Édition
numérisée en l’honneur de
(+) M. le Chanoine
Georges Delavy
DE L'HOSPICE DES
MONT ET COLONNE-JOUX
SA NAISSANCE,
SA PREMIÈRE ÉDUCATION.
CONSTERNATION
AU CHATEAU DE MENTHON.
COMMENT
BERNARD SE PRÉPARE A L'ŒUVRE DES MISSIONS.
COUP D'OEIL
SUR L'ANCIEN MONT-JOUX.
SAINT BERNARD
RENVERSE LA STATUE DE JUPITER SUR LE MONT-JOUX.
SAINT BERNARD
RÉTABLIT L'HOSPICE DE MONT-JOUX.
VOYAGE DU BARON
ET DE LA BARONNE DE MENTHON A MONT-JOUX.
MORT DES
PARENTS DE SAINT BERNARD.
VOYAGE DE SAINT
BERNARD A ROME.
CANONISATION
DE SAINT BERNARD. —DÉVOTION AU SAINT.
CATALOGUE DES
PRÉVOTS DU GRAND-SAINT-BERNARD.,.
CANTIQUE A
SAINT BERNARD DE MENTHON POUR LE PÈLERINAGE À SON BERCEAU
PAR
UN CHANOINE DU
GRAND-SAINT-BERNARD.
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PARIS
VICTOR PALMÉ,
LIBRAIRE-ÉDITEUR,
RUE SAINT-SULPICE,
22.
1862
APPROBATION DE
MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE SION.
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PIERRE-JOSEPH DE PREUX, par la,
grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, Evêque de Sion :
L'ouvrage intitulé: Vie de
Saint Bernard de Menthon, Archi-diacre d'Aoste, fondateur. des
Hospices de Mont et Colonne-Joux, par un Chanoine du Grand-Saint-Bernard,
ayant été soumis à notre censure, nous l'avons fait examiner; et sur le rapport
qui nous a été fait qu'il ne contenait rien de contraire à la doctrine de
l'Église, et qu'il était propre à nourrir la piété des fidèles, nous approuvons
cet ouvrage et en permettons l'impression.
Nous sommes heureux de voir qu'un
membre de l'illustre Congrégation des chanoines réguliers du Mont-Joux, à
laquelle revenait naturellement cette tâche, ait entrepris de rendre plus
vulgaire, chez nous surtout, la vie d'un Saint, restaurateur, sinon fondateur
d'une institution religieuse , qui par sa renommée
plus qu’européenne, est une des principales gloires de notre diocèse et de
notre patrie.
Sion , 23 octobre 1861.
+ PIERRE-JOSEPH, Évêque
de Sion.
———————————————
DÉCLARATION.
Conformément au décret d'Urbain
VIII, 1625, nous déclarons que les miracles que nous publions dans cette édition
de la vie de saint Bernard de Menthon ne doivent être regardés que comme des
faits merveilleux reposant sur un témoignage humain ,
en dehors de l'autorité de l'Église, pour laquelle nous professons le plus
profond respect et la plus entière soumission. Nous déclarons aussi que nous
n'avons point l'intention de faire décerner à cet illustre Saint, un autre
culte que celui qu'on lui rend aujourd'hui, mais que nous nous en rapportons à
l'autorité de l'Église dont nous ne voulons pas prévenir le jugement.
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Parmi les Saints glorifiés de
Dieu dans le le siècle, Bernard de Menthon a laissé un nom cher et vénéré,
particulièrement en Savoie. Là surtout, dans nos montagnes où il a vécu, où sa
mémoire est restée, où les belles traditions de sa vie se sont perpétuées, où
tant de miracles ont été opérés sur son tombeau , où
des faveurs si extraordinaires s'obtiennent par son invocation, on demandait
avec instance une histoire simple et intéressante, qui pût accroître encore,
s'il est possible, dans les pieuses populations, le souvenir du Saint qu'elles
regardent comme un de leurs puissants protecteurs. La dévotion à saint Bernard
était devenue si générale, les peuples avaient un si grand. désir
de connaître , son origine; ses oeuvres , ses vertus, gaie depuis le
commencement du XVIIe siècle, on vit paraître plusieurs Notices biographiques
et plusieurs Vies imprimées en français et en italien. Les exemplaires de ces
pieux ouvrages publiés en français jusqu'ici, sont si rares, qu'on peut dire
qu'il n'en existe plus. Aussi, la piété des fidèles ne faisant que s'accroître,
il était devenu nécessaire de les reproduire ou de composer une nouvelle
biographie; le public chrétien le demandait avec instance et nous ne devions
pas rester plus longtemps sourds à de si pieux et à de si louables désirs.
C'est bien aux chanoines du Grand-Saint-Bernard qu'il appartient de faire
connaître leur .saint fondateur, d'en publier les oeuvres et les vertus; d'en
conserver et d'en propager le culte parmi les fidèles.
En faisant réimprimer la vie de
saint Bernard, rédigée par Jean-Claude Le Grana, et imprimée à Fribourg en
Suisse, en 1745, nous eussions peut-être satisfait à tant de voeux; mais un
motif nous a arrêté. A combien de reproches ne nous serions-nous pas exposés de
la part des personnes qui cherchent la vérité dans l'histoire, et qui demandent
des preuves ! Les légendes , les vies de saint Bernard
sont loin d'être d'accord sur l'époque précise où il a vécu. Quelques auteurs
pensent qu'il mouruten1007 ; la plupart en 1008. Ceux qui le font contemporain
de saint Grégoire VII et de l'empereur Henri IV, ne le font mourir qu'en 1086
ou 1108. Il fallait aborder la difficulté. La tâche était ardue; nous n'aurions
pas osé entreprendre d'éclairer ce point d'histoire, si M. le chanoine Gal,
aujourd'hui prieur de l'insigne collégiale des saints
Pierre et Ours, ne nous était venu en aide. Si nous avons eu l'avantage de
posséder une copie fidèle de toutes les légendes manuscrites connues jusqu'ici,
de toutes les notices biographiques et des vies publiées tant en français qu'en
italien, nous le devons à l'obligeance de M. Gal. Nous regrettons que ce savant
ecclésiastique n'ait pu, pour raison de santé, revoir et retoucher lui-même la
vie de notre saint fondateur; le public y aurait gagné sous tous; les rapports.
Cette histoire étant destinée
principalement aux fidèles des diocèses qui avoisinent nos Alpes et que saint
Bernard a plus particulièrement parcourus, nous avons tâché de rester fidèle à
la forme du style des biographes précédents, comme étant plus à la portée du
peuple et du grand nombre de lecteurs auxquels ce livre est destiné. Si nous
avons omis quelques traits et quelques dialogues qui ne se trouvent que dans
les dernières publications, c'est parce que nous avons voulu nous en tenir
scrupuleusement aux manuscrits plus anciens, et, lorsque ceux-ci nous faisaient
défaut, dans notre crainte de rien hasarder, nous avons consulté la tradition,
nous bornant aux faits sur lesquels les biographies sont généralement d'accord.
Nous désirons que ce petit
ouvrage, tout imparfait qu'il est, agrée au publie ; nous souhaitons qu'il
contribue à l'honneur de notre sainte religion, que les fidèles trouvent dans
saint Bernard de Menthon un parfait modèle à imiter, et n'oublient pas qu'ils
ont au ciel, dans la personne de ce grand saint, un puissant intercesseur à
invoquer.
|
Au Xe siècle, vers les derniers
temps de la dynastie carlovingienne, quand la société était affligée de grands
déchirements; que les invasions des Normands désolaient les provinces de
France, et que les scandales n'étaient pas épargnés à l'Eglise, Dieu, qui a
promis d'être avec les siens jusqu'à la fin des siècles, ne laissa pas de
susciter dans la chrétienté de grands saints qui enseignèrent aux peuples à
lever les yeux vers le ciel, à attendre ses grâces, à laisser passer les
afflictions, à ne pas prendre la figure du monde pour la demeure permanente, à
souffrir avec patience les douleurs du temps en vue de l'éternité.
Celui dont nous avons à raconter
l'histoire, Bernard de Menthon, naquit en 923, au temps du roi Raoul, dans le
château que l'on voit encore aujourd'hui sur la colline qui domine la rive
septentrionale du lac d'Annecy. Son père, le baron Richard, n'était pas moins
distingué par ses qualités personnelles que par sa naissance et sa fortune;
Bernoline, sa mère, était de [2] l'ancienne et illustre famille de Duin ; par
ses parents , les seigneurs de Val d'Isère, vicomtes
de Tarentaise , elle descendait, dit-on, du comte Olivier de Genève, pair
de France.
Le jour où Bernoline mit au monde
son premier-né, fût un jour dé bénédiction pour les époux, un jour de joie pour
leurs parents et leurs amis.
On s'empressa de faire renaître
spirituellement par le baptême l'enfant reçu du ciel, et rien ne fut négligé
pour cette auguste solennité. On choisit pour parrain
le chevalier Bernard, frère germain de Richard et seigneur de Beaufort, qui
désira donner son nom à l'enfant dont il avait accepté la paternité devant
Dieu.
Le chanoine Richard, qui le
premier a écrit les principaux traits de la vie du saint, lui applique ce que
le prophète Isaïe dit de lui-même: Que le Seigneur l'avait appelé à son service
dès le sein de sa mère et que dès ce moment il l'avait prédestiné à être un
saint (1). On peut dire en effet que, dès le jour de sa naissance, Bernard
donna des signes non équivoques de la haute sainteté à laquelle il était
appelé. Il ne fournit jamais à sa mère ni à sa nourrice la moindre occasion
d'ennui ou d'impatience. Le doux sourire qu'il portait sur ses lèvres,
présageait son caractère futur. A mesure que les traits de son visage se
caractérisaient, ils révélaient en lui une beauté et des attraits qui ne permettaient
pas qu'on le vit sans l'aimer. A tous ceux qui
s'approchaient de son berceau, ou qui le prenaient dans leurs bras, il offrait
ses caresses enfantines. Ainsi s'annonçaient la grandeur et l'aménité de cette
âme d'élite. Nous ne saurions en
1. In
ipso poque utero inclytte Bernolyna; sanctificatus.
3
être surpris, lorsque nous apprenons de saint Ambroise que
l'Esprit-Saint ne tarde pas à faire sentir sa présence par les effets surnaturels
qu'il produit dans les âmes où il a fixé sa demeure. Quelle joie pour Bernoline
de voir se développer dans son fils cette action merveilleuse de l'Esprit
divin ! Souvent, pendant le jour, elle remarquait les regards de Bernard
fixés vers le ciel, ses petites mains jointes dans l'attitude de suppliant,
tandis que ses lèvres, par un mouvement spontané, semblaient balbutier quelque
prière. La baronne attendait avec impatience le moment où son fils commencerait
à formuler des mots, pour lui enseigner la plus expressive et la plus sainte
des prières, l'Oraison dominicale, avec quelques invocations. de la sainte Vierge. En nourrissant sa propre piété par la
lecture de bons livres, la vertueuse mère enseignait, par son propre exemple, à
son enfant à rechercher la nourriture spirituelle qu'on ne savoure point encore
à cet âge sans une faveur spéciale. Tout enfant, Bernard désirait ardemment de
savoir lire; en voyant un livre entre les mains de sa mère ,
il voulait l'avoir et demandait qu'on lui enseignât à en faire usage. Si
parfois les larmes coulaient sur ses joues, c'était lorsqu'on ne se rendait pas
à ses voeux, ou qu'on lui ôtait les livres de piété, qui étaient sa joie, même
avant qu'il fût en état de les comprendre, Bernoline, qui ne perdait jamais de
vue l'objet de sa tendresse, se faisait un plaisir aussi bien qu'un devoir de
seconder les pieuses inclinations de son fils. Le premier soin d'une mère
chrétienne est de contribuer à donner la vie de la grâce à ses enfants.
L'Esprit de sagesse est celui qui doit naître en nous dès l'aurore de la vie,
et qu'il faut inculquer dès la plus tendre enfance, [4] pour faire germer dans
le coeur l'habitude précoce de la piété et de la vertu. Nous voyons avec quelle
scrupuleuse attention la baronne s'est acquittée de cette obligation, puisque , à l'âge de trois ans , Bernard lisait déjà
facilement, et qu'à sa quatrième année, son âme paraissait sentir les douceurs
d'un entretien familier avec Dieu.
Comme dans la plupart des
châteaux, il y avait dans celui de Menthon une chapelle où l'on célébrait tous
les jours la sainte messe. Dans ces temps de luttes, les seigneurs ne mettaient
pas moins de gloire à obéir à la voix de la religion, qu'à saisir les armes
pour défendre leur honneur attaqué. L'occupation favorite du jeune Bernard
était de pourvoir à ce qui est nécessaire au saint Sacrifice; il servait tous
les jours la Messe sous les yeux de sa mère, et il le faisait avec une modestie
et un recueillement angéliques. Il joignait au profond respect pour les
ministres des autels une si grande soumission envers ses parents, qu'il mettait
toute son application à deviner leurs volontés et à prévenir leurs désirs. Tout
semblait dire au baron qu'il ne devait rien négliger pour l'instruction et
l'éducation d'un fils qui., se poussant de lui-même
vers le bien, donnait de si belles espérances.
Richard, sachant s'élever
au-dessus des idées de son siècle et donnant autant de prix à l'instruction
religieuse. que d'autres en donnent à l'art militaire
et aux exercices chevaleresques, veut que son fils devienne le soutien et la
gloire dé la famille, qu'il puisse se distinguer dans le barreau et sur le
champ de bataille. En même temps qu'il l'exerce à la gymnastique, il lui
assigne chaque jour des heures fixes pour la culture de l'esprit. [5] Dès l'âgé
de six ans, Bernard sait tracer toutes les lettres, et commence à joindre les
syllabes pour former lés mots. A mesure que sa voix s'affermit, il s'essaye
dans le chant des hymnes et des cantiques, affrontant avec courage les
difficultés que la musique sacrée offrait à cette époque. Son cœur s'unit. à sa voix harmonieuse pour chanter les louanges du Seigneur.
Son père voyant avec grand plaisir cette application extraordinaire, désirait
aussi trouver dans son fils le même goût pour monter à cheval, pour manier les
armes et se revêtir du costume des jeunes chevaliers. Bernard, se sentant
intérieurement. poussé vers une carrière bien
différente de celle où ses parents voudraient le retenir, revenait à ses
occupations favorites aussitôt que les exercices gymnastiques étaient terminés.
Il consacrait ses moments de liberté à transcrire des psaumes, des leçons et
autres parties de l'office divin, qu'il récitait en assistant avec piété, avec
joie aux saintes cérémonies. Dés lors tout ce qu'il trouve de saint, de pieux
dans la vie des Confesseurs, dans leurs pratiques de dévotion
, dans leurs mortifications et leurs pénitences, excite en lui un ardent
désir de les imiter et de marcher sur leurs traces. Dans sa septième année, il
s'impose des austérités qu'il n'abandonne plus. On peut juger d'avance à quel
degré de sainteté parviendra cet enfant conduit par une main invisible, doué de
si grandes qualités et de si belles dispositions.
Ses parents, voyant la
pénétration de son esprit et la précoce maturité de son jugement, crurent que
le moment de lui donner un précepteur était arrivé. Trouver un homme qui réunit
toutes les qualités nécessaires pour former l'esprit et le coeur d'un jeune
homme, ce n'était [6] peut-être pas plus facile alors qu'aujourd'hui. Nourrir
et fortifier dans le cour de Bernard l'esprit de la religion, l'initier et le
diriger dans les belles-lettres, le former à l'usage du monde, lui donner en un
mot l'éducation que demandaient son rang et sa condition, tel était le désir de
ses parents. Mais la Providence, qui gouverne tout et dispose de tout selon ses
desseins , les délivra bientôt de leur anxiété.
Un gentilhomme étranger, faisant
le charme de tout le monde, se trouvait depuis quelque temps dans les environs
de Menthon. Ses manières nobles, ses vastes connaissances, sa parole
entraînante lui conciliaient l'estime et le respect des personnes dit plus haut
rang. Ce qui rehaussait encore beaucoup le mérite de Germain; c'était sa
modestie, la pureté de ses moeurs , sa conduite
régulière et exemplaire. La tradition porte qu'il appartenait à une illustre
maison de Flandre, qu'il avait quitté ses parents et sa patrie pour vivre
inconnu et ne s'occuper que du salut de son âme. Richard et Bernoline,
connaissant par eux-mêmes et par les renseignements qu'ils avaient pris, les
belles qualités de Germain, l'appelèrent à la charge importante de précepteur
de leur enfant. Cette tâche délicate, Germain en comprend toute la portée; mais
il peut prévoir d'avance que la docilité du disciple et son goût pour l'étude
la lui faciliteront merveilleusement.
Bernard fit, sous les yeux de ses
parents, des études telles qu'on les faisait alors (1). Ses rapides progrès
furent
1. Les manuscrits semblent dire qu'il fréquentait une
école publique. Peut-être y avait-il un collège au village de Menthon , à Annecy-le-Vieux ou dans la proximité?
7
en rapport avec son application et
avec les soins du précepteur. Tandis que celui-ci s'attache à développer les
heureuses dispositions de son élève, Richard se félicite d'avoir confié
l'éducation de son enfant à un si habile maître. Les objets politiques, le
thème le plus ordinaire des entretiens dans les. châteaux,
attiraient souvent l'attention du baron; et comme c'était là sa conversation
favorite, il ne voulait pas non plus que Bernard y demeurât étranger. Germain
dut condescendre aux désirs du père, consacrer à l'histoire les moments de
récréation, et raconter à son jeune élève les faits mémorables de l'époque et
surtout ce qui se passait à la cour de Rodolphe II, alors roi de Bourgogne.
Bernard, toujours disposé à faire, autant que possible, la volonté de son père,
écoute ces narrations uniquement pour ne pas lui déplaire; mais rien au monde
ne l'intéresse et ne le charme autant que la lecture des livres sacrés,
l'histoire de la religion et les traits édifiants de la vie des Saints. C'est à
ces sources pures et vivifiantes qu'il veut s'abreuver; c'est de ce côté qu'il
cherche sa voie, pour correspondre à la grâce divine, qui déjà agissait bien
vivement sur son jeune coeur.
Bernard était encore au château
de Menthon, lorsqu'il prit saint Nicolas, évêque de Myre, pour son protecteur
spécial auprès de Dieu et qu'il se le proposa pour modèle. Nous jugeons
convenable d'entrer ici dans quelques détails sur le saint patron de la jeunesse,
sur saint Nicolas. Longtemps avant la translation de ses reliques à Bari, la
réputation de sa sainteté et le bruit de ses miracles étaient déjà répandus
dans l'Occident. Cette translation n'a été faite que le 9 mai, en 1087, selon
le martyrologe d'Usuard. Plus de deux siècles auparavant, [8] le saint évêque
de Myre jouissait d'une grande vénération; partout dés églises s'élevaient en
son honneur. On voit, par l'histoire de la translation de son corps dans le
royaume de Naples, qu'il n'y a point de saint qui ait obtenu un culte plus
général dans toute l'étendue de ce royaume. Dès la plus tendre enfance, saint
Nicolas a été un modèle d'innocence et de vertu; on trouvait en lui un talent
tout particulier pour initier le premier âge à la piété et à l'amour du
Seigneur. A cause de ses rares vertus et de sa grande charité pour le salut des
âmes, dans un grand nombre de diocèses on l'a invoqué comme protecteur de
l'enfance et des jeunes étudiants. Nous ne saurions préciser le temps où l'on a
commencé à fêter le jour de saint Nicolas (6 décembre) dans les petites écoles
et dans les collèges. Doglio juge que cette pieuse habitude remonte à des temps
très-reculés. En ce jour de fête , les étudiants se
rendaient processionnellement à l'église pour y entendre la messe. A la
cérémonie religieuse, succédait une instruction familière sur la vie du Saint;
le prédicateur engageait ces jeunes gens à se mettre sous sa protection et à le
prendre pour modèle de tous leurs actes. -Notre Bernard n'avait pas besoin de
ces exhortations pour soumettre son coeur et son esprit à saint Nicolas; le
simple exposé de la vie de ce grand évêque était plus que suffisant pour lui
faire prendre la résolution de l'imiter et de marcher toujours sur ses traces.
Bien qu'il n'y eût pas, à
proprement parler, d'universités au Xe siècle, et que ces grandes institutions
ne remontent qu'au XIIIe siècle, il y avait alors de grandes écoles dont la
célébrité était universelle dans le inonde, et surtout l'école de Paris, fondée
par Charlemagne en 792. Elle se recommandait par la réputation de ses maîtres
et par la nombreuse affluence de jeunes gens qui , de
toutes les parties de l'Europe, venaient y puiser la science, se former aux
usages de la vie et achever leur éducation. Persuadé que son fils figurerait
avantageusement dans cette brillante jeunesse, le père, impatient de tout
retard, vient annoncer à son fils qu'il va commencer le cours complet des
études qui avaient lieu à cette époque. Cette nouvelle attrista le cœur de
Bernard. S'éloigner de parents tendrement aimés; quitter le manoir solitaire de
Menthon, pour s'aventurer dans le tourbillon d'une si grande ville; entrer, si
jeune encore, dans un monde si rempli de séductions, c'était faire en quelque
sorte violence à ses inclinations autant qu'à ses habitudes. Mais il ne sait
rien refuser à des parents chéris , dont il respecte
les volontés, et Bernard reçoit leurs ordres comme venant du ciel.
Quoique Bernoline partageât
entièrement les vues de son époux., elle ne vit
approcher qu'avec une anxiété toujours croissante le moment fatal d'une
séparation [10] qui devait durer plusieurs années. Quel vide dans le château,
quand on n'y verra plus celui qui en est la vie et le plus bel ornement !
Le cœur de cette mère tendre est plongé dans un abîme de douleurs, quand elle
se voit séparée du cher objet de tant de sollicitudes. A qui prodiguera-t-elle
ses soins et ses caresses, qui lui faisaient passer des moments si doux, si
pleins de consolations? Pour longtemps, elle ne verra plus la figure angélique
de son cher fils; elle n'entendra plus sa voix répandant le bonheur dans toute
la maison; elle sera privée du contentement de voir jour par jour les progrès
de son enfant dans la vertu et dans les sciences humaines. Une autre pensée
bien plus affligeante vient aussi agiter son cœur maternel : elle tremble à la
vue des écueils sans nombre qui se rencontrent surtout dans les grandes villes
et contre lesquels l'innocence vient trop souvent faire naufrage.
Rassurez-vous, pieuse mère, et cessez de vous affliger; vos exemples, comme vos
leçons, sont à jamais gravés dans lé coeur de votre fils, la vertu y a jeté de
trop profondes racines pour que l'air de Paris puisse la ternir ; l'éducation
religieuse de Bernard est faite , vous le verrez
revenir comme il est parti, plus grand de science, il est vrai, mais toujours
pur et n'ayant pas altéré (innocence baptismale.
Les manuscrits s'étendent
très-peu sur le séjour de saint Bernard à l'étranger. Ils ne parlent que de la
facilité avec laquelle il acquit les plus belles connaissances. Il fit des
progrès si rapides dans les arts libéraux , comme on
s'exprimait alors, qu'en peu de temps il laissa ses condisciples à une grande
distance. Cette extraordinaire aptitude pour les sciences, jointe aux
connaissances premières qu'il possédait déjà, lui procura la maîtrise
[11] plus tôt qu'on n'eût osé l'espérer. Alors, après avoir appris tout
ce que l'on savait de droit à cette époque, il aborda la plus haute des
sciences, la théologie, et il y obtint les plus grands succès.
Il faut remarquer, à la louange
de Bernard, que malgré les objets divers auxquels il dut s'appliquer, il
n'abandonna jamais ses exercices de piété. Sa ferveur, au contraire, prenait de
jour en jour de nouveaux accroissements, et l'amour divin s'allumait de plus en
plus dans son cœur. L'innocence est exposée à tant de périls dans les écoles
publiques, et surtout au milieu d'une capitale ! A l'exemple de Tobie, qui
demeure fidèle, au milieu de la corruption de Ninive, Bernard garda son cœur
avec tant de vigilance, que jamais le poison impur ne pénétra dans ce
sanctuaire. Les divertissements du monde n'avaient aucun attrait pour lui ;
pendant que d'autres couraient aux plaisirs, Bernard prenait le chemin de
l'église pour s'y entretenir avec Dieu; ou bien il se retirait dans sa chambre
pour lire l'ancien et le nouveau Testament, les livres des saints Pères et la
vie des Saints. Il faisait une grande attention sur lui-même pour se défendre
de tout mal; il savait très-bien que la chasteté est une fleur dont le moindre
souffle, un simple regard, peut ternir la beauté, et comme il avait appris que
cette fleur ne croît et ne se maintient que sur le terrain de la mortification,
il évitait avec un grand scrupule tout. ce qui aurait
pu porter la plus légère atteinte à cette inestimable vertu. Il y a lieu de
croire qu'à Paris, au milieu d'écueils sans nombre, il doubla les austérités
qu'il s'était imposées à Menthon. Le manuscrit dont
nous nous servons exprime en deux mots la persévérance de Bernard et ses
progrès, [12] non-seulement dans les sciences, mais aussi dans la perfection chrétienne(1). Pour le jeune et pieux élève de Menthon,
nulle science n'avait autant d'attrait que celle de la perfection.:
le même manuscrit en fait foi. Chaque jour il croissait en grâce et en
sainteté. Doué de brillantes qualités, il gagna aisément l'esprit et le coeur
de ses condisciples ; plusieurs d'entre eux furent animés des mêmes sentiments
et le montrèrent plus tard dans leur vie. C'est leur admiration qui a commencé
la tradition de ses vertus ; ils ont transmis les premiers à la postérité
quelle avait été, dès les années de sa jeunesse, la prédilection de saint
Bernard pour les choses du ciel. On raconte d'admirables effets de la grâce
dans cette âme que Dieu lui-même avait préparée et tournée vers lui. Il se
plongeait dans la contemplation des mystères divins et mesurait la profondeur
de la chute et de la misère de l'homme par l'abaissement auquel un Dieu s'était
soumis pour le racheter. Son esprit, en contemplant la grandeur et. la beauté de Dieu, tombait en ravissement; et , comme s'il
eut pressenti la mission dont il serait un jour chargé, auprès des habitants
des Alpes; il commençait dès lors à rappeler à ses compagnons d'étude les
maximes de l'Evangile, pour les détourner du vice et pour allumer dans leur
coeur le feu divin de la vertu.
1. In
sanctitate persistens, studiosus valde.
13
Bernard, unique héritier d'un nom
illustre et d'une grande fortune, n'ignorait point les intentions de ses
parents sur son avenir. Richard , fier d'avoir un fils
unissant aux qualités extérieures, la vertu , la science et les plus heureuses
dispositions, ne négligeait rien pour lui frayer le chemin à une brillante
carrière dans le monde. Voir son fils en faveur auprès de son Souverain,
occuper un emploi élevé dans l'état, commander une armée, contracter une
alliance illustre; se voir lui-même entouré, dans sa vieillesse, d'une
nombreuse et florissante postérité, c'était le rêve du baron ; un tel avenir
aurait mis le comblé aux prospérités de sa vie. Mais c'est en vain que l'on
cherche à attirer de ce côté l'attention de Bernard; à toutes les propositions
qui lui sont faites, il se renferme dans un silence absolu, il ne donne qu'une
réponse évasive; son air embarrassé ne satisfait point la confiance de ses
parents. Jamais Bernard ne s'est senti d'attraits pour le monde; ce que l'Evangile
et les Pères de l'Eglise lui en disent, ce qu'il voit de ses propres yeux à
Paris, lui en décèle les dangers et en détourne son coeur de plus en plus. E se
le représente comme une mer orageuse prête à engloutir ceux qui s'y
hasardent. Tant de souverains, tant de personnages illustres par leur
naissance, par leur fortune , par leurs talents et par
la science , [14] l'auraient-ils quitté, ce monde, s'ils n'eussent reconnu le
danger de s'y perdre, et la difficulté d'y faire leur salut? Unit Dieu dès sa
plus tendre enfance, c'est le service de Dieu qu'il veut choisir pour l'unique
part de son héritage. Dieu habite par préférence dans l'âme des Vierges;
Bernard embrassera le saint état de virginité. C'est le premier pas qu'il doit
faire vers le sanctuaire auquel il se sent appelé.
Dans la crainte que cet élan ne
soit moins une inspiration du ciel, qu'une illusion du démon, ou l'effet d'une
ferveur passagère, avant de se lier définitivement, il va consulter son
directeur spirituel, puis son précepteur en qui il a toute confiance et qu'il
regardé comme son meilleur conseil après son ange gardien.
A la première ouverture que
Bernard lui fait de ses dispositions, Germain montre une, grande surprise et
une désapprobation qu'il doit. motiver. Il commence par
lui peindre la juste douleur de ses parents en se voyant abandonné de leur
fils, quand ils ont le plus besoin de son secours. Embrasser un état contre
leur volonté, sans même les consulter, serait manquer de soumission, serait
méconnaître ce. qu'ils ont fait pour lui jusqu'ici.
Leur désir de l'avoir toujours auprès d'eux, de se voir revivre en lui et dans
sa postérité, est trop conforme à la voix de la nature et à leur position, pour
qu'un enfant bien élevé ne fasse pas, à de tels parents, le sacrifice d'inclinations
peut-être mal fondées. Ce serait s'abuser de croire qu'on ne puisse pas se
sanctifier dans le siècle. Combien de saints ne pourrait-on pas citer qui n'ont
jamais abandonné le monde, qui ont sacrifié leur existence pour donner au monde
l'exemple des vertus à la fois chrétiennes et civiles ,
[15] pour lutter avec de constants efforts et s'opposer autant qu'il
était en eux , et avec un indomptable courage , au torrent de la corruption? Le
monde a besoin de magistrats éclairés et de juges intègres; le souverain a
besoin de guerriers fidèles et courageux. En le faisant naître de parents
illustres, Dieu ne l'aurait-il pas destiné à quelque grande mission? En restant
dans le siècle et en y pratiquant les vertus compatibles avec la profession des
personnes de son rang, il atteindra le double but, il lui sera donné de se
sanctifier lui-même et de contribuer au salut des autres.
La virginité est l'héroïsme de la
vertu : d'un homme mortel elle fait un ange; mais elle est le privilège de
quelques âmes choisies. Saint Paul , exaltant
l'excellence de cette vertu et recommandant à tous la chasteté, a soin de dire
que Dieu n'impose la virginité à personne. Le prêtre est l'homme. de Dieu, le dispensateur de ses mystères, son ministre sur
la terre :'fonctions sublimes qui, en l'élevant au-dessus des autres mortels,
font peser sur lui la plus grande responsabilité. Aspirer au sacerdoce sans y
être appelé de Dieu comme Aaron, c'est se fourvoyer, c'est tomber dans les
piéges que le- démon tend à un faux zèle et à l'orgueil. Tel se serait sauvé
dans le monde, qui a fait naufrage dans le sanctuaire. Voilà quels furent les
arguments du sage gouverneur; il finit en lui conseillant de ne pas se lasser
de réfléchir, de rie pas se lier sans avoir pris l'avis de son directeur spirituel , et surtout sans avoir humblement demandé à Dieu
la grâce de l'éclairer sur sa vocation.
Un pareil langage dans la bouche
d'un homme qui avait la plus profonde aversion pour le monde, et ne [16]
cessait de louer le courage ainsi. que le bonheur des
jeunes gens qui embrassaient l'état ecclésiastique ou qui entraient en
religion, ce langage, disons-nous, dut surprendre Bernard. C'est que Germain,
connaissant les intentions du baron Richard, devait se mettre à l'abri de tout
reproche et laisser à l'Esprit-Saint la tâche d'accomplir son ouvre. En voyant
le goût. de Bernard pour la retraite, son application
à l'étude de la théologie, son assiduité à fréquenter les sacrements, à
s'acquitter des diverses pratiques de dévotion qu'il s'était imposées, Germain
ne doutait presque pas de la vocation de son disciple. Mais il se devait à
lui-même, il devait à Richard et à Bernoline de ne point détourner leur fils de
la vie séculière.
Depuis longtemps
, Bernard nourrissait dans son cœur l'intention de se consacrer à Dieu
et au salut du prochain. Avant de communiquer son dessein à son précepteur, il
avait déjà eu recours à tous les moyens qui pouvaient l'éclairer sur sa
vocation. Cependant habitué à suivre en tout les avis d'un homme dont il
connaissait la prudence, il consacre encore quelques jours à sonder son cour et
à bien peser une détermination à laquelle est attaché son avenir sur la terre
et peut-être son salut éternel. Il met dans la balance les motifs qui semblent
le retenir dans le siècle et ceux qui doivent; l'en éloigner; il supplie avec
larmes l'Esprit-Saint de dissiper les nuages qui. pourraient
encore lui. cacher sa véritable destinée. Enfin,
confirmé dans sa résolution par son confesseur, il n'hésite plus. Plein de
joie, il revient auprès de Germain. « Si vous ne voulez pas, lui dit-il, me
tenir compagnie, du moins je vous conjure ne me vouloir empescher. Je suis tout
changé [17] en moy-mesme, c'est le choix et election que j'ay faitte; jamais le
monde ne me sera rien, il est trop petit pour remplir un grand coeur. O que
sont grandes les consolations que je sens ! ô que
sont ravissants les plaisirs de Dieu ! Heureux ceux qu'il a choisis pour
habiter en sa cour, et estre couchés sur son estat (Viot). » A cette nouvelle,
Germain ressent une vive joie; ses prévisions sont réalisées et ses voeux
remplis. Il félicite Bernard, il lui déclare que nourrissant lui-même le
dessein de se consacrer à Dieu, il est heureux d'avoir pour compagnon un élève
qu'il chérit comme un autre lui-même. Dès ce moment, ces deux cours brûlant du
même désir, s'unissent plus étroitement ; leurs sentiments se confondent; ce
sont deux frères liés par la charité la plus pure, heureux de leur union et
s'encourageant mutuellement à saisir la première occasion favorable pour se
consacrer entièrement au service de Dieu.
Bernard jouit, pendant quelque temps , d'une paix profonde. Persuadé qu'il avait obéi à la
voix de Dieu, il ne pensait qu'à se rendre digne de sa vocation. Mais le moment
marqué de Dieu pour éprouver son serviteur arriva. Trois tentations vinrent
troubler le repos du saint jeune homme. La première était d'autant plus
difficile à combattre, qu'elle empruntait le langage de la piété filiale , et s'adressait aux sentiments les plus généreux.
Jetant Ses regards sur Menthon, Bernard voit la désolation qu'il s'apprête à y
porter, lui, le soutien naturel de ses parents, l'unique bâton de leur
vieillesse, et jusqu'ici l'objet de tant d'amour. Jusqu'ici, il a payé leur
amour par le respect, par une. obéissance à toute
épreuve. Embrasser un état contre leur [18] volonté, sans vouloir se fier à
leurs avis, les quitter pour toujours, quand ils ont le plus grand besoin de
son secours , n'est-ce pas faire outrage à la nature, être rebelle même à Dieu.
Peut-il attendre d'eux autre chose que leur malédiction, et pourra-t-il , après cela, goûter un moment de repos dans ce monde?
La seconde tentation était moins
dangereuse, parce qu'elle portait sur des motifs moins nobles. Le démon faisait
ses efforts pour éveiller l'ambition dans le coeur de Bernard, l'ambition,
chemin redoutable et par lequel tant d'imprudents vont à leur perdition. Il
fait briller aux yeux de Bernard la haute position à laquelle il peut aspirer,
et le bien qu'il pourrait y faire. Unique héritier d'une illustre famille, qui a
rendu tant de services à l'Etat et à l'Eglise, le devoir de Bernard est de la
perpétuer.
Enfin, et pour mieux assurer son
triomphe, l'esprit impur lui représenté la virginité, comme le privilège
exclusif des esprits célestes, et au-dessus des efforts de l'homme. L'aiguillon
de la chair, assoupi jusqu'ici, se réveille ; de mauvaises pensées assiègent
son esprit et ne lui laissent de repos ni jour ni nuit. Confus
, il se demande comment il a pu mériter un si cruel châtiment. Sachant
que le jeûne et la prière sont les armes que l'on doit opposer à ces sortes de
tentations, il persiste dans ces exercices , avec
cette foi vive, qui fait violence à Dieu. C'est pourquoi le combat intérieur de
celui qui devait être le héros de la charité dura peu; comme le ciel brille
d'un plus vif éclat après l'orage, ainsi l'âme de Bernard, purifiée par
l'épreuve, échappée aux périls d'une nature corrompue, sortit de ces troubles
plus libre et plus digne du Seigneur, auquel elle se disposait à s'offrir.
19
L'absence prolongée de Bernard,
donnait un mortel ennui à Bernoline; elle soupirait après le jour où elle
pourrait le serrer entre ses bras ; Richard voyait avec joie son fils atteindre
l'âge où il pourrait l'initier aux affaires et l'appeler à partager
l'administration de la maison et celle de la baronnie. Mais Bernard, mort au
monde, porte plus haut ses affections. Voyant approcher le moment de son
rappel, il quitte, afin de se préparer au saint ministère ,
tous les exercices extérieurs auxquels il avait été obligé de s'assujettir : il
donne tout son temps aux exercices de piété, à l'étude de la théologie, à la
lecture des divines Écritures, des Pères de L’Église et de la vie des Saints.
