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Depuis l'apparition
de la Sainte Vierge au Laus (1664) jusqu'à l'apparition
de Notre-Seigneur Jésus-Christ
à la Croix d'Avançon (1669)
DEUXIÈME
PARTIE.
CHAPITRE
Ier Le Lau.
CHAPITRE
II La Sainte Vierge au Laus
CHAPITRE
III Deuxième année du pèlerinage. — Premiers concours. Premiers prodiges
CHAPITRE
IV Première visite au Laus de M. Lambert, vicaire général d'Embrun
CHAPITRE
V Guérison miraculeuse de Catherine Vial
CHAPITRE
VI Nouveaux miracles
CHAPITRE
VII Construction de l'Église (1666-1667)
CHAPITRE
VIII Voyage de M. Gaillard à Rome. — Vertu de l'huile de la lampe. —
Avertissements divers
CHAPITRE
IX Vertus de Benoîte
CHAPITRE
XI Vertus cardinales
CHAPITRE
XII Benoîte et l'Eucharistie. — Vertus morales
CHAPITRE
XIII Guérisons miraculeuses. — L'Ange du Tabernacle — Miracle des roses — Le
scandale. — Avertissements divers. (1668-1669)
« Qu'on se figure un petit
bassin riant et fertile, jeté comme une nappe, depuis le sommet du coteau
arrondi qui l'élève sur la plaine, jusqu'au flanc d'une haute montagne qui le
domine et l'encadre en demi-cercle de ses rochers i pic et de ses forêts suspendues
sur des ravins. Abrité des vents du nord et de l'ouest par cette magnifique enceinte , il étale paisiblement au soleil sa riche parure
de bosquets, de moissons et de plantes alpines, entre deux ravins creusés par
les eaux. La végétation y est vigoureuse et précoce, l'air pur, les fleurs
belles. On ne peut faire un pas sans rencontrer des plantes aromatiques aux
pétales bleues et d'une essence exquise, dont l'une surtout, rare sur les
autres montagnes, rappelle la Judée : l'hysope, chantée par David. Un horizon
clos de tous côtés par de hautes montagnes boisées, derrière lesquelles se
dressent des crêtes
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ardues, quelquefois blanchies par
les neiges, repose délicieusement la vue et remplit l'âme d'un religieux saisissement
(1). » A la réserve de quelques habitations qu'on aperçoit sur le flanc opposé
de la vallée, réunies en groupe ou dispersées çà et là , tout est silencieux et
solitaire, de près comme de loin.
D'où vient le nom donné à ce
bassin devenu si célèbre? Les autorités sont partagées; la question n'est pas résolue , et probablement ne le sera jamais. L'impartialité
nous fait un devoir de faire connaître les deux opinions qui sont en présence
et les arguments qui les étayent. Le lecteur prononcera.
La première opinion tient que le
mot Laus vient du mot latin qui signifie louange et qui s'écrit
exactement laus. C'est le sentiment de M. Grimaud, juge de la baronnie
d'Avançon; de Juvénis, qui, dans son inscription monumentale, a écrit Ut
cumque posuerunt LAUDENSES; des Gardistes, qui ont fait écrire sur la
petite cloche refondue en 1829 : Sancta Maria Nostra Domina LAUDIS, ora
pro nobis ; des Oblats, qui ont fait graver sur le bourdon fondu en 1839: Regina
LAUDIS inclyta; enfin de M. l'abbé Sauret, dans son compte rendu du Guide
du pèlerin au Laus.
La seconde opinion, à nos yeux la
plus probable, fait dériver le mot Laus du latin lacus, qui
signifie lac. Il est incontestable, en effet, que ce mot Laus, prononcé
selon le génie de l'idiome de nos montagnes (laous), veut dire
« lac », et c'est toujours le sens qu'a ce même mot employé pour désigner
certains quartiers des montagnes de la région. Nos montagnards ne disent pas
Notre-Dame de le Laits, mais bien Notre-Dame du
Laus, comme s'ils disaient Notre-Dame du Lac. Sans doute, il n'y a plus de
lac aujourd'hui au Laus, mais l'inspection topographique du bassin montre
évidemment que dans
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sa partie la plus basse il y avait
autrefois un réservoir, peut-être peu étendu, mais assez caractérisé pour que
les villageois aient pu y voir un vrai lac.
D'ailleurs, pour faire venir le
mot Laus de son identique latin qui signifie e louange », il faudrait
supposer que, bien avant les apparitions, Dieu l'avait inspiré à ceux qui en
firent le premier usage, comme une prophétie des futures splendeurs du Laus;
ce qui est fort contestable. Aussi, la couronne déposée sur la Vierge du
Sanctuaire, en 1855, au nom de Pie IX, porte-t-elle : Domina Lacensis.
Pour la même raison, l'office autorisé au jour anniversaire de ce couronnement
est inscrit sous cette rubrique : In anniversario coronationis Virginis
Lacensis.
M. Pron et la plupart des
historiens modernes du Laus ont adopté cette dernière opinion. Mais, quoi qu'il
en soit de cette controverse , d'ailleurs peu
importante, il est certain que le Laus est un lieu où l'âme chrétienne, agitée
ailleurs, mais calme ici comme la surface d'un lac, redit avec délices les
louanges de la Mère de Dieu.
Les montagnes qui entourent le
Laus sont devenues célèbres; apprenons à les connaître. Si l'on s'avance sur le
bord du vallon, on a devant soi le mont Théus, un peu à droite le mont Saint-Maurice,
dont nous avons déjà parlé, derrière soi la montagne des Fraches, et à gauche
le mont de l'Aigle. La vallée d'Avançon coupe cette enceinte pour déboucher à
droite sur la Durance et à gauche sur la route qui va de Gap à Embrun.
« On arrive au Laus par trois points différents : du côté de l'Avance, en
gravissant le coteau, à ses deux extrémités, par une route carrossable au
levant et par un sentier rapide au midi
; et du côté. de Gap, en descendant les montagnes par
une route en lacet. Lorsqu'on suit cette dernière voie, on arrive tout à coup
en vue du fortuné vallon, dont l'aspect, se déroulant sous les
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pieds du voyageur, ne manque jamais de l'impressionner
vivement (1).
A l'époque où la Sainte Vierge
descendit au Laus pour la première fois, ce petit vallon était une vraie
solitude. Néanmoins, comme il y avait là quelques arpents de terre susceptibles
de culture, des colons venus des villages voisins s'y étaient établis, on ne
sait en quel temps. Au moment où la Mère de Dieu venait y planter sa tente pour
un demi-siècle, la petite colonie ne comptait, d'après Juvénis, que sept ou
huit familles, et se divisait en trois groupes de maisons portant chacune une
appellation particulière. Les chaumières bâties au Sud-Est, sur la voie qui
conduit à Saint-Etienne, formaient le groupe des Barons. Il y avait là
une maison appartenant à un baron, peut-être celui d'Avançon (2). Celles qui
avoisinaient la maisonnette où est morte la Vénérable Soeur Benoîte étaient
désignées sous le nom commun de Laus. Enfin, on donnait le nom de Lombards
au groupe sur la pente septentrionale du mamelon qui ferme le bassin du côté du
Midi. Ces diverses dénominations sont
encore usitées aujourd'hui. Un quatrième groupe s'est constitué depuis
l'établissement du pèlerinage. Il se compose de la sainte Chapelle, du couvent
et de l'hôtel Bertrand. On l'appelle simplement l'Eglise.
Aujourd'hui, le Laus se compose
d'une vingtaine de feux et compte une centaine d'âmes, en comprenant le
personnel du couvent.
La piété paraît être de tradition
immémoriale chez les habitants du Laus. Ceux qui y vivaient au XVIIe siècle
supportaient avec peine leur éloignement de l'église paroissiale, qui était à
Saint-Etienne. Trop souvent les crues de l'Avance les mettaient dans
l'impossibilité de se rendre au chef-lieu pour y assister
aux offices paroissiaux, y faire baptiser leurs enfants, y
participer aux sacrements et aux diverses cérémonies du culte.
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« C'est pourquoi, en 1640, dit M.
Gaillard, ils délibérèrent et ils se dirent : Faisons ici une petite chapelle,
afin que, lorsque nous ne pourrons pas passer la rivière pour aller à
Saint-Etienne, nous puissions venir prier Dieu ici dans la chapelle, et même le
soir quand nous reviendrons du travail. Et puis encore, quand on voudra faire
baptiser les enfants ou faire bénir les nouvelles accouchées et qu'on ne pourra
aller à la paroisse, le prieur-curé y pourra venir plus aisément; on le priera
d'y venir dire la messe et d'y faire les fonctions nécessaires. »
En dehors de ce motif de
commodité, les habitants du Laus auraient eu, d'après Juvénis, d'autres raisons
pour construire une chapelle près de leurs habitations. Une dévotion
particulière aurait pesé singulièrement sur leur détermination. Le beau vocable
de Notre-Dame de Bon-Rencontre, sous lequel ils élevèrent cet édifice sacré,
déposerait en faveur de ce motif. Le pieux historien ne serait pas loin de
croire ensuite que ces bons habitants du Laus furent portés à l'accomplissement
de cette oeuvre pieuse « par une secrète inspiration du Saint-Esprit, qui avait
projeté, par un décret éternel de la Providence, d'y faire honorer son
épouse. »
« Quoi qu'il en soit de tous
ces motifs, continue -notre historien, la chapelle fut achevée avant que l'on
eût appris qu'il fallait demander la permission de l'Archevêque, si bien que
ces habitants, s'étant avisés de leur faute, furent à Ambrun supplier Guillaume
d'Hugues de leur permettre de bâtir une chapelle. Et ils lui parlèrent de la
même manière que si elle n'eût pas été commencée. Le prélat leur accorda leur
demande, et peu après ils revinrent pour lui demander la permission de la faire
bénir. Il fut surpris qu'on eût fait l'édifice en si peu de temps, et il
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leur bailla la permission qu'ils demandaient. La chapelle
fut bénie à la suite, et on lui donna le nom de Notre-Dame de Bon-Rencontre.
Cette chapelle, au dire de M.
Gaillard, n'était qu'un petit carré de la longueur et de la largeur de celle
qui est dans le choeur de l'église; elle occupait la même place et était
couverte de chaume. Le mobilier était à l'avenant : un autel en plâtre, deux
chandeliers en bois, un ciboire en étain, trois mauvaises toiles représentant
la Sainte-Famille et les deux autres deux mystères différents de la Mère de Dieu.
Il n'est pas question de calice, mais tout porte à croire que, s'il y en avait
un, il était problement aussi en étain ou, tout au plus, en cuivre argenté,
puisqu'en 1665 M. Lambert fait une ordonnance pour prescrire l'achat d'un
calice en argent. Quelle pauvreté! Et c'est pourtant dans cet humble oratoire
que la Reine du Ciel vient placer le trône de ses miséricordes; c'est de cette
chaumière, en tout semblable aux chaumières qui l'environnent, que Celle qui
est « revêtue du soleil » vient cacher ses splendeurs, pour attirer à Elle les
pécheurs qui n'osent plus regarder le Ciel; c'est là, en un mot, que la Mère de
la divine garce va faire jaillir, pour de longs siècles, en faveur des aines
meurtries par le péché, une source féconde de repentir et d'espérance.
A Pindrau, la belle Dame avait
dit à la Bergère en lui montrant le chemin : « Allez au Laus, qui est au-dessus
, du côté du septentrion. Vous trouverez
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une petite chapelle où vous sentirez de bonnes odeurs ;
c'est là ;que je vous parlerai et que vous me verrez très souvent. » Nous
n'avons pas à nous demander si Benoîte fut empressée d'accourir au lieu du
rendez-vous. Elle était trop docile aux ordres de sa bonne Mère, trop heureuse
de la voir et de l'entendre pour renvoyer au lendemain ce qu'elle pouvait faire
le jour même. Elle prit donc, toute joyeuse, le sentier qui devait la conduire
au Laus; ruais la Providence , qui met presque toujours une peine à côté du
plaisir, ne permit pas que la pieuse fille arrivât sans encombre au terme de
son bonheur. Benoîte s'égara et erra assez longtemps avant de trouver la petite
chapelle. Les bois qui couvraient en partie le vallon lui dérobèrent, sans
doute, la vue de l'humble oratoire. Et puis, rien ne distinguait le futur
palais de la Reine du Ciel des pauvres chaumières qu'habitaient d'obscurs
cultivateurs. Impatiente de respirer les suaves parfums qui doivent lui
indiquer l'édifice sacré, la Bergère court de de porte en porte, mais en vain;
nulle senteur céleste ne vient la réjouir. Des larmes brûlantes commencent à
couler de ses yeux; cependant elle ne se décourage pas et poursuit ses
recherches avec une persévérance résignée. Enfin, la porte entr'ouverte d'une
chétive maisonnette laisse arriver jusqu'à elle les ineffables effluves des
aromes divins. C'est là 1... L'enfant se précipite et aperçoit sur l'autel
poudreux et dénudé sa bonne Mère, qui l'accueille par ces paroles de maternelle
tendresse : « Ma fille, vous m'avez bien cherchée; il fallait ne pas pleurer;
néanmoins vous m'avez fait plaisir de ne vous impatienter pas. » La Bergère
salue profondément, tombe à genoux et se prosterne avec ses révérences
ordinaires ; puis, levant les yeux, elle voit l'autel qui sert de trône à la
Mère de Dieu, tout nu et couvert de poussière. « Ma très honorée Dame,
s'écrie-t-elle aussitôt, agréerez-vous que j'étende
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mon tablier sous vos pieds? il est tout blanc. — Non,
gardez-le, répond l'auguste Vierge. » La conversation continue longtemps encore
sur ce ton admirablement familier entre la Mère de Dieu et l'humble Bergère.
Celle-ci gémit sur l'extrême pauvreté de la chapelle où sa bonne Mère vient
d'élire domicile, et la Sainte Vierge, avec une indicible condescendance, fait
part à sa fille bien-aimée de ses vues et de ses projets. « Cette chapelle est
bien pauvre, dit Benoîte, et dans un état peu convenable. — Ne vous mettez pas
en peine, répond la douce Vierge, dans peu de temps il ne manquera rien ici, ni
linges, ni nappes, ni cierges, ni ornements. Je veux l'aire construire en ce
lieu une grande église, avec un bâtiment pour quelques prêtres résidants. Cette
église sera bâtie en l'honneur de mon Très Cher Fils et eu mien ; beaucoup de
pécheurs et de pécheresses s'y convertiront; elle sera de la longueur et de la
largeur qu'elle doit avoir et comme je la veux; vous m'y verrez très souvent. —
Bâtir une église! réplique la Bergère; mais il n'y a point d'argent pour cela;
il faudra demeurer dans cette chapelle, comme elle est. — Ne vous inquiétez
pas, insiste la Mère de Dieu, quand il faudra bâtir, on trouvera tout ce dont
on aura besoin, et ce sera bientôt. Les deniers des pauvres fourniront tout,
rien ne manquera.
L'entretien avait fait oublier à
Benoîte qu'il se faisait tard. Sa bonne Mère l'en avertit et l'invite à se
retirer, en lui disant que ses maîtres la cherchaient. La Bergère, toute ravie,
reprend le chemin de Saint-Etienne, mais c'est pour revenir le lendemain et
tous les jours pendant le reste de l'année. La pauvre enfant n'est heureuse
qu'auprès de sa bonne Mère; nulle autre part elle ne trouve tant de douceurs et
de consolations; c'est pourquoi elle n'hésite pas à gravir chaque jour les
pentes escarpées du coteau, pour se procurer le bonheur de la
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voir et de l'entendre. Ces ravissements duraient plusieurs heures,
ordinairement deux ou trois, et très souvent ils se seraient prolongés bien,
au-delà, si la Sainte Vierge n'y avait mis fin en congédiant sa fille
bien-aimée : elle ne voulait point que son enfant oubliât ce qu'elle devait à
son humble métier et à ses maîtres.
Pendant, ces délicieux
entretiens, la Sainte Vierge continuait avec une douceur et une patience toutes
divines à former la Bergère à sa future mission, sur les lieux mêmes qui
devaient lui servir de théâtre : une mère n'est pas plus soucieuse à préparer
l'âme de sa fille aux grands devoirs qui l'attendent, Benoîte était bien, en
effet, l'enfant de Marie. « Elle l'appelait sa bonne Mère, et depuis le
mot est resté. Aujourd'hui encore, dans tout le Vallon, la Sainte Vierge est
connue sous le nom de la Bonne Mère... monument d'autant plus sûr que le
titre est nouveau, mémo après que l'Eglise semble avoir épuisé les noms de la
Sainte Vierge dans ses litanies ; car celui-ci ne s'y trouve point (1). »
Attentive à diriger tous les
mouvements du cour de son élève. la divine institutrice s'efforce par-dessus
tout de lui inspirer un grand zèle pour la conversion des pécheurs. C'était là
le grand but que la Mère de Dieu voulait atteindre avec le concours de l'humble
enfant du village. Aussi elle lui en parle très souvent, et très souvent elle
lui recommande de e prier continuellement pour les pécheurs. » Et pour montrer
d'une manière plus frappante ses tendresses maternelles pour les âmes égarées,
elle ne se contente pas de solliciter une prière générale pour tous ceux qui
vivent loin de Dieu, mais elle indique à Benoîte ceux pour qui elle doit
particulièrement prier. La Bergère suit avec une admirable docilité les ordres
de sa banne Mère, et dès ce moment
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son âme se remplit d'une tendre compassion pour tous ceux
qui subissent la tyrannie du péché. Aussi la prière ne cesse ni sur ses lèvres,
ni encore moins dans son coeur. Il n'y a d'interruption que pendant les moments
délicieux oie elle est admise à l'audience de la Reine du Ciel. La nuit même
est, employée tout entière à fléchir la justice divine ; car les deux ou trois
heures pendant lesquelles la pieuse fille semble suspendre sa prière, pour
reposer ses membres sur la planche ou sur la dalle froide, deviennent un temps
de vraie satisfaction offerte à Dieu en expiation des jouissances criminelles
des pécheurs.
Mais, tandis que par ses
relations quotidiennes et de plus en plus intimes avec la Bergère, la Sainte
Vierge. achevait de préparer l'âme de cette humble fille à l'accomplissement de
ses miséricordieux desseins, que faisait le public, tant, ému quelques mois
auparavant par les apparitions au vallon des Fours? Il attendait dans une
religieuse stupeur ce qui arriverait. On savait que les visions continuaient,
au Laus, et néanmoins on ne s'empressait point à la suite de la Bergère, comme
on le faisait au début. Quelques voisins du Laus seuls y vinrent autant par
curiosité que par dévotion. Les filles d'Avancon s'y rendirent assidûment tout
l'hiver, pour y chanter les litanies et des cantiques, bravant intrépidement
les frimas et les neiges. Les grands concours ne commencèrent que le printemps
suivant, aux fêtes de saint Joseph et de l'Annonciation. Ainsi cette année 1664
fut employée presque tout entière à faire de Benoîte le digne instrument des
miséricordes divines à l'égard des pécheurs.
1664! Quelle date pour le Laus,
pour les Alpes, et, ne craignons pas de le dire, pour tout le monde chrétien !
On inscrivait autrefois en lettres. d'or les années et les jours auxquels se
retaillaient quelques souvenirs importants : c'était la constitution
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d'un empire, la fondation d'une ville, la délivrance d'un
peuple, ou simplement une victoire un peu éclatante; et pourtant à ces
souvenirs se n'étaient trop souvent des larmes et du sang. Pourquoi donc ne
marquerions-nous pas comme une date mémorable l'année 1664? Il n'y a ici
d'autres larmes que celles que la joie et le ravissement tiraient du coeur ému
de Benoîte, et que les pleurs de componction arrachés par le repentir aux âmes
égarées ; il n'y a ici d'autre sang versé que celui qui ruisselle sur le corps
virginal de la Bergère meurtri par les instruments de pénitence. Mais si aucun
fait attristant ne vient assombrir cette époque mémorable, que d'événements
heureux l'environnent de leurs splendeurs ! Saint Maurice annonce à la Bergère
la prochaine venue de la Reine du Ciel; le lendemain, la prophétie se réalise,
la Sainte Vierge se montre à Benoîte et la choisit pour être l'instrument de
ses miséricordes. Par des relations quotidiennes qui se poursuivent à
Saint-Etienne durant quatre mois et au Laus durant trois mois, la Mère de Dieu
prépare l'humble villageoise à sa haute mission. Dans ce but, elle la ravit par
ses amabilités, la console par ses tendresses et lui apprend à tourner son
coeur vers Dieu par la prière et vers les hommes par la charité.
Quand le ministre est façonné, la
gracieuse Souveraine jette les yeux sur le vallon du Laus et en fait un fief de
son royaume : « Elle a demandé ce lieu à son Fils, et il lui a été
octroyé. » Mais il n'y a là qu'un oratoire rustique, la Souveraine le
remplacera par une église; et cette église, les deniers des pauvres
l'édifieront. Puis, là, comme dans un asile sacré, les pécheurs viendront en
grand nombre demander un abri contre les rigueurs de la justice divine. Ils
invoqueront le Refuge des pécheurs, et le pardon tombera sur leurs têtes
coupables.
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La Sainte Vierge a demandé à son
Fils, qui « domine de la mer à la mer et du grand fleuve jusqu'aux
extrémités de la terre (1),» un coin de son vaste empire, pour y travailler à
la conversion des pécheurs. La supplique était trop conforme aux desseins
miséricordieux du Sauveur pour être rejetée. Le Laus est donc inféodé à la Reine
du Ciel, qui en prend possession en 1664. En 1665, commence l'oeuvre divine, et
quelle oeuvre ! Il s'agit d'amener dans ce désert les âmes égarées sur toutes
les voies du siècle et dispersées dans des régions parfois bien lointaines; il
faut ensuite réveiller ces consciences endormies, leur faire contempler l'abîme
ouvert sous leurs pieds, les mettre en présence de leur dégradation, leur
communiquer assez d'énergie pour se montrer au prêtre, pour rompre avec des
habitudes invétérées et pour marcher désormais dans la justice et la sainteté
malgré les amorces du vice et les tyrannies de la complicité ou du respect
humain. A ce travail, les ressources humaines ne suffiraient point. mais la
Sainte Vierge a des moyens admirables : la douceur de la mère et ln puissance
de lu reine. Comme Dieu, elle atteint son but en harmonisant ces deux puissants
leviers, et il est rare que le succès complet ne couronne son oeuvre. Une
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mère, en effet, sait toujours trouver dans le cœur de ses
enfants, quelque mauvais qu'ils soient, une fibre à remuer pour arriver à un
empire aussi doux que sûr. La suite de notre récit fera voir par quels secrets ressorts,
par quelles touches maternelles la Sainte Vierge sait se faire ouvrir les
coeurs les plus endurcis , pour y ramener, avec le règne de Dieu, celui de la
justice et de la paix.
Elle est donc là, cette Mère de
miséricorde, toujours habile à dresser ces divines embûches et toujours prête à
presser sur son coeur ceux qui se laissent prendre à ses pièges. Elle ne se
montre, il est vrai, qu'à son ministre, mais ses ordres, ses avertissements,
ses faveurs sont transmis dans des conditions telles que les intéressés
n'hésitent pas un instant à les accepter, pas plus que s'ils les recevaient
directement. Il arrive même assez souvent que des Anges servent,
d'intermédiaire entre la Sainte Vierge et Benoîte; mais peu importe, les
messagers célestes sont acceptés avec la même confiance et la même docilité.
Ah ! c'est que toujours quelque chose de divin accompagne ces
communications surnaturelles, ne serait-ce que les suaves parfums qui
s'attachent à la bure de la Bergère dans ses relations avec sa bonne Mère Marie
et avec ses frères les Anges. Puis, les prodiges sont là pour attester que
c'est bien de la part du Ciel que parle l'humble fille. Comme du temps de
Jean-Baptiste, les aveugles voient, les sourds entendent, les muets parlent,
les boiteux marchent droit, les morts ressuscitent. Les prophéties accompagnent
les miracles : Benoîte annonce des guérisons , et on guérit ; elle prédit la
mort, et la mort arrive à point nommé. Le passé et l'avenir n'ont plus de
voiles pour cette enfant du village; bien plus, elle plonge un regard assuré
dans ce qu'il y a de plus impénétrable à l'oeil humain, la conscience.
Toutes ces merveilles vont nous
apparaître dès
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cette année 1665. Nous aurons là, par anticipation, comme un
panorama, un tableau synoptique de toute l'histoire du Laus. Concours,
conversions, guérisons corporelles, apparitions de la Sainte Vierge et des
Anges, faveurs accordées à Benoîte, oppositions faites à son oeuvre, rien n'y
manquera : l'oeuvre divine sera manifeste aux yeux mémo des plus prévenus.
Le public que nous avons vu si
diversement impressionné à la nouvelle des apparitions de la Sainte Vierge à la
Bergère de Saint-Etienne, parut un moment rester, sinon dans l'indifférence, du
moins dans l'attente de ce qui arriverait. La saison, du reste — c'était
l'hiver — ne se prêtait guère aux pèlerinages. Mais, dès que le mois de mars
eut ramené les premiers beaux jours du printemps, on vit les populations
accourir en foules de plus en plus serrées à la petite chapelle de Notre-Dame
de Bon-Rencontre. Le jour de Saint-Joseph, la multitude des pèlerins fut
remarquable ; elle fut presque innombrable le 25, fête de l'Annonciation de la
Sainte Vierge. Des grâces de divers genres fort nombreuses récompensent la foi
de ces premiers pèlerins, qui s'en retournent ravis et publient partout ce
qu'ils ont vu, ce qu'ils ont entendu, ce qu'ils ont ressenti et les faveurs
qu'ils ont obtenues. Le bruit de ces merveilles, jusque là toutes spirituelles,
va se répandant comme la flamme qui court à travers les épines ou les roseaux
desséchés : dès lors, ce ne sont plus des pèlerins isolés qui accourent au
saint vallon, ce sont des paroisses entières organisées en processions.
Au mois d'avril, pendant une
belle nuit, Benoîte priait, comme cela lui arrivait fréquemment, à la porte de
l'église de Saint-Etienne. Vers minuit,
elle interrompt un moment sa prière et porte ses regards du côté de Valserres :
« Aussitôt elle voit quatre-vingts ou tant de flambeaux allumés et beaucoup de
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peuple qui venait en procession au Laus. » C'était la
paroisse de Lazer, petit village situé près du torrent de Veragne, à une
distance d'environ quarante kilomètres au Sud-Ouest de Gap. Ces pieux pèlerins
avaient marché déjà la journée tout entière et la moitié de la nuit; une heure
encore les séparait de l'heureux moment où ils pourraient prier à la sainte
chapelle. Mais lorsqu'ils arriveront au Laus , il fera nuit encore, qui donc
alors les accueillera? Il n'y a que quelques cabanes pouvant à peine abriter
leurs propriétaires, qui donc donnera à ces pèlerins un asile ou un peu de
paille pour reposer leurs membres fatigués? Ces rudes chrétiens ne se
tourmentent pas pour si peu; ils ne rêvent qu'au bonheur de voir la chapelle où
la Mère de Dieu se montre à la Bergère de Saint-Etienne. Une piété si généreuse,
une foi si ardente devaient être récompensées : elles le seront noblement quand
le jour sera venu. En attendant, Benoîte recevra dans cette heureuse nuit une
nouvelle preuve de la protection divine qui la couvre. Tandis qu'elle contemple
le pieux convoi qui . s'avance lentement à la lueur des flambeaux et au chant
des cantiques, sa bonne Mère lui apparaît et lui enjoint d'éveiller ses
compagnes pour aller avec elles se joindre à la procession et la suivre au
Laus. L'ordre divin est exécuté sans retard. Les jeunes filles de Saint-Etienne
se mêlent aux pèlerines de Lazer, et ensemble elles font redire aux échos du
vallon le chant des litanies de la Sainte Vierge. Qu'il devait être beau le
spectacle de ces longues files se déroulant, à la clarté des torches, le long
des sentiers tortueux de la colline! Qu'il devait être ravissant ce chant sacré
des litanies qui retentissait pour la première fois à pareille heure et en
pareil lieu ! Depuis lors, mille et mille fois cette scène émouvante s'est
renouvelée au saint vallon; et aujourd'hui encore la procession aux flambeaux,
faite au milieu de la nuit, le long des gracieux méandres
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qui unissent le sanctuaire à la chapelle du Précieux-Sang,
est un des spectacles préférés de nos pèlerinages.
Quand la procession de Lazer fut
arrivée à la chapelle, Benoîte fut inspirée que six hommes étaient là pour
l'enlever. Elle en avertit ses compagnes, se sauve avec elles à la maison du
Baron et se met derrière la porte. Les six hommes les suivent et montent à
l'étage supérieur. Benoîte s'enfuit avec ses amies et redescend à
Saint-Etienne.
Les pèlerins disputent le reste
de la nuit au sommeil par la prière et le chant des saints cantiques. Pendant
ce temps, la Sainte Vierge ouvre en leur faveur les trésors de ses grâces et
leur prépare un prodige éclatant.
