VIE DE SAINT BERNARD DE MENTHON

 

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 Édition numérisée en l’honneur de

(+) M. le Chanoine Georges Delavy

 

 VIE DE

SAINT BERNARD

DE MENTHON

VIE DE

SAINT BERNARD

DE MENTHON

ARCHIDIACRE D'AOSTE

FONDATEUR

DE L'HOSPICE DES MONT ET COLONNE-JOUX

PRÉFACE.

VIE DE

SAINT BERNARD DE MENTHON

CHAPITRE Ier.

SA NAISSANCE, SA PREMIÈRE ÉDUCATION.

CHAPITRE II.

BERNARD EST ENVOYÉ A PARIS.

CHAPITRE III.

VOCATION, VŒU DE CHASTETÉ.

CHAPITRE IV

RAPPEL DE BERNARD A MENTHON.

CHAPITRE V.

FUITE DE SAINT BERNARD.

CHAPITRE VI.

CONSTERNATION AU CHATEAU DE MENTHON.

CHAPITRE VII.

SAINT BERNARD A AOSTE.

CHAPITRE VIII.

COMMENT BERNARD SE PRÉPARE A L'ŒUVRE DES MISSIONS.

CHAPITRE IX.

MISSIONS DE SAINT BERNARD.

CHAPITRE X.

BERNARD ÉLU ARCHIDIACRE.

CHAPITRE XI.

COUP D'OEIL SUR L'ANCIEN MONT-JOUX.

CHAPITRE XII.

SAINT BERNARD RENVERSE LA STATUE DE JUPITER SUR LE MONT-JOUX.

CHAPITRE XIII.

SAINT BERNARD RÉTABLIT L'HOSPICE DE MONT-JOUX.

CHAPITRE XIV.

VOYAGE DU BARON ET DE LA BARONNE DE MENTHON A MONT-JOUX.

CHAPITRE XV.

MORT DES PARENTS DE SAINT BERNARD.

CHAPITRE XVI.

VOYAGE DE SAINT BERNARD A ROME.

CHAPITRE XVII.

MORT DE SAINT BERNARD.

CHAPITRE XVIII.

SÉPULTURE DE SAINT BERNARD.

CHAPITRE XIX.

MIRACLES DE SAINT BERNARD.

CHAPITRE XX.

CANONISATION DE SAINT BERNARD. —DÉVOTION AU SAINT.

CHAPITRE XXI.

RELIQUES DE SAINT BERNARD.

APPENDICE.

CATALOGUE DES PRÉVOTS DU GRAND-SAINT-BERNARD.,.

TABLE.

CANTIQUE A SAINT BERNARD DE MENTHON  POUR LE PÈLERINAGE À SON BERCEAU

VOEU NATIONAL AU SACRÉ-COEUR

JE SUIS CHRÉTIEN.

 

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VIE DE

SAINT BERNARD

DE MENTHON

ARCHIDIACRE D'AOSTE

FONDATEUR

DE L'HOSPICE DES MONT ET COLONNE-JOUX

  

PAR

 

UN CHANOINE DU GRAND-SAINT-BERNARD.

 

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PARIS

 

VICTOR PALMÉ, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

RUE SAINT-SULPICE, 22.

1862

 

APPROBATION DE MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE SION.

 

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PIERRE-JOSEPH DE PREUX, par la, grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, Evêque de Sion :

L'ouvrage intitulé: Vie de Saint Bernard de Menthon, Archi-diacre d'Aoste, fondateur. des Hospices de Mont et Colonne-Joux, par un Chanoine du Grand-Saint-Bernard, ayant été soumis à notre censure, nous l'avons fait examiner; et sur le rapport qui nous a été fait qu'il ne contenait rien de contraire à la doctrine de l'Église, et qu'il était propre à nourrir la piété des fidèles, nous approuvons cet ouvrage et en permettons l'impression.

Nous sommes heureux de voir qu'un membre de l'illustre Congrégation des chanoines réguliers du Mont-Joux, à laquelle revenait naturellement cette tâche, ait entrepris de rendre plus vulgaire, chez nous surtout, la vie d'un Saint, restaurateur, sinon fondateur d'une institution religieuse , qui par sa renommée plus qu’européenne, est une des principales gloires de notre diocèse et de notre patrie.

Sion , 23 octobre 1861.

 

+ PIERRE-JOSEPH, Évêque de Sion.

 

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DÉCLARATION.

 

Conformément au décret d'Urbain VIII, 1625, nous déclarons que les miracles que nous publions dans cette édition de la vie de saint Bernard de Menthon ne doivent être regardés que comme des faits merveilleux reposant sur un témoignage humain , en dehors de l'autorité de l'Église, pour laquelle nous professons le plus profond respect et la plus entière soumission. Nous déclarons aussi que nous n'avons point l'intention de faire décerner à cet illustre Saint, un autre culte que celui qu'on lui rend aujourd'hui, mais que nous nous en rapportons à l'autorité de l'Église dont nous ne voulons pas prévenir le jugement.

 

 

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PRÉFACE.

 

 

Parmi les Saints glorifiés de Dieu dans le le siècle, Bernard de Menthon a laissé un nom cher et vénéré, particulièrement en Savoie. Là surtout, dans nos montagnes où il a vécu, où sa mémoire est restée, où les belles traditions de sa vie se sont perpétuées, où tant de miracles ont été opérés sur son tombeau , où des faveurs si extraordinaires s'obtiennent par son invocation, on demandait avec instance une histoire simple et intéressante, qui pût accroître encore, s'il est possible, dans les pieuses populations, le souvenir du Saint qu'elles regardent comme un de leurs puissants protecteurs. La dévotion à saint Bernard était devenue si générale, les peuples avaient un si grand. désir de connaître , son origine; ses oeuvres , ses vertus, gaie depuis le commencement du XVIIe siècle, on vit paraître plusieurs Notices biographiques et plusieurs Vies imprimées en français et en italien. Les exemplaires de ces pieux ouvrages publiés en français jusqu'ici, sont si rares, qu'on peut dire qu'il n'en existe plus. Aussi, la piété des fidèles ne faisant que s'accroître, il était devenu nécessaire de les reproduire ou de composer une nouvelle biographie; le public chrétien le demandait avec instance et nous ne devions pas rester plus longtemps sourds à de si pieux et à de si louables désirs. C'est bien aux chanoines du Grand-Saint-Bernard qu'il appartient de faire connaître leur .saint fondateur, d'en publier les oeuvres et les vertus; d'en conserver et d'en propager le culte parmi les fidèles.

En faisant réimprimer la vie de saint Bernard, rédigée par Jean-Claude Le Grana, et imprimée à Fribourg en Suisse, en 1745, nous eussions peut-être satisfait à tant de voeux; mais un motif nous a arrêté. A combien de reproches ne nous serions-nous pas exposés de la part des personnes qui cherchent la vérité dans l'histoire, et qui demandent des preuves ! Les légendes , les vies de saint Bernard sont loin d'être d'accord sur l'époque précise où il a vécu. Quelques auteurs pensent qu'il mouruten1007 ; la plupart en 1008. Ceux qui le font contemporain de saint Grégoire VII et de l'empereur Henri IV, ne le font mourir qu'en 1086 ou 1108. Il fallait aborder la difficulté. La tâche était ardue; nous n'aurions pas osé entreprendre d'éclairer ce point d'histoire, si M. le chanoine Gal, aujourd'hui prieur de l'insigne collégiale des saints Pierre et Ours, ne nous était venu en aide. Si nous avons eu l'avantage de posséder une copie fidèle de toutes les légendes manuscrites connues jusqu'ici, de toutes les notices biographiques et des vies publiées tant en français qu'en italien, nous le devons à l'obligeance de M. Gal. Nous regrettons que ce savant ecclésiastique n'ait pu, pour raison de santé, revoir et retoucher lui-même la vie de notre saint fondateur; le public y aurait gagné sous tous; les rapports.

Cette histoire étant destinée principalement aux fidèles des diocèses qui avoisinent nos Alpes et que saint Bernard a plus particulièrement parcourus, nous avons tâché de rester fidèle à la forme du style des biographes précédents, comme étant plus à la portée du peuple et du grand nombre de lecteurs auxquels ce livre est destiné. Si nous avons omis quelques traits et quelques dialogues qui ne se trouvent que dans les dernières publications, c'est parce que nous avons voulu nous en tenir scrupuleusement aux manuscrits plus anciens, et, lorsque ceux-ci nous faisaient défaut, dans notre crainte de rien hasarder, nous avons consulté la tradition, nous bornant aux faits sur lesquels les biographies sont généralement d'accord.

Nous désirons que ce petit ouvrage, tout imparfait qu'il est, agrée au publie ; nous souhaitons qu'il contribue à l'honneur de notre sainte religion, que les fidèles trouvent dans saint Bernard de Menthon un parfait modèle à imiter, et n'oublient pas qu'ils ont au ciel, dans la personne de ce grand saint, un puissant intercesseur à invoquer.

 

 

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VIE DE

SAINT BERNARD DE MENTHON

 

 

 

CHAPITRE Ier.

SA NAISSANCE, SA PREMIÈRE ÉDUCATION.

 

Au Xe siècle, vers les derniers temps de la dynastie carlovingienne, quand la société était affligée de grands déchirements; que les invasions des Normands désolaient les provinces de France, et que les scandales n'étaient pas épargnés à l'Eglise, Dieu, qui a promis d'être avec les siens jusqu'à la fin des siècles, ne laissa pas de susciter dans la chrétienté de grands saints qui enseignèrent aux peuples à lever les yeux vers le ciel, à attendre ses grâces, à laisser passer les afflictions, à ne pas prendre la figure du monde pour la demeure permanente, à souffrir avec patience les douleurs du temps en vue de l'éternité.

Celui dont nous avons à raconter l'histoire, Bernard de Menthon, naquit en 923, au temps du roi Raoul, dans le château que l'on voit encore aujourd'hui sur la colline qui domine la rive septentrionale du lac d'Annecy. Son père, le baron Richard, n'était pas moins distingué par ses qualités personnelles que par sa naissance et sa fortune; Bernoline, sa mère, était de [2] l'ancienne et illustre famille de Duin ; par ses parents , les seigneurs de Val d'Isère, vicomtes de Tarentaise , elle descendait, dit-on, du comte Olivier de Genève, pair

de France.

Le jour où Bernoline mit au monde son premier-né, fût un jour dé bénédiction pour les époux, un jour de joie pour leurs parents et leurs amis.

On s'empressa de faire renaître spirituellement par le baptême l'enfant reçu du ciel, et rien ne fut négligé pour cette auguste solennité. On choisit pour parrain le chevalier Bernard, frère germain de Richard et seigneur de Beaufort, qui désira donner son nom à l'enfant dont il avait accepté la paternité devant Dieu.

Le chanoine Richard, qui le premier a écrit les principaux traits de la vie du saint, lui applique ce que le prophète Isaïe dit de lui-même: Que le Seigneur l'avait appelé à son service dès le sein de sa mère et que dès ce moment il l'avait prédestiné à être un saint (1). On peut dire en effet que, dès le jour de sa naissance, Bernard donna des signes non équivoques de la haute sainteté à laquelle il était appelé. Il ne fournit jamais à sa mère ni à sa nourrice la moindre occasion d'ennui ou d'impatience. Le doux sourire qu'il portait sur ses lèvres, présageait son caractère futur. A mesure que les traits de son visage se caractérisaient, ils révélaient en lui une beauté et des attraits qui ne permettaient pas qu'on le vit sans l'aimer. A tous ceux qui s'approchaient de son berceau, ou qui le prenaient dans leurs bras, il offrait ses caresses enfantines. Ainsi s'annonçaient la grandeur et l'aménité de cette âme d'élite. Nous ne saurions en

 

1. In ipso poque utero inclytte Bernolyna; sanctificatus.

 

 

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 être surpris, lorsque nous apprenons de saint Ambroise que l'Esprit-Saint ne tarde pas à faire sentir sa présence par les effets surnaturels qu'il produit dans les âmes où il a fixé sa demeure. Quelle joie pour Bernoline de voir se développer dans son fils cette action merveilleuse de l'Esprit divin ! Souvent, pendant le jour, elle remarquait les regards de Bernard fixés vers le ciel, ses petites mains jointes dans l'attitude de suppliant, tandis que ses lèvres, par un mouvement spontané, semblaient balbutier quelque prière. La baronne attendait avec impatience le moment où son fils commencerait à formuler des mots, pour lui enseigner la plus expressive et la plus sainte des prières, l'Oraison dominicale, avec quelques invocations. de la sainte Vierge. En nourrissant sa propre piété par la lecture de bons livres, la vertueuse mère enseignait, par son propre exemple, à son enfant à rechercher la nourriture spirituelle qu'on ne savoure point encore à cet âge sans une faveur spéciale. Tout enfant, Bernard désirait ardemment de savoir lire; en voyant un livre entre les mains de sa mère , il voulait l'avoir et demandait qu'on lui enseignât à en faire usage. Si parfois les larmes coulaient sur ses joues, c'était lorsqu'on ne se rendait pas à ses voeux, ou qu'on lui ôtait les livres de piété, qui étaient sa joie, même avant qu'il fût en état de les comprendre, Bernoline, qui ne perdait jamais de vue l'objet de sa tendresse, se faisait un plaisir aussi bien qu'un devoir de seconder les pieuses inclinations de son fils. Le premier soin d'une mère chrétienne est de contribuer à donner la vie de la grâce à ses enfants. L'Esprit de sagesse est celui qui doit naître en nous dès l'aurore de la vie, et qu'il faut inculquer dès la plus tendre enfance, [4] pour faire germer dans le coeur l'habitude précoce de la piété et de la vertu. Nous voyons avec quelle scrupuleuse attention la baronne s'est acquittée de cette obligation, puisque , à l'âge de trois ans , Bernard lisait déjà facilement, et qu'à sa quatrième année, son âme paraissait sentir les douceurs d'un entretien familier avec Dieu.

Comme dans la plupart des châteaux, il y avait dans celui de Menthon une chapelle où l'on célébrait tous les jours la sainte messe. Dans ces temps de luttes, les seigneurs ne mettaient pas moins de gloire à obéir à la voix de la religion, qu'à saisir les armes pour défendre leur honneur attaqué. L'occupation favorite du jeune Bernard était de pourvoir à ce qui est nécessaire au saint Sacrifice; il servait tous les jours la Messe sous les yeux de sa mère, et il le faisait avec une modestie et un recueillement angéliques. Il joignait au profond respect pour les ministres des autels une si grande soumission envers ses parents, qu'il mettait toute son application à deviner leurs volontés et à prévenir leurs désirs. Tout semblait dire au baron qu'il ne devait rien négliger pour l'instruction et l'éducation d'un fils qui., se poussant de lui-même vers le bien, donnait de si belles espérances.

Richard, sachant s'élever au-dessus des idées de son siècle et donnant autant de prix à l'instruction religieuse. que d'autres en donnent à l'art militaire et aux exercices chevaleresques, veut que son fils devienne le soutien et la gloire dé la famille, qu'il puisse se distinguer dans le barreau et sur le champ de bataille. En même temps qu'il l'exerce à la gymnastique, il lui assigne chaque jour des heures fixes pour la culture de l'esprit. [5] Dès l'âgé de six ans, Bernard sait tracer toutes les lettres, et commence à joindre les syllabes pour former lés mots. A mesure que sa voix s'affermit, il s'essaye dans le chant des hymnes et des cantiques, affrontant avec courage les difficultés que la musique sacrée offrait à cette époque. Son cœur s'unit. à sa voix harmonieuse pour chanter les louanges du Seigneur. Son père voyant avec grand plaisir cette application extraordinaire, désirait aussi trouver dans son fils le même goût pour monter à cheval, pour manier les armes et se revêtir du costume des jeunes chevaliers. Bernard, se sentant intérieurement. poussé vers une carrière bien différente de celle où ses parents voudraient le retenir, revenait à ses occupations favorites aussitôt que les exercices gymnastiques étaient terminés. Il consacrait ses moments de liberté à transcrire des psaumes, des leçons et autres parties de l'office divin, qu'il récitait en assistant avec piété, avec joie aux saintes cérémonies. Dés lors tout ce qu'il trouve de saint, de pieux dans la vie des Confesseurs, dans leurs pratiques de dévotion , dans leurs mortifications et leurs pénitences, excite en lui un ardent désir de les imiter et de marcher sur leurs traces. Dans sa septième année, il s'impose des austérités qu'il n'abandonne plus. On peut juger d'avance à quel degré de sainteté parviendra cet enfant conduit par une main invisible, doué de si grandes qualités et de si belles dispositions.

Ses parents, voyant la pénétration de son esprit et la précoce maturité de son jugement, crurent que le moment de lui donner un précepteur était arrivé. Trouver un homme qui réunit toutes les qualités nécessaires pour former l'esprit et le coeur d'un jeune homme, ce n'était [6] peut-être pas plus facile alors qu'aujourd'hui. Nourrir et fortifier dans le cour de Bernard l'esprit de la religion, l'initier et le diriger dans les belles-lettres, le former à l'usage du monde, lui donner en un mot l'éducation que demandaient son rang et sa condition, tel était le désir de ses parents. Mais la Providence, qui gouverne tout et dispose de tout selon ses desseins , les délivra bientôt de leur anxiété.

Un gentilhomme étranger, faisant le charme de tout le monde, se trouvait depuis quelque temps dans les environs de Menthon. Ses manières nobles, ses vastes connaissances, sa parole entraînante lui conciliaient l'estime et le respect des personnes dit plus haut rang. Ce qui rehaussait encore beaucoup le mérite de Germain; c'était sa modestie, la pureté de ses moeurs , sa conduite régulière et exemplaire. La tradition porte qu'il appartenait à une illustre maison de Flandre, qu'il avait quitté ses parents et sa patrie pour vivre inconnu et ne s'occuper que du salut de son âme. Richard et Bernoline, connaissant par eux-mêmes et par les renseignements qu'ils avaient pris, les belles qualités de Germain, l'appelèrent à la charge importante de précepteur de leur enfant. Cette tâche délicate, Germain en comprend toute la portée; mais il peut prévoir d'avance que la docilité du disciple et son goût pour l'étude la lui faciliteront merveilleusement.

Bernard fit, sous les yeux de ses parents, des études telles qu'on les faisait alors (1). Ses rapides progrès furent

 

1. Les manuscrits semblent dire qu'il fréquentait une école publique. Peut-être y avait-il un collège au village de Menthon , à Annecy-le-Vieux ou dans la proximité?

 

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en rapport avec son application et avec les soins du précepteur. Tandis que celui-ci s'attache à développer les heureuses dispositions de son élève, Richard se félicite d'avoir confié l'éducation de son enfant à un si habile maître. Les objets politiques, le thème le plus ordinaire des entretiens dans les. châteaux, attiraient souvent l'attention du baron; et comme c'était là sa conversation favorite, il ne voulait pas non plus que Bernard y demeurât étranger. Germain dut condescendre aux désirs du père, consacrer à l'histoire les moments de récréation, et raconter à son jeune élève les faits mémorables de l'époque et surtout ce qui se passait à la cour de Rodolphe II, alors roi de Bourgogne. Bernard, toujours disposé à faire, autant que possible, la volonté de son père, écoute ces narrations uniquement pour ne pas lui déplaire; mais rien au monde ne l'intéresse et ne le charme autant que la lecture des livres sacrés, l'histoire de la religion et les traits édifiants de la vie des Saints. C'est à ces sources pures et vivifiantes qu'il veut s'abreuver; c'est de ce côté qu'il cherche sa voie, pour correspondre à la grâce divine, qui déjà agissait bien vivement sur son jeune coeur.

Bernard était encore au château de Menthon, lorsqu'il prit saint Nicolas, évêque de Myre, pour son protecteur spécial auprès de Dieu et qu'il se le proposa pour modèle. Nous jugeons convenable d'entrer ici dans quelques détails sur le saint patron de la jeunesse, sur saint Nicolas. Longtemps avant la translation de ses reliques à Bari, la réputation de sa sainteté et le bruit de ses miracles étaient déjà répandus dans l'Occident. Cette translation n'a été faite que le 9 mai, en 1087, selon le martyrologe d'Usuard. Plus de deux siècles auparavant, [8] le saint évêque de Myre jouissait d'une grande vénération; partout dés églises s'élevaient en son honneur. On voit, par l'histoire de la translation de son corps dans le royaume de Naples, qu'il n'y a point de saint qui ait obtenu un culte plus général dans toute l'étendue de ce royaume. Dès la plus tendre enfance, saint Nicolas a été un modèle d'innocence et de vertu; on trouvait en lui un talent tout particulier pour initier le premier âge à la piété et à l'amour du Seigneur. A cause de ses rares vertus et de sa grande charité pour le salut des âmes, dans un grand nombre de diocèses on l'a invoqué comme protecteur de l'enfance et des jeunes étudiants. Nous ne saurions préciser le temps où l'on a commencé à fêter le jour de saint Nicolas (6 décembre) dans les petites écoles et dans les collèges. Doglio juge que cette pieuse habitude remonte à des temps très-reculés. En ce jour de fête , les étudiants se rendaient processionnellement à l'église pour y entendre la messe. A la cérémonie religieuse, succédait une instruction familière sur la vie du Saint; le prédicateur engageait ces jeunes gens à se mettre sous sa protection et à le prendre pour modèle de tous leurs actes. -Notre Bernard n'avait pas besoin de ces exhortations pour soumettre son coeur et son esprit à saint Nicolas; le simple exposé de la vie de ce grand évêque était plus que suffisant pour lui faire prendre la résolution de l'imiter et de marcher toujours sur ses traces.

 

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CHAPITRE II.

BERNARD EST ENVOYÉ A PARIS.

 

 

Bien qu'il n'y eût pas, à proprement parler, d'universités au Xe siècle, et que ces grandes institutions ne remontent qu'au XIIIe siècle, il y avait alors de grandes écoles dont la célébrité était universelle dans le inonde, et surtout l'école de Paris, fondée par Charlemagne en 792. Elle se recommandait par la réputation de ses maîtres et par la nombreuse affluence de jeunes gens qui , de toutes les parties de l'Europe, venaient y puiser la science, se former aux usages de la vie et achever leur éducation. Persuadé que son fils figurerait avantageusement dans cette brillante jeunesse, le père, impatient de tout retard, vient annoncer à son fils qu'il va commencer le cours complet des études qui avaient lieu à cette époque. Cette nouvelle attrista le cœur de Bernard. S'éloigner de parents tendrement aimés; quitter le manoir solitaire de Menthon, pour s'aventurer dans le tourbillon d'une si grande ville; entrer, si jeune encore, dans un monde si rempli de séductions, c'était faire en quelque sorte violence à ses inclinations autant qu'à ses habitudes. Mais il ne sait rien refuser à des parents chéris , dont il respecte les volontés, et Bernard reçoit leurs ordres comme venant du ciel.

Quoique Bernoline partageât entièrement les vues de son époux., elle ne vit approcher qu'avec une anxiété toujours croissante le moment fatal d'une séparation [10] qui devait durer plusieurs années. Quel vide dans le château, quand on n'y verra plus celui qui en est la vie et le plus bel ornement ! Le cœur de cette mère tendre est plongé dans un abîme de douleurs, quand elle se voit séparée du cher objet de tant de sollicitudes. A qui prodiguera-t-elle ses soins et ses caresses, qui lui faisaient passer des moments si doux, si pleins de consolations? Pour longtemps, elle ne verra plus la figure angélique de son cher fils; elle n'entendra plus sa voix répandant le bonheur dans toute la maison; elle sera privée du contentement de voir jour par jour les progrès de son enfant dans la vertu et dans les sciences humaines. Une autre pensée bien plus affligeante vient aussi agiter son cœur maternel : elle tremble à la vue des écueils sans nombre qui se rencontrent surtout dans les grandes villes et contre lesquels l'innocence vient trop souvent faire naufrage. Rassurez-vous, pieuse mère, et cessez de vous affliger; vos exemples, comme vos leçons, sont à jamais gravés dans lé coeur de votre fils, la vertu y a jeté de trop profondes racines pour que l'air de Paris puisse la ternir ; l'éducation religieuse de Bernard est faite , vous le verrez revenir comme il est parti, plus grand de science, il est vrai, mais toujours pur et n'ayant pas altéré (innocence baptismale.

Les manuscrits s'étendent très-peu sur le séjour de saint Bernard à l'étranger. Ils ne parlent que de la facilité avec laquelle il acquit les plus belles connaissances. Il fit des progrès si rapides dans les arts libéraux , comme on s'exprimait alors, qu'en peu de temps il laissa ses condisciples à une grande distance. Cette extraordinaire aptitude pour les sciences, jointe aux connaissances premières qu'il possédait déjà, lui procura la maîtrise [11]  plus tôt qu'on n'eût osé l'espérer. Alors, après avoir appris tout ce que l'on savait de droit à cette époque, il aborda la plus haute des sciences, la théologie, et il y obtint les plus grands succès.

Il faut remarquer, à la louange de Bernard, que malgré les objets divers auxquels il dut s'appliquer, il n'abandonna jamais ses exercices de piété. Sa ferveur, au contraire, prenait de jour en jour de nouveaux accroissements, et l'amour divin s'allumait de plus en plus dans son cœur. L'innocence est exposée à tant de périls dans les écoles publiques, et surtout au milieu d'une capitale ! A l'exemple de Tobie, qui demeure fidèle, au milieu de la corruption de Ninive, Bernard garda son cœur avec tant de vigilance, que jamais le poison impur ne pénétra dans ce sanctuaire. Les divertissements du monde n'avaient aucun attrait pour lui ; pendant que d'autres couraient aux plaisirs, Bernard prenait le chemin de l'église pour s'y entretenir avec Dieu; ou bien il se retirait dans sa chambre pour lire l'ancien et le nouveau Testament, les livres des saints Pères et la vie des Saints. Il faisait une grande attention sur lui-même pour se défendre de tout mal; il savait très-bien que la chasteté est une fleur dont le moindre souffle, un simple regard, peut ternir la beauté, et comme il avait appris que cette fleur ne croît et ne se maintient que sur le terrain de la mortification, il évitait avec un grand scrupule tout. ce qui aurait pu porter la plus légère atteinte à cette inestimable vertu. Il y a lieu de croire qu'à Paris, au milieu d'écueils sans nombre, il doubla les austérités qu'il s'était imposées à Menthon. Le manuscrit dont nous nous servons exprime en deux mots la persévérance de Bernard et ses progrès, [12] non-seulement dans les sciences, mais aussi dans la perfection chrétienne(1). Pour le jeune et pieux élève de Menthon, nulle science n'avait autant d'attrait que celle de la perfection.: le même manuscrit en fait foi. Chaque jour il croissait en grâce et en sainteté. Doué de brillantes qualités, il gagna aisément l'esprit et le coeur de ses condisciples ; plusieurs d'entre eux furent animés des mêmes sentiments et le montrèrent plus tard dans leur vie. C'est leur admiration qui a commencé la tradition de ses vertus ; ils ont transmis les premiers à la postérité quelle avait été, dès les années de sa jeunesse, la prédilection de saint Bernard pour les choses du ciel. On raconte d'admirables effets de la grâce dans cette âme que Dieu lui-même avait préparée et tournée vers lui. Il se plongeait dans la contemplation des mystères divins et mesurait la profondeur de la chute et de la misère de l'homme par l'abaissement auquel un Dieu s'était soumis pour le racheter. Son esprit, en contemplant la grandeur et. la beauté de Dieu, tombait en ravissement; et , comme s'il eut pressenti la mission dont il serait un jour chargé, auprès des habitants des Alpes; il commençait dès lors à rappeler à ses compagnons d'étude les maximes de l'Evangile, pour les détourner du vice et pour allumer dans leur coeur le feu divin de la vertu.

 

1. In sanctitate persistens, studiosus valde.

 

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CHAPITRE III.

VOCATION, VŒU DE CHASTETÉ.

 

Bernard, unique héritier d'un nom illustre et d'une grande fortune, n'ignorait point les intentions de ses parents sur son avenir. Richard , fier d'avoir un fils unissant aux qualités extérieures, la vertu , la science et les plus heureuses dispositions, ne négligeait rien pour lui frayer le chemin à une brillante carrière dans le monde. Voir son fils en faveur auprès de son Souverain, occuper un emploi élevé dans l'état, commander une armée, contracter une alliance illustre; se voir lui-même entouré, dans sa vieillesse, d'une nombreuse et florissante postérité, c'était le rêve du baron ; un tel avenir aurait mis le comblé aux prospérités de sa vie. Mais c'est en vain que l'on cherche à attirer de ce côté l'attention de Bernard; à toutes les propositions qui lui sont faites, il se renferme dans un silence absolu, il ne donne qu'une réponse évasive; son air embarrassé ne satisfait point la confiance de ses parents. Jamais Bernard ne s'est senti d'attraits pour le monde; ce que l'Evangile et les Pères de l'Eglise lui en disent, ce qu'il voit de ses propres yeux à Paris, lui en décèle les dangers et en détourne son coeur de plus en plus. E se le représente comme une mer orageuse prête à engloutir ceux  qui s'y hasardent. Tant de souverains, tant de personnages illustres par leur naissance, par leur fortune , par leurs talents et par la science , [14] l'auraient-ils quitté, ce monde, s'ils n'eussent reconnu le danger de s'y perdre, et la difficulté d'y faire leur salut? Unit Dieu dès sa plus tendre enfance, c'est le service de Dieu qu'il veut choisir pour l'unique part de son héritage. Dieu habite par préférence dans l'âme des Vierges; Bernard embrassera le saint état de virginité. C'est le premier pas qu'il doit faire vers le sanctuaire auquel il se sent appelé.

Dans la crainte que cet élan ne soit moins une inspiration du ciel, qu'une illusion du démon, ou l'effet d'une ferveur passagère, avant de se lier définitivement, il va consulter son directeur spirituel, puis son précepteur en qui il a toute confiance et qu'il regardé comme son meilleur conseil après son ange gardien.

A la première ouverture que Bernard lui fait de ses dispositions, Germain montre une, grande surprise et une désapprobation qu'il doit. motiver. Il commence par lui peindre la juste douleur de ses parents en se voyant abandonné de leur fils, quand ils ont le plus besoin de son secours. Embrasser un état contre leur volonté, sans même les consulter, serait manquer de soumission, serait méconnaître ce. qu'ils ont fait pour lui jusqu'ici. Leur désir de l'avoir toujours auprès d'eux, de se voir revivre en lui et dans sa postérité, est trop conforme à la voix de la nature et à leur position, pour qu'un enfant bien élevé ne fasse pas, à de tels parents, le sacrifice d'inclinations peut-être mal fondées. Ce serait s'abuser de croire qu'on ne puisse pas se sanctifier dans le siècle. Combien de saints ne pourrait-on pas citer qui n'ont jamais abandonné le monde, qui ont sacrifié leur existence pour donner au monde l'exemple des vertus à la fois chrétiennes et civiles , [15]  pour lutter avec de constants efforts et s'opposer autant qu'il était en eux , et avec un indomptable courage , au torrent de la corruption? Le monde a besoin de magistrats éclairés et de juges intègres; le souverain a besoin de guerriers fidèles et courageux. En le faisant naître de parents illustres, Dieu ne l'aurait-il pas destiné à quelque grande mission? En restant dans le siècle et en y pratiquant les vertus compatibles avec la profession des personnes de son rang, il atteindra le double but, il lui sera donné de se sanctifier lui-même et de contribuer au salut des autres.

La virginité est l'héroïsme de la vertu : d'un homme mortel elle fait un ange; mais elle est le privilège de quelques âmes choisies. Saint Paul , exaltant l'excellence de cette vertu et recommandant à tous la chasteté, a soin de dire que Dieu n'impose la virginité à personne. Le prêtre est l'homme. de Dieu, le dispensateur de ses mystères, son ministre sur la terre :'fonctions sublimes qui, en l'élevant au-dessus des autres mortels, font peser sur lui la plus grande responsabilité. Aspirer au sacerdoce sans y être appelé de Dieu comme Aaron, c'est se fourvoyer, c'est tomber dans les piéges que le- démon tend à un faux zèle et à l'orgueil. Tel se serait sauvé dans le monde, qui a fait naufrage dans le sanctuaire. Voilà quels furent les arguments du sage gouverneur; il finit en lui conseillant de ne pas se lasser de réfléchir, de rie pas se lier sans avoir pris l'avis de son directeur spirituel , et surtout sans avoir humblement demandé à Dieu la grâce de l'éclairer sur sa vocation.

Un pareil langage dans la bouche d'un homme qui avait la plus profonde aversion pour le monde, et ne [16] cessait de louer le courage ainsi. que le bonheur des jeunes gens qui embrassaient l'état ecclésiastique ou qui entraient en religion, ce langage, disons-nous, dut surprendre Bernard. C'est que Germain, connaissant les intentions du baron Richard, devait se mettre à l'abri de tout reproche et laisser à l'Esprit-Saint la tâche d'accomplir son ouvre. En voyant le goût. de Bernard pour la retraite, son application à l'étude de la théologie, son assiduité à fréquenter les sacrements, à s'acquitter des diverses pratiques de dévotion qu'il s'était imposées, Germain ne doutait presque pas de la vocation de son disciple. Mais il se devait à lui-même, il devait à Richard et à Bernoline de ne point détourner leur fils de la vie séculière.

Depuis longtemps , Bernard nourrissait dans son cœur l'intention de se consacrer à Dieu et au salut du prochain. Avant de communiquer son dessein à son précepteur, il avait déjà eu recours à tous les moyens qui pouvaient l'éclairer sur sa vocation. Cependant habitué à suivre en tout les avis d'un homme dont il connaissait la prudence, il consacre encore quelques jours à sonder son cour et à bien peser une détermination à laquelle est attaché son avenir sur la terre et peut-être son salut éternel. Il met dans la balance les motifs qui semblent le retenir dans le siècle et ceux qui doivent; l'en éloigner; il supplie avec larmes l'Esprit-Saint de dissiper les nuages qui. pourraient encore lui. cacher sa véritable destinée. Enfin, confirmé dans sa résolution par son confesseur, il n'hésite plus. Plein de joie, il revient auprès de Germain. « Si vous ne voulez pas, lui dit-il, me tenir compagnie, du moins je vous conjure ne me vouloir empescher. Je suis tout changé [17] en moy-mesme, c'est le choix et election que j'ay faitte; jamais le monde ne me sera rien, il est trop petit pour remplir un grand coeur. O que sont grandes les consolations que je sens ! ô que sont ravissants les plaisirs de Dieu ! Heureux ceux qu'il a choisis pour habiter en sa cour, et estre couchés sur son estat (Viot). » A cette nouvelle, Germain ressent une vive joie; ses prévisions sont réalisées et ses voeux remplis. Il félicite Bernard, il lui déclare que nourrissant lui-même le dessein de se consacrer à Dieu, il est heureux d'avoir pour compagnon un élève qu'il chérit comme un autre lui-même. Dès ce moment, ces deux cours brûlant du même désir, s'unissent plus étroitement ; leurs sentiments se confondent; ce sont deux frères liés par la charité la plus pure, heureux de leur union et s'encourageant mutuellement à saisir la première occasion favorable pour se consacrer entièrement au service de Dieu.

Bernard jouit, pendant quelque temps , d'une paix profonde. Persuadé qu'il avait obéi à la voix de Dieu, il ne pensait qu'à se rendre digne de sa vocation. Mais le moment marqué de Dieu pour éprouver son serviteur arriva. Trois tentations vinrent troubler le repos du saint jeune homme. La première était d'autant plus difficile à combattre, qu'elle empruntait le langage de la piété filiale , et s'adressait aux sentiments les plus généreux. Jetant Ses regards sur Menthon, Bernard voit la désolation qu'il s'apprête à y porter, lui, le soutien naturel de ses parents, l'unique bâton de leur vieillesse, et jusqu'ici l'objet de tant d'amour. Jusqu'ici, il a payé leur amour par le respect, par une. obéissance à toute épreuve. Embrasser un état contre leur [18] volonté, sans vouloir se fier à leurs avis, les quitter pour toujours, quand ils ont le plus grand besoin de son secours , n'est-ce pas faire outrage à la nature, être rebelle même à Dieu. Peut-il attendre d'eux autre chose que leur malédiction, et pourra-t-il , après cela, goûter un moment de repos dans ce monde?

La seconde tentation était moins dangereuse, parce qu'elle portait sur des motifs moins nobles. Le démon faisait ses efforts pour éveiller l'ambition dans le coeur de Bernard, l'ambition, chemin redoutable et par lequel tant d'imprudents vont à leur perdition. Il fait briller aux yeux de Bernard la haute position à laquelle il peut aspirer, et le bien qu'il pourrait y faire. Unique héritier d'une illustre famille, qui a rendu tant de services à l'Etat et à l'Eglise, le devoir de Bernard est de la perpétuer.