Il recherche la compagnie des personnes vertueuses dont les entretiens peuvent
fournir un aliment à sa piété. Toute conversation mondaine lui est importune;
tout ce qui est d'ici-bas lui semble vil lorsqu'il porte ses regards vers le
ciel.
Les parents de Bernard sont
heureux des témoignages qui leur arrivent, attestant les progrès de leur fils , dans tous les objets de ses études, sa conduite
régulière, sa grande vertu; mais ils ne peuvent s'expliquer le style des
lettres que lui-même leur écrit. Ce ne sont pas des lettres d'un jeune
chevalier, devant qui s'ouvre l'existence avec tous ses charmes; ce sont plutôt
celles d'un religieux qui aurait dès longtemps [20] oublié la maison paternelle
et qui ne connaîtrait plus que le renoncement et la solitude du cloître. Après
l'expression de sa tendresse filiale, il n'y avait rien dans ces lettres qui
fût de nature à flatter l'ambition de ses parents, rien qui parût correspondre
à leurs désirs. Son silence sur le résultat de ses études à Paris, sur ses divertissements , sur tout ce qui tient à la terre et au
siècle, ne laisse pas que de donner quelque inquiétude à Richard. Des amis, à
qui il demande des renseignements , confirment ses
soupçons , et lui apprennent que son fils cherche la retraite et fuit le monde.
Richard, dans sa sollicitude mondaine, ne voit pas sans dépit ce fils, objet de
tant de sollicitudes, s'éloigner des brillantes réunions, des exercices propres
à un jeune homme de son rang. Un ordre de rappel va mettre fin à tout retard.
Puisque Bernard oublie les instructions qu'on lui a données, qu'il méconnaît sa
qualité, sa destination, il faut qu'il rentre au château (1). Un courrier est
expédié pour lui intimer l'ordre de quitter Paris sans délai et de revenir à
Menthon.
Toujours soumis aux volontés de
ses supérieurs, Bernard se hâte de faire ses préparatifs de départ, et dans peu
de jours il arrive à Menthon avec son précepteur et ses valets. Quel bonheur
pour Bernoline de revoir enfin cet enfant chéri , de
le presser sur son coeur ! Elle ne peut se rassasier de contempler cette figure
angélique où se peint la candeur. Depuis longtemps elle ne voyait que son portrait , maintenant elle s'entend donner ce doux nom de
mère qui l'a si souvent
1. Intendens dominus pater quod nimis ad divinam contemplationem
laborabat ad castrum Menthonis vocavit Bernardum.
21
fait tressaillir. Le baron ne
ressent pas moins de joie en embrassant un fils sur qui il fonde toutes ses
espérances; il prépare une fête à laquelle sont invités tous les parents et les
amis de la famille. Jamais , peut-être, on n'avait
étalé à Menthon tant de luxe et de somptuosité. Le château va réunir une
société des plus brillantes. Au jour marqué, on voit successivement arriver le
baron de Beaufort, la famille de Duin, de nombreux chevaliers accompagnés de
dames et de demoiselles , enfin toute la noblesse du
pays. Sitôt introduits, tous demandent des nouvelles de Bernard. L'étiquette
impose à celui-ci une nécessité à laquelle il se prête avec la meilleure grâce
du monde. Il a cet air noble et gracieux, poli et aisé qu'on attendait de lui.
Ses réponses aux félicitations qu'on lui adresse ,
ravissent la société; sa conversation attire l'attention de tous ; on s'étonne
de trouver tant de science, de pénétration, aussi bien que tant de modestie
dans un jeune homme qui avait dû, ainsi qu'on le pensait, donner moins de temps
aux choses sérieuses qu'aux divertissements et aux exigences du monde.
Au festin succèdent la promenade,
les jeux, la danse et les chants (1). Bernard, qui dans son coeur détestait ces
récréations mondaines, fut cependant contraint d'y prendre part; mais la
froideur dont il ne pouvait se défendre, s'accordait peu avec l'ardeur dont
cette florissante jeunesse était animée. Quoique la compagnie
1. « Per patrem congregatur dulcissima multitudo
baronum, militum, nobilium utriusque generis, diversis vestimentis exornata,
melodiosis labiorum suavitalibus cantica canticorum in tripudiis citharisque
epulis abundantibus concinentium. » Ms de RICHARD.
22
pût attribuer cette réserve à la
timidité , Richard y voit la preuve des divers renseignements qu'il avait reçus
sur l'étrange conduite de son fils. La fête est prolongée de quelques jours.
Impatient de voir se réaliser un projet arrêté depuis longtemps, et de
connaître d'une manière certaine les intentions de son fils
, Richard aborde la question, en présence de tous les convives. Fatigué
d'une pénible administration, il voit avec joie arriver le moment où il peut
s'en décharger; il est temps d'initier son fils aux affaires; puisque la
destinée de Menthon ne repose que sur la tête de cet unique héritier, il faut
penser à l'établir au plus tôt; en conséquence, il invite Bernard à se choisir
une épouse parmi les nombreuses et nobles demoiselles qui se trouvent réunies
au château. Les parents et les amis de la famille appuient la proposition du
baron: chacun s'empresse de faire des voeux pour. le bonheur du futur époux; on
lui conseille de donner la préférence à la fille du seigneur de Miolans,
personne accomplie, douée d'une rare beauté , d'une immense fortune et , ce qui
valait mieux, renommée par sa grande vertu (1).
Cette invitation
, dans une pareille circonstance, met Bernard dans la dure nécessité de
s'expliquer. Pris à l'improviste, il prétexte sa jeunesse, le besoin de continuer
ses études, son désir de fréquenter une autre université, de visiter ensuite
les principales villes de l'Europe, pour acquérir de nouvelles connaissances et
augmenter celles qu'il possédait. Dès qu'il put parler
1. « Congregata potentium et nobilium
gebennensium multitudine, ad sponsam ducendam cogitaverunt de domo a nobili
genere de Miolano in Sabaudiâ, sponsam pulchram. » Ms de CEYLON.
23
en particulier à son père, il se
jette à ses genoux, le suppliant de le laisser libre dans le choix d'un état.
Il lui déclare qu'il n'a jamais senti d'attraits pour le monde, qu'il n'a
jamais pensé à s'y établir, qu'il se croit appelé au service de l'Église; il
espère, si telle est la volonté de Dieu, que ses parents ne s'opposeront point
à ce qu'il embrasse un état, qui, sans être moins honorable pour sa famille,
est le plus sûr pour son propre salut.
L'indifférence de Bernard a cessé
d'être une énigme; on en connaît le motif. Le baron dissimule son dépit; il
compte sur les habitudes et les distractions du château, sur les sages conseils
de ses parents et sur les instances de ses amis; il né douté pas que Bernard ne
revienne bientôt de son idée ; tout provient d'un trop grand isolement causé
par une passion trop ardente pour l'étude. Cette première résistance d'un
enfant qui n'a jamais eu d'autre règle, d'autre volonté que celle de ses
parents, cédera à la voix persuasive d'une mère et à ses touchantes
supplications. En effet, Bernoline, qui partageait à l'égard de Bernard les
alarmes de son époux, s'adresse à son fils: elle lui demande s'il aura jamais
le coeur assez dur pour quitter son père et sa mère, lui leur unique espoir,
leur unique consolation dans ce monde. N'est-ce pas dans les devoirs d'un fils
de consulter ses parents sur lé choix d'un état ? D'ailleurs, un enfant peut-il
jamais oublier que la direction la plus sûre pour ce choix, se trouve dans les
avis d'un père et d'une mère ? N'est-ce pas à eux que le Seigneur confie ce
soin d'être le guide de leur enfant et de l'aider de leurs lumières ? C'est donc
le Seigneur lui-même qui exige une entière soumission aux volontés [24] des
parents, lorsque ceux-ci ne réclament que ce qu'un coeur bien né, ce que la
voix de la religion et celle dé la nature, l'avantage de la famille,
prescrivent déjà. A ces observations' succèdent les gémissements, les prières
et les pleurs ; elle le presse sur son coeur, lui rappelant son constant amour;
les caresses qu'elle n'a cessé de lui prodiguer. Tout cela, lui dit-elle,
n'est-ce pas un gage de la soumission et du secours qu'elle est en droit
d'attendre aujourd'hui et même d'exiger? L'assaut était violent, un courage
ordinaire eût été ébranlé. L'âme de Bernard est émue, mais elle reste
inflexible. C'est en vain qu'il ramasse dans son esprit et dans son cœur tout
le respect, tout l'amour qu'il a toujours conservés pour ses parents. Une voix
plus forte que celle de la nature, la voix du Seigneur Jésus se fait entendre,
le convie et le presse de se placer à sa suite, parmi ceux qui vont derrière sa
croix et portent aussi la leur jusqu'au Calvaire. Résistera-t-il à cette
invitation? exposera-t-il le salut de son âme en
restant de ce monde? Non. Sa résolution est bien prise ; il n'y a plus pour lui
que des liens à briser.
En voyant l'inutilité, de tant
d'efforts pour amener. Bernard à entrer dans les, vues de la famille, le. baron ne se possède plus: Persuadé que Germain n'a pas été
étranger à la détermination de son fils, et que dans ce moment. encore, il l'encourage à y persévérer, il accable de
reproches le pieux gouverneur, et le congédie brusquement, sans même lui
permettre de se justifier. Germain qui, comme nous l'avons vu, soupirait depuis
longtemps après la vie religieuse , ne voit dans sa
disgrâce qu'un trait de la divine Providence qui lui ouvre ainsi la porte de la
solitude. Parti de Menthon, avec [25] les serviteurs de Bernard que le baron
avait aussi renvoyés, il se dirige vers le couvent de Taloires ; là, tous
ensemble prennent l'habit religieux et finissent saintement leurs jours, à
l'ombre du sanctuaire.
La colère du baron, ses injustes
procédés envers des innocents, firent comprendre -à
Bernard qu'il n'était pas au terme de ses combats. En effet, Richard revient
aussitôt à la charge. Ce n'est plus une invitation, c'est un ordre; toutes les
mesures sont prises pour lui donner l'investiture de Menthon, des châteaux et
des fiefs qui en dépendent; il faut sans plus différer, qu'il se choisisse une
épouse. Richard n'était pas homme à reculer; quand il avait arrêté un projet,
tout devait plier devant sa volonté. Dans la crainte de porter à l'excès le
courroux paternel, et pour laisser passer la tempête, Bernard ne forme plus
d'opposition; il se borne à demander qu'on lui permette de jouir encore
quelques jours de sa liberté, et qu'on ne le lance pas sitôt dans ce monde
qu'il ne connaît pas. On croit aisément ce que l'on désire. Tandis que Bernard
cherche à gagner du temps, Richard se persuade qu'il a triomphé, et que son
fils se rend aux vœux,de sa famille. De peur que le
retard ne fasse survenir de nouveaux obstacles, il faut conclure son mariage,
ou du moins amener les négociations au point où il ne puisse plus les rompre
sans manquer à tous les égards. Cette pensée saisie au vol est exécutée
sur-le-champ. Une députation part pour Miolans, chargée dé demander au baron sa
fille Marguerite pour épousé de Bernard. L'ancienne amitié qui liait les deux
maisons, leur rang, leur fortune, la convenance de l'âge, les qualités des deux
jeunes époux,-tout concourait à faire espérer une union parfaite, et [26]capable de satisfaire une noble ambition. La réponse de
Miolans ne se fit pas attendre. Sans faire intervenir les époux, les deux pères
arrêtent les conditions du contrat de mariage, et fixent le jour des noces.
Pour celui qui connaît les usages de ce temps-là, cette manière impérieuse
d'agir n'a rien qui doive surprendre. Alors l'autorité paternelle chez les
grands dépassait souvent les limites qu'elle a trop laissé envahir de nos
jours. On consultait moins la sympathie dés époux que l'intérêt et le rang des
familles. .
Plus Bernard use de ménagement
envers ses parents, plus il s'engage dans les difficultés. La précipitation
avec laquelle on pousse la célébration de la noce, le déconcerte. Il se voit
pris dans les filets qu'il ne peut rompre sans un secours surhumain. Si, comme
il est probable, et comme le prouvent quelques historiens, il fut obligé de
porter la déférence jusqu'à accompagner son père à Miolans; on put donc croire
qu'il ratifiait les négociations suivies avec tant d'instance et les
engagements pris en son nom. Le baron de Miolans ne saurait douter que le
résultat ne soit conforme à son désir.
Cependant Bernard n'est point
tranquille; tenir ses parents dans l'illusion, les brouiller avec une famille
puissante, tromper l'espérance d'une demoiselle vertueuse qui lui adonné la
préférence sur beaucoup d'autres, toutes ces pensées se pressent dans son
esprit et lui déchirent le coeur. Mais enfin ce coeur, il l'a donné à Dieu, qui
doit le posséder sans partage; jamais il ne le reprendra; il subira tout,
plutôt que de rompre sa promesse, et de violer son voeu. Mais, comment
sortira-t-il d'une position qu'il a concouru à rendre plus [27] critique?
Déclarer le motif, louable en soi, qui l'a porté à cette dissimulation
, ce serait aggraver le mal sans réparer l'injure faite à la famille de
Miolans. S'évader? mais la fuite est devenue
impossible; pendant le jour il est assiégé; dès l'arrivée de la nuit, les
portes sont fermées, et d'ailleurs le pont-levis empêche de sortir du manoir,
aussi bien que d'y pénétrer. Il n'y a plus personne au château à qui il puisse
confier ses peines, personne à qui il puisse ouvrir son cœur et demander
conseil.
On était arrivé à la veille du jour
fixé pour la célébration du mariage. Tout est prévu ,
tout est disposé pour la solennité. Les seigneurs de Beaufort
, de Duin, et beaucoup d'autres personnages de distinction arrivent à
Menthon. Tous font parade de leur luxe, étalent leurs joyaux, leurs ornements
et leurs habits de rechange, selon l'expression de l'ancien texte'. lis viennent avec leurs chevaux, leurs écuyers, leur
appareil de chasse; les écussons reluisent, les bannières de diverses couleurs
flottent au vent; toute la chevalerie du pays n'a garde de manquer à si noble
rendez-vous. Bernard reçoit force félicitations ,
souhaits de bonheur et de nombreuse postérité. Le lendemain on ira en
chevauchée, avec l'époux, à la rencontre de Marguerite
1 Vestimentis mutatoriis.
28
de Miolans; puis on les
accompagnera l'un et l'autre à l'autel. Mais, lorsque tout est mouvement, joie,
enthousiasme dans le château, Bernard est en proie à une vive inquiétude, à,
une tristesse que la bienséance . l'oblige
de voiler. Après le souper, quand la compagnie commence à se divertir, Bernard,
sous prétexte d'occupations et de fatigue, prend honnêtement congé et se retire
dans sa chambre, ayant soin de fermer la porte sur lui. Il profite de ce
dernier moment de liberté, pour épancher son âme devant le Seigneur. A genoux,
aux pieds du crucifix, il renouvelle ses voeux ; saisi de crainte et en même
temps plein de confiance dans le secours du ciel , il l'implore avec larmes et
adresse à Dieu cette prière : « Mon adorable Créateur, vous qui éclairez de
votre céleste lumière ceux qui vous invoquent avec foi et confiance, et vous
mon doux Jésus, divin rédempteur des hommes et Sauveur des âmes, prêtez une
oreille favorable à mon humble prière, répandez sur votre serviteur les trésors
de votre miséricorde infinie. Je sais que vous n'abandonnez jamais celui qui
met en vous son espérance ; délivrez-moi, je vous en supplie, des piéges que,
le monde m'a tendus, rompez ces filets dans lesquels il veut me prendre , ne permettez pas que l'ennemi prévale sur votre
serviteur, que l'adulation affaiblisse mon coeur ; je m'abandonne entièrement à
vous, je me jette entre les bras de votre infinie bonté, espérant que vous
m'exaucerez et que vous ne rejetterez pas ma demande (1). »
Se tournant ensuite vers l'image de saint Nicolas, il
1. Traduction exacte du manuscrit.
29
lui adresse cette prière : « Aimable pasteur, guide fidèle ,
saint pontife, vous qui êtes mon protecteur et mon refuge assuré auprès de Dieu
et auprès de sa très-sainte Mère , la bienheureuse Marie toujours Vierge,
obtenez-moi , je vous prie, par vos mérites, la grâce de triompher des
obstacles que le monde oppose à l'accomplissement du voeu que j'ai formé de me
consacrer à Dieu sans réserve; au retour des biens, des plaisirs, des honneurs
d'ici-bas, dont j'abandonne ma part, obtenez-moi les biens spirituels pendant
le cours de ma vie, et l'éternel bonheur après ma mort (1). »
Cependant la nuit avance, les
valets viendront des l'aurore frapper à sa porte pour l'habiller et pour
prendre ses ordres. Dès qu'il aura rejoint la compagnie, il se verra tellement
assiégé dans le château, et si bien escorté en allant au-devant de la famille
de Miolans, qu'il lui faudra porter la dissimulation jusqu'au pied des autels.
Il n'a plus qu'un moment de liberté, et cette liberté est enchaînée. Comment
sortir du château, pendant une nuit où tous les serviteurs sont sur pied, et
les portes mieux gardées que d'ordinaire? Son appartement très-élévé au-dessus
du sol, donnant sur un rocher, la croisée de sa chambre munie de forts barreaux , rendent cette voie impossible, et ce serait plus
que téméraire de s'y hasarder. Enfin, accablé d'inquiétudes et cherchant
inutilement un moyen d'évasion, il incline la tête sur son prie-dieu, et
aussitôt un léger sommeil vient fermes paupières baignées de larmes. Le
Seigneur accueille toujours l'humble prière que le
1. Traduction exacte du manuscrit.
30
juste lui adresse dans son affliction; s'il le laisse aller
jusqu'aux portes de l'abîme, c'est, pour mieux faire éclater sa miséricorde,
c'est pour lui donner le moyen de triompher des épreuves, et il lui ouvre enfin
pour le sauver du péril un chemin inespéré. Pendant que Bernard sommeille
doucement, saint Nicolas lui apparaît en songe et lui dit : « Bernard,
serviteur de Dieu, le Seigneur, qui ne délaisse jamais ceux qui mettent en lui
leur confiance, t'appelle à sa suite; une couronne immortelle t'est réservée.
Sors incontinent de la maison paternelle et pars pour Aoste. Là, tu iras à la
cathédrale, où tu trouveras un vieillard, l'archidiacre Pierre, homme
charitable et plein de bonté qui t'accueillera; tu demeureras auprès de lui , sous sa direction, et il te fera connaître le chemin
que tu dois tenir. De mon côté, je serai ton protecteur et je ne t'abandonnerai
pas un instant. »
Ces paroles sont à peine
achevées, que Bernard se réveille en sursaut, jette un regard inquiet autour de
lui, croyant qu'on était entré dans sa chambre. Se voyant seul et trouvant la
porte fermée, il ne doute plus que Dieu ne l'ait favorisé d'une vision, et que
la voix qu'il a entendue ne soit venue du ciel. Dans le transport de sa joie il
s'écrie : « Seigneur, que vos voies sont admirables pour manifester la présence
de votre bras protecteur. Vous avez écouté mes gémissements, vous venez à mon
secours. Je chanterai éternellement votre miséricorde infinie. Que toute gloire
et toute louange vous soient rendues jusqu'à la fin des siècles. Seigneur, vous
avez donne vos,ordres, je suis trop heureux de les
exécuter. Vous me faites entendre votre voix, vous me faites connaître votre
[31] volonté, je vous donne mon coeur sans réserve, je m'attache sans
retour à votre service; puisque vous daignez venir à mon secours dans mon
affliction, je suis prêt à vous obéir . »
Quoique enfermé dans le château,
Bernard ne doute pas que ses chaînes ne soient rompues. Toute inquiétude sur
les moyens de s'évader cesse; il ignore les moyens, mais il sait qu'il s'en
trouvera. Il prend la plume pour exposer à ses parents! le
motif de sa conduite et leur donner un dernier adieu.
« Très-chers parents, réjouissez-vous
avec moi de ce que le Seigneur me demande à son service; je me mets à sa suite
pour arriver plus sûrement au port du salut, seul objet de mes voeux. Ne vous
inquiétez plus de moi et ne vous donnez pas la peine de me chercher. Je,
renonce au mariage que vous avez négocié contre mon gré; je renonce à tout ce
qui tient au monde. Tous mes désirs se portent vers le ciel où je veux arriver.
J'en prends le chemin dès ce moment.
BERNARD
DE MENTHON. »
Les manuscrits ne disent point comment
Bernard sortit du château, ni comment il arriva à Aoste; ils disent seulement
qu'il suivit précipitamment, des sentiers détournés (1). Tous les auteurs
modernes, fondés sur la tradition, attachent à cette fuite plusieurs
circonstances miraculeuses que les Bollandistes ne rejettent pas et que
certains indices semblent confirmer. Bernard dépose sa lettre dans l'endroit le
plus apparent de sa chambre. S'approchant ensuite de la fenêtre,
1. Per
devia, concitato gradu festinavit in Augustam.
32
il l'ouvre; un barreau épaisse
brise entre ses mains ; il se munit du signe de la croix, se recommande à son
Ange gardien et à saint Nicolas, et sans mesurer d'un oeil timide la hauteur où
il se trouve , s'élance comme s'il eût été poussé par une main invisible et
arrive sain et sauf sur le rocher. Il court avec une telle précipitation que la
distance fuit devant lui; dans la matinée du lendemain, il se trouve aux portes
de la ville d'Aoste.
Tomber d'une si grande hauteur
(18 ou 20 pieds), sur un rocher nu et escarpé , sans se faire aucun mal;
franchir en quelques heures; pendant une nuit obscure, par des sentiers
inconnus, détournés et escarpés , un espace qu'un voyageur ordinaire n'aurait
parcouru qu'avec peine en trois jours, ces deux faits ne peuvent s'expliquer
que par le secours direct des esprits célestes, qui veillent sur les pas des
serviteurs de Dieu et qui, au besoin , selon l'expression de saint Bernard de
Clairvaux, les emportent sur leurs bras (1). Dans les plus anciennes images et
dans quelques vieux tableaux, où sont retracés les principaux miracles de saint
Bernard, il est représenté à la descente de la fenêtre du château, ayant saint
Nicolas et un ange à ses côtés, avec cette inscription au bas : Emporté
par miracle.
Le père François Bernard et le
père Joseph André, prévôt des Oratoriens à Chieri ,
disent qu'en sortant par la fenêtre, saint Bernard s'appuya, de la main, sur la
pierre formant le seuil et qu'il y laissa des vestiges imprimés; qu'il laissa
aussi l'empreinte de ses pieds sur le rocher, à côté du château. Mes parents,
ajoute encore le père André, ayant fait un pèlerinage au Sanctuaire
1. Nec cunctantur quin etiam in manibus tollant te.
33
de Menthon , baisèrent respectueusement,
après leurs prières, les vestiges des pieds imprimés sur le roc. Nous lisons
dans les notes des Bollandistes qu'en 1766 le père Pierre Verre
, jésuite, célébra la messe dans la chambre de saint Bernard convertie
en chapelle; qu'ayant ensuite bien examiné le seuil de la fenêtre, il y vit un
léger enfoncement, mais qu'on avait de la peiné à y discerner l'empreinte d'une
main. M. l'abbé Pommier dit qu'on montre. encore
aujourd'hui, sur le roc, les vestiges qu'on suppose y avoir été imprimés par le
saint, au moment de sa fuite. Le temps , en effaçant
ces traces et en les rendant douteuses , n'a point détruit la tradition du
fait, ni dans le diocèse d'Annecy ni dans les diocèses voisins (1).
Jamais Richard ne s'était levé si
joyeux; ce jour va mettre fin à ses alarmes. Avant le coucher du soleil il
embrassera une bru qui sera pour lui un gage d'espérance, et qui assurera la
popularité de son nom. Dès le grand matin , tout le
monde est sur pied. Ceux qui
1. Pour mieux satisfaire aux pieux désirs des fidèles
qui ont une dévotion particulière à notre saint fondateur, nous nous faisons un
devoir de leur annoncer que la chapelle de Menthon vient d'être restaurée par
la respectable famille de ce nom. La chambre de saint Bernard, convertie
anciennement en sanctuaire, avait été destinée à un usage profane dans le temps
de la révolution. Aujourd'hui, la piété des fidèles y trouve un nouvel aliment
et des faveurs sans nombre. Sa Sainteté Pie IX a accordé 40 jours d'indulgence
à ceux qui visiteront cette chapelle par esprit de dévotion, et une indulgence
plénière à ceux qui feront ce pèlerinage le 15 juin, jour de la fête de saint
Bernard.
Echo du Mont-Blanc, 21 juillet 1855; no 1100.
34
doivent faire partie du cortège et aller à la rencontre de
l'épouse, revêtent leurs plus riches costumes; les chevaux richement harnachés
sont prêts, l'heure fixée pour le départ va sonner, et Bernard n'a point encore
paru. Serait-il indisposé? On court à sa porte, on heurte, point de réponse. La
crainte d'un accident serre tous les coeurs. Richard monte lui-même d'un pas
précipité; il frappe, mais vainement; plusieurs fois. il
appelle Bernard, un morne silence seul lui répond. Saisi d'effroi il fait
enfoncer la porte et entre; le premier dans la chambre. Oh ! quelle surprise ! Bernard n'y est pas. Il n'a pu passer
dans un autre appartement, puisque sa chambre était fermée en dedans. Quoique
la fenêtre soit ouverte, son élévation au-dessus du sol écarte l'idée d'évasion
par cette voie. Peut-être le barreau en était-il rompu depuis longtemps, sans
qu'on y ait fait attention ?
Tandis qu'on se livre à de minutieuses recherches dans le
château, et qu'on s'interroge mutuellement, Richard, que la surprise et la
colère retiennent dans la chambre de son fils, laisse tomber son regard sur
l'oratoire et y remarque un parchemin en forme de lettre; il le lit, et, d'une
main tremblante, il le porte à la compagnie. Quel coup de foudre pour un père
et une mère qui se voient abandonnés pour toujours d'un fils qui faisait toute
leur espérance, au moment où, par son mariage, ils croyaient fixer le bonheur
dans leur [35] château ! Ils ne pouvaient pas se le dissimuler, par la
conduite de Bernard ils étaient livrés au juste ressentiment d'une famille
puissante et indignement outragée. Bernoline fond en larmes; les traits
contractés du visage de Richard annoncent la plus violente agitation. La lettre
de Bernard circule, et tous, en la lisant, sont frappés de stupeur. Un deuil
général remplace la joie. Les parents et les amis de la famille voyant qu'ils
ne peuvent qu'ajouter par leur présence au chagrin et à la confusion de Richard
et de Bernoline, prennent congé et se retirent (1).
La nouvelle de ce qui se passait
à Menthon jeta le trouble dans le château de. Miolans. Le baron n'y vit qu'une
manoeuvre habile pour masquer la mauvaise foi de Richard et de Bernard qui
manquaient à leur parole. Ni la lettre de celui-ci, ni le rapport des témoins
de l'événement, ni la consternation de Richard et de Bernoline ne purent le
détromper.
Cet affront sanglant, fait à leur
famille, ne supporte ni explication ni excuse; il exige une solennelle réparation.
Selon les moeurs de ce temps, tout guerrier, l'épée seule chez les grands
pouvait effacer la tache faite à l'honneur. Les choses en sergent venues à
cette extrémité, si Dieu, toujours admirable dans ses saints, n'eût envoyé en
quelque sorte un ange pacificateur, dans la personne même qui devait ressentir
l'offense plus vivement.
Marguerite de Miolans, témoin de
l'irritation de son père, ne partage ni ses soupçons ni ses projets. Revenue de
sa première émotion, elle ne tarde pas à
1. Schedulam perlegentes, in luctus gaudia
revolventes, moesti omnes, lamentantes ad propria redierunt.
36
reconnaître la vérité; elle ne
croit pas qu'il y ait eu là un affront prémédité, en vue de la blesser dans son
juste orgueil. La famille de Menthon est trop délicate sur l'honneur, et trop
religieuse pour descendre à une faiblesse, pour inventer un mensonge qui la
déshonorerait plus que ceux qui en seraient les victimes. Elle peint vivement
la désolation des parents de Bernard; elle fait ressortir la force de ses excuses;
elle trouve dans la lettre du fugitif, dans la manière dont il s'est évadé, une
preuve évidente qu'il n'était point appelé à l'état du mariage, et que le
respect filial a pu seul l'entraîner jusqu'au pied des autels. Loin de se
plaindre de son fiancé, elle le félicite de chercher, dans un état plus
sublime, un bonheur qu'elle ne pouvait ni lui promettre, ni lui donner.
Puisqu'il n'était pas dans les desseins de Dieu que cette union s'accomplît,
elle est décidée, elle aussi, à choisir la meilleure part. C'est pourquoi elle
prie ses parents d'agréer qu'elle entre en religion; elle les prie de repousser
toute idée d'affront volontaire, et par là même, tout projet de vengeance. Il
serait injuste de se venger des parents de Bernard, pour un fait où le Ciel est
visiblement intervenu.
Ces raisons et cette
détermination généreuse touchent le baron de Miolans et le ramènent à des
sentiments plus chrétiens; il reconnaît son tort dans le téméraire
jugement qu'il a porté contre une famille amie, il retire ses menaces et ne
cherche plus qu'à reprendre les bonnes relations d'autrefois. Les pressantes
sollicitations de Marguerite, pour entrer en religion, obtiennent enfin
l'assentiment de sa famille. Après avoir reçu les bénédictions de son père et
de sa mère, la pieuse fiancée prit le voile dans un couvent dont le nom n'est
pas
37
indiqué ; elle y vécut dans la
pratique de toutes les vertus et y mourut pleine de jours et de mérites,
heureuse d'avoir échangé .les hauts rangs de la terre pour les biens qui sont
;promis aux plus humbles servantes du Seigneur (1).
Quoique la crainte d'une attaque
du côté de la maison de Miolans ait cessé, les larmes coulent toujours à Menthon.
L'amour paternel, froissé et momentanément assoupi, par la fuite de Bernard, se
réveille plus fort que jamais dans l'âme du baron Richard.
La pensée qu'ils l'ont poussé à
cette extrémité, en violentant ses inclinations, la crainte de ne plus le revoir,
les tourmentent jusqu'à leur enlever le sommeil. Pour avoir de ses nouvelles,
pour connaître quelle direction il a prise, Richard prend, de toutes parts des
informations; mais ses démarches n'aboutissent à aucun résultat. Les Alpes
pennines et les Alpes grecques se sont dressées entre le père et le fils. Le
soupçon ne vint même à personne que Bernard eût dirigé ses pas vers un pays qui
lui était inconnu, et où il était si difficile alors de pénétrer, à cause de
l'occupation des divers passages par les Sarrasins. Au surplus, Bernard avait
pris ses
1. Sponsa ipsius, iis auditis et intellectis,
religionem sanctam intravit, in qua sancte et religiose dies suos clausit.
Mss de Jean DE CEYLAN.
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précautions pour rendre
infructueuses, même dans Aoste, les perquisitions de son père.
Arrivé à cette ville, notre saint fugitif n'a rien de plus
pressant que d'aller à l'église cathédrale, dédiée alors à la sainte Vierge.
Prosterné aux pieds des autels, il dit comme le Prophète royal: « Que rendrai
je maintenant au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a faits? O Seigneur,
parce que je suis votre serviteur et le fils de votre servante, vous avez rompu
mes liens; c'est pourquoi je vous sacrifierai une hostie de louange, et
j'invoquerai toujours le nom du Seigneur (1).» Mais voici l'archidiacre Pierre
qui entre dans la cathédrale pour y vaquer à la prière, et qui vient se placer
près de lui. L'attitude modeste du jeune homme, là fatigue peinte sur son
visage, son costume, attirent l'attention du vieillard. « Cet étranger, se
dit-il, succombe à la fatigue; c'est peut-être un pieux pèlerin qui n'a pu
trouver un logis cette nuit, et qui , trop timide pour
chercher, pour trouver un asile , manque sans doute du nécessaire et n'aura
qu'à mourir s'il n'est pas secouru. Dans tous les cas, il a droit à mon
hospitalité. » Là-dessus , le vénérable Pierre invite
l'étranger à le suivre, et l'introduit à l'archidiaconé, où une abondante
réfection lui est aussitôt servie (2).
Interrogé sur le but de son
voyage, sur le lieu de son origine, sur le nom de sa famille, Bernard, qui ne
doute plus que la Providence ne lui ait ménagé la rencontre heureuse de
l'archidiacre, répond ingénument
1. Ps. 115.
2. Necessariis alimentis quibus famelicus egebat
refocillatum alloculus est.
39
aux questions qui lui sont
adressées. Originaire de la Val-d'Isère, Pierre devait connaître la famille de
Duin, à laquelle appartenait la mère de Bernard; il est même probable qu'il
était lié à Bernoline par un degré de parenté, ce que le manuscrit semble indiquer
en disant que l'archidiacre et Bernard se sont fait connaître l'un ci
l'autre (1).
S'il en était ainsi, nous ne
devons pas être surpris que Bernard ait raconté son histoire à l'archidiacre,
et que celui-ci l'ait retenu chez lui pour le soustraire aux recherches de ses
parents et lui ouvrir la porte du sanctuaire.
Le prisonnier qui se voit ouvrir
la porte du cachot, le naufragé qu'une planche ramène au port, n'éprouvent pas une joie pareille à celle de Bernard. Tous
les obstacles qui s'opposaient à l'accomplissement de ses voeux sont levés pour
toujours; il est en lieu de sûreté, il a trouvé le guide que saint Nicolas lui
avait désigné, un autre Germain dont la mort seule pourra le séparer. Le maître
et le disciple étaient dignes l'un de l'autre; ils marchaient avec tant d'union
dans la voie de la perfection, qu'ils parurent n'avoir tous les deux qu'un
coeur et qu'une âme. Il ne manquait à Bernard pour être admis au nombre des
lévites, que la connaissance des cérémonies de l'Église et de la liturgie, connaissance
qu'il eut bientôt acquise par les soins de l'archidiacre: Étonné et ravi de
rencontrer tant de vertus et tant de science dans un jeune laïque, Pierre jugea
qu'il ne devait pas différer de l'admettre au nombre des aspirants au sacerdoce
1. Amboque, unus alteri se detegentes, de agendis
simul concluserunt.
40
et il le présenta à l'évêque
d'Aoste, Griffa; le vénérable pontife fit droit à la recommandation et au bon
témoignage de son archidiacre, et Bernard fut admis su nombre des clercs (1).
Malgré les efforts de Bernard
pour rester ignoré des hommes, ses vertus et ses talents ne tardèrent pas à se
faire jour. L'évêque et les chanoines de l'église cathédrale ont pour lui une
haute estime; ils l'attachent à leur corps en lui donnant la première prebende
qui vient à vaquer dans leur chapitre. Loin de se laisser séduire par cette
distinction à laquelle il n'avait point aspiré, Bernard ne voit dans cette
place que ce qu'elle commande de vertu et d'abnégation. Il a devant les yeux
les lettres de saint Paul à Timothée et à Tite ; il s'applique ce que l'Apôtre
y dit des qualités que doit avoir un lévite pour soutenir l'honneur auquel Dieu
l'a élevé. Dieu veut que ses ministres brillent par leur sainteté et par leur
science. Saint Paul leur recommande la prudence , la
gravité, la modestie, le désintéressement et l'hospitalité. Fidèles à ces
grands préceptes, Bernard passe les nuits à prier, à méditer sur nos saints
mystères, à lire l'Écriture et les saints Pères. Pendant le jour, tout le temps
qui n'était pas pris par les offices divins, il le consacrait à visiter les
malades, à catéchiser les enfants, à instruire les ignorants. S'il apprenait
que la discorde se fût glissée dans quelque famille, il travaillait à y
rétablir la paix. Tous les revenus de sa prebende qui n'étaient pas
rigoureusement nécessaires à son modeste entretien, il les consacrait au
soulagement
1. Dictumque
Bernardum ad virum devotissimum episcopum Augustae presentavit.
41
du pauvre. Tant de vertus, tant de bonnes
oeuvres percent enfin les ténèbres dont Bernard s'efforce de les couvrir. Dans
la ville et dans les environs on ne parle que du saint prêtre Bernard; la
réputation de sa sainteté s'étend bientôt dans tout le diocèse; les pauvres et
les affligés, qui accourent à lui, s'en retournent soulagés ou consolés. Son
aménité, la grâce de son maintien, ses paroles affables, ses manières douces et
polies le rendent cher à tous et les chanoines se félicitent de voir agrégé à
leur corps un prêtre qui en rehausse la dignité par es propres. vertus. C'est alors que l'évêque Griffo les charge de
prêcher aux fidèles du diocèse la parole de . Dieu. Bernard , qui eût voulu occuper toute sa vie la dernière
place dans la maison du Seigneur, est obligé de partager avec le premier
pasteur le poids du ministère apostolique. Sa modestie doit fléchir devant les
instances et les ordres du supérieur.