Un homme estropié, marchant avec
deux béquilles et se soutenant à grand'peine sur ses jambes et ses pieds
« tout gâtés , » se trouvait au cimetière au milieu de la foule : et voilà
que tout à coup, au moment où il y pensait le moins, il se sent miraculeusement
guéri. Il met ses béquilles sous son bras et crie tout haut : Miracle ! je suis
guéri ! A la vue de ce prodige, tout le monde se prosterne en terre, rendant
grâces à Dieu et à sa sainte Mère d'une si prompte guérison.
Ce misérable, continue notre
historien, n'est pas le seul; car, si plusieurs de la troupe ne reçoivent pas
des grâces si visibles pour le corps, ils en reçoivent beaucoup pour l'âme. Ce
prodige fit du bruit, et les concours se multiplièrent au vallon sacré.
La Soeur Benoîte assure, dit M.
Gaillard, qu'on y vit, à la Croix-de-Mai, trente-cinq processions. Tout le
vallon était rempli de monde. On y disait la messe au pied des arbres , avec
des pierres sacrées placées sur des autels dressés pour la circonstance. Les
vivres sont apportés de toutes parts, et Dieu ne permet pas que dans cette
grande affluence de peuples rien ne manque. Tous sont rassasiés, et chacun
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s'en va content, encore plus d'esprit que de corps.
Dans ce jour, il n'y a personne
qui prêche, ni qui prenne soin de noter les grâces et laveurs reçues. Il s'y
trouve cependant un jeune homme de quinze à seize ans qui va de côté et
d'autre, instruit le peuple de la sainteté de ce lieu, des grâces qu'on y
reçoit et des dispositions qu'on doit y apporter. Le peuple en est très
satisfait (1).
Que faut-il admirer le plus ici?
Est-ce le zèle assez hardi de ce missionnaire improvisé ou la foi simple et
soumise de ceux qui l'écoutent?
Nos lecteurs se demandent
peut-être ce que faisait alors le clergé, comment il cédait sa place à de
simples laïques, et pourquoi il ne se mettait pas à la tête du mouvement
religieux qui amenait au Laus des foules si compactes. Le réponse est facile :
ainsi Dieu le voulait dans l'intérêt même du pèlerinage.
Sans doute, le clergé, comme tout
le monde, avait été fortement impressionné par les faits merveilleux qui se
passaient au Laus ; mais, cette fois comme toujours, il prit une attitude des
plus réservées et des plus prudentes. Il écoutait, il examinait, mais il se
gardait de l'enthousiasme et de l'empressement. Il disait, comme autrefois
Gamaliel, et comme plus tard le prudent M. Javelly : « Si la chose vient
de Dieu, nous ne pourrons l'empêcher de réussir; si elle vient de l'homme ou du
démon, elle tombera d'elle-même. » C'était sage. Cette sagesse nous est
aujourd'hui une preuve de plus que l'établissement du pèlerinage est une oeuvre
exclusivement divine. Ce serait mentir à l'histoire que de l'attribuer à
l'influente du clergé. Nous terrons plus tard que non seulement il y demeure
étranger, mais que son opposition ne cède qu'à l'évidence du surnaturel. La
seule immixtion sacerdotale que nous trouvons au
94
début du pèlerinage est quelque chose de très légitime et
dont l'absence eût été fort regrettable.
M. Fraisse, prieur-curé de
St-Etienne, sur la paroisse duquel se passaient les faits merveilleux dont il
s'agit, crut de son devoir d'intervenir. Il n'entendait point apprécier ces
événements surnaturels; il voulait simplement empêcher les abus auxquels ils
pourraient donner occasion. Ainsi, quand il apprit qu'un homme des environs
d'Avignon avait placé près de la chapelle une statue de la Vierge et détournait
à son profit les offrandes faites à cette image, il congédia ce fâcheux
spéculateur. Il fit de même à l'égard d'un marchand de chapelets et de
médailles qui se faisait suivre par une femme de mauvaise vie. Le désordre de
ce trafiquant et de sa complice lui fut signalé par Benoîte, qui déjà lisait
clairement dans les coeurs. A cela près, le Prieur de Saint-Etienne s'occupe
peu de ce qui se passe au Laus ; il ne prend pas même la peine de noter les
miracles qui s'y opèrent. Il est occupé dans sa paroisse, et ce n'est que
rarement qu'il monte au sacré vallon. Et cependant, M. Gaillard affirme que les
faits merveilleux arrivés au Laus, en cette année 1665, avant la visite de M.
Lambert, sont en très grand nombre. Il en a signalé quelques-uns recueillis par
M. Grimaud. Celui-ci en avait noté soixante-un.
L'un des premiers est une
guérison miraculeuse opérée en faveur du fils d'un chirurgien de Gap. On dirait
que la Sainte Vierge a voulu obliger la science à rendre témoignage à son
pouvoir divin et à reconnaître ce surnaturel qui fait tant ombrage à certains
esprits. Pierre de Caseneuve était affligé de sept ulcères qui dévoraient ses
membres inférieurs; de plus, une ophtalmie qui le faisait souffrir depuis
quinze mois le rendait presque complètement aveugle. Le chirurgien n'avait rien
épargné pour guérir son fils. A bout de ressources, il le fait porter au Laus.
L'enfant recouvre la vue, ses ulcères se ferment,
95
et il retourne à Gap à pied et radicalement guéri.
André Carron, fils de Jean
Capron, maître d'hôtel à l'enseigne du Chapeau-Rouge, à Gap, était
étique. Son corps ressemblait à un squelette. Son père le porte à la sainte
Chapelle, et il en revient parfaitement guéri.
Un fils de Jean Robert, de Gap
encore, que la petite vérole avait laissé estropié, ne pouvait se mouvoir
depuis trois ans. On le porte au Laus, et il y recouvre la santé.
André Allemand, de
Saint-Julien-en-Champsaur, privé de la vue depuis plusieurs années, la recouvre
à la sainte Chapelle.
Ces trois guérisons, et trois
autres encore que nous croyons inutile de raconter, eurent lieu le 15 août. Six
miracles en un jour! c'est digne de la Reine du Ciel ! Il est vrai que c'était
le jour anniversaire de son couronnement.
Le lendemain, une fille de
messire Rochas, procureur, de Gap, est guérie d'une phthisie déjà avancée et
accompagnée de fréquents vomissements.
Dans le même temps, Jean Astier,
de Montgardin, recouvre au Laus l'usage de ses yeux, dont il était privé depuis
plusieurs années. Ce miracle est certifié par le Prieur du lieu.
M. Gaillard signale encore une
douzaine d'autres faits merveilleux arrivés au Laus avant le 14 septembre, jour
où M. Lambert, vicaire général d'Embrun , visitait le sanctuaire pour la
première fois ; puis il ajoute : « On n'avait pas écrit ces miracles, ni une
infinité d'autres, non plus que les grâces qu'on a reçues, et la conversion
d'un grand nombre de pécheurs. »
C'était donc à la fois tous les
trésors du Ciel qui s'ouvraient au Laus. Ne soyons pas surpris, dès lors, si le
bruit de ces merveilles avait franchi les limites du pays et s'était répandu au
loin.
96
M. Gaillard entendit à Grenoble
le récit des choses admirables qui faisaient accourir dans ce désert des
milliers de pèlerins. Il voulut voir par lui-même, comme la Reine de Saba, et
s'assurer de la réalité des faits. Ecoutons-le raconter lui-même ses
impressions :
« Je pars avec mon neveu, curé de
Saint-Laurent , de Grenoble, pour aller voir sur les lieux ce qu'il en est.
C'était après Notre-Dame d'août. Du haut de la montagne, sitôt que je vois la
petite chapelle, je me mets à genoux; j'adore Dieu et lui demande trois grâces
pour l'intérieur de mon âme, que j'ai connu à la suite m'avoir été accordées.
C'est ce qui m'a porté à m'attacher entièrement à cette dévotion, à y donner
tous mes biens avec ma bibliothèque après ma mort , et à m'y faire enterrer,
s'il plaît à Dieu.
« Je descends. Quand je vis une
si grande affluence de peuple, tant de processions, des gens si contrits et
humiliés, quand j'entendis tout ce qu'on disait de ce lieu et tout ce qui s'y
faisait, je fus comme la Reine de Saba : j'en vis encore plus qu'on ne m'en
avait dit. »
Cette première impression, si
favorable au Laus, ne se démentit plus chez M. Gaillard. Le vénérable Docteur
se dévoua corps et âme à l'ouvre de la Sainte Vierge. Il en prit en main tous
les intérêts, de quelque ordre qu'ils fussent. L'un de ses premiers soins fut
de tenter une démarche officieuse auprès de l'administration diocésaine, afin
de l'inviter à se préoccuper de ce qui se passait au Laus. Il écrivit donc à M.
Lambert, qui depuis seize ans administrait le diocèse d'Embrun, en l'absence de
Mgr Georges d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur pour le roi à Madrid.
97
Le pieux Archidiacre de Gap ne
fut pas le premier à instruire l'Official d'Embrun. La renommée avait apporté à
la ville métropolitaine le bruit des choses étranges qui se passaient au Laus.
Le public était saisi de cette affaire; il en portait des appréciations
diverses. Là, comme partout, il y avait des croyants et des incrédules ; et ceux-ci,
s'ils n'étaient pas plus nombreux qu'ailleurs, étaient peut-être plus hostiles.
« Chacun, dit Juvénis, jugeait de
cette dévotion selon son inclination ou son caprice. Il y en eut qui traitèrent
les miracles de bagatelles et les apparitions d'impostures ou d'illusions. On
croyait même qu'il y avait quelque émulation ou jalousie chez quelques
ecclésiastiques d'Ambrun. »
Hâtons-nous de le dire, ce vil sentiment ne pénétra jamais
dans l'âme de l'Archevêque ni de son Vicaire général. Il s'insinua néanmoins dans
quelques esprits, qui s'efforcèrent de circonvenir l'administration et de
l'amener à des actes qui auraient pu ruiner la dévotion naissante. Mais
pourquoi ces dispositions défavorables au Laus, dans quelques membres du clergé
?
Il y avait sous le magnifique
porche latéral de la vieille cathédrale une antique image de la Vierge, nommée
le Réal (royal) parce que les Rois Mages y étaient représentés devant
l'Enfant-Jésus reposant
98
entre les bras de sa divine Mère. Celle-ci était au centre,
à sa droite les Mages, et à sa gauche saint Joseph et un ange qui lui parlait.
Ce tableau était encadré dans le tympan de la porte, le porche lui servant
comma de chapelle. Le tableau a disparu depuis on ne sait quand. C'est une
perte pour la cité, car il en était le palladium (1).
Or, depuis quelque temps, le
fameux pèlerinage n'était plus fréquenté comme il l'avait été jadis. Les
pèlerins devenaient même de plus en plus rares, depuis que les merveilles du
Laus attiraient les populations au saint vallon. On aurait dit que la Sainte
Vierge fuyait le tumulte de la cité pour le silence du désert et entraînait les
multitudes à sa suite, comme autrefois son Fils en Judée. Mais quelques esprits
étroits ne purent voir sans chagrin que le Réal fût remplacé par
l'oratoire de chaume. Ils s'échauffèrent outre mesure et firent jouer tous les
ressorts de leur piété mesquine pour forcer la main à l'administration, et
l'amener à des mesures de rigueur contre le nouveau pèlerinage.
M. Lambert avait l'âme haute et
il ne se laissa point étourdir par ces clameurs pharisaïques. La gloire du Réal
lui était chère, sans doute, les intérêts
99
de la métropole ne lui étaient point indifférents; mais une
chose dominait ses idées et lui tenait au coeur par dessus tout : l'honneur de
la religion et le bien des âmes; pour rien au monde il n'aurait sacrifié ces
grands intérêts. Mais il était loin de croire qu'ils étaient désormais attachés
à la chapelle.
Sa qualité d'Offiçial et
d'Administrateur du Diocèse lui faisait un devoir de s'enquérir de la nature
des faits extraordinaires qui se passaient au Laus. Il pouvait y avoir là du
surnaturel divin ou du surnaturel diabolique, de vraies apparitions célestes ou
des visions fantastiques, des privilèges ou des hallucinations. Visionnaire,
illuminée, sorcière, extravagante, magicienne : toutes ces aménités avaient été
dites de la Bergère. Les méritait-elle ou était-elle réellement l'amie
privilégiée de la Sainte Vierge? C’est ce que M. Lambert devait à sa charge et
au bien général des fidèles d'éclaircir et de mettre en parfaite évidence. La
chose ne lui paraissait pas difficile. Doutant sérieusement du caractère divin
des merveilles du Laus, il croyait qu'il n'aurait qu'à paraître sur le théâtre
des événements pour découvrir quelque supercherie ou quelque illusion. Dès
lors, chasser la Bergère ou même la faire prendre pour la séquestrer, fermer
l'oratoire ou même le ruiner, lui paraissait la conséquence nécessaire de son
enquête. Dieu en préparait une autre.
Pour donner à sa visite un plus
grand retentissement, l'Official se fit accompagner par le P. Gérard, alors
recteur du collège des Jésuites à Embrun et , plus tard grand-pénitencier à
Rome, et par Jean Bonnafous, prêtre, promoteur de l'Officialité, chanoine de la
Métropole, curé des paroisses de Saint-Vincent, Saint-Marcellin et Saint-Donat
et secrétaire
archiépiscopal. Messire Esprit Lambert, neveu du vicaire
général, et Messire Jean-Baptiste de La Font, seigneur de Savines, se
joignirent au cortège, qui
100
s'accrut au Laus de vingt quatre membres déjà présents sur
les lieux (1).
Ce redoutable tribunal arrivait à
destination le 14 septembre.
Benoîte, ayant appris que le
Vicaire général allait arriver et qu'il amenait avec lui des hommes habiles,
fut saisie de terreur; un moment même elle eut la pensée de fuir. Déjà elle
méditait aux moyens de s'échapper, quand la Mère de Dieu lui apparut et la
rassura. « Non, ma fille, il ne faut pas fuir; vous devez rester, car il
vous faut rendre raison aux gens l'Eglise. Soyez sans crainte. Ils vous
interrogeront les uns après les autres; ils chercheront à vous surprendre dans
vos paroles. Il leur arrivera même de vous mépriser en diverses manières, pour
vous troubler. Ils vous diront que vos visions ne sont que folie et rêverie de
votre cerveau creux, que pures imaginations pour tromper le monde. Mais ne
craignez rien : dites au Grand Vicaire qu'il peut bien faire descendre Dieu du
Ciel par le pouvoir qui lui a été donné en se faisant prêtre, mais qu'il n'a
rien à commander à la Mère de Dieu. »
Ces paroles réconfortèrent
Benoîte, qui attendit tranquillement ses juges.
Arrivé au Laus, l'Official se
rend avec son escorte à la chapelle, y adore Dieu et y reste quelques instants
en prière.
Au sortir de l'Oratoire, il mande
la Bergère, qui se rend aussitôt. La frayeur de tout à l'heure a fait place à une
modeste assurance. L'Official et le Recteur interrogent tour à tour la pauvre
fille : les questions sont nombreuses, habiles, captieuses. Expert dans les
luttes de la dialectique, le Recteur s'efforce d'embarrasser l'humble Bergère
dans une série de raisonnements plus ou moins entachés de
101
sophisme. Les réponses de Benoîte sont simples, naturelles,
précises et sans aucune contradiction. Plus on la harcèle pour lui ôter le
temps de la réflexion et l'exposer ainsi à se contredire, plus elle est calme
et catégorique. Ses juges en sont déconcertés. Ils changent alors de tactique.
« N'allez pas croire, dit l'Official à la Bergère, que je suis venu ici pour
autoriser vos visions , vos illusions et toutes les choses étranges qu'on dit
de vous et de ce lieu. C'est ma conviction à moi et à toutes les personnes de
bon sens que vos visions sont fausses, que tout ce que vous dites est faux, et
par conséquent je vais vous chasser d'ici et détruire la chapelle. » La Bergère
reste calme et répond à son juge : « Vous pouvez commander à Dieu en le faisant
descendre sur l'autel par le pouvoir que vous avez reçu en vous faisant prêtre,
mais vous n'avez rien à commander à sa Sainte Mère, qui fait ce qui lui plaît.
» — Eh bien ! reprit l'Official, si ce que l'on dit est vrai, priez Jésus et
Marie de me faire connaître la vérité par quelque signe ou par quelque miracle;
et si c'est là le bon plaisir de Dieu et de sa Sainte Mère, j'apporterai tous
mes soins à accomplir sa volonté. Mais prenez-y garde encore une fois, s'il n'y
a là que des illusions et des effets de votre imagination pour abuser le
peuple, je vous châtierai rigoureusement pour détromper ceux qui croient: je
réprimerai les abus par tous les moyens qui sont en mon pouvoir. » Benoîte,
avec sa simplicité ordinaire, remercie l'Official de ses bons avis et lui
promet de prier selon ses intentions.
En sortant de cette longue
séance, M. Lambert et ses assesseurs se sentent vivement impressionnés. La
simplicité, la candeur de Benoîte les a ravis; sa sagesse, sa science les ont
déconcertés. Ils ne sont pas encore vaincue, mais ils sont ébranlés. La grâce,
sollicitée par Benoîte, achèvera bientôt son œuvre.
102
En attendant, M. Lambert, qui
n'en est plus à vouloir incendier l'oratoire, emploie le jour suivant, qui
était un mardi, et une partie du mercredi à faire sa visite pastorale et à
dresser des règlements pour le Laus.
M. Lambert a jeté un défi à la
Sainte Vierge : il a demandé un signe, un miracle ; le défi est accepté et le
miracle sera accordé. L'heure où ce prodige doit s'opérer n'est pas encore
venue, il est vrai, mais elle n'est pas loin; et si l'Official est pressé de
reprendre le chemin d'Embrun, la Providence saura bien l'obliger à différer son
départ. Les éléments sont dans ses mains des instruments dociles : elle va s'en
servir pour retenir au Laus le Vicaire général et sa suite, jusqu'à ce que, de
leurs propres yeux, ils aient vu le miracle et lui aient donné l'appui de leur
autorité.
Le 16 septembre au matin, M. Lambert avait signé le
procès-verbal de sa visite, il devait partir le soir , mais, au moment où il se
disposait à partir, une grosse averse le força de rester. Pareille chose se
renouvela deux fois le lendemain jeudi. Et ce qu'il y eut de plus remarquable,
c'est qu'il ne pleuvait que dans l'enceinte du vallon. Il fallut donc remettre
le départ au vendredi 18 ; c'était ce que voulait la Sainte Vierge. Ce jour-là,
une pauvre estropiée terminait sa neuvaine et allait recevoir la récompense de
sa foi.
Catherine Vial — c'est le nom de
la malade — était
103
fille de Jacques Vial et d'Antoinette Vincent, de
Saint-Julien-en-Beauchêne, petit village situé sur les limites des
Hautes-Alpes, de la Drôme et de l'Isère. Elle était mariée depuis plusieurs
années à Gabriel Bois, du même lieu. Quelque temps après son mariage, elle fut
affligée d'une rétraction de nerfs aux jambes, ce qui la fit horriblement
souffrir et la mit dans un pitoyable état. Les jambes, repliées en arrière et sur
elles-mêmes, adhéraient si étroitement aux cuisses, que nul effort n'aurait pu
les séparer.
L'infortunée ne pouvait se
mouvoir qu'en se traînant sur le carreau. Elle se fit transporter au Laus pour
y faire une neuvaine et solliciter sa guérison de Celle que l'Eglise nomme le «
Salut des Infirmes, Salus infirmorum. » Un médecin de Serres et
Corréard, chirurgien de Veynes, tous deux huguenots, avaient déclaré incurable
cette maladie, qui durait depuis six ans. L'un d'eux, voyant partir la pauvre
infirme pour le Laus, avait dit : « Oh! si celle-là revient sur ses jambes, je
me fais catholique. » Les gens du Laus qui la voyaient chaque matin à la
chapelle, où elle passait presque toute la journée accroupie sur une table,
étaient émus do compassion. Or, le dernier jour de sa neuvaine, vers minuit, elle sent ses jambes se mouvoir et
s'étendre d'elles-mêmes; elle appelle sa mère, qui l'avait accompagnée; elle se
lève et se jette à genoux pour bénir la Sainte Vierge; elle était guérie.
Aussitôt qu'il fut jour, elle se dirigea vers la chapelle avec des transports
de joie, que partagèrent tous ceux qui la virent arriver.
En ce moment, M. Lambert était à
l'autel et achevait sa messe. Un bruit insolite, puis des exclamations de joie,
attirèrent d'abord son attention; enfin le mot : Miracle! frappa distinctement
son oreille, en même temps que le nom de Catherine Vial. Soudain il se sent
profondément attendri; d'abondantes
104
larmes coulent de ses yeux et mouillent l'angle de l'autel,
et il a de la peine à réciter le dernier évangile. Le docteur Gaillard, qui,
avec une humilité d'enfant, s'était constitué son servant de messe, ajoute :
« Je suis un fidèle témoin de ce qui s'est passé. »
Après son action de grâce,
l'Official veut voir la miraculée ; il l'interroge très minutieusement, il la
fait marcher devant lui, il questionne ensuite sa mère, son frère et plusieurs
autres témoins. Les affirmations, reçues sous la foi du serment, sont unanimes
et invariables. L'Official est convaincu : il a devant lui un miracle de
premier ordre. Aussi il ne peut s'empêcher de rendre gloire à Dieu, et vingt
fois on l'entend répéter ces paroles : « Digitus Dei est hic , le
doigt de Dieu est là. »
Le P. Gérard, plus incrédule
encore que l'Official, il y a quelques jours, s'avoue aujourd'hui également
vaincu. « Il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette chapelle,
dit-il à M. Peythieu ; oui le doigt de Dieu est là. »
M. Lambert et. sa suite
comprirent alors pourquoi, malgré trois tentatives réitérées, ils n'avaient pu
partir ni la veille, ni l'avant-veille. La Sainte Vierge voulait, avoir en eux
des témoins irrécusables, des témoins incrédules d'abord et ne cédant qu'à
l'évidence des faits. Pour accomplir ce dessein de la Mère de Dieu, l'Official
consent, avant de partir, ia faire une enquête juridique sur le fait miraculeux
dont il a été témoin, et à en dresser un procès-verbal authentique. Nos
manuscrits nous ont conservé le texte de ce procès-verbal; nous le donnons ici
dans toute sa teneur, pour la gloire de Dieu, l'intérêt de la vérité et
l'édification de nos lecteurs.
105
Procès-verbal de la guérison
miraculeuse de Catherine Vial,
arrivée au Laus le 18
septembre 1665.
Nous,
Antoine Lambert , prêtre, docteur et chanoine en l'église métropolitaine
d'Ambrun, Grand Ficaire de Monseigneur l'illustrissime et révérendissime
Georges d'Aubusson, archevêque et prince d'Ambrun, conseiller du Roy en tous
ses Conseils, Chevalier des ordres de Sa Majesté et sou Ambassadeur
extraordinaire près du Roy catholique ; et Official au dit diocèse.
A tous ceux qui les présentes
verront, sçavoir faisons qu'étant parti du dit Ambrun, lundi 14 du présent mois
de septembre 1665, avec le R. P. Gérard, recteur du collège de la Compagnie de
Jésus dudit Ambrun et messire Jean Bonnafous, prêtre, chanoine honoraire dans
ladite église métropolitaine et Curé des paroisses réunies de Saints-Vincent et
Marcellin et de Saint-Donat, Secrétaire archiépiscopal, pour nous présenter
dans le lieu de Saint-Etienne-d'Avançon, au hameau du Laus, pour nous informer
des grands bruits qui ont couru de beaucoup de choses extraordinaires, soit,
des guérisons ou autres bénédictions et grâces obtenues de la divine
miséricorde par l'entremise et intercession de la glorieuse Vierge Marie; étant
sur le point de nous retirer et étant encore dans la chapelle de Notre-Dame de
Bon-Rencontre du Laus, après y avoir célébré la sainte messe, entre les sept et
huit heures, se serait rencontrée la nommée Catherine-Antoinette Vial, du lieu
de Saint-Julien-en-Beauchêne, diocèse de Gap : laquelle Catherine Vial, femme
de Gabriel Bois, fille de Jacques Vial et de Antoinette Vincent, âgée de
vingt-deux ans, ouïe et examinée avec seraient sur le sujet du voyage par elle
fait au lieu de Saint-Etienne-d'Avançon et dans le hameau du Laus, le sujet, la
cause et les motifs d'iceluy, a dit et déclaré qu'étant dans une grande et
fâcheuse infirmité de ses deux jambes, qui était telle qu'elle ne pouvait en
aucune manière s'en aider ni servir, d'autant que ses deux talons, depuis plus
de six ans, s'étaient rétrécis et repliés jusqu'aux cuisses, jusque là même
qu'on n'y pouvait passer entre deux quoi que ce fût ; et ayant ouï que beaucoup
de grées, faveurs et bénédictions avaient été obtenues à Notre-Dame de
Bon-Rencontre, au dit lieu du Laus, auquel il y a eu si grand concours de
peuple qu'il s'y est rencontré dans un même jour quinze ou seize processions,
les uns venant même de plus de deux journées de loin : ce qui lui avait
fait-prendre la résolution de se faire porter au dit lieu du Laus, en la
compagnie de sa mire, d'Isabeau Vial, sa tante, et de Gabriel Vial, son frère;
oie ils sural arrivés le septième du présent, et
106
commencé une neuvaine le neuvième suivant ; ayant demeure
presque tout. le temps sur une table au dehors du balustre de ladite chapelle,
sur bique] elle s'appuyait. Et que sur le minuit d'entre le dix-sept et
dix-huitième du présent, la fin de sa neuvaine, étant couchée avec sa dite mère
dans la maison de Jean Julien, son hôte, elle s'écria hautement : Loué soit
Dieu! loué soit Dieu ! j'ai étendu mes jambes; et ayant demandé de la lumière à
l'hôte, elle demanda son livre de prières, pour rendre grâce à Dieu et s'étant
conduite et menée en la dite chapelle, environ les Sept à huit heures du matin
de ce jour, dans laquelle chapelle nous étions sortant de l'autel : laquelle
nous aurions interrogée au conspect de plus de trente personnes de l'un et de
l'autre sexe, qui étaient présents, entr'autres le P. P. Gérard, Recteur du
collège de la Compagnie de Jésus dudit Ambrun , Messire Jean Fraisse,
Prieur-Curé dudit lieu, Messire Pierre Gaillard, aussi prêtre, Docteur en
théologie, Conseiller, Aumônier ordinaire du Roy, Chanoine prébendé en l'église
cathédrale de Notre-Dame de Gap et Prieur de Monlmaur, Sébastien Astier, ancien
Prieur du Sauze, Eyriey et Lombard, prêtres, Antoinette Vincent, mère de ladite
Vial, Isabeau Vial, sa tante, Gabriel Vial, son frire, Claude Durand, marchand
de Sisteron, faisant neuvaine en ladite chapelle, Honoré Bertrand, Pierre
Meissonnier et plusieurs autres; et moyennant le serment piète par ladite
Catherine Vial, elle nous a déclaré, qu'il est vrai que, depuis plus de six
ans, elle était dans une si grande indisposition de ses jambes, qu'elle ne s'en
pouvait aider; d'autant que ses talons s'étaient si fort rétrécis et repliés
contre les cuisses, qu'on n'y pouvait pas même faire passer la laine d'un
couteau ; qu'après sa neuvaine, elle étendit sans douleur ses jambes dans le
lit : ayant crié assez hautement sa mère qui dormait couchée avec elle et dit :
Loué soit Dieu! ma mère, loué soit Dieu ! mes jambes sont étendues. L'hôte, qui
l'entend de son lit, lui cria : Rêvez-vous, Catherine? Non , je ne rêve pas,
donnez-moi de la lumière, je veux rendre grâces à Dieu. Ce qu'elle fait, ayant
pris pour ce sujet son livre de prières. Et ce matin, avant que de sortir du
logis, sa dite mère, tante, frère, hôte, hôtesse et Pierre Julien, frère du dit
hôte, qui la portait dans la chapelle, et en présence des assistants, ladite
Catherine Vial nous a confirmé la vérité de ce que dessus ; et l'ayant fait
marcher soutenue de deux personnes, il nous a paru et aux dits assistants
qu'elle a marché soutenue, et étendu les jambes sans peine.
Répétée en sa dite déclaration
sous le même serment, elle y a persistée et s'est soussignée, avec les ci-après;
et sans divertir, en actions de grâces avons dit le Te Deum laudamus et
les litanies de la Sainte Vierge.
Signé : C.
VIAL.
107
Ainsi que dessus a été procédé,
en présence des bas-signés, dans la maison de Jean Julien où loge ladite
Catherine Vial, écrivant sous nous messire Jean Bonnafous, secrétaire
archiépiscopal, et sieur Esprit Lambert, expédié à double pour en laisser un au
pouvoir du sieur Fraisse, prieur-curé de ladite paroisse, nous en réservant
l'autre. — Lambert, vicaire et official général d'Ambrun; André Gérard,
recteur; Fraisse, prieur-curé de ladite paroisse; Gaillard; S. Astier, ancien
prieur du Sauze; Disdier, curé d'Avançon; Heyriey, prêtre ; Charles
Lombard, prêtre; Durand; Gabriel Vial ; Jean Julien ; Honoré Bertrand ; Pierre
Meyssonnier, tous signés ainsi à l'original.
