ces
oeuvres. Secondez la force de la divine lumière, par laquelle vous vous
élèverez au-dessus de tout ce qui est sensible; vous monterez à la
connaissance sublime des secrets de la divine sagesse; vous apprendrez à
distinguer le vieil homme du nouveau, et vous vous rendrez capable de recevoir
cette sagesse, lorsque étant entrée dans le cellier de votre époux, vous serez
enivrée de son amour et ornée de sa charité éternelle (1).
CHAPITRE XIV. Où sont déclarées les formes et les manières des visions divines
qu'avait la Reine du ciel, et les effets que ces visions causaient en elle.
612. Quoique la grâce des
visions divines, les révélations et les ravissements (je ne parlerai pas ici
de ln vision béatifique) soient des opérations du Saint-Esprit, on les
distingue néanmoins de la grâce justifiante et des vertus qui sanctifient et
perfectionnent l'âme dans ses opérations : et l'on prouve que la sainteté et
les vertus peuvent être en une personne sans ces dons, en ce que plusieurs ont
été justes et saints sans qu'ils
(1) Cant., II, 4.
258
aient eu
besoin absolument pour cela de recevoir des visions et des révélations
divines. On ne doit pas aussi régler les révélations et les visions par la
sainteté et la perfection de ceux qui les ont, mais bien par la volonté de
Dieu, qui les accorde, à qui il lui plait, au temps qu'il le juge convenable,
et au degré que sa sagesse et sa volonté dispensent, opérant toujours avec
poids et mesure (1) pour les fins qu'il prétend dans son Église. Car Dieu peut
communiquer les plus grandes et les plus hautes visions et révélations au
moindre saint, et les plus petites au plus grand (2) pouvant même accorder le
don de prophétie et plusieurs autres dons gratuits à ceux qui ne sont pas
saints; car il y a des ravissements qui peuvent résulter d'une cause qui ne
soit pas précisément vertu de la volonté; c'est pourquoi, lorsqu'on fait
comparaison entre l'excellence des prophètes, on ne prétend pas parler de la
sainteté (puisqu'il n'y a que Dieu seul qui la puisse examiner), mais de la
lumière de prophétie et de la manière de la recevoir, par où l'on peut juger
laquelle des prophéties est la plus on la moins élevée, selon les différentes
raisons. Celle sur laquelle on établit cette doctrine est, parce que la
charité et les vertus, qui rendent saints et parfaits ceux qui les ont,
regardent la volonté; et les visions et les révélations appartiennent à
l'entendement ou à la partie intellectuelle, dont la perfection ne sanctifie
point l'âme.
613. Mais encore que la
grâce des visions divines
(1) Sap., XI, 21. — (2) Prov., XVI, 2.
259
soit
distincte de la sainteté et des vertus, dont on peut la séparer, la volonté.
et la Providence divine les unissent néanmoins
plusieurs fois, selon la fin et le motif que Dieu. a
lorsqu'il communique ces dons gratuits des révélations particulières; parce
qu'il les ordonne quelquefois pour le bien commun de l'Église, comme l'Apôtre
nous l'enseigne (1), et comme il arriva envers les prophètes, qui, étant
inspirés de Dieu par les révélations du Saint-Esprit et non point par leur
propre imagination, prophétisèrent pour nous les mystères de la rédemption et
de la loi évangélique (2). Et lorsque les révélations et les visions sont de
cette nature, il n'est pas nécessaire qu'elles se joignent avec la sainteté,
puisque Balaam fut prophète sans être saint. Il
fut pourtant convenable, et d'une grande bienséance, que la divine Providence
fit que les prophètes fussent ordinairement saints, et qu'elle ne confiât
point trop fréquemment l'esprit de prophétie et les révélations divines à des
vases impurs (quoique Dieu l'ait fait dans quelques cas particuliers comme
Tout-Puissant), afin que la mauvaise vie de
l’instrument ne dérogea point à la vérité divine et à son ministère, et pour
plusieurs autres raisons.
614. D'autres fois, les
révélations et les visions divines ne regardent pas des choses si générales,
et ne s'adressent point immédiatement au bien commun, mais au bien particulier
de celui qui les reçoit : et comme les premières sont des effets de l'amour
que
(1) I
Cor., XII. — (2) I Petr., I, 10 et 21.
260
Dieu
porta et porte à son Église, de même ces révélations particulières ont pour
cause l'amour spécial par lequel Dieu aime l'âme à laquelle il les communique,
pour l'enseigner et pour l'élever à un plus haut degré d'amour et de
perfection. Dans cette manière de révélations, l'esprit de sagesse se répand
parmi les nations dans les âmes saintes, pour faire des prophètes et des amis
de Dieu (1). Et comme la cause efficiente est l'amour divin singulièrement
communiqué à quelques âmes, ainsi la cause finale aussi bien que l'effet de
ces insignes faveurs sont la sainteté, la pureté, l'amour de ces mêmes âmes;
et la grâce des révélations et des visions est le moyen par oh l'on acquiert
tous ces avantages.
615. Je ne prétends pas
établir par là que les révélations et les visions divines soient des moyens
absolument requis et nécessaires pour faire des saints et des parfaits, parce
que plusieurs le sont par d'autres moyens que par ceux-là; néanmoins ayant
supposé cette vérité, qu'il dépend seulement de la volonté divine d'accorder
on de refuser aux justes ces dons particuliers, nous découvrons pourtant qu'il
y a, tant de notre côté que de celui du Seigneur, quelques raisons de
bienséance, afin que sa divine Majesté les communique aussi fréquemment
qu'elle fait à plusieurs de ses serviteurs. L'une desquelles se prend du côté
de la créature ignorante, parce que le moyen le plus proportionné et le plus
convenable de s'élever
(1) Sap., VII, 27.
261
aux
choses éternelles, de les pénétrer et de se spiritualiser pour arriver à la
parfaite union du souverain bien, est la lumière surnaturelle des mystères et
des secrets du Très-Haut, qui lui est communiquée par les révélations, les
visions et les intelligences particulières qu'elle reçoit dans la solitude et
dans l'excès de son entendement, ce divin et très-doux
Seigneur la conviant à cet heureux état par des promesses et par des caresses
très-fréquentes, dont l'Écriture sainte est
remplie, et en particulier les Cantiques de Salomon.
616. L'autre raison est du
côté du Seigneur, parce que l'amour est impatient de communiquer ses biens et
ses secrets au bien-aimé et à l'ami. Je ne veux plus vous appeler serviteurs
ni vous traiter comme tels, mais comme mes amis (dit le Maître de la vérité
éternelle aux apôtres), parce que je vous ai découvert les secrets de mon Père
(1). On lit aussi que Dieu parlait à Moïse comme à un ami (2). Les saints
Pères, les patriarches et les prophètes ne reçurent pas seulement les
révélations générales de l'Esprit divin, mais plusieurs autres particulières
et familières, en signe de l'amour que Dieu leur portait, comme on peut
l'inférer de la demande que Moïse fit au Seigneur de lui laisser voir.
sa face. Les titres que le Très-Haut donne aux âmes
choisies le prouvent aussi, les honorant du nom d'épouses, d'amies, de
colombes, de sueurs, de parfaites, de bien-aimées, de belles, etc. (3). Et
(1) Joan., XV, 15. — (2) Exod., XXXIII, 11. — (3)
Cant., IV, 8 et 9; I, 14; II, 10.
262
quoique
tous ces titres déclarent assez la grandeur de l'amour divin et ses effets,
tous ensemble ne sauraient pourtant exprimer les douceurs inconcevables que le
souverain Roi communique à ceux qu'il veut bien honorer de la sorte, parce
qu'il est le seul qui puisse tout ce qu'il veut, et qui sache aimer comme
époux, comme ami, comme père, comme infini et souverain bien, sans borne et
sans mesure.
617. Cette vérité ne perd
rien de son crédit pour n'être pas connue de la sagesse charnelle, ni en ce
que quelques âmes aveuglées par cette sagesse se sont laissé tromper par
l'ange des ténèbres transformé en ange de lumière dans quelques faussés
visions (1) et quelques révélations apparentes. Ce dommage ayant été plus
fréquent parmi les femmes, tant à cause de leur ignorance que de leurs
passions, il s'est néanmoins trouvé plusieurs hommes, qui paraissaient forts
et savants, qui en ont été atteints. Mais il est provenu en tous d'une
mauvaise racine; je ne parle point ici dé ceux qui par une hypocrisie
diabolique ont feint des révélations, des visions et des ravissements sans les
avoir eus, mais de ceux qui les ont soufferts et reçus par une tromperie du
démon, quoique ce n'ait pas été sans un grand péché et sans un consentement
criminel. On peut dire que les premiers trompent plutôt qu'ils ne sont
trompés, et que les seconds le sont dans le commencement, parce que l'ancien
serpent, qui les tonnait immortifiés en leurs passions, et qui
(1) II Cor., XI, 14
263
voit
bien que leurs sens intérieurs sont fort peu exercés dans la science des
choses divines, introduit dans eux, par une subtilité remplie de malice, une
secrète présomption qui les flatte d'être favorisés de Dieu, et bannit de leur
coeur l'humilité et la crainte, en les élevant dans de vains désirs de
curiosité, de savoir les choses sublimes, d'avoir des révélations, des visions
extatiques, et d'être singuliers et distingués dans ces faveurs; de sorte
qu'ils ouvrent la porte au démon, afin qu'il les remplisse d'erreurs et
d'illusions , et leur trouble les sens par une confusion de ténèbres
intérieures, sans qu'ils puissent pénétrer ni connaître dans cet état aucune
chose divine ni véritable, excepté quelque apparence de l'un et de l'autre que
l'ennemi leur représente pour autoriser ses tromperies et cacher son venin.
618. On évite cette
tromperie dangereuse en craignant avec humilité, en ne désirant point cette
science avec présomption, et en ne s'en rapportant point au tribunal passionné
du jugement particulier et de la propre prudence (1); mais remettant cette
cause à Dieu, à ses ministres et aux savants confesseurs à qui il appartient
d'en examiner l'intention, puisque par ce moyen l'on connaîtra certainement si
l'âme a désiré ces faveurs par la voie de la vertu et de la perfection, ou
pour la gloire extérieure des hommes. Le chemin le plus assuré est de ne les
désirer jamais, et de craindre toujours le danger, qui est
(1) Rom., XI, 20.
264
grand
en toute sorte de temps, et principalement dans les commencements; parce que
le Seigneur n'envoie pas les dévotions et les douceurs sensibles, supposé
qu'elles viennent du Seigneur (car le démon les contrefait bien souvent), à
cause que l'âme se trouve capable de la nourriture solide de ses plus grands
secrets et de ses plus sublimes faveurs; mais pour servir d'aliments aux
faibles et aux petits, afin qu'ils se retirent avec plus de courage des vices
et renoncent avec plus d'ardeur à tout ce qui est sensible , et non point afin
qu'ils s'imaginent d'être fort avancés dans la vertu, puisque même les
ravissements qui résultent de l'admiration supposent plus d'ignorance que
d'amour. Mais quand l'amour est extatique, fervent, ardent, pur, agissant,
inaccessible, impatient de toute autre chose, excepté de celle qu'il
aime , et qu'avec cela il a recouvré l'empire sur
toutes les passions et les affections humaines, alors l'âme est . disposée à
recevoir la lumière des révélations cachées et des visions divines; et elle
s'y dispose d'autant plus, qu'avec cette divine lumière elle les désire le
moins, se croyant indigne des moindres faveurs. Que les hommes savants et les
sages ne soient pas surpris si les femmes ont été si fort favorisées en ces
dons , parce que, outre qu'elles sont ferventes en
amour, Dieu choisit d'ordinaire ce qui est le plus faible pour rendre un plus
grand témoignage de son pouvoir : elles n'ont pas aussi la science acquise de
la théologie, comme les hommes doctes, mais le Très-Haut la leur communique
par infusion, pour illuminer
265
et
fortifier leur jugement faible et ignorant.
619. Étant fondés sur cette
doctrine, nous connaîtrons (quand même il n'y aurait point eu en la
très-sainte vierge d'autres raisons particulières)
que les révélations et les visions divines que le Très-Haut lui communiqua
furent plus relevées, plus admirables, plus fréquentes et plus divines qu'à
tout le reste des saints. On,doit mesurer ces dons (comme les autres) à sa
dignité, à sa sainteté, à sa pureté et à l'amour que son Fils et toute la
très-sainte Trinité portait à celle qui était Mère
du Fils, Fille du Père, et Épouse du Saint-Esprit. Elle recevait selon la
grandeur de ces titres les influences de la Divinité, notre Seigneur
Jésus-Christ et sa Mère en étant infiniment plus aimés que tout le reste des
saints, des anges et des hommes. Je réduirai les visions divines qu'eut notre
auguste Reine à cinq espèces différentes, et je traiterai de chacune le mieux
que je pourrai et selon qu'il m'a été manifesté.
La claire vision qu'eut la
très-sainte Vierge de l’essence divine.
620. La première et la plus
excellente fut la vision béatifique de l'essence divine, qu'elle vit plusieurs
fois clairement étant voyageuse et en passant, dont j'ai déjà fait mention six
commencement de cette histoire,
266
et je
continuerai de la faire dans la suite, selon les temps et les occasions
auxquelles elle reçut ce suprême bienfait quant à la créature. Il y a des
docteurs qui doutent si d'autres saints ont aussi vu en leur chair mortelle,
clairement ou intuitivement, la Divinité; mais laissant à part les opinions
des autres, je dis qu'on n'en peut pas douter à l'égard de la Reine du ciel, à
qui l'on ferait injure de la mesurer par la règle commune des autres saints,
puisque la Mère de la grâce reçut plusieurs faveurs qu'il ne leur était pas
possible de recevoir; l'on peut dire pourtant que, de quelque manière que la
chose se fasse, les voyageurs peuvent jouir de la vision béatifique comme en
passant. La première disposition de l'âme qui doit voir la face de Dieu est la
grâce sanctifiante en un degré très-parfait et
fort extraordinaire; celle que l'âme très-sainte
de Marie avait dès le premier instant de sa conception fut surabondante et
avec une telle plénitude, qu'elle surpassait celle des plus hauts séraphins.
La grâce sanctifiante doit être accompagnée, pour voir Dieu, d'une grande
pureté dans les puissances, sans qu'il y en ait aucun reste ni le moindre
effet du péché; et comme il serait nécessaire de laver et de purifier un vase
qui aurait reçu quelque mauvaise liqueur jusqu'à ce qu'il ne lui eu restât ni
senteur ni la moindre chose qu'il pat communiquer à une autre
très-pure qu'on y voudrait mettre, ainsi l'âme se
trouve infectée et souillée par le péché et par ses effets, principalement par
les actuels. Et parce que tous ces effets la disproportionnent avec la
souveraine
267
bonté,
il est nécessaire que pour s'unir à cette bonté par la claire vision et par
l'amour béatifique, elle soit premièrement lavée et purifiée de telle sorte
qu'il ne lui reste ni marque, ni senteur, ni saveur du péché, ni aucune
habitude vicieuse, ni aucune inclination acquise par les vices. Cela ne se
doit pas entendre seulement des effets et dés souillures que les péchés
mortels laissent, mais aussi des véniels, qui causent à lime juste une laideur
particulière, comme pour ainsi dire un cristal très-pur
est terni et obscurci par le souffle qui le touche : ainsi tout cela se doit
purifier et réparer pour voir Dieu clairement.
621. Outre cette pureté,
qui est comme une négation de souillure, si la nature de celui qui doit voir
Dieu par la vision béatifique est corrompue par le premier péché, il en faut
purger l'aiguillon ; de sorte que pour cette suprême faveur il doit être
éteint ou lié comme si la créature ne l'avait point, parce qu’alors elle ne
doit avoir aucun principe ni aucune cause prochaine qui l'inclinent an péché,
ni à la moindre imperfection; car le libre arbitre doit être comme dans
l'impossibilité pour tout ce qui répugne et à la sainteté et à la bonté
souveraine. On connaîtra par là et par ce que j'en dirai dans la suite la
difficulté de cette disposition pendant que l'âme vit dans une chair mortelle,
et l'on avouera qu'il faut de très-sages
précautions, beaucoup de prudence et de très-grandes
raisons avant que de croire que l'on ait reçu une si haute faveur. La raison
que j'y découvre est qu'il y a en la créature sujette au péché deux
disproportions
268
et deux
distances immenses, étant comparée avec la nature divine. L'une de ces
distances consiste en ce que Dieu est invisible, infini, un acte
très-pur et très-simple,
et la créature au contraire est corporelle, terrestre, corruptible et
grossière. L'autre est celle qui est causée par le péché, qui s'éloigne sans
mesure de la bouté souveraine, et cette disproportion est plus grande que la
première ; c'est pourquoi toutes les deux doivent être ôtées pour unir ces
extrémités si fort éloignées, lorsque la créature est mise dans la manière la
plus sublime d'être unie à la Divinité, et qu'elle devient semblable à Dieu
même en le voyant et en jouissant de lui comme il est (1).
622. La Reine du ciel avait
cette disposition de pureté de péché ou d'imperfection en un plus haut degré
que les anges, parce qu'elle ne fut atteinte ni du péché originel, ni de
l'actuel, ni d'aucun de leurs effets; la grâce et la protection divine furent
plus puissantes en elle pour cela que la nature dans les anges, par laquelle
ils étaient exempts de contracter ces difformités; ainsi par cet endroit la
très-sainte Vierge n'avait point la disproportion
ni l'obstacle du péché qui pussent l'empêcher de voir la Divinité; et par un
autre endroit; outre qu'elle était immaculée, sa grâce surpassait dans le
premier instant de sa conception celle des anges et des saints, et ses mérites
étaient proportionnés à la grâce, parce qu'elle mérita plus dans le premier
acte que tous ensemble, par les
(1) Joan., III, 2.
269
plus
sublimes et les derniers qu'ils firent pour arriver à la vision béatifique
dont ils jouissent. Selon cette doctrine, s'il est juste de différer aux
autres saints la récompense de la gloire qu'ils méritent jusqu'à ce que le
terme de leur vie mortelle soit arrivé, et avec ce terme celui de la mériter,
il ne paraît pas que l'on fasse contre la justice de ne prendre point cette
loi avec tant de rigueur à l'égard de la très-sainte
Vierge, et de croire que le souverain Maître exerça une autre providence
envers elle, et qu'elle en reçut les effets pendant qu'elle vivait en la chair
mortelle. L'amour de la très-sainte Trinité ne
pouvait pas souffrir un si long retardement à son égard sans lui manifester
clairement ses grandeurs dans de diverses rencontres, puisqu'elle méritait
cette faveur au-dessus de tous les anges, des séraphins et des saints qui
devaient jouir, et jouissaient avec moins de grâce et de mérites du souverain
bien. Outre cette raison, il y en avait une autre de bienséance pour faire que
la Divinité se découvrît clairement en elle, qui était parce qu'étant élue
pour être Mère du même Dieu, elle connût par expérience et par jouissance le
trésor infini de la Divinité, qu'elle devait revêtir d'une chair mortelle et
porter dans son sein virginal, et qu'ensuite elle traitât son
très-saint Fils comme vrai Dieu, ayant déjà joui
de sa divine présence.
623. Mais avec toute la
pureté dont nous venons de parler, y ajoutant même la grâce sanctifiante,
l'âme n'est pas encore avec tout cela proportionnée ni disposée pour la vision
béatifique, parce qu'il lui
270
manque
d'autres dispositions et d'autres effets divins que la Reine du ciel recevait
quand elle jouissait de ce bienfait; et toute autre âme que la sienne en
aurait besoin avec plus de raison, si elle était assez heureuse que d'être
destinée à cette faveur pendant sa vie mortelle. L'àme
étant donc purifiée et sanctifiée domine j'ai déjà dit, le Très-Haut la
retouche comme avec un feu très-spirituel
, qui la renouvelle et la purge comme l'or dans le creuset, en la
manière que les séraphins. purifièrent Isaïe (1).
Ce bienfait cause deux effets dans l'âme, l'un qui la spiritualise et qui
sépare en elle (selon notre façon d'exprimer) la crasse et la rouille de son
être et de l'union terrestre du corps matériel; l'autre qui remplit toute
l'âme d'une nouvelle lumière , qui bannit je ne sais quelle obscurité et
quelles ténèbres, comme la lumière de l'aube bannit celle de la nuit; et cette
nouvelle lumière en prend possession et la laisse toute clarifiée et remplie
de nouvelles splendeurs de ce feu. En suite de cette lumière l'âme reçoit
d'autres effets, parce que si elle a ou qu'elle ait eu des péchés, elle les
pleure avec une douleur et une contrition incomparable, parce qu'il n'y a
aucune douleur humaine qui puisse arriver à celle-là, car tout ce qu'on peut
souffrir en comparaison de ce qu'on souffre dans cette occasion, est fort peu
pénible. On ressent incontinent après un autre effet de cette lumière qui
purifie l'entendement de toutes les espèces des choses
terrestres , visibles ou
(1) Isa., VI, 7
271
sensibles
qu'il a reçues par les sens, parce que toutes ces images et ces espèces
acquises par les sens disproportionnent l'entendement et lui servent
d'obstacle pour voir clairement le souverain esprit de la Divinité. Ainsi il
faut nettoyer et purger la puissance de ces fantômes et de ces représentations
terrestres, qui l'empêchent non-seulement de voir
Dieu 'intuitivement, mais de le voir même abstractivement, car l'entendement
doit être aussi purifié pour cette vision.
624. Comme il n'y avait
point de péchés à pleurer en l'âme très-pure de
notre Reine, ces illuminations et ces purifications causaient en elle les
autres effets, commençant à élever et à proportionner sa propre
nature , afin qu'elle ne fût pas si éloignée de la
dernière fin, et qu'elle ne ressentît point les effets du sensible et de la
sujétion du corps. Avec cela elles causaient aussi dans cette âme
très-candide de nouveaux mouvements d'humiliation
et de la propre, connaissance du néant de la créature, comparée avec le
Créateur et avec ses faveurs, de sorte que son coeur enflammé se mouvait à
plusieurs autres actes héroïques des vertus; et ce bienfait causerait à
proportion les mêmes choses aux autres âmes, si Dieu le leur communiquait en
les disposant pour les visions de sa Divinité.
625. Nous pourrions avoir
quelque sujet de croire, dans l'ignorance où nous sommes, que ces dispositions
dont nous venons de parler suffisent pour arriver à la vision béatifique; mais
cela n'est pas
272
ainsi,
parce qu'il y manque encore une autre qualité et un rayon plus divin avant que
d'arriver à la lumière de gloire. Et, bien que cette nouvelle purification ne
diffère point des autres , elle en est cependant distinguée dans ses effets,
parce qu'elle élève l'âme à un autre état plus haut et plus serein, on elle
sent avec une plus grande tranquillité une très-douce
paix, qu'elle ne sentait point dans l'état des premières dispositions ni dans
les autres purifications, parce qu'on ressent en elles quelque peine et
quelque amertume des péchés si on les a commis; ou, si on ne les a pas commis,
l'on se trouve du moins dans un dégoût des bassesses de la nature terrestre,
et ces effets ne s'accordent point avec cette si grande proximité du souverain
bonheur ou l'âme se trouve. Il me semble que les premières purifications
servent pour mortifier la nature, et que celle-ci sert pour la vivifier et la
guérir; et le Très-Haut agit en toutes comme le peintre qui dessine
premièrement le portrait, ensuite il en fait l'ébauche, en lui donnant les
premières couleurs, et après il lui donne les dernières, afin qu'il paraisse
dans sa plus grande perfection.
626. En suite de ces
purifications, de ces dispositions et des effets admirables qu'elles causent,
Dieu communique la dernière disposition, qui est la lumière de gloire, par
laquelle l'âme est élevée, fortifiée et achevée d'être proportionnée pour voir
Dieu et pour en jouir par la vision béatifique. La Divinité lui est manifestée
dans cette lumière, car aucune créature ne la pourrait voir sans son secours;
et comme il est
273
impossible
que la créature acquière cette lumière et ces dispositions par elle seule,
c'est pour ce sujet qu'il est aussi impossible de voir Dieu naturellement, car
tout cela surpasse les forces de la nature.
627. L'Épouse du
Saint-Esprit, la Fille du Père, et la Mère du Fils fut prévenue de tous ces
avantages et de toutes ces beautés pour entrer dans le lit nuptial de la
Divinité, quand elle jouissait, comme en passant, de sa vue et de sa
jouissance intuitive. Et comme tous ces bienfaits répondaient à sa dignité et
à ses agréments, c'est pour cela que ni les raisons ni les pensées créées (et
encore moins celles d'une fille ignorante comme je le suis) ne les peuvent
concevoir ai exprimer; ces illuminations étaient si hautes et si divines en
nôtre Reine, que nous ne pouvons que les admirer; l'on est aussi dans une plus
grande impossibilité de comprendre la joie que cette âme, qui surpasse en
sainteté tous les séraphins et tous les saints ensemble, en ressentait. Que si
l'on peut dire avec une vérité infaillible que les yeux n'ont point vu, ni les
oreilles entendu, ni le coeur de l'homme conçu ce que Dieu a préparé aux
moindres justes qui jouissent de sa vue (1), que sera-ce de ce que les plus
grands saints en reçoivent? Et si le même apôtre qui nous appris cette vérité
a avoué qu'il ne lui était pas possible de dire ce qu'il en avait entendu (2),
qu'est-ce que pourra alléguer notre ignorance de la Sainte des saints, et de
la Mère de Celui qui est la gloire des
(1) I Cor., II, 9. — (2) Id., XII, 4.
274
saints?
Ce fut elle qui connut et découvrit, après l'âme de son
très-saint Fils, qui était homme et vrai Dieu , le plus de mystères
dans ces espaces immenses et dans ces secrets infinis de la Divinité ; elle
eut plus de part que tous les bienheureux ensemble aux trésors infinis et aux
grandeurs éternelles de cet objet inaccessible, que ni le principe ni la fin
ne peuvent renfermer; ce fut là où cette Cité de Dieu fut réjouie et arrosée
par le torrent de la Divinité, qui l'inonda par les impétuosités de sa sagesse
et de sa grâce, qui la spiritualisèrent et la divinisèrent (1).
Vision abstractive de la Divinité dont jouissait la
très-sainte
Vierge.
628. La seconde forme des
visions de la Divinité qu'eut la Reine du ciel fut
abstractive , qui est fort différente de l'intuitive, et lui est même
fort inférieure; c'est pourquoi elle lui était plus fréquente, quoiqu'elle ne
lui fût pas continuelle. Cette connaissance ou vision du Très-Haut n'arrive
point eu ce qu'il se découvre immédiatement en lui-même à l'entendement créé,
mais parle moyen de quelques espèces dans lesquelles il se manifeste : et,
parce qu’il s'y trouve un milieu entre l'objet et la puissance, cette
(1) Ps., XLV, 5.
275
vue est
très-inférieure par rapport à la vision claire ou
intuitive; elle n'indique pas non plus la présence réelle, quoiqu'elle la
contienne intellectuellement avec des qualités inférieures. Et, bien que la
créature connaisse qu'elle approche la Divinité et qu'elle découvre en elle
les attributs, les perfections et les secrets que Dieu lui veut montrer dans
un miroir volontaire, néanmoins cette créature ne sent ni ne connaît point sa
présence, ni elle n'en jouit pas entièrement.
629. Ce bienfait est
pourtant fort grand et fort rare; et; après celui de la vision intuitive, il
est le plus grand : et, quoiqu'il n'ait pas besoin de la lumière de la gloire,
mais seulement de celle qui se trouve dans les mêmes espèces, et qu'il n'exige
pas aussi la dernière disposition et la purification qu'il faut avoir pour
entrer dans cette lumière de gloire, néanmoins toutes les autres dispositions
qui précèdent la claire vision doivent précéder celle-ci : parce que par elle
l'âme entre dans les vestibules de la maison du Seigneur (2). Les effets de
cette vision sont admirables, parce que, outre l'état qu'elle suppose en
l'âme, la trouvant au dessus d'elle-même, elle l'enivre d'une douceur
ineffable par laquelle elle l'enflamme de l'amour divin, la transforme en cet
amour, et lui cause un oubli et un éloignement de tout ce qui est terrestre et
d'elle-même; car alors elle ne vit plus en soi, mais en Jésus-Christ, et
Jésus-Christ en elle (3).
Outre cela,
(1)
Ps., LXIV, 5. — (2) Ps. XXXV, 9. — (3) Gal., II, 20.
276
cette
vision laisse en l'âme une lumière qui la conduirait toujours au plus haut de
la perfection, qui lui enseignerait les chemins les plus assurés de
l'éternité, et la rendrait comme le feu perpétuel du sanctuaire (1) et comme
la lampe de la cité de Dieu (2), si elle ne la perdait par sa négligence, par
sa tiédeur et par quelque péché.
630. Cette vision divine
causait ces effets et plusieurs autres en notre auguste Reine dans un degré si
éminent; qu'il ne m'est pas possible d'exprimer ce que j'en conçois par nos
termes ordinaires. L'on en pourra pourtant découvrir quelque chose, si ion
considère le très-pur état de cette âme, où il n'y
avait aucun empêchement de tiédeur, ni de péché, ni de négligence, ni d'oubli,
ni d'ignorance, ni la moindre inconsidération; su
contraire, elle était pleine de grâce, ardente eu amour, diligente dans ses
exercices, continuelle dans les louanges du Créateur, prompte à le glorifier
et toujours disposée, afin que son bras tout-puissant opérât en elle sans
aucune résistance. Elle eut cette sorte de vision et de faveur.
dans le premier instant de sa conception, comme
j’ai dit en son lieu et redit plusieurs fois dans le récit que j'ai fait de sa
très sainte vie, et comme je le dirai encore dans la suite.
(1) Levit, VI, 12. — (2) Apoc., XXIII, 5.
277
Visions et révélations intellectuelles de la
très-sainte
vierge.
631. La troisième sorte de
visions ou révélations qu'eut la très-sainte
Vierge fut intellectuelle. Et, bien qu'on puisse appeler la connaissance ou
vision abstractive de la Divinité révélation intellectuelle, je donne
néanmoins à cette connaissance un autre rang particulier, et plus haut, pour
deux raisons. L'une, parce que l'objet en est unique et suprême entre les
choses intelligibles; et ces révélations intellectuelles et plus communes,
dont nous parlons ici, ont plusieurs et divers objets, parce qu'elles
s'étendent sur les choses matérielles et spirituelles, et sur les vérités et
les mystères intelligibles. L'autre raison est parce que la vision abstractive
de l'essence divine est causée par des espèces
très-hautes, infuses et surnaturelles de cet objet infini : mais la
révélation commune, ou vision intellectuelle, quelquefois se fait par les
espèces infuses dans l'entendement des objets révélés; et d'autres fois ces
espèces infuses ne sont pas nécessaires pour ce qu'on y découvre, parce que
les mêmes espèces qu'a la fantaisie ou l'imagination peuvent servir dans cette
révélation; et par ces espèces l'entendement étant éclairé d'une nouvelle
lumière ou vertu surnaturelle; peut entendre les mystères que Dieu lui révèle,
comme il arriva à Joseph en Égypte, et à Daniel (2) en Babylone.
(1) Gen., XL et XLI. — (2) Dan., I, II, IV, V.
278
David
eut aussi cette sorte de révélation, qui est, après la connaissance de la
Divinité, la plus noble et la plus assurée, parce que ni les démons ni les
bons anges mêmes ne peuvent point répandre cette lumière surnaturelle dans
l'entendement, quoiqu'ils puissent mouvoir les espèces par l'imagination.
632. Cette espèce de
révélation intellectuelle fut commune aux saints prophètes du vieux et du
nouveau Testament, parce que la lumière de la prophétie parfaite qu'ils eurent
se termine à l'intelligence de quelque mystère caché : sans cette intelligence
ou lumière intellectuelle, ils n'eussent pas été parfaitement prophètes, ni
ils n'eussent pas parlé prophétiquement. C'est pourquoi celui qui fait ou dit
quelque chose prophétique (comme Caïphe et les soldats, qui ne voulurent point
diviser là tunique de notre Seigneur Jésus-Christ (1), quoiqu'il fût mû comme
eux par l'impulsion divine), celui-là ne serait pas parfaitement prophète,
parce qu'il ne parlerait pas prophétiquement, c'est-à-dire par la lumière: ou
intelligence divine.. Il est vrai que les saints
prophètes et ceux qui le sont parfaitement, qu'on appelait
Videntes ou Voyants, par la lumière
intérieure par laquelle ils découvraient les secrets cachés, pouvaient aussi
faire quelque action prophétique sans connaître tous les mystères que ces
secrets renfermaient; mais en cette action ils n'eussent pas été si
parfaitement prophètes qu'en celles auxquelles ils prophétisaient par
l'intelligence surnaturelle.