Le don de la parole est précieux;
il est nécessaire à un ouvrier évangélique pour attirer l'attention
, pour porter la conviction dans les esprits , pour remuer les
consciences , pour toucher et réchauffer les coeurs. Si, au don de la parole se
trouve joint le bon exemple, une vie de prières et de mortification, nul doute
alors que la rosée céleste ne descende , dans toute sa
plénitude, [42] sur les travaux du missionnaire. On ne peut douter que saint
Bernard ne possédât à un degré éminent le don de la persuasion.;
mais c'était surtout sa vie qui parlait aux cœurs , et qui donnait la fécondité
à ses paroles, pour la conversion des âmes ; c'est là aussi ce qui donnait à
ses discours la force et l'action. A son entrée dans le sanctuaire
, il n'était pas novice dans la science du salut. Le saint qu'il s'était
choisi pour protecteur, dans le ciel, n'avait jamais cessé d'être son modèle
pour la vie intérieure, pour la pratique de toutes les vertus, pour les progrès
dans le chemin de la, perfection. Appelé au ministère apostolique, il
s'applique à lui-même la règle que le divin Sauveur avait donnée à, ses
disciples en les chargeant d'annoncer l'Évangile à toutes les nations. Dès ce
moment, suivant de près l'exemple de saint Paul, il châtia son corps et le
réduisit en servitude , pour né point devenir lui-même
un vase de réprobation , après avoir annoncé aux autres les paroles de la vie.
La vie d'un missionnaire ne permet pas toujours toutes les austérités
auxquelles peut se livrer un solitaire. Comment, en effet, une santé altérée
pourrait-elle supporter les fatigues de l’apostolat, s'il fallait y joindre les
macérations dont les pères du désert ont donné tant d'admirables exemples? Pour
Bernard, on dirait qu'il trouve de la vigueur, à mesure qu'il maltraite plus durement
son corps ; on est surpris, qu'avec une vie si laborieuse, il ait pu multiplier
à ce point ses mortifications.
Le tableau des vertus religieuses
de saint Bernard est si instructif, que nous croyons devoir nous arrêter un
instant sur ce point, et rapporter ici à peu près littéralement ce que les
diverses légendes nous enseignent de [23] la vie intérieure de ce grand saint,
depuis son entrée dans le clergé, jusqu'à sa mort.
Né dans le sein de l'opulence, il
pouvait être grand et riche dans le monde ; son éducation, comme sa naissance
lui ouvrait le chemin aux dignités les plus hautes; et cependant, détaché de
toute affection terrestre, il ne recherche que les biens éternels. La pauvreté
évangélique, la charité, la douceur et l'humilité, sont la parure de son âme.
Toujours on admirera la pauvreté d'esprit dont il était pénétré, et qui
reluisait dans tout son extérieur. Il ne choisissait pour s'habiller que les
étoffes les plus communes et les plus grossières (1). Les meubles de l'humble
prêtre n'offraient pas un contraste moins frappant avec le luxe du château
paternel. On conserve encore à Novare , au trésor des
reliques , la coupe en bois, du Saint. « Cette coupe, dit Bascapé , bien qu'artistement travaillée , est d'une matière
si brute qu'on voit bien qu'elle a dû servir à un ami de la pauvreté. » A
cette entière simplicité extérieure, il avait toujours soin d'allier la
propreté, qu'il regardait comme une vertu reflétant la pureté de l'âme. Souvent
les pauvres et les pèlerins admis à sa table et servis par lui-même
bénirent sa main bienfaisante. Ingénieux pour dérober même le nécessaire tant à
son humble mobilier qu'à sa nourriture, il augmentait par là les provisions
destinées à une sainte hospitalité. En servant ainsi le prochain par tant
d'actes d'humilité, ce grand serviteur de Dieu, bien loin de nuire à sa dignité
d'archidiacre, lui donnait tous les jours un nouvel éclat. Comme son saint protecteur , il avait le secret de découvrir les
1. Indumentis vilibus utebatur.
44
nécessiteux , pour subvenir à tous
leurs besoins. Le pauvre honteux recevait du secours ,
sans tendre une main suppliante et sans rougir.
Le jeûne et la prière sont les
armes du chrétien les plus redoutées du démon ; saint Bernard s'en revêt contre
l'ennemi. Il sait que le chrétien qui se retranche derrière les solides
remparts de la foi est assuré de la victoire. Le futur héros des Alpes s'étudie
donc à vaincre la nature par la grâce. Rien ne l'effraye, rien ne l'arrête,
rien ne ralentit son zèle, rien ne lui fait interrompre ses mortifications. Sa
nourriture ordinaire n'était qu'un peu de pain , il
demandait le plus grossier qu'on pût trouver; le pain de seigle lui paraissait
trop délicat (1).
Non content de s'interdire tout
usage de vin , il buvait rarement de l'eau pure. Sa
boisson était le suc de plantes amères. A l'exemple du grand apôtre et pour
mieux se prémunir contre les assauts de la chair , il
réduit son corps en servitude. Martyr volontaire , il
porte dès sa tendre jeunesse, un rude cilice . la mort
seule pourra l'en séparer. Il use fréquemment de la discipline, et martyrise
son corps innocent comme s'il avait eu des crimes à expier; couchant toujours
sur la dure , c'est avec regret qu'il accepte un lit
dans sa dernière maladie. La sublimité du ministère apostolique était présente jour et nuit à son esprit. En mesurant ses forces
avec le fardeau qu'il s'imposait, il était saisi d'effroi ,
et n'aurait pu résister au sentiment de son
1. Cibus ei aderat panis absque escarum
delectatione, neque similigine confectus, sed quam asperior in provincia qua
degebat reperiebatur.
45
insuffisance s'il n'avait
sensiblement reconnu la voix de Dieu, dans les ordres de ses supérieurs. C'est
pourquoi, attendant tout de la Miséricorde divine , il ne cesse de l'implorer sur
lui et sur les pécheurs, espérant que celui qui se sert des éléments les plus
faibles pour combattre ce qu'il y a de plus fort, l'élèvera au-dessus de sa
faiblesse; qu'il donnera l'onction à ses paroles et qu'il disposera les coeurs
à recevoir la divine semence, dont lui , ouvrier assidu de l'Évangile, est
chargé de répandre les trésors dans le champ du père de famille (1).
Un missionnaire ne peut réussir
et porter du fruit, qu'autant qu'il joint au ministère de la parole, l'exercice
de toutes les vertus. Aussi la vie de saint Bernard fut-elle une démonstration
vivante de la vérité et de la morale de Jésus-Christ. Mort à lui-même, par la
pratique des vertus chrétiennes, il s'était rendu comme naturel l'exercice de
la contemplation. Sa sainteté ne contribuait pas moins que sa parole à ramener,
dans la voie du salut, les brebis égarées (2). Quiconque connaît le prix des
âmes et tout ce que Dieu a payé pour leur rançon, ne sera pas étonné que
Bernard, dont le coeur brûlait d'un saint zèle, ait employé toute sa vie à
méditer sur les vertus apostoliques et à les pratiquer.
1. Die noctuque vacabat orationibus, quas non
lantum pro suis, sed etiam alienis delictis ad Deum fundebat.
2. Quem nemo vidit orantem, lacrymantem, verba Dei
praedicanlem, in stratum cubantem, vigiliis et jejuniis insistentem, et his
similia peragentem , qui valde non stuperet super ejus
constantia.
46
Quoique la lumière de l'Évangile
ait éclairé la province d'Aoste-dès les premiers siècles de l'Église, et que
depuis lors on ait constamment professé le christianisme ,
le divin flambeau n'y a pas toujours brillé du même éclat. Plus tard, les
factions, les guerres, le passage des Normands, les incursions des barbares, en
portant le fer et le feu dans les vallées des Alpes, ont trop bien établi le
règne du démon dans ces belles contrées. Au Xe siècle, les habitants de nos
montagnes vivaient dans une ignorance profonde et dans une grande corruption;
la superstition et, en quelque sorte, l'idolâtrie travaillaient
à reprendre leur empire sur tout le pays.
Depuis longtemps, du sommet des
Alpes pennines descendait un poison mortel, qui causait des ravages alarmants
dans les vallées. Entraînés par la crainte, contraints par la force ou séduits
par la nouveauté, les habitants des hautes Alpes avaient adopté des rites
monstrueux. Leur culte religieux se composait de superstitions mêlées à un
reste de christianisme; leurs moeurs n'offraient pas un spectacle moins
affligeant. La réforme de tels chrétiens n'est souvent pas moins difficile que
la conversion des idolâtres. Quoique les évêques d'Aoste et des diocèses
voisins eussent toujours cherché à opposer une digue au torrent, ils n'avaient
pu jusqu'ici en tarir la source, ni réparer les ruines qu'il [47] avait
causées. Cette mission était réservée à Bernard ; en l'appelant hors de la
maison paternelle, Dieu voulait en faire un apôtre pour détruire et arracher,
pour planter et pour bâtir, sur les Alpes pennines et dans les diocèses
environnants.
L'évêque Griffo, profondément
affligé de la corruption dans laquelle une partie de son troupeau était
retombée, cherchait un ouvrier évangélique digne de sa confiance, pour l'aider
à ramener au bercail ces brebis égarées. Il jeta les yeux sur le chanoine
Bernard, dont les succès avaient été si prodigieux dans la ville d'Aoste, et
qui, par sa science et. ses vertus, brillait comme un
astre dans le clergé. Bernard accepte avec soumission cette nouvelle charge; il
parcourt successivement les six vallées du diocèse, et ne laisse pas une
paroisse sans y faire entendre sa voix. On sait combien il est difficile de
détruire dans des esprits ignorants , les idées et les pratiques religieuses
héritées des ancêtres, et qu'un contact assidu avec les infidèles ou les
mauvais chrétiens, n'a fait qu'enraciner de plus en plus. Le zèle de Bernard ne
se rebute point devant cette difficulté. L'Esprit-Saint, qui l'a orné de tous
lés dons indispensables à un missionnaire, enflamme son cœur, anime ses paroles
et accélère ses pas. Pour gagner la confiance de ces pauvres villageois, plus
égarés que pervertis, il se fait tout à tous; il vit avec eux comme leur père,
il souffre de leurs souffrances, et compatit à tous leurs besoins. Tout son
extérieur commandait l'amour et le respect; sa voix était forte mais agréable;
affable et patient, il accueillait avec la même bonté le pauvre et le riche, le
petit et le grand; il avait le don de gagner tous les cœurs. Sa conversation
était toujours [48] intéressante ; tous ses discours respiraient le feu divin
dont il était embrasé (1). Souvent, pour mieux faire goûter aux auditeurs la
douceur du joug de Jésus-Christ et pour leur inculquer les vérités du salut, il
assaisonnait ses sermons de quelques saillies ou de quelques traits d'histoire
propres à égayer doucement, ou du moins à délasser l'esprit, sans pourtant
s'écarter de la réserve que prescrit la chaire sacrée (2). Le ciel bénit ses
travaux. Un changement s'opéra dans l'esprit et dans les moeurs des montagnards.
La pureté de la foi et le règne de l'Évangile ne tardèrent pas à se rétablir
dans les lieux les plus reculés du diocèse.
Des fruits de grâce et de
conversion étaient l'heureux résultat des travaux apostoliques du chanoine
Bernard; la nouvelle s'en répandit au loin des deux côtés du Mont-Joux.
Plusieurs évêques l'appelèrent dans leurs diocèses pour donner des missions. La
légende du bréviaire d'Annecy dit qu'il parcourut successivement les diocèses
de Sion, de Genève, de Tarantaise, de Milan et de Novare, et qu'à sa voix tout
y revêtit une nouvelle forme, tout rentra sous la discipline chrétienne (3). Le
manuscrit de Novare ajoute qu'il alla jusqu'à Pavie, alors capitale de la
Lombardie.
Quoique les diocèses
intermédiaires d'Ivrée, de Verceil
1. Cujus verba sic erant idonea ,
sic salubria,, ut prorsus pateret cor ejus manere semper in Domino.
2. Verbis sic Maris, ut severitatem non desereret;
sicque fiebat ut cujusdam suavitatis poculum exutroque temperatum suis
auditoribus propinaret.
3. Circumquaque sese difudit sonus verborum illius,
et exivit in vicinas terras; sad eum excitatae dioeceses Sedunensis,
Cebenensis, Tarentasiensis, Nediolanensis et Novariensis ad meliorem se
disciplinam receperunt, et novam induerunt formam.
49
et de Turin ne soient point
expressément nommés dans la légende d'Annecy, ni dans le manuscrit de Novare,
les auteurs, en nous disant que les travaux apostoliques du Saint se sont
étendus à toutes les localités voisines de la ville d'Aoste, et qu'il jetait la
divine semence partout où il passait , nous font assez comprendre que ces trois
diocèses n'ont point été privés du bonheur d'entendre cet homme suscité de
Dieu. Notre Saint se multipliait partout pour corriger les abus
, déraciner les vices, extirper les superstitions et rétablir la pureté
de la foi. Sa réputation de sainteté était dans toutes les bouches, et sa
parole opérait partout des prodiges.
Vers ce même temps, au milieu du
Xe siècle, la Lombardie était en proie à des dissensions et à de cruels
déchirements. Les prétentions de Bérenger, marquis d'Ivrée, et de son fils
Adalbert, à la couronne, y prolongèrent les troubles jusqu'au moment où Othon
le Grand vint y rétablir la paix, en 962. Tandis que les bergers du troupeau
détournaient leurs regards de dessus leurs ouailles pour s'occuper de
politique, la zizanie crût et se propagea dans le champ du Père de famille.
L'ignorance y rouvrit la porte à toutes sortes de superstitions
, et la corruption des moeurs était déplorable. Parmi les Lettres
pastorales qu'Albert Atton, évêque de Verceil, . adressa aux fidèles de son diocèse, il en est une où il leur
défend d'ajouter foi aux augures, aux signes des constellations et aux
prédications de ces imposteurs, qui se donnaient pour apôtres, afin de mieux
accréditer leur doctrine perverse (1).
A la vue de tant d'hommes plongés
dans les ténèbres
1. Atton a occupé le siégé épiscopal depuis 928
jusqu'en 964.
50
de l'ignorance et du vice et courbant la tête sous le joug du
démon, le coeur de Bernard est navré de douleur; dévoré du feu de la charité ,
il brave toutes les fatigues, affronte tous les périls. Ne dût-il gagner qu'une
âme à Jésus-Christ, il se croirait amplement dédommagé de toutes ses sueurs.
Dans le vaste diocèse de Novare,
il poursuit le démon jusqu'en ses derniers retranchements, n'y laissant pas un
hameau, pas une chaumière sans les visiter et sans y faire sonner l'heure du
réveil. Il pénètre jusqu'au fond des vallées escarpées de l'Ossola, qui
confinent au diocèse de Sion sur les Alpes lépontiennes. Descendu dans la
plaine, l'homme de Dieu entre dans les palais des grands où souvent la foi est
assoupie à L'ombre des jouissances terrestres; il y prêche librement Jésus
crucifié. Il sollicite ses auditeurs, les conjure de tourner leurs regards vers
le ciel. Se faisant tout à tous, pour les gagner tous à Jésus-Christ, avec une
force divine il prêche l'importance du salut aux habitants des châteaux, leur
faisant comprendre la nécessité de donner au peuple l'exemple d'une soumission
entière à la doctrine et aux lois de l'Église. Sa charité, sa douceur, ses
exhortations pathétiques, ses larmes font partout une impression salutaire; le
monde perd de nombreux adorateurs, qui rentrent sincèrement dans le bercail du
bon pasteur et se remettent, courageux et convertis , à la suite du Maître des
âmes.
51
Luittifredo venait de succéder à
Griffo sur le siège épiscopal d'Aoste. Pierre avait atteint l'âge où l'on ne
petit plus compter sur de longs jours. Attaché par les liens les plus chers au
diocèse d'Aoste, ce vénérable archidiacre, voyant le retour des fidèles aux
saines doctrines et le rétablissement de la discipline chrétienne, en remerciait
le Seigneur. Quoique le chapitre cathédral ne manquât pas de sujets dignes de l'archidiaconat , Pierre eut désiré avoir Bernard pour
successeur. Aucun autre ne lui paraissait aussi propre à consommer la réforme
du diocèse, que celui-là même qui l'avait si heureusement commencée, et qui
réunissait si bien les qualités que saint Paul exige des ministres du Seigneur.
En rendant un constant hommage au, mérite de Bernard, il laissait percer son
désir de l'avoir pour successeur immédiat, et l'on ne peut douter que pour le
bonheur du diocèse, il n'ait demandé à Dieu cette faveur. Enfin
, usé autant par les fatigues que par son grand âge, Pierre s'endormit
dans le Seigneur, léguant au chapitre, à tout le clergé le modèle parfait d'une
vie apostolique , et aux fidèles le souvenir d'une sollicitude, d'un amour des
âmes qui ne s'était pas un instant ralenti jusqu'à son dernier jour.
Les besoins urgents du diocèse , les temps critiques où l'on se trouvait, tout
indiqua qu'il ne fallait point [52] laisser l'archidiaconat longtemps vacant.
Après les obsèques du pieux défunt on s'empressa de lui donner un successeur.
Le clergé , la noblesse et le peuple n'eurent qu'une
voix pour proclamer Bernard archidiacre. On ne pouvait mieux combler le vide
que Pierre venait de faire, ni rendre un hommage plus éclatant à ses vertus,
qu'en le remplaçant par son disciple et son ami , par
celui qu'il avait eu pour conseiller intime et pour, compagnon de ses travaux.
Jamais surprise ne fut semblable
à celle de Bernard. Étranger au diocèse, il se trouvait déjà trop honoré
d'avoir été agrégé au corps des chanoines de la cathédrale: Le soupçon qu'on
pourrait jeter les yeux sur lui pour la dignité archidiaconale
, ne s'était même jamais présenté à son esprit. Il met tout en oeuvre
pour faire révoquer sa nomination, alléguant son insuffisance morale et
physique ; il conjure le chapitre de ne pas l'obliger à,mettre
ses défauts en relief, en le plaçant dans une stalle illustrée par tant de
vénérables archidiacres, et en dernier lieu par le pieux défunt. Tous les
efforts vont se briser contre sa résistance obstinée. C'est la première fois
que le chanoine Bernard est tenté de désobéir aux ordres de son évêque. Mû par
la défiance de ses forces, par un profond sentiment d'humilité, par la. crainte
de ne pouvoir remplir les obligations attachées à une si importante dignité, le
saint ne saurait être blâmé d'avoir résisté si longtemps. Combien de
personnages célèbres dans les annales de l'Eglise se sont soustraits aux
honneurs par la fuite, ou n'ont consenti à les accepter, à les subir que parce
qu'on employait contre eux jusqu'à la violence !
Cependant le clergé et les
fidèles, sans se décourager [53] et sachant bien qu'il céderait à la fin,
persistent dans leur choix. Bernard est en proie à une cruelle anxiété. En
acceptant l'archidiaconat, il est obligé d'interrompre ,
sinon de cesser l'oeuvre des missions. Sans doute la juridiction attachée à
cette dignité lui fournira l'occasion de faire quelque bien dans le diocèse,
mais à combien de dangers son salut ne se trouvera-t-il pas exposé l Tandis que
mille pensées contradictoires opposées tiennent son esprit en suspens et qu'il
implore avec larmes l'assistance divine, un rayon de lumière céleste brille à
ses yeux. C'est comme archidiacre qu'il doit achever l'oeuvre qu'il a
commencée. La superstition ne disparaîtra au sommet des Alpes, qu'avec la
destruction des symboles du paganisme. Un hospice confié à des chanoines doit
remplacer le repaire de barbares qui menacent la foi et la vie des voyageurs.
Saint Nicolas, son guide fidèle, l’aidera à accomplir cette grande entreprise.
Bernard savait trop bien distinguer le langage du démon et les illusions de
l'orgueil pour méconnaître la voix qui lui parlait. Dans la crainte de résister
à la volonté de Dieu, qui semblait se manifester par la voix de tous, il se
soumet humblement à porter le fardeau qu'on vient de lui imposer; il
s'abandonne entre les mains de Dieu dont il implore le secours, pour remplir
les devoirs attachés à sa nouvelle vocation. Il avait fui la grandeur, les
honneurs et tout l'éclat du monde pour vivre dans l'obscurité
, et il se trouve, contre son inclination, placé sur le chandelier, pour
répandre une lumière qui brillera au loin à travers les siècles. C'est en 966,
par conséquent la 43e année de son âge, qu'il a été archidiacre.
A cette époque et
particulièrement à Aoste , comme [54] , l'observe
Besson, l'archidiaconat était la première dignité du chapitre. Celui qui en
était revêtu, outre la part qu'il avait dans l'administration générale du diocèse , était aussi vicaire général et. official.
L'archidiacre devait connaître des causes appartenant au for ecclésiastique et
les juger; il était chargé de former, d'examiner, de proposer les aspirants aux
ordres sacrés et de diriger leurs études; c'était un autre devoir de sa charge
d'admettre les nouveaux chanoines, de nommer les bénéficiers, de recevoir leur
serment et leur profession de foi ; il devait aussi veiller à la pureté et à
l'intégrité du dogme, à l'observance de la discipline ecclésiastique et des
rubriques de l'Église ; il devait surveiller les curés dans le gouvernement des
âmes. L'établissement, la police et la direction des écoles de tout le diocèse
le regardaient; l'archidiacre faisait seul, ou conjointement avec l'évêque, la
visite des paroisses. Ces nombreuses attributions expliquent l'expression
canonique où l'archidiacre est appelé « l'OEil de l'évêque, » Oculus
episcopi, et la distinction de sa première place au choeur; un bourdon
était placé à sa stalle comme symbole de sa dignité.
Loin de prêter l'oreille à la
flatterie, ou de se laisser éblouir par les marques honorifiques du rang qu'il
occupe, le nouvel archidiacre n'y voit qu'un pesant fardeau, qu'un écueil de
plus, qu'une juste raison d'un compte plus rigoureux et d'un jugement plus
sévère au tribunal de Dieu. En sa qualité de coadjuteur de l'évêque, suivant en
tout les traces du premier pasteur, il rivalise de zèle avec lui; il s'applique
à lui-même les avertissements que saint Paul donne à Tite et à Timothée,
prenant la ferme résolution d'être toujours le serviteur de tous et [55] de
moins commander par ses paroles que par ses exemples. Bernard, devenu
archidiacre, rie s'écarta en rien du plan de vie qu'il avait. formé en entrant dans l' Église. Celui, dit le biographe
Richard, qui dans sa maison paternelle aurait pu étaler un grand luxe, porter
des habits de soie chamarrés d'or, usait, pour sa personne et pour toutes les
dépenses de sa maison, de la plus stricte économie; son but unique était
d'augmenter et d'étendre ses aumônes; car tout ce qu'il possédait lui semblait
le bien des pauvres , et il s'en croyait simplement
l'administrateur. Quand il admettait les pauvres à sa table ,
ce qu'il faisait souvent, il les traitait avec une largesse qui contrastait
avec son modeste ordinaire (1). S'il sortait de l'archidiaconé, c'était pour se
rendre à l'église, pour visiter les malades et pour porter à domicile des
secours à des pauvres honteux. Ses occupations étaient, autant que possible,
distribuées de telle manière qu'il pût assister régulièrement au choeur. Sa
modestie et son recueillement inspiraient aux assistants le goût de la piété;
on ne pouvait se lasser de contempler la sérénité de son visage et d'entendre
la mélodie de sa voix (2). Son assiduité aux saints offices, son exactitude à
remplir tous ses devoirs de chanoine, faisaient taire
chez les autres prébendaires tous les prétextes d'exemption et d'absence du
choeur. Un début si édifiant lui acquit une estime et une autorité qui firent de sa vie un modèle pour tous ; par ses exemples et
par ses charitables avertissements,
1. Archidiaconus
in sua clara vita virtuose perseverans , bona sua pauperibus parcimonisans in
propria mensa eis assidue, opulenter ministrabat.
2 Psallebat in choro graciose.
56
il fit disparaître des abus,
redonna de la vigueur à la discipliné et affermit la fidélité à la règle. Afin
qu'aucun chanoine n'ignorât ce qu'on devait faire pendant la semaine, Bernard
le leur disait de vive voix , ou le notait dans un
petit tableau destiné à cet usage. Sur un autre tableau appendu à la sacristie,
se trouvait une liste des pauvres avec la quote-part des secours qu'on devait
leur passer.
Quoique les missions précédentes
de Bernard eussent porté d'heureux fruits dans le diocèse, cependant on y
remarquait encore des traces du séjour des infidèles. On ne répare pas dans un
jour les dégâts d'un torrent impétueux qui a rompu toutes les digues et déposé,
dans les campagnes, une épaisse couche de limon; l'extirpation radicale des
vices, le retour aux saines doctrines, le rétablissement de l'ordre ne sont pas
l'ouvrage d'un seul effort, surtout quand le mal a gagné le coeur. C'est par la
maison de Dieu que Bernard va commencer la réforme. Il ne se présente plus
comme un simple missionnaire qui instruit et avertit, qui exhorte et supplie;
il vient, armé de cette autorité qui commande, qui retranche, détruit et
renverse pour réédifier. Il exhume et remet en vigueur les règlements et les
décrets des anciens synodes dont il presse et surveille l'observance. Les
pasteurs négligents et les rebelles rencontrent en lui une fermeté que la bonté
et la douceur de son caractère ne sauraient amollir. Par des règlements pleins
de sagesse, il bannit et prévient tous les abus. Tout plie, tout change sous sa
main ferme ; la loi de la résidence s'observe régulièrement; on voit fleurir le
goût des études avec celui de la retraite; les dimanches et les fêtes la parole
de Dieu est annoncée aux fidèles; les enfants [57] sont catéchisés , les pasteurs reprennent sur leurs troupeaux
cette influence que commandent la science et la vertu. Pour donner de la
consistance à la réforme, il se fit une règle inviolable de présenter à
l'ordination les aspirants seuls qui offraient pour garantie la science et la
moralité. Il s'assurait, sous ce double rapport, de la bonne volonté et des
dispositions suffisantes de chacun d'entre eux. Examens sévères, qu'il faisait
subir lui-même, épreuves longues et suivies, témoignages de personnes dignes de
toute confiance; il mettait tout en oeuvre pour obtenir des ecclésiastiques
animés de l'esprit de Dieu. Ceux-là seuls étaient préposés à la direction des
âmes et nommés aux bénéfices qui se recommandaient par une vie irréprochable et
par l'exacte connaissance, ainsi que par la pratique constante de leurs
devoirs.
Un autre objet non moins
essentiel, non moins digne de sa sollicitude , était
l'instruction et l'éducation des enfants. Il n'y a rien de plus important pour
la religion, pour l'État, pour le bonheur des familles, que l'éducation. Notre
Saint prend tous les moyens pour atteindre un but si important. Dans toutes les
paroisses du diocèse, des écoles publiques sont établies; outre les éléments de
la doctrine chrétienne, on doit y enseigner la. lecture,
l'écriture, la grammaire et le chant ecclésiastique. Il veut que l'éducation de
la jeunesse ne soit confiée qu'à des maîtres connus, chez qui la science et la
moralité garantissent assez l'aptitude aux fonctions délicates de
l'enseignement.
Bernard voulait savoir par
lui-même si les pasteurs s'acquittaient de leurs devoirs, s'ils annonçaient la
parole de Dieu, comment ils administraient les sacrements, [58] s'ils
pourvoyaient aux besoins spirituels et temporels dé leurs troupeaux; c'est
pourquoi il se fit un devoir de visiter le diocèse entier tous les trois ans. Il
eut toujours un soin particulier de la maison de Dieu, et de tout ce, qui
pouvait intéresser l'ornementation des églises; la gloire de Dieu, l'esprit de
religion, la paix, l'union entre les ouailles étaient la fin qu'il se
proposait. Il avait un don tout particulier pour réconcilier les ennemis et
pour éteindre les procès. S'il était obligé, en qualité d'Official, de juger et
de porter sentence, il ne le faisait qu'après un mûr examen, avec tant de
prudence et d'intégrité, que la partie vaincue était obligée de rendre hommage
à son entier dévouement à la cause de la vérité.
Les travaux d'un ministère
pénible et les fatigues sans nombre qu'il lui fallait éprouver pour parcourir
des pays difficiles, des vallées escarpées, des gorges profondes et des
torrents ne lui firent rien diminuer de ses austérités ordinaires; il savait
toujours trouver du temps pour prier, pour répandre mille bienfaits, pour
visiter les pauvres malades et leur faire des aumônes proportionnées à leurs
besoins. Enfin, rétablir le règne de la piété sur les ruines du vice, raviver
la foi dans les coeurs, purger le diocèse des superstitions et des erreurs que
les barbares y avaient semées et que, l'ignorance y avait fait germer : tels
furent les premiers efforts du saint archidiacre; mais il ne devait assurer la
durée de ses succès qu'en détruisant l'asile où l'idolâtrie s'était réfugiée et
d'où s'exhalait une influence pestilentielle qui répandait la mort pour bien
des âmes dans les vallées des Alpes.
Les Alpes qui séparent la Gaule
de l'Italie étaient anciennement traversées par divers passages. Le plus
célèbre et le plus fréquenté était le Mont-Joux, les Alpes Pennines des
Anciens, et qu'on appelle aujourd'hui le Grand-Saint-Bernard. Or, au sommet du
col, où se terminent du côté du nord le pays des Véragres ,
et au midi, celui des Salasses, les populations adoraient une idole nommée le
dieu Pen, mot qui, en langue celtique, signifie « très-élevé». Nous
allons voir ce que devint le culte du dieu Pen.
Jules César, cinquante-cinq ans
environ avant l'ère chrétienne, fit passer les Véragres sous le joug romain et
s'empara du passage de Mont-Joux. Trente ans plus tard, l'empereur Auguste envoie
une expédition contre les Salasses et se rend maître de leurs défilés. Après la
défaite de ces fiers montagnards , le général romain
vint inaugurer le culte du père des dieux au sommet du col de Mont-Joux; il
remplaça le simulacre de la divinité des Véragres et des Salasses par une
statue de Jupiter, érigée sur une haute colonne, portant l'inscription : Jovi
Optimo, Maximo, au très-grand et très-bon Jupiter. On ne répudia pas le mot
Pen, soit qu'il exprimât en quelques points les attributs de la divinité du
Capitole, soit que les Romains eussent voulu se ménager les habitants des Alpes
en respectant le dieu de [60] leur choix et en l'identifiant avec le leur, sous
le nom de Jupiter Pennin.
Des auteurs, font dériver les
noms d'Alpes pennines et de Pennin de Paenus, carthaginois; ils
prétendent qu'Annibal, en venant d'Espagne pour entrer en Italie, a pris la
route de Mont-Joux, et que la montagne et le Dieu ont conservé le souvenir de
ce mémorable événement; mais cette opinion est peu vraisemblable et il vaut
mieux s'en tenir à l'étymologie celtique de Pen, et voir dans la
divinité adorée par les Salasses un dieu des « montagnes ».
Quoiqu'il en soit de ces questions, il est du moine certain
que les Romains, une fois maîtres des vallées latérales du Mont-Joux, y
ouvraient au commerce une voie importante et dont on trouve, après tant de
siècles, quelques vestiges laissés dans le roc. Cette voie à travers les Alpes,
transformée plus tard en route de second ordre, est encore aujourd'hui un
passage très-fréquenté. Des pierres milliaires, échelonnées sur la route,
marquaient les distances entre Octodure (Martigny) et Augusta Praetoria
(Aoste).
Sur un petit plateau à dix
minutes au couchant de l'hospice actuel, des débris épars et nombreux,
attestent l'existence d'un temple consacré à Jupiter. Le vaste emplacement
occupé par cet édifice, les fragments de briques qui recouvrent le sol, des
pierres taillées en corniches, décèlent le luxe et l'élégance que les Romains
mettaient dans les monuments de ce genre; on y voit aussi la preuve que ce
temple était un lieu d'asile où les voyageurs venaient demander la protection
de leur dieu. Les nombreux ex voto, les tablettes votives trouvés dans
des fouilles récentes, prouvent que ce passage, [61] aujourd'hui rendu plus
facile, a toujours été regardé comme dangereux.
Le Mont-Joux a vu passer tour à
tour les armées des Celtes, et celle des Carthaginois pour porter la guerre en
Italie. Au moyen-âge bien des princes temporels et même des souverains pontifes
l'ont gravi; mais notre montagne a été encore bien plus illustrée, si , comme une tradition soutenue par des auteurs
respectables nous l'assure , elle a été traversée par le prince des apôtres
l'an cinquante-sept, et plus tard par cette héroïque légion qui, vers la fin du
troisième siècle, arrosa de son sang les campagnes d'Agaune.
Au temple de Jupiter, les Romains
avaient annexé un refuge (mansio) où les envoyés (missi) des
empereurs trouvaient un abri dans le besoin , et tout
ce qui leur était nécessaire pour franchir la montagne plus sûrement et avec
plus de célérité. Quand la croix fut arborée sur le Capitole, lés empereurs
chrétiens donnèrent plus d'extension au refuge, le convertirent en hospice pour
tous les voyageurs et l'entretinrent aux frais de l'État. Les Bretons et les
Gallo-Romains, que la piété et la vénération pour le tombeau des saints apôtres
attirait à Rome , prenaient ordinairement la direction
de Mont-Joux. Pour toute la ligne des Alpes pennines, il y a dans plusieurs communes , des hôpitaux qui conservent encore aujourd'hui le
nom d'hospices des pèlerins. Les Irlandais , les
Écossais et les Anglais , qui avaient fondé de nombreux hospices dans les
Gaules pour faciliter à leurs compatriotes le pèlerinage de Rome ,
s'empressèrent aussi de concourir à l'entretien de l'hospice de Mont-Joux. La
nomination des directeurs appartenait aux souverains; la charge [62] des
approvisionnements et la surveillance du personnel étaient confiées à des
ecclésiastiques ; ainsi Hartman chargé de cet office et aumônier de Mont-Joux, est,
en 859, appelé à occuper le siège épiscopal de Lausanne.
Nous trouvons une dernière
mention de l'ancien hospice dans un acte passé, en 859, entre Lothaire ; roi
d'Austrasie et son frère Louis, roi d'Italie. Dès ce moment il paraît tomber
pour n'être relevé qu'un siècle plus tard. Comment serait-il resté debout au
milieu des luttes sanglantes et opiniâtres dont les Alpes pennines devinrent le théâtre, depuis la fin du IXe siècle ? Comment
aurait-il échappé aux dévastations des Sarrazins qui succédèrent à celle des
Hongrois?
Rodolphe, roi de la Bourgogne
transjurane, couronné à Saint-Maurice en 888, s'empresse, pour couper le
passage à Arnoul , roi de Bavière , d'occuper les
Alpes pennines. Cependant Arnoul passe en personne le Mont-Joux et pénètre
jusqu'à Saint-Maurice sans pouvoir déloger entièrement l'armée ennemie des. positions qu'elle occupe sur les Alpes. Revenant sur ses pas , il devait trouver convenable à ne pas épargner un
hospice dont Rodolphe s'était. servi et se servait
encore comme d'un retranchement.
En 923, une armée de Hongrois
s'élance sur la Germanie qu'elle dévaste ; de là passant en Italie sous la
conduite de Bérenger , elle brûle la ville de Pavie,
pille les églises et égorge les ministres des autels. Après avoir mis la
Lombardie à feu et à sang , et comme ils se disposent
à passer en France, ils trouvent dans ces régions une résistance obstinée. Les
mêmes barbares envahissent la Bourgogne en 935 et la couvrent de [63] ruines;
mais Rodolphe II les force à repasser les Alpes, et ceux qui ne tombent pas
sous l'épée du vainqueur, se réfugient dans les antres des montagnes.
Les Sarrazins venus de l'Afrique
et attirés par le butin et le pillage, avaient déjà dévasté l'Espagne et le
midi de la France, lorsqu'une de leurs nombreuses cohortes pénètre dans la
vallée du Rhône. A mesure qu'elles avancent, ces hordes se grossissent de toute
sorte d'éléments divers, n'ayant d'autre lien pour les unir que celui d'une
commune férocité. La bande qui se dirigea sur le Valais, après l'occupation,de l'Entremont, prit station sur le Mont-Joux. Hugues,
conte, de Provence , loin de l'y inquiéter , la
chargea de fermer le passage à son compétiteur à la couronne d'Italie, Bérenger
II. Voilà comment à cette époque reculée le Mont-Joux était devenu un repaire
de brigands, détroussant les voyageurs , égorgeant les
caravanes de pèlerins ou les écrasant par des blocs de rochers roulés sur elles
des plus haut sommets de la montagne.