Et tous à l'instant, sans
divertir, avons ouï tous ensemble lesdits Antoinette Vincent, Isabeau Vial et
Gabriel Vial, respectivement mère, tante et frère de ladite Catherine Vial; Antoine
et Jean julien, père et fils, et Catherine Allard, hôtes et hôtesse de ladite
Catherine Vial ; Magdeleine Rancurel, servante audit logis; Claude Durand,
marchand, logé dans le même logis, auxquels, après avoir fait prêter serment,
sous les peines portées par l'ordonnance contre les faux témoins : ouïs sur le
fait, circonstances et dépendances dont en notre procès-verbal, ont tous
unanimement déclaré, et nul discrépant trétous, savoir les mère, tante, frère
de ladite Catherine Vial, du commencement, suites de l'incommodité de ladite
Catherine Vial : lesquels séparément et conjointement ont, dit que ladite
Catherine Vial a été incommodée depuis plus de six ans des deux jambes, dont
elle ne pouvait aucunement se soutenir ni étendre, les talons s'étant raccourcis
et repliés jusqu'aux cuisses; ayant seulement commencé depuis l'heure de minuit ou environ d'entre le dix-sept et le
dix-huit du courant, qu'elle avait étendu ses jambes sans douleur, et comme
elles nous ont ci-devant déclaré.
Les autres témoins ont aussi
déclaré, avec le même serment, avoir vu ladite Catherine Vial dans
l'impuissance d'étendre ses jambes ni de s'en servir. Ledit Antoine Julien
ajoute qu'il fit grand effort .pour faire plier les jambes de ladite Vial, et
qu'il ne le put en aucune façon. Et ledit Claude Durand assure avoir cru que
ladite Catherine Vial n'avait point de jambes, et la Benoîte aussi. Tous
lesquels répétés en leur dite déclamation ont dit, icelle contenir vérité; et
ils persistent. Lesdits Vial, Durand et Julien ont signé. Les autres ne l'ont
su, de ce enquis. Durand présent, Vial présent, Jean Julien.
Ainsi que dessus a été procédé
par nous, écrivant le secrétaire archiépiscopal, avec nous soussigné.
LAMBERT, vicaire et official
général.
BONNAFOUS, secrétaire.
108
Après avoir signé cette pièce
importante, qui donnait à la guérison miraculeuse de Catherine Vial le
témoignage le plus sérieux d'authenticité, M. Lambert reprit, édifié et ravi,
le chemin d'Embrun. Il fut, dès ce jour, un croyant des merveilles du Laus, et
le protecteur de Benoîte et du pèlerinage.
Le prodige qu'il venait de
consacrer par une constatation juridique fit grand bruit dans les environs,
surtout à Gap, où le nom de Catherine Vial était très connu depuis le procès
que son mari lui avait intenté devant l'official. Chacun aurait voulu voir la
miraculée, et s'assurer de ses propres yeux de la réalité du miracle. Cette
satisfaction fut accordée publiquement à tous ceux qui eurent à coeur de se la
procurer. Un mois après sa guérison, Catherine Vial crut qu'il était de son
devoir de revenir au Laus, pour y témoigner sa reconnaissance à Celle qui
l'avait délivrée de son infirmité. Les habitants de Saint, Julien-en-Beauchêne
voulurent se joindre à elle dans ce second pèlerinage, at n de remercier la
Sainte Vierge d'une si grande faveur accordée à leur paroisse. Ils partirent en
masse, et en procession. Catherine ouvrait la marche, portant la bannière et
faisant ainsi dix lieues, d'un seul trait, avec ses jambes naguère inutiles.
Presque tous se confessèrent et communièrent avec de grands sentiments de foi
et de gratitude.
M. Lambert, instruit de ce
témoignage solennel et public donné par toute une paroisse au prodige qu'il
avait appuyé de son autorité, en fut grandement édifié, et il sentit
s'accroître en son coeur son attachement pour la sainte Chapelle. Il en prit en
main tous les intérêts, spirituels et temporels ; il confia la direction
générale des uns et des autres à M. Gaillard, auquel il adjoignit, à titre
d'auxiliaires pour le temporel seulement, MM. Grimaud et Nus.
Dans la gracieuse lettre qu'il
écrit à ce sujet, il
109
s'excuse de ne pouvoir pas visiter le Sanctuaire aussi
souvent qu'il le désirerait ; il prie le vénérable Archidiacre de Gap d'aller
confesser au Laus toutes les fois que les besoins de son église le lui
permettront, d'empêcher les abus qui pourraient se glisser, d'entretenir, en un
mot, toutes choses dans l'ordre, jusqu'à ce qu'il ait trouvé des prêtres à qui
il puisse confier de si graves intérêts.
En attendant, la Sainte Vierge continue
son oeuvre et multiplie les prodiges.
Un des témoins cités dans le
procès-verbal de la guérison miraculeuse de Catherine Vial ne tardera pas à
ressentir lui-même les effets de la miséricordieuse puissance de la Sainte
Vierge.
Perclus des deux jambes, Durand
ne pouvait marcher qu'à l'aide de deux béquilles. Il était venu au Laus
demander sa guérison au .Valut des infirmes. Au moment où Catherine Vial
terminait sa neuvaine, sil avait lui-même commencé la sienne; et, comme
d'infirme de Saint-Julien-en-Beauchêne, il était guéri à la fin de ses prières.
Ses béquilles restaient au Laus, et lui s'en retournait à pied à Sisteron.
M. Gaillard lui-même obtint une
guérison miraculeuse en faveur de M. Duport, son cousin, secrétaire audiencier
à la chancellerie de Grenoble. Depuis plusieurs années, Duport souffrait d'une
fistule à la jambe: les médecins les plus habiles, les chirurgiens les plus
experts s'étaient lassés autour de
110
cette plaie et avaient fini par s'avouer impuissants à la
guérir. Emu de la triste position de son parent, le pieux Archidiacre le voua à
Notre-Dame du Laus et l'engagea par lettre à ratifier son voeu. Redoutant les
incommodités d'un long voyage, M. Duport hésitait à donner son adhésion à
l'engagement contracté par son cousin; il aurait voulu auparavant prendre
conseil auprès de dom Pierre Duport, vicaire de la Chartreuse du
Val-Sainte-Marie, et d'un frère qu'il avait à cet endroit ; mais la Sainte
Vierge n'avait pas besoin de l'avis favorable de tant de monde. L'un de ses
dévoués serviteurs lui avait demandé un miracle : c'était assez. Pendant qu'il
consulte la prudence humaine, M. Duport s'aperçoit qu'une évolution favorable
s'est opérée dans sa plaie, et qu'elle va en se cicatrisant avec une rapidité
merveilleuse. En deux ou trois jours, il est radicalement guéri. Inutile de
dire qu'il n'hésite pas à se rendre au Laus, pour remplir les promesses du
vénérable Archidiacre, et pour rendre ses actions de grâces à Dieu et à la
glorieuse Vierge Marie. Un procès-verbal de sa guérison, écrit et signé de sa
main, est resté au Laus, pour rendre témoignage à la vérité. M. Gaillard l'a
inséré tout au long dans sa grande histoire.
M. Duport avait quitté le Laus
aux fêtes de la Toussaint; quelques jours après, un religieux de marque venait
à son tour rendre son voeu. Dom Jean Barthélemy, prieur de la Chartreuse de
Durbon, au diocèse de Gap, souffrait depuis longtemps d'une paralysie qui
l'empêchait de se soutenir sur ses jambes. Un de ses religieux, ému de
compassion à la vue de souffrances qui ne cédaient à aucun remède, inspira au
malade la pensée de se vouer à Notre-Dame du Laus. Le prieur répondit à cette
proposition en disant que la Règle lui défendait de faire aucun voeu ; que si
néanmoins il plaisait à Dieu, par l'intercession de sa sainte Mère, de le
soulager dans son mal, il irait, aussitôt qu'il pourrait
111
monter à cheval, célébrer la messe à la sainte Chapelle du
Laus. Il s'endormit ensuite dans cette pensée. Pendant son sommeil, il lui vint
à l'esprit que la Sainte Vierge lui disait de se lever et qu'il était guéri.
Aussitôt , il descend de sa couche et se tient sur ses pieds. Etonné de ne plus
ressentir aucun mal, il s'imagine être sous l'impression d'un songe; mais il se
met à marcher dans sa chambre, sans appui, sans bâton, aussi librement que s'il
n'avait jamais été malade. Ce n'était donc pas un rêve, mais une heureuse
réalité : il était guéri. Il fait appeler ses religieux, leur fait part de la
faveur insigne dont il vient d'être l'objet, les invite à s'unir à lui pour
rendre grâces à Dieu et à sa miséricordieuse Mère, et dans ce but ils récitent
ensemble l'office de la Très Sainte Vierge. Cela fait, il ordonne qu'on lui
prépare immédiatement un cheval. Il part pour le Laus, afin d'accomplir sa
promesse. En route, il rencontre messire Bonnet, son médecin, qui venait de Gap
pour le voir et essayer de le soulager. Il apportait à cette fin ample
provision de remèdes. On devine l'étonnement du docteur, en voyant son malade
chevaucher gaillardement sur la route. — « Merci, docteur, dit le religieux,
merci de votre bonté, mais j'ai trouvé un autre médecin qui m'a guéri. Le bon
Dieu, par l'intermédiaire de la Sainte Vierge, a fait ce miracle en ma faveur,
et je vais au Laus l'en remercier. » Là-dessus il continue sa route; et, le
lendemain de la fête de saint Martin, il célèbre la messe à la sainte Chapelle.
Le soir, il va coucher à Gap, où il publie dans les rues et sur les places la
faveur insigne dont il a été l'objet. En ex-voto, il laisse à la Chapelle une
très belle aube.
Peu de temps après, messire
Alexandre, marquis de Tallard, aveugle depuis deux ans, se fait conduire au
Laus, et y recouvre la vue.
Pierre Fournel, de Tallard aussi,
impotent depuis douze ans et ne pouvant marcher qu'avec des
112
béquilles, est guéri subitement en entrant dans la sainte
Chapelle. Plus de cinquante personnes de l'endroit ont rendu témoignage de ce
fait.
Mlle du Mollard, de Grenoble,
affligée depuis longtemps de convulsions étranges qui lui tournaient les yeux
et les mâchoires, vint à la Chapelle pour y faire neuvaine. Sa prière est
exaucée : elle s'en retourne parfaitement guérie. En reconnaissance, elle offre
au Sanctuaire un coeur, des yeux, une mâchoire et des dents en argent, une fort
belle statuette de Notre-Dame et un beau devant d'autel.
Mgr d'Aubusson la Feuillade,
archevêque et prince d'Embrun, ambassadeur pour le roi à Madrid, fut atteint en
cette ville d'une maladie très grave qui, dans sa pensée, devait le conduire à
trépas. C'était au moment où il avait été informé qu'une nouvelle dévotion
s'établissait sur son diocèse, au petit vallon du Laus, et que de nombreux
prodiges appelaient là des multitudes de pèlerins. Il lui vint à l'esprit de se
vouer à Notre-Dame du Laus. Sa confiance ne fut pas trompée : il recouvra
promptement la santé. En reconnaissance, il fit acquitter à la Chapelle une
neuvaine de messes et donner trois cents livres, qui servirent plus tard à
édifier le portail de la nouvelle église. Dans l'intention du Prélat, cette
libéralité devait être suivie de plus grandes.
Ces prodiges ne sont pas les
seuls opérés au saint vallon pendant l'année 1665. M. Gaillard en rapporte une
trentaine, puis il ajoute :
« Il s'est passé en cette année
une infinité de merveilles en faveur des habitants, des lieux circonvoisins; on
n'en a consigné que quelques-unes, notées d'abord par M. Grimaud, et ensuite
par M. Peythieu. Quant aux faveurs qu'ont reçues ici les étrangers venus de
toutes parts et même de pays très éloignés, on n'a pas pris soin de les écrire,
soit par négligence, soit par manque de temps. »
113
La troisième année du pèlerinage
ne le cède en rien aux précédentes pour l'éclat et le nombre des faits
merveilleux qui illustrent le saint vallon. Aveugles, paralytiques,
hydropiques, gangrenés, frénétiques, malades de toute espèce, recouvrent la
santé aussitôt qu'ils ont prié au Laus, ou ont seulement fait voeu d'y venir
prier.
Bien plus, la mort même lâche les
victimes qu'elle tenait déjà.
C'est là, sans contredit, l'une
des plus grandes dérogations aux lois naturelles, qui implique, par conséquent,
une directe et nécessaire intervention divine. La science peut, à tort ou à
raison, faire honneur de certaines guérisons corporelles aux forces encore
inconnues de la nature ; mais jamais elle ne sera assez insensée pour lui
attribuer la résurrection des morts. Celui qui donne la vie, seul est capable
de la rendre. Eh bien ! au Laus, non seulement les maladies que la science a
déclarées incurables font place à la plus brillante santé, mais la mort rend
les victimes qu'elle a faites depuis plusieurs heures, et même depuis plusieurs
jours. La suite de cette histoire en donnera des preuves incontestables. Ce
prodige, il est vrai, ne s'opère qu'en faveur des enfants; mais qu'importe? la
réurrection de la fille de Jaïre ne vaut-elle pas celle de Lazare? Notons
aujourd'hui deux faits qu'amène l'ordre chronologique.
« Un fils de Claude Gervais,
d'Avançon, enfant encore à la mamelle, venait de mourir. Il était ans
mouvement, sans pouls et plus froid que glace. Les parents recourent à
Notre-Dame du Laus, dont ils sont voisins ; ils lui vouent leur enfant, qui
aussitôt revient à la vie, à la grande admiration des assistants et du Prieur
lui-même qui en rend témoignage (10 septembre 1666).
« Deux jours après
, un enfant de Jacques Gril , de Gap, étant mort, ses parents recourent
à
114
Notre-Dame du Laus et le lui vouent. L'enfant revient à la
vie. »
Nous no pouvons qu'admirer, d'un côté,
la foi vive et robuste de ces parents qui n'hésitent pas à solliciter un
miracle de premier ordre, et, de l'autre, la maternelle tendresse de la Sainte
Vierge, qui sait si bien, en rendant leur enfant à un père, à une mère désolés,
changer leur deuil plein d'amertume en une immense joie.
Nos lecteurs comprendront
aisément que nous ne pouvons pas reproduire in extenso nos manuscrits et
faire passer sous leurs yeux la longue liste des guérisons miraculeuses opérées
au Laus pendant les premières années du pèlerinage. Un catalogue de miracles,
quelque édifiant qu'il fût, finirait par devenir fastidieux. Nous signalerons
néanmoins de temps en temps quelques-unes de ces merveilles, afin de faire voir
que la Sainte Vierge ne se lassait pas de se montrer compatissante aux
infirmités corporelles pour arriver plus sûrement à guérir les maladies
spirituelles et à établir la divinité de son oeuvre.
A mesure que les prodiges se
multipliaient, les concours devenaient plus nombreux et plus fréquents. Il
fallut donc songer à construire une chapelle plus vaste que l'ancienne, qui
permît, non pas d'abriter tous les pèlerins, la chose aurait été impossible,
mais d'y faire les cérémonies du culte
115
d'une manière convenable. C'était, d'ailleurs, la volonté
expresse de la Sainte Vierge : elle l'avait déclaré à la Bergère le jour de sa
première apparition dans la chapelle de Notre-Dame de Bon-Rencontre. Les
difficultés les plus nombreuses, il est vrai, et les plus insurmontables au
point de vue humain, vont se dresser devant ce projet, mais celle qui commande
là en Souveraine saura bien en triompher.
Et d'abord, il est besoin d'une
autorisation canonique; or, le pouvoir diocésain sera-t-il disposé à
l'accorder? Puis il faudra de l'argent, et beaucoup, pour élever un édifice qui
mérite le nom d'église; et ce que Benoîte disait il a deux ans est encore vrai
: « Il n'y a point d'argent ici pour cela. » Enfin, le Laus est inaccessible
aux chars et dépourvu des -premiers matériaux propres à bâtir; qui donc amènera
là pierres, chaux, sable et bois? Tous ces ,obstacles, capables d'effrayer les
esprits les plus entreprenants, ne peuvent arrêter un seul instant ni Benoîte,
ni Pierre Gaillard. La Sainte Vierge a fait cette œuvre sienne, elle s'en est
constituée le principal auteur : qu'ont-ils à craindre? Elle a opéré au Laus
des prodiges bien supérieurs à celui qu'on lui demande : sa puissance ne
saurait donc être en défaut. Et, en effet, les difficultés vont disparaître une
à une, au grand étonnement de tout le monde.
Les dispositions de l'autorité
diocésaine, que l'on avait lieu de croire peu favorables au projet, furent, au
contraire, propices et bienveillantes. M. Lambert y mit même de l'empressement.
« Apprenant, dit M. Gaillard, que le concours du peuple est toujours plus
grand, le vicaire général d'Ambrun va au Laus avec des maîtres maçons, à
dessein d'y faire une petite église avec deux ou trois autels, afin que, dans
les concours, on puisse y dire deux ou trois messes à la fois.»
116
Le vénérable Archidiacre était à Gap en ce moment-là; sur
l'invitation de M. Lambert, il se rend au Laus. Laissons-le raconter lui-même
l'intéressant épisode de la construction de l'église.
Je me trouve au Laus le jour
indiqué. Parlant avec les maîtres ouvriers de ce qu'on devait faire pour bâtir
là une petite église, le grand vicaire se tourne de mon côté, et me demande de
quelle longueur et de quelle largeur elle devait être dans oeuvre. «— De quinze
toises de long, au moins, et de six de large, répondis-je. — Vous n'y pensez
pas! La dévotion durera peut-être huit ou dix ans, comme tant d'autres qui,
après, ont fini dans le relâchement; une grande église est donc inutile lai.
D'ailleurs, le transport des matériaux nécessaires occasionnera de liés grandes
dépenses, et quand vous aurez commencé cet édifice avec ces dimensions, vous ne
saurez l'achever. — La dévotion répliquai-je, durera plus que nous. Quant aux
moyens, Dieu et sa Sainte Mère y pourvoieront. Du reste, vous êtes le maître,
faites-en ce qu'il vous plaira. » En ce moment, je quittai le grand vicaire
pour entendre des gens qu'il m'avait prié de confesser. Dans l'intervalle, M.
Lambert s'entretient seul avec les maitres-ouvriers; puis il me fait appeler,
m'accorde douze toises pour l'église, et m'en confie la direction. Nous donnons
le prix-fait à Cavi, de la Val-d'Aoste. C'était le 4 juillet.
Je fais creuser les fondements,
enlever la terre jusqu'au niveau du sol de derrière l'église et préparer les
matériaux.
Ce qu'il y a de remarquable et
que je no dois pas omettre, c'est que lorsqu'on a commencé de creuser les
fondements il n'y avait point d'argent. On avait recueilli quelques deniers des
personnes qui venaient, à celte dévotion, mais ils furent bientôt passés; et
les ouvriers que le sieur Nos, l'avocat, un des directeurs, avait fait venir de
Valserres, voulaient s'en retourner faute d'argent.
Nous fîmes alors quatre boites de
fer blanc pour quêter pour la bâtisse. Au moment où le sieur Nas faisait la
quête, une bonne femme du côté de Briançon, mal vêtue, et à qui on aurait fait
l'aumône si elle l'eût demandée, s'en va doucement derrière le sieur Nas et met
dans la boîte un louis d'or. Le quêteur comprit que c'était quelque chose de
plus pesant qu'un denier ou un sol ; il eut la curiosité de le voir. Il ouvre
la boite et trouve un louis d'or. Il regarde la femme avec admiration, puis il
montre la pièce aux travailleurs qui reprennent courage. Il y en eut pour la
semaine A la suivante, on eut dix écus : à proportion du travail, on avait de
l'argent; et jamais rien n'a manqué, ni pour les matériaux, ni pour les
ouvriers. Et toute la bâtisse a été faite des deniers des pauvres, quoiqu'elle
conte quinze ou tant de mille livres.
117
Mais après ces travaux
préparatoires, une difficulté semblait non seulement arrêter le progrès de
l'oeuvre, mais en compromettre le succès. Il n'y avait au vallon que d'étroits
sentiers et pas une voie où pût passer le plus petit chariot. En outre, les
roches voisines, de nature schisteuse, ne pouvaient, fournir le moindre moellon
apte à entrer dans la construction du nouvel édifice. Des cailloux roulés, des
blocs erratiques mis à nu par les eaux dans les deux grands ravins qui
enserrent le Laus, étaient les seuls matériaux auxquels on pût songer; mais
comment les extraire de ces profondeurs? Les habitants du lieu s'engagèrent,
néanmoins, à les fournir à pied d'oeuvre, moyennant le prix modique de quatre
livres la toise carrée. Ce zèle excita l'admiration et l'émulation des pèlerins
: chacun d'eux voulut apporter sa pierre. Ils descendaient donc dans l'un des
ravins, se chargeaient d'une pierre et remontaient, par de pénibles efforts, la
berge escarpée. Des processions entières se prêtaient à ce pieux mais rude
travail. Les enfants eux-mêmes prirent part à la bonne oeuvre en portant des
pierres proportionnées à leurs forces. On pourrait donc dire que tous les
blocs, grands et petits, qui sont entrés dans la construction des murs sacrés,
sont autant d'ex-voto. La Sainte Vierge, à coup sûr, les a regardés
comme tels.
Les fondements creusés, là terre
enlevée sur une surface de douze toises de long et cinq de large, il s'agissait
de poser la première pierre. La Providence voulut que cette cérémonie se fit en
présence :d'un grand nombre de pèlerins. Les Pères Prêcheurs de Gap, voulant
faire un pèlerinage public au vénéré Sanctuaire, réunirent tous les confrères
du Saint Rosaire, dont ils étaient les directeurs ; ils arrivèrent en
procession le jour même qui avait été fixé pour la pose de la première pierre.
M. Gaillard offrit les honneurs de cette cérémonie au père Provincial,
118
pour lequel il professait une singulière estime, avouant que
c'était de lui et des religieux de son ordre qu'il avait appris ce qu'il savait.
Le Provincial ne crut pas devoir accepter l'honorable mission de jeter les
bases du nouveau temple, pensant avec raison que cet honneur était réservé à
celui que la Sainte Vierge avait visiblement choisi pour exécuter ses desseins.
Le pieux Archidiacre courba la tête, et bénit la pierre angulaire de la
nouvelle église. C'était vers l'automne de 1666.
Au printemps suivant, les murs
s'élevaient déjà à la hauteur de deux mètres. M. Lambert vint visiter les
travaux; il était accompagné du P. Gérard, recteur du collège des Jésuites. Les
murailles dessinaient clairement une nef dont le chevet allait se joindre à la
façade de l'ancienne chapelle de Notre-Dame de Bon-Rencontre. De sanctuaire, il
n'y en avait point, à moins que l'on considérât comme tel la pauvre petite
chapelle. Ce plan était évidemment défectueux. Au premier coup d'oeil, le
Vicaire général fut frappé de tout ce qu'il avait de disgracieux. Interpellant
aussitôt M. Gaillard, d'un ton de voix qui décélait un vif mécontentement : «
Est-il possible, s'écria-t-il, que vous ayez pu tracer une église sans
presbytère? (1) C'est la une faute qui témoigne une étrange ignorance. » — « Ce
n'est point par ignorance, répondit le pieux docteur, que j'ai agi ainsi. Je
vous avais demandé quinze toises, et quinze toises elle aura, avec l'aide de
Jésus et do Marie (2). » Là-dessus le P. Gérard se récria, à son tour, sur les
dimensions exagérées de la nouvelle église et sur l'énormité de la dépense
qu'elle occasionnait. « Si on vient à bout, dit-il, d'élever en un tel lieu un
édifice aussi considérable, ce sera le
119
plus grand miracle qui soit fait au Laus. » M. Gaillard
répondit : « L'église sera faite dans quatre ans, j'en demande six néanmoins,
au cas que les maitres maçons viennent à mourir ou les matériaux à manquer. Si
dans six ans elle n'est pas faite, et le sanctuaire aussi, je vous donne en
garantie ma maison, qui me coûte huit mille livres : qu'on fasse venir un
notaire; j'engage de plus ma bibliothèque, qui m'en coûte trois mille, et pourvu
qu'on me laisse un peu de quoi vivre et avoir du pain, je baillerai encore mes
revenus. » Devant une foi si vive, qui poussait à une détermination si
héroïque, M. Lambert se calma. « Je me fie à votre parole, dit-il à
l'Archidiacre, et je prie Dieu de vous donner la force et les moyens d'achever
votre oeuvre. »
Ce voeu fut entendu. Malgré les
difficultés sans nombre dont nous avons parlé, malgré la disette du numéraire,
toujours grande dans nos montagnes, mais surtout aux temps troublés des guerres
de Louis XIV, le monument prenait corps chaque jour et s'élevait avec une
célérité surprenante. La première année, les murs atteignirent la hauteur
voulue; la seconde les mit à l'abri sous une toiture élégante et solide; la
troisième jeta sur la nef une voûte un peu basse, il est vrai, mais bien
harmosée, pendant que s'élevait ce sanctuaire qui devait abriter l'antique
oratoire de Bon-Rencontre; enfin, la quatrième année embellissait l'édifice
sacré et l'appuyait par des contreforts en pierre de taille (1). Le miracle du
P. Gérard était fait, et on pouvait dire, dès lors, ce qui fut écrit plus tard
:
« Cet édifice fut commencé presque avec rien ; les mains des
pauvres en ont assemblé les matériaux; les aumônes en ont creusé les fondements
; la Providence en a élevé les murs; et la confiance en Dieu l'a achevé. »
120
Construite d'une manière si
touchante à la fois et si miraculeuse, cette église existe aujourd'hui telle
que la Sainte Vierge l'a voulue et l'a laissée, si ce n'est que, dans la
première partie de ce siècle, on y a ajouté un beau clocher et une grande
chapelle absidiale. Solide, modeste, convenable et commode, elle est surtout
empreinte d'un grand caractère religieux, qui saisit le pèlerin dès l'entrée et
le porte sans efforts au recueillement et à la prière.
« Il faut être sur les lieux pour
juger l'église à un autre point de vue. On ne peut, certes, la comparer aux
sanctuaires des pèlerinages nouveaux, à ces vastes basiliques, vrais monuments
d'art qui coûtent des millions. Au Laus, c'est le luxe des grâces qui domine.
Si la Sainte Vierge avait voulu un plus bel édifice, elle aurait choisi un
autre lieu et un autre temps. Toute la durée du règne de Louis XIV est marquée
par une misère parfois excessive, qui pèse sur toutes les provinces, excepté
sur Versailles. Quant au lieu, tout est bien, l'église du Laus est en harmonie
avec les pauvres vallées qui y viennent aboutir. Aujourd'hui, c'est bien
différent : la France est riche, et elle reste généreuse envers la Sainte
Vierge. Que la divine Marie fasse un signe, aussitôt l'or abonde et avec l'or
les grands artistes et les matériaux de choix. Nous en sommes enchantés.
« Mais on trouvera toujours plus
que nulle part, dans l'église du Laus, le recueillement dont l'âme a besoin
plus que d'objets d'art. Le recueillement la saisit dès l'entrée et la captive.
On ne peut sitôt se retirer, une fois qu'on est arrivé au pied de l'autel, sous
ce vaisseau construit, pour abriter le pauvre pécheur. On sent le besoin de
s'attarder sur ces dalles, d'y respirer, d'y gémir, d'y pleurer. Une voûte
large et basse, pareille à une tente enflée par le vent, plane sur la tête du
pèlerin et l'invite au repos, pendant qu'une douce obscurité le fait rentrer
123
en lui-même: de rares ouvertures laissent pénétrer avec
épargne un demi-jour, déjà réverbéré par les montagnes. On y voit à peine pour
lire; mais a-t-on besoin d'un livre pour pleurer ses péchés !... Que disent
tous ces confessionnaux?... qu'on vient ici pour sonder sa conscience, regarder
en soi et non autour de soi, puis rougir : l'ombre est un bienfait où se trahit
la délicate bonté d'une mère.
« Mais l'église de la Sainte
Vierge offre une disposition si rare et si belle qu'on ne peut s'empêcher d'en
louer avec admiration l'auteur : c'est la présence d'un petit temple dans le
grand, comme était le Sacellum dans le Parthénon, le Saint des Saints
dans le temple de Jérusalem, et comme est encore la Confession de Saint-Pierre
dans la basilique de ce nom. Certes, une particularité qui rappelle, en ce qui
les distingue, les trois temples les plus célèbres de l'univers, a droit de
surprendre dans les Alpes. Du reste, on ne peut mieux marquer la sainteté d'un
sanctuaire qu'en l'enfermant dans un autre sanctuaire. Et la sacro-sainte
chapelle du Laus était digne de cet honneur. Mais qui aurait osé introduire
cette imitation savante ? Si la Sainte Vierge n'y avait pas présidé, il
faudrait croire que les murs et les voûtes se sont retirés d'eux-mêmes par
respect devant la demeure charmée de Marie : ils l'abritent, en effet, sans la
toucher. C'est assez dire que cette auguste demeure, qui a pris le nom de sainte
chapelle, est restée à sa même place et qu'elle a conservé les mêmes bases.
On n'y a mis la main que pour l'embellir (1).