(1) Joan., XI, 49; XIX, 24.
279
Cette
révélation intellectuelle a plusieurs degrés dont il n'est pas nécessaire de
parler ici; et, bien que le Seigneur la puisse communiquer toute seule, sans
qu'elle soit accompagnée de.la charité et des
vertus de celui qui la reçoit, néanmoins elle se trouve d'ordinaire avec elles
comme elle se trouva dans les prophètes, les apôtres et les justes, lorsque ce
divin Seigneur leur découvrait ses secrets comme à ses amis; la même chose
arrive aussi quand les révélations intellectuelles sont pour le plus grand
bien de la personne qui les reçoit, comme nous avons déjà dit. C'est pour cela
que les révélations demandent une très-sainte
disposition en l'âme qui doit être élevée à ces divines intelligences; car
d'ordinaire Dieu ne les communique que quand l'âme est tranquille, pacifique,
séparée des affections terrestres, et quand ses puissances sont bien ordonnées
et disposées pour recevoir. les effets de cette
divine lumière.
633. Ces révélations
intellectuelles furent en la Reine du ciel fort différentes de celles des
saints ét des prophètes, parce qu'elles lui
étaient continuelles en acte et en habitude, quand elle ne jouissait pas des
autres visions plus relevées de la Divinité. Outre que la clarté, l'extension
de cette lumière intellectuelle et leurs effets furent incomparables en la
très-sainte Vierge, parce qu'elle connut plus de
mystères, de vérités et de secrets du Très-Haut que tous les saints
patriarches, prophètes, apôtres, et plus même que tous les anges ensemble; et
elle connaissait toutes ces choses avec plus de pénétration, de clarté, de
fermeté
480
et
d'assurance. Par cette intelligence elle pénétrait depuis l'être de Dieu et
ses attributs jusqu'à la plus petite de ses œuvres et de ses créatures, sans
qu'il y eût aucune chose où elle ne connût la participation de la grandeur du
Créateur, sa disposition et sa providence divine; de sorte qu'elle seule a pu
dire avec assurance que le Seigneur lui manifesta les secrets et les mystères
les plus cachés de sa sagesse, comme le prophète nous l'a assuré (1). Il n'est
pas possible de raconter les effets que ces intelligences causaient en notre
auguste Reine; toute cette histoire leur sert pourtant d'une ample
déclaration. Elles sont d'une utilité admirable dans les autres Ames, parce
qu'elles illuminent d'une manière très-relevée
l'entendement, enflamment avec une ardeur incroyable la volonté, désabusent,
détournent, élèvent et spiritualisent la créature : et il semble même
quelquefois que le corps pesant et terrestre en est subtilisé et se trouve
dans une sainte émulation avec l'Ame qui l'anime. La Reine du ciel eut dans
ces sortes de visions un autre privilège dont je ferai mention dans le
chapitre suivant.
Visions imaginaires de la Reine du ciel.
634. Le quatrième rang
contient les visions imaginaires qui se font par des espèces sensitives,
causées
(1) Ps., L, 8.
281
ou mues
dans l'imagination ou fantaisie; elles représentent les choses d'une manière
matérielle et sensible, comme une chose qu'on peut regarder, entendre, toucher
et goûter. Les prophètes du vieux Testament manifestèrent sous cette forme de
visions de grands mystères, que le Très-Haut leur révéla en elles,
singulièrement Ézéchiel, Daniel et Jérémie; et saint Jean l'Évangéliste
écrivit sous de semblables visions son Apocalypse. Ces visions sont
inférieures aux précédentes par ce qu'elles ont de sensible et de corporel;
c'est pourquoi le démon les peut contrefaire dans la représentation en mouvant
les espèces de la fantaisie; mais, étant père du mensonge, il ne le saurait
faire dans la vérité. Néanmoins on doit fort rebuter ces visions, et les
examiner par la doctrine assurée des saints Pères et de nos docteurs, parce
que, si le démon aperçoit quelque avidité dans les Ames qui pratiquent
l'oraison et la dévotion, et si Dieu le lui permet, il les trompera
facilement, puisque même les saints qui craignaient le danger de cers visions
en ont été surpris par le démon transformé en ange de lumière, comme il est
écrit dans leurs vies, tant pour notre instruction que pour nous faire tenir
sur nos gardes.
635. Où trouverons-nous
donc ces visions et ces révélations imaginaires sans danger, avec, toute,
sûreté et avec toutes les qualités divines, si ce n'est en la
très-pure Marie, dont la lumière ne pouvait être
obscurcie ni atteinte par la tromperie du serpent ? Ces sortes de visions
furent fort fréquentes
282
à notre
Reine; parce quelle y découvrait plusieurs oeuvres que faisait son
très-saint Fils lorsqu'elle en était absente ,
comme nous le verrons dans la suite de cette histoire. Elle connut aussi par
la vision imaginaire plusieurs autres créatures et.
mystères, dans des occasions où il était nécessaire qu'elle les
découvrit, selon que la volonté divine le disposait. Comme cette faveur et les
autres que recevait la Reine du ciel étaient ordonnées à des fins
très-relevées, tant en ce qui regardait sa
sainteté, sa pureté et ses mérites, que par rapport au bien de l'Église, dont
la maîtresse et la coopératrice de la rédemption était cette grande Mère de la
grâce, c'est pour cela que les effets de ces visions et de leurs intelligences
étaient admirables, et toujours avec des fruits incomparables de la gloire du
Très-Haut, et avec une augmentation de nouveaux dons et de nouvelles grâces en
l'âme de la très-sainte Vierge. Je dirai dans la
vision qui suit ce qui arrive ordinairement dans les autres âmes par
celles-ci, parce qu'on doit faire un même jugement de ces deux sortes de
visions.
Visions divines en formes corporelles que reçut la
très-sainte
Vierge.
636. Le cinquième et le
dernier degré des visions et des révélations est celui qu'on aperçoit par les
sens extérieurs du corps, et c'est pour cela qu'on appelle ces visions
corporelles, quoiqu'elles puissent
283
arriver
en deux manières. L'une qui est véritablement corporelle quand quelque chose
de l'autre vie, comme Dieu, l'ange, le saint, ou le démon, ou l'âme,
etc
, apparaît à la vue ou à l'attouchement avec un' corps réel et qui a
une quantité; les anges, bons ou mauvais, formant alors par leur ministère et
par leur vertu quelque corps aérien et. fantastique, lequel, bien qu'il ne
soit pas un corps naturel, ni ce qu'il représente, véritable, néanmoins est
véritablement corps de l'air condensé, ayant ses dimensions de quantité.
L'autre manière peut être impropre et comme abusant la vue, lorsque le corps
qui paraît n'a point de quantité, mais seulement quelques espèces de ce corps
et de sa couleur, etc., qu'un ange peut causer aux yeux en altérant l'air qui
se trouve entre deux; et celui qui la reçoit croit voir quelque corps réel et
présent, et cependant il ne voit que de seules espèces par lesquelles sa vue
est altérée avec une tromperie imperceptible aux sens. Cette manière des
visions qui trompent les sens n'est pas le propre des bons anges ni des
apparitions divines, quoiqu'elle soit possible; la voix que Samuel entendit
(1) en pouvait être une; mais le démon les affecte pour ce qu'elles ont de
trompeur, singulièrement à la vue; et tant pour cette raison que parce que
notre Reine n'eut pas ces sortes de visions, je traiterai seulement ici de
celles qui étaient véritablement corporelles, et qui furent celles dont elle
fut favorisée.
(1) I Reg., III, 4.
284
637. L'Écriture sainte fait
mention de plusieurs visions corporelles qu'eurent les saints et les
patriarches. Adam vit Dieu représenté par un ange (1), Abraham par les trois
anges (2), Moise par le buisson, et vit plusieurs fois le même Seigneur (3).
Il s'en est trouvé d'autres, qui étaient. pécheurs,
qui en ont eu aussi plusieurs corporelles et imaginaires, comme Caïn (4),
Balthazar (5), qui vit la main qui écrivait sur la muraille; des visions
imaginaires, Pharaon (6) eut celle des vaches, et Nabuchodonosor celles de
l'arbre et de la statue (7) ; et il y en a d'autres semblables dans l'Écriture
sainte. D'où l'on peut connaître que pour ces visions corporelles et
imaginaires la sainteté n'est pas requise en celui qui les reçoit. Il est vrai
que celui qui a quelque vision imaginaire ou corporelle, sans en avoir la
lumière ou quelque intelligence, n'est pas appelé prophète, ni ce n'est pas
une révélation parfaite en celui qui voit ou reçoit les espèces sensibles,
mais en celui qui en a l'intelligence, qui est nécessaire en la
vision , selon Daniel (8); ainsi Joseph et le même
Daniel furent prophètes, et non pas Pharaon, ni Balthazar, ni Nabuchodonosor.
Et pour ce qui regarde la vision en elle-même, celle qui vient avec une plus
grande et plus haute intelligence est plus relevée et plus excellente, bien
que, par rapport aux apparences, celles qui représentent Dieu et sa
très-sainte Mère soient plus grandes, et
(1)
Gen., III, 8. — (2) Id.,
XVIII, 1. — (3) Exod.,
III, 2. — (4) Gen.,
IV, 9. — (5) Dan., V, 5. — (6) Gen.,
XLI, 2. — (7) Dan.,
II, 1. — (8) Dan., X,
1.
408
ensuite
celles qui représentent les saints selon leurs différents degrés.
638. Il est constant que
pour recevoir les visions corporelles par les sens, il faut qu'ils soient
disposés. Pour les visions imaginaires, Dieu les envoie fort souvent dans des
songes, comme il arriva à saint Joseph (1), le
très-chaste époux de la très-pure Marie,
aux rois mages (2), à Pharaon (3), etc. On en peut recevoir d'autres ayant
l'usage des sens corporels, car en cela il n'y a aucune répugnance. Néanmoins,
l'ordre le plus commun et le plus naturel à ces visions et sua intellectuelles
est que Dieu les communique dans quelque extase ou ravissement des sens
extérieurs, parce qu'alors toutes les puissances intérieures sont plus
recueillies et mieux disposées pour l'intelligence des choses relevées et
divines, quoique en cela les sens extérieurs aient coutume de causer moins
d'empêchement pour les visions intellectuelles que pour les imaginaires, parce
gaie les dernières sont plus proches de l'extérieur que les intelligences de
l'entendement. C'est pourquoi quand les révélations intellectuelles se font
par des espèces infuses, ou quand l’affection ne ravit point les sens, on y
reçoit plusieurs fois, sans perdre ces sens, de
très-hautes intelligences des mystères les plus grands et les plus
relevés.
639. Cela arrivait
plusieurs fois, et presque ordinairement en la Reine du ciel; car bien qu'elle
eût plusieurs ravissements pour la vision béatifique (ce
(1) Matth., I, 20. — (2)
286
qui est
toujours nécessaire dans l'état de voyageurs) et qu'elle en eût aussi dans
quelques visions intellectuelles et imaginaires; néanmoins, quoiqu'elle y eût
fort souvent l'usage de ses sens, elle y reçut pourtant de plus considérables
révélations et des connaissances plus sublimes que tous les saints et les
prophètes dans leurs plus grands ravissements, où ils virent tant de mystères.
L'usage des sens extérieurs n'était pas non plus un empêchement à notre grande
Reine pour les visions imaginaires, parce que son noble coeur et sa sublime
sagesse n'étaient point retardés par les effets d'admiration et d'amour qui
ont coutume de ravir les sens dans les autres saints et dans les prophètes.
Pour ce qui concerne les visions corporelles qu'elle eut des anges, nous en
avons une preuve dans l'Annonciation du mystère de l'Incarnation que le saint
archange Gabriel lui fit (1). Et bien que les évangélistes ne fassent aucune
mention des autres qu'elle eut durant le cours de sa
très-sainte vie, le jugement prudent et catholique ne les doit pas
révoquer en doute, puisque la Reine du ciel et des anges devait être servie
par ses sujets, comme nous le dirons dans la suite, en déclarant le continuel
service que ceux de sa garde et plusieurs autres lui rendaient en forme
corporelle et visible, et en une autre manière, comme on le verra dans le
chapitre qui suit.
640. Les autres âmes
doivent être fort circonspectes, et se tenir sur leurs gardes dans ces sortes
de
(1) Luc., I, 18.
visions
corporelles, à cause qu'elles sont sujettes aux tromperies et aux illusions.
dangereuses de l'ancien serpent. Celle qui ne les
désirera jamais évitera une bonne partie du danger. Que si l'âme se trouvant
éloignée de ce désir et même des autres affections désordonnées, il lui arrive
quelque vision corporelle ou imaginaire, elle doit être fort retenue à y
ajouter foi et à exécuter ce que la vision lui demande; car ce serait une
très-mauvaise marque et propre du démon de vouloir
incontinent, sans précaution et sans conseil, lui obéir et lui donner créance
: ce que les saints anges, qui sont maîtres en l'obéissance, en la vérité, en
la prudence et en la sainteté, n'inspirent pas. L'on peut découvrir d'autres
signes dans la cause et dans les effets de ces visions pour connaître leur
sûreté, leur vérité ou leur tromperie; mais je ne m'arrête point sur ce sujet,
pour ne me pas écarter de mon propos, et parce que je m'en remets aux
personnes savantes dans les mystères de la théologie.
Instruction de la Reine du ciel.
641. Ma fille, vous pouvez
tirer de la lumière que vous avez reçue dans ce chapitre une règle pour vous
conduire dans les visions et les révélations du Seigneur; elle est renfermée
en deux points. L'un consiste à les soumettre avec un coeur humble et sincère
288
au
jugement et à la censure de vos confesseurs et de vos supérieurs, demandant
avec une vive foi au Très-Haut de les éclairer, afin qu'ils y découvrent sa
sainte volonté et sa vérité divine, et qu'ils vous les enseignent en toutes
choses. L'autre doit être dans votre intérieur, et il consiste à bien
considérer les effets que les visions et les révélations y causent, pour les
discerner avec prudence et sans tromperie; car la vertu divine qui opéré par
elles vous enflammera dans le chaste amour du Très-Haut, et vous inspirera un
profond respect pour lui, vous portera dans la connaissance de votre bassesse
à avoir du dégoût pour la vanité mondaine, à souhaiter d'être méprisée des
créatures, à souffrir avec joie, à aimer la croix et à la recevoir avec un
cœur courageux et constant, à désirer les choses les plus humbles, à aimer
ceux gui vous, persécutent, à craindre le péché, et à avoir même en horreur le
plus léger, à aspirer au plus pur et au plus parfait de la vertu, à renoncer à
vos inclinations, et à vous unir au souverain et véritable bien. Ce seront là
les marques infaillibles de la vérité avec laquelle le Très-Haut vous visite
par le moyen de ses révélations, en vous enseignant ce qu'il y a de plus saint
et de plus parfait dans la loi chrétienne, dans son imitation et dans la
mienne.
642. Afin donc, ma
très-chère fille, que vous mettiez en pratique
cette doctrine que le Seigneur vous enseigne par un effet de son infinie
bouté, tâchez de n'oublier jamais, ni de perde de vue les faveurs qu'il vous a
faites, de vous l'avoir enseignée avec tant
289
d'amour
et de tendresse. Renoncez à toute sorte d'attache et de consolation humaine,
aux plaisirs et aux appâts que le monde vous offre; résistez avec une forte
résolution à tout ce que les inclinations terrestres demandent, quoique ce
soit en des choses permises et petites; et après que vous aurez tourné le dos
à tout ce qui est sensible, je veux que vous n'ayez de l'amour que pour les
souffrances. Les visites du Très-Haut vous ont enseigné, vous enseignent et
vous enseigneront cette science et cette philosophie divine; par ces mêmes
visites vous sentirez la force du feu divin, qui ne se doit jamais éteindre
dans votre cœur ni par aucun péché ni par la moindre tiédeur. Soyez sur vos
gardes, préparez votre cœur et ceignez-vous de la force pour recevoir et pour
opérer de grandes choses, et soyez ferme en la foi de ces instructions, en les
croyant, les estimant et les gravant dans votre cœur avec une humble affection
et un profond respect de votre âme, comme étant envoyées par la fidélité de
votre Époux, et distribuées par moi , qui suis
votre Maîtresse.
290
CHAPITRE XV. On y déclare une autre manière de vue et de communication que la
très-sainte Vierge avait avec les saints anges qui la servaient.
643. La force de la grâce
divine et de l'amour que cette même grâce cause en la créature, est si
puissante, qu'elle peut effacer en elle l'image du péché et de l'homme
terrestre (1), et faire que sa conversation soit dans le ciel (2), en la
faisant entendre, aimer et agir, non plus comme créature terrestre, ruais
comme céleste et divine, parce que la force de l'amour ravit le coeur et l'âme
du corps quelle anime, la met et la transforme en ce qu'elle aime. Cette
vérité chrétienne, qui est crue de tous, entendue des doctes et éprouvée des
saints, doit être considérée dans son exécution en notre grande Reine et
Maîtresse , avec des privilèges si particuliers , qu'elle ne peut pas être
expliquée par l'exemple des autres saints, ni comprise par l'entendement des
anges. La très-pure Marie était, en qualité de
Mère du Verbe, maîtresse de tout ce qui est créé; mais étant une vive image de
son Fils unique, elle usa si peu des créatures à son imitation, qu'elle
(1) I Cor., XV, 49. — (2) Philip., III, 20.
291
n'en
voulut prendre que ce qui était, précisément nécessaire pour le service du
Très-Haut, pour la vie naturelle de son très-saint
Fils et la sienne.
644. Sa conversation
céleste devait répondre à cet oubli et à cet éloignement de toutes les choses
terrestres, et cette conversation devait être proportionnée à la dignité de
Mère de Dieu et de Maîtresse des cieux, en la communication desquels sa
conversation terrestre était dûment changée. Pour cette même raison, il devait
s'ensuivre, et il était comme nécessaire, que la Reine et Maîtresse des auges
fût singulière et privilégiée dans les services et les assiduités de ses
courtisans et sujets, et qu'elle conversât et communiquât avec eux d'une
manière qui ne fût pas commune à toutes les autres créatures humaines, pour
saintes qu'elles fussent. J'ai dit quelque chose, dans le chapitre 23 du
premier livre, des apparitions ordinaires et diverses par lesquelles les anges
et les séraphins, destinés pour la garde de notre Reine, se manifestaient à
elle; et nous avons généralement déclaré dans le précédent les manières et les
formes des visions divines qu'elle avait; car il est à remarquer que dans ces
sortes de visions , les siennes étaient toujours beaucoup plus excellentes et
plus divines que celles des autres saints, tant en la substance et en la
manière que dans les effets qu'elles produisaient en sa
très-sainte âme.
645. J'ai réservé pour ce
chapitre une autre manière de, vision plus singulière et plus privilégiée, que
le Très-Haut accorda à sa très-sainte Mère, afin
292
qu'elle
communiquât d'une façon sensible avec les saints anges de sa garde et avec les
autres qui la visitaient en de diverses occasions de la part du même Seigneur.
Cette sorte de vision et de communication était la même que celle que les
ordres et les hiérarchies angéliques gardaient entre eux, où chacun de ces
esprits sublimes connaît les autres par lui-même, sans autre espèce qui meuve
son entendement que la propre substance et nature de l'ange qui est connu.
Outre cela, les anges supérieurs illuminent les inférieurs en leur découvrant
les mystères cachés que le Très-Haut révèle et manifeste immédiatement aux
supérieurs, afin que cette communication se fasse avec harmonie, en passant
comme par autant de degrés du plus haut jusqu'au plus bas; car ce bel ordre
était convenable à la grandeur et à la majesté du souverain Roi de tout ce qui
est créé. D'où l'on connaîtra que cette illumination ou révélation si bien
ordonnée est hors de la gloire essentielle des anges; parce qu'ils reçoivent
cette gloire immédiatement de la Divinité, dont la vision et la jouissance
sont communiquées à chacun selon la mesure de ses mérites; et un linge ne peut
pas rendre un autre essentiellement bienheureux en lui révélant ou découvrant
quelque mystère, parce que celui qui est illuminé ne verrait pas Dieu face à
face par cette illumination, et sans cela il ne peut pas être bienheureux ni
obtenir sa dernière fin.
646. Mais comme l'objet est
infini et un miroir volontaire, il a, outre ce qui appartient à la science
béatifique des saints, des secrets et des mystères
293
infinis , qu'il peut révéler et qu'il révèle particulièrement pour le
gouvernement de son Église et du monde; et l'ordre que je dis est gardé dans
ces illuminations. Et bien que ces révélations soient hors de la gloire
essentielle, on ne doit pas pour cela appeler le manquement de leur
connaissance, ignorance ni privation de science dans les anges; mais on le
doit appeler négation, et la révélation on la doit nommer illumination ou
purification de cette négation de science; la chose arrive (selon notre
manière d'exprimer) comme si les rayons du soleil pénétraient plusieurs
cristaux étant mis les uns derrière les autres, car alors tous participeraient
d'une même lumière, communiquée des premiers aux derniers, touchant ou
pénétrant premièrement ceux qui lui seraient les plus immédiats. Il y a
néanmoins une différence dans cet exemple, qui est que les cristaux, par
rapport aux rayons, se portent passivement sans y avoir aucune autre activité
que celle du soleil qui les illumine tous par une seule action; mais les anges
sont passifs quand ils reçoivent l'illumination des supérieurs, et agents
quand ils la communiquent aux inférieurs; et ils communiquent ces
illuminations avec louange ; admiration et amour, connaissant qu'elles émanent
ou dérivent du suprême Soleil de justice, Dieu éternel et immuable.
647. Le Très-Haut
introduisit sa très-sainte Mère, dans cet ordre
admirable de révélations divines, afin qu'elle jouit
des privilèges que les courtisans du ciel ont comme propres; et il destina
pour cela les séraphins
294
dont il
a été fait mention dans le chapitre 14 du premier livre, où nous avons dit
qu'ils étaient des plus sublimes et des plus immédiats à la Divinité; il y
avait aussi d'autres anges de sa garde qui faisaient cet office, selon que la
volonté divine la disposait, dans le temps et en la manière qu'il était
nécessaire et convenable. Notre Reine connaissait tous ces Anges et plusieurs
autres par eux-mêmes, sans aucune dépendance des sens et de la fantaisie, et
sans aucun empêchement du corps mortel et terrestre. Les séraphins et les
anges du Seigneur l'illuminaient et la purifiaient par cette vue et par cette
connaissance de cette négation de science dont nous venons de parler, en lui
révélant plusieurs mystères qu'ils recevaient du Très-Haut pour ce sujet. Et
quoique cette sorte, de vue intellectuelle et d'illumination ne fût pas
continuelle en la très-sainte vierge, elle lui fut
néanmoins fort fréquente, principalement lorsque le Seigneur, pour lui donner
occasion d'augmenter ses mérites et de former divers actes d'amour, lui
cachait sa présence, comme je le dirai dans la suite. Car alors les anges
usaient plus fréquemment de cet office, continuant l'ordre de s'éclairer
eux-mêmes jusqu'à arriver à notre auguste Reine, où cette illumination se
terminait.
648. Cette sorte
d'illumination ne dérogeait point à la dignité de Mère de Dieu et de Maîtresse
des anges; parce que ce bienfait et la manière de le communiquer ne se
rapportent pas à la dignité et à la sainteté de notre auguste Princesse, en
quoi elle était supérieure
295
à tous
les ordres angéliques, mais à l'état et à la condition de sa nature, en
laquelle elle leur était inférieure, parce qu'elle était voyageuse et de
nature humaine, corporelle et mortelle, et vivant dans une chair passible et
dans une nécessité naturelle de l'usage des sens, ce lui fut un grand
privilège, quoique digne de sa sainteté. et de sa
dignité, que de s'élever à l'état et aux opérations angéliques. Je crois que
la puissante main du Très-Haut a étendu cette faveur sur d'autres âmes dans
cette vie mortelle, bien que ce n'ait pas été si fréquemment qu'à sa
très-sainte Mère, ni avec une si grande plénitude
de lumière, ni avec tant d'autres particularités dont elle fut avantagée. Que
si plusieurs docteurs accordent (avec quelque fondement) la vision béatifique
à saint Paul, à Moïse et à d'autres saints, il sera bien plus croyable que
quelques voyageurs aient eu cette connaissance des natures angéliques, puisque
cette faveur n'est autre chose que voir intuitivement ou clairement la
substance de l'ange ainsi cette vision, dans cette clarté, a du rapport avec
la première, dont je viens de parler dans le chapitre précédent; et, étant
intellectuelle, elle en a avec celle qui tient le troisième rang dans le même
chapitre, quoiqu'elle ne se fasse point par des espèces
impresses.
649. Il est vrai que ce
bienfait n'est pas ordinaire ni commun, mais fort rare et extraordinaire :
aussi il exige une grande disposition de pureté en l'âme et une singulière
netteté de conscience. Il ne s'accorde point avec les affections terrestres ni
avec les imperfections volontaires, et encore moins avec les effets du péché,
296
parce
que l'âme doit mener une vie plus angélique qu'humaine pour entrer dans
l'ordre des anges, puisque, si cette ressemblance et ce rapport y manquaient,
les contrariétés qui se trouveraient dans cette union feraient une
disproportion monstrueuse. Mais la créature peut (quoique revêtue d'un corps
terrestre et corruptible), avec le secours de la divine grâce, renoncer
entièrement à ses passions et à ses inclinations dépravées; mourir à tout ce
qui est visible, en effacer les espèces et le souvenir, et vivre plus en
l'esprit qu'en la chair. Quand elle aura obtenu et acquis la véritable paix,
la tranquillité et le repos d'esprit, qui lui causeront une sérénité douce et
amoureuse envers le souverain bien, alors elle sera plus disposée pour
atre élevée à la vision des esprits angéliques par
la clarté intuitive, et pour en recevoir les révélations divines qu'ils se
communiquent entre eux, et les effets admirables qui résultent de cette
vision.
650. L'on ne peut pas
comprendre humainement combien ceux que notre auguste Reine en recevait
répondaient à sa pureté et à son amour. La lumière divine qu'elle recevait de
la vue des séraphins était incomparable, parce que l'image de la Divinité
éclatait d'une certaine manière on eux, qui la lui représentaient comme dans
des miroirs spirituels et très-purs, où elle la
connaissait avec des attributs et des perfections infinies. La gloire dont les
mêmes séraphins jouissaient lui était aussi manifestée dans quelques effets
par des manières admirables (parce qu'on connaît beaucoup de ces merveilles en
voyant clairement
297
la
substance angélique), et par la vue de tels objets elle était toute embrasée
dans les flammes de l'amour divin, et ravie plusieurs fois dans des extases
miraculeuses. Étant alors assistée des séraphins et des anges, elle chantait
de doux cantiques de gloire et de louange à la Divinité, et c'était avec tant
d'ardeur, qu'elle causait de l'admiration à ces esprits célestes : car, bien
qu'elle en fût illuminée en son entendement, ils lui étaient néanmoins fort
inférieurs en la volonté; et, par une plus grande force d'amour, elle montait
et s'unissait avec bien plus de légèreté qu'ils ne le font au dernier et
souverain bien, d'où elle recevait immédiatement de nouvelles influences du
torrent de la Divinité, dont elle était nourrie. Que si les mêmes séraphins
n'eussent pas eu présent l'objet infini, qui était le principe et le terme de
leur amour béatifique (1), ils eussent sans doute été les disciples de
l'auguste Marie en l'amour divin, comme elle était la leur dans les
illustrations de l'entendement qu'elle en recevait.
651. Après cette forme de
vision immédiate des natures spirituelles et angéliques, suit la vision
intellectuelle, qui lui est inférieure et plus commune aux autres âmes, et qui
se fait par des espèces infuses, comme il arrive en la vision abstractive de
la Divinité dont j'ai déjà parlé. La Reine du ciel eut quelquefois cette sorte
de vision angélique, mais elle ne lui fut pas si ordinaire que la précédente;
car, bien que cette faveur de connaître les anges et les saints par des
espèces
(1) Ps. XXXIX, 9.
298
intellectuelles et infuses soit fort rare et fort estimable aux autres âmes
justes, néanmoins elle n'était pas nécessaire en la Reine des anges, parce
qu'elle communiquait avec eux et les connaissait d'une manière plus relevée,
excepté lorsque le Seigneur ordonnait qu'ils se cachassent, et que cette
vision immédiate lui manquât pour son plus grand mérite et pour l'exercer
davantage; car alors elle les voyait par des espèces intellectuelles ou
imaginaires, comme j'ai déjà dit dans le chapitre précédent. Ces visions
angéliques par des espèces produisent des effets divins dans les autres âmes,
parce qu'on y connaît ces substances célestes comme des effets et des
ambassadeurs du souverain Roi, l'âme y ayant avec eux de
très-doux entretiens du Seigneur et de tout ce qui est céleste et
terrestre : et elle y est en toutes choses éclairée, enseignée, corrigée,
gouvernée, redressée et incitée à s'élever à l'union parfaite de l'amour
divin, et à opérer le plus pur, le plus parfait, le plus saint et le plus
sublime de la vie spirituelle.
Instruction de la
très-sainte Vierge.
652. Ma fille, l'amour, la
fidélité et les soins avec lesquels les esprits angéliques assistent les
mortels dans leurs nécessités, sont admirables, et l'oubli, l'ingratitude et
la malhonnêteté que ces mêmes hommes témoignent
299
dans de
si grandes obligations sont insupportables. Ces esprits célestes connaissent
dans le secret du coeur du Très-Haut, dont ils regardent la face (1) par la
clarté béatifique, l'amour infini et paternel que le Père, qui est aux cieux,
porte aux hommes terrestres; c'est là qu'ils donnent le juste prix au sang de
l'Agneau par lequel ils furent achetés et rachetés (2), et qu'ils savent ce
que valent les âmes achetées par le trésor de la Divinité. De là vient le
grand soin que les saints anges portent: à garder les âmes que le Très-Haut a
confiées à leur conduite par un effet de son amour et de son estime. Je veux
que vous sachiez que les mortels recevraient, par ce sublime ministère des
anges, de grandes influences de lumière et des faveurs incomparables du
Seigneur, si leurs péchés , leurs abominations et l'oubli d'un si grand
bienfait n'y mettaient obstacle; et parce qu'ils ferment le chemin que Dieu
avait choisi par une providence ineffable pour les conduire à la félicité
éternelle, c'est pour cela que la plupart se perdent, qui se seraient sauvés
par la protection des anges s'ils eussent profité de leurs secours et d'un
bienfait si utile.
653. O ma
très-chère fille! puisque
la plupart des hommes sont si lents à considérer et à estimer les oeuvres
paternelles de mon Fils et mon Seigneur, je veux,que vous en ayez une
singulière reconnaissance, vous qui en avez été favorisée avec tant de
libéralité, particulièrement lorsqu'il a destiné les auges pour
(1) Matth., XVIII, 10. — (2) I
Cor., V, 20.
300
votre
garde. Tâchez de ne vous rendre pas indigne de leur compagnie, et d'écouter
avec attention et avec respect leurs instructions; laissez-vous conduire par
leur lumière, honorez-les comme des ambassadeurs du Très-Haut, et priez-les
qu'ils vous fassent part de leurs secours, afin qu'étant purifiée de vos
péchés, exempte d'imperfections et enflammée dans l'amour divin, vous puissiez
vous réduire dans un état si spiritualisé, que vous soyez capable de converser
avec eux, d'être reçue en leur compagnie et de participer à leurs divines
illustrations; car le Très-Haut ne les refusera pas, si vous vous y disposez
de votre côté comme je vous l'ordonne.