Enfin, et pour mieux assurer son triomphe, l'esprit impur lui représenté la virginité, comme le privilège exclusif des esprits célestes, et au-dessus des efforts de l'homme. L'aiguillon de la chair, assoupi jusqu'ici, se réveille ; de mauvaises pensées assiègent son esprit et ne lui laissent de repos ni jour ni nuit. Confus , il se demande comment il a pu mériter un si cruel châtiment. Sachant que le jeûne et la prière sont les armes que l'on doit opposer à ces sortes de tentations, il persiste dans ces exercices , avec cette foi vive, qui fait violence à Dieu. C'est pourquoi le combat intérieur de celui qui devait être le héros de la charité dura peu; comme le ciel brille d'un plus vif éclat après l'orage, ainsi l'âme de Bernard, purifiée par l'épreuve, échappée aux périls d'une nature corrompue, sortit de ces troubles plus libre et plus digne du Seigneur, auquel elle se disposait à s'offrir.

 

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CHAPITRE IV

RAPPEL DE BERNARD A MENTHON.

 

L'absence prolongée de Bernard, donnait un mortel ennui à Bernoline; elle soupirait après le jour où elle pourrait le serrer entre ses bras ; Richard voyait avec joie son fils atteindre l'âge où il pourrait l'initier aux affaires et l'appeler à partager l'administration de la maison et celle de la baronnie. Mais Bernard, mort au monde, porte plus haut ses affections. Voyant approcher le moment de son rappel, il quitte, afin de se préparer au saint ministère , tous les exercices extérieurs auxquels il avait été obligé de s'assujettir : il donne tout son temps aux exercices de piété, à l'étude de la théologie, à la lecture des divines Écritures, des Pères de L’Église et de la vie des Saints. Il recherche la compagnie des personnes vertueuses dont les entretiens peuvent fournir un aliment à sa piété. Toute conversation mondaine lui est importune; tout ce qui est d'ici-bas lui semble vil lorsqu'il porte ses regards vers le ciel.

Les parents de Bernard sont heureux des témoignages qui leur arrivent, attestant les progrès de leur fils , dans tous les objets de ses études, sa conduite régulière, sa grande vertu; mais ils ne peuvent s'expliquer le style des lettres que lui-même leur écrit. Ce ne sont pas des lettres d'un jeune chevalier, devant qui s'ouvre l'existence avec tous ses charmes; ce sont plutôt celles d'un religieux qui aurait dès longtemps [20] oublié la maison paternelle et qui ne connaîtrait plus que le renoncement et la solitude du cloître. Après l'expression de sa tendresse filiale, il n'y avait rien dans ces lettres qui fût de nature à flatter l'ambition de ses parents, rien qui parût correspondre à leurs désirs. Son silence sur le résultat de ses études à Paris, sur ses divertissements , sur tout ce qui tient à la terre et au siècle, ne laisse pas que de donner quelque inquiétude à Richard. Des amis, à qui il demande des renseignements , confirment ses soupçons , et lui apprennent que son fils cherche la retraite et fuit le monde. Richard, dans sa sollicitude mondaine, ne voit pas sans dépit ce fils, objet de tant de sollicitudes, s'éloigner des brillantes réunions, des exercices propres à un jeune homme de son rang. Un ordre de rappel va mettre fin à tout retard. Puisque Bernard oublie les instructions qu'on lui a données, qu'il méconnaît sa qualité, sa destination, il faut qu'il rentre au château (1). Un courrier est expédié pour lui intimer l'ordre de quitter Paris sans délai et de revenir à Menthon.

Toujours soumis aux volontés de ses supérieurs, Bernard se hâte de faire ses préparatifs de départ, et dans peu de jours il arrive à Menthon avec son précepteur et ses valets. Quel bonheur pour Bernoline de revoir enfin cet enfant chéri , de le presser sur son coeur ! Elle ne peut se rassasier de contempler cette figure angélique où se peint la candeur. Depuis longtemps elle ne voyait que son portrait , maintenant elle s'entend donner ce doux nom de mère qui l'a si souvent

 

1. Intendens dominus pater quod nimis ad divinam contemplationem laborabat ad castrum Menthonis vocavit Bernardum.

 

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fait tressaillir. Le baron ne ressent pas moins de joie en embrassant un fils sur qui il fonde toutes ses espérances; il prépare une fête à laquelle sont invités tous les parents et les amis de la famille. Jamais , peut-être, on n'avait étalé à Menthon tant de luxe et de somptuosité. Le château va réunir une société des plus brillantes. Au jour marqué, on voit successivement arriver le baron de Beaufort, la famille de Duin, de nombreux chevaliers accompagnés de dames et de demoiselles , enfin toute la noblesse du pays. Sitôt introduits, tous demandent des nouvelles de Bernard. L'étiquette impose à celui-ci une nécessité à laquelle il se prête avec la meilleure grâce du monde. Il a cet air noble et gracieux, poli et aisé qu'on attendait de lui. Ses réponses aux félicitations qu'on lui adresse , ravissent la société; sa conversation attire l'attention de tous ; on s'étonne de trouver tant de science, de pénétration, aussi bien que tant de modestie dans un jeune homme qui avait dû, ainsi qu'on le pensait, donner moins de temps aux choses sérieuses qu'aux divertissements et aux exigences du monde.

Au festin succèdent la promenade, les jeux, la danse et les chants (1). Bernard, qui dans son coeur détestait ces récréations mondaines, fut cependant contraint d'y prendre part; mais la froideur dont il ne pouvait se défendre, s'accordait peu avec l'ardeur dont cette florissante jeunesse était animée. Quoique la compagnie

 

1. « Per patrem congregatur dulcissima multitudo baronum, militum, nobilium utriusque generis, diversis vestimentis exornata, melodiosis labiorum suavitalibus cantica canticorum in tripudiis citharisque epulis abundantibus concinentium. » Ms de RICHARD.

 

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pût attribuer cette réserve à la timidité , Richard y voit la preuve des divers renseignements qu'il avait reçus sur l'étrange conduite de son fils. La fête est prolongée de quelques jours. Impatient de voir se réaliser un projet arrêté depuis longtemps, et de connaître d'une manière  certaine les intentions de son fils , Richard aborde la question, en présence de tous les convives. Fatigué d'une pénible administration, il voit avec joie arriver le moment où il peut s'en décharger; il est temps d'initier son fils aux affaires; puisque la destinée de Menthon ne repose que sur la tête de cet unique héritier, il faut penser à l'établir au plus tôt; en conséquence, il invite Bernard à se choisir une épouse parmi les nombreuses et nobles demoiselles qui se trouvent réunies au château. Les parents et les amis de la famille appuient la proposition du baron: chacun s'empresse de faire des voeux pour. le bonheur du futur époux; on lui conseille de donner la préférence à la fille du seigneur de Miolans, personne accomplie, douée d'une rare beauté , d'une immense fortune et , ce qui valait mieux, renommée par sa grande vertu (1).

Cette invitation , dans une pareille circonstance, met Bernard dans la dure nécessité de s'expliquer. Pris à l'improviste, il prétexte sa jeunesse, le besoin de continuer ses études, son désir de fréquenter une autre université, de visiter ensuite les principales villes de l'Europe, pour acquérir de nouvelles connaissances et augmenter celles qu'il possédait. Dès qu'il put parler

 

1. « Congregata potentium et nobilium gebennensium multitudine, ad sponsam ducendam cogitaverunt de domo a nobili genere de Miolano in Sabaudiâ, sponsam pulchram. » Ms de CEYLON.

 

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en particulier à son père, il se jette à ses genoux, le suppliant de le laisser libre dans le choix d'un état. Il lui déclare qu'il n'a jamais senti d'attraits pour le monde, qu'il n'a jamais pensé à s'y établir, qu'il se croit appelé au service de l'Église; il espère, si telle est la volonté de Dieu, que ses parents ne s'opposeront point à ce qu'il embrasse un état, qui, sans être moins honorable pour sa famille, est le plus sûr pour son propre salut.

L'indifférence de Bernard a cessé d'être une énigme; on en connaît le motif. Le baron dissimule son dépit; il compte sur les habitudes et les distractions du château, sur les sages conseils de ses parents et sur les instances de ses amis; il né douté pas que Bernard ne revienne bientôt de son idée ; tout provient d'un trop grand isolement causé par une passion trop ardente pour l'étude. Cette première résistance d'un enfant qui n'a jamais eu d'autre règle, d'autre volonté que celle de ses parents, cédera à la voix persuasive d'une mère et à ses touchantes supplications. En effet, Bernoline, qui partageait à l'égard de Bernard les alarmes de son époux, s'adresse à son fils: elle lui demande s'il aura jamais le coeur assez dur pour quitter son père et sa mère, lui leur unique espoir, leur unique consolation dans ce monde. N'est-ce pas dans les devoirs d'un fils de consulter ses parents sur lé choix d'un état ? D'ailleurs, un enfant peut-il jamais oublier que la direction la plus sûre pour ce choix, se trouve dans les avis d'un père et d'une mère ? N'est-ce pas à eux que le Seigneur confie ce soin d'être le guide de leur enfant et de l'aider de leurs lumières ? C'est donc le Seigneur lui-même qui exige une entière soumission aux volontés [24] des parents, lorsque ceux-ci ne réclament que ce qu'un coeur bien né, ce que la voix de la religion et celle dé la nature, l'avantage de la famille, prescrivent déjà. A ces observations' succèdent les gémissements, les prières et les pleurs ; elle le presse sur son coeur, lui rappelant son constant amour; les caresses qu'elle n'a cessé de lui prodiguer. Tout cela, lui dit-elle, n'est-ce pas un gage de la soumission et du secours qu'elle est en droit d'attendre aujourd'hui et même d'exiger? L'assaut était violent, un courage ordinaire eût été ébranlé. L'âme de Bernard est émue, mais elle reste inflexible. C'est en vain qu'il ramasse dans son esprit et dans son cœur tout le respect, tout l'amour qu'il a toujours conservés pour ses parents. Une voix plus forte que celle de la nature, la voix du Seigneur Jésus se fait entendre, le convie et le presse de se placer à sa suite, parmi ceux qui vont derrière sa croix et portent aussi la leur jusqu'au Calvaire. Résistera-t-il à cette invitation? exposera-t-il le salut de son âme en restant de ce monde? Non. Sa résolution est bien prise ; il n'y a plus pour lui que des liens à briser.

En voyant l'inutilité, de tant d'efforts pour amener. Bernard à entrer dans les, vues de la famille, le. baron ne se possède plus: Persuadé que Germain n'a pas été étranger à la détermination de son fils, et que dans ce moment. encore, il l'encourage à y persévérer, il accable de reproches le pieux gouverneur, et le congédie brusquement, sans même lui permettre de se justifier. Germain qui, comme nous l'avons vu, soupirait depuis longtemps après la vie religieuse , ne voit dans sa disgrâce qu'un trait de la divine Providence qui lui ouvre ainsi la porte de la solitude. Parti de Menthon, avec [25] les serviteurs de Bernard que le baron avait aussi renvoyés, il se dirige vers le couvent de Taloires ; là, tous ensemble prennent l'habit religieux et finissent saintement leurs jours, à l'ombre du sanctuaire.

La colère du baron, ses injustes procédés envers des innocents, firent comprendre -à Bernard qu'il n'était pas au terme de ses combats. En effet, Richard revient aussitôt à la charge. Ce n'est plus une invitation, c'est un ordre; toutes les mesures sont prises pour lui donner l'investiture de Menthon, des châteaux et des fiefs qui en dépendent; il faut sans plus différer, qu'il se choisisse une épouse. Richard n'était pas homme à reculer; quand il avait arrêté un projet, tout devait plier devant sa volonté. Dans la crainte de porter à l'excès le courroux paternel, et pour laisser passer la tempête, Bernard ne forme plus d'opposition; il se borne à demander qu'on lui permette de jouir encore quelques jours de sa liberté, et qu'on ne le lance pas sitôt dans ce monde qu'il ne connaît pas. On croit aisément ce que l'on désire. Tandis que Bernard cherche à gagner du temps, Richard se persuade qu'il a triomphé, et que son fils se rend aux vœux,de sa famille. De peur que le retard ne fasse survenir de nouveaux obstacles, il faut conclure son mariage, ou du moins amener les négociations au point où il ne puisse plus les rompre sans manquer à tous les égards. Cette pensée saisie au vol est exécutée sur-le-champ. Une députation part pour Miolans, chargée dé demander au baron sa fille Marguerite pour épousé de Bernard. L'ancienne amitié qui liait les deux maisons, leur rang, leur fortune, la convenance de l'âge, les qualités des deux jeunes époux,-tout concourait à faire espérer une union parfaite, et [26]capable de satisfaire une noble ambition. La réponse de Miolans ne se fit pas attendre. Sans faire intervenir les époux, les deux pères arrêtent les conditions du contrat de mariage, et fixent le jour des noces. Pour celui qui connaît les usages de ce temps-là, cette manière impérieuse d'agir n'a rien qui doive surprendre. Alors l'autorité paternelle chez les grands dépassait souvent les limites qu'elle a trop laissé envahir de nos jours. On consultait moins la sympathie dés époux que l'intérêt et le rang des familles.          .

Plus Bernard use de ménagement envers ses parents, plus il s'engage dans les difficultés. La précipitation avec laquelle on pousse la célébration de la noce, le déconcerte. Il se voit pris dans les filets qu'il ne peut rompre sans un secours surhumain. Si, comme il est probable, et comme le prouvent quelques historiens, il fut obligé de porter la déférence jusqu'à accompagner son père à Miolans; on put donc croire qu'il ratifiait les négociations suivies avec tant d'instance et les engagements pris en son nom. Le baron de Miolans ne saurait douter que le résultat ne soit conforme à son désir.

Cependant Bernard n'est point tranquille; tenir ses parents dans l'illusion, les brouiller avec une famille puissante, tromper l'espérance d'une demoiselle vertueuse qui lui adonné la préférence sur beaucoup d'autres, toutes ces pensées se pressent dans son esprit et lui déchirent le coeur. Mais enfin ce coeur, il l'a donné à Dieu, qui doit le posséder sans partage; jamais il ne le reprendra; il subira tout, plutôt que de rompre sa promesse, et de violer son voeu. Mais, comment sortira-t-il d'une position qu'il a concouru à rendre plus [27] critique? Déclarer le motif, louable en soi, qui l'a porté à cette dissimulation , ce serait aggraver le mal sans réparer l'injure faite à la famille de Miolans. S'évader? mais la fuite est devenue impossible; pendant le jour il est assiégé; dès l'arrivée de la nuit, les portes sont fermées, et d'ailleurs le pont-levis empêche de sortir du manoir, aussi bien que d'y pénétrer. Il n'y a plus personne au château à qui il puisse confier ses peines, personne à qui il puisse ouvrir son cœur et demander conseil.

 

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CHAPITRE V.

FUITE DE SAINT BERNARD.

 

On était arrivé à la veille du jour fixé pour la célébration du mariage. Tout est prévu , tout est disposé pour la solennité. Les seigneurs de Beaufort , de Duin, et beaucoup d'autres personnages de distinction arrivent à Menthon. Tous font parade de leur luxe, étalent leurs joyaux, leurs ornements et leurs habits de rechange, selon l'expression de l'ancien texte'. lis viennent avec leurs chevaux, leurs écuyers, leur appareil de chasse; les écussons reluisent, les bannières de diverses couleurs flottent au vent; toute la chevalerie du pays n'a garde de manquer à si noble rendez-vous. Bernard reçoit force félicitations , souhaits de bonheur et de nombreuse postérité. Le lendemain on ira en chevauchée, avec l'époux, à la rencontre de Marguerite

 

1 Vestimentis mutatoriis.

 

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de Miolans; puis on les accompagnera l'un et l'autre à l'autel. Mais, lorsque tout est mouvement, joie, enthousiasme dans le château, Bernard est en proie à une vive inquiétude, à, une tristesse que la bienséance . l'oblige de voiler. Après le souper, quand la compagnie commence à se divertir, Bernard, sous prétexte d'occupations et de fatigue, prend honnêtement congé et se retire dans sa chambre, ayant soin de fermer la porte sur lui. Il profite de ce dernier moment de liberté, pour épancher son âme devant le Seigneur. A genoux, aux pieds du crucifix, il renouvelle ses voeux ; saisi de crainte et en même temps plein de confiance dans le secours du ciel , il l'implore avec larmes et adresse à Dieu cette prière : « Mon adorable Créateur, vous qui éclairez de votre céleste lumière ceux qui vous invoquent avec foi et confiance, et vous mon doux Jésus, divin rédempteur des hommes et Sauveur des âmes, prêtez une oreille favorable à mon humble prière, répandez sur votre serviteur les trésors de votre miséricorde infinie. Je sais que vous n'abandonnez jamais celui qui met en vous son espérance ; délivrez-moi, je vous en supplie, des piéges que, le monde m'a tendus, rompez ces filets dans lesquels il veut me prendre , ne permettez pas que l'ennemi prévale sur votre serviteur, que l'adulation affaiblisse mon coeur ; je m'abandonne entièrement à vous, je me jette entre les bras de votre infinie bonté, espérant que vous m'exaucerez et que vous ne rejetterez pas ma demande (1). »

Se tournant ensuite vers l'image de saint Nicolas, il

 

1. Traduction exacte du manuscrit.

 

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lui adresse cette prière : « Aimable pasteur, guide fidèle , saint pontife, vous qui êtes mon protecteur et mon refuge assuré auprès de Dieu et auprès de sa très-sainte Mère , la bienheureuse Marie toujours Vierge, obtenez-moi , je vous prie, par vos mérites, la grâce de triompher des obstacles que le monde oppose à l'accomplissement du voeu que j'ai formé de me consacrer à Dieu sans réserve; au retour des biens, des plaisirs, des honneurs d'ici-bas, dont j'abandonne ma part, obtenez-moi les biens spirituels pendant le cours de ma vie, et l'éternel bonheur après ma mort (1). »

Cependant la nuit avance, les valets viendront des l'aurore frapper à sa porte pour l'habiller et pour prendre ses ordres. Dès qu'il aura rejoint la compagnie, il se verra tellement assiégé dans le château, et si bien escorté en allant au-devant de la famille de Miolans, qu'il lui faudra porter la dissimulation jusqu'au pied des autels. Il n'a plus qu'un moment de liberté, et cette liberté est enchaînée. Comment sortir du château, pendant une nuit où tous les serviteurs sont sur pied, et les portes mieux gardées que d'ordinaire? Son appartement très-élévé au-dessus du sol, donnant sur un rocher, la croisée de sa chambre munie de forts barreaux , rendent cette voie impossible, et ce serait plus que téméraire de s'y hasarder. Enfin, accablé d'inquiétudes et cherchant inutilement un moyen d'évasion, il incline la tête sur son prie-dieu, et aussitôt un léger sommeil vient fermes paupières baignées de larmes. Le Seigneur accueille toujours l'humble prière que le

 

1. Traduction exacte du manuscrit.

 

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juste lui adresse dans son affliction; s'il le laisse aller jusqu'aux portes de l'abîme, c'est, pour mieux faire éclater sa miséricorde, c'est pour lui donner le moyen de triompher des épreuves, et il lui ouvre enfin pour le sauver du péril un chemin inespéré. Pendant que Bernard sommeille doucement, saint Nicolas lui apparaît en songe et lui dit : « Bernard, serviteur de Dieu, le Seigneur, qui ne délaisse jamais ceux qui mettent en lui leur confiance, t'appelle à sa suite; une couronne immortelle t'est réservée. Sors incontinent de la maison paternelle et pars pour Aoste. Là, tu iras à la cathédrale, où tu trouveras un vieillard, l'archidiacre Pierre, homme charitable et plein de bonté qui t'accueillera; tu demeureras auprès de lui , sous sa direction, et il te fera connaître le chemin que tu dois tenir. De mon côté, je serai ton protecteur et je ne t'abandonnerai pas un instant. »

Ces paroles sont à peine achevées, que Bernard se réveille en sursaut, jette un regard inquiet autour de lui, croyant qu'on était entré dans sa chambre. Se voyant seul et trouvant la porte fermée, il ne doute plus que Dieu ne l'ait favorisé d'une vision, et que la voix qu'il a entendue ne soit venue du ciel. Dans le transport de sa joie il s'écrie : « Seigneur, que vos voies sont admirables pour manifester la présence de votre bras protecteur. Vous avez écouté mes gémissements, vous venez à mon secours. Je chanterai éternellement votre miséricorde infinie. Que toute gloire et toute louange vous soient rendues jusqu'à la fin des siècles. Seigneur, vous avez donne vos,ordres, je suis trop heureux de les exécuter. Vous me faites entendre votre voix, vous me faites connaître votre [31]  volonté, je vous donne mon coeur sans réserve, je m'attache sans retour à votre service; puisque vous daignez venir à mon secours dans mon affliction, je suis prêt à vous obéir . »

Quoique enfermé dans le château, Bernard ne doute pas que ses chaînes ne soient rompues. Toute inquiétude sur les moyens de s'évader cesse; il ignore les moyens, mais il sait qu'il s'en trouvera. Il prend la plume pour exposer à ses parents! le motif de sa conduite et leur donner un dernier adieu.

« Très-chers parents, réjouissez-vous avec moi de ce que le Seigneur me demande à son service; je me mets à sa suite pour arriver plus sûrement au port du salut, seul objet de mes voeux. Ne vous inquiétez plus de moi et ne vous donnez pas la peine de me chercher. Je, renonce au mariage que vous avez négocié contre mon gré; je renonce à tout ce qui tient au monde. Tous mes désirs se portent vers le ciel où je veux arriver. J'en prends le chemin dès ce moment.

 

BERNARD DE MENTHON. »

 

 

Les manuscrits ne disent point comment Bernard sortit du château, ni comment il arriva à Aoste; ils disent seulement qu'il suivit précipitamment, des sentiers détournés (1). Tous les auteurs modernes, fondés sur la tradition, attachent à cette fuite plusieurs circonstances miraculeuses que les Bollandistes ne rejettent pas et que certains indices semblent confirmer. Bernard dépose sa lettre dans l'endroit le plus apparent de sa chambre. S'approchant ensuite de la fenêtre,

 

1. Per devia, concitato gradu festinavit in Augustam.

 

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il l'ouvre; un barreau épaisse brise entre ses mains ; il se munit du signe de la croix, se recommande à son Ange gardien et à saint Nicolas, et sans mesurer d'un oeil timide la hauteur où il se trouve , s'élance comme s'il eût été poussé par une main invisible et arrive sain et sauf sur le rocher. Il court avec une telle précipitation que la distance fuit devant lui; dans la matinée du lendemain, il se trouve aux portes de la ville d'Aoste.

Tomber d'une si grande hauteur (18 ou 20 pieds), sur un rocher nu et escarpé , sans se faire aucun mal; franchir en quelques heures; pendant une nuit obscure, par des sentiers inconnus, détournés et escarpés , un espace qu'un voyageur ordinaire n'aurait parcouru qu'avec peine en trois jours, ces deux faits ne peuvent s'expliquer que par le secours direct des esprits célestes, qui veillent sur les pas des serviteurs de Dieu et qui, au besoin , selon l'expression de saint Bernard de Clairvaux, les emportent sur leurs bras (1). Dans les plus anciennes images et dans quelques vieux tableaux, où sont retracés les principaux miracles de saint Bernard, il est représenté à la descente de la fenêtre du château, ayant saint Nicolas et un ange à ses côtés, avec cette inscription au bas : Emporté par miracle.

Le père François Bernard et le père Joseph André, prévôt des Oratoriens à Chieri , disent qu'en sortant par la fenêtre, saint Bernard s'appuya, de la main, sur la pierre formant le seuil et qu'il y laissa des vestiges imprimés; qu'il laissa aussi l'empreinte de ses pieds sur le rocher, à côté du château. Mes parents, ajoute encore le père André, ayant fait un pèlerinage au Sanctuaire

 

1. Nec cunctantur quin etiam in manibus tollant te.

 

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de Menthon , baisèrent respectueusement, après leurs prières, les vestiges des pieds imprimés sur le roc. Nous lisons dans les notes des Bollandistes qu'en 1766 le père Pierre Verre , jésuite, célébra la messe dans la chambre de saint Bernard convertie en chapelle; qu'ayant ensuite bien examiné le seuil de la fenêtre, il y vit un léger enfoncement, mais qu'on avait de la peiné à y discerner l'empreinte d'une main. M. l'abbé Pommier dit qu'on montre. encore aujourd'hui, sur le roc, les vestiges qu'on suppose y avoir été imprimés par le saint, au moment de sa fuite. Le temps , en effaçant ces traces et en les rendant douteuses , n'a point détruit la tradition du fait, ni dans le diocèse d'Annecy ni dans les diocèses voisins (1).

 

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CHAPITRE VI.

CONSTERNATION AU CHATEAU DE MENTHON.

 

Jamais Richard ne s'était levé si joyeux; ce jour va mettre fin à ses alarmes. Avant le coucher du soleil il embrassera une bru qui sera pour lui un gage d'espérance, et qui assurera la popularité de son nom. Dès le grand matin , tout le monde est sur pied. Ceux qui

 

 

1. Pour mieux satisfaire aux pieux désirs des fidèles qui ont une dévotion particulière à notre saint fondateur, nous nous faisons un devoir de leur annoncer que la chapelle de Menthon vient d'être restaurée par la respectable famille de ce nom. La chambre de saint Bernard, convertie anciennement en sanctuaire, avait été destinée à un usage profane dans le temps de la révolution. Aujourd'hui, la piété des fidèles y trouve un nouvel aliment et des faveurs sans nombre. Sa Sainteté Pie IX a accordé 40 jours d'indulgence à ceux qui visiteront cette chapelle par esprit de dévotion, et une indulgence plénière à ceux qui feront ce pèlerinage le 15 juin, jour de la fête de saint Bernard.

 

Echo du Mont-Blanc, 21 juillet 1855; no 1100.

 

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doivent faire partie du cortège et aller à la rencontre de l'épouse, revêtent leurs plus riches costumes; les chevaux richement harnachés sont prêts, l'heure fixée pour le départ va sonner, et Bernard n'a point encore paru. Serait-il indisposé? On court à sa porte, on heurte, point de réponse. La crainte d'un accident serre tous les coeurs. Richard monte lui-même d'un pas précipité; il frappe, mais vainement; plusieurs fois. il appelle Bernard, un morne silence seul lui répond. Saisi d'effroi il fait enfoncer la porte et entre; le premier dans la chambre. Oh ! quelle surprise ! Bernard n'y est pas. Il n'a pu passer dans un autre appartement, puisque sa chambre était fermée en dedans. Quoique la fenêtre soit ouverte, son élévation au-dessus du sol écarte l'idée d'évasion par cette voie. Peut-être le barreau en était-il rompu depuis longtemps, sans qu'on y ait fait attention ?

Tandis qu'on se livre à de minutieuses recherches dans le château, et qu'on s'interroge mutuellement, Richard, que la surprise et la colère retiennent dans la chambre de son fils, laisse tomber son regard sur l'oratoire et y remarque un parchemin en forme de lettre; il le lit, et, d'une main tremblante, il le porte à la compagnie. Quel coup de foudre pour un père et une mère qui se voient abandonnés pour toujours d'un fils qui faisait toute leur espérance, au moment où, par son mariage, ils croyaient fixer le bonheur dans leur [35] château ! Ils ne pouvaient pas se le dissimuler, par la conduite de Bernard ils étaient livrés au juste ressentiment d'une famille puissante et indignement outragée. Bernoline fond en larmes; les traits contractés du visage de Richard annoncent la plus violente agitation. La lettre de Bernard circule, et tous, en la lisant, sont frappés de stupeur. Un deuil général remplace la joie. Les parents et les amis de la famille voyant qu'ils ne peuvent qu'ajouter par leur présence au chagrin et à la confusion de Richard et de Bernoline, prennent congé et se retirent (1).

La nouvelle de ce qui se passait à Menthon jeta le trouble dans le château de. Miolans. Le baron n'y vit qu'une manoeuvre habile pour masquer la mauvaise foi de Richard et de Bernard qui manquaient à leur parole. Ni la lettre de celui-ci, ni le rapport des témoins de l'événement, ni la consternation de Richard et de Bernoline ne purent le détromper.

Cet affront sanglant, fait à leur famille, ne supporte ni explication ni excuse; il exige une solennelle réparation. Selon les moeurs de ce temps, tout guerrier, l'épée seule chez les grands pouvait effacer la tache faite à l'honneur. Les choses en sergent venues à cette extrémité, si Dieu, toujours admirable dans ses saints, n'eût envoyé en quelque sorte un ange pacificateur, dans la personne même qui devait ressentir l'offense plus vivement.

Marguerite de Miolans, témoin de l'irritation de son père, ne partage ni ses soupçons ni ses projets. Revenue de sa première émotion, elle ne tarde pas à

 

1. Schedulam perlegentes, in luctus gaudia revolventes, moesti omnes, lamentantes ad propria redierunt.

 

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reconnaître la vérité; elle ne croit pas qu'il y ait eu là un affront prémédité, en vue de la blesser dans son juste orgueil. La famille de Menthon est trop délicate sur l'honneur, et trop religieuse pour descendre à une faiblesse, pour inventer un mensonge qui la déshonorerait plus que ceux qui en seraient les victimes. Elle peint vivement la désolation des parents de Bernard; elle fait ressortir la force de ses excuses; elle trouve dans la lettre du fugitif, dans la manière dont il s'est évadé, une preuve évidente qu'il n'était point appelé à l'état du mariage, et que le respect filial a pu seul l'entraîner jusqu'au pied des autels. Loin de se plaindre de son fiancé, elle le félicite de chercher, dans un état plus sublime, un bonheur qu'elle ne pouvait ni lui promettre, ni lui donner. Puisqu'il n'était pas dans les desseins de Dieu que cette union s'accomplît, elle est décidée, elle aussi, à choisir la meilleure part. C'est pourquoi elle prie ses parents d'agréer qu'elle entre en religion; elle les prie de repousser toute idée d'affront volontaire, et par là même, tout projet de vengeance. Il serait injuste de se venger des parents de Bernard, pour un fait où le Ciel est visiblement intervenu.

Ces raisons et cette détermination généreuse touchent le baron de Miolans et le ramènent à des sentiments plus chrétiens; il reconnaît  son tort dans le téméraire jugement qu'il a porté contre une famille amie, il retire ses menaces et ne cherche plus qu'à reprendre les bonnes relations d'autrefois. Les pressantes sollicitations de Marguerite, pour entrer en religion, obtiennent enfin l'assentiment de sa famille. Après avoir reçu les bénédictions de son père et de sa mère, la pieuse fiancée prit le voile dans un couvent dont le nom n'est pas

 

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indiqué ; elle y vécut dans la pratique de toutes les vertus et y mourut pleine de jours et de mérites, heureuse d'avoir échangé .les hauts rangs de la terre pour les biens qui sont ;promis aux plus humbles servantes du Seigneur (1).

 

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CHAPITRE VII.

SAINT BERNARD A AOSTE.

 

Quoique la crainte d'une attaque du côté de la maison de Miolans ait cessé, les larmes coulent toujours à Menthon. L'amour paternel, froissé et momentanément assoupi, par la fuite de Bernard, se réveille plus fort que jamais dans l'âme du baron Richard.

La pensée qu'ils l'ont poussé à cette extrémité, en violentant ses inclinations, la crainte de ne plus le revoir, les tourmentent jusqu'à leur enlever le sommeil. Pour avoir de ses nouvelles, pour connaître quelle direction il a prise, Richard prend, de toutes parts des informations; mais ses démarches n'aboutissent à aucun résultat. Les Alpes pennines et les Alpes grecques se sont dressées entre le père et le fils. Le soupçon ne vint même à personne que Bernard eût dirigé ses pas vers un pays qui lui était inconnu, et où il était si difficile alors de pénétrer, à cause de l'occupation des divers passages par les Sarrasins. Au surplus, Bernard avait pris ses

 

1. Sponsa ipsius, iis auditis et intellectis, religionem sanctam intravit, in qua sancte et religiose dies suos clausit. Mss de Jean DE CEYLAN.

 

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précautions pour rendre infructueuses, même dans Aoste, les perquisitions de son père.

Arrivé à cette ville, notre saint fugitif n'a rien de plus pressant que d'aller à l'église cathédrale, dédiée alors à la sainte Vierge. Prosterné aux pieds des autels, il dit comme le Prophète royal: « Que rendrai je maintenant au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a faits? O Seigneur, parce que je suis votre serviteur et le fils de votre servante, vous avez rompu mes liens; c'est pourquoi je vous sacrifierai une hostie de louange, et j'invoquerai toujours le nom du Seigneur (1).» Mais voici l'archidiacre Pierre qui entre dans la cathédrale pour y vaquer à la prière, et qui vient se placer près de lui. L'attitude modeste du jeune homme, là fatigue peinte sur son visage, son costume, attirent l'attention du vieillard. « Cet étranger, se dit-il, succombe à la fatigue; c'est peut-être un pieux pèlerin qui n'a pu trouver un logis cette nuit, et qui , trop timide pour chercher, pour trouver un asile , manque sans doute du nécessaire et n'aura qu'à mourir s'il n'est pas secouru. Dans tous les cas, il a droit à mon hospitalité. » Là-dessus , le vénérable Pierre invite l'étranger à le suivre, et l'introduit à l'archidiaconé, où une abondante réfection lui est aussitôt servie (2).

Interrogé sur le but de son voyage, sur le lieu de son origine, sur le nom de sa famille, Bernard, qui ne doute plus que la Providence ne lui ait ménagé la rencontre heureuse de l'archidiacre, répond ingénument

 

1. Ps. 115.

2. Necessariis alimentis quibus famelicus egebat refocillatum alloculus est.

 

 

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aux questions qui lui sont adressées. Originaire de la Val-d'Isère, Pierre devait connaître la famille de Duin, à laquelle appartenait la mère de Bernard; il est même probable qu'il était lié à Bernoline par un degré de parenté, ce que le manuscrit semble indiquer en disant que l'archidiacre et Bernard se sont fait connaître l'un ci l'autre (1).

S'il en était ainsi, nous ne devons pas être surpris que Bernard ait raconté son histoire à l'archidiacre, et que celui-ci l'ait retenu chez lui pour le soustraire aux recherches de ses parents et lui ouvrir la porte du sanctuaire.

Le prisonnier qui se voit ouvrir la porte du cachot, le naufragé qu'une planche ramène au port, n'éprouvent pas une joie pareille à celle de Bernard. Tous les obstacles qui s'opposaient à l'accomplissement de ses voeux sont levés pour toujours; il est en lieu de sûreté, il a trouvé le guide que saint Nicolas lui avait désigné, un autre Germain dont la mort seule pourra le séparer. Le maître et le disciple étaient dignes l'un de l'autre; ils marchaient avec tant d'union dans la voie de la perfection, qu'ils parurent n'avoir tous les deux qu'un coeur et qu'une âme. Il ne manquait à Bernard pour être admis au nombre des lévites, que la connaissance des cérémonies de l'Église et de la liturgie, connaissance qu'il eut bientôt acquise par les soins de l'archidiacre: Étonné et ravi de rencontrer tant de vertus et tant de science dans un jeune laïque, Pierre jugea qu'il ne devait pas différer de l'admettre au nombre des aspirants au sacerdoce

 

1. Amboque, unus alteri se detegentes, de agendis simul concluserunt.

 

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et il le présenta à l'évêque d'Aoste, Griffa; le vénérable pontife fit droit à la recommandation et au bon témoignage de son archidiacre, et Bernard fut admis su nombre des clercs (1).