124
I. — M. Gaillard, heureux témoin
de tant de prodiges, ne les mottait point en doute. A la preuve personnelle
qu'il en avait, s'ajoutait l'autorité que leur avaient donné les enquêtes
faites au nom de l'Archevêque d'Embrun , et qui toutes , malgré tant
d'entravés, concluaient à la réalité de cette mission et à la vérité de ces
faits extraordinaires. Néanmoins, il y avait une autorité plus haute, et, en
fils soumis de l'Eglise, l'Archidiacre de Gap, toujours
125
plein de zèle pour les intérêts spirituels et temporels du
pèlerinage, voulut avoir l'assentiment du Souverain Pontife. Il partit pour
Rome dans les premiers jours d'avril de l'année 1667 et ne fut de retour que le
7 décembre de cette même année. Le Pape Clément IX le reçut avec beaucoup de
bonté, accueillit favorablement le récit des événements qui se passaient au
Laus, et ne voulut point le laisser partir sans lui accorder de nombreuses
indulgences pour le vénéré Sanctuaire. M. Gaillard en obtint même en faveur
d'une confrérie qui devait s'y établir sous le vocable des Soixante-douze Disciples
de Jésus. La modestie de l'auteur s'est plue, et nous le regrettons, à ne pas
laisser d'autres traces de son voyage. Il nous serait si consolant de redire
les heureuses impressions laissées à Rome par ces nouvelles manifestations de
la Très Sainte Vierge dans nos montagnes et l'oeuvre admirable qui s'y
accomplissait. Malgré l'absence de plus amples détails, il nous a paru
nécessaire de ne pas laisser dans l'ombre un fait qui donne une consécration
particulière à tant de merveilles.
II. — Pendant ce temps, la Sainte
Vierge ne cessait de multiplier ses prodiges en faveur des malades. Elle rend
la vue à une fille de Marguerite Magnan, de Tallard; l'ouïe, à Madeleine
Cartonne, de Mison (Basses-Alpes) ; le mouvement, à André Aubert, du
Villard-d'Arênes. Elle guérit d'une blessure aux reins et d'une hémorragie
Suzanne Armand, de Gap; de la catalepsie, une fille de Claude Reybaud, du
Pillon; d'une tumeur au genou, Antoine Colomb , de Montorcier ; d'une affection
à l'épine dorsale, Laurent Benoît, de Vars ; d'une fièvre tierce, Jean Prieur,
de Saint-Véran; enfin de diverses infirmités, une foule d'autres malades.
De ce nombre, cinq sont guéris
par un remède tout nouveau, inventé par la charité compatissante
126
de la Mère de Dieu en faveur de ces infirmes que la
pauvreté, l'éloignement ou la maladie empêchent de venir au Laus. « Dés le
commencement de la dévotion, dit M. Gaillard, la Sainte Vierge avait dit à
Benoîte que ceux qui useraient avec foi de l'huile de la lampe qui brûle dans
la Chapelle, pour en oindre leurs membres malades, en seraient guéris.» Depuis
ce moment, la lampe du sanctuaire est une divine pharmacie qui , dans un peu
d'huile, fournit les remèdes les plus efficaces contre les diverses infirmités
humaines. Une seule condition est requise pour que le résultat soit sûr : c'est
que le baume merveilleux soit appliqué avec la foi qui transporte les
montagnes. Des faits nombreux attestent l'efficacité de l'antidote divin : en
voici quelques-uns.
Pierre Rougier, notaire de
Saint-Julien-en-Beauchêne, avait une fille âgée de deus ans, privée de la vue
par une taie que la petite vérole lui avait laissée sur les yeux. Accompagnant
au Laus la procession de sa paroisse, qui venait rendre grâces de la guérison
de Catherine Vial, il en rapporta un peu d'huile de la lampe; à son retour, il
en versa quelques gouttes sur les yeux de sa petite fille, et la taie disparut
aussitôt.
Jean Fougère, de Ventavon,
applique l'huile merveilleuse sur un ulcère dont il souffrait depuis sept ou
huit ans , et il erg guérit radicalement.
Demoiselle Charlotte Grimaud,
fille de messire Grimaud, avocat et juge de la baronnie d'Avançon, était
affligée depuis trois mois d'une ophtalmie et d'urne tumeur sous l'oreille. La
Révérende Mère des Ursulines de Gap, chez qui la jeune fille était en pension,
fit venir de l'huile de la lampe de la sainte Chapelle, en passa sur les yeux
et sur la tumeur dû la malade, et après quelques onctions l'enfant fut
entièrement guérie. Le 25
juin 1667, elle vint rendre son voeu en compagnie de ses parents :
M. Grimaud a consigné ce fait dans ses mémoires.
127
Jean-Antoine Lafougère, de
Sisteron, avait au palais un ulcère cancéreux dont la puanteur le rendait
insupportable à lui-même et aux autres. Depuis huit ans il employait sans
succès tous les remèdes indiqués par les médecins les plus habiles; il se
décide enfin à user des moyens surnaturels. Il vient au Laus, se confesse,
communie, applique de l'huile de la lampe sur son mal, et assiste à une messe
qu'il fait célébrer dans l'intention d'obtenir sa guérison. Au moment de la
consécration, il sent qu'une croûte se détache de son palais : il était guéri.
C'était le 18 mars 1677.
Messire Jacques Colomb, de
Marseille, était sur le point de se faire amputer un bras attaqué par la
gangrène ; il fait sur la plaie une onction avec l'huile de la lampe, et guérit
sans autre remède. Il rend grâce à Dieu et à sa sainte Mère, à la sainte
Chapelle, où il signe le procès-verbal de sa guérison. (14 septembre 1682).
Louise Garnier, de Saint-Honoré (mandement
de La Mûre), affligée depuis quatre ans des écrouelles, en avait presque perdu
la vue et ne pouvait plus quitter le lit, souffrant horriblement de douze
plaies qui environnaient son cou. Elle se voue au Laus, appplique de l'huile de
la lampe sur son mal et guérit aussitôt. Elle rend son voeu et fait sa
déclaration en présence de MM. Peythieu, Nal, Astier et plusieurs autres
personnes.
III. — Ce n'est pas la partie la
moins intéressante de nos Annales que ces avis venus du Ciel, et qui s'adressent
à toutes sortes de personnes : prélats et simples clercs, prêtres et fidèles,
religieux et séculiers, gens de robe et gens d'épée, nobles et roturiers,
bourgeois et paysans, dames du monde et villageoises : tous les rangs, toutes
les conditions sont les objets directs de la sollicitude maternelle de la Mère
de Dieu; et Benoîte est l'humble et bienveillant
128
intermédiaire dont se sert la Reine du Ciel pour faire
parvenir ses divins messages. Quelquefois elle les transmet directement à la
Bergère, mais plus souvent elle les lui fait arriver par le ministère des
Anges.
Une demoiselle de haute condition
avait fait voeu de chasteté, étant jeune encore. Nonobstant cette promesse
formelle, elle demande à Benoîte si elle ne pourrait pas entrer dans le saint
état du mariage , attendu qu'elle n'avait pas l'âge requis quand elle avait
fait son voeu, et que, d'ailleurs, il serait facile d'obtenir dispense du
Souverain Pontife. Benoîte ne répond pas sur le champ, mais promet de consulter
sa bonne Mère. Celle-ci , en effet, lui apparaît bientôt et la charge de dire à
la suppliante qu'elle avait dix-sept ans quand elle a émis son voeu, que, par
conséquent, elle est tenue de l'observer ; qu'elle pourrait bien en obtenir
dispense des hommes, mais que Dieu ne l'en relèverait jamais.
La demoiselle, d'ailleurs fort
sage, se soumet à cette décision, passe le reste de ses jours dans un chaste
célibat, se fait recevoir du tiers-ordre de saint Dominique, et meurt
chrétiennement (1667).
Les Recollets de Notre-Dame des
Anges, au diocèse de Sisteron, désunis entre eux, négligeaient les pèlerins qui
visitaient ce sanctuaire, et les concours diminuaient sensiblement. Or, deux de
ces religieux, passant au Laus pour aller à Guillestre, entrent dans la
chapelle au moment où Benoîte venait de voir sa bonne Mère. Ils l'accostent et
la prient de vouloir bien leur donner quelques avis relatifs à leur dessein. «
J'ai ordre de vous dire, répond la Bergère, de la part de notre bonne Mère, que
la mésintelligence qui règne parmi vous est cause que la dévotion de Notre-Dame
des Anges s'est considérablement relâchée; mais elle revivra si vous vivez tous
d'intelligence et si vous travaillez avec grand zèle au salut du prochain. Vous
trouverez,
129
d'ailleurs, à Guillestre le bois que vous allez chercher. »
Les bons religieux remercient et profitent d'un avis si charitable (1667).
Mgr Marion, évêque de Gap, prie
la Bergère de demander à la bonne Mère si le Laus est sur sou diocèse ou sur
celui d'Embrun. Le petit ruisseau de l'Avance paraissait à quelques-uns une
limite naturelle entre les deux diocèses, et certes, le successeur de saint
Arnoux aurait été heureux d'étendre sa juridiction sur le petit royaume que la
Sainte Vierge s'était créé au Laus. Mais la difficulté fut tranchée en faveur
d'Embrun.
En rapportant cette décision à l'Evêque de Gap, Benoîte
l'invite, de la part de la Mère de Dieu, à faire néanmoins le pèlerinage du
Laus, et à le faire comme tout le monde, à pied, se faisant suivre d'un cheval
conduit par un palefrenier. Le prélat se soumet en toute humilité, fait son
pèlerinage, et offre à la Reine du Laus une croix précieuse que sa ville
épiscopale venait de lui donner (1669).
Le 22 février 1671, la Mère de Dieu charge Benoîte
de dire aux prêtres gardiens du Sanctuaire, que, dans la dernière quinzaine,
trois enfants mal instruits avaient craché la sainte hostie; que les Anges
avaient recueilli les saintes espèces, mais qu'eux, prêtres, devaient être
attentifs à l'avenir à bien instruire leurs pénitents, surtout les enfants, du
respect et de la vénération qui sont dus au très saint Sacrement de l'autel.
Le 14 août suivant, de la part de sa bonne Mère, Benoîte
engage le prieur-curé de Saint-Etienne à conduire sa paroisse au Laus en
procession, pour obtenir que Dieu préserve le village d'un incendie dont il
était menacé, depuis quelque temps, par un fou furieux. L'ordre est exécuté et
le sinistre est conjuré.
En 1672, la Mère de Dieu fait
dire par la Bergère aux prêtres du Laus, que s'ils ne remplissent pas
130
leurs devoirs avec plus d'exactitude et de zèle, elle
transférera la dévotion ailleurs. Elle nomme même la chapelle qui avait sa
prédilection, et qui devait recueillir l'héritage de celle de Bon-Rencontre. Il
paraît que l'avis fut salutaire, puisque le Laus a continué d'être le lieu préféré
de la Mère des miséricordes.
Un religieux veut savoir s'il
doit dire la messe ou ne pas la dire; il prie Benoîte de le demander à sa bonne
Mère. A la première audience que veut bien lui donner la Reine du Ciel, la
Bergère présente la supplique du religieux. « Dites-lui, répond la Mère de
Dieu, qu'il n'est pas seulement bon clerc : comment serait-il bon prêtre? »
Benoîte transmet la réponse peu flatteuse au moine, qui l'accueille néanmoins
avec humilité et reconnaissance, promettant de s'amender et de devenir
meilleur.
Après le simple religieux,
l'évêque. En 1678, Monseigneur de Genlis se trouvant au Laus, Benoîte reçut
ordre de sa bonne Mère de dire à Sa Grandeur « que si Elle ne prend pas plus de
soin de ce saint lieu, Elle en aurait un jour les plus grands regrets, car
cette négligence serait le sujet de sa condamnation. » L'Archevêque reçoit en
silence le céleste avertissement.
La Mère de Dieu prend sous sa
protection les intérêts des pauvres. Les gardiens du Sanctuaire avaient projeté
d'acheter une grange située au bas de la descente du Laus, du côté d'Avançon,
sur les bords de l'Avance. Benoîte reçoit l'ordre de leur dire « que cette
ferme est noble, qu'on en trouvera les titres à la Cour des Comptes, mais qu'on
ne doit pas l'acheter, parce que les propriétaires en sont pauvres , et qu'il
ne faut pas se prévaloir de leur misère. » Cette ferme est connue aujourd'hui
sous le nom d'hôpital. C'est l'ancienne maladrerie où, d'après les traditions,
saint Grégoire de Tallard venait soigner et guérir les lépreux et les
pestiférés.
131
Les pauvres pécheurs tiennent
surtout au coeur de la Sainte Vierge. Elle charge Benoîte de dire à MM.
Peythieu et Hermitte de les recevoir avec bonté et douceur, de les instruire de
leurs devoirs, de les interroger avec soin sur leur état , leur emploi , leur
condition et les diverses circonstances de leurs fautes. Quant aux
habitudinaires, qui donnent tant de peine à leurs confesseurs, ils doivent «
leur re-présenter vivement le danger de leur position et les renvoyer pour
quelque temps, en leur ordonnant d'éviter les occasions prochaines et de
travailler à se corriger » (1681).
Le 15 mai 1684, la Mère de Dieu ordonne à Benoîte de
dire à un vieillard qui habitait prés du Laus de mettre ordre à sa conscience,
en confessant un péché infâme qu'il n'avait jamais osé avouer.
Un magistrat exigeait pour ses
procédures plus d'argent qu'il n'était juste; il était d'ailleurs fort
négligent à examiner les affaires qui lui étaient soumises. La Mère de Dieu
envoie son Ange à Benoîte, pour faire dire à ce juge prévaricateur qu'il se
perdra infailliblement s'il ne change pas sa conduite. La Bergère transmit
l'avertissement; mais, hélas ! elle resta convaincue que le malheureux n'en
profiterait pas (1687).
La 19 mai 1690, deux pèlerins, mari et femme,
arrivaient au Laus, après un long voyage. La femme prie Benoîte d'intercéder
pour elle auprès de la bonne Mère, afin d'obtenir la guérison d'un mal interne.
« Ce n'est pas dans le corps que se trouve votre mal, lui est-il répondu, mais dans
l'âme, qui est en très mauvais état. Faites une bonne confession, et tout ira
bien après. » La femme obéit, et la santé de l'âme ramène celle du corps.
Un conseiller à la Cour de
Grenoble remplissait mal les devoirs de sa charge : la Mère de Dieu lui fait
dire par Benoîte de s'en démettre, s'il veut se sauver. Le magistrat incapable
se soumet, faisant
132
ainsi un double sacrifice, celui de ses émoluments et celui
de son amour-propre.
Une dame de qualité n'observait
point les règles *de la décence et de la modestie chrétiennes, en présence de
ses enfants et des autres personnes de sa maison : la Mère de Dieu lui envoie
des reproches par Benoîte, et la menace de la rigueur de la justice divine, si
elle ne se corrige. La coupable accepte la réprimande en toute humilité et
devient plus réservée; de plus, elle confesse ses immodesties, ce qu'elle
n'avait jamais fait (1698).
Des avertissements analogues à
ceux que nous venons de rapporter remplissent les pages de nos manuscrits et
constituent une bonne part du ministère que Benoîte exerce auprès des nombreux
pèlerins qui accourent au Laus. C'est ainsi que la Sainte Vierge, comme une
bonne mère, n'hésite pas à réprimander ses enfants pour les ramener au devoir
et à la vertu. Mais un coeur maternel n'a pas que des reproches à faire, il
sait aussi, quand il le faut, louer et encourager. C'est ainsi que fait la Mère
de Dieu.
Une personne prie Benoîte de
savoir de la bonne Mère si sa conscience est en bon état. L'Ange apporte la
réponse, Benoîte la transmet : « Oui, mais soyez moins scrupuleuse; oubliez le
passé, et ne pensez plus qu'à l'avenir. »
Une demoiselle d'Embrun éprouve
au Laus tant de consolation, qu'elle voudrait y rester. « Non, lui fait dire la
Sainte Vierge, demeurez chez vous; vous y ferez plus de bien. Vous pourrez
néanmoins venir ici toutes les années et y faire une retraite de quinze jours
(1677). »
Une jeune personne était depuis
un an et demi poursuivie par la crainte de perdre l'état de grâce. L'Ange lui
fait dire par Benoîte de se rassurer, qu'en quelque endroit qu'elle soit, elle
conservera les bonnes odeurs, signe du bon état de sa conscience,
133
pourvu qu'elle continue à lutter contre ses inclinations
mauvaises, et surtout contre sa vivacité.
Une autre jeune fille désirait
mourir : l'Ange lui fait dire par Benoîte de se tenir prête, qu'elle mourra
bientôt.
Plus tard, la Mère de Dieu dit à
la Bergère de faire savoir à une personne qu'elle nomme, qu'elle sera avertie
par inspiration ou autrement de l'heure de sa mort; qu'en attendant, elle aura
toujours quelque
chose à souffrir pour se maintenir dans l'humilité et pour
s'épargner' les peines du purgatoire (1686).
M. de Saix fait une neuvaine au
Laus, pour obtenir sa guérison; la bonne Mère lui fait dire par Benoîte : «
Votre neuvaine vous servira pour l'âme, mais non pour le corps. » Le bon
gouverneur lève les yeux au ciel et accepte avec une sainte résignation et une
pieuse reconnaissance la consolante nouvelle de sa prochaine délivrance (1686).
Le fils de M. l'intendant vient
au Laus et supplie Benoîte de prier Dieu de lui faire connaître ce qu'il doit
penser relativement à une chose qui troublait sa conscience. La Bergère prie
toute la nuit. Au matin, la Mère de Dieu lui apparaît et la charge de faire
connaître au jeune homme tout ce qu'il désire savoir. Celui-ci écoute avec une
satisfaction visible les révélations de Benoîte, donne un louis d'or à la
chapelle, rend grâces à Dieu et à sa sainte Mère, et s'en retourne très content
(1690).
Une personne violemment tentée
luttait avec énergie contre le mal : la Sainte Vierge lui fait dire que le
triomphe sur ses passions lui vaudrait plus devant Dieu que les jeûnes et les
autres mortifications volontaires (1690).
Une âme charitable a fait une
aumône considérable : la bonne Mère lui fait savoir que cette aumône, qui
exaspère le démon, abrègera son temps de purgatoire, et qu'en attendant, elle a
déjà délivré ses parents, qui prient sans cesse pour elle (1991).
134
A une personne qui distribuait gratuitement
aux pèlerins des médailles et des chapelets, l'Ange fait savoir qu'elle a la
moitié des fruits de sanctification produits par ces objets de piété (23
juin 1694).
L'Ange prévoit que deux personnes
auront à supporter les accusations les plus graves : il leur fait dire par
Benoîte que ce sont là des croix et des épines aux yeux des hommes, mais des
roses devant Dieu, si elles savent être patientes et résignées (15 mai 1700).
Une mère de famille était désolée
de l'inconduite de son fils; elle craignait qu'il n'y eût de sa faute,
quoiqu'il lui semblât avoir fait tout son possible pour le corriger; elle
consulte donc la Bergère. Celle-ci répond, de la part de l'Ange, qu'elle a
rempli son devoir, et que, par conséquent, elle peut se rassurer. Néanmoins,
elle doit continuer ses corrections, afin d'amener le jeune débauché à
s'amender (1707).
Deux époux des environs de
Grenoble pratiquent les plus rudes mortifications, couchent sur la cendre et
gardent la plus stricte continence : Benoîte, au nom de sa bonne Mère, les loue
et bénit Dieu de leur vertu (1708).
Enfin, tous ceux qui travaillent
dans les intérêts de l'oeuvre fondée par la Mère de Dieu ou qui souffrent
persécution pour elle, sont fréquemment encouragés à persévérer dans leur
dévouement, et
reçoivent l'assurance d'en être récompensés au Ciel.
135
L'année 1667 clôt la vingtième
année de Benoîte. Vingt ans ! Quelle époque dans la vie, quand elle est
sauvegardée par la religion ! C'est l'âge de tous les épanouissements. L'esprit
s'élève aux plus vastes horizons, le coeur s'ouvre aux plus nobles sentiments,
et le corps atteint ses plus harmonieuses proportions. L'âme, alors dans la
plénitude de ses énergies, ne calcule pas les résistances et ne recule devant
aucun sacrifice. C'est le moment où le jeune homme franchit le seuil du
sanctuaire, où la jeune fille place entre elle et le monde les barrières du
cloître, où le missionnaire se met au service des peuplades barbares, et la
soeur de charité à celui de toutes les misères humaines.
A vingt ans, Benoîte est apôtre
et soeur de charité. Apôtre : elle se dévoue, en effet, à ramener à Dieu les
coeurs les plus égarés, à convertir les plus endurcis, à éclairer ceux que les
passions et l'enfer ont aveuglés. Que de païens baptisés à qui elle a fait
brûler leurs idoles ! Que d'infidèles elle a fait rentrer dans le bercail des
saints !
Soeur de charité : elle est
compatissante aux douleurs physiques; elle en obtient le soulagement et même la
guérison par des spécifiques particuliers que lui indique son bon Ange. Et
lorsque les remèdes naturels ne peuvent plus rien, elle a recours, par sa bonne
Mère, à Celui qui est le maître de la santé et de la maladie, de la vie et de
la mort; et il
136
est rare qu'elle n'obtienne pas le retour de la santé;
quelquefois même celui de la vie lui est accordé.
Mais c'est surtout aux maladies
de l'âme qu'elle donne ses soins, et à cet égard est-il une misère morale qui
lui reste étrangère? Quelles plaies horribles elle a sondées et pansées! Avec
quelle bonté et quelle aménité elle traite ses malades ! Quel baume, aussi doux
que vivifiant, elle sait mettre sur leurs blessures! Quelquefois, peut-être,
elle est obligée d'employer le fer et le feu pour cicatriser les ulcères
gangrenés; mais comme elle sait adoucir la douleur par l'exquise délicatesse de
ses procédés et la tendre effusion de son coeur! Ah ! c'est que depuis trois
ans elle est en relations intimes avec la Mère des miséricordes; et à cette
école elle apprend comment il faut se dévouer et aimer, pour pouvoir guérir et
sauver les pauvres pécheurs.
Et puis, les vertus que nous
avons admirées dans son enfance sont allées grandissant, et aujourd'hui nous
pouvons dire qu'elles ont atteint leur perfection.
Avant d'aller plus loin dans le
récit des faits qui composent nos annales, nous nous arrêtons encore quelques
moments à considérer dans Benoîte ces précieuses qualités qui en font une
figure si intéressante : ce coup d'oeil jeté sur les vertus de la Bergère, à
cette époque de la vie où toute vertu semble ailleurs faire naufrage, ne pourra
que nous édifier.
Les vertus théologales ont
naturellement le pas sur les autres; voyons à quel degré elles se trouvent dans
Benoîte.
La Foi. — La Bergère du
Laus a eu la foi qui transporte les montagnes. Le doute le plus léger n'a
jamais effleuré son âme. Pour elle, l'enseignement de son pasteur, appuyé sur
celui de l'Eglise, est
137
l'enseignement même de Dieu. Elle ne cherche pas à raisonner
sa foi : elle croit d'instinct, et sans la moindre hésitation ; il ne lui
semble pas possible qu'on puisse ne pas croire. Aussi, quand elle sera en butte
aux persécutions des jansénistes, elle s'étonnera autant des doctrines
hérétiques de ces gens-là que de leur hostilité ouverte contre le Laus. Et de
qui pourrait douter cette âme simple et candide? Serait-ce de Dieu? Mais Dieu
l'environne et l'enveloppe ae toutes parts; elle le voit en tout et l'entend
partout. Petite bergère courant avec ses agneaux à travers les ravins et les
coteaux de Saint-Etienne, Dieu lui parlait par l'herbe des champs, les arbres
de la forêt, l'eau des torrents, l'éclair de la foudre et le bruit du tonnerre,
par le petit insecte, le petit oiseau, la petite fleur; aujourd'hui, il lui
parle par la grande voix des prodiges. Les maladies les plus invétérées, les
plaies les plus hideuses, les infirmités les plus cruelles disparaissent par
enchantement au vallon du Laus ; bien mieux encore, la mort suspend ses coups,
et la vie reprend son empire dans les cadavres.
Plus terribles, plus dangereuses,
plus opiniâtres que celles du corps, les maladies de l'âme cèdent avec une
facilité au moins égale devant le pouvoir qui opère en ce saint lieu. En
faut-il davantage pour que la Bergère trouve au Laus une atmosphère toute de
foi'? Aussi son âme y respire à pleins poumons, et ce qui pour d'autres est
rempli d'obscurités se montre à elle avec des clartés éblouissantes.
Le grand problème de la destinée
humaine après cette vie est tout résolu pour elle. Le purgatoire, le ciel,
l'enfer sont, aux yeux de son esprit, des dogmes aussi clairs que la lumière du
jour. Comment douterait-elle de ce vestibule du paradis, où les âmes élues ont
à achever leur purification? N'entend-elle pas la voix plaintive de ces justes
qui sollicitent de sa charité une prière ou une expiation?
138
Ne voit-elle pas des processions entières de ces prédestinés
qui, sortant des flammes expiatrices, viennent rendre grâces dans ce Sanctuaire
d'où leur est venue la délivrance? Puis, la Mère de Dieu ne l'a-t-elle pas cent
fois rassurée sur le sort de ces âmes bien-aimées au sujet duquel elle était
inquiète, en lui faisant savoir qu'elles étaient en purgatoire, attendant le
secours de ses suffrages?
Le Ciel se montre à elle dans une
égale lumière. Et, certes, il lui est aisé de croire à ce lieu d'éternelles
délices, lorsque, presque chaque jour, elle a le bonheur d'en contempler la
Reine et les Anges, lorsque très souvent la Mère de Dieu vient lui révéler les
mystères du paradis, et surtout lorsque, le 15 août1698, elle peut parcourir
les régions célestes et en contempler les splendeurs !
Serait-ce l'enfer qui la rendrait
hésitante dans sa foi? Non; quelque terrible que soit cette vérité, elle y
adhère, et si fermement, que toutes ses prières, ses austérités n'ont d'autre
fin que de lui faire éviter ce lieu oit il y a des pleurs et des grincements de
dents; que son ministère auprès des pécheurs a pour seul but de les arracher
aux brasiers éternels; que sa grande désolation est de rencontrer des âmes
obstinées que ni ses exhortations, ni ses prières, ni ses pénitences, ni ses
larmes ne peuvent préserver de l'éternelle réprobation. Et comment
pourrait-elle avoir le moindre doute au sujet de ce séjour de la rage et du
désespoir ? N'est-elle pas tous les jours en butte à la persécution de ces
anges pervers qui, les premiers, ont creusé ces affreux abîmes? Satan ne
l'a-t-elle pas, à plusieurs reprises, transportée aux portes de son horrible
empire? La Mère de Dieu, enfin, ne lui a-t-elle pas fait connaître assez
souvent, hélas! le triste sort de ces malheureux qui ont résisté jusqu'à la
mort aux appels mystérieux de la grâce?
Sa foi aux mystères de
l'Incarnation, de la
138
Rédemption et de la Présence réelle est si entière, si
profonde, que Dieu l'en récompense en se manifestant visiblement à elle soit
dans les bras de sa sainte Mère au vallon des Fours, soit crucifié à la
Croix-d'Avançon, soit sous les traits d'un enfant à travers les espèces
sacramentelles.
Ce n'est point une foi ordinaire
et commune celle qui, assurée de l'efficacité de la prière, lui fait demander
et obtenir des miracles pour procurer la grâce du baptême à des enfants morts
sans l'avoir reçu ; qui la pousse, malgré la répugnance naturelle qu'elle
éprouvait, à faire approcher les pécheurs du Sacrement de Pénitence et à
détourner de la Table Eucharistique ceux qu'elle erg connaît indignes.
Quelle foi héroïque dans ses
prières si ferventes, du jour, de la nuit, de tous les moments que ne lui
dérobaient pas le zèle, la charité ou le court repos qu'elle accordait si
parcimonieusement à son corps; dans la continuité de ses jeûnes, de ses
mortifications, de ses macérations et de toutes les oeuvres satisfactoires
qu'elle accomplissait pour la conversion des lécheurs et leur persévérance! Et
cette foi, elle reposait sur la parole de Dieu qui a révélé la vertu divine de
ces moyens surnaturels et sur la confiance invincible de l'humble bergère.
Ainsi, rien ne tient son âme en
suspens en présence des vérités chrétiennes. Les grâces dont elle est favorisée
rendent, sans doute, sa foi plus facile, mais aussi elles l'élèvent à sa plus
haute perfection. Comme le juste, Benoîte vit de la foi, et cet aliment
surnaturel devient le principe et la règle de sa conduite. Elle n'agit que
d'après. les inspirations et les lumières de la foi, de telle sorte qu'on peut
dire que toute sa vie n'a été qu'un acte de foi constamment renouvelé.
Cette assurance dans la foi, la
pieuse fille s'efforce de la faire passer chez les autres, car elle n'admet
140
pas qu'on puisse être croyant à demi. Une nouvelle convertie
était loin encore d'être affermie dans ses croyances; elle semblait accepter
avec peine une adhésion complète aux vérités révélées, imposées à quiconque
veut se sauver. Elle fait part à la Bergère des dispositions de son âme :
celle-ci lui reproche doucement son incrédulité, achève de l'instruire, dissipe
ses doutes et finit par l'établir si solidement dans les principes catholiques,
que la jeune néophyte embrasse sans peine toutes les pratiques religieuses qui,
par une céleste économie, sont le fruit et l'aliment de la foi.