654. Et parce que vous avez
désiré de savoir (après en avoir consulté l'obéissance) la raison pourquoi les
saints anges se communiquaient à moi par tant de sortes de visions, je réponds
à votre désir en vous déclarant davantage ce que vous en avez connu et écrit
par la lumière divine. La cause de cela fut, du côté du Très-Haut, son amour
libéral avec lequel il me favorisait; et du mien, l'état de voyageuse où je me
trouvais dans le monde : parce qu'il n'était pas possible ni même convenable
que cet état fût uniforme ou égal dans les actions des vertus par le moyen
desquelles la sagesse divine projetait de m'élever sur tout ce qui est créé;
et étant dans la nécessité d'agir comme voyageuse, humaine et sensible dans la
diversité des rencontres et des couvres vertueuses, j'agissais quelquefois
comme spiritualisée sans aucun empêchement des sens, et les anges conversaient
et
301
traitaient avec moi comme ils conversent et traitent entre eux; d'autres fois
il fallait que je souffrisse et que je fusse affligée dans la partie
inférieure de l'âme, quelquefois dans le sensible et dans le corps; je
souffrais en d'autres occasions des nécessités, des solitudes et des
abandonnements intérieurs, et je recevais, selon la vicissitude de ces effets
et de ces états, les faveurs et les visites des saints anges; car je parlais
plusieurs fois avec eux par intelligence, d'autres fois par vision imaginaire,
et en d'autres rencontres par vision corporelle et sensible, selon que l'état
et la nécessité le demandaient, et selon que le Très-Haut le disposait.
655. Mes puissances et mes
sens furent illustrés et sanctifiés dans toutes ces différentes manières par
les couvres des influences et des faveurs divines, afin que je connusse par
expérience tout ce qui en résulte, et que je reçusse pour toutes ces couvres
les communications de la grâce surnaturelle. Mais je veux que vous sachiez, ma
fille, que, bien que le Très-Haut fût si magnifique et si miséricordieux
envers moi dans ces faveurs, son équité y garda pourtant un tel ordre, que
non-seulement il me favorisa si fort par ses anges
à cause de la dignité de Mère, mais encore qu'il eut égard, dans la
distribution de ces mêmes faveurs, à mes couvres et à la disposition avec
laquelle j'y concourus, assistée de sa divine grâce. Et parce que j'éloignai
mes puissances et mes sens du commerce des créatures, et que, renonçant à tout
ce qui est sensible est créé, je me convertis au souverain bien eu
302
m'abandonnant de toutes les forces de ma volonté à son unique et saint amour; à cause
de cette disposition que je mis en mon âme, il sanctifia toutes mes puissances
par la rétribution de tant de bienfaits;. de
visions, d'illustrations de ces mêmes puissances, qui pour son amour,
s'étaient privées de tout ce qui est délectable, humain et terrestre. Et je
reçus en la chair mortelle de si grandes choses en récompense de mes oeuvres,
que vous ne les pouvez ni concevoir ni écrire pendant que vous y vivez, le
Seigneur étant si riche en libéralité et en bonté, qu'il ne donne cette
récompense dans le temps que comme un gage de celle qu'il réserve dans
l'éternité.
656. Outre que le bras du
Tout-Puissant me disposa par
ces . moyens, afin que dès ma conception l'incarnation du Verbe fût
dignement prévenue dans mon sein, et que mes puissances et mes sens fussent
sanctifiés et préparés pour la conversation et la communication que je devais
avoir avec le Verbe incarné. Que si les autres âmes se disposaient à mon
imitation en ne vivant plus selon la chair, mais par une vie spirituelle, pure
et éloignée de la contagion des choses terrestres, le Très-Haut est si fidèle
envers ceux qui travailleraient de la sorte à s'attirer son amitié, qu'il ne
leur refuserait point ses faveurs par l'équité de sa divine providence.
CHAPITRE XVI. On y continue l'enfance de la
très-sainte
Vierge dans le Temple. — Le Seigneur la dispose pour les afflictions. — Mort
de son père saint Joachim.
657. —Nous avons laissé
notre auguste Princesse Marie employant les années de son enfance dans le
Temple, et nous en avons diverti le discours pour donner quelque connaissance
des vertus, des dons et des révélations divines qu'elle recevait dé la main du
Très-Haut, et quelle exerçait par ses puissances dans un âge le plus tendre et
toutefois dans une sagesse la plus sublime, La
très-sainte enfant croissait en âge et en grâce devant Dieu et devant
les hommes, mais avec une telle proportion, que la dévotion était toujours
au-dessus de la nature; cette grâce ne fut jamais mesurée à son âge, mais au
bon plaisir divin et aux fins relevées auxquelles le torrent impétueux de la
Divinité qui s'allait arrêter et reposer dans cette Cité de Dieu, la
destinait. Le Seigneur lui continuait ses dons et ses faveurs, lui renouvelant
à tout moment les merveilles de son puissant bras, comme si elles n'eussent
été réservées que pour la seule Marie. Et cette incomparable enfant y
répondait avec tant d'ardeur dans cet âge si tendre, qu'elle remplissait le
304
coeur du
même Seigneur de complaisance et les esprits célestes d'admiration. Ces mêmes
esprits découvraient comme une émulation admirable entre le Très-Haut et notre
jeune Reine; car pour l'enrichir, le pouvoir divin tirait tous les jours de
ses trésors nouveaux et anciens (1) des bienfaits réservés pour elle seule; et
comme, elle était une terre bénite (2), non-seulement
la semence de la perle éternelle. de ses dons et de
ses faveurs n'y était point perdue, ni elle ne rendait pas seulement cent pour
un, comme le plus grand des saints, mais encore avec l'admiration de tout le
ciel une jeune fille surpassait en amour, en reconnaissance, en louanges et en
toutes les vertus possibles, les plus. sublimes et
les plus ardents séraphins, sans qu'il y eût ni temps, ni lieu, ni occasion,
ni emploi, où elle n'opérât le plus éminent de la perfection, qui lui était
alors possible.
658. Étant déjà capable
dans les tendres années de son enfance de lire les Écritures, elle en faisait
sa plus ordinaire occupation : et comme elle était remplie de sagesse, elle
conférait dans son coeur ce qu'elle savait par les révélations divines avec ce
qui était révélé dans les Écritures pour tous: dans cette lecture et ces
conférences secrètes, elle faisait des demandes et des prières continuelles et
ferventes pour la rédemption du genre humain et pour l'incarnation du Verbe.
Elle lisait plus fréquemment les psaumes et les prophéties d'Isaïe et de
Jérémie, à cause que les mystères du Messie et de
(1) Matth., XIII, 52. — (2) Luc., VIII, 8.
305
la loi
de grâce y étaient plus- clairs et plus réitérés elle proposait des questions
admirables et très-relevées aux saints anges sur
ce qu'elle y découvrait et comprenait, et leur parlait fort souvent avec des
tendresses inconcevables de la très-sainte
humanité du Verbe; sur ce qu'il se devait faire enfant, naître et se nourrir
comme les autres hommes; qu'il devait avoir une mère vierge, croître, souffrir
et mourir pour tous es enfants d'Adam.
659. Ses anges et ses
séraphins répondaient à ses demandes, l'illustrant de nouveau, la confirmant,
et embrasant son coeur ardent et virginal par de nouvelles flammes de l'amour
divin, en lui cachant toujours néanmoins sa très-haute
dignité, quoiqu'elle s'offrit plusieurs fois avec une humilité
très-profonde d'être la servante du Seigneur et de
l'heureuse mère qu'il devait choisir pour naître sur la terre. D'autres fois,
interrogeant les saints anges, elle disait avec admiration : « Mes princes et
mes seigneurs, est-il bien possible que le Créateur naisse d'une
créature et la reconnaisse pour mère? Que le
Tout-Puissant, l'Infini, Celui qui a formé les cieux et qui n'en peut
pas être compris, se renferme dans le sein d'une fille et se revête
d'une nature terrestre? Que Celui qui orne les éléments, les cieux et les
anges mêmes de beauté, se rende passible? Qu'il y ait une fille de notre
propre nature humaine assez heureuse que de pou voir appeler fils Celui-là
même qui l'a tirée du néant, et qu'elle s'entende appeler mère par Celui
qui est incréé et Créateur de tout l'univers? O, miracle
306
inouï,
si l'Auteur même ne l'eût publié, coin ment pourrait l'esprit humain former
une pensée si magnifique ! O merveille de ses merveilles! O
heureux les yeux qui le verront, et les siècles qui le mériteront! » Les
saints anges répondaient à ces affections et à ces exclamations amoureuses,
lui déclarant les mystères divins, excepté celui qui la regardait de si près.
660. La moindre des hautes,
des humbles et des ardentes affections de la jeune Marie, était ce seul et
unique cheveu de l'Épouse, qui blessait le coeur de Dieu par une si douce
flèche d'amour (1); que s'il n'eût pas été convenable d'attendre l'âge propre
pour concevoir et enfanter le Verbe incarné, la complaisance du Très-Haut
n'eût pas pu s'empêcher (selon notre manière de concevoir) de prendre
incontinent notre humanité dans son sein; mais il ne le fit point (quoiqu'elle
en fût capable, et par la plénitude des grâces qu'elle avait reçues, et par
les mérites singuliers dont elle fut douée dés son enfance), afin que, son
enfantement virginal arrivant en l'âge naturel des autres femmes, le mystère
de l'Incarnation fût mieux caché, et l'honneur de sa
très-sainte Mère plus à couvert; et le Seigneur s'entretenait dans ce
délai par les affections et les cantiques agréables qu'il écoutait, selon nos
façons d'exprimer, avec complaisance et avec attention en sa Fille et son
Épouse, qui devait être ensuite la digne. Mère du Verbe éternel. Les cantiques
(1) Cant., IV, 9.
307
et les
psaumes que notre Reine et Maîtresse fit, furent si relevés et en si grand
nombre, que s'ils eussent été écrits (comme il m'a été découvert dans la
lumière que j'en ai reçue), la sainte Église en aurait beaucoup plus que de
tous les prophètes et les saints ensemble, parce que la
très-pure Marie dit et renferma tout ce qu'ils ont écrit, et outre cela
elle connut et dit beaucoup, plus de choses qu'ils n'en ont écrit, et dont ils
n'eurent aucune connaissance. Mais le Très-Haut. ordonna
que son Église militante eût surabondamment tout le nécessaire dans les
écritures des apôtres et des prophètes, et réserva écrit dans son entendement
divin ce qu'il révéla à sa très-sainte Mère, afin
de découvrir dans l'Église triomphante ce qui sera convenable à la gloire
accidentelle des bienheureux.
661. Outre que la divine
bonté condescendit en cela à la volonté de la très-sainte
fille notre Maîtresse, qui, pour accroître sa
très-prudente humilité, et laisser aux mortels ce rare modèle de tant
d'excellentes vertus, voulut toujours cacher le secret du Roi ( 1 ) , et quand
il fut nécessaire d'en découvrir quelque chose pour le service de sa Majesté
et pour le bien de l'Église, l'auguste Marie y procéda avec tant de prudence,
que, quoiqu'elle fût Maîtresse, elle ne laissa pas de paraître toujours une
très-humble disciple. Dans son enfance, elle
consultait les saints anges et suivait leurs conseils; après la naissance du
Verbe incarné, elle eut son Fils unique pour maître
(1) Tob., XII, 7.
et pour
modèle dans toutes ses actions; et, à la fin de ses mystères et de son
ascension glorieuse, la grande Reine de l'univers obéissait aux apôtres, comme
nous le dirons dans la suite; et ce fut une des raisons pourquoi l'évangéliste
saint Jean cacha les mystères qu'il écrivit de cette
très-sainte Dame dans l'Apocalypse sous tant d'énigmes, qu'on pût les
entendre de l'Église militante ou de la triomphante.
662. Le Très-Haut détermina
que la plénitude des grâces et des vertus de Marie prévint le comble de ses
mérites, cette très-sainte Vierge s'appliquant aux
couvres pénibles et magnanimes autant que ses tendres années le lui pouvaient
permettre : et sa divine Majesté lui dit dans une de ses visions ; « Mon
Épouse et a ma colombe, je vous aime d'un amour infini, et je demande de vous
ce qui est le plus agréable à mes yeux et l'entière satisfaction de mon désir.
N'ignorez pas, ma Fille, le trésor caché qui se trouve renfermé dans les
travaux et dans les afflictions, que l'ignorance aveugle des mortels a si fort
en horreur; et que mon Fils unique
enseignera, quand il se sera revêtu de la nature humaine, le chemin
de la croix par son exemple et par sa doctrine , la laissant pour
héritage à mes élus, après qu'il en a aura fait son partage; et il établira la
loi de grâce, fondant sa fermeté et son excellence en l'humilité
et en la patience de la croix et des afflictions, parce que la condition
de la nature des hommes l'exige a de la sorte, et singulièrement depuis
qu'elle a été dépravée par le péché, qui a corrompu son inclination.
309
Il est
aussi conforme à mon équité et à ma providence que les mortels obtiennent et
acquièrent la couronne de gloire par le moyen des travaux et des croix,
puisque c'est par là que mon Fils unique incarné la leur doit mériter. Vous
entendrez par ce discours, ma Fille, que vous ayant élue par la puissance de
ma droite pour mes délices, et enrichie de mes dons, il ne serait pas juste
que ma grâce fût oisive dans votre cœur, que votre amour fait privé de son
fruit, et que vous n'eussiez aucune part à l’héritage de mes élus. Ainsi je
veux que vous vous disposiez à souffrir des tribulations et des peines pour
mon amour. »
663. L'invincible Princesse
Marie répondit à cette proposition du Très-Haut avec plus de fermeté de coeur
que tous les saints et les martyrs n'en ont eu dans le monde, et dit à sa
divine Majesté ; « Mon Seigneur, mon Dieu et mon Roi, j'ai déjà consacré à
votre divine volonté et bon plaisir toutes mes opérations, mes puissances, et
l'être même que j'ai reçu de vous, de votre bonté infinie, afin que toutes
choses s'accomplissent en moi selon le choix de votre suprême sagesse et
immense bonté. Que si vous me permettez de faire choix de quelque chose, je ne
veux plus que souffrir pour votre amour jusqu'à la mort, et vous supplier, mon
bien-aimé, de faire de votre servante un sacrifice et un holocauste de
patience agréable à vos yeux. Je me sens si obligée à vous, mon Seigneur et
mon Dieu tout-puissant et très-libéral, qu'il
n'est aucune des créatures qui
310
vous
doive un si grand retour, ni même toutes ensemble ne vous sont pas si
redevables que je le suis moi seule, la plus incapable de m'acquitter de
la satisfaction que je souhaite de donner à votre magnificence; mais si
les souffrances qu'on endure pour vous ont lieu de quelque satisfaction,
faites, Seigneur, que toutes les tribulations et les douleurs de la mort
viennent sur moi : je demande seulement votre divine protection, et,
prosternée devant le trône royal de votre Majesté infinie, je vous supplie de
ne me point abandonner. Souvenez-vous, Seigneur, des promesses fidèles que
vous avez faites à vos serviteurs par nos anciens pères et vos
prophètes, de favoriser le juste, d'être avec le persécuté, de consoler
l'affligé, de le protéger et le dé fendre dans le combat de la tribulation
(1) : vos paroles sont véritables et vos promesses infaillibles;
le ciel et la terre manqueront plutôt que leur certitude; la malice de la
créature ne pourra point éteindre votre charité envers celui qui espère
en votre miséricorde; que votre sainte et parfaite volonté
s'accomplisse donc en moi.
664. Le Très-Haut reçut ce
sacrifice du matin de la jeune Marie, et lui dit avec des marques de
bienveillance ; « Vous êtes belle dans vos pensées, Fille du Prince, ma
colombe et ma bien aimée; j'accepte vos désirs, agréables à mes yeux, et
je veux vous apprendre, pour un principe de leur accomplissement,
(1) Ps. XC.
311
que le
temps s'approche auquel, par ma divine disposition, votre père Joachim doit
passer de la vie mortelle dans l'immortelle et éternelle : sa mort
arrivera bientôt, et incontinent après il reposera en paix et sera mis avec
les saints dans les limbes, en attendant la rédemption de tout le genre
humain. » Cet avis du Seigneur ne troubla point le coeur magnanime de la
Princesse du ciel; mais, comme l'amour des enfants envers leurs pères est une
juste dette de la nature, cet amour se trouvant en la
très-sainte Fille dans toute sa perfection, elle ne pouvait pas
empêcher la douleur naturelle qu'elle ressentait de se voir privée de son
très-saint père Joachim, qu'elle aimait saintement
en qualité de fille. La tendre et douce Marie ressentit ce mouvement
douloureux, compatible avec la sérénité de son esprit; et, comme elle agissait
en toutes choses avec une grandeur d'âme incomparable, donnant ce qu'elle
devait à la grâce et à la nature, elle fit une fervente prière pour son père
Joachim. Elle demanda au Seigneur de le regarder dans le passage de son
heureuse mort comme Dieu puissant et véritable; de le défendre du démon
singulièrement en cette heure, et de le conserver et constituer dans le nombre
des élus, puisqu'il avait confessé et glorifié son saint et admirable nom
durant sa vie : et, pour y obliger davantage sa divine Majesté, la
très-reconnaissante fille s'offrit d'endurer pour
son très-saint père tout ce que le Seigneur.
ordonnerait.
665. Sa divine Majesté
agréa cette demande et consola la très-sainte
enfant, l'assurant qu'il assisterait
312
son père
comme miséricordieux et pitoyable bienfaiteur de ceux qui l'aiment et le
servent, et qu'il le placerait entre les patriarches Abraham, Isaac et Jacob,
et la prévint de nouveau pour recevoir et souffrir d'autres afflictions. Elle
reçut, huit jours avant la mort du saint patriarche Joachim, un autre nouvel
avis du Seigneur qui lui déclara le jour et l'heure où il devait mourir; comme
en effet il arriva six mois après gaie notre Reine fut entrée dans le Temple.
Ayant reçu ces avis du Seigneur, elle demanda aux douze anges (desquels nous
avons déjà dit que saint Jean fait mention dans l'Apocalypse) de (assister et
le consoler dans sa maladie; ce qu'ils firent avec beaucoup de complaisance.
Dans la dernière heure de sa mort, elle lui envoya tous ceux de sa garde, et
pria le Seigneur de les lui manifester pour sa plus grande consolation. Le
Très-Haut accorda sa prière et accomplit en toutes choses le désir de son
élue, unique et parfaite : le grand patriarche et heureux Joachim vit.
les mille anges qui gardaient sa chère fille Marie,
dont les demandes et les voeux furent surpassés par la grâce du
Tout-Puissant; et par son commandement les anges
dirent à Joachim ce qui suit :
666.«
Homme de Dieu, le Très-Haut et Tout-Puissant soit
votre salut éternel, et qu'il envoie de son lieu saint le secours
nécessaire et convenable à votre âme. Votre fille Marie nous a envoyés
ici pour vous assister en cette heure, en laquelle vous devez payer à votre
Créateur la dette de la mort naturelle. Elle est votre
très-fidèle et très-puissante avocate
313
auprès
du Très-Haut, su nom et en la paix duquel vous devez partir de ce monde
avec beaucoup de consolation, parce qu'il vous a fait père d'une fille
remplie de tant de bénédictions. Et, bien que sa divine et
incompréhensible Majesté ne vous ait pas manifesté par ses secrets
jugements jusqu'à cette heure le mystère de la dignité en laquelle il
doit élever votre fille, il veut que vous le connaissiez
maintenant, afin que vous l'exaltiez et le glorifiiez, et que vous
joigniez par cette nouvelle la joie de votre esprit à la douleur et à la
tristesse de la mort. Votre fille et notre Reine Marie est choisie par le
Tout-Puissant afin que le Verbe divin se revête de
la chair et de la formé humaine dans son sein virginal. Elle doit être
l'heureuse Mère du Messie et la bénie entre toutes les femmes,
supérieure à toutes les créatures et seulement inférieure à Dieu. Votre
très-heureuse fille doit être la restauratrice de
ce que le genre humain a perdu par le premier péché, et le haut
mont où la nouvelle loi de grâce se doit former et établir: et, puisque
vous laissez au monde sa réparatrice et une fille par laquelle Dieu lui
prépare le remède convenable, partez-en avec joie : le Seigneur de Sion
vous bénisse et vous constitue entré les saints, afin que vous arriviez
à la vue et à la jouissance de l'heureuse Jérusalem (1). »
667. Lorsque les saints
anges tenaient ce discours à Joachim, son épouse sainte Anne était présente,
(1) Ps., CXXVI, 5.
314
assistant
au chevet de son lit, et elle l’entendit par la divine disposition ; dans le
même instant le saint patriarche perdit la parole, et entrant dans la voie
commune à tous les hommes, il commença. d'agoni,Ber, combattant
merveilleusement entre la joie d'une nouvelle si agréable et la douleur de sa
mort. Il fit dans ce combat, par ses puissances intérieures, plusieurs actes
d'amour de Dieu, de foi, d'admiration, de louange, de reconnaissance et
d'humilité; il exerça aussi d'autres vertus d'une manière fort héroïque, et
étant ainsi absorbé dans la nouvelle connaissance d'un mystère si divin, il
arriva au terme de la vie naturelle par la précieuse mort des saints (1). Sa
très-sainte âme fut portée par les anges aux
limbes des saints pères et des justes, et le Très-Haut ordonna, pour leur
consolation et pour leur causer une nouvelle lumière dans cette longue nuit où
ils étaient, que l'âme du saint patriarche Joachim fût le nouveau
paranymphe et le légat de sa divine Majesté, qui
apprit à cette assemblée de justes que le jour de la lumière éternelle
commençait à paraître, que l'aurore Marie, fille de Joachim et d'Anne, était
déjà venue au monde, de laquelle naîtrait le Soleil de la Divinité,
Jésus-Christ rédempteur de tout le genre humain. Les saints. Pères et les
justes des limbes apprirent ces nouvelles et les ayant reçues avec beaucoup de
joie, ils firent su Très-Haut de nouveaux cantiques de louange.
(1) Ps. CXV, 15.
315
668. L'beureuse
mort du patriarche saint Joachim arriva (comme je viens de dire) six mois
après l'entrée de sa très-sainte fille, dans le
Temple, étant âgée seulement de trois ans et demi lorsqu'elle fut privée de
son père naturel, qui vécut soixante-neuf ans et demi, les partageant en cette
sorte; dans sa quarante-sixième année il reçut sainte Anne pour épouse; vingt
ans après leur mariage, ils eurent la très-pure
Marie; et trois ans et demi qu'elle en avait font les soixante-neuf et demi et
quelques jours.
669. Le saint patriarche et
père de notre Reine étant mort, les saints anges de sa garde s'en retournèrent
incontinent auprès d'elle et lui apprirent tout ce qui était arrivé en la mort
de son père; après quoi la très-prudente fille
sollicita par ses prières la consolation de sa sainte mère, priant le Seigneur
de la gouverner et de l'assister comme père dans la solitude en laquelle la
privation de son époux Joachim la laissait. La sainte mère lui envoya aussi la
nouvelle de la mort, elle fut premièrement adressée à la maîtresse de notre
auguste Princesse, afin qu'en la lui donnant elle la consolât. La maîtresse le
fit comme sainte Anne le souhaitait, et la très-sage
fille, cachant tout ce qu'elle en savait, la reçut avec beaucoup de
résignation et avec une modestie de Reine, qui n'ignorait pas ce qu'on
prétendait lui apprendre comme une chose nouvelle. Mais comme elle était
très-parfaite en tout, elle s'en alla aussitôt au
Temple pour y renouveler le sacrifice de louange, d'humilité, de patience et
de plusieurs autres vertus et prières, marchant toujours avec des
316
pas
aussi grands que beaux aux yens du Seigneur (1). Et pour comble de toutes ces
actions comme de toutes les autres, elle demandait aux saints anges de
concourir avec elle et de lui aider à le bénir.
Instruction que la
très-sainte Vierge me donna.
670. Ma fille, renouvelez
plusieurs fois dans le secret de votre coeur l'estime que vous devez Mire du
bienfait des travaux que la providence secrète du Seigneur ménage avec sagesse
aux mortels. Ce sont ses jugements justifiés en eux-mêmes et plus estimables
que l'or et les pierres précieuses, et plus doux que le rayon de miel (1) pour
celui qui n'a pas doux goût dépravé. Je veux, ma chère fille, que vous
considériez que soit que la créature souffre sans aucun péché ou bien pour ses
péchés, c'est un bienfait dont elle ne peut être digne sans une grande
miséricorde du Très-Haut; et quoique ce soit une grâce que de recevoir des
souffrances pour ses péchés, cette même grâce est néanmoins accompagnée de
beaucoup de justice. Cela étant , faites maintenant de sérieuses réflexions
sur la folie commune des enfants d'Adam, qui veulent tous des consolations et
des faveurs sensibles, et n'aiment que ce qui flatte leur goût dépravé ;
(1) Cant., VII, 1. — (2) Ps., XVIII, 1 et 11.
317
ils ne
travaillent que pour s'éloigner du pénible et pour empêcher que la douleur des
travaux ne les touche, et lorsque leur plus grand bonheur consisterait à les
rechercher avec empressement sans même les avoir mérités, ils le font
cependant tout consister à éviter ce qu'ils méritent, et sans quoi ils ne
peuvent être bienheureux.
671. Si l'or fuit la
fournaise, le fer la lime, le grain le moulin et le fléau, les raisins le
pressoir, ils seront tous inutiles, et l'on ne jouira point de la fin pour
laquelle ils ont été créés. Or comment est-ce que les mortels se laissent
tromper en croyant qu'autant remplis d'horribles vices et de péchés
abominables, ils puissent être assez purs et assez dignes de jouir de Dieu
éternellement, sans passer par la fournaise et par la lime des travaux? Si
lorsqu'ils étaient innocents ils n'étaient point capables d'obtenir le bien
infini et éternel pour récompense et pour couronne, comment le feront-ils
étant dans les ténèbres et en la disgrâce de Dieu? Joint que les enfanta de
perdition font tout ce qu'ils peuvent pour se rendre indignes et ennemis de
Dieu, et pour éviter la croix des travaux et des afflictions, qui sont le
chemin pour retourner à Dieu, la lumière de l'entendement, le flambeau qui
découvre les tromperies des choses apparentes, l'aliment des justes, l'unique
moyen de la grâce, le prix de la gloire, et surtout l'héritage que mon Fils et
mon Seigneur a choisi pour soi et pour ses élus, naissant et vivant toujours
dans les travaux, et mourant sur une croix.
318
672. C'est par là, ma
fille, que vous devez mesurer la valeur des souffrances, que les mondains ne
découvrent pas, parce qu'ils sont indignes de cette science divine; et comme
ils l'ignorent, ils la méprisent. Réjouissez-vous et consolez-vous dans les
tribulations, et quand le Très-Haut daignera vous en envoyer quelqu'une,
tâchez d'aller au-devant pour la recevoir comme une de ses bénédictions et un
gage de son amour et de sa gloire. Préparez votre coeur par la magnanimité et
par la constance, afin que dans l'occasion de souffrir, vous soyez égale et la
même que vous étiez dans la prospérité et dans vos résolutions; gardez-vous
d'accomplir avec tristesse ce que vous promettez avec joie, parce que Dieu
aime celui qui est le même en donnant qu'en offrant (1). Sacrifiez donc votre
coeur et vos puissances en holocauste de patience, et vous chanterez, par des
cantiques nouveaux de joie et de louange, les justifications du Très-Haut,
lorsque dans le lieu de votre pèlerinage il vous distinguera et traitera comme
sienne par les marques les plus sensibles de son amitié, qui sont les travaux
et les croix des tribulations.
673. Sachez, ma
très-chère, que mon
très-saint Fils et moi désirons d'avoir parmi les créatures quelques
unes de celles qui sont arrivées au chemin de la croix, auxquelles nous
puissions enseigner avec ordre cette divine science, et que nous puissions
détourner de la sagesse du monde, en laquelle les
(1) II Cor., IX, 7.
319
enfants
d'Adam veulent avec une obstination aveugle si fort s'avancer, et rejeter la
discipline salutaire des afflictions. si vous
voulez être notre disciple, entrez dans cette école, où l'on n'enseigne que la
science de la croix, et qu'à chercher en elle le repos et les délices
véritables. L'amour terrestre des plaisirs sensibles et des richesses ne
s'accorde point avec. cette sagesse, non plus que
la vaine ostentation, qui éblouit les yeux faibles des mondains avides du faux
honneur, du précieux et du grand, qui entraîne après soi l'admiration des
ignorants. Pour vous, ma fille, aimez la vérité, faites choix de la meilleure
part et souhaitez d'être de celles qui sont cachées et en oubli dans le monde.
J'étais Mère du même Dieu incarné, et par cet endroit Maîtresse avec mon
très-saint Fils de tout ce qui est créé; mais je
fus fort peu connue, et sa divine Majesté fut fort méprisée des hommes; et si
cette doctrine n'eut été la plus estimable et la plus assurée, nous ne
l'aurions pas enseignée par nos exemples et par nos paroles: c'est la lumière
qui luit dans les ténèbres (1), chérie des élus et rejetée des réprouvés.
(1) Joan., I, 5.
320
CHAPITRE XVII. La Reine du ciel commence à souffrir dans son enfance. — Dieu
lui fait ressentir ses absences. — les douces et les amoureuses plaintes
qu'elle fait.
674. Le Très-Haut, qui
règle par son infinie sagesse la conduite des siens avec poids et mesure (1),
voulut exercer notre auguste Princesse par quelques afflictions proportionnées
à son jeune âge, quoiqu'elle fût toujours grande en la grâce, qu'il voulait
par ce moyen lui augmenter avec une plus abondante gloire. Notre jeune Marie
était toute remplie de sagesse et de grâce; néanmoins il était convenable
qu'elle fût disciple en expérience, et qu'elle y avançât et y apprît la
science de souffrir, qui arrive à sa dernière perfection par la pratique. Elle
avait joui durant le cours de ses tendres années des délices et des caresses
du Très-Haut, de celles des saints anges, aussi bien que de ses parents; et
étant dans le Temple elle en avait beaucoup reçu de sa maîtresse et des
prêtres, parce qu elle était aimable et agréable aux yeux de tous; il était
déjà temps qu'elle commençât d'avoir une
(1) Sap., XI, 21.
321
autre
nouvelle science du bien qu'elle possédait, et une certaine connaissance que
l'on acquiert par l'absence et la privation de ce bien, et par le nouvel usage
des vertus que cette privation cause, comparant l'état des consolations et des
caresses avec celui de la solitude, de la sécheresse et des tribulations.
675. La première des
afflictions que souffrit notre Princesse fut la suspension des visions
continuelles dont le Seigneur lui faisait part; et cette douleur lui fut
d'autant plus grande, qu'elle lui était nouvelle, et que le trésor qu'elle,
perdait de vue lui était plus précieux et plus sublime. Elle fut aussi privée
de la communication sensible des saints anges, et par l'éloignement de tant
d'objets si excellents et si divins qui se cachèrent dans un même temps à sa
vue (sans pourtant abandonner sa compagnie ni lui discontinuer leurs secrètes
assistances), cette âme très-pure et
très-affligée croyait être demeurée seule dans la
nuit obscure de l'absence de son bien-aimé, qui la revêtait de lumière.
676. Cet événement parut
étrange à notre jeune Reine; car bien que le Seigneur l'eût prévenue pour
recevoir de plus grands travaux, il ne les lui avait pourtant pas spécifiés.
