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DU CULTE DE LA SAINTE VIERGE DANS L’ÉGLISE CATHOLIQUE
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LETTRE DU R. P. NEWMAN
PRÊTRE DE L’ORATOIRE DE SAINT-PHILIPPE-DE-NÉRI
AU DOCTEUR PUSEY
Traduite de l’anglais, avec l’autorisation du P. Newman,
GEORGES DU PRÉ DE SAINT-MAUR
PARIS
CHARLES DOUNLOL, LIBRAIRE-ÉDITEUR
Rue de Tournon, 29.
1866
TABLE DES MATIÈRES
Introduction................. 4-30
La doctrine et la dévotion................. 30-36
Marie, seconde Êve................. 36-51
Sainteté de Marie ; son immaculée conception................. 54-58
Grandeur de Marie................. 58-72
Marie, mère de Dieu................. 72-76
Zèle des Pères pour sa gloire................. 77-79
Sa puissance d’intercession................. 79-89
Notre accord avec les Pères................. 89-91
La vraie et la fausse dévotion envers la Sainte Vierge. 91-103
Explications (I-V) ................. 103-120
Suite (VI-X) ................. 120-136
Conclusion ................. 136-137
Notes de la traduction française................. 139-152
Notes de l’édition anglaise................. 153-173
INTRODUCTION
LETTRE AU DOCTEUR PUSET
Quiconque souhaite l’union de la Chrétienté, déchirée par tant et de si
longues divisions, ne peut éprouver d’autre sentiment que la joie, mon cher
Pusey,en voyant, par votre dernier ouvrage, que vous découvrez enfin la
possibilité de nous faire des propositions précises, pour arriver à ce grand
but, et que vous êtes en mesure de dire à quelles conditions, sur quelles bases
vous pouvez travailler avec nous pour l’atteindre. Il n’est pas nécessaire que
nous soyons d’accord avec vous sur les détails de votre plan ou sur les
principes qu’il embrasse, pour nous réjouir en apprenant qu’avec votre
connaissance personnelle de l’Église anglicane, avec votre expérience de sa
composition at de ses tendances, vous croyez venu le moment où vous et vos amis
pouvez, sans imprudence, vous appliquer à méditer une telle entreprise.
Fussiez-vous même un membre isolé de cette Église, une sentinelle sur une tour
élevée dans
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une métropole d’opinion religieuse, nous vous entendrions naturellement avec
intérêt annoncer l'état du-ciel et la marche de la nuit, les étoiles qui se
lèvent, ou les nuages qui s’amoncellent, les chances d’avenir des trois grands
partis que l’Anglicanisme renferme dans son sein (1), et l’action exercée sur
chacun d’eux par la science ou les événements politiques du jour. Vous n’abordez
pas ces questions ; mais le pas que vous faites donne évidemment la mesure et la
conclusion de l’opinion à laquelle vous êtes arrivé sur leur ensemble.
Mais vous n’êtes pas simplement un individu ; dès votre première jeunesse, vous
vous êtes dévoué à l’église établie ; et, après quarante à cinquante ans de
travail incessant à son service, vos racines et vos branches s’étendent sur tous
les points de son vaste territoire. Plus que personne au monde, vous avez été
l’agent assidu et infatigable d’une grande œuvre accomplie dans son sein ; et,
contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, vous avez, de votre vivant, obtenu,
comme vous l’aviez mérite, la confiance de vos frères.
Vous ne pouvez parler pour vous seul ; vos antécédents, votre influence
actuelle, nous sont un gage que la décision que vous pourrez prendre deviendra
la décision d’une multitude. D’autres groupes nombreux, tient ou ne saurait
précisément vous appeler l’organe, seront ébranlés par votre autorité ou vos
arguments ; d’autres
1. Voyez, à la fin du volume, une note sur ces partis.
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encore, d'une école plus récente que la vôtre, et qui, à la vérité, ne sont
pas vos adhérents, mais par cette seule raison qu’ils vous ont dépassé par la
liberté de leurs discours et de leurs démonstrations en notre faveur, vous
accepteront, en cette occasion, pour leur interprète. Il n’existe nulle part, ni
parmi nous, ni dans votre propre église, ni, je suppose, dans l’Église grecque,
personne à qui il soit donné d’agir sur une réunion d’hommes aussi nombreux,
aussi vertueux, aussi capables, aussi instruits, aussi zélés, que ceux sur
lesquels s’étend plus ou moins votre influence ; et je ne puis leur faire un
plus grand honneur que de leur dire qu’ils devraient tous être catholiques, ni
leur rendre un service plus affectueux que de prier pour qu’ils le deviennent un
jour. Je ne saurais non plus, j’en suis certain, m’employer à une tâche plus
agréable au divin Maître de l’Église, ni mieux montrer ma fidélité et ma
soumission respectueuse envers son Vicaire sur la terre, qu’en m’efforçant de
contribuer, si faiblement que ce soit, à l'accomplissement d’une si grande
œuvre.
Je sais quelle serait la joie de ces hommes consciencieux, dont je viens de
parier, s’ils ne faisaient qu’un avec nous. Je sais de quels transports
spontanés leurs cœurs bondissent à la seule pensée de l’union, et quelle est
l’ardeur de leurs aspirations vers ce grand privilège dont ils sont privés : la
communion avec le Siège de Pierre, avec son présent, son passé, son avenir. Je
le conjecture d’après ce que je sentais moi-même, quand
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j’étais encore dans l’Église anglicane. Je me rappelle bien à quel point je
me sentais semblable au fils banni de la famille, quand je prenais sur les
rayons de ma bibliothèque les volumes de saint Athanase ou de saint Basile, et
que je me mettais à les étudier ; comment, au contraire, quand je fus enfin
amené dans le sein de la Communion catholique, je les baisais avec transport,
sentant bien qu’en eux je retrouvais beaucoup plus que tout ce que j’avais perdu
; et m’adressant à ces pages inanimées, comme si j’eusse parlé directement aux
illustres saints qui les ont léguées à l’Église, avec quelle joie je leur disais
: « Maintenant vous êtes à moi et je suis à vous, hors de toute erreur! » Telle
serait, j’imagine, la joie de ceux dont je parle, si, en s’éveillant un matin,
ils se trouvaient posséder régulièrement les traditions et les espérances
catholiques, sans violence faite à leur sentiment personnel du devoir ; — et
certainement je serai le dernier à dire qu’une telle violence puisse être, en
aucun cas, légitime, que les droits de la-conscience ne soient pas souverains,
ou que personne puisse transgresser ce que sa raison lui fait envisager comme
l’ordre de Dieu, pour rendre par là sa marche plus facile, ou son cœur plus
léger.
Je serai le dernier à accuser cette déférence jalouse à la voix de notre
conscience, quelque jugement que les autres puissent par suite porter sur nous ;
— et cela, par cette raison que le cas qui est aujourd’hui le leur, a été le
mien, vous le savez. Vous n’avez pas oublié les
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dures paroles qu’on disait contre nous, il y a vingt-cinq ans, et que, dans
notre cœur, nous savions ne pas mériter. Ce souvenir me met aujourd’hui dans la
position de la reine fugitive que nous montre un texte bien connu : « Haud
ignara mali ; » elle avait appris à sympathiser avec ceux qui étaient les
héritiers de sa destinée errante. Il y avait des prêtres, des hommes vénérables,
dont le zèle dépassait le savoir, et qui, par suite, s’exprimaient hardiment,
quand ils se fussent montrés plus sages en suspendant un jugement défavorable à
ceux qu’ils devaient bientôt accueillir comme des frères dans leur communion.
Nous nous trouvions alors dans une situation pire que celle où vos amis se
trouvent aujourd’hui ; car nos adversaires livraient à la presse leurs jugements
les plus sévères contre nous. Un d’eux s’exprimait en ces termes, dans une
lettre adressée à l’un des évêques catholiques :
« Croire que cette crise d’Oxford soit un pas réel vers le Catholicisme m’a
toujours paru une véritable illusion... J’ai vu dans M. Newman, le docteur Pusey
et leurs associés, des guides rusés et artificieux, bien qu’inhabiles... Le
baiser de M. Newman serait pour nous le baiser du traître…. Mais le trait le
plus frappant de la méchante rancune de ces hommes, c’est que leurs calomnies
nous sont prodiguées souvent au moment où nous aurions lieu de penser que
l’objet même de leurs Traités ôte toute occasion à leurs injures. Les trois
dernières publications (des Tracts for
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the Times), m’ont ouvert les yeux sur l’astuce et la duplicité, ainsi que sur
la malice des membres de la « Convention d’Oxford..... Si les Puséistes doivent
être les nouveaux apôtres de la Grande-Bretagne, les espérances que je
nourrissais pour mon pays s’éteignent, et l’avenir est sombre…. Jamais je
n’aurais consenti à entrer en lice contre cette étrange association.... si je
n’avais compris que mon supérieur à moi était en garde contre la perfidie et la
trahison de ces hommes..... J’accuse le docteur Pusey et ses amis de haïr
mortellement notre religion... Que penserait le Saint-Siège, Monseigneur, des
œuvres de ces Puséistes ? ..... »
Un autre prêtre, converti lui-même, écrivait :
« A mesure que nous voyons de plus près le Catholicisme, notre respect et notre
amour augmentent, et notre violence s’évanouit ; mais, parmi eux, la majorité
devient plus furieuse, à mesure qu’ils affectent d’imiter Rome ; c’est là une
preuve manifeste de leurs desseins… Je ne les crois pas plus rapprochés, sur
aucun point, du seuil de l’Église catholique, que ne le sont les prédicateurs
méthodistes et évangéliques les plus remplis de préjugés... Tel est, Monsieur,
l’aperçu de mes opinions sur le mouvement d’Oxford. »
Je ne dis pas qu’une telle opinion sur nous ne fût pas naturelle ; et, pour ce
qui est de moi, je confesse volontiers que j’avais tenu, au sujet de l’Église,
un langage tel
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que je n’avais aucun droit à être épargné par les Catholiques. Mais, après
tout, et en fait, ils se trompaient dans leurs prévisions ; et leurs frères
alors ne furent pas d’accord avec eux. Le docteur Wiseman (comme on l’appelait
encore) conçut particulièrement de nous une idée plus haute et plus généreuse ;
et le Saint-Siège n’intervint pas, bien que l’auteur d’un de ces passages fît
appel à son jugement. L’événement prouva que la ligne de conduite la plus
circonspecte était la plus intelligente ; et, à son lit de mort, un évêque qui
avait pris parti contre nous, m’envoya, par excès de charité, l’expression du
chagrin qu’il éprouvait de m’avoir méconnu dans le passé. Une conscience qui se
trompait, mais à laquelle j’avais fidèlement obéi, m’avait, par la miséricorde
de Dieu, amené à la vérité, avec le temps.
Je reconnais donc pleinement les droits de la conscience en cette matière. Je ne
vous fais aucun reproche d’avoir établi aussi clairement, aussi complétement que
possible, les difficultés qui vous empêchent de vous joindre à nous. Je ne puis
m’étonner de ce que vous commencez par stipuler des conditions à votre union,
quoique je ne puisse les accepter, et que je pense qu’un jour vous-même serez
heureux de les laisser tomber. Vos observations étaient nécessaires pour ouvrir
le débat ; elles font connaître l’état du pays et servent à déblayer le terrain.
Voilà ce que j’avais à dire en commençant. Mais, après vous avoir accordé tout
ceci, je me vois loyalement obligé d’ajouter ce qui, je le
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crains, vous affligera, mon cher Pusey. J’ai pourtant la confiance, mon bien
cher ami, que vous ne serez pas du moins irrité contre moi, si je dis ce qu’il
me faut dire, sous peine de ne rien dire, à savoir : — qu’il y a dans votre
ouvrage, dans le fond et dans la forme, beaucoup de choses de nature à blesser
des hommes qui vous aiment, mais qui aiment encore mieux la vérité. Il en est
ainsi : avec les meilleurs motifs et les intentions les plus bienveillantes, «
Cœdimur et lolidem plagis consumimus hostem ! » Nous vous blessons, et vous nous
le rendez. Vous vous plaignez de ce que nous sommes « secs, durs, destitués de
sympathie ; » et nous répondons que vous êtes injuste et irritant. Mais nous, du
moins, nous n’avons pas prétendu faire un Irenicon, quand nous vous traitions en
ennemis. Un guerrier de l’antiquité entourait son épée de myrte ; pardonnez-moi
.... mais vous semblez lancer votre branche d’olivier avec une catapulte.
N’allez pas croire que je ne sois pas sérieux ; si je parlais plus sérieusement,
mon langage paraîtrait empreint d’amertume. Qui voudrait affirmer que, dans les
cent pages de votre livre consacrées à la Sainte Vierge, vous offrez, sur notre
enseignement en ce qui la touche, autre chose qu’un tableau partial et peu
propre à nous gagner ? Ce peut être un châtiment salutaire, si quelqu’un de nous
l’ajustement provoqué ; mais ce n’est pas ainsi qu’on tire le meilleur parti des
choses, et qu'on facilite la voie, pour arriver à une entente mutuelle, ou
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à une transaction. Vous amenez ainsi un écrivain du journal anglican le plus
modéré et le plus libéral, le Gardien, à se détourner avec horreur du portrait
que vous tracez de nous. « Ce langage, » dit l’écrivain de votre Revue, « nous
l’avons déjà souvent entendu, nous ne pouvons encore l’entendre sans horreur.
Nous aurions mieux aimé le passer sous silence, ainsi que les commentaires
auxquels il a donné lieu. » Qu’est-ce qu’un orateur d’Exeter Hall, ou un
commentateur écossais de l’Apocalypse, pourrait trouver dans la controverse de
plus favorable à sa cause, que le tableau où vous avez prétendu nous peindre ?
Vous pouvez être sûr que ce qui, d’un côté, a fait naître l’horreur, de l’autre
soulèvera l’indignation ; ce ne sont pas là les dispositions les plus favorables
à une conférence pacifique. Je m’étais complu dans cette idée que vous qui, au
temps passé, vous montriez toujours beaucoup moins violent que moi dans la
controverse, en étiez venu aujourd’hui, après les années écoulées et le
changement des circonstances, à considérer notre ancienne guerre contre Rome
comme cruelle et inopportune. Il n’y a pas plus d’un an, je le sais, l’une des
objections capitales que formulèrent contre moi des gens qui s’opposaient, ainsi
que vous, à la création alors projetée d’une maison de l’Oratoire à Oxford, fut
qu’une telle entreprise serait le signal de la résurrection du style de
polémique hautain, aujourd’hui hors d’usage. Je m’étais figuré que votas
partagiez cette opinion ; mais aujourd’hui, comme pour
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montrer combien vous jugez urgent de le ressusciter vous-même, voici que vous
exhumez un de mes écrits violents de 1841, depuis longtemps endormi dans la
tombe, et dans lequel je disais : « L’Église Romaine approche de l’idolâtrie
autant qu’un tel rapprochement est possible, dans une Église héritière de cette
promesse divine r Le Seigneur abolira entièrement les idoles! »
Je le sais, il est vrai, et je le sens profondément : les fréquentes allusions
faites dans votre ouvrage à ce que j’ai écrit, soit autrefois, soit récemment,
sont dictées par un vif désir d’être encore avec moi, autant qu’il vous est
possible, et par une affection vraie, qui prend plaisir à insister sur celles de
mes paroles que vous pouvez encore admettre avec une pleine approbation. J’ai la
confiance de n’être pas ingrat et de répondre à vos sentiments à cet égard ;
mais il est d’autres considérations qui s’imposent impérieusement ici. Quelque
charme que je trouve à être d’accord avec vous, mon devoir m’oblige à
m’expliquer sur plusieurs points, soit parce que j’ai changé d’avis, soit parce
qu’on s’est fait une fausse idée de mon sentiment, soit parce qu’on a dénaturé
ce que j’avais dit. J’ai la confiance d’agir par des motifs plus élevés que des
motifs personnels, en vous adressant cette lettre publique. Elle me servira
d’ailleurs d’introduction à mon sujet principal, et me fournira l’occasion de
faire plusieurs observations qui s’y rapportent indirectement, en
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consacrant une page ou deux aux points de votre livre qui me concernent.
I. J’ai surtout en vue une erreur généralement accréditée : on suppose que j’ai
parlé publiquement de l’Église anglicane comme « du grand boulevard élevé dans
ce pays contre l’irréligion. » Dans une brochure publiée par vous, il y a un an,
vous parliez « d’une classe de catholiques romains très-sincères, » qui « se
réjouissent de tout ce qui est opéré par Dieu le Saint-Esprit dans l’Église
d’Angleterre (quoi qu’ils pensent d’elle d’ailleurs), et qui s’attristent de ce
qui l’affaiblit, elle qui est, sous la main de Dieu, le grand boulevard élevé
dans ce pays contre l’irréligion. » On crut voir, dans ces dernières paroles,
une allusion à mon Apologia. En conséquence, le docteur Manning, maintenant
notre archevêque, vous répondit en affirmant, comme vous le dites, « la
contradictoire de cette proposition. » Bien qu’il s’adressât à vous, on crut
généralement alors (à tort ou à raison) qu’il redressait en réalité, par cette
contre-assertion, des propositions de mon Apologia, sans toutefois prononcer mon
nom. En outre, dans le volume que vous venez de publier, vous revenez sur les
derniers mots de ce passage, et vous parlez de leur auteur en des termes qui, si
je ne connaissais la partialité de votre affection pour moi, m’empêcheraient de
m’identifier avec lui. Vous dites : « Ces paroles n’étaient pas de moi, mais de
l’un des penseurs et observateurs les plus profonds de la Communion romaine (p.
7). » Un ami
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m’avait suggéré l’idée que De Maistre était peut-être l’auteur dont vous
vouliez parler ; une lettre anonyme que j’ai reçue de Dublin, me fait connaître
que les paroles en question ont été certainement prononcées autrefois par
l’archevêque Murray ; mais vous parlez de l’auteur comme d’une personne encore
vivante présentement. Enfin, un écrivain du Weekly Register, analysant votre
livre dans ce Recueil, me les attribue positivement, en me nommant, et m’offre
ainsi la première occasion que j’aie eue de les désavouer : c’est ce que je fais
maintenant. Ce que j’ai pu, à un moment ou à un autre, avancer dans quelque
conversation, ou quelque lettre particulière, évidemment je ne saurais le dire ;
mais ce dont je suis certain, c’est de n’avoir jamais, de propos délibéré,
employé ce mot de « boulevard » à propos de l’Église anglicane. J’ai dit dans
mon Apologia : — Que « cette Église était une digue utile contre des erreurs
plus fondamentales que les siennes propres. » Un boulevard fait partie
intégrante de la chose qu’il défend ; tandis que les mots « utile » et « digue »
impliquent une sorte de protection accidentelle et de facto. De plus, en disant
que l’Église anglicane est une défense contre des « erreurs plus fondamentales
que les siennes propres, » je déclare implicitement qu’elle a des erreurs, et
que ses erreurs sont fondamentales.
II. Il y a dans votre livre (p. 336) un autre passage qu’il peut être bon
d’étudier. Vous avez réuni une série
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de textes des Pères, comme témoignages à l’appui de votre doctrine, suivant
laquelle la foi chrétienne tout entière est contenue dans l’Écriture, et vous
parlez comme si, dans le sens que vous attachez à ces mots, les catholiques vous
contredisaient sur ce point . Vous vous référez à mes Notes sur saint Athanase,
qui ont, dites-vous, fourni quelques citations à votre liste. Mais après tout,
ni vous, ni moi dans mes Notes, n’affirmons aucune doctrine repoussée par Rome.
Ces Notes font, de plus, un appel fréquent à un enseignement traditionnel, parce
que, lors même que des dogmes de foi sont très-certainement contenus dans
l’Écriture, cet enseignement traditionnel est encore nécessaire, comme Regula
fidei, pour nous montrer qu’ils y sont contenus. (Vide, pp. 283, 344.) Quant à
cette tradition, vous la soutenez, je le sais, tout autant que je le fais
moi-même dans les Notes dont il s'agit. En conséquence, vous reconnaissez qu’il
y a une double règle, l’Écriture et la Tradition ; et c’est là tout ce que
disent les Catholiques. En quoi donc ici les Anglicans diffèrent-ils de Rome ?
Je crois que la différence est toute dans les mots, et je travaillerai, moi
aussi, à un Irenicon, si j’établis clairement quelle est cette différence
verbale. Les Catholiques et les Angliçans (je ne dis pas les Protestants)
attachent différents sens au mot «preuve,» dans la controverse relative à cette
question : le dogme est-il, ou n’est-il pas contenu tout entier dans l’Écriture
? Nous entendons, nous, que tout article de
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foi n’y est pas renfermé de façon à être ; prouvé logiquement par l'Écriture,
indépendamment de l’enseignement et de l'autorité de la Tradition ; les
Anglicans, eux, entendent que tout article de foi y est renfermé de façon à être
prouvé par l'Écriture même, pourvu qu'on y ajoute les explications et les
compléments fournis par la Tradition. Et c’est aussi dans ce dernier sens que
s'expriment les Pères, dans les passages que vous leur avez empruntés. Je suis
sûr au moins que saint Athanase cite souvent, à l'appui des dogmes controversés,
certains passages que personne ne regarderait comme des preuves, si l’on ne
tenait pas compte de la Tradition apostolique, qui en suggère, puis en règle le
sens avec autorité. Ainsi vous ne niez pas que tout le dogme ne se trouve point
dans l’Écriture, de telle manière que la seule logique puisse, sans autre
secours, le tirer du texte sacré ; et nous ne nions pas non plus que le dogme ne
soit dans l’Écriture, en un sens impropre, en ce sens que la Tradition peut le
faire reconnaître dans l'Écriture et l'y déterminer. Vous ne prétendez pas vous
dispenser de la Tradition ; et nous ne rejetons pas l'idée que l’Écriture
contient des sens probables, secondaires, symboliques, connexes, outre ceux qui
appartiennent proprement au texte et au contexte. Vous serez, j’espère, d'accord
avec moi sur ce point.
III. Mais ce n’est pas seulement dans quelques lignes de votre ouvrage que vous
me donnez place. Dans une partie considérable, vous faites longuement
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allusion à deux de mes publications: vous nommez Time et la défendez, tandis
que vous protestez implicitement contre l’autre : ce sont le Tract 90 et l’Essai
sur le Développement de la Doctrine. Quant au Tract 90, vous vous étiez dès
l’abord, ainsi que chacun sait, levé hardiment pour le défendre, en dépit du
blâme qui rejaillissait sur vous, et vous me rendîtes alors un grand service.
Vous venez de le publier de nouveau, avec mon cordial consentement ; mais je
saisis cette occasion de faire observer, pour prévenir toute méprise de la part
du public, que vous le rééditez dans un but différent de celui que je me
proposais, quand je l’écrivis. Son but primitif était simplement de nous
justifier, moi et d'autres, de ce que nous souscrivions aux trente-neuf
Articles, tout en professant un grand nombre de doctrines qui avaient été
généralement regardées comme caractéristiques de la Foi romaine. J’estimais que
mon interprétation des Articles, telle que je la donnais dans le Tract, se
maintiendrait, si ceux qui les imposaient consentaient à l'admettre ; sinon,
j’estimais qu’elle ne pourrait se maintenir : quand, par le fait, les évêques et
l'opinion publique refusèrent de l’admettre, je résignai ma cure, ne croyant
plus avoir le droit de la conserver. Mon sentiment, sur cette interprétation, se
trouve exprimé dans un passage de Loss and Gain conçu en ces termes :
« Est-ce, demanda Reding, une opinion admise ? — Il n’y a pas d’opinion admise,
dit l’autre ; les Articles
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sont admis, mais il n’y a aucune interprétation de ces Articles qui fasse
autorité. — Bien, dit Reding, est-ce une opinion tolérée ? — Il est vrai qu’on y
a fait une rude opposition, répondit Bateman -, mais elle n’a jamais été
condamnée. — Ce n’est pas là répondre, dit Charles ; quelque évêque la
soutient-il ? quelque évêque l’a-t-il jamais soutenue ? A-t-elle jamais été
formellement admise par un évêque quelconque , comme pouvant être défendue ?