Dans une autre circonstance,
Benoîte donne une preuve frappante des clartés surnaturelles qui illuminent son
esprit naturellement inculte. Deux prêtres discutaient ensemble sur la bonté de
Dieu : Il est très bon, disait l'un; il ne l'est pas assez, disait l'autre. La
Bergère intervient dans le débat et tranche la difficulté d'un seul mot : «
Dieu, dit-elle, est un Dieu d'amour et de bonté ; il est ce qu'il doit
être. »
L'Espérance. — Benoîte est
née avec une aine naturellement confiante. Cette prédisposition, jointe à tout
ce qu'elle a entendu dire des bontés et. des miséricordes divines, ouvre son
coeur à tous les charmes de l'espérance. De bonne heure elle voit en Dieu un
père et un protecteur. Dans ses détresses elle s'adresse à lui avec un abandon
filial, et dans l'adversité elle se tourne vers lui comme vers un consolateur.
Lorsque, âgée à peine de sept ans, elle eut le malheur de perdre son père, elle
ne se laissa aller ni à l'abattement ni à des appréhensions exagérées pour
l'avenir; mais, recourant à Dieu, elle demanda pour elle et pour sa mère
assistance et protection. Et telle était la confiance qu'elle avait en Celui
qui est le père de l'orphelin et le défenseur de la veuve, qu'elle allait
redisant sans cesse à sa mère
141
désolée : « Ne vous affligez point : Dieu et sa sainte Mère
nous assisteront. »
Cet abandon à la divine
Providence ne fit que croître avec les années. Sans souci pour le présent, volontiers
elle laissait à Dieu le soin de son avenir. Sa seule préoccupation était de ne
déplaire ni à Dieu, ni à sa sainte Mère. Elle suivait avec une rare fidélité la
maxime du Sauveur : Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le
reste vous sera donné par surcroît. Le pain matériel ne lui manque jamais, même
dans les grandes disettes, et quand elle ne le trouve pas chez ses parents, la
Providence le lui fait trouver chez ses maîtres; qu'a-t-elle donc à craindre?
Aussi, un jour qu'elle réprimande un misérable que la faim venait de pousser à
vendre l'honneur de sa fille, elle n'hésite pas à donner le seul sac de blé qui
lui reste et qui devait la nourrir pendant l'hiver. Si on lui fait observer que
ce blé lui fera faute, elle répond simplement : « Si cela lui plaît et à sa
sainte Mère, Dieu m'en donnera d'autre. » Comme le passereau qui voltige
autour de sa maisonnette, elle se met à la merci de la Providence. Ainsi
fit-elle le reste de sa vie.
Un jour cependant elle parut
s'inquiéter un peu du lendemain; disons vite que ce n'était pas par crainte
d'être abandonnée par son Père céleste, mais par crainte d'être obligée d'avoir
recours à la générosité des pèlerins, ce qui l'aurait fort contrariée, ne
voulant être à charge à personne. L'Ange la reprit de cette vaine
préoccupation, et l'assura en même temps que jamais rien ne lui manquerait, ni
vivres pour son corps, ni argent pour l'aumône. « De son côté, sa bonne
Mère lui ordonna de prendre ce que les braves gens lui offraient, de s'en servir
pour ses besoins, et de donner le reste aux pauvres, afin de pratiquer
l'humilité et la charité tout à la fois. »
Cette confiance filiale en la
Providence, Benoîte la pratique non seulement pour ce qui a rapport à ses
142
nécessités temporelles, mais aussi pour ce qui concerne ses
intérêts spirituels. Elle compte avec une ferme assurance sur la protection de
sa bonne Mère et sur les puissants secours de la grâce. S'il plaît à Dieu de
l'éprouver par les ennuis ou les délaissements, et à la Sainte Vierge de différer
ses apparitions, ou de les supprimer même tout-à-fait, elle ne se laisse point
abattre; sa confiance reste la même, Le 25 mai 1692, la Mère de Dieu lui apparaît dans la
Chapelle, assistée de deux Anges, et lui dit : « Courage, ma fille; vous
avez bien langui de me voir; j'ai voulu savoir si vous aviez confiance et
espérance en mon cher Fils et en moi. »
Dans les luttes terribles qu'elle
a à soutenir contre le démon, ni elle ne s'effraie ni elle ne désespère. Ses
yeux et ses mains sont toujours tournés vers le Ciel, d'où lui vient la force
et la consolation; et si Satan ferme son oeil et enchaîne sa main, elle a un
coeur qui ne peut recevoir aucune entrave, et ce coeur, elle l'élève en haut
avec d'ineffables soupirs et de brûlantes protestations de fidélité. Au mois de
juillet 1670, les démons emportent la Bergère dans un champ de blé, et la
tiennent là pendant quinze jours. Privée de toute nourriture, dévorée par les
ardeurs du soleil et par la soif, elle est obsédée et torturée par les plus
abominables discours, par les puanteurs les plus insupportables.
« Maintenant, lui dit l'infernal esprit, tu ne peux refuser de te donner à
moi, car tu vois que tu es en mon pouvoir. On a beau crier, pleurer, se
lamenter, courir de ci et de là, demander à tous ceux que l'on rencontre si on
ne t'a pas vue, on ne saura jamais où tu es; tu ne sortiras pas d'ici, tu y
mourras, à moins que tu te donnes à moi. Crois m'en: tu feras mieux de m'obéir.
Donne-toi à moi, et tu auras tout à souhait, rien ne te manquera… »
Benoîte ne se laisse ni effrayer
par les menaces de Satan, ni tenter par ses promesses. Elle se contente
143
d'invoquer, dans le secret de son coeur, Jésus et Marie, et
attend la mort ou la délivrance avec une égale résignation.
Plus tard, et cent fois, en la
portant sur les pics de la Montagne où niche l'aigle, les démons
s'efforcent de la désespérer en lui affirmant qu'ils ont fait tomber dans les
plus affreux péchés des personnes qui lui sont chères, et en lui assurant
qu'ils finiront bien par la faire tomber elle-même, maintenant surtout que sa
grande Dame ne lui apparaît pas si souvent. Un jour même que la Sainte Vierge
avait différé plus que de coutume de se montrer, ils soutiennent qu'elle ne se
fera plus voir. « Maintenant, disait le Pervers, ta grande Dame t'a
abandonnée; tu vois qu'elle ne t'apparaît plus. Tu n'as donc plus rien à
attendre ni d'elle, ni de Dieu. Donne-toi à moi, et tu auras toute sorte de
biens et de plaisirs. » Mais à toutes ces attaques elle répond par des actes
d'espérance, qu'elle récite dans son coeur quand elle ne le peut faire
autrement. Et lorsque Satan lui laisse le pouvoir de parler, elle objurgue
fortement le Tentateur par des paroles comme celles-ci : « Va, tu n'es
qu'un infâme, un superbe, un damné; tu n'as souffert ni passion ni mort pour
moi; comment veux-tu que je te croie et que je me donne à toi?» Exaspéré par
cette constance, le démon roule l’invincible héroïne dans un précipice et s'en
va, sauf à revenir le lendemain pour recommencer une lutte qui ne finira
qu'avec la vie de la pieuse fille.
La Charité. — La foi la
plus vive, l'espérance la plus ferme sont couronnées dans Benoîte par une
ardente charité. La Bergère aimait Dieu, et les hommes pour Dieu ; le Créateur
d'abord, les créatures -ensuite.
I. — Quoique l'amour soit un feu
interne qui embrase le coeur et le consume, il se manifeste néanmoins presque
toujours par certains signes
144
extérieurs ainsi un volcan projette au dehors les laves
brûlantes qu'il a longtemps contenues. Ceux qui ont étudié de près le coeur de
Benoîte ont pu la surprendre dans quelques-unes de ses ardentes expansions :
ils les ont consignées dans leurs écrits, pour notre édification. En voici les
plus frappantes.
Le grand amour que la Bergère a
pour Dieu lui inspire une profonde horreur pour le péché. C'est pourquoi,
aujourd'hui comme dans son enfance, elle fuit toute société où Dieu pourrait
être offensé. Elle ne veut avoir aucune liaison avec des compagnes qui seraient
simplement légères. Elle ne redoute rien tant que de se trouver dans des réunions
profanes. Si, par condescendance ou par charité, elle accepte de présenter au
baptême un nouveau-né, la cérémonie une fois achevée, elle laisse les parents
et les amis aller se réjouir en un festin, tandis qu'elle reste à l'église pour
prier en faveur du jeune baptisé et de sa famille. Quelquefois alors Dieu se
plaît à lui montrer combien sa manière d'agir lui est agréable, en la
favorisant de quelque grâce singulière. C'est ainsi que, dans une conjoncture,
de ce genre, elle eut le bonheur de voir, dans l'église d'Avançon, saint
Gervais, patron de la paroisse.
La pieuse fille préfère devenir
malade plutôt que de s'exposer à commettre la moindre faute et à déplaire ainsi
au Dieu de son coeur. « En 1690, elle est priée de descendre à Saint-Etienne,
pour assister aux couches de l'une de ses soeurs. Volontiers elle se fût
acquittée de cet office de charité, mais elle craint de pécher, ou par vanité,
ou par impertinence, ou de quelque autre manière; dès lors, pour éviter le
danger, elle demande à Dieu d'être malade. Aussitôt une voix angélique se fait
entendre et lui dit : «Vous demandez d'être malade, vous le serez.» Et cela
arriva en effet.
145
Quand elle est témoin d'une faute
ou qu'elle en et. informée, elle en est si vivement affligée qu'elle ne peut se
consoler. Le coeur lui a manqué cent fois, quand elle a su que Dieu était
mortellement offensé. Elle en devient souvent malade pour des semaines
entières, et quelquefois davantage.
Parfois elle ressent pour Dieu un
amour si grand et si ardent qu'elle en est toute enflammée, de telle sorte
qu'elle n'aime plus que ce divin objet. Elle est tellement détachée des
créatures qu'elle ne peut plus vivre avec les hommes et préfère se cacher dans
les blés. Ces accès d'amour arrivent surtout lorsqu'elle a prié Dieu avec.
ferveur pour les âmes du purgatoire ou pour la conversion des pécheurs.
Les souffrances du Sauveur ont
surtout le privilège de l'attendrir. Quand Notre-Seigneur se montre à elle sur
la Croix-d'Avançon, tout meurtri et sanglant, son âme défaille à ce spectacle.
« O mon Jésus, s'écrie-t-elle, si vous restez encore un peu dans cet état, je
meurs de douleur. » Priant un jour devant un tableau où était représentée la
descente de la croix, elle en est tellement frappée qu'elle s'évanouit. Par
contre, la vue du Sauveur dans l'hostie, sous la forme sensible d'un enfant,
lui cause des transports d'une joie indicible. Son bonheur est au comble quand
elle se nourrit du pain des élus. « Maintenant, dit-elle un jour à l'Ange qui
la communiait, j'ai ce qu'il me faut! »
Mais c'est principalement dans la
prière que Benoîte exhale son amour. La prière est. une adoration plus encore
qu'une supplication. C'est aussi une conversation intime dans laquelle un coeur
d'homme se verse dans le coeur de Dieu. C'est sous cet aspect qu'elle
apparaissait à la Bergère. Aussi en faisait-elle son occupation presque
habituelle Répandre son âme devant Dieu était un besoin qu'elle avait contracté
de bonne heure. On se souvient que, jeune encore, elle aimait à prier au pied
146
de la croix, devant les oratoires ou dans l'église. C'était
surtout la nuit qu'elle mettait son bonheur à aller se prosterner dans la plus
profonde adoration au seuil de la maison de Dieu. Parfois l'Ange favorisait sa
piété, en lui ouvrant la porte du saint lieu : la jeune fille alors entrait et
s'abîmait en présence de son Jésus, caché au sacré Tabernacle.
Un jour — elle n'avait pas douze
ans encore — sa mère l'envoya cueillir des herbes sur le terroir de Valserres.
Avant de s'acquitter de sa tâche, la pieuse enfant eut l'idée d'aller prier à
Notre-Dame de Puy-Cervier (1). Son oraison fut si fervente qu'elle tomba en
extase. Le ravissement dura jusqu'au soir. Revenue à elle-même, elle s'aperçut
que déjà les ténèbres de la nuit commençaient à couvrir le vallon, et elle
n'avait pas un brin d'herbe à apporter à sa mère. Le ravissement avait été
doux, mais il semblait acheté au prix d'une désobéissance, et pour Benoîte
c'était un vrai chagrin. Aussi elle se prit à pleurer à chaudes larmes; mais, ô
bonheur! en sortant de l'église, elle trouva à la porte son fagot d'herbes tout
prêt; il était même lié avec la corde qu'elle avait apportée. L'heureuse enfant
reprend alors sa sérénité de tout à l'heure, bénit Dieu et sa sainte Mère, et
rentre à la maison.
Cet amour de la prière, Benoîte
l'apporta au Laus. Dès le début du pèlerinage, elle vit dans une constante
union avec Dieu : elle fait de l'oraison une occupation incessante. Dans les
fêtes solennelles et aux jours où il y a grand concours de peuple, elle prie
une partie de la nuit, pour suppléer à ce qu'elle n'a pu faire dans le jour.
Elle récite chaque jour quinze
rosaires, autant de chapelets et cent cinquante fois les litanies de la Sainte
Vierge, avec l'amende honorable au Saint-Sacrement.
147
Seule, elle prie toujours, même
en travaillant ; en compagnie, elle prie encore, quand elle ne parle pas de
Dieu. Elle engage les gens à prier avec elle. Son oraison dure toute la nuit,
sauf deux ou trois heures qu'elle donne au sommeil.
Elle va nu-pieds, même l'hiver à
la Croix-d'Avançon, et elle y prie trois ou quatre heures. Elle fait ainsi
pendant trente ans.
En dehors de ses prières
ordinaires, qui, on le voit, sont déjà très longues, elle reçoit encore très
souvent ordre de prier pour des pécheurs endurcis, pour des nécessités privées
ou publiques.
Ainsi la prière ne discontinue ni
dans le coeur ni sur les lèvres de Benoîte. Sa vie entière n'est qu'une longue
oraison, et son dernier soupir ne s'échappe qu'avec son dernier acte d'amour.
II. — L'amour de Dieu appelle
l'amour du prochain : Benoîte les possède tous les deux. Tout en se consumant à
la gloire de son Créateur, elle se dévoue au bien de ses frères. Elle le fait
pour obéir à la loi, et aussi par tendresse de coeur. Les âmes pieuses sont,
par là-même, compatissantes et charitables; le vice seul rend égoïste et dur.
Mais l'amour pour nos semblables,
moins encore que la charité envers Dieu, ne peut rester assoupi au fond du
coeur. Une charité oisive est un feu caché sous la cendre; pour être parfaite,
il, faut qu'elle devienne active et se montre dans la conduite extérieure :
telle nous apparaît celle de Benoîte.
La jeune fille, dit M. Gaillard,
a un grand fond de charité; elle se montre bonne à l'égard de tout le monde;
elle compatit à toutes les misères de l'âme et du corps ; elle console les
affligés ; elle encourage les faibles et les désespérés et reprend avec vigueur
les endurcis.
Son grand bonheur est de louer
ceux qui font bien et de les exciter à mieux faire encore par l'espoir de la
récompense. « Corrigez-vous de vos promptitudes,
148
et vous conserverez la grâce et les bonnes odeurs. »
« Si vous êtes bien patiente, assure-t-elle
à une autre, si vous êtes résignée à supporter les peines que Dieu vous laisse
pour vous tenir dans l'humilité, vous irez au Ciel sans passer par le
purgatoire.
« La neuvaine que vous avez
faite, affirme-t-elle à une troisième, a été très agréable à Dieu : elle a déjà
délivré vos parents du purgatoire et elle contribuera encore à l'expiation de
vos péchés.
« Servez toutes les messes,
dit-elle à quelqu'un — probablement au frère Aubin — et vous en serez bien
récompensé, ainsi que du froid et de la faim que vous endurez pour cela. »
L'intérêt des âmes lui tient au
coeur, et elle fait tout au monde pour qu'il ne soit pas compromis, De la part
de l'Ange, elle avertit quelqu'un — un prêtre du Laus, sans doute — de faire la
correction aux étrangers avec douceur, afin qu'ils profitent de ses avis.
Elle accueille tout le monde avec
une égale bonté. Les simples filles de la campagne, les dames du monde, les
paysans, les gentilshommes, les soldats, les prêtres, les prélats sont, tour à
tour et sans acception de personnes, l'objet de sa charité. Elle aime néanmoins
d'une manière spéciale les simples et les pauvres. « Nous l'avons vue souvent
appeler dans sa chambre de vieilles paysannes, les baiser, leur donner de ses
petits biens, et dire en levant les yeux au Ciel quand elles sont sorties : Ah!
si nous étions aussi bien devant Dieu que cette bonne femme. »
Aucune misère ne la rebute. Un
jour elle pousse la charité jusqu'à; coucher « avec une pauvre tille couverte
de ladrerie, » afin de la réchauffer.
Le même principe lui inspire
d'aller assister à l'enterrement d'un pauvre homme qui venait de mourir à
Avançon.
149
Elle fait avec une admirable
facilité l'abandon des choses précieuses, dès qu'elles peuvent opérer quelque
bien à l'âme ou au corps. Sa bonne Mère lui avait procuré et donné une relique
de la Vraie Croix : elle la cède à une de ses amies, violemment tourmentée par
le démon de la chair. L'effet fut subit : les tentations cessèrent, et la
relique resta entre les mains de celle qui venait d'en éprouver l'heureuse
efficacité.
Après l'utile, le nécessaire.
Elle donne aux pauvres qui viennent à sa porte le morceau de pain qu'elle a
pour son repas. Quand elle n'a autre chose à donner, elle se dépouille de ses
vêtements. Vers la fin de décembre (1670), rencontrant une pauvre femme qui
descendait à Saint-Etienne sur. la neige et les pieds nus, la charitable fille
s'arrête et livre ses souliers.
On se souvient que, dans une
autre circonstance, elle donna le seul sac de blé qui lui restait. Mais c'est
surtout devant les misères morales que s'attendrit le coeur de Benoîte.
L'horrible état dans lequel elle voit les âmes coupables excite en elle une
profonde compassion, et la pousse aux actes du zèle le plus admirable.
« Elle monte tous les jours de
Saint-Etienne, dit M. Gaillard, pour se mettre à la disposition des pèlerins.
Sa présence réjouit tout le monde, car elle console les uns, encourage les
autres, ramène les égarés, touche les endurcis, favorise les confessions et
empêche les sacrilèges. »
Les jours de grand concours, elle
est obsédée de telle manière qu'elle n'a le temps de prendre ni un morceau de
pain ni une goutte d'eau. Elle en est souvent malade. Elle prie ensuite une
partie de la nuit, et offre un tiers de ses prières pour la conversion des
pécheurs et ceux qui se sont recommandés à elle.
Elle avertit ceux qui n'osent se
confesser, qui
150
n'ont pas le courage de dire leurs péchés. Elle leur choisit
le confesseur qui leur convient et prie ensuite pendant qu'on les confesse.
Pour venir plus facilement à bout
des endurcis, elle fait célébrer pour eux le saint sacrifice de la messe; puis
elle se mortifie et s'impose les plus rudes macérations. Son sang coule, ses
chairs s'en vont en lambeaux sous les coups redoublés des instruments de
pénitence; ses jeûnes se prolongent des semaines entières; et son repos de deux
ou trois heures est pris sur la dalle froide ou sur la terre nue. Si les
pécheurs s'obstinent dans leur endurcissement, elle verse des larmes amères, et
prie avec instance la Sainte Vierge d'intercéder pour eux et de les sauver. En
attendant, elle redouble de prières, d'affectueuses exhortations ou de menaces
auprès de ces malheureux : l'un d'eux est averti jusqu'à trente fois du sort
qui l'attend s'il ne met ordre à sa conscience. Si après tout cela les
coupables persévèrent dans leur iniquité, elle en est désolée jusqu'à devenir
malade. La bonne Mère, fui apparaissant le 25 mai 1692, lui reproche ce chagrin excessif,
qui nuit à sa santé. « Ma fille, lui dit-elle, lorsque ceux à qui vous
donnez des avis n'en profitent pas, ne vous en inquiétez pas comme vous le
faites, jusqu'à vous rendre malade. Faites ce que vous pouvez pour les gagner;
laissez-les ensuite, sans vous mettre tant en peine. Mon cher Fils veut bien
tous les sauver; mais s'il en est qui ne veuillent pas profiter des avis que
vous leur donnez, ils en répondront devant Dieu. »
Cette sollicitude maternelle de
la Sainte Vierge pour la Bergère ne fait qu'enflammer de plus en plus le zèle
de celle-ci pour la conversion des pécheurs. Non seulement elle s'impose à
elle-même les plus durs sacrifices, mais elle en demande de semblables à ceux
qui sont dispensateurs des miséricordes divines.
151
M. Peythieu sortait de maladie;
il était bien faible encore et ne pouvait quitter sa cellule sans s'exposer à
prendre mal. Or une personne du hameau des Guérins, séparé du Laus par trois
kilomètres de ravins et de précipices, arriva près du convalescent pour le
prier d'aller confesser un malade. C'était un frénétique, qui, voué au Laus,
venait de reprendre un peu de calme et demandait à se confesser. Il voulait
ouvrir sa conscience à M. Peythieu, et non à un autre, disant que s'il ne
faisait pas l'aveu de ses fautes à celui-là il serait damné. Le bon prêtre
voudrait bien accourir auprès du malade, mais il est dans la persuasion qu'il
ne peut le faire prudemment : Benoîte l'exhorte à prendre courage et lui promet
que Dieu lui donnera assez de force pour accomplir cet acte de charité : il
s'agit de sauver une âme en danger de mort et de damnation éternelle, et dès
lors quels regrets pour lui si, pouvant lui porter secours, il ne le fait! M.
Peythieu se laisse vaincre et se rend auprès du malade, qui se confesse, reçoit
les sacrements avec de saintes dispositions, retombe dans le délire et meurt le
lendemain matin.
L'Ange demanda plusieurs fois
aussi à la Bergère le sacrifice de son repos en faveur de quelques âmes que
Dieu voulait sauver. « Ma soeur, » lui disait-il, le 2 février 1702, «vous avez assez dormi;
levez-vous et priez pour cette personne qui a pris en main les intérêts du
Laus. » Le 2 mai 1709,
il lui fait pareille invitation en faveur d'un prêtre qui soutient à cette
heure de pénibles combats. Inutile de dire que la pieuse fille se hâtait
d'exécuter les désirs du céleste messager. Elle n'était pas moins docile
lorsque celui-ci venait l'engager à faire les pénitences de ceux qui les
avaient mal faites. Faut-il s'étonner après cela si, dans l'ardeur de son zèle,
elle prie sa bonne Mère de se faire voir à tous les pécheurs, afin de les
sauver tous ?
152
Une charité si brûlante ne
s'arrêtait pas aux limites du monde terrestre, elle s'étendait même aux régions
du inonde invisible. Benoîte comprenait les souffrances du purgatoire : c'est pourquoi
l'une de ses grandes sollicitudes était d'en arracher le plus tôt possible les
âmes qu'elle savait y être condamnées. Dans ce but, elle offrait de nombreuses
pénitences et le tiers de ses prières (1). Lorsqu'il plaisait à sa bonne Mère
ou à son Ange de lui faire savoir l'arrivée au purgatoire d'une âme qu'elle
avait aimée, elle n'avait rien de plus à coeur que de travailler à délivrer la
pauvre prisonnière. Dès lors elle redoublait de ferveur dans ses rosaires et de
rigueur dans ses mortifications. Plus la prière était ardente, plus l'âme en
éprouvait de soulagement.
Les âmes vouées à l'expiation,
connaissant sa tendre charité, revenaient parfois de l'autre monde pour se
recommander à ses suffrages, solliciter des messes en leur faveur ou des restitutions.
Ainsi, en 1671, un nommé Laurent Roche, de Tallard, l'appelait par son nom, un
soir qu'elle allait dire les litanies à Saint-Etienne, et la conjurait de prier
pour lui et de dire à son fils de rendre à l'Eglise l'argent «elle lui avait
prêté dans ses besoins. L'héritier exécuta ponctuellement cet ordre
d'outre-tombe.
La pieuse fille n'exclut aucune
âme de ses suffrages, pas même celles qui lui avaient fait du mal. C'est ainsi
qu'elle prie pour un malheureux qui, de son vivant, avait, à plusieurs reprises,
profité du moment où le démon l'emportait loin de sa chambre, pour la
dévaliser. « Bon Jésus, disait-elle, pardonnez-lui; je lui donne tout de bon
coeur. »
153
Les vertus théologales portées à
un si haut degré ne sont jamais seules dans une âme; elles y sont accompagnées
par celles que la théologie appelle cardinales.
Ces vertus ont été examinées à
Rome dans le procès de canonisation de soeur Benoîte ; il n'est donc pas hors
de propos de leur consacrer un chapitre. Elles jettent, du reste. sur la
Bergère assez d'éclat pour attirer notre attention.
La Prudence. — Rechercher
et choisir les moyens les plus aptes à atteindre sa fin, c'est la prudence.
Benoîte a possédé cette vertu à un degré remarquable. Glorifier Dieu, sauver
son âme et celle de ses frères est la grande préoccupation de sa vie : c'est le
terme de ses pensées, de ses voeux et de ses actions. Pour y parvenir, il n'est
rien qu'elle ne soit disposée à faire ou à souffrir. Les actes les plus
généreux, les sacrifices les plus héroïques ne lui coûtent rien, dès qu'ils lui
paraissent propres à obtenir le succès qu'elle désire.
Mais dans cette voie il est facile
à l'intelligence humaine de s'égarer : tant de ténèbres l'environnent! tant de
voix perfides la sollicitent! Benoîte se tient en défiance contre sa propre
sagesse. Sachant qu'elle n'est qu'une pauvre fille ignorante, elle se garde
bien de vouloir se diriger par elle-même, mais avec une docilité d'enfant elle
se livre à la conduite
154
de sa bonne Mère , de son bon Ange et de ses pieux
directeurs.
A partir du jour des apparitions
de la Sainte Vierge au vallon des Fours, la Bergère est devenue l'élève de la
Mère de Dieu : elle suit avec une fidélité scrupuleuse ses leçons, ses conseils
et ses ordres. Celle qui est le Trône de la sagesse mène comme parla
main l'humble fille des champs, et règle sa conduite dans tout ce qui a rapport
à ses intérêts propres et à ceux du prochain. Ainsi l'auguste Vierge fixe à lu
Bergère l'époque de ses confessions et de ses communions. C'était d'abord une
fois par mois, et, depuis les apparitions au Laus, tous les huit jours, que la
pieuse fille était autorisée à communier ; quant à la confession, elle lui
était permise une fois par semaine, et plus souvent si elle en sentait le
besoin.
C'est la Vierge prudente
aussi qui règle, en les modérant, les austérités de l'humble Bergère. C'est
Elle qui l'avertit des dangers que court sa vertu : ainsi Elle la prévient des
intentions méchantes qu'un personnage de distinction nourrit à son égard; ainsi
Elle la détourne d'aller à Espinasses en une compagnie où Dieu serait offensé;
ainsi Elle lui défend d'aller la nuit à la Croix-d'Avançon, en temps de guerre,
pour ne pas s'exposer aux outrages des maraudeurs; ainsi encore Elle la
prémunit contre le danger de nuire à sa dévotion par trop de commerce avec le
monde.
Quant aux intérêts du prochain,
Benoîte ne les prend en main que d'après les ordres de sa bonne Mère. Tous les
avertissements et les conseils qu'elle donne, tous les reproches qu'elle fait
lui sont inspirés par la Mère de Dieu.
Est-il question des intérêts
publics du Pèlerinage, la main de la Sainte Vierge est encore plus visible, et
la Bergère n'apparaît que comme exécutrice des volontés célestes. Ainsi c'est
la Mère de Dieu qui lui
155
commande de bâtir une église et une maison pour quelques
prêtres résidants; c'est la Mère de Dieu qui lui ordonne de paraître devant M. Lambert
pour lui rendre raison de sa conduite; c'est la Mère de Dieu qui l'avertit de
la prochaine invasion du Laus par les armées ennemies, et lui dit de s'en aller
à Marseille; c'est la Mère de Dieu qui lui donne ordre d'enlever l'interdit
placardé furtivement à la porte de l'église.
S'agit-il de quelques démarches
moins importantes, Benoîte prend conseil de son bon Ange ou simplement de l'un
de ses directeurs. C'est d'après l'avis de l'Ange qu'elle communie quelquefois
alors qu'elle n'a pu se confesser; qu'elle consent à garder avec elle une nièce
qui lui causait de l'ennui par sa légèreté ; qu'elle engage les prêtres du Laus
à écrire les faits merveilleux qui s'y passent; enfin qu'elle se décharge des
dépôts qui lui ont été faits; et autres choses de ce genre.