Malgré les efforts de Bernard pour rester ignoré des hommes, ses vertus et ses talents ne tardèrent pas à se faire jour. L'évêque et les chanoines de l'église cathédrale ont pour lui une haute estime; ils l'attachent à leur corps en lui donnant la première prebende qui vient à vaquer dans leur chapitre. Loin de se laisser séduire par cette distinction à laquelle il n'avait point aspiré, Bernard ne voit dans cette place que ce qu'elle commande de vertu et d'abnégation. Il a devant les yeux les lettres de saint Paul à Timothée et à Tite ; il s'applique ce que l'Apôtre y dit des qualités que doit avoir un lévite pour soutenir l'honneur auquel Dieu l'a élevé. Dieu veut que ses ministres brillent par leur sainteté et par leur science. Saint Paul leur recommande la prudence , la gravité, la modestie, le désintéressement et l'hospitalité. Fidèles à ces grands préceptes, Bernard passe les nuits à prier, à méditer sur nos saints mystères, à lire l'Écriture et les saints Pères. Pendant le jour, tout le temps qui n'était pas pris par les offices divins, il le consacrait à visiter les malades, à catéchiser les enfants, à instruire les ignorants. S'il apprenait que la discorde se fût glissée dans quelque famille, il travaillait à y rétablir la paix. Tous les revenus de sa prebende qui n'étaient pas rigoureusement nécessaires à son modeste entretien, il les consacrait au soulagement

 

1. Dictumque Bernardum ad virum devotissimum episcopum Augustae presentavit.

 

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du pauvre. Tant de vertus, tant de bonnes oeuvres percent enfin les ténèbres dont Bernard s'efforce de les couvrir. Dans la ville et dans les environs on ne parle que du saint prêtre Bernard; la réputation de sa sainteté s'étend bientôt dans tout le diocèse; les pauvres et les affligés, qui accourent à lui, s'en retournent soulagés ou consolés. Son aménité, la grâce de son maintien, ses paroles affables, ses manières douces et polies le rendent cher à tous et les chanoines se félicitent de voir agrégé à leur corps un prêtre qui en rehausse la dignité par es propres. vertus. C'est alors que l'évêque Griffo les charge de prêcher aux fidèles du diocèse la parole de . Dieu. Bernard , qui eût voulu occuper toute sa vie la dernière place dans la maison du Seigneur, est obligé de partager avec le premier pasteur le poids du ministère apostolique. Sa modestie doit fléchir devant les instances et les ordres du supérieur.

 

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CHAPITRE VIII.

COMMENT BERNARD SE PRÉPARE A L'ŒUVRE DES MISSIONS.

 

Le don de la parole est précieux; il est nécessaire à un ouvrier évangélique pour attirer l'attention , pour porter la conviction dans les esprits , pour remuer les consciences , pour toucher et réchauffer les coeurs. Si, au don de la parole se trouve joint le bon exemple, une vie de prières et de mortification, nul doute alors que la rosée céleste ne descende , dans toute sa plénitude, [42] sur les travaux du missionnaire. On ne peut douter que saint Bernard ne possédât à un degré éminent le don de la persuasion.; mais c'était surtout sa vie qui parlait aux cœurs , et qui donnait la fécondité à ses paroles, pour la conversion des âmes ; c'est là aussi ce qui donnait à ses discours la force et l'action. A son entrée dans le sanctuaire , il n'était pas novice dans la science du salut. Le saint qu'il s'était choisi pour protecteur, dans le ciel, n'avait jamais cessé d'être son modèle pour la vie intérieure, pour la pratique de toutes les vertus, pour les progrès dans le chemin de la, perfection. Appelé au ministère apostolique, il s'applique à lui-même la règle que le divin Sauveur avait donnée à, ses disciples en les chargeant d'annoncer l'Évangile à toutes les nations. Dès ce moment, suivant de près l'exemple de saint Paul, il châtia son corps et le réduisit en servitude , pour né point devenir lui-même un vase de réprobation , après avoir annoncé aux autres les paroles de la vie. La vie d'un missionnaire ne permet pas toujours toutes les austérités auxquelles peut se livrer un solitaire. Comment, en effet, une santé altérée pourrait-elle supporter les fatigues de l’apostolat, s'il fallait y joindre les macérations dont les pères du désert ont donné tant d'admirables exemples? Pour Bernard, on dirait qu'il trouve de la vigueur, à mesure qu'il maltraite plus durement son corps ; on est surpris, qu'avec une vie si laborieuse, il ait pu multiplier à ce point ses mortifications.

Le tableau des vertus religieuses de saint Bernard est si instructif, que nous croyons devoir nous arrêter un instant sur ce point, et rapporter ici à peu près littéralement ce que les diverses légendes nous enseignent de [23] la vie intérieure de ce grand saint, depuis son entrée dans le clergé, jusqu'à sa mort.

Né dans le sein de l'opulence, il pouvait être grand et riche dans le monde ; son éducation, comme sa naissance lui ouvrait le chemin aux dignités les plus hautes; et cependant, détaché de toute affection terrestre, il ne recherche que les biens éternels. La pauvreté évangélique, la charité, la douceur et l'humilité, sont la parure de son âme. Toujours on admirera la pauvreté d'esprit dont il était pénétré, et qui reluisait dans tout son extérieur. Il ne choisissait pour s'habiller que les étoffes les plus communes et les plus grossières (1). Les meubles de l'humble prêtre n'offraient pas un contraste moins frappant avec le luxe du château paternel. On conserve encore à Novare , au trésor des reliques , la coupe en bois, du Saint. « Cette coupe, dit Bascapé , bien qu'artistement travaillée , est d'une matière si brute qu'on voit bien qu'elle a dû servir à un ami de la pauvreté. » A cette entière simplicité extérieure, il avait toujours soin d'allier la propreté, qu'il regardait comme une vertu reflétant la pureté de l'âme. Souvent les pauvres et les pèlerins admis à sa  table et servis par lui-même bénirent sa main bienfaisante. Ingénieux pour dérober même le nécessaire tant à son humble mobilier qu'à sa nourriture, il augmentait par là les provisions destinées à une sainte hospitalité. En servant ainsi le prochain par tant d'actes d'humilité, ce grand serviteur de Dieu, bien loin de nuire à sa dignité d'archidiacre, lui donnait tous les jours un nouvel éclat. Comme son saint protecteur , il avait le secret de découvrir les

 

1. Indumentis vilibus utebatur.

 

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nécessiteux , pour subvenir à tous leurs besoins. Le pauvre honteux recevait du secours , sans tendre une main suppliante et sans rougir.

Le jeûne et la prière sont les armes du chrétien les plus redoutées du démon ; saint Bernard s'en revêt contre l'ennemi. Il sait que le chrétien qui se retranche derrière les solides remparts de la foi est assuré de la victoire. Le futur héros des Alpes s'étudie donc à vaincre la nature par la grâce. Rien ne l'effraye, rien ne l'arrête, rien ne ralentit son zèle, rien ne lui fait interrompre ses mortifications. Sa nourriture ordinaire n'était qu'un peu de pain , il demandait le plus grossier qu'on pût trouver; le pain de seigle lui paraissait trop délicat (1).

Non content de s'interdire tout usage de vin , il buvait rarement de l'eau pure. Sa boisson était le suc de plantes amères. A l'exemple du grand apôtre et pour mieux se prémunir contre les assauts de la chair , il réduit son corps en servitude. Martyr volontaire , il porte dès sa tendre jeunesse, un rude cilice . la mort seule pourra l'en séparer. Il use fréquemment de la discipline, et martyrise son corps innocent comme s'il avait eu des crimes à expier; couchant toujours sur la dure , c'est avec regret qu'il accepte un lit dans sa dernière maladie. La sublimité du ministère apostolique était présente jour et nuit à son esprit. En mesurant ses forces avec le fardeau qu'il s'imposait, il était saisi d'effroi , et n'aurait pu résister au sentiment de son

 

1. Cibus ei aderat panis absque escarum delectatione, neque similigine confectus, sed quam asperior in provincia qua degebat reperiebatur.

 

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insuffisance s'il n'avait sensiblement reconnu la voix de Dieu, dans les ordres de ses supérieurs. C'est pourquoi, attendant tout de la Miséricorde divine , il ne cesse de l'implorer sur lui et sur les pécheurs, espérant que celui qui se sert des éléments les plus faibles pour combattre ce qu'il y a de plus fort, l'élèvera au-dessus de sa faiblesse; qu'il donnera l'onction à ses paroles et qu'il disposera les coeurs à recevoir la divine semence, dont lui , ouvrier assidu de l'Évangile, est chargé de répandre les trésors dans le champ du père de famille (1).

Un missionnaire ne peut réussir et porter du fruit, qu'autant qu'il joint au ministère de la parole, l'exercice de toutes les vertus. Aussi la vie de saint Bernard fut-elle une démonstration vivante de la vérité et de la morale de Jésus-Christ. Mort à lui-même, par la pratique des vertus chrétiennes, il s'était rendu comme naturel l'exercice de la contemplation. Sa sainteté ne contribuait pas moins que sa parole à ramener, dans la voie du salut, les brebis égarées (2). Quiconque connaît le prix des âmes et tout ce que Dieu a payé pour leur rançon, ne sera pas étonné que Bernard, dont le coeur brûlait d'un saint zèle, ait employé toute sa vie à méditer sur les vertus apostoliques et à les pratiquer.

 

1. Die noctuque vacabat orationibus, quas non lantum pro suis, sed etiam alienis delictis ad Deum fundebat.

2. Quem nemo vidit orantem, lacrymantem, verba Dei praedicanlem, in stratum cubantem, vigiliis et jejuniis insistentem, et his similia peragentem , qui valde non stuperet super ejus constantia.

 

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CHAPITRE IX.

MISSIONS DE SAINT BERNARD.

 

Quoique la lumière de l'Évangile ait éclairé la province d'Aoste-dès les premiers siècles de l'Église, et que depuis lors on ait constamment professé le christianisme , le divin flambeau n'y a pas toujours brillé du même éclat. Plus tard, les factions, les guerres, le passage des Normands, les incursions des barbares, en portant le fer et le feu dans les vallées des Alpes, ont trop bien établi le règne du démon dans ces belles contrées. Au Xe siècle, les habitants de nos montagnes vivaient dans une ignorance profonde et dans une grande corruption; la superstition et, en quelque sorte, l'idolâtrie travaillaient à reprendre leur empire sur tout le pays.

Depuis longtemps, du sommet des Alpes pennines descendait un poison mortel, qui causait des ravages alarmants dans les vallées. Entraînés par la crainte, contraints par la force ou séduits par la nouveauté, les habitants des hautes Alpes avaient adopté des rites monstrueux. Leur culte religieux se composait de superstitions mêlées à un reste de christianisme; leurs moeurs n'offraient pas un spectacle moins affligeant. La réforme de tels chrétiens n'est souvent pas moins difficile que la conversion des idolâtres. Quoique les évêques d'Aoste et des diocèses voisins eussent toujours cherché à opposer une digue au torrent, ils n'avaient pu jusqu'ici en tarir la source, ni réparer les ruines qu'il [47] avait causées. Cette mission était réservée à Bernard ; en l'appelant hors de la maison paternelle, Dieu voulait en faire un apôtre pour détruire et arracher, pour planter et pour bâtir, sur les Alpes pennines et dans les diocèses environnants.

L'évêque Griffo, profondément affligé de la corruption dans laquelle une partie de son troupeau était retombée, cherchait un ouvrier évangélique digne de sa confiance, pour l'aider à ramener au bercail ces brebis égarées. Il jeta les yeux sur le chanoine Bernard, dont les succès avaient été si prodigieux dans la ville d'Aoste, et qui, par sa science et. ses vertus, brillait comme un astre dans le clergé. Bernard accepte avec soumission cette nouvelle charge; il parcourt successivement les six vallées du diocèse, et ne laisse pas une paroisse sans y faire entendre sa voix. On sait combien il est difficile de détruire dans des esprits ignorants , les idées et les pratiques religieuses héritées des ancêtres, et qu'un contact assidu avec les infidèles ou les mauvais chrétiens, n'a fait qu'enraciner de plus en plus. Le zèle de Bernard ne se rebute point devant cette difficulté. L'Esprit-Saint, qui l'a orné de tous lés dons indispensables à un missionnaire, enflamme son cœur, anime ses paroles et accélère ses pas. Pour gagner la confiance de ces pauvres villageois, plus égarés que pervertis, il se fait tout à tous; il vit avec eux comme leur père, il souffre de leurs souffrances, et compatit à tous leurs besoins. Tout son extérieur commandait l'amour et le respect; sa voix était forte mais agréable; affable et patient, il accueillait avec la même bonté le pauvre et le riche, le petit et le grand; il avait le don de gagner tous les cœurs. Sa conversation était toujours [48] intéressante ; tous ses discours respiraient le feu divin dont il était embrasé (1). Souvent, pour mieux faire goûter aux auditeurs la douceur du joug de Jésus-Christ et pour leur inculquer les vérités du salut, il assaisonnait ses sermons de quelques saillies ou de quelques traits d'histoire propres à égayer doucement, ou du moins à délasser l'esprit, sans pourtant s'écarter de la réserve que prescrit la chaire sacrée (2). Le ciel bénit ses travaux. Un changement s'opéra dans l'esprit et dans les moeurs des montagnards. La pureté de la foi et le règne de l'Évangile ne tardèrent pas à se rétablir dans les lieux les plus reculés du diocèse.

Des fruits de grâce et de conversion étaient l'heureux résultat des travaux apostoliques du chanoine Bernard; la nouvelle s'en répandit au loin des deux côtés du Mont-Joux. Plusieurs évêques l'appelèrent dans leurs diocèses pour donner des missions. La légende du bréviaire d'Annecy dit qu'il parcourut successivement les diocèses de Sion, de Genève, de Tarantaise, de Milan et de Novare, et qu'à sa voix tout y revêtit une nouvelle forme, tout rentra sous la discipline chrétienne (3). Le manuscrit de Novare ajoute qu'il alla jusqu'à Pavie, alors capitale de la Lombardie.

Quoique les diocèses intermédiaires d'Ivrée, de Verceil

 

1. Cujus verba sic erant idonea , sic salubria,, ut prorsus pateret cor ejus manere semper in Domino.

2. Verbis sic Maris, ut severitatem non desereret; sicque fiebat ut cujusdam suavitatis poculum exutroque temperatum suis auditoribus propinaret.

3. Circumquaque sese difudit sonus verborum illius, et exivit in vicinas terras; sad eum excitatae dioeceses Sedunensis, Cebenensis, Tarentasiensis, Nediolanensis et Novariensis ad meliorem se disciplinam receperunt, et novam induerunt formam.

 

 

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et de Turin ne soient point expressément nommés dans la légende d'Annecy, ni dans le manuscrit de Novare, les auteurs, en nous disant que les travaux apostoliques du Saint se sont étendus à toutes les localités voisines de la ville d'Aoste, et qu'il jetait la divine semence partout où il passait , nous font assez comprendre que ces trois diocèses n'ont point été privés du bonheur d'entendre cet homme suscité de Dieu. Notre Saint se multipliait partout pour corriger les abus , déraciner les vices, extirper les superstitions et rétablir la pureté de la foi. Sa réputation de sainteté était dans toutes les bouches, et sa parole opérait partout des prodiges.

Vers ce même temps, au milieu du Xe siècle, la Lombardie était en proie à des dissensions et à de cruels déchirements. Les prétentions de Bérenger, marquis d'Ivrée, et de son fils Adalbert, à la couronne, y prolongèrent les troubles jusqu'au moment où Othon le Grand vint y rétablir la paix, en 962. Tandis que les bergers du troupeau détournaient leurs regards de dessus leurs ouailles pour s'occuper de politique, la zizanie crût et se propagea dans le champ du Père de famille. L'ignorance y rouvrit la porte à toutes sortes de superstitions , et la corruption des moeurs était déplorable. Parmi les Lettres pastorales qu'Albert Atton, évêque de Verceil, . adressa aux fidèles de son diocèse, il en est une où il leur défend d'ajouter foi aux augures, aux signes des constellations et aux prédications de ces imposteurs, qui se donnaient pour apôtres, afin de mieux accréditer leur doctrine perverse (1).

A la vue de tant d'hommes plongés dans les ténèbres

 

1. Atton a occupé le siégé épiscopal depuis 928 jusqu'en 964.

 

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de l'ignorance et du vice et courbant la tête sous le joug du démon, le coeur de Bernard est navré de douleur; dévoré du feu de la charité , il brave toutes les fatigues, affronte tous les périls. Ne dût-il gagner qu'une âme à Jésus-Christ, il se croirait amplement dédommagé de toutes ses sueurs.

Dans le vaste diocèse de Novare, il poursuit le démon jusqu'en ses derniers retranchements, n'y laissant pas un hameau, pas une chaumière sans les visiter et sans y faire sonner l'heure du réveil. Il pénètre jusqu'au fond des vallées escarpées de l'Ossola, qui confinent au diocèse de Sion sur les Alpes lépontiennes. Descendu dans la plaine, l'homme de Dieu entre dans les palais des grands où souvent la foi est assoupie à L'ombre des jouissances terrestres; il y prêche librement Jésus crucifié. Il sollicite ses auditeurs, les conjure de tourner leurs regards vers le ciel. Se faisant tout à tous, pour les gagner tous à Jésus-Christ, avec une force divine il prêche l'importance du salut aux habitants des châteaux, leur faisant comprendre la nécessité de donner au peuple l'exemple d'une soumission entière à la doctrine et aux lois de l'Église. Sa charité, sa douceur, ses exhortations pathétiques, ses larmes font partout une impression salutaire; le monde perd de nombreux adorateurs, qui rentrent sincèrement dans le bercail du bon pasteur et se remettent, courageux et convertis , à la suite du Maître des âmes.

 

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CHAPITRE X.

BERNARD ÉLU ARCHIDIACRE.

 

Luittifredo venait de succéder à Griffo sur le siège épiscopal d'Aoste. Pierre avait atteint l'âge où l'on ne petit plus compter sur de longs jours. Attaché par les liens les plus chers au diocèse d'Aoste, ce vénérable archidiacre, voyant le retour des fidèles aux saines doctrines et le rétablissement de la discipline chrétienne, en remerciait le Seigneur. Quoique le chapitre cathédral ne manquât pas de sujets dignes de l'archidiaconat , Pierre eut désiré avoir Bernard pour successeur. Aucun autre ne lui paraissait aussi propre à consommer la réforme du diocèse, que celui-là même qui l'avait si heureusement commencée, et qui réunissait si bien les qualités que saint Paul exige des ministres du Seigneur. En rendant un constant hommage au, mérite de Bernard, il laissait percer son désir de l'avoir pour successeur immédiat, et l'on ne peut douter que pour le bonheur du diocèse, il n'ait demandé à Dieu cette faveur. Enfin , usé autant par les fatigues que par son grand âge, Pierre s'endormit dans le Seigneur, léguant au chapitre, à tout le clergé le modèle parfait d'une vie apostolique , et aux fidèles le souvenir d'une sollicitude, d'un amour des âmes qui ne s'était pas un instant ralenti jusqu'à son dernier jour.

Les besoins urgents du diocèse , les temps critiques où l'on se trouvait, tout indiqua qu'il ne fallait point [52] laisser l'archidiaconat longtemps vacant. Après les obsèques du pieux défunt on s'empressa de lui donner un successeur. Le clergé , la noblesse et le peuple n'eurent qu'une voix pour proclamer Bernard archidiacre. On ne pouvait mieux combler le vide que Pierre venait de faire, ni rendre un hommage plus éclatant à ses vertus, qu'en le remplaçant par son disciple et son ami , par celui qu'il avait eu pour conseiller intime et pour, compagnon de ses travaux.

Jamais surprise ne fut semblable à celle de Bernard. Étranger au diocèse, il se trouvait déjà trop honoré d'avoir été agrégé au corps des chanoines de la cathédrale: Le soupçon qu'on pourrait jeter les yeux sur lui pour la dignité archidiaconale , ne s'était même jamais présenté à son esprit. Il met tout en oeuvre pour faire révoquer sa nomination, alléguant son insuffisance morale et physique ; il conjure le chapitre de ne pas l'obliger à,mettre ses défauts en relief, en le plaçant dans une stalle illustrée par tant de vénérables archidiacres, et en dernier lieu par le pieux défunt. Tous les efforts vont se briser contre sa résistance obstinée. C'est la première fois que le chanoine Bernard est tenté de désobéir aux ordres de son évêque. Mû par la défiance de ses forces, par un profond sentiment d'humilité, par la. crainte de ne pouvoir remplir les obligations attachées à une si importante dignité, le saint ne saurait être blâmé d'avoir résisté si longtemps. Combien de personnages célèbres dans les annales de l'Eglise se sont soustraits aux honneurs par la fuite, ou n'ont consenti à les accepter, à les subir que parce qu'on employait contre eux jusqu'à la violence !

Cependant le clergé et les fidèles, sans se décourager [53] et sachant bien qu'il céderait à la fin, persistent dans leur choix. Bernard est en proie à une cruelle anxiété. En acceptant l'archidiaconat, il est obligé d'interrompre , sinon de cesser l'oeuvre des missions. Sans doute la juridiction attachée à cette dignité lui fournira l'occasion de faire quelque bien dans le diocèse, mais à combien de dangers son salut ne se trouvera-t-il pas exposé l Tandis que mille pensées contradictoires opposées tiennent son esprit en suspens et qu'il implore avec larmes l'assistance divine, un rayon de lumière céleste brille à ses yeux. C'est comme archidiacre qu'il doit achever l'oeuvre qu'il a commencée. La superstition ne disparaîtra au sommet des Alpes, qu'avec la destruction des symboles du paganisme. Un hospice confié à des chanoines doit remplacer le repaire de barbares qui menacent la foi et la vie des voyageurs. Saint Nicolas, son guide fidèle, l’aidera à accomplir cette grande entreprise. Bernard savait trop bien distinguer le langage du démon et les illusions de l'orgueil pour méconnaître la voix qui lui parlait. Dans la crainte de résister à la volonté de Dieu, qui semblait se manifester par la voix de tous, il se soumet humblement à porter le fardeau qu'on vient de lui imposer; il s'abandonne entre les mains de Dieu dont il implore le secours, pour remplir les devoirs attachés à sa nouvelle vocation. Il avait fui la grandeur, les honneurs et tout l'éclat du monde pour vivre dans l'obscurité , et il se trouve, contre son inclination, placé sur le chandelier, pour répandre une lumière qui brillera au loin à travers les siècles. C'est en 966, par conséquent la 43e année de son âge, qu'il a été archidiacre.

A cette époque et particulièrement à Aoste , comme [54] , l'observe Besson, l'archidiaconat était la première dignité du chapitre. Celui qui en était revêtu, outre la part qu'il avait dans l'administration générale du diocèse , était aussi vicaire général et. official. L'archidiacre devait connaître des causes appartenant au for ecclésiastique et les juger; il était chargé de former, d'examiner, de proposer les aspirants aux ordres sacrés et de diriger leurs études; c'était un autre devoir de sa charge d'admettre les nouveaux chanoines, de nommer les bénéficiers, de recevoir leur serment et leur profession de foi ; il devait aussi veiller à la pureté et à l'intégrité du dogme, à l'observance de la discipline ecclésiastique et des rubriques de l'Église ; il devait surveiller les curés dans le gouvernement des âmes. L'établissement, la police et la direction des écoles de tout le diocèse le regardaient; l'archidiacre faisait seul, ou conjointement avec l'évêque, la visite des paroisses. Ces nombreuses attributions expliquent l'expression canonique où l'archidiacre est appelé « l'OEil de l'évêque, » Oculus episcopi, et la distinction de sa première place au choeur; un bourdon était placé à sa stalle comme symbole de sa dignité.

Loin de prêter l'oreille à la flatterie, ou de se laisser éblouir par les marques honorifiques du rang qu'il occupe, le nouvel archidiacre n'y voit qu'un pesant fardeau, qu'un écueil de plus, qu'une juste raison d'un compte plus rigoureux et d'un jugement plus sévère au tribunal de Dieu. En sa qualité de coadjuteur de l'évêque, suivant en tout les traces du premier pasteur, il rivalise de zèle avec lui; il s'applique à lui-même les avertissements que saint Paul donne à Tite et à Timothée, prenant la ferme résolution d'être toujours le serviteur de tous et [55] de moins commander par ses paroles que par ses exemples. Bernard, devenu archidiacre, rie s'écarta en rien du plan de vie qu'il avait. formé en entrant dans l' Église. Celui, dit le biographe Richard, qui dans sa maison paternelle aurait pu étaler un grand luxe, porter des habits de soie chamarrés d'or, usait, pour sa personne et pour toutes les dépenses de sa maison, de la plus stricte économie; son but unique était d'augmenter et d'étendre ses aumônes; car tout ce qu'il possédait lui semblait le bien des pauvres , et il s'en croyait simplement l'administrateur. Quand il admettait les pauvres à sa table , ce qu'il faisait souvent, il les traitait avec une largesse qui contrastait avec son modeste ordinaire (1). S'il sortait de l'archidiaconé, c'était pour se rendre à l'église, pour visiter les malades et pour porter à domicile des secours à des pauvres honteux. Ses occupations étaient, autant que possible, distribuées de telle manière qu'il pût assister régulièrement au choeur. Sa modestie et son recueillement inspiraient aux assistants le goût de la piété; on ne pouvait se lasser de contempler la sérénité de son visage et d'entendre la mélodie de sa voix (2). Son assiduité aux saints offices, son exactitude à remplir tous ses devoirs de chanoine, faisaient taire chez les autres prébendaires tous les prétextes d'exemption et d'absence du choeur. Un début si édifiant lui acquit une estime et une autorité qui firent de sa vie un modèle pour tous ; par ses exemples et par ses charitables avertissements,

 

1. Archidiaconus in sua clara vita virtuose perseverans , bona sua pauperibus parcimonisans in propria mensa eis assidue, opulenter ministrabat.

2 Psallebat in choro graciose.

 

 

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il fit disparaître des abus, redonna de la vigueur à la discipliné et affermit la fidélité à la règle. Afin qu'aucun chanoine n'ignorât ce qu'on devait faire pendant la semaine, Bernard le leur disait de vive voix , ou le notait dans un petit tableau destiné à cet usage. Sur un autre tableau appendu à la sacristie, se trouvait une liste des pauvres avec la quote-part des secours qu'on devait leur passer.

Quoique les missions précédentes de Bernard eussent porté d'heureux fruits dans le diocèse, cependant on y remarquait encore des traces du séjour des infidèles. On ne répare pas dans un jour les dégâts d'un torrent impétueux qui a rompu toutes les digues et déposé, dans les campagnes, une épaisse couche de limon; l'extirpation radicale des vices, le retour aux saines doctrines, le rétablissement de l'ordre ne sont pas l'ouvrage d'un seul effort, surtout quand le mal a gagné le coeur. C'est par la maison de Dieu que Bernard va commencer la réforme. Il ne se présente plus comme un simple missionnaire qui instruit et avertit, qui exhorte et supplie; il vient, armé de cette autorité qui commande, qui retranche, détruit et renverse pour réédifier. Il exhume et remet en vigueur les règlements et les décrets des anciens synodes dont il presse et surveille l'observance. Les pasteurs négligents et les rebelles rencontrent en lui une fermeté que la bonté et la douceur de son caractère ne sauraient amollir. Par des règlements pleins de sagesse, il bannit et prévient tous les abus. Tout plie, tout change sous sa main ferme ; la loi de la résidence s'observe régulièrement; on voit fleurir le goût des études avec celui de la retraite; les dimanches et les fêtes la parole de Dieu est annoncée aux fidèles; les enfants [57]  sont catéchisés , les pasteurs reprennent sur leurs troupeaux cette influence que commandent la science et la vertu. Pour donner de la consistance à la réforme, il se fit une règle inviolable de présenter à l'ordination les aspirants seuls qui offraient pour garantie la science et la moralité. Il s'assurait, sous ce double rapport, de la bonne volonté et des dispositions suffisantes de chacun d'entre eux. Examens sévères, qu'il faisait subir lui-même, épreuves longues et suivies, témoignages de personnes dignes de toute confiance; il mettait tout en oeuvre pour obtenir des ecclésiastiques animés de l'esprit de Dieu. Ceux-là seuls étaient préposés à la direction des âmes et nommés aux bénéfices qui se recommandaient par une vie irréprochable et par l'exacte connaissance, ainsi que par la pratique constante de leurs devoirs.

Un autre objet non moins essentiel, non moins digne de sa sollicitude , était l'instruction et l'éducation des enfants. Il n'y a rien de plus important pour la religion, pour l'État, pour le bonheur des familles, que l'éducation. Notre Saint prend tous les moyens pour atteindre un but si important. Dans toutes les paroisses du diocèse, des écoles publiques sont établies; outre les éléments de la doctrine chrétienne, on doit y enseigner la. lecture, l'écriture, la grammaire et le chant ecclésiastique. Il veut que l'éducation de la jeunesse ne soit confiée qu'à des maîtres connus, chez qui la science et la moralité garantissent assez l'aptitude aux fonctions délicates de l'enseignement.

Bernard voulait savoir par lui-même si les pasteurs s'acquittaient de leurs devoirs, s'ils annonçaient la parole de Dieu, comment ils administraient les sacrements, [58] s'ils pourvoyaient aux besoins spirituels et temporels dé leurs troupeaux; c'est pourquoi il se fit un devoir de visiter le diocèse entier tous les trois ans. Il eut toujours un soin particulier de la maison de Dieu, et de tout ce, qui pouvait intéresser l'ornementation des églises; la gloire de Dieu, l'esprit de religion, la paix, l'union entre les ouailles étaient la fin qu'il se proposait. Il avait un don tout particulier pour réconcilier les ennemis et pour éteindre les procès. S'il était obligé, en qualité d'Official, de juger et de porter sentence, il ne le faisait qu'après un mûr examen, avec tant de prudence et d'intégrité, que la partie vaincue était obligée de rendre hommage à son entier dévouement à la cause de la vérité.

Les travaux d'un ministère pénible et les fatigues sans nombre qu'il lui fallait éprouver pour parcourir des pays difficiles, des vallées escarpées, des gorges profondes et des torrents ne lui firent rien diminuer de ses austérités ordinaires; il savait toujours trouver du temps pour prier, pour répandre mille bienfaits, pour visiter les pauvres malades et leur faire des aumônes proportionnées à leurs besoins. Enfin, rétablir le règne de la piété sur les ruines du vice, raviver la foi dans les coeurs, purger le diocèse des superstitions et des erreurs que les barbares y avaient semées et que, l'ignorance y avait fait germer : tels furent les premiers efforts du saint archidiacre; mais il ne devait assurer la durée de ses succès qu'en détruisant l'asile où l'idolâtrie s'était réfugiée et d'où s'exhalait une influence pestilentielle qui répandait la mort pour bien des âmes dans les vallées des Alpes.

 

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CHAPITRE XI.

COUP D'OEIL SUR L'ANCIEN MONT-JOUX.

 

Les Alpes qui séparent la Gaule de l'Italie étaient anciennement traversées par divers passages. Le plus célèbre et le plus fréquenté était le Mont-Joux, les Alpes Pennines des Anciens, et qu'on appelle aujourd'hui le Grand-Saint-Bernard. Or, au sommet du col, où se terminent du côté du nord le pays des Véragres , et au midi, celui des Salasses, les populations adoraient une idole nommée le dieu Pen, mot qui, en langue celtique, signifie « très-élevé». Nous allons voir ce que devint le culte du dieu Pen.

Jules César, cinquante-cinq ans environ avant l'ère chrétienne, fit passer les Véragres sous le joug romain et s'empara du passage de Mont-Joux. Trente ans plus tard, l'empereur Auguste envoie une expédition contre les Salasses et se rend maître de leurs défilés. Après la défaite de ces fiers montagnards , le général romain vint inaugurer le culte du père des dieux au sommet du col de Mont-Joux; il remplaça le simulacre de la divinité des Véragres et des Salasses par une statue de Jupiter, érigée sur une haute colonne, portant l'inscription : Jovi Optimo, Maximo, au très-grand et très-bon Jupiter. On ne répudia pas le mot Pen, soit qu'il exprimât en quelques points les attributs de la divinité du Capitole, soit que les Romains eussent voulu se ménager les habitants des Alpes en respectant le dieu de [60] leur choix et en l'identifiant avec le leur, sous le nom de Jupiter Pennin.

Des auteurs, font dériver les noms d'Alpes pennines et de Pennin de Paenus, carthaginois; ils prétendent qu'Annibal, en venant d'Espagne pour entrer en Italie, a pris la route de Mont-Joux, et que la montagne et le Dieu ont conservé le souvenir de ce mémorable événement; mais cette opinion est peu vraisemblable et il vaut mieux s'en tenir à l'étymologie celtique de Pen, et voir dans la divinité adorée par les Salasses un dieu des « montagnes ».

Quoiqu'il en soit de ces questions, il est du moine certain que les Romains, une fois maîtres des vallées latérales du Mont-Joux, y ouvraient au commerce une voie importante et dont on trouve, après tant de siècles, quelques vestiges laissés dans le roc. Cette voie à travers les Alpes, transformée plus tard en route de second ordre, est encore aujourd'hui un passage très-fréquenté. Des pierres milliaires, échelonnées sur la route, marquaient les distances entre Octodure (Martigny) et Augusta Praetoria (Aoste).

Sur un petit plateau à dix minutes au couchant de l'hospice actuel, des débris épars et nombreux, attestent l'existence d'un temple consacré à Jupiter. Le vaste emplacement occupé par cet édifice, les fragments de briques qui recouvrent le sol, des pierres taillées en corniches, décèlent le luxe et l'élégance que les Romains mettaient dans les monuments de ce genre; on y voit aussi la preuve que ce temple était un lieu d'asile où les voyageurs venaient demander la protection de leur dieu. Les nombreux ex voto, les tablettes votives trouvés dans des fouilles récentes, prouvent que ce passage, [61] aujourd'hui rendu plus facile, a toujours été regardé comme dangereux.

Le Mont-Joux a vu passer tour à tour les armées des Celtes, et celle des Carthaginois pour porter la guerre en Italie. Au moyen-âge bien des princes temporels et même des souverains pontifes l'ont gravi; mais notre montagne a été encore bien plus illustrée, si , comme une tradition soutenue par des auteurs respectables nous l'assure , elle a été traversée par le prince des apôtres l'an cinquante-sept, et plus tard par cette héroïque légion qui, vers la fin du troisième siècle, arrosa de son sang les campagnes d'Agaune.

Au temple de Jupiter, les Romains avaient annexé un refuge (mansio) où les envoyés (missi) des empereurs trouvaient un abri dans le besoin , et tout ce qui leur était nécessaire pour franchir la montagne plus sûrement et avec plus de célérité. Quand la croix fut arborée sur le Capitole, lés empereurs chrétiens donnèrent plus d'extension au refuge, le convertirent en hospice pour tous les voyageurs et l'entretinrent aux frais de l'État. Les Bretons et les Gallo-Romains, que la piété et la vénération pour le tombeau des saints apôtres attirait à Rome , prenaient ordinairement la direction de Mont-Joux. Pour toute la ligne des Alpes pennines, il y a dans plusieurs communes , des hôpitaux qui conservent encore aujourd'hui le nom d'hospices des pèlerins. Les Irlandais , les Écossais et les Anglais , qui avaient fondé de nombreux hospices dans les Gaules pour faciliter à leurs compatriotes le pèlerinage de Rome , s'empressèrent aussi de concourir à l'entretien de l'hospice de Mont-Joux. La nomination des directeurs appartenait aux souverains; la charge [62] des approvisionnements et la surveillance du personnel étaient confiées à des ecclésiastiques ; ainsi Hartman chargé de cet office et aumônier de Mont-Joux, est, en 859, appelé à occuper le siège épiscopal de Lausanne.

Nous trouvons une dernière mention de l'ancien hospice dans un acte passé, en 859, entre Lothaire ; roi d'Austrasie et son frère Louis, roi d'Italie. Dès ce moment il paraît tomber pour n'être relevé qu'un siècle plus tard. Comment serait-il resté debout au milieu des luttes sanglantes et opiniâtres dont les Alpes pennines devinrent le théâtre, depuis la fin du IXe siècle ? Comment aurait-il échappé aux dévastations des Sarrazins qui succédèrent à celle des Hongrois?

Rodolphe, roi de la Bourgogne transjurane, couronné à Saint-Maurice en 888, s'empresse, pour couper le passage à Arnoul , roi de Bavière , d'occuper les Alpes pennines. Cependant Arnoul passe en personne le Mont-Joux et pénètre jusqu'à Saint-Maurice sans pouvoir déloger entièrement l'armée ennemie des. positions qu'elle occupe sur les Alpes. Revenant sur ses pas , il devait trouver convenable à ne pas épargner un hospice dont Rodolphe s'était. servi et se servait encore comme d'un retranchement.

En 923, une armée de Hongrois s'élance sur la Germanie qu'elle dévaste ; de là passant en Italie sous la conduite de Bérenger , elle brûle la ville de Pavie, pille les églises et égorge les ministres des autels. Après avoir mis la Lombardie à feu et à sang , et comme ils se disposent à passer en France, ils trouvent dans ces régions une résistance obstinée. Les mêmes barbares envahissent la Bourgogne en 935 et la couvrent de [63] ruines; mais Rodolphe II les force à repasser les Alpes, et ceux qui ne tombent pas sous l'épée du vainqueur, se réfugient dans les antres des montagnes.