Et comme le coeur candide de cette très-simple
colombe ne pouvait rien penser ni opérer que ce ne fût un fruit de son
humilité et de son amour incomparable, elle s'appliquait toute à ces deux
vertus : par l'humilité elle attribuait à son ingratitude de n'avoir pas
mérité la présence et la possession du bien qu'elle venait de perdre, et par
l'ardent
322
amour
elle le souhaitait et le cherchait avec une douleur et avec des affections si
amoureuses, qu'il n'est pas possible de les exprimer. Dans ce nouvel état de
souffrances elle s'adressa entièrement au Seigneur et lui dit
677. « Grand Dieu et
Seigneur de tout ce qui est créé, infini en bonté et riche en
miséricordes, je déclare, mon divin Maître, qu'une si vile créature n'a pu
mériter vos faveurs, et que mon âme se plaint avec une intime douleur de
sa propre ingratitude et de vous avoir été désagréable. Si cette ingratitude
s'est interposée pour faire éclipser le soleil qui m'animait, me
vivifiait et m'éclairait, et si j'ai été lâche dans le retour de tant de
bienfaits, faites, mon Seigneur et mon Pasteur, que je connaisse la faute de
ma grossière négligence. Si, comme une ignorante et simple brebis, je
n'ai pas su être reconnaissante, ni opérer ce qui était le plus agréable
à vos yeux, je suis prosternée en terre et unie à la poussière, afin que
vous, mon Dieu, qui habitez dans les hauteurs, me releviez comme
une pauvre et délaissée (1). Vos puissantes mains m'ont formée (2), et
vous ne pouvez pas ignorer notre faiblesse (3), ni en quels vases vous avez
confié vos trésors. Mon âme languit dans son amertume et dans votre absence
(4), vous qui êtes sa douce vie; je ne trouve aucun soulagement dans
(1) Ps. CXII, 8 et 7. — (2) Job., X, 8. — (3) Ps. CII, 14. — (4) Ps. XXX, 11.
mes
défaillances. Où irai-je si vous me délaissez? Où pourrai-je arrêter mes
yeux sans la lumière qui les éclairait? Qui me consolera au milieu de
ces peines? Qui me préservera de la mort sans la vie? »
678. Elle s'adressait aussi
aux saints anges, et continuant toujours ses amoureuses plaintes, elle leur
disait : « Princes célestes, ambassadeurs du grand Roi, et
très-fidèles amis de mon âme, pourquoi
m'avez-vous aussi délaissée? Pourquoi me privez vous de votre douce vue et me
refusez votre sainte présence? Mais je ne m'étonne point, mes seigneurs, de
votre courroux, puisque peut-être par ma disgrâce j'ai mérité de tomber
dans celle de votre Créateur et le mien. Lumières agréables des a cieux,
éclairez mon entendement dans mon ignorance, et si j'ai manqué en quelque
chose, corrigez moi et obtenez-m'en le pardon de mon divin Maître.
Très-nobles courtisans de la Jérusalem céleste,
ayez pitié de mon affliction et de mon abandonnement; dites-moi où est allé
mon bien-aimé? Où s'est-il caché? Où le trouverai-je, sans que je sois obligée
d'aller errante et de parcourir la multitude de toutes les créatures (1) ?
Mais, hélas ! vous ne me répondez pas non plus,
vous qui êtes si honnêtes et qui connaissez les véritables signes de mon
Époux, parce qu'il ne vous éloigne point de la vue de sa divine face et
de ses beautés infinies. »
(1) Cant., I, 6; III, 3.
324
679. Ensuite elle
s'adressait aux autres créatures, et se plaignait à elles, leur disant avec de
profonds et redoublés soupirs d'amour ; « Sans doute que a vous qui êtes aussi
armées contre les ingrats (1), serez indignées, comme reconnaissantes,
contre celle qui ne l'a pas été; mais si par la bonté de
mon Seigneur et le vôtre vous me souffrez parmi vous, quoique je
sois la plus abjecte, vous ne pouvez pas pourtant satisfaire mon désir. Cieux,
vous êtes fort beaux et spacieux; planètes et étoiles, vous êtes
toutes fort reluisantes; les éléments sont grands et invincibles, la
terre est revêtue et ornée de plantes et d'herbes odoriférantes, les
pois sons
qui habitent les eaux sont innombrables, les étendues des mers causent
de l'admiration (2), les oiseaux sont légers, les minéraux cachés, les animaux
se parent de leurs forces, et tous ensemble a font une longue échelle et une
douce harmonie pour arriver à la connaissance de mon bien-aimé; mais ce
sont de trop grands détours pour celle qui aime, et après les avoir tous
parcourus avec toute la diligence possible, je nie trouve enfin seule absente
de mon bien; et par la fidèle relation que vous me faites, ô créatures,
de sa beauté infinie, vous n'arrêtez pas mon vol, vous ne soulagez pas
ma douleur, vous ne diminuez pas ma peine : au contraire vous augmentez mon
affliction et mon a désir, vous enflammez davantage mon coeur, et
(1) Sap., V, 18. — (2) Ps. XCII, 4.
325
vous
faites languir ma vie terrestre dans l'amour que vous ne sauriez
rassasier. O douce mort sans ma vie! ô pénible vie
sans mon âme et sans mon bien-aimé ! Que ferai je? où
irai-je? où est-ce que je vis ? Mais plutôt où
est-ce que je meurs? Et puisque la vie m'a manqué, quelle vertu est celle qui
m'anime sans elle ? O créatures ! qui par votre
continue conservation et par vos perfections renouvelées me donnez tant de
signes de mon divin Maître, regardez s'il se trouve une douleur semblable à la
mienne (1) ! »
680. Notre
très-affligée Reine formait dans son coeur, et
redisait de bouche plusieurs autres discours, qui ne peuvent être compris par
aucun autre entendement créé que le sien, parce qu'il n'y avait que sa
prudence et son amour qui pussent estimer la peine et le sentiment que
l'absence de Dieu causait dans une lutte qui l'avait déjà goûté et connu comme
la sienne. Mais si les mêmes anges s'empressaient, comme avec une sainte et
amoureuse émulation, de voir et d'admirer en une pure créature et tendre
enfant une si grande variété d'actions très-prudentes,
d'humilité, de foi et d'amour, aussi bien que les affections et les élans de
son coeur, qui pourra exprimer les délices et les complaisances que le
Seigneur prenait en l'âme de son élue et en ses mouvements, dont chacun en
particulier blessait le coeur de sa divine Majesté, et procédait d'une plus
grande grâce et
(1) Thren., I, 12.
326
d'un
plus ardent amour que tout ce que sa main libérale avait départi aux mêmes
séraphins? Et si tous ensemble à la vue de la Divinité ne savaient exercer ni
imiter les actions de la très-sainte Vierge, ni
garder les lois de l'amour avec autant de perfection qu'elle les gardait
lorsque Dieu lui était absent et caché, quelle complaisance devait être celle
que toute la très-heureuse Trinité recevait d'un
tel objet? C'est un mystère caché pour notre bassesse; mais nous devons le
révérer avec admiration et l'admirer avec toute sorte de respect.
681. Notre
très-innocente colombe ne trouvait pas où elle
pourrait arrêter son coeur, ni où reposer le pied de ses affections (1), qui
par des vols et des gémissements redoublés voltigeaient au-dessus de toutes
les créatures. Elle s'adressait plusieurs fois su Seigneur par de douces
larmes et des soupirs amoureux; tantôt elle se tournait vers les anges de sa
garde et les invitait; ensuite elle excitait toutes les créatures, comme si
elles eussent été capables de raison; et ne trouvant nulle part ce qu'elle
désirait, elle montait par son entendement éclairé et par son ardente
affection dans cette très-haute demeure, où ils
avaient accoutumé de rencontrer le souverain bien et de jouir réciproquement
de ses délices ineffables. Mais le divin Seigneur et amoureux Époux qui se
laissait posséder de sa bien-aimée, quoiqu'il l'eût privée de sa jouissance,
embrasait par cette possession
(1) Gen., VIII, 9.
326
de plus
en plus ce coeur très-pur, augmentant ainsi ses
mérites, et le possédant de nouveau par des dons renouvelés et cachés, afin
que plus elle le possédait, plus elle l'aimât, et plus elle l'aimait et
possédait, plus elle le cherchât par de nouvelles inventions et par des désirs
ardents d'un amour enflammé. Je l'ai cherché (disait notre Princesse affligée)
et je ne l'ai point trouvé; je me lèverai de nouveau, et parcourant avec plus
de diligence les rues et les places de la cité de Dieu, je renouvellerai mes
soins. Mais, hélas ! mes mains ont distillé la myrrhe, mes empressements et
mes oeuvres ne servent que pour augmenter ma douleur. J'ai cherché celui que
mon coeur aime, je l'ai cherché, et je ne l'ai point trouvé. Mon bien-aimé
s'est absenté, je l'ai appelé, et il ne m'a pas répondu; j'ai tourné les yeux
pour le chercher, mais les gardes de la ville, les sentinelles et toutes lés
créatures m'ont déplu et m'ont offensée par leur vue. Filles de Jérusalem,
âmes saintes et justes, je vous prie, si vous rencontrez man bien-aimé,
dites-lui que je languis et que je meurs de son amour (1).
682. Notre Reine s'occupa
pendant quelques jours à ces douces et amoureuses plaintes, cet humble nard
exhalant de très-agréables odeurs de suavité (2)
dans la crainte qu'elle avait d'être rejetée du Seigneur, qui reposait dans le
plus secret de son très-fidèle coeur. La divine
Providence prolongea ce terme pour sa plus grande gloire et pour augmenter les
mérites de son
(1) Cant., III, 9; V, 5-8. — (2) Cant., I, 11.
328
Épouse, de sorte qu'il dura quelque temps; et quoiqu'il ne fût pas fort long,
notre auguste Maîtresse y souffrit néanmoins plus de tourments spirituels et
plus d'afflictions que tous les saints ensemble, parce que dans la perplexité
où elle était, si elle avait perdu Dieu et encouru sa disgrâce par sa faute,
il n'y a que le même Seigneur qui put connaître et découvrir combien fut
grande la douleur de ce coeur enflammé qui sut aimer avec tant de perfection,
que Dieu s'en réservait la connaissance et en voulait laisser les sentiments
aux craintes que cette très-sainte Fille avait de
l'avoir perdu.
Instruction que mon auguste Reine et Maîtresse me
donna.
638. Ma fille, l'on prise
tous les biens selon l'estime que les créatures en font, et elles les estiment
autant qu'elles les connaissent pour tels; mais comme il n'y a seulement qu'un
véritable bien, tous les autres n'étant qu'apparents et trompeurs, ce
souverain bien doit être le seul estimé et connu; et quand vous le goûterez,
le connaîtrez et le priserez sur tout ce qui est créé, alors vous lui donnerez
et le prix et l'amour qu'il mérite. C'est par ces deux règles que l'on doit
mesurer la douleur de l'avoir perdu; ainsi par cet amour et par cette estime,
vous découvrirez quelque
329
chose
des effets que je sentais, lorsque le bien éternel s'absentait de moi, me
laissant dans le doute et dans la crainte, si j'étais assez malheureuse que de
l'avoir perdu par ma faute. Il est constant que la douleur de ces incertitudes
et la force de l'amour m'eussent plusieurs fois privée de la vie, si le
Seigneur ne me l'eût conservée.
684. Considérez donc
maintenant quelle doit être la douleur de perdre véritablement Dieu par les
péchés, puisque l'absence du. véritable bien en
peut causer une si grande dans une âme qui ne ressent point les mauvais effets
du péché; car il est très-certain qu'elle ne le
perd pas dans cet état, mais au contraire elle le possède, quoique d'une
manière cachée à sa propre connaissance. Cette sagesse ne se trouve point dans
l'entendement des hommes charnels, puisqu'ils lui préfèrent par un aveuglement
très-insensé le bien apparent, et sont
inconsolables lorsqu'ils en sont privés, ne faisant aucun cas du souverain et
véritable bien, parce qu'ils ne l'ont jamais goûté ni connu. Et bien que mon
très-saint Fils ait banni cette ignorance
formidable, contractée par le premier péché, en leur méritant la foi et la
charité, afin qu'ils pussent connaître et goûter en quelque manière le bien
qu'ils n'avaient jamais expérimenté. Hélas ! l'on perd la charité, et l'on y
renonce pour le moindre plaisir; et la foi étant oisive et morte, elle est
inutile; ainsi les enfants de ténèbres vivent comme s'ils n'avaient que
quelque fausse ou douteuse relation de l'éternité.
330
685. Craignez, ma fille, ce
danger, qui ne peut jamais être assez redouté; veillez et soyez toujours
préparée contre les ennemis qui ne dorment jamais. Que votre méditation, tant
le jour que la nuit, soit sur ce que vous devez faire pour ne point perdre le
souverain bien que vous aimez. Il ne faut pas dormir, ni vous négliger parmi
des ennemis invisibles; et si quelquefois votre bien-aimé se cache,
attendez-le avec patience, et cherchez-le avec empressement sans discontinuer,
car vous ignorez ses secrets jugements; préparez l'huile de la charité pour le
temps de l'absente et de la tentation; portez-y aussi une droite intention,
afin que cette huile ne vous manque et que vous ne soyez réprouvée avec les
vierges folles (1).
CHAPITRE XVIII. On y continue le récit de quelques autres afflictions de notre
Reine, dont il se trouvait quelques-unes que Dieu permit par lé moyen des
créatures et de l'ancien serpent.
686. Le Très-Haut
continuait de se cacher à la Princesse du ciel, joignant à cette affliction
(qui était la plus grande) plusieurs autres, afin d'augmenter en elle
(1) Matth., XXV, 12.
le
mérite, la grâce et la couronne, en embrasant toujours plus son
très-chaste amour. Le grand dragon, l'ancien
serpent Lucifer, était attentif aux oeuvres héroïques de la
très-sainte Vierge; et, quoiqu'il ne pût pas être
témoin oculaire des intérieures, parce qu'elles lui étaient cachées, il
prenait néanmoins un grand soin d'en découvrir les extérieures, qui étaient si
hautes et si parfaites, qu'elles suffisaient pour tourmenter l'orgueil et
l'indignation de cet ennemi envieux, parce que la pureté et la sainteté de la
jeune Marie l'offensaient au delà de tout ce qu'on en peut dire.
687. Poussé par cette
fureur, il assembla un conciliabule dans l'enfer, pour consulter sur cette
affaire les plus qualifiés d'entre les esprits de ténèbres; et, les ayant
convoqués, il leur tint ce discours : a Je crains que le grand triomphe que
nous nous sommes acquis jusqu'à présent dans le monde par la possession de
tant d'âmes que nous y soumettons à notre volonté, ne soit abattu et humilié
par une femme : nous ne pouvons ignorer ce danger, puisque nous l'avons connu
dans notre création, et qu'ensuite la sentence nous a été prononcée, que la
femme nous écraserait la tête (1); ainsi il nous faut être sur nos gardes et
ne nous pas négliger. Vous avez eu déjà connaissance des grandes perfections
d'une fille qui est née d'Anne, et qui, croissant en âge, croît aussi en
toutes sortes de vertus j'ai considéré avec attention toutes ses actions, ses
(1) Gen., III, 15.
332
mouvements
et ses oeuvres, et je n'y ai pas pu découvrir, dans le temps auquel les
passions naturelles se font communément ressentir, les moindres effets de
notre mauvaise semence et-de notre malice
victorieuse, comme dans les autres enfants d'Adam. Je la vois toujours modeste
et très-parfaite, sans la
pouvoir-porter ni réduire aux puérilités peccamineuses et humaines ou
naturelles des autres enfants; c'est pourquoi toutes ces marques me font
douter et craindre en même temps qu'elle ne soit l'élue pour être la Mère de
Celui qui se doit faire homme.
688. « Mais je ne puis me
persuader que cela soit, puisqu'elle est née comme les autres, soumise aux
lois communes de la nature; ses parents ont fait des prières et des offrandes
pour eux et pour elle, afin que le péché leur fût pardonné, ayant même été
portée au Temple comme les autres filles. Néanmoins, bien qu'elle ne soit
point l'élue, elle a pourtant dans son enfance de grands principes qui nous
menacent, et qui promettent une vertu et une sainteté distinguée; je ne puis
supporter ses manières si prudentes et si discrètes. Sa sagesse me tourmente,
sa modestie m'irrite, sa patience me choque, et son humilité me détruit et
m'opprime; enfin tout ce qui est en elle me jette dans une fureur qui m'est
insupportable, et j'ai plus d'horreur pour elle que pour tous les autres
enfants d'Adam. Elle a une certaine vertu singulière qui m'empêche de
l'approcher; et si je lui envoie des tentations, elle les rejette, de sorte
que tous mes soins envers elle ont été jusqu'à présent
inutiles et sans effet. Il nous faut
333
remédier
à ceci et y employer tous nos efforts, si nous voulons éviter la ruine de
notre monarchie : je désire plus la perte de cette seule âme que de tout le
monde ensemble. Dites-moi donc maintenant, quels moyens et quelles mesures
prendrons-nous pour la vaincre et pour en venir à bout?
car je promets de récompenser celui qui y réussira par des effets les
plus grands de ma libéralité. »
689. La chose fut discutée
dans cette confuse synagogue, qui n'est jamais d'accord que pour notre
dommage; et, entre plusieurs avis qu'on y donna, un de ces horribles
conseillers dit : « Notre prince et seigneur, ne vous tourmentez pas pour une
affaire de si peu de conséquence, car il n'est pas possible qu'une faible et
jeune fille soit aussi invincible et puissante que nous tous, qui vous
suivons. Vous avez trompé Ève en la faisant déchoir de l'état heureux où elle
était (1), et par elle vous avez vaincu Adam, son chef. Or, comment ne
vaincrez-vous pas cette enfant, leur descendante, qui est née après leur
première chute? Promettez-vous dès maintenant cette victoire, et, pour
l'obtenir, déterminons-nous à la tenter avec persévérance et à ne perdre point
courage, quoiqu'elle y résiste plusieurs fois; et s'il faut que nous dérogions
en quelque chose à notre grandeur et présomption, que cela ne nous arrête
point, pourvu que nous venions à bout de la tromper; et si cela ne suffit,
nous tâcherons de lui faire perdre l'honneur et la vie. »
(1) Gen., III, 4.
334
690. Ensuite il y eut
d'autres démons qui dirent à Lucifer : « Nous avons expérimenté, ô grand
prince, que c'est un puissant moyen de nous servir des autres créatures pour
précipiter plusieurs âmes; cette voie est la plus efficace pour opérer ce que
nous ne pouvons par nous-mêmes : c'est par là que nous tramerons la ruine de
cette femme, observant, pour y réussir, le temps et les conjonctures les plus
propres qu'elle nous présentera par sa conduite. Et surtout il nous importe
d'employer tout notre savoir pour lui faut perdre une fois la grâce par
quelque péché, et, lorsqu'elle sera privée de ce secours et de cette
protection des justes, nous la persécuterons et la vaincrons; car étant seule,
elle ne se pourra pas délivrer de nos mains; et ensuite nous tâcherons de la
jeter dans le désespoir du pardon. »
691. Lucifer agréa les avis
que lui donnèrent ses sectateurs et coopérateurs de la méchanceté, et commanda
aux plus savants en malice de l'accompagner, se constituant de nouveau le chef
d'une entreprise si difficile, car il ne la voulut confier qu'à sa propre
conduite; et bien que Lucifer fût assisté par d'autres démons, néanmoins il se
trouva toujours le premier à tenter Marie et son
très-saint Fils lorsqu'il fut dans le désert, et dans tout le cours de
leur vie, comme nous le verrons en continuant celle-ci.
692. Cependant notre
auguste Princesse continuait dans les afflictions et dans la douleur de
l'absence de son bien-aimé, lorsque cette troupe infernale l'assaillit de tout
côté pour la tenter. Mais la vertu divine
335
qui la
protégeait empêcha les efforts de Lucifer, afin qu'il ne pût s'en approcher de
trop près ni exécuter tout ce qu'il projetait; néanmoins, par la permission du
Très-Haut, ils attaquaient les puissances de son âme de quantité de troubles
remplis de malice et d'iniquité, parce que le Seigneur voulut bien permettre
que la Mère de la grâce fût aussi tentée en toute manière, sans aucun péché
pourtant, comme son très-saint Fils le devait être
dans la suite (1).
693. On ne saurait
concevoir ce que le coeur de Marie souffrit dans ce nouveau combat, se voyant
environnée de tentations si étranges et si éloignées de sa sainteté ineffable
et de la sublimité de ses divines pensées. Et comme l'ancien serpent reconnut
notre très-sainte Dame affligée et tout en pleurs,
il prétendit par là d'avoir fort avancé ses affaires, aveuglé qu'il était de
son orgueil, et parce qu'il ignorait le secret du ciel. Mais, animant ses
ministres infernaux, il leur dit : « Poursuivons, poursuivons-la maintenant,
car il semble que nous venons déjà à bout de nos intentions; elle est plongée
dans la tristesse, grand chemin du désespoir. » Et dans cette erreur où ils
étaient, ils lui envoyèrent de nouvelles tentations de crainte et de méfiance,
et l'attaquèrent sans relâche, quoique toujours en vain; car plus on frappe la
pierre de la généreuse vertu; plus elle envoie d'étincelles et de feu du divin
amour. Notre invincible Reine fut si supérieure et si immobile aux attaques de
l'enfer, que
(1) Hebr., IV, 15.
336
son
intérieur n'en avant pas pu être troublé ni même ébranlé, elles ne servirent
que pour la fortifier davantage dans le retranchement de ses vertus
incomparables, et pour faire élever toujours plus la flamme du divin
embrasement d'amour qui brûlait dans son coeur.
694. Comme le dragon
ignorait la sagesse et là prudente cachée de notre Princesse, quoiqu'il la
reconnût forte et inébranlable dans ses puissances, et ressentit la résistance
de la vertu divine, son ancien orgueil persévérait néanmoins, attaquant la
Cité de Dieu par des manières diverses et par de différentes batteries. Nais,
bien que l'ennemi rempli de ruses mît en usage toutes ses machines avec autant
de vigueur que d'artifice, elles ne firent pourtant non plus d'effet que
celles d'un faible fourmi contre un mur de diamant.
Notre Princesse était la femme forte à laquelle le cœur de son Époux pouvait
se fier, sans crainte d'être trompé dans ses désirs. La force, la pureté et la
charité dont elle était armée, embellie et revêtue, lui servaient d'ornement
(1). Le superbe et immonde serpent ne pouvait
supporter cet objet, dont la vue l'éblouissait et le troublait par une
nouvelle confusion ; ainsi il se détermina à lui ôter la vie, animant toute
cette troupe de malins esprits à faire leurs derniers efforts pour en venir à
bout. Ils employèrent quelque temps à cette entreprise, qui fut aussi vaine
que les autres.
(1)
Prov., XXXI, 11 et 25.
337
695. La connaissance d'un
mystère si caché m'a causé une grande admiration, considérant jusqu'où la
fureur de Lucifer s'étendit contre la très-sacrée
Vierge dans ses premières années; et, par un autre endroit, la secrète et
vigilante protection du Très-Haut pour la défendre. Je vois combien le
Seigneur était attentif à protéger son Épouse, son Élue et son unique entre
les créatures, et je regarde en même temps tout l'enfer converti en fureur
contre elle, pour lui faire ressentir les prémices de la plus grande
indignation qu'il eût exercée jusqu'alors envers aucune autre créature, et
avec quelle facilité le pouvoir divin dissipe tous le efforts et tous les
artifices infernaux. O plus qu'infortuné et misérable Lucifer, combien la
grandeur de ton orgueil et de ta témérité surpasse-t-elle celle de ta force
(1) ! Tu es trop faible et trop petit pour une si extravagante présomption;
commence de te défier de toi-même, et ne te promets point tant de triomphes;
puisqu'une jeune et tendre fille t'a écrasé la tète et t'a vaincu en toutes
les manières, avoue que tu vaux peu de chose, et que tu n'en sais pas
davantage, puisque tu as ignoré le plus grand secret du Roi, et que son
pouvoir t'a humilié par l'instrument que tu méprisais le plus, qui est une
jeune et faible fille par sa propre nature. Oh! que
ton ignorance serait grande si les mortels se prévalaient de la protection du
Très-Haut, de l'exemple, de l'imitation et de l'intercession de cette
victorieuse et triomphante Reine des anges et des hommes
(1) Isa., XVI, 8.
338
696. La
très-forte et très jeune Marie était dans de
continuelles et ferventes prières parmi ces successives tentations et ces
combats obstinés; elle y disait au Seigneur : « A cette heure, mon Dieu, que
je suis dans la tribulation, vous serez avec moi; à cette heure
que je
vous invoque de tout mon coeur et que je a cherche vos justifications, vous
exaucerez mes demandes (1); maintenant que je souffre de si grandes violences,
vous répondrez pour moi (2). Vous êtes mon Seigneur et mon
Père , ma force et mon refuge; vous me tirerez par votre saint Nom du
danger, vous me conduirez par le chemin assuré, et m'entretiendrez comme votre
fille. » Elle rappelait aussi dans son esprit plusieurs mystères de la sainte
Écriture, et singulièrement les psaumes qui parlent contre les ennemis
invisibles (3), et c'est par ces armes invincibles quelle combattait et
vainquait Lucifer, avec des complaisances inconcevables du Seigneur, et de
très-grands mérites pour elle, sans perdre en la
moindre chose la paix, la fermeté et la tranquillité intérieure, auxquelles
elle se fortifiait toujours plus, ayant sans cesse son
très-pur esprit dans les hauteurs célestes.
697. Après avoir triomphé
de ces tentations, elle commença d'entrer dans un nouveau combat, que le
serpent lui livra par l'entremise des créatures,,
et cet esprit malicieux envoya pour cela quelques étincelles d'envie et
d'émulation contre la très-sainte vierge
(1) Ps. CX, 16; CXVIII, 145. — (2)Isa., XXXVIII, 14. — (3) Ps., XXX, 14.
339
dans le
coeur de ses compagnes qui se trouvaient dans le Temple. Le remède de ce
poison était d'autant plus difficile, qu'il procédait de la ponctualité avec
laquelle notre auguste Princesse s'avançait à l'exercice de toutes les vertus,
croissant en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes; car, où
l'ambition de l'honneur pique, les lumières mêmes de la vertu aveuglent le
jugement, et y allument ensuite la flamme de l'envie. Le dragon suscitait à
ces pauvres, filles plusieurs pensées qui leur persuadaient qu'en vue des
vertus éclatantes de la très-pure Marie, elles
étaient obscurcies et peu estimées; que leurs propres négligences y étaient
mieux connues de la maîtresse et des prêtres, et que la seule Marie serait
préférée de chacun dans toutes les occasions.
198. Les compagnes de notre
Reine ouvrirent leur coeur à cette mauvaise semence et la laissèrent croître,
comme imprudentes et peu exercées qu'elles étaient dans les combats
spirituels, jusqu'à ce qu'elle fût changée en une aversion intérieure contre
la très-pure Marie. Cette haine passa à
l'indignation, avec laquelle elles la voyaient et la fréquentaient, ne pouvant
supporter la modestie de cette innocente colombe, parce que le dragon incitait
ces filles mal avisées, les revêtant de la même fureur qu'il avait conçue
contre la Mère des vertus. La tentation se fortifiant toujours plus, ne tarda
pas à éclater par les effets; ces filles vinrent à se la communiquer entre
elles, ignorant de quel esprit elles étaient prévenues, dans cette conférence
elles résolurent d'inquiéter et de
340
persécuter la Reine de l'univers, qu'elles ne connaissaient pas, jusqu'à
prétendre de la faire chasser du Temple, et l'ayant tirée à part, elles lui
dirent des paroles fort rudes, la traitant d'une manière fort hautaine, de
brouillonne, d'hypocrite, et qu'elle ne songeait qu'à acquérir par ses
artifices les bonnes grâces de la maîtresse et l'approbation des prêtres, et à
leur rendre toutes sortes de mauvais offices par ses murmures, exagérant même
les moindres fautes qu'elles faisaient, ne considérant pas qu'elle était la
plus inutile de toutes, et que pour ce sujet elles la regardaient comme un
petit démon.
699. La
très-prudente Vierge ouït toutes ces injures et
plusieurs autres sans se troubler aucunement; elle leur répondit avec une
profonde humilité : « C'est avec justice, mes chères compagnes, que vous me
tenez ces discours, car je suis véritablement la moindre et la plus imparfaite
de toutes; mais vous, mes sueurs, vous devez pardonner mes fautes comme étant
mieux avisées, et m'enseigner dans mon ignorance, me conseillant dans
toutes les occasions, afin que je sois assez heureuse que de pratiquer ce qui
sera le plus saint et le plus agréable à votre goût. Je vous prie, mes bonnes
amies, de ne me pas refuser votre amitié, quoique je sois si inutile, et
d'être persuadées que je veux bien faire tout ce que je pourrai pour la
mériter, car je vous aime et je vous honore comme votre très humble
servante, et je le ferai en tout ce en quoi il vous plaira faire l'épreuve de
ma bonne volonté.
341
Commandez-moi donc, mes chères sueurs, et dites moi ce que vous souhaitez que
je fasse. n
700. Ces humbles et douces
raisons de la très-patiente Marie n'amollirent
point le tueur endurci de ses compagnes, possédées de la même rage que le
dragon avait conçue contre elle; au contraire: s'irritant toujours plus, il
les incitait et les irritait aussi, afin que la morsure et le venin du
serpent, répandu contre la femme qui avait été un grand signe dans le ciel
(1), s'irritassent davantage par la douceur' du remède. Cette persécution dura
plusieurs jours, sans que l'humilité, la patience et la modestie de l'auguste
Reine fussent assez puissantes pour diminuer la haine de ses compagnes: au
contraire, le démon leur inspira encore plusieurs mouvements remplis de
témérité, afin qu'elles missent les mains sur la
très-innocente brebis, la maltraitassent et lui ôtassent même la vie.
Mais le Seigneur ne permit pas que des pensées si sacrilèges fussent
exécutées; tout ce qu'elles purent faire fut de l'injurier et de la pousser en
passant. Tout cela se passait en secret, sans que la maîtresse ni les prêtres
en eussent connaissance. Cependant la très-sainte
Vierge acquérait des mérites incomparables et de riches dons du Très-Haut par
l'occasion qu'elle recevait d'exercer toutes les vertus envers sa divine
Majesté et envers les mêmes créatures qui la persécutaient. Elle pratiqua à
leur égard des actes héroïques de charité et d'humilité, rendant le bien
(1) Apoc., XII, 15.
342
pour le
mal, les bénédictions pour les malédictions; les supplications pour les
blasphèmes (1), et accomplissant en toutes choses le plus parfait et le plus
élevé de la loi divine. Envers le Très-Haut elle exerça les plus excellentes
vertus, elle pria pour celles qui la maltraitaient, et s'humilia comme si.
elle eût été la plus abjecte et la plus digne des injures qu'elle recevait,
causant en cela de l'admiration aux anges; et nous pouvons dire que tout ce
qu'elle fit dans jette (encontre surpassait l'entendement humain et le plus
haut mérite des séraphins.
701. Il arriva un jour que
ces filles étant enivrées de la tentation diabolique, emmenèrent notre jeune
Princesse dans une chambre des plus retirées, et croyant y être en toute
liberté, elles la chargèrent l'imprécations et d'outrages atroces, afin
d'aigrir sa douceur et d'ébranler sa modestie immobile par quelque emportement
indiscret. Mais comme la Reine des vertus ne pouvait être, même pour un
instant, esclave d'aucun défaut, sa patience se montra plus invincible
lorsqu'elle fut plus nécessaire : ainsi elle leur répondit avec plus de
douceur et de bénignité. Étant extrêmement fâchées de ne pouvoir arriver à
leur fin, elles haussèrent la voix d'une manière si
'extraordinaire , que, se faisant entendre dans le Temple contre la
coutume, elles y causèrent une grande nouveauté et une étrange confusion. Les
prêtres et la maîtresse accoururent au bruit, et le
(1) I Cor., IV, 13.