Même docilité à l'égard des
prêtres qui se sont chargés de diriger sa conscience. Elle leur soumet les
grâces qu'elle reçoit, les épreuves dont elle est accablée, afin d'avoir
l'assurance qu'elle n'est point le jouet de l'illusion ou des ruses de Satan.
Sous cette direction si habile,
parce qu'elle est toute céleste ou au moins autorisée par le Ciel, Benoîte
acquiert une prudence admirable qui étonne dans une pauvre enfant de village.
Prudence dans ses rapports avec les pèlerins : elle ne voit les hommes qu'en
public ou en présence de témoins. Prudence dans l'emploi qu'elle fait du
privilège que Dieu lui accorde de lire dans les coeurs : elle n'en use que pour
le bien des intéressés et de la manière la plus discrète; ce n'est qu'à regret
qu'elle fait ses révélations, et encore elle ne les fait, pour ainsi dire, qu'à
l'oreille; si elle se décide à parler devant témoins, c'est qu'elle y est
autorisée par le consentement explicite de ceux dont elle met ainsi la
156
conscience à nu, comme il arrive à propos de deux ouvrières
en soie de Lyon, ou qu'elle y est poussée par l'audace impudente du coupable,
comme il advient au sujet d'un tailleur qui s'adjugeait une partie des étoffes
qu'on lui confiait. Prudence encore avec les prêtres du Laus : dès qu'elle sait
qu'elle ne doit plus les accompagner, même chez les malades, pour ne pas les
exposer à des critiques malveillantes, elle s'en abstient.
Cette vertu est si parfaite en Benoîte qu'on y chercherait
en vain quelqu'un de ces défauts qui l'amoindrissent si souvent en d'autres
personnes vertueuses. Ainsi, point de précipitation : elle n'agit qu'après
avoir pris conseil ou reçu des ordres formels, quelquefois même il faut que ces
ordres soient réitérés ; — point de témérité : si elle entreprend une oeuvre
sérieuse, comme par exemple celle de lu construction de l'église, elle ne le
fait qu'après avoir par des observations respectueuses sollicité de sa bonne
Mère une décision explicite; — pas d'inconstance : dès qu'elle a mis la main à
la charrue, elle ne regarde plus en arrière; l'oeuvre qu'elle a une fois menée,
elle la mène à bonne fin, et si des religieuses lui proposent d'établir un
couvent au Laus et de s'y renfermer, elle répond qu'elle se doit aux pèlerins.
Ne péchant pas par défaut, la
prudence de Benoîte ne pèche pas non plus par excès. Le trop, dans la prudence,
serait d'écouter les conseils de la chair et du sang, et aussi ceux de la
sagesse humaine : Benoîte ne se laisse pas prendre à ce piège. Jamais elle n'a
recours à ces moyens que les habiles du siècle emploient pour atteindre leur
but : ruses, finesses, hypocrisies, adulations, etc.; elle agit toujours avec
une extrême simplicité et une aimable franchise.
Elle sait se garder aussi de la
prudence charnelle, lorsqu'il s'agit des biens de ce monde : elle s'en
157
remet, pour cela comme pour tout le reste, à la divine
Providence. Son existence ne cesse pas un seul jour d'être précaire. Elle
pourrait améliorer sa position, en mettant à profit la confiance qu'elle
inspire et l'influence qu'elle exerce autour d'elle, mais elle n'en fait rien;
elle sait que ce n'est pas pour l'enrichir que la Sainte Vierge a établi le
Pèlerinage, mais pour ramener les pécheurs.
Ce qu'elle ne veut pas pour
elle-même, elle ne le veut pas davantage pour les siens. Elle pourrait relever
leur condition, mais elle préfère qu'ils restent pauvres : ils iront ainsi plus
facilement au Ciel.
La Justice. — A coup sûr,
notre Bergère mérite une place parmi les vierges sages. Elle a droit aussi à la
couronne des justes.
La justice rend à chacun ce qui
lui est dû, à Dieu d'abord, aux hommes ensuite : Benoîte a été juste envers son
Créateur et envers ses frères.
Rien de plus admirable que
l'exactitude avec laquelle la pieuse fille remplit ses devoirs envers Dieu.
Adorer, remercier, bénir, louer et supplier le Père qui est aux cieux, c'est
son occupation favorite : elle y emploie tout le temps qu'elle peut dérober à
ses occupations habituelles et meule à son repos. Quand autour d'elle tout est
livré au sommeil, elle se prosterne sur le pavé du sanctuaire ou sur la dalle
de sa chambre, et offre à Dieu des hommages si purs, des oraisons si ardentes
que les Anges en sont tout réjouis, à ce point qu'ils sont heureux de prier
avec elle. Le Patriarche avait vu ces esprits bienheureux recueillir sa prière
et la porter• au pied du trône de Dieu : plus favorisée, Benoîte se mêle aux
choeurs séraphiques pour louer et bénir son Créateur. « Le jour de la Toussaint
1670, plusieurs personnes, se trouvant devant l'église,. entendirent une
admirable symphonie. Regardant
158
par le trou de la serrure, elles virent Benoîte et plusieurs
autres personnages mystérieux qui faisaient une sorte de procession. » C'était
la Reine du Ciel, assistée des Anges de sa cour et de quelques saints, qui
faisait le tour de l'église au milieu de concerts inconnus à la terre. Benoîte,
restée à la chapelle pour prier, avait été admise à se joindre au cortège
céleste.
Fidèle à la prière, la sainte
Bergère ne l'est pas moins à remplir tous les autres devoirs de la vie
chrétienne. Son grand bonheur est d'assister au saint sacrifice de l'autel.
Elle entend chaque jour plusieurs messes. Elle invite un clerc à en servir le
plus grand nombre possible, l'assurant qu'il fera en cela une oeuvre très
agréable à Dieu. Au solitaire qui lui demande s'il ne vaudrait pas mieux prier
Dieu dans sa chambre que d'aller à la messe, elle répond: « Non, car le
sacrifice de la messe est d'un
prix infini. Il n'est qu'un et il est commun au prêtre et à
ceux qui y assistent.... Tâchez, mon cher frère, d'entendre la messe autant
qu'il sera en votre pouvoir, elle n'a jamais fait perdre la journée aux
pèlerins. »
Nos lecteurs savent déjà que la
pieuse fille se faisait une obligation de communier souvent et de se confesser
plus souvent encore.
Il ne faut pas se demander, après
cela, si elle était juste envers son prochain. Sa charité héroïque, que déjà
nous avons admirée ailleurs, nous rassure à cet égard. Ajoutons toutefois
qu'elle a su toujours rendre à chacun les devoirs de la plus rigoureuse
justice. A ses parents elle donne, il est vrai, l'amour, le respect,
l'obéissance et les secours qui leur sont dus, mais elle ne le fait jamais au
préjudice de sa conscience. Si elle a pour eux des égards, on ne saurait lui
imputer un acte de complaisance coupable. « Je ne veux pas, dit-elle, aller
brûler en
159
purgatoire pour leur faire plaisir. » Elle craindrait
d'offenser Dieu, si elle leur donnait le bien de la chapelle.
Cette rigidité atteint même les
prêtres gardiens du Sanctuaire. Elle donne à tous respect, soumission et
déférence, mais s'il faut stimuler le zèle de quelques-uns et les amener à une
vie plus régulière, elle le fait avec une sainte indépendance. Même conduite à
l'égard des pèlerins : elle encourage les uns et réprimande les autres, sans se
laisser influencer par des considérations humaines. Elle ne veut que remplir sa
mission et procurer le plus grand bien de tous. Si elle refuse de parler à
quelques personnes, c'est qu'elle connaît leurs mauvaises dispositions et
prévoit qu'elles ne retireront aucun fruit de ses avertissements.
A part cela, elle se dévoue aux
intérêts de chacun, sans qu'on puisse lui reprocher de faire acception de
personnes et d'avoir des préférences. Je me trompe, des préférences, elle en a,
comme son divin modèle, pour les petits et les pauvres. Qui lui en fera un
crime?
La Force.— Un poète
profane a représenté l'homme vertueux calme et impassible au milieu des ruines
de l'univers. Ce qui ne fut jamais qu'une agréable hyperbole, une intéressante
chimère dans le monde païen, est une réalité de chaque jour dans le monde de
l'Evangile. Les vrais saints, les justes dignes de ce nom, nombreux dans la
société chrétienne, se montrent constamment au-dessus de tous les revers, de
toutes les attaques , de toutes les persécutions. Le monde entier serait
conjuré contre eux, qu'ils ne tremblent pas ; l'enfer prêterait son conours à
toutes les puissances de la terre, qu'ils n'en sont point émus. Ils souffrent,
ils meurent, mais ne sont jamais vaincus.
Or, cette grandeur d'âme que rien
n'abat, cette
160
patience plus forte que toutes les épreuves , ce courage qui
se rit de toutes les attaques, cette fermeté qui défie toutes les tempêtes,
cette assurance qui ne tremble devant aucun pouvoir, cette énergie qui triomphe
du mauvais vouloir de l'homme et de la malice des démons, nous les trouvons
dans tout ce qu'ils ont de plus admirable en l'humble Bergère du Laus.
De bonne heure, Benoîte a été
soumise à de dures épreuves : les afflictions et les privations ont présenté à
ses lèvres enfantines un calice où elles avaient. mêlé leur amertume aux
douceurs et aux joies de la famille. Benoîte n'a point détourné ses lèvres;
elle a bu la coupe amère avec un courage rare à cette époque de la vie. a Ne
vous affligez pas, » dit-elle à sa mère broyée par la douleur et le chagrin, «
Dieu » et sa sainte Mère nous assisteront. »
Peu après, la Reine du Ciel
venait réjouir l'âme éprouvée de la jeune Bergère, en se montrant à elle et en
se faisant la compagne de sa vie ; mais alors aussi elle avait à dévorer les
railleries, les sarcasmes de tous ceux qui ne croyaient pas à la réalité des
apparitions célestes. « La petite, disait-on, n'est rien moins qu'une idiote,
une visionnaire, une hallucinée, une extravagante. » Plus tard on ajoutait même
qu'elle était « sorcière et magicienne. » L'innocente fille ne se trouble point
de cette avalanche d'injures; elle laisse dire, et continue de jouir de son
bonheur.
Ses historiens, si exacts à
signaler jusqu'aux moindres de ses désolations, n'ont pu surprendre sur ses
lèvres aucune parole de plainte, au sujet de ces accusations outrageantes. Un
jour, il est vrai, à son retour de Marseille, elle repousse, mais avec calme,
les abominations que vomit contre elle un homme trop oublieux en ce moment de
la dignité de son état; mais c'est parce que ce malheureux avait attaqué, en la
traitant de «vilaine» et d'«infâme », là
161
vertu qui lui était chère plus que sa vie : elle s'évanouit
quand M. de Genlis fait mine de vouloir la marier. A cela près, toutes les
insultes, toutes les menaces, toutes les tortures ne lui sont rien : on dirait
qu'elle y est insensible, tant elle les méprise.
Les contradictions ne l'abattent
pas plus que les outrages. L'oeuvre qu'elle entreprend de fonder au Laus lui
suscite des hostilités de plus d'un genre. N'en soyons point surpris : il est
dans les destinées des oeuvres divines de rencontrer à leurs débuts toutes
sortes d'obstacles. Ainsi le veut la Providence, afin qu'il soit prouvé que ces
oeuvres ne se sont point établies clandestinement et dans l'ombre, mais à la face
d'ennemis intéressés à tout voir et à tout contrôler; que par conséquent les
fondements en sont solides , puisqu'ils n'ont pu être ébranlés par tant
d'efforts réunis au moment où ils s'élevaient dans leur faiblesse originelle.
Les ennemis sont des témoins non suspects, qui déposent malgré eux en faveur de
l'oeuvre, qu'ils ont voulu empêcher ou détruire.
La fondation du pèlerinage du
Laus est une oeuvre divine : elle devait donc trouver des opposants, et
Benoîte, qui avait à la réaliser, des ennemis. Ni les uns ni les autres n'ont
manqué. Le clergé, sans doute, se tenait à l'écart, et cependant quelques-uns
de ses membres montraient peu do sympathie pour l'oeuvre, nouvelle. Ils avaient
en suspicion la mission étrange de la Bergère, et ils n'étaient pas loin d'incriminer
l'administration diocésaine de ce qu'elle n'arrêtait pas l'abus dans son
principe : de là des quolibets à l'adresse de Benoîte, et des murmures à celle
de l'Archevêché.
D'un autre côté, les mauvais
chrétiens, les libertins et les impies ne se lassaient pas de crier bien haut
que ce fatras de visions , de révélations n'était bon qu'à déshonorer la
religion. Faisant concert avec ces zélés, les huguenots, ennemis de tout ce
162
qui porte à la piété. de tout ce qui excite aux oeuvres de
la foi et de la dévotion envers la Sainte Vierge, ne ménageaient ni la pauvre
Bergère, ni son oeuvre naissante. Les apparitions étaient à leurs yeux une
supercherie incontestable; les concours à la chapelle, une superstition
manifeste : Benoîte était une hypocrite; ses affirmations étaient des
impostures.
Les jansénistes arrivaient
ensuite et se joignaient aux protestants. Tout ce qui dilate le coeur et tend à
jeter l'homme coupable entre les bras de la miséricorde divine leur était en
abomination. Aussi il n'est pas d'embarras par lesquels ils ne cherchent à
entraver l'oeuvre nouvelle. « C'est une rêverie, disent-ils , que de
vouloir bâtir une église dans ce désert; c'est une folie que de prétendre y
amener des populations ; c'est une duperie que de fonder une dévotion sur des
apparitions fantastiques. » Animés d'un si beau zèle, ils circonviennent
l'administration diocésaine et,lui inspirent des mesures de rigueur. Il faut
que l'oratoire qui sert de théâtre à la superstition soit brûlé, et la Bergère,
qui en est l'âme, jetée en prison, pour y prendre les loisirs nécessaires à la
guérison de son cerveau malade.
Nos lecteurs savent comment M.
Lambert partit d'Embrun, avec la persuasion qu'il découvrirait facilement
l'imposture ou l'illusion, et, dans ce cas, qu'il ferait tout rentrer dans
l'ordre en fermant. l'oratoire et en renvoyant Benoîte à ses moutons ou en
l'internant dans un cloître. Nous ne rappellerons pas toutes les épreuves
auxquelles la pauvre Bergère fut soumise, soit de la part du sévère Official,
soit de la part du pointilleux Recteur des Jésuites. Eh bien ! au milieu de ces
traverses, de cette guerre tantôt sourde tantôt ouverte, quoique toujours
acharnée. la pieuse fille reste calme et impassible : tous ces orages ne
peuvent l'émouvoir. N'est-ce pas un prodige qu'un si faible roseau supporte
tant de chocs sans en être brisé? Y aurait-il beaucoup
163
d'hommes, même parmi les plus braves, qui pourraient subir
toutes ces attaques sans en être émus?
Et pourtant ce n'est point tout
encore : Benoîte avait à construire une église, et cette oeuvre devait lui
créer de nouveaux embarras et lui faire dévorer des soucis et des ennuis sans
nombre. Il fallait être fou ou divinement assisté pour entreprendre un
semblable travail, dans un tel lieu, et quand on n'était que Benoîte, la
bergère. Pas un liard dans la bourse, pas une pierre sur place, pas un grain de
sable, pas une bûche de bois, pas le moindre chariot, pas même quelques bêtes
de somme pour y suppléer; et, avec cette pénurie, des sentiers abruptes par
lesquels il faut faire passer les matériaux, des ravins affreux au fond
desquels il faut aller les prendre : ne dirait-on pas que les difficultés ont
été accumulées à plaisir? Et c'est une pauvre fille de dix-huit ans qui se
trouve en face de ces impossibilités ! et elle ne s'effraie pas ! elle
n'hésite pas à mettre la main à l'oeuvre ! elle est sûre du succès ! Encore une
fois, ou elle est folle ou Dieu la pousse.
Et dans l'exécution de ce travail
important, que de déboires, que d'ennuis! Tantôt les matériaux manquent, tantôt
l'argent fait défaut; un jour les ouvriers murmurent, le lendemain ils
abandonnent le chantier. N'importe, le découragement n'effleure pas même l'âme
de Benoîte. Elle attend avec patience et poursuit son but sans faiblir.
Et quand l'église est bâtie, les
épreuves ne sont pas finies. Il reste encore à Embrun et ailleurs des âmes
basses, jalouses, étroites ; il reste encore de ces hérétiques à la morale
outrée, aux doctrines désespérantes, pour qui le chemin du ciel n'est jamais
assez rude et qui semblent redouter plus les tendresses de la miséricorde de
Dieu que les rigueurs de sa justice. Eh bien ! ces esprits envieux ou pervers
recommencent auprès de M. Javelly les
164
clameurs dont ils avaient fatigué M. Lambert. Ils arrachent,
à ce qu'on croit, au nouveau Vicaire général un interdit contre le Sanctuaire,
une sentence d'excommunication contre tout prêtre qui y célébrera et, de plus,
une séquestration de la Bergère, quinze jours durant, dans la ville métropolitaine.
Et puisque M. Javelly est assez faible, à leur avis, pour renvoyer Benoîte à
ses visions et à sa chapelle, ils se chargeront eux-mêmes de la poursuivre à
outrance.
La guerre sera longue, perfide,
ténébreuse, mais vaine.
On tente la pauvreté de la
Bergère par des offres d'argent, pour s'autoriser à dire que l'intérêt est le
but de ses visions. On la surveille jour et nuit; on écoute à sa porte; on
l'épie partout, dans l'espoir de surprendre une parole, un geste
répréhensibles. On dénature les signes les plus augustes de sa mission et de sa
sainteté; on appelle épilepsie ses extases et ses douleurs sacrées de le
Passion; on la tient pour sorcière et on voudrait la faire condamner comme
telle.
On aurait voulu la rencontrer
loin du Laus, afin de la faire disparaître et donner le change sur son évasion.
La sainte fille rie pouvait s'éloigner de sa vallée sans rencontrer une embûche
prête. La cabale avait toujours un oeil ouvert pour l'épier et une main
sacrilège pour la saisir. A Barcelonnette, où sa charité l'avait conduite pour
un jour, elle trouve
des hommes chargés de la transporter à Turin. Elle ne leur
échappe qu'avec peine.
Pour comble de malheur, Mgr de
Genlis a la funeste pensée de remplacer les bons prêtres que nous avons admirés
jusque-là par des jansénistes. Dès ce moment, l'ennemi est au coeur de la
place; et la pauvre Bergère devient d'une manière directe et immédiate
l'objectif de leurs hostilités. Aussi il n'est pas de piège qu'ils ne lui
tendent, de tracasseries
165
qu'ils ne lui suscitent, de contrariétés qu'ils ne lui
fassent endurer, de sacrifices qu'ils ne lui imposent. Mais maintenant, comme
toujours, Benoîte souffre en silence sans se décourager; elle est invincible
dans sa faiblesse.
Néanmoins, le démon, qui a
suscité de si terribles adversaires à cette pauvre fille, ne cède pas les
armes. Subir une telle défaite serait une flétrissure pour son front de
réprouvé. Il se met donc de la partie, il descend dans l'arène et attaque
directement la Bergère. C'est une lutte corps à corps et à outrance. Dieu
semble lui laisser faire et lui dire, comme autrefois pour Job : « Animam
autem illius serva, conserve néanmoins sa vie. » Satan use largement de la
permission. Il effraie sa victime par les Spectres les plus hideux, par les
fantômes les plus horribles, les blasphèmes. les plus impies, les jeux les plus
lubriques, les discours les plus infâmes. Puis il la frappe à coups redoublés;
et quand il l'a toute meurtrie, il l'emporte au milieu des neiges et des glaces
, où il la laisse passer des nuits entières, couverte seulement de quelques
haillons. En d'autres temps, il la transporte sur des cimes escarpées, au bord
des précipices ; il la jette violemment contre un rocher ou le tronc d'un
arbre, ou bien il la roule dans les ravins. Rage inutile! Benoîte sort de ces
luttes broyée dans ses membres, mais plus grande et plus forte dans son âme. A
l'auréole de la sainteté, elle joint la palme du martyre, et, de plus, le lis
de la pureté.
La Tempérance. — Supporter
patiemment les épreuves et les peines de la vie, s'abstenir de tout ce qui
favorise la révolte des sens contre l'esprit, c'est pour le chrétien, comme
pour le sage du paganisme, l'essence de la vertu dans sa plus large
signification : Sustine, abstine. Notre héroïne a
166
accompli la première de ces deux choses par la force d'âme
qu'elle a su conserver au milieu de toutes ses tribulations, et la seconde par
son détachement des choses de la terre, par son esprit de mortification et par
sa chasteté.. Ces trois vertus réunies donnent ce qu'il y a de plus essentiel
dans la tempérance.
Le Détachement. — Depuis
que le Sauveur a sanctifié la pauvreté par le choix libre qu'il en a fait,
depuis qu'il a maudit les richesses et promis aux pauvres volontaires ou au moins
résignés les récompenses éternelles, ce qui était autrefois un malheur et
presque une honte est devenu pour les âmes d'élite une gloire et un bien
désirable. Ainsi en fut-il pour notre Bergère. Elle est née pauvre, elle a
voulu vivre pauvre et mourir pauvre. Il lui eût été très facile d'améliorer et
de changer même complètement sa position : elle n'aurait eu qu'à mettre à
profit la confiance et l'intérêt qu'elle inspirait. Le riche auquel elle venait
de rendre la paix de l'âme ou la santé du corps eût été heureux de témoigner sa
reconnaissance en versant dans ses mains une généreuse offrande, mais la sainte
fille ne voulait pas que l'or eût l'air de payer les dons de la miséricorde
divine.
« Si elle eût voulu du bien, dit
M. Peythieu, elle n'aurait eu qu'à quêter. comme tant d'autres, puisque nous
avons vu de méchantes personnes qui ont demandé en son nom trouver tout ce
qu'elles ont voulu; mais comme elle n'a jamais cherché que la gloire de Dieu et
l'augmentation de la dévotion, elle ne s'est jamais prévalue de la moindre
chose.
« La bonne Mère, néanmoins,
lui ordonne d'accepter ce qu'on lui offre, de s'en servir pour ses besoins et
de donner le reste aux pauvres. Depuis ce moment, elle reçoit volontiers de la
part des pauvres gens des présents de fruits et de pauvres linges ;
167
mais elle donne plus libéralement qu'on ne lui donne à
elle-même (1).
« La chapelle ne lui a pas
fourni un denier pour ses besoins, même en temps de cherté. Au contraire,
Benoîte n'a rien reçu de considérable qu'elle ne l'ait donné à la chapelle. Il
ne s'est pas passé d'année où diverses personnes ne nous aient remis quelque
chose pour lui donner : elle l'a toujours laissé pour l'église.
« Une dame la priant d'accepter
une pièce d'or, elle la reçoit; mais aussitôt elle court en acheter des
dentelles pour sa chapelle.
M. Berger, agent de Mgr de
Genlis, lui offrant de l'argent pour qu'elle puisse acheter des souliers, elle
remercie; il insiste, Benoîte lui présente le tronc du sanctuaire : « Mais
non, c'est pour vous. » dit M. Berger; et en même temps il glisse la pièce
dans la main de Benoîte. Celle-ci s'en débarrasse en la jetant dans le tronc.
M. Berger en fut assez contrarié, mais il dut comprendre que l'or n'avait pas
de prise sur la Bergère.
Ce désintéressement, Benoîte le pousse
jusqu'aux intérêts de sa famille. Non seulement elle ne cherche pas à
l'enrichir, mais elle veut qu'elle reste pauvre comme elle. Ecoutons M.
Gaillard :
« Des bienfaits qu'elle a
reçus elle n'a pas enrichi ses parents; au contraire, elle a toujours souhaité
qu'ils soient pauvres. Ils le sont encore en cette année 1710, et il y a
quarante-six ans que la dévotion a commencé. Je les ai toujours vus pauvres, et
ils le seront toujours, le plus souvent à avoir besoin de pain. Dans ce cas,
Benoîte les traite comme les autres pauvres ; seulement elle traite avec un peu
plus d'honnêteté sa mère et sa soeur : elle les fait manger chez elle, elle les
assiste dans
168
leurs besoins quand elle le peut. Si elles travaillent pour
la chapelle, pour les lessives ou pour autres choses, elle les paie simplement
comme les étrangers, ni plus ni moins; elle ne se dispenserait pas d'un verre
de vin. Elle craindrait d'offenser Dieu , si elle leur donnait du bien de la
chapelle, ou si elle leur donnait plus que de leurs besoins. Elle veut qu'ils
travaillent et cultivent leur peu de bien, et ne s'élèvent pas au-dessus de
leur condition.
« Un jour que j'étais au
Laus, je vis une chose qui me surprit et que je ne dois pas omettre. Donnant du
chanvre à filer à une de ses soeurs, Benoîte marchande un gros quart d'heure ce
qu'elle doit lui donner par livre. Sa soeur lui demandait deux sols, disant
qu'elle ne le pouvait pas faire à moins, et qu'encore, à ce prix, elle ne
gagnerait pas le quart du pain qu'elle mangerait. Benoîte s'obstinait à dire
qu'elle ne pouvait lui donner que sept liards. La dispute de ce liard ayant
duré plus d'un quart d'heure, je lui dis deux fois : « Benoîte, Benoîte,
c'est trop marchander avec cette pauvre femme! C'est votre soeur. et la
chapelle ne sera pas plus pauvre quand vous lui donneriez un liard de plus pour
chaque livre. — Oh! Monsieur, me dit-elle, je ne veux pas brûler pour elle en
purgatoire ! C'est le bien de la chapelle : je ne puis, je ne dois pas le
prodiguer; je ne veux pas qu'on me reproche que je le donne à mes parents. »
Après des témoignages si frappants
d'un désintéressement qui va jusqu'à l'oubli de soi-même et des siens, nous ne
serons plus surpris si notre Bergère tient, comme l'apôtre saint Paul, à vivre
du travail de ses mains, pour n'être à charge à personne. Quand le ministère
qu'elle remplit auprès des pèlerins lui laisse quelques moments, elle les
partage entre la prière et les travaux corporels. Elle ne rougit pas, pour
gagner sa vie, de se livrer aux occupations les plus humbles : de ses mains
169
consacrées par les divins stigmates, elle moissonne les
champs du presbytère, prépare les linges de l'église, les raccommode et les
blanchit. Puis, ne faut-il pas qu'elle entretienne ses pauvres hardes? Il est
vrai que sa garde-robe n'est ni vaste ni bien remplie. Une robe ou deux de
serge, quelques linges, un chapeau de paille, une simple chaussure, c'est tout
ce qu'elle possède. Mais ces haillons valent plus que la soie et l'or, car ils
exhalent des parfums célestes; ce chapeau de paille vaut mieux que tous les
diadèmes, car il opère des prodiges.
La Mortification. —
L'esprit de mortification est entré de très bonne heure dans l'âme de Benoîte.
Les saints n'attendent pas l'âge des passions pour s'armer contre la
concupiscence. Il est toujours difficile de la subjuguer lorsqu'elle a commencé
les hostilités; il est plus avantageux de prévenir ses attaques. Notre Bergère
a eu cotte sagesse : ses biographes affirment « qu'elle s'est imposée des
mortifications dès son enfance et qu'elle les a augmentées en grandissant. »
Nous savons déjà, en effet, qu'à
douze ans, n'ayant pour toute nourriture que, du pain et de l'eau, elle se
privait de pain sur deux semaines l'une; qu'à quatorze ans elle prenait la
discipline tous les deux jours, et quelquefois tous les jours ; qu'à la même
époque elle portait un cilice de crin ; et enfin, que jusqu'à vingt-deux ans
elle ne dormait que trois heures. Mais cet amour de la pénitence ne fut pas
chez notre héroïne une ferveur passagère d'une enfance inconsidérée; il
s'accrut avec l'âge et devint une sorte de passion. On aurait dit que la pieuse
fille était acharnée contre son propre corps, et qu'elle trouvait une réelle
satisfaction à le faire souffrir. Jeûnes, veilles, macérations, elle n'épargne
rien pour le torturer. Son pieux directeur, son bel Ange et sa bonne Mère
s'efforcent à plusieurs reprises de
170
modérer ses rigueurs, mais en vain : Benoîte ne se rend pas
à de si charitables avis , parce qu'elle s'imagine qu'ils procèdent d'une
excessive bonté.
Rappelons quelques-unes de ces austérités
dignes des Pères du désert.
Scrupuleuse à observer les lois
de l'Eglise, Benoîte fait au pain et à l'eau les jeûnes d'obligation. Rarement
elle se permet le potage. Elle passe le carême presque entier sans en prendre.
Même en dehors de la sainte Quarantaine, elle jeûne rigoureusement tous les
mercredis, les vendredis et les samedis.
« Quand elle est, malade,
dit M. Gaillard, ce qui, par malice du démon, lui arrive assez souvent, et cela
pendant plusieurs jours de suite, et quelquefois des semaines entières, elle ne
prend aucune nourriture, si ce n'est un peu d'eau. Elle passe souvent six et
huit jours sans manger, pour obtenir de la miséricorde de Dieu le pardon des
pécheurs.