Est-ce une opinion conçue pour parer à des difficultés actuelles, ou bien
a-t-elle une existence historique ? » — Bateman ne put que répéter la même
réponse à ces questions, à mesure qu’on les lui posait. « C’est bien ce que je
pensais, dit Charles ; l’idée est spécieuse certainement. Je ne vois pas
pourquoi elle n’aurait pas pu être soutenue, si elle avait été sanctionnée d’une
manière acceptable ; mais vous ne pouvez me montrer aucune sanction. Telle
qu’elle est, c’est une pure théorie lancée par des individus. Notre Église eût
pu adopter cette manière d’interpréter les articles ; mais, d’après ce que vous
me dites, elle ne l’a certainement pas fait. » (Ch. XV.)
Quoi qu’il en soit, le Tract n’avait extérieurement rien qui fît connaître son
but et ses conditions ; il était nécessairement exposé à des interprétations
très-éloignées de la seule interprétation vraie. Le docteur Wiseman en
particulier, avec cette vivacité d’intelligence qui le caractérisait, y vit de
suite une base d’accommodement entre l’Anglicanisme et Rome. Il suggéra
positivement
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l’idée que les décrets du Concile de Trente pourraient servir de règle
d’interprétation pour les trente-neuf Articles, comme Sancta Clara, je crois, en
avait donné l’exemple ; et il publia à ce sujet, ainsi que vous l’avez fait
observer, une lettre adressée à lord Shrewsbury. En voici quelques extraits :
« Nous autres catholiques, nous devons nécessairement déplorer la séparation (de
l’Angleterre) comme un mal moral profond, comme un état de schisme, dont rien ne
peut justifier la durée. Beaucoup de membres de l’Église anglicane sont du même
avis, quant au premier point : ils voient là un mal déplorable, tout en
excusant, comme un malheur inévitable, leur position individuelle dans cette
Église.... Nous pouvons compter sur une coopération cordiale, habile, et très
zélée, dans tous les efforts que nous pourrons faire pour amener cette Église à
la situation qui lui convient, à l’unité catholique avec le Saint-Siège et avec
les Églises soumises au Saint-Siège, en d’autres termes, avec l'Église
catholique. — Est-ce là une idée chimérique ? Est-ce simplement l’expression
d’un ardent désir ? Je crois que beaucoup le penseront ; et peut-être
hésiterais-je moi-même à l’exprimer, si je ne consultais que l’intérêt de mon
propre repos. Mais je veux, dans la simplicité de mon cœur, me rattacher à
l’espérance ranimée, selon moi, par tant d’apparences encourageantes....
« Une question se présente naturellement ici : quelles
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sont, dans l’état actuel des choses, les facilités propres à amener une fin
aussi heureuse que l'union de l'Angleterre avec l’Église catholique, facilités
différentes de celles qui existaient auparavant, notamment sous les archevêques
Laud ou Wake ? Il y en a beaucoup ; j’en suis frappé. D’abord, etc... Je pense
que Votre Seigneurie sera d'accord avec moi, pour regarder comme une
circonstance beaucoup plus encourageante encore le plan qu’a développé le Tract
90, et qu’ont accepté M. Ward, M. Oakeley et le docteur Pusey lui-même. Je veux
parler de la méthode qui consiste à mettre leurs doctrines d'accord avec les
nôtres, par voie d’explication. Un prêtre étranger nous a indiqué un document
important pour notre cause : c’est la réponse de Bossuet au Pape, qui le
consultait sur la meilleure méthode à suivre pour réconcilier les adhérents de
la Confession d'Augsbourg avec le Saint-Siège. Selon la remarque du savant
évêque, la Providence a permis que cette Confession conservât une si grande part
de la vérité catholique, qu'il faut tirer de cette circonstance tout l'avantage
qu’elle présente ; il n’y a point de rétractation à demander, mais simplement
une explication de la Confession, qui soit d'accord avec les doctrines
catholiques. Or on a, en partie, préparé la voie à une méthode de cette nature,
en démontrant qu’on peut interpréter les Articles les plus difficiles, de
manière à leur ôter toute apparence de contradiction avec les décrets du Concile
de Trente. On peut poursuivre l'application de
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cette méthode sur d’autres points, et l’on peut épargner ainsi beaucoup de
peines aux individus, beaucoup de difficultés à l’Église. » (P. 11, 33, 38.)
Cet emploi de mon Tract, si différent de ce que je me proposais moi-même, mais
sanctionné par le grand nom de notre cardinal, vous le renouvelez aujourd’hui ;
et, j’en conclus que vos évêques et l’opinion publique sont maintenant, ou
seront bientôt, selon toute apparence, disposés à admettre ce qu’ils rejetaient,
il y a vingt-cinq ans. Quelque joie que j’éprouve à connaître vos prévisions, je
ne puis évidemment avoir d’opinion sur ce point.
IV. Voilà pour le Tract 90. — En ce qui concerne mon hypothèse sur le
Développement de la Doctrine, je m’afflige de voir que vous ne la regardez pas
avec des yeux amis ; mais je ne puis comprendre comment vous pouvez, sans son
appui, maintenir les dogmes de la Sainte Trinité et de l’Incarnation, et
d’autres encore que vous professez. Vous estimez que mon principe pourrait
servir ultérieurement à introduire dans notre symbole, comme parties nécessaires
de la foi catholique, l’infaillibilité du pape et diverses opinions pieuses, ou
profanes peut-être, sur la Sainte Vierge. J’espère dissiper votre inquiétude sur
ces conséquences, avant d’arriver à la fin de mes observations ; je signale ceci
dès à présent, pour m’excuser de ce que j’interviens dans une controverse qui, à
première vue, ne semble pas me concerner.
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V. J'ai une autre raison de prendre la plume : M'est-il permis de le dire
?... c'est parce que vous semblez croire qu'à moi converti, il ne sied pas
d'écrire. — Je ne me sens pas disposé à souscrire tacitement à un pareil
jugement. — Vous dites (p. 98) :
« Il n'y a rien de moins praticable que de se jeter dans les bras de l'Église
romaine, sous prétexte qu'on peut accepter la lettre du concile de Trente. Ceux
qui sont nés dans l'Église catholique romaine ont, par la nature même des
choses, une liberté que ne peut avoir celui qui, pour embrasser la doctrine de
Rome, en a abandonné une autre. Je ne puis comprendre qu’il y ait une foi
capable de soutenir le choc qui résulte nécessairement de l'abandon d’une
doctrine qu'elle critique, et de l'adoption d'une autre doctrine qu'elle
critique également. Pour moi, j'ai toujours senti que, si l’Église d’Angleterre,
en acceptant l'hérésie (ce que Dieu veuille, dans sa miséricorde, continuer à
détourner de nous), m'avait mis dans la nécessité de me séparer d'elle, je
n’aurais pu la quitter qu'en fermant les yeux, et en acceptant au hasard tout ce
qui se serait trouvé devant moi. Mais une liberté dont on ne peut user
individuellement, et des explications qui, tant qu'elles sont individuelles,
demeurent sans autorité, peuvent être formellement offertes par l'Église de Rome
à l'Église d’Angleterre, comme base de réunion. »
Et encore, p. 210 :
« Il me semble psychologiquement impossible qu'un
21
homme qui a déjà passé d’une doctrine à une autre, fasse ces distinctions.
Celui qui, par un acte volontaire, se range sous une autorité, ne peut mettre de
conditions à sa soumission. Mais, du côté des Romains et des Grecs, on nous a
précédemment offert, au moins en forme d’essai, des explications précises de nos
Articles, qu’on regardait comme suffisantes pour rétablir la communion ; et les
explications romaines n’étaient, dans la plupart des cas, que des suppléments à
nos Articles, à propos de questions sur lesquelles notre Église ne s’était pas
prononcée. »
De tels passages semblent presque me sommer de parler ; et garder le silence
serait passer condamnation. Au risque donc de parler de moi-même, ce que je sens
avoir trop fait depuis quelque temps, je ferai sur ces passages les observations
suivantes : Évidemment, ainsi que vous le dites, un converti vient pour
apprendre, non pour trier et choisir. Il vient avec simplicité et confiance, et
l’idée ne se présente pas à son esprit de peser et de mesurer chacun des actes,
chacune des pratiques qu’il rencontre chez ceux auxquels il s’est uni. Il vient
chercher, dans le Catholicisme, un système vivant, doué d’un enseignement
vivant, et non pas seulement un ensemble de canons et de décrets, qui, par
eux-mêmes, ne sont évidemment que la charpente, non le corps et la substance de
l’Église. C’est là une vérité qui concerne, qui lie non-seulement le converti,
mais encore ceux qui ne connurent jamais d’autre
22
religion. Par ce mot, système catholique, j’entends cette règle de vie, ces
pratiques de dévotion que nous chercherions en vain dans le symbole du pape Pie
IV. Le converti vient, non-seulement pour croire à l’Église, mais encore pour se
confier à ses prêtres et leur obéir, pour se conformer à son peuple par la
charité. Il ne lui conviendra, en aucun cas, de décider que jamais il ne dira un
Ave Maria, que jamais il ne profitera d’une indulgence, jamais ne baisera un
crucifix, n’acceptera les dispenses du carême, ne s’accusera d’un péché véniel
en confession. Tout cela serait non-seulement bizarre, mais dangereux ; car ce
serait le signe d’une aberration d’esprit, qui ne saurait prétendre à la
bénédiction divine. De plus, il se soumet au culte extérieur, à l’enseignement
de la théologie morale, aux règlements ecclésiastiques qu’il trouve établis dans
le pays où la Providence a fixé sa destinée. Et encore, sur les questions de
politique, d’éducation, de convenance générale, de goût, il ne se posera pas en
critique ou en controversiste. Il se soumet aux influences de sa nouvelle
religion, il ne s’expose pas à perdre la vérité révélée, en essayant d’en
distinguer, par lui-même, à tout propos, la substance d’avec les accessoires.
C’est ainsi qu’il se pénètre peu à peu de la doctrine du Catholicisme, pour
acquérir lentement le droit de parler. Puis, avec le temps, une génération
nouvelle se lève autour de lui ; il n’y a plus alors de raison pour qu’il ne
sache pas autant, et ne décide pas les questions avec un instinct aussi sûr
23
que ceux qui peut-être comptent moins d’années qu’il ne compte de communions
pascales. Il a pu apprendre l’histoire et la nature des dissidences de
théologien à théologien, d’école à école, de nation à nation, d’époque à époque.
Il sait que, selon les circonstances de temps et de lieu, la politique du
moment, le caractère du Pape au pouvoir, ou des principaux prélats d’un pays,
les opinions et les pratiques dépendent beaucoup de ce qu’on peut appeler la
mode, et que les modes changent. Son expérience lui dit que quelquefois ce qui
est, dans un endroit, dénoncé comme offense grave, ou enseigné comme principe
fondamental, a été, chez une autre nation, regardé, de temps immémorial,
précisément de la façon contraire, ou bien n’a produit aucune sensation, dans un
sens ni dans l’autre, quand on l’a sou mis à l’opinion publique ; et que les
grands parleurs, dans l’Église comme ailleurs, sont prêts à tout renverser
devant eux, tandis que les gens calmes et consciencieux croient devoir céder. Il
voit, lorsque des questions se débattent, l’autorité ecclésiastique suivre
attentivement l’état de l’opinion, la direction et la marche de la controverse,
puis décider en conséquence ; de telle sorte que, dans certains cas, réserver
son propre jugement, sur un point, est un acte d’insubordination envers ses
supérieurs.
Ceci posé en général, voyons maintenant pour ce qui est de moi en particulier.
Après vingt années de vie catholique, je ne me fais nullement scrupule de donner
24
mon opinion sur un point, quand je me sens appelé à le faire ; — et, si je ne
l’ai pas fait plus tôt ou plus souvent, c’est simplement par la raison que rien
ne m’y a appelé. Je suis arrivé maintenant, avec répugnance, à conclure que
votre livre est un appel. Assurément, dans bien des questions où il y a
dissidence de théologien à théologien, de nation à nation, j’ai mon opinion
personnelle parfaitement arrêtée. Je puis parler ainsi sans offenser personne,
par la raison que la nature de ces cas rend impossible d’être d’accord avec
tous. Je préfère les habitudes anglaises de croyance et de dévotion aux
habitudes étrangères, par les mêmes motifs et aussi justement que les étrangers
préfèrent les leurs. En suivant celles de mon pays, je montre moins de
singularité et je soulève moins d’agitation que si je préconisais celles qui
sont nouvelles et exotiques. En agissant ainsi, je ne fais que profiter de
l’enseignement que j’ai trouvé en devenant catholique ; et je me réjouis en
pensant que, ce que je soutiens maintenant, ce que je voudrais transmettre après
moi, s’il m’était possible, n’est autre chose que ce qui me fut enseigné alors.
Tous ceux qui me donnèrent des avis y mirent la plus extrême délicatesse ; je
n’ai présent à l’esprit qu’un seul de ces avertissements, qui me vint de feu le
docteur Griffiths, Vicaire Apostolique du district de Londres. Il me mit en
garde contre les livres de dévotion de l’école italienne, qui arrivaient
précisément alors en Angleterre ; et, quand je lui demandai quels
25
livres il recommandait comme des guides sûrs, il me dit de prendre les œuvres
de l’évêque Hay. Je n’entends pas dire par là qu’il fût ombrageux à l’égard de
tous les livres italiens, ou qu’il se fît responsable de tout ce que le docteur
Hay avait pu dire ; mais je compris qu’il me prémunissait contre un ordre
d’idées et un diapason religieux, excellents à leur place sans doute, mais peu
faits pour l’Angleterre. Ce que je vais ajouter pourra surprendre. A Rome même,
lorsque j’y fus, je n’appris rien qui fût incompatible avec ce jugement. Des
influences locales ne forment pas l’atmosphère de ses institutions et de ses
collèges, catholiques de doctrine aussi bien que de nom. Je me rappelle, entre
autres, une parole d’un Père Jésuite, mon confesseur, l’un des hommes les plus
saints et les plus prudents que j’aie jamais connus. Il disait que nous ne
pouvions aimer trop la Sainte Vierge, si nous aimions Notre-Seigneur beaucoup
plus encore. A mon retour en Angleterre, la première fois que j’entendis
exprimer une opinion théologique, ce fut à propos des séries de traductions de
Vies des Saints, éditées par feu le docteur Faber. Cette opinion était exprimée
par un sage prélat, qui se demandait, avec une anxiété très-naturelle, quelle
ligne de conduite pourraient prendre les convertis d’Oxford, qui commençaient à
se mettre à l’œuvre. Si je me rappelle bien son opinion, il redoutait l’effet
des ouvrages italiens, comme non appropriés à ce pays-ci ; il eût voulu que ces
Vies fussent des œuvres originales, rédigées
26
par nous et nos amis d’après les sources italiennes. Si j’ai, à cette époque,
été entraîné à quelque acte d’une nature telle qu’il doive me paraître
aujourd’hui exagéré, toute la responsabilité en retombe assurément sur moi ;
mais l’impulsion m’était donnée par des hommes que j’aimais, en qui j’avais
confiance, qui étaient plus jeunes que moi, et non par d’anciens catholiques, ni
par mes supérieurs. Mais, à quelque excès que j’aie pu être entraîné, et je ne
m’en rappelle aucun exemple palpable, mon esprit revint, au bout de peu de
temps, à ce qui me paraît une marche plus sûre et plus pratique.
Donc, je pense avoir, quoique converti, le droit de parler ; d’autant plus que
d’autres convertis ont parlé pendant longtemps, sans que je l’aie Fait. Je me
trouve spécialement autorisé à parler, sans offenser personne, en réponse à vos
critiques ; car, dans vos accusations, les deux seuls écrivains anglais que vous
citiez, comme témoins, sont tous deux convertis et plus jeunes que moi. Je mets
naturellement à part l’archevêque, à cause de son office. Ces deux auteurs sont
dignes de toute considération, et par leur caractère, et par leur valeur. Dans
leurs lignes respectives, ils n’ont peut-être pas d’égaux en ce moment, et ils
méritent l’influence dont ils jouissent. L’un est encore dans toute la force de
son talent, l’autre n’est plus, et beaucoup l’ont pleuré. On est heureux de
faire l’éloge de leur grande et réelle valeur ; mais pourquoi vous appuyez-vous
sur eux.
27
comme sur des autorités ? Vous dites de l’un qu’il était un « écrivain
populaire ; » mais les qualités remarquables dont il était doué, son imagination
poétique, sa franchise attrayante, les grâces de son esprit, son caractère
affectueux, sa tendre piété, expliquent assez la popularité de ses œuvres.
Pourquoi donc supposer qu’elles se sont répandues généralement à cause de ses
sentiments particuliers à l’égard de la Sainte Vierge ? Et, quant à notre autre
ami, son énergie, sa pénétration et sou érudition théologique, déployées sur un
terrain avantageux, dans la Revue de Dublin, n’expliquent-elles pas suffisamment
l’effet qu’il a produit, sans qu’il soit nécessaire de supposer qu’un grand
nombre d’entre nous soient allés aussi loin que lui, dans leur manière de
concevoir l’infaillibilité du pape ?
Notre silence, en ce qui touche leurs écrits est très-intelligible : il n’est
pas agréable de protester, à la face du monde, contre les écrits d’hommes qui
appartiennent à notre communion, que nous aimons et que nous respectons. Voici
la réalité : En venant à notre Église, ils ont sauvé leur âme ; du reste, ils ne
sont nullement les interprètes des catholiques anglais, et ils ne sauraient
prendre la place de ceux qui ont un titre réel à cette sorte de fonction. Les
principaux écrivains de la génération actuelle sont le cardinal Wiseman, le
docteur Ullatborne, le docteur Lingard, M. Tierney, les docteurs Oliver, Rock,
Waterworth, Husenbeth et M. Flanagan ; les uns vivent encore, les autres sont
28
allés déjà recevoir leur récompense ; or, parmi ces ecclésiastiques, lequel a
émis quoi que ce soit d'extrême sur les prérogatives de la Sainte Vierge, ou sur
l'infaillibilité du pape ?
Je ne puis donc, sans protester, vous laisser identifier la doctrine de nos deux
amis d'Oxford, sur les sujets en question, avec l'esprit actuel, ou la croyance
avenir des Catholiques ; je ne puis vous laisser prétendre, comme vous le
faites, que, parce qu'ils marchent droit devant eux et sont inflexibles dans
leurs affirmations, ils sont les précurseurs d'un âge nouveau, qui regardera
presque à l'égal d’une erreur toute marque de déférence envers Y Antiquité. Je
ne rougis point encore de prendre les Pères pour appui, et je ne suis pas
disposé à bouger de leurs côtés. L’histoire de leurs temps n'est pas encore pour
moi un almanach vieilli. En somme, je soutiens la valeur et l'autorité de «
l'École, » comme un des loci theologici ; mais je m'unis d'autre part au Père
Pétau, pour préférer à la « théologie subtile et contentieuse de l’École » cet «
enseignement plus élégant et plus fructueux qui se modèle sur la savante
Antiquité. » Les Pères m'ont fait catholique, et je n’irai pas repousser du pied
l’échelle par laquelle je suis monté à l'Église. Cette échelle est tout aussi
bonne aujourd’hui qu'il y a vingt ans. Bien que je croie, comme vous savez, à un
développement progressif dans la vérité apostolique à mesure que le temps
marche, un tel développement ne se substitue pas aux Pères, mais les
29
explique et les complète. Pour ce qui regarde, en particulier, notre
enseignement touchant la Sainte Vierge, je me contente des Pères ; — et je veux
de suite aborder moi-même le sujet de cet enseignement. Je le fais, parce que
vous dites, comme je l’ai dit moi-même en des années précédentes, que « ce vaste
système, au sujet de la Sainte Vierge,.... a été pour nous tous la croix
spéciale dans la doctrine romaine. » (P. 101.) — Ici, dis-je, comme sur d’autres
points, les Pères me suffisent. Je ne désire pas dire plus qu’eux, et ne veux
pas dire moins. Vous serez de cet avis, je le sais ; il nous est donc possible,
de cette manière, d’aboutir à un net et large principe, et d’espérer un résultat
intelligible. Nous serons bientôt redevables à la plume de notre Très-Révérend
Prélat d’un Traité sur la Sainte Vierge ; mais cela ne saurait modifier en rien
l’argument très-simple que je tirerai des Pères, et auquel je m’en tiendrai ici.
Même en ce qui concerne cet argument, je ne prétends vous présenter aucun texte
nouveau, aucun fait, qui n’aient été invoqués par de grands théologiens, comme
le P. Petau, par des écrivains contemporains, et par moi-même en d’autres
occasions. Je reprends la plume cependant, et cela pour trois raisons : d’abord,
je désire contribuer à préciser et à exposer complètement l’argument en question
; peut-être aussi mettra-t-on, à m’entendre, plus de patience qu’on n’en a
accordé à d’autres meilleurs que moi ; enfin je me crois appelé spécialement
ici, en raison des circonstances
30
de ma vie, à dire nettement quelles sont les choses que je crois et celles
que je ne crois pas, au sujet de la Sainte Vierge. Je souhaite par là montrer à
d’autres ce qu’ils seront obligés de croire, ou libres de ne pas croire, à ce
sujet, s’ils arrivent là où Dieu m’a conduit.
II - La doctrine et la dévotion.
Je commence par faire une distinction propre à lever bien des difficultés,
que rencontrent ordinairement ceux qui se livrent à cette étude ; je veux dire,
la distinction entre la foi et la dévotion. J’admets pleinement que la dévotion
envers la Sainte Vierge a grandi chez les Catholiques dans le cours des siècles
; je n’admets pas que la doctrine qui la concerne ait reçu aucun accroissement :
car je crois qu’elle est, en substance, restée une et la même depuis l’origine.
Par « la foi, » j’entends la règle de la foi et l’adhésion à cette règle ; par «
la dévotion, » j’entends le culte religieux qui est dû aux objets de notre foi,
et les pratiques par lesquelles on leur rend ce culte. La foi et la dévotion
sont distinctes, en fait tout autant qu’en théorie. Assurément nous ne pouvons
être dévots sans avoir la foi, mais nous pouvons croire sans avoir des
sentiments de
31
dévotion. Tout homme a constaté ce phénomène, et en lui-même et dans les
autres ; et nous l’exprimons toutes les fois que nous parlons de réaliser une
idée, ou de ne pas la réaliser.