Les Sarrazins venus de l'Afrique et attirés par le butin et le pillage, avaient déjà dévasté l'Espagne et le midi de la France, lorsqu'une de leurs nombreuses cohortes pénètre dans la vallée du Rhône. A mesure qu'elles avancent, ces hordes se grossissent de toute sorte d'éléments divers, n'ayant d'autre lien pour les unir que celui d'une commune férocité. La bande qui se dirigea sur le Valais, après l'occupation,de l'Entremont, prit station sur le Mont-Joux. Hugues, conte, de Provence , loin de l'y inquiéter , la chargea de fermer le passage à son compétiteur à la couronne d'Italie, Bérenger II. Voilà comment à cette époque reculée le Mont-Joux était devenu un repaire de brigands, détroussant les voyageurs , égorgeant les caravanes de pèlerins ou les écrasant par des blocs de rochers roulés sur elles des plus haut sommets de la montagne.

Or, il n'y a rien d'étonnant que ce ramas de mécréants juifs, musulmans et païens , avec quelques chrétiens parjures a leur foi, aient rétabli le culte du démon dans les ruines de l'ancien temple de Jupiter. Ce n'est pas sans doute qu'ils aient réveillé le culte du Jupiter antique, un culte qui était bien éteint alors; mais du moins ils purent se reprendre au souvenir d'un dieu quelconque, ennemi du véritable et vrai Dieu, qui avait été adoré dans ces contrées. Il put arriver aussi que ces symboles idolâtriques qu'ils retrouvaient debout, en aient entraîné un grand nombre à des croyances et à des rits superstitieux. De tels excès d'une, raison dégradée se comprennent moins difficilement, quand on [64] voit ce qui se passe de nos jours. Tant de sectes extravagantes ou perverses qui se sont formées en. plein XIXe siècle , nous expliquent comment une sorte de paganisme ,a pu reprendre racine dans ces temps malheureux , de plus on sera moins étonné de l'affaiblissement de la foi , et de la corruption de moeurs, dans lesquels étaient tombés les habitants des environs de Mont-Joux , si on réfléchit que bon nombre de ces infidèles s'établirent dans les parages, et contractèrent des alliances avec les filles du pays.

Les trois manuscrits qui donnent un abrégé succinct de la vie de saint Bernard, s'accordent à dire qu'au milieu du Xe siècle, il y avait au sommet de Mont-Joux une statue de Jupiter dont les démons s'étaient emparés; que ces esprits de mensonge donnaient des réponses à ceux qui venaient les consulter, et qu'il s'y formait un grand concours de gens avides du merveilleux.

Outre la tradition populaire et l'opinion commune, qui sont ici d'accord avec les manuscrits, plusieurs auteurs en crédit, dans leur biographie de saint Bernard, ont considéré la destruction de cette idole et l'expulsion des démons, comme un de ses faits les plus merveilleux, et n'ont fait aucune difficulté d'admettre l'action positive de l'esprit malin sur la statue. Le savant Papebroch, collaborateur de Bollandus, admet le récit du manuscrit de Richard dont il avait une copie. « Saint Bernard , dit à ce sujet Charles de la Basilique, appelé plus comnunément Bascapé, s'était rendu redoutable aux démons; il avait un grand empire sur eux ; il les a souvent chassés et en a purgé le Mont-Joux. » — « Le plus éclatant miracle opéré par le saint archidiacre d'Aoste, [65]  selon Gabriel Pennato, est d'avoir renversé sur le Mont-Joux la statue de Jupiter, dans laquelle les démons s'étaient renfermés pour donner leurs réponses et  rendre, comme on le croyait, la santé aux malades. (1) » Les chanoines réguliers de Latran et ceux du diocèse d'Annecy, ont, dans leurs bréviaires, des légendes conformes aux manuscrits (2).

Or l'antique ennemi veille toujours; ce n'est pas d'aujourd'hui seulement qu'il lui plait de montrer sa puissance; on en suit la trace à toutes les époques de l'histoire. « La ruse des démons, dit Tertullien, est de nuire par des maléfices, pour pouvoir prescrire ensuite des remèdes curatifs des mêmes maladies, qu'ils ont données , accréditant ainsi l'idée qu'ils font des miracles, et qu'ils guérissent leurs adorateurs de toutes leurs infirmités. » C'est aussi par ce stratagème qu'ils s'efforçaient de retenir dans l'erreur les habitants de nos vallées dont la

 

1. Domesticis monumentis proditum est in hoc monte idolum quoddam fuisse, quod petentibus responsa dederit.

2. Après les faits cités par M. de Mirville, dans un livre récent, faits que le logicien le plus sévère ne saurait révoquer en doute, il est difficile de nier l'intervention des démons et leur persistance dans les choses humaines. Les événements qui ont tant retenti dans ces dernières années, les tables tournantes et parlantes ont assez proclamé l'existence du surnaturel , et ceux qui ont pris la peine de réfléchir sur ces faits étranges , ont pu se convaincre qu'ils étaient bien directement l'œuvre dès démons. Nous pourrions citer, relativement à l'influence des démons sur notre monde, des faits nombreux tirés de la vie des Saints. Si le lecteur voulait en connaître de plus frappants encore, il n'aurait qu'à jeter un coup d'oeil sur la vie de saint Grégoire Thaumaturge (Godescard , 17 novembre, tom. II, édition de Lyon , 1833.)

 

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crédulité égalait l'ignorance (1). Ils attiraient les chrétiens par des paroles ambiguës et. par un verbiage confus et inintelligible, arrêtant ainsi es progrès de la foi et poussant les adorateurs du vrai Dieu dans la voie de la perdition (2). Ici la violence s'unissait à la ruse; ce que celle-ci ne pouvait obtenir était -arraché de force par les gardiens de l'idole. On exigeait la dîme de tout ce que les passants pouvaient avoir, et on la prenait de force, non-seulement sur les choses, mais encore sur les personnes. Le dixième, entre les voyageurs qui passaient, était saisi , dépouillé, peut-être même égorgé par cette troupe de brigands. Il est facile de concevoir dans quelle pression se trouvaient tenues les populations voisines en proie à tant de séductions, à tant de violences.

Au sommet des Alpes-Graïes   aujourd'hui le Petit Saint-Bernard, un riche propriétaire, nommé Polycarpe, avait aussi établi un talisman d'idolâtrie. Les regards du voyageur étaient frappés et fascinés par la clarté resplendissante d'une grande escarboucle placée au-dessus d'une haute colonne: Cette pierre était appelée l'oeil de Jupiter, par lequel ce dieu voyait, disait-on , les langueurs et les infirmités humaines. On croyait obtenir la guérison des maladies, et l'on cherchait à s'en préserver, en adorant les esprits qui y résidaient et en leur faisant des offrandes.

Il peut paraître étonnant qu'au milieu du Xe siècle, il y eût encore la statue de Jupiter sur le Mont-Joux. Mais

 

1. Datant aegritudines varias, post quas gentes simplices montante sanitatem et remedia recipere putabant.

2. Loquacitatum vocibus Christianitatem succrescentem nitebantur in interno perimere. (Mss.)

 

 

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les statues de presque toutes les divinités qu'adoraient les Grecs et les Romains , ne sont-elles pas venues jusqu'à nous? Le Christianisme n'a point voulu détruire tous les objets du culte des idoles. En laissant subsister tous les monuments de l'ancienne superstition, dont quelques-uns étaient des chefs-d'oeuvre de l'art, et mettant sous les yeux des nations ces simulacres de dieux « qui ne voient point, qui n'entendent point et qui ne parlent pas (Psalm. 113), » il faisait mieux ressortir l'excellence de la religion de Jésus-Christ, et son triomphe sur le paganisme. Il n'est donc point incroyable que l'ancienne statue de Jupiter sur le Mont-Joux , ait été conservée dans un appartement de l'ancien hospice, ou que ceux qui venaient de s'y établir en aient taillé une nouvelle sur le modèle des nombreuses statuettes qu'ils avaient sous les yeux.

Le Mont-Joux, déjà si disgracié par la nature, nous apparaît , pendant plus d'un siècle, recouvert d'un voile funèbre. De quelque côté qu'on jette les yeux, des ossements humains frappent la vue et inspirent la terreur. Le passage, au bas de la vallée, est entravé par des blocs de rochers lancés sur les caravanes de pèlerins par les barbares qui bordaient les hauteurs. Les corps de ces martyrs étaient laissés en pâture aux bêtes sauvages. Quelquefois, on les ensevelissait sous des monceaux de pierres; d'autrefois, pour les dérober à la vue et moins frapper l'imagination des passants, on les jetait dans l'eau ou d'ans des fentes de rocher. La route des Romains était partout obstruée et rompue. Pour cette oeuvre de destruction la main de l'homme s'était unie à l'injure des saisons. Nul n'osait plus s'aventurer dans ce désert où le voyageur, qui avait pu échapper aux [68] précipices et aux avalanches, tombait dans des mains habituées au vol et au meurtre.

La vérité et l'erreur, la vie et la mort se sont longtemps disputé l'autorité sur la montagne. Chacune y eut alternativement son culte et son temple. L'asile du Christianisme, qui avait remplacé l'autel souillé par un sang impur, se trouvait converti en une caverne de brigands. Le roc qui, au IVe siècle, avait été sanctifié par le signe de la Rédemption, et qui servait de fondement à un édifice élevé en l'honneur du Dieu des armées, était alors, au Xe siècle, souillé, profané par toutes, les abominations que l'enfer peut inspirer. Mais Dieu, lassé de tant de crimes, va mettre enfin un terme à ces scènes d'horreur. Il a suscité un homme qui doit purifier ce désert, et renverser pour toujours les autels consacrés au démon. Les noms de Mont-Joux, de Mont-Pennin, vont tomber dans l'oubli, pour faire place an nom béni du héros qui doit y rouvrir un port de salut et rendre ces lieux arides aux cantiques sacrés qui avaient autrefois retenti sur leurs sommets. Ces masses de rochers, qui naguère ne se transmettaient, d'écho en écho, que les, blasphèmes des assassins, les gémissements et les râlements des mourants , rediront le nom du vrai Dieu et les bienfaits de la religion. Le principal résultat de ce triomphe fut dû à saint Bernard.

 

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CHAPITRE XII.

SAINT BERNARD RENVERSE LA STATUE DE JUPITER SUR LE MONT-JOUX.

 

 

La ville d'Aoste est un jour toute en émoi. Neuf pèlerins français, descendus du Mont-Joux, apportent la triste nouvelle qu'ils y ont laissé un de leurs compagnons de voyage. Celui qui tenait le dixième rang dans la petite caravane, a été pris de force et retenu captif par les hommes qui habitent le col de la montagne. Ni les prières, ni les larmes de la victime, ni celles de ses compagnons, ne purent fléchir les brigands. Ils rejetèrent même l'offre de tout ce que chaque pèlerin portait sur soi.

Ce n'était point la première fois que de semblables scènes venaient affliger le cpeur dés habitants d'Aoste et de toute la vallée, depuis la victoire que Conrad le Pacifique avait emportée sur les Hongrois et sur les Sarrasins, en les animant au combat les uns contre les autres. Ce prince, satisfait du succès de son stratagème, et se félicitant d'avoir délivré la Bourgogne de la présence des barbares, n'alla point déloger de Mont-Joux la bande redoutable qui gardait ces défilés. Ces hommes féroces s'y trouvaient plus fièrement installés que jamais; ils y séjournaient toujours depuis que le comte Hugues leur avait confié la défense du passage. Peut-être même trouvait-il intérêt à les y laisser, comme des sentinelles avancées, contre les ennemis qui pourraient lui [70] venir du côté de l'Italie? L'archidiacre d'Aoste, au contraire, ne connaît que la politique de l'Évangile. Tolérer, au milieu de la chrétienté, une poignée d'infidèles et de scélérats qui ne vivent que de rapine, qui professent ouvertement l'idolâtrie, et qui ne cherchent qu'à propager le culte impur des démons , lui paraît une indifférence monstrueuse, un crime de lèse-majesté divine que rien ne saurait excuser. Il avait vu les déplorables effets que ce voisinage avait produits sur l'esprit et sur les moeurs des montagnards; le danger d'un retour à la superstition ne pouvait disparaître qu'avec la destruction de l'idole et la dispersion de ses gardiens. A l'exemple de David, Bernard s'offre pour combattre et chasser le géant de Mont-Joux, pour y replanter le symbole du salut sur les débris de l'autel consacré au démon.

Quoiqu'il ait pleine confiance en l'assistance divine, dans une entreprise où il n'avait en vue que la gloire de Dieu et le salut du prochain, cependant il invoque encore le secours de saint Nicolas qui, fidèle à la promesse faite au château de Menthon, écoutait toujours favorablement ses prières. Le saint évêque de Myre vint le confirmer dans son héroïque résolution. Nous citons ici les paroles de l'archidiacre Jean de Ceylan: « Saint Nicolas lui apparut sous les dehors d'un pèlerin et lui dit : « O Bernard ! gravissons ces hautes montagnes ; nous mettrons en fuite les démons , nous renverserons cette statue de Jupiter, dont ils se sont emparés pour perpétuer le trouble parmi les chrétiens, nous la briserons avec sa colonne et son escarboucle ; ensuite nous fonderons deux hospices pour l'utilité des pèlerins qui veulent. traverser les deux montagnes; allez vous entendre avec votre évêque; [71] présentez-vous le dixième dans la bande; puis vous conjurerez les démons; vous lierez la statue avec une étole bénite, et vous en disperserez les débris dans  les cahos des montagnes; vous y anéantirez ainsi la puissance du mal jusqu'au jour du jugement (1). »

Pleinement rassuré et encouragé par cette vision , Bernard se rend auprès de l'évêque, pour lui faire part d'un projet qu'il nourrissait depuis sa promotion à l'archidiaconat, et de l'ordre qu'il vient de recevoir de ne point en différer l'exécution. Il le prie d'inviter les fidéles de tout le diocèse à adresser au Seigneur de ferventes prières, et à se rendre, autant que possible, à la. cathédrale au jour désigné, pour accompagner processionnellement l'archidiacre, au moins jusqu'au pied de la montagne. De son côté, Bernard passa les jours intermédiaires dans des prières non interrompues et dans un redoublement d'austérités.

Les neuf pèlerins qui avaient perdu leur compagnon à Mont-Joux, s'arrêtèrent quelques jours à Aoste. Peut-être espéraient-ils y voir arriver le captif, ou bien furent-ils retenus par Bernard, pour qu'ils retournassent sur la montagne avec lui? Au jour fixé, le clergé et les fidèles

 

1. Richard et l'auteur de la légende conservée à l'hospice, mentionnent aussi l'apparition de saint Nicolas, pour donner ces instructions à son dévoué serviteur. — En 1157, un voyageur, qui prenait plaisir à faire tourner les tables, un spirite, comme on le dit maintenant, voyant que les chanoines de l'hospice du Saint-Bernard avaient des doutes par rapport à ce jeu redoutable, voulut les convaincre par l'expérience: Tous ses efforts furent inutiles; les tables restèrent aussi calmés que nos rochers, et le voyageur étonné ajouta: «Voici la première fois qu'elles ne m'obéissent pas. » Ainsi s'accomplissait la promesse de saint Nicolas : l'ennemi n'avait plus son entrée dans la montagne.

 

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qui avaient répondu à l'appel , se rendent de grand matin à la cathédrale. Bernard, revêtu des ornements de diacre, tenant en main le bourdon ou le bâton archidiaconal, va se prosterner aux pieds de l'évêque, pour lui demander sa bénédiction. La procession s'achemine vers la montagne redoutable. La marche est calme; tous, dans un saint respect, élèvent vers le Tout-Puissant des mains suppliantes , pour qu'il daigne bénir, protéger et fortifier celui qui se dévoue courageusement pour sa gloire et pour le salut du peuple. Tout le clergé d'Aoste se fait un devoir d'accompagner son archidiacre. On implorait, dans le trajet, le secours du Ciel, en chantant les Psaumes désignés par le Rituel. Arrivé avec le cortége au dernier village de la vallée, ancien bourg dédié à saint Remy, Bernard congédie le clergé et invite les pèlerins à l'accompagner jusqu'au sommet de la montagne. Le calme, la sérénité et la joie qui se peignent sur son visage, rassurent ses compagnons et relèvent l'espérance des populations.

Les armes spirituelles que Bernard allait employer pouvaient suffire à délivrer Mont-Joux de l'influence du démon, en le réduisant à l'impuissance; mais pour purger la montagne des Sarrasins et des brigands qui l'occupaient depuis plus d'un demi-siècle, les moyens humains étaient nécessaires. Il fallait repousser la bande ennemie , la mettre en fuite , détruire son abri et lui rendre ce séjour impossible pour l'avenir. Or, la présence d'une force supérieure pouvait seule. obtenir ce résultat. On peut donc présumer qu'en outre des pèlerins français, de nombreux habitants d'Aoste ont suivi l'archidiacre, bien résolus d'employer les armes, s'il le fallait, pour déloger les satellites de l'idole. En disant [73] que Bernard ne renvoya que le clergé (1), Jean de Ceylan autorise notre conjecture.

Un orage, tel qu'on en voit souvent sur les montagnes durant la belle saison, vint ajouter à l'inquiétude des moins courageux de la compagnie. Aux approches du col de Mont-Joux , un brouillard enveloppe soudain l'archidiacre et ses zélés coopérateurs. D'épaisses ténèbres leur dérobent, dans ces gorges resserrées, la direction à tenir pour gagner le plateau où ils trouveront la statue. En même temps le tonnerre gronde et semble ébranler les rochers suspendus sur la tête des voyageurs ; la foudre sillonne les nuages qui, portés avec impétuosité, laissent échapper une pluie mêlée de grêle et de neige, des torrents se forment instantanément , roulant des pierres, creusant des crevasses et rendant le passage impraticable. La caravane trempée, engourdie, fatiguée, sent son courage se refroidir et hésite à continuer sa marche. La plupart regardent cette tempête comme un signe de mauvais augure, si même elle n'est pas excitée par le génie du mal , qui la rendra plus redoutable à mesure qu'on approchera de sa forteresse. Tandis que tous sont saisis de crainte et se laissent aller à un cruel pressentiment, Bernard seul reste impassible; il ranime le courage de ses compagnons par l'assurance de la victoire; sa joie contraste avec l'abattement général (2).

Aux approches du point culminant, avant d'entrer dans le vestibule de l'ancien temple, l'archidiacre se fait précéder par les neuf pèlerins français, afin d'occuper

 

1. Dimisso clero.

2. Victoriae confidens, gaudens et peregrinos confortans per montem meavit.

 

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la place périlleuse où les gardiens du poste choisissaient leur victime. En arrivant , il passe sous le portique et aperçoit à quelques pas la statue sur son piédestal ; il marche vers elle d'un pas assuré, et au moment où les ministres de l'idole vont le saisir, « il conjure, au nom de Jésus-Christ, le démon avec ses complices; puis  il jette au cou de la statue son étole bénite qui, à l’instant, se change miraculeusement en une chaîne de fer, sauf les deux bouts qu'il avait à la main; il tire, à lui la statue qui vient se briser à ses pieds. C'est Dagon terrassé et mutilé par la présence de l'arche d'alliance. Aussitôt après, il lie, avec la même chaîne, le magicien qui faisait les fonctions de ministre de l'idole. » Il est probable que ce fameux récolteur de dîmes, qui répandait la terreur par sa taille gigantesque, par ses forfaits et par ses oracles, comptant sur l'appui de ses compagnons, a essayé de résister. M. Reinaud croit même qu'il y a eu lutte; mais que peut l'ange des ténèbres contre celui qui marche à lui, au nom du Dieu des armées? L'ange Raphaël a relégué dans les déserts de l'Égypte supérieure le démon Asmodée, qui ne cessait de répandre le deuil dans la maison de Raguel. « Bernard confine le démon de Mont-Joux avec ses complices dans les glaces éternelles, jusqu'à la fin des temps, et leur commande, au nom du Dieu tout-puissant, de cesser pour toujours leurs maléfices sur la montagne. »

Pour perpétuer le souvenir de ce fait, l'un des plus glorieux dans l'admirable vie du Saint; afin de le mettre, pour ainsi dire, sous les yeux des peuples, les peintres ont su, en suivant la tradition, donner cours à l'imagination. Debout, tenant d'une main le bâton [75] archi-diaconal , de l'autre l'étole changée en chaîne de fer, l'archidiacre passe ce lien miraculeux au cou d'un dragon étendu sous les pieds de son vainqueur. C'est ainsi qu'on représente saint Bernard, pour désigner qu'il a, nouveau saint Georges, vaincu et enchaîné le dragon de l'Apocalypse.

Le saint archidiacre ne s'arrête à Mont-Joux que le temps nécessaire pour faire évacuer le poste. Après la retraite des satellites du géant, il bénit ces lieux souillés naguère par tant d'abominations. Une croix, plantée sur les ruines de la caverne est le premier signe du monument qui va s'élever sur ce passage si redouté.

Sur le passage de Bernard, qui redescend la montagne, les fidèles se pressent pour connaître le résultat de la périlleuse expédition. La nouvelle de ce qui s'était passé à Mont-Joux avait devancé à Aoste le retour du Saint et y avait causé une joie générale. Le succès qu'il vient de remporter, comparable au triomphe de David sur le géant Goliath, devait être exalté et célébré de la même manière. Les femmes d'Israël allèrent au devant du roi, en témoignant leur réjouissance ; le clergé d'Aoste, au retour de son archidiacre, va processionnellement à sa rencontre. On se rend à la cathédrale où l'on entonne un Te Deum solennel, auquel répondent tous les fidèles (1).

L'archidiacre fait le récit détaillé des circonstances de son voyage. Il invite l'auditoire à adresser de vives actions de grâces à Dieu, qui venait de signaler, d'une manière si admirable , la puissance de son bras. La

 

1. Postea rediens Augustam, totus clerus cum processione et populo gaudentes sibi obviant cum jucunditate ipsum receperunt.

 

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tâche de Bernard n'est cependant pas achevée. L'escarboucle qui surmonte la colonne de porphyre sur les Alpes graïes, se rattache à la statue de Mont-Joux; elle n'est pas moins un objet de superstition, elle doit donc subir le même sort. 11 supplie encore le clergé et les fidèles de l'accompagner de leurs voeux et de leurs prières, dans cette seconde excursion.

Après avoir pourvu à tout, il demande une deuxième fois la bénédiction de son évêque , puis il s'achemine seul vers la montagne, comptant sur la protection de saint Nicolas et de son Ange gardien. Arrivé sur le plateau, le Saint s'approche de la colonne, brise l'œil de Jupiter et en jette la poussière aux vents; il exorcise ces lieux sauvages , puis il les bénit. Libre alors, et vainqueur dans cette bataille contre l'ennemi du genre humain; Bernard ne se reposera pas; l'infatigable archidiacre veut, jusqu'à la fin, consacrer toutes ses forces à la gloire dé Dieu et au salut des âmes; il reprend ses fonctions ordinaires, mais aussi il s'occupe de tout ce qui est nécessaire pour relever au plus tôt l'hospice de Mont-Joux.

La réputation de sainteté que lui avaient. acquise ses vertus et ses missions, reçoit encore un nouvel éclat par ces derniers et étonnants prodiges. Son nom est dans toutes les bouches; on ne le prononce qu'avec respect. Tant de témoignages d'estime et de confiance auxquels il ne pouvait se soustraire, le soumettaient à une dure épreuve. Toujours en garde contre le poison de l'orgueil, ne voyant que sa faiblesse, il ne se regardait que comme un instrument dont Dieu daignait se servir, pour accomplir ses vues de miséricorde sur les habitants des Alpes. Plusieurs auteurs, fondés sur une [77] ancienne tradition, disent que l'évêque Luittifredo, juste appréciateur des mérites de son archidiacre, voulait lui céder son siège et sa dignité. « Ce vénérable prélat, au rapport du Père Genando, professait pour Bernard la plus haute estime, et ne cessait de lui donner les marques de la plus tendre amitié ; il l'aimait dans le Seigneur. La sainteté de l'archidiacre, sa simplicité, la pureté de son âme, son amour de Dieu et son ardente charité pour le prochain, se présentaient à l'esprit du pontife avec tant d'éclat, qu'il ne se lassait pas de les admirer. Oh ! combien de fois une pieuse contestation s'élevait entre ces deux âmes angéliques. En se comparant l'un à l'autre, chacun ne voyait que ses défauts et ses imperfections, chacun voulait être, au-dessous de l'autre et se le proposait pour modèle. C'est par cette sainte émulation qu'ils s'encourageaient à faire chaque jour de nouveaux progrès dans la voie de la perfection évangélique. »

 

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CHAPITRE XIII.

SAINT BERNARD RÉTABLIT L'HOSPICE DE MONT-JOUX.

 

 

            Après la dispersion des brigands qui rendaient le Mont-Joux si redoutable, la vallée des Alpes pennines n'était pas moins un défilé sauvage, où le voyageur courait mille dangers. Une distance de cinq à six lieues sépare les derniers villages situés aux pieds opposés de la montagne, et dans tout cet espace, depuis la ruine du premier hospice, aucune habitation n'offrait un abri. [78] Aujourd'hui encore, malgré les jalons qui indiquent le sentier, et malgré les précautions qu'on prend et les secours qu'on y rencontre, les passants perdent quelquefois toute trace de chemin. S'ils sont surpris par les brouillards ou par la nuit, s'ils succombent à la fatigue, ils attendent, ils appellent en vain du secours: ils n'ont pour réponse que le silence du désert.

C'est surtout quand la mauvaise saison vient ajouter son influence à l'éternelle rigueur de ces hautes régions, c'est alors que les chances devenues plus périlleuses font sentir la nécessité d'un hospice. Dès la fin du mois de septembre jusque au mois de juin, des brouillards épais, des neiges profondes , accumulées par les vents, viennent régulièrement fixer leur séjour dans les gorges resserrées des Hautes-Alpes. Souvent, même avec les mesures prises aujourd'hui, il faudrait faire bon marché de sa vie, pour affronter ces redoutables passages, qui ont fait tant de victimes. Malheur au voyageur qui, à certains jours, s'aventurerait dans ces défilés sans un guide fort et expérimenté ! En hiver, dès qu'il a quitté les dernières habitations, il n'aperçoit plus un seul vestige de sentier; il va au hasard, il trace lentement son pénible sillon; la neige, transportée et amoncelée par les vents, lui présente une barrière difficile à franchir, et plus d'une fois dérobe à ses yeux un gouffre où il va se précipiter.

Si le ciel est pur, le voyageur voit devant lui plusieurs vallées escarpées, sans connaître celle vers laquelle il doit diriger ses pas. Les brouillards viennent-ils l'envelopper ? Il ne sait ni où il est ni où il va. Souvent, croyant avancer, il revient sur ses pas aussitôt effacés. Les plus robustes montagnards, malgré leurs courses [79] habituelles au milieu des neiges, ne. sont pas rassurés; une méprise les expose eux-mêmes à s'égarer. Le vent qui semble léger au commencement, acquiert bientôt la force d'un ouragan, coupe la respiration du voyageur et risque de le suffoquer; il l'enveloppe d'un tourbillon de neige, la lui introduit dans les yeux qui ne s'ouvrent qu'avec effort, l'insinue dans les vêtements, l'attache aux cheveux, aux cils, aux sourcils, forme enfin surtout le corps comme une couche de glace. Alors, la marche devient plus lourde et plus embarrassée, tous les membres s'engourdissent. Dans cette situation, si l'on a la malheureuse faiblesse de céder au pressant besoin de s'asseoir, on est saisi, sans douleur, d'un assoupissement que suit trop vite un sommeil léthargique, précurseur du trépas (1).

Bien que notre désir soit d'abréger ces longs détails et de revenir sur la vie de notre bien-aimé Saint, pour ne plus nous en éloigner, nous croyons devoir insister sur les périls de toute nature , qui rendaient si nécessaires les efforts de saint Bernard pour rétablir sur le Mont-Joux un asile de charité, après en avoir, comme nous l'avons vu, anéanti le repaire des brigands.

Le péril de mort, dans la région des neiges, n'est pas toujours immédiat et prévu. Durant toute la saison rigoureuse, un froid vif et perçant saisit et engourdit les membres. A l'engourdissements succède bientôt une pénible sensation; puis, la congélation avançant insensiblement, les douleurs diminuent. Le

 

1. L'usage des liqueurs alcooliques, en pareil cas, épuise les forces en les surexcitant. Il ne faut pas que les voyageurs s'y trompent, aucun usage ne saurait leur être plus funeste.

 

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mal paraît guéri, parce qu'on ne le. sent plus; la confiance renaît, mais en vain : ce moment de répit est l'annonce et l'avant-coureur d'un danger de plus en plus grand. Le voyageur, ainsi surpris, peut s'attendre à de grandes douleurs; dans les cas graves il subira l'amputation de quelques membres; et même si le froid gagne tout le corps, il succombera. Il est important de, soigner les malades avec intelligence ; surtout on prendra bien garde de les approcher du feu; la transition soudaine d'un extrême à l'autre , peut désorganiser les parties attaquées et causer la mort. Le remède efficace se trouve dans l'eau bien refroidie, ou dans la neige ; on prolonge à loisir les frictions et le bain pour faire reprendre au sang la circulation.

Si l'intensité du froid est par elle-même un si grand péril pour les personnes égarées dans la montagne, que dire des avalanches, ce fléau d'autant plus terrible qu'il ensevelit ses victimes et ne permet pas de les retrouver sous le linceul de neige qui les couvre? Après la chute d'une grosse neige, le danger est toujours grand; car la trace du chemin se perd et l'expérience du meilleur guide est très-souvent en défaut. Tombée sur des pentes raides et sur des couches durcies, la neige suspendue sans point d'appui, se précipite avec fureur sur les bas fonds, entraînant tout sur son passage. L'infortuné qui en est atteint a rarement le bonheur d'échapper à la mort. N'eût-il pas sur lui assez de neige pour le couvrir, il est asphyxié, et s'il respire encore, c'est pour ressentir plus vivement les angoisses de sa fin.

Puisque les Alpes pennines et les Alpes graves offrent de nos jours tant. de dangers, qu'était-ce au IXe et au Xe siècle, alors que l'homme lui-même rivalisait avec [81] les éléments pour multiplier les victimes? Le saint archidiacre d'Aoste a su les soustraire, ces régions sauvages, au joug du démon, il en a chassé la bande meurtrière. Ne pouvant enchaîner les éléments, il va ouvrir un asile au point culminant des deux montagnes. Désormais, le voyageur et le pèlerin sont assurés d'y trouver une main amie qui réchauffera leurs membres engourdis, réparera leurs forces épuisées, les accompagnera dans la traversée périlleuse de la montagne. Tel est l'arc de triomphe que Bernard veut élever en l'honneur de la très-sainte Vierge et de Saint Nicolas.

Construire deux édifices hospitaliers au sommet des monts, dans la région des glaces éternelles, c'était entreprendre une rude tâche d'autant plus coûteuse, que tous les matériaux, excepté les pierres et l'eau,devaient y être transportés à grands frais et avec une peine extrême. De plus, il fallait doter les établissements pour l'entretien d'une corporation religieuse et pour l'exercice d'une hospitalité destinée à tous. Cependant lorsque Bernard a arrêté ce projet digne d'un puissant souverain, il pouvait dire comme Saint Pierre: « Je n'ai ni or ni argent.» Ses pauvres ont toujours épuisé les revenus de sa prébende; c'est donc du ciel qu'il attend tout son secours. (Ps. 120).

Celui qui commande aux apôtres d'exercer l'hospitalité (1) , qui veut que nous recueillions les pauvres et les voyageurs, et que nous les fassions entrer sous notre toit (2); le Dieu qui a inspiré ce grand projet à Bernard, disposera les coeurs, pour lui venir en aide. L'exemple

 

1. Hospitalitatem noli oblivisci (Haebr., 13. 2.)

2. Egenos vagosque induc in domum tuam (Isaïe , 58.)

 

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de l'évêque, celui des chapitres de la cathédrale et de la collégiale dédiée à saint Ours, donnent un premier élan à la générosité; le clergé du diocèse s'engage pareillement à consacrer ses épargnes au soutien de cette sainte oeuvre. Mais, malgré tant de coeurs dévoués , le résultat ne peut être au niveau du besoin; un clergé de plus en plus appauvri par les malheurs du temps, ne saurait, quelque puissent être ses efforts, achever seul une entreprise qui demande tant de travail et tant d'argent.

Bernard monte en chaire, il fait un récit succinct de tout ce qui s'est passé sur le Mont-Joux : il dit comment l'ancien hospice a disparu,'parmi tant de bouleversements, pour faire de nouveau place au culte des démons. Il rappelle le long séjour des ennemis de la religion de Jésus-Christ en ces lieux redoutés , les fausses doctrines qu'ils répandaient parmi les populations voisines, etc. ; il raconte de quelle manière il a lui-même, avec le secours de Dieu, brisé la statue de Jupiter, et fait taire les oracles du mensonge. Il décrit enfin la déroute et la fuite de ces ennemis du genre humain qui infestaient le passage et portaient la terreur dans le pays tout entier. Le Saint, avec cet accent qui pénètre, ouvre aux yeux de tous son âme embrasée d'amour pour Dieu et pour le prochain. On le sait maintenant et à n'en plus douter, le ciel lui a inspiré l'idée de faire construire et de doter un hospice sur le point culminant du col. Là au moyen d'une congrégation de chanoines réguliers, une hospitalité générale sera accordée indistinctement à tous les voyageurs et à tous les pèlerins. Chacun sent, en même temps, quels avantages les vallées collatérales retireront de cet établissement, pour la facilité du commerce , et surtout ils ne peuvent [83] douter qu'en contribuant à l'oeuvre de bienfaisance, ils attireront sur eux les bénédictions du ciel. Bernard n'a pas fait un vain appel à la générosité de ceux qui l'entendent. Les riches ne résisteront pas à cette voix éloquente; ils sauront, ces dépositaires de la richesse de Dieu, que c'est pour eux un devoir d'élever des monuments religieux, de venir au secours de l'humanité souffrante, de prouver enfin, par leurs oeuvres, qu'ils sont chrétiens, et qu'ils pèsent leurs trésors au poids du sanctuaire. Ces paroles de l'archidiacre émurent tous les coeurs. Tous, riches et pauvres se firent un devoir de contribuer, chacun selon ses forces, à cet établissement dont la nécessité était si vivement sentie (1).

Depuis longtemps le passage des Alpes pennines, était comme abandonné. Le mauvais état de la route, les périls de toute nature qui s'y rencontraient, en avaient détourné les voyageurs et les pèlerins. Les premières ressources dont l'archidiacre put disposer, furent appliquées à déblayer la route, à l'élargir, à la rétablir dans les divers endroits où elle avait été rompue, à y placer des jalons, pour la direction du voyageur, dans les jours de mauvais temps (2). Par là, il facilitait le transport des bois, de la chaux et des autres matériaux pour la construction de l'hospice, et, rétablissant les communications entre les deux côtés des Alpes, il ramenait la prospérité dans les vallées. C'est ainsi que la

 

1. Bernardus multis sermonibus omnia gesta notifcavit. Plures nobiles et potentes videntes tantum bonum et utile incaeptum , eum effectu de suis bonis largientes, abundanter se juverunt. — Nous donnons fidèlement les textes, sans trop nous inquiéter de la grammaire, parfois compromise dans le latin de cette époque.

2. Vias, itinera et signa congrue per montes facere procuravit.

 

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charité chrétienne, animant un simple prêtre, fit entreprendre et exécuter au Xe siècle , ce que Jules César et toute la puissance de ses Romains n'avait pu qu'ébaucher.

Sur le Mont-Joux, deux emplacements seuls pouvaient recevoir les fondements du nouvel hospice. Celui du temple de Jupiter réunissait plusieurs avantages qui paraissaient lui devoir mériter la préférence. On trouvait dans les ruines du temple et de l’ancien hospice, des matériaux sur place; les cimes des montagnes attenantes n'y masquent, dans aucune saison , les rayons du soleil. Le local y est spacieux, à l'abri des avalanches, et les vents, moins concentrés, y sont moins violents. Une source abondante y fournit l'eau sans beaucoup de frais. Mais toutes ces raisons ne prévalent point sur le but principal que le fondateur se propose. Il veut indistinctement soulager tous. les voyageurs, en leur épargnant, autant que possible, et à tous également, les fatigues et les dangers; or, pour un tel but, l'emplacement du temple n'était pas celui qui pouvait convenir.

C'est pourquoi il fonde son hospice au point culminant du col, sur le territoire du Valais, dans le diocèse de Sion, à huit minutes au nord-est du temple (1). Ce point est dominé par deux hautes cimes, dont l'une lui dérobe le soleil pendant plus d'un mois. De ces deux sommités partent assez fréquemment des avalanches qui renverseraient l'édifice, si ses murailles ne ressemblaient à celles d'une forteresse.