Or, il n'y a rien d'étonnant que
ce ramas de mécréants juifs, musulmans et païens , avec
quelques chrétiens parjures a leur foi, aient rétabli le culte du démon dans
les ruines de l'ancien temple de Jupiter. Ce n'est pas sans doute qu'ils aient
réveillé le culte du Jupiter antique, un culte qui était bien éteint alors;
mais du moins ils purent se reprendre au souvenir d'un dieu quelconque, ennemi
du véritable et vrai Dieu, qui avait été adoré dans ces contrées. Il put
arriver aussi que ces symboles idolâtriques qu'ils retrouvaient debout, en
aient entraîné un grand nombre à des croyances et à des rits superstitieux. De
tels excès d'une, raison dégradée se comprennent moins difficilement, quand on
[64] voit ce qui se passe de nos jours. Tant de sectes extravagantes ou
perverses qui se sont formées en. plein XIXe siècle ,
nous expliquent comment une sorte de paganisme ,a pu reprendre racine dans ces
temps malheureux , de plus on sera moins étonné de l'affaiblissement de la foi
, et de la corruption de moeurs, dans lesquels étaient tombés les habitants des
environs de Mont-Joux , si on réfléchit que bon nombre de ces infidèles
s'établirent dans les parages, et contractèrent des alliances avec les filles
du pays.
Les trois manuscrits qui donnent
un abrégé succinct de la vie de saint Bernard, s'accordent à dire qu'au milieu
du Xe siècle, il y avait au sommet de Mont-Joux une statue de Jupiter dont les
démons s'étaient emparés; que ces esprits de mensonge donnaient des réponses à
ceux qui venaient les consulter, et qu'il s'y formait un grand concours de gens
avides du merveilleux.
Outre la tradition populaire et
l'opinion commune, qui sont ici d'accord avec les manuscrits, plusieurs auteurs
en crédit, dans leur biographie de saint Bernard, ont considéré la destruction
de cette idole et l'expulsion des démons, comme un de ses faits les plus
merveilleux, et n'ont fait aucune difficulté d'admettre l'action positive de
l'esprit malin sur la statue. Le savant Papebroch, collaborateur de Bollandus,
admet le récit du manuscrit de Richard dont il avait une copie. « Saint Bernard , dit à ce sujet Charles de la Basilique, appelé
plus comnunément Bascapé, s'était rendu redoutable aux démons; il avait un
grand empire sur eux ; il les a souvent chassés et en a purgé le Mont-Joux. » —
« Le plus éclatant miracle opéré par le saint archidiacre d'Aoste, [65]
selon Gabriel Pennato, est d'avoir renversé sur le Mont-Joux la statue de
Jupiter, dans laquelle les démons s'étaient renfermés pour donner leurs
réponses et rendre, comme on le croyait, la santé aux malades. (1) » Les
chanoines réguliers de Latran et ceux du diocèse d'Annecy, ont, dans leurs
bréviaires, des légendes conformes aux manuscrits (2).
Or l'antique ennemi veille
toujours; ce n'est pas d'aujourd'hui seulement qu'il lui plait de montrer sa
puissance; on en suit la trace à toutes les époques de l'histoire. « La ruse
des démons, dit Tertullien, est de nuire par des maléfices, pour pouvoir
prescrire ensuite des remèdes curatifs des mêmes maladies, qu'ils ont données ,
accréditant ainsi l'idée qu'ils font des miracles, et qu'ils guérissent leurs
adorateurs de toutes leurs infirmités. » C'est aussi par ce stratagème qu'ils
s'efforçaient de retenir dans l'erreur les habitants de nos vallées dont la
1. Domesticis monumentis proditum est in hoc monte
idolum quoddam fuisse, quod petentibus responsa dederit.
2. Après les faits cités par M. de Mirville, dans un
livre récent, faits que le logicien le plus sévère ne saurait révoquer en
doute, il est difficile de nier l'intervention des démons et leur persistance
dans les choses humaines. Les événements qui ont tant retenti dans ces
dernières années, les tables tournantes et parlantes ont assez proclamé
l'existence du surnaturel , et ceux qui ont pris la
peine de réfléchir sur ces faits étranges , ont pu se convaincre qu'ils étaient
bien directement l'œuvre dès démons. Nous pourrions citer, relativement à
l'influence des démons sur notre monde, des faits nombreux tirés de la vie des
Saints. Si le lecteur voulait en connaître de plus frappants encore, il
n'aurait qu'à jeter un coup d'oeil sur la vie de saint Grégoire Thaumaturge (Godescard , 17 novembre, tom. II, édition de Lyon , 1833.)
66
crédulité égalait l'ignorance (1).
Ils attiraient les chrétiens par des paroles ambiguës et. par
un verbiage confus et inintelligible, arrêtant ainsi es progrès de la foi et poussant
les adorateurs du vrai Dieu dans la voie de la perdition (2). Ici la violence
s'unissait à la ruse; ce que celle-ci ne pouvait obtenir était -arraché de
force par les gardiens de l'idole. On exigeait la dîme de tout ce que les
passants pouvaient avoir, et on la prenait de force, non-seulement sur les
choses, mais encore sur les personnes. Le dixième, entre les voyageurs qui
passaient, était saisi , dépouillé, peut-être même
égorgé par cette troupe de brigands. Il est facile de concevoir dans quelle
pression se trouvaient tenues les populations voisines en proie à tant de
séductions, à tant de violences.
Au sommet des
Alpes-Graïes aujourd'hui le Petit Saint-Bernard, un riche
propriétaire, nommé Polycarpe, avait aussi établi un talisman d'idolâtrie. Les
regards du voyageur étaient frappés et fascinés par la clarté resplendissante
d'une grande escarboucle placée au-dessus d'une haute colonne: Cette pierre
était appelée l'oeil de Jupiter, par lequel ce dieu voyait, disait-on , les langueurs et les infirmités humaines. On croyait
obtenir la guérison des maladies, et l'on cherchait à s'en préserver, en
adorant les esprits qui y résidaient et en leur faisant des offrandes.
Il peut paraître étonnant qu'au
milieu du Xe siècle, il y eût encore la statue de Jupiter sur le Mont-Joux.
Mais
1. Datant aegritudines varias, post quas gentes
simplices montante sanitatem et remedia recipere putabant.
2. Loquacitatum
vocibus Christianitatem succrescentem nitebantur in interno perimere. (Mss.)
67
les statues de presque toutes les
divinités qu'adoraient les Grecs et les Romains , ne sont-elles pas venues
jusqu'à nous? Le Christianisme n'a point voulu détruire tous les objets du
culte des idoles. En laissant subsister tous les monuments de l'ancienne superstition,
dont quelques-uns étaient des chefs-d'oeuvre de l'art, et mettant sous les yeux
des nations ces simulacres de dieux « qui ne voient point, qui n'entendent
point et qui ne parlent pas (Psalm. 113), » il faisait mieux ressortir
l'excellence de la religion de Jésus-Christ, et son triomphe sur le paganisme.
Il n'est donc point incroyable que l'ancienne statue de Jupiter sur le Mont-Joux , ait été conservée dans un appartement de l'ancien
hospice, ou que ceux qui venaient de s'y établir en aient taillé une nouvelle
sur le modèle des nombreuses statuettes qu'ils avaient sous les yeux.
Le Mont-Joux, déjà si disgracié
par la nature, nous apparaît , pendant plus d'un
siècle, recouvert d'un voile funèbre. De quelque côté qu'on jette les yeux, des
ossements humains frappent la vue et inspirent la terreur. Le passage, au bas
de la vallée, est entravé par des blocs de rochers lancés sur les caravanes de
pèlerins par les barbares qui bordaient les hauteurs. Les corps de ces martyrs
étaient laissés en pâture aux bêtes sauvages. Quelquefois, on les ensevelissait
sous des monceaux de pierres; d'autrefois, pour les dérober à la vue et moins
frapper l'imagination des passants, on les jetait dans l'eau ou d'ans des
fentes de rocher. La route des Romains était partout obstruée et rompue. Pour
cette oeuvre de destruction la main de l'homme s'était unie à l'injure des
saisons. Nul n'osait plus s'aventurer dans ce désert où le voyageur, qui avait
pu échapper aux [68] précipices et aux avalanches, tombait dans des mains habituées
au vol et au meurtre.
La vérité et l'erreur, la vie et
la mort se sont longtemps disputé l'autorité sur la
montagne. Chacune y eut alternativement son culte et son temple. L'asile du
Christianisme, qui avait remplacé l'autel souillé par un sang impur, se
trouvait converti en une caverne de brigands. Le roc qui, au IVe siècle, avait
été sanctifié par le signe de la Rédemption, et qui servait de fondement à un
édifice élevé en l'honneur du Dieu des armées, était alors, au Xe siècle,
souillé, profané par toutes, les abominations que l'enfer peut inspirer. Mais
Dieu, lassé de tant de crimes, va mettre enfin un terme à ces scènes d'horreur.
Il a suscité un homme qui doit purifier ce désert, et renverser pour toujours
les autels consacrés au démon. Les noms de Mont-Joux, de Mont-Pennin, vont
tomber dans l'oubli, pour faire place an nom béni du héros qui doit y rouvrir
un port de salut et rendre ces lieux arides aux cantiques sacrés qui avaient
autrefois retenti sur leurs sommets. Ces masses de rochers, qui naguère ne se
transmettaient, d'écho en écho, que les, blasphèmes des assassins, les
gémissements et les râlements des mourants , rediront
le nom du vrai Dieu et les bienfaits de la religion. Le principal résultat de
ce triomphe fut dû à saint Bernard.
69
La ville d'Aoste est un jour
toute en émoi. Neuf pèlerins français, descendus du Mont-Joux, apportent la
triste nouvelle qu'ils y ont laissé un de leurs compagnons de voyage. Celui qui
tenait le dixième rang dans la petite caravane, a été pris de force et retenu
captif par les hommes qui habitent le col de la montagne. Ni les prières, ni
les larmes de la victime, ni celles de ses compagnons, ne purent fléchir les
brigands. Ils rejetèrent même l'offre de tout ce que chaque pèlerin portait sur
soi.
Ce n'était point la première fois
que de semblables scènes venaient affliger le cpeur dés habitants d'Aoste et de
toute la vallée, depuis la victoire que Conrad le Pacifique avait emportée sur
les Hongrois et sur les Sarrasins, en les animant au combat les uns contre les
autres. Ce prince, satisfait du succès de son stratagème, et se félicitant
d'avoir délivré la Bourgogne de la présence des barbares, n'alla point déloger
de Mont-Joux la bande redoutable qui gardait ces défilés. Ces hommes féroces
s'y trouvaient plus fièrement installés que jamais; ils y séjournaient toujours
depuis que le comte Hugues leur avait confié la défense du passage. Peut-être
même trouvait-il intérêt à les y laisser, comme des sentinelles avancées,
contre les ennemis qui pourraient lui [70] venir du côté de l'Italie?
L'archidiacre d'Aoste, au contraire, ne connaît que la politique de l'Évangile.
Tolérer, au milieu de la chrétienté, une poignée d'infidèles et de scélérats
qui ne vivent que de rapine, qui professent ouvertement l'idolâtrie, et qui ne
cherchent qu'à propager le culte impur des démons , lui paraît une indifférence
monstrueuse, un crime de lèse-majesté divine que rien ne saurait excuser. Il
avait vu les déplorables effets que ce voisinage avait produits sur l'esprit et
sur les moeurs des montagnards; le danger d'un retour à la superstition ne
pouvait disparaître qu'avec la destruction de l'idole et la dispersion de ses
gardiens. A l'exemple de David, Bernard s'offre pour combattre et chasser le
géant de Mont-Joux, pour y replanter le symbole du salut sur les débris de
l'autel consacré au démon.
Quoiqu'il ait pleine confiance en
l'assistance divine, dans une entreprise où il n'avait en vue que la gloire de
Dieu et le salut du prochain, cependant il invoque encore le secours de saint
Nicolas qui, fidèle à la promesse faite au château de Menthon, écoutait
toujours favorablement ses prières. Le saint évêque de Myre vint le confirmer
dans son héroïque résolution. Nous citons ici les paroles de l'archidiacre Jean
de Ceylan: « Saint Nicolas lui apparut sous les dehors d'un pèlerin et lui
dit : « O Bernard ! gravissons ces hautes
montagnes ; nous mettrons en fuite les démons , nous renverserons cette statue
de Jupiter, dont ils se sont emparés pour perpétuer le trouble parmi les
chrétiens, nous la briserons avec sa colonne et son escarboucle ; ensuite nous
fonderons deux hospices pour l'utilité des pèlerins qui veulent. traverser les deux montagnes; allez vous entendre avec votre
évêque; [71] présentez-vous le dixième dans la bande; puis vous conjurerez les
démons; vous lierez la statue avec une étole bénite, et vous en disperserez les
débris dans les cahos des montagnes; vous y anéantirez ainsi la puissance
du mal jusqu'au jour du jugement (1). »
Pleinement rassuré et encouragé
par cette vision , Bernard se rend auprès de l'évêque,
pour lui faire part d'un projet qu'il nourrissait depuis sa promotion à l'archidiaconat,
et de l'ordre qu'il vient de recevoir de ne point en différer l'exécution. Il
le prie d'inviter les fidéles de tout le diocèse à adresser au Seigneur de
ferventes prières, et à se rendre, autant que possible, à la. cathédrale au jour désigné, pour accompagner
processionnellement l'archidiacre, au moins jusqu'au pied de la montagne. De
son côté, Bernard passa les jours intermédiaires dans des prières non
interrompues et dans un redoublement d'austérités.
Les neuf pèlerins qui avaient perdu leur compagnon à
Mont-Joux, s'arrêtèrent quelques jours à Aoste. Peut-être espéraient-ils y voir
arriver le captif, ou bien furent-ils retenus par Bernard, pour qu'ils
retournassent sur la montagne avec lui? Au jour fixé, le clergé et les fidèles
1. Richard et l'auteur de la légende conservée à
l'hospice, mentionnent aussi l'apparition de saint Nicolas, pour donner ces
instructions à son dévoué serviteur. — En 1157, un voyageur, qui prenait
plaisir à faire tourner les tables, un spirite, comme on le dit maintenant,
voyant que les chanoines de l'hospice du Saint-Bernard avaient des doutes par
rapport à ce jeu redoutable, voulut les convaincre par l'expérience: Tous ses
efforts furent inutiles; les tables restèrent aussi calmés que nos rochers, et
le voyageur étonné ajouta: «Voici la première fois qu'elles ne m'obéissent pas.
» Ainsi s'accomplissait la promesse de saint Nicolas : l'ennemi n'avait plus
son entrée dans la montagne.
72
qui avaient répondu à l'appel , se
rendent de grand matin à la cathédrale. Bernard, revêtu des ornements de
diacre, tenant en main le bourdon ou le bâton archidiaconal, va se prosterner
aux pieds de l'évêque, pour lui demander sa bénédiction. La procession
s'achemine vers la montagne redoutable. La marche est calme; tous, dans un
saint respect, élèvent vers le Tout-Puissant des mains suppliantes , pour qu'il
daigne bénir, protéger et fortifier celui qui se dévoue courageusement pour sa
gloire et pour le salut du peuple. Tout le clergé d'Aoste se fait un devoir
d'accompagner son archidiacre. On implorait, dans le trajet, le secours du
Ciel, en chantant les Psaumes désignés par le Rituel. Arrivé avec le cortége au
dernier village de la vallée, ancien bourg dédié à saint Remy, Bernard congédie
le clergé et invite les pèlerins à l'accompagner jusqu'au sommet de la
montagne. Le calme, la sérénité et la joie qui se peignent sur son visage,
rassurent ses compagnons et relèvent l'espérance des populations.
Les armes spirituelles que Bernard allait employer pouvaient
suffire à délivrer Mont-Joux de l'influence du démon, en le réduisant à
l'impuissance; mais pour purger la montagne des Sarrasins et des brigands qui
l'occupaient depuis plus d'un demi-siècle, les moyens humains étaient
nécessaires. Il fallait repousser la bande ennemie ,
la mettre en fuite , détruire son abri et lui rendre ce séjour impossible pour
l'avenir. Or, la présence d'une force supérieure pouvait seule. obtenir ce résultat. On peut donc présumer qu'en outre des
pèlerins français, de nombreux habitants d'Aoste ont suivi l'archidiacre, bien
résolus d'employer les armes, s'il le fallait, pour déloger les satellites de
l'idole. En disant [73] que Bernard ne renvoya que le clergé (1), Jean de
Ceylan autorise notre conjecture.
Un orage, tel qu'on en voit
souvent sur les montagnes durant la belle saison, vint ajouter à l'inquiétude
des moins courageux de la compagnie. Aux approches du col de Mont-Joux , un brouillard enveloppe soudain l'archidiacre et ses
zélés coopérateurs. D'épaisses ténèbres leur dérobent, dans ces gorges resserrées,
la direction à tenir pour gagner le plateau où ils trouveront la statue. En
même temps le tonnerre gronde et semble ébranler les rochers suspendus sur la
tête des voyageurs ; la foudre sillonne les nuages qui, portés avec
impétuosité, laissent échapper une pluie mêlée de grêle et de neige, des
torrents se forment instantanément , roulant des
pierres, creusant des crevasses et rendant le passage impraticable. La caravane
trempée, engourdie, fatiguée, sent son courage se refroidir et hésite à
continuer sa marche. La plupart regardent cette tempête comme un signe de
mauvais augure, si même elle n'est pas excitée par le génie du mal , qui la rendra plus redoutable à mesure qu'on
approchera de sa forteresse. Tandis que tous sont saisis de crainte et se laissent
aller à un cruel pressentiment, Bernard seul reste impassible; il ranime le
courage de ses compagnons par l'assurance de la victoire; sa joie contraste
avec l'abattement général (2).
Aux approches du point culminant,
avant d'entrer dans le vestibule de l'ancien temple, l'archidiacre se fait
précéder par les neuf pèlerins français, afin d'occuper
1. Dimisso clero.
2. Victoriae confidens, gaudens et peregrinos
confortans per montem meavit.
74
la place périlleuse où les gardiens
du poste choisissaient leur victime. En arrivant , il passe sous le portique et
aperçoit à quelques pas la statue sur son piédestal ; il marche vers elle d'un
pas assuré, et au moment où les ministres de l'idole vont le saisir, « il
conjure, au nom de Jésus-Christ, le démon avec ses complices; puis il
jette au cou de la statue son étole bénite qui, à l’instant, se change
miraculeusement en une chaîne de fer, sauf les deux bouts qu'il avait à la
main; il tire, à lui la statue qui vient se briser à ses pieds. C'est Dagon
terrassé et mutilé par la présence de l'arche d'alliance. Aussitôt après, il
lie, avec la même chaîne, le magicien qui faisait les fonctions de ministre de
l'idole. » Il est probable que ce fameux récolteur de dîmes, qui répandait la
terreur par sa taille gigantesque, par ses forfaits et par ses oracles,
comptant sur l'appui de ses compagnons, a essayé de résister. M. Reinaud croit
même qu'il y a eu lutte; mais que peut l'ange des ténèbres contre celui qui
marche à lui, au nom du Dieu des armées? L'ange
Raphaël a relégué dans les déserts de l'Égypte supérieure le démon Asmodée, qui
ne cessait de répandre le deuil dans la maison de Raguel. « Bernard confine le
démon de Mont-Joux avec ses complices dans les glaces éternelles, jusqu'à la
fin des temps, et leur commande, au nom du Dieu tout-puissant, de cesser pour
toujours leurs maléfices sur la montagne. »
Pour perpétuer le souvenir de ce
fait, l'un des plus glorieux dans l'admirable vie du Saint; afin de le mettre,
pour ainsi dire, sous les yeux des peuples, les peintres ont su, en suivant la
tradition, donner cours à l'imagination. Debout, tenant d'une main le bâton
[75] archi-diaconal , de l'autre l'étole changée en
chaîne de fer, l'archidiacre passe ce lien miraculeux au cou d'un dragon étendu
sous les pieds de son vainqueur. C'est ainsi qu'on représente saint Bernard,
pour désigner qu'il a, nouveau saint Georges, vaincu et enchaîné le dragon de
l'Apocalypse.
Le saint archidiacre ne s'arrête
à Mont-Joux que le temps nécessaire pour faire évacuer le poste. Après la
retraite des satellites du géant, il bénit ces lieux souillés naguère par tant
d'abominations. Une croix, plantée sur les ruines de la caverne est le premier
signe du monument qui va s'élever sur ce passage si redouté.
Sur le passage de Bernard, qui
redescend la montagne, les fidèles se pressent pour connaître le résultat de la
périlleuse expédition. La nouvelle de ce qui s'était passé à Mont-Joux avait
devancé à Aoste le retour du Saint et y avait causé une joie générale. Le
succès qu'il vient de remporter, comparable au triomphe de David sur le géant
Goliath, devait être exalté et célébré de la même manière. Les femmes d'Israël
allèrent au devant du roi, en témoignant leur réjouissance ; le clergé d'Aoste,
au retour de son archidiacre, va processionnellement à sa rencontre. On se rend
à la cathédrale où l'on entonne un Te Deum solennel, auquel répondent
tous les fidèles (1).
L'archidiacre fait le récit
détaillé des circonstances de son voyage. Il invite l'auditoire à adresser de vives
actions de grâces à Dieu, qui venait de signaler, d'une manière si admirable , la puissance de son bras. La
1. Postea rediens Augustam, totus clerus cum
processione et populo gaudentes sibi obviant cum jucunditate ipsum receperunt.
76
tâche de Bernard n'est cependant
pas achevée. L'escarboucle qui surmonte la colonne de porphyre sur les Alpes
graïes, se rattache à la statue de Mont-Joux; elle n'est pas moins un objet de
superstition, elle doit donc subir le même sort. 11 supplie encore le clergé et
les fidèles de l'accompagner de leurs voeux et de leurs prières, dans cette
seconde excursion.
Après avoir pourvu à tout, il demande une deuxième fois la
bénédiction de son évêque , puis il s'achemine seul vers
la montagne, comptant sur la protection de saint Nicolas et de son Ange
gardien. Arrivé sur le plateau, le Saint s'approche de la colonne, brise l'œil
de Jupiter et en jette la poussière aux vents; il exorcise ces lieux sauvages , puis il les bénit. Libre alors, et vainqueur dans
cette bataille contre l'ennemi du genre humain; Bernard ne se reposera pas;
l'infatigable archidiacre veut, jusqu'à la fin, consacrer toutes ses forces à
la gloire dé Dieu et au salut des âmes; il reprend ses fonctions ordinaires,
mais aussi il s'occupe de tout ce qui est nécessaire pour relever au plus tôt
l'hospice de Mont-Joux.
La réputation de sainteté que lui
avaient. acquise ses vertus et ses missions, reçoit
encore un nouvel éclat par ces derniers et étonnants prodiges. Son nom est dans
toutes les bouches; on ne le prononce qu'avec respect. Tant de témoignages
d'estime et de confiance auxquels il ne pouvait se soustraire, le soumettaient
à une dure épreuve. Toujours en garde contre le poison de l'orgueil, ne voyant
que sa faiblesse, il ne se regardait que comme un instrument dont Dieu daignait
se servir, pour accomplir ses vues de miséricorde sur les habitants des Alpes.
Plusieurs auteurs, fondés sur une [77] ancienne tradition, disent que l'évêque
Luittifredo, juste appréciateur des mérites de son archidiacre, voulait lui
céder son siège et sa dignité. « Ce vénérable prélat, au rapport du Père
Genando, professait pour Bernard la plus haute estime, et ne cessait de lui
donner les marques de la plus tendre amitié ; il l'aimait dans le Seigneur. La
sainteté de l'archidiacre, sa simplicité, la pureté de son âme, son amour de
Dieu et son ardente charité pour le prochain, se présentaient
à l'esprit du pontife avec tant d'éclat, qu'il ne se lassait pas de les
admirer. Oh ! combien de fois une pieuse
contestation s'élevait entre ces deux âmes angéliques. En se comparant l'un à
l'autre, chacun ne voyait que ses défauts et ses imperfections, chacun voulait
être, au-dessous de l'autre et se le proposait pour modèle. C'est par cette sainte
émulation qu'ils s'encourageaient à faire chaque jour de nouveaux progrès dans
la voie de la perfection évangélique. »
Après la dispersion des brigands qui rendaient le Mont-Joux si redoutable, la
vallée des Alpes pennines n'était pas moins un défilé sauvage, où le voyageur
courait mille dangers. Une distance de cinq à six lieues sépare les derniers
villages situés aux pieds opposés de la montagne, et dans tout cet espace,
depuis la ruine du premier hospice, aucune habitation n'offrait un abri. [78]
Aujourd'hui encore, malgré les jalons qui indiquent le sentier, et malgré les
précautions qu'on prend et les secours qu'on y rencontre, les passants perdent
quelquefois toute trace de chemin. S'ils sont surpris par les brouillards ou
par la nuit, s'ils succombent à la fatigue, ils attendent, ils appellent en
vain du secours: ils n'ont pour réponse que le silence du désert.
C'est surtout quand la mauvaise
saison vient ajouter son influence à l'éternelle rigueur de ces hautes régions,
c'est alors que les chances devenues plus périlleuses font sentir la nécessité
d'un hospice. Dès la fin du mois de septembre jusque au mois de juin, des brouillards
épais, des neiges profondes , accumulées par les
vents, viennent régulièrement fixer leur séjour dans les gorges resserrées des
Hautes-Alpes. Souvent, même avec les mesures prises aujourd'hui, il faudrait
faire bon marché de sa vie, pour affronter ces redoutables passages, qui ont
fait tant de victimes. Malheur au voyageur qui, à certains jours,
s'aventurerait dans ces défilés sans un guide fort et expérimenté ! En
hiver, dès qu'il a quitté les dernières habitations, il n'aperçoit plus un seul
vestige de sentier; il va au hasard, il trace lentement son pénible sillon; la
neige, transportée et amoncelée par les vents, lui présente une barrière
difficile à franchir, et plus d'une fois dérobe à ses yeux un gouffre où il va
se précipiter.
Si le ciel est pur, le voyageur
voit devant lui plusieurs vallées escarpées, sans connaître celle vers laquelle
il doit diriger ses pas. Les brouillards viennent-ils l'envelopper ? Il ne sait
ni où il est ni où il va. Souvent, croyant avancer, il revient sur ses pas aussitôt
effacés. Les plus robustes montagnards, malgré leurs courses [79] habituelles
au milieu des neiges, ne. sont pas rassurés; une
méprise les expose eux-mêmes à s'égarer. Le vent qui semble léger au
commencement, acquiert bientôt la force d'un ouragan, coupe la respiration du
voyageur et risque de le suffoquer; il l'enveloppe d'un tourbillon de neige, la
lui introduit dans les yeux qui ne s'ouvrent qu'avec effort, l'insinue dans les
vêtements, l'attache aux cheveux, aux cils, aux sourcils, forme enfin surtout
le corps comme une couche de glace. Alors, la marche devient plus lourde et
plus embarrassée, tous les membres s'engourdissent. Dans cette situation, si
l'on a la malheureuse faiblesse de céder au pressant besoin de s'asseoir, on
est saisi, sans douleur, d'un assoupissement que suit trop vite un sommeil
léthargique, précurseur du trépas (1).
Bien que notre désir soit
d'abréger ces longs détails et de revenir sur la vie de notre bien-aimé Saint,
pour ne plus nous en éloigner, nous croyons devoir insister sur les périls de
toute nature , qui rendaient si nécessaires les
efforts de saint Bernard pour rétablir sur le Mont-Joux un asile de charité,
après en avoir, comme nous l'avons vu, anéanti le repaire des brigands.
Le péril de mort, dans la région
des neiges, n'est pas toujours immédiat et prévu. Durant toute la saison
rigoureuse, un froid vif et perçant saisit et engourdit les membres. A l'engourdissements succède bientôt une pénible sensation;
puis, la congélation avançant insensiblement, les douleurs diminuent. Le
1. L'usage des liqueurs alcooliques, en pareil cas,
épuise les forces en les surexcitant. Il ne faut pas que les voyageurs s'y
trompent, aucun usage ne saurait leur être plus funeste.
80
mal paraît guéri, parce qu'on ne
le. sent plus; la confiance renaît, mais en vain : ce
moment de répit est l'annonce et l'avant-coureur d'un danger de plus en plus
grand. Le voyageur, ainsi surpris, peut s'attendre à de grandes douleurs; dans
les cas graves il subira l'amputation de quelques membres; et même si le froid
gagne tout le corps, il succombera. Il est important de, soigner les malades
avec intelligence ; surtout on prendra bien garde de les approcher du feu; la
transition soudaine d'un extrême à l'autre , peut
désorganiser les parties attaquées et causer la mort. Le remède efficace se
trouve dans l'eau bien refroidie, ou dans la neige ; on prolonge à loisir les
frictions et le bain pour faire reprendre au sang la circulation.
Si l'intensité du froid est par
elle-même un si grand péril pour les personnes égarées dans la montagne, que
dire des avalanches, ce fléau d'autant plus terrible qu'il ensevelit ses
victimes et ne permet pas de les retrouver sous le linceul de neige qui les
couvre? Après la chute d'une grosse neige, le danger est toujours grand; car la
trace du chemin se perd et l'expérience du meilleur guide est très-souvent en
défaut. Tombée sur des pentes raides et sur des couches durcies, la neige
suspendue sans point d'appui, se précipite avec fureur sur les bas fonds,
entraînant tout sur son passage. L'infortuné qui en est atteint a rarement le
bonheur d'échapper à la mort. N'eût-il pas sur lui assez de neige pour le
couvrir, il est asphyxié, et s'il respire encore, c'est pour ressentir plus
vivement les angoisses de sa fin.
Puisque les Alpes pennines et les
Alpes graves offrent de nos jours tant. de dangers,
qu'était-ce au IXe et au Xe siècle, alors que l'homme lui-même rivalisait avec
[81] les éléments pour multiplier les victimes? Le saint archidiacre d'Aoste a
su les soustraire, ces régions sauvages, au joug du démon, il en a chassé la
bande meurtrière. Ne pouvant enchaîner les éléments, il va ouvrir un asile au
point culminant des deux montagnes. Désormais, le voyageur et le pèlerin sont
assurés d'y trouver une main amie qui réchauffera leurs membres engourdis,
réparera leurs forces épuisées, les accompagnera dans la traversée périlleuse
de la montagne. Tel est l'arc de triomphe que Bernard veut élever en l'honneur
de la très-sainte Vierge et de Saint Nicolas.
Construire deux édifices
hospitaliers au sommet des monts, dans la région des glaces éternelles, c'était
entreprendre une rude tâche d'autant plus coûteuse, que tous les matériaux,
excepté les pierres et l'eau,devaient y être transportés à grands frais et avec
une peine extrême. De plus, il fallait doter les établissements pour
l'entretien d'une corporation religieuse et pour l'exercice d'une hospitalité
destinée à tous. Cependant lorsque Bernard a arrêté ce projet digne d'un
puissant souverain, il pouvait dire comme Saint Pierre: « Je n'ai ni or ni
argent.» Ses pauvres ont toujours épuisé les revenus de sa prébende; c'est donc
du ciel qu'il attend tout son secours. (Ps. 120).
Celui qui commande aux apôtres
d'exercer l'hospitalité (1) , qui veut que nous recueillions les pauvres et les
voyageurs, et que nous les fassions entrer sous notre toit (2); le Dieu qui a
inspiré ce grand projet à Bernard, disposera les coeurs, pour lui venir en
aide. L'exemple
1. Hospitalitatem noli oblivisci (Haebr., 13.
2.)
2. Egenos
vagosque induc in domum tuam (Isaïe , 58.)
82
de l'évêque, celui des chapitres de
la cathédrale et de la collégiale dédiée à saint Ours, donnent un premier élan
à la générosité; le clergé du diocèse s'engage pareillement à consacrer ses épargnes
au soutien de cette sainte oeuvre. Mais, malgré tant de coeurs dévoués , le résultat ne peut être au niveau du besoin; un
clergé de plus en plus appauvri par les malheurs du temps, ne saurait, quelque
puissent être ses efforts, achever seul une entreprise qui demande tant de
travail et tant d'argent.
Bernard monte en chaire, il fait
un récit succinct de tout ce qui s'est passé sur le Mont-Joux : il dit comment
l'ancien hospice a disparu,'parmi tant de bouleversements, pour faire de
nouveau place au culte des démons. Il rappelle le long séjour des ennemis de la
religion de Jésus-Christ en ces lieux redoutés , les
fausses doctrines qu'ils répandaient parmi les populations voisines, etc. ; il
raconte de quelle manière il a lui-même, avec le secours de Dieu, brisé la
statue de Jupiter, et fait taire les oracles du mensonge. Il décrit enfin la
déroute et la fuite de ces ennemis du genre humain qui infestaient le passage
et portaient la terreur dans le pays tout entier. Le Saint, avec cet accent qui
pénètre, ouvre aux yeux de tous son âme embrasée
d'amour pour Dieu et pour le prochain. On le sait maintenant et à n'en plus
douter, le ciel lui a inspiré l'idée de faire construire et de doter un hospice
sur le point culminant du col. Là au moyen d'une congrégation de chanoines
réguliers, une hospitalité générale sera accordée indistinctement à tous les
voyageurs et à tous les pèlerins. Chacun sent, en même temps, quels avantages
les vallées collatérales retireront de cet établissement, pour la facilité du commerce , et surtout ils ne peuvent [83] douter qu'en
contribuant à l'oeuvre de bienfaisance, ils attireront sur eux les bénédictions
du ciel. Bernard n'a pas fait un vain appel à la générosité de ceux qui
l'entendent. Les riches ne résisteront pas à cette voix éloquente; ils sauront,
ces dépositaires de la richesse de Dieu, que c'est pour eux un devoir d'élever
des monuments religieux, de venir au secours de l'humanité souffrante, de
prouver enfin, par leurs oeuvres, qu'ils sont chrétiens, et qu'ils pèsent leurs
trésors au poids du sanctuaire. Ces paroles de l'archidiacre émurent tous les
coeurs. Tous, riches et pauvres se firent un devoir de contribuer, chacun selon
ses forces, à cet établissement dont la nécessité était si vivement sentie (1).
Depuis longtemps le passage des
Alpes pennines, était comme abandonné. Le mauvais état de la route, les périls
de toute nature qui s'y rencontraient, en avaient
détourné les voyageurs et les pèlerins. Les premières ressources dont
l'archidiacre put disposer, furent appliquées à déblayer la route, à l'élargir,
à la rétablir dans les divers endroits où elle avait été rompue, à y placer des
jalons, pour la direction du voyageur, dans les jours de mauvais temps (2). Par
là, il facilitait le transport des bois, de la chaux et des autres matériaux
pour la construction de l'hospice, et, rétablissant les communications entre
les deux côtés des Alpes, il ramenait la prospérité dans les vallées. C'est
ainsi que la
1. Bernardus multis sermonibus omnia gesta notifcavit.
Plures nobiles et potentes videntes tantum bonum et utile incaeptum
, eum effectu de suis bonis largientes, abundanter se juverunt. —
Nous donnons fidèlement les textes, sans trop nous inquiéter de la grammaire,
parfois compromise dans le latin de cette époque.
2. Vias,
itinera et signa congrue per montes facere procuravit.
84
charité chrétienne, animant un
simple prêtre, fit entreprendre et exécuter au Xe siècle , ce que Jules César
et toute la puissance de ses Romains n'avait pu qu'ébaucher.
Sur le Mont-Joux, deux
emplacements seuls pouvaient recevoir les fondements du nouvel hospice. Celui
du temple de Jupiter réunissait plusieurs avantages qui paraissaient lui devoir
mériter la préférence. On trouvait dans les ruines du temple et de l’ancien
hospice, des matériaux sur place; les cimes des montagnes attenantes n'y
masquent, dans aucune saison , les rayons du soleil.
Le local y est spacieux, à l'abri des avalanches, et les vents, moins
concentrés, y sont moins violents. Une source abondante y fournit l'eau sans
beaucoup de frais. Mais toutes ces raisons ne prévalent point sur le but
principal que le fondateur se propose. Il veut indistinctement soulager tous. les voyageurs, en leur épargnant, autant que possible, et à
tous également, les fatigues et les dangers; or, pour un tel but, l'emplacement
du temple n'était pas celui qui pouvait convenir.
C'est pourquoi il fonde son
hospice au point culminant du col, sur le territoire du Valais, dans le diocèse
de Sion, à huit minutes au nord-est du temple (1). Ce point est dominé par deux
hautes cimes, dont l'une lui dérobe le soleil pendant plus d'un mois. De ces
deux sommités partent assez fréquemment des avalanches qui renverseraient
l'édifice, si ses murailles ne ressemblaient à celles d'une forteresse.
On croit généralement, et cela
est vraisemblable, qu'il
1. In summitate montis Jovis, loeo et passagio magis
apto, dominicare incaepit.
85
en a jeté les fondements la
troisième ou la quatrième année de son archidiaconat , c'est-à-dire en 969 ou
970. C'était une grande entreprise, pleine de difficultés, et qui demandait
bien des opérations préalables avant qu'il fût possible de procéder à la
construction des édifices.