343
Seigneur donnant lieu à cette nouvelle affliction dé son Épouse, ils
demandèrent avec sévérité la causé de ce trouble. Et la paisible colombe se
taisant, les autres filles répondirent avec beaucoup d'indignation et dirent :
« Marie de Nazareth nous inquiète toutes par son terrible naturel, et nous
insulte en votre absence de telle sorte, que si elle ne sort du Temple; il ne
nous sera pas possible de vivre en paix avec elle. Si nous la supportons elle
est hautaine, et si nous la reprenons elle se moque de nous, se prosternant à
nos pieds avec une humilité feinte, et ensuite elle nous brouille ensemble par
ses murmures. »
702. Les prêtres et la
maîtresse menèrent la Reine de l'univers à une autre chambre, et là ils la
reprirent avec une sévérité proportionnée à la créance qu'ils donnèrent alors
à ses compagnes; et après l'avoir exhortée de se corriger et d'agir comme l'où
devait agir dans la maison de Dieu, ils la menacèrent que si elle ne le
faisait, ils la congédieraient du Temple. Cette menace fut le plus grand
châtiment qu'on lui pouvait donner, comme si elle eût été coupable, étant
pourtant innocente en toutes les manières. Ceux qui recevront l'intelligence
et la lumière du Seigneur pour connaître quelque partie de la très profonde
humilité de l'auguste Marie, comprendront quelque chose des effets que ces
mystères causaient dans son cœur très-bon, parce
qu'elle se croyait la plus, abjecte des enfants d'Adam, la plus indigne de
vivre parmi eux et de marcher même sur la terre. La
très-prudente Vierge s'attendrit un peu par cette menace,
344
et,
mêlant ses paroles avec ses larmes, elle répondit aux prêtres ; « Mes
seigneurs, je vous remercie de la faveur que vous me faites de me reprendre et
de m'enseigner, comme la plus imparfaite et la plus digne de correction; mais
je vous supplie de me pardonner, puisque vous êtes les ministres du Très-Haut,
de dissimuler mes fautes et de me conduire en toutes choses, afin que dans la
suite je puisse mieux plaire à sa divine Majesté et à mes sœurs, que je n'ai
fait jusqu'à présent; c'est ce que je propose de nouveau avec la grâce du
Seigneur, et je commente dès maintenant. »
703. Notre Reine ajouta
d'autres raisons remplies de sincérité et de modestie, de sorte que la
maîtresse et les prêtres la laissèrent, après l'avoir avertie de nouveau de ce
en quoi elle était très-savante. Elle s'en alla
incontinent joindre ses compagnes, et, se prosternant à leurs pieds, elle leur
demanda pardon, comme si les fautes qu'on lui imputait eussent pu se trouver
en elle, qui était la Mère de l'innocence. Alors elles la reçurent avec
quelque douceur, croyant que ses larmes étaient des effets du châtiment et de
la correction des prêtres et de la maîtresse, qu'elles avaient réduits à leurs
mauvaises intentions. Le dragon, qui tramait secrètement cette insigne
méchanceté, augmenta la fierté de toutes ces filles, élevant leurs cœurs
imprudents à une plus grande témérité; et, comme elles avaient déjà fait
quelque impression dans celui des prêtres, elles continuèrent avec plus
d'effronterie de tâcher de leur faire perdre, par de nouvelles inventions,
l'estime qui leur
345
pouvait
encore rester pour la très-sainte Vierge. Elles
inventèrent pour cela de nouveaux mensonges par l'impulsion du même démon;
mais le Très-Haut ne souffrit jamais qu'on dit ni présumât des choses fort
considérables ni indécentes de celle qu'il avait choisie pour être Mère
très-sainte de son Fils unique. Il permit
seulement que l'indignation et la tromperie des filles du Temple exagérassent
beaucoup quelques petites fautes qu'elles avaient controuvées, et que leur
malice lui imputait; toutes ces subtilités ne servirent qu'à découvrir leur
méchanceté, qui, étant jointe aux réprimandes de la maîtresse et des prêtres,
donnait occasion à notre très-humble et
très-innocente Marie d'exercer les vertus et
d'accroître les dons du Très-Haut et ses propres mérites.
704. Tout ce que notre
Reine faisait était agréable aux yeux du Seigneur, qui trouvait ses délices
dans la très-suave odeur de cet humble nard (1),
méprisé et maltraité des créatures qui ne le connaissaient pas. Elle
redoublait ses plaintes et ses larmes par la longue absence de son bien-aimé;
et dans une de ces occasions elle lui dit ; « Mon souverain bien et Seigneur
des miséricordes infinies, on ne doit pas être sur pris si toutes les
créatures me baissent et s'arment contre moi, puisque vous, qui êtes mon
Maître et mon Créateur, m'avez abandonnée. Mon ingratitude envers
vos bienfaits mérite bien plus de rigueur; mais je vous reconnais
et vous avoue toujours pour
(1) Cant., I, 11.
346
mon,
refuge et mon trésor : vous seul êtes ma richesse, mon bien-aimé et mon repos;
et si vous m'êtes tout cela et que vous soyez absent de moi, comment
est-ce que mon coeur affligé pourra se consoler et s'apaiser? Les créatures
font ce qu'elles doivent à mon égard; elles n'arrivent pas même à me traiter
comme je le mérite, parce que vous êtes doux à affliger et
très-libéral à récompenser. Faites, mon Seigneur
et mon Père, une juste compensation de mes négligences avec la douleur
que votre absence me cause, et rendez avec largesse le bien que a vos
créatures me procurent, en m'obligeant à toua paître toujours plus votre bonté
et ma bassesse; élevez, Seigneur, l'indigente de la poussière (1); renouvelez
celle qui est la plus abjecte des créatures, et faites que je voie votre
divine face, et je serai sauvée (2). »
705. Il n'est pas possible
ni même nécessaire de raconter tout ce qui arriva à notre grande Reine dans
cette épreuve de ses vertus; mais, la laissant en elle-même pour le présent,
nous dirons qu'elle est un modèle animé qui nous doit enseigner à supporter
avec joie les plus rudes tribulations, puisque nous sommes dans la nécessité
de recevoir de très-rigoureuses peines et de
très-dures afflictions pour satisfaire à nos
péchés et dompter notre orgueil sous le joug de la mortification. Notre
très-innocente colombe ne commit aucun péché, il
ne se trouva aucune faute en elle, et elle souffrit
(1) I
Reg., II, 8. — (2) Ps. LXXIX, 4.
347
avec un
humble silence et une patience inébranlable d'être gratuitement haïe et
persécutée. Soyons donc confondus en sa présence, nous qui prenons la moindre
injure pour une offense irréparable (quoiqu’elles doivent être toutes légères
à ceux qui se sont attiré la colère de Dieu), n'ayant même aucun repos que
nous ne nous en soyons vengés. Le Très-Haut pouvait éloigner de son élue et de
sa Mère toute sorte de persécution; mais s'il eût usé en cela de son pouvoir,
il ne l'eut pas manifesté en se conservant celle qui était persécutée, il ne
lui aurait pas donné des gages si assurés de son amour, ni elle n'aurait pas
joui du doux fruit d'aimer ses ennemis et ses persécuteurs. Nous
nous rendons indignes de tant de biens lorsque,
dans les injures qu'on nous fait, nous élevons la voix contre les créatures,
et le coeur orgueilleux contre Dieu même, qui les gouverne en toutes choses,
et elles ne veulent point s'assujettir à leur Créateur et à leur
justificateur, qui sait et connaît ce dont elles ont besoin pour faire leur
salut.
Instruction de la Reine du ciel.
706. Puisque vous faites
réflexion, ma fille, sur le modèle qu'on peut trouver dans ces événements, je
veux qu'il vous serve d'instruction, afin que vous la conserviez avec estime
dans votre coeur, le disposant
348
à
recevoir avec joie les persécutions et les calomnies des créatures, quand vous
aurez le bonheur de participer à ce bienfait. Les enfants de perdition,
aveuglés de la vanité qu'ils suivent, ne découvrent pas le trésor que la
souffrance et le pardon des injures renferment; ils font gloire de la
vengeance, qui est même, selon la loi naturelle, la plus grande des bassesses
et le plus noir de tous les vices, parce qu'elle part d'un cœur inhumain et
s'oppose le plus il. la raison : au contraire,
celui qui les pardonne et les oublie, quoiqu'il n'ait pas la foi divine ni la
lumière de ]'Évangile, devient par cette magnanimité comme roi de la même
nature, parce qu'il reçoit d'elle ce qui en est le plus noble et le plus
excellent, et n'est point sujet à l'infâme tribut de se rendre irraisonnable
par la vengeance.
707. Que si le vice de la
vengeance s'oppose si fort à la même nature, considérez, ma chère fille,
quelle opposition il y aura entre elle et la grâce, et combien le vindicatif
sera odieux et horrible aux yeux de mon très-saint
Fils, qui se fit homme passible, et qui ne mourut et souffrit que pour
pardonner, et qu'afin que le genre humain obtint le pardon des injures
commises contre le même Seigneur. La vengeance s'oppose à cette intention, à
ses œuvres, à sa propre nature, à sa bonté infinie, et elle détruit en quelque
façon Dieu, du moins autant qu'il dépend du vindicatif; ainsi il mérite que
Dieu emploie tout son pouvoir pour l'anéantir. Il y a la même différence entre
celui qui pardonne les injures et le vindicatif, qu'entre le Fils unique et
349
l'ennemi de nos âmes : celui-ci provoque toute la force de l'indignation de
Dieu, et l'autre mérite et acquiert tous les biens, parce qu'il est en cette
grâce la très-parfaite image du Père céleste.
708. Je veux que vous
sachiez , ma fille, que le Seigneur agréera plus de vous voir souffrir et
pardonner les injures avec un coeur tranquille pour son amour que si vous
faisiez par votre choix de rudes pénitences et versiez même votre propre sang.
Humiliez-vous envers ceux qui vous persécutent, aimez-les et priez pour eux de
tout votre coeur ; par cette pratique votre amour s'attirera le coeur de
Dieu , vous monterez au degré le plus parfait de la
sainteté et vous vaincrez tout l'enfer. Par mon humilité et ma douceur je
confondais ce grand dragon, persécuteur des hommes; sa fureur ne pouvait
supporter ces vertus, qui le chassaient de ma présence plus vite que la
foudre; ainsi je remportai par leur moyen de grandes victoires pour mon âme et
de glorieux triomphes pour l'exaltation de la Divinité. Quand quelque personne
s'emportait contre moi , je ne concevais aucune indignation contre elle, parce
que je connaissais fort bien qu'elle était un instrument du Très-Haut, dont sa
divine providence se servait pour
mon propre avantage; cette connaissance et la considération que je faisais ,
qu'elle était créature de mon Seigneur et capable de sa grâce, m'inclinaient
et me forçaient même à l'aimer avec sincérité , et je n'étais point en repos
que je ne lui eusse procuré, autant qu'il m'était possible , le salut éternel
en récompense de ce bienfait.
350
709. Tâchez donc d'imiter
ce que vous avez découvert et écrit; montrez-vous
très-douce, très-pacifique et
très-agréable à ceux qui vous seront importuns ;
faites-en une estime particulière, et gardez-vous de prendre vengeance du même
Seigneur en la prenant de ses instruments; ne méprisez point la précieuse
perle des injures, et autant qu'il dépendra de vous, rendez toujours le bien
pour le mal, le bienfait pour les offenses, l'amour pour la haine, la louange
pour les opprobres, la bénédiction pour les imprécations, et vous serez fille
parfaite de vôtre Père (1), épouse bien-aimée de votre Maître, mon amie et ma
très-chère.
CHAPITRE XIX. Le Très-Haut découvrit aux prêtres l'innocence de la
très-sainte Vierge, et à elle-même que heureuse mort de sa mère sainte Anne
s'approchait, à laquelle elle se trouva.
710. Le Très-Haut ne
dormait point (2) parmi les douces plaintes de sa
très-chère épouse Marie : au contraire, il leur donnait toutes ses
attentions, quoiqu'il lit semblant de ne les pas entendre, à cause des
(1)
351
grandes
complaisances qu'il prenait de la voir continuer avec tant de constance dans
l'exercice de ses peines, qui lui procuraient de si glorieux -triomphes et
causaient tant de nouveaux sujets d'admiration et de louange aux esprits
angéliques. Le feu lent de cette persécution dont nous venons de parler,
durait toujours, afin que la divine Marie se renouvelât comme un phénix dans
les cendres de son humilité, et que son très-amoureux
coeur et son très-pur esprit renaquissent en un
être et en un état nouveau de la divine grâce. Mais quand le temps auquel Dieu
avait déterminé d'arrêter l'envie et l'émulation aveugle de ces filles déçues
fut arrivé, ne voulant pas permettre que leurs puérilités fissent perdre le
crédit à celle qui devait être l'honneur et la beauté de toute la nature et de
la grâce , alors ce miséricordieux Seigneur parla en songe au prêtre, et lui
dit : « Ma servante Marie est agréable à mes yeux, elle est parfaite,
elle est mon élue, et très-innocente de ce
dont on l'accuse. » Anne, la maîtresse des filles, reçut la même révélation.
Et sitôt qu'il fut jour le prêtre et la maîtresse se communiquèrent la lumière
et l'avis qu'ils venaient de recevoir du Seigneur. Cette connaissance céleste
qu'ils eurent d'avoir été trompés, leur causa une sensible douleur; ils
appelèrent notre auguste Princesse, lui demandèrent pardon d'avoir trop
facilement ajouté foi aux fausses accusations de ses compagnes, et lui
proposèrent tous les expédients possibles pour la retirer et pour la défendre
de leur persécution et des peines qu'elle en pouvait recevoir.
352
711. Celle qui était mère
de l’humilité ouït cette proposition, et répondit au prêtre et à la
maîtresse : « C'est à moi que les corrections sont dues, c'est pourquoi
je vous supplie de me les continuer, puisque je les demande et les estime
comme en ayant un grand besoin. La compagnie de mes soeurs m'est fort
agréable, et je veux faire tout mon possible pour ne la pas perdre et
pour la mériter, puisque je leur suis si redevable de ce qu'elles m'y
ont soufferte; et en reconnaissance de cette faveur je désire toujours plus de
les servir; mais si vous me commandez quelque autre chose, je suis prête à
vous obéir.» Cette réponse de l'auguste Marie confirma et consola davantage le
prêtre et la maîtresse des filles; ils approuvèrent son humble demande, mais
dans la suite ils en prirent un plus grand soin, la regardant avec un nouveau
respect et une affection plus tendre. La très-humble
Vierge demanda, selon sa coutume, au prêtre et à la maîtresse de baiser leurs
mains et ensuite leur bénédiction, après quoi ils la laissèrent. Mais comme le
courant d'une eau cristalline entraîne après soi les sens et la volonté de
celui qui en est altéré; ainsi le coeur de notre incomparable Dame fut attiré
par le désir de nouvelles souffrances, car étant altérée et embrasée de
l'amour divin, elle craignait avec douleur d'être privée du riche trésor des
afflictions par les expédients que le prêtre et la maîtresse avaient résolu de
prendre.
712. Notre Reine se retira
incontinent, et parlant au Très-Haut dans sa solitude, elle lui dit ; «
Pourquoi, mon aimable Seigneur, usez-vous de tant de rigueur envers moi?
Pourquoi une si longue ab sente et un si grand
oubli de celle qui ne peut vivre sans vous? Que si dans ma triste
solitude privée de votre douce et amoureuse vue, les gages assurés
de votre amour qui étaient les petits travaux que je souffrais pour lui,
me consolaient, comment pour rai-je vivre maintenant dans les peines de votre
absence sans ce soulagement? Pourquoi, Seigneur, me retirez-vous sitôt
cette faveur? Quel autre que vous eût pu changer le coeur des prêtres et
de la maîtresse? Mais je ne méritais pas la grâce de leurs
charitables corrections, et je ne suis pas digne de souffrir des
travaux, puisque je ne le suis pas non plus de jouir de votre
très-douce et très-désirée
présence. Si je n'ai pas su vous plaire, mon divin Seigneur, je me
corrigerai à l'avenir de mes négligences, et si vous donnez quelque
soulagement à mes peines, elles n'en pourront recevoir aucun
pendant que mon âme sera privée des délices (le o votre divine face; mais je
désire, mon époux, avec ardeur et soumission, que votre
très-sainte volonté s'accomplisse en toutes
chose. »
713. Les prêtres et la
maîtresse ayant été désabusés par cet avertissement, la persécution que
souffrait notre souveraine Princesse cessa; le Seigneur adoucit aussi la
mauvaise humeur des filles qui la lui faisaient souffrir, arrêtant la fureur
du démon qui les irritait. dais l'absence par
laquelle il se cachait à sa divine
354
Épouse
dura (chose étrange) l'espace de dix ans, bien que le Très-Haut l'interrompit
quelquefois, tirant le voile de sa face afin que sa bien-aimée reçût quelque
soulagement; ces doux intervalles ne lui furent pourtant pas fort fréquents
pendant ce temps-là, et elle ne les recevait point avec tant de caresses que
dans les premières années de son enfance. Cette absence du Seigneur fut
convenable, afin que notre Reine se disposât par l'exercice de toutes les
vertus et avec une perfection accomplie, à la dignité à laquelle le Très-Haut
la destinait; que si elle eût joui toujours de la vue de sa divine Majesté par
les manières qui lui étaient successivement et si souvent communiquées dans le
temps de son enfance (comme nous avons déjà déclaré au chapitre XIVe de ce
livre), elle n'eût pas pu souffrir par l'ordre commun de pure créature.
714. Néanmoins, quoique les
visions intuitives et abstractives de la divine essence, et celles des anges,
dont il a été parlé au même chapitre, fussent suspendues pour la
très-sainte Vierge dans cette sorte d'absence du
Seigneur, son âme et ses, puissances ne laissaient pas d'avoir plus de dons,
de grâces et de lumière surnaturelle que tous les saints ensemble, parce qu'en
cela la main du Très-Haut ne fut jamais raccourcie envers elle; mais par
rapport aux visions fréquentes de ses premières années, j'appelle absence du
Seigneur le temps considérable qu'elle en fut privée. Elle commença de
souffrir cette absence huit jours avant la mort de son père saint Joachim ;
incontinent après elle ressentit les persécutions que les
355
esprits infernaux avaient résolu de lui faire tant par eux-mêmes que par le
moyen des autres créatures, de sorte que ces peines accompagnèrent notre
aimable Princesse jusqu'à la douzième année de son, age, à laquelle étant
arrivée elle ouït un jour les saints anges, qui lui dirent sans pourtant se
manifester à elle ; « Marie, la fin de la vie de votre sainte mère Anne
s'approche, le Très-Haut a déterminé de la délivrer de la prison du
corps mortel, et de donner une heureuse fin à ses travaux et à ses
peines. »
715. Le coeur de la
pitoyable fille fut attendri par ce nouveau et douloureux avis; et se
prosternant en la présence du Très-Haut, elle fit une fervente prière pour la
bonne mort de sa sainte mère, et elle dit : « Roi des siècles, invisible et
éternel, Seigneur immortel et puissant, Créateur de l'univers; bien que
je ne sois que cendre et que poussière, (1), et que j'aie sujet de
croire avoir déplu à votre divine Majesté, je ne laisserai pas pour cela
de parler à mon Seigneur et de répandre mon coeur en sa présence,
espérant, mon Dieu, que vous ne mépriserez pas celle qui a toujours confessé
votre saint nom. Envoyez, Seigneur, en paix votre servante, qui a
désiré avec une foi invincible et avec une espérance ferme,
d'accomplir votre divine volonté. Faites qu'elle sorte de ce monde victorieuse
et triomphante de ses ennemis, et qu'elle aille su port assuré de
vos saints élus, que votre puissant
(1) Gen., XVIII, 27.
356
bras la
fortifie, et que cette même droite qui a rendu ses voies parfaites l'assiste
dans la fin de la course de notre mortalité, afin qu'elle repose, mon
divin Père, en la paix de votre grâce et de votre amitié, elle qui l'a
toujours procurée de toutes les forces de son coeur. »
716. Le Seigneur ne
répondit point sensiblement à cette demande de sa bien-aimée; mais la réponse
fut une faveur admirable qu'il fit et à la fille et à la mère. Car cette même
nuit sa divine Majesté commanda aux anges de la
très-sainte Vierge de la porter réellement à la présence de sa mère
malade, et qu'un d'entre eux tint sa place en prenant un corps aérien de sa
même forme. Les anges obéirent au divin commandement ,
et ils portèrent leur Reine et la nôtre à la chambre de sa mère sainte Anne.
Sitôt qu'elle y fut elle s'approcha d'elle avec beaucoup de respect, elle lui
baisa la main, et lui dit ; « Ma très-chère mère
et très-honorée dame, le Seigneur soit votre
lumière et votre force, et soit béni, puisqu'il n'a pas
voulu , par un effet de son infinie bonté, que je
fusse privée du bonheur de votre dernière bénédiction. Accordez-la-moi
, je vous en prie, ma très-chère mère, et
consolez de cette faveur cette pauvre nécessiteuse. » Sainte Anne lui donna sa
bénédiction, et rendit grâces avec une intime affection au Seigneur d'uni tel
bienfait, comme celle qui connaissait le mystère de sa fille et de sa Reine;
elle la remercia aussi de l'amour qu'elle venait de lui témoigner dans une
telle occasion.
357
717. Ensuite notre
Princesse adressant sa vue et ses affections à sa sainte mère, la disposa à
recevoir la mort avec courage, et entre plusieurs raisons d'une
très-grande consolation qu'elle lui allégua, elle
lui dit celles-ci; « Ma très-chère mère, il faut
que nous passions par la porte de la mort pour arriver à la vie
éternelle que nous espérons; ce passage est amer et pénible, mais
fructueux, parce qu'on le reçoit par le bon plaisir divin, parce qu'il est le
principe de la sûreté et du repos, et parce que la créature satisfait
aussi par son moyen aux négligences et aux manquements quelle a commis en ne
vivant pas avec toute la perfection qu'elle devait. Recevez, ma bonne mère, la
mort; payez par elle la dette commune avec joie, et partez assurée pour aller
à la compagnie de nos saints pères les patriarches, les prophètes, les justes
et amis de Dieu, où vous attendrez avec eux la rédemption que le Très-Haut
nous enverra par le moyen de notre Sauveur, son salutaire; la certitude de
cette espérance servira de soulagement jusqu'à ce que la possession du bien
que nous espérons tous arrive.»
718. Sainte Anne répondit à
sa très-sainte fille avec un amour réciproque, et
avec une consolation digne d'une telle mère et d'une telle fille dans cette
occasion; elle lui dit avec une tendresse maternelle : « Marie, ma chère
fille, acquittez-vous maintenant de ce que vous me devez; ne m'oubliez
pas en la présence de notre Dieu et de notre créateur; représentez-lui
le besoin que j'ai de sa divine protection
358
en cette
heure; souvenez-vous des obligations que vous m'avez, puisque je vous ai
conçue et portée neuf mois dans mon sein, et qu'ensuite je vous ai
nourrie de ma propre substance, et vous garde toujours dans mon coeur.
Demandez, ma fille, au Seigneur qu'il étende, la main de ses miséricordes
infinies sur cette créature inutile qui en a est sortie, et qu'il me fasse
part de sa bénédiction en cette heure de ma mort; puisque toujours comme
maintenant toute ma confiance n'a été qu'en son saint nom, ne m'abandonnez
pas, mon cher cœur, jusqu'à ce que vous ayez fermé mes yeux.«
Vous demeurez orpheline et sans aucun secours humain; mais vous vivrez
en la protection du Très Haut, et vous espérerez en ses miséricordes
anciennes. Marchez, ma chère fille, par le chemin des justifications du
Seigneur (1), et demandez à sa divine Majesté qu'elle gouverne vos affections
et vos puissances, et qu'elle soit le maître qui vous enseigne sa sainte loi.
Ne sortez pas du Temple avant que d'avoir embrassé un état, et que cela soit
par le sage conseil des prêtres du Seigneur, et après avoir demandé
continuellement à Dieu a qu'il dispose de tout ce qui vous regarde selon son
bon plaisir, et de vous donner, si c'est sa volonté, un époux de la
tribu de Juda et de la lignée de David. Vous ferez part aux pauvres (envers
lesquels vous serez libérale et charitable) des biens de
(1) Ps. CXVIII, 27.
359
votre
père Joachim et des miens, qui vous appartiennent. Vous garderez votre secret
dans le plus intime de votre coeur, et vous demanderez incessamment au
Tout-Puissant qu'il veuille par sa miséricorde
envoyer au monde son salutaire, et la rédemption par le Messie
promis. Je supplie sa bonté infinie d'être votre refuge, et d'accompagner
de sa bénédiction celle que je vous donne. »
719. Parmi ces entretiens
si relevés et si divins, l'heureuse mère sainte Anne ressentit les dernières
douleurs de la mort, ou plutôt de la vie, et s'étant appuyée sur le trône de
la grâce, qui étaient les bras de sa très-sainte
fille Marie, elle rendit sa très-pure âme à son
Créateur. Et après qu'elle lui eut fermé les yeux, comme sa mère le lui avait
demandé, laissant le sacré corps accommodé d'une manière fort décente, les
saints anges rapportèrent leur Reine dans le Temple. Le Très-Haut n'empêcha
point que la force de l'amour naturel ne lui fit ressentir avec beaucoup de
tendresse et dé douleur la mort de son heureuse mère, et par cette mort sa
propre solitude dans laquelle elle se trouvait privée d'un tel secours: Mais
ces mouvements douloureux furent en notre Reine
très-saints et très-parfaits, gouvernés et
réglés par la grâce de sa très-innocente pureté,
et de sa très-prudente innocence, par laquelle
elle loua le Très-Haut pour les miséricordes infinies qu'il avait pratiquées
en la vie et en la mort de sa sainte mère; cependant ses douces et amoureuses
plaintes sur l'absence du Seigneur continuaient toujours.
360
720. La
très-sainte fille ne put pas pénétrer toute la
consolation que son heureuse mère reçut par sa présence à l'heure de sa mort,
parce qu'elle ignorait sa propre dignité et le mystère que sa mère
connaissait, ayant toujours gardé ce secret, comme le Très-Haut le lui avait
commandé. Mais celle qui était la, lumière de ses yeux, et qui la devait être
de tout l'univers, se trouvant à son chevet, et cette sainte malade expirant
entre ses bras, elle ne pouvait pas plus désirer en sa vie mortelle pour avoir
la plus heureuse fin qu'aucun des mortels eût jamais eue jusqu'à elle. Sainte
Anne mourut plus remplie de mérites que d'années; et sa
très-sainte âme fut placée par les anges dans le sein d'Abraham,
reconnue et honorée de tous les patriarches, les prophètes et les justes qui
s'y trouvaient. Cette très-sainte Dame eut
naturellement un tueur grand et magnanime, un entendement clair et relevé;
elle était fervente, et avec cela fort tranquille et pacifique; elle avait une
médiocre taille, quelque peu au-dessous de celle de sa
très-sainte fille Marie, le visage rond, les manières toujours égales
et fort modestes, la couleur blanche et vermeille; enfin elle fut mère de
celle qui le fut de Dieu même, et cette dignité renferme plusieurs
perfections. Sainte Anne vécut cinquante-six ans, partagés en cette manière :
elle en avait vingt-quatre quand elle se maria à saint Joachim; elle en passa
vingt dans son mariage sans enfant, en sa quarante-quatrième année elle
accoucha de la très-pure Marie, et douze qu'elle
vécut après la naissance de cette
361
Reine,
dont trois en sa compagnie, et neuf que celle-ci demeura dans le Temple, font
cinquante-six ans.
721. J'ai ouï dire qu'il se
trouve des personnes qui tiennent que cette grande et admirable dame se maria
trois fois, et qu'en chacune elle fut mère d'une des trois Maries, et que
d'autres auteurs soutiennent le contraire. Pour moi j'ai reçu, par la seule
bonté immense du Seigneur, une grande lumière touchant la vie de cette
heureuse sainte, et il ne m'a jamais été découvert qu'elle se soit mariée à
d'autres qu'à saint Joachim, ni qu'elle ait eu d'autres filles que Marie, Mère
de Jésus-Christ. Peut-être qu'à cause que cela n'était pas nécessaire à
l'histoire divine que j'écris il ne m'a pas été déclaré si sainte Anne fut
mariée trois fois ou bien une seule fois, ou si les autres Maries, qu'on
appelle sueurs, étaient cousines germaines, filles des sueurs de sainte Anne.
Elle avait quarante-huit ans quand son époux Joachim mourut, et le Très-Haut
la choisit et la tira d'entre celles de son sexe, afin qu'elle fût mère de
Celle qui fut supérieure à toutes les pures créatures, et inférieure seulement
à Dieu, mais pourtant sa propre mère; et parce qu'elle a eu cette fille, et
qu'elle a été par elle aïeule du Verbe incarné, toutes les nations peuvent
appeler cette très-fortunée sainte bienheureuse.
362
Instruction de la
très-sainte Vierge.
722. Ma fille, la plus
grande science de la créature est de s'abandonner entre les mains de son
Créateur, qui sait pourquoi il l'a formée et comment il la doit gouverner. Ses
propres intérêts consistent à vivre dans l'obéissance et dans l'amour de son
Seigneur, qui est très-fidèle envers ceux qui
tâchent de lui être agréables par ces moyens; il se charge de tous les
événements qui peuvent arriver à ceux qui se fient à sa vérité infaillible,
afin qu'ils en sortent victorieux et avantagés. Il afflige et corrige les
justes par des adversités, il les console et les vivifie par des faveurs (1),
il les anime par des promesses et les intimide par des menaces; il s'absente
pour augmenter toujours plus les affections de l'amour, il se manifeste pour
les récompenser et les conserver, et par cette admirable variété il rend la
vie des élus et. plus belle et plus agréable. C'est
tout ce qui m'arrivait en ce que vous venez d'écrire, sa divine miséricorde me
visitant et me préparant par diverses sortes de faveurs, par des afflictions
de l'ennemi, par des persécutions des créatures, par la perte de mes parents
et par l'abandonnement de tous.
723. Parmi cette diversité
d'exercices le Seigneur n'oubliait pas ma faiblesse: il joignit à la douleur
de la mort de ma mère la consolation de m'y trouver
(1) I Reg., II, 6.
363
présente.
O âme! que de biens les créatures perdent pour ne
pas pénétrer cette sagesse! Elles refusent dans leurs ténèbres la conduite de
la divine Providence, qui est forte, douce et efficace, qui mesure les cieux
et les éléments (1), compte les pas (2), pèse les pensées, et dispose toutes
choses en faveur des créatures; et cependant elles ne se confient qu'à leur
propre prévoyance , qui est dure, inefficace et
faible, aveugle, incertaine et précipitée. Ce mauvais principe cause des
dommages irréparables à la créature, parce qu'elle-même se prive de là divine
protection et renonce à l'honneur d'avoir son Dieu pour son refuge et son
tuteur. Joint que s'il lui arrive d'obtenir quelquefois ce qu'elle souhaite
par le moyen de la sagesse charnelle et diabolique, à laquelle elle donne
toute sa confiance, alors elle se croit heureuse dans son malheur, et boit
avec un sensible plaisir le mortel poison de la mort éternelle parmi les
trompeuses douceurs qu'elle reçoit dans l'abandonnement et l'inimitié de Dieu.
724. Connaissez donc, ma
fille, ce danger, et jetez tous vos soins sans aucune crainte en la providence
de votre Dieu et Seigneur, qui, étant infini en sagesse et en pouvoir, vous
aime beaucoup plus que vous ne vous aimez vous-même, et vous destine de plus
grands biens que vous ne sauriez en désirer ni en demander. Fiez-vous à cette
bonté et à ses promesses, qui sont fidèles et sans tromperie. Écoutez ce
qu'elle dit par
(1) Isa., XL, 12. — (2) Job., XXXI, 4.
364
son
prophète au juste, que tout va bien pour lui (1), acceptant ses désirs et ses
soins, et s'en chargeant pour les récompenser avec largesse. Par cette
très-assurée confiance, vous arriverez pendant la
vie mortelle à une participation de la béatitude dans la tranquillité et dans
la paix de votre conscience; et bien que vous vous trouviez environnée des
flots impétueux des tentations et des adversités, que vous soyez atteinte des
douleurs de la mort et entourée des peines de l'enfer (2), espérez et souffrez
avec patience, car par elle vous ne perdrez pas le port de la grâce et du bon
plaisir du Très-Haut.
CHAPITRE XX. Le Très-Haut se manifeste à sa bien-aimée Marie, notre Princesse,
par une faveur singulière.
725. Notre auguste
Princesse ressentait déjà les approches de l'agréable jour de la vue du
souverain bien qu'elle désirait avec tant d'ardeur, et elle reconnaissait en
ses puissances, comme par un crépuscule avant-coureur, la force des rayons de
cette lumière divine qui commençait de s'en approcher. Elle s'embrasait toute
par la proximité de la flamme invisible
(1) Isa., V,10. — (2)
Ps. XVII, 5 et 6.
365
qui
éclaire et brûle sans consumer, et son esprit étant visité par les premières
impressions de cette nouvelle clarté, elle demandait à ses anges, et leur
disait; « Mes amis et mes seigneurs, mes gardes
très-vigilants et très-fidèles,
dites-moi quelle est l'heure de ma nuit? Quand est-ce qu'arrivera l'aurore de
mon beau jour, auquel mes yeux verront le Soleil de justice qui les éclaire,
et qui donne la vie à mes affections et à mon esprit? » Les princes célestes
lui répondirent ; « Épouse du Très-Haut, Celui que votre coeur désire comme sa
vérité et sa lumière, est proche; il ne tardera pas beaucoup, puisqu'il
commente déjà de paraître. » Par cette réponse une partie du voile qui lui
cachait la vue des substances spirituelles fut ôtée, elle découvrit les saints
anges, et elle les vit, comme elle avait accoutumé, en leur être propre, et
sans aucun empêchement du corps ni des sens.