On peut, avec plus ou moins d’exactitude, expliquer ceci à l’aide de ce que nous
voyons dans le monde. Par exemple, qu’un auteur ou un homme public, soit tenu
pour grand pendant de longues années ; il pourra bien y avoir dans sa popularité
un accroissement, une vogue, un flux et un reflux. Et, quand il obtient une
place durable dans l’esprit de ses concitoyens, il peut n’y monter que
lentement, ou bien y être au contraire élevé tout d’un coup. L’idée que
Shakespeare était un grand poète a existé de très-bonne heure dans l’opinion
publique ; il y avait au moins un certain nombre d’hommes le comprenant aussi
bien et l’honorant au tant que peut le faire maintenant la nation anglaise ;
cependant il est aujourd’hui, je crois, l’objet d’un culte national tel qu’il
n’en a jamais existé. Et la raison, c’est que, l’éducation se répandant
progressivement dans les masses, il se trouve un plus grand nombre d’hommes
capables de pénétrer son génie poétique, de l’approfondir et de le juger ;
cependant, dès le principe, il a exercé sur la nation une influence très-grande,
quoique insensible ; j’en trouve la preuve dans le nombre infini de ses pensées
et de ses paroles qui sont passées presque en proverbe parmi nous. De même, dans
la philosophie, dans les arts et les sciences, de grandes
32
vérités, de grands principes ont été souvent connus et admis pendant un
certain laps d’années ; mais, soit faiblesse d’intelligence chez ceux qui les
accueillaient, soit circonstances extérieures purement accidentelles, il n’en a
pas été tenu compte. C’est ainsi que les Chinois, dit-on, ont, de temps
immémorial, connu les propriétés de l’aimant et l’ont utilisé pour leurs
expéditions sur terre, sans l’employer sur mer. Les anciens également
connaissaient ce principe, que l’eau prend toujours d’elle-même son niveau ;
mais ils semblent avoir tiré peu de parti de cette connaissance. Le principe de
l’induction était familier à Aristote ; cependant il était réservé à Bacon de le
développer dans une philosophie expérimentale. Des exemples de cette nature,
bien que tous ne soient pas complètement justes, servent à faire ressortir la
distinction sur laquelle j’insiste, entre la foi et la dévotion. C’est comme la
distinction entre la vérité objective et la vérité subjective.
Le soleil du printemps doit briller bien des jours avant de pouvoir fondre la
gelée, pénétrer le sol, développer les feuilles ; pourtant il brille dès le
principe, quoiqu’il ne fasse sentir son action que peu à peu. C’est un seul et
même soleil, bien que son influence grandisse de jour en jour. Ainsi, dans
l’Église catholique, il n’y a qu’une Vierge-mère, toujours la même du
commencement à la fin, et les catholiques peuvent toujours la reconnaître ; mais
leur dévotion envers elle peut, en dépit de cette reconnaissance, être faible en
tel temps
13
et en tel lieu, puis surabondante en tel autre temps, ou en tel autre pays.
Cette distinction frappe forcément le converti, comme une particularité de la
religion catholique, dès qu’il adopte son culte. La foi est partout une, partout
la même ; mais une grande latitude est laissée au jugement et à l’inclination de
chacun, en matière de dévotion. Entrez dans une église ; vous y trouverez la
preuve sensible de ce fait, en considérant les divers groupes de fidèles qui y
sont rassemblés. L’édifice est dédié au Dieu Tout-Puissant, sous l’invocation de
la Sainte Vierge, ou de quelque Saint, ou encore de quelque mystère divin, comme
la Trinité ou l’Incarnation, ou de quelque mystère se rapportant à la Sainte
Vierge. Cette église compte peut-être sept autels, ou davantage, et ces autels
sont érigés sous le vocable de plusieurs Saints. En outre, il y a des fêtes
propres à certains jours ; enfin, pendant la célébration de la messe, chacun de
ceux qui entourent le prêtre a ses dévotions particulières, à l’aide desquelles
il suit la cérémonie. Nul ne s’occupe de son voisin ; s’accordant, en quelque
sorte, à différer, ils poursuivent isolément un même but ; et ils se présentent
devant Dieu par des voies distinctes, quoique convergentes. Enfin, il y a des
confréries attachées à l’église, confrérie du Sacré-Cœur, confrérie du
Précieux-Sang ; des associations de prières pour la bonne mort, pour le repos
des défunts, pour la conversion des païens ; des dévotions attachées au
scapulaire brun, bleu, rouge ; —
34
sans parler des grands Rits ordinaires pour les quatre saisons, de la
présence perpétuelle du Saint-Sacrement, de la cérémonie fréquente de la
Bénédiction, et de l’Exposition extraordinaire des Quarante-Heures. Ou bien
encore, ouvrez un Manuel de prières, tel que la Raccolta ; vous pourrez y voir à
la fois le nombre et la diversité des dévotions que chaque catholique a La
faculté de choisir, selon son goût religieux et son désir d’édification
personnelle.
Or ces diverses façons d’adorer Dieu ne nous sont pas venues en un jour, ni des
Apôtres seulement ; elles ont été accumulées de siècle en siècle ; et de même
que, dans le cours des temps, il y en a qui prennent naissance, il y en a
d’autres qui déclinent et meurent. Les unes sont locales, en mémoire de quelque
saint, qui peut être l’apôtre, le patron, ou la gloire de la nation, ou bien qui
est enterré soit dans l’église, soit dans la ville où se trouve l’église ; et
ces dévotions nécessairement ne peuvent dater que du jour de la mort, ou des
funérailles de ce saint, en cet endroit. Les premières observances de cette
nature, antérieures de beaucoup à ces souvenirs nationaux, furent les honneurs
rendus aux Apôtres, puis aux martyrs. Pourtant il y avait des saints plus
rapprochés de Notre-Seigneur que les Apôtres, ou les martyrs ; mais, comme si
ceux-là avaient été perdus dans le rayonnement de sa gloire, et parce qu’ils ne
s’étaient pas manifestés par des œuvres extérieures en dehors de lui, il en
résulta que, pendant longtemps, ils furent
33
l’objet de moins d’attention. Mais, dans la suite des temps, les Apôtres,
puis les martyrs, exercèrent une influence moindre sur l’esprit populaire ; les
Saints locaux, nouvelles créations du pouvoir de Dieu, leur furent substitués,
ou encore des saints de quelque Ordre religieux établi ici ou là. Puis, à mesure
que succédèrent des temps relativement calmes, les méditations pieuses de
quelques saints personnages et leur commerce mystérieux avec le ciel exercèrent
peu à peu de l’influence au dehors, et pénétrèrent dans la foule des chrétiens
par la prédication et les cérémonies ecclésiastiques. Puis, se levèrent, à
l’horizon de l’Église, ces astres lumineux, plus importants, plus augustes que
tout ce qui les avait précédés, et qui se levaient tard, précisément parce
qu’ils rayonnaient d’une splendeur particulière. Ces noms, dis-je, qu’au premier
abord on se serait attendu à voir devenir promptement un objet de dévotion pour
les fidèles, nous reconnaîtrons, en y réfléchissant, qu’ils convenaient mieux à
une autre époque ; et en effet ils n’apparurent que plus tard. Saint Joseph en
est l’exemple le plus frappant ; il nous offre l’exemple le plus clair de la
distinction qui existe entre la doctrine et la dévotion. Quel saint, par ses
prérogatives, et par les témoignages qui nous en font foi, eut jamais plus de
droit à recevoir de bonne heure l’hommage des fidèles ? Proclamé Saint par
l’Évangile, père nourricier de Notre-Seigneur, sa haute dignité fut, dès le
commencement, un objet de foi absolue et universelle
36
pour le monde chrétien ; et cependant la dévotion envers lui «est
relativement récente. Quand elle commença, les hommes s’étonnèrent qu’on n’y eût
pas songé plus tôt ; maintenant, ils placent saint Joseph à côté de la Sainte
Vierge, dans leur vénération et leur pieuse affection.
Pour ce qui est de la Sainte Vierge, je laisserai d'abord de côté la dévotion
dont elle est l’objet, et j’étudierai ses prérogatives dans la doctrine de
l’Église non divisée, pour me servir de votre langage polémique.
III - Marie, seconde Ève.
Quel fut au sujet de la Sainte Vierge, le grand enseignement rudimentaire de
l’Antiquité, dès les premiers temps ? Par cet « enseignement rudimentaire, »
j’entends la manière d’envisager, primâ facie , la personne et le rôle de Marie,
les grands traits qui nous la représentent, l’aspect sous lequel elle nous
apparaît dans les écrits des Pères. Cet enseignement, c’est qu’elle est la
seconde Ève (1). Maintenant, examinons ce que cela veut dire.
Dans la primitive alliance, Ève avait une place déterminée, essentielle. La
destinée du genre humain reposait
1. Voyez an Essay on Development of Doctrine, 1813, p. 384, etc.
37
sur Adam ; c’est lui qui nous représentait ; c’est en Adam que nous sommes
tombés. Quand Ève eut failli, si Adam fût demeuré ferme, nous n’eussions pas
perdu les privilèges surnaturels qui lui avaient été donnés comme à notre
premier père. Mais, quoique Ève ne fût pas le chef de sa race, elle eut pourtant
à l’égard de sa descendance, une place qui lui est propre ; Adam, à qui Dieu
avait révélé le nom de toutes choses, l’appela en effet « la Mère de tous les
vivants, » nom qui n’exprimait pas seulement un fait, mais aussi une dignité ;
en outre, de même qu’elle avait une relation générale avec la race humaine, elle
eut sa place spéciale dans l’épreuve et dans- la chute de cette race. Elle
participa intégralement à ces événements primitifs. « La femme, ayant été
séduite, tomba dans la désobéissance ; » elle écouta le mauvais ange, elle
présenta le fruit à son époux, et il en mangea. Elle coopéra au péché, non comme
un instrument irresponsable, mais d’une manière intime et personnelle ; c’est
elle qui amena le péché. L’histoire nous la montre comme une cause active,
positive, sine quâ non, du péché. Elle eut aussi sa part dans le châtiment ; la
sentence prononcée sur elle la reconnut comme un agent réel de la tentation et
du péché qui s’ensuivit ; elle souffrit en conséquence. Dans ce drame solennel,
il y eut trois personnages : le serpent, la femme et l’homme. Au moment de la
sentence, Dieu prédit un événement daris lequel devaient se rencontrer de
nouveau le serpent, la femme et l’homme ;
38
mais l’homme devait être un second Adam ; la femme devait être une seconde
Ève, et la nouvelle Ève devait être la mère du nouvel Adam. « Je mettrai une
inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la sienne. » La postérité
de la femme, c’est le Verbe Incarné ; et la femme dont il est la postérité, ou
le Fils, c’est Marie, sa mère. Cette interprétation et le parallélisme qu’elle
constitue me semblent incontestables ; mais, en tout cas (et c’est là que j’en
veux venir), ce parallélisme est la doctrine des Pères, depuis les temps les
plus anciens ; ceci établi, nous pourrons, par la position et le rôle d’Ève dans
notre chute, déterminer la position et le rôle de Marie dans notre
réhabilitation.
Je citerai quelques passages des écrits des Pères, en indiquant l’époque et le
pays de chacun d’eux ; les dates comprendront l’intervalle entre leur naissance,
ou leur conversion, et leur mort. La doctrine qu’ils exposent est à la fois
celle qu’ils avaient reçue de la génération précédente, et celle que reconnut et
accepta la génération à laquelle ils la transmirent.
Je citerai d’abord saint Justin, martyr (A. D, 120-165) ; saint Irénée
(120-200), et Tertullien (160-240). Tertullien représente l’Afrique et Rome ;
saint Justin, la Palestine ; saint Irénée, l’Asie-Mineure et la Gaule ; ou
plutôt saint Irénée représente saint Jean l’Évangéliste ; car il avait été
instruit par saint Polvcarpe, martyr, lequel était l’intime ami de saint Jean et
des autres Apôtres.
39
I. Saint Justin:
« Nous savons qu’avant toute créature, Il procédait de la puissance et de la
volonté du Père... et que, par le ministère de la Vierge,’ Il devint homme, afin
que la désobéissance qui avait eu pour moteur le serpent, finît de la même
manière qu’elle avait commencé. Éve, lorsqu’elle était vierge et sans tache,
écouta la parole du serpent, et enfanta la désobéissance et la mort. Mais la
Vierge Marie, tressaillit de foi et d’allégresse, en entendant de la bouche de
l’Ange cette bonne nouvelle, que l’Esprit de Dieu descendrait en elle, que la
Vertu du Très-Haut la couvrirait de son ombre, et que, en conséquence, le Saint
qui naîtrait d’elle serait le Fils de Dieu. A cette annonce, elle répondit : «
Qu’il me soit fait selon votre parole. » — Tryph. 100.
II. Tertullien :
« Dieu recouvra, par une opération semblable, son image et sa ressemblance,
dont le démon s’était emparé. Dans Éve encore vierge s’était insinuée la parole
qui créa la mort ; dans une Vierge également devait descendre le Verbe de Dieu,
qui créa la vie ; afin que l’humanité entraînée par ce sexe à la perdition, pût
recouvrer le salut par ce sexe. Éve avait cru le serpent, Marie crut Gabriel :
la faute commise par la crédulité de l’une, l’autre l’a effacée par sa foi. » —
De carn. Christ., 47.
III. Saint lrénée :
« Par un rapport frappant, on trouve la Vierge Marie obéissante, lorsqu’elle
dit : « Voici votre servante, ô Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole
; » Éve, au contraire, fut désobéissante, et désobéit lorsqu’elle était encore
vierge. Éve, ayant Adam pour époux, mais étant encore
40
vierge, devint, par sa désobéissance, une cause de mort pour elle-même et
pour le genre humain tout entier ; de même Marie, demeurée Vierge aussi près
d’un époux prédestiné, devint, par son obéissance, une cause de salut pour
elle-même et pour tout le genre humain.... Et c’est pourquoi Notre-Seigneur a
dit que « les premiers seraient les derniers, et que les derniers seraient les
premiers. » Et le prophète exprime la même chose en disant : « A la place de vos
pères, vous avez des enfants. » Le Seigneur, quand il naquit, fut le
premier-engendré d’entre les morts ; il reçut dans son sein les anciens pères,
il les régénéra dans la vie de Dieu, en devenant lui-même le premier des
vivants, parce qu’Adam était devenu le premier des morts. C’est pour cela aussi
que saint Luc commence la liste des générations, à partir de Notre-Seigneur, et
la fait descendre jusqu’à Adam, voulant exprimer par là que ce ne furent pas les
générations précédentes qui lui donnèrent la vie, mais Lui qui les fit renaître
par l’Évangile de vie. Et c’est ainsi que l’obéissance de Marie brisa les
chaînes produites par la désobéissance d’Éve ; ce que Ève encore vierge avait
lié par l’incrédulité, la Vierge Marie l’a délié par la foi. » — Adv. Hœr. III,
22, 34.
Et encore :
« Ève fut séduite par la voix d’un Ange, au point de fuir Dieu et de
transgresser son commandement ; Marie accueillit la voix de l’Ange qui lui
annonçait la bonne nouvelle, de manière à recevoir Dieu en elle, en obéissant à
sa parole. L’une avait désobéi à Dieu, l’autre au contraire a été poussée à lui
obéir, afin que la Vierge Marie pût devenir l’avocate de la vierge Ève. Le genre
humain avait été voué à la mort par une vierge ; il a été sauvé par une Vierge ;
et la balance
41
est rétablie par l’obéissance d’une Vierge, après la désobéissance d’une
vierge. » — Ibid., v. 19.
Ce qui est particulièrement à remarquer dans ces trois écrivains, c’est qu’ils
ne regardent pas la Sainte Vierge comme un pur instrument physique de
l’Incarnation de Notre-Seigneur, mais comme une cause intelligente et
responsable. Sa foi et son obéissance sont, à leurs yeux, des accessoires de
l’Incarnation, et l’Incarnation du Verbe dans son sein est la récompense de ces
vertus. Eve, en péchant contre ces vertus, amena la chute de la postérité d’Adam
; Marie, à l’aide de ces mêmes vertus, eut une part dans la réhabilitation de
l’humanité.
Vous prétendez (pp. 255, 256) que la Sainte Vierge ne fut qu’un instrument
physique de notre rédemption ; à ce que les Pères ont dit de Marie considérée
comme vase choisi pour l’Incarnation, lui a été, d’après vous, appliqué
personnellement » par les Catholiques (p. 151). « Les Pères, dites-vous encore,
parlent de la Sainte Vierge comme de instrument de notre salut, en ce que elle
donna naissance au Rédempteur» (pp. 155, 156). Mais saint Augustin, dans des
passages bien connus, la déclare plus élevée par sa sainteté que par son rapport
de parenté avec Notre-Seigneur.
Quoi qu’il en soit, je m’en tiens à la doctrine des trois Pères que j’ai cités :
ils déclarent unanimement que, dans l’Incarnation, Marie ne fut pas un simple
instrument, comme David ou Juda ; suivant eux, elle coopéra
42
à notre salut, non pas simplement par l’influence du Saint-Esprit sur son
corps, mais par des actes d’une sainteté spéciale, effets du Saint-Esprit dans
son âme ; si Ève fut déchue de ses privilèges par le péché, Marie gagna d’autres
privilèges par les fruits de la grâce ; si Ève fut désobéissante et incrédule,
Marie fut obéissante et croyante ; si Ève fut une cause de ruine pour tous,
Marie fut une cause de salut pour tous ; si Ève prépara la chute d’Adam, Marie
prépara la réhabilitation! opérée par Notre-Seigneur ; la libre obéissance de
Marie a non-seulement égalé, mais largement surpassé l’offense ; Ève avait
contribué à produire un grand mal, Marie a contribué à produire un bien beaucoup
plus grand.
La marche générale de cette argumentation rappelle les antithèses par lesquelles
saint Paul établit l’analogie entre l’œuvre d’Adam et l’œuvre de Notre-Seigneur.
On doit, en outre, remarquer les termes particuliers dans lesquels est décrit le
rôle de la Sainte Vierge. Tertullien dit que Marie « effaça la faute d’Ève et
procura le salut à ta femme, » ou « au genre humain ; » et saint Irénée dit que,
«. par l’obéissance, elle fut une cause (ou une occasion (1) de salut pour elle
et le genre humain tout entier ; » que, par elle, te genre humain est sauvé ;
que, par elle, les liens d’Ève sont brisés ; qu’elle est
1. Le texte original grec de ce passage est perdu depuis longtemps ; la
version latine, très-antienne, a traduit par causa le mot grec qui peut-être:
signifiait occasion.
43
l’avocate d’Ève et son amie dans la détresse. Des critiques, parmi les
Protestants aussi bien que parmi les Catholiques, supposent que le mot grec de
l’original était paraclet, au lieu d’avocate ; on devrait donc se l’appeler,
quand on nous accuse d’attribuer à la Sainte Vierge les titres et le rôle de son
Fils, que saint Irénée lui attribue le propre rôle et le nom même du
Saint-Esprit.
Telle est la nature de ce triple témoignage ; maintenant quelle en est la valeur
?
Laissons de côté, pour un moment, saint Irénée, et réunissons ensemble saint
Justin, écrivant en Orient, Tertullien en Occident. Il m’est permis, je pense,
de considérer la doctrine de ces deux Pères, touchant la Sainte Vierge, comme la
doctrine reçue à leur époque et dans leur pays ; car les écrivains, après tout,
sont les témoins des faits et des croyances ; et ils sont traités comme tels par
tous les partis, dans une discussion de controverse. Bien plus, la coïncidence
de doctrine, manifeste dans leurs écrits, et l’entière similitude de leurs
antithèses, prouvent qu’ils n’ont pas créé leur doctrine. La question qui se
présente immédiatement est alors : Qui l’a créée ? Car elle doit être venue d’un
organe, d’une source, d’un homme, d’un lieu quelconque. Il s’agit de chercher
quel espace de temps il a fallu à une telle doctrine pour se répandre et être
reçue au IIe siècle, dans un si vaste espace, c’est-à-dire pour être accueillie,
avant l’an 200, en Palestine, en
Afrique et à Rome
44
Pouvons-nous assigner à la source commune de ces traditions locales une date
plus récente que celle des Apôtres ? Non ; car saint Jean n’est mort qu’environ
trente ou quarante ans .avant la conversion de saint Justin et la naissance de
Tertullien.
Ajoutez au témoignage concordant de ces deux Pères celui de saint Irénée, qui
touche de si près à l’école de saint Jean lui-même en Asie-Mineure. « Une triple
corde, dit le Sage, ne se rompt pas facilement. » S’il, existait un témoignage
aussi ancien, aussi général, affirmant que Notre-Seigneur n’est qu’un homme,
fils de Joseph, pourrions-nous regarder la foi à la Sainte Trinité comme
nécessaire au salut ? S’il se trouvait trois témoignages tels que ceux-là,
disant que les églises locales étaient gouvernées par un consistoire d’Anciens,
ou que chaque congrégation locale formait une église indépendante, ou que la
communauté chrétienne était sans prêtres, les Anglicans pourraient-ils soutenir
leur doctrine, d’après laquelle la règle de la succession épiscopale est
nécessaire pour constituer une église ? Enfin, rappelez-vous que l’Église
anglicane s’appuie spécialement sur les siècles antérieurs au Concile de Nicée,
et nous reproche vivement d’avoir substitué notre témoignage à celui de ces
grands siècles.
En citant ces trois Pères du IIe siècle, j’ai du moins gagné ceci : Quiconque
reconnaît la force du témoignage ancien, pour déterminer la vérité catholique,
ne peut s’étonner, se plaindre, ni faire aucune objection,
45
en nous voyant, nous catholiques, soutenir une doctrine qui place très-haut
la Sainte Vierge ; à moins qu’on ne puisse fournir, pour faire prévaloir une
doctrine contraire, des témoignages plus forts, d’une date aussi ancienne, ou
tout au moins d’une date plus récente. Mais aucune assertion, que je sache, ne
peut être trouvée dans la littérature antérieure au Concile • de Nicée, pour
invalider les témoignages produits, et le IVe siècle fournira peu de témoignages
contraires. Dans ce IVe siècle, le courant de la tradition est aussi puissant
que dans le second. Au Ve siècle, le courant est plus puissant encore, par
l’abondance des témoignages et par leur autorité. C’est ce que je vais montrer
avec quelque détail.
IV. Saint Cyrille de Jérusalem (315-386) :
Comme la mort était venue par Eve, encore vierge, il convenait que la vie
revint par une Vierge, ou plutôt d’une Vierge ; et, comme le serpent avait
trompé l'une, il convenait que Gabriel pût annoncer à l’autre la bonne nouvelle.
» (Catech., XII 15.)
V. Saint Ephrem de Syrie (mort en 378) témoigne pour les Syriens proprement
dits et les Orientaux voisins, en dehors des Gréco-Syriens. Né à Nisibe, sur la
rive opposée de l’Euphrate, il ne connaissait d’autre langue que le syriaque :
« La gloire resplendissante et désirable des hommes s’est éteinte dans Eve, mais
elle a revécu dans Marie. » —. Opp. Syr., p. 318.
46
Et encore :
« Au commencement, par le péché de nos premiers parents, la mort étendit son
empire sur tous les hommes ; aujourd’hui par Marie nous passons de la mort à la
vie. Au commencement le serpent se glissa dans l'oreille d’Ève et le venin se
répandit de là dans tout le corps ; Marie aujourd’hui reçoit, par l’ouïe, Celui
qui a reconquis pour nous l’éternelle félicité (1) : ce qui a été un instrument
de mort a «donc été aussi un instrument de vie. » — III, p. 607.
J’ai déjà rappelé le contraste établi par saint Paul entre Adam et
Notre-Seigneur, dans l’épître aux Romains et dans la première épître aux
Corinthiens. Quelques écrivains osent dire que ces passages contiennent, non une
vérité doctrinale, mais un pur développement de rhétorique. Il est également
aisé de parler ainsi et de chercher à éluder la comparaison entre Ève et Marie,
dans les écrits des Pères.
VI. Saint Epiphane (320-400) représente Chypre, l’Égypte et la Palestine :
« Sous le nom d’Ève, elle reçut symboliquement le titre de Mère des vivants...
Ce fut un sujet d’étonnement de lui voir porter un pareil nom après la chute.
Dans l’ordre matériel, c’est de cette Ève qu’est née toute la race des hommes
sur la terre ; mais, en réalité, c’est de Marie que la vie est née dans le monde
; ainsi Marie a porté dans son sein les êtres vivants ; elle est devenue la Mère
des vivants. C’est pourquoi,
1. Initio serpens, Evæ auribus occupatis, inde virus in totum corpus
dilatavit ; hodiè Maria, ex auribus, perpétuas felicitatis assertorem excepit.