Et d'abord, il lui fallut. consacrer beaucoup de temps pour se procurer les fonds nécessaires
et pour préparer les matériaux sur place. Puis; avant de poser la première
pierre, il dut établir des buttes, pour loger les ouvriers. Les pierres
provenant des débris de l'ancien temple ne suffisant point à la nouvelle
construction, il dut ramasser la plus grande partie des matériaux parmi les
rochers des environs : travail non moins long que coûteux, dans un temps où la
poudre n'existait pas. Il ne trouvait du bois et de la chaux qu'à une lieue et
demie de distance. Combien d'autres objets ne pouvaient lui arriver que par la
ville d'Aoste ! Ceux qui bâtissent sur les hautes montagnes, où tout
manque, peuvent seuls se faire une idée des embarras de toutes sortes qu'il eut
à surmonter, et des frais immenses auxquels il pourra satisfaire, grâces aux
ressources inépuisables de la charité.
Il est difficile de supputer les
années qu'il a fallu pour achever l'hospice, et pour le fournir du nécessaire.
Le temps où l'on peut dans ce climat travailler en plein air, est restreint à
trois mois , et au coeur de l'été , les mauvais jours
y sont souvent aussi nombreux que les jours propices. Nous pouvons conclure de
là que, pour procurer plus vite un abri convenable aux ouvriers, et surtout
pour ne pas différer l'exercices de l'hospitalité, notre saint, n'a point fait
élever en même temps les [86] murs de périmètre; il a dû, au contraire, bâtir
l'hospice par fractions. Si le premier voyageur s'y trouvait à l'étroit, il
était dédommagé par l'empressement qu'on mettait à lui offrir les prémices
d'une modeste hospitalité (1).
Il n'est pas plus facile de
calculer quelles ont dû être les sommes nécessaires à la construction de
l'extérieur et de l'intérieur de l'édifice (2). Viot dit que le saint fondateur
donna mille ducats, fruit de ses épargnes, pour le premier prix fait. Quoique
cette somme eût au Xe siècle une valeur considérable, elle était loin de
suffire au parachèvement d'un monastère-hôpital. Pendant le répit
1. Jean de Ceylan nous dit que le saint archidiacre a
consacré le reste de ses jours à l'achèvement des deux hospices. Omnibus
diebus vita suae dictas ecclesias fabricavit.
2. Un rapprochement peut seul nous en donner une idée.
L'hospice actuel ayant été reconnu- trop resserré pour les besoins de
l'hospitalité, la congrégation se décida à élever d'un étage la partie
sud-ouest. Malgré toute la diligence et tout le zèle qu'on amis à préparer les
matériaux, il n'a pas fallu moins de deux étés pour rendre sur place la chaux,
le sable et les bois de charpente. Les pierres étaient levées à coups de mine
au pied même de l'hospice. Cette adjonction n'a pu être terminée que dans cinq
ans. Elle a coûté 72,000 francs de France (1), sans y comprendre la nourriture
des manoeuvres, des charpentiers, des maçons ; sans compter le vin qu'on dut
leur distribuer chaque semaine, sans parler de l'emploi de cinq chevaux
constamment occupés au transport du bois de charpente. Il faut ajouter à cela
le travail des domestiques attachés à l'établissement, et mille autres
fournitures d'objets qui se trouvaient a l'hospice.
1 Une souscription aussi spontanée que généreuse, que
M. Parolt, français, professeur à Dorpat, en Livonie, ouvrit en 1820, et qui
s'étendit dans plusieurs États de l'Europe , produisit une quarantaine de mille
francs , et fournit aux chanoines les moyens de pousser avec célérité cette
réparation.
87
que commande le long hiver de
Mont-Joux, Bernard ne se lasse pas de frapper à la porte des riches pour
solliciter la continuation de leurs secours. Le denier du pauvre est accepté avec
reconnaissance. Ceux qui, n'ayant pas d'argent, veulent néanmoins apporter une
pierre à l'édifice, offrent du linge, quelques petits meubles et des denrées.
Les Princes et les Grands ne bornent pas leurs générosités à diverses
contributions pour la construction de l'hospice, ils cherchent aussi à en
assurer l'avenir par des rentes perpétuelles, et par des immeubles dont ils lui
font cession (1).
L'attention de Bernard ne se
porte pas uniquement sur Mont-Joux. Le passage des Alpes graïes, quoique moins fréquenté
et moins sauvage, offre aussi des dangers. Ici le voyageur réclame également du
secours. En substituant la croix à l'escarboucle, Bernard veut que le voyageur
rencontre un second monument de la Charité chrétienne, là même où s'élevait
jadis une pierre d'achoppement. En même temps qu'il fondait sur les Alpes
pennines un monastère assez spacieux pour une communauté régulière, et pour y
loger indistinctement tout voyageur; il bâtit sur les Alpes graïes, dites Colonne-Joux,
un hospice de moindre dimension; mais dans lequel l'hospitalité serait exercée
sur le même pied que dans l'hospice principal, par trois ou quatre membres de
la communauté qui y feraient. leur séjour.
1. « Nobiles et potentes plures redditus,
proprietates et haereditates suas dictis ecclesiis dederunt. » Ces paroles
du manuscrit. semblent indiquer des munificentes
souveraines. Il est en effet vraisemblable que les rois de Bourgogne, Conrad et
Rodolphe III, n'ont pas voulu rester étrangers à une si belle oeuvre.
88
Il était impossible que l'archidiacre, sur qui tombait en
majeure partie le poids de l'administration du diocèse , pût diriger et
surveiller, par lui-même, les travaux de construction sur deux montagnes,
distantes de 13 lieues l'une de l'autre. Quelques pieux fidèles, robustes et
intelligents, s'offrirent spontanément à lui pour faire exécuter ses ordres ,
tout en lui laissant la plus rude tâche, celle de trouver des fonds pour payer
les ouvriers, et de pourvoir à leur entretien. L'édifice matériel achevé, il
fallait animer ce corps glacé, le convertir en un sanctuaire, où le dévouement
et la pratique des vertus, en surmontant l'âpreté du climat, pussent secourir à
la fois et les besoins de l'âme et ceux du corps.
Selon Viot, qui ne fait que,
rappeler une ancienne tradition, les pèlerins français qui accompagnèrent
Bernard sur le Mont-Joux, lorsqu'il brisa l'idole, furent les neuf pierres
vivantes sur lesquelles il assit, il édifia ses deux hospices. Pénétrés
d'estime et de vénération envers un homme dont Dieu se servait pour opérer de
si grandes choses, ils s'attachèrent à lui pour ne plus le quitter. Ils
voulurent être ses constants coopérateurs et les premiers desservants dans le
ministère de l'hospitalité. Le courageux dévouement de ces enfants de la
France, légua à cette généreuse nation l'honneur et le devoir de soutenir
l'œuvre qu'ils avaient embrassée. Fidèle exécutrice des voeux de ses enfants , la France fut toujours un des plus fermes appuis
du Saint-Bernard. Quand les tempêtes politiques ont renversé tant d'autres
monuments de bienfaisance, celui du mont Saint-Bernard a été respecté. Bien
plus, la France le dota en, partie, le protégea et le défendit jusqu'à nos
jours.
89
L'exemple des pèlerins français
excita une sainte émulation chez un certain nombre de jeunes gens. A
l'invitation de l'archidiacre, de pieux laïques, quelques jeunes prêtres
vinrent accroître la pieuse colonie , seconder les
intentions du fondateur, et, sous sa direction, former une congrégation
régulière dont la principale obligation était de recueillir les voyageurs et de
réciter l'office divin.
De nombreuses communautés
régulières se formaient en France et en Italie pendant le IXe et le Xe siècle.
La vie commune, introduite par saint Eusèbe, adoptée par saint Augustin , s'était promptement répandue dans une partie de
l'Occident. Le clergé, réuni en communauté, renonçait à toute propriété particulière , mettant tout en commun , pour vivre sous les
ordres de l'évêque ou d'un supérieur régulier ; en effet, on donnait le nom de
Chanoines réguliers à tous ceux qui avaient adopté le mode de la vie en commun.
Bernard devait nécessairement exiger que l'aspirant au service des deux
hospices renonçât au monde , à sa propre volonté, pour
épouser l'oeuvre, la soutenir et travailler à sa prospérité. La vie commune
était d'ailleurs imposée par la situation des hospices et pour leur service.
Il est probable que le fondateur
a ajouté aux anciennes règles quelques statuts particuliers; mais ils ne sont
pas parvenus jusqu'à nous. La tradition ne nous en a conservé qu'un seul, qui
obligeait le supérieur local de laver lui-même les pieds aux voyageurs, quand
ils n'étaient pas plus de trois. N'eût-i1 donné aucune règle écrite. à sa congrégation, son exemple et ses paroles suffisaient
pour former tous ses frères à la vie intérieure et à l'exercice des vertus [90]
hospitalières. La volonté d'un supérieur n'est jamais mieux comprise que quand
il se donne en tout pour modèle à ses disciples. L'exemple est une lettre
vivante qui ne frappe pas seulement les yeux, mais qui subjugue et entraîne la
volonté. L'humilité de Bernard, son affabilité , sa
douceur, son recueillement et sa gravité dans la récitation de l'office divin,
excitaient une sainte émulation parmi ses disciples. De quelle ardeur, de quel
courage n'étaient-ils pas animés, de quel feu de charité ne sentaient-ils pas
leurs coeurs brûler, ces nouveaux chanoines, pleins de force et de jeunesse , quand ils voyaient leur supérieur, avancé en âge,
cassé par les travaux et les austérités, courir de la ville au sommet des deux
montagnes, braver la fureur des vents , s'exposer aux avalanches, pour visiter
les hospices , et pourvoir à leurs approvisionnements ! Quel ne devait pas
être leur dévouement quand ils voyaient leur fondateur descendre la terrible
montagne pour se porter au-devant des voyageurs, rompre lui-même les neiges, et
revenir péniblement à l'hospice avec des malheureux épuisés de fatigue ? Quel
ne devait pas être leur empressement et leur zèle, quand ils voyaient leur père
réchauffer les membres engourdis du voyageur, lui fournir le nécessaire et le
servir de ses mains !
Personne n'a mieux saisi et mieux
exprimé les intentions de saint Bernard, dans la fondation des deux hospices,
que saint François de Sales dans son Théotime, liv. 2, chap. 9. Nous nous faisons
un plaisir de mettre ses paroles sous les yeux du lecteur: « Il y a divers
degrés de perfection dans la charité. Prester aux pauvres , hors la très-grande
nécessité, c'est le [91] premier degré de l'aumosne, et c'est un degré
plus haut de leur donner, plus haut encore de donner tout, et enfin encore plus
haut de donner sa personne, la vouant au service des pauvres. L'hospitalité , hors l'extrême nécessité, est un conseil ;
recevoir l'estranger est le premier degré d'icelui. Mais aller sur les advenues
des chemins pour les semondre, comme faisait Abraham, c'est un degré plus haut,
et encore plus de se loger ès lieux périlleux pour retirer, ayder et servir les
passants , en quoi excelle ce grand saint Bernard de Menthon, originaire de ce
diocèse ; lequel étant issu d'une maison fort illustre , habita pendant
plusieurs années entre les jougs et cimes des Alpes, y assembla plusieurs
compagnons, pour attendre, loger, secourir, délivrer des dangers de la
tourmente les voyageurs et passants , qui souvent seraient morts entre les
orages et les froideurs, sans les hôpitaux, que ce grand ami de Dieu establit
et fonda ès deux monts , qui pour cela sont appelés de son nom : grand
Saint-Bernard, au diocèse de Sion, et petit Saint-Bernard en celuy de
Tarentaise. »
Le saint fondateur eût désiré
faire sa résidence habituelle là où était soif coeur et l'objet de sa
sollicitude; mais il se devait aussi à l'église d'Aoste, qu'il appelait sa
mère, et à l'évêque, dont il était le bras droit. De plus, les charges
attachées à l'archidiaconat exigeaient qu'il résidât, autant que possible, à
Aoste. Pour suppléer à son absence, il nomma, dans chaque hospice, un supérieur
local, à qui il transmettait ses ordres. Avait-il un moment de loisir, il
courait aussitôt à Mont-Joux rejoindre ses enfants, les encourager, les
diriger, ajouter [92] à ses premières leçons ce qui pouvait perfectionner les
deux établissements. La tradition et deux monuments ,
qui se voient encore à l'hospice, attestent la fréquence, le but et la
prolongation de ses visites.
Un petit réchaud en cuivre doré., en forme de boule a, dans son intérieur, une balle en
fer suspendue et que l'on reconnaît avoir été souvent rougie au feu. C'était le
poële dont Bernard se servait dans les grands froids, qu'il portait sur la
montagne pour réchauffer les mains du voyageur engourdies par le froid, et
aussi pour se réchauffer lui-même.
Au midi, sous les fondements de l'hospice, se trouve une
grotte taillée dans le roc vif ; elle est si basse, qu'on ne peut s'y tenir qu'à
genoux. C'est là que le saint fondateur allait méditer et se livrer à de
grandes mortifications, qu'il tâchait de dérober à la connaissance de tous.
Anciennement les pèlerins aimaient à visiter cette grotte ,
et ils emportaient quelque fragment du rocher comme un pieux souvenir et une
relique. Bien des personnes ont déclaré en avoir éprouvé de merveilleux effets;
ce qui est confirmé par des témoignages déposés dans les archives de l'hospice.
Tout a changé d'aspect sur le Mont-Joux. Cette
transformation nous est dépeinte par Richard, successeur de [93] Bernard dans
1'archidiaconé. « Les rochers et les précipices y sont devenus accessibles,
une éclatante lumière en a dissipé les ténèbres; le voyageur y trouve un lit
de. repos; les chants d'allégresse ont succédé aux
cris de l'angoissé; l'on n'y entend plus ces rugissements, ces grincements de
dents dont les monts se transmettaient l'écho; une douce et sainte mélodie
récrée l'oreille et élève l'esprit; les larmes et la tristesse en sont bannies
, la paix et la joie les ont remplacées; l'abondance est venue s'y fixer; les
frimats ont disparu, il y règne un printemps perpétuel. Les démons ont été
contraints d'abandonner ce désert aux légions célestes; au lieu d'un enfer,
vous y trouvez le paradis. »
Le bruit d'un changement aussi
soudain se répand avec rapidité en Occident. Les pèlerins et les voyageurs,
dont le nombre va toujours croissant, s'en font les hérauts. Sur leur route,
partout où ils passent ; dans leur patrie, ils parlent des nouveaux hospices.
Ils se louent de l'accueil qu'ils y ont reçu, des attentions dont ils ont été
l'objet. En rendant hommage à la sainteté du fondateur, ils étendent sa
réputation dans presque toute l'Europe (1) .
Cette nouvelle produit une
surprise d'autant plus grande qu'elle succède aux bruits d'assassinats et de
brigandages qui consternaient au loin tout le pays. Ce qui ajoute à
l'étonnement; c'est que l'érection des deux hospices ait été l'oeuvre d'un
lévite inconnu au monde. Des voyageurs aisés, de pieux pèlerins, excités par un
1. Sanctitate Bernardi longius et latius ubicumque
verbis et operibus publicata.
94
si grand exemple, veulent en partager
le mérite. Un gentilhomme anglais, nommé Richelinus, revenant de son
pèlerinage à Rome, apprit, sur sa route , que l'on
venait de fonder des hospices sur les Alpes pennines et les Alpes graïes.
Poussé par la curiosité, par le désir de s'assurer du fait, il prit la route de
Mont-Joux. La vue d'un pareil établissement sur une si haute montagne, et
l'ingénieuse charité du fondateur, causèrent une si vive émotion sur l'esprit
du noble étranger, qu'il fit à l'instant cession, au monastère hôpital, du château
Cornut, avec ses dépendances, qu'il possédait à Londres. Viot croit que ce
seigneur s'est mis lui-même à la disposition de l'archidiacre, et qu'il devint
un de ses principaux coopérateurs.
La cession du château Cornut est
confirmée par le fait de la conversion presqu'immédiate de ce château en un
monastère annexé à celui de Mont-Joux. Le prévôt ou le chapitre en nommait le
supérieur local, qui administrait les biens au nom de l'hospice, et dirigeait
en même temps une petite communauté (1).
Tandis que la réputation du
fondateur des deux hospices, franchissant la barrière des Alpes, s'étend, dans
la plupart des États de l'Europe ; tandis qu'on publie partout sa sainteté,
qu'on le proclame le héros des Alpes, le héros de la charité, le nom de Bernard
demeure caché; on ne le connaît que par le nom de son office et par les titres
que ses oeuvres lui ont fait décerner. Comme un autre Alexis
, le saint archidiacre
(1) Le château Cornut, qu'on dit aujourd'hui
converti en une prison d'État, dans la ville de Londres, a appartenu au
Saint-Bernard jusqu'au schisme de Henri VIII.
95
a toujours caché son nom et le lieu
de son origine. S'il les a révélés à l'archidiacre Pierre, celui-ci est mort
avec son secret. Il n'y a que le château de Menthon où le nom de Bernard ne
soit pas oublié; chaque fois qu'on l'y prononce, on y voit couler des larmes.
Le ciel va enfin exaucer les
voeux des pieux parents. Dans quelques jours Richard et Bernoline serreront
dans leurs bras ce fils sur lequel ils fondaient toutes leurs espérances; ils
le trouveront entouré d'une nombreuse famille, et orné d'une auréole bien plus
brillante que celle qui s'acquiert, au barreau ou sur le champ de bataille. Ils
lui destinaient toute leur fortune, c'est Jésus-Christ qui va la recueillir
dans la personne du pauvre et du pèlerin. Dieu, content de leur sacrifice, leur
prépare la consolation de revoir celui qu'ils ont tant aimé, et si longtemps
pleuré.
Les archidiacres Richard et Jean
de Ceylan avaient moins l'intention d'écrire la vie de leur saint prédécesseur,
que d'en citer succinctement les principaux traits. Ils ont ainsi passé sous
silence bien des détails qui leur paraissaient offrir moins d'intérêt. Sur la
rencontre du saint avec ses parents, ils se bornent à dire que « le baron
Richard et son frère , le seigneur de Beaufort, ayant
appris ce que l'archidiacre d'Aoste venait de faire à Mont-Joux et à
Colonne-Joux, voulurent visiter les deux hospices; qu'ils y laissèrent un
témoignage sensible de leur libéralité, et que, de plus, ils firent bâtir et
orner à leurs frais les deux églises. » Pour remplir cette lacune, Roland. Viot
s'est fait un devoir de recueillir en delà et en deçà des monts les épaves de
la tradition. Il rapporte ainsi, plus au long les circonstances qui ont amené
et accompagné [96] l'entrevue des parents avec leur fils. On les lit dans
toutes les vies du saint; nos lecteurs nous sauront gré d'en rappeler les
détails.
Dans le IXe et le Xe siècle, de
nombreux pèlerins traversaient les Alpes; ils étaient aussi messagers, porteurs
de lettres et de nouvelles. Par eux on apprenait ce qui se passait dans les
différents pays qu'ils parcouraient. Les seigneurs les admettaient volontiers
dans leurs châteaux, d'autant plus que parmi ces pèlerins se trouvaient souvent
des personnages d'un rang distingué. Un jour quelques pèlerins français vont
frapper à la porte du château de Menthon, refuge du voyageur et de l'indigent.
Dans le récit de leur voyage, ils n'oublient pas de redire les vives émotions
éprouvées à leur passage sur les Alpes. Ils confirment tout ce que la voix
publique avait annoncé sur la fondation des deux hospices. Ils ont vu celui de
Colonne-Joux, ils y ont reçu, de la part des chanoines qui le desservent,
l'accueil le plus prévenant. Le détail de tout ce qu'ils ont entendu des travaux , des vertus et de la sainteté de l'archidiacre
d'Aoste, des prodiges qu'il a opérés à Mont-Joux, intéresse le personnel du
château et fait la plus profonde impression sur les nobles vieillards de
Menthon.
Quoique l'inutilité des
recherches et des informations prises eût affaibli, chez eux, l'espérance
d'avoir des nouvelles de leur fils, l'image chérie de cet unique enfant ne
sortait guère de leur esprit; son souvenir, toujours vivant dans leur coeur
était leur plus ordinaire entretien. Or, il arriva qu'un certain jour, le baron
Richard et le seigneur de Beaufort projetèrent une
promenade à Mont-Joux. La vue des Alpes et des nouveaux [97] hospices
, le plaisir de faire la connaissance du fondateur, les dédommageront de
la fatigue du voyage, tout en procurant une trêve à leur douleur commune.
Malgré son âge avancé, Bernoline veut être de la partie. Depuis longtemps elle
désire faire un pèlerinage à Agaune pour y vénérer les reliques de la légion
Thébéenne. Deux buts seront atteints en même temps, et l'occasion est trop
favorable pour ne pas en profiter. D'un côté elle se sent aussi elle entraînée
par le désir de voir un homme dont tout le monde parle avec admiration, et qui
passe pour opérer des miracles. D'un autre côté, comme elle ne peut oublier l'objet
de sa tendresse, et qu'elle en réclame partout et de tous des nouvelles, qui
sait si elle n'en saura pas dans ce pays qu'ils vont parcourir ? Tout prétexte
de retard est écarté, Richard et son épouse accélèrent les préparatifs de leur
voyage; partis enfin , ils arrivent après quelques
jours devant l'hospice de Mont-Joux.
Bernard, occupé avant toute chose
du soin d'ouvrir un asile au voyageur, n'avait encore pu élever qu'un modeste
oratoire pour le service religieux. Il se trouvait qu'en ce moment même il
était venu à Mont-Joux, pour tracer le plan d'une église appropriée à la
majesté du culte, et assez spacieuse pour contenir ceux du voisinage et les
pèlerins qui voudraient assister aux saints offices. Rien ,
dans ce moment, ne pouvait lui faire soupçonner la rencontre de ses parents,
lorsqu'il les voit tout-à-coup devant lui. Il les a reconnus aussitôt. Il
semble que, dans une telle conjoncture, l'empire qu'il exerçait sur ses
passions, le silence qu'il avait imposé à la voix de la chair et du sang , eussent dû céder aux élans de piété filiale que la
nature [97] arrache aux âmes même les plus aguerries dans les grandes luttes du
renoncement à tout bien terrestre. A-t-il pu entendre, sans attendrissement, la
voix haletante d'un père et d'une mère, regarder ces figures vénérables, ridées
par les années, portant encore l'empreinte de leurs longs ennuis? Bernard est
tellement maître de lui-même, que rien ne trahit son émotion. Il les accueille
comme des étrangers, avec ce sourire gracieux qui lui gagnait aussitôt la
confiance du voyageur; il leur fait servir un rafraîchissement et demeure avec
eux, s'informant de leur santé, de leur voyage, et des difficultés qu'ils ont
du trouver dans leur route. Les nobles hôtes se sentent de plus en plus
prévenus en sa faveur. La bienveillance, la candeur de son âme, ses paroles
empreintes d'une grave et sincère cordialité, tout leur inspire un vif
sentiment d'admiration. Le saint archidiacre invite enfin ses hôtes à prendre
un moment de repos. Quoique les manières de Bernard et les traits de son visage
fussent toujours présents à la mémoire de ses parents; quoique le son de sa
voix retentît encore, pour ainsi dire, à leurs oreilles; ils ne se doutèrent
point qu'ils venaient de le voir et de l'entendre. Le costume d'archidiacre,
une physionomie plus articulée, un corps usé par les travaux , miné par les
austérités, un maintien grave, un ton réservé, tout éloignait de leur pensée le
soupçon que ce prêtre d'un si haut rang, qui les comblait de tant de
prévenances, était leur fils. Cependant Bernard, ne sachant comment il doit se
comporter dans une circonstance si imprévue, va se prosterner devant le
crucifix, pour demander les lumières et les forces dont il a un si pressant
besoin. S'adressant ensuite à saint Nicolas, il le prie de lui [99] obtenir le
don de prudence et de simplicité qui lui permettra de concilier ce qu'il doit à
son Créateur avec ce qu'il doit à ses parents.
Dès qu'il les voit sortir des
appartements où ils venaient de prendre un repos nécessaire, il va les rejoindre,
leur fait visiter son hospice, leur montre l'emplacement de l'ancien temple. Sa
charité va au-devant de tout, il prévient leurs questions, les entretenant de
tout ce qui peut intéresser une juste curiosité. Bernoline et le baron prêtent
une oreille attentive à tous ces détails. La conversation de l'archidiacre les
enchante, sa charité les ravit. Ils ne doutent pas que celui qui consacre ainsi
sa vie au soulagement du pauvre et du voyageur, ne soit sensible à toutes les
infortunes de la vie. Un cœur affligé cherche partout des consolations. Mais
les vieillards en éprouvent plus vivement le besoin ; ils sont impatients
d'épancher leur douleur, de communiquer leurs peines et la cause de leurs
chagrins.
Richard saisit le premier moment
où la conversation paraît languir pour parler de ce qui concerne sa famille;
mais d'abord il félicite l'archidiacre sur le succès d'une si noble entreprise.
« Le voyageur égaré ou épuisé de fatigue, trouvera donc désormais un toit
hospitalier sur cette haute montagne. Quel ne serait pas mon bonheur, si je
pouvais déposer ici mes peines et trouver le repos avec la fin de mes
tourments. » Alors, après avoir prié l'archidiacre de vouloir bien l'écouter et
lui permettre de soulager sa douleur par le récit de ses peines : « Le ciel,
ajoute-t-il, nous avait donné un enfant qui dès le berceau annonçait les plus
belles espérances; il était notre amour. Tous nos parents et nos amis enviaient
notre bonheur. Quand il eut atteint [100] l'âge où un chevalier doit songer à
s'établir, on lui avait trouvé une épouse accomplie dans la famille du
baron de Miolans. Bernard (c'est le nom de cet enfant chéri), indécis
d'abord, finit par consentir à cette alliance. Nous étions à la veille des
noces. Tous les » parents et les amis, toute la noblesse des environs étaient
réunis à Menthon pour aller à la rencontre de » l'épouse et assister à la
célébration du mariage. Ber»ard, quoique naturellement calme et réservé,
semblait prendre part à la joie commune et agréer les félicitations que lui
adressaient les convives. La soirée déjà avancée, sous prétexte de fatigue il
prend congé de la société. Mais, ô cruelle déception ! il
profite de l'obscurité de la nuit pour s'évader, nous laissant sous le double
coup de la perte de notre fils unique, et d'un affront sanglant fait à une
illustre famille et à toute la société. Il nous semblait impossible qu'il eût
pu sortir du château sans être aperçu. Nous espérions le trouver dans quelque
appartement » lorsque, arrêtant nos yeux sur tout ce qui était dans sa chambre,
nous trouvâmes sur la table une lettre par laquelle il nous déclarait sa
résolution irrévocable de renoncer entièrement au monde, pour s'attacher
uniquement à Dieu; il nous disait même de ne pas prendre la peine de courir sur
ses pas. A cette nouvelle, la scène change dans le château; les pleurs
succèdent à la joie ; les convives se retirent et nous laissent seuls en proie
à la plus grande douleur qu'un père et une mère puissent éprouver. Le baron de
Miolans, croyant qu'on avait voulu se jouer de sa famille, s'apprêtait à venger
l'affront par les armes. Les choses seraient venues à cette extrémité, si Dieu
[101] n'avait désarmé le baron en inspirant à sa fille, la fiancée, le désir
d'imiter Bernard, en consacrant à Dieu sa virginité. » Ici, les sanglots étouffent
la voix de Richard; des larmes abondantes inondent le visage de la noble dame.
Après avoir accordé un moment à
leur juste affliction, Bernard prend la parole; il ne condamne point leur
tristesse, il y prend part et semble la partager. « Il comprend que
l'amour paternel a des efforts héroïques à s'imposer pour de pareils
sacrifices, mais la religion fournit des moyens surnaturels pour s'y résigner.
» Tout ici-bas, arrive par la volonté de Dieu; le devoir » d'un chrétien est de
s'y soumettre sans chercher à pénétrer les desseins du ciel. Une douleur sans
bornes peut devenir coupable, parce qu'elle accuserait Dieu d'injustice. »
Alors il leur cite la mère des sept frères Machabées et Symphorose, femmes
admirables, qui s'estimèrent heureuses de voir leurs enfants expirer dans les
tourments, pour la gloire du Dieu d'Israël et pour ses saintes lois. Il leur
fait remarquer qu'eux-mêmes, touchant à la fin de leur carrière, doivent se
consoler par l'espoir de retrouver, ailleurs, ce fils qui ne les a quittés que
pour mieux s'assurer la possession d'une patrie meilleure. « Trop sou vent,
ajoute l'homme de Dieu, les vues des parents, sur l'avenir de leurs enfants,
sont en opposition avec celles d'en haut. Mus par l'ambition, les grands du
siècle veulent pousser leurs fils aux honneurs et à la fortune; souvent on les
voit s'attrister lorsqu'un enfant, docile à la voix secrète, veut s'enrôler
dans la milice sacrée, lorsqu'il pense à quitter le monde pour se consacrer à
Dieu. »
102
Tout ce discours préparait l'esprit
de Richard et celui de Bernoline à la grande communication qui allait les
surprendre et les réjouir. On peut juger de leur émotion, lorsqu'ils
comparèrent leurs souvenirs avec ce qu'ils venaient d'entendre. Les paroles de
l'archidiacre furent un baume sur la vive plaie de leur âme. Bernard, en
maîtrisant ses propres sentiments, ajoute : « Si les parents sont chrétiens,
ils savent qu'ils ne sont ni les maîtres ni les arbitres de leurs enfants,
lorsqu'il s'agit du choix d'un état. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit : «
L'enfant qui aime plus son père ou sa mère que Dieu, n'est pas apte au royaume
du Ciel; je suis venu apporter le glaive sur la terre, pour séparer le fils
d'avec le père, la fille d'avec la mère. Si donc, et ce fut la conclusion du Saint,
un enfant quitte ses parents pour suivre Jésus-Christ, ceux-ci ne doivent-ils
pas s'en féliciter, puisque le Roi des rois choisit un membre de leur famille
pour ministre dans son royaume? L'Ecriture sainte nous montre, d'ailleurs, la
récompense d'un si héroïque sacrifice. Dieu commande à Abraham de lui immoler
Isaac, son fils de prédilection; le saint patriarche obéit à cet ordre, si
douloureux pour un père; mais sa soumission est aussitôt récompensée, par la
confirmation des grandes promesses que le Seigneur lui avait faites. »
L'archidiacre leur reproche ensuite affectueusement leur trop longue résistance
à la volonté de Dieu; il les exhorte à réparer leur faute en faisant, au moins
dans ce moment, le sacrifice de leur Bernard. Le Seigneur est si bon qu'il agréera
leur offrande tardive, pourvu qu'elle soit généreuse et accompagnée du
repentir. « Il ne serait pas impossible, ajouta-t-il, que cette offrande ne
vous [103] , méritât la consolation de revoir ici-bas
votre fils. »
A ces mots, Bernoline sentant son
coeur vivement ému, jette un regard pénétrant sur l'archidiacre. Ses illusions
l'ont trop souvent trompée pour qu'elle, puisse espérer encore; cependant elle
est impatiente de connaître le motif d'une promesse encore si vague, et elle en
attend l'explication de toutes les forces de son âme. L'archidiacre, continuant
la conversation sur un ton naturel, ajoute qu'il se souvient d'avoir autrefois
connu un jeune bomme, un voyageur, dont la ressemblance était frappante avec le
portrait qu'ils lui font de leur enfant. « Ce voyageur, dit-il, s'est mis au
service d'un prince auprès duquel il se trouve encore. Il ne sera pas difficile
d'en avoir des nouvelles; il faut pour cela s'adresser au maître qu'il sert et
qu'il veut servir jusqu'à la fin. » Ici Richard, Bernoline et le seigneur de
Beaufort se jettent un coup d'oeil de surprise et d'interrogation. Un soupçon
s'est glissé dans leur coeur. En examinant les traits ,
les manières de leur interlocuteur, en écoutant le son de sa voix, quel que
puisse être le changement qu'ont dû apporter l'âge, les travaux, le costume
ecclésiastique, il ne leur paraît pas impossible que ce soit Bernard lui-même
qui leur parle. « Mais si c'était lui, serait-il assez insensible, assez cruel
pour prolonger nos chagrins ! » Ils n'osent ni se fixer à une idée
arrêtée, ni hasarder une demande explicite, dans la crainte d'une nouvelle
déception.
Mais il est temps de faire cesser cette pénible incertitude.
L'archidiacre qui voit la main de la Providence dans toute cette affaire, ne
peut plus retenir ses larmes. « Chers parents, leur dit-il, admirons la bonté
et la miséricorde de Dieu qui vient aujourd'hui combler nos [104] voeux; je
suis votre fils, Bernard de Menthon.»Oh!quel coup ce doux nom sorti de la
bouche de l'archidiacre porte au cœur des deux vieillards ! Ils se jettent
entre les bras de leur fils ; ils s'emparent tour à tour de ses mains qu'ils
portent à leurs lèvres saris pouvoir articuler une parole; des larmes de joie
inondent leur visage. Nous ne pouvons mieux dépeindre cette joie, qu'en la
comparant à celle du patriarche Jacob quand il revit son fils Joseph dans les
honneurs, et associé à la puissance du roi d'Égypte. Eux aussi, dans un
transport de joie, s'écrient: « Nous mourrons maintenant avec joie, puisque
nous avons retrouvé notre fils. » Combien de paroles affectueuses de part. et
d'autre ! Quelles actions de grâces ces trois coeurs rie rendirent-ils pas
à Dieu, et en même temps combien de doux reproches n'auront-ils pas échangés
entre eux !
Les deux époux trouvent que les
jours s'écoulent bien rapidement à Mont-Joux. Ils y passeraient volontiers le
reste de leur vie avec Bernard; mais l'âpreté du climat ne leur permet pas de
suivre leur inclination ; d'un autre côté , la crainte
qu'une absence prolongée ne donnât trop d'inquiétudes aux parents et aux amis
de la famille, les rappelle à Menthon. Quel bonheur, s'ils pouvaient emmener
leur fils, ou au moins l'engager à y venir lorsque sa présence ne sera plus
nécessaire sur la montagne, et dès qu'il aura organisé l'administration de ses
hospices ! Un coeur si prompt à courir au-devant des souffrances d'hommes
inconnus, serait-il inflexible aux instances réitérées de ses parents? Ne
serait-il touché de commisération, ni pour leurs infirmités, ni pour leur grand
âge? Bernard n'avait pas mis la main à la charrue pour regarder en arrière. Ni
les prières, [105] ni les larmes de la mère, ni les promesses, ni les offres
tant de Richard que du seigneur de Beaufort, n'ébranlent sa résolution. Quand
il a quitté Menthon, c'était avec la résolution de n'y plus rentrer. Mais
quoique éloigné de ses parents, il ne les a jamais oubliés et il ne les
oubliera pas à l'avenir. Ses prières pour eux seront d'autant plus ferventes,
que c'est le seul secours qu'il puisse leur accorder. L'église d'Aoste, en lui
ouvrant ses bras, est devenue sa mère adoptive ; il s'est voué irrévocablement
à son service, il se doit aussi à ses hospices, à la congrégation nouvellement
instituée, qui réclame tous ses soins.
Il prie donc ses parents de ne
plus insister sur une demande qu'il ne peut leur accorder sans manquer à ses
devoirs les plus sacrés. Du reste, leur séparation ne sera pas longue; bientôt
ils se trouveront réunis dans le céleste séjour, pour ne plus se quitter.
Les parents de Bernard voyant que
rien ne pourrait le détacher de Mont-Joux, se résignent à la volonté de Dieu.
Ils ne veulent pas quitter la sainte montagne sans y laisser un monument de
leur piété et de leur dévouement à l'œuvre de bienfaisance à laquelle leur fils
bien-aimé a voué tous ses soins. Richard et son frère s'engagent à lui faire
parvenir les sommes,nécessaires pour. bâtir et pour orner une église dans chaque hospice; en
outre, Richard promet d'affecter une partie de ses domaines à la dotation de
Mont-Joux. Enfin, après s'être réciproquement recommandés à Dieu, après s'être
souhaité toutes les bénédictions pour ce monde et pour l'autre, les parents
embrassent leur fils pour la dernière fois et reprennent le chemin de Menthon,
remerciant le Seigneur de l'heureux succès de leur pèlerinage.
106
Le coeur rempli des entretiens de
Bernard, les nobles pèlerins, ne s'entretiennent, pendant tout le voyage, que de
ce qu'ils ont vu et entendu à Mont-Joux. Toutes les paroles de l'archidiacre
sont gravées dans leur mémoire, et ils ne se lassent pas de les répéter. S'ils
doivent être privés du bonheur de l'avoir au chevet de leur lita leur dernière
heure, ils savent qu'ils occupent la première place dans son coeur, qu'ils
participent à toutes ses bonnes oeuvres, que chaque jour leur fils adresse à
Dieu de ferventes prières pour leur bonheur, pour leur salut éternel. Ces
motifs tempèrent leur douleur, en leur montrant le chemin du ciel. Bernard leur
a enseigné l'usage qu'on doit faire des biens de la terre : ils sont décidés à
marcher sur ses traces, à se conformer à ses avis, à vivre d'une vie retirée,
et ils s'affligent des concessions qu'il leur faudra faire au rang qu'ils
occupent dans le monde.