On croit généralement, et cela est vraisemblable, qu'il

 

1. In summitate montis Jovis, loeo et passagio magis apto, dominicare incaepit.

 

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en a jeté les fondements la troisième ou la quatrième année de son archidiaconat , c'est-à-dire en 969 ou 970. C'était une grande entreprise, pleine de difficultés, et qui demandait bien des opérations préalables avant qu'il fût possible de procéder à la construction des édifices.

Et d'abord, il lui fallut. consacrer beaucoup de temps pour se procurer les fonds nécessaires et pour préparer les matériaux sur place. Puis; avant de poser la première pierre, il dut établir des buttes, pour loger les ouvriers. Les pierres provenant des débris de l'ancien temple ne suffisant point à la nouvelle construction, il dut ramasser la plus grande partie des matériaux parmi les rochers des environs : travail non moins long que coûteux, dans un temps où la poudre n'existait pas. Il ne trouvait du bois et de la chaux qu'à une lieue et demie de distance. Combien d'autres objets ne pouvaient lui arriver que par la ville d'Aoste ! Ceux qui bâtissent sur les hautes montagnes, où tout manque, peuvent seuls se faire une idée des embarras de toutes sortes qu'il eut à surmonter, et des frais immenses auxquels il pourra satisfaire, grâces aux ressources inépuisables de la charité.

Il est difficile de supputer les années qu'il a fallu pour achever l'hospice, et pour le fournir du nécessaire. Le temps où l'on peut dans ce climat travailler en plein air, est restreint à trois mois , et au coeur de l'été , les mauvais jours y sont souvent aussi nombreux que les jours propices. Nous pouvons conclure de là que, pour procurer plus vite un abri convenable aux ouvriers, et surtout pour ne pas différer l'exercices de l'hospitalité, notre saint, n'a point fait élever en même temps les [86] murs de périmètre; il a dû, au contraire, bâtir l'hospice par fractions. Si le premier voyageur s'y trouvait à l'étroit, il était dédommagé par l'empressement qu'on mettait à lui offrir les prémices d'une modeste hospitalité (1).

Il n'est pas plus facile de calculer quelles ont dû être les sommes nécessaires à la construction de l'extérieur et de l'intérieur de l'édifice (2). Viot dit que le saint fondateur donna mille ducats, fruit de ses épargnes, pour le premier prix fait. Quoique cette somme eût au Xe siècle une valeur considérable, elle était loin de suffire au parachèvement d'un monastère-hôpital. Pendant le répit

 

1. Jean de Ceylan nous dit que le saint archidiacre a consacré le reste de ses jours à l'achèvement des deux hospices. Omnibus diebus vita suae dictas ecclesias fabricavit.

2. Un rapprochement peut seul nous en donner une idée. L'hospice actuel ayant été reconnu- trop resserré pour les besoins de l'hospitalité, la congrégation se décida à élever d'un étage la partie sud-ouest. Malgré toute la diligence et tout le zèle qu'on amis à préparer les matériaux, il n'a pas fallu moins de deux étés pour rendre sur place la chaux, le sable et les bois de charpente. Les pierres étaient levées à coups de mine au pied même de l'hospice. Cette adjonction n'a pu être terminée que dans cinq ans. Elle a coûté 72,000 francs de France (1), sans y comprendre la nourriture des manoeuvres, des charpentiers, des maçons ; sans compter le vin qu'on dut leur distribuer chaque semaine, sans parler de l'emploi de cinq chevaux constamment occupés au transport du bois de charpente. Il faut ajouter à cela le travail des domestiques attachés à l'établissement, et mille autres fournitures d'objets qui se trouvaient a l'hospice.

1 Une souscription aussi spontanée que généreuse, que M. Parolt, français, professeur à Dorpat, en Livonie, ouvrit en 1820, et qui s'étendit dans plusieurs États de l'Europe , produisit une quarantaine de mille francs , et fournit aux chanoines les moyens de pousser avec célérité cette réparation.

 

 

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que commande le long hiver de Mont-Joux, Bernard ne se lasse pas de frapper à la porte des riches pour solliciter la continuation de leurs secours. Le denier du pauvre est accepté avec reconnaissance. Ceux qui, n'ayant pas d'argent, veulent néanmoins apporter une pierre à l'édifice, offrent du linge, quelques petits meubles et des denrées. Les Princes et les Grands ne bornent pas leurs générosités à diverses contributions pour la construction de l'hospice, ils cherchent aussi à en assurer l'avenir par des rentes perpétuelles, et par des immeubles dont ils lui font cession (1).

L'attention de Bernard ne se porte pas uniquement sur Mont-Joux. Le passage des Alpes graïes, quoique moins fréquenté et moins sauvage, offre aussi des dangers. Ici le voyageur réclame également du secours. En substituant la croix à l'escarboucle, Bernard veut que le voyageur rencontre un second monument de la Charité chrétienne, là même où s'élevait jadis une pierre d'achoppement. En même temps qu'il fondait sur les Alpes pennines un monastère assez spacieux pour une communauté régulière, et pour y loger indistinctement tout voyageur; il bâtit sur les Alpes graïes, dites Colonne-Joux, un hospice de moindre dimension; mais dans lequel l'hospitalité serait exercée sur le même pied que dans l'hospice principal, par trois ou quatre membres de la communauté qui y feraient. leur séjour.

 

1. « Nobiles et potentes plures redditus, proprietates et haereditates suas dictis ecclesiis dederunt. » Ces paroles du manuscrit. semblent indiquer des munificentes souveraines. Il est en effet vraisemblable que les rois de Bourgogne, Conrad et Rodolphe III, n'ont pas voulu rester étrangers à une si belle oeuvre.

 

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Il était impossible que l'archidiacre, sur qui tombait en majeure partie le poids de l'administration du diocèse , pût diriger et surveiller, par lui-même, les travaux de construction sur deux montagnes, distantes de 13 lieues l'une de l'autre. Quelques pieux fidèles, robustes et intelligents, s'offrirent spontanément à lui pour faire exécuter ses ordres , tout en lui laissant la plus rude tâche, celle de trouver des fonds pour payer les ouvriers, et de pourvoir à leur entretien. L'édifice matériel achevé, il fallait animer ce corps glacé, le convertir en un sanctuaire, où le dévouement et la pratique des vertus, en surmontant l'âpreté du climat, pussent secourir à la fois et les besoins de l'âme et ceux du corps.

Selon Viot, qui ne fait que, rappeler une ancienne tradition, les pèlerins français qui accompagnèrent Bernard sur le Mont-Joux, lorsqu'il brisa l'idole, furent les neuf pierres vivantes sur lesquelles il assit, il édifia ses deux hospices. Pénétrés d'estime et de vénération envers un homme dont Dieu se servait pour opérer de si grandes choses, ils s'attachèrent à lui pour ne plus le quitter. Ils voulurent être ses constants coopérateurs et les premiers desservants dans le ministère de l'hospitalité. Le courageux dévouement de ces enfants de la France, légua à cette généreuse nation l'honneur et le devoir de soutenir l'œuvre qu'ils avaient embrassée. Fidèle exécutrice des voeux de ses enfants , la France fut toujours un des plus fermes appuis du Saint-Bernard. Quand les tempêtes politiques ont renversé tant d'autres monuments de bienfaisance, celui du mont Saint-Bernard a été respecté. Bien plus, la France le dota en, partie, le protégea et le défendit jusqu'à nos jours.

 

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L'exemple des pèlerins français excita une sainte émulation chez un certain nombre de jeunes gens. A l'invitation de l'archidiacre, de pieux laïques, quelques jeunes prêtres vinrent accroître la pieuse colonie , seconder les intentions du fondateur, et, sous sa direction, former une congrégation régulière dont la principale obligation était de recueillir les voyageurs et de réciter l'office divin.

De nombreuses communautés régulières se formaient en France et en Italie pendant le IXe et le Xe siècle. La vie commune, introduite par saint Eusèbe, adoptée par saint Augustin , s'était promptement répandue dans une partie de l'Occident. Le clergé, réuni en communauté, renonçait à toute propriété particulière , mettant tout en commun , pour vivre sous les ordres de l'évêque ou d'un supérieur régulier ; en effet, on donnait le nom de Chanoines réguliers à tous ceux qui avaient adopté le mode de la vie en commun. Bernard devait nécessairement exiger que l'aspirant au service des deux hospices renonçât au monde , à sa propre volonté, pour épouser l'oeuvre, la soutenir et travailler à sa prospérité. La vie commune était d'ailleurs imposée par la situation des hospices et pour leur service.

Il est probable que le fondateur a ajouté aux anciennes règles quelques statuts particuliers; mais ils ne sont pas parvenus jusqu'à nous. La tradition ne nous en a conservé qu'un seul, qui obligeait le supérieur local de laver lui-même les pieds aux voyageurs, quand ils n'étaient pas plus de trois. N'eût-i1 donné aucune règle écrite. à sa congrégation, son exemple et ses paroles suffisaient pour former tous ses frères à la vie intérieure et à l'exercice des vertus [90] hospitalières. La volonté d'un supérieur n'est jamais mieux comprise que quand il se donne en tout pour modèle à ses disciples. L'exemple est une lettre vivante qui ne frappe pas seulement les yeux, mais qui subjugue et entraîne la volonté. L'humilité de Bernard, son affabilité , sa douceur, son recueillement et sa gravité dans la récitation de l'office divin, excitaient une sainte émulation parmi ses disciples. De quelle ardeur, de quel courage n'étaient-ils pas animés, de quel feu de charité ne sentaient-ils pas leurs coeurs brûler, ces nouveaux chanoines, pleins de force et de jeunesse , quand ils voyaient leur supérieur, avancé en âge, cassé par les travaux et les austérités, courir de la ville au sommet des deux montagnes, braver la fureur des vents , s'exposer aux avalanches, pour visiter les hospices , et pourvoir à leurs approvisionnements ! Quel ne devait pas être leur dévouement quand ils voyaient leur fondateur descendre la terrible montagne pour se porter au-devant des voyageurs, rompre lui-même les neiges, et revenir péniblement à l'hospice avec des malheureux épuisés de fatigue ? Quel ne devait pas être leur empressement et leur zèle, quand ils voyaient leur père réchauffer les membres engourdis du voyageur, lui fournir le nécessaire et le servir de ses mains !

Personne n'a mieux saisi et mieux exprimé les intentions de saint Bernard, dans la fondation des deux hospices, que saint François de Sales dans son Théotime, liv. 2, chap. 9. Nous nous faisons un plaisir de mettre ses paroles sous les yeux du lecteur: « Il y a divers degrés de perfection dans la charité. Prester aux pauvres , hors la très-grande nécessité, c'est le [91]  premier degré de l'aumosne, et c'est un degré plus haut de leur donner, plus haut encore de donner tout, et enfin encore plus haut de donner sa personne, la vouant au service des pauvres. L'hospitalité , hors l'extrême nécessité, est un conseil ; recevoir l'estranger est le premier degré d'icelui. Mais aller sur les advenues des chemins pour les semondre, comme faisait Abraham, c'est un degré plus haut, et encore plus de se loger ès lieux périlleux pour retirer, ayder et servir les passants , en quoi excelle ce grand saint Bernard de Menthon, originaire de ce diocèse ; lequel étant issu d'une maison fort illustre , habita pendant plusieurs années entre les jougs et cimes des Alpes, y assembla plusieurs compagnons, pour attendre, loger, secourir, délivrer des dangers de la tourmente les voyageurs et passants , qui souvent seraient morts entre les orages et les froideurs, sans les hôpitaux, que ce grand ami de Dieu establit et fonda ès deux monts , qui pour cela sont appelés de son nom : grand Saint-Bernard, au diocèse de Sion, et petit Saint-Bernard en celuy de Tarentaise. »

Le saint fondateur eût désiré faire sa résidence habituelle là où était soif coeur et l'objet de sa sollicitude; mais il se devait aussi à l'église d'Aoste, qu'il appelait sa mère, et à l'évêque, dont il était le bras droit. De plus, les charges attachées à l'archidiaconat exigeaient qu'il résidât, autant que possible, à Aoste. Pour suppléer à son absence, il nomma, dans chaque hospice, un supérieur local, à qui il transmettait ses ordres. Avait-il un moment de loisir, il courait aussitôt à Mont-Joux rejoindre ses enfants, les encourager, les diriger, ajouter [92] à ses premières leçons ce qui pouvait perfectionner les deux établissements. La tradition et deux monuments , qui se voient encore à l'hospice, attestent la fréquence, le but et la prolongation de ses visites.

Un petit réchaud en cuivre doré., en forme de boule a, dans son intérieur, une balle en fer suspendue et que l'on reconnaît avoir été souvent rougie au feu. C'était le poële dont Bernard se servait dans les grands froids, qu'il portait sur la montagne pour réchauffer les mains du voyageur engourdies par le froid, et aussi pour se réchauffer lui-même.

Au midi, sous les fondements de l'hospice, se trouve une grotte taillée dans le roc vif ; elle est si basse, qu'on ne peut s'y tenir qu'à genoux. C'est là que le saint fondateur allait méditer et se livrer à de grandes mortifications, qu'il tâchait de dérober à la connaissance de tous. Anciennement les pèlerins aimaient à visiter cette grotte , et ils emportaient quelque fragment du rocher comme un pieux souvenir et une relique. Bien des personnes ont déclaré en avoir éprouvé de merveilleux effets; ce qui est confirmé par des témoignages déposés dans les archives de l'hospice.

 

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CHAPITRE XIV.

VOYAGE DU BARON ET DE LA BARONNE DE MENTHON A MONT-JOUX.

 

Tout a changé d'aspect sur le Mont-Joux. Cette transformation nous est dépeinte par Richard, successeur de [93] Bernard dans 1'archidiaconé. « Les rochers et les précipices y sont devenus accessibles, une éclatante lumière en a dissipé les ténèbres; le voyageur y trouve un lit de. repos; les chants d'allégresse ont succédé aux cris de l'angoissé; l'on n'y entend plus ces rugissements, ces grincements de dents dont les monts se transmettaient l'écho; une douce et sainte mélodie récrée l'oreille et élève l'esprit; les larmes et la tristesse en sont bannies , la paix et la joie les ont remplacées; l'abondance est venue s'y fixer; les frimats ont disparu, il y règne un printemps perpétuel. Les démons ont été contraints d'abandonner ce désert aux légions célestes; au lieu d'un enfer, vous y trouvez le paradis. »

Le bruit d'un changement aussi soudain se répand avec rapidité en Occident. Les pèlerins et les voyageurs, dont le nombre va toujours croissant, s'en font les hérauts. Sur leur route, partout où ils passent ; dans leur patrie, ils parlent des nouveaux hospices. Ils se louent de l'accueil qu'ils y ont reçu, des attentions dont ils ont été l'objet. En rendant hommage à la sainteté du fondateur, ils étendent sa réputation dans presque toute l'Europe (1) .

Cette nouvelle produit une surprise d'autant plus grande qu'elle succède aux bruits d'assassinats et de brigandages qui consternaient au loin tout le pays. Ce qui ajoute à l'étonnement; c'est que l'érection des deux hospices ait été l'oeuvre d'un lévite inconnu au monde. Des voyageurs aisés, de pieux pèlerins, excités par un

 

1. Sanctitate Bernardi longius et latius ubicumque verbis et operibus publicata.

 

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si grand exemple, veulent en partager le mérite. Un gentilhomme anglais, nommé Richelinus, revenant de son pèlerinage à Rome, apprit, sur sa route , que l'on venait de fonder des hospices sur les Alpes pennines et les Alpes graïes. Poussé par la curiosité, par le désir de s'assurer du fait, il prit la route de Mont-Joux. La vue d'un pareil établissement sur une si haute montagne, et l'ingénieuse charité du fondateur, causèrent une si vive émotion sur l'esprit du noble étranger, qu'il fit à l'instant cession, au monastère hôpital, du château Cornut, avec ses dépendances, qu'il possédait à Londres. Viot croit que ce seigneur s'est mis lui-même à la disposition de l'archidiacre, et qu'il devint un de ses principaux coopérateurs.

La cession du château Cornut est confirmée par le fait de la conversion presqu'immédiate de ce château en un monastère annexé à celui de Mont-Joux. Le prévôt ou le chapitre en nommait le supérieur local, qui administrait les biens au nom de l'hospice, et dirigeait en même temps une petite communauté (1).

Tandis que la réputation du fondateur des deux hospices, franchissant la barrière des Alpes, s'étend, dans la plupart des États de l'Europe ; tandis qu'on publie partout sa sainteté, qu'on le proclame le héros des Alpes, le héros de la charité, le nom de Bernard demeure caché; on ne le connaît que par le nom de son office et par les titres que ses oeuvres lui ont fait décerner. Comme un autre Alexis , le saint archidiacre

 

 (1) Le château Cornut, qu'on dit aujourd'hui converti en une prison d'État, dans la ville de Londres, a appartenu au Saint-Bernard jusqu'au schisme de Henri VIII.

 

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a toujours caché son nom et le lieu de son origine. S'il les a révélés à l'archidiacre Pierre, celui-ci est mort avec son secret. Il n'y a que le château de Menthon où le nom de Bernard ne soit pas oublié; chaque fois qu'on l'y prononce, on y voit couler des larmes.

Le ciel va enfin exaucer les voeux des pieux parents. Dans quelques jours Richard et Bernoline serreront dans leurs bras ce fils sur lequel ils fondaient toutes leurs espérances; ils le trouveront entouré d'une nombreuse famille, et orné d'une auréole bien plus brillante que celle qui s'acquiert, au barreau ou sur le champ de bataille. Ils lui destinaient toute leur fortune, c'est Jésus-Christ qui va la recueillir dans la personne du pauvre et du pèlerin. Dieu, content de leur sacrifice, leur prépare la consolation de revoir celui qu'ils ont tant aimé, et si longtemps pleuré.

Les archidiacres Richard et Jean de Ceylan avaient moins l'intention d'écrire la vie de leur saint prédécesseur, que d'en citer succinctement les principaux traits. Ils ont ainsi passé sous silence bien des détails qui leur paraissaient offrir moins d'intérêt. Sur la rencontre du saint avec ses parents, ils se bornent à dire que « le baron Richard et son frère , le seigneur de Beaufort, ayant appris ce que l'archidiacre d'Aoste venait de faire à Mont-Joux et à Colonne-Joux, voulurent visiter les deux hospices; qu'ils y laissèrent un témoignage sensible de leur libéralité, et que, de plus, ils firent bâtir et orner à leurs frais les deux églises. » Pour remplir cette lacune, Roland. Viot s'est fait un devoir de recueillir en delà et en deçà des monts les épaves de la tradition. Il rapporte ainsi, plus au long les circonstances qui ont amené et accompagné [96] l'entrevue des parents avec leur fils. On les lit dans toutes les vies du saint; nos lecteurs nous sauront gré d'en rappeler les détails.

Dans le IXe et le Xe siècle, de nombreux pèlerins traversaient les Alpes; ils étaient aussi messagers, porteurs de lettres et de nouvelles. Par eux on apprenait ce qui se passait dans les différents pays qu'ils parcouraient. Les seigneurs les admettaient volontiers dans leurs châteaux, d'autant plus que parmi ces pèlerins se trouvaient souvent des personnages d'un rang distingué. Un jour quelques pèlerins français vont frapper à la porte du château de Menthon, refuge du voyageur et de l'indigent. Dans le récit de leur voyage, ils n'oublient pas de redire les vives émotions éprouvées à leur passage sur les Alpes. Ils confirment tout ce que la voix publique avait annoncé sur la fondation des deux hospices. Ils ont vu celui de Colonne-Joux, ils y ont reçu, de la part des chanoines qui le desservent, l'accueil le plus prévenant. Le détail de tout ce qu'ils ont entendu des travaux , des vertus et de la sainteté de l'archidiacre d'Aoste, des prodiges qu'il a opérés à Mont-Joux, intéresse le personnel du château et fait la plus profonde impression sur les nobles vieillards de Menthon.

Quoique l'inutilité des recherches et des informations prises eût affaibli, chez eux, l'espérance d'avoir des nouvelles de leur fils, l'image chérie de cet unique enfant ne sortait guère de leur esprit; son souvenir, toujours vivant dans leur coeur était leur plus ordinaire entretien. Or, il arriva qu'un certain jour, le baron Richard et le seigneur de Beaufort projetèrent une promenade à Mont-Joux. La vue des Alpes et des nouveaux [97] hospices , le plaisir de faire la connaissance du fondateur, les dédommageront de la fatigue du voyage, tout en procurant une trêve à leur douleur commune. Malgré son âge avancé, Bernoline veut être de la partie. Depuis longtemps elle désire faire un pèlerinage à Agaune pour y vénérer les reliques de la légion Thébéenne. Deux buts seront atteints en même temps, et l'occasion est trop favorable pour ne pas en profiter. D'un côté elle se sent aussi elle entraînée par le désir de voir un homme dont tout le monde parle avec admiration, et qui passe pour opérer des miracles. D'un autre côté, comme elle ne peut oublier l'objet de sa tendresse, et qu'elle en réclame partout et de tous des nouvelles, qui sait si elle n'en saura pas dans ce pays qu'ils vont parcourir ? Tout prétexte de retard est écarté, Richard et son épouse accélèrent les préparatifs de leur voyage; partis enfin , ils arrivent après quelques jours devant l'hospice de Mont-Joux.

Bernard, occupé avant toute chose du soin d'ouvrir un asile au voyageur, n'avait encore pu élever qu'un modeste oratoire pour le service religieux. Il se trouvait qu'en ce moment même il était venu à Mont-Joux, pour tracer le plan d'une église appropriée à la majesté du culte, et assez spacieuse pour contenir ceux du voisinage et les pèlerins qui voudraient assister aux saints offices. Rien , dans ce moment, ne pouvait lui faire soupçonner la rencontre de ses parents, lorsqu'il les voit tout-à-coup devant lui. Il les a reconnus aussitôt. Il semble que, dans une telle conjoncture, l'empire qu'il exerçait sur ses passions, le silence qu'il avait imposé à la voix de la chair et du sang , eussent dû céder aux élans de piété filiale que la nature [97] arrache aux âmes même les plus aguerries dans les grandes luttes du renoncement à tout bien terrestre. A-t-il pu entendre, sans attendrissement, la voix haletante d'un père et d'une mère, regarder ces figures vénérables, ridées par les années, portant encore l'empreinte de leurs longs ennuis? Bernard est tellement maître de lui-même, que rien ne trahit son émotion. Il les accueille comme des étrangers, avec ce sourire gracieux qui lui gagnait aussitôt la confiance du voyageur; il leur fait servir un rafraîchissement et demeure avec eux, s'informant de leur santé, de leur voyage, et des difficultés qu'ils ont du trouver dans leur route. Les nobles hôtes se sentent de plus en plus prévenus en sa faveur. La bienveillance, la candeur de son âme, ses paroles empreintes d'une grave et sincère cordialité, tout leur inspire un vif sentiment d'admiration. Le saint archidiacre invite enfin ses hôtes à prendre un moment de repos. Quoique les manières de Bernard et les traits de son visage fussent toujours présents à la mémoire de ses parents; quoique le son de sa voix retentît encore, pour ainsi dire, à leurs oreilles; ils ne se doutèrent point qu'ils venaient de le voir et de l'entendre. Le costume d'archidiacre, une physionomie plus articulée, un corps usé par les travaux , miné par les austérités, un maintien grave, un ton réservé, tout éloignait de leur pensée le soupçon que ce prêtre d'un si haut rang, qui les comblait de tant de prévenances, était leur fils. Cependant Bernard, ne sachant comment il doit se comporter dans une circonstance si imprévue, va se prosterner devant le crucifix, pour demander les lumières et les forces dont il a un si pressant besoin. S'adressant ensuite à saint Nicolas, il le prie de lui [99] obtenir le don de prudence et de simplicité qui lui permettra de concilier ce qu'il doit à son Créateur avec ce qu'il doit à ses parents.

Dès qu'il les voit sortir des appartements où ils venaient de prendre un repos nécessaire, il va les rejoindre, leur fait visiter son hospice, leur montre l'emplacement de l'ancien temple. Sa charité va au-devant de tout, il prévient leurs questions, les entretenant de tout ce qui peut intéresser une juste curiosité. Bernoline et le baron prêtent une oreille attentive à tous ces détails. La conversation de l'archidiacre les enchante, sa charité les ravit. Ils ne doutent pas que celui qui consacre ainsi sa vie au soulagement du pauvre et du voyageur, ne soit sensible à toutes les infortunes de la vie. Un cœur affligé cherche partout des consolations. Mais les vieillards en éprouvent plus vivement le besoin ; ils sont impatients d'épancher leur douleur, de communiquer leurs peines et la cause de leurs chagrins.

Richard saisit le premier moment où la conversation paraît languir pour parler de ce qui concerne sa famille; mais d'abord il félicite l'archidiacre sur le succès d'une si noble entreprise. « Le voyageur égaré ou épuisé de fatigue, trouvera donc désormais un toit hospitalier sur cette haute montagne. Quel ne serait pas mon bonheur, si je pouvais déposer ici mes peines et trouver le repos avec la fin de mes tourments. » Alors, après avoir prié l'archidiacre de vouloir bien l'écouter et lui permettre de soulager sa douleur par le récit de ses peines : « Le ciel, ajoute-t-il, nous avait donné un enfant qui dès le berceau annonçait les plus belles espérances; il était notre amour. Tous nos parents et nos amis enviaient notre bonheur. Quand il eut atteint [100] l'âge où un chevalier doit songer à s'établir, on lui avait trouvé une épouse accomplie dans la famille du  baron de Miolans. Bernard (c'est le nom de cet enfant chéri), indécis d'abord, finit par consentir à cette alliance. Nous étions à la veille des noces. Tous les » parents et les amis, toute la noblesse des environs étaient réunis à Menthon pour aller à la rencontre de » l'épouse et assister à la célébration du mariage. Ber»ard, quoique naturellement calme et réservé, semblait prendre part à la joie commune et agréer les félicitations que lui adressaient les convives. La soirée déjà avancée, sous prétexte de fatigue il prend congé de la société. Mais, ô cruelle déception ! il profite de l'obscurité de la nuit pour s'évader, nous laissant sous le double coup de la perte de notre fils unique, et d'un affront sanglant fait à une illustre famille et à toute la société. Il nous semblait impossible qu'il eût pu sortir du château sans être aperçu. Nous espérions le trouver dans quelque appartement » lorsque, arrêtant nos yeux sur tout ce qui était dans sa chambre, nous trouvâmes sur la table une lettre par laquelle il nous déclarait sa résolution irrévocable de renoncer entièrement au monde, pour s'attacher uniquement à Dieu; il nous disait même de ne pas prendre la peine de courir sur ses pas. A cette nouvelle, la scène change dans le château; les pleurs succèdent à la joie ; les convives se retirent et nous laissent seuls en proie à la plus grande douleur qu'un père et une mère puissent éprouver. Le baron de Miolans, croyant qu'on avait voulu se jouer de sa famille, s'apprêtait à venger l'affront par les armes. Les choses seraient venues à cette extrémité, si Dieu [101] n'avait désarmé le baron en inspirant à sa fille, la fiancée, le désir d'imiter Bernard, en consacrant à Dieu sa virginité. » Ici, les sanglots étouffent la voix de Richard; des larmes abondantes inondent le visage de la noble dame.

Après avoir accordé un moment à leur juste affliction, Bernard prend la parole; il ne condamne point leur tristesse, il y prend part et semble la partager. « Il  comprend que l'amour paternel a des efforts héroïques à s'imposer pour de pareils sacrifices, mais la religion fournit des moyens surnaturels pour s'y résigner. » Tout ici-bas, arrive par la volonté de Dieu; le devoir » d'un chrétien est de s'y soumettre sans chercher à pénétrer les desseins du ciel. Une douleur sans bornes peut devenir coupable, parce qu'elle accuserait Dieu d'injustice. » Alors il leur cite la mère des sept frères Machabées et Symphorose, femmes admirables, qui s'estimèrent heureuses de voir leurs enfants expirer dans les tourments, pour la gloire du Dieu d'Israël et pour ses saintes lois. Il leur fait remarquer qu'eux-mêmes, touchant à la fin de leur carrière, doivent se consoler par l'espoir de retrouver, ailleurs, ce fils qui ne les a quittés que pour mieux s'assurer la possession d'une patrie meilleure. « Trop sou vent, ajoute l'homme de Dieu, les vues des parents, sur l'avenir de leurs enfants, sont en opposition avec celles d'en haut. Mus par l'ambition, les grands du siècle veulent pousser leurs fils aux honneurs et à la fortune; souvent on les voit s'attrister lorsqu'un enfant, docile à la voix secrète, veut s'enrôler dans la milice sacrée, lorsqu'il pense à quitter le monde pour se consacrer à Dieu. »

 

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Tout ce discours préparait l'esprit de Richard et celui de Bernoline à la grande communication qui allait les surprendre et les réjouir. On peut juger de leur émotion, lorsqu'ils comparèrent leurs souvenirs avec ce qu'ils venaient d'entendre. Les paroles de l'archidiacre furent un baume sur la vive plaie de leur âme. Bernard, en maîtrisant ses propres sentiments, ajoute : « Si les parents sont chrétiens, ils savent qu'ils ne sont ni les maîtres ni les arbitres de leurs enfants, lorsqu'il s'agit du choix d'un état. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit : « L'enfant qui aime plus son père ou sa mère que Dieu, n'est pas apte au royaume du Ciel; je suis venu apporter le glaive sur la terre, pour séparer le fils d'avec le père, la fille d'avec la mère. Si donc, et ce fut la conclusion du Saint, un enfant quitte ses parents pour suivre Jésus-Christ, ceux-ci ne doivent-ils pas s'en féliciter, puisque le Roi des rois choisit un membre de leur famille pour ministre dans son royaume? L'Ecriture sainte nous montre, d'ailleurs, la récompense d'un si héroïque sacrifice. Dieu commande à Abraham de lui immoler Isaac, son fils de prédilection; le saint patriarche obéit à cet ordre, si douloureux pour un père; mais sa soumission est aussitôt récompensée, par la confirmation des grandes promesses que le Seigneur lui avait faites. » L'archidiacre leur reproche ensuite affectueusement leur trop longue résistance à la volonté de Dieu; il les exhorte à réparer leur faute en faisant, au moins dans ce moment, le sacrifice de leur Bernard. Le Seigneur est si bon qu'il agréera leur offrande tardive, pourvu qu'elle soit généreuse et accompagnée du repentir. « Il ne serait pas impossible, ajouta-t-il, que cette offrande ne vous [103] , méritât la consolation de revoir ici-bas votre fils. »

A ces mots, Bernoline sentant son coeur vivement ému, jette un regard pénétrant sur l'archidiacre. Ses illusions l'ont trop souvent trompée pour qu'elle, puisse espérer encore; cependant elle est impatiente de connaître le motif d'une promesse encore si vague, et elle en attend l'explication de toutes les forces de son âme. L'archidiacre, continuant la conversation sur un ton naturel, ajoute qu'il se souvient d'avoir autrefois connu un jeune bomme, un voyageur, dont la ressemblance était frappante avec le portrait qu'ils lui font de leur enfant. « Ce voyageur, dit-il, s'est mis au service d'un prince auprès duquel il se trouve encore. Il ne sera pas difficile d'en avoir des nouvelles; il faut pour cela s'adresser au maître qu'il sert et qu'il veut servir jusqu'à la fin. » Ici Richard, Bernoline et le seigneur de Beaufort se jettent un coup d'oeil de surprise et d'interrogation. Un soupçon s'est glissé dans leur coeur. En examinant les traits , les manières de leur interlocuteur, en écoutant le son de sa voix, quel que puisse être le changement qu'ont dû apporter l'âge, les travaux, le costume ecclésiastique, il ne leur paraît pas impossible que ce soit Bernard lui-même qui leur parle. « Mais si c'était lui, serait-il assez insensible, assez cruel pour prolonger nos chagrins ! » Ils n'osent ni se fixer à une idée arrêtée, ni hasarder une demande explicite, dans la crainte d'une nouvelle déception.

Mais il est temps de faire cesser cette pénible incertitude. L'archidiacre qui voit la main de la Providence dans toute cette affaire, ne peut plus retenir ses larmes. « Chers parents, leur dit-il, admirons la bonté et la miséricorde de Dieu qui vient aujourd'hui combler nos [104] voeux; je suis votre fils, Bernard de Menthon.»Oh!quel coup ce doux nom sorti de la bouche de l'archidiacre porte au cœur des deux vieillards ! Ils se jettent entre les bras de leur fils ; ils s'emparent tour à tour de ses mains qu'ils portent à leurs lèvres saris pouvoir articuler une parole; des larmes de joie inondent leur visage. Nous ne pouvons mieux dépeindre cette joie, qu'en la comparant à celle du patriarche Jacob quand il revit son fils Joseph dans les honneurs, et associé à la puissance du roi d'Égypte. Eux aussi, dans un transport de joie, s'écrient: « Nous mourrons maintenant avec joie, puisque nous avons retrouvé notre fils. » Combien de paroles affectueuses de part. et d'autre ! Quelles actions de grâces ces trois coeurs rie rendirent-ils pas à Dieu, et en même temps combien de doux reproches n'auront-ils pas échangés entre eux !

Les deux époux trouvent que les jours s'écoulent bien rapidement à Mont-Joux. Ils y passeraient volontiers le reste de leur vie avec Bernard; mais l'âpreté du climat ne leur permet pas de suivre leur inclination ; d'un autre côté , la crainte qu'une absence prolongée ne donnât trop d'inquiétudes aux parents et aux amis de la famille, les rappelle à Menthon. Quel bonheur, s'ils pouvaient emmener leur fils, ou au moins l'engager à y venir lorsque sa présence ne sera plus nécessaire sur la montagne, et dès qu'il aura organisé l'administration de ses hospices ! Un coeur si prompt à courir au-devant des souffrances d'hommes inconnus, serait-il inflexible aux instances réitérées de ses parents? Ne serait-il touché de commisération, ni pour leurs infirmités, ni pour leur grand âge? Bernard n'avait pas mis la main à la charrue pour regarder en arrière. Ni les prières, [105] ni les larmes de la mère, ni les promesses, ni les offres tant de Richard que du seigneur de Beaufort, n'ébranlent sa résolution. Quand il a quitté Menthon, c'était avec la résolution de n'y plus rentrer. Mais quoique éloigné de ses parents, il ne les a jamais oubliés et il ne les oubliera pas à l'avenir. Ses prières pour eux seront d'autant plus ferventes, que c'est le seul secours qu'il puisse leur accorder. L'église d'Aoste, en lui ouvrant ses bras, est devenue sa mère adoptive ; il s'est voué irrévocablement à son service, il se doit aussi à ses hospices, à la congrégation nouvellement instituée, qui réclame tous ses soins.

Il prie donc ses parents de ne plus insister sur une demande qu'il ne peut leur accorder sans manquer à ses devoirs les plus sacrés. Du reste, leur séparation ne sera pas longue; bientôt ils se trouveront réunis dans le céleste séjour, pour ne plus se quitter.

Les parents de Bernard voyant que rien ne pourrait le détacher de Mont-Joux, se résignent à la volonté de Dieu. Ils ne veulent pas quitter la sainte montagne sans y laisser un monument de leur piété et de leur dévouement à l'œuvre de bienfaisance à laquelle leur fils bien-aimé a voué tous ses soins. Richard et son frère s'engagent à lui faire parvenir les sommes,nécessaires pour. bâtir et pour orner une église dans chaque hospice; en outre, Richard promet d'affecter une partie de ses domaines à la dotation de Mont-Joux. Enfin, après s'être réciproquement recommandés à Dieu, après s'être souhaité toutes les bénédictions pour ce monde et pour l'autre, les parents embrassent leur fils pour la dernière fois et reprennent le chemin de Menthon, remerciant le Seigneur de l'heureux succès de leur pèlerinage.

 

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CHAPITRE XV.

MORT DES PARENTS DE SAINT BERNARD.

 

Le coeur rempli des entretiens de Bernard, les nobles pèlerins, ne s'entretiennent, pendant tout le voyage, que de ce qu'ils ont vu et entendu à Mont-Joux. Toutes les paroles de l'archidiacre sont gravées dans leur mémoire, et ils ne se lassent pas de les répéter. S'ils doivent être privés du bonheur de l'avoir au chevet de leur lita leur dernière heure, ils savent qu'ils occupent la première place dans son coeur, qu'ils participent à toutes ses bonnes oeuvres, que chaque jour leur fils adresse à Dieu de ferventes prières pour leur bonheur, pour leur salut éternel. Ces motifs tempèrent leur douleur, en leur montrant le chemin du ciel. Bernard leur a enseigné l'usage qu'on doit faire des biens de la terre : ils sont décidés à marcher sur ses traces, à se conformer à ses avis, à vivre d'une vie retirée, et ils s'affligent des concessions qu'il leur faudra faire au rang qu'ils occupent dans le monde.