47
symboliquement, Marie est appelée la Mère des vivants...
II y a encore une autre chose, et une chose admirable, à remarquer sur ces deux
femmes, sur Ève et sur Marie : Ève était devenue pour l'homme une cause de
mort... Marie devint une cause de vie, afin que la vie remplaçât la mort, que la
mort venue de la femme fût chassée par la vie, c’est-à-dire par Celui qui, par
la femme, est devenu notre vie. » — Hær. 78, 18.
VII. Au temps de saint Jérôme (331-420), le contraste entre Ève et Marie
était presque passé en proverbe. « La mort par Ève, dit ce Père (Ep. XXII, 21,
ad Eustoch.) ; la vie par Marie. » Et ne supposez pas que ce Père considérât,
plus qu’aucun de ceux qui l’avaient précédé, la Sainte Vierge comme un simple
instrument physique donnant naissance à Notre-Seigneur, qui est la Vie. Bien au
contraire, dans l’épître que j’ai citée, il ne fait qu’ajouter à cette couronne
de vertus, qui valut à Marie sa maternité divine. Les autres Pères parlaient de
foi, d’allégresse et d’obéissance ; saint Jérôme complète ce qu’ils n’avaient
qu’indiqué, touchant la virginité. Suivant la coutume des Pères de son temps, il
offre à la noble dame romaine à laquelle il s’adresse, la. Bienheureuse Vierge
Marie comme le modèle de la vie des vierges ; et, pour faire ressortir
l’excellence de cette vie, il montre qu’elle est supérieure à l’état du mariage,
non en elle-même et à un point de vue purement naturel, mais comme acte libre de
consécration à Dieu, et à cause du dessein religieux personnel qu’elle implique.
48
« Un plus haut prix, dit-il, doit être attaché à ce qui n’est pas le fruit
d’une contrainte, mais une volontaire offrande ; car si la virginité était
commandée, il semble qu’il ne pourrait plus être question de mariage ; il serait
d’ailleurs très-cruel d'imposer aux hommes une contrainte opposée à la nature et
d’exiger d’eux une vie angélique. » — 20.
Je ne sais quel témoignage pourrait avoir plus d’importance que celui de saint
Jérôme, ami du pape Damase à Rome, élève de saint Grégoire de Nazianze à
Constantinople, et de Didyme à Alexandrie, né en Dalmatie, et, tour à tour, aux
différentes époques de sa vie, habitant de la Gaule, de la Syrie et de la
Palestine.
VIII. Saint Jérôme représente le monde entier, sauf l’Afrique. L’organe de
l’Afrique au IVe siècle, s’il nous faut localiser une autorité aussi
universelle, c’est saint Augustin (354-430). Il répète, comme un proverbe, ces
paroles : « La mort par une femme, la vie par une femme. » (Opp. t. V. Serm.
232.) Ailleurs il s’étend sur l’idée que renferment ces paroles. Il cite quelque
part le passage de saint Irénée que j’ai rapporté plus haut. (Adv. Julian, I.
4.) En un autre endroit, il s’exprime ainsi :
« Ici apparaît un grand mystère. De même que, par une femme, la mort était
devenue notre partage, la vie renaissait pour nous par une femme, afin que les
deux sexes, masculin et féminin, contribuassent aux tourments du démon vaincu,
lequel s’était réjoui de leur chute à tous deux. C’eût été trop peu, pour son
châtiment, que les deux sexes fussent
49
délivrés en nous, s’ils n’eussent contribué l’un et l’autre à notre
délivrance. » — Opp. t. VI. De agon. Christ., c. 24.
IX. Saint Pierre Chrysologue (400-450), évêque de Ravenne, et l’une des
principales autorités du quatrième concile général :
« Vous êtes bénie entre toutes les femmes ; car, entre toutes les femmes, sur le
sein desquelles Ève maudite avait attiré le châtiment, Marie comblée de
bénédictions règne dans la joie et les honneurs ; en Marie elles-mettent leur
espoir. Et maintenant la femme est véritablement faite, par la grâce, Mère des
vivants, elle qui avait été, par la nature, Mère des morts... Les deux sont
saisis de crainte, les anges tremblent devant Dieu ; la créature ne peut en
soutenir la vue, la nature ne suffit pas à le contenir ; et void qu’une Vierge
le prend, le reçoit, l’accueille comme un hôte dans son sein ; et alors, comme
prix de son hospitalité, comme récompense donnée à ses entrailles, elle demande,
elle obtient la paix pour la terre, la gloire pour les cieux, le salut pour ceux
qui sont perdus, la vie pour les morts, un lien entre le ciel et la terre,
l’union de Dieu lui-même avec la chair humaine. » — Serm. 140.
Il est difficile d’exprimer d’une façon plus explicite, sous une forme oratoire,
que la Vierge eut à la réhabilitation de l’humanité déchue une coopération
réelle et méritoire, une part qui lui valut un « prix » et une « récompense. »
X. Saint Fulgence, évêque de Ruspe en Afrique (468-533) :
L’homélie qui contient le passage suivant, est rangée
50
par D. Ceillier (t. XVI p. 127} au nombre de ses œuvres authentiques :
« Dans la femme du premier homme, la malice du démon déprava et séduisit
l’esprit ; dans la mère du second Homme, la grâce de Dieu conserva sans tache
l’esprit et la chair. Il fit don à son esprit de la foi la plus ferme, et
préserva sa chair de toute concupiscente. L’homme avait été misérablement
condamné pour le péché ; c’est pourquoi l’Homme-Dieu naquit miraculeusement sans
péché. » — Serm. 2. De Dupl. Nativ.
En conséquence, dans le sermon suivant (s’il est vraiment de lui), il explique
le rôle de mère universelle que saint Épiphane attribue à Marie :
« Venez à une Vierge, vous qui êtes vierges ; venez à celte qui a conçu, vous
qui concevez ; venez à celle dont le sein a porté, vous dont le sein porte ;
venez à une mère, vous qui êtes mères ; venez à celle qui a allaité, vous qui
allaitez ; jeunes filles, venez à une jeune fille. C’est pour cela que la Vierge
Marie a pris sur elle, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, toutes ces charges de la
nature ; c’est afin de venir en aide à toutes les femmes qui ont recours à elle,
c’est afin de pouvoir, nouvelle Ève, conservant sa virginité, relever la race
entière des femmes qui viennent à elle ; comme Notre-Seigneur Jésus-Christ,
nouvel Adam, rachète la race entière des hommes. »
Telle est l’idée rudimentaire, ainsi que je l’ai appelée, que les Pères nous ont
donnée de Marie ; elle est la seconde Ève, la Mère des vivants : j’ai cité dix
auteurs. J’en pourrais citer davantage, s’il était nécessaire ; à l’exception
des deux derniers, ils parlent un langage
51
austère, et dédaignent toute rhétorique. Les deux dernières, je le reconnais,
écrivent dans un style tout différent ; et cela devait être, puisque les
passages que je leur ai empruntés sont tirés de leurs sermons ; mais je ne vois
pas que le coloris cache le trait. Et d’ailleurs, les hommes emploient l’art
oratoire, non pour les sujets de peu d’importance, mais pour les sujets élevés:
et ils n’auraient pas, non plus que d’autres Pères que je pourrais citer,
prodigué pour la Sainte Vierge un langage sublime, dont ils n’ont usé pour aucun
autre personnage, s’ils n’avaient su parfaitement qu’aucun autre n’avait autant
de droits qu’elle à leur amour et à leur vénération.
Et maintenant, je vais insister un instant sur deux conclusions, qui découlent
manifestement de cette doctrine rudimentaire : la première concerne la sainteté
die la Bienheureuse Vierge ; la seconde est relative à sa grandeur.
IV - Sainteté et grandeur de Marie.
I. — Sa sainteté. Elle remplit dans notre réhabilitation, disent les Pères,
le rôle qu’Ève avait rempli dans notre chute. Maintenant, par quels dons Ève se
trouvait-elle primitivement en mesure d’affronter l’épreuve ? Bien qu’innocente
et sans péché, elle ne pouvait résister
52
aux embûches du démon, sans le don d’une grâce abondante. Elle avait reçu
cette grâce, don du ciel, étranger et supérieur à cette nature qu’elle tenait
d’Adam. De même, avant elle (on le croit généralement), Adam avait reçu cette
grâce dès le moment de sa création. Cette doctrine est anglicane aussi bien que
catholique ; c’est la doctrine de l’évêque Bull, qui a écrit une dissertation
sur ce point. « Beaucoup de théologiens scolastiques, dit-il, enseignent qu’Adam
fut créé en état de grâce, c’est-à-dire qu’il reçut un principe de grâce et de
vie divine dès sa création, dès le moment où son âme lui fut donnée. Cette
doctrine n’est guère pour moi l’objet d’un doute. » Il dit encore : « Il est
prouvé surabondamment par les nombreux témoignages allégués, que, d’après
l’enseignement unanime des anciens Docteurs de l’Église, nos premiers parents,
dans l’état de nature intègre, avaient en eux quelque chose de plus que la
nature, c’est-à-dire qu’ils étaient doués d’un principe divin, en vue d’une
félicité surnaturelle. »
Je prends ceci comme accordé, car je sais que vous et les vôtres le croyez comme
nous. Maintenant, je demande si Marie n’avait pas reçu autant qu’Ève ? Y a-t-il
témérité à supposer que Marie, devant coopérer à la rédemption, avait reçu de
Dieu au moins autant de grâces que la première femme, qui fut, il est vrai,
donnée comme aide à son époux, mais coopéra seulement à sa ruine ? Si Ève fut
élevée au-dessus de la nature humaine par ce don moral intérieur que nous
appelons la
53
grâce, y a-t-il témérité à dire que Marie eut une grâce plus grande ? Cette
considération donne un sens à la parole de l’Ange, qui salua Marie « pleine de
grâce ; » — et cette explication du mot original est indubitablement
l’explication vraie ; on doit le sentir, quand on repousse l’hypothèse
protestante, suivant laquelle la grâce n’est qu’une approbation, ou acceptation
purement extérieure, répondant au mot « faveur, » tandis que c’est, comme
l’enseignent les Pères, une condition intérieure réelle, ou qualité
additionnelle de l’âme.
Si Ève posséda ce don intérieur surnaturel dès le, premier moment de son
existence personnelle, peut-on nier que Marie ait eu pareillement ce don dès le
premier moment de son existence personnelle ? Je ne vois pas qu’il soit possible
de se refuser à cette conclusion. — Eh bien, c’est là simplement, littéralement,
la doctrine de l’immaculée Conception.
Oui, la doctrine de l’immaculée Conception est cela, dans sa substance ; elle
n’est ni plus, ni moins que cela (je mets de côté la question des degrés de
grâce) ; et je la crois réellement comprise dans cette doctrine des Pères, que
Marie est la seconde Ève.
C’est pour moi un phénomène très-étrange de voir tant d’hommes instruits et
pieux, arrêtés devant cette doctrine. Pour m’expliquer leurs préventions, je
suis réduit à supposer qu’ils ne savent pas en réalité ce que nous entendons par
l’immaculée Conception ; et votre ouvragé (m’est-il permis de le dire ?)
confirme mes soupçons.
54
Il est très-consolant d’avoir quelque raison de penser ainsi, et de croire
que ces hommes sont, en quelque sorte, dans la situation des grands saints qui
jadis hésitèrent à ce sujet, et qui n’auraient pas hésité un seul instant, si le
mot « conception » avait été clairement expliqué alors, dans le sens qu’on lui
reconnaît universellement aujourd’hui. Je ne vois pas comment un homme qui admet
avec Bull la doctrine catholique des dons surnaturels accordés à nos premiers
parents, peut trouver un seul motif raisonnable pour douter de notre doctrine
touchant la Sainte Vierge. Cette doctrine ne s’applique qu’à elle, non à ses
parents ; elle affirme simplement ceci : — Avec la nature dont elle hérita,
c’est-à-dire avec sa propre nature, il lui fut octroyé une plénitude de grâce,
et cela dès le premier instant de son existence.
Supposez qu’Ève eût résisté à la tentation et n’eût pas perdu sa grâce première
; supposez qu’en cet état elle eût eu des enfants ; ces enfants, dès le premier
moment de leur existence, auraient, par l’effet de la bonté divine, reçu le même
privilège qu’elle ; de même qu'aussitôt après avoir été formée d’une côte
d’Adam, elle fut ornée et toute revêtue de la grâce, comme d’une riche parure,
eux aussi auraient reçu, à leur tour, ce qu’on peut appeler une conception
immaculée. Us eussent été conçus en état de grâce, comme ils sont, en fait,
conçus dans le péché. — Y a-t-il donc quelque difficulté dans cette doctrine ?
Et qu’v a-t-il de forcé dans ce rapprochement ?
55
Marie peut être appelée une fille d’Ève innocente.
Vous croyez avec nous que la grâce fut donnée à saint Jean-Baptiste, trois mois
avant sa naissance, lorsque la Sainte Vierge vint trouver la mère du saint
précurseur. Il ne fut pas conçu immaculé, puisqu’il vécut quelque temps avant
que la grâce vînt à lui ; il y a entre lui et la Sainte Vierge cette différence
que la grâce fut donnée à la Sainte Vierge, non pas trois mois avant sa
naissance, mais dès le premier moment de son existence, comme elle avait été
donnée à Ève.
Comment, dira-t-on, cela vous autorise-t-il à affirmer qu’elle fut conçue sans
péché originel ? — Si les Anglicans savaient ce que nous entendons par péché
péché originel, ils ne feraient pas cette question. Notre doctrine du péché
originel n’est pas la même que la doctrine Protestante. Le péché originel, selon
nous, ne peut être appelé « péché » dans le sens ordinaire du mot ce terme
signifie que le péché d’Adam nous est transmis ; il exprime l’état auquel le
péché d’Adam a réduit ses enfants ; les Protestants au contraire l’entendent
dans le même sens que le péché actuel. Nous, d’accord avec les Pères, nous le
regardons comme quelque chose de négatif ; les Protestants le regardent comme
quelque chose de positif. Les Protestants y voient une maladie, un changement
radical de nature, un poison actif corrompant intérieurement l’âme, dont il
infecte les éléments primaires, et qu’il désorganise ; et ils s’imaginent
56
que nous attribuons à la Sainte Vierge une nature différente de la nôtre,
différente de celle de ses parents et de celle d’Adam tombé. Or, nous ne
prétendons rien de pareil.
Nous pensons qu’en Adam Marie mourut comme les autres femmes, qu’elle fut
comprise, avec toute la race humaine, dans la sentence d’Adam, et qu’elle
encourut sa dette comme nous (1) ; mais, à cause de Celui qui-devait la racheter
comme nous sur la croix, la dette lui fut remise par anticipation, et
l’exécution de la sentence ne s’étendit pas sur elle (sauf en ce qui regarde la
mort naturelle, puisqu’elle mourut comme les autres, quand son heure fut venue).
Nous enseignons tout cela. Mais nous nions que Marie ait été entachée du péché
originel. Par pêché originel, nous entendons, en effet, comme je l’ai dit,
quelque chose de négatif, c’est-à-dire uniquement la privation de la grâce
surnaturelle gratuitement donnée à Adam et à Ève, au moment de leur création,
avec les conséquences de cette privation. Marie, pas plus qu’Adam et Ève, ne
pouvait mériter que cette grâce lui fût rendue ; mais elle la reçut de la libre
bonté de Dieu, dès le premier instant de son existence ; et, par suite elle ne
se trouva jamais, en fait, sous le coup de la malédiction originelle, qui
consistait dans la perte de cette grâce. Ce privilège spécial lui fut accordé
dans le but de
1. Voyez, à la fin du volume, les textes de Suarez relatifs à ce sujet.
57
la préparer à devenir la Mère de son Rédempteur et du nôtre, de l’y préparer
moralement, spirituellement ; afin qu’avec l’aide de la grâce première, elle pût
croître en grâce, de telle sorte qu’à la venue de l’Ange et à l’approche de son
Seigneur, étant « pleine de grâce, » elle fût préparée, autant qu’une créature
pouvait l’être, à le recevoir dans son sein.
J’ai tiré la doctrine de l’immaculée Conception, comme une conséquence immédiate
de la doctrine primitive qui fait de Marie la seconde Ève. L’argument me semble
concluant. S’il n’a pas été universellement reconnu pour tel, cela vient de ce
qu’un certain nombre de catholiques n’avaient pas une idée claire du sens précis
de l’Immaculée Conception. Cette doctrine semblait à plusieurs impliquer que la
Sainte Vierge n’était pas morte en Adam, qu’elle n’avait pas encouru la peine de
la chute, qu’elle n’avait pas été rachetée, que le verset 8e du psaume Miserere
ne pouvait pas être applicable à sa conception. Mais la doctrine de l’Immaculée
Conception signifie purement et simplement qu’en fait, la sentence générale
prononcée contre le genre humain n’avait pas été exécutée à l’égard de Marie, la
grâce divine ayant résidé en elle dès le premier instant de son existence ;
c’est là tout ce qu’a déclaré le Décret de 1854. — Si la controverse, jetant
plus tôt la lumière sur ce sujet, l’avait rendu clair pour tous, je ne puis
croire que notre doctrine eût jamais rencontré d’opposition ; car un sentiment
instinctif a
58
toujours porté les chrétiens à mettre, avec un soin jaloux, la Sainte Vierge
en dehors de toute discussion sur le péché. C’est ce qu’expriment ces paroles
bien connues, de saint Augustin : Tous ont péché « excepté la Sainte Vierge
Marie, au sujet de laquelle, pour l’honneur de Notre-Seigneur, je désire
qu’aucune question ne soit soulevée, quand nous traitons du péché » (de Nat. et
Grat.. 42) ; ces paroles, quelle que soit positivement l’occasion dans laquelle
saint Augustin les prononça, (et vous y faites allusion p. 176), ces paroles,
dis-je, sont certainement, par l’esprit qu’elles respirent, parfaitement propres
à nous apporter cette conviction, qu’elle n’eut personnellement aucune part à un
péché quelconque.
Quelques Pères illustres du IVe siècle supposent, il est vrai, ou affirment,
qu’en une ou deux occasions, elle pécha véniellement, ou fit preuve de
faiblesse. C’est la seule objection positive que je connaisse, et comme je ne
veux pas la traiter légèrement, je me propose de l’examiner à la fin de cette
lettre.
II. Parlons maintenant de la grandeur de Marie. Supposons que nos premiers
parents fussent sortis victorieux de leur épreuve, et eussent mérité, pour
toujours, à leurs descendants, comme un droit, la pleine possession des
privilèges promis à leur obéissance, la grâce ici-bas et la gloire ensuite. Ces
descendants pieux et heureux, d’âge en âge, dans leurs demeures temporelles,
59
auraient-ils pu oublier leurs bienfaiteurs ? Ne les auraient-ils pas suivi,
par la pensée, dans les cieux ? N’auraient-ils pas, dans leur, reconnaissance,
glorifié leur mémoire sur la terre ? L’histoire de la tentation, la ruse du
serpent, leur fermeté dans l’obéissance, la vigilance fidèle, la pureté délicate
d’Ève, enfin le résultat immense, le salut obtenu pour toutes les générations,
auraient toujours été présents à leur esprit, toujours bienvenus à leurs
oreilles. Il en eût été ainsi naturellement. Chaque nation a ses légendes, ses
poèmes épiques sur ses ancêtres et ses héros. Les grands exploits de
Charlemagne, d’Alfred, de Richard Cœur-de-Lion, de Louis IX, ne meurent pas ;
et, bien qu’ils ne soient plus personnellement au milieu de nous, nous tenons
leurs noms en grand honneur. L’Adam de Milton, après sa chute, comprend la force
de cette loi, il en mesure l’effet et recule d’épouvante :
« Qui, dans les âges à venir, sentant les maux répandus sur lui, ne maudira pas
ma tête ? Périsse notre impur ancêtre ! Ainsi nous te remercions, Adam!... »
(Paradis perdu, liv. X, v. 733-736, trad. de Châteaubriand.)
Si cette prévision ne s’est pas réalisée, c’est que les besoins de notre vie
d’expiation, notre état de changement perpétuel, l’ignorance et l’incrédulité
nées de la chute, l’ont empêché. Tout déchus que nous sommes, l’espérance est un
besoin de notre nature, et nous restons plus fiers des grands hommes de notre
nation qu’humiliés de ses malheurs. Ce sentiment doit être
60
encore plus énergique dans le royaume de Dieu, chez le peuple de Dieu. Les
saints sont toujours devant nos yeux, non comme des êtres impuissants, mais
comme s’ils étaient présents corporellement. « Leurs œuvres les suivent, » dit
l’Écriture ; tels ils étaient, tels ils sont, dans le Ciel et dans l’Église. De
même que nous les appelons des noms qu’ils portaient sur la terre, nous
contemplons en eux ce qui caractérisa leur vie sur la terre. Leurs actes, leur
vocation, leurs relations ici-bas, sont les types et la révélation de leur
mission là-haut. Notre-Seigneur lui-même, qui a les deux pour son éternelle
patrie, Notre-Seigneur, depuis qu’il est dans son état de gloire, est appelé «
le prêtre éternel ; » lorsqu’il reviendra, ceux-là qui l’ont vu le reconnaîtront
et le verront tel qu’il était sur la terre. Toute la question est de savoir si
la Vierge Marie eut une part, une part réelle dans l’économie de la grâce ; si,
lorsqu’elle était sur la terre, elle s’assura par ses actions un droit à notre
souvenir. S’il en a été ainsi, pouvons-nous la bannir de notre mémoire, par la
seule raison qu’elle a quitté cette terre ? Pourquoi ne pas continuer à nous
tourner vers elle, avec espoir et reconnaissance, autant que l’histoire de sa
vie terrestre nous y autorise ? Si, comme le dit saint Irénée, elle a rempli le
rôle d’avocate et d’amie secourable, durant sa vie mortelle ; si, comme le
disent saint Jérôme et saint Ambroise, elle fut sur la terre le grand modèle des
vierges ; si elle eut une part méritoire à l’œuvre de notre
61
rédemption ; si sa maternité fut le prix de sa foi et de son obéissance ; si
son divin Fils lui fut soumis ; si elle se tint au pied de la croix avec un cœur
de mère, et but jusqu’à la lie le calice des douleurs qu’elle contemplait ; il
nous est impossible de ne pas associer ces traits de sa vie terrestre à son état
actuel de félicité. Et certainement elle le prévit, quand elle dit dans son
cantique : « Toutes les générations m’appelleront bienheureuse. »
Je m'aperçois que cet ordre d’idées est plutôt un objet de méditation qu’un
argument de controverse ; aussi ne le pousserai-je pas plus loin. Mais encore
est-il opportun, au moment de retourner à d’autres arguments, de rechercher si
la surprise qu’excite notre croyance à la dignité présente de la Sainte Vierge,
ne provient pas de ce que les hommes absorbés par les affaires de ce monde,
n’ont jamais examiné avec calme la position historique de Marie dans les
Évangiles, de manière à bien réaliser (s’il m’est permis de parler ainsi) les
conséquences de cette position. Je ne prétends pas qu’en général les Catholiques
appliquent aux objets de leur foi une puissance de réflexion plus grande que
celle des Protestants ; mais il y a, parmi les Catholiques, un assez grand
nombre d’hommes religieux qui (au lieu de dépenser, comme le font tant de
Protestants sérieux, l’énergie de leur piété sur des doctrines abstraites,
telles que la justification par la foi seule, ou la suffisance de la sainte
Écriture) se livrent à l’examen
62
des faits de l'Écriture, et en feront sortir, sous une forme palpable, les
doctrines que ces faits révèlent. Ils donnent ainsi à l’histoire sacrée une
substance et une couleur capables d’influer sur leurs frères. Ces derniers,
quoique superficiels, sont poussés par leurs instincts catholiques à accepter
des conclusions qu’ils n’auraient pu, il est vrai, déduire seuls, mais qu’ils
reconnaissent pour vraies, une fois qu’elles sont déduites par d’autres. — Mais
il serait hors de propos de poursuivre ici ce mode de raisonnement. Au lieu de
cela, je vais faire un pas qui peut-être vous paraîtra bien hardi : je vais
trouver dans l’Écriture la doctrine de l’exaltation actuelle de la Sainte
Vierge.