726. Par ces espérances
qu'elle venait de recevoir, et par la vue des esprits angéliques, les pénibles
désirs qu'elle avait de voir son bien-aimé s'adoucirent quelque peu. Mais
cette sorte d'amour, qui cherche le très-noble
objet de la volonté, ne peut être satisfait qu'avec lui; et quoique la
créature qui en est atteinte soit avec les anges et avec les saints, son
coeur, blessé des amoureuses flèches du Tout-Puissant,
ne saurait reposer sans lui. Néanmoins notre divine Princesse, ressentant une
secrète joie par la promesse qu'elle avait reçue d'être bientôt consolée, dit
à ses anges ; « Princes célestes, flambeaux
366
de la
lumière inaccessible où se trouve mon bien aimé, pourquoi ai-je mérité d'être
privée si longtemps de votre vue? En quoi vous ai-je déplu? Dites-moi,
messeigneurs et mes maîtres, en quoi ai-je été négligente, afin que je
ne vous perde plus par ma faute. » Ils lui répondirent : « Souveraine
Princesse et Épouse du Tout-Puissant, nous
obéissons à la voix de notre Créateur, nous nous conduisons
tous par sa sainte volonté; il nous envoie comme des esprits qui lui
appartiennent, et nous ordonne ce qui lui plaît; il nous a commandé de
nous cacher de votre vue, quand il vous priva de la sienne, nous
ordonnant pourtant d'employer tous nos soins à vous secourir et à vous
défendre sans nous manifester. Nous avons accompli ce commandement, quoique
vous n'y prissiez pas garde. »
727.«
Dites-moi donc maintenant (leur repartit la
très-sainte Vierge) où est mon Maître, mon bien a et mon Créateur?
Dites-moi si mes yeux tarderont a à le voir, ou si j'ai été assez malheureuse
que de lui déplaire en quelque chose, afin que cette
très-vile créature pleuré amèrement la cause de sa
peine. Ministres et ambassadeurs du grand Roi, a ayez pitié de mon affliction
amoureuse, et donnez moi des nouvelles de mon bien-aimé? » — « Tout
maintenant vous allez voir, souveraine Princesse (lui répondirent les
anges), Celui que votre âme désire; mêlez cette confiance avec votre
douce peine. Notre Dieu ne se refuse pas à ceux qui le cherchent
véritablement, et avec autant d'ardeur que vous le
361
cherchez;
l'amour de sa bonté est grand, souveraine Princesse, envers ceux qui se
préparent à le recevoir; il satisfera avec largesse vos souhaits. » Les
saints anges ne faisaient pas difficulté de l'appeler Souveraine, tant parce
qu'ils étaient assurés de sa très-prudente
humilité que parce qu'ils feignaient de confondre ce titre honorable avec
celui d'Épouse du Très-Haut, ayant été témoins des épousailles que sa divine
Majesté célébra avec cette Reine. Et comme sa sagesse infinie disposa que les
anges, lui cachant seulement le titre et la dignité de Mère du Verbe jusqu'au
temps qu'il avait déterminé, lui rendissent en tout le reste de grands
honneurs, c'est pour ce sujet qu'ils lui en donnèrent plusieurs témoignages,
quoiqu'ils l'honorassent beaucoup plus en secret qu'en apparence.
728. Notre auguste
Princesse attendait l'arrivée de son Époux et du souverain bien parmi ces
amoureux entretiens, lorsque les séraphins qui l'assistaient commencèrent à la
préparer par une nouvelle illustration de ses puissances, gage assuré et
disposition agréable du bien qu'elle attendait. Mais comme ces faveurs
allumaient davantage la flamme ardente de son amour, ne pouvant pas encore
arriver à sa fin désirée, les élans de ses amoureuses plaintes croissaient
toujours plus, et dans ces élans elle dit aux séraphins ; « Esprits a suprêmes
qui êtes les plus immédiats à mon bien, a miroirs
très-reluisants où son divin portrait étant représenté avec
éclat, j'avais accoutumé de le regarder avec une sensible joie de mon âme,
dites-moi
368
où est
la lumière qui vous éclaire et qui vous remplit de beauté ? Dites
pourquoi mon bien-aimé tarde si longtemps? Dites-moi ce qui l'empêche de
me consoler de sa présence? Si c'est par ma faute, je me corrigerai; si
c'est que je ne mérite pas l'accomplissement de mon désir, je me conformerai à
son bon plaisir, et s'il se plait en ma douleur, je la supporterai avec joie;
mais, dites-moi, comment pourrai-je vivre sans ma propre vie?
comment me pourrai je conduire sans ma
lumière? »
729. Les séraphins
répondant à ces douces plaintes, lui dirent ; « Souveraine Dame, votre
bien-aimé ne tarde pas lorsqu'il s'absente et s'arrête pour votre
profit et pour votre amour; puisqu'il afflige ceux qu'il aime le plus
pour les consoler, qu'il les attriste pour augmenter leur joie, et qu'il se
retire pour être trouvé. Il veut que vous semiez avec
larmes, pour recueillir ensuite avec joie le doux fruit de la douleur;
que si le bien-aimé ne se cachait, on ne le chercherait jamais
avec les soins et les peines que son absence cause; l'âme ne
renouvellerait pas ses affections, et l'estime qu'elle doit avoir de son
trésor ne serait pas si grande. »
730. On lui donna cette
lumière dont nous avons parlé ci-devant pour purifier ses puissances; ce n'est
pas qu'elle eût aucune faute à purger, car elle n'en pouvait point commettre;.
mais quoique tous ses mouvements et toutes ses
opérations en cette absence du Seigneur, eussent été méritoires et saints,
néanmoins ces nouveaux dons étaient nécessaires pour
369
apaiser
dans son esprit et dans ses puissances les mouvements que lui causaient les
amoureuses peines qu'elle ressentait d'avoir perdu la présence du Seigneur, et
pour la changer de cet état pénible où elle était en ce présent état de
nouvelles et de différentes faveurs; parce que pour proportionner les
puissances à l'objet et à la manière de le voir, il fallait les renouveler et
les disposer. Et c'est ce que les séraphins firent en la manière que nous
avons racontée su chapitre XIV° de ce livre. Ensuite le Seigneur lui donna le
dernier ornement ou qualité pour la préparer à la dernière disposition
immédiate et à la vision qu'il lui voulait manifester.
731. Cette sorte
d'élévation causait dans les puissances de notre auguste Reine les effets et
les opérations d'amour et des vertus que le Seigneur prétendait, ce qui est
tout ce que j'en puis exprimer; et sa divine Majesté se trouvant parmi ces
mêmes puissances, ôta le voile qui la couvrait, et après y avoir été si
longtemps cachée, elle se manifesta à son épouse, à son unique et à sa
bien-aimée Marie par une vision abstractive de sa divinité. Bien que cette
vision fût par des espèces et non pas immédiate, elle fut pourtant
très-claire et très-relevée
en son genre; et le Seigneur essuya par elle les larmes continuelles de notre
Reine, récompensa ses affections et ses amoureuses peines, satisfit son désir,
et elle se reposa entièrement dans une abondance de délices et entre les bras
de son bien-aimé (1). Ce fut là que la jeunesse
(1) Cant., VIII, 5.
370
de cette
aigle embrasée d'amour se renouvela (1), pour élever toujours plus son vol
dans la région impénétrable de la Divinité; et elle monta si haut par les
espèces, quelle conserva d'une manière admirable après cette vision, qu'aucune
autre créature n'a pu .y arriver ni même le comprendre.
732. La joie que la
très-pure Marie reçut dans cette vision devait
être mesurée tant à l'extrème douleur par où elle
avait passé, qu'aux grands mérites qu'elle avait acquis par son moyen. Pour
moi, je ne Puis dire autre chose, sinon que où la douleur se trouva la plus
grande, la consolation le fut aussi (2), et que la patience, l'humilité, la
force, la constance, les affections et les amoureuses peines furent en Marie
durant tout le temps de cette absence, plus excellentes qu’elles n'ont jamais
été en aucune autre créature. Il n'y eut que cette seule et unique Dame qui
sut pénétrer ce que cette sagesse avait de plus relevé, et qui sut donner le
juste poids à la privation de la vue du Seigneur, et ressentir son absence
avec toutes les circonstances requises; elle sut aussi le chercher avec
patience, souffrir avec humilité toutes les afflictions qu'il lui envoyait et
les supporter avec force, le glorifier avec un amour ineffable, estimer
ensuite ses faveurs et profiter de sa jouissance.
733. La
très-sainte Vierge ayant été élevée en cette
vision, se prosterna par son affection en la présence divine, et dit à sa
Majesté : « Seigneur incompréhensible
(1) Ps. CII, 5. — (2) II Cor., I, 5.
371
et
souverain bien de mon âme, puisque vous élevez de la poussière ce pauvre
vermisseau, recevez, Seigneur, l'ouvrage de votre bonté, recevez votre
propre gloire avec celle que vos saints courtisans vous donnent en
très-humbles actions de grâces des bontés
dont vous comblez mon âme; et si mes œuvres vous ont été
désagréables, comme partant d'une créature basse et terrestre, réformez
maintenant en moi, mon divin Maître, tout ce qui vous déplaît. O bonté
infinie, O unique sagesse, purifiez et renouvelez ce cœur, faites qu'il
vous. soit agréable et qu'il soit humble et
repentant afin que vous ne le rejetiez plus. Si je n'ai pas reçu les
petits travaux et la mort de mes parents comme je le devais,
et si je me suis éloignée en quelque chose de votre bon plaisir, réglez,
mon Dieu, mes puis lances , et agissez envers moi
comme Seigneur tout-puissant, comme Père absolu, et comme l'unique Époux de
mon âme. »
734. Le Très-Haut répondit
à cette humble prière Mon Épouse et ma Colombe, la douleur de la mort de vos
parents et le sentiment des autres afflictions ne sont pas des fautes, mais
des effets naturels de la condition humaine; et par l'amour avec lequel vous
vous êtes conformée en toutes choses à la disposition de ma divine volonté,
vous avez mérité de nouveau ma grâce et ma complaisance. Je distribue, comme
Seigneur de toutes choses, la véritable lumière et ses effets par ma sagesse;
je forme successivement le jour et la nuit; je cause la sérénité
372
et je
donne aussi le temps propre à la tempête, afin qu'on exalte et mon pouvoir et
ma gloire, que l'âme y marche plus assurée avec le
contre-poids de sa propre connaissance, que les flots agités des a
tribulations la fasse plus tôt arriver au port assuré de mon amitié et
de ma grâce, et qu'étant plus remplie de mérites, elle m'oblige de la recevoir
avec plus de bienveillance. Voilà, ma bien-aimée, l'ordre admirable de
ma sagesse, et c'est pour ce sujet que vous avez tardé si
longtemps à me voir; a parce que je veux que vous pratiquiez la plus grande
sainteté
et la plus grande perfection. Servez-moi donc ,
ma très-chère, puisque je suis votre Époux et le
Dieu des miséricordes infinies, et puisque mon nom est admirable dans la
diversité de mes grandes œuvres. »
735. Notre Reine Marie
sortit de cette vision toute renouvelée et toute remplie d'une nouvelle
science de la Divinité et des mystères cachés du grand Roi, qu'elle
glorifiait. et louait par des cantiques et par des
élans continuels de son esprit entièrement calmé; et à mesure que les faveurs
qu'elle en recevait, s'augmentaient, son humilité et toutes ses autres vertus
croissaient aussi. Sa prière ordinaire était de faite toujours ce qui serait,
le plus agréable à la volonté du Très-Haut, et de l'accomplir en toutes
choses; et elle passa quelques jours en cet état, jusqu'à ce que arriva, ce
que, je dirai au chapitre suivant.
373
Instruction de la Reine du ciel.
736. Ma fille, je vous
redirai souvent la leçon de la plus.
grande sagesse des âmes, qui consiste à acquérir la
connaissance de la croix par l'amour des travaux, en les souffrant à mon
imitation avec patience. Que si la condition des mortels n'était pas si
grossière, ils les désireraient pour le seul bon plaisir de leur Dieu et de
leur Seigneur, qui leur a fait connaître que sa volonté et ses complaisances
s'y rencontraient, puisque le serviteur fidèle et affectionné doit toujours
préférer l'agrément de son maître à sa propre commodité. Mais la grossièreté
-des mondains les empêche d'en user de la sorte avec leur Seigneur, ignorant,
après tant de déclarations, que tout leur remède dépend de suivre Jésus-Christ
par la croix, et qu'il faut que les enfants coupables souffrent avec leur Père
innocent, et que les membres se conforment à leur chef, afin que le fruit de
la rédemption leur soit profitable.
737. Recevez donc, ma
fille, cette instruction, et gravez-la au plus profond de votre cœur, et
sachez qu'en qualité de fille du Très-Haut, d'épouse de mon
très-saint Fils et de ma disciple, quand même vous
seriez en liberté de choisir, vous devriez acheter pour votre ornement la
précieuse perle des souffrances, afin de vous rendre plus agréable à votre
Seigneur et à votre Époux; et préférer les travaux de sa croix à ses caresses
et à ses faveurs, parce qu'en choisissant les consolations et les délices,
votre amour-propre y peut
374
avoir
beaucoup de part; mais, dans l'élection des tribulations et des peines, le
seul amour de Jésus-Christ s'y rencontre. Que si, pour innocent qu'on soit,
l'on doit toujours préférer les peines aux satisfactions de l'esprit, quelle
est la folie des hommes pécheurs, d'aimer avec tant d'aveuglement les plaisirs
sensibles et charnels, et d'avoir si fort en horreur tout ce qu'ils pourraient
souffrir pour Jésus-Christ et pour le salut de leurs âmes !
738. Votre prière
continuelle, ma fille, doit être de redire sans cesse: Me voici, Seigneur, que
voulez-vous faire de moi (1) ? Mon coeur est préparé et tranquille; il est
tout disposé (2), que voulez-vous, Seigneur, que .
je fasse pour vous? Faites que cette prière soit en
vous sincère et véritable, et qu'elle parte plutôt du profond de votre coeur
que de votre bouche. Vos pensées doivent être relevées, et votre intention
droite, pure et noble;* elle ne doit avoir d'autre but que de faire en toutes
choses ce qui sera le plus agréable au Seigneur, qui distribue les travaux, sa
grâce et ses faveurs avec poids et mesure. Examinez toujours par quelles
pensées, par quelles actions, et en quelles occasions vous pouvez déplaire ou
agréer davantage à votre bien-aimé, afin que vous connaissiez ce que vous
devez retrancher ou désirer en vous. Eloignez au plus tôt le moindre désordre
pour petit qu'il soit, ou ce qui est le moins pur et le moins parfait,
quoiqu'il vous paraisse permis et de quelque utilité : parce que vous devez
croire
(1) Act., IX, 6. — (2) Ps. LVI, 8.
375
mauvais
et inutile pour vous tout ce qui n'est pas le plus agréable su Seigneur, et
nulle imperfection ne vous doit paraître petite si elle déplaît à Dieu. Avec
cette soigneuse crainte et cette sainte précaution, vous marcherez assurée, et
soyez persuadée, ma tres-chère fille, que toutes
les exagérations humaines ne sauraient exprimer la grande récompense que le
Très-Haut réserve pour les âmes qui, vivent dans cette application.
CHAPITRE XXI. Le Très-Haut commande à la
très-sainte
Vierge de prendre l'état de mariage, et la réponse à ce commandement.
739. Notre
très-belle Princesse étant arrivée à sa treizième
année et demie, et étant déjà fort avancée en grandeur de corps et d'esprit,
de vertus et de mérites, eut une autre vision abstractive de la Divinité en la
même forme que les autres de cette espèce dont nous avons parlé. Nous pouvons
dire qu'il arriva en cette vision la même chose que l'Écriture dit être
arrivée il Abraham quand Dieu lui commanda de sacrifier son fils bien-aimé
Isaac, unique gage de toutes ses espérances : Dieu tenta Abraham, dit Moïse
(1), éprouvant
(1) Gen., XXII, 1 et 2.
376
sa
prompte obéissance pour la couronner. Nous pouvons dire aussi que Dieu tenta
notre auguste Maîtresse en cette vision; il lui commanda de prendre l’état de
mariage. En quoi nous découvrirons aussi la vérité, qui dit combien les
jugements du Seigneur sont incompréhensibles, et combien ses voies et ses
pensées sont élevées au-dessus des nôtres (1). Celles de la
très-pure Marie étaient autant éloignées de celles
que le Très-Haut lui découvrit en lui ordonnant de recevoir un époux pour sa
garde et pour sa compagnie, que le ciel l'est de la terre (2), parce qu'elle
avait désiré et résolu de n'en avoir aucun durant toute sa vie, autant qu’il
pouvait dépendre de sa volonté, renouvelant souvent le veau de chasteté
qu’elle avait fait de si bonne heure.
744. Le Très-Haut avait
célébré avec la très-pure Marie ces épousailles
solennelles que nous avons racontées, après qu'elle fut entrée dans le Temple,
les confirmant par l'approbation du veau de chasteté, qu'elle lit avec tant de
gloire en la présence de tons les esprits angéliques. La très chaste colombe
avait renoncé à toute sorte de commerce humain et aux attachements de la
terre, à l'espérance et à l'amour de toutes les créatures: elle était toute
transformée en l'amour le plus par de ce souverain bien qui ne manque jamais,
étant persuadée qu'elle serait plus chaste en l'aimant, plus pure en le
touchant, et plus vierge en le recevant. Le commandement que le Seigneur lui
fit de recevoir,
(1) Rom., XI, 33. — (2) Isa., LV, 9.
377
un
époux terrestre, sans qu'elle s'y attendit et sans lui découvrir autre chose
alors, fut un grand sujet d'admiration dans le coeur
très-innocent de cette sainte fille, qui vivait dans l'assurance de
n'avoir point d'autre époux que le même Dieu qui le lui commandait. Cette
épreuve ut bien plus grande que celle d'Abraham, puisqu'il n'aimait pas tant
son fils Isaac (1) que l'auguste Marie n'aimait la chasteté inviolable.
741. Mais la
très-prudente Vierge suspendit son jugement à un
commandement si surprenant, et ne l'appliqua qu'à espérer et à croire mieux
qu'Abraham en l'espérance contre l'espérance (2), et elle dit au Seigneur ; «
Dieu éternel, d'une majesté incompréhensible, Créateur du ciel et de la terre,
et de a tout ce que s'y trouve renfermé; vous, Seigneur, qui pesez les
vents et qui prescrivez, par votre puissance les limites à la mer (3), toutes
choses étant soumises à votre volonté (4), vous pouvez faire de ce
petit vermisseau tout ce qu'il vous plaira, sans que je manque jamais à
ce que je vous ai promis. Que si je ne m'écarte point, mon bien-aimé, de votre
hou plaisir, je confirme de nouveau que je veux être chaste tout le
temps de ma vie, et que je ne veux point d'autre maître ni d'autre époux
que vous, mon divin Seigneur; et puisque je dois, comme votre
créature, vous obéir, il est de votre soin, mon cher, Époux, de tirer ma
faiblesse humaine de cette peine
(1) Gen., XXII. — (2) Rom., IV, 18. — (3) Job.,
XXVIII, 25; Ps. CIII, 9. — (4) Esth., XIII, 9.
378
en
laquelle votre saint amour me met. » La très-chaste
Marie se troubla quelque peu, comme il lui arriva dans la suite en l'ambassade
de l'archange saint Gabriel (1); mais, quoiqu'elle ressentit quelque
tristesse, cela n'empêcha pas qu'elle ne rendît la plus héroïque obéissance
qu'elle eût pratiquée jusqu'alors; de sorte qu'elle se soumit entièrement à la
volonté du Seigneur. Sa divine Majesté lui répondit : «Marie, apaisez votre
coeur; votre résignation m'est agréable; la puissance de mon bras n'est
pas sujette aux lois; je prends sur mon soin tout ce qui vous sera le
plus convenable. »
742. La
très-sainte Vierge revint de la vision à son état
ordinaire avec cette seule promesse du Très-Haut, et elle fut continuellement
agitée entre la suspension et l’espérance dans lesquelles le commandement et
la promesse divine l'avaient laissée; le Seigneur la voulant obliger par ce
moyen à multiplier ses larmes et de nouvelles affections d'amour et de
confiance, de foi, d'humilité, d'obéissance, de chasteté, et de plusieurs
autres vertus, qu'il nous serait impossible de raconter. Pendant que notre
Princesse s'occupait avec quelque douleur à cette prière et à ces perplexités
soumises et prudentes, Dieu parla dans un songe au souverain prêtre, qui était
saint Siméon, et lui commanda de se disposer à marier Marie, pille de Joachim
et d'Anne de Nazareth, parce que sa divine Majesté la regardait avec un soin
et avec un amour particulier. Le saint
(1) Luc., I, 29.
379
prêtre
répondit à Dieu, et lui demanda de faire connaître celui avec lequel Marie
devait se marier. Le Seigneur lui ordonna d'assembler les autres prêtres et
les docteurs, et de leur exposer comme cette fille était seule et orpheline,
et qu'elle n'avait aucune volonté de s'engager dans le mariage; mais que la
coutume étant qu'aucune fille aînée ne sortirait du Temple sans se marier, il
était convenable de lui faire embrasser cet état avec la personne qu'ils
jugeraient le plus à propos.
743. Le prêtre Siméon obéit
aux ordres divins; et, ayant assemblé les autres, il leur découvrit la volonté
du Très-Haut, et leur proposa la complaisance que sa divine Majesté avait pour
cette fille, Marie de Nazareth, comme il lui avait été révélé; et que, se
trouvant dans le Temple privée de ses parents, il était de leur obligation de
prendre un soin particulier de ce qui la regardait, et de lui chercher un
époux digne d'une fille si honnête, si vertueuse et si irréprochable en ses
mœurs, comme ils l'avaient tous reconnu durant le temps qu'elle y avait
demeuré ; joint que la personne, le bien, la qualité et les autres avantages
qui se trouvaient eu elle étaient si considérables, qu'il fallait prendre bien
garde à qui on devait la confier. Il leur dit aussi que Marie de Nazareth
n'avait point d'inclination pour le mariage, mais qu'il n'était pas juste
qu'elle sortit du Temple sans embrasser cet état,
parce qu'elle était orpheline et aînée.
744. Après que cette
affaire eut été proposée et bien considérée dans l'assemblée, des prêtres et
des docteurs, ils délibérèrent tous par une impulsion du Ciel
380
qu'en
une chose où l'on devait désirer si fort de bien rencontrer, et où le Seigneur
avait déclaré son bon plaisir, il fallait consulter sa sainte volonté et lui
demander qu'il découvrît par quelque signe celui qui serait le plus propre
pour être l'époux de Marie, et que cet époux fût de la maison et de la lignée
de David, afin que la loi fût accomplie. Ils déterminèrent pour cela un jour
auquel tous les jeunes hommes de cette lignée qui étaient en Jérusalem se
devaient assembler dans le Temple : et ce fut justement le jour auquel notre
Princesse achevait sa quatorzième année. Et, comme il était nécessaire de lui
donner connaissance de cette résolution et de lui demander son consentement,
le prêtre Siméon l'appela, et lui proposa l'intention que lui et les autres
prêtres avaient de lui donner un époux avant qu'elle sortit du Temple.
745. La
très-prudente Vierge, ayant son visage couvert
d'une pudeur virginale, répondit au prêtre avec une grande modestie et une
profonde humilité ; « Pour moi,
Monseigneur, j'ai désiré, autant qu'il pouvait dépendre de ma volonté,
de garder la chasteté toute ma vie en me consacrant à mon Dieu et à son
sera vice dans ce saint Temple, en reconnaissance des grands biens que
j'y ai reçus; et je n'ai jamais eu Y aucune inclination pour le mariage, me
croyant incapable des soins qu'il entraîne après soi. Voilà mon intention;
mais vous, Monseigneur, qui êtes en la place de
Dieu, m'enseignerez ce qui sera le plus conforme à sa sainte volonté. — Ma
fille, lui répliqua le prêtre, le Seigneur recevra vos saints désirs;
381
mais
faites réflexion qu'aucune des filles d'Israël ne refuse présentement de
se marier pendant que nous attendons, selon les divines prophéties, la venue
du Messie; et c'est pour cela que celle qui a des enfants parmi nous
s'estime heureuse et bénie. Vous pourrez servir Dieu avec beaucoup de
perfection dans cet état, et, afin que vous y rencontriez une personne qui
seconde vos bonnes intentions, nous ferons des prières su Seigneur, et nous
lui demanderons, comme je vous ai dit, qu'il nous découvre par quelque
signe l'époux qui lui sera le plus agréable d'entre ceux de la lignée de
David; et vous, ma fille, demandez la même chose par des prières
continuelles, afin que le Très-Haut vous regarde et nous conduise tous. »
746. Cela arriva neuf jours
avant celui qu'on avait déterminé pour prendre la dernière résolution et pour
exécuter ce qui avait été arrêté. Pendant ce temps-là, la
très-sainte Vierge redoubla ses prières, ses larmes et ses soupirs, et
demanda su Seigneur l'accomplissement de sa divine volonté en une chose qui
lui était si importante, et qui la jetait dans de si grandes peines. Le
Seigneur lui apparut et lui dit:
« Mon Épouse et ma Colombe, apaisez votre coeur affligé,
et éloignez-en le trouble et la tristesse : je suis attentif à vos désirs et à
vos prières; je gouverne toutes choses, et le prêtre est conduit par ma
lumière; je vous donnerai un époux qui ne s'opposera pas à vos saints
désirs, mais plutôt vous les confirmera avec le secours de ma grâce : je
vous le chercherai parfait et selon
382
mon
coeur, et je le choisirai d'entre mes serviteurs a mon pouvoir est infini, et
ma protection ne vous manquera jamais. »
747. La
très-sainte Vierge répondit au Seigneur :
« Souverain bien et amour de mon âme, vous n'ignorez pas le secret de mon
coeur, et lés désirs que vous a y avez mis dès l'instant que vous me donnâtes
l'être; conservez-moi donc, mon divin Époux, chaste et pure, comme je
l'ai désiré par vous et pour vous. Ne méprisez point mes soupirs, et ne
m'éloignez pas de votre divine face. Ayez égard, Seigneur, à ma
faiblesse, puisque je ne suis, par ma bassesse, qu'un chétif ver de
terre; que si je commets quelque a faute dans l'état de mariage, je manquerai
à votre égard et à mes désirs : faites que j'arrive au véritable but de
votre bon plaisir, et que mon peu de mérite ne vous rebute point de m'accorder
cette grâce; quoique je ne sois que poussière inutile (1),
je crierai aux pieds de votre divine grandeur, et j'espérerai en vos
miséricordes infinies. »
748. La
très-chaste fille s'adressait aussi à ses saints
anges, qu'elle surpassait en sainteté et en pureté, et leur communiquait
plusieurs fois les peines qu'elle ressentait touchant le nouvel état qu'elle
attendait. Et ces esprits célestes lui dirent un jour : « Épouse du
Très-Haut, car vous ne pouvez pas ignorer ni a oublier ce titre, encore moins
l'amour qu'il vous porte, et qu'il est tout-puissant et véritable;
(1) Gen., XVIII, 27.
apaisez,
souveraine Dame, votre coeur; puisque le ciel et la terre cesseront plutôt
d'être, que la vérité de ses promesses ne manque de s'effectuer (1).
Votre divin Époux se charge de tout ce qui vous regarde; la puissance de
son bras, qui domine sur les éléments et sur toutes les créatures, peut
suspendre la force des flots impétueux, et empêcher la véhémence de
leurs opérations, afin que le feu ne bride point, et que la terre ne
soit point pesante. Ses profonds jugements sont saints et impénétrables;
ses décrets sont justes et admirables; les créatures ne peuvent pas les
comprendre, mais elles doivent les respecter. Que si sa divine Grandeur
veut que vous la serviez dans le mariage, il sera mieux pour vous
de lui être agréable en cet état, que de lui déplaire dans un autre. Son
infinie Majesté vous conduira sans doute par ce qui sera le meilleur, le plus
parfait et le plus saint; soyez assurée de ses promesses. » Les peines
de notre Princesse diminuèrent quelque peu par cette exhortation angélique; et
elle leur demanda de nouveau de l'assister, de la garder, et de représenter au
Seigneur sa soumission, puisqu'elle attendait avec résignation tout ce que sa
divine volonté voudrait ordonner.
(1) Matth., XXIV, 34.
384
Instruction que la Reine du ciel me donna.
749. Ma
très-chère fille, les jugements du Seigneur sont
très-relevés et
très-vénérables; les créatures ne les doivent point sonder,
puisqu'elles sont dans l'impossibilité de les pénétrer. Sa divine Majesté me
commanda de prendre l'état de mariage, et elle me cacha alors son secret; mais
il fallait que cela s'exécutât de la sorte afin que mes couches fussent
honorables su monde, qui réputait le Verbe incarné dans mon sein pour enfant
de mon Époux, parce qu'il en ignorait alors le mystère. Ce fut aussi un moyen
convenable pour le cacher à Lucifer et à ses démons, qui étaient fort irrités
contre moi, et faisaient tous leurs efforts pour pratiquer il mon égard leur
furieuse indignation. Et quand il me vit prendre l'état commun des femmes
mariées, il s'aveugla, croyant qu'il était incompatible d'avoir un homme pour
époux et d'être Mère de Dieu; et cette méprise l'apaisa un peu, et lui fit
donner quelque trêve à sa malice. Le Très-Haut eut aussi d'autres fins dans
mon mariage, qui ont été manifestées, quoiqu'elles me fussent cachées alors,
parce que cela était ainsi convenable.
750. Je veux que vous
sachiez ma fille, que la plus grande douleur et la plus sensible affliction
que j'eusse endurée jusqu'à ce jour, fut d'apprendre que je devais avoir un
homme pour époux , le Seigneur ne m'en déclarant
pas le mystère; et si sa divine vertu ne m'eût
385
fortifiée
dans cette peine, et ne m'eût laissé quelque confiance, quoique assez obscure
et sans détermination, je serais morte par la force de la douleur. Vous
comprendrez par là combien la créature doit être soumise à la volonté du
Très-Haut, et qu'elle doit assujettir son faible entendement sans s'amuser à
sonder les secrets inaccessibles et impénétrables de sa divine Majesté. Et
quand la créature trouve quelque difficulté ou quelque danger en ce que le
Seigneur ordonne, elle doit se, confier en lui, et croire qu'il ne la met
point dans le péril pour l'abandonner ensuite, mais plutôt pour l'en faire
sortir victorieuse et triomphante, si elle coopère de son côté au secours
qu'elle en reçoit; que si lame veut examiner les jugements de sa sagesse, et
se satisfaire avant que de croire et d'obéir, alors elle fait injure à la
gloire et à la majesté de son Créateur, et perd en même temps le mérite
qu'elle pourrait acquérir.
751. Je reconnaissais que
le Très-Haut est au-dessus de toutes les créatures, qu'il n'a pas besoin de
nos raisonnements, et qu'il ne veut qu'une volonté soumise, puisqu'on ne lui
peut donner aucun conseil, mais seulement obéissance et louange. Et quoique je
m’affligeasse beaucoup pour l'amour de la chasteté, à cause que je ne savais
pas ce qu'il me commanderait dans l'état de mariage, néanmoins cette douleur
et cette peine ne me rendirent pas assez curieuse que de vouloir examiner sa
conduite : au contraire elles servirent à rendre mon obéissance plus
excellente et plus agréable à sa divine Majesté. Sur cet exemple
386
vous
devez régler la soumission que vous êtes obligée d'avoir pour tout ce que vous
connaîtrez être du bon plaisir de votre Époux et de votre Seigneur, vous
abandonnant en sa protection et en la fermeté de ses promesses infaillibles;
vous devez aussi vous laisser conduire sans résister à ses commandements, ni à
ses inspirations, en ce en quoi vous aurez l'approbation de ses prêtres et de
vos supérieurs.