« Quand elle est seule, elle
se contente pour l'ordinaire d'un peu de pain, de quelques noix ou autres
fruits. En compagnie, elle mange par force, et toujours fort peu. J'ai souvent
remarqué que, lorsqu'on la presse de manger, elle roule quelque temps un
morceau de pain dans la bouche pour faire croire qu'elle obéit.
« Les jours de grand
concours, il lui arrive très souvent de ne pouvoir manger ni boire de tout le
jour. Le soir, elle est tellement fatiguée qu'elle ne peut presque rien
prendre.
« Il arrive fréquemment que le
pain lui manque ou bien qu'elle n'en a que pour un repas. Si alors il survient
quelque pauvre, elle donne ce qu'elle a, et ce jour-là elle ne mange rien. Elle
dit le Benedicite et les Grâces quand même, et tout ensemble.
« Ayant ouï dire que les
Pères du désert ne vivaient que de racines, elle voulut les imiter. A cet
effet, elle se mit à en ramasser de toutes sortes et à
171
les manger. Il y en eut une qui était un vrai poison, et qui
l'aurait tuée sans l'assistance de sa bonne Mère. Pareille chose arriva à une
femme à qui elle avait donné gros comme un pois de ces racines.
« Pendant le carême de 1687,
Benoîte avait été tourmentée par le démon avec plus de fureur que d'habitude;
aussi, sur la fin, elle resta quinze jours sans pouvoir prendre aucune
nourriture. »
Nous ne sommes pas surpris, après
cela, si Dieu lui donna la force de supporter un jeûne absolu de quatorze jours
rirez M. Javelly, à Embrun, et un autre de quinze jours, au Loris, lorsque le
démon la lient prisonnière dans un champ de blé.
A ses membres, déjà exténués par
le jeûne, Benoîte refusait le repos réparateur qui leur était dû. Ecoutons
encore M. Gaillard.
« Pour prendre un peu de repos,
elle n'a ni un bon lit, ni même un peu de chaume. Durant cinquante ans, elle
couche sur la terre nue ou sur des pierres, mettant un simple haillon dessous
pour ne pas salir ses habits , car elle couche toute habillée.
« Lorsque, pendant les
froids rigoureux de l'hiver, elle était engourdie à geler, elle se mettait un
peu sur son lit.
« Si elle vient à apprendre
que quelque grande faute a été commise, elle passe les nuits entières à
pleurer.
« Trente ans durant, elle
est allée nu-pieds, même on hiver, avec la neige et la glace, à la
Croix-d'Avançon, et y a passé chaque fois trois ou quatre heures à prier,
pleurer et gémir. Plus de vingt fois elle s'y est gelé les pieds. »
A ces austérités déjà si
effrayantes, Benoîte ajoute des rigueurs plus effrayantes encore. Pour qu'on ne
nous accuse pas d'exagérer, nous citons de nouveau nos historiens.
« L'amour que cette sainte fille
a pour les souffrances est si véhément qu'elle n'a aucune compassion
172
pour son corps. Elle le torture sans relâche. ne s'arrêtant
pas même devant le sang qui ruisselle.
« A l'âge de quatorze ans, elle
se pourvoit d'une discipline en fer à cinq branches, d'un pan et demi de long. Pendant
trente ans, elle en frappe ses épaules tous les jours, ou au moins tous les
deux jours. Depuis 1695, elle renouvelle ce supplice trois fois par semaine et
jusqu'au sang. Le vendredi elle redouble de rigueur. Ses membres en sont
meurtris et écorchés; le sang coule et ensanglante ses vêtements. De peur que
ceux-ci ne révèlent l'excès de ses pénitences, elle les jette à la rivière, au
risque d'en être réprimandée par son Ange ou sa bonne Mère.
« Aux tortures de la discipline,
elle ajoute celles d'un cilice en crin qui recouvre tous ses membres. Elle le
porte pendant quinze ans, et ne le quitte que pour revêtir une sorte de
pourpoint en fer maillé.
« Elle n'épargne aucun de ses
membres : à cet effet, elle porte des jarretières de fer de quatre doigts de large
et des bracelets de même dimension.
« Ayant trouvé un ceinturon
semblable à un baudrier hérissé de pointes de fer, elle n'a rien de plus pressé
que de s'en faire un cilice. Elle le serre si fort que le sang jaillit et
souille ses vêtements.
« Autour des reins elle met une
chaîne de fer d'un pan et demi de large, qu'elle garde nuit et jour, même en
voyage, et ne le quitte que lorsqu'elle est malade. Ayant porté cette ceinture
pendant vingt ans, elle en contracte une infirmité dont elle ne guérit plus.
« Lorsque ses membres et tout son
corps sont couverts de plaies faites par ces instruments, elle emploie les
remèdes les plus actifs pour les cicatriser, mais c'est pour recommencer
ensuite.
« Elle a, en outre, d'autres
manières de se mortifier plus secrètes, que son humilité et sa simplicité ne
veulent pas faire connaître. »
173
Tel est en abrégé le catalogue
des pénitences que Benoîte s'imposait volontairement. Si on y ajoute les
douleurs du vendredi et les tortures qui lui venaient du démon, on peut se
demander s'il lui aurait été possible de souffrir un plus long et plus
douloureux martyre. C'était bien là la meilleure condition pour que le lis de
la pureté pût s'épanouir au coeur de notre héroïne. Aussi elle a été pure comme
l'Auge qui contemplait avec une sorte d'admiration ses excessives rigueurs.
La Pureté. — Dès sa plus
tendre enfance, notre Bergère porta sur son front le reflet de la pureté
virginale de son âme. Depuis qu'elle eut le bonheur de voir, au vallon des
Fours, la Vierge des vierges, cette auréole rayonna d'une manière plus sensible
Sa modestie attirait les regards et commandait le respect. Elle avait tous les
charmes d'un coeur pur et d'une âme innocente.
Arrivée à cet âge où tant ale
vertus sombrent dans les orages du cour. Benoîte sait conserver la sienne à
l'abri de tous les écueils : c'est qu'elle redoute tout danger, persuadée que
cette fleur se flétrit aisément dès que vient à l'atteindre le moindre souffle
impur.
C'est pourquoi elle fuit les
jeunes filles légères, et ne souffre en celles qu'elle admet dans son intimité
ni une parole libre, ni un chant profane. Sans cesse elle les exhorte à être
pures et à ne jamais souffrir les approches des libertins. »
Toute obscénité l'effraie. Si un
jour le démon se présente à sa vue sous la forme d'un bûcheron dans un état de
nudité scandaleuse, elle fait un long détour à travers des terrains fangeux et
couverts de buissons pour éviter sa rencontre.
De tous les supplices qu'elle a à
supporter de la part de Satan, celui qui lui est le plus dur et la rend souvent
malade, c'est d'entendre les discours infâmes qu'il lui tient et de voir les
actes ignobles auxquels il se livre en sa présence.
174
Sa modestie s'alarme non
seulement du danger présent mais même de celui qui parait très éloigné. Au mois
de mai 1669, elle tombe malade à Saint-Etienne. M. Peythieu Na la voir. En
route, il rencontre le chirurgien Manenti. Le docteur ne connaissait pas
Benoîte et désirait ardemment de la voir.
L'occasion était bonne. Il prie
M. Peythieu de vouloir bien lui permettre de l'accompagner chez sa malade. Le
prêtre n'a garde de refuser, étant même bien aise que Benoîte soit visitée par
un médecin. Ils se dirigent donc ensemble vers la maison de la Bergère, mais au
moment où ils entrent, avant même d'avoir pu les voir, cachée qu'elle était
derrière ses rideaux, elle s'écrie d'une voix forte et effrayée. « Je ne veux
pas qu'un chirurgien me touche. »
Dans une autre circonstance, elle
montre d'une manière non moins frappante combien sa virginité lui tenait à
coeur, et combien elle redoutait de la perdre. Mgr de Genlis, archevêque d'Embrun , était venu au Laus pour voir 'et
apprécier par lui-même ce qu'il avait entendu dire de Benoîte et de ses visions
mystérieuses. Il avait interrogé la Bergère pendant plus de trois heures;
l'humble fille avait répondu avec une assurance parfaite et une modestie
angélique. Le prélat changea alors de tactique : il voulut éprouver la vertu de
celle qui était là à ses pieds. « C'est très bien, Benoîte, dit-il, mais « je
veux vous marier, et je me charge de votre dot. » A ces mots la pauvre fille
pâlit, se déconcerte et va s'affaisser aux pieds de Sa Grandeur, lorsque
celle-ci arrête l'émotion et rassure la patiente en lui disant: « Non , non, ma
fille, je ne veux pas vous marier; je veux au contraire que vous restiez vierge
toute votre vie. » Benoîte soupire comme si on l'avait débarrassée d'un
cauchemar, lève les yeux au Ciel et murmure une prière d'actions de grâces.
La chaste Bergère a de tout ce
qui est immonde une horreur instinctive. Elle sent à distance l'odeur infecte
de ce vice qui naît de la corruption des
176
coeurs, comme les vers du sépulcre de celle des cadavres. Si
des personnes de son sexe atteintes de ce virus impur s'approchent pour
l'embrasser, elle les repousse en leur disant : « Pas maintenant ; quand vous
vous serez confessées. »
A Barcelonnette, on le devoir de
la charité l'a conduite, elle ne veut jamais consentir à accepter un lit qu'on
lui offrait. C'est que cette couche avait reçu des personnes peu chastes.
Et non seulement elle sent le
vice, mais elle le devine. Un homme la prie d'agréer un petit présent, elle
refuse. « Il était malintentionné, » dit-elle après.
Elle arrive à sa vingt-cinquième
année sans savoir ce que c'est qu'une mauvaise pensée. Heureuse fille! Une personne obsédée par des tentations de
ce genre s'en plaignait devant elle. Comme toujours , la Bergère l'encourage de
son mieux à la résistance et lui promet la victoire. S'adressant ensuite à une
personne de la compagnie. « A quoi pense-t-on, demande-t-elle, quand on a de
mauvaises pensées? » Sans nul doute, on ne répondit pas, mais on admira sa
naïveté enfantine et son heureuse ignorance.
Ne sachant rien des tortures que
les âmes chastes endurent par suite des suggestions de l'esprit impur, l'innocente
avait peu de compassion pour ceux qui se désolaient devant elle d'être les
victimes de ces fâcheuses importunités. Dieu voulut lui apprendre à compâtir à
l'une des grandes misères humaines: il permit donc que son esprit fut assailli
par quelques-unes de ces humiliantes pensées. Elle en fut toute bouleversée.
Son âme néanmoins surnagea à cette fange, et la blanche robe de la vierge n'en
fut nullement souillée. La sainte fille comprit dès lors le supplice des âmes
tentées, leur fut désormais compatissante et s'efforça de leur obtenir la
victoire par ses prières, ses larmes et ses austérités. Souvent même elle fut
assez heureuse pour les délivrer
176
de leurs tentations en leur donnant simplement quelques
objets de piété, tels que reliquaires, chapelets et médailles. C'est une
récompense que Dieu accordait à son dévoûment pour les coeurs soumis aux
épreuves des convoitises sensuelles.
§ Ier BENOÎTE ET L'EUCHARISTIE
L'âme candide de Benoîte, nous
l'avons dit, n'a jamais connu les hésitations du doute. Chez elle la foi est
parfaite dès le premier jour; elle atteint même un tel degré de vivacité qu'on
serait tenté de croire qu'elle jouit par avance des clartés de la vision
béatifique.
Le mystère de l'Eucharistie
surtout est à ses yeux d'une splendeur qui l'entraîne. Le tabernacle est sans
voile, les espèces eucharistiques sont un pur cristal à travers lequel elle
reconnaît son Dieu , comme si elle le voyait face à face.
Et cette foi que rien ne trouble
embrase le coeur de la Bergère d'un amour séraphique pour le Dieu de
l'Eucharistie. Cette sainte et sublime passion se trahit à chaque instant et de
mille manières. Ainsi la pieuse fille est, à la lettre, « dévorée par le zèle
de la maison de Dieu.» La chapelle est «sa chapelle.» C'est elle qui la tient
propre, qui la pare de fleurs, qui l'enrichit d'ornements d'or et de soie, qui
en blanchit et raccommode le linge. Si elle a quelque pièce de monnaie, c'est
pour sa chapelle; si une
177
main libérale lui donne de l'or, heureuse comme une enfant,
elle court en acheter des dentelles pour sa chapelle; si l'autel est envahi par
la poussière et les araignées, elle le nettoie avec le concours de son bon
Ange; si un rêve de fortune entre dans sa tète, c'est celui de rester la
dernière sur la terre pour accumuler dans sa chapelle les diamants de toutes
les couronnes, les trésors de tous les palais et les splendeurs de toutes les
basiliques. Elle croit, avec raison, qu'on ne saurait trop faire pour un Dieu qui
daigne habiter parmi les hommes.
Heureuse d'orner le lieu saint,
elle est plus heureuse encore de s'y trouver; car sa chapelle est son paradis
sur la terre, le lieu de ses délices et de ses consolations. Elle y passe la
plus grande partie de ses journées et souvent encore de longues heures de la
nuit. Quand tout le monde se retire pour se livrer au sommeil, elle reste dans
l'église, elle s'y cache pour échapper à l'oeil de ses directeurs; et s'il
arrive qu'elle ne puisse tromper leur vigilance, elle revient prier sur le
seuil. Parfois alors son Ange se fait le complice de sa piété clandestine, en
lui ouvrant la porte du saint lieu. A plusieurs reprises même, on l'a trouvée
dans la chapelle, quoique la porte en fût exactement fermée.
Quand elle a le bonheur de
pouvoir ainsi se trouver seule en présence de son Dieu bien-aimé, elle laisse
son âme tout entière se répandre devant lui, et son coeur s'exhaler dans les
plus saints transports d'amour. Elle entre alors dans des extases ineffables,
qui durent quelquefois de longs moments.
Elle dit souvent que, pourvu
qu'elle soit dans la chapelle ou une église renfermant la divine Eucharistie,
elle ne redoute plus rien, pas même les attaques de tous les démons ensemble.
Tout acte de respect ou d'amour
envers la divine Eucharistie a le privilège de remuer profondément
178
son âme. Le 15
mai 1664, un prêtre étranger, distribuant la communion
, laissa tomber une hostie sans s'en apercevoir. Benoîte le remarqua, et
on put voir une impression pénible parcourir tous ses membres; mais soudain ce
sentiment fit place à une joie qui éclata sur sa figure et qui frappa tous les
yeux. Que s'était-il passé? Un Ange était venu recueillir la sainte hostie et
l'avait replacée dans le ciboire. Interrogée sur ses transports joyeux, la pieuse
Bergère raconta ce qu'elle avait vu. Un fait semblable arriva à Saint-Etienne
le jour de Pâques 1676.
Pareils sentiments se
manifestaient chez la sainte fille quand elle voyait les prêtres à l'autel ou les
fidèles à la table sainte. Son âme était toute réjouie et inondée d'un bonheur
qui se trahissait par un front rayonnant, lorsque le sacrifice était offert par
un prêtre fervent ou lorsque la communion était reçue par une âme bien pure.
Elle éprouvait, au contraire, un chagrin visible, une torture inexprimable
quand elle avait l'intuition d'une profanation.
Ces faits étaient heureusement
rares, car le plus souvent il était possible à Benoîte de les empêcher. Elle
avertissait les coupables avant le moment du crime. Si elle n'avait pu le faire
plutôt, elle lès arrêtait au passage, ou même les retirait doucement de la
table sainte par un mot dit à l'oreille : a Vous ne pouvez communier,
disait-elle à l'un, parce que vous n'êtes pas à jeûn ; à l'autre : parce que
vous ne vous êtes pas bien confessé; à celui-ci : parce que vous avez manqué de
contrition ; à celui-là : parce que vous avez encore tel péché à avouer. »
L'avis était donné d'une façon si précise et si discrète qu'on l'acceptait sans
murmure et avec une parfaite docilité.
Le soin que mettait Benoîte à
prévenir les sacrilèges chez les autres lui inspirait à elle-même une grande
délicatesse de conscience : elle craignait
179
de n'être jamais assez pure lorsqu'il s'agissait de
communier ; c'est pourquoi elle n'omettait rien de ce qui pouvait la rendre le
moins indigne possible. Elle avait surtout recours au bain mystérieux de la
pénitence. « Ah! disait-elle, on ne peut trop se préparer pour
s'approcher de la sainte table; mais la confession est un lavoir qui purifie de
tous les péchés; c'est la meilleure préparation qu'on puisse apporter à la
réception du Pain des Anges. »
Se regardant comme une grande
pécheresse, elle avait pour habitude de faire précéder la sainte communion par
la confession. La moindre faute l'aurait empêchée d'aller s'asseoir au festin
eucharistique. Le 24
décembre 1702 ,
un prêtre du Laus la querelle de ce qu'elle ne veut pas donner de l'encens de
la chapelle à une paroisse voisine, sous prétexte que chaque paroisse doit
faire face à cette dépense rigoureuse. La pauvre fille se reproche cette
résistance et elle se dispose à aller se confesser à Saint-Etienne, afin de
pouvoir communier à la messe de minuit.
Déjà elle a pris son bâton, lorsque tout à coup sa bonne Mère lui apparaît dans
sa chambre et lui dit : « Ma fille, vous n'avez pas tort : chaque prêtre
doit » pourvoir aux besoins de son église ; vous n'avez donc pas besoin d'aller
à Saint-Etienne; vous pouvez communier au Laus librement et sans appréhension.
» La pieuse fille se rend à une décision si auguste, et communie.
Le 2 août 1700, fête de Notre-Dame des Anges et de la
Portioncule, Benoîte étant à la chapelle voit deux Anges sur l'autel.
« C'est aujourd'hui une grande fête , dit l'un
d'eux, voudriez-vous communier (1)? — Hélas! répond-elle,
comment communier, puis- qu'il n'y a personne pour me confesser (1)? —
N'importe, répond le messager céleste, vous
180
n'avez pas fait de péché qui puisse vous empêcher de
communier. Je vous donnerai moi-même la communion. Allumez les cierges,
approchez-vous de l'autel, mettez-vous à genoux et prenez la nappe dans vos
mains. » Aussitôt le tabernacle s'ouvre et l'un des deux Anges en tire une
hostie; entre-temps, Benoîte s'approche de l'autel, récite le Confiteor
et reçoit le pain vivant de la main de l'un des deux esprits célestes, tandis
que l'autre se tient à genoux, les mains jointes et dans l'attitude du plus
profond respect.
L'Ange qui tient la place du
prêtre referme le tabernacle et dit à la Bergère : « Eteignez les cierges et
retirez-vous dans votre chambre pour y faire votre action de grâces. »
Benoîte obéit et dit à l'esprit céleste : « Bel Ange, j'ai à cette heure ce
qu'il me faut ! » Les envoyés du Ciel disparaissent, l'heureuse fille referme
la chapelle et s'en va dans sa cellule remercier Dieu de la faveur singulière
qu'il vient de lui faire.
Le 16 décembre 1705, l'Ange familier de Benoîte lui
apparaît de nouveau et l'engage à communier ce jour-là en l'honneur de sa
patronne. La pieuse fille s'excuse, comme la première fois ,
sur ce qu'elle n'a pas pu se confesser. L'esprit la rassure en lui disant que
sa conscience est en bon état et qu'il lui suffit de faire un acte de
contrition. Benoîte obéit afin de jouir du bonheur que lui procure l'union avec
son Dieu.
Les jours de communion sont pour
elle un avant-goût du Ciel : ils passent trop vite et reviennent trop lentement
au gré de ses désirs. Dans l'intervalle, elle se dédommage en assistant au
sacrifice de l'autel. Après la communion, rien n'est grand à ses yeux comme la
messe. Cette immolation de la divine victime pour des pécheurs misérables et
ingrats la ravit d'admiration et provoque chez elle des retours d'amour
brûlants. Aussi bien, elle entend chaque
181
jour plusieurs messes; elle engage les pèlerins à en faire
autant; elle invite ceux qui le peuvent à en servlr le plus grand nombre
possible, les assurant qu'ils font en cela oeuvre agréable à Dieu; enfin, quand
l'occasion se présente, elle fait ressortir avec une simplicité éloquente la
grandeur du divin sacrifice, comme le prouve le fait suivant.
Le 4 mai 1673, un solitaire lui demande s'il ne
vaudrait pas mieux prier Dieu dans sa cellule que d'aller à la messe! «Non,
répond-elle, car le sacrifice de la messe est d'un prix infini; il n'est qu'un
et commun au prêtre qui l'offre et aux fidèles qui y assistent. Ceux qui ne
reçoivent pas le corps du Seigneur réellement doivent le recevoir
spirituellement, comme faisaient les Pères du désert. D'ailleurs, mon bon
frère, il y a une raison qui me saute aux yeux. Ne sortez-vous pas de votre
cellule pour chercher votre vie? Ne courez-vous pas d'ici, de là, au risque de
vous dissiper et de perdre le recueillement intérieur? Réfléchissez sur les
complaisances, les soumissions et les bassesses qu'il faut faire dans le monde
à ceux qui vous font du bien : le bon Dieu n'y est-il pas quelquefois offensé?
Je vous demande pardon, mon frère, de la liberté que j'ai prise de vous parler
de choses que vous savez mieux que moi; mais il me semble que si pour cette
misérable vie, qui n'est que passagère, nous prenons tant de soins pour la
conserver, nous ne devons pas faire moins pour la vie spirituelle, et par
conséquent aller à la messe non seulement les jours d'obligation mais les
autres. Vous n'avez pour cela qu'à vous lever un peu plus matin et à prier Dieu
en chemin comme vous le feriez dans votre cellule. Vous savez l'histoire de cet
ermite qui, se plaignant de ce qu'il lui fallait quérir l'eau trop loin,
entendit une voix qui comptait ses pas ; c'était son Ange, qui l'assura que,
s'il prenait patience, Dieu lui tiendrait compte de toutes ses peines et l'en
récompenserait.
182
182
Tâchez, mon frère, d'entendre la messe tous les jours, quand
même vous seriez à une lieue : elle n'a jamais fait perdre la journée au
pèlerin.
Quelle source vive pour les
vertus qui complètent la perfection d'une âme! En les parcourant maintenant,
nous aurons achevé la physionomie morale de notre douce Bergère.
§ II. - VERTUS MORALES
L'Humilité. — L'humilité
est une vertu chère au coeur de Dieu. Benoîte sut la conserver au milieu des
faveurs signalées dont le Ciel la comblait, et de la célébrité attachée à son
nom à cause même de ces privilèges. Au lieu de tirer vanité de ses rapports
avec le monde invisible, elle les cache soigneusement et ne révèle que ce qui
pourrait tourner à sa confusion, comme certains avertissements et quelques
réprimandes relatifs à sa conduite privée. Laissons, du reste, la parole aux
témoins oculaires.
« Elle est si humble, disent-ils,
qu'elle demande constamment à Dieu que tout ce qu'elle fait et fera ne soit pas
entaché de vaine gloire Elle ne parle
jamais des grandes consolations qu'elle reçoit et des belles choses que la
divine Marie lui dit, de peur d'en tirer vanité… Elle cache aussi avec une
adresse merveilleuse le bien qu'elle fait, et surtout
ses aumônes… Elle ne fait connaître que les reproches qui
lui viennent de l'Ange ou de la bonne Mère. Dans un de ces moments de
délicieuse familiarité qu'elle a avec son Ange, elle lui demande si dans le
Ciel tous les saints ont des couronnes. — « Oui, » répond l'esprit céleste, «
et vous en aurez aussi une, si vous vivez toujours en bonne chrétienne. — Ah!
bel Ange, reprend-elle, ne me dites pas cela : vous me perdriez; la vanité
m'emporterait ! —
183
Priez pour les âmes qui sont en purgatoire, » dit encore le
messager du ciel, « souffrez avec patience, et vous n'y resterez pas longtemps
vous-même. — Ah! bel Ange, réplique-t-elle, que dites-vous? ne me parlez pas
comme cela : mille ans de purgatoire seront trop peu pour une si grande
pécheresse. »
C'est avec les mêmes sentiments
qu'elle reçoit les divines condescendances de sa bonne Mère. Quand, le 8 juin 1672, la gracieuse
Reine du Paradis lui présente sa main à toucher : «Non, dit-elle, bonne Mère de
Dieu, il n'est pas juste qu'une chair de chienne touche de si belles mains. »
Et ce n'est pas seulement à l'égard de la Reine du Ciel et de ses Anges que
notre Bergère s'abaisse et se fait petite, elle agit de même à l'égard des
hommes, quels qu'ils soient.
Un religieux feuillant; poissant
à cheval derrière l'église, aperçut Benoîte. Soudain, pour mettre son humilité
à l'épreuve, il lui commanda de délier les courroies de ses souliers. Benoîte
obéit sans hésiter. Sa bonne Mère lui apprit qu'elle avait fait une belle
action.
La conscience qu'elle a de ses
misères fait qu'elle n'ose dévoiler aux pécheurs leur fautes , même quand elle
en reçoit l'ordre de la Mère de Dieu ou de son Ange. Souvent elle dit à
celui-ci : « Avertissez-les vous-même, bel Ange, ils vous croiront mieux que
moi. » Quand elle est obligée d'obéir, elle le fait, mais une fois le devoir
accompli, elle en est affligée comme d'un crime, s'en confesse et pratique
quelque mortification pour expier cette effronterie. Elle croit que c'est, en
effet, une chose indigne qu'une si grande pécheresse se mêle de faire la
correction à des pécheurs qui sont moins coupables qu'elle.
Cette humilité est accompagnée
d'une simplicité qui étonne autant qu'elle charme.
La Simplicité. — Associée
à la Sainte Vierge pour le grand ouvrage de la conversion des pécheurs,
184
favorisée dans ce but des plus insignes privilèges, entourée
ensuite des hommages des pèlerins de toute condition qui accourent au Laus,
notre Bergère ne perd rien de cette simplicité sans égale que nous avons
admirée dans son enfance. On dirait que cette vertu charmante doit être, dans
les desseins de Dieu, le cachet distinctif de la mission de Benoîte. Si pour
entrer au Ciel il faut être enfant par la simplicité, notre Bergère l'a été
toute sa vie : qu'on en juge.
Celle qui énumère si bien aux
pécheurs le nombre de leurs fautes, ne sait pas compter les pauvres linges qui
composent sa garde-robe. Pour s'en rendre compte, elle met dans un coin une
noix pour chaque pièce.
Plus simple encore elle se
montre, lorsqu'un jour elle témoigne le désir de rester la dernière sur terre
pour pouvoir puiser à son gré dans les dépouilles du monde de l'or, de la soie,
des dentelles pour parer sa chère chapelle. Elle oubliait, la pauvre enfant,
qu'elle resterait seule aussi pour admirer tant de richesses.
Lorsqu'un Ange lui dit qu'on veut
la mettre on prison, elle n'y voit d'autre inconvénient que de ne pouvoir y
travailler à son salut.
Du reste, c'est surtout avec les
Anges qu'elle est d'une simplicité admirable. Un jour que, avec l'aide de l'un
de ces esprits célestes, elle allait descendre le tabernacle pour le nettoyer,
elle est très étonnée de le trouver si fort, étant néanmoins si petit. « Bel
Ange, dit-elle, vous êtes si petit, et vous portez un si lourd fardeau ! »
L'Ange sourit. Est-ce le même ou un autre qu'elle vit un jour posé pur le mur
au bord du chemin? Le voyant là, perché, elle s'approche et lui offre son bras
pour l'aider à descendre!
Même simplicité à l'égard de sa
bonne Mère. La voyant un jour au sommet de la Croit-d'Avancon, elle lui dit : «
Bonne Mère, n'avez-vous pas peur de tomber? » La Sainte Vierge rassure sa
fille, mais
185
ne juge pas à propos de l'instruire de la nature des corps
ressuscités. La simplicité de cette candide enfant lui plaît. Un jour même,
elle en sourit. Lui apparaissant à la chapelle, près de l'autel, elle donne sa
bénédiction aux tombes des deux directeur défunts, MM. Peythieu et Hermitte. A
la vue de cet acte de bienveillance à l'égard de ses confesseurs, Benoîte est
tout heureuse et s'écrie : « Faut-il la leur donner aussi, moi ?— Oui, » répond
la Sainte Vierge avec un maternel sourire. La pieuse fille lève la main et
bénit comme sa bonne Mère. Elle avait alors plus de quarante ans: cet âge
assurait que la Bergère apporterait à la tombe la simplicité de ses premiers
ans.
La Patience. — « Le
Seigneur, dit M. Peythieu, n'a pas fait boire à Benoîte le calice tout pur des
douceurs; il a su y mêler des amertumes. Il y a longtemps qu'elle n'a pas eu un
jour de parfaite santé. » Elle préfère néanmoins la maladie au danger
d'offenser Dieu, et les persécutions des démons aux douleurs du vendredi, parce
que celles-ci, étant visibles, attirent trop l'attention et peuvent favoriser
la vaine gloire.
Une chute qu'elle avait faite,
peut-être poussée par le pied de Satan, dans les précipices de la
Montagne-de-l'Aigle, avait déterminé une fistule à l'un de sas bras. Cette
plaie, parait-il, la faisait horriblement souffrir; néanmoins elle n'en demanda
jamais la guérison à Celle qui en avait guéri tant d'autres. Elle préféra pâtir
jusqu'à ses derniers jours.