Je prétends la trouver dans la vision de la Femme et de l’Enfant, au douzième
chapitre de l’Apocalypse (1). Ici deux objections vont m’être faites tout
d’abord : la première, c’est qu’une pareille interprétation est faiblement
appuyée par les Pères ; la seconde, c’est qu’en attribuant à l’âge apostolique
une telle peinture de la Madone, je commets un anachronisme.
Quant à la première de ces objections, voici ma réponse : — Les chrétiens n’ont
jamais demandé aux Écritures les preuves de leurs doctrines, jusqu’au moment où,
pressés par la controverse, ils en ont positivement éprouvé le besoin. Si, au
temps des Pères, la
1. Voyez mon Essai sur le Développement de la Doctrine, p. 381, et l’ouvrage
de Mgr Ullathorne sur l’Immaculée Conception, p. 77.
63
dignité de la Sainte Vierge ne fut attaquée doctrinalement d’aucun côté,
l'Écriture eu du moins les arguments de l'Écriture sur ce point, devaient, selon
toute probabilité, demeurer pour eux lettre close. J’explique cela par um
exemple. : les membres du parti catholique dans l’Église anglicane (les
non-jureurs (1) ) empêchés par leur théorie religieuse: de prendre leur point
d'appui sur la Tradition, et en quête de preuves pour leurs doctrines,,
acquirent nécessairement une grande habileté à scruter et entendre la lettre de
la sainte Écriture, qui n’apportait à d’autres, aucune instruction. Leurs
interprétations ont cela de particulier que, bien qu’ayant, une grande force
logique par elles-mêmes, elles ne sont que faiblement appuyées par les
commentaires patristiques. Ainsi, en est-il de l’usage qu’ils font du mot poïeni,
ou facere dans l’institution de la sainte Eucharistie par Notre-Seigneur, mot
qui, dans l’Ancien Testament, sert à désigner l’acte du sacrifice. Ainsi le mot
leitourgounpon, dans ce passage des Actes des Apôtres,: « Ministrantibus autem
illis Domino et jejunantibus (Art. XIII, 2), » exprime pareillement les
fonctions sacerdotales. De même, dans un passage de l’Épitre aux Romains (XV,
16), plusieurs termes font allusion au sacrifice eucharistique. Dans le message
souvent répété de saint Paul à la famille d’Onésiphore, il n’est fait mention d’Onésiphore
lui-même
1. Sur les non-jureurs ; voyez une note à la fin du volume.
64
qu’une seule fois, quand saint Paul ajoute une prière pour « qu’il puisse
trouver grâce devant le Seigneur » au jour du jugement. Nous ne pouvons guère
nous refuser à reconnaître là une prière pour l’âme d’Onésiphore, si nous tenons
compte des termes, et de l’usage bien connu des premiers siècles. Il y a encore
d’autres textes qui auraient dû trouver place dans les anciennes controverses,
et dont les Pères, à notre grande surprise, n’ont pas fait usage. Tels sont, par
exemple, plusieurs textes qui, même suivant la règle de Middleton, fournissent
des preuves réelles de la divinité de Notre-Seigneur, et que néanmoins les
controversistes catholiques ont négligés. Or, ces textes avaient rapport à une
controverse alors agitée, importante au plus haut degré, et de l’intérêt le plus
urgent.
Quant à la seconde objection, j’estime qu’elle est purement imaginaire, et que
la vérité se trouve dans la direction précisément opposée. L’idée de la Vierge
avec son Enfant, loin d’être purement moderne, est reproduite à chaque instant
dans les peintures des Catacombes, ainsi qu’on peut le voir en visitant Rome.
Marie y est représentée, avec le divin Enfant sur ses genoux ; elle, les mains
dans l’attitude de la prière ; Lui, dans l’attitude de la bénédiction. Aucune
image ne peut traduire avec plus de force la doctrine de la haute dignité de la
Mère, et j’ajouterai : de son pouvoir sur son Fils. Pourquoi le souvenir du
temps où il lui fut soumis était-il cher aux Chrétiens, et conservé
soigneusement ?
65
Le seul point à déterminer, c’est la date précise de ces monuments
remarquables des premiers âges du Christianisme. Qu’ils appartiennent aux
siècles nommés par les Anglicans l’âge de « l’Église indivise, » cela est
certain ; mais on a fait dernièrement des recherches qui assignent à
quelques-uns de ces monuments une date si ancienne, qu’on l’aurait tenue pour
impossible. Je ne suis pas en mesure de faire de longues citations des œuvres du
chevalier de Rossi, qui a jeté tant de lumière sur ce sujet ; mais j’ai ses «
Imagini Scelte » publiées en 1863 ; elles suffisent à mon dessein. Dans cet
ouvrage, il nous a donné diverses images de la Vierge et de l’Enfant tirées des
Catacombes ; la dernière appartient à la première partie du ivc siècle ; mais il
croit que les plus anciennes peuvent être attribuées au temps même des Apôtres.
Il arrive à cette conclusion, en considérant le style et l’habileté de la
composition, les- indications de l’histoire, les lieux, et les inscriptions qui
existent dans les souterrains où l’on trouve ces images. Toutefois, il ne va pas
jusqu’à insister sur une date aussi ancienne ; mais la plus grande latitude
qu’il autorise, est de rapporter ces peintures à l’ère des premiers Antonins,
date postérieure, d’un demi-siècle environ, à la mort de saint Jean.
Vous employez volontiers, dans vos controverses avec des Protestants, la
doctrine traditionnelle de l’Église des premiers siècles, soit pour expliquer le
texte de l’Écriture, soit au moins pour suggérer, ou défendre le
66
sens que vous désirez lui attribuer. Mettant de côté la question de savoir si
votre interprétation elle-même est traditionnelle, j’estime qu’il m’est permis,
sans avoir pour moi les paroles positives des Pères, d’abriter mon
interprétation de la vision de saint Jean sous ce fait des peintures de la Mère
et de l’Enfant retrouvées dans les Catacombes de Rome.
Il y a, pour l’interprétation de l’Écriture, un autre principe que nous devons
admettre avec vous : quand nous disons qu’une doctrine est contenue dans
l’Écriture, nous n’entendons pas nécessairement qu’elle y est contenue en termes
directement catégoriques ; cela veut dire que le seul moyen satisfaisant
d’expliquer le langage et les expressions des Écrivains sacrés sur le sujet en
question, est de supposer qu’ils professaient la doctrine que nous professons ;
ou, en d’autres termes, qu’ils n’auraient pas parlé comme ils l’ont fait, s’ils
n’avaient pas cru cette doctrine. Pour moi, j’ai toujours senti la vérité de ce
principe, en ce qui regarde la preuve de la Sainte Trinité par l’Écriture ; je
n’aurais pas trouvé cette doctrine dans le texte sacré, sans le secours
préalable de renseignement traditionnel ; mais, quand une fois elle nous est
venue du dehors ;, elle s’impose comme la seule interprétation vraie, parce
qu’elle est seule complètement d’accord avec 1e texte ; on ne peut attribuer aux
écrivains inspirés aucune autre doctrine qui expliqua aussi Heureusement les
obscurités et les contradictions apparentes de leur langage.
67
Appliquons maintenant ce que je viens de dire an passage de l’Apocalypse.
S’il est un apôtre que nous puissions à priori regarder comme capable de nous
instruire sur la Sainte Vierge, c’est saint Jean, à qui elle fut confiée par
Notre-Seigneur sur la Croix, et que, suivant la tradition, elle suivit à Éphèse,
où elle vécut jusqu’à son Assomption. Cette prévision se trouve confirmée à
posteriori, car un des écrivains qui nous ont donné les premiers et les plus
complets renseignements sur la dignité de Marie considérée comme seconde Ève,
c’est saint Irénée, qui, venu d’Asie-Mineure à Lyon, avait été instruit par les
disciples immédiats de saint Jean.
Voici la vision de l’Apôtre (Apoc., XII) : — « Il parut un grand prodige dans le
ciel ; une femme revêtue du soleil, ayant la lune sous les pieds et une couronne
de douze étoiles sur sa tête. Elle était enceinte, et criait, comme étant en
travail, et ressentant les douleurs de l’enfantement. Un autre prodige parut
ensuite dans le ciel : un grandi dragon roux. Et le dragon s’arrêta devant la
femme qui devait enfanter, afin de dévorer son fils aussitôt qu’elle serait
délivrée. Elle mit au monde un enfant, mâle qui devait gouverner toutes les
nations avec un sceptre de fer ; et son fils fut enlevé vers Dieu et vers son
trône. Et la femme s'enfuit dans le désert. »
Je ne nie pas, bien entendu, que l’Église ne soit représentée sous cette image
de la femme. Je soutiens
68
seulement que l’Église n’eût pas été représentée par l’Apôtre sous cette
image particulière, si la Bienheureuse Vierge Marie n’eût pas été élevée
au-dessus de toute créature et vénérée par tous les fidèles.
Personne ne doute que « l’Enfant mâle » ne soit une allusion à Notre-Seigneur ;
pourquoi donc « la Femme » ne serait-elle pas une allusion à sa Mère ? C’est
bien là certainement le sens que les mots suggèrent tout d’abord. Sans doute il
y a encore un autre sens : l’Enfant représente les Enfants de l’Église, et la
Femme représente l’Église ; c’est là, j’en conviens, le sens réel ou direct.
Mais quel est le sens de ce symbole ? Qui sont la Femme et l’Enfant ? Je réponds
: Ce ne sont pas des personnifications ; ce sont des personnes. Cela est vrai de
’Enfant donc cela est vrai de la Femme.
La Mère et l’Enfant n’apparaissent pas seuls dans cette vision : un serpent y
apparaît avec eux. Cette rencontre de l’homme, de la femme et du serpent ne
s’était pas reproduite depuis le commencement de l’histoire ; voici qu’on la
retrouve vers la fin du texte sacré. De plus, comme pour suppléer, avant de
clore la Bible, à ce qui manquait au début, saint Jean nous dit, pour la
première fois, que le serpent du Paradis était l’esprit du mal. Si le dragon de
saint Jean est le même que le serpent de Moïse, et si l’Enfant mâle est « la
postérité de la Femme (Gen., III, 15), » pourquoi la Femme dont parle saint
Jean, ne serait-elle pas celle dont l’Enfant avait été promis dans l’Éden ? Et
si la première femme n’est
69
pas une allégorie, pourquoi la seconde en serait-elle une ? Si la première
femme est Ève, pourquoi la seconde ne serait-elle pas Marie ?
Ce n’est pas tout. Suivant l’usage de l’Écriture, l’image de la femme est trop
hardie et trop saillante pour être une simple personnification. L’Écriture ne
prodigue pas les allégories. Fréquemment, il est vrai, on y trouve des figures ;
les écrivains sacrés parlent du bras, ou du glaive du Seigneur ; ils parlent de
Jérusalem, ou de Samarie, comme d’une femme ; ils montrent les montagnes
bondissant de joie ; ils comparent l’Église à une fiancée ou à une vigne ; mais
il leur arrive rarement de revêtir d’attributs personnels les idées abstraites,
ou les généralisations. Ce serait là le style classique, plutôt que le style de
l’Écriture. Xénophon place Hercule entre le vice et la vertu, représentés par
des femmes ; Eschyle introduit dans son drame la Force et la Violence ; Virgile
personnifie la Rumeur publique, ou la Renommée, et Plaute, la Pauvreté. De même,
sur des monuments de style classique, nous voyons les vertus, les vices, les
fleuves, la gloire, la mort, etc., sous des traits d'hommes ou de femmes. Je ne
dis pas que l’Écriture ne présente aucun exemple de ces formes de style ; je dis
qu’il y a un contraste frappant entre ces procédés poétiques et sa méthode
ordinaire. Ce contraste nous saisit, lorsque nous ouvrons le Pasteur d’Hermas,
saint Méthode, le poème de saint Grégoire, où nous trouvons tour à tour
l’Église, la Vertu, la Virginité, sous des traits féminins.
70
L’Écriture aime les types plutôt que les personnifications. Sous le nom
typique d’Israël, elle désigne le peuple choisi ; sous celui de David,
Jésus-Christ ; sous celui- de Jérusalem, le ciel. Considérez-les tableaux
frappants, j’ose dire dramatiques, que nous offrent Jérémie, Ezéchiel et Osée :
ces prophètes mettent en action les prédictions, les menaces, les promesses.
Ezéchiel reçoit l’ordre de se raser la tête, et de répandre ses cheveux de tous
côtés ; Àhias déchire son vêtement en douze parts, et en donne dix à Jéroboam.
De même, dans l’Apocalypse, les images ne sont pas une pure création allégorique
; elles sont fondées sur le Rituel juif. Les guérisons corporelles opérées par
Notre-Seigneur sont aussi des types visibles du pouvoir de sa grâce sur l’âme :
et sa prophétie du dernier jour est voilée sous celle de la chute de Jérusalem.
Les paraboles même ne sont pas de simples fictions ; ce sont des récits de
faits, qui avaient, ou pouvaient avoir eu lieu, et qui portaient en eux un sens
spirituel. Le portrait de la Sagesse, dans les Proverbes et d'autres livres
sacrés, éveilla là-dessus l'instinct des commentateurs. Ils comprirent que cette
Sagesse ne pouvait être une simple personnification, et déclarèrent que son
portrait n’était autre que celui de Notre-Seigneur. Les derniers livres
sapientiaux justifiaient cette interprétation par leur langage plus précis.
Lorsqu’on vit les Ariens abuser du langage de ces livres pour combattre la
divinité de Notre-Seigneur, les commentateurs, ne pouvant tolérer l’idée d’une
71
pure allégorie, appliquèrent le portrait de la Sagesse à la Sainte Vierge.
Je reviens à la vision de l’Apocalypse, et je fais cette question : si la Femme
peinte dans cette vision doit être une personne réelle, quelle est celle que
l’Apôtre a pu voir et représenter, sinon la Mère sublime à laquelle on a pu
appliquer les textes des Proverbes ? Qu’on veuille bien le remarquer :
l’allusion à l’histoire de la chute originelle, contenue dans ce passage, nous
donne le droit de dire que Marie y est représentée dans son rôle de seconde Ève.
On demande quelquefois pourquoi les écrivains sacrés ne parlent pas de la
grandeur de la Sainte Vierge. Je réponds : Elle était encore vivante quand les
Apôtres et les Évangélistes écrivirent. Un seul livre de l’Écriture fut écrit
certainement après sa mort ; or ce livre la canonise, pour ainsi dire, et la
couronne.
Si tout cela est ainsi, si c’est réellement la Sainte Vierge que l’Écriture nous
montre revêtue du soleil, ayant la lune sous ses pieds, et sur sa tête une
couronne d’étoiles, quel degré de gloire ne pouvons-nous pas lui attribuer ? Et
que devons-nous dire de ceux qui, par ignorance, prennent le contre-pied des
enseignements de l’Écriture, du témoignage des Pères, des traditions de l’Orient
et de l’Occident, et qui parlent, ou agissent d’une manière insultante pour
celle que Notre-Seigneur s’est plu à honorer ?
72
V - Marie, Mère de Dieu.
J’ai dit ce que je voulais dire sur ce que j’appelle l’enseignement
rudimentaire de l’Antiquité touchant la Sainte Vierge. C’est à peine, cependant,
si j’ai insisté sur le point de vue le plus élevé que l’enseignement des Pères
nous ouvre, au sujet de ses prérogatives. Vous, mon cher ami, qui avez une si
profonde connaissance des anciennes controverses et des Conciles, vous avez pu
vous étonner de mon silence en ce qui concerne le titre de Mère de Dieu (Theotocos).
Mais je voulais montrer sur quelle large base la grandeur de la Sainte Vierge
est établie, indépendamment de ce titre admirable ; et puis, j’éprouvais quelque
répugnance à insister sur la force d’un mot, qui devrait être un objet de
pieuses méditations plutôt que de disputes polémiques. Néanmoins, autant
vaudrait ne rien écrire sur mon sujet, que de garder un silence complet sur ce
point.
Voici donc une partie intégrante de la foi fixée par les Conciles œcuméniques,
une partie de ce que vous reconnaissez aussi bien que moi : la Sainte Vierge est
Mère de Dieu, Theotocos, Deipara! Et ce mot, ainsi appliqué, ne porte en lui ni
mélange de rhétorique, ni couleur d’enthousiasme extravagant ; il n’a qu’un sens
73
rigoureusement pesé, grave, dogmatique, qui correspond à son expression,
d’une manière exacte et précise ! II veut dire que le Verbe divin est le Fils de
Marie, aussi véritablement que chacun de nous est le fils de sa propre mère.
S’il en est ainsi, que pourra-t-on jamais dire à la louange d’une créature,
qu’on ne puisse dire de la Sainte Vierge ? Que pourra-t-on dire de trop, pourvu
qu’on n’attente pas aux attributs du Créateur ? Lui, sans doute, aurait pu créer
un être encore plus parfait, encore plus admirable qu’elle ; il aurait pu doter
cet être ainsi créé d’un plus riche apanage de grâce, de puissance, de
bénédiction ; mais il est un côté par lequel elle est supérieure à toute
créature même possible : elle est Mère de son Créateur!... Ce titre imposant
explique et unit logiquement les deux prérogatives de Marie, sur lesquelles je
me suis étendu tout à l’heure : sa grandeur et sa sainteté. C’est la suite de sa
sainteté, c’est la source de sa grandeur. Est-il une dignité trop grande pour
être attribuée à celle qui est aussi intimement associée à l’Être éternel, aussi
étroitement unie à Lui qu’une mère l’est à son fils ? Quel don de sainteté,
quelle plénitude, quelle surabondance de grâce, quels trésors de mérites durent
être les siens, si nous supposons, comme la tradition l’autorise, que son
Créateur les pesa et les prit en considération, quand il n’eut « pas horreur du
sein de cette Vierge ? » Est-il surprenant alors que, d’une part, elle soit
immaculée dans sa conception ? que, de l’autre, elle soit exaltée
74
comme une reine, portant au front une couronne de douze étoiles ? On s’étonne
parfois quand nous l’appelons Mère de la vie, de la miséricorde, du salut ; que
sont ces titres comparés à ce seul nom : Mère de Dieu ?
Je n’en dirai pas davantage sur ce titre. Il est presque impossible de traiter
ce sujet sans prendre un style peu propre à une lettre ; je passe donc, et
j’examine comment on l’a successivement employé dans le cours des siècles.
Le titre de Theotocos (1) apparaît dans des auteurs ecclésiastiques à peine
postérieurs à ceux qui nous la désignent comme la seconde Eve. Il se rencontre
pour la première fois dans les œuvres d’Origène (185-254) ; mais Origène, qui
parle au nom de l’Égypte et de la Palestine, témoigne aussi que ce titre était
en usage avant son temps ; nous savons par Socrate qu’il « expliqua le sens dans
lequel ce mot devait être pris, et discuta la question avec étendue. » (Hist.
VII, 32.)
Environ deux siècles plus tard (431), dans le Concile général tenu contre
Nestorius, l’Église en ût un point de son enseignement dogmatique formel. A
cette époque, Théodoret, qu’on aurait pu croire peu disposé, par ses relations
de parti, à reconnaître solennellement ce titre, convint que « les anciens et
même les plus anciens hérauts de la foi orthodoxe avaient enseigné
1. Voyez ma traduction de saint Athanase, pp. 420, 440, 447.
75
l'usage de ce terme, conformément à la tradition apostolique »
A la même date, Jean d'Antioche, qui défendit un moment Nestorius, dont
l'hérésie consistait précisément à rejeter ce terme, disait : « Aucun docteur
ecclésiastique n’a rejeté ce titre. Ceux qui l'ont employé sont éminents et
nombreux ; et ils n'ont pas été attaqués par ceux qui ne l’ont pas employé. »
Alexandre même, un des plus fougueux partisans de Nestorius, témoigne de l’usage
du mot Theotocos, bien qu’il le considère comme dangereux : « Si, dans des fêtes
solennelles, dit-il, soit en prêchant, soit en enseignant, il est arrivé aux
orthodoxes de prononcer étourdiment le mot Theotocos, sans autre explication, on
ne saurait en faire l’objet d’un blâme, attendu qu’une telle assertion n’était
ni dogmatique, ni dite à mauvaise intention. » Si nous jetons les yeux sur les
Pères auxquels Alexandre fait allusion, dans l'intervalle entre Origène et le
Concile d’Éphèse, nous trouvons cette expression, à chaque instant, dans tous
ceux de leurs ouvrages qui nous sont parvenus. Archelaüs de Mésopotamie, Eusèbe
de Palestine, et Alexandre d’Égypte, s’en servaient au IIIe siècle: au IVe,
Athanase l’emploie souvent avec emphase ; Cyrille en Palestine, Grégoire de
Nysse et Grégoire de Nazianze en Cappadoce, Antiochus en Syrie et Ammonius en
Thrace, l’emploient de même ; — pour ne pas parler de l’empereur Julien, qui
n’ayant ni domicile local, ni domicile ecclésiastique, est un écho du langage
général
70
de la chrétienté. Constantin, dans le discours qu’il prononça devant les
Évêques à Nicée, employa aussi Je titre explicite de « Vierge Mère de Dieu, »
également employé par Ambroise à Milan, par Vincent et Cassien dans le sud de la
France, et enfin par saint Léon.
Voilà pour ce qui est du terme. Il serait fatigant de produire les passages des
auteurs qui, usant ou n’usant pas du mot, expriment l’idée. « Notre Dieu a été
porté dans les entrailles de Marie, » dit saint Ignace, martyrisé l’an 106. « Le
Verbe de Dieu, » dit Hippolyte, « fut porté dans ce corps virginal. » — « Le
Créateur de toutes choses, » dit Amphilochius, « est né d’une vierge. » — « Elle
a contenu, sans le limiter, le soleil de justice ; l’Éternel est né, » dit
Chrysostome. « Dieu résida dans le sein de la Vierge, » dit Proclus.— « Quand on
te parle de la voix de Dieu qui sortit du buisson, » demande Théodote, « Ne
vois-tu pas la Vierge dans le buisson ? » — Cassien dit : « Marie porta son
Créateur. » — « Le Dieu unique et seul engendré, dit saint Hilaire, fut
introduit dans les entrailles d’une vierge. » — « L’éternel, dit Ambroise, vint
dans une vierge. » — « La porte fermée, dit saint Jérôme, par laquelle entre
seul le Seigneur Dieu d’Israël, est la Vierge Marie. » — « Cet homme descendu du
ciel, dit Capriolus, est le Dieu conçu dans le sein de Marie. » — « Il est formé
en toi. Celui qui t’a formée, » dit Augustin.
77
VI - Zèle des Pères pour sa gloire.