CHAPITRE XXII. On célèbre les épousailles de la
très-sainte
Vierge avec le très-chaste Joseph.
752. Le jour déterminé
arriva auquel, comme nous avons dit au chapitre précédent, notre Princesse
achevait la quatorzième année de son âme; en ce jour les jeunes hommes de la
tribu de Juda et de la lignée de David (dont notre souveraine Maîtresse
descendait) qui étaient alors en la ville de Jérusalem, s'assemblèrent.
Joseph, originaire de Nazareth et habitant de la sainte cité, reçut ordre de
se trouver avec eux, parce qu'il était un de ceux de la race royale de David.
Il avait alors trente-trois ans, étant bien fait, d'un visage agréable, mais
d'une modestie incomparable,
387
et
surtout très-chaste en ses pensées et en ses
couvres; ses inclinations étaient très-saintes, et
il avait fait dès sa douzième année le veau de chasteté. II était parent au
troisième degré de la vierge Marie; sa vie était
très-pure, et irrépréhensible aux yeux de Dieu et des hommes.
753. Tous les jeunes hommes
étant assemblés su Temple, unirent leurs prières avec celles des
prêtres , et demandèrent au Seigneur qu'il leur
inspirât ce qu'ils devaient faire. Le Très-Haut parla au coeur du souverain
prêtre, lui inspirant de faire prendre à chacun de ces jeunes hommes une
baguette sèche, et qu’ils demandassent tous avec une vive foi à sa divine
Majesté qu'elle découvrit par ce moyen celui qu'elle avait choisi pour être
l'époux de Marie. Et comme personne n'ignorait la vertu et l'honnêteté de
cette sainte fille, ni le bruit
qui s'était répandu de sa beauté, de ses biens et de sa qualité, qu'elle était
aînée et unique en sa maison, chacun souhaitait de mériter le bonheur de
l'avoir pour épouse. Il n'y eut parmi eux que le
très-humble et, très-juste Joseph qui se
crût -in ligne d'un si grand bien; et se souvenant du voeu de chasteté qu'il
avait fait, et après avoir proposé de nouveau de l'observer toute sa vie, il
se résigna à la volonté divine, s'abandonnant entièrement à tout ce qu'elle
voudrait disposer; mais cela n'empêchait pas qu'il n'eût plus de vénération et
plus d'estime que tous les autres pour la très-sainte
fille.
754. Tous ceux qui étaient
assemblés faisant cette prière , on vit fleurir la
seule baguette que Joseph
388
portait,
et l'on vit en même temps descendre une très-belle
colombe revêtue d'une splendeur admirable, qui se mit sur la tête du même
saint; ensuite Dieu lui parla intérieurement et lui dit ; « Joseph, mon
serviteur, Marie doit être votre épouse; recevez-la avec soin et avec
respect, car elle est agréable à mes yeux; elle est
très-juste et très-pure de corps et
d'esprit: vous ferez tout ce qu'elle vous dira. » Par la déclaration et le
signe du ciel, les prêtres se déterminèrent de donner à, Marie saint Joseph
pour époux, comme celui que Dieu même lui avait choisi. Et appelée par eux
pour les épousailles, celle qui était excellente comme le soleil et plus belle
que la lune (1), sortit, et paraissant en présence de tous avec une majesté
plus qu'angélique , et avec une beauté , une
honnêteté et une grâce incomparable, les prêtres la marièrent avec Joseph, le
plus chaste et le plus saint des hommes.
755. L'auguste
Marie , avec un air modeste et attendri, et comme
Reine d'une majesté très-humble, prit congé des
prêtres et de la maîtresse, demanda leur bénédiction et pardon à ses
compagnes, et les remercia toutes des bienfaits qu'elle en avait reçus. Elle
fit tout cela en partie avec des manières accompagnées d'une
très-profonde humilité, et en partie avec des
paroles fort brèves et fort prudentes, parce qu'elle parlait
très-peu dans toutes les occasions, et que tout ce
quelle disait était d'un très-grand poids.
(1) Cant., VI, 9.
389
Elle
sortit du Temple avec une sensible douleur de le quitter contre ses
inclinations et contre ses désirs, et étant accompagnée par quelques-uns des
ministres qui servaient au Temple dans les choses temporelles, qui étaient
séculiers et des plus considérables d'entre eux ,
elle s'en alla avec son époux Joseph à Nazareth, patrie des deux nouveaux
époux. Et bien que saint Joseph fût né en ce lieu, néanmoins, par la
disposition du Très-Haut, il était allé demeurer à Jérusalem à cause de
quelque revers de fortune, où elle lui fut si favorable, qu'il eut le bonheur
d'être l'époux de celle que Dieu avait choisie pour être sa propre Mère.
756. Étant arrivés à
Nazareth, on la Princesse du ciel avait les maisons et les autres biens de ses
bienheureux parents, ils y furent reçus et visités de toute leur parenté et de
leurs amis, avec les réjouissances et les applaudissements qu'on a coutume de
témoigner en de semblables occasions. Après s'être acquittés fort saintement
de tous les devoirs que la civilité demande, et avoir satisfait à ces
obligations temporelles de la conversation et du commerce des hommes avec
beaucoup d'honnêteté, nos très-saints mariés
Joseph et Marie se trouvèrent libres et débarrassés dans leur maison. La
coutume avait introduit parmi les Juifs que les époux examineraient pendant
les premiers jours de leur mariage leur naturel, afin qu'ils vécussent par
cette connaissance mutuelle avec plus de tranquillité et de paix.
757. En un de ces jours,
saint Joseph dit à son épouse Marie : a Madame, je rends grâces au Très-
390
Haut
de m'avoir fait la faveur de me choisir pour votre époux lorsque je
méritais le moins cet bon heur et que je me croyais le plus indigne de votre
compagnie; mais sa divine Majesté, qui peut, quand elle veut, élever le
pauvre, a usé de cette miséricorde envers moi, et je désire que vous m'aidiez,
comme je l'espère, de votre bonté et de votre vertu, à lui rendre la
reconnaissance que je lui dois, en la servant avec droiture de cœur. En
tout ce qui regardera son service je serai votre serviteur, et je vous prie,
par l'affection sincère avec laquelle je vous estime, de suppléer aux biens
qui me manquent et à beaucoup de qualités que je n'ai pas, et que je devrais
avoir pour être votre époux; faites-moi connaître, Madame, votre
volonté, afin que je l'accomplisse. »
758. La
très-sainte Épouse ouit ce discours avec un cœur
humble et avec un air accompagné d'une douce gravité, et répondit au saint ; «
Monseigneur, je suis bien aise que le Très-Haut m'ayant destinée
au mariage, ait eu la bonté de vous choisir pour mon époux et pour mon
maître, et que les services que je prétends vous.
rendre aient été approuvés de sa divine volonté; mais si vous me
le permettez, je vous dirai les intentions et les pensées que je
désire vous déclarer sur ce sujet » Le Très- Haut prévenait par sa grâce le
cœur sincère de saint Joseph, et l'enflammait de nouveau en son divin amour
par le moyen des raisons de la très-sainte Vierge.
Et le saint repartit à son, épouse : « Parlez, Madame, car
391
votre
serviteur écoute. » Dans cette occasion la Reine de l'univers était assistée
par les mille anges de sa garde en forme visible, comme elle le leur avait
demandé. La cause de cette demande fut, parce que le Seigneur fit que la
très-pure Marie connût le respect et le- soin avec
lesquels elle. devait parler à son époux, l'ayant
laissée dans la retenue et dans la crainte naturelle qu'elle avait toujours,
eue de parler toute seule avec un homme, ce qui ne lui était jamais arrivé
jusqu'alors, si ce n'est peut-être dans quelque rencontre avec le souverain
prêtre; et tout cela eut lieu afin qu'elle agît en toutes choses avec une plus
grande grâce- et un plus grand mérite.
759. Les saints anges
obéirent à leur Reine, et n'étant sensibles qu'à sa seule vue, ils
l'assistèrent de leur présence., et en cette
nombreuse compagnie elle dit à saint Joseph ; « Monseigneur et mon époux,
il est juste que nous rendions grâces et que nous donnions gloire et
louange à notre Dieu et Créateur, qui est infini en bonté et
incompréhensible en ses jugements, et qui a fait éclater sa grandeur et
sa miséricorde en nous choisissant pour son service.« Je me reconnais
plus redevable à sa divine Majesté qu'aucune autre créature et plus que
toutes en semble, parce que j'ai reçu de sa main
très-libérale plus de largesses, lorsque je les méritais le moins. En
ma plus tendre jeunesse, poussée par la force de cette vérité qui me
communiqua la lumière en me désabusant de tout ce qui est visible, je me
consacrai à Dieu par le voeu que je lui fis d'être
392
toute ma
vie chaste d'esprit et de corps; je suis à lui et je le reconnais pour
mon Époux et pour mon Maître , et je suis dans une volonté inébranlable
de lui garder la foi de la chasteté. Je veux ,
Monseigneur, que vous m'aidiez à accomplir ce voeu, et en a tout le reste je
serai votre fidèle servante pour prendre soin de votre vie autant que la
mienne durera. Recevez, mon époux, cette sainte résolution
, et confirmez-la par la vôtre ,afin qu'en nous offrant en
sacrifice agréable à notre Dieu , il nous reçoive en bonne odeur, et
nous nous procurions les biens éternels que nous espérons. »
760. Le
très-chaste Joseph, tout rempli de joie par le
discours de sa très-sainte épouse, lui répondit
Madame, en me déclarant vos chastes pensées et vos saintes résolutions,
vous avez pénétré et ouvert mon cœur, que je n'ai pas voulu vous
découvrir avant que vous m'eussiez manifesté le vôtre. Je me
reconnais aussi le plus obligé d'entre les hommes au Seigneur de
l'univers, parce qu'il m'a appelé de fort bonne heure par sa véritable
lumière, afin que je l'aimasse avec droiture de coeur. Je veux bien
que vous sachiez, Madame, que dès la douzième année de mon âge je fis
aussi promesse de servir le Très-Haut en chasteté perpétuelle; je renouvelle
maintenant le même voeu, pour ne pas empêcher le vôtre : au contraire je
vous promets en présence de sa divine Majesté de vous y aider autant qu'il dé
pendra de moi, afin que vous la serviez en toute pureté et que vous
l'aimiez selon vos désirs. Je
393
serai
avec sa grâce votre très-fidèle serviteur, et je
vous prie de recevoir mes chastes affections, de me regarder comme votre
frère, et de n'avoir jamais aucun autre amour que celui que vous devez à
ce divin Seigneur, et ensuite à moi. » Durant cet entretien le Très-Haut
confirma de nouveau dans le cœur de saint Joseph la vertu de chasteté et
l'amour saint et pur qu'il devait porter à son épouse la très sainte Vierge:
ainsi le saint eut cet amour en un degré très-éminent,
et notre auguste Reine le lui augmentait et lui ravissait le coeur par sa
très-prudente, conversation.
761. Les deux
très-saints et très-chastes
époux ressentirent une joie et une consolation incomparable par la vertu
divine que le bras du Tout-Puissant opérait en
eux, et l'auguste Princesse promit à saint Joseph de seconder ses désira comme
celle qui était la maîtresse des vertus, et qui opérait en toutes sans aucune
contradiction ce qui en était le plus relevé et le plus excellent. Le
Très-Haut donna aussi à saint Joseph une pureté toute nouvelle et un empire
absolu sur ses passions, afin qu'il servit son épouse Marie sans nul obstacle,
dans un parfait dégagement, et avec une grâce autant admirable
qu'extraordinaire, et qu'il suivît en la servant la volonté et le bon plaisir
du Seigneur. Ils firent le partage des biens. que
saint Joachim et sainte Anne avaient laissés à leur
très-sainte fille; une partie fut offerte au Temple où elle avait
demeuré, l'autre fut appliquée aux pauvres, et la troisième resta sous la
conduite et la disposition
394
du
saint époux Joseph, notre Reine ne se réservant que le soin de le servir et de
travailler dans la maison, parce que la très-prudente
Vierge se dispensa toujours de vendre et d'acheter, et de tout ce qui
regardait le dehors, comme je l'ai marqué dans un autre endroit.
762. Saint Joseph avait
appris en ses premières années le métier de charpentier, comme un des plus
honnêtes et des plus propres pour gagner l'entretien de sa vie, parce qu'il
était pauvre des biens de for tune, ainsi que je l'ai déjà dit; il demanda à
sa très-sainte épouse si elle agréerait qu'il
exerçât ce métier pour la servir et acquérir quelque chose en faveur dés
pauvres, puisqu'il fallait travailler et n'être point oisif. La
très-prudente Vierge y consentit, avertissant
saint Joseph que le Seigneur ne voulait pas qu'ils fussent riches, mais
pauvres et amateurs et protecteurs des pauvres autant que le bien qu'ils
avaient le leur pourrait permettre. Après quoi les deux saints mariés eurent
une sainte dispute, sur ce que chacun voulait obéir -à l'autre comme
supérieur. Mais la très-pure Marie, qui était la
très-humble d'entre les humbles, vainquit en
humilité, et ne voulut point permettre que, l'homme étant le chef, l'ordre de
la nature fût renversé; ainsi elle fit consentir son époux à recevoir ses
obéissances en toutes choses, lui demandant seulement la permission de faire
l'aumône aux pauvres du Seigneur : ce que le saint lui accorda.
763. Saint Joseph ayant
reconnu par une nouvelle
395
lumière du Ciel, durant ces premiers jours dont nous venons de parler, le
naturel de son épouse Marie, sa rare prudence, sa profonde humilité, sa pureté
incomparable, et toutes les vertus ensemble, au delà de tout ce qu'il en
pouvait espérer, fut de nouveau ravi en admiration; l'esprit rempli de joie,
le cœur tout enflammé par d'ardentes affections, il ne cessait de louer le
Seigneur et de lui rendre de nouvelles actions de grâces pour lui avoir donné
une telle épouse sans l'avoir méritée. Et afin que cette oeuvre fût
très-parfaite en tout (parce qu'elle était le
principe de la plus grande que Dieu devait opérer par sa toute-puissance), ce
même Seigneur fit que la Princesse du ciel répandit par sa présence et par sa
vue une crainte et un respect si grand dans le coeur de son Époux, que nous
n'avons point de termes pour le pouvoir exprimer. Et cela résultait d'une
rayonnante splendeur de la divine lumière que saint Joseph voyait sortir du
visage de notre Reine, joint qu'elle avait une majesté ineffable qui
l'accompagnait toujours, étant revêtue de ce merveilleux éclat avec d'autant
plus de raison que Moïse quand il descendit de la montagne (1), que
l'entretien qu'elle eut avec Dieu avait été plus long et plus intime que le
sien.
764. Ensuite la
très-sainte Vierge eut une vision divine, en
laquelle le Seigneur lui dit; « Mon Épouse, ma bien-aimée et mon élue,
voyez combien je suis fidèle en mes paroles envers ceux qui m'aiment et
(1) Exod., XXXIV, 30.
396
qui me
craignent; répondez donc maintenant à ma a fidélité en gardant les lois de mon
épouse en toute sainteté, pureté et perfection : la compagnie de mon serviteur
Joseph, que je vous ai donnée, vous y aidera; obéissez-lui comme vous le
devez, et ayez soin de sa consolation, car telle est ma volonté. » La
très-pure Marie répondit; « Je vous loue et vous
glorifie, mon Dieu, pour le conseil admirable et la providence paternelle dont
vous avez usé envers moi, indigne et pauvre créature; tous mes désirs sont de
vous obéir et de vous plaire comme votre servante, qui vous est plus obligée
qu'aucune autre créature. Accordez-moi , Seigneur,
votre divin secours, afin qu'il m'assiste et me conduise en toutes choses, et
que je puisse toujours faire ce qui vous sera le plus agréable; que je
m'acquitte aussi par son moyen des obligations de l'état auquel vous me
mettez, et que comme votre fidèle esclave je ne m'écarte jamais de vos ordres
et de votre bon plaisir. Donnez-moi votre bénédiction, car avec elle j'obéirai
à votre serviteur Joseph, et je le servirai comme vous me le commandez, mon
divin Maître et mon Créateur ! »
765. La maison et le
mariage de Marie et de Joseph furent fondés sur ces divins appuis, et dès le
huitième jour de septembre, jour auquel on fit les épousailles, jusqu'au
vingt-cinquième de mars suivant, que l'incarnation du Verbe arriva (comme je
le dirai dans la seconde partie), les deux époux vécurent en façon que le
Très-Haut les disposa mutuellement. à l'oeuvre
397
pour
laquelle le-Très-Haut les avait choisis; et notre
auguste Dame ordonna les choses qui regardaient leurs personnes et leur
maison, comme on le verra dans les chapitres suivants.
766. Mais je ne puis
empêcher que mon affection n'éclate, avant que de les commencer, sur le sort
fortuné du plus heureux des mortels, saint Joseph. D'où vous est venu, ê homme
de Dieu, un si grand bonheur, qu'entre les enfants d'Adam on ait pu dire de
vous seul, que le même Dieu fût si fort à vous, qu'on le prit pour votre Fils
unique? Le Père, éternel vous donne sa Fille, le fils vous remet sa véritable
Mère, le Saint-Esprit vous confie son Épouse et vous met en sa place, et toute
la très-sainte Trinité vous donne son élue, son
unique et son excellente comme le soleil, pour votre légitime épouse.
Connaissez-vous bien, mon grand saint, votre dignité? Pénétrez-vous vos
avantages? Savez-vous que celle que vous venez de recevoir pour femme est
Reine et Maîtresse du ciel et de la terre, et que vous
êtes le dépositaire des trésors inestimables de Dieu même? Voyez, homme
divin, quel précieux gage vous avez, et sachez que si vous ne rendez pas les
anges et les séraphins envieux, votre bonheur et le mystère que votre mariage
renferme leur causent de grandes admirations. Recevez les congratulations de
tant de faveurs et de joies au nom de tout le genre humain. Vous avez entre
vos mains le registre des divines miséricordes, vous êtes le maître et l'époux
de celle qui n'a que Dieu au-dessus d'elle, vous serez riche et heureux
398
parmi
les hommes et parmi les anges. Souvenez-vous de notre pauvreté et notre
misère, et de moi chétif ver de terre, qui désire d'être votre fidèle servante
enrichie et favorisée de votre puissante intercession.
Instruction de la Reine du ciel.
767. Ma fille, vous
trouverez par l'exemple que j'ai donné dans l'état de mariage auquel le
Très-Haut me mit, la condamnation de l'excuse que les âmes qui s'y trouvent
engagées, allèguent pour ne pratiquer pas la perfection. Il n'est rien
d'impossible à Dieu ni à celui non plus qui espère en lui avec une vive foi,
et qui s'abandonne entièrement à sa divine disposition. Je vivais dans la
maison de mon époux avec la même perfection que dans le Temple, parce qu'en
changeant d'état je ne perdis pas l'affection, ni le désir, ni le soin de
l'aimer et de le servir; au contraire je les augmentai,,
afin que rien ne m'empêchât de m'acquitter des obligations d'épouse; c'est
pourquoi Dieu m'assistait toujours plus par son secours, et sa puissante main
disposait toutes choses selon mes désirs. Et c'est ce que le Seigneur ferait
envers toutes les créatures, si de leur côté elles répondaient à ses faveurs;
mais elles jettent la faute sur l'état de mariage : et en cela elles se
trompent elles-mêmes, parce que l'empêchement de leur perfection et de leur
sainteté
399
ne vient
pas de cet état, mais des soins vains et superflus qu'elles y prennent , et de
ce qu'elles préfèrent leur propre satisfaction su bon plaisir du Seigneur.
768. Que s'il n'y a point
d'excuse dans le monde pour ne pas suivre la perfection de la vertu, il y en
aura encore moins dans la religion à cause des saintes occupations et des
moyens faciles qu'il y a de la pratiquer. Ne vous croyez jamais empêchée pour
l'office de supérieure que vous avez, puisque Dieu vous y ayant mise par la
voie de l'obéissance, vous ne devez pas vous méfier de son assistance et de sa
protection, car il se chargea dès le même jour du soin de vous Sonner les
forces et les secours pour vous acquitter des obligations de votre charge, et
particulièrement de celle de la perfection avec laquelle vous le devez aimer
et servir. Tâchez de vous rendre agréable à votre Seigneur par le sacrifice de
votre volonté, en vous soumettant avec patience à tout ce que sa divine
providence ordonne, que si vous n'y portez aucun obstacle, je vous assure de
sa protection, et que vous connaîtrez toujours par votre propre expérience la
puissance de son bras, qui conduira toutes vos oeuvres à la plus grande
perfection.
400
CHAPITRE XXIII. Qui explique une partie du chapitre
trente-unième
des Proverbes de Salomon, où le Seigneur m'a renvoyée pour découvrir l'ordre
que la très-sainte Vierge tint dans le mariage.
769. Sitôt que la Princesse
du ciel fut dans le nouvel état de son mariage, elle éleva son
très-pur entendement au Père des lumières, pour
savoir de lui ce qu'elle devait faire pour lui être toujours plus agréable
parmi les nouvelles obligations de son état. Et afin que je puisse donner
quelque connaissance des saintes pensées et de l'admirable conduite qu'elle y
garda, le même Seigneur m'a renvoyée aux qualités de la femme
forte , que Salomon nous a laissées écrites pour
cette grande Dame dans le dernier chapitre de ses Proverbes; et en le
poursuivant je dirai ce que je pourrai de ce qui m'en a été découvert. Or il
est dit dans le dixième verset de ce chapitre
770. Qui trouvera une
femme forte? Son prix vient de loin et des dernières fins (1). Cette
demande est admirative en l'appliquant à notre grande et forte femme Marie, et
elle sera négative si on l'applique à quelque autre que ce soit en la lui
comparant, puis
(1) Prov., XXXI, 10.
401
qu'on ne
peut trouver une autre femme forte comme la Princesse du ciel dans tout le
reste de la nature humaine et de la loi commune. Toutes les autres furent et
seront faibles, sans en excepter aucune qui ne soit tributaire du démon par le
péché. Qui trouvera donc une autre femme forte? Ce ne seront pas les rois et
les monarques, ni les puissants princes de la terre, ni les anges du ciel, ni
même le pouvoir divin n'en trouvera pas une autre, parce qu'il ne la créerait
pas semblable à l'incomparable Marie; elle est l'unique, la seule sans exemple
et sans égale, et celle qui seule a mesuré en la dignité le bras du
Tout-Puissant; il ne lui put pas donner plus que
son propre Fils, éternel et de sa même substance, égal à lui, immense, incréé,
infini.
771. Il fallait que le prix
de cette femme forte vint de loin, puisqu'il ne se
trouvait pas sur la terre ni parmi les créatures. On appelle prix cette valeur
par laquelle on achète ou l'on estime une chose; et lorsqu'on la prise, on
sait ce quelle vaut. Le prix de cette femme forte ,
Marie , fut estimé dans le conseil de la très-adorable
Trinité, quand Dieu même la racheta ou acheta pour soi avant toutes les autres
pures créatures, comme la recevant de la même nature humaine pour quelque
retour, car c'est ce qu'on appelle acheter dans la rigueur. Le retour ou le
prix qu'il donna pour Marie fut le Verbe humanisé, et le Père éternel se tint
satisfait, selon notre manière de concevoir, en recevant Marie; puisque,
trouvant cette femme forte dans son entendement divin, il l'estima
402
et la
prisa si fort, qu'il se détermina de donner son propre Fils, afin qu'il fût
conjointement et avec quelque espèce de justice fils de la
très-pure Marie; et à sa seule considération, cet
adorable Fils se serait incarné et l'aurait choisie pour Mère. Avec ce prix
inestimable, le Très-Haut donna tous ses attributs, sa sagesse, sa bonté, sa
toute-puissance, sa justice et les autres attributs, et tous les mérites de
son Fils incarné pour se l'acquérir et se l'approprier à lui-même, la tirant
par avance de la nature humaine, afin que si elle venait à se perdre toute,
comme effectivement elle se perdit en Adam, la seule Marie avec son Fils fût
réservée, comme prisée de si loin, que toute la nature créée ensemble n'a pu
pénétrer lé décret de sa valeur. Ainsi le prix de notre Reine est venu de fort
loin (1).
772. Ce loin est aussi
signifié par les fins de la terre, parce que Dieu est la dernière fin et le
principe de tout ce qui est créé, d'où toutes les choses sortent, et où toutes
s'en retournent, comme les fleuves dans la mer. Le ciel empyrée est aussi la
fin corporelle et matérielle de tout ce qui est corporel; et il est
singulièrement appelé le siège de la Divinité. Mais, dans un autre sens, on
appelle fins de la terre les termes naturels de la vie, et la fin des vertus,
en quoi l'on fait consister le dernier point, où la vie et l'être que les
hommes ont se terminent; car ils sont tous créés pour connaître et aimer le
Créateur, comme fin immédiate de leur vie et
(1) Eccles., I,7.
403
de leurs
actions. On dit tout cela en disant que le prix de l'incomparable Marie vient
des dernières fins, parce que sa grâce, ses dons et ses mérites vinrent et
commencèrent des dernières fiais des autres saints, soit vierges, confesseurs,
martyrs, apôtres et patriarches tous ensemble ne purent arriver dans les fans
de leurs vies et de leur sainteté, où Marie commença la sienne. Notre Seigneur
Jésus-Christ, son très-saint Fils, est aussi
appelé fin des oeuvres du Très-Haut, et l'on dit avec la même vérité que le
prix de notre grande Reine vint des dernières fins, puisque toute sa pureté,
toute son innocence et toute sa sainteté vinrent de son
très-saint Fils comme d'une cause exemplaire et du principal auteur
d'elle seule, comme de son ouvrage singulier.
773. Le coeur de son
mari met sa confiance en elle, et il ne manquera point de dépouilles (1).
Il est certain que le divin Joseph fut appelé mari de cette femme forte, parce
qu'il l'eut pour épouse légitime : il est aussi constant que son coeur se
confia à elle, espérant que par sa vertu incomparable tous les biens
véritables lui viendraient. Mais il se confia singulièrement à elle, la voyant
enceinte, quand il en ignorait le mystère : parce qu'alors il crut et se
confia en l'espérance contre l'espérance des marques qu'il découvrait (2),
sans avoir aucune autre satisfaction de cette vérité évidente que la même
sainteté d'une telle femme. Et, quoiqu'il se déterminât à la laisser, parce
qu'il voyait l'effet devant
(1) Prov., XXXI, 11. — (2) Rom., IV, 18.
404
ses
yeux, n'en sachant pas la cause (1), néanmoins il n'osa jamais se méfier de
son honnêteté et de sa retenue, ni se séparer du saint et pur amour que le
très-chaste coeur d'une telle épouse s'était
acquis. Aussi il ne se trouva point trompé ni pauvre de dépouilles car si on
appelle dépouilles ce qui est au-dessus du nécessaire, tout fut surabondant
pour cet heureux mari, quand il connut la dignité de son Épouse et ce qu'elle
renfermait en elle.
774. Cette divine Dame eut
aussi son très-saint Fils, Dieu et homme
véritable, qui mit sa confiance en elle, dont Salomon a prétendu
principalement parler, et il se confia si fort à cette femme forte, qu'il lui
remit et son être et son honneur envers toutes les créatures. Toute la
grandeur du Fils et de la Mire est renfermée dans cette confiance, parce que
Dieu ne lui put pas confier davantage, ni elle ne lui put pas mieux
correspondre, afin qu'il ne se trouvât ni trompé ni pauvre de dépouilles. O
merveille étonnante du pouvoir et de la sagesse infinie, que Dieu eût une si
grande confiance en une pure créature et en une femme, qu'il voulût bien
prendre chair humaine dans son sein et de sa propre substance, et être appelé
fils par elle, être nourri de son lait et vivre sous son obéissance; qu'il
voulût la faire coadjutrice de la rédemption, dépositaire de la Divinité, et
dispensatrice de ses trésors infinis et des mérites de son
très-saint Fils, de sa vie, de ses miracles, de sa
prédication, de sa mort et de
(1) Matth., I, 19.
405
tous les
autres mystères! Il se confia en toutes choses à l'auguste Marie. Mais qu'on
augmente davantage l'admiration, sachant que dans cette confiance il ne fut
pas trompé, parce qu'une femme et pure créature sut et put satisfaire avec
ponctualité à tout ce qui lui fut confié, sans qu'elle manquât à la moindre
chose et sans qu'elle pût opérer en aucune avec plus de foi, d'espérance,
d'amour, de prudence, d'humilité et de plénitude de toute sainteté. Cet homme
adorable ne se trouva point pauvre de dépouilles, mais riche de louanges et de
gloire : c'est pourquoi le texte ajoute :
777. Il lui donnera la
rétribution du bien, et non du mal, pendant tous tes jours de sa vie (1).
Je connus que ce retour était celui que la très-sainte
Vierge reçut de son propre Fils, Dieu et homme, car nous avons déjà déclaré en
quoi elle correspondit de son côté. Que si le Très-Haut récompense toutes les
moindres oeuvres que l'on fait pour son amour par une rétribution
surabondante, non-seulement de gloire dans le
ciel, mais aussi de grâce en cette vie, quel pouvait être le retour des biens
et des trésors que la Divinité lui donna pour récompenser les oeuvres de sa
propre Mère? 11 n'est que celui qui l'a fait qui le puisse connaître. On
découvrira néanmoins quelque chose de ce qui arrivait durant toute la vie de
notre Reine, entre elle et le pouvoir divin, si l'on considère la
correspondance que l'équité du Seigneur tient en récompensant par un bienfait
et par un secours plus grand celui qui profite de ses
(1) Prov., XXXI, 12.
406
moindres
faveurs. Cette très-sainte correspondance commença
dès le premier instant de sa conception, y recevant, par la préservation du
péché originel, plus de grâces que tous les anges ensemble; et correspondant
ponctuellement à ce bienfait, elle crût en grâce, et elle opéra avec cette
même grâce à proportion; ainsi elle agit durant toute sa vie sans tiédeur et
sans retardement. Or, qui sera surpris après cela qu'elle n'eût que son
très-saint Fils qui la surpassât, et que tout le
reste des créatures fût presque infiniment au-dessous d'elle?
776. Elle a cherché la
laine et le lin, et elle a travaillé avec des matins sages et ingénieuses (1).
C'est une juste et digne louange de la femme forte, de dire qu'elle est
attentive à tout ce qui regarde l'intérieur de sa maison, filant du lin et de
la laine pour habiller sa famille et lui procurer les autres choses qu'on peut
acquérir par ce moyen. Voilà un sage conseil qui est exécuté par les mains qui
s'adonnent au travail et qui ne sont jamais oisives : car l'oisiveté de la
femme qui demeure les bras croisés est une marque de sa noire folie et de
plusieurs autres vices qu'on ne saurait raconter sans rougir. En cette vertu
extérieure, qui est le fondement du gouvernement domestique, pour ce qui
regarde une femme mariée, l'auguste Marie fut une femme forte et un digne
modèle de toutes les femmes, parce qu'elle ne fut jamais oisive, et qu'elle
travaillait véritablement le lin et la laine pour son
(1) Prov., XXXI, 13.
407
époux,
pour son Fils et pour plusieurs pauvres qu'elle secourait de son travail.
Mais, comme elle unissait dans un sublime degré de perfection les occupations
de Marthe avec les contemplations de Marie, elle exécutait plus souvent le
sage conseil des oeuvres intérieures que des extérieures : et, conservant les
espèces dès visions divines et la lecture des saintes Écritures, elle ne fut
jamais oisive dans son intérieur, elle y travaillait continuellement à
accroître les dons et les vertus de l'âme. Et c'est pour cela que le texte
dit :
777. Elle est comme le
vaisseau d'un. marchand, qui porte son pain de loin
(1). Comme ce monde visible est appelé mer orageuse, l'on peut aussi
appeler ceux (lui l'habitent et qui traversent ses ondes inconstantes, (lit
nom de vaisseaux. Ils travaillent tous dans cette navigation pour porter leur
pain, qui est l'entretien clé la vie; celui qui était le moins obligé de
l'acquérir par son travail, le porte de plus loin, et celui qui travaille le
plus gagne davantage et porte son pain de loin avec plus de sueur. C'est une
espèce de contrat entre Dieu et l'Homme, que celui qui est serviteur travaille
et sue en cultivant la terre, et que le Seigneur de toutes choses l'aide par
le moyen des causes secondes avec lesquelles il concourt, afin que donnant le
pain à l'homme, elles le nourrissent et lui paient la sueur de son visage. Et
ce qui arrive dans ce contrat à l'égard du temporel, arrive aussi à l'égard du
(1) Prov., XXXI, 14.