Arrivés à Menthon, ils s'empressent de mettre à exécution ce qu'ils ont résolu à Mont-Joux; les habitudes du château sont aussitôt changées. Tout luxe en est banni; le château devient l'asile des pauvres et des pèlerins. Les autels, les églises, les établissements de bienfaisance se ressentent de leur pieuse libéralité. Le

 

1. Ce court chapitre est encore emprunté à la tradition.

 

 

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baron et la baronne ressemblent plus à des religieux qu'à des seigneurs élevés dans le Sein de l'opulence, parmi les grands du monde. Tous leurs moments libres sont consacrés à l'oraison, à la lecture, des livres de piété et aux oeuvres de charité. Leur exemple eut bientôt des imitateurs dans toute la baronie de Menthon. A mesure qu'on y goûte les choses du ciel , les fêtes et les divertissements y sont rares; dans les visites et les soirées., on s'entretient de choses édifiantes; ce sont moins des réunions pour étouffer l'ennui par des frivolités que des associations religieuses pour s'édifier mutuellement par des pratiques de piété.

Mais ce n'est pas assez de s'être réconciliés avec leur fils ; le. souvenir de Bernard leur rappelle celui de Germain , son précepteur, qui alors édifiait par ses vertus une communauté de religieux, à Talloires. Le baron reconnaît l'injustice de ses procédés envers un homme qui avait si bien cultivé l'esprit et surtout le coeur de son fils en. dirigeant ses pas dans la voie de la perfection chrétienne. Pour donner au saint religieux une preuve de son repentir et une marque de sa reconnaissance, pour lui faire une éclatante réparation, il le prie de vouloir bien être son directeur spirituel et celui de Bernoline. Germain, qui sait ce qui s'est passé à Mont-Joux, et dans quelles saintes dispositions il trouvera le père et la mère de Bernard, accepte avec joie ce pieux ministère; il fait de fréquentes visites au château de Menthon, et sa consolation est grande en voyant les progrès qu'ils accomplissent chaque jour dans la voie du salut.

Parvenus à une heureuse vieillesse, et voyant le terme de leurs jours s'approcher, Richard et son épouse [108] ont disposé de leurs biens temporels : une partie est dévolue à Bernard pour l'achèvement et la dotation des hospices; puis ils laissent aussi au monastère de Talloires une marque sensible de leur piété et de leur affection; enfin Germain dut à leur générosité de pouvoir se bâtir, non loi de ce monastère, un ermitage où il se retira pour se préparer à la mort. Enfin, pleins de jours et de mérites, Richard et Bernoline, après avoir reçu tous les secours de la religion, rendirent le dernier soupir entre les bras de Germain et allèrent attendre dans le ciel l'enfant qu'ils avaient tant cherché ici-bas. La nouvelle de leur sainte mort est aussitôt mandée à l'archidiacre d'Aoste.

 

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CHAPITRE XVI.

VOYAGE DE SAINT BERNARD A ROME.

 

Sur les Alpes, les deux établissements de bienfaisance croissent et se, fortifient de plus en plus. Bernard, victorieux de tous les obstacles, a donc enfin la consolation devoir ses deux hospices ouverts à la charité. Par les offrandes et' les' legs qui lui arrivent, il peut étendre les limites de l'hospitalité et aller au-devant des besoins du voyageur; dé plus, il voit un gage de durée dans l'accroissement de la congrégation et sur tout dans l'esprit religieux des supérieurs qu'il a établis pour chaque maison.

Le but des deux hospices étant le même, un lien commun devait en unir les desservants; il fallait, afin de [109] Prévenir toute division , que tous les membres n'eussent qu'un coeur et qu'une âme dans le Seigneur, et que le rang fût déterminé par avance. Il fut établi que le Supérieur de Mont-Joux aurait la prééminence sur celui de Colonne-Joux, et dans le besoin, remplacerait le Supérieur général.

Une oeuvre de cette nature, ainsi entreprise sous les auspices. de la Religion, devait être liée au ciel par un rapport d'affiliation; c'est pourquoi Bernard la dédia à saint Nicolas sous la protection de la sainte Vierge; elle devait aussi recevoir la sanction, l'approbation du Vicaire de J.-C. sur la terre , la pierre angulaire et la clef de la voûte de toute institution chrétienne.

Il aurait pu obtenir cette approbation par des intermédiaires qui se seraient honorés d'une pareille commission, en considération de l'utilité des hospices et des mérites du fondateur. Des évêques ou quelques seigneurs auraient volontiers épargné au saint vieillard les fatigues d'un si long voyage; mais il veut aller en personne offrir ses hommages au Souverain-Pontife; il veut visiter les tombeaux des Apôtres, vénérer leurs reliques, implorer leur protection sur le sol même qu'ils ont arrosé de leur sang. Ni son âge, ni la longueur ni les fatigues du voyage ne le détournent de ce pieux dessein. C'est moins un pèlerinage qu'il entreprend qu'une course évangélique, une mission non interrompue dans toute la Lombardie. Aussitôt qu'il arrive dans une bourgade, les habitants courent à lui : quelques-uns pour le remercier et lui demander de nouvelles directions, d'autres pour le plaisir de le connaître et pour se recommander à ses prières. Quoiqu'il fût âgé d'environ quatre-vingts ans, les [110] glaces de la vieillesse n'avaient point ralenti l'activité de son zèle pour le salut des âmes. Depuis ses premières missions, il avait toujours porté les Novarais dans son coeur. Se retrouvant au milieu d'eux, comme un père au milieu de ses enfants, il veut, pour la dernière fois, leur faire entendre des paroles de salut c'est une consolation pour lui, de pouvoir leur donner cette nouvelle preuve de son affection, avant de descendre dans la tombe (1).

Il y avait alors de grands troubles dans la haute Italie; saint Bernard fit entendre sa courageuse parole et essaya de ramener la paix dans ces contrées si souvent agitées. La Lombardie était déchirée par les factions; deux princes rivaux s'en disputaient la couronne, Hardovin ou Hardevich et Henri II dit le Saint ou le Boiteux. Avec Othon III venait de s'éteindre la dynastie saxonne qui réunissait la couronne de la Lombardie et celle de la Germanie. Ce prince avait désigné, pour son successeur, Henri son cousin et neveu du frère d'Othon dit le Grand. L'empereur Othon III mourut le 24 janvier 1002 à Paterno en Italie. La haute noblesse italienne, prétendant que le pacte qui la liait à la famille de Saxe est rompu par l'extinction de celle-ci , veut se choisir un souverain de sa nation. En conséquence, le 15 février suivant, elle s'assemble à Pavie où elle élit Hardovin, marquis d'Ivrée, pour roi de Lombardie. Celui-ci se fait immédiatement couronner dans l'église de Saint-Michel , à Pavie; mais plusieurs villes se

 

1. C'est aussi dans ce même voyage que le Saint a opéré quelques-uns des mracles rapportés dans le manuscrit de Novare et que nous reproduirons plus tard.

 

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déclarent contre lui ; Milan surtout , dont l'archevêque Arnulf était absent au moment de cette élection, refuse d'en reconnaître la validité. Henri, qui s'était fait couronner à Mayence roi de Germanie, regardant pareillement l'élection de Hardovin comme un acte de révolte, lève une armée, passe les Alpes et entre en Italie par Véronne (1004). A son approche, les troupes de Hardovin sont dispersées presque sans combat; ce prince abandonné en même temps de la plupart de ses partisans, est obligé de se réfugier à Ivrée, tandis que Henri entre victorieux à Pavie, où il est à son tour roi et couronné au milieu des transports d'une allégresse générale. Hardovin ne put se résigner à voir sur le front de son compétiteur une couronne qu'on lui avait offerte et qu'il avait ceinte lui-même le premier. Dès qu'il apprit que Henri était reparti pour la Germanie, il leva une nouvelle armée pour marcher sur Pavie. Lés villes qui lui avaient fait défaut, la noblesse et le clergé surtout qu'il mettait au rang de ses principaux adversaires, éprouvèrent bientôt l'effet de son ressentiment et de ses vengeances.

A l'exemple de saint Ambroise, Bernard le coeur navré de douleur à la vue de tant de maux et de tant de victimes innocentes; se rend auprès de Hardovin pour le détourner d'un projet non moins insensé que funeste à la religion et aux bonnes moeurs ; il lui expose vivement le compte rigoureux qu'il se prépare devant le souverain Juge 'en sacrifiant le sang chrétien à son ambition; il l'exhorte à renoncer aux grandeurs humaines pour s'assurer dans le ciel une couronne immortelle, et le supplie au nom de l'humanité et de la religion d'épargner à l'Eglise la douleur de voir ses enfants [112] s'entr'égorger, de voir le pillage, les exactions et les incendies se prolonger, au0gré d'une ambition funeste et que rien ne saurait légitimer.

Toutes ces raisons vinrent échouer contre la violence de Hardovin. Séduit par l'appât d'une couronne, trop confiant dans le nombre et dans le secours de ses partisans, il tente une seconde fois le sort des armes; une seconde fois , il éprouve un échec plus désastreux que le premier (1012). Le malheur lui inspire enfin des sentiments plus chrétiens, et le rend docile aux avis de saint Bernard. Dégoûté du monde, il retourne à Ivrée pour se renfermer dans le monastère de Fructuaire, qu'il avait fondé quelques années auparavant. Après y avoir passé trois ans dans la pratique de la piété et de la pénitence, il mourut en 1015 ; dans les sentiments les plus religieux. Revenons au voyage de saint Bernard et à son but, qui était Rome.

La fondation de deux hospices sur les Alpes était connue à Rome, le nom du fondateur y avait depuis longtemps précédé l'arrivée de l'archidiacre d'Aoste. Jean XVIII, qui occupait alors la chaire de St-Pierre, accueillit notre pèlerin avec tous les égards que lui méritaient les grands services qu'il avait rendus à l'Église et à l'humanité. La main de Dieu était trop visible dans cette entreprise pour que le vénérable Pontife n'en félicitât pas l'auteur. Non content d'approuver la nouvelle institution et de lui donner sa bénédiction apostolique , il la mit sous la protection immédiate du, Saint-Siège.

Les voeux de l'archidiacre sont enfin exaucés; il a mis la dernière pierre à son édifice; il peut dès ce moment s'écrier avec le vieillard Siméon : Maintenant, [113] Seigneur, vous pouvez laisser s'en aller votre serviteur en paix. Dieu est content des travaux de notre Saint , et, s'il ne lui accorde pas la satisfaction de revoir ses établissements chéris, et de porter en personne à ses disciples la bénédiction apostolique, c'est pour l'appeler plus tôt à lui. Il veut l'accueillir dans cet hospice éternel où sont assis avec l'homme-Dieu ceux qui ont donné à manger à ceux qui avaient faim, qui ont donné à boire à ceux qui avaient soif , et qui ont logé ceux qui avaient besoin de logement. Les chanoines de Mont-Joux ne reverront plus leur père; ils seront même privés de la consolation de posséder sa dépouille mortelle. L'église d'Aoste ne reverra plus cet archidiacre dont le nom béni était porté dans tous les coeurs. Le. Ciel l'a décidé ainsi. Le pèlerinage de Rome doit terminer le le long et pénible voyage que Bernard a fait sur la terre d'exil.

 

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CHAPITRE XVII.

MORT DE SAINT BERNARD.

 

Heureux des concessions pontificales, Bernard quitte la Ville Éternelle. Il fixe son départ de manière à pouvoir se trouver à Novare le 30 avril, jour où l'on y solennisait la fête de saint Laurent, prêtre et martyr. Après s'être arrêté encore quelques jours à Pavie (1), il

 

1. C'est, croyons-nous, dans ce moment qu'il eut avec Hardovin l'entrevue dont nous avons parlé.

 

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arrive le 29 avril à Novare, et va, comme à l'ordinaire, frapper à la porte du couvent ries Bénédictins , dont il affectionnait tout particulièrement les religieux à .cause de,leur régularité et de la sainteté de leur vie. Son retour est aussitôt connu de toute la ville. L'évêque Pierre III, le clergé, la noblesse, la population toute entière se réjouit de la présence d'un homme qui allait ajouter un nouvel éclat à la solennité du lendemain (1).

Mais, hélas ! cette allégresse fut de courte durée. L'archidiacre est subitement saisi d'une fièvre violente, qui donne les plus vives inquiétudes. Lui-même est convaincu que sa dernière heure n'est pas loin. Pour mieux imiter celui qui est mort sur la croix pour le salut de tous les hommes, il eût voulu expirer sur la dure, mais les douleurs toujours croissantes le forcèrent à accepter un lit (2). L'abbé et les religieux lui prodiguent avec un égal empressement tous les soins que réclame son état et qu'impose une sainte amitié. Toute la ville faisait des voeux pour son rétablissement. Durant sa maladie, dès que la violence des accès lui laissait quelques moments de relâche, il recevait avec bonté , sans distinction, sans exception, tous ceux qui demandaient à le voir, parlant avec la même affabilité au pauvre, et au riche, au laboureur et au seigneur, ne voyant en tous que des chrétiens, des âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ et agréables à Dieu. Couché

 

1. Laetabundi fiebant homines de ventura scilicet festivitate; gaudim illis augebatur tanti viri praesentia fruituris.

2. Stratum, quo raro potitus fuerat, increbrescente dolore febrium, exquisivit.

 

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sur son lit de douleur, quoique sa faiblesse soit déjà extrême , il donne à tous ses visiteurs des avis salutaires, il console les affligés, il presse les indifférents, il encourage les ministres sacrés à travailler avec zèle au salut des âmes, à ne pas laisser croître la zizanie dans le champ du père de famille. Heureux ceux qui entendent sa voix sous l'influence de ses douces et célestes paroles, ils s'en retournent chez eux pleins d'une nouvelle ardeur, attendris et consolés (1).

Touché de l'attachement dont la population de Novare lui donnait des marques si sincères, Bernard aurait sans doute voulu lui témoigner publiquement sa reconnaissance, et lui faire ses derniers adieux du haut de cette chaire d'où il lui avait si souvent annoncé la divine parole. C'était là un bonheur qu'il n'osait espérer, et qu'il ne croyait pas pouvoir demander pour sa propre satisfaction; mais les saints fondateurs de l'Eglise de Novare obtinrent de Dieu, pour la consolation des fidèles, la grâce que le missionnaire mourant n'osait solliciter pour lui-même.

En 1007, la fête de la très-sainte Trinité tombait le premier jour de juin. Quoique notre saint ait été pendant un mois travaillé d'une fièvre ardente et de douleurs aigües, au rapport de Richard et de Jean de Ceylan, il fit en cette solennité son dernier sermon. Sur le seuil de l'éternité, prêt à paraître devant Dieu, il parle de la mort , il fait la comparaison de la mort du juste avec

 

1. Quamvis debilis caelestia tamen monita proferre non desinebat; ad eum namque veniebat hominum multitudo rusticorum , castellanorum, civium, clericorum seu laicorum, quos ipse blandis divinisque sermonibus consolatus alacres domum remittebat.

 

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celle du pécheur impénitent. Jamais on ne l'avait vu aussi animé, jamais, plus éloquent. Ses paroles étaient comme autant de flèches qui pénétraient jusqu'au coeur, et allaient réveiller les consciences les plus endormies. A cette voix qui semblait sortir du tombeau , « l'orgueilleux s'humilie devant son néant, l'avare s'humanise, le libertin renonce à ses habitudes criminelles, les tièdes se rassurent, les ennemis se réconcilient , les. envieux et les jaloux rougissent d'être dominés par une passion qui les assimile au démon, les paresseux prennent goût au travail , l'usurier même , cet esclave de la matière, ce coeur impitoyable, renonce à son infâme métier et forme la résolution de réparer ses injustices. » Hélas ! c'était le dernier rayon de lumière que cet astre brillant devait jeter sur le peuple de Novare, c'était le suprême effort du missionnaire des Alpes autant usé par les travaux que par l'âge. Le saint archidiacre est à peine descendu de chaire qu'un redoublement de fièvre le saisit et ne laisse plus d'espoir. Il se remet au lit, où il est encore retenu douze jours pendant lesquels Dieu achève de purifier par de continuelles souffrances cette âme sainte, qui n'a plus d'autre mission sur la terre que celle d'accomplir la suprême volonté du ciel.

A la première nouvelle de la maladie de leur fondateur, quelques chanoines de Mont-Doux, avec Richard, chanoine de la cathédrale d'Aoste et ami intime de l'archidiacre, se rendent auprès de lui pour l'assister et pour recevoir ses ordres et ses derniers avis. Il recommande aux premiers d'être fidèles à leur vocation comme chanoines hospitaliers; d'attirer par une vie toute religieuse les bénédictions du ciel sur les deux [117] établissements, et de regarder toujours les archidiacres d'Aoste comme leurs fondateurs ; à ce titre, ils doivent les révérer, les aimer et venir à leur secours dans le besoin.

Il prie ensuite le chanoine Richard de porter ses adieux à Anselme II, évêque d'Aoste, ainsi qu'au chapitre de la cathédrale; il manifeste son désir que ses successeurs dans l'archidiaconat appliquassent à l'hospitalité toutes les épargnes qu'ils pourraient faire. Aoste et Mont-Joux sont également chers à son coeur; ils ont été l'objet de toute sa sollicitude et ses deux séjours de prédiction. Puisqu'il doit être privé de la douce consolation de mourir au milieu de ses collègues ou de ses disciples, il voudrait au moins que sa dépouille mortelle fût ensevelie dans l'une des deux églises; son tombeau étant habituellement sous les yeux des chanoines, ce spectacle rappellerait sa mémoire à leur pieux souvenir. Pour dernière disposition, afin de hâter son entrée dans le ciel, il se recommande instamment aux prières des uns et des autres; il désire avant tout qu'on offre souvent le saint sacrifice de la Messe pour le repos de son âme.

Dès cet instant il ne s'occupe plus que de lui-même. Quelques petites fautes dont, les saints mêmes ne sont pas exempts, se présentent sans cesse à son souvenir, il se les exagère et les regarde comme de grands péchés, il ne suffit pas à l'ardeur de sa contrition de n'avoir que le Seigneur pour témoin de son repentir; deux fois par jour il s'accuse publiquement de. ses péchés, en conjurant les assistants de prier, pour lui faire trouver miséricorde devant le tribunal de Dieu; tous les jours il purifie son âme dans le sacrement de [118] pénitence, et la nourrit du pain des forts (1). Chaque fois qu'il recevait le pain Eucharistique, on voyait sa figure s'éclairer comme d'un rayon céleste, et des larmes de joie inonder son visage. En effet, un moment avant qu'il rendît le dernier soupir, saint Nicolas lui apparut pour l'assurer que le Seigneur l'invitait à aller recevoir la récompense réservée à ses travaux. Enfin, le 12 juin de l'année 1007, ses douleurs vont avoir leur terme, il va terminer une carrière si pleine de grandes oeuvres et d'humilité. Défaillant et sur le seuil de l'éternité il lève encore les yeux au ciel, et il expire en prononçant ces mots : Seigneur, je remets mon âme entré vos mains. Cette âme qui a toujours été morte au monde, toujours intimement unie à Dieu, est aussitôt portée en triomphe par les anges dans la céleste patrie.

Saint Bernard mourut dans sa quatre-vingt-quatrième année. Il remplit avec un zèle accompli, durant quarante-deux ans, l'office d'archidiacre de la cathédrale d'Aoste. Dans cet intervalle , trois évêques avaient occupé successivement le siège épiscopal : Luittifredo, Boson et Anselme II. Dans la sphère d'action où la Providence l'a placé, Bernard déploya toutes les qualités d'un homme apostolique; on peut lui appliquer ce témoignage que S. Paul rendait de lui-même. J'ai vaillamment combattu; j'ai achevé ma course, il ne -me reste qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée. (Timoth., 2, 4.) Le diocèse d'Aoste perdit un père, la terre perdit un homme qu'on peut justement appeler

 

1. Nec est praetereundum quod, dum esset in languore positus, bis uno quoque die peccata sua et hominibus confitebatur. Quotidie quoque Christi corpus et sanguinem percipiebat.

 

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l'un des plus beaux ornements de l'Eglise, l'honneur et la gloire de son siècle. Les monuments de sa charité le rendent encore aujourd'hui célèbre dans toute la  chrétienté.

 

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CHAPITRE XVIII.

SÉPULTURE DE SAINT BERNARD.

 

La nouvelle du décès de l'archidiacre causa un deuil général dans tout le Novarais. De tous côtés, on entend retentir ces simples paroles : Le saint est mort. Les Bénédictins pénétrés de respect pour le saint prêtre qui les honorait de son amitié et qui les a tant édifiés pendant le cours de sa maladie, veulent lui rendre tous les honneurs prescrits par leur rituel pour la sépulture des religieux de l'ordre; ils portent processionnellement la précieuse dépouille dans leur oratoire converti en chapelle ardente, où elle demeure exposée pendant trois jours. Chaque jour, les religieux vont près du défunt réciter en choeur soit le psautier, soit l'office des morts. De tous côtés les fidèles affluent pour lui rendre un dernier hommage. L'oratoire est assiégé; tous veulent y pénétrer pour voir, pour toucher ces membres glacés et en recueillir pour ainsi dire, une dernière bénédiction. Dans la persuasion qu'il est au rang des bienheureux, on pense moins à invoquer sur lui la miséricorde divine, qu'à se recommander à sa protection auprès de Dieu. Le manuscrit de Novare rapporte plusieurs faits merveilleux qui eurent lieu à ses obsèques, et qui confirmèrent [120] l'opinion commune de sa sainteté. « Quoique les chaleurs fussent extrêmes dans ce moment et que la terre fut brûlante, le cadavre, au troisième jour de son exposition, n'exhala aucune odeur, et n'offrit pas le moindre signe de corruption ». Cette circonstance, que chacun remarqua, accrut la confiance dans l'intercession du saint archidiacre.

On rapporte aussi qu'un homme de Novare, voulant passer pour ami du défunt, fit préparer un riche cercueil pour y déposer les restes de S. Bernard. Quoique ce cercueil fût d'une ampleur plus que suffisante, tous les efforts pour y faire entrer le corps devinrent inutiles. La cause de cette résistance fut bientôt reconnue; le donateur était usurier. S. Bernard qui pendant sa vie avait détesté l'usure, par dessus tous les autres vices, répudie après sa mort l'offrande qui lui est présentée par des mains spoliatrices.

Un pieux chevalier, témoin de ce fait, se hâte d'offrir une autre bière dans laquelle le .corps si vénéré du Saint se laisse déposer sans résistance. Ce dernier cercueil, massif et lourd, devient si léger dès qu'il renferme la précieuse dépouille, que les porteurs n'en sentent pas le poids; ils le croient soutenu et porté par les mérites du défunt serviteur de Dieu. Mais voici un fait merveilleux. Quand le convoi approche de la basilique, le cercueil, dont la légèreté avait rendu les porteurs inattentifs, leur échappe des mains et tombe sur deux hommes dont l'un est pris par la jambe et l'autre par le pied. Dans ce moment le cercueil est redevenu si lourd, qu'on a de la peine à dégager ces deux malheureux. On craint que leurs membres ne soient broyés par le choc; point du tout; ils se lèvent sans douleur et sans [121] lésion, en s'écriant dans leur dialecte : Le Seigneur relève ceux qui sont abattus et brisés, le Seigneur délie ceux qui sont enchaînés. (Psalm. 145, 8.) Ils aident ensuite les porteurs à introduire le précieux fardeau dans l'église.

Le 15 juin, la ville de Novare présente un spectacle attendrissant. Les rues et les églises sont pleines, la foule se précipite vers le couvent des Bénédictins. Outre un nombreux clergé qui chante en chœur, une multitude d'hommes, d'enfants, de vieillards, de femmes mariées ou veuves, de jeunes vierges se pressent vers l'église. Tous offrent des dons pour orner le tombeau de l'archidiacre; les pauvres et les laboureurs rivalisent de générosité avec les riches et les seigneurs. Pendant que le caveau tumulaire s'ouvre et qu'on y descend le cercueil, les Sanglots de la foule se mêlent au son d'une musique lugubre. Après la cérémonie sacrée, de nombreux fidèles dans le transport de leur douleur environnent la tombe, en priant le saint défunt de jeter sur eux ses regards protecteurs.

Si le délégué du chapitre de la cathédrale d'Aoste et les chanoines de Mont-Joux, n'ont pas eu la consolation d'emporter les restes du Saint pour les ensevelir dans l'une des églises qu'il avait désignées, nous ne saurions en assigner d'autre cause que l'opposition des Novarais. L'archidiacre leur appartenait également par l'affection qu'il leur avait toujours témoignée et parles nombreux services qu'il leur avait rendus. Le Ciel venait de les mettre en possession de sa dépouille mortelle, ils ne veulent à aucun prix se dessaisir d'un dépôt qu'ils regardent comme une source de bénédictions pour leur province. Les bénédictins unissent leur réclamation à [122] celle des Novarais ; ils ne consentent point à laisser éloigner de leur église un ami si cher qu'ils ont vu mourir entra leurs bras, et dont ils espèrent voir bientôt les reliques vénérées placées sur leurs autels. Le corps du Saint fut relevé l'année suivante, le 10 avril 1008. Nous dirons quels miracles s'opérèrent sur son tombeau.

 

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CHAPITRE XIX.

MIRACLES DE SAINT BERNARD.

 

Dieu, dans sa miséricorde, a toujours suscité des hommes apostoliques pour combattre l'erreur et s'opposer au torrent des vices, pour faire briller et triompher la vérité; il leur a donné le pouvoir de faire des miracles pour frapper les intelligences rebelles et les ramener à la loi évangélique. S. Bernard, en recevant la mission de purger les Alpes des restes de l'idolâtrie, reçut la plénitude de ce don, il fut, selon les manuscrits et plusieurs auteurs, 1e thaumaturge du Xe siècle (1).

Les auteurs qui ont parlé de lui, sont unanimes à reconnaître que Dieu illustra les prédications et le tombeau de l'apôtre des Alpes par de nombreux prodiges. «On doit porter un grand respect à l'église d'Aoste, dit Gabriel Pennotto, pour avoir eu un archidiacre qui a opéré tant de miracles. » De son côté, Charles de la Basilique dit que : « Saint Bernard s'était rendu » formidable aux démons par l'empire qu'il exerçait.

 

1. Mullorum signorum patrator.

 

 

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sur eux, et qu'il a fait un grand nombre de miracles pendant sa vie et après sa mort.» Cet auteur en rapporte six opérés dans le Novarais, sans parler en particulier de ceux qui concernaient les autres localités (1). Nous lisons dans le manuscrit de Novare, qu'après avoir réformé le diocèse d'Aoste, S. Bernard parcourut les montagnes et la plaine de Novare, où ses prédications produisaient beaucoup de fruits à cause des miracles nombreux dont elles étaient accompagnées (2). Charles de Sales, qui a écrit la vie de son oncle S. François de Sales, dit que : « S. Bernard a illustré principalement les provinces des Allobroges de la sainteté de sa vie et de plusieurs miracles. »

Jean de Ceylan ne voulant pas entrer dans le détail de tous les miracles opérés par l'intercession de S. Bernard, parce que, dit-il, l'énumération en serait trop longue, assure que si l'on voulait rapporter tous les faits merveilleux, on en trouverait plus de mille; il ajoute que trente ont été consignés dans une légende à laquelle il renvoie le lecteur (3). Il a bien fallu un aliment à cette confiance si persévérante aux mérites de saint Bernard, à cette dévotion si répandue des fidèles, de tous les temps et de si diverses contrées. De tous côtés, avec une émulation croissante, on s'est mis sous la protection de saint Bernard. La cause en est dans son grand crédit auprès de Dieu, dans les nombreux secours spirituels et temporels obtenus par son entremise.

 

1. Multa quae nos hoc loco omittimus, hoc tantum commemorantes quod spectat ad Novarienses.

2. Praedicationem signorum patratione quotidie roborabat.

3. Qui omnia miracula colligera vellet, plura et plus mille reperiret.

 

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Et ne croyez pas que la source en soit tarie , elle ne tarira point aussi longtemps que nous nous rendrons dignes de l'appui du Saint, par nos ferventes prières et surtout par une vie chrétienne. Les faveurs signalées dont l'histoire nous conserve le souvenir, ne doivent-elles pas nous engager à recourir à sa puissante intercession auprès de ce Dieu de bonté toujours admirable dans ses saints, toujours disposé à accueillir les prières qu'ils lui adressent pour notre salut? c'est dans cette vue principalement que nous rapportons ici les miracles de notre saint, en indiquant les sources d'où nous les avons tirés.

 

I.

 

L'archidiacre Richard ressentit lui-même, à la fin de ses jours la puissante protection du saint dont il avait écrit la vie. Attendri et pénétré de reconnaissance, il eut sans doute un grand regret de ne pouvoir consigner, de sa propre main, dans son manuscrit, le fait miraculeux qu'on va rapporter. Voici ce miracle tel que la tradition l'a conservé et qui se trouve dans un manuscrit du quatorzième siècle :

« On lit que saint Bernard invoqué par son successeur Richard, des seigneurs de la Val-d'Isère, en Tarentaise, archidiacre, vint au secours dudit Richard quand il allait avec quelques compagnons visiter le saint Sépulcre. Le, vaisseau qui les transportait fut battu par » une furieuse tempête qui déchira les voiles, brisa la proue et cassa l'arbre. A l'invocation du saint, le vaisseau est remis en son premier état (1). Les démons

 

1. In refugium evocatus rite restauravit. .

 

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se tenant dans une noire nuée qu'ils sillonnaient d'éclairs , se lamentaient et criaient : C'est encore le même . archidiacre Bernard de Menthon qui nous poursuit; c'est notre formidable ennemi, ce perturbateur de nos oeuvres, qui nous a enchaînés sur le  Mont-Joux; quittons précipitamment ces lieux, de peur qu'il ne nous force à rentrer dans les éternelles flammes. »

 

II.

 

 

Saint Bernard travaillait à extirper tous les vices; l'usure surtout excitait toute son indignation. A force de dévoiler par le témoignage des Saintes Écritures, l'iniquité de l'usure et ses funestes suites, il était parvenu à en inspirer de l'horreur et à la faire disparaître. Seul, un avare resta sourd à la voix de la vérité. Bernard le prenant en particulier, lui parle avec bonté, l'exhorte et le supplie de renoncer à cet infâme trafic. L'usurier pressé par les prières et les instances du Saint, feint de se soumettre; mais ce jour-là même il redouble ses rigueurs, et presse,quelques malheureux de lui payer la somme due dans le plus bref délai, le capital avec l'intérêt usuraire. Il trahissait ainsi son dépit de ne pouvoir continuer à s'enrichir par l'odieux procédé de l'usure, et il voulait du moins récolter tout ce qu'elle lui avait promis jusque-là. Ceux qui doivent et ne peuvent pas se libérer, se voient enlever leurs moutons, leurs boeufs, les instruments aratoires, les ustensiles de ménage, et jusque à leurs vêtements, ceux qui servent de caution ne sont pas mieux traités. Or, quelques débiteurs réduits à la dernière détresse allèrent trouver l'homme de Dieu : « Père, lui dirent-ils en pleurant, [126] nous avons besoin de vos conseils et de votre appui; un loup affamé nous ravit nos faibles ressources et il retient les gages que nous lui avions donnés; nous l'appelons loup, car s'il avait tant soit peu d'humanité, il aurait pitié de ses semblables et ne serait pas si cruel. Nous vous parlons de ce créancier à qui vos instances. ont arraché la promesse de renoncer à l'usure. Non, il n'a jamais détesté un vice qui satisfait sa cupidité. Ne nous serait-il pas permis de lui faire subir le sort qu'il nous réserve? Il nous semble que ce serait un moindre mal dé lui faire porter la peine de sa méchanceté, que de voir tant de serviteurs de Dieu, qui ont été dociles à vos avis, condamnés à choisir entre la servitude et la mort. O vous, notre protecteur, venez à notre secours, ne nous abandonnez pas dans » l'extrémité où nous nous voyons réduits. » Ému par les pleurs de ces pauvres gens, et indigné de la conduite de l'usurier, Bernard le fit appeler : « Esclave de  Satan, lui dit-il, pourquoi mentir au Dieu du ciel et de la terre, et à moi votre serviteur? Les amateurs des richesses sont esclaves du démon; c'est lui qui tient sous sa domination les avares et les amateurs du monde. Puisque vous voulez appartenir à cette classe, allez, exécutez vos desseins, remplissez vos coffres d'or et d'argent, soyez riche dans ce monde, mais, sachez-le, vous en sortirez nu et vous serez condamné à une éternelle mendicité. Qu'en vous s'accomplisse cette sentence de l'Esprit-Saint: « Que celui qui est souillé se souille encore (1). » Sachez, je vous l'annonce, que

 

1. Adimpleatur in te scriptura dicens : qui in sordibus est sordescat adhuc.

 

 

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non-seulement votre âme, si vous ne faites pénitence, sera condamnée à une éternelle indigence, mais que vous la souffrirez cette indigence même ici-bas, en punition de votre dureté. Cette prédiction se vérifia bientôt; à peu de temps de là, un incendie réduisit en cendres la maison de l'usurier avec tout ce qu'elle renfermait.

 

III.

 

Dans un district du Novarais, il parut une si grande quantité de sauterelles qu'elles forçaient les voyageurs d'interrompre leur marche; elles inquiétaient non-seulement les piétons, mais encore les cavaliers; les chevaux étaient épouvantés par le frémissement de ces insectes qui couvraient la route, s'emportaient et refusaient d'avancer. Toute la vallée jusqu'au sommet des montagnes n'offrait que désolation. L'homme de Dieu, ému de pitié pour ces malheureux habitants, leur dit : « Lorsque. le temps de semer approchera, que chacun mette à part un setier comble de sa semence et qu'il l'offre au Seigneur; si vous suivez mon conseil vous serez infailliblement délivrés de ce fléau. » La promesse du saint relève le courage de ceux du pays; ils n'ont pas plus tôt obtempéré à son conseil que toutes les sauterelles disparaissent si bien, qu'on n'en voit plus ni dans les lieux où elles exerçaient leur ravage, ni dans les environs.

 

IV.

 

Une dame qui avait un 'enfant aveugle, n'osant se [128] présenter à saint Bernard, pria un prêtre nommé Théobalde, d'aller lui parler en faveur de son fils. Bernard , dont l'humilité est blessée par la confiance qu'on lui témoigne, répond modestement à l'envoyé : « Je ne m'entremets point dans les affaires de cette nature ; adressez plutôt votre demande à Celui qui a tout pouvoir. » Cette réponse , loin de déconcerter la pieuse dame, la rend plus confiante; elle remet son enfant à Théobalde et le prie d'aller le présenter au Saint. A la vue de l'enfant, Bernard hésite un moment, prie avec foi , fait un signe de croix sur les yeux de l'affligé qui, au rapport du prêtre, mérita, par la grâce du Sauveur, de voir aussitôt la lumière du jour.

 

V.

 

Une autre dame du Novarais vivait depuis longtemps avec son mari sans avoir d'enfant; ayant appris que l'homme de Dieu était arrivé dans la ville où elle avait son habitation, elle se hâta d'aller le trouver pour le prier de lui obtenir un fils. « Ma soeur, lui répondit Bernard, mes mérites ne me donnent pas assez de crédit auprès de Dieu, pour vous obtenir la grâce que vous demandez. Cependant mettez toute votre confiance en Dieu, et , par l'opération de sa grâce, vous aurez un fils. » La stérilité de la bonne dame se prolonge jusqu'après la mort du Saint. Loin de perdre confiance, elle vient sur son tombeau lui rappeler sa promesse et lui reprocher sa lenteur à lui tenir parole. « O homme de Dieu ! lui dit-elle d'une voix plaintive, pourquoi m'avez-vous promis ce que je n'obtiens point? Pourquoi me consoliez-vous, puisque je suis [129] toujours en proie au même ennui? J'aurais mieux .aimé que vous ne m'eussiez rien promis et que vous m'eussiez laissé dans mon affliction. Celui à qui l'on ne promet rien n'est pas trompé, celui à qui l'on n'adresse aucune parole de consolation, rougit moins de son affliction. O Père ! souvenez-vous de votre promesse et de la consolation que j'en ai éprouvée. Nous sommes assurés que vous vivez et que ;vous conversez familièrement avec Dieu; priez-le pour votre servante. Rappelez-vous que Jésus-Christ disait à ses disciples : Je vous le dis en vérité , tout ce que vous demanderez en vos prières, croyez que vous le recevrez. Maintenant que vous êtes plus près de Dieu et que vous le voyez face à face, je ne doute pas que les prières que vous lut adressez dans le ciel , ne soient aussi efficaces que lorsqu'elles montaient de la terre, pendant que vous étiez parmi nous. » En terminant, elle fait une offrande selon ses facultés, et retourne au logis. Avant l'année révolue, elle a le bonheur de mettre au monde son premier-né. Cet enfant, que l'auteur compare au prophète Samuël, marcha, depuis le plus bas-âge, sur les traces de son intercesseur; il était beau de visage, fort et vigoureux; il s'abstint toute sa vie de viande, d'oeuf et de laitage. Par sa gravité et sa modestie, il réprimait la joie trop bruyante de ceux de son âge.