Telle étant la foi des Pères au sujet de la Sainte Vierge, nous ne devons pas
nous étonner de voir cette foi tourner bientôt en dévotion. Est-il surprenant
que leur langage n’ait presque plus connu de mesure, quand un nom aussi grand
que celui de « Mère de Dieu » avait été formellement posé comme une limite sûre
? Est-il surprenant que ce langage ait acquis une force nouvelle et croissante
avec le temps, puisque des siècles devaient à peine suffire à épuiser ses
conséquences ? Et de fait, ainsi qu’on pouvait le prévoir (sauf quelques
exceptions que j’ai notées plus haut et que je traiterai plus tard), le courant
des idées, dans ces premiers âges, tendit constamment à élever la Sainte Vierge
aux yeux des hommes, à accroître les honneurs qui lui étaient rendus, non à les
circonscrire. Il y eut peu de réserves ombrageuses à son égard, en ces temps-là
; et quand, par hasard, quelqu’un se montrait avare d’hommages pieux, on voyait
aussitôt l’un ou l’autre des Pères réprimander le coupable avec zèle, pour ne
pas dire avec violence. C’est ainsi que saint Jérôme accable Helvidius ; saint
Epiphane dénonce Apollinaire ; saint Cyrille, Nestorius ; et saint Ambroise,
Bonose. Chaque insulte
78
à Marie avait pour résultat de faire éclater plus pleinement au dehors
l’amour profondément religieux que la chrétienté tout entière avait pour elle.
a Marie, dit saint Ambroise, était dans la solitude, quand elle coopéra au salut
du monde en concevant le Rédempteur de tous ; elle eut une grâce assez grande,
non-seulement pour demeurer vierge elle-même, mais encore pour rendre purs comme
elle ceux qui reçurent sa visite. » — «Elle est la branche sortie de la tige de
Jessé, » dit saint Jérôme, « la porte de l’Orient par laquelle le grand prêtre
seul entre et sort, et qui reste fermée toujours. » — Selon saint Nil, « elle
est la femme sage, qui s’est servie de la toison de l’Agneau né de son sein,
pour revêtir les croyants d’un manteau de pureté, et Jes a délivrés de leur
nudité spirituelle. » — « Elle est, dit Antiochus, la mère de la vie, le type de
la beauté et de la majesté, l’étoile du matin. » — « Voici les nouveaux deux
mystiques, s’écrie saint Ephrem, les cieux qui portent la divinité ; voici la
vigne féconde, qui nous rend la vie. » — « C’est la manne délicate, blanche,
suave et pure, dit saint Maxime ; comme si elle fût tombée du ciel, elle a
répandu sur tout le peuple de l’Église une nourriture plus agréable que le miel.
»
Basile de Séleucie dit qu’elle « brille au-dessus de tous les martyrs, comme le
soleil au-dessus des étoiles, et qu’elle est la médiatrice entre Dieu et les
hommes. » — « Parcourez en esprit toute la création, dit Proclus,
79
et voyez s’il existe une créature égale, ou supérieure à la Sainte Vierge,
Mère de Dieu, » — « Salut, Mère vêtue de lumière, de la lumière qui ne s’éteint
pas ! » dit Théodote, et quelque autre Père, à Éphèse ; « salut, très-pure mère
de sainteté ! salut, source transparente du fleuve qui donne la vie ! » — Et
saint Cyrille, également à Éphèse : « Salut, Marie, Mère de Dieu, trésor plein
de majesté, trésor universel du monde ; lampe inextinguible, couronne de
virginité, sceptre d’orthodoxie, temple indissoluble, demeure de l’infini, mère
et vierge ! Par elle, est venu dans le monde Celui dont il est dit dans les
saints Évangiles : Béni Celui qui vient au nom du Seigneur... Par elle, la
Sainte Trinité est glorifiée... Par elle, les anges et les archanges sont
remplis de joie, les démons sont mis en fuite... Par elle, la créature tombée
est relevée et reçue aux deux, etc., etc. (Opp., t. VI, p. 355.) » Ce n’est là
qu’un faible aperçu du langage dans lequel saint Cyrille proclama, dans le
troisième Concile œcuménique, les louanges de la Mère de Dieu.
VII - De sa puissance d’intercession.
Je ne dois pas terminer l’examen que j’ai commencé de la doctrine catholique
touchant la Sainte Vierge, sans traiter spécialement de son pouvoir
intercesseur,
80
quoique j’en aie déjà fait mention incidemment. C’est le résultat immédiat de
deux vérités, que vous ne contestez pas plus l’une que l’autre. La première, est
qu’il « est bon et utile, » comme le dit le Concile de Trente, « d’invoquer, de
supplier les saints, et de recourir à leurs prières ; » la seconde, c’est que la
Bienheureuse Marie est particulièrement chère à son fils, et particulièrement
élevée en sainteté et en gloire. Néanmoins, au risque de devenir didactique, je
veux établir d’une façon un peu plus précise les bases sur lesquelles ce pouvoir
repose.
Aux yeux d’un païen sincère, l’un des phénomènes les plus remarquables du
Christianisme naissant dut être la pratique de la prière, qui formait une partie
vitale de son organisation : malgré la dispersion des fidèles sur la face de la
terre ; malgré la difficulté des communications entre les chefs et les sujets de
l’Église, tous goûtaient la consolation d’un commerce spirituel, et trouvaient
un lien d’union véritable dans l’usage de l’intercession mutuelle. La prière, il
est vrai, est l’essence de toute religion ; mais, dans les religions païennes,
c’était une loi de l’État, ou un expédient égoïste pour obtenir quelque bien
tangible, temporel. Elle avait un caractère bien différent parmi les Chrétiens ;
elle les unissait en un seul corps, si différents qu’ils fussent par la race, le
rang, les mœurs, et, quand ils étaient éloignés les uns des autres, sans secours
au milieu de populations hostiles. Ils ne pouvaient facilement
81
ni s’écrire, ni se réunir ; mais ils priaient les uns pour les autres! Leurs
prières publiques avaient le même caractère d’intercession ; prier pour la
prospérité de l’Église entière, c’était prier pour toutes les classes d’hommes
et tous les individus dont elle se composait. Cette pratique de la prière
commença avec la fondation de l’Église. Pendant dix jours, les Apôtres « animés
d’un même esprit, persévérèrent ensemble dans la prière et les supplications,
avec les femmes, et Marie, mère de Jésus, et ses frères. » Puis, à la Pentecôte,
« tous, animés du même esprit, se trouvaient en un même lieu ; » et l’on dit de
ceux qui furent alors convertis, qu’ils « persévérèrent dans la prière. » Peu de
temps après, quand on saisit Pierre et qu’on le jeta en prison, avec l’intention
de le mettre à mort, l’Église de Dieu « pria sans relâche pour lui ; » lorsque
l’ange l’eut quitté, il chercha un refuge dans une maison « où plusieurs étaient
assemblés et en prière. »
Ces passages nous sont tellement familiers, que nous ne savons guère remarquer
toute leur portée ; ils sont suivis de nombreux passages analogues des épîtres
apostoliques. Saint Paul enjoint à ses frères « d’offrir « sans cesse, dans le
Saint-Esprit, leurs prières et leurs « supplications ferventes pour tous les
saints (1), » — « de prier en tous lieux, » — « de prier, de supplier.
1. C’est-à-dire, pour tous les chrétiens. Saint Paul a coutume de les
désigner ainsi, parce qu’ils sont tous appelés à la sainteté.
82
d’intercéder, de rendre des actions de grâces pour tous les hommes. » Et,
personnellement, il « ne cesse de rendre grâce pour ses frères, les rappelant à
Dieu dans ses prières ; » et « toujours, dans toutes ses « prières, il offre à
Dieu avec joie ses supplications « pour eux tous. »
Ce lien spirituel devait-il cesser avec la vie ? ou les chrétiens avaient-ils
des devoirs analogues envers ceux de leurs frères qui avaient quitté la terre ?
Le témoignage des premiers âges de l’Église affirme ces devoirs envers les
morts. Vous, et ceux qui partagent vos opinions, seriez les derniers à nier que
les chrétiens, comme ils priaient pour les vivants, priaient aussi pour les
morts qui avaient passé à l’état intermédiaire entre le ciel et la terre.
La communion sacrée s’étendait-elle encore plus loin ? S’étendait-elle aux
habitants du ciel même ? Ici encore, vous êtes d’accord avec nous ; car vous
avez adopté, dans votre ouvrage, les termes du Concile de Trente, que j’ai cités
plus haut. Mais ceci nous amène à un ordre d’idées plus élevé.
Il serait déraisonnable de prier pour ceux qui sont déjà dans la gloire ; mais
eux peuvent prier pour nous, et nous pouvons demander leurs prières.
L’Apocalypse nous montre des Anges qui nous envoient leurs bénédictions, et qui
présentent nos prières devant le trône de Dieu. « Un ange vint et se tint devant
l’autel, ayant un encensoir d’or ; et on lui donna une
83
une grande quantité d’encens, afin qu’il offrît les prières de tous les
saints, sur l’autel d’or qui est devant le trône de Dieu.» En cette occasion
assurément, l’Ange (saint Michel, disent les prières de la Messe) remplit le
rôle d’un grand intercesseur, ou d’un médiateur, priant là-haut pour les enfants
de l’Église militante ici-bas.
Au commencement du même livre, l’écrivain sacré va jusqu’à parler de « la grâce
et de la paix, » qui nous viennent, non-seulement du Tout-Puissant, mais des «
sept Esprits, qui sont devant son trône ; » il associe ainsi à l’Éternel les
ministres de ses miséricordes.
Dans l’épître aux Hébreux, saint Paul étend la sphère de la communion sacrée,
non-seulement aux Anges, mais « aux esprits des justes» : — « Tous vous êtes
approchés de la montagne de Sion, de la ville du Dieu vivant, de la Jérusalem
céleste, de la troupe innombrable des Anges ; de Dieu, qui est le juge de tous ;
des esprits des justes, qui sont dans la gloire ; de Jésus, « qui est le
Médiateur de la Nouvelle Alliance. » Que pourrait signifier cette parole :
s’être « approché des esprits des justes, » si ces justes ne nous faisaient du
bien, d’une façon quelconque, soit en nous bénissant, soit en menant à notre
aide, c’est-à-dire, pour parler nettement, en priant pour nous ? C’est, en
effet, par la prière seule que la créature parvenue au ciel peut bénir la
créature ici-bas, ou lui venir en aide.
L’intercession est donc un principe fondamental de la vie de l’Église. De plus,
il est certain que la force vitale
84
de cette intercession, ce qui en fait un pouvoir efficace, dans les desseins
de Dieu, c’est la sainteté. Saint Paul parait suggérer cette pensée, quand il
dit que l’Esprit-Saint est le suprême intercesseur : — « l’Esprit lui-même
intercède pour nous, il intercède « pour les saints, selon le dessein de Dieu. »
Mais la vérité impliquée ici est expressément rendue, dans d’autres parties de
l’Écriture, sous forme doctrinale, et sous forme d’exemples. Le sens commun
naturel dit, comme l’aveugle-né, que « Dieu écoute ceux qui l’adorent ; » et les
Apôtres confirment ces paroles : « La prière de l’homme juste est d’un grand
poids ; » et, « quoi que nous demandions, nous le recevrons, si nous gardons les
commandements. » — Le projet des châtiments divins fut révélé d’avance à Abraham
et à Moïse, afin qu’ils pussent en conjurer l’exécution. Aux amis de Job il fut
dit : «Job, mon serviteur, intercédera pour vous ; je lui permettrai de paraître
devant moi ». Les cieux se fermèrent et s’ouvrirent à la prière d’Élie. Ailleurs
l’Écriture nous parle de Jérémie, de Moïse et de Samuel, de Noé, de Daniel et de
Job, comme de médiateurs puissants entre Dieu et son peuple. Un exemple qui
atteste la durée d’une si haute fonction par-delà cette vie, nous est offert
dans la parabole du pauvre Lazare sur le sein d’Abraham. On a coutume de traiter
légèrement ce passage, en disant que c’est une expression juive ; mais, juive ou
non, la croyance que dénote cette expression a été sanctionnée
85
par Notre-Seigneur lui-même. Qu’enseignons-nous, sur la Sainte Vierge, de
plus étonnant que ce fait ? Supposons que, à l’heure de la mort, les fidèles
soient remis entre ses bras. Si Abraham, sans être encore dans les hauteurs de
la gloire éternelle, reçut Lazare dans son sein, quel crime commettrons-nous, en
attribuant le même privilège à celle qui ne fut pas simplement l’amie de Dieu,
comme Abraham, mais la propre mère de Dieu ?
Le simple fait de vivre dans la compagnie de Notre-Seigneur ne pouvait donner
aucun crédit près de lui, sans la sainteté ; cependant, en diverses occasions,
il permit à ceux qui l’approchaient de servir d’intermédiaires, pour lui amener
les suppliants, ou obtenir de lui des miracles, comme dans le cas de la
multiplication des’ pains. S’il parut une seule fois repousser sa Mère, quand
elle lui dit que le vin manquait aux hôtes du festin des noces, c’est que son
heure n’était pas encore venue, et il fit entendre que, quand cette heure serait
venue, Marie ne serait plus repoussée ; d’ailleurs, il opéra, à son
intercession, le miracle qu’elle désirait.
Quand on croit que l’Église, au ciel et sur la terre, forme un seul corps, dans
lequel toute sainte créature de Dieu a sa place, et dont la prière est la vie ;
quand on reconnaît la sainteté et la grandeur de la Sainte Vierge, comment ne
pas voir immédiatement que le rôle de Marie, dans les cieux, est une perpétuelle
intercession pour les fidèles militants ? Comment ne pas
86
comprendre que nos véritables rapports avec elle doivent être ceux de cliente
envers leur patronne, et que, dans la guerre continuelle entre la femme et le
serpent, si l’arme du serpent est la tentation, la défense de la seconde Eve, de
la Mère de Dieu, est la prière ?
A mesure que ces notions de la grandeur et de la sainteté de Marie pénétrèrent
l’esprit de la chrétienté, celle de son pouvoir intercesseur les suivit et se
joignit à elles. Dès les premiers temps, cette médiation est symbolisée dans les
images de plâtre ou de verre, qui nous la montrent, les mains en croix, et qui
subsistent encore à Rome, siège de cette Église, à laquelle, dit saint Irénée, «
toute église, c’est-à-dire les fidèles de tous les points du monde, doivent se
rattacher, à cause de sa principauté plus puissante » que tout autre ; « dans
laquelle, » ajoute Tertullien, « les Apôtres répandirent, avec leur sang, leur
doctrine tout entière. »
Parmi les documents existants, je n’en connais, il est vrai, sur l’objet qui
nous occupe, aucun qui remonte plus haut que l’an 334 après Jésus-Christ ; mais
celui que je trouve à cette date est remarquable. On l’a cité souvent dans les
controverses ; mais un argument n’a rien perdu de sa force, pour avoir été
fréquemment employé.
Saint Grégoire de Nvsse (1), né en Cappadoce , au
1. Voyez Essay on Doct. Dev., p. 386.
87
IVe siècle, rapporte que son homonyme, l’évêque de Néo-Césarée, Grégoire
surnommé le Thaumaturge, eut, dans le siècle précédent, peu avant d’être fait
prêtre, une vision dans laquelle la Bienheureuse Vierge Marie lui donna, par
l’entremise de saint Jean, un symbole de foi qui existe encore. Voici le récit
du saint évêque de Nysse : « Grégoire était plongé dans des réflexions profondes
sur la doctrine théologique, que pervertissaient alors les hérétiques ; il avait
passé une grande partie de la nuit dans ces pensées, quand un être en forme
humaine lui apparut ; cet inconnu semblait âgé ; la manière dont il était vêtu,
la grâce de sa contenance, l’ensemble de son maintien, lui donnaient l’air de
sainteté le plus vénérable. Frappé d’étonnement à cette vue, Grégoire quitta son
lit et demanda : Qui êtes-vous ? Pourquoi venez-vous ? Mais l’inconnu, calmant
le trouble de son esprit par la douceur de sa voix, dit qu’il lui était apparu
sur un ordre divin, à cause de ses doutes, et afin que la vérité de la foi
orthodoxe put lui être révélée. A ces mots, Grégoire prit courage et le regarda,
avec un mélange de joie et de frayeur. L’inconnu étendit alors la main, et du
doigt sembla désigner quelque chose. Grégoire suivit des yeux cette main
étendue, et vit une autre apparition en face de la première. C’était la forme
d’une femme, mais surhumaine... Quand ses yeux ne purent plus soutenir l’éclat
de l’apparition, il entendit ces deux personnages converser au sujet de ses
doutes ; et par là, non-seulement il acquit
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une vraie connaissance de la foi, mais encore il apprit quels étaient ces
deux êtres mystérieux ; car ils s’adressaient l’un à l’autre, en s’appelant par
leurs noms. C’est ainsi, dit-on, qu’il entendit la personne revêtue des traits
d’une femme ordonner à « Jean l’Évangéliste » de dévoiler au jeune homme le
mystère de la révélation ; celui-ci répondit qu’il était prêt à se conformer au
désir de « la Mère du Seigneur ; » il énonça alors un formulaire précis et
complet, puis s’évanouit. Grégoire se mit aussitôt à écrire ce divin
enseignement de son mystagogue, et depuis lors prêcha dans l’Église d’après ce
symbole ; enfin il légua en héritage à la postérité cet enseignement du ciel,
qui a servi à instruire son peuple jusqu’à ce jour, et l’a préservé de toute
hérésie. » Grégoire de Nysse, continuant, cite le texte du symbole donné ainsi :
« Il y a un Dieu unique, Père d’un Verbe vivant, etc.... » — Bull, après avoir
cité ce symbole, dans son ouvrage sur la foi de Nicée, fait allusion à cette
histoire de son origine, et ajoute : « Nul ne regardera comme impossible à
croire qu’un semblable bienfait de la Providence ait été accordé à un homme dont
la vie entière fut marquée par des révélations et des miracles, ainsi que tous
ceux qui ont parlé de lui (et qui n’en a pas parlé ?) l’attestent d’une commune
voix. »
Ici, la Sainte Vierge est représentée sauvant une âme sainte de l’erreur
intellectuelle. Ceci me conduit à faire une autre réflexion. Vous semblez, dans
un passage de
89
votre livre, vous élever contre l’antienne dans laquelle se trouvent ces
paroles à la louange de la Sainte Vierge : « Vous avez, à vous seule, détruit
toutes les hérésies. » Or la vérité de cette parole se trouve certainement
confirmée dans notre siècle, comme dans les temps plus anciens ; elle l’est tout
spécialement par la doctrine que je viens d’étudier. La Vierge Marie offre le
modèle sublime de la prière à notre génération, qui nie expressément,
complètement, le pouvoir de la prière, et pose en principe que des lois fatales
gouvernent l’univers, — qu’il ne peut exister de communication directe entre le
ciel et la terre, — que Dieu ne peut visiter ce monde, son ouvrage, — et que
l’homme ne peut influencer les décrets de sa providence.
Je ne puis m’empêcher d’espérer que votre connaissance personnelle des Pères
plaidera en faveur de l’exposé que je viens de faire de leur enseignement sur la
Sainte Vierge. Les Anglicans me semblent méconnaître la force de l’argument
contenu dans les ouvrages des Pères, et qu’on peut alléguer en notre faveur. Ils
ouvrent l’attaque contre nos écrivains modernes et du moyen âge, sans
s’inquiéter de la légion d’adversaires qu’ils trouveront en dernière ligne dans
les temps primitifs. Je ne vous range pas au nombre de ces Anglicans, puisque
vous savez ce qu’affirment les Pères ; mais, s'il en est ainsi, ne vous
êtes-vous pas, mon cher ami, montré injuste envers vous-même, dans votre dernier
ouvrage ? N’avez-vous pas exagéré l’importance des
90
différends qui existent entre les Anglicans et nous, sur ce point particulier
? Aplanir les difficultés, telle est la mission d’un Irenicon ; je serai
heureux, si je réussis à écarter quelques-unes des vôtres. Que le public soit
ici notre juge.
Je suppose que, dans votre livre, vous eussiez fait précéder votre exposé de
notre doctrine sur la Sainte Vierge, d’un exposé de la doctrine des Pères admise
respectueusement par vous ; la plupart des lecteurs eussent trouvé qu’il n’y
avait guère de différence entre vous et nous. En dépit de vos appels fréquents à
l’autorité de « l’Église non divisée, » ils eussent conclu qu’ayant de la Sainte
Vierge une notion si haute, vous étiez un des derniers qu’on pût croire autorisé
à nous taxer d’une sorte d’idolâtrie. Vous voyant appeler Marie tour à tour Mère
de Dieu, seconde Ève, mère de tous les vivants, mère de la vie, étoile du matin,
nouveaux cieux mystiques, sceptre d’orthodoxie, très-pure mère de la sainteté,
ils eussent trouvé que vous compensiez faiblement ces titres et tant d’autres,
en refusant de prêter l’oreille à ceux qui l’appellent corédemptrice, ou
prêtresse. Quant aux Protestants ardents, ils n'eussent certes pas ressenti, en
vous lisant, ce charme, cette reconnaissance que votre témoignage contre nous
leur a fait sans doute éprouver. Je ne dis pas que leur jugement sur vous eût
été complètement juste ; je pense qu’il y a une différence entre l’objet de vos
protestations et ce que vous croyez, d’accord avec les Pères ;
91
mais les gens illettrés et les gens du inonde se forment en bloc on jugement
pratique des choses qui se présentent à eux, et ils eussent pensé qu’ils avaient
autant de raisons pour se dire scandalisés par vous, que vous en avez pour vous
dire scandalisé par nous. De plus, et c’est le point auquel je veux arriver, en
admettant que quelques-uns de nos auteurs modernes ont dépassé les Pères en
cette matière, la masse de vos lecteurs eut dit néanmoins qu’on ne pouvait pas
établir logiquement une ligne de séparation entre notre enseignement et celui
des Pères à l’égard de la Sainte Vierge. Cette manière de voir me semble vraie
et importante ; je ne pense pas que la ligne de démarcation puisse être tracée,
d’une façon satisfaisante. C’est sur ce point que je vais maintenant porter mon
attention.
VIII - La vraie et la fausse dévotion.
Je dis qu’il est impossible, dans une matière telle -que celle-ci, -d’établir
rigoureusement la limite entre la vérité et l’erreur, entre le bien et le mal.
C’est le cas de toutes les choses concrètes, douées de vie. La vie en ce monde
est un mouvement, et implique des changements continuels. Les choses vivantes
marchent vers
92
leur perfection, vers leur déclin, vers leur mort. Nul art n’a des règles
suffisantes pour arrêter l’action de cette loi naturelle, soit dans le monde de
la matière, soit dans le monde de l’esprit humain. Nous pouvons assurément
opposer aux désordres, quand ils se présentent, des obstacles et des remèdes
extérieurs ; mais nous sommes impuissants à détruire la cause même qui leur a
donné naissance. La vie a ses raisons pour décroître, comme pour croître. Cela
est vrai surtout des grandes idées. Vous pouvez les étouffer, ou leur refuser la
liberté d’action, ou les tourmenter par votre continuelle intervention ; vous
pouvez, au contraire, leur laisser le champ libre, et, sans prévenir leurs
excès, vous borner à les signaler, à les réprimer, quand ils se sont produits.
Mais vous n’avez que cette alternative ; et, pour moi, j’aime beaucoup mieux,
toutes les fois que cela est possible, me montrer généreux d’abord et juste
ensuite ; je préfère accorder pleine liberté de penser, et demander compte des
abus, quand ils se produisent.
Si ce que je viens de dire est vrai généralement des idées énergiques, c’est
bien plus vrai encore en matières religieuses. La religion agit sur les
affections ; qui les empêchera, une fois éveillées, de combiner leurs forces et
de se répandre comme un torrent ? Elles ne possèdent en elles-mêmes aucun
principe connaturel qui les rende capable de se gouverner et de se modérer.