Arrivés à Menthon, ils
s'empressent de mettre à exécution ce qu'ils ont résolu à Mont-Joux; les
habitudes du château sont aussitôt changées. Tout luxe en est banni; le château
devient l'asile des pauvres et des pèlerins. Les autels, les églises, les
établissements de bienfaisance se ressentent de leur pieuse libéralité. Le
1. Ce court chapitre est encore emprunté à la
tradition.
107
baron et la baronne ressemblent
plus à des religieux qu'à des seigneurs élevés dans le Sein de l'opulence,
parmi les grands du monde. Tous leurs moments libres sont consacrés à
l'oraison, à la lecture, des livres de piété et aux oeuvres de charité. Leur
exemple eut bientôt des imitateurs dans toute la baronie de Menthon. A mesure
qu'on y goûte les choses du ciel , les fêtes et les
divertissements y sont rares; dans les visites et les soirées., on s'entretient
de choses édifiantes; ce sont moins des réunions pour étouffer l'ennui par des
frivolités que des associations religieuses pour s'édifier mutuellement par des
pratiques de piété.
Mais ce n'est pas assez de s'être
réconciliés avec leur fils ; le. souvenir de Bernard
leur rappelle celui de Germain , son précepteur, qui alors édifiait par ses
vertus une communauté de religieux, à Talloires. Le baron reconnaît l'injustice
de ses procédés envers un homme qui avait si bien cultivé l'esprit et surtout
le coeur de son fils en. dirigeant ses pas dans la
voie de la perfection chrétienne. Pour donner au saint religieux une preuve de
son repentir et une marque de sa reconnaissance, pour lui faire une éclatante
réparation, il le prie de vouloir bien être son directeur spirituel et celui de
Bernoline. Germain, qui sait ce qui s'est passé à Mont-Joux, et dans quelles
saintes dispositions il trouvera le père et la mère de Bernard, accepte avec
joie ce pieux ministère; il fait de fréquentes visites au château de Menthon,
et sa consolation est grande en voyant les progrès qu'ils accomplissent chaque
jour dans la voie du salut.
Parvenus à une heureuse vieillesse,
et voyant le terme de leurs jours s'approcher, Richard et son épouse [108] ont
disposé de leurs biens temporels : une partie est dévolue à Bernard pour
l'achèvement et la dotation des hospices; puis ils laissent aussi au monastère
de Talloires une marque sensible de leur piété et de leur affection; enfin
Germain dut à leur générosité de pouvoir se bâtir, non loi de ce monastère, un
ermitage où il se retira pour se préparer à la mort. Enfin, pleins de jours et
de mérites, Richard et Bernoline, après avoir reçu tous les secours de la
religion, rendirent le dernier soupir entre les bras de Germain et allèrent
attendre dans le ciel l'enfant qu'ils avaient tant cherché ici-bas. La nouvelle
de leur sainte mort est aussitôt mandée à l'archidiacre d'Aoste.
Sur les Alpes, les deux
établissements de bienfaisance croissent et se, fortifient de plus en plus. Bernard,
victorieux de tous les obstacles, a donc enfin la consolation devoir ses deux
hospices ouverts à la charité. Par les offrandes et' les' legs qui lui
arrivent, il peut étendre les limites de l'hospitalité et aller au-devant des
besoins du voyageur; dé plus, il voit un gage de durée dans l'accroissement de
la congrégation et sur tout dans l'esprit religieux des supérieurs qu'il a
établis pour chaque maison.
Le but des deux hospices étant le
même, un lien commun devait en unir les desservants; il fallait, afin de [109]
Prévenir toute division , que tous les membres
n'eussent qu'un coeur et qu'une âme dans le Seigneur, et que le rang fût
déterminé par avance. Il fut établi que le Supérieur de Mont-Joux aurait la
prééminence sur celui de Colonne-Joux, et dans le besoin, remplacerait le
Supérieur général.
Une oeuvre de cette nature, ainsi
entreprise sous les auspices. de la Religion, devait
être liée au ciel par un rapport d'affiliation; c'est pourquoi Bernard la dédia
à saint Nicolas sous la protection de la sainte Vierge; elle devait aussi
recevoir la sanction, l'approbation du Vicaire de J.-C. sur la terre , la
pierre angulaire et la clef de la voûte de toute institution chrétienne.
Il aurait pu obtenir cette
approbation par des intermédiaires qui se seraient honorés d'une pareille
commission, en considération de l'utilité des hospices et des mérites du
fondateur. Des évêques ou quelques seigneurs auraient volontiers épargné au
saint vieillard les fatigues d'un si long voyage; mais il veut aller en personne
offrir ses hommages au Souverain-Pontife; il veut visiter les tombeaux des
Apôtres, vénérer leurs reliques, implorer leur protection sur le sol même
qu'ils ont arrosé de leur sang. Ni son âge, ni la longueur ni les fatigues du
voyage ne le détournent de ce pieux dessein. C'est moins un pèlerinage qu'il
entreprend qu'une course évangélique, une mission non interrompue dans toute la
Lombardie. Aussitôt qu'il arrive dans une bourgade, les habitants courent à lui
: quelques-uns pour le remercier et lui demander de nouvelles directions,
d'autres pour le plaisir de le connaître et pour se recommander à ses prières.
Quoiqu'il fût âgé d'environ quatre-vingts ans, les [110] glaces de la
vieillesse n'avaient point ralenti l'activité de son zèle pour le salut des âmes.
Depuis ses premières missions, il avait toujours porté les Novarais dans son
coeur. Se retrouvant au milieu d'eux, comme un père au milieu de ses enfants,
il veut, pour la dernière fois, leur faire entendre des paroles de salut c'est
une consolation pour lui, de pouvoir leur donner cette nouvelle preuve de son
affection, avant de descendre dans la tombe (1).
Il y avait alors de grands
troubles dans la haute Italie; saint Bernard fit entendre sa courageuse parole
et essaya de ramener la paix dans ces contrées si souvent agitées. La Lombardie
était déchirée par les factions; deux princes rivaux s'en disputaient la
couronne, Hardovin ou Hardevich et Henri II dit le Saint
ou le Boiteux. Avec Othon III venait de s'éteindre la dynastie saxonne
qui réunissait la couronne de la Lombardie et celle de la Germanie. Ce prince
avait désigné, pour son successeur, Henri son cousin et neveu du frère d'Othon
dit le Grand. L'empereur Othon III mourut le 24 janvier 1002 à Paterno
en Italie. La haute noblesse italienne, prétendant que le pacte qui la liait à
la famille de Saxe est rompu par l'extinction de celle-ci ,
veut se choisir un souverain de sa nation. En conséquence, le 15 février
suivant, elle s'assemble à Pavie où elle élit Hardovin, marquis d'Ivrée, pour
roi de Lombardie. Celui-ci se fait immédiatement couronner dans l'église de
Saint-Michel , à Pavie; mais plusieurs villes se
1. C'est aussi dans ce même voyage que le Saint a
opéré quelques-uns des mracles rapportés dans le manuscrit de Novare et que
nous reproduirons plus tard.
[111]
déclarent contre lui ; Milan
surtout , dont l'archevêque Arnulf était absent au moment de cette élection,
refuse d'en reconnaître la validité. Henri, qui s'était fait couronner à
Mayence roi de Germanie, regardant pareillement l'élection de Hardovin comme un
acte de révolte, lève une armée, passe les Alpes et entre en Italie par Véronne
(1004). A son approche, les troupes de Hardovin sont dispersées presque sans
combat; ce prince abandonné en même temps de la plupart de ses partisans, est
obligé de se réfugier à Ivrée, tandis que Henri entre victorieux à Pavie, où il
est à son tour roi et couronné au milieu des transports d'une allégresse
générale. Hardovin ne put se résigner à voir sur le front de son compétiteur
une couronne qu'on lui avait offerte et qu'il avait ceinte lui-même le premier.
Dès qu'il apprit que Henri était reparti pour la Germanie, il leva une nouvelle
armée pour marcher sur Pavie. Lés villes qui lui avaient fait défaut, la
noblesse et le clergé surtout qu'il mettait au rang de ses principaux
adversaires, éprouvèrent bientôt l'effet de son ressentiment et de ses
vengeances.
A l'exemple de saint Ambroise,
Bernard le coeur navré de douleur à la vue de tant de maux et de tant de victimes
innocentes; se rend auprès de Hardovin pour le détourner d'un projet non moins
insensé que funeste à la religion et aux bonnes moeurs ; il lui expose vivement
le compte rigoureux qu'il se prépare devant le souverain Juge 'en sacrifiant le
sang chrétien à son ambition; il l'exhorte à renoncer aux grandeurs humaines
pour s'assurer dans le ciel une couronne immortelle, et le supplie au nom de
l'humanité et de la religion d'épargner à l'Eglise la douleur de voir ses
enfants [112] s'entr'égorger, de voir le pillage, les exactions et les
incendies se prolonger, au0gré d'une ambition funeste et que rien ne saurait
légitimer.
Toutes ces raisons vinrent échouer contre la violence de
Hardovin. Séduit par l'appât d'une couronne, trop confiant dans le nombre et
dans le secours de ses partisans, il tente une seconde fois le sort des armes;
une seconde fois , il éprouve un échec plus désastreux que le premier (1012).
Le malheur lui inspire enfin des sentiments plus chrétiens, et le rend docile
aux avis de saint Bernard. Dégoûté du monde, il retourne à Ivrée pour se
renfermer dans le monastère de Fructuaire, qu'il avait fondé quelques années
auparavant. Après y avoir passé trois ans dans la pratique de la piété et de la
pénitence, il mourut en 1015 ; dans les sentiments les plus religieux. Revenons
au voyage de saint Bernard et à son but, qui était Rome.
La fondation de deux hospices sur
les Alpes était connue à Rome, le nom du fondateur y avait depuis longtemps
précédé l'arrivée de l'archidiacre d'Aoste. Jean XVIII, qui occupait alors la
chaire de St-Pierre, accueillit notre pèlerin avec tous les égards que lui
méritaient les grands services qu'il avait rendus à l'Église et à l'humanité.
La main de Dieu était trop visible dans cette entreprise pour que le vénérable
Pontife n'en félicitât pas l'auteur. Non content d'approuver la nouvelle
institution et de lui donner sa bénédiction apostolique ,
il la mit sous la protection immédiate du, Saint-Siège.
Les voeux de l'archidiacre sont
enfin exaucés; il a mis la dernière pierre à son édifice; il peut dès ce moment
s'écrier avec le vieillard Siméon : Maintenant, [113] Seigneur, vous
pouvez laisser s'en aller votre serviteur en paix. Dieu est content des
travaux de notre Saint , et, s'il ne lui accorde pas
la satisfaction de revoir ses établissements chéris, et de porter en personne à
ses disciples la bénédiction apostolique, c'est pour l'appeler plus tôt à lui.
Il veut l'accueillir dans cet hospice éternel où sont assis avec l'homme-Dieu
ceux qui ont donné à manger à ceux qui avaient faim, qui ont donné à boire à
ceux qui avaient soif , et qui ont logé ceux qui
avaient besoin de logement. Les chanoines de Mont-Joux ne reverront plus leur
père; ils seront même privés de la consolation de
posséder sa dépouille mortelle. L'église d'Aoste ne reverra plus cet
archidiacre dont le nom béni était porté dans tous les coeurs. Le. Ciel l'a
décidé ainsi. Le pèlerinage de Rome doit terminer le le long et pénible voyage
que Bernard a fait sur la terre d'exil.
Heureux des concessions
pontificales, Bernard quitte la Ville Éternelle. Il fixe son départ de manière
à pouvoir se trouver à Novare le 30 avril, jour où l'on y solennisait la fête de
saint Laurent, prêtre et martyr. Après s'être arrêté encore quelques jours à
Pavie (1), il
1. C'est, croyons-nous, dans ce moment qu'il eut avec
Hardovin l'entrevue dont nous avons parlé.
114
arrive le 29 avril à Novare, et va,
comme à l'ordinaire, frapper à la porte du couvent ries Bénédictins , dont il
affectionnait tout particulièrement les religieux à .cause de,leur régularité
et de la sainteté de leur vie. Son retour est aussitôt connu de toute la ville.
L'évêque Pierre III, le clergé, la noblesse, la population toute entière se
réjouit de la présence d'un homme qui allait ajouter un nouvel éclat à la
solennité du lendemain (1).
Mais, hélas ! cette allégresse fut de courte durée. L'archidiacre est
subitement saisi d'une fièvre violente, qui donne les plus vives inquiétudes.
Lui-même est convaincu que sa dernière heure n'est pas loin. Pour mieux imiter
celui qui est mort sur la croix pour le salut de tous les hommes, il eût voulu
expirer sur la dure, mais les douleurs toujours croissantes le forcèrent à
accepter un lit (2). L'abbé et les religieux lui prodiguent avec un égal
empressement tous les soins que réclame son état et qu'impose une sainte
amitié. Toute la ville faisait des voeux pour son rétablissement. Durant sa
maladie, dès que la violence des accès lui laissait quelques moments de
relâche, il recevait avec bonté , sans distinction,
sans exception, tous ceux qui demandaient à le voir, parlant avec la même
affabilité au pauvre, et au riche, au laboureur et au seigneur, ne voyant en
tous que des chrétiens, des âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ et
agréables à Dieu. Couché
1. Laetabundi fiebant homines de ventura scilicet
festivitate; gaudim illis augebatur tanti viri praesentia fruituris.
2. Stratum, quo raro potitus fuerat, increbrescente
dolore febrium, exquisivit.
115
sur son lit de douleur, quoique sa
faiblesse soit déjà extrême , il donne à tous ses visiteurs des avis
salutaires, il console les affligés, il presse les indifférents, il encourage
les ministres sacrés à travailler avec zèle au salut des âmes, à ne pas laisser
croître la zizanie dans le champ du père de famille. Heureux ceux qui entendent
sa voix sous l'influence de ses douces et célestes paroles, ils s'en retournent
chez eux pleins d'une nouvelle ardeur, attendris et consolés (1).
Touché de l'attachement dont la
population de Novare lui donnait des marques si sincères, Bernard aurait sans
doute voulu lui témoigner publiquement sa reconnaissance, et lui faire ses
derniers adieux du haut de cette chaire d'où il lui avait si souvent annoncé la
divine parole. C'était là un bonheur qu'il n'osait espérer, et qu'il ne croyait
pas pouvoir demander pour sa propre satisfaction; mais les saints fondateurs de
l'Eglise de Novare obtinrent de Dieu, pour la consolation des fidèles, la grâce
que le missionnaire mourant n'osait solliciter pour lui-même.
En 1007, la fête de la
très-sainte Trinité tombait le premier jour de juin. Quoique notre saint ait
été pendant un mois travaillé d'une fièvre ardente et de douleurs aigües, au
rapport de Richard et de Jean de Ceylan, il fit en cette solennité son dernier
sermon. Sur le seuil de l'éternité, prêt à paraître devant Dieu, il parle de la
mort , il fait la comparaison de la mort du juste avec
1. Quamvis debilis caelestia tamen monita proferre
non desinebat; ad eum namque veniebat hominum multitudo rusticorum
, castellanorum, civium, clericorum seu laicorum, quos ipse blandis
divinisque sermonibus consolatus alacres domum remittebat.
116
celle du pécheur impénitent. Jamais
on ne l'avait vu aussi animé, jamais, plus éloquent. Ses paroles étaient comme
autant de flèches qui pénétraient jusqu'au coeur, et allaient réveiller les
consciences les plus endormies. A cette voix qui semblait sortir du tombeau , « l'orgueilleux s'humilie devant son néant,
l'avare s'humanise, le libertin renonce à ses habitudes criminelles, les tièdes
se rassurent, les ennemis se réconcilient , les. envieux
et les jaloux rougissent d'être dominés par une passion qui les assimile au
démon, les paresseux prennent goût au travail , l'usurier même , cet esclave de
la matière, ce coeur impitoyable, renonce à son infâme métier et forme la
résolution de réparer ses injustices. » Hélas ! c'était
le dernier rayon de lumière que cet astre brillant devait jeter sur le peuple de
Novare, c'était le suprême effort du missionnaire des Alpes autant usé par les
travaux que par l'âge. Le saint archidiacre est à peine descendu de chaire
qu'un redoublement de fièvre le saisit et ne laisse plus d'espoir. Il se remet
au lit, où il est encore retenu douze jours pendant lesquels Dieu achève de
purifier par de continuelles souffrances cette âme sainte, qui n'a plus d'autre
mission sur la terre que celle d'accomplir la suprême volonté du ciel.
A la première nouvelle de la maladie de leur fondateur,
quelques chanoines de Mont-Doux, avec Richard, chanoine de la cathédrale
d'Aoste et ami intime de l'archidiacre, se rendent auprès de lui pour
l'assister et pour recevoir ses ordres et ses derniers avis. Il recommande aux
premiers d'être fidèles à leur vocation comme chanoines hospitaliers; d'attirer
par une vie toute religieuse les bénédictions du ciel sur les deux [117]
établissements, et de regarder toujours les archidiacres d'Aoste comme leurs
fondateurs ; à ce titre, ils doivent les révérer, les aimer et venir à leur
secours dans le besoin.
Il prie ensuite le chanoine
Richard de porter ses adieux à Anselme II, évêque d'Aoste, ainsi qu'au chapitre
de la cathédrale; il manifeste son désir que ses successeurs dans
l'archidiaconat appliquassent à l'hospitalité toutes les épargnes qu'ils
pourraient faire. Aoste et Mont-Joux sont également chers à son coeur; ils ont
été l'objet de toute sa sollicitude et ses deux séjours de prédiction.
Puisqu'il doit être privé de la douce consolation de mourir au milieu de ses
collègues ou de ses disciples, il voudrait au moins que sa dépouille mortelle
fût ensevelie dans l'une des deux églises; son tombeau étant habituellement
sous les yeux des chanoines, ce spectacle rappellerait sa mémoire à leur pieux
souvenir. Pour dernière disposition, afin de hâter son entrée dans le ciel, il
se recommande instamment aux prières des uns et des autres; il désire avant
tout qu'on offre souvent le saint sacrifice de la Messe pour le repos de son
âme.
Dès cet instant il ne s'occupe plus
que de lui-même. Quelques petites fautes dont, les saints mêmes ne sont pas
exempts, se présentent sans cesse à son souvenir, il se les exagère et les
regarde comme de grands péchés, il ne suffit pas à l'ardeur de sa contrition de
n'avoir que le Seigneur pour témoin de son repentir; deux fois par jour il
s'accuse publiquement de. ses péchés, en conjurant les
assistants de prier, pour lui faire trouver miséricorde devant le tribunal de
Dieu; tous les jours il purifie son âme dans le sacrement de [118] pénitence,
et la nourrit du pain des forts (1). Chaque fois qu'il recevait le pain
Eucharistique, on voyait sa figure s'éclairer comme d'un rayon céleste, et des
larmes de joie inonder son visage. En effet, un moment avant qu'il rendît le
dernier soupir, saint Nicolas lui apparut pour l'assurer que le Seigneur
l'invitait à aller recevoir la récompense réservée à ses travaux. Enfin, le 12
juin de l'année 1007, ses douleurs vont avoir leur terme, il va terminer une
carrière si pleine de grandes oeuvres et d'humilité. Défaillant et sur le seuil
de l'éternité il lève encore les yeux au ciel, et il expire en prononçant ces
mots : Seigneur, je remets mon âme entré vos mains. Cette âme qui a toujours
été morte au monde, toujours intimement unie à Dieu, est aussitôt portée en
triomphe par les anges dans la céleste patrie.
Saint Bernard mourut dans sa
quatre-vingt-quatrième année. Il remplit avec un zèle accompli, durant
quarante-deux ans, l'office d'archidiacre de la cathédrale d'Aoste. Dans cet intervalle , trois évêques avaient occupé successivement le
siège épiscopal : Luittifredo, Boson et Anselme II. Dans la sphère d'action où
la Providence l'a placé, Bernard déploya toutes les qualités d'un homme
apostolique; on peut lui appliquer ce témoignage que S. Paul rendait de
lui-même. J'ai vaillamment combattu; j'ai achevé ma course, il ne -me reste
qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée. (Timoth., 2, 4.) Le
diocèse d'Aoste perdit un père, la terre perdit un homme qu'on peut justement
appeler
1. Nec est praetereundum quod, dum esset in
languore positus, bis uno quoque die peccata sua et hominibus confitebatur.
Quotidie quoque Christi corpus et sanguinem percipiebat.
119
l'un des plus beaux ornements de l'Eglise,
l'honneur et la gloire de son siècle. Les monuments de sa charité le rendent
encore aujourd'hui célèbre dans toute la chrétienté.
La nouvelle du décès de
l'archidiacre causa un deuil général dans tout le Novarais. De tous côtés, on
entend retentir ces simples paroles : Le saint est mort. Les Bénédictins
pénétrés de respect pour le saint prêtre qui les honorait de son amitié et qui
les a tant édifiés pendant le cours de sa maladie, veulent lui rendre tous les
honneurs prescrits par leur rituel pour la sépulture des religieux de l'ordre;
ils portent processionnellement la précieuse dépouille dans leur oratoire
converti en chapelle ardente, où elle demeure exposée pendant trois jours.
Chaque jour, les religieux vont près du défunt réciter en choeur soit le
psautier, soit l'office des morts. De tous côtés les fidèles affluent pour lui
rendre un dernier hommage. L'oratoire est assiégé; tous veulent y pénétrer pour
voir, pour toucher ces membres glacés et en recueillir pour ainsi dire, une
dernière bénédiction. Dans la persuasion qu'il est au rang des bienheureux, on
pense moins à invoquer sur lui la miséricorde divine, qu'à se recommander à sa
protection auprès de Dieu. Le manuscrit de Novare rapporte plusieurs faits
merveilleux qui eurent lieu à ses obsèques, et qui confirmèrent [120] l'opinion
commune de sa sainteté. « Quoique les chaleurs fussent extrêmes dans ce
moment et que la terre fut brûlante, le cadavre, au troisième jour de son
exposition, n'exhala aucune odeur, et n'offrit pas le moindre signe de
corruption ». Cette circonstance, que chacun remarqua, accrut la confiance
dans l'intercession du saint archidiacre.
On rapporte aussi qu'un homme de
Novare, voulant passer pour ami du défunt, fit préparer un riche cercueil pour
y déposer les restes de S. Bernard. Quoique ce cercueil fût d'une ampleur plus
que suffisante, tous les efforts pour y faire entrer le corps devinrent
inutiles. La cause de cette résistance fut bientôt reconnue; le donateur était
usurier. S. Bernard qui pendant sa vie avait détesté l'usure, par dessus tous
les autres vices, répudie après sa mort l'offrande qui lui est présentée par
des mains spoliatrices.
Un pieux chevalier, témoin de ce
fait, se hâte d'offrir une autre bière dans laquelle le .corps si vénéré du
Saint se laisse déposer sans résistance. Ce dernier cercueil, massif et lourd,
devient si léger dès qu'il renferme la précieuse dépouille, que les porteurs
n'en sentent pas le poids; ils le croient soutenu et porté par les mérites du
défunt serviteur de Dieu. Mais voici un fait merveilleux. Quand le convoi
approche de la basilique, le cercueil, dont la légèreté avait rendu les
porteurs inattentifs, leur échappe des mains et tombe sur deux hommes dont l'un
est pris par la jambe et l'autre par le pied. Dans ce moment le cercueil est
redevenu si lourd, qu'on a de la peine à dégager ces deux malheureux. On craint
que leurs membres ne soient broyés par le choc; point du tout; ils se lèvent
sans douleur et sans [121] lésion, en s'écriant dans leur dialecte : Le
Seigneur relève ceux qui sont abattus et brisés, le Seigneur délie ceux qui
sont enchaînés. (Psalm. 145, 8.) Ils aident ensuite les porteurs à
introduire le précieux fardeau dans l'église.
Le 15 juin, la ville de Novare
présente un spectacle attendrissant. Les rues et les églises sont pleines, la
foule se précipite vers le couvent des Bénédictins. Outre un nombreux clergé
qui chante en chœur, une multitude d'hommes, d'enfants, de vieillards, de
femmes mariées ou veuves, de jeunes vierges se pressent vers l'église. Tous
offrent des dons pour orner le tombeau de l'archidiacre; les pauvres et les
laboureurs rivalisent de générosité avec les riches et les seigneurs. Pendant
que le caveau tumulaire s'ouvre et qu'on y descend le cercueil, les Sanglots de
la foule se mêlent au son d'une musique lugubre. Après la cérémonie sacrée, de
nombreux fidèles dans le transport de leur douleur environnent la tombe, en
priant le saint défunt de jeter sur eux ses regards protecteurs.
Si le délégué du chapitre de la
cathédrale d'Aoste et les chanoines de Mont-Joux, n'ont pas eu la consolation
d'emporter les restes du Saint pour les ensevelir dans l'une des églises qu'il
avait désignées, nous ne saurions en assigner d'autre cause que l'opposition
des Novarais. L'archidiacre leur appartenait également par l'affection qu'il
leur avait toujours témoignée et parles nombreux services qu'il leur avait
rendus. Le Ciel venait de les mettre en possession de sa dépouille mortelle,
ils ne veulent à aucun prix se dessaisir d'un dépôt qu'ils regardent comme une
source de bénédictions pour leur province. Les bénédictins unissent leur
réclamation à [122] celle des Novarais ; ils ne consentent point à laisser
éloigner de leur église un ami si cher qu'ils ont vu mourir entra leurs bras,
et dont ils espèrent voir bientôt les reliques vénérées placées sur leurs
autels. Le corps du Saint fut relevé l'année suivante, le 10 avril 1008. Nous
dirons quels miracles s'opérèrent sur son tombeau.
Dieu, dans sa miséricorde, a
toujours suscité des hommes apostoliques pour combattre l'erreur et s'opposer
au torrent des vices, pour faire briller et triompher la vérité; il leur a
donné le pouvoir de faire des miracles pour frapper les intelligences rebelles
et les ramener à la loi évangélique. S. Bernard, en recevant la mission de
purger les Alpes des restes de l'idolâtrie, reçut la plénitude de ce don, il
fut, selon les manuscrits et plusieurs auteurs, 1e thaumaturge du Xe siècle
(1).
Les auteurs qui ont parlé de lui,
sont unanimes à reconnaître que Dieu illustra les prédications et le tombeau de
l'apôtre des Alpes par de nombreux prodiges. «On doit porter un grand respect à
l'église d'Aoste, dit Gabriel Pennotto, pour avoir eu un archidiacre qui a
opéré tant de miracles. » De son côté, Charles de la Basilique dit que : «
Saint Bernard s'était rendu » formidable aux démons par l'empire qu'il
exerçait.
1. Mullorum signorum patrator.
123
sur eux, et qu'il a fait un grand
nombre de miracles pendant sa vie et après sa mort.» Cet auteur en rapporte six
opérés dans le Novarais, sans parler en particulier de ceux qui concernaient les
autres localités (1). Nous lisons dans le manuscrit de Novare, qu'après avoir
réformé le diocèse d'Aoste, S. Bernard parcourut les montagnes et la plaine de
Novare, où ses prédications produisaient beaucoup de fruits à cause des
miracles nombreux dont elles étaient accompagnées (2). Charles de Sales, qui a
écrit la vie de son oncle S. François de Sales, dit que : « S. Bernard a
illustré principalement les provinces des Allobroges de la sainteté de sa vie
et de plusieurs miracles. »
Jean de Ceylan ne voulant pas
entrer dans le détail de tous les miracles opérés par l'intercession de S.
Bernard, parce que, dit-il, l'énumération en serait trop longue, assure que si
l'on voulait rapporter tous les faits merveilleux, on en trouverait plus de
mille; il ajoute que trente ont été consignés dans une légende à laquelle il
renvoie le lecteur (3). Il a bien fallu un aliment à cette confiance si
persévérante aux mérites de saint Bernard, à cette dévotion si répandue des
fidèles, de tous les temps et de si diverses contrées. De tous côtés, avec une
émulation croissante, on s'est mis sous la protection de saint Bernard. La
cause en est dans son grand crédit auprès de Dieu, dans les
nombreux secours spirituels et temporels obtenus par son entremise.
1. Multa quae nos hoc loco omittimus, hoc tantum
commemorantes quod spectat ad Novarienses.
2. Praedicationem signorum patratione quotidie
roborabat.
3. Qui omnia miracula colligera vellet, plura et
plus mille reperiret.
124
Et ne croyez pas que la source en soit tarie
, elle ne tarira point aussi longtemps que nous nous rendrons dignes de
l'appui du Saint, par nos ferventes prières et surtout par une vie chrétienne.
Les faveurs signalées dont l'histoire nous conserve le souvenir, ne
doivent-elles pas nous engager à recourir à sa puissante intercession auprès de
ce Dieu de bonté toujours admirable dans ses saints, toujours disposé à
accueillir les prières qu'ils lui adressent pour notre salut? c'est dans cette vue principalement que nous rapportons ici
les miracles de notre saint, en indiquant les sources d'où nous les avons
tirés.
I.
L'archidiacre Richard ressentit
lui-même, à la fin de ses jours la puissante protection du saint dont il avait
écrit la vie. Attendri et pénétré de reconnaissance, il eut sans doute un grand
regret de ne pouvoir consigner, de sa propre main, dans son manuscrit, le fait
miraculeux qu'on va rapporter. Voici ce miracle tel que la tradition l'a
conservé et qui se trouve dans un manuscrit du quatorzième siècle :
« On lit que saint Bernard
invoqué par son successeur Richard, des seigneurs de la Val-d'Isère, en
Tarentaise, archidiacre, vint au secours dudit Richard quand il allait avec
quelques compagnons visiter le saint Sépulcre. Le, vaisseau qui les
transportait fut battu par » une furieuse tempête qui déchira les voiles, brisa
la proue et cassa l'arbre. A l'invocation du saint, le vaisseau est remis en
son premier état (1). Les démons
1. In refugium evocatus rite restauravit. .
125
se tenant dans une noire nuée
qu'ils sillonnaient d'éclairs , se lamentaient et criaient : C'est encore le
même . archidiacre Bernard de Menthon qui nous
poursuit; c'est notre formidable ennemi, ce perturbateur de nos oeuvres, qui
nous a enchaînés sur le Mont-Joux; quittons précipitamment ces lieux, de
peur qu'il ne nous force à rentrer dans les éternelles flammes. »
II.
Saint Bernard travaillait à
extirper tous les vices; l'usure surtout excitait toute son indignation. A
force de dévoiler par le témoignage des Saintes Écritures, l'iniquité de
l'usure et ses funestes suites, il était parvenu à en inspirer de l'horreur et
à la faire disparaître. Seul, un avare resta sourd à la voix de la vérité.
Bernard le prenant en particulier, lui parle avec bonté, l'exhorte et le
supplie de renoncer à cet infâme trafic. L'usurier pressé par les prières et
les instances du Saint, feint de se soumettre; mais ce jour-là même il redouble
ses rigueurs, et presse,quelques malheureux de lui
payer la somme due dans le plus bref délai, le capital avec l'intérêt usuraire.
Il trahissait ainsi son dépit de ne pouvoir continuer à s'enrichir par l'odieux
procédé de l'usure, et il voulait du moins récolter tout ce qu'elle lui avait
promis jusque-là. Ceux qui doivent et ne peuvent pas se libérer, se voient
enlever leurs moutons, leurs boeufs, les instruments aratoires, les ustensiles
de ménage, et jusque à leurs vêtements, ceux qui servent de caution ne sont pas
mieux traités. Or, quelques débiteurs réduits à la dernière détresse allèrent
trouver l'homme de Dieu : « Père, lui dirent-ils en pleurant, [126] nous avons
besoin de vos conseils et de votre appui; un loup affamé nous ravit nos faibles
ressources et il retient les gages que nous lui avions donnés; nous l'appelons
loup, car s'il avait tant soit peu d'humanité, il aurait pitié de ses semblables
et ne serait pas si cruel. Nous vous parlons de ce créancier à qui vos
instances. ont arraché la promesse de renoncer à
l'usure. Non, il n'a jamais détesté un vice qui satisfait sa cupidité. Ne nous
serait-il pas permis de lui faire subir le sort qu'il nous réserve? Il nous
semble que ce serait un moindre mal dé lui faire porter la peine de sa
méchanceté, que de voir tant de serviteurs de Dieu, qui ont été dociles à vos
avis, condamnés à choisir entre la servitude et la mort. O vous, notre protecteur,
venez à notre secours, ne nous abandonnez pas dans » l'extrémité où nous nous
voyons réduits. » Ému par les pleurs de ces pauvres gens, et indigné de la
conduite de l'usurier, Bernard le fit appeler : « Esclave de Satan, lui
dit-il, pourquoi mentir au Dieu du ciel et de la terre, et à moi votre
serviteur? Les amateurs des richesses sont esclaves du démon; c'est lui qui
tient sous sa domination les avares et les amateurs du monde. Puisque vous
voulez appartenir à cette classe, allez, exécutez vos desseins, remplissez vos
coffres d'or et d'argent, soyez riche dans ce monde, mais, sachez-le, vous en
sortirez nu et vous serez condamné à une éternelle mendicité. Qu'en vous
s'accomplisse cette sentence de l'Esprit-Saint: « Que celui qui est souillé
se souille encore (1). » Sachez, je vous l'annonce, que
1. Adimpleatur in te scriptura dicens : qui in
sordibus est sordescat adhuc.
127
non-seulement votre âme, si vous ne
faites pénitence, sera condamnée à une éternelle indigence, mais que vous la souffrirez
cette indigence même ici-bas, en punition de votre dureté. Cette prédiction se
vérifia bientôt; à peu de temps de là, un incendie réduisit en cendres la
maison de l'usurier avec tout ce qu'elle renfermait.
III.
Dans un district du Novarais, il
parut une si grande quantité de sauterelles qu'elles forçaient les voyageurs
d'interrompre leur marche; elles inquiétaient non-seulement les piétons, mais
encore les cavaliers; les chevaux étaient épouvantés par le frémissement de ces
insectes qui couvraient la route, s'emportaient et refusaient d'avancer. Toute
la vallée jusqu'au sommet des montagnes n'offrait que désolation. L'homme de
Dieu, ému de pitié pour ces malheureux habitants, leur dit : « Lorsque. le temps de semer approchera, que chacun mette à part un
setier comble de sa semence et qu'il l'offre au Seigneur; si vous suivez mon
conseil vous serez infailliblement délivrés de ce fléau. » La promesse du saint
relève le courage de ceux du pays; ils n'ont pas plus tôt obtempéré à son
conseil que toutes les sauterelles disparaissent si bien, qu'on n'en voit plus
ni dans les lieux où elles exerçaient leur ravage, ni dans les environs.
IV.
Une dame qui avait un 'enfant
aveugle, n'osant se [128] présenter à saint Bernard, pria un prêtre nommé
Théobalde, d'aller lui parler en faveur de son fils. Bernard
, dont l'humilité est blessée par la confiance qu'on lui témoigne,
répond modestement à l'envoyé : « Je ne m'entremets point dans les affaires de
cette nature ; adressez plutôt votre demande à Celui qui a tout pouvoir. »
Cette réponse , loin de déconcerter la pieuse dame, la
rend plus confiante; elle remet son enfant à Théobalde et le prie d'aller le
présenter au Saint. A la vue de l'enfant, Bernard hésite un moment, prie avec foi , fait un signe de croix sur les yeux de l'affligé qui,
au rapport du prêtre, mérita, par la grâce du Sauveur, de voir aussitôt la
lumière du jour.
V.
Une autre dame du Novarais vivait
depuis longtemps avec son mari sans avoir d'enfant; ayant appris que l'homme de
Dieu était arrivé dans la ville où elle avait son habitation, elle se hâta
d'aller le trouver pour le prier de lui obtenir un fils. « Ma soeur, lui
répondit Bernard, mes mérites ne me donnent pas assez de crédit auprès de Dieu,
pour vous obtenir la grâce que vous demandez. Cependant mettez toute votre
confiance en Dieu, et , par l'opération de sa grâce,
vous aurez un fils. » La stérilité de la bonne dame se prolonge jusqu'après la
mort du Saint. Loin de perdre confiance, elle vient sur son tombeau lui
rappeler sa promesse et lui reprocher sa lenteur à lui tenir parole. « O homme
de Dieu ! lui dit-elle d'une voix plaintive,
pourquoi m'avez-vous promis ce que je n'obtiens point? Pourquoi me
consoliez-vous, puisque je suis [129] toujours en proie au même ennui? J'aurais
mieux .aimé que vous ne m'eussiez rien promis et que vous m'eussiez laissé dans
mon affliction. Celui à qui l'on ne promet rien n'est pas trompé, celui à qui
l'on n'adresse aucune parole de consolation, rougit moins de son affliction. O
Père ! souvenez-vous de votre promesse et de la
consolation que j'en ai éprouvée. Nous sommes assurés que vous vivez et que ;vous conversez familièrement avec Dieu; priez-le pour votre
servante. Rappelez-vous que Jésus-Christ disait à ses disciples : Je vous le
dis en vérité , tout ce que vous demanderez en vos
prières, croyez que vous le recevrez. Maintenant que vous êtes plus près de
Dieu et que vous le voyez face à face, je ne doute pas que les prières que vous
lut adressez dans le ciel , ne soient aussi efficaces
que lorsqu'elles montaient de la terre, pendant que vous étiez parmi nous. » En
terminant, elle fait une offrande selon ses facultés, et retourne au logis.