 

VI.

 

Trois ans après la, mort de saint Bernard, un manchot connu de toute la ville de Novare , avait vu deux fois en songe saint Laurent et saint Bernard lui rendre [130] l'usage de son bras. Le soir de la Pentecôte, passant, monté sur son âne , devant l'église où reposaient lés corps des deux Saints, il faisait cette courte prière « Grands Saints ! plût à Dieu que je fusse digne d'obtenir dans ce moment la grâce que j'ai rêvé deux fois avoir obtenue ! » A l'instant, il se sent renverser de dessus son âne par une force invisible, et tombe de tout son poids sur le membre affligé dont il entend craquer les os et les nerfs. Il croit son bras tout brisé, quand , à son grand étonnement, il se relève guéri.

 

VII.

 

Un enfant de trois ans, muet et aveugle, et, par surcroît de disgrâce, privé de l'usage des mains et des pieds, est porté, la veille de la Nativité de saint Jean-Baptiste, sur le tombeau de saint Bernard, où il est guéri de toutes ses infirmités.

 

 

VIII.

 

Vers le même temps, une femme aveugle se fait conduire au tombeau du Saint et y demeure trois jours. N'ayant pas eu la consolation d'y recouvrer la vue, elle s'en retourne accablée de tristesse. Quand elle a fait deux milles de chemin, elle obtient tout à coup ce qu'elle avait demandé. Elle s'empresse de revenir vers le tombeau pour y faire une offrande selon ses moyens en rendant grâce au Dieu tout-puissant.

 

IX.

 

 

Une femme paralysée des pieds et des mains, était [131] réduite à un tel dénument, que, privée même d'un âne pour se transporter d'un endroit à un autre, elle priait son mari de la traîner sur une charrette pour qu'elle pût mendier. Venue à Novare dans l'espoir d'y trouver des secours plus abondants, trois fois elle voit en songe saint Bernard la guérir de son infirmité. Elle se fait conduire sur son tombeau; lui adresse une fervente prière et met une confiance entière dans sa puissante intercession. Soudain elle est délivrée de tous ses maux en présence de nombreux témoins. Elle sortit de l'église, en glorifiant le Seigneur , toujours admirable dans ses Saints, et en le remerciant de lui avoir rendu la santé par les mérites de saint Bernard [1].

 

X.

 

Un propriétaire du royaume de Lombardie, qui avait une grande dévotion à saint Bernard, voyant un orage s'abattre sur les campagnes voisines et la grêle s'approcher de ses terres, se recommande au Saint et met la récolte sous sa protection. Peu d'instants après cette prière, les campagnes contiguës sont entièrement dévastées, tandis que celles du client du Saint sont respectées par la tempête.

 

 

1. Les miracles qui précèdent sont empruntés au manuscrit de Novare et à Bascapé. — Ceux qui suivent, rapportés par les Bollandistes et Roland Viot, sont tirés d'une note du XIVe siècle , annexée à une copie de la vie du Saint, par Richard.

 

 

XI.

 

Un prêtre originaire de l'île de Chypre, qui était [132] devenu muet, se rend au tombeau du Saint et se recommande à son intercession; le même jour il put célébrer la messe et s'en retourna en louant le Seigneur.

 

XII.

 

Un homme dans son sommeil, tombe d'une grande hauteur et se blesse grièvement; il recourt à la protection de saint Bernard; une guérison soudaine vient récompenser sa confiance.

 

XIII.

 

Un autre en tombant de dessus son âne, sent ses os brisés; pour tout remède, on recourt à l'invocation du Saint et le malade est aussitôt guéri.

 

XIV.

 

Pour faire une offrande à saint Bernard, un usurier va suspendre une livre pesant d'argent sur son tombeau; une force invisible écarte le don de sa place; souvent reporté au premier lieu, il en est toujours repoussé. Chacun comprit que le Saint, ayant eu une si grande horreur de l'usure pendant sa vie, rejetait encore après sa mort les offrandes faites avec le bien final acquis.

 

XV.

 

Une dame avait mis au monde un enfant mort-né. Elle le voue au Saint et le fait porter sur son tombeau. On le lui rapporte plein de vie.

133

 

XVI.

 

Un homme de haute extraction, Seigneur de Sainte-Agathe, affligé du mal caduc, est guéri au tombeau de saint Bernard.

 

XVII.

 

Une pieuse dame devenue sourde, y recouvre l'ouïe.

 

XVIII.

 

Un vieillard devenu aveugle, y retrouve la vue.

 

XIX.

 

Par la seule invocation du Saint, une femme est subitement délivrée de la goutte.

 

XX.

 

Plusieurs fiévreux vont en pèlerinage à l'église de Mont-Joux, et reviennent en pleine santé.

 

XXI.

 

Un jeune homme de Pavie, adonné à tous les vices, faisait la désolation de ses parents. Ceux-ci voyant leurs avertissements et leurs prières inutiles , recourent à la protection de saint Bernard , et lui demandent la conversion de leur enfant. Un changement aussi entier que [134]  subit s'opère dans le cœur du libertin; il renonce à ses désordres, édifie ses compagnons, et donne aux auteurs de ses jours autant de joie et de consolation qu'il les avait affligés jusqu'à cette heure.

 

XXII.

 

Un riche notaire pris d'un mal de dents qui le menaçait d'un transport au cerveau , est guéri tout à coup en invoquant saint Bernard, et en offrant sur son tombeau. vingt-huit dents en cire, du poids d'une livre chacune.

 

XXIII.

 

Un religieux de Verceil , qui souffrait depuis longtemps de violents maux de tête , en est délivré par l'invocation du Saint.

 

XXIV.

 

Un pieux archidiacre de Turin , assidu aux offices divins, ne pouvait presque plus aller à l'église à cause de fréquents et violents retours d'une colique du plus mauvais caractère; il trouve sa guérison dans les prières qu'il adresse à saint Bernard.

 

XXV.

 

Un abbé de Saint-André-de-Verceil, accablé de longues infirmités, ne peut plus quitter le lit. Plein de confiance dans la puissante intercession du Saint, il se fait porter sur son tombeau; là seulement il est délivré [135] de cette maladie opiniâtre qui avait résisté à tout l'art médical.

 

XXVI.

 

Un, incendie éclate au bourg de Bugelles (province de Bielle , en Piémont), et le menace d'une entière destruction. Les. secours humains semblent donner une nouvelle activité aux flammes. La population fait un voeu en l'honneur de saint Bernard., aussitôt le feu s'éteint de lui-même.

 

XXVII.

 

Un orage s'abat sur les vignes du couvent de Saint-Laurent à Novare; les religieux invoquent saint Bernard, la grêle cesse soudain; en visitant les vignes le lendemain, on n'y remarqua aucun dégât.

 

XXVIII.

 

Une épidémie se déclare dans la ville de Pavie et y fait de nombreuses victimes; elle cesse aussitôt que l'autorité locale fait porter une,offrande considérable sur le tombeau de saint Bernard.

 

XXIX.

 

Une masse d'eau descend de la montagne voisine, et se répand sur la campagne dite Champ-Ferré (Campo ferreo), près de la ville d'Aoste ; le torrent menace d'emporter le sol. A l'invocation de saint Bernard, les eaux s'écoulent sans causer de dégâts.

 

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XXX.

 

Saint Bernard a toujours exercé un grand empire sur les démons, qu'il obligeait de sortir des corps des possédés (1).

 

XXXI.

 

En 1559, un propriétaire nommé Aurillon, du hameau de Court, près de Thonon, fait faucher ses foins le 14 juin, dans l'intention bien arrêtée de les enserrer le lendemain, jour que la paroisse chômait en l'honneur de saint Bernard. Ni les avertissements, ni les prières des voisins ne purent détourner Aurillon de son dessein. Son but est de profaner la fête, il va même jusqu'au blasphème. « Que saint Bernard, dit-il, fasse ce qu'il voudra, il ne m'empêchera. pas d'exécuter mon projet. » La récolte. est mise en meule et prête à être emmenée, lorsqu'un orage survient, accompagné d'une forte grêle; le tonnerre gronde, le feu du ciel consume le fourrage d'Aurillon , atteint le fenil et le bétail; tout périt. La campagne où il travaillait ce jour-là est frappée de stérilité; les labours qu'on lui donne restent infructueux (2).

 

XXXII.

 

En 1586, Claude Ruppin de Vacheresse (Savoie),

 

1. Ici finissent les miracles tirés des anciens manuscrits. — Les miracles suivants , opérés dans un temps plus rapproché, sont appuyés de preuves , dont le verbal est déposé. aux archives de Mont-Joux.

2. Verbal signé par Pierre Cristain , plébain de Thonon ; par Humbert-Aurillon, dit Decuria ; par Maurice Aurillon et Maurice Mottiers, tous originaires de Court.

 

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cordonnier, avait soupé chez le curé du lieu, François Anthonioz. En sortant du presbytère, Ruppin prend secrètement une image de saint Bernard peinte sur bois; descendu dans la rue, il allume un cierge et parcourt le village en ridiculisant les processions des fidèles; il invite les personnes qu'il rencontre à baiser l'image qu'il a entre les mains. Après cette bouffonnerie sacrilège qui avait révolté tout le monde, il rentre chez lui. Vers minuit tout son corps se couvre de pustules brûlantes de la grosseur d'une noix. La douleur lui arrache, non des cris, mais des hurlements qui sont entendus de toutes les maisons voisines. Ruppin, qui ne se méprend pas sur la cause de cette punition, fait aussitôt appeler le curé; lui raconte le scandale public qu'il vient de donner; il avoue l'intention qu'il avait eue de tourner en ridicule la dévotion à saint Bernard. Il demande à Dieu pardon de son péché qu'il déteste du fond de son coeur, et dans le cas qu'il guérisse, il fait voeu de jeûner toute sa vie la veille de la fête de saint Bernard. Avant que le jour parût le pénitent fut entièrement guéri (1).

 

XXXIII.

 

1612. Pendant plusieurs années, une épidémie régnait parmi le bétail de la montagne dite Hubenoz, près de Vacheresse (Savoie), et elle y faisait de grands ravages. Le curé montre une image aux propriétaires de l'Alpe, et leur dit que, s'ils veulent être délivrés du fléau , ils doivent demander à l'évêque de Genève, François de Sales, la permission de bâtir sur les lieux,

 

1. Verbal signé par le curé Pierre Vallet, successeur du plébain Anthonioz.

 

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en l'honneur de saint Bernard, une chapelle où l'on . dirait annuellement la messe, le troisième dimanche après l'investiture de la montagne (1). Sitôt après le voeu fait d'obtempérer à l'avis du curé, l'épidémie cessa.

 

XXXIV.

 

Nous empruntons à la vie de saint Bernard, écrite par M. l'abbé d'Aldéguier (Toulouse, 1858), le fait suivant tiré d'un manuscrit, et qui a eu lieu dans la même montagne : « La jeunesse du Bas-Chablais , du Valais et du canton de Vaud, se réunissait périodiquement au Vallon d'Hubine, pour s'y livrer à des divertissements scandaleux. Les habitants de Vacherelle, paroisse d'Hubine, à la vue des dangers que courent les jeunes filles, obligées de passer la belle saison sur la montagne pour soigner le bétail, se rappellent les antiennes faveurs de saint Bernard, et conviennent de recourir encore à lui pour obtenir, la cessation de ce désordre. Au milieu du vallon d'Hubine, ils placent donc sur une pierre élevée, la statue du Saint, terrassant et enchaînant le démon. Plus tard, et à plusieurs reprises, on voulut déplacer ladite statue et la transporter plus loin. Tous les matins on la retrouvait sur son premier piédestal. Deux habitants de Vacherelle, selon la tradition locale, irrités de cette obstination, l'attachent par le cou et la traînent violemment

 

1. Déclaration signée par le même curé Pierre Vallet, qui dit que le miracle: est arrivé de ses jours. Rolland Viot ajoute que de son temps on continuait cette dévotion.

 

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à la seconde pierre, où elle n'avait pas voulu rester.  — « Cette fois dirent-ils, il faudra bien qu'elle y demeure , car nous l'attacherons. A l'instant » même, en punition de leur irrévérence, ces deux malheureux eurent le corps couvert de plaies et déchiré comme si on les eût traînés sur un chemin raboteux. La statue fut replacée sur le piédestal de prédilection. Elle y est encore aujourd'hui, et il n'a pas été possible de lui assigner une autre place dans le sanctuaire qui la recouvre.

Une chapelle, qui fut à cette époque construite autour de la statue, a été plus tard considérablement agrandie; elle peut bien contenir deux cents personnes; quatre-vingts chalets l'avoisinent; elle est à près de trois lieues de l'église paroissiale. Pendant six semaines de la belle saison, M. le curé de Vacherelle se rend à Hubine, et y réunit tous les soirs ses parois siens et paroissiennes occupés à la montagne. »

 

XXXV.

 

Le 5 mai 1614, un incendie détruit la plus grande partie du bourg de Martigny (Valais). Une pieuse dame, Barbe, veuve du notaire François Paris, voyant le feu approcher du grenier de son fils, Nicolas Paris, fait voeu de donner une vache à l'hospice du Saint-Bernard, si le grenier situé au sommet du bourg est épargné par les flammes. Le grenier reste intact au milieu des ruines (1).

 

 

1. Ainsi attesté par le notaire Hugon, les syndics en dressèrent aussi le verbal, le 9 novembre 1624, en présence de nombreux témoins ; Jaquenot, Boson , Pierre Malluard , Guillelme Favratz , ont attesté le fait par leur signature.

 

 

140

 

XXXVI.

 

En février 1617, un grand incendie éclate dans le bourg de Monthey (Valais); les flammes s'étendent avec une telle rapidité, que le bourg est menacé d'une entière destruction. A la vue d'un danger si imminent, plusieurs personnes invoquent saint Bernard et, s'obligent à faire des offrandes aux hospices fondés par le Saint, si elles obtiennent la grâce qu'elles demandent. Tout à coup le vent change, les flammes qu'il portait sur le bourg, prennent la direction opposée pour s'éteindre aussitôt.

Une circonstance non moins extraordinaire vint s'ajouter au fait. Jacques Bigay, chanoine de Mont Joux, recouvrait dans ce moment les aumônes des fidèles pour l'hospice ; la maison où il avait déposé les produits de sa collecte fut épargnée, quoiqu'elle fût voisine de celle où le feu avait pris, et que toutes celles d'alentour eussent été la proie des flammes (1).

 

XXXVII.

 

Le 19 décembre 1621, un incendie avait consumé dix maisons dans le village d'Esgut, et menaçait l'habitation des parents du curé Vallet. Le père du curé invoque S. Bernard, et met son domicile, avec ceux de deux voisins, sous sa protection. Ces trois bâtiments sont miraculeusement conservés. Le père se proposait de faire un pèlerinage à l'hospice de Mont Joux pour

 

1. Déclaration dressée à la requête des hommes de Monthey.

 

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offrir au Saint ses actions de grâces, mais il fut prévenu par la mort.

Le curé accomplit le veau de son père et dresse le procès-verbal de la faveur obtenue.

 

XXXVIII.

 

Le 27 mars 1620, le feu prend dans la ville de Fribourg (Suisse), et fait des progrès effrayants. Gaspard Grand-Jeu, bourgeois et tailleur de profession, voyant sa maison envahie de trois côtés, se met à genoux pour invoquer S. Bernard, et fait veau d'aller en pèlerinage à Mont-Joux. Aussitôt le feu s'arrête pour épargner le domicile du pieux artisan , lequel, afin de perpétuer le souvenir de la faveur reçue, a fait peindre l'image du Saint, et s'est fait représenter lui-même avec son nom, au bas du tableau qu'il a apporté ensuite à l'hospice (1).

 

XXXIX.

 

Le 26 avril 1625, Jean Verro, juré de la paroisse de Belfoz (canton de Fribourg), et François Brama de Cutrey, déclarent en présence de leur curé et de son vicaire, qu'anciennement l'eau qui alimentait le village de Cutrey, manqua subitement, et que les habitants du lieu furent obligés d'en aller chercher bien loin. Réduits à cette dure nécessité, les habitants du hameau font veau de donner annuellement un bichet de froment à un ordre religieux, pour remédier à cette calamité publique et recouvrer miraculeusement la source d'eau. L'aumône, adjugée à l'hospice du Saint

 

1. Déclaration reçue et signée le 24 avril 1625, par le notaire Henri Larma.

 

 

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Bernard, est remise entre les mains du chanoine qui faisait la quête dans le canton, et elle produit tout ce qu'on en attendait. Mais, chose remarquable, une année où la promesse ne fut point acquittée, l'eau cessa de couler. On ne l'obtint qu'en renouvelant et en accomplissant le même voeu, au profit de l'hospice,.

 

XL.

 

Le 19 juillet 1630, Jean Clet, notaire et curial de la ville de Gruyères, vint avec son fils au Saint-Bernard, pour s'acquitter d'un voeu fait depuis deux ans. Il déclara lui-même que son fils Jean Clest en faisant boire deux poulains, dont l'un était attaché à sa ceinture, fut traîné jusque près du village d'Espagnie, d'où on le releva comme mort, ayant dix-sept plaies à la tête. Porté à la maison paternelle, il reste depuis le lundi jusqu'au jeudi sans donner signe de vie. Le mercredi, le père fort inquiet, incertain de la vie ou de la mort de son fils, voudrait au moins lui procurer la grâce des sacrements. Animé de cette foi qui transporte les montagnes, il promet d'aller à pied au Saint-Bernard avec son fils, s'il peut le voir guéri. Il s'engage en même temps à accomplir seul le même pèlerinage, si le Seigneur, sans rendre la santé à son enfant, lui rend au moins la parole, pour qu'il puisse recevoir les sacrements à la mort. Après ce voeu, dans la matinée du jeudi, le fils donne signe de vie, commence à parler et recouvre la santé en peu de temps. Jean Clest, déclare qu'il regarde

 

1. Déclaration reçue et signée par Jean, curé et doyen de Belfort, et Pierre Dunant, vicaire.

 

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cette guérison comme miraculeuse et qu'il en est redevable à la protection de saint Bernard.

 

XLI.

 

Le 22 juin 1619, Jacques Casalet, prieur du bourg de Saint-Pierre (Mont-Joux), Pierre Max, métrai du même lieu, Pierre Moret l'aîné et Antoine Dorsay, déclarent que le feu ayant pris dans une forêt appartenant à ladite commune, tout secours humain aurait été insuffisant à en arrêter les progrès et à l'éteindre. Aussitôt que l'on se fut adressé à Dieu par l'intercession de saint. Bernard, le feu s'éteignit de lui-même, grâce que l'on attribua d'une commune voix aux prières du saint (1).

 

 XLII.

Le 17 novembre 1651, sur les deux heures de l'après-midi, un violent incendie, rendu plus actif par le vent et l'orage, se déclare dans le village de Mydde (canton de Fribourg); quatre maisons sont en flammes et plusieurs autres sont déjà atteintes par le feu. Mademoiselle Ursule Reylt, de la ville de Fribourg, et dame de la seigneurie de Mydde, se met en prière et invoque l'assistance de saint Bernard. Au même instant le feu s'assoupit et s'arrête sans aller plus loin. Ladite Ursule en rend grâces à Dieu et à saint Bernard (2).

 

XLIII.

 

Voici dans son texte original, une pièce intéressante, attestant un miracle qui eut lieu à Fribourg.

 

1. Déclaration reçue et signée par Barthélemy Çatellany, notaire.

2. Pour souvenir du miracle, le 21 novembre 1660, elle fait dresser un verbal qu'elle envoie au Saint-Bernard , signé J. A. Déposieux , notaire.

 

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 « Nous, l'advoyer et conseil de la ville et canton de Fribourg en Suisse; savoir faisons à tous ceux auxquels les présentes seront exhibées, comme soit que par la permission divine, le vendredi le vingt-cinquième du mois de juin , année présente, environ les trois heures et quatre heures du soir, le feu serait esté allumé dans une maison au faulx Bourg de notre ville, dite de la porte de Berne, ainsi que par un vent et orage le dict feu serait saulté en embrasement dedans les maisons et dans l'enclose de nos murailles ; de manière que la porte et la tour serait avec que une perte indicible; et comme non obstant toutes les dilligences possibles tant des bourgeois, ouvriers de mestiers que des subjets, il n'y aurait aucune apparence de cessation; ce qui fût la cause que l'on fût,occasionné de recourir à la grâce et miséricorde de ce bon Dieu, de la Sainte digne et mère Vierge Marie, à Mgr saint Nicolas, et aussi singulièrement à la grâce et intercession de Mgr saint Bernard de Menton, archidiacre de la val d'Auguste, patron et fondateur du charitable hospital du Grand saint Bernard, anciennement de Mont-Joux ; lequel voeu ayant été fait par les proches voisins , l'on vit incontinent le vent et orage cesser, et le feu vint à se restreindre;.non obstant il avait desjà saulté et attaqué plusieurs aultres maisons de nostre ville, esloignées et proche de l'embrasement; ce que nous ayant esté » fidèlement rapporté par notre cher et féal Michel » Poshurt, ancien Banderet, Jacob Ziegler du grand conseil, et Vallenthin Vitisquere, bourgeois et bollangier dudit Fribourg, au nom de tout le voisinage  de la rue des Mareschaulx, proche ladite porte de [145] Berne, lesquels pour actions clé grâce à ce bon et glorieux saint Bernard, nous ont prié de concéder cet acte de vérité ; suppliants que il soit la volonté divine par l'intercession dudit saint Bernard, de conserver nostre ville et pays d'ultérieurs malheurs. » Donné ce 21 décembre 1660.

 

FR. PYTHON.

 

XLIV.

 

Claudine Poucheux, femme de Simon Giraude, Bourguignon, résidant à Milan, est travaillée d'une fièvre tierce et alternativement quarte qui résiste à tous les remèdes. Passant par le Saint-Bernard pour aller en Bourgogne, elle y fait ses dévotions et se recommande à saint Bernard. Au sortir de l'église elle se trouve entièrement guérie et achève son voyage sans ressentir d'autres accès. Deux ans plus tard, elle retourne à Milan où elle prie le notaire Pannageat du comté de Bourgogne et qui demeurait aussi à Milan, de recevoir et de signer cette déclaration qu'elle envoie au Saint-Bernard. (Milan, 20 décembre 1661.)

 

 

XLV.

 

 

Le 20 mars 17i6, le Père Pascal Haltmeyer, prédicateur de l'ordre de saint François, prend le chemin de Mont-Joux avec Marc Redler du tiers-ordre, et Christian Weber. A quelque distance de l'hospice, ils sont surpris par une tempête qui leur cache le sentier et amoncelle les neiges autour d'eux. Fatigués et engourdis ils ne peuvent ni avancer ni rétrograder; ils [146] n'ont que la perspective d'une mort inévitable. Déjà ils recommandent leur âme à Dieu, quand l'idée vient au Père Pascal de faire un voeu à saint Bernard, patron de la montagne. Aussitôt le ciel s'éclaircit; ils retrouvent le chemin et arrivent heureusement à l'hospice, où ils passent trois jours pour se reposer. Ils regardent leur conservation comme miraculeuse; avant de quitter l'hospice ils font cette déclaration que signent le Prévôt Boniface et le secrétaire du chapitre.

 

XLVI.

 

Sur la fin du mois d'août 1857, des essaims de sauterelles s'abattirent sur la commune d'Étroubles, aux pieds de Mont-Joux (duché d'Aoste). Elles, paraissaient devoir dévorer, avec les autres plantes, les pousses de semailles. Leur nombre était si prodigieux qu'on en comptait jusqu'à quinze sur un brin d'herbe long d'un décimètre. Sur la proposition d'un ancien militaire de Napoléon Ier, le conseil communal fit publier à l'église une collecte volontaire en grains que l'on convertirait en pain, pour l'offrir à l'hospice du Saint-Bernard. La proposition est à peine adoptée, et déjà, les insectes s'agglomèrent et périssent; eux qui se trouvaient sur le bord des ruisseaux ou des étangs, conduits par une main invisible vont s'y noyer. Jusqu'ici on n'a encore pu donner aucune cause naturelle d'une destruction si soudaine. Les habitants d'Étroubles ont répondu avec empressement à l'invitation de l'honorable conseil (1).

 

1. L'Indépendant d'Aoste, du 11 septembre 1857.

 

147

 

La confiance et la dévotion des peuples à notre saint fondateur se sont perpétuées jusqu'à nos jours. Le besoin de chercher un adoucissement aux souffrances morales et physiques, le besoin plus grand. encore de trouver la paix du coeur, le calme de la conscience, voilà les motifs des pieux pèlerinages. Si nous ajoutons les grâces obtenues par les prières et les voeux acquittés, nous comprendrons l'élan spontané des populations, qui les porte à visiter certains lieux privilégiés. C'est donc sans surprise que l'on voit un grand nombre de pieux fidèles, arriver chaque année de diverses contrées, pour implorer l'assistance de saint Bernard. Ils sollicitent par l'entremise du Saint, un soulagement à leurs maux , un préservatif de malheurs et de disgrâces; ils accourent remplir les obligations qu'ils s'étaient imposées, et témoigner leur reconnaissance pour les bienfaits obtenus. Rarement ce sentiment religieux de confiance demeure sans résultat. Toutes les offrandes faites à l'hospice, sont une preuve constante de notre assertion, et elles aident puissamment à l'exercice de cette hospitalité qui naguère a failli périr par une inqualifiable spoliation et par les persécutions auxquelles les communautés religieuses ont été en butte dans le Valais.

 

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CHAPITRE XX.

CANONISATION DE SAINT BERNARD. —DÉVOTION AU SAINT.

 

Avant que le souverain-pontife Alexandre III eût [148] réservé au Saint-Siège la canonisation des saints (1), les métropolitains et les évêques jouissaient de cette prérogative. Ils faisaient relever le corps du serviteur de Dieu pour le placer dans une châsse ornée et l'exposer ensuite à la vénération des fidèles (2). La déclaration de l'évêque était comme le premier degré de canonisation, que l'on nommait béatification; mais, ni le décret de l'ordinaire, ni le culte de serviteur de Dieu, ne s'étendaient au delà de la province ou du diocèse, avant qu'ils eussent été expressément ou tacitement confirmés par le Souverain-Pontife. Ces décrets, ainsi que lé culte, étaient tacitement approuvés par le Saint-Siège, lorsque la déclaration de l'évêque était admise par le fait, surtout si les autres églises du diocèse s'y conformaient en pratique. Toute la catholicité pouvait alors rendre au serviteur de Dieu le culte que l'on rend aux Saints (3). Telle fut la forme suivie pour la canonisation de saint Bernard.

Sur le témoignage de nombreux miracles obtenus par l'intercession du serviteur de Dieu, Richard, évêque de Novare, déclara, en 1123, qu'on pouvait lui rendre les honneurs dus aux Saints qui règnent dans le ciel, et vénérer ses reliques (4).

Le décret de Richard est successivement reçu et accueilli dans les diocèses limitrophes; en peu de temps le héros des Alpes est vénéré dans une grande partie

 

1. Ut corpus in posterum relevatum maneat et tanquam venerabilis et beati viri honoretur ornetur et visitetur ab omnibus Christi fidelibus et devotis personis.

2. Capit. de reliquiis et venerat. : SS.

3 Benedicti XIV. De canonisatione SS. dissertatio 10 a.

4. Charles de la Basilique.

 

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du monde chrétien. Partout où l'on parle des hospices de Mont et Colonne-Joux, on donne le nom de Saint à leur fondateur. Le Saint-Siège même admet cette qualification. Dans la bulle d'Alexandre III, adressée à Villelme, prévôt de Mont-Joux, on lit: « Au Recteur » de l'hospice des saints Nicolas et Bernard de Mont-Joux (1). » Depuis cette époque, nous trouvons presque toujours dans les chartes des souverains et des évêques, dans les actes de donations et de fondations, le nom de saint Bernard accolé à celui de saint Nicolas, qui était titulaire de l'église de Mont-Joux.

La dévotion à saint Bernard et la confiance qu'il. inspirait à ses serviteurs, prenaient chaque jour plus 'extension. Pour satisfaire aux voeux des populations, on vit bientôt des églises, des chapelles et des oratoires s'élever en son honneur. En 1152, Ugotioni , évêque de Verceil, fonda un prieuré et bâtit une église auxquels il donna le nom de Couvent de Saint-Bernard; de plus, il y appela des chanoines de Mont-Joux (2)…

Au commencement du XIIIe siècle, on vit une nouvelle erreur s'élever dans l'église. Dulcin, hérésiarque de Novare, annonçait que le règne du Saint-Esprit avait commencé en l'an 1300 de l'ère chrétienne, et que le Souverain-Pontife cessait par conséquent d'être le Vicaire de Jésus-Christ. Afin de dogmatiser plus librement, Dulcin alla, avec ses adhérents, s'établir sur une montagne qu'il appela Mont-des-Gazzares, et que les fidèles nommèrent avec raison Montagne-des-Rebelles,

 

 

1 Rectori hospitalis, sanctorum Nicolai et Bernardi Montis-Jovis. (XIII Kal. Julii 1177).

2. Cette terre est mentionnée comme étant de la dépendance de - l'hospice, dans la bulle de Honorius IV.

 

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pour marquer l'horreur que cette hérésie leur inspirait. Selon les lois et les coutumes de l'époque, Dulcin et ses principaux fauteurs furent brûlés vifs (1307). Le nom de Gazzares, donné à ce repaire , inspirait un tel effroi après leur mort, que personne n'osait aborder cette montagne. On en voyait souvent partir des orages; ce qui accrédita l'opinion qui la faisait habiter par des démons. Sous l'impression de cette croyance, les campagnards recoururent à saint Bernard , faisant voeu de bâtir en son honneur un oratoire au sommet du Mont des Rebelles, souillé par Dulcin et infesté par les puissances de l'air. Guillaume Didier, prévôt d'Aoste, nommé évêque de Belley, transféré plus tard, après la mort d'Iblet, au siège de Verceil (1437), remplaça le premier oratoire: il y fit construire une église magnifique, dédiée à saint Bernard et à saint Grat; il voulut que la montagne des Gazzares fut nommée , dès ce moment, Mont-Saint-Bernard. Ce nom, si cher aux montagnards, qui leur rappelait tant de grâces spéciales obtenues, dissipa la crainte, l'horreur attachée à ce lieu sinistre, en y attirant aussitôt de nombreux pèlerins (1).

C'est surtout au pied de ces montagnes, qui ont été le théâtre de ses travaux et sa gloire, que le nom du héros des Alpes est connu, honoré et vénéré.

En effet, parmi toutes les contrées qui ont pu se glorifier

 

1. Quoique le quinzième jour de juin ne soit plus chômé dans cette vallée d'Aoste, dont les habitants apprécient, comme ils le doivent, l'avantage d'avoir eu Bernard pour archidiacre, une messe de dévotion s'y célèbre encore ledit jour dans toutes les paroisses ; les fidèles se font un devoir d'y assister. On ne conduit pas ce jour-là les vaches à la montagne, pour les y tenir à demeure pendant l'été, de crainte de profaner la fête du Saint.

 

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de la protection de saint Bernard, la vallée et l'église d'Aoste prennent naturellement une des premières places. C'est bien cette église que le Saint appelait toujours « sa mère ici-bas » et à laquelle il voua une sollicitude durable comme sa vie. Aussi, pour honorer plus dignement le saint archidiacre, et afin d'attirer ses regards protecteurs, on ajouta son nom aux litanies des Saints, comme nous le voyons dans les anciens Bréviaires et Rituels du rit d'Aoste. Un chanoine régulier de ce diocèse fonda même, en 1285, une prébende en son honneur (1).

La dévotion à saint Bernard ne cessa de faire des progrès, comme nous allons le faire voir, en marquant le culte de cet illustre Saint à travers les siècles et jusqu'à nos jours.

Au XIIe et au XIIIe siècle, le nom de saint Bernard et l'hospice de Mont-Joux étaient devenus célèbres dans toutes les contrées de l'Europe. De nombreuses dépendances, cédées libéralement et en divers endroits aux chanoines hospitaliers, témoignèrent le bon vouloir de tous envers un établissement qui trouva, dans ces ressources, son point de plus haute prospérité. On voulait implorer plus efficacement le secours du saint fondateur, en soutenant par des largesses cette institution, objet constant des voeux, des travaux et des sollicitudes de Bernard. Quelques princes, ne se bornant point à agir eux-mêmes comme bienfaiteurs, cherchaient à inspirer aux autres ce noble enthousiasme. Ç'est ainsi, pour citer un exemple entre mille, que Marie Blanche, duchesse

 

1. Corbellini, Vite di Vescovi di Vercelli. Vercelli, 1643, p. 171. '

2. Idem, Corbellini; Bascapé, bib. 2.

 

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de Milan et le duc Galeas Marie Sforce, vicomte de Pavie, recommandent à leurs sujets l'hospice de Mont-Joux, d'une manière spéciale, dans les termes suivants : « A cause de la dévotion particulière que nous avons à saint Bernard, dont nous éprouvons tous les jours la protection miraculeuse contre, les orages, la grêlé et les trombes, auxquels nos campagnes sont tant exposées (1). »

A tous les documents qu'on vient d'exposer touchant le culte rendu au serviteur si dévoué des pauvres et des voyageurs, sur les Alpes, il faut ajouter les suivants :

Près de la ville de Pavie, dans la paroisse de Mirabelle, la fête de saint Bernard se célèbre le second dimanche de juin, et l'on y fait une procession en son honneur pour implorer son secours efficace contre les orages. Dans la magnifique église de la Chartreuse de Pavie, on a représenté notre saint sur de beaux vitraux coloriés.

En 1510, le 15 juin un grand orage éclata sur la ville de Casal, dans le Mont-Ferral. Jamais on n'y avait vu les grêlons d'un si gros volume; la consternation devint générale, la récolte était menacée d'une entière destruction. Les yeux se tournent vers le ciel, et, d'un sentiment unanime, la ville fait le voeu de faire annuellement , à pareil jour, une procession en l'honneur de saint Bernard, d'y porter sa relique, en chantant les litanies des Saints. Cette dévotion s'y pratique encore aujourd'hui.

La ville de Carmagnoles, au diocèse de Turin, porte le titre de comté de Salsario et de saint Bernard. En 1162, époque ou Frédéric Barberousse assiégeait Milan,

 

1. Lettres patentes du 6 octobre 1566.

 

 

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Charles, évêque de Turin, céda aux chanoines de Mont-Joux, là paroisse de Saint-Martin-de-Cirié, dont l'église était dédiée à la sainte Vierge et à saint Nicolas. La cathédrale de Novare possède un beau Missel en parchemin, de 1478, dans lequel se trouve une messe propre, c'est-à-dire spéciale à l'honneur de saint Bernard. Le 15 juin sa fête est solennisée chaque année dans ladite église qui, plus que toute autre, conserve le souvenir vivant de son culte. Les Novarais en général , avaient une si grande dévotion pour le Saint qu'au rapport de Charles de la Basilique, tous les hameaux de la province, sans exception , lui avaient dédié une chapelle, ou un autel , ou des ex-voto dans les églises.

Sa mémoire n'est pas moins en vénération dans lé diocèse de Sion, surtout dans la partie occidentale; la paroisse d'Évionnaz, nouvellement érigée, l'a choisi pour son patron et lui a dédié son église. Ailleurs nous trouvons des chapelles qui lui sont consacrées. Dans la plupart des églises du Bas-Valais, on voit des statues ou des tableaux du saint; son image orne même la plupart des maisons particulières. Quelques paroisses solennisent sa fête, le 15 juin, par une procession. Ce jour-là, les habitants du district d'Entremont, suivant l'exemple de ceux de. la vallée d'Aoste, s'abstiennent de conduire le bétail dans les montagnes, dans la crainte de démériter auprès du saint. On peut ajouter que, dans les nécessités publiques, les paroisses voisines de Mont-Joux s'y rendent processionnellement, avec la confiance d'être exaucées par l'intercession du saint Apôtre des Alpes.