Elles s’élancent droit au but, et souvent alors elles justifient la vérité de
cette maxime : Plus on se
93
presse, moins on avance! Leur objet les absorbe, et elles ne voient rien en
dehors. De toutes les passions, l’amour est la plus difficile à maîtriser ; et,
qui plus est, je ferais peu de cas, à parler franchement, d’un amour toujours
soucieux des convenances, n’extravaguant jamais, assez maître de soi pour agir,
en toute occasion, selon les règles d’un goût parfait. Quelle mère, quel mari,
ou quelle épouse, quelle jeune fille, ou quel jeune homme amoureux, ne se
laissent dicter par leur tendresse mille folies qu’ils rougiraient de laisser
entendre à un étranger, et qui pourtant sont bien accueillies par ceux auxquels
on les destine ? Quelquefois on a l’imprudence de les écrire ; quelquefois les
journaux s’en emparent ; alors ce que la voix, le regard, la spontanéité du
cœur, auront rendu charmant, n’offre plus, froidement étalé aux yeux de la
foule, qu’un affligeant spectacle. Ainsi en est-il des sentiments de dévotion.
Des pensées et des paroles brûlantes sont aussi exposées à la critique qu’elles
lui sont supérieures (1). Ce qui est extravagant au point de vue abstrait,
1. « Il y a une différence de style qui convient aux matières et aux
personnes différentes. Il y a un style du cœur, et un autre de l'esprit ; un
langage de sentiment, et un autre de raisonnement. Ce qui est souvent une beauté
dans l’un, est une imperfection dans l’autre. L’Église, avec une sagesse
infinie, permet l’un a ses enfants simples ; mais elle exige l’autre de ses
docteurs. Elle peut donc, selon les différentes circonstances, sans condamner la
doctrine des saints, rejeter leurs expressions fautives, dont on abuse. »
(Paroles de Fénelon, citées dans son Histoire par le cardinal de Dausset, liv.
III, n° 129.) — ( Note du traducteur.)
94
peut être convenable et beau chez des personnes religieuses, et mérite
seulement le blâme chez d’autres qui prétendent les imiter. Mis en forme de
méditations, ou d’exercices, cela peut devenir aussi choquant que des lettres
d’amour dans un rapport de police.
Des âmes saintes peuvent adopter facilement un langage qu’elles n’eussent jamais
imaginé d’elles-mêmes, lorsque ce langage est celui d’un écrivain qui a la même
dévotion qu’elles. Si elles voient quelque étranger tourner en ridicule, ou
blâmer les prières et les louanges qu’elles ont accueillies sous ce patronage,
elles en seront blessées, comme d’une insulte adressée à l’objet de leurs
hommages. De plus, ce qui a le pouvoir d’exalter les âmes saintes et délicates,
exalte puissamment aussi la multitude ; et la religion de la multitude a
toujours un côté vulgaire, anormal ; elle sera toujours empreinte de fanatisme
et de superstition, tant que les hommes seront ce qu’ils sont. La religion du
peuple est toujours plus ou moins corrompue, en dépit des précautions que prend
la sainte Église (1). Cette religion, fût-elle catholique, on y trouve (pour
employer les
1. « Toute religion, par la nature même des choses, pousse une mythologie qui
lui ressemble. Celle de la religion chrétienne est, par cette raison, toujours
chaste, toujours utile, et souvent sublime, sans que (par un privilège
particulier) il soit jamais permis de la confondre avec la religion même. De
manière que nul mythe chrétien ne peut nuire, et que souvent il mérite toute
l’attention de l’observateur. » (De Maistre, Essai sur le principe générateur
des constitutions politiques, ch. XXXI.) — (Note du traducteur.)
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figures bibliques) des poissons de toute espèce, des convives bons et
mauvais, des vases d’or et des vases de terre. Si l’on chassait la religion du
milieu des hommes, leurs excès alors prendraient une autre direction ; mais,
quand on use de la religion pour rendre les hommes meilleurs, ils s’en servent
pour la corrompre. De là résultent ces compromis que nos compatriotes peignent
d’une manière si défavorable, quand ils reviennent des pays étrangers : une foi
profonde, un culte imposant, qui les contraignent à l’admiration ; puis, dans le
peuple, de puériles absurdités qui excitent leur mépris.
La religion peut être basée sur la raison, et développée en une théologie, sans
qu’il y ait là une sauvegarde contre ces excès. La théologie se sert et se joue
de la logique ; ainsi, l’action de la logique est employée tout à la fois pour
protéger, et pour pervertir la religion. La théologie traite des questions
surnaturelles : elle est toujours occupée de mystères que la raison ne peut ni
expliquer, ni déterminer. Elle suit une ligne d’idées qui se termine brusquement
; vouloir aller plus loin pour la compléter, c’est se précipiter dans l’abîme.
La logique, au contraire, va toujours en avant, s’ouvrant un chemin, comme elle
peut, à travers les ténèbres épaisses et les milieux éthérés. Les Ariens se sont
lancés étourdiment, avec la logique pour seul guide, et c’est ainsi qu’ils ont
perdu la vérité. D’autre part, saint Augustin, dans son Traité de sainte
Trinité,
96
semble montrer que, si nous essayons de découvrir, puis de nouer entre elles
les extrémités des lignes qui se prolongent dans l’infini, nous ne réussissons
qu’à nous contredire ; qu’il est difficile, par exemple, de trouver la raison
logique pour laquelle on ne peut pas parler de trois dieux, aussi bien que d’un
seul, et d’une seule Personne en Dieu aussi bien que de trois. — Je ne prétends
pas dire que l’on ne puisse faire servir la logique à redresser ses propres
erreurs, ou que, sous la main d’un habile dialecticien, l’équilibre de la vérité
ne puisse être rétabli. C’est ce qui eut lieu dans les conciles d’Antioche et de
Nicée, à l’occasion de Paul de Samozate et d’Arius. Mais cette marche exige bien
des circuits et des labeurs ; les procédés minutieux et subtils qu’on y emploie
lui donnent l’apparence d’un jeu d’adresse, dans des matières si graves, si
pratiques, qu’une discussion purement scolastique n’y suffit pas. En
conséquence, saint Augustin établit simplement que les deux thèses eu question
sont hérétiques ; l’une est le Trithéisme, et l’autre le Sabellianisme. C’est
ainsi que le bon sens et l’intelligence large de la vérité sont les correctifs
de sa logique.
Nous avons maintenant la solution finale de toute la question : — le bon sens et
l’intelligence large de la vérité sont, en effet, des dons bien rares, tandis
que tous les hommes sont tenus d’être pieux, et la plupart se croient capables
d'argumenter et de conclure.
Permettez-moi d’appliquer ce que je viens de dire à
97
l’enseignement de l’Église sur la Sainte Vierge. J’ai à traiter un sujet
d’une nature si sacrée qu’en écrivant ces pages destinées à la publicité, j’ai
besoin de trouver mon excuse dans mon objet, pour me hasarder à le poursuivre.
Donc, quand une fois nous sommes pénétrés de cette idée, que Marie a porté,
allaité, tenu dans ses mains l’Éternel, sous la forme d’un petit enfant, quelles
limites pouvons-nous assigner au flot, au torrent de pensées qu’entraîne avec
elle une pareille doctrine ? De quel respect, de quelle surprise ne sommes-nous
pas saisis, en apprenant qu’il a été donné à une créature d’approcher ainsi la
divine Essence ? En annonçant que Dieu s’était incarné, les saints Apôtres
faisaient surgir une idée nouvelle, une sympathie nouvelle, une foi nouvelle, un
culte nouveau ; désormais l’homme put concevoir l’amour le plus profond et la
dévotion la plus tendre pour Celui dont la grandeur semblait désespérante avant
cette révélation. Mais quand, en outre, l’humanité eut bien compris que ce Dieu
incarné avait une Mère, elle vit jaillir de là une seconde source de pensées,
inconnue auparavant et tout à fait sans pareille. L’idée de la Mère de Dieu est
profondément distincte de celle du Verbe incarné. Jésus-Christ, c’est Dieu qui
s’abaisse ; Marie, c’est une femme élevée entre toutes. Il me répugne
d’employer, en un tel sujet, une comparaison familière ; mais j’expliquerai plus
clairement ce que je veux dire, en vous priant de remarquer la différence
98
des sentiments qu’éveillent en nous les histoires respectives de
Marie-Thérèse et de la vierge d’Orléans. Et combien il s’en faut que les classes
moyennes ou inférieures d’une nation regardent du même œil uu premier ministre
de race aristocratique et celui qui sort de leurs rangs !
Que Dieu, dans sa miséricorde, écarte de moi l’ombre même d’une pensée qui
ternirait la pureté, ou émousserait l’ardeur de cet amour pour Lui, qui est
notre seul bonheur, notre unique salut! Mais assurément, quand il devint homme,
il éclaira ses attributs incommunicables d’une si vive lumière, qu’il ne nous
est plus possible de l’abaisser, en exaltant une créature. Seul il pénètre dans
notre âme ; seul il lit dans nos plus secrètes pensées, parle à notre cœur, nous
accorde le pardon et nous donne.la force spirituelle. Nous dépendons de lui seul
; seul il est notre vie intérieure. Non-seulement il nous a régénérés, mais
(pour rappeler un mystère plus élevé) semper gignit ; il renouvelle sans cesse
notre régénération, notre filiation céleste. En ce sens, il peut être appelé,
dans l’ordre de la grâce comme dans l’ordre de la nature, notre père véritable.
Marie est seulement notre mère par adoption ; elle nous a été donnée du haut de
la croix ; elle est présente au ciel, non sur la terre ; son action est au
dehors, non au dedans de nous. Son nom n’est pas prononcé dans l’administration
des sacrements. Son œuvre d’est pas à notre égard un
99
est indirecte. Ce sont ses prières qui nous servent, et elles deviennent
efficaces par le fiat de Celui qui est «être tout en toutes choses. Elle n’a pas
besoin de nous entendre par un don personnel, par un pouvoir inné ; Dieu lui
manifeste les prières que nous lui adressons. Quand Moïse était sur la montagne,
le Tout-Puissant lui fit connaître l’idolâtrie de son peuple rassemblé au pied
du Sinaï, afin qu’il pût intercéder en sa faveur ; de même, la présence divine
est le pouvoir Intermédiaire par lequel nous allons à Marie, comme Marie vient à
nous.
Malheur à moi si, d’un souffle seulement, je ternissais ces vérités ineffables !
Mais, sans les diminuer en rien, je puis dire qu’il y a un autre ensemble
d’idées tout à fait distinct, incommensurable, dont la Vierge bénie est le
centre. Placer Notre-Seigneur dans ce centre, ce serait le faire descendre de
son trône ; nous aurions alors une sorte de Dieu pareil à celui des Ariens,
c’est-à-dire qui ne serait nullement Dieu. Celui qui nous accuse de faire de
Marie une divinité, méconnaît la divinité de Jésus ; il ne sait pas ce qu’est la
Divinité. Notre-Seigneur ne peut pas prier pour nous comme prie une créature,
comme prie Marie. ïl ne peut pas inspirer les sentiments qu'inspire une
créature. Marie, en sa qualité de créature, possède un droit naturel à notre
sympathie, à notre familiarité, par la raison qu'elle est "notre semblable. Elle
est notre gloire, — « la gloire unique, incomparable, de notre nature déchue, »
100
comme dit le poète. Nous nous tournons vers elle, sans la crainte, le
remords, le tremblement intérieur qui nous saisissent devant Celui qui lit en
nous, qui nous juge et nous punit. Notre cœur s’élance vers cette Vierge sans
tache, vers cette douce Mère ; nous la saluons avec joie et reconnaissance,
quand elle s’élève à travers les chœurs des anges jusqu’à son trône de gloire.
Si faible et en même temps si forte, si délicate et chargée de tant de gloire,
si modeste et si puissante, elle a tracé pour nous son portrait dans le
Magnificat: « Il a regardé la bassesse de sa servante, et désormais toutes les
nations m’appelleront bienheureuse. Il a renversé les puissants de leurs trônes,
et il a élevé les humbles. Il a rempli de biens ceux qui étaient affamés, et il
a renvoyé sans nourriture ceux qui étaient riches. »
Je me rappelle l’émotion extraordinaire dont tous furent saisis, hommes et
femmes, jeunes et vieux, quand, au couronnement de notre reine, ils virent cette
jeune fille, frêle et craintive comme une enfant, élevée tout à coup à une telle
grandeur, appelée à gouverner cet empire si vaste, à recueillir cet immense
héritage, elle dont la personne contrastait si fort avec la pompe et la
solennité de son cortège ! Pouvait-il en être autrement, si la fibre des
affections humaines vibrait chez les témoins de ce spectacle ?
Eh bien, l’Être souverainement sage connaissait le cœur humain, quand il se
donna une mère ; il prévoyait
101
l’impression que nous, causerait la vue d’une pareille élévation! S’il
n’avait pas voulu que Marie exerçât dans son Église l’influence merveilleuse
qu’elle y a exercée, ce serait lui, j’ose le dire, qui nous aurait pervertis !
Si elle ne devait pas attirer nos hommages, pourquoi l’a-t-il faite unique en
grandeur, au milieu de l’immense création ? Si c’était une idolâtrie de laisser
nos affections répondre à notre foi, il n’aurait pas fait Marie ce qu’elle est,
ou il n’aurait pas dit qu’il l’avait faite si grande ; mais, tout au contraire,
il a envoyé son prophète avec ces paroles : « Une Vierge concevra et enfantera
un fils, et il sera appelé Emmanuel ; » et nous avons, pour la saluer Mère de
Dieu, autant de garanties que pour l’adorer lui-même comme Dieu !
Le Christianisme est éminemment une religion objective. La plupart du temps, il
caractérise les personnes et les faits en termes très-simples ; puis il laisse
son enseignement produire son effet dans les cœurs préparés à le recevoir. Tel
est du moins son caractère général. Butler le reconnaît, dans son Analogie (1),
lorsque, parlant de la Seconde et de la Troisième Personne de la Sainte Trinité,
il s’exprime ainsi : « Le culte intérieur envers le Fils et le Saint-Esprit
n’est la matière d’un commandement révélé, qu’en tant que nos relations avec ces
Personnes divines nous sont manifestées par la Révélation. Ces relations étant
connues, le devoir
1. Analogy of religion natural and to the System of the worl
(Analogie entre la religion, naturelle et le système du monde.)
102
de ce culte intérieur est imposé par la raison, comme résultant de ces
relations (1)».
La doctrine révélée touchant l’Incarnation a de môme exercé sur les chrétiens
une influence plus forte, plus étendue, à mesure qu’ils ont étudié cette
doctrine sous toutes ses faces, et qu’ils en ont mieux compris le sens et les
conséquences. Elle est renfermée dans cette simple et brève déclaration de saint
Jean : « Le Verbe s’est fait chair ; » mais il lui fallut bien des siècles, pour
atteindre son complet développement, pour graver sa profonde empreinte dans la
pratique, dans le culte, comme dans la foi des catholiques. Athanase fut le
premier et le plus grand docteur en cette matière. Il rassembla les
enseignements inspirés, épars dans les écrits de David, d’Isaïe, de saint Paul
et de saint Jean ; et il grava en caractères indélébiles, dans l’esprit des
fidèles, ces vérités, qui n’avaient auparavant jamais été si nettement définies
: — Dieu est homme, et l’homme est Dieu ; ils se sont unis en Marie, et, dans ce
sens, Marie est le centre de toutes choses. — Il n’ajouta rien à ce qui était
connu avant lui, rien à la foi fervente du peuple sur la divinité du Fils de
Marie ; il n’a laissé, dans ses ouvrages, aucun passage sur la Vierge aussi
précis que ceux qu’ont laissés saint Irénée, ou saint Épiphane ; mais, par la
richesse et la variété de son analyse, il a inculqué dans l’esprit des hommes
l’idée
1. Au commencement de la deuxième partie de l’ouvrage de Butler. Cf. Essay on
Doct. Develop., p. 50.
103
précise de l'Incarnation, et assuré pour toujours cette doctrine contre les
altérations. Il restait cependant beaucoup à faire encore.
Nous n’avons aucune preuve qu’Athanase lui-même «fit une dévotion spéciale
envers la Sainte Vierge ; mais il posa les bases sur lesquelles devait reposer
cette dévotion : dès lors, -elle grandit sans contestation, sans bruit, comme le
premier temple dans la Cité Sainte ; Marie fut mise progressivement en
possession de ses droits ; elle fut « établie dans Sion, et sa puissance
s'affermit dans Jérusalem, » Telle a été l'origine du culte auguste offert à la
Vierge bénie, pendant tant de siècles, en Orient et en Occident. Que ce culte, à
telle époque, ou en tel lieu, ait entraîné avec lui des abus, qu'il ait même
dégénéré en superstition, je n’ai garde de le nier ; car, ainsi que je l’ai dit,
le même mouvement qui produit la maturité, amène aussi le déclin, et les choses
qui ne comportent aucun abus, ont en elles bien peu de vie. Cela n’excuse
assurément pas les excès, et ne saurait nous autoriser à y attacher peu
d’importance, lorsqu’ils se présentent. Aussi n’ai-je nullement l’intention
d’absoudre avec légèreté les abus que vous nous reprochez. Toutefois, pour vous
répondre, il me suffira de peu de mots.
Mais, avant toute discussion, je me vois obligé de faire trois ou quatre
remarques préalables.
1. — J’ai presque fait d’avance la première de ces remarques ; la voici
cependant : — Jamais la somme de
104
vos accusations contre notre dévotion envers la Sainte Vierge, ne fût montée
si haut dans votre livre, si vous n’eussiez pris position sur un terrain bien
inférieur au niveau de vos sentiments envers Marie. Je ne doute pas que vous
n’ayez eu quelques bons motifs ; mais je ne les connais pas. Ce que je sais,
c’est que votre amour pour les Pères, qui placent si haut la Mère de Dieu, vous
oblige à l’aimer et à la vénérer, bien que vous n’en témoigniez rien dans votre
livre. Je suis donc heureux d’insister sur ce fait : il amènera ceux des nôtres
qui ne vous connaissent pas, à vous aimer pour l’amour d’elle, en dépit de ce
que vous lui refusez, et les Anglicans qui vous connaissent, à penser mieux de
nous, qui ne lui refusons rien. Ils devront se dire qu’en réalité vous n’êtes
pas contre nous, mais que seulement vous n’allez pas aussi loin que nous, dans
votre dévotion envers Marie.
II. — Comme vous révérez les Pères, vous révérez aussi l’Église Grecque ; or là
également nous avons un témoignage en notre faveur, qui vous est connu aussi
bien qu’à nous, et dont vous devez nous laisser le bénéfice. Plus ce fait sera
connu, moins les Anglicans seront surpris et blessés de nos pratiques de
dévotion. Ils devront hésiter à nous condamner, le jour où ils découvriront que
nous pouvons inscrire, de notre côté, dans cette controverse, les soixante-dix
millions d’Orientaux (je crois qu’ils admettent ce chiffre), qui sont séparés de
notre communion.
105
N’est-ce pas un fait d’une haute importance, que les Églises d’Orient, si
indépendantes de nous, séparées depuis si longtemps des Églises d’Occident, si
jalouses enfin de leur antiquité, nous égalent et même nous surpassent dans les
honneurs qu’elles rendent à la Sainte Vierge ? Que la dévotion orientale dépasse
la nôtre, on le nie quelquefois, sous prétexte qu’en Occident la dévotion à
Marie est érigée en système, ce qui n’a pas lieu en Orient ; mais cela ne
signifie réellement qu’une chose : c’est que, chez les Latins, il y a plus
d’activité mentale, plus de force intellectuelle, moins de routine, moins de
piété machinale, que chez les Grecs. Mieux qu’eux, nous sommes en mesure de
rendre compte de ce que nous faisons ; et, si nous semblons plus exagérés, cela
vient uniquement de ce que nous sommes plus précis. Les Latins, après tout,
ont-ils rien fait d’aussi hardi que la substitution du nom de Marie à celui de
Jésus, à la fin des collectes et prières du Bréviaire, voire même du Rituel et
de la Liturgie ? Ce n’est pas seulement dans les dévotions locales, populaires,
à demi autorisées (sources spéciales auxquelles vous puisez vos accusations
capitales contre nous), c’est dans les prières formelles de l’Office
Eucharistique chez les Grecs, que des demandes sont adressées à Dieu, non pas au
nom de Jésus-Christ, mais « au nom de la Vierge Mère de Dieu » (Theotocos). Un
tel phénomène, dans cette partie du monde chrétien, devrait, ce me semble,
rendre les Anglicans indulgents pour ceux de nos écrivains catholiques
100
qui ont excédé, en chantant les louanges de la Mère de Dieu, « Deipara. » Il
y a plus de « mariolâtrie, » assurément, à substituer régulièrement, dans
l’Office public, Marie et tous les saints à Jésus, qu’à paraphraser le Te Deum
en son honneur, dans des livres de dévotion privée.
III. — J’arrive à la troisième de mes remarques, qui sera un supplément à vos
accusations contre nous.
Le Christianisme, ainsi que je l’ai dit, ouvre aux âmes pieuses deux vastes
horizons : l’un a pour centre le Fils de Marie, l’autre la Mère de Jésus. Il n’y
a rien dans l’un qui doive obscurcir l’autre ; et, de fait, dans l’Église
catholique, ils ne se font point tort réciproquement. J’aurais voulu vous voir
accorder franchement ceci dans votre livre, ou prouver le contraire. Après ces
mots (page 107) : « Un certain nombre de catholiques borne sa piété au culte de
la Sainte Vierge ; des investigateurs sérieux s’en sont assurés ; » j’aurais
voulu vous voir exprimer votre conviction qu’il n’en est aucunement ainsi chez
la grande majorité des Catholiques. N’avais-je pas le droit d’attendre de vous
cette justice ? Ne puis-je, sans excessive susceptibilité, m’affliger quelque
peu de cette omission ? De la part des Protestants ordinaires, je n’attends, il
est vrai, rien de mieux. Ils se contentent de dire que nos pratiques de dévotion
envers la Sainte Vierge doivent nécessairement reléguer Notre-Seigneur dans
l’ombre ; et, par là, ils s’épargnent beaucoup de peine. Puis, ils saisissent
avidement tous
107
les faits accidentels qui viennent, ou semblent venir, à l’appui de leur
préjugé. Je le dis franchement : jamais je ne défendrai, jamais je ne protégerai
contre votre juste réprobation, quiconque oublie Jésus, par une fausse dévotion
envers Marie. Mais, avant de m’indigner, j’aimerais à voir prouver le fait et je
ne puis l’admettre de prime abord.