408
spirituel,
où celui qui ne travaille point ne doit point manger (1).
778. La
très-sainte Vierge fut parmi tous les enfants
d'Adam le riche et heureux vaisseau du marchand, qui porta son pain et le
nôtre de loin. Nulle personne du monde ne fut si discrète, si diligente et si
laborieuse qu'elle dans le gouvernement de sa famille; il n'y en eut aucune de
si prévoyante en tout ce qu'elle découvrait par son incomparable prudence être
nécessaire à sa pauvre famille et au secours des pauvres; elle mérita et gagna
toutes choses par sa foi et par ses soins très-prudents,
dé sorte qu'elle les porta de loin; parce qu'elle était fort éloignée de la
corruption de notre nature humaine, et même des biens dont elle avait hérité.
Il est impossible de raconter ni de comprendre tout ce qu'elle acquit, tout ce
qu'elle mérita et tout ce qu'elle distribua aux pauvres dans cet heureux
commerce. Mais elle fut et plus forte et plus admirable lorsqu'elle nous porta
le pain spirituel et vivant qui descendit du ciel, puisqu'elle le tira
non-seulement du sein du Père, d'où il ne serait
pas sorti alors si cette femme forte ne se fût trouvée, mais qu'il ne serait
pas même venu au monde, qui était très-éloigné de
le mériter, si ce n'eût été dans le vaisseau de Marie. Et bien qu'elle rie
pût, étant créature, mériter que Dieu vint art monde; néanmoins elle mérita
qu'il avançât son départ, et qu'il vint dans le riche vaisseau de son sein,
parce qu'il n'aurait pas
(1) II Thess., III, 10.
409
pu
entrer dans un autre qui eût été moindre en mérites; elle seule fit que la
vue, la communication et la nourriture de ce pain divin arrivassent à ceux qui
en étaient loin.
779. Elle se lèse
lorsqu'il est encore nuit, et elle a pourvu au nécessaire de ses domestiques
et d la nourriture de ses servantes (1). Cette qualité de la femme forte
n'est pas moins louable que les autres : elle se prive du repos délicieux de
la nuit pour gouverner sa famille, distribuant à ses domestiques et à son
époux, à ses enfants, à ses alliés et ensuite à ses serviteurs lei justes
occupations que chacun doit avoir, leur donnant même tout ce dont ils peuvent
avoir besoin pour cela. Cette force et cette prudence n'ont aucun égard à la
nuit, pour s'y abandonner au sommeil et à l'oubli des propres obligations,
parce qu'on ne doit point prendre le soulagement du travail pour satisfaire à
l'appétit, mais bien à la nécessité. Note Reine fut admirable en cette
prudence économique, quoiqu'elle n'eût point de serviteurs, ni de servantes
dans sa famille, parce que l'émulation de l'obéissance et de l'humilité
servile dans les offices domestiques, ne lui permit de confier à personne ces
vertus; ainsi elle était une très-vigilante
servante dans les soins qu'elle prenait de son très-saint
Fils et de son époux Joseph; il n'y eut jamais en elle aucune négligence,
aucun oubli, ni aucun retardement touchant ce qu'elle devait prévoir pour eux,
ou ce dont elle devait les pourvoir,
(1) Prov., XXXI, 15.
410
comme je
le dirai dans tout le reste de ce discours.
780. Mais quelle langue
peut exprimer la vigilance de cette femme forte? Elle se leva clans la nuit de
son cour secret et clans le mystère de son mariage qui était alors caché, elle
fut ponctuelle à exécuter avec humilité et avec obéissance tout ce qui lui
était commandé. Elle pourvut ses domestiques et ses serviteurs, qui étaient
les puissances intérieures et les sens extérieurs, de tout leur entretien, et
distribua à chacun sa juste nourriture, afin que ,
pendant le travail du jour, l'esprit ne fiât point dépourvu du nécessaire,
lorsqu'il s'appliquerait au service du dehors. Elle commanda aux puissances de
l'âme par un précepte inviolable, que leur aliment fût la lumière de la
Divinité, et qu'elles s'occupassent continuellement à méditer et à contempler
avec ferveur la loi divine durant le jour et la nuit, sans jamais cesser de le
faire quoi qu'il leur arrivât dans les exercices extérieure et dans les
occupations de son état. C'est en quoi consistaient le gouvernement et
l'entretien des domestiques de l'âme.
781. Elle distribua aussi
aux serviteurs, qui sont les sens extérieurs, leurs justes occupations et leur
nourriture proportionnée; et usant du pouvoir qu'elle avait sur ces
puissances, elle leur commanda qu'étant servantes de l'esprit, elles le
servissent, et bien qu'elles, vécussent dans le monde, elles en ignorassent la
vanité et v fussent comme mortes, ne vivant dans ce même monde que pour ce qui
serait nécessaire à la nature et à la grâce; quelles ne se nourrissent pas
tant de
411
douceurs
sensibles que de celles qu'elle leur communiquerait et dispenserait de la
partie supérieure de l'âme par ses influences surabondantes. Elle mit des
bornes à toutes les opérations, afin qu'elles fussent toutes renfermées sans
imperfection dans la circonférence du divin amour, en le servant et en lui
obéissant sans résistance, sans réplique et sans retardement.
782. Elle se leva pendant
la nuit, et elle prit aussi soin de ses domestiques. Il y eut une autre nuit
en laquelle cette femme forte se leva, elle eut aussi d'autres domestiques à
qui elle devait pourvoir. Elle se leva durant la nuit de la loi ancienne,
obscurcie parles ombres de la lumière qui devait venir, elle vint au monde
lorsque cette nuit s'approchait de sa fin, et par sa prévoyance ineffable elle
donna et distribua lit nourriture de la grâce et la vie éternelle à tous ses
domestiques, qui étaient les saints pères et les justes qui composaient son
peuple, et à tous les pécheurs, serviteurs et esclaves qui composaient le
reste de la nature humaine. Et ce fut avec tant de vérité et de propriété,
qu'elle la leur donna changée en aliment de sa propre substance et de son
propre sang que cette adorable vie de nos âmes reçut dans son sein virginal.
412
CHAPITRE XXIV. Qui poursuit l'explication de ce qui reste du chapitre
trente-unième des Proverbes.
783. Il ne pouvait manquer
aucune qualité de la femme forte à notre grande Dame, parce qu'elle était la
reine des vertus et la fontaine de la grâce. Elle a considéré (poursuit le
texte) un champ, et l'a acheté, elle a planté une vigne du fruit de ses matins
(1). Le champ que notre femme forte, la très-pure
Marie, considéra, fut la plus élevée perfection qui produit ce qui est le plus
fertile et le plus odoriférant des vertus : le considérant et l'estimant à la
clarté de la divine lumière, elle connut le trésor qu'il renfermait. Et pour
acheter ce champ, elle vendit tout le Terrestre dont elle était véritablement
reine et maîtresse, préférant à toute autre chose la possession du champ
qu'elle acheta, par la renonciation de l'usage qu'elle en pouvait avoir. Cette
seule Dame eut le pouvoir de vendre tout, pour acheter le vaste champ de la
sainteté, parce qu'elle était maîtresse de tout : elle seule le considéra et
le connut parfaitement, et après Dieu
(1) Prov., XXXI, 16.
413
elle fut
la seule pure créature qui s'appropria le champ de la Divinité et ses
attributs infinis, dont les autres saints reçurent quelque partie. Elle a
planté une vigne du fruit de ses mains. Elle planta la sainte Église,
non-seulement en nous donnant son
très-saint Fils, afin qu'il la formât et qu'il
l'établit, mais en qualité de sa coadjutrice, qui fut après son ascension
maîtresse de cette même Église, comme je le dirai dans la troisième partie de
cette histoire. Elle planta la vigne du paradis céleste que cette cruelle bête
Lucifer avait ravagée et comme détruite , parce
qu'elle fut remplie de nouvelles plantes par le soin et par le fruit de la
très-sainte Vierge. Elle planta la vigne dans son
vaste et magnanime coeur par les rejetons des vertus et par le cep fécond,
Jésus-Christ, qui distilla sous le pressoir de la croix le
très-doux vin de l'amour, dont ses bien-aimés sont
enivrés et dont ses domestiques sent nourris (1).
784. Elle a ceint son corps
de force, et elle a affermi son bras (2). La plus grande force de ceux qu'on
appelle forts consiste au bras par lequel on fait les oeuvres
difficiles , et comme la plus grande difficulté de
la créature terrestre est de se ceindre en ses passions et en ses
inclinations, en les ajustant a la raison , c'est pour ce sujet que le texte
sacré a ajouté que la femme forte se ceignit et affermit son bras. Notre Reine
n’eut point de passions ni de mouvements déréglés à ceindre en sa
très-innocente personne, et elle ne laissa pas
(1) Cant., V, 1. — (2) Prov., XXXI, 17.
414
pour
cela d'être plus forte à se ceindre que tous les enfants d'Adam, qui ont été
mis en désordre par la semence du péché. La vertu et l'amour qu'elle employa
dans les oeuvres de mortification furent bien plus considérables lorsque ces
oeuvres n'étaient point nécessaires que si elles l'eussent été. Il n'y eut
aucun de ceux qui étaient malades du péché et dans l'obligation d'y
satisfaire, qui employât tant de force à mortifier ses passions désordonnées
que notre Princesse Marie en mit à gouverner et à sanctifier toujours plus
toutes ses puissances et tous ses sens. Elle affligeait son
très-chaste corps par des pénitences continuelles,
en veillant, en jeûnant et en se prosternant souvent en forme de croix, comme
nous le dirons dans la suite; elle refusait à ses sens le plaisir, le repos,
et tout ce qui les pouvait flatter; ce n'est pas qu'elle eût sujet de craindre
qu'ils s'émancipassent en la moindre chose, mais c'était pour opérer en tout
le plus saint et le plus agréable au Seigneur, sans tiédeur et sans relâche,
parce qu'elle fit toutes ses œuvres dans toute la force de la grâce.
785. Elle a goûté, et
elle a vu que son trafic était bon; sa lampe ne s'éteindra point pendant la
nuit (1). Le Seigneur est si bénin et si fidèle envers ses créatures, que
quand il nous ordonne de nous ceindre par la mortification et par la
pénitence, parce que le royaume du ciel est attaqué par la force, et c'est la
violence qui l’emporte (2), il nous communique en
(1) Prov., XXXI, 18. — (2) Matth., XI, 12.
415
cette
vie un goût et une consolation qui remplissent notre coeur de joie, par la
même violence que nous faisons à nos inclinations. L'on connaît en cette joie
combien le trafic du souverain bien est bon et profitable par le moyen de la
mortification avec laquelle nous ceignons les inclinations et nous les
retirons des autres goûts terrestres, parce que nous recevons en même temps la
joie de la vérité chrétienne, et en cette même joie un gage de celle que nous
espérons en la vie éternelle; et celui qui négocie le plus en reçoit un plus
grand moût, augmente ses trésors dans le ciel, et fait une plus grande estime
de cet heureux trafic.
786. Quelle connaissance et
quel goût devait avoir de cette vérité notre femme forte Marie, puisque
nous-mêmes, qui sommes sujets aux péchés, la connaissons par notre propre
expérience ? Que si par le moyen de la pénitence et de la mortification la
divine lumière de la grâce peut être conservée dans nous, en qui la nuit du
péché est si. longue et si obstinée, combien
devait-elle éclairer dans le coeur de cette très-pure
créature ! Elle n'était point opprimée par le dégoût de la nature corrompre et
pesante; la contradiction de la concupiscence n'avait nul pouvoir sur elle;
elle ne pouvait pas être troublée par les remords de la mauvaise conscience,
ni par la crainte des péchés commis; sa lumière était au-dessus de tout
entendement humain et angélique ;cela étant, elle
devait très-bien connaître et goûter ce trafic,
sans que la lampe de l'Agneau (1) qui l'éclairait s'éteignît
(1) Apoc., XXI, 23.
416
pendant
la nuit de ses travaux et des périls de la vie.
787. Elle a porté sa
main d des choses fortes, et ses doigts ont pris le fuseau (1). La femme
forte qui augmente ses vertus et les biens de sa famille par le travail de ses
mains, goûte et connaît le trafic de la vertu; celle-là peut bien étendre le
bras sur les grandes choses. C'est ce que la très-sainte
Vierge fit sans aucun embarras des obligations de son état, parce que,
s'élevant au-dessus d'elle-même et de tout le terrestre, elle étendit ses
désirs et ses œuvres sur ce qui était le plus grand et le plus fort de la
connaissance et de l'amour de Dieu , et surpassa
toute la nature humaine et angélique. Et comme elle commençait dès ses
épousailles à s'approcher de la dignité et de l'office de Mère, elle
commençait aussi à étendre son coeur et le bras de ses oeuvres saintes avec
tant de perfection, qu'elle arriva à coopérer à l'œuvre la plus grande et la
plus forte de la toute-puissance divine, qui fut l'incarnation du Verbe. De
quoi je parlerai plus amplement dans la seconde Partie, en déclarant les
préparations qu'eut notre Reine pour ce grand mystère. Et parce que la
délibération des grandes choses serait vaine si elles n'étaient exécutées,
c'est pour cela qu'il est dit que les doigts de celle femme forte prirent
le fuseau, nous voulant signifier par là que notre Reine exécuta tout ce
qui était le plus grand et le plus difficile, comme elle l'avait connu et
proposé dans sa très-droite intention.
(1) Prov., XXXI, 19,
417
Elle
fut en tout véritable, sans bruit et sans ostentation, n'ayant rien de cette
femme qui aurait la quenouille à sa ceinture sans la filer, et qui serait
oisive dans ces belles apparences : ainsi le texte ajoute
788. Elle a ouvert sa main
d l'indigent, et elle a étendu ses bras vers le pauvre (1). C'est une grande
force de la femme prudente et ménagère d'être libérale envers les pauvres, et
de ne se point abandonner avec faiblesse et lâcheté à la crainte qu'elle
pourrait avoir d'appauvrir par là sa famille, puisque le plus puissant moyen
d'accroître toutes sortes de biens est de distribuer avec libéralité celui de
la fortune aux pauvres de Jésus-Christ, qui sait et peut donner cent pour un,
même en cette vie présente (2). La très-sainte
Vierge distribua aux pauvres et au Temple celui que ses parents lui avaient
laissé, comme j'ai déjà dit; et outre cela elle travaillait de ses mains pour
seconder cette miséricorde, qui lui était naturelle; car si elle ne leur eût
fait part de sa propre sueur, elle n'aurait pas satisfait le pieux et libéral
amour qu'elle leur portait. L'on ne doit pas être surpris que l'avarice du
monde ressente maintenant tant de pauvreté dans les biens temporels, puisque
les hommes sont si pauvres de pitié et de miséricorde envers les nécessiteux,
qu'ils ne font servir qu'à la vanité immodérée ce que Dieu n'a fait et n'a
créé que pour l'entretien des pauvres et le remède des riches.
(1) Prov., XXXI, 20. —(2) Matth., X, 30.
418
789. Notre pitoyable Reine
et Maîtresse n'ouvrit pas seulement sa propre main
à l'indigent, mais elle ouvrit aussi celle du bras de Dieu tout-puissant, qui
semblait la tenir fermée en retenant le Verbe divin, parce que les mortels ne
le méritaient pas et s'en rendaient tous les jours plus indignes. Cette femme
forte lui fit étendre les bras et ouvrir les mains en faveur des pauvres
esclaves et affligés dans la misère du péché; et parce que cette nécessité,
s'étendant généralement sur tous, s'étendait aussi sur chacun en particulier,
c'est pour cela que l'Ecriture les comprend tous en les appelant indigent ou
pauvre au singulier, puisque tout le genre humain était un pauvre aussi
impuissant que s'il n'eût été qu'un seul. Ces mains de notre Seigneur
Jésus-Christ, étendues pour travailler à l'oeuvre de notre
rédemption , et ouvertes pour répandre les trésors de ses mérites et de
ses dons, furent en quelque façon les mains propres de la
très-pure Marie, parce qu'elles étaient de sou Fils, et que sans elle
le pauvre genre humain ne les aurait pas connues ouvertes, et pour plusieurs
autres raisons.
790. Elle ne craindra
point pour sa maison le froid ni la neige, parce que lotis ses domestiques ont
un double vêtement (1). Notre nature ayant perdu le soleil de justice et
la chaleur de la grâce et de la justice originelle, se trouva sous la glace du
péché, qui engourdit toutes les puissances, les rend paresseuses et
(1) Prov., XXXI, 21.
419
les
empêche d'opérer le bien. De là naissent les difficultés dans la vertu, la
tiédeur dans les actions, l'inadvertance, la paresse, la légèreté, et d'autres
manquements innombrables; depuis le péché, nous nous trouvons glacés dans
l'amour divin, dépouillés et sans forces pour résister, aux tentations. Notre
auguste Reine fut exempte dans sa maison et dans son âme de tons ces
empêchements et de tous ces dommages, parce que tous ses domestiques, les
puissances intérieures et extérieures, furent garantis du froid du péché par
un double vêtement. L'un fut la justice originelle et les vertus
infuses , autre celles qu'elle acquit par elle-même
dès le premier instant qu'elle commença à opérer. La grâce commune qu'elle
eut, comme personne particulière, et celle que le Très-Haut lui donna,
singulièrement pour la dignité de Mère du Verbe, lui servirent aussi d'un
double vêtement. Je ne m'étends pas sur cette prévoyance dans le gouvernement
de sa maison, parce que ce soin peut être louable aux autres femmes, compte
étant nécessaire; maison la maison de la Reine du ciel et de la terre, il ne
fallut pas un double vêtement pour son très-saint
Fils, qui n'en avait qu'un; ni pour elle, ni pour son époux saint Joseph, non
plus, auxquels la pauvreté était le plus grand ornement et le plus doux abri.
791. Elle s'est fait un
vêtement d'un drap fort et bien tissu; elle se revêt de lin et de pourpre
(1). Cette
(1) Prov., XXXI, 22.
420
métaphore
déclare aussi l'ornement spirituel de cette femme forte, et cet ornement fut
un habit tissu avec force et avec variété, dont elle se servit pour se couvrir
entièrement et pour se défendre de la rigueur du temps, car c'est pour cela
qu'on fait des draps forts. La robe longue des vertus et des dons de l'auguste
Marie fut impénétrable à la rigueur des tentations et ù la violence de ce
fleuve que le grand dragon roux ou ensanglanté, que saint Jean vit dans
l'Apocalypse (1), jeta contre elle. Outre la force de ce vêtement, sa beauté
était admirable, aussi bien que la variété de ses vertus tissées, faisant un
même corps sans être supposées ou rapportées, parce qu'elles étaient comme
incorporées et comme converties en sa substance dès qu'elle fut formée en
grâce et en justice originelle. C'était là où l'on trouvait la pourpre de la
charité, le blanc de la chasteté, le céleste de l'espérance, avec toute la
variété des dons et des vertus qui la revêtaient et l'ornaient en même temps.
Cette couleur blanche et vermeille que l'Épouse prit pour l'humanité et la
divinité (2), la donnant pour marque de son Époux, fut aussi un des ornements
de Marie, parce que donnant au Verbe le vermeil de sa
très-sainte humanité, le même Verbe lui donna en échange la divinité,
non-seulement en les unissant dans son sein
virginal, mais en laissant en sa Mère plus de traits et plus de rayons de
cette même divinité qu'en toutes les créatures ensemble.
(1) Apoc., XII, 15. — (2) Cant., V, 10.
421
792. Son mari éclatera
de gloire dans les portes lorsqu'il sera assis avec les sénateurs de la terre
(1). Le jugement particulier de chacun se fait dans les portes de la vie
éternelle, et ensuite le général que nous espérons se fera, comme les
anciennes républiques le faisaient aux portes de la ville. Dans le jugement
universel, saint Joseph sera placé avec gloire parmi les nobles du royaume de
Dieu , parce qu'il aura un siége entre les apôtres
pour juger le monde, et il jouira de ce privilège en qualité d'époux de cette
femme forte qui est Reine de l'univers, et en qualité de père putatif du Juge
suprême. Notre Seigneur Jésus-Christ, qui appartient si étroitement à la
très-sainte Vierge, est reconnu pour souverain
Seigneur et pour Juge véritable et naturel dans le jugement qu'il fait et dans
celui qu'il fera des anges et des hommes. Et la Reine du ciel est participante
de cette excellence, parce qu'elle lui a donné la chair humaine par laquelle
il a racheté le monde, et le sang qu'il a versé pour le prix et pour la
rédemption des hommes. L'on connaîtra toutes ces vérités quand il viendra
faire le jugement universel avec une grande puissance, sans qu'il y ait alors
personne qui ne le connaisse et ne l'avoue.
793. Elle a fait un
linceul, et elle l'a vendu, et elle a donné une ceinture au
Chananéen (2). Ce soin laborieux de la femme
forte renferme deux grandes prérogatives de notre Reine : l'une est qu'elle
fut ce linceul
(1) Prov., XXXI, 23. — (2) Ibid.,
24.
422
si pur
et si grand, que le Verbe éternel y put être enveloppé en se rétrécissant
pourtant, et elle ne le vendit qu'au même Seigneur, qui lui donna en échange
son propre Fils , parce que toutes les créatures ensemble n'eussent pas eu de
quoi payer ce linceul de la pureté et de la sainteté de Marie , personne ne
pouvant être dignement son fils,que le Fils de Dieu même. L'autre est qu'elle
donna gratuitement la ceinture au Chananéen
descendant de Chanaan maudit de son père (1), parce que tous ceux qui furent
compris dans la première malédiction et qui se trouvèrent relâchés et dans le
désordre des passions et des appétits déréglés, purent se ceindre de nouveau
avec la ceinture que la très-pure Marie leur donna
en son Fils, premier-né et inique, et en sa loi de grâce, pour se renouveler,
se réformer et se ceindre. Les anges et les hommes réprouvés n'auront aucune
excuse, puisqu'ils ont tons eu de quoi se contenir et se ceindre dans leurs
affections désordonnées, comme les prédestinés le font en se prévalant de
cette grâce qu'ils ont reçue gratuitement de Marie, sans qu'elle leur en ait
demandé le prix pour la mériter ou pour l'acheter.
794. Elle est revêtue de
force et de beauté, et elle rira au dernier jour (2). La force et la
beauté font un autre vêtement qui orne la femme forte; la force la rend
inébranlable dans les souffrances et vigoureuse dans les opérations contre les
puissances de l'enfer;
(1) Gen., IX, 24. — (2) Prov., XXXI, 25.
423
la
beauté lui donne une grâce extérieure et un agrément admirable en tout ce
qu'elle fait. Notre Reine était aimable aux yeux de Dieu, des anges et des
hommes par ces deux excellences et par ces nouvelles qualités; elle n'était
pas seulement exempte de péché et de défaut, mais elle avait cette double
grâce qui la rendit si agréable et si estimable à l'Époux
, qui disait souvent qu'elle était fort belle et fort charmante en
toutes ses manières (1). Et où il n'y aura point de faute à reprendre, il n'y
aura par conséquent point de sujet de pleurer au dernier jour, lorsque nul des
mortels n'en sera exempt, excepté cette auguste Dame et son
très-saint Fils. Il seront et ils paraîtront tous
avec quelque péché dont ils eurent occasion de s'affliger et de se repentir;
et les réprouvés pleureront alors de n'avoir pas dûment pleuré les leurs avant
ce jour formidable, auquel cette femme forte sera joyeuse et riante dans la
reconnaissance de son bonheur incomparable, et de ce que la justice divine
s'exercera 'à l'égard des m¢chants et contre les rebelles à son
très-saint Fils.
795. Elle a ouvert la
bouche à la sagesse, et la loi de clémence est sur sa langue (2). C'est
une grande excellence de la femme forte, de n'ouvrir la bouche que pour
enseigner la sainte crainte du Seigneur et pour exécuter quelque oeuvre de
clémence. Notre Reine et Maîtresse accomplit cela avec une
très-haute perfection; elle ouvrit la bouche comme
maîtresse de
(1) Cant., IV, 1 et 7. — (2) Prov., XXXI, 26.
424
la
sagesse divine, quand elle dit au saint archange : Fiat
mihi secundum
verbum tuum (1) ;
et toutes les fois qu'elle parlait, c'était comme Vierge
très-prudente et remplie de la science du Très-Haut, pour l'enseigner à
tous et pour intercéder pour les misérables enfants d'Ève. La loi de clémence
était, comme elle y est et sera toujours, sur sa langue, en
qualité , de pitoyable mère de miséricorde; parce
que sa seule intercession est la loi inviolable d'où dépend notre remède dans
toutes nos nécessités, si nous savons l'émouvoir à ouvrir la bouche et à
remuer la langue pour le demander.
796. Elle a considéré
les sentiers de sa maison, et elle n'a point mangé son pain étant oisive
(2). Ce n'est pas une petite louange de la mère de famille, de dire qu'elle
considère attentivement toutes les voies les plus assurées pour en augmenter.
les biens; mais en cette divine prudence, la seule
Marie fut celle qui donna le modèle aux mortels, parce qu'elle seule sut
considérer, chercher et trouver tous les chemins et les sentiers les plus
abrégés de la justice par où elle pourrait arriver avec une plus grande sûreté
et avec plus de diligence à la Divinité. Elle acquit cette science dans un
degré si éminent, qu'elle surpassa tous les mortels et même les esprits
bienheureux. Elle connut et elle considéra le bien et le plus profond et le
plus caché de la sainteté, la condition de la faiblesse humaine, la tromperie
des ennemis, le péril du
(1) Luc, I, 38 . — (2) Prov., XXXI, 27.
425
monde et
tout le terrestre; et comme elle connut tout cela, elle opéra le bien qu'elle
connaissait sans manger son pain dans l'oisiveté, et sans avoir reçu en vain
ni l'âme ni la divine grâce (1); c'est pourquoi elle mérita ce qui suit :
797. Ses enfants se sont
levés et ont publié qu'elle était très-heureuse;
son mari s'est levé et l'a louée (2). Les véritables enfants de cette
femme forte ont dit de grandes et de glorieuses choses d'elle dans l'Église
militante, en la publiant pour très-heureuse entre
les femmes, et ceux qui ne se lèvent point et ne la publient pas, ne doivent
point être réputés pour ses enfants, ni pour savants, ni pour sages, ni pour
dévots. Mais quoiqu'ils aient tous parlé par les impulsions et par les
mouvements' de notre Seigneur Jésus-Christ Dieu et homme, son
très-saint Fils, et par ceux du Saint-Esprit, son
Époux; néanmoins, il semble que cet Homme-Dieu
qu'on doit appeler sien, se soit tu, et ne se soit point levé jusqu'à présent
pour la publier, par rapport au grand nombre des mystères et aux secrets
très-relevés de sa
très-sainte Mère, qu'il a tenus cachés. Et il y en a tant, que le
Seigneur m'a fait connaître qu'il réserve de les manifester dans l'Église
triomphante après le jugement universel, parce qu'il n'est pas maintenant
convenable de les déclarer tous su monde, indigne et incapable de tant de
merveilles. Ce sera là où Jésus-Christ, Fils de Marie, parlera, découvrant
pour sa propre
(1) Ps. XXIII, 4. — (2) Prov., XXXI, 28.
426
gloire
et celle de sa Mère , et pour la joie des saints, les prérogatives et les
excellences de cette Dame; et ce sera là que nous les connaîtrons : il nous
suffit maintenant de les croire avec vénération sous le voile de la foi et de
l'espérance de tant. de biens.
798. Beaucoup de filles
ont amassé des richesses, mais vous les avez toutes surpassées (1). On
appelle filles du Très-Haut toutes les âmes qui sont parvenues à sa
grâce , et tous les mérites, tous les dons et
toutes les vertus qu'elles ont pu acquérir par cette même grâce; et qu'elles
ont acquis en effet par son secours, sont les véritables richesses, car tout
le reste, qui appartient à la terre , en a injustement usurpé le nom. Le
nombre des prédestinés sera fort grand, Celui qui compte les étoiles par leurs
noms le, connaît (2). Mais la seule Marie a plus amassé que toutes ces
créatures ensemble, qui sont filles du Très-Haut et les siennes; et elle seule
sera la plus avancée, comme ayant la prérogative. d'être
non-seulement leur Mère en la grâce et en la
gloire, mais aussi en qualité de Mère du même Dieu, parce que selon cette
dignité elle surpasse toute l'excellence des plus grands saints; ainsi la
grâce et la gloire de cette Reine surpasseront tout ce que les prédestinés en
ont et en pourront avoir. Et parce que les avantages extérieurs et apparents
que les femmes estiment si fort, sont vains en elle en comparaison de la grâce
intérieure et
(1) Prov., XXXI, 29. — (2) Ps., CXLVI, 4.
427
de la
gloire qui répond à cette grâce, c'est pour cela que le texte ajoute :
799. La grâce est
trompeuse, et la beauté est vaine; la femme qui craint le Seigneur est celle
qui sera louée. Donnez-lui du fruit de ses mains, et que ses oeuvres la louent
dans les portes (1). Le monde attribue faussement la grâce à plusieurs
choses visibles qui ne l'ont pas, n'ayant de la grâce et de la beauté que ce
que la fausse opinion des ignorants leur donne, comme sont l'apparence des
bonnes oeuvres en la vertu, l'agrément ou l'éloquence dans les paroles douces,
un certain brillant dans les entretiens et dans les manières; on appelle aussi
grâce la bienveillance des grands et du peuple. Tout cela n'est que tromperie
et fausseté, comme la beauté de la femme, qui s'évanouit en peu de temps.
Celle qui craint Dieu et qui enseigne à le craindre, celle-là mérite avec
justice la louange des hommes et du même Seigneur. Et parce qu'il la veut
louer lui-même, il dit : Qu'on lui donne du fruit de ses mains, remettant sa
louange à ses grandes oeuvres exposées à la vue de tous, afin qu'elles-mêmes
soient ses panégyristes, car il importe fort peu que les hommes louent la
femme qui est noircie par ses propres actions. C'est pourquoi le Seigneur veut
que celles de sa très-sainte Mère soient
manifestées aux portes de sa sainte Église, et qu'elles soient publiées autant
qu'il sera possible et convenable dans la vie présente, réservant, comme j'ai
dit, la plus grande
(1) Prov., XXXI, 30 et 31.
428
gloire
et la plus grande louange pour l'autre, où elles dureront pendant tous les
siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Instruction de la Reine du ciel.
800. Ma fille, vous avez
une grande doctrine pour votre conduite dans ce chapitre, et quoique vous
n'ayez pas écrit toute la substance qu'il renferme, je veux pourtant que vous
graviez dans le plus profond de votre cœur, et que par une loi,inviolable
vous exécutiez en vous-même et ce que vous en avez déclaré et ce que vous en
laissez dans le secret. Pour cela il faut que vous soyez recueillie dans votre
intérieur, oubliant tout le visible et le terrestre, et que vous soyez
très-attentive à la divine lumière qui vous
assiste et qui défend toutes vos puissances par un double vêtement, afin que
vous ne ressentiez ni le froid ni la tiédeur dans la perfection, et que vous
résistiez aux mouvements déréglés des passions. Ceignez-les, ma fille, et ayez
soin de les mortifier par la ceinture de la crainte du Seigneur; et étant
éloignée des choses apparentes et trompeuses, élevez votre entendement, et
considérez avec attention les voies de votre intérieur, et les sentiers que
Dieu vous a enseignés pour le chercher dans votre secret et pour le trouver à
travers les périls des embûches. Et ayant
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une fois
goûté la douceur du trafic du ciel, ne permettez pas que la divine lumière qui
vous enflamme et vous éclaire dans les ténèbres, s'éteigne dans votre
entendement par votre négligence. Ne mangez pas le pain dans l'oisiveté, mais
travaillez sans cesse, et vous mangerez le fruit de vos travaux ; et étant
renforcée en Dieu, vous ferez des oeuvres dignes de son bon plaisir, et vous
courrez après l'odeur de ses parfums jusqu'à ce que vous parveniez à sa
possession éternelle. Ainsi soit-il.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
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