Les Fribourgeois, les Chablaisiens, les habitants du Faucigny, pour le dire en peu de mots, entreprennent [154] souvent le même pèlerinage; mus par la même pensée, ils affluent quelquefois, pour gravir en foule le mont Saint-Bernard. La mémoire du protecteur que leurs ancêtres ont révéré de siècle en siècle, reste gravée dans leur esprit et dans leur cœur. c'est donc avec attendrissement qu'ils viennent l'invoquer, sur la montagne même qu'il a sanctifiée par ses prières et par ses oeuvres.

Dans le diocèse d'Annecy, la paroisse de Meillerie est sous le patronage de saint Bernard; celle de Menthon se glorifie, à juste titre, du même avantage. En ce dernier lieu sa fête est célébrée très-solennellement le 15 juin; on s'y prépare par une neuvaine. Arrivés au matin du jour qui réveille tant de pieux souvenirs, les fidèles se rendent processionnellement à la chapelle du château; là, avec un sentiment de foi et de dévotion qui ne perd rien de son prix pour s'être renouvelé tant de fois, la foule se presse, pour assister aux saints Mystères, pour vénérer les reliques et surtout pour recevoir la sainte communion.

Le 13 octobre 1836, feu Mgr Rey, évêque d'Annecy, bénissait l'oratoire (ou chambre de saint Bernard), restauré et y disait la messe. Son savant et vénéré successeur feu Mgr Rendu, pour satisfaire aux pieux désirs de nombreux assistants , allaient célébrer annuellement, le 15 juin, la fête du Saint dans la chapelle du Château.

Par son rescrit du 27 mars 1855, notre saint Père le Pape Pie IX, par une bienveillance toute particulière, a daigné accorder aux pieux visiteurs de ladite chapelle, une indulgence plénière pour le 15 juin, aux conditions ordinaires. Le onze mai de la même année, sa Sainteté a, de plus, étendu la même faveur, aux [155] mêmes conditions, à chacun des jours de l'Octave (1). Jadis la paroisse de Compesières faisait porter chaque année à l'église de Menthon une somme d'argent pour la célébration d'une ou de plusieurs messes en l'honneur de saint Bernard. Une fois, deux jeunes: gens; chargés de la commission, au lieu de s'en acquitter dépensent au cabaret de Cruseilhes les offrandes des fidèles. Quelques mois après survient une affreuse grêle qui ne laisse rien ni dans les champs, ni sur les arbres. En réparation de l'outrage des deux mandataires infidèles, cause présumée du sinistre, on institue une procession, qui, a lieu encore de nos jours, le dimanche après le 15 juin, malgré le voisinage de l'hérésie et les efforts de l'incrédulité. La distance parcourue est considérable; on visite les six villages qui composent la paroisse. Dans chacun d'eux s'élève un reposoir élégamment orné pour la relique de saint Bernard, que de nombreux fidèles viennent vénérer. Le fait pour lequel on établit cette procession, remonte au moins à cent ans; quoique non consigné dans les registres paroissiaux , il est attesté par les anciens de la paroisse qui le tiennent eux-mêmes de leurs parents (2).

Quelle cause assigner à cette grande dévotion pour saint Bernard? Nous le disons encore: l'efficacité de son intercession. Dans plusieurs diocèses , cette dévotion avait passé en précepte; les anciennes constitutions d'Aoste, de Verceil, d'Ivrée et de Genève ordonnaient de chômer le 15 juin en son honneur. Son nom se trouve dans les calendriers d'anciens martyrologes,

 

1. Vie de Saint Bernard, par M. d'Aldeguier.

2. D'Aldeguier.

 

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notamment dans le calendrier d'un martyrologe en parchemin du xve siècle, appartenant à l'église de Sion il se trouve aussi dans le calendrier de Milan, du rit ambrosien, et dans le martyrologe de Galesin. Le Père Roswaido, de la compagnie de Jésus, l'a mis dans ses adjonctions au martyrologe d'Adon, archevêque de Vienne (Rome 1745).

Enfin, ce nom si cher aux fidèles, si terrible aux démons, si puissant auprès de Dieu , est inséré dans le martyrologe de la Mère de toutes les Églises. Innocent XI, par décret du 9 août 1681 , à la demande du prévôt de Mont-Jour , Antoine Novat, sur le témoignage de nombreux miracles, et à cause du culte que plusieurs Églises particulières rendaient au saint, en fit insérer le nom dans le martyrologe romain, sous la rubrique du 15 juin, en ces termes: —  Au Mont-Jour, en Valais, saint Bernard de Menthon , confesseur.—  Dans le supplément à l'usage des chanoines réguliers, la fête du saint est annoncée ainsi : « Au Mont-Jour, en Valais , saint Bernard de Menthon , fondateur d'un monastère de chanoines réguliers , ordre qu'il avait lui-même embrassé dans la ville d'Aoste; il s'endormit dans le Seigneur, à Novare, où il fut enseveli. Plus tard, sa tête a été portée sur le Mont-Joux. »

 

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CHAPITRE XXI.

RELIQUES DE SAINT BERNARD.

 

L'auteur des notes critiques ajoutées à la vie de saint Bernard par Gallizia , dit que le corps de saint Bernard [157] a été , en premier lieu , mis dans un cercueil de marbre. Probablement l'auteur anonyme parle ici de la première relévation en 1008. Plus tard, la sainte relique a été partagée: une partie fut mise dans une urne de pierre, placée sous l'autel qu'on a érigé-en son honneur dans l'église de Saint-Laurent; l'autre partie a été renfermée dans une châsse en bois , faite en forme de tombeau et placée sous le maître-autel de la même église. L'an 1123, Richard , évêque de Novare, qui porta le premier décret de canonisation, permit d'exposer les reliques à la vénération des fidèles; c'est sans doute dans ce moment qu'elles furent partagées.

Charles de la Basilique dit qu'en 1552 , lorsqu'on a démoli l'église de Saint-Laurent, pour élever les remparts de Novare, on a porté le 21 juillet les reliques de saint Bernard à la bibliothèque de la. Cathédrale. Cette translation a été verbalisée le même jour par le notaire Clappa. Le 29 mars 1562, Mgr Ferraguta, coadjuteur et vicaire-général du cardinal Lerbeloni, les plaça sous le maître-autel de la cathédrale.

Les 2 novembre et 15 décembre, Charles de la Basilique, occupé à reconnaître le trésor de son église, trouva les reliques de saint Bernard dans un cercueil en plomb renfermé dans un coffre de marbre. Le chancelier épiscopal, Michel Michaelii dressa le verbal. Après l'ouverture de la châsse, on n'y trouva qu'une partie du corps du saint , le reste ayant été donné ou transféré en divers lieux. Un parchemin, déposé dans la châsse, portait cette note : « Reliques de saint Bernard » que l'abbé Rufin et les religieux du couvent ont déposées ici, parce que les chanoines de Mont-Joux et d'autres ecclésiastiques ne cessaient de les réclamer.»

 

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Outre les reliques renfermées dans le cercueil, Charles de la Basilique trouva encore la tête du saint presque entière, avec sept dents, dans un buste en argent. Une inscription gravée sur le reliquaire. portait que ces reliques y avaient été placées par l'abbé Rufin de Saint-Laurent, en présence des magistrats et des Novarais le 15 juin 1424 (1).

L'église de Mont-Joux ne possède qu'une petite partie du crâne de son fondateur. Ce qu'on lit dans le martyrologe romain à l'usage des chanoines réguliers de saint Augustin, que la tête du saint a été transférée à Mont-Joux , ne doit donc s'entendre que d'une partie pour le tout. Constantin Ghinius, dans son traité des offices des chanoines réguliers , dit que cette relique a opéré plusieurs miracles et que les fidèles venaient la vénérer avec une grande dévotion.

En 1667, les chanoines de Mont-Joux ont vérifié le trésor des reliques de leur église; ils trouvèrent, outre une partie du- chef du saint, quelques petits ossements cousus dans un sachet de soie, et une parcelle de la jointure du bras. Plus tard ,ils obtinrent une dent; enfin, en 1846, par l'entremise de Mgr Dardano, camérier de Sa Sainteté et chanoine de la cathédrale de Novare, leur église a été enrichie d'une relique insigne du saint archidiacre, et d'une autre plus petite pour l'église de l'hospice du Simplon.

La chapelle du château possède aujourd'hui trois reliques du saint : 1° une dent accordée aux seigneurs de Menthon, en 1664, par Jules-Marie Odescalco, évêque de Novare ; cette dent fut obtenue par le comte René,

 

1. Verbal dressé et signé par Antoine Prina.

 

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lorsqu'à l'occasion d'un pèlerinage au tombeau du serviteur de Dieu, il fit don à son autel d'une riche parure; 2° une petite parcelle des ossements du même saint, obtenue du cardinal Morezzo, évêque de Novare par l'entremise de Mgr Pierre Joseph Rey, évêque d'Annecy; 3° un petit os entier provenant probablement de l’articulation d'un doigt, accordé, le 5 mai 1855, à M. le comte Alexandre de Menthon, par l'évêque, de Novare et son chapitre, sur la recommandation expresse du Souverain Pontife.

Par la bienveillante entremise du même chapitre de Novare en 3719, le comte GaudAce Caccia obtint du cardinal Borromée une parcelle des os de la tête de saint Bernard , pour la chapelle qu'il venait de bâtir dans sa terre de Castellanza. Le même cardinal prit encore dans la châsse du saint, en 1738, une dent pour en faire présent au cardinal Ferrere, évêque de Novare. Besson dit que la chapelle de l'ancien décanat de Savoie, diocèse de Chambéry, était en possession de quelques-unes de ces précieuses reliques.

L'abbaye de saint Maurice, en Valais, a obtenu une côte avec quelques autres ossements; elle les a enfermés dans un reliquaire d'argent en forme de bras portant un manipule. Nous avons vu dans le chapitre précédent que les églises de Casal et de Campesières possédaient aussi des reliques du saint; il y en a même une dans l'église de Saint-Roch, à Turin (1).

 

1. Le Palmaverde, almanach piémontais, imprimé à Turin en 1800, marque la fête de saint Bernard au 15 juin et ajoute : « A Saint Roch, fête de la Translation et exposition de la Relique du même Saint. »

 

 

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A l'inventaire de ces reliques de la personne du Saint, il faut joindre divers objets qui ont été à son usage. Et d'abord, le chapitre de Mont-Joux a toujours mis un grand prix à la possession de l'anneau de son fondateur. Anciennement cet anneau était confié à la garde des prévôts, qui le recevaient solennellement au moment de leur installation. Il fut perdu pour un temps, dit un verbal déposé dans nos archives, et retrouvé miraculeusement.. Dès ce moment-là il fut défendu, sous peine d'excommunication , de le laisser sortir de l'hospice; aujourd'hui il est renfermé dans un reliquaire d'argent sous la même garde que les autres reliques.

On voit au trésor des reliques de la cathédrale de Novare une coupe en bois, qui faisait partie de l'ameublement de saint Bernard. « Quoique soigneusement travaillée, elle est , dit Charles de la Basilique, simple dans sa forme et tout à fait digne d'un ami de la pauvreté, comme notre Saint. » Ce prélat ajoute qu'il l'a relevé de garnitures en argent.

L'église de Mont-Joux possède une autre coupe en bois, en forme d'écuelle, que la tradition dit avoir également appartenu à saint Bernard.

Selon les antiquaires , cette coupe daterait du temps où les fidèles recevaient la communion sous les deux espèces. Anciennement les chanoines de Mont-Joux y bénissaient du vin pour le distribuer aux pèlerins; la distribution se faisait dans une cuiller d'argent que l'on croit avoir servi au même Saint. Quand, en 1848, on exporta de l'hospice quelques précieuses reliques, dans la crainte de les voir profanées par la soldatesque envoyée pour occuper le Saint-Bernard, un accident brisa ladite coupe, et en détacha une partie.

 

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Nous venons de raconter la vie de saint Bernard de Menthon. Puisse notre effort n'avoir pas été inutile! Puisse ce grain de la parole avoir fructifié dans les âmes, en leur laissant un vif sentiment de vénération et d'amour pour le saint patron de la contrée des Alpes, pour le fondateur d'institutions si charitables, pour le Saint dont la protection a sauvé tant de personnes en détresse, un saint si cher à nos populations et dont la mémoire va croissant, à mesure que les siècles passent et que s'affermissent les oeuvres qu'il a fondées. pour le bien des hommes et la plus grande gloire de Dieu ! Nous ne saurions mieux terminer qu'en empruntant ici les paroles vives et touchantes de Jean de Ceylan :

« Réjouissez-vous, Seigneur de Menthon, d'avoir un parent qui règne dans le ciel, et dont la mémoire est en bénédiction dans tout le monde chrétien.

« Réjouissez-vous, archidiacres d'Aoste, d'être les successeurs d'un si grand saint.

« Réjouissez-vous , Église d'Aoste , de compter dans votre clergé, un membre qui a été l'une des gloires de son siècle, et dont la parole a opéré tant de prodiges, partout où elle a retenti.

« Réjouissez-vous , habitants du Valais, d'avoir attiré, sur vous les regards d'un apôtre qui a purgé votre sol. d'un reste d'idolâtrie, et l'a soustrait à l'empire de Satan.

« Réjouissez-vous, Savoisiens, d'avoir un protecteur qui vous a ouvert un chemin à travers les Alpes, et qui [162] en a écarté les dangers qui menaçaient votre vie et votre foi.

« Que tous les pèlerins et les voyageurs se réjouissent de rencontrer sur ces montagnes un hospice ouvert et une main amie, pour les retirer des gouffres et guider

leurs pas. »

 

FIN.

 

 

A. M. D. G.

 

163

 

 

APPENDICE.

CATALOGUE DES PRÉVOTS DU GRAND-SAINT-BERNARD.,.

 

 

1. SAINT BERNARD , né en 923 au château de Menthon, élu archidiacre d'Aoste en 966; jette les fondements de l'hospice vers l'an 968 ; mort â Novare le 13 juin 1007.

2. RICHARD DE LA VAL-D'YSÈRE succède il saint Bernard dans l'archidiaconat d'Aoste , et en cette qualité il lui succède dans la prévôté, selon les dispositions du fondateur et la tradition.

3. ARIME , archidiacre d'Aoste en 1024 , d'après une charte récemment découverte par M. le chanoine Gal , prieur de la Collégiale de Saint-Ours.

(Une lacune se trouve ici, de prés d'un siècle.)

4. ETIENNE , archidiacre d'Aoste. On lit dans le nécrologe des chanoines réguliers d'Abondance: Obiit Stephanus archidiaconus augustensis. Cet Etienne, qui vivait dans la première moitié du XIIe siècle, aura probablement cumulé la dignité de prévôt avec celle d'archidiacre , comme Richard et Arime.

5. N. N. En 1158 , Adrien IV accorde au prévôt de Mont-Joux qu'il ne nomme pas, une bulle pour lui confirmer [164] une donation faite à l'hospice par Henri, évêque de Troies et par Noble Henri; comte de Troies.

6. ULDRIC OU ULRIC. En 1168, Amédée, évêque de Sion, lui confirme le droit de collation des bénéfices que l'hospice possède dans le diocèse.

7. GUIGO ou Gui. On le trouve dans un acte authentique de la cathédrale d'Aoste de 1174.

8. VUILLELME OU GUILLELME Ier, obtient en 1177, d'Alexandre III, la confirmation des privilèges accordés à l'hospice ; il fait une transaction avec Kauthelme, évêque de Sion.

9. ARMAND est placé ici par nos anciens catalogues et par Roland Viot.       0

10. PIERRE DE LESEL OU DE LAUSEL. Nous trouvons un prévôt, Pierre, dans des actes de 1181 , 1199, 1206. C'est à un prévôt , Pierre, que le comte Thomas de Savoie accorda, en 1206, les bois de la vallée de Ferrex.

11. VALCHER, en 1208, fait une transaction avec Landri, évêque de Sion.

12. GUIDO, natif d'Aigle, en 1221 acheta d'Aymon de la Tour la chapelle que celui-ci avait dans son château , sous celui de Tourbillon.

13.. PIERRE II dit DU PERTUIS (de porta Sancti Ursi). 1225, 1236. En 1229, il a acheté d'Aymon de Veuthone, chantre de la cathédrale de Sion, un terrain arborisé , situé derrière la maison de saint Bernard , près l'église de Saint-Théodule ; il acheta encore d'Henri d'Allinge la dîme de Sembrancher, celle de Bronel et le champ Baudin-d'Orsiéres.

14. A.... Dans un acte de donation de la vente annuelle de trois settiers de vin apud forum Bacii (Bex), on trouve simplement A. humilis praepositus.... anno 1237. On croit que c'est Amand. Serait-ce peut-être Amand II

15. FALCON. Nous le trouvons dans des chartes de 1245. En [165] 1250, il fit une transaction avec Henri de Barogne, évêque de Sion.

16. GIROLD DE LA SALE, originaire de Faucigni, en 1253, albergea la dîme de Courmayeur.

17. MARTIN. Se trouve dans des chartes de 1280, 1294, 1299.  En 1286, Honorius IV lui accorde une bulle par laquelle sont confirmées toutes les antérieures et la possession dé 83 bénéfices. Les nombreuses acquisitions que fit Martin lui méritèrent le surnom d'Econome.

18. JEAN DE DUYN, noble savoyard, en 1302, prête serment à Boniface de Challand, évêque de Sion; il acheta la métairie d'Econnaz avec la forêt voisine. Après la suppression des Templiers par Clément V,1311 , le prieuré de Saint-Benigne, à Aoste, a été donné à l'hospice de Mont-Joux.

19. GUILLELME II, de Thora, noble Val d'Aostain de Sarrod. On le trouve depuis 1321 jusqu'en 1334. En 1324, Edouard, comte de Savoie, lui accorde l'omnimode juridiction sur les hommes de Lugrin de Montagny et de Tollon, dans le Bas-Chablais. En 1334, il fit une transaction avec l'évêque de Sion, Aymon de la Tour. Le même comte Edouard fonda à perpétuité deux anniversaires à dire au Saint-Bernard.

20. GUILLELME III, de Pysi, en 1337, transige avec les habitants du bourg de Saint-Pierre, au sujet des pâturages de Dronaz ; il acheta un grenier à Orsiêres ; il assigna un cens annuel de 25 fichelins de seigle sur Martigny. En 1340 il tint un chapitre à Meillerée , et en 1372 il assista au chapitre provincial de Belley.

Nous trouvons encore un Guillelme Rodolphe de Billens que Besson place en 1362. Il est difficile de distinguer ces Guillelme. Peut-être Guillelme de Pasy avait-il les deux noms Guillelme Rodolphe de Pasy de Billens? Ou bien faut-il admettre deux prévôts Guillelme de suite?

 

166

 

21. AIMON DE SÉCHAL DE LA TARENTAISE, élu le 10 mai 1374. par le chapitre tenu à Willerée; nommé en premier lieu patriarche de Jérusalem, administrateur de l'église de Saint-Pons-de-Tamiers, ville épiscopale du Bas-Languedoc, il est ensuite nommé archevêque de Tarentaise par Benoît XIII. En 1397 il donna à l'église de Saint-Bernard une épine de la Couronne du Sauveur et sa croix archiépiscopale. Amédée VII de Savoie lui donna le château Verdan, à Saint-Oyen, avec ses dépendances, lequel était échu au due par l'extinction de la noble famille de Guarto (Cart.).

Dans ce même temps était évêque d'Aoste Jacquet Ferrandi , originaire de Saint-Marcel et chanoine de Mont-Doux.

22. HUGUES DE L'ARC, de Arciis, du Dauphiné, est confirmé prévôt le 8 février 1393 par Clément VII. Ami intime et conseiller d'Amédée VIII, Hugues intervient souvent dans les alliances et traités conclus, par le prince. En 1417 il résigna la prévôté en faveur de son neveu.

23. JEAN DE L'ARC, qui en 1419 nomme l'ex-prévôt son vicaire général. En 1438 Jean de l'Arc est nominé archevêque de Tarentaise, créé cardinal du titre des SS. Nérée et Achille par Félix V.

21. JEAN DE GROLÉE , originaire de la Bresse on du Bugey, protonotaire apostolique , chantre , custode de l'Église de Lyon, premier prévôt commendataire, nommé en 1437 par Eugène IV. Jean de Grolée a eu longtemps Guillaume Merordi, curé de Vouvry, pour son vicaire général ; il mourut à Lyon le 20 janvier 1459.

25. JEAN DE SOLACIO, du diocèse de Verdun en Lorraine, élu le 5 février 1459 parle chapitre tenu au Saint-Bernard; n'ayant pas pu prendre possession de la prévôté, il la cède en 1465 à

26. FRANÇOIS DE SAVOIE, fils de Louis, duc de Savoie , du Chablais d'Aoste; et il eut Benoît de Viconia pour vicaire [167] général, tandis que l'administration de la prévôté était confiée à Louis de Romagnan, évêque de Turin , qui fit faire plusieurs reconnaissances et prospérer l'hospice. En 1475, François de Savoie fut nommé archevêque d'Auch, et il mourut à Turin en 1490.

27. PHILIPPE DE CHAFTARDONE , noble savoyard , chantre de Belley, chanoine du Saint-Bernard et prieur de Martigny, élu par le chapitre le 6 octobre 1490 , trois jours après la mort de François de Savoie. En vain le chapitre s'adressa-t-il à Innocent VIII, (2 juillet 1492), pour taire confirmer son choix , la prévôté était réservée à

28. Louis DE SAVOIE, fils de Philippe, comte de Bresse , ensuite due de Savoie. Sous ce prévôt commendataire la prévôté a été administrée par Jean de Oriolo , qui plus

tard a été nommé évêque de Nice. On croit que Louis se fit religieux à Haute-Combe, où il mourut en 1502.

29. PHILIPPE DE SAVOIE, frère du précédent, lui succède à la prévôté en 1496. Jean de Oriolo continua à administrer la prévôté jusqu'en 1508, où cette place a été donnée à Nicolas Ferjot, abbé de Saint-Loup de Troies. En 1510 Philippe renonce à la prévôté et à l'évêché de Genève pour prendre l'épée.

30. JEAN DE LA FOREST, Orioli , du Dauphiné , protonotaire apostolique, chanoine et chantre de Vienne , prieur de Nantua, grand aumônier et conseiller intime du duc de Savoie, par la démission de Philippe, d'administrateur devient prévôt. Pour administrateur il eut successivement Louis Farrerii, Jean de Albiaco, Louis du Plastie.

31. PHILIBERT DE LA FoREST, nommé administrateur et commendataire en 1531 par Paul II, eut Louis de Plastré pour vicaire général.

32. BENOIT DE LA FOREST, nommé prévôt en 1551 parle due et confirmé en 1553 par Jules III , mort en 1563. Le 27 septembre 1555, l'hospice est réduit en cendres.

33. RENÉ DE TOLLEIN, abbé Val d'aostain, huitième et dernier [168] prévôt commendataire , prit possession le 29 mars 1563 et il mourut en octobre 1586.

31. ANDRÉ DE TILLIER, de Fenis, chanoine de la collégiale de Saint-Ours, après l'extinction des commendes par le concile de Trente, est nommé prévôt par le duc, confirmé le 21 août 1587 par Sixte V, mort le 10 septembre 1611. Ce prévôt a aliéné tout ce qu'il a pu des immeubles que l'hospice possédait en Suisse et en  Valais.

35. ROLAND VIOT, bourgeois de la cité d'Aoste, prêtre séculier, coadjuteur de Tillier et devenu prévôt le jour de la mort de son devancier; il en suivit l'exemple dans l'administration temporelle, Il est auteur d'une vie de saint Bernard. Mort à Aoste le 26 août 1644.

36. MICHEL PERRINOD , de la paroisse d'Entroz, prêtre séculier et coadjuteur de Viot. Prévôt, il se concilia l'amour et gagna l'estime de la congrégation. Une mort prématurée ne lui permit pas de réaliser les espérances qu'il donna dès son avènement Il mourut à Aoste le 25 mai 1646, également regretté des pauvres et des religieux.

37. OURS ARNOLD, élu par le chapitre le 6 juin 1646, ne put prendre possession de la prévôté, à cause de l'opposition qu'y mit la cour de Turin. Fatigué des contradictions qu'il éprouvait et des justes reproches qu'on ne cessait de lui adresser, il donna sa démission, le 4 septembre 1649.

38. ANTOINE BUTHOD de Saint-Remy, en Bossaz, prêtre séculier, vicaire général sous Arnold, élu capitulairement le 6 octobre 1649. Il fit profession l'année suivante et mourut le 26 avril 1671.

39. ANTOINE NORAT , de la paroisse d'Allein , chanoine du Saint-Bernard, aumônier et conseiller du duc, coadjuteur de Buthod , prit possession de la prévôté le 26 mai 1671. Il répara autant qu'il put les abus introduits sous les prélatures précédentes, rebâtit l'église du [169] Saint-Bernard 136 ans après l'incendie et mourut plein de mérites le 24 septembre 1693.

Le 1er octobre 1681 , la congrégation des chanoines de Mont-Joux; fut affiliée à la congrégation des chanoines réguliers du Sauveur, de Latran, sous l'abbé général D. Ascanius Gozzius; secrétaire, Athanasius Clapinius Placentius.

40. JEAN-PIERRE PERSOD, de la paroisse de Saint-Nicolas (vallée d'Aoste), docteur en droit et en théologie, coadjuteur de Norat, depuis 1680, prit possession de la prévôté le 18 octobre 1693. En 1696 il acheta la seigneurie de Courmayeur ; mort le 1er mars 1724.

41. Louis BONIFACE, originaire de Fornion , dans la vallée d'Aoste, chanoine du Saint-Bernard. Nommé coadjuteur en 1699 , il devint prévôt à la mort de Persod. Savant, pieux, zélé observateur de la,discipline et des constitutions, Boniface en aurait rétabli l'observance, si la mort ne l'eût surpris au début de sa prélature. II mourut à Aoste le 4 août 1728..

42. LÉONARD JORIOZ d'Etroubles, chanoine du Saint Bernard, nommé coadjuteur et successeur de Boniface en vingt-quatre heures. Non reconnu par l'État du Valais , il n'administra que les bénéfices et les biens situés dans les États sardes. Il mourut le 15 décembre 1734.

43. FRANÇOIS MICHELLOD, originaire de Bagnes, prieur claustral, nommé administrateur général de la prévôté le 16 avril 1735 par Clément XII, occupa cette place jusqu'en 1753, et mourut prieur de Martigny en 1758.

44. FRANÇOIS-JOSEPH BODMER, de la vallée de Conches, premier prévôt valaisan , élu canoniquement le 16 février 1753, mourut le 23 juillet 1758. Il convertit la rectorie de Martigny, en résidence ordinaire des prévôts , qui jusque-là résidaient à Aoste.

45. CLAUDE-PHILIPPE THEVENOT, lorrain, né en 1714, fit profession en 1733 ; élu prévôt le 26 septembre 1758, [170] il mourut le 30 août 1775. Ce prévôt bâtit l'appartement prévotal de Martigny, et obtint une pension des rois de France.

46. LOUIS-ANTOINE. LUDER , de Sembrancher, né le 28 février 1743, fit profession le 22 septembre 1761; prieur claustral depuis 1770 jusqu'en 1775, élu prévôt le

28 septembre de la même année, mort à Martigny le 11 août 1803.

 47. PIERRE-JOSEPH RAUSIS, d'Orsières, né le 29 septembre 1752, fit profession le 28 septembre 1771 ; prieur claustral en 1778 ; élu prévôt lé 30 août 1803 , mort au milieu de janvier 1814.

48. JEAN-PIERRE CENOUD, du bourg de Saint-Pierre, né le 17 octobre 1773, fit profession le 9 novembre 1796; élu prévôt le 25 janvier 1814, mourut à Martigny le 16 mai 1830. Sous ce prévôt l'hospice du Saint-Bernard a été élevé d’un étage, et la congrégation a achevé l’hospice du Simplon.

49. FRANÇOIS-BENJAMIN FILLIEZ, de Bagnes, né le 30 août 1790, fit profession le 22 septembre 1811 ; élu prévôt le 2 juin 1830.

           

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173

 

TABLE.

 

PRÉFACE. . . . . . . . . . . . . . I -VII

 

VIE DE SAINT BERNARD DE MENTHON.          

 

CHAP. Ier. -Sa naissance, sa première éducation…    1

CHAP. II. -Bernard est envoyé à Paris…        9

CHAP. III. - Vocation, voeu de chasteté…     13

CHAP. IV. -Rappel de Bernard à Menthon. …19

CHAP. V. - Fuite de saint Bernard....  27

CHAP. VI. - Consternation au château de Menthon… 33

CHAP. VII. -Saint Bernard à Aoste…            37

CHAP. VIII. -Comment saint Bernard se prépare à    l'oeuvre des missions…. 41

CHAP. IX. - Missions de saint Bernard…       46

CHAP. X. - Bernard élu archidiacre…            51

CHAP. XI. - Coup d'oeil sur l'ancien Mont-Joux…     59

CHAP. XII. - Saint Bernard renverse la statue de Jupiter sur le Mont-Toux. …          69

CHAP. XIII. - Saint Bernard rétablit l'hospice de Mont-Joux. . . . . . . 77

CHAP. XIV. - Voyage du baron et de la baronne de Menthon à Mont-Joux.  92

CHAP. XV. - Mort des parents de saint Bernard...     106

CHAP. XVI. -Voyage de saint Bernard à Rome .       108

CHAP. XVII. -Mort de saint Bernard . . . . .   113

CHAP. XVIII. -Sépulture de saint Bernard .   119

CHAP. XIX. .-Miracles de saint Bernard. . .   .           122

CHAP. XX. -  Canonisation de saint Bernard. Dévotion au Saint ..      147       

CHAP. XXI. - Reliques de saint Bernard... .   156

APPENDICE.            

Catalogue des prévôts du Grand-Saint-Bernard… 163

 

ERRATA.

 

P. 6, lig. 23, au lieu de : cette triche délicate, lisez; cette tâche est délicate.

P. 11, lig;. 15, au lieu de : sanctaire, lisez : sanctuaire.

P. 35 , lig. 19, au lieu de : solennelle répation , lisez : solennelle réparation.

P. 38, lig. 28 , au lieu de : ingénuement, lisez : ingénument.

P. 41 , lig. 11 , au lieu de: es propres vertus, lisez: ses propres vertus.

P. 46, lig. 10 , au lieu de: belles conrées , lisez : belles contrées.

P. 64, lig. 4, au lieu de : malheureur, lisez : malheureux.

P. 71 , lig. 14 , au lien de: archidiadre, lisez: archidiacre.

P. 73, lig. 5, au lieu de : moines, lisez: moins.

P. 96, lig. 6, au lieu de : letttres, lisez : lettres.

P. 125, lig. 26, au lieu de : instruments oratoires, lisez : instruments aratoires.

P. 146, lig. 14, au lieu de : qu'en en comptait, lisez : qu'on en comptait.

P. 147, lig. 20, au lieu de : de cette spoliations et par les persécutions , lisez : de cette hospitalité qui naguère a failli périr par une inqualifiable spoliation et par les persécutions, etc.

 

 

 

 

CANTIQUE A SAINT BERNARD DE MENTHON
POUR LE PÈLERINAGE À SON BERCEAU

 

 

 

 

 

Bons pèlerins, pieux cortèges,

A l'ombre de son vieux castel,

Chantez le Saint qui, dans les neiges,

Fixa Sa tente près du ciel!

Comme l'ombre, ici-bas tout passe;

Mais le temps jaloux, en ce lieu,

Garde l'indélébile trace

De ce grand Chevalier de Dieu

 

Sur le berceau de notre histoire,

Du Thabor de la sainteté,

Le premier, d'un reflet de gloire,

Il nous projette la clamât.

Depuis dix siècles, sous ses ailes

Couvrant l'Europe de bienfaits,

Ange des neiges éternelles,

 

Il prévient l'Ange du Chablais.

De Bernard Satan craint les traces,

Ici comme sur les hauteurs,

Bernard le vainquit sur les glaces;

Qu'il le terrasse dans nos cœurs !

Qu'il étende au loin son étole

Dont l'aspect commande aux enfers

Puisse-t-il, près du Capitole,

Du grand Captif briser les fers.

 

De ces vieux murs qui l'ont vu naître.

Murs sacrés pour le pèlerin,

Le lierre orne encor la fenêtre

D'où l'Aigle prit son vol divin,

Comme lui, plus haut que la sphère

Dont l'horizon charme nos yeux,

 

Sur les ailes de la prière

Prenons notre essor vers les cieux.

Du front de ces vertes collines

Verse en nos coeurs ta pureté

Et, du haut des cimes Pennines,

Les ardeurs de ta charité !

Si toujours tes bénis hospices

S'ouvrent au voyageur surpris,

Pour nous sauver des précipices,

Ouvre-nous ceux du paradis.

 

Sous l'avalanche meurtrière

Heureux le pauvre voyageur,

Qui, perdu sous la cime altière,

Trouve enfin ton toit protecteur!

Ah! sur notre terre mouvante

L'abîme est si près du chemin;

Comme au passant, dans la tourmente,

Du haut du ciel, tends-nous la main.

Traçant ici pour ton histoire

Un feuillet d'un lustre Immortel,

Vois la patrie à ta mémoire

Rendre un hommage solennel!

Donne-lui lumière et courage,

Etends tes mains sur Annecy

Et que l'écho de ce rivage

Te répète à jamais . Merci!

 

Dans ce béni pèlerinage

Porte nos yeux sur Saint-Germain,

Où dans son alpestre ermitage

Ton saint Mentor nous tend la main!

Bernard, de ton trône de gloire,

Entends nos concerts et nos voeux,

Et que le grand jour de victoire

Nous réunisse tous aux cieux !

 

Annecy, fête de la Nativité de la très-sainte Vierge.

 

 

 

VOEU NATIONAL AU SACRÉ-COEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

Pitié, mon Dieu! sur un nouveau Calvaire,

Gémit le chef de notre Eglise en pleurs ;

Glorifiez le successeur de Pierre

Par un triomphe égal à ses douleurs.

 

Pitié, mon Dieu ! la Vierge immaculée

N'a pas en vain lait entendre sa voix ;

Sur notre terre ingrate et désolée

Les fleurs du ciel croîtront comme autrefois.

 

Pitié, mon Dieu ! pour tant d'homes fragiles,

Vous outrageant, sans savoir ce qu'ils font ;

Faites renaître, en traits indélébiles

Le sceau du Christ imprimé sur leur front !

 

Pitié mon Dieu ! votre Cœur adorable,

A nos soupire ne sera pas fermé ;

Il nous convie au mystère ineffable

Qui ravissait l'apôtre bien-aimé.

 

Pitié, mon Dieu! que la source de vie

Auprès de nous ne coule pas en vain!

Mais qu'en ces lieux Marguerite-Marie

Nous associe à son tourment divin !

 

Pitié, mon Dieu! quand, à votre servante,

De votre Cœur vous dévoiliez l'amour,

Vous avez vu la France pénitente

A ce trésor venant puiser un jour.

 

Pitié, mon Dieu! trop faibles sont nos âmes

Pour désarmer votre juste courroux;

Embrasez-les de onéreuses flammes

Et rendez-les moins indignes de vous

 

Pitié, mon Dieu ! si votre main châtie

Un peuple ingrat qui semble la braver,

Elle commande à la mort, à la vie,

Par un miracle elle peut nous sauver.

 

 

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JE SUIS CHRÉTIEN.

 

 

 

II

 

Je suis chrétien! j'ai Dieu pour père,

A sa loi je veux obéir :

Avec sa grâce salutaire,

Pour lui je veux vivre et mourir.

 

III

 

Je suis chrétien! je suis le frère

De Jésus-Christ, mon rédempteur,

Toujours le servir et lui plaire

Voilà ma gloire et mon bonheur.

 

 

IV

 

Je suis chrétien, je suis le temple

De l'Esprit-Saint, du Dieu d'amour

Celui que tout le ciel contemple

Possède mon coeur sans retour.

 

V

 

Je suis chrétien ! O sainte Eglise,

Je suis devenu votre enfant.

Plein d'amour, d'une foi soumise,

Je suivrai votre enseignement.

 

VI

 

Je suis chrétien! j'ai pour bannière,

La croix de mon divin Sauveur ;

Mes ennemis me font la guerre

Mais je me ris de leur fureur.

 

VII

Je suis chrétien ! sur cette terre

Je passe comme un voyageur ;

Ici-bas tout n'est que misère

Rien ne saurait remplir mon coeur.

 

Annecy. - Typ. Ch. Burdet.

 

 

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