Avant l'année révolue, elle a le bonheur de mettre au monde son premier-né. Cet
enfant, que l'auteur compare au prophète Samuël, marcha, depuis le plus
bas-âge, sur les traces de son intercesseur; il était beau de visage, fort et
vigoureux; il s'abstint toute sa vie de viande, d'oeuf et de laitage. Par sa
gravité et sa modestie, il réprimait la joie trop bruyante de ceux de son âge.
VI.
Trois ans après la, mort de saint
Bernard, un manchot connu de toute la ville de Novare , avait vu deux fois en
songe saint Laurent et saint Bernard lui rendre [130] l'usage de son bras. Le
soir de la Pentecôte, passant, monté sur son âne ,
devant l'église où reposaient lés corps des deux Saints, il faisait cette
courte prière « Grands Saints ! plût à Dieu que
je fusse digne d'obtenir dans ce moment la grâce que j'ai rêvé deux fois avoir
obtenue ! » A l'instant, il se sent renverser de dessus son âne par une
force invisible, et tombe de tout son poids sur le membre affligé dont il
entend craquer les os et les nerfs. Il croit son bras tout brisé, quand , à son grand étonnement, il se relève guéri.
VII.
Un enfant de trois ans, muet et
aveugle, et, par surcroît de disgrâce, privé de l'usage des mains et des pieds,
est porté, la veille de la Nativité de saint Jean-Baptiste, sur le tombeau de
saint Bernard, où il est guéri de toutes ses infirmités.
VIII.
Vers le même temps, une femme
aveugle se fait conduire au tombeau du Saint et y demeure trois jours. N'ayant
pas eu la consolation d'y recouvrer la vue, elle s'en retourne accablée de
tristesse. Quand elle a fait deux milles de chemin, elle obtient tout à coup ce
qu'elle avait demandé. Elle s'empresse de revenir vers le tombeau pour y faire
une offrande selon ses moyens en rendant grâce au Dieu tout-puissant.
IX.
Une femme paralysée des pieds et
des mains, était [131] réduite à un tel dénument, que, privée même d'un âne
pour se transporter d'un endroit à un autre, elle priait son mari de la traîner
sur une charrette pour qu'elle pût mendier. Venue à Novare dans l'espoir d'y
trouver des secours plus abondants, trois fois elle voit en songe saint Bernard
la guérir de son infirmité. Elle se fait conduire sur son tombeau; lui adresse
une fervente prière et met une confiance entière dans sa puissante
intercession. Soudain elle est délivrée de tous ses maux en présence de
nombreux témoins. Elle sortit de l'église, en glorifiant le Seigneur
, toujours admirable dans ses Saints, et en le remerciant de lui avoir
rendu la santé par les mérites de saint Bernard [1].
X.
Un propriétaire du royaume de
Lombardie, qui avait une grande dévotion à saint Bernard, voyant un orage
s'abattre sur les campagnes voisines et la grêle s'approcher de ses terres, se
recommande au Saint et met la récolte sous sa protection. Peu d'instants après
cette prière, les campagnes contiguës sont entièrement dévastées, tandis que
celles du client du Saint sont respectées par la tempête.
1. Les miracles qui précèdent sont empruntés au
manuscrit de Novare et à Bascapé. — Ceux qui suivent, rapportés par les
Bollandistes et Roland Viot, sont tirés d'une note du XIVe siècle
, annexée à une copie de la vie du Saint, par Richard.
XI.
Un prêtre originaire de l'île de
Chypre, qui était [132] devenu muet, se rend au tombeau du Saint et se
recommande à son intercession; le même jour il put célébrer la messe et s'en
retourna en louant le Seigneur.
XII.
Un homme dans son sommeil, tombe
d'une grande hauteur et se blesse grièvement; il recourt à la protection de
saint Bernard; une guérison soudaine vient récompenser sa confiance.
XIII.
Un autre en tombant de dessus son
âne, sent ses os brisés; pour tout remède, on recourt à l'invocation du Saint
et le malade est aussitôt guéri.
XIV.
Pour faire une offrande à saint
Bernard, un usurier va suspendre une livre pesant d'argent sur son tombeau; une
force invisible écarte le don de sa place; souvent reporté au premier lieu, il
en est toujours repoussé. Chacun comprit que le Saint, ayant eu une si grande
horreur de l'usure pendant sa vie, rejetait encore après sa mort les offrandes
faites avec le bien final acquis.
XV.
Une dame avait mis au monde un
enfant mort-né. Elle le voue au Saint et le fait porter sur son tombeau. On le
lui rapporte plein de vie.
133
XVI.
Un homme de haute extraction,
Seigneur de Sainte-Agathe, affligé du mal caduc, est guéri au tombeau de saint
Bernard.
XVII.
Une pieuse dame devenue sourde, y
recouvre l'ouïe.
XVIII.
Un vieillard devenu aveugle, y
retrouve la vue.
XIX.
Par la seule invocation du Saint,
une femme est subitement délivrée de la goutte.
XX.
Plusieurs fiévreux vont en pèlerinage
à l'église de Mont-Joux, et reviennent en pleine santé.
XXI.
Un jeune homme de Pavie, adonné à
tous les vices, faisait la désolation de ses parents. Ceux-ci voyant leurs
avertissements et leurs prières inutiles , recourent à
la protection de saint Bernard , et lui demandent la conversion de leur enfant.
Un changement aussi entier que [134] subit s'opère dans le cœur du
libertin; il renonce à ses désordres, édifie ses compagnons, et donne aux
auteurs de ses jours autant de joie et de consolation qu'il les avait affligés
jusqu'à cette heure.
XXII.
Un riche notaire pris d'un mal de
dents qui le menaçait d'un transport au cerveau , est guéri tout à coup en
invoquant saint Bernard, et en offrant sur son tombeau. vingt-huit
dents en cire, du poids d'une livre chacune.
XXIII.
Un religieux de Verceil , qui souffrait depuis longtemps de violents maux de
tête , en est délivré par l'invocation du Saint.
XXIV.
Un pieux archidiacre de Turin , assidu aux offices divins, ne pouvait presque plus aller
à l'église à cause de fréquents et violents retours d'une colique du plus
mauvais caractère; il trouve sa guérison dans les prières qu'il adresse à saint
Bernard.
XXV.
Un abbé de
Saint-André-de-Verceil, accablé de longues infirmités, ne peut plus quitter le
lit. Plein de confiance dans la puissante intercession du Saint, il se fait
porter sur son tombeau; là seulement il est délivré [135] de cette maladie
opiniâtre qui avait résisté à tout l'art médical.
XXVI.
Un, incendie éclate au bourg de Bugelles
(province de Bielle , en Piémont), et le menace d'une
entière destruction. Les. secours humains semblent
donner une nouvelle activité aux flammes. La population fait un voeu en
l'honneur de saint Bernard., aussitôt le feu s'éteint de lui-même.
XXVII.
Un orage s'abat sur les vignes du
couvent de Saint-Laurent à Novare; les religieux invoquent saint Bernard, la
grêle cesse soudain; en visitant les vignes le lendemain, on n'y remarqua aucun
dégât.
XXVIII.
Une épidémie se déclare dans la ville
de Pavie et y fait de nombreuses victimes; elle cesse aussitôt que l'autorité
locale fait porter une,offrande considérable sur le
tombeau de saint Bernard.
XXIX.
Une masse d'eau descend de la
montagne voisine, et se répand sur la campagne dite Champ-Ferré (Campo ferreo),
près de la ville d'Aoste ; le torrent menace d'emporter le sol. A l'invocation
de saint Bernard, les eaux s'écoulent sans causer de dégâts.
136
XXX.
Saint Bernard a toujours exercé
un grand empire sur les démons, qu'il obligeait de sortir des corps des
possédés (1).
XXXI.
En 1559, un propriétaire nommé
Aurillon, du hameau de Court, près de Thonon, fait faucher ses foins le 14
juin, dans l'intention bien arrêtée de les enserrer le lendemain, jour que la paroisse
chômait en l'honneur de saint Bernard. Ni les avertissements, ni les prières
des voisins ne purent détourner Aurillon de son dessein. Son but est de
profaner la fête, il va même jusqu'au blasphème. « Que saint Bernard, dit-il,
fasse ce qu'il voudra, il ne m'empêchera. pas
d'exécuter mon projet. » La récolte. est mise en meule
et prête à être emmenée, lorsqu'un orage survient, accompagné d'une forte
grêle; le tonnerre gronde, le feu du ciel consume le fourrage d'Aurillon ,
atteint le fenil et le bétail; tout périt. La campagne où il travaillait ce
jour-là est frappée de stérilité; les labours qu'on lui donne restent
infructueux (2).
XXXII.
En 1586, Claude Ruppin de Vacheresse (Savoie),
1. Ici finissent les miracles tirés des anciens
manuscrits. — Les miracles suivants , opérés dans un
temps plus rapproché, sont appuyés de preuves , dont le verbal est déposé. aux archives de Mont-Joux.
2. Verbal signé par Pierre Cristain
, plébain de Thonon ; par Humbert-Aurillon, dit Decuria ; par Maurice
Aurillon et Maurice Mottiers, tous originaires de Court.
137
cordonnier, avait soupé chez le
curé du lieu, François Anthonioz. En sortant du presbytère, Ruppin prend
secrètement une image de saint Bernard peinte sur bois; descendu dans la rue, il
allume un cierge et parcourt le village en ridiculisant les processions des
fidèles; il invite les personnes qu'il rencontre à baiser l'image qu'il a entre
les mains. Après cette bouffonnerie sacrilège qui avait révolté tout le monde,
il rentre chez lui. Vers minuit tout son corps se couvre de pustules brûlantes
de la grosseur d'une noix. La douleur lui arrache, non des cris, mais des
hurlements qui sont entendus de toutes les maisons voisines. Ruppin, qui ne se
méprend pas sur la cause de cette punition, fait aussitôt appeler le curé; lui
raconte le scandale public qu'il vient de donner; il avoue l'intention qu'il
avait eue de tourner en ridicule la dévotion à saint Bernard. Il demande à Dieu
pardon de son péché qu'il déteste du fond de son coeur, et dans le cas qu'il
guérisse, il fait voeu de jeûner toute sa vie la veille de la fête de saint
Bernard. Avant que le jour parût le pénitent fut entièrement guéri (1).
XXXIII.
1612. Pendant plusieurs années,
une épidémie régnait parmi le bétail de la montagne dite Hubenoz, près de
Vacheresse (Savoie), et elle y faisait de grands ravages. Le curé montre une
image aux propriétaires de l'Alpe, et leur dit que, s'ils veulent être
délivrés du fléau , ils doivent demander à l'évêque de
Genève, François de Sales, la permission de bâtir sur les lieux,
1. Verbal signé par le curé Pierre Vallet, successeur
du plébain Anthonioz.
138
en l'honneur de saint Bernard, une
chapelle où l'on . dirait annuellement la messe, le
troisième dimanche après l'investiture de la montagne (1). Sitôt après le voeu
fait d'obtempérer à l'avis du curé, l'épidémie cessa.
XXXIV.
Nous empruntons à la vie de saint
Bernard, écrite par M. l'abbé d'Aldéguier (Toulouse, 1858), le fait suivant
tiré d'un manuscrit, et qui a eu lieu dans la même montagne : « La
jeunesse du Bas-Chablais , du Valais et du canton de
Vaud, se réunissait périodiquement au Vallon d'Hubine, pour s'y livrer à des
divertissements scandaleux. Les habitants de Vacherelle, paroisse d'Hubine, à
la vue des dangers que courent les jeunes filles, obligées de passer la belle
saison sur la montagne pour soigner le bétail, se rappellent les antiennes
faveurs de saint Bernard, et conviennent de recourir encore à lui pour obtenir,
la cessation de ce désordre. Au milieu du vallon d'Hubine, ils placent donc sur
une pierre élevée, la statue du Saint, terrassant et enchaînant le démon. Plus
tard, et à plusieurs reprises, on voulut déplacer ladite statue et la
transporter plus loin. Tous les matins on la retrouvait sur son premier piédestal.
Deux habitants de Vacherelle, selon la tradition locale, irrités de cette
obstination, l'attachent par le cou et la traînent violemment
1. Déclaration signée par le même curé Pierre Vallet,
qui dit que le miracle: est arrivé de ses jours. Rolland Viot ajoute que de son
temps on continuait cette dévotion.
139
à la seconde pierre, où elle
n'avait pas voulu rester. — « Cette fois dirent-ils, il faudra bien
qu'elle y demeure , car nous l'attacherons. A
l'instant » même, en punition de leur irrévérence, ces deux malheureux eurent
le corps couvert de plaies et déchiré comme si on les eût traînés sur un chemin
raboteux. La statue fut replacée sur le piédestal de prédilection. Elle y est
encore aujourd'hui, et il n'a pas été possible de lui assigner une autre place
dans le sanctuaire qui la recouvre.
Une chapelle, qui fut à cette
époque construite autour de la statue, a été plus tard considérablement
agrandie; elle peut bien contenir deux cents personnes; quatre-vingts chalets
l'avoisinent; elle est à près de trois lieues de l'église paroissiale. Pendant
six semaines de la belle saison, M. le curé de Vacherelle se rend à Hubine, et
y réunit tous les soirs ses parois siens et paroissiennes occupés à la
montagne. »
XXXV.
Le 5 mai 1614, un incendie détruit
la plus grande partie du bourg de Martigny (Valais). Une pieuse dame, Barbe,
veuve du notaire François Paris, voyant le feu approcher du grenier de son
fils, Nicolas Paris, fait voeu de donner une vache à l'hospice du
Saint-Bernard, si le grenier situé au sommet du bourg est épargné par les
flammes. Le grenier reste intact au milieu des ruines (1).
1. Ainsi attesté par le notaire Hugon, les syndics en
dressèrent aussi le verbal, le 9 novembre 1624, en présence de nombreux témoins
; Jaquenot, Boson , Pierre Malluard , Guillelme Favratz , ont attesté le fait
par leur signature.
140
XXXVI.
En février 1617, un grand
incendie éclate dans le bourg de Monthey (Valais); les flammes s'étendent avec une
telle rapidité, que le bourg est menacé d'une entière destruction. A la vue
d'un danger si imminent, plusieurs personnes invoquent saint Bernard et,
s'obligent à faire des offrandes aux hospices fondés par le Saint, si elles
obtiennent la grâce qu'elles demandent. Tout à coup le vent change, les flammes
qu'il portait sur le bourg, prennent la direction opposée pour s'éteindre
aussitôt.
Une circonstance non moins
extraordinaire vint s'ajouter au fait. Jacques Bigay, chanoine de Mont Joux,
recouvrait dans ce moment les aumônes des fidèles pour l'hospice ; la maison où
il avait déposé les produits de sa collecte fut épargnée, quoiqu'elle fût
voisine de celle où le feu avait pris, et que toutes celles d'alentour eussent
été la proie des flammes (1).
XXXVII.
Le 19 décembre 1621, un incendie
avait consumé dix maisons dans le village d'Esgut, et menaçait l'habitation des
parents du curé Vallet. Le père du curé invoque S. Bernard, et met son
domicile, avec ceux de deux voisins, sous sa protection. Ces trois bâtiments
sont miraculeusement conservés. Le père se proposait de faire un pèlerinage à
l'hospice de Mont Joux pour
1. Déclaration dressée à la requête des hommes de
Monthey.
141
offrir au Saint ses actions de
grâces, mais il fut prévenu par la mort.
Le curé accomplit le veau de son
père et dresse le procès-verbal de la faveur obtenue.
XXXVIII.
Le 27 mars 1620, le feu prend
dans la ville de Fribourg (Suisse), et fait des progrès effrayants. Gaspard
Grand-Jeu, bourgeois et tailleur de profession, voyant sa maison envahie de
trois côtés, se met à genoux pour invoquer S. Bernard, et fait veau d'aller en
pèlerinage à Mont-Joux. Aussitôt le feu s'arrête pour épargner le domicile du
pieux artisan , lequel, afin de perpétuer le souvenir
de la faveur reçue, a fait peindre l'image du Saint, et s'est fait représenter
lui-même avec son nom, au bas du tableau qu'il a apporté ensuite à l'hospice
(1).
XXXIX.
Le 26 avril 1625, Jean Verro,
juré de la paroisse de Belfoz (canton de Fribourg), et François Brama de Cutrey,
déclarent en présence de leur curé et de son vicaire, qu'anciennement l'eau qui
alimentait le village de Cutrey, manqua subitement, et que les habitants du
lieu furent obligés d'en aller chercher bien loin. Réduits à cette dure
nécessité, les habitants du hameau font veau de donner annuellement un bichet
de froment à un ordre religieux, pour remédier à cette calamité publique et
recouvrer miraculeusement la source d'eau. L'aumône, adjugée à l'hospice du
Saint
1. Déclaration reçue et signée le 24 avril 1625, par
le notaire Henri Larma.
142
Bernard, est remise entre les mains du chanoine qui faisait
la quête dans le canton, et elle produit tout ce qu'on en attendait. Mais,
chose remarquable, une année où la promesse ne fut point acquittée, l'eau cessa
de couler. On ne l'obtint qu'en renouvelant et en accomplissant le même voeu,
au profit de l'hospice,.
XL.
Le 19 juillet 1630, Jean Clet,
notaire et curial de la ville de Gruyères, vint avec son fils au Saint-Bernard,
pour s'acquitter d'un voeu fait depuis deux ans. Il déclara lui-même que son
fils Jean Clest en faisant boire deux poulains, dont l'un était attaché à sa
ceinture, fut traîné jusque près du village d'Espagnie, d'où on le releva comme
mort, ayant dix-sept plaies à la tête. Porté à la maison paternelle, il reste
depuis le lundi jusqu'au jeudi sans donner signe de vie. Le mercredi, le père
fort inquiet, incertain de la vie ou de la mort de son fils, voudrait au moins
lui procurer la grâce des sacrements. Animé de cette foi qui transporte les
montagnes, il promet d'aller à pied au Saint-Bernard avec son fils, s'il peut
le voir guéri. Il s'engage en même temps à accomplir seul le même pèlerinage,
si le Seigneur, sans rendre la santé à son enfant, lui rend au moins la parole,
pour qu'il puisse recevoir les sacrements à la mort. Après ce voeu, dans la
matinée du jeudi, le fils donne signe de vie, commence à parler et recouvre la
santé en peu de temps. Jean Clest, déclare qu'il regarde
1. Déclaration reçue et signée par Jean, curé et doyen
de Belfort, et Pierre Dunant, vicaire.
143
cette guérison comme miraculeuse et
qu'il en est redevable à la protection de saint Bernard.
XLI.
Le 22 juin 1619, Jacques Casalet,
prieur du bourg de Saint-Pierre (Mont-Joux), Pierre Max, métrai du même lieu,
Pierre Moret l'aîné et Antoine Dorsay, déclarent que le feu ayant pris dans une
forêt appartenant à ladite commune, tout secours humain aurait été insuffisant
à en arrêter les progrès et à l'éteindre. Aussitôt que l'on se fut adressé à
Dieu par l'intercession de saint. Bernard, le feu s'éteignit de lui-même, grâce
que l'on attribua d'une commune voix aux prières du saint (1).
XLII.
Le 17 novembre 1651, sur les deux
heures de l'après-midi, un violent incendie, rendu plus actif par le vent et
l'orage, se déclare dans le village de Mydde (canton de Fribourg); quatre
maisons sont en flammes et plusieurs autres sont déjà atteintes par le feu.
Mademoiselle Ursule Reylt, de la ville de Fribourg, et dame de la seigneurie de
Mydde, se met en prière et invoque l'assistance de saint Bernard. Au même
instant le feu s'assoupit et s'arrête sans aller plus loin. Ladite Ursule en
rend grâces à Dieu et à saint Bernard (2).
XLIII.
Voici dans son texte original, une
pièce intéressante, attestant un miracle qui eut lieu à Fribourg.
1. Déclaration reçue et signée par Barthélemy
Çatellany, notaire.
2. Pour souvenir du miracle, le 21 novembre 1660, elle
fait dresser un verbal qu'elle envoie au Saint-Bernard ,
signé J. A. Déposieux , notaire.
144
« Nous, l'advoyer et conseil de la ville et canton de
Fribourg en Suisse; savoir faisons à tous ceux auxquels les présentes seront
exhibées, comme soit que par la permission divine, le vendredi le
vingt-cinquième du mois de juin , année présente, environ les trois heures et
quatre heures du soir, le feu serait esté allumé dans une maison au faulx Bourg
de notre ville, dite de la porte de Berne, ainsi que par un vent et orage le
dict feu serait saulté en embrasement dedans les maisons et dans l'enclose de
nos murailles ; de manière que la porte et la tour serait avec que une perte
indicible; et comme non obstant toutes les dilligences possibles tant des
bourgeois, ouvriers de mestiers que des subjets, il n'y aurait aucune apparence
de cessation; ce qui fût la cause que l'on fût,occasionné de recourir à la
grâce et miséricorde de ce bon Dieu, de la Sainte digne et mère Vierge Marie, à
Mgr saint Nicolas, et aussi singulièrement à la grâce et intercession de Mgr
saint Bernard de Menton, archidiacre de la val d'Auguste, patron et fondateur
du charitable hospital du Grand saint Bernard, anciennement de Mont-Joux ;
lequel voeu ayant été fait par les proches voisins , l'on vit incontinent le
vent et orage cesser, et le feu vint à se restreindre;.non obstant il avait
desjà saulté et attaqué plusieurs aultres maisons de nostre ville, esloignées
et proche de l'embrasement; ce que nous ayant esté » fidèlement rapporté par
notre cher et féal Michel » Poshurt, ancien Banderet, Jacob Ziegler du grand
conseil, et Vallenthin Vitisquere, bourgeois et bollangier dudit Fribourg, au
nom de tout le voisinage de la rue des Mareschaulx, proche ladite porte
de [145] Berne, lesquels pour actions clé grâce à ce bon et glorieux saint
Bernard, nous ont prié de concéder cet acte de vérité ; suppliants que il soit
la volonté divine par l'intercession dudit saint Bernard, de conserver nostre
ville et pays d'ultérieurs malheurs. » Donné ce 21 décembre 1660.
FR. PYTHON.
XLIV.
Claudine Poucheux, femme de Simon
Giraude, Bourguignon, résidant à Milan, est travaillée d'une fièvre tierce et
alternativement quarte qui résiste à tous les remèdes. Passant par le
Saint-Bernard pour aller en Bourgogne, elle y fait ses dévotions et se
recommande à saint Bernard. Au sortir de l'église elle se trouve entièrement
guérie et achève son voyage sans ressentir d'autres accès. Deux ans plus tard,
elle retourne à Milan où elle prie le notaire Pannageat du comté de Bourgogne
et qui demeurait aussi à Milan, de recevoir et de signer cette déclaration
qu'elle envoie au Saint-Bernard. (Milan, 20 décembre 1661.)
XLV.
Le 20 mars 17i6, le Père Pascal
Haltmeyer, prédicateur de l'ordre de saint François, prend le chemin de
Mont-Joux avec Marc Redler du tiers-ordre, et Christian Weber. A quelque
distance de l'hospice, ils sont surpris par une tempête qui leur cache le
sentier et amoncelle les neiges autour d'eux. Fatigués et engourdis ils ne
peuvent ni avancer ni rétrograder; ils [146] n'ont que la perspective d'une
mort inévitable. Déjà ils recommandent leur âme à Dieu, quand l'idée vient au
Père Pascal de faire un voeu à saint Bernard, patron de la montagne. Aussitôt
le ciel s'éclaircit; ils retrouvent le chemin et arrivent heureusement à
l'hospice, où ils passent trois jours pour se reposer. Ils regardent leur
conservation comme miraculeuse; avant de quitter l'hospice ils font cette
déclaration que signent le Prévôt Boniface et le secrétaire du chapitre.
XLVI.
Sur la fin du mois d'août 1857,
des essaims de sauterelles s'abattirent sur la commune d'Étroubles, aux pieds
de Mont-Joux (duché d'Aoste). Elles, paraissaient devoir dévorer, avec les
autres plantes, les pousses de semailles. Leur nombre était si prodigieux qu'on
en comptait jusqu'à quinze sur un brin d'herbe long d'un décimètre. Sur la
proposition d'un ancien militaire de Napoléon Ier, le conseil communal fit
publier à l'église une collecte volontaire en grains que l'on convertirait en
pain, pour l'offrir à l'hospice du Saint-Bernard. La proposition est à peine
adoptée, et déjà, les insectes s'agglomèrent et périssent; eux qui se
trouvaient sur le bord des ruisseaux ou des étangs, conduits par une main
invisible vont s'y noyer. Jusqu'ici on n'a encore pu donner aucune cause
naturelle d'une destruction si soudaine. Les habitants d'Étroubles ont répondu
avec empressement à l'invitation de l'honorable conseil (1).
1. L'Indépendant d'Aoste, du 11 septembre 1857.
147
La confiance et la dévotion des peuples
à notre saint fondateur se sont perpétuées jusqu'à nos jours. Le besoin de
chercher un adoucissement aux souffrances morales et physiques, le besoin plus
grand. encore de trouver la paix du coeur, le calme de
la conscience, voilà les motifs des pieux pèlerinages. Si nous ajoutons les
grâces obtenues par les prières et les voeux acquittés, nous comprendrons
l'élan spontané des populations, qui les porte à visiter certains lieux
privilégiés. C'est donc sans surprise que l'on voit un grand nombre de pieux
fidèles, arriver chaque année de diverses contrées, pour implorer l'assistance
de saint Bernard. Ils sollicitent par l'entremise du Saint, un soulagement à
leurs maux , un préservatif de malheurs et de
disgrâces; ils accourent remplir les obligations qu'ils s'étaient imposées, et
témoigner leur reconnaissance pour les bienfaits obtenus. Rarement ce sentiment
religieux de confiance demeure sans résultat. Toutes les offrandes faites à
l'hospice, sont une preuve constante de notre assertion, et elles aident
puissamment à l'exercice de cette hospitalité qui naguère a failli périr par
une inqualifiable spoliation et par les persécutions auxquelles les communautés
religieuses ont été en butte dans le Valais.
Avant que le souverain-pontife
Alexandre III eût [148] réservé au Saint-Siège la canonisation des saints (1),
les métropolitains et les évêques jouissaient de cette
prérogative. Ils faisaient relever le corps du serviteur de Dieu pour le placer
dans une châsse ornée et l'exposer ensuite à la vénération des fidèles (2). La
déclaration de l'évêque était comme le premier degré de canonisation, que l'on
nommait béatification; mais, ni le décret de l'ordinaire, ni le culte de
serviteur de Dieu, ne s'étendaient au delà de la province ou du diocèse, avant
qu'ils eussent été expressément ou tacitement confirmés par le
Souverain-Pontife. Ces décrets, ainsi que lé culte, étaient tacitement
approuvés par le Saint-Siège, lorsque la déclaration de l'évêque était admise
par le fait, surtout si les autres églises du diocèse s'y conformaient en
pratique. Toute la catholicité pouvait alors rendre au serviteur de Dieu le
culte que l'on rend aux Saints (3). Telle fut la forme suivie pour la
canonisation de saint Bernard.
Sur le témoignage de nombreux
miracles obtenus par l'intercession du serviteur de Dieu, Richard, évêque de
Novare, déclara, en 1123, qu'on pouvait lui rendre les honneurs dus aux Saints
qui règnent dans le ciel, et vénérer ses reliques (4).
Le décret de Richard est
successivement reçu et accueilli dans les diocèses limitrophes; en peu de temps
le héros des Alpes est vénéré dans une grande partie
1. Ut corpus in posterum relevatum maneat et
tanquam venerabilis et beati viri honoretur ornetur et visitetur ab omnibus
Christi fidelibus et devotis personis.
2. Capit. de reliquiis et
venerat. : SS.
3 Benedicti XIV. De canonisatione SS. dissertatio 10 a.
4. Charles de la Basilique.
149
du monde chrétien. Partout où l'on
parle des hospices de Mont et Colonne-Joux, on donne le nom de Saint à
leur fondateur. Le Saint-Siège même admet cette qualification. Dans la bulle
d'Alexandre III, adressée à Villelme, prévôt de Mont-Joux, on lit: « Au Recteur
» de l'hospice des saints Nicolas et Bernard de Mont-Joux (1). » Depuis cette
époque, nous trouvons presque toujours dans les chartes des souverains et des
évêques, dans les actes de donations et de fondations, le nom de saint Bernard
accolé à celui de saint Nicolas, qui était titulaire de l'église de Mont-Joux.
La dévotion à saint Bernard et la
confiance qu'il. inspirait à ses serviteurs, prenaient
chaque jour plus 'extension. Pour satisfaire aux voeux des populations, on vit
bientôt des églises, des chapelles et des oratoires s'élever en son honneur. En
1152, Ugotioni , évêque de Verceil, fonda un prieuré
et bâtit une église auxquels il donna le nom de Couvent de Saint-Bernard;
de plus, il y appela des chanoines de Mont-Joux (2)…
Au commencement du XIIIe siècle,
on vit une nouvelle erreur s'élever dans l'église. Dulcin, hérésiarque de
Novare, annonçait que le règne du Saint-Esprit avait commencé en l'an 1300 de
l'ère chrétienne, et que le Souverain-Pontife cessait par conséquent d'être le
Vicaire de Jésus-Christ. Afin de dogmatiser plus librement, Dulcin alla, avec
ses adhérents, s'établir sur une montagne qu'il appela Mont-des-Gazzares,
et que les fidèles nommèrent avec raison Montagne-des-Rebelles,
1 Rectori hospitalis, sanctorum Nicolai et Bernardi
Montis-Jovis. (XIII Kal. Julii 1177).
2. Cette terre est mentionnée comme étant de la
dépendance de - l'hospice, dans la bulle de Honorius IV.
150
pour marquer l'horreur que cette hérésie
leur inspirait. Selon les lois et les coutumes de l'époque, Dulcin et ses
principaux fauteurs furent brûlés vifs (1307). Le nom de Gazzares, donné à ce repaire , inspirait un tel effroi après leur mort, que
personne n'osait aborder cette montagne. On en voyait souvent partir des
orages; ce qui accrédita l'opinion qui la faisait habiter par des démons. Sous
l'impression de cette croyance, les campagnards recoururent à saint Bernard , faisant voeu de bâtir en son honneur un oratoire
au sommet du Mont des Rebelles, souillé par Dulcin et infesté par les
puissances de l'air. Guillaume Didier, prévôt d'Aoste, nommé évêque de Belley,
transféré plus tard, après la mort d'Iblet, au siège de Verceil (1437),
remplaça le premier oratoire: il y fit construire une église magnifique, dédiée
à saint Bernard et à saint Grat; il voulut que la montagne des Gazzares fut nommée , dès ce moment, Mont-Saint-Bernard. Ce nom, si cher
aux montagnards, qui leur rappelait tant de grâces spéciales obtenues, dissipa
la crainte, l'horreur attachée à ce lieu sinistre, en y attirant aussitôt de
nombreux pèlerins (1).
C'est surtout au pied de ces
montagnes, qui ont été le théâtre de ses travaux et sa gloire, que le nom du
héros des Alpes est connu, honoré et vénéré.
En effet, parmi toutes les
contrées qui ont pu se glorifier
1. Quoique le quinzième jour de juin ne soit plus
chômé dans cette vallée d'Aoste, dont les habitants apprécient, comme ils le
doivent, l'avantage d'avoir eu Bernard pour archidiacre, une messe de dévotion
s'y célèbre encore ledit jour dans toutes les paroisses ; les fidèles se font
un devoir d'y assister. On ne conduit pas ce jour-là les vaches à la montagne,
pour les y tenir à demeure pendant l'été, de crainte de profaner la fête du
Saint.
151
de la protection de saint Bernard,
la vallée et l'église d'Aoste prennent naturellement une des premières places.
C'est bien cette église que le Saint appelait toujours « sa mère ici-bas » et à
laquelle il voua une sollicitude durable comme sa vie. Aussi, pour honorer plus
dignement le saint archidiacre, et afin d'attirer ses regards protecteurs, on
ajouta son nom aux litanies des Saints, comme nous le voyons dans les anciens
Bréviaires et Rituels du rit d'Aoste. Un chanoine régulier de ce diocèse fonda
même, en 1285, une prébende en son honneur (1).
La dévotion à saint Bernard ne
cessa de faire des progrès, comme nous allons le faire voir, en marquant le
culte de cet illustre Saint à travers les siècles et jusqu'à nos jours.
Au XIIe et au XIIIe siècle, le
nom de saint Bernard et l'hospice de Mont-Joux étaient devenus célèbres dans
toutes les contrées de l'Europe. De nombreuses dépendances, cédées libéralement
et en divers endroits aux chanoines hospitaliers, témoignèrent le bon vouloir
de tous envers un établissement qui trouva, dans ces ressources, son point de
plus haute prospérité. On voulait implorer plus efficacement le secours du
saint fondateur, en soutenant par des largesses cette institution, objet
constant des voeux, des travaux et des sollicitudes de Bernard. Quelques
princes, ne se bornant point à agir eux-mêmes comme bienfaiteurs, cherchaient à
inspirer aux autres ce noble enthousiasme. Ç'est ainsi, pour citer un exemple
entre mille, que Marie Blanche, duchesse
1.
Corbellini, Vite di Vescovi di Vercelli. Vercelli, 1643, p. 171. '
2. Idem,
Corbellini; Bascapé, bib. 2.
152
de Milan et le duc Galeas Marie
Sforce, vicomte de Pavie, recommandent à leurs sujets l'hospice de Mont-Joux,
d'une manière spéciale, dans les termes suivants : « A cause de la dévotion particulière
que nous avons à saint Bernard, dont nous éprouvons tous les jours la
protection miraculeuse contre, les orages, la grêlé et les trombes, auxquels
nos campagnes sont tant exposées (1). »
A tous les documents qu'on vient
d'exposer touchant le culte rendu au serviteur si dévoué des pauvres et des
voyageurs, sur les Alpes, il faut ajouter les suivants :
Près de la ville de Pavie, dans
la paroisse de Mirabelle, la fête de saint Bernard se célèbre le second
dimanche de juin, et l'on y fait une procession en son honneur pour implorer
son secours efficace contre les orages. Dans la magnifique église de la
Chartreuse de Pavie, on a représenté notre saint sur de beaux vitraux coloriés.
En 1510, le 15 juin un grand
orage éclata sur la ville de Casal, dans le Mont-Ferral. Jamais on n'y avait vu
les grêlons d'un si gros volume; la consternation devint générale, la récolte
était menacée d'une entière destruction. Les yeux se tournent vers le ciel, et,
d'un sentiment unanime, la ville fait le voeu de faire annuellement , à pareil
jour, une procession en l'honneur de saint Bernard, d'y porter sa relique, en
chantant les litanies des Saints. Cette dévotion s'y pratique encore
aujourd'hui.
La ville de Carmagnoles, au
diocèse de Turin, porte le titre de comté de Salsario et de saint Bernard. En
1162, époque ou Frédéric Barberousse assiégeait Milan,
1. Lettres patentes du 6 octobre 1566.
153
Charles, évêque de Turin, céda aux chanoines de Mont-Joux, là
paroisse de Saint-Martin-de-Cirié, dont l'église était dédiée à la sainte
Vierge et à saint Nicolas. La cathédrale de Novare possède un beau Missel en
parchemin, de 1478, dans lequel se trouve une messe propre, c'est-à-dire
spéciale à l'honneur de saint Bernard. Le 15 juin sa fête est solennisée chaque
année dans ladite église qui, plus que toute autre, conserve le souvenir vivant
de son culte. Les Novarais en général , avaient une si
grande dévotion pour le Saint qu'au rapport de Charles de la Basilique, tous
les hameaux de la province, sans exception , lui avaient dédié une chapelle, ou
un autel , ou des ex-voto dans les églises.
Sa mémoire n'est pas moins en
vénération dans lé diocèse de Sion, surtout dans la partie occidentale; la
paroisse d'Évionnaz, nouvellement érigée, l'a choisi pour son patron et lui a
dédié son église. Ailleurs nous trouvons des chapelles qui lui sont consacrées.
Dans la plupart des églises du Bas-Valais, on voit des statues ou des tableaux
du saint; son image orne même la plupart des maisons particulières. Quelques
paroisses solennisent sa fête, le 15 juin, par une procession. Ce jour-là, les
habitants du district d'Entremont, suivant l'exemple de ceux de. la vallée d'Aoste, s'abstiennent de conduire le bétail dans
les montagnes, dans la crainte de démériter auprès du saint. On peut ajouter
que, dans les nécessités publiques, les paroisses voisines de Mont-Joux s'y
rendent processionnellement, avec la confiance d'être exaucées par
l'intercession du saint Apôtre des Alpes.