A cette douloureuse infirmité
venaient s'ajouter les plaies qu'elle recevait les jours où les démons
s'acharnaient contre sa personne, et les maladies, courtes, il est vrai, mais
fréquentes, qui s'ensuivaient. Au milieu de ce martyre continuel , elle reste
patiente et résignée. Quand la douleur est plus forte et qu'il lui semble
qu'elle va mourir, elle dit
186
simplement : « Mon Dieu, que ferais-je ici ? Je sens que le
» coeur me manque : je me jette entre les bras de votre divine providence. »
Dieu acceptait le sacrifice, mais n'exauçait pas la prière. Il fallait que
cette âme si belle fût une victime longtemps offerte à la justice de Dieu, pour
la conversion des pécheurs. Et lorsque la vieillesse arriva avec son cortège de
misères, la victime n'en fut que plus parfaite. La souffrance la coucha durant
les derniers mois de sa vie dans ce lit où elle avait reposé si rarement, et
qu'elle regarda à la fin comme la croix sur laquelle elle devait consommer son
sacrifice. Mais là encore, la résignation fut sa compagne fidèle et lui fit,
boire sans murmure la lie de son calice.
Patiente dans les souffrances,
Benoîte le fut également dans toutes les contrariétés de la vie, et surtout en
présence des mépris et des persécutions. Si l'on en juge par quelques saillies
qui lui ont échappé , elle ne manquait pas d'une certaine vivacité de
caractère. On se souvient qu'à Saint-Etienne, un jour qu'elle avait. ramassé un
plein tablier de fruits, la Sainte Vierge lui dit qu'il n'en fallait prendre
que quatre ou cinq et laisser le reste. Benoîte obéit, mais un peu brusquement,
en jetant les fruits, qui roulèrent dans le ruisseau. Au Laus, son Ange la
reprenait de quelques légères impatiences, elle répondit vivement : « Bel Ange,
si vous aviez un corps comme nous, nous verrions ce que vous feriez. » Ces
petits mouvements d'humeur, qui sont tout ce qu'on peut reprocher à la Bergère,
nous font voir toutes les violences qu'elle était obligée de se faire.
lorsqu'elle était en butte à la contradiction ou au mépris.
Toujours égale à elle-même, elle
souffre tout avec une extrême patience, quoi qu'on lui fasse ou qu'on lui dise.
Jamais elle ne se plaint ni ne murmure du mal qu'on lui fait. Si une personne
haut placée à qui elle dévoile les secrets de sa conscience lui donne
187
deux soufflets, elle ne dit mot. Si d'autres personnes
l'accablent d'insultes , elle se pince la chair jusqu'au sang pour comprimer la
tempête qui s'élève au fond de son coeur et qui menace de faire explosion.
Quand les jansénistes s'efforcent, par toutes sortes de mauvais procédés, de la
pousser à bout, elle prie et pardonne.
L'Innocence. — Ni les
entraînements de la jeunesse, ni les sollicitudes de l'âge mûr n'ont terni
l'éclat de cette aimable innocence qui s'épanouissait au front de Benoîte
encore enfant. Douée de simplicité et de droiture, prévenue d'ailleurs par des
grâces spéciales, cette heureuse fille a toujours vivement abhorré le péché.
Maîtresse d'elle-même, sans autres passions que celles du bien et de la vertu, jamais
elle n'a ouvert son coeur aux inspirations mauvaises. Elle n'a connu ni les
écarts de l'imagination, ni les orages du coeur, ni les rebellions des sens.
Toute absorbée en Dieu, elle
semble passer sur la terre sans y toucher; elle marche à travers les fanges du
siècle, mais sa robe blanche n'en reçoit aucune souillure. Elle sonde les
plaies les plus infectes des âmes coupables, et la sienne reste pure. C'est le
témoignage que lui ont rendu tous ceux qui l'ont vue de près ; amis et ennemis
n'ont qu'une voix pour rendre hommage à son innocence.
« Il y a sept ans, écrivait M.
Peythieu en 1672 (1), que la Mère de Dieu favorise cette bergère de ses douces
visites, et sept ans aussi que le peuple a commencé à connaître cette fille,
sans qu'on ait remarqué que des faveurs si extraordinaires et des honneurs
au-dessus de sa condition aient eu quelques mauvais succès. Elle a continué
dans la bonté de moeurs qu'elle avait et l'a augmentée. Elle a
188
continué dans sa simplicité, ne paraissant ni double ni
dissimulée. Que ceux qui sont venus rendre des voeux en cette sainte chapelle
disent s'ils ont remarqué quelque hypocrisie en sa dévotion ou quelque
dissimulation en ses discours. Que ses compatriotes disent si ses parents se
sont enrichis, et si elle n'a pas fait un saint usage des aumônes qu'elle a
reçues; que ceux qui l'ont confessée disent si elle n'a pas grandi en vertu
aussi bien qu'en âge et qu'en taille. Ce qui me surprend davantage, c'est qu'elle
se soit maintenue, sans conseil et sans direction, dans cette candeur et bonté
de vie, car ceux qui l'ont confessée l'ont écoutée sans la diriger. »
La longue vie de la Bergère s'est
écoulée, comme l'insinue M. Peythieu, non pas à l'ombre du cloître, ni dans
l'obscurité d'une chaumière, mais, en quelque sorte, en plein soleil. Dès ses
premiers ans, elle est en spectacle aux Anges et aux hommes. De bonne heure
elle fixe l'attention du public, dont le regard scrutateur doit être d'autant
plus sévère que la jeune fille se prétend favorisée de relations intimes avec
le monde surnaturel. Or, ni l'oeil vigilant de sa mère, ni la surveillance
sévère de sa maîtresse, ni l'inquisition minutieuse du public, n'ont pu
surprendre une faute grave dans toute sa conduite.
Dans le nombre de ceux qui
tenaient ses visions pour suspectes d'illusion ou de supercherie, se trouvaient
des hommes habitués à découvrir le mal jusque dans les derniers replis de la
conscience ; et néanmoins, ni les prêtres que la prudence rendait observateurs,
ni les jansénistes que la haine faisait, vigilants, ni les pharisiens
hérétiques ou mauvais chrétiens qu'un faux zèle intéressait à trouver la
voyante en défaut, n'ont pu lui reprocher un acte répréhensible, une vraie
faute.
Le démon lui-même a reconnu implicitement son innocence. Nul
mieux que lui n'est expert à examiner
189
les consciences, quand une fois il est parvenu à les
souiller. Or, il ne sait rien reprocher à Benoîte, sinon de bigoter
toujours, de prier sans cesse sa grande Dame. Et pourtant il s'épuise en
artifices pour lui faire commettre ne serait-ce que quelques fautes
d'impatience, de jugement téméraire, de vanité, d'amour-propre ou de
découragement; mais vains efforts, la vertu de la Bergère reste intacte et
défie la critique la plus malveillante.
Nous ne sommes pas surpris, après
cela, que l'imposante voix de la tradition, écho fidèle de la conviction des
contemporains , proclame hautement que Benoîte est morte avec la blanche robe
de son innocence baptismale.
Néanmoins nous ne serions ni
complet ni exact si nous dissimulions, dans la vie de la pieuse Bergère du
Laus, les quelques défectuosités dont les plus grands saints eux-mêmes n'ont
pas été exempts. S'il n'y a eu chez elle ni un vice, ni même une faute un peu
grave, il y a eu quelques imperfections et quelques légers manquements. Or, ces
petites misères par lesquelles Benoîte a payé tribut à la fragilité humaine,
mais nous qu'elle a expiées par tant de larmes et tant de sang, n'avons aucune
peine à les relever : nos lecteurs les regarderont comme des ombres qui font
ressortir les beautés de son admirable vie, et ils en seront plus édifiés que
scandalisés.
Nous nous rappelons qu'à
Saint-Etienne la petite Bergère avait un attachement quelque peu exagéré pour
la grosse chèvre qui lui aidait à passer l'Avance grossie par les orages. Elle
la faisait manger dans sa main et lui donnait du pain et des raisins : la belle
Dame lui reproche cette affection trop grande. C'était en 1664. L'année
suivante, au Laus, l'Ange lui enjoint, de la part de la Mère de Dieu, d'avertir
une personne violemment tentée. Benoîte hésite, et,
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pour un retard de deux heures, le péché qu'elle devait
prévenir est commis... et un orage épouvantable s'abat sur le pays et saccage
les récoltes. La Sainte Vierge se montre à la Bergère et lui dit : « Parce que
vous n'êtes pas allée avertir cette personne, vous passerez longtemps sans me
voir, en » punition de votre désobéissance. »
Un gentilhomme de grande piété et
bien connu de Benoîte lui donne un chapelet d'ambre. La pieuse fille aimait les
beaux chapelets; elle s'attache un peu trop à celui-ci. Son Ange le lui prend,
pour lui donner une leçon de détachement (1667).
Elle avait donné une relique de
la Vraie Croix à une de ses amies pour la délivrer de certaines tentations
humiliantes. Celle-ci étant morte, la Bergère crut qu'elle pouvait reprendre
son pieux talisman, mais les parents de la défunte le réclamèrent. La pauvre
enfant hésita à se détacher de son trésor et n'osa pas avouer qu'elle l'avait
caché dans une boite. Elle en fut punie, car la sainte relique disparut à tout
jamais. La bonne Mère lui déclara que c'était parce qu'elle avait menti (1668).
Un jour qu'elle allait à Remollon
pour faire baptiser un enfant, elle rencontre des huguenots qui lui demandent
s'ils pouvaient se sauver dans leur religion. « J'en laisse le jugement à Dieu,
» répond-elle. » La Mère de Dieu l'en reprend bientôt après en lui disant : «
Ma fille, parce que vous avez eu trop » de respect humain et que vous avez
craint de dire » la vérité, vous ne me reverrez pas d'un mois. » La pieuse
Bergère pleura longtemps cette faute (1668).
Les fatigues que Benoîte endurait
et les austérités qu'elle s'imposait la tenaient dans une fièvre presque
continuelle. Elle en était fort altérée : pour étancher sa soif, elle faisait
de fréquentes visites à la fontaine. Quelques méchantes personnes en prirent
occasion pour la juger témérairement, attribuant à la bonne chère une soif qui
avait un tout autre principe.
191
Son directeur voulut mettre fin à ces fâcheuses
interprétations et lui commanda de ne plus aller boire à la fontaine. Elle
désobéit une première fois impunément, mais , à la récidive, elle tomba comme
morte et resta évanouie pendant deux heures. Revenue à elle-même, elle comprit
la leçon et fut désormais d'une obéissance exemplaire à l'égard de ses
directeurs.
Le jour de sainte Catherine (25 novembre) 1670, la bonne
Mère reprend sa fille de ce qu'elle commerce trop avec le monde, ce qui lui
fait perdre sa dévotion. L'année suivante, le jour des Rois, l'Ange lui
reproche de ne faire pas assez de profit de ses confessions et communions , pour se répandre trop au dehors.
La veille de Noël 1670, elle est
réprimandée sur sa trop grande inquiétude à propos des dépenses qui se
faisaient pour l'établissement des confessionnaux de la nouvelle église.
Allant de nuit prier à la
Croix-d'Avançon , elle rencontre deux hommes dont elle devine les mauvaises
intentions et qui lui demandent si elle est souffrante pour se promener ainsi
la nuit ? « Je suis épileptique, dit-elle, et je vais prier Dieu et sa
sainte Mère de me guérir.» Cette parole la préserva d'un affront, mais son Ange
l'en blâma sévèrement.
Un jour, un linge lui ayant
manqué, elle le demande, en présence d'un témoin, à une personne qu'elle
soupçonnait un peu coupable du larcin. La Mère de Dieu la reprit fortement de
ce jugement téméraire et du mauvais exemple qu'elle avait donné. Elle dut, pour
ce péché, faire amende honorable devant la personne injustement inculpée.
L'Ange, lui apparaissant dans la chapelle le 16 janvier 1671, lui dit : «
Vous désirez beaucoup, ma soeur, de voir notre Mère, mais ce ne sera pas de
sitôt, parce que vous n'avez pas osé faire la correction à deux hommes qui
trois fois ont juré Dieu dans votre maison. » « Que de soupirs et de
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larmes pour expier cette faute! écrit M. Peythieu; pendant
plusieurs jours elle fut inconsolable, et on aurait dit qu'elle allait expirer.
»
M. Peythieu étant mort (19 mars 1689), Benoîte
pleura amèrement cette perte. La bonne Mère lui reprocha de se trop désoler,
contre la volonté de Dieu, et l'assura que la crainte excessive qu'elle avait
eu de voir arriver cette mort fut cause qu'elle n'aperçut pas les deux rayons
projetés par l'Ange dans la chambre du malade pour empêcher les démons d'y
entrer.
Par pur amour des souffrances, ou
pour éviter quelque occasion de péché, la pieuse Bergère demandait quelquefois
d'être malade: sa prière était exaucée. Or, un jour qu'elle souffrait beaucoup,
elle parut manquer de résignation. Son Ange l'en reprit et lui dit que,
puisqu'elle avait prié Dieu de la rendre malade, elle devait prendre son mal en
patience (1690).
La veille de saint Luc 1690,
l'Ange donne à Benoîte une leçon de charité. « Vous vous entretenez trop des
uns et des autres, dit-il; vous devriez couvrir tous les défauts de votre
prochain et prier Dieu pour ceux qui le diffament. »
Le 2 janvier 1709, le messager céleste la reprend «
de ce qu'elle n'a pas corrigé son neveu, qui avait scandalisé quelques
personnes en disant devant elles des paroles un peu trop libres. »
Telle est la confession générale
de Benoîte. C'est elle qui nous l'a faite ; car, si elle ne les avait pas
déclarées, la plupart de ces fautes seraient restées secrètes. Elle les a
dévoilées par esprit d'humilité ; nous les publions pour rendre hommage à sa
sainteté. Une âme qui n'emporte des luttes de la vie que cette imperceptible
poussière mérite une place dans l'assemblée des Saints, surtout quand elle a su
laver dans des torrents de larmes et des flots de sang ces légères
éclaboussures du limon humain.
193
Tandis que Benoîte donnait au
monde le spectacle des vertus que nous venons d'esquisser, la Sainte Vierge
continuait d'attirer les pécheurs en multipliant sous leurs yeux les guérisons
corporelles. Nous en avons compté vingt-cinq en 1667; nous en trouvons seize
dans les deux années suivantes : quarante-un prodiges de cette nature en trois
ans, n'est-ce pas une sainte prodigalité?
Et encore nous n'avons là qu'une
partie des miracles corporels dus au coeur de la bonne Mère, car nos historiens
avouent qu'ils sont loin d'avoir tout noté. Ils n'ont recueilli que les faits arrivés
en faveur de malades appartenant aux localités peu éloignées du Laus, parce que
leurs noms et le lieu de leur demeure étaient plus connus, et que le souvenir
en était resté plus vivant dans le pays. Ils ne pensaient certainement pas
qu'en agissant de la sorte ils donnaient à leur récit un caractère de plus
d'authenticité. Comment auraient-ils eu le courage d'inventer des faits qu'il
eût été si aisé de contredire? Si nos chroniqueurs n'avaient nommé que des
miraculés appartenant aux régions lointaines , on aurait pu leur attribuer
l'adage : « A beau mentir qui vient de
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loin; » mais en évoquant des souvenirs de fraîche date, en
rappelant des faits dont les acteurs ou les témoins sont encore là sur les
lieux, ils ferment la bouche à tout contradicteur raisonnable. Voici
quelques-uns de ces prodiges.
Jacques Souvra, de Sigoyer,
recouvre la vue le 15 avril
1668. Mademoiselle Allemand,
de Gap, guérit d'une hydropisie neuf jours après. Louis Albrand, des Crottes,
est délivré subitement d'une fièvre continue; Catherine Clavier, du
Montgenèvre, le sieur Amayon, curé de Saint-Léger, le fils Bonnabel,
d'Orcières, sont délivrés de diverses infirmités.
L'année suivante, au mois
d'avril, le sieur Clair, praticien, de Grenoble, accompagnait au Laus sa femme,
fille du sieur Louvel, marchand, affligée au sein d'un abcès que les médecins
de la ville s'étaient avoués impuissants à guérir. A la fin de sa neuvaine, la
plaie se ferme sans retour.
Le seigneur de Roque-More rend
son vœu pour avoir recouvré la vue. La même grâce est obtenue par Marguerite
Druisse, du Freney, près La Grave. Jeanne Amaranthier, de Réallon, se voue au
Laus, et guérit de l'hydropisie. Une fille de Jeanne Fine, du
Villars-Saint-Pancrace, rend grâces à Notre-Dame du Laus pour avoir été délivrée
d'une surdité complète.
Ces faveurs étaient dues, sans
doute, au coeur compatissant de la Sainte Vierge, mais Benoîte n'y était pas
étrangère. Elle priait pour tous les malheureux, et sa prière ne restait jamais
inexaucée. Les faits suivants prouvent que sa bonne Mère ne savait rien lui
refuser.
Une fille qu'elle aimait beaucoup
tombe devant elle d'un accès épileptique; elle en est étonnée et affligée, mais
elle prie, et sa jeune amie est délivrée de cette redoutable maladie. Enhardie
par ce succès, la pieuse fille demande mieux que la santé, elle sollicite la
conservation de la vie. L'une de ses compagnes
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étant malade, elle parle à la Sainte Vierge, qui lui dit que
la jeune fille ne relèverait pas de sa maladie, et que, bien disposée par les souffrances,
elle mourra bientôt. Mais Benoîte aimait sa compagne, et, dût-elle retarder
pour celle-ci l'entrée dans la gloire, elle désirait la voir plus longtemps sur
la terre. « Si c'était votre bon plaisir, dit-elle à son aimable Souveraine,
j'oserais vous prier qu'elle ne meure pas encore. » Que va faire Marie?
Dira-t-elle que l'arrêt en est porté et qu'il sera exécuté? Non, elle sourit,
et la malade se trouve guérie subitement.
Quand elle avait obtenu ces
faveurs ou d'autres semblables, la sainte Bergère allait à la chapelle pour y
rendre ses actions de grâces au Dieu de l'Eucharistie, et pour lui présenter de
nouvelles requêtes dans l'intérêt de quelque grand pécheur. Du reste, elle se
trouvait si bien là près du tabernacle, qu'elle aurait voulu y rester toujours.
« La chapelle, c'est l'objet de tous ses soins, c'est la source de toutes ses
délices, c'est un paradis sur terre. »
Telle est sa foi en l'auguste
sacrement de l'autel, qu'elle répète souvent que, pourvu qu'il soit dans
l'église où il repose, tout l'enfer viendrait qu'elle n'en serait point
épouvantée.
Là, elle se mêle aux adorateurs
qu'elle est sûre de trouver toujours près du tabernacle. Les hommes, trop
souvent, délaissent le Dieu de l'Eucharistie, mais les esprits bienheureux ne
le quittent jamais. Ils sont là, prosternés devant le trône de sa miséricorde,
comme ils sont au Ciel devant le trône de sa gloire. Leur zèle se préoccupe
même de la décence du tabernacle où il daigne reposer.
Il paraît que celui de l'humble
chapelle de Bon-Rencontre donnait accès, par ses ais mal joints, à la poussière
et aux araignées. L'un de ces esprits adorateurs charge Benoîte d'en informer
les prêtres, afin qu'ils fassent disparaître tout ce qui souille la prison du
divin captif. La Bergère transmet la céleste
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recommandation , qui , par oubli ou négligence, n'est pas
exécutée. L'Ange alors se met en devoir de faire lui-même l'opération. Un soir
que la pieuse Bergère s'était enfermée dans la chapelle pour y prier tout à son
aise, le bienheureux esprit lui apparaît prés de l'autel. « Allumez,
dit-il à sa «soeur, deux cierges, et mettez-les sur la crédence. » Benoîte
obéit. L'Ange alors ouvre le tabernacle, fait une profonde révérence, tire le
ciboire et le corporal, les place sur l'autel un peu à côté et les couvre d'un
voile. Puis, prenant le tabernacle d'un côté, tandis que Benoîte le porte de
l'autre, ils le déposent à terre. L'aisance avec laquelle son compagnon
supporte sa part de poids surprend la Bergère. « Bel Ange, dit-elle, vous
êtes si petit, et vous portez un si lourd fardeau! » Un sourire répond à
cette adorable simplicité. Tous deux s'évertuent ensuite à nettoyer le
tabernacle. Le meuble est remis en son lieu. L'Ange fait aux saintes espèces
une nouvelle révérence, les prend avec le même respect que tout à l'heure, les
remet en place sur le corporal, referme la porte et disparaît. La pieuse fille
reste seule, ravie de ce qui vient de se passer et heureuse d'avoir pu
contribuer. à rendre décente la demeure de Celui qui est tout pour son coeur.
Une faveur d'un autre genre devait lui être accordée quelque temps après.
Depuis le jour où la veuve
Rencurel s'était vue dépouillée de ses biens, elle avait, à force de travail et
d'économie, recueilli de quoi acheter un petit coin de vigne situé sur le territoire
de Valserres. Mais , hélas ! la pauvre femme n'était guère apte à faire à cette
vigne les travaux nécessaires. Le printemps arrivait à grands pas et rien
n'était fait encore. Des hommes charitables et dévots envers la Sainte Vierge
s'offrent à Benoîte pour aller tailler les ceps. Le bienveillant secours est
accepté. La Bergère accompagne les ouvriers. Après leur avoir donné un peu de
vin, elle leur dit qu'elle va prier quelques
197
instants à l'église de Notre-Dame de Valserres, et qu'elle
reviendra pour leur servir le goûter d'usage. La pieuse fille comptait sans les
tendresses de sa bonne Mère. A peine entrée dans le saint temple, la Mère de
Dieu lui apparaît et la jette dans un ravissement qui va durer tout le reste de
la journée et toute la nuit suivante; en sorte que les ouvriers , ne la voyant
pas revenir et ne sachant ce qu'elle était devenue, durent pourvoir eux-mêmes à
leurs besoins. Cependant l'oubli de leur jeune et pauvre maîtresse ne les avait
pas découragés ; le lendemain, ils étaient de retour à la vigne pour achever
leur besogne. Revenue à elle-même, Benoîte reçoit de sa bonne Mère plein un
tablier de roses toutes fraîches et toutes parfumées. C'était le 15 mars. A
cette époque de l'année, ni l'églantier, ni le rosier des jardins ne saurait
être en fleur dans nos Alpes. C'eût été déjà beaucoup que d'avoir des violettes
ou des primevères à la corolle dorée, mais des roses!... La Rose mystique
seule avait pu les faire épanouir dans ses parterres mystérieux. Le parfum
qu'elles exhalaient était d'une suavité incomparable. La Mère de Dieu voulait
sans doute récompenser la piété de sa fille et lui fournir un moyen de
s'excuser auprès des ouvriers qu'elle avait laissés à la vigne le jour
précédent et qu'elle devait y retrouver aujourd'hui. Si la pensée leur était
venue de se plaindre auprès de leur jeune maîtresse de ce qu'elle les avait
condamnés à un jeûne un peu trop prolongé, elle n'avait qu'à leur offrir les
roses miraculeuses, et soudain le reproche aurait expiré sur leurs lèvres pour
faire place à l'admiration : comment oser récriminer devant un miracle? Aussi ,
pas un seul mot de plainte ne sort de leur bouche. Acceptant avec bonheur les
roses venues du ciel, ils en respirent avec délices les suaves aromes.
« Donnez-en à ceux qui vous
en demanderont, » avait dit la Sainte Vierge à la Bergère; et celle-ci se
montre généreuse. Elle en donne aux prêtres du
198
Laus, à plusieurs autres personnes; puis elle dépose ce qui
lui reste dans un coffret. Quinze ans après, elle en avait encore.
Le bruit de ce prodige d'un
nouveau genre se répandit bientôt et contribua pour sa part à accréditer le
pèlerinage. Mais tout ce qui atteignait ce but exaspérait la rage de Satan. Il
ne faut donc pas s'étonner si cet ennemi de tout bien tenta de nouveaux efforts
pour ruiner la dévotion nouvelle. Nous avons signalé déjà les hostilités qu'il
inspira et les luttes personnelles qu'il engagea contre la sainte Bergère; nous
le verrons bientôt essayer de discréditer le pèlerinage en le parodiant;
aujourd'hui il cherche à le souiller, pour en éloigner les âmes honnêtes et
chrétiennes. Dans ce but, il ne vise rien moins qu'à convertir en un lieu de
débauche ce vallon sanctifié par la présence de la Reine des vierges, embaumé
par les parfums célestes, où tout est saint, même l'air qu'on y respire, oit
l'on ne peut arriver sans être saisi d'un religieux respect, où l'on ne peut
rester longtemps avec une conscience criminelle. C'était une profanation, et le
misérable l'essaya. A divers intervalles, on vit arriver de ces personnes que
le péché a flétries, que le vice a déshonorées. Elles venaient, non point pour
pleurer leurs désordres, mais pour les continuer et tendre avec plus de
perfidie des pièges à l'innocence et à la faiblesse. Mais Benoîte était là… Son
oeil pénétrait soudain dans la conscience des malheureuses et dévoilait leurs
criminels desseins. Aussitôt elles étaient chassées, chassées par qui que ce
fût, à la prière de Benoîte. La bonne fille est la seule autorité du lieu.
C'est elle qui fait la police, et elle la fait avec une telle perspicacité que
le crime y devient impossible. Elle devine les mauvaises intentions; elle sent
venir le mal, et elle l'arrête. Les voleurs sont dépistés et les infâmes
signalés avant qu'ils aient eu le temps de commettre leurs forfaits.
Le 3 août, jour de l'invention
des reliques de saint
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Etienne (1), MM. Peythieu et Hermitte étaient descendus au
village pour assister aux vêpres et gagner l'indulgence. Ils devaient même y
rester jusqu'au lendemain; mais à l'issue de l'office du soir, Benoîte vint
leur dire de se retirer, parce que dans la nuit un voleur viendrait piller la
maison. Ils obéirent et bien leur en prit, car, vers les onze heures, ils
entendirent le larron qui s'étudiait à forcer les portes et les fenêtres de
leurs chambres. Les précautions qu'ils avaient prises rendirent inutiles et
l'adresse et les fausses clefs du voleur. Celui-ci, de guerre lasse, alla
essayer son industrie dans la maison du sieur Meyssonnier, où se trouvait le
coffre de la chapelle. Là un Ange veillait sans doute, car le malheureux passa
le reste de la nuit à forcer un verrou qui ne formait même pas et qu'on trouva
le lendemain tout plié par les deux bouts.
Un samedi soir (13 avril 1679), Benoîte
avertit M. Peythieu que s'il dort toute la nuit un grand crime sera commis. Le
saint prêtre, ne pouvant veiller jusqu'au matin , va
se mettre au lit, mais une sorte de fièvre le saisit et l'empêche de fermer
l'oeil. Il se lève vers minuit, trouve
deux pèlerins qui venaient d'arriver et leur demande s'ils veulent se
confesser; sur leur réponse affirmative, il leur ouvre l'église et les
confesse. Leurs veux donnèrent raison à la prévision de Benoîte.
Au mois de mars 1669, une
misérable fille arrivait au Laus dans l'intention de cacher les suites de ses
désordres, et d'en laisser le fruit entre les mains de Benoîte; mais celle-ci
devina son infâme dessein, signala la coupable à M. Peythieu, qui lui intima
l'ordre de partir sur le champ et la fit accompagner un peu loin, afin d'être
assuré de son départ.
Plusieurs faits de ce genre se passèrent plus tard; ils
eurent tous le même dénouement. Le scandale
200
ne put s'implanter au saint vallon, et Satan en fut pour ses
frais. Benoîte lui en fit d'autres : non contente de chasser ses suppôts, elle
lui arrachait ses victimes.
Si l'on ne savait combien grandes
sont les faiblesses du coeur humain, et si l'on n'était persuadé, d'ailleurs,
que c'était au Laus que la miséricorde divine poussait les plus grands
criminels, on serait effrayé du nombre et de la dépravation des coupables que
Benoîte eut à avertir. Qu'on en juge par la triste statistique de la seule
année 1669: quarante-deux malheureuses filles qui ont forfait à l'honneur,
trente-cinq pécheurs infâmes dont les crimes ne sont pas nommés, quinze
adultères, neuf infanticides, cinq voleurs, trois vendus au démon , un
parricide, un conjugicide et un sacrilège. Ce tableau repoussant de nos
dégradations morales se représentera, avec des couleurs plus ou moins chargées,
à chacune des années de notre histoire, jusqu'à la mort de la sainte Bergère;
mais nous demandons à nos lecteurs la permission de ne plus l'exposer à leurs
yeux. Il suffira de l'avoir considéré une fois pour admirer la charité
inépuisable de Benoîte, la tendresse compatissante de la Sainte Vierge et
l'infinie miséricorde de Dieu.
Ce qui console en présence de cet
humiliant spectacle, c'est le retour sincère à la vertu et à Dieu de tous ces
grands pécheurs dont Benoîte a sondé, d'une main douce mais sûre, les plaies
aussi dégoûtantes que profondes. Si, de loin en loin, quelques-uns s'obstinent
dans leur lamentable état, c'est une rare exception, qui fait mieux apprécier
encore le bonheur des autres.
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