Les Fribourgeois, les
Chablaisiens, les habitants du Faucigny, pour le dire en peu de mots,
entreprennent [154] souvent le même pèlerinage; mus par la même pensée, ils
affluent quelquefois, pour gravir en foule le mont Saint-Bernard. La mémoire du
protecteur que leurs ancêtres ont révéré de siècle en siècle, reste gravée dans
leur esprit et dans leur cœur. c'est donc avec
attendrissement qu'ils viennent l'invoquer, sur la montagne même qu'il a
sanctifiée par ses prières et par ses oeuvres.
Dans le diocèse d'Annecy, la
paroisse de Meillerie est sous le patronage de saint Bernard; celle de Menthon
se glorifie, à juste titre, du même avantage. En ce dernier lieu sa fête est
célébrée très-solennellement le 15 juin; on s'y prépare par une neuvaine.
Arrivés au matin du jour qui réveille tant de pieux souvenirs, les fidèles se
rendent processionnellement à la chapelle du château; là, avec un sentiment de
foi et de dévotion qui ne perd rien de son prix pour s'être renouvelé tant de
fois, la foule se presse, pour assister aux saints Mystères, pour vénérer les
reliques et surtout pour recevoir la sainte communion.
Le 13 octobre 1836, feu Mgr Rey,
évêque d'Annecy, bénissait l'oratoire (ou chambre de saint Bernard), restauré
et y disait la messe. Son savant et vénéré successeur feu Mgr Rendu, pour
satisfaire aux pieux désirs de nombreux assistants ,
allaient célébrer annuellement, le 15 juin, la fête du Saint dans la chapelle
du Château.
Par son rescrit du 27 mars 1855,
notre saint Père le Pape Pie IX, par une bienveillance toute particulière, a
daigné accorder aux pieux visiteurs de ladite chapelle, une indulgence plénière
pour le 15 juin, aux conditions ordinaires. Le onze mai de la même année, sa
Sainteté a, de plus, étendu la même faveur, aux [155] mêmes conditions, à
chacun des jours de l'Octave (1). Jadis la paroisse de Compesières faisait
porter chaque année à l'église de Menthon une somme d'argent pour la
célébration d'une ou de plusieurs messes en l'honneur de saint Bernard. Une
fois, deux jeunes: gens; chargés de la commission, au lieu de s'en acquitter
dépensent au cabaret de Cruseilhes les offrandes des fidèles. Quelques mois
après survient une affreuse grêle qui ne laisse rien ni dans les champs, ni sur
les arbres. En réparation de l'outrage des deux mandataires infidèles, cause
présumée du sinistre, on institue une procession, qui, a lieu encore de nos
jours, le dimanche après le 15 juin, malgré le voisinage de l'hérésie et les
efforts de l'incrédulité. La distance parcourue est considérable; on visite les
six villages qui composent la paroisse. Dans chacun d'eux s'élève un reposoir
élégamment orné pour la relique de saint Bernard, que de nombreux fidèles
viennent vénérer. Le fait pour lequel on établit cette procession, remonte au
moins à cent ans; quoique non consigné dans les registres paroissiaux , il est
attesté par les anciens de la paroisse qui le tiennent eux-mêmes de leurs
parents (2).
Quelle cause assigner à cette
grande dévotion pour saint Bernard? Nous le disons encore: l'efficacité de son
intercession. Dans plusieurs diocèses , cette dévotion
avait passé en précepte; les anciennes constitutions d'Aoste, de Verceil,
d'Ivrée et de Genève ordonnaient de chômer le 15 juin en son honneur. Son nom
se trouve dans les calendriers d'anciens martyrologes,
1. Vie de Saint Bernard, par M. d'Aldeguier.
2. D'Aldeguier.
156
notamment dans le calendrier d'un
martyrologe en parchemin du xve siècle, appartenant à l'église de Sion il se
trouve aussi dans le calendrier de Milan, du rit ambrosien, et dans le
martyrologe de Galesin. Le Père Roswaido, de la compagnie de Jésus, l'a mis
dans ses adjonctions au martyrologe d'Adon, archevêque de Vienne (Rome 1745).
Enfin, ce nom si cher aux
fidèles, si terrible aux démons, si puissant auprès de Dieu ,
est inséré dans le martyrologe de la Mère de toutes les Églises. Innocent XI,
par décret du 9 août 1681 , à la demande du prévôt de Mont-Jour , Antoine
Novat, sur le témoignage de nombreux miracles, et à cause du culte que
plusieurs Églises particulières rendaient au saint, en fit insérer le nom dans
le martyrologe romain, sous la rubrique du 15 juin, en ces termes: — Au
Mont-Jour, en Valais, saint Bernard de Menthon , confesseur.— Dans le
supplément à l'usage des chanoines réguliers, la fête du saint est annoncée
ainsi : « Au Mont-Jour, en Valais , saint Bernard de Menthon , fondateur
d'un monastère de chanoines réguliers , ordre qu'il avait lui-même embrassé
dans la ville d'Aoste; il s'endormit dans le Seigneur, à Novare, où il fut
enseveli. Plus tard, sa tête a été portée sur le Mont-Joux. »
L'auteur des notes critiques
ajoutées à la vie de saint Bernard par Gallizia , dit
que le corps de saint Bernard [157] a été , en premier lieu , mis dans un
cercueil de marbre. Probablement l'auteur anonyme parle ici de la première
relévation en 1008. Plus tard, la sainte relique a été partagée: une partie fut
mise dans une urne de pierre, placée sous l'autel qu'on a érigé-en son honneur
dans l'église de Saint-Laurent; l'autre partie a été renfermée dans une châsse
en bois , faite en forme de tombeau et placée sous le
maître-autel de la même église. L'an 1123, Richard ,
évêque de Novare, qui porta le premier décret de canonisation, permit d'exposer
les reliques à la vénération des fidèles; c'est sans doute dans ce moment
qu'elles furent partagées.
Charles de la Basilique dit qu'en
1552 , lorsqu'on a démoli l'église de Saint-Laurent,
pour élever les remparts de Novare, on a porté le 21 juillet les reliques de saint
Bernard à la bibliothèque de la. Cathédrale. Cette translation a été verbalisée
le même jour par le notaire Clappa. Le 29 mars 1562, Mgr Ferraguta, coadjuteur
et vicaire-général du cardinal Lerbeloni, les plaça sous le maître-autel de la
cathédrale.
Les 2 novembre et 15 décembre,
Charles de la Basilique, occupé à reconnaître le trésor de son église, trouva
les reliques de saint Bernard dans un cercueil en plomb renfermé dans un coffre
de marbre. Le chancelier épiscopal, Michel Michaelii dressa le verbal. Après
l'ouverture de la châsse, on n'y trouva qu'une partie du corps du saint , le reste ayant été donné ou transféré en divers
lieux. Un parchemin, déposé dans la châsse, portait cette note : « Reliques de
saint Bernard » que l'abbé Rufin et les religieux du couvent ont déposées ici,
parce que les chanoines de Mont-Joux et d'autres ecclésiastiques ne cessaient
de les réclamer.»
158
Outre les reliques renfermées
dans le cercueil, Charles de la Basilique trouva encore la tête du saint presque
entière, avec sept dents, dans un buste en argent. Une inscription gravée sur
le reliquaire. portait que ces reliques y avaient été
placées par l'abbé Rufin de Saint-Laurent, en présence des magistrats et des
Novarais le 15 juin 1424 (1).
L'église de Mont-Joux ne possède
qu'une petite partie du crâne de son fondateur. Ce qu'on lit dans le
martyrologe romain à l'usage des chanoines réguliers de saint Augustin, que la
tête du saint a été transférée à Mont-Joux , ne doit
donc s'entendre que d'une partie pour le tout. Constantin Ghinius, dans son
traité des offices des chanoines réguliers , dit que
cette relique a opéré plusieurs miracles et que les fidèles venaient la vénérer
avec une grande dévotion.
En 1667, les chanoines de
Mont-Joux ont vérifié le trésor des reliques de leur église; ils trouvèrent,
outre une partie du- chef du saint, quelques petits ossements cousus dans un
sachet de soie, et une parcelle de la jointure du bras. Plus tard
,ils obtinrent une dent; enfin, en 1846, par l'entremise de Mgr Dardano,
camérier de Sa Sainteté et chanoine de la cathédrale de Novare, leur église a
été enrichie d'une relique insigne du saint archidiacre, et d'une autre plus
petite pour l'église de l'hospice du Simplon.
La chapelle du château possède
aujourd'hui trois reliques du saint : 1° une dent accordée aux seigneurs de
Menthon, en 1664, par Jules-Marie Odescalco, évêque de Novare ; cette dent fut
obtenue par le comte René,
1. Verbal dressé et signé par Antoine Prina.
159
lorsqu'à l'occasion d'un pèlerinage au tombeau du serviteur
de Dieu, il fit don à son autel d'une riche parure; 2° une petite parcelle des
ossements du même saint, obtenue du cardinal Morezzo, évêque de Novare par
l'entremise de Mgr Pierre Joseph Rey, évêque d'Annecy; 3° un petit os entier
provenant probablement de l’articulation d'un doigt, accordé, le 5 mai 1855, à
M. le comte Alexandre de Menthon, par l'évêque, de Novare et son chapitre, sur
la recommandation expresse du Souverain Pontife.
Par la bienveillante entremise du
même chapitre de Novare en 3719, le comte GaudAce Caccia obtint du cardinal
Borromée une parcelle des os de la tête de saint Bernard , pour la chapelle
qu'il venait de bâtir dans sa terre de Castellanza. Le même cardinal prit
encore dans la châsse du saint, en 1738, une dent pour en faire présent au
cardinal Ferrere, évêque de Novare. Besson dit que la chapelle de l'ancien
décanat de Savoie, diocèse de Chambéry, était en possession de quelques-unes de
ces précieuses reliques.
L'abbaye de saint Maurice, en Valais,
a obtenu une côte avec quelques autres ossements; elle les a enfermés dans un
reliquaire d'argent en forme de bras portant un manipule. Nous avons vu dans le
chapitre précédent que les églises de Casal et de Campesières possédaient aussi
des reliques du saint; il y en a même une dans l'église de Saint-Roch, à Turin
(1).
1. Le Palmaverde, almanach piémontais, imprimé
à Turin en 1800, marque la fête de saint Bernard au 15 juin et ajoute : « A
Saint Roch, fête de la Translation et exposition de la Relique du même
Saint. »
160
A l'inventaire de ces reliques de
la personne du Saint, il faut joindre divers objets qui ont été à son usage. Et
d'abord, le chapitre de Mont-Joux a toujours mis un grand prix à la possession
de l'anneau de son fondateur. Anciennement cet anneau était confié à la garde
des prévôts, qui le recevaient solennellement au moment de leur installation.
Il fut perdu pour un temps, dit un verbal déposé dans nos archives, et retrouvé
miraculeusement.. Dès ce moment-là il fut défendu, sous
peine d'excommunication , de le laisser sortir de
l'hospice; aujourd'hui il est renfermé dans un reliquaire d'argent sous la même
garde que les autres reliques.
On voit au trésor des reliques de
la cathédrale de Novare une coupe en bois, qui faisait partie de l'ameublement
de saint Bernard. « Quoique soigneusement travaillée, elle est
, dit Charles de la Basilique, simple dans sa forme et tout à fait digne
d'un ami de la pauvreté, comme notre Saint. » Ce prélat ajoute qu'il l'a relevé
de garnitures en argent.
L'église de Mont-Joux possède une
autre coupe en bois, en forme d'écuelle, que la tradition dit avoir également
appartenu à saint Bernard.
Selon les antiquaires
, cette coupe daterait du temps où les fidèles recevaient la communion
sous les deux espèces. Anciennement les chanoines de Mont-Joux y bénissaient du
vin pour le distribuer aux pèlerins; la distribution se faisait dans une
cuiller d'argent que l'on croit avoir servi au même Saint. Quand, en 1848, on
exporta de l'hospice quelques précieuses reliques, dans la crainte de les voir
profanées par la soldatesque envoyée pour occuper le Saint-Bernard, un accident
brisa ladite coupe, et en détacha une partie.
161
Nous venons de raconter la vie de
saint Bernard de Menthon. Puisse notre effort n'avoir pas été inutile! Puisse
ce grain de la parole avoir fructifié dans les âmes, en leur laissant un vif
sentiment de vénération et d'amour pour le saint patron de la contrée des
Alpes, pour le fondateur d'institutions si charitables, pour le Saint dont la
protection a sauvé tant de personnes en détresse, un saint si cher à nos
populations et dont la mémoire va croissant, à mesure que les siècles passent
et que s'affermissent les oeuvres qu'il a fondées. pour
le bien des hommes et la plus grande gloire de Dieu ! Nous ne saurions
mieux terminer qu'en empruntant ici les paroles vives et touchantes de Jean de
Ceylan :
« Réjouissez-vous, Seigneur de
Menthon, d'avoir un parent qui règne dans le ciel, et dont la mémoire est en
bénédiction dans tout le monde chrétien.
« Réjouissez-vous,
archidiacres d'Aoste, d'être les successeurs d'un si grand saint.
« Réjouissez-vous , Église d'Aoste , de compter dans votre clergé, un
membre qui a été l'une des gloires de son siècle, et dont la parole a opéré
tant de prodiges, partout où elle a retenti.
« Réjouissez-vous , habitants du Valais, d'avoir attiré, sur vous les
regards d'un apôtre qui a purgé votre sol. d'un reste
d'idolâtrie, et l'a soustrait à l'empire de Satan.
« Réjouissez-vous,
Savoisiens, d'avoir un protecteur qui vous a ouvert un chemin à travers les
Alpes, et qui [162] en a écarté les dangers qui menaçaient votre vie et votre
foi.
« Que tous les pèlerins et
les voyageurs se réjouissent de rencontrer sur ces montagnes un hospice ouvert
et une main amie, pour les retirer des gouffres et guider
leurs pas. »
FIN.
A. M. D. G.
163
1. SAINT BERNARD
, né en 923 au château de Menthon, élu archidiacre d'Aoste en 966; jette
les fondements de l'hospice vers l'an 968 ; mort â Novare le 13 juin 1007.
2. RICHARD DE LA VAL-D'YSÈRE
succède il saint Bernard dans l'archidiaconat d'Aoste ,
et en cette qualité il lui succède dans la prévôté, selon les dispositions du
fondateur et la tradition.
3. ARIME ,
archidiacre d'Aoste en 1024 , d'après une charte récemment découverte par M. le
chanoine Gal , prieur de la Collégiale de Saint-Ours.
(Une lacune se trouve ici, de prés d'un siècle.)
4. ETIENNE ,
archidiacre d'Aoste. On lit dans le nécrologe des chanoines réguliers
d'Abondance: Obiit Stephanus archidiaconus augustensis. Cet Etienne, qui
vivait dans la première moitié du XIIe siècle, aura probablement cumulé la
dignité de prévôt avec celle d'archidiacre , comme Richard
et Arime.
5. N. N. En 1158 , Adrien IV
accorde au prévôt de Mont-Joux qu'il ne nomme pas, une bulle pour lui confirmer
[164] une donation faite à l'hospice par Henri, évêque de Troies et par Noble
Henri; comte de Troies.
6. ULDRIC OU ULRIC. En 1168, Amédée,
évêque de Sion, lui confirme le droit de collation des bénéfices que l'hospice
possède dans le diocèse.
7. GUIGO ou Gui. On le trouve
dans un acte authentique de la cathédrale d'Aoste de 1174.
8. VUILLELME OU GUILLELME Ier, obtient
en 1177, d'Alexandre III, la confirmation des privilèges accordés à l'hospice ;
il fait une transaction avec Kauthelme, évêque de Sion.
9. ARMAND est placé ici par nos
anciens catalogues et par Roland Viot. 0
10. PIERRE DE LESEL OU DE LAUSEL.
Nous trouvons un prévôt, Pierre, dans des actes de 1181 ,
1199, 1206. C'est à un prévôt , Pierre, que le comte
Thomas de Savoie accorda, en 1206, les bois de la vallée de Ferrex.
11. VALCHER, en 1208, fait une
transaction avec Landri, évêque de Sion.
12. GUIDO, natif d'Aigle, en 1221
acheta d'Aymon de la Tour la chapelle que celui-ci avait dans son château , sous celui de Tourbillon.
13.. PIERRE II dit DU PERTUIS (de
porta Sancti Ursi). 1225, 1236. En 1229, il a acheté d'Aymon de Veuthone,
chantre de la cathédrale de Sion, un terrain arborisé , situé derrière la
maison de saint Bernard , près l'église de Saint-Théodule ; il acheta encore
d'Henri d'Allinge la dîme de Sembrancher, celle de Bronel et le champ
Baudin-d'Orsiéres.
14. A.... Dans un acte de donation
de la vente annuelle de trois settiers de vin apud forum Bacii (Bex),
on trouve simplement A. humilis praepositus.... anno 1237. On croit que
c'est Amand. Serait-ce peut-être Amand II
15. FALCON. Nous le trouvons dans
des chartes de 1245. En [165] 1250, il fit une transaction avec Henri de
Barogne, évêque de Sion.
16. GIROLD DE LA SALE, originaire
de Faucigni, en 1253, albergea la dîme de Courmayeur.
17. MARTIN. Se trouve dans des
chartes de 1280, 1294, 1299. En 1286, Honorius IV lui accorde une bulle
par laquelle sont confirmées toutes les antérieures et la possession dé 83
bénéfices. Les nombreuses acquisitions que fit Martin lui méritèrent le surnom
d'Econome.
18. JEAN DE DUYN, noble savoyard,
en 1302, prête serment à Boniface de Challand, évêque de Sion; il acheta la
métairie d'Econnaz avec la forêt voisine. Après la suppression des Templiers
par Clément V,1311 , le prieuré de Saint-Benigne, à
Aoste, a été donné à l'hospice de Mont-Joux.
19. GUILLELME II, de Thora, noble
Val d'Aostain de Sarrod. On le trouve depuis 1321 jusqu'en 1334. En 1324,
Edouard, comte de Savoie, lui accorde l'omnimode juridiction sur les hommes de
Lugrin de Montagny et de Tollon, dans le Bas-Chablais. En 1334, il fit une
transaction avec l'évêque de Sion, Aymon de la Tour. Le même comte Edouard
fonda à perpétuité deux anniversaires à dire au Saint-Bernard.
20. GUILLELME III, de Pysi, en
1337, transige avec les habitants du bourg de Saint-Pierre, au sujet des
pâturages de Dronaz ; il acheta un grenier à Orsiêres ; il assigna un cens
annuel de 25 fichelins de seigle sur Martigny. En 1340 il tint un chapitre à Meillerée , et en 1372 il assista au chapitre provincial de
Belley.
Nous trouvons encore un Guillelme
Rodolphe de Billens que Besson place en 1362. Il est difficile de distinguer
ces Guillelme. Peut-être Guillelme de Pasy avait-il les deux noms Guillelme
Rodolphe de Pasy de Billens? Ou bien faut-il admettre deux prévôts
Guillelme de suite?
166
21. AIMON DE SÉCHAL DE LA
TARENTAISE, élu le 10 mai 1374. par le chapitre tenu à Willerée; nommé en
premier lieu patriarche de Jérusalem, administrateur de l'église de
Saint-Pons-de-Tamiers, ville épiscopale du Bas-Languedoc, il est ensuite nommé
archevêque de Tarentaise par Benoît XIII. En 1397 il donna à l'église de
Saint-Bernard une épine de la Couronne du Sauveur et sa croix archiépiscopale.
Amédée VII de Savoie lui donna le château Verdan, à Saint-Oyen, avec ses
dépendances, lequel était échu au due par l'extinction de la noble famille de Guarto
(Cart.).
Dans ce même temps était évêque
d'Aoste Jacquet Ferrandi , originaire de Saint-Marcel
et chanoine de Mont-Doux.
22. HUGUES DE L'ARC, de Arciis,
du Dauphiné, est confirmé prévôt le 8 février 1393 par Clément VII. Ami intime
et conseiller d'Amédée VIII, Hugues intervient souvent dans les alliances et
traités conclus, par le prince. En 1417 il résigna la prévôté en faveur de son
neveu.
23. JEAN DE L'ARC, qui en 1419
nomme l'ex-prévôt son vicaire général. En 1438 Jean de l'Arc est nominé
archevêque de Tarentaise, créé cardinal du titre des SS. Nérée et Achille par
Félix V.
21. JEAN DE GROLÉE
, originaire de la Bresse on du Bugey, protonotaire apostolique ,
chantre , custode de l'Église de Lyon, premier prévôt commendataire, nommé en
1437 par Eugène IV. Jean de Grolée a eu longtemps Guillaume Merordi, curé de
Vouvry, pour son vicaire général ; il mourut à Lyon le 20 janvier 1459.
25. JEAN DE SOLACIO, du diocèse
de Verdun en Lorraine, élu le 5 février 1459 parle chapitre tenu au
Saint-Bernard; n'ayant pas pu prendre possession de la prévôté, il la cède en
1465 à
26. FRANÇOIS DE SAVOIE, fils de
Louis, duc de Savoie , du Chablais d'Aoste; et il eut Benoît de Viconia pour
vicaire [167] général, tandis que l'administration de la prévôté était confiée
à Louis de Romagnan, évêque de Turin , qui fit faire plusieurs reconnaissances
et prospérer l'hospice. En 1475, François de Savoie fut nommé archevêque
d'Auch, et il mourut à Turin en 1490.
27. PHILIPPE DE CHAFTARDONE ,
noble savoyard , chantre de Belley, chanoine du Saint-Bernard et prieur de Martigny,
élu par le chapitre le 6 octobre 1490 , trois jours après la mort de François
de Savoie. En vain le chapitre s'adressa-t-il à Innocent VIII, (2 juillet
1492), pour taire confirmer son choix , la prévôté
était réservée à
28. Louis DE SAVOIE, fils de Philippe,
comte de Bresse , ensuite due de Savoie. Sous ce
prévôt commendataire la prévôté a été administrée par Jean de Oriolo , qui plus
tard a été nommé évêque de Nice. On
croit que Louis se fit religieux à Haute-Combe, où il mourut en 1502.
29. PHILIPPE DE SAVOIE, frère du
précédent, lui succède à la prévôté en 1496. Jean de Oriolo continua à
administrer la prévôté jusqu'en 1508, où cette place a été donnée à Nicolas
Ferjot, abbé de Saint-Loup de Troies. En 1510 Philippe renonce à la prévôté et
à l'évêché de Genève pour prendre l'épée.
30. JEAN DE LA FOREST, Orioli ,
du Dauphiné , protonotaire apostolique, chanoine et chantre de Vienne , prieur
de Nantua, grand aumônier et conseiller intime du duc de Savoie, par la
démission de Philippe, d'administrateur devient prévôt. Pour administrateur il
eut successivement Louis Farrerii, Jean de Albiaco, Louis du Plastie.
31. PHILIBERT DE LA FoREST, nommé
administrateur et commendataire en 1531 par Paul II, eut Louis de Plastré pour
vicaire général.
32. BENOIT DE LA FOREST, nommé
prévôt en 1551 parle due et confirmé en 1553 par Jules III , mort en 1563. Le
27 septembre 1555, l'hospice est réduit en cendres.
33. RENÉ DE TOLLEIN, abbé Val
d'aostain, huitième et dernier [168] prévôt commendataire ,
prit possession le 29 mars 1563 et il mourut en octobre 1586.
31. ANDRÉ DE TILLIER, de Fenis,
chanoine de la collégiale de Saint-Ours, après l'extinction des commendes par
le concile de Trente, est nommé prévôt par le duc, confirmé le 21 août 1587 par
Sixte V, mort le 10 septembre 1611. Ce prévôt a aliéné tout ce qu'il a pu des
immeubles que l'hospice possédait en Suisse et en Valais.
35. ROLAND VIOT, bourgeois de la
cité d'Aoste, prêtre séculier, coadjuteur de Tillier et devenu prévôt le jour
de la mort de son devancier; il en suivit l'exemple dans l'administration
temporelle, Il est auteur d'une vie de saint Bernard. Mort à Aoste le 26 août
1644.
36. MICHEL PERRINOD
, de la paroisse d'Entroz, prêtre séculier et coadjuteur de Viot.
Prévôt, il se concilia l'amour et gagna l'estime de la congrégation. Une mort
prématurée ne lui permit pas de réaliser les espérances qu'il donna dès son
avènement Il mourut à Aoste le 25 mai 1646, également regretté des pauvres et
des religieux.
37. OURS ARNOLD, élu par le
chapitre le 6 juin 1646, ne put prendre possession de la prévôté, à cause de
l'opposition qu'y mit la cour de Turin. Fatigué des contradictions qu'il
éprouvait et des justes reproches qu'on ne cessait de lui adresser, il donna sa
démission, le 4 septembre 1649.
38. ANTOINE BUTHOD de Saint-Remy,
en Bossaz, prêtre séculier, vicaire général sous Arnold, élu capitulairement le
6 octobre 1649. Il fit profession l'année suivante et mourut le 26 avril 1671.
39. ANTOINE NORAT
, de la paroisse d'Allein , chanoine du Saint-Bernard, aumônier et
conseiller du duc, coadjuteur de Buthod , prit possession de la prévôté le 26
mai 1671. Il répara autant qu'il put les abus introduits sous les prélatures
précédentes, rebâtit l'église du [169] Saint-Bernard 136 ans après l'incendie
et mourut plein de mérites le 24 septembre 1693.
Le 1er octobre 1681 , la congrégation des chanoines de Mont-Joux; fut
affiliée à la congrégation des chanoines réguliers du Sauveur, de Latran, sous
l'abbé général D. Ascanius Gozzius; secrétaire, Athanasius Clapinius
Placentius.
40. JEAN-PIERRE PERSOD, de la
paroisse de Saint-Nicolas (vallée d'Aoste), docteur en droit et en théologie,
coadjuteur de Norat, depuis 1680, prit possession de la prévôté le 18 octobre
1693. En 1696 il acheta la seigneurie de Courmayeur ; mort le 1er
mars 1724.
41. Louis BONIFACE, originaire de
Fornion , dans la vallée d'Aoste, chanoine du
Saint-Bernard. Nommé coadjuteur en 1699 , il devint
prévôt à la mort de Persod. Savant, pieux, zélé observateur de la,discipline et des constitutions, Boniface en aurait rétabli
l'observance, si la mort ne l'eût surpris au début de sa prélature. II mourut à
Aoste le 4 août 1728..
42. LÉONARD JORIOZ d'Etroubles,
chanoine du Saint Bernard, nommé coadjuteur et successeur de Boniface en
vingt-quatre heures. Non reconnu par l'État du Valais ,
il n'administra que les bénéfices et les biens situés dans les États sardes. Il
mourut le 15 décembre 1734.
43. FRANÇOIS MICHELLOD,
originaire de Bagnes, prieur claustral, nommé administrateur général de la prévôté
le 16 avril 1735 par Clément XII, occupa cette place jusqu'en 1753, et mourut
prieur de Martigny en 1758.
44. FRANÇOIS-JOSEPH BODMER, de la
vallée de Conches, premier prévôt valaisan , élu
canoniquement le 16 février 1753, mourut le 23 juillet 1758. Il convertit la
rectorie de Martigny, en résidence ordinaire des prévôts ,
qui jusque-là résidaient à Aoste.
45. CLAUDE-PHILIPPE THEVENOT,
lorrain, né en 1714, fit profession en 1733 ; élu prévôt le 26 septembre 1758,
[170] il mourut le 30 août 1775. Ce prévôt bâtit l'appartement prévotal de
Martigny, et obtint une pension des rois de France.
46. LOUIS-ANTOINE. LUDER , de Sembrancher, né le 28 février 1743, fit
profession le 22 septembre 1761; prieur claustral depuis 1770 jusqu'en 1775,
élu prévôt le
28 septembre de la même année, mort à Martigny le 11 août
1803.
47. PIERRE-JOSEPH RAUSIS,
d'Orsières, né le 29 septembre 1752, fit profession le 28 septembre 1771 ;
prieur claustral en 1778 ; élu prévôt lé 30 août 1803 ,
mort au milieu de janvier 1814.
48. JEAN-PIERRE CENOUD, du bourg
de Saint-Pierre, né le 17 octobre 1773, fit profession le 9 novembre 1796; élu
prévôt le 25 janvier 1814, mourut à Martigny le 16 mai 1830. Sous ce prévôt
l'hospice du Saint-Bernard a été élevé d’un étage, et la congrégation a achevé
l’hospice du Simplon.
49. FRANÇOIS-BENJAMIN FILLIEZ, de
Bagnes, né le 30 août 1790, fit profession le 22 septembre 1811 ; élu prévôt le
2 juin 1830.
173
PRÉFACE. . . . . . . . . . . . . . I
-VII
VIE DE SAINT BERNARD DE
MENTHON.
CHAP. Ier. -Sa naissance, sa
première éducation… 1
CHAP. II. -Bernard est envoyé à Paris…
9
CHAP. III. - Vocation, voeu de
chasteté… 13
CHAP. IV. -Rappel de Bernard à
Menthon. …19
CHAP. V. - Fuite de saint
Bernard.... 27
CHAP. VI. - Consternation au
château de Menthon… 33
CHAP. VII. -Saint Bernard à
Aoste… 37
CHAP. VIII. -Comment saint
Bernard se prépare à l'oeuvre des missions…. 41
CHAP. IX. - Missions de saint
Bernard… 46
CHAP. X. - Bernard élu
archidiacre…
51
CHAP. XI. - Coup d'oeil sur
l'ancien Mont-Joux… 59
CHAP. XII. - Saint Bernard
renverse la statue de Jupiter sur le Mont-Toux.
… 69
CHAP. XIII. - Saint Bernard
rétablit l'hospice de Mont-Joux. . . . . . . 77
CHAP. XIV. - Voyage du baron et de
la baronne de Menthon à Mont-Joux. 92
CHAP. XV. - Mort des parents de
saint Bernard... 106
CHAP. XVI. -Voyage de saint
Bernard à Rome .
108
CHAP. XVII. -Mort de saint
Bernard . . . . . 113
CHAP. XVIII. -Sépulture de saint
Bernard . 119
CHAP. XIX. .-Miracles de saint
Bernard. . .
. 122
CHAP. XX. - Canonisation de
saint Bernard. Dévotion au Saint ..
147
CHAP. XXI. - Reliques de saint
Bernard... . 156
Catalogue
des prévôts du Grand-Saint-Bernard… 163
ERRATA.
P. 6, lig. 23, au lieu de : cette triche délicate,
lisez; cette tâche est délicate.
P. 11, lig;. 15, au lieu de : sanctaire,
lisez : sanctuaire.
P. 35 , lig. 19, au lieu de : solennelle
répation ,
lisez : solennelle réparation.
P. 38, lig. 28 , au lieu de : ingénuement,
lisez : ingénument.
P. 41 , lig. 11 ,
au lieu de: es propres vertus, lisez: ses propres vertus.
P. 46, lig. 10 , au lieu de: belles
conrées , lisez : belles contrées.
P. 64, lig. 4, au lieu de : malheureur, lisez : malheureux.
P. 71 , lig. 14 ,
au lien de: archidiadre, lisez: archidiacre.
P. 73, lig. 5, au lieu de : moines, lisez: moins.
P. 96, lig. 6, au lieu de : letttres, lisez : lettres.
P. 125, lig. 26, au lieu de : instruments oratoires,
lisez : instruments aratoires.
P. 146, lig. 14, au lieu de : qu'en en comptait,
lisez : qu'on en comptait.
P. 147, lig. 20, au lieu de : de cette spoliations et par
les persécutions ,
lisez : de cette hospitalité qui naguère a failli périr par une
inqualifiable spoliation et par les persécutions, etc.
|
|
|
Bons pèlerins, pieux
cortèges,
A l'ombre de son
vieux castel,
Chantez le Saint qui,
dans les neiges,
Fixa Sa tente près du
ciel!
Comme l'ombre,
ici-bas tout passe;
Mais le temps jaloux,
en ce lieu,
Garde l'indélébile
trace
De ce grand Chevalier
de Dieu
Sur le berceau de
notre histoire,
Du Thabor de la
sainteté,
Le premier, d'un
reflet de gloire,
Il nous projette la
clamât.
Depuis dix siècles,
sous ses ailes
Couvrant l'Europe de
bienfaits,
Ange des neiges
éternelles,
Il prévient l'Ange du
Chablais.
De Bernard Satan
craint les traces,
Ici comme sur les
hauteurs,
Bernard le vainquit
sur les glaces;
Qu'il le terrasse
dans nos cœurs !
Qu'il étende au loin
son étole
Dont l'aspect
commande aux enfers
Puisse-t-il, près du
Capitole,
Du grand Captif
briser les fers.
De ces vieux murs qui
l'ont vu naître.
Murs sacrés pour le
pèlerin,
Le lierre orne encor
la fenêtre
D'où l'Aigle prit son
vol divin,
Comme lui, plus haut
que la sphère
Dont l'horizon charme
nos yeux,
Sur les ailes de la
prière
Prenons notre essor
vers les cieux.
Du front de ces
vertes collines
Verse en nos coeurs
ta pureté
Et, du haut des cimes
Pennines,
Les ardeurs de ta
charité !
Si toujours tes bénis
hospices
S'ouvrent au voyageur
surpris,
Pour nous sauver des
précipices,
Ouvre-nous ceux du
paradis.
Sous l'avalanche
meurtrière
Heureux le pauvre
voyageur,
Qui, perdu sous la
cime altière,
Trouve enfin ton toit
protecteur!
Ah! sur notre terre mouvante
L'abîme est si près
du chemin;
Comme au passant, dans
la tourmente,
Du haut du ciel,
tends-nous la main.
Traçant ici pour ton
histoire
Un feuillet d'un
lustre Immortel,
Vois la patrie à ta
mémoire
Rendre un hommage
solennel!
Donne-lui lumière et
courage,
Etends tes mains sur
Annecy
Et que l'écho de ce
rivage
Te répète à jamais . Merci!
Dans ce béni
pèlerinage
Porte nos yeux sur
Saint-Germain,
Où dans son alpestre
ermitage
Ton saint Mentor nous
tend la main!
Bernard, de ton trône
de gloire,
Entends nos concerts
et nos voeux,
Et que le grand jour
de victoire
Nous réunisse tous aux cieux !
Annecy, fête de la Nativité de la très-sainte Vierge.
|
Pitié, mon Dieu! sur un nouveau Calvaire,
Gémit le chef de
notre Eglise en pleurs ;
Glorifiez le successeur
de Pierre
Par un triomphe égal
à ses douleurs.
Pitié, mon Dieu ! la Vierge immaculée
N'a pas en vain lait
entendre sa voix ;
Sur notre terre
ingrate et désolée
Les fleurs du ciel
croîtront comme autrefois.
Pitié, mon
Dieu ! pour tant d'homes fragiles,
Vous outrageant, sans
savoir ce qu'ils font ;
Faites renaître, en
traits indélébiles
Le sceau du Christ
imprimé sur leur front !
Pitié mon Dieu !
votre Cœur adorable,
A nos soupire ne sera
pas fermé ;
Il nous convie au
mystère ineffable
Qui ravissait
l'apôtre bien-aimé.
Pitié, mon Dieu! que la source de vie
Auprès de nous ne
coule pas en vain!
Mais qu'en ces lieux
Marguerite-Marie
Nous associe à son tourment divin !
Pitié, mon Dieu! quand, à votre servante,
De votre Cœur vous
dévoiliez l'amour,
Vous avez vu la
France pénitente
A ce trésor venant
puiser un jour.
Pitié, mon Dieu! trop faibles sont nos âmes
Pour désarmer votre
juste courroux;
Embrasez-les de
onéreuses flammes
Et rendez-les moins
indignes de vous
Pitié, mon
Dieu ! si votre main châtie
Un peuple ingrat qui
semble la braver,
Elle commande à la
mort, à la vie,
Par un miracle elle
peut nous sauver.
|
II
Je suis chrétien! j'ai Dieu pour père,
A sa loi je veux
obéir :
Avec sa grâce
salutaire,
Pour lui je veux vivre
et mourir.
III
Je suis chrétien! je suis le frère
De Jésus-Christ, mon
rédempteur,
Toujours le servir et
lui plaire
Voilà ma gloire et
mon bonheur.
IV
Je suis chrétien, je
suis le temple
De l'Esprit-Saint, du
Dieu d'amour
Celui que tout le ciel
contemple
Possède mon coeur
sans retour.
V
Je suis chrétien ! O
sainte Eglise,
Je suis devenu votre
enfant.
Plein d'amour, d'une
foi soumise,
Je suivrai votre
enseignement.
VI
Je suis chrétien! j'ai pour bannière,
La croix de mon divin
Sauveur ;
Mes ennemis me font
la guerre
Mais je me ris de
leur fureur.
VII
Je suis
chrétien ! sur cette terre
Je passe comme un
voyageur ;
Ici-bas tout n'est
que misère
Rien ne saurait
remplir mon coeur.
Annecy. - Typ. Ch. Burdet.