Il en est un autre tout contraire, et qui parle très-haut selon moi. Si nous
jetons les yeux sur l’Europe, que voyons-nous ? En somme, les pays et les
peuples qui ont perdu la foi à la divinité du Christ, sont précisément ceux, qui
ont délaissé la dévotion envers sa Mère. Ceux, au contraire, qui l’ont plus
spécialement honorée, ont conservé leur orthodoxie. Comparez, par exemple, les
Grecs aux Calvinistes, la France à l’Allemagne du Nord, ou les Catholiques aux
Protestants en Irlande. Quant à l’Angleterre, on ne saurait avoir des doutes sur
ce que deviendrait son Église établie, si la Liturgie et les Articles n’en
formaient une partie intégrante ; et, lorsqu’on lance contre nous une accusation
aussi grave que celle qu’implique votre livre, on ne doit pas être surpris de
nous voir, à notre tour, traiter l’Anglicanisme avec rigueur (1). Dans l’Église
catholique,
1. J’en ai dit plus long, à ce sujet, dans mon Essai sur le Développement de
la Doctrine, p. 438 : « C’est faire encore une objection sans valeur que de dire
qu’entre ces deux dévotions l’infirmité de notre nature nous portera sûrement à
délaisser l’une pour l’autre, la dévotion envers Dieu pour la dévotion envers la
créature ; car, je le répète, il s’agit de savoir s’il en a été ainsi ; c’est
une question de fait. Il faut demander ensuite
108
Marie s’est montrée non pas la rivale, mais la servante de son Fils ; comme
elle l’a protégé dans son enfance, elle l’a protégé dans toute l’histoire de la
religion. Il y a une vérité historique évidente dans ces paroles du docteur
Faber, que vous citez pour les condamner : « Si Jésus n’est plus dans la
lumière, c’est que Marie est tenue dans l’ombre. »
Cette vérité qui ressort de l’histoire, je pourrais, si le cadre de cette lettre
me le permettait, en trouver encore d’abondantes preuves dans les vies et les
écrits des saints personnages des temps modernes. Deux d’entre eux, saint
Alphonse de Liguori et le bienheureux Paul de la Croix, qui professaient une
dévotion notoire envers la Mère, ont montré leur ardent amour pour son divin
Fils, en donnant à leurs Congrégations les noms de Congrégation du « Rédempteur,
» — Congrégation « de la Passion et de la Croix. »
Mais je me bornerai à citer un passage très-judicieux d’un ouvrage du P. Fr.
Nepveu, jésuite français :
si le caractère de la dévotion Protestante envers Notre-Seigneur a jamais été
vraiment une adoration, si ce n’a pas été plutôt une dévotion telle que celle
que nous offrons à un être humain parfait... Des esprits charnels se feront
toujours un culte charnel ; et, leur interdire les hommages envers les saints,
ce ne sera pas un moyen de leur faire adorer Dieu. En outre, la dévotion si
grande, si constante des Catholiques envers Marie, a, en quelque sorte, son
domaine à part ; elle a beaucoup plus de rapport avec les offices publics
extraordinaires, qu'avec ce qui est strictement personnel et fondamental dans la
religion. » Feu notre Cardinal, quand il me reçut, me signala entre toutes cette
dernière phrase, et daigna lui accorder une approbation spéciale.
109
Pensées chrétiennes pour tous les jours de l’année. Cet ouvrage fut
recommandé à l’ami qui m’accompagnait à Rome, par le Père jésuite dont j’ai
parlé précédemment, et avec lequel j’entretiens des relations intimes. Le
passage que je vais citer d’après la traduction italienne, est, selon moi, un
spécimen remarquable de l’enseignement de nos livres spirituels.
« L’amour de Jésus-Christ est le plus sûr gage de notre félicité future, et le
signe le plus infaillible de notre prédestination. La compassion envers les
pauvres, la dévotion à la Sainte Vierge sont des signes très-sensibles de
prédestination ; cependant ils ne sont pas absolument infaillibles. Mais
celui-là est nécessairement prédestiné, qui a un amour sincère et constant pour
Jésus-Christ.... L’ange exterminateur, qui ravit aux familles égyptiennes leurs
premiers nés, respecta toutes les maisons marquées du sang de l’Agneau. »
Cette vérité (j’en ai la ferme conviction) ressort non-seulement de Confessions
de foi formelles, distinctives, et de livres écrits pour la classe instruite,
mais encore du côté personnel de la religion au sein des populations
catholiques.
Quand des étrangers conçoivent de nous une impression défavorable, à la vue des
images de la Sainte Vierge, dans nos églises, et de la foule qui se presse
autour de ses autels, ils oublient qu’il y a, dans l’enceinte sacrée, une
Présence infiniment plus imposante, qui réclame et obtient de nous un culte
essentiellement
110
supérieur et différent des pratiques les plus ferventes de notre dévotion
envers Marie. Dans les églises protestantes, où rien de plus grand ne serait
offert à l'adoration des fidèles, cette dévotion, si elle était encouragée,
pourrait, il est vrai, tourner à l'idolâtrie. Mais toutes les images qu'a jamais
pu renfermer une église catholique, tous les crucifix de ses autels ensemble, ne
sauraient produire sur ceux qui la fréquentent, l'effet de cette seule lampe,
qui indique la présence ou l'absence du Saint-Sacrement. Gela n'est-il pas
manifeste et notoire ? En certaines occasions, on nous a accusés de n'avoir pas
à l'église une attitude assez respectueuse ; or, ce qui semblait aux accusateurs
un manque de respect, chez les personnes présentes, n'était en réalité que le
changement bien naturel de leurs sentiments, lorsqu'elles savaient que leur
Seigneur n'était plus là.
La Messe, elle aussi, nous enseigne la souveraineté du Fils de Dieu incarné ;
c'est un retour au Calvaire, et Marie y est à peine nommée. Quand des visiteurs
hostiles entrent dans nos églises, le dimanche vers midi, à l'heure de l’office
anglican, ils s'étonnent parfois de trouver la grand'messe en partie délaissée,
et de voir des groupes de fidèles s'éloigner du chœur, où la foule mêlée
s'acquitte de son devoir avec nonchalance, puis aller, au pied de quelque image
de la Vierge, prier silencieusement. Us peuvent être tentés, comme un de ceux
qui vous ont fourni vos renseignements, d'appeler un pareil temple, non une «
église de Jésus, » mais
111
une « église de Marie. » Or, s’ils se rendaient compte de nos usages, ils
sauraient que nous commençons la journée avec Notre-Seigneur, et que nous la
continuons avec sa Mère. C’est le matin, de bonne heure, que les personnes
pieuses entendent la Messe et communient. Quant à la Grand’Messe, c’est la fête
extérieure de la journée, ce n’est pas l’office de dévotion spéciale. Il n’y a
pas de raison pour que ceux qui ont déjà assisté à une Messe basse, n’aillent
pas, à cette heure-là, invoquer l’intercession de la Sainte Vierge, pour eux et
pour tout ce qui leur est cher.
La communion, qu’on reçoit le matin, est un acte de foi au Dieu incarné, acte de
foi solennel et non équivoque, s’il en fut jamais ; ce serait aussi, en cas de
besoin, l’avertissement le plus touchant du droit exclusif et souverain qu’a
Jésus-Christ de posséder notre cœur. J’ai connu une dame qui, à son lit de mort,
reçut la visite d’une excellente amie protestante. Celle-ci, très-soucieuse du
bonheur de son amie, lui demanda si, à cette heure terrible, ses prières à la
Vierge ne lui faisaient pas oublier son Sauveur. « L’oublier ? répliqua la
mourante avec surprise, comment le pourrais-je ? Il vient de se rendre ici. »
Elle l’avait reçu dans la communion.
Lors donc, mon cher Pusey, que vous lisez quelque louange extravagante à
l’adresse de la Sainte Vierge, ne serait-il pas charitable, en la condamnant, de
vous poser ces questions : — L’auteur n’a-t-il rien écrit de
112
plus ? A-t-il écrit sur le Saint-Sacrement ? A-t-il renoncé à son livre
intitulé : « Tout à Jésus ? » — Je me rappelle quelques vers, les plus heureux,
je crois, qu’ait écrits cet auteur, et qui font ressortir, d’une manière
frappante, l’enchaînement de la dévotion envers la Mère avec la dévotion envers
le Fils :
« Des hommes dédaigneux ont dit froidement que mon amour pour vous me détournait
de Dieu. O Mère ! en vous aimant, je n’ai pourtant suivi d’autre voie que la
voie qu’ont foulée les pas de mon Sauveur.
« Qu’ils savent peu tout ce que vaut ma Mère, ceux qui m’ont adressé ces paroles
sans cœur ! A qui donc sur la terre Jésus a-t-il jamais donné une moitié de
l’amour dont il vous aimait ?
« Obtenez-moi la grâce de vous aimer davantage encore. Demandez, Jésus donnera.
Alors, ma Mère, quand auront passé les peines de la vie, oh ! c’est alors que je
vous aimerai véritablement.
« Au terme de son agonie, c’est à moi que Jésus vous légua, du haut de la croix.
Comment aimerais-je votre Fils, douce Mère, si je ne vous aimais pas ! »
IV. — Nous arrivons, de l’examen des sentiments dont vous vous plaignez, à celui
des écrivains qui les ont exprimés, et du lieu où ils les ont exprimés. Je
voudrais que vous eussiez consacré à cette partie de votre ouvrage le soin
laborieux et les investigations que vous avez dirigés sur les circonstances dans
lesquelles la définition de l’immaculée Conception a été prononcée.
113
Vous avez dressé la liste des évêques qui ont écrit au Saint-Siège, puis,
vous avez analysé leurs réponses. Si vous aviez de même désigné, puis classé les
auteurs qui ont écrit sur la Sainte Vierge, si vous aviez noté en quels temps,
en quels lieux, dans quelles circonstances avaient paru leurs ouvrages, je ne
crois pas qu’en rapprochant leurs paroles, vous eussiez produit l’effet
saisissant que vous leur faites produire. Telles qu’elles apparaissent dans vos
citations, elles laissent l’esprit sous le coup d’un vague effroi ; c’est l’état
de celui qui entend un bruit, mais ne sait d’où ce bruit vient, ni ce qu’il
signifie. Quelques-uns des auteurs que vous citez sont des saints ; tous, je
suppose, sont des écrivains ascétiques, des hommes pieux ; mais la plupart ont
peu de célébrité ; à peine ont-ils une valeur quelconque. Suarez n’a rien à
faire au milieu d’eux ; car, lorsqu’il dit que nul n’est sauvé sans le secours
de la Sainte Vierge, il ne parle pas de la dévotion envers elle, mais de son
intercession. Le nom le plus illustre, c’est saint Alphonse de Liguori ; mais
jamais je ne m’étonnerai de découvrir quelque chose d’inusité dans la dévotion
d’un saint. De tels hommes sont à un niveau très-différent du nôtre, et nous ne
pouvons complètement les comprendre. Je tiens ceci pour une règle importante,
dans la lecture des Vies des saints, conformément à ces paroles de l’Apôtre : «
L’homme spirituel juge toutes choses, mais lui n’est jugé par personne. » Nous
pouvons nous abstenir de juger, sans nous faire un devoir d’imiter.
114
J’espère ne pas manquer de respect envers un si grand serviteur de Dieu, en
disant que je n’ai jamais lu ses Gloires de Marie ; mais je parle de tous les
saints, en général, que je les connaisse ou non ; je dis qu’ils sont au-dessus
de nous, et que nous devons admirer en eux des types de perfection, non des
modèles à copier entièrement. Quant à ses directions pratiques, saint Alphonse
les écrivit pour les Napolitains, qu’il connaissait bien, et que nous ne
connaissons pas. D’autres écrivains que vous citez (Salazar par exemple) sont
des logiciens trop impitoyables pour être des guides sûrs, ou attrayants, dans
les questions délicates de la dévotion. Je ne connaissais pas même les noms de
Montfort et d’Oswald, avant de les avoir vus dans votre livre ; la grande
majorité de nos laïques, pour ne pas dire de notre clergé, ne les connaît
peut-être pas mieux que moi. Je ne savais pas non plus, jusqu’au moment où je
l’ai appris dans votre ouvrage, qu’il y eût deux Bernardin. Saint Bernardin de
Sienne m’était certes bien connu, et je savais aussi qu’il avait un brûlant
amour pour Notre-Seigneur. Mais quant à l’autre, «Bernardin de Bustis, » mon
érudition se trouvait complètement en défaut. J’ai découvert depuis peu, dans
les œuvres du docteur protestant Gave, que saint Bernardin de Bustis « se fit,
comme son homonyme, remarquer par son zèle pour le Saint Nom de Jésus ; » ce qui
va droit au but ici. « Il fut, dit le protestant Cave, transporté d’une telle
dévotion pour le Nom de Jésus (auquel, par suite d’une
115
inspiration nouvelle de Bernardin de Sienne, on rendait depuis peu les
honneurs divins), qu’il pressa Innocent VIII d’assigner, pour fêter ce Nom
sacré, un jour et un office au Calendrier liturgique. »
Mais ce qu’on peut affirmer de tous ces écrivains, avec une égale certitude,
c’est qu’aucun d’eux n’est Anglais. J’ai cherché dans tout votre livre, et je
n’ai pas trouvé un seul nom anglais, parmi les divers auteurs que vous citez, si
ce n’est le nom de l’auteur dont j’ai rappelé les vers, et qui, par les raisons
que j’ai données au commencement de cette lettre, ne peut, quelque grands que
soient ses mérites, être considéré comme un représentant de la dévotion
catholique anglaise. Quoi qu’il en soit de ce que ces écrivains ont dit, ou
n’ont pas dit ; qu’il leur ait échappé des expressions choquantes, et que ces
expressions soient susceptibles d’explications satisfaisantes, ou n’en soient
pas susceptibles ; ce sont, après tout, des étrangers ; nous ne sommes pas
responsables de leurs dévotions particulières ; et, pour ce qui les concerne, je
suis heureux de reproduire les belles paroles que vous employez à leur égard,
dans votre lettre du 25 novembre dernier à la Revue hebdomadaire (Weekly
Register). « Je ne me permets pas, dites-vous, de prescrire à des Italiens, ou à
des Espagnols, ce qu’ils devront croire, ni l’expression qu’ils devront donner à
leurs opinions religieuses ; et je songe moins encore à prétendre qu’un seul des
écrivains que j’ai cités ait rien retiré à Notre-Seigneur de l’amour qu’il a
116
accordé à sa Mère. » Par ces derniers mots, vous avez réparé une omission de
votre ouvrage.
V. — Nous arrivons à l’Angleterre, qui seule, après tout, doit nous occuper,
vous et moi, dans cette question de dévotions.
Bien que la doctrine soit une partout, la même partout, les dévotions, comme je
l’ai dit, sont spéciales à telle époque, à tel pays. Si les Catholiques anglais
ont été préservés des extravagances que l’on peut rencontrer ailleurs, nous en
sommes redevables, je crois, au bon sens de la nation. Nous en sommes redevables
aussi à la sagesse et à la modération du Saint-Siège, qui, en donnant un modèle
à notre dévotion, aussi bien qu’une règle à notre foi, n’a jamais encouragé ces
raffinements de la pensée, à la fois si attrayants pour les imaginations sans
frein, et si dangereux pour les cœurs sans élévation. Dans notre pays, je crois,
ce genre exagéré de dévotion serait simplement inintelligible pour la basse
classe. Quant à la classe instruite, il ne saurait, si je ne me trompe, y
exercer qu’une influence temporaire, et toute de circonstance. Si la foi
catholique se répand en Angleterre, ces particularités ne se répandront pas avec
elle. Il existe, à l’égard de la Sainte Vierge, une dévotion saine, aussi bien
qu’une dévotion artificielle ; on peut aimer Marie comme une Mère, l’honorer
comme une Vierge, la rechercher comme une Patronne, et l’exalter comme une
Reine, sans offenser en rien la solide piété et le bon sens chrétien. Je ne puis
m’empêcher
117
d’appeler cela le style de dévotion anglais. Je m’étonnerais que vous
trouvassiez quelque chose qui vous déplût dans le Jardin de l'âme, la Clef des
deux, le Vade Mecum, le Manuel d’or ou la Couronne de Jésus. Ce sont là les
livres que devrait examiner tout anglican désireux de nous juger équitablement
sur ce point. Or, je n’y vois rien qui dépasse l’enseignement des Pères, si ce
n’est dans la mesure où la dévotion dépasse la doctrine.
Il y a un autre pieux recueil, de la plus haute autorité, et qui nous est venu
de l’étranger, dans ces dernières années. Ce sont des prières de diverses
sortes, auxquelles les Papes ont attaché des indulgences : on désigne
généralement ce recueil sous le titre de Raccolta. Ainsi que l’indique ce mot,
beaucoup de ces prières ont été écrites en italien, d’autres en latin. Cette
circonstance est défavorable ; car une traduction, si habile qu’elle soit,
l'appelle toujours les locutions, les termes propres de l’original ; mais,
passant sur cet inconvénient forcé, j’affirme que, dans le volume assez compact
dont il est ici question, on trouverait à peine une phrase dont la
susceptibilité du catholicisme anglais pût demander la modification. Le soin
minutieux qu’on y a pris d’observer l’exactitude de la doctrine, est devenu
presque un défaut. On semble craindre d’employer dans les prières à la Sainte
Vierge, les mots «donnez-moi, faites-moi, » qu’il est aussi naturel d’employer
vis-à-vis d’elle, que lorsqu’on s’adresse à un parent, ou à un ami.
118
A coup sûr, nous n’abaissons pas la divine Providence quand nous disons que
nous sommes redevables de la vie à nos parents, ou quand nous demandons leur
bénédiction ; nous ne faisons preuve d’aucune tendance à l’athéisme quand, en
parlant du rétablissement d’un malade, nous disons qu’il faut laisser agir la
nature, ou quand nous disons que la nature a pourvu d’instinct les animaux.
De même, je regarde comme un véritable purisme de s’arrêter à une minutieuse
justesse d’expression dans des écrits populaires de dévotion. Toutefois, la
Raccolta publiée par une autorité responsable, observe ce soin la plupart du
temps. Elle emploie ordinairement les phrases : « méritez-nous par vos prières,
» « obtenez-nous, » « priez Jésus pour moi, » « parlez pour moi, ô Marie, » «
portez nos prières, » « demandez grâce pour nous, » « intercédez pour le peuple
de Dieu, » et d’autres expressions semblables, marquant avec beaucoup de force
que Marie n’est qu’une avocate, et non une source de miséricorde.
Ma mémoire ne m’offre guère qu’une ou deux idées contre lesquelles, en lisant ce
livre, vous feriez peut-être quelque objection. La plus saillante de ces idées
se rencontre dans la neuvaine avant la Nativité de la Vierge ; on demande, à
propos de sa Nativité, qu’elle « descende de nouveau, et renaisse
spirituellement dans nos âmes. » Veuillez vous souvenir que saint Paul exprime
le désir de communiquer « non-seulement
119
l’Évangile, mais à ses convertis son âme. » Écrivant aux Corinthiens, il dit
qu’il les a « engendrés par l’Évangile ; » et à Philémon, qu’il a « engendré
Onésime, au temps de sa captivité ; » tandis que saint Jacques, avec une plus
grande exactitude d’expression, dit : « Dieu nous a engendrés par sa propre
volonté, avec la parole de vérité. » — Dans une autre prière, le chrétien dit à
la Sainte Vierge : « En vous, je place tout mon espoir ; » mais cela est
expliqué dans un autre passage : « Vous êtes, après Jésus, ma meilleure
espérance. » Ailleurs encore, nous lisons : « Je voudrais avoir pour vous un
plus grand amour, puisque vous aimer est un signe de prédestination ;» mais la
prière continue : «Votre Fils mérite de notre part un amour sans bornes ; priez
pour que je puisse posséder cette grâce d’un grand amour pour Jésus ; » et plus
loin : « Je ne désire aucun bien de la terre ; tout mon désir est d’aimer mon
Dieu seul. »
En ce qui concerne les leçons données à nos catholiques, dans les Catéchismes,
ou les instructions, nos Manuels approuvés ne vous offriraient, j’en ai la
certitude, rien qui n’obtînt votre assentiment. L’Église a fait rédiger, il y a
trois siècles, un livre-type destiné à fournir les sujets de sermons nécessaires
au clergé des paroisses : c’est le Catéchisme du Concile de Trente ; or, ce
livre-modèle n’avance rien d’exagéré au sujet de la Sainte Vierge. En résumé,
vous arriveriez, je n’en doute pas, à cette conclusion, que le ? Anglicans
peuvent sans
120
crainte se fier à nous, Catholiques anglais, en ce qui regarde les pratiques
de dévotion envers la Sainte Vierge qui pourraient leur être demandées, au delà
des règles du Concile de Trente.
IX - Suite.
VI. Maintenant j'arrive aux assertions, non pas anglaises, mais étrangères,
qui vous offensent dans les ouvrages écrits en l’honneur de Marie.
Je le dirai franchement : en lisant quelques-unes des paroles que vous citez,
j’ai éprouvé du chagrin, presque de l’indignation ; car elles semblent attribuer
à la Sainte Vierge le pouvoir de « sonder les reins et les cœurs ; » or, ce
pouvoir est l’attribut de Dieu seul. Comment, me disais-je, pourrons-nous encore
prouver, à l’aide de l’Écriture, la divinité de Notre-Seigneur, si les passages
fondamentaux qui l’investissent de prérogatives divines, ne lui attribuent après
tout rien au delà des prérogatives que sa Mère partage avec Lui ? Comment
trouverons-nous une grandeur incommunicable dans sa Mort et sa Passion, si Lui,
qui fut seul dans le jardin, seul sur la Croix, seul dans la Résurrection,
partage son œuvre avec sa Sainte Mère, à laquelle, quand il
121
commença son ministère, il dit, pour notre instruction, non pour lui refuser
la gloire qui lui appartient : « Femme, qu’ai-je à faire avec vous ? » Si je
hais ces exagérations, combien doit-elle les haïr davantage encore, en raison de
son amour pour Lui ? Est-ce témoigner notre amour pour elle, que de la frapper
ainsi à la prunelle de l’œil ? Je me suis dit cela, et je le répète ici ; mais,
après tout, ces paroles étranges sont en très-petit nombre, parmi les nombreux
passages que vous rapportez ; la plupart d’entre elles sont des preuves de ce
que j’ai dit plus haut, en parlant de la difficulté de déterminer avec
exactitude la limite qui sépare la vérité d’avec l’erreur ; enfin ces paroles
sont admissibles en un sens, ou sous un certain rapport, et fausses dans les
autres sens, sous les autres rapports. Ainsi, dire que la prière en général (et
spécialement la prière de la Sainte Vierge) est toute-puissante, c’est là une
expression bien forte ; mais, si nous l’expliquons en disant qu’il n’y a rien
que la prière ne puisse obtenir de Dieu, ce n’est plus alors autre chose que la
promesse qui nous est faite dans l’Écriture. De même, dire que Marie est le
centre de toutes choses, c’est employer une image exagérée et profane ;
pourtant, ce n’est, après tout, qu’une manière, et une manière naturelle, de
dire que le Créateur et la créature se sont rencontrés et unis dans le sein de
la Vierge ; c’est dans ce sens que j’ai moi-même employé précédemment cette
expression. De même encore, c’est, à première vue, un paradoxe de
122
dire que « si Jésus n’est plus dans la lumière, c’est parce que Marie est
dans l’ombre ; » il y a néanmoins un sens dans lequel c’est une vérité, ainsi
que je l’ai fait voir.
C’est ainsi que certaines assertions fausses, au point de vue abstrait, peuvent
être vraies dans certaines circonstances, à une époque, dans un lieu donnés. Il
peut donc ne pas être loyal, de la part d’un controversiste, d’interpréter
suivant une règle anglaise ou moderne, tout ce qu’a pu avancer un auteur
étranger, ou un auteur du moyen âge. Énoncer comme un dogme, par exemple, qu’on
ne peut être sauvé sans être dévot à la Sainte Vierge, ce serait avancer une
proposition impossible à défendre ; pourtant cela peut être vrai de tel homme ou
de tel autre, dans tel ou tel pays, à telle ou telle époque ; et, si la
proposition a jamais été réellement émise par un écrivain de mérite (ce qu’il
s’agirait de constater), peut-être l’a-t-elle été précisément dans des
circonstances exceptionnelles. Si quelque prédicateur italien l’a formulée, je
ne me sentirai pas disposé pour cela à le suspecter, du moins en ce qui regarde
le salut des jeunes gens ou des jeunes filles en Italie.
Je pense que vous n’avez pas toujours fait vos citations avec la réflexion et
l’indulgence qui sont votre règle habituelle.
A la page 106, je lis : «On dit communément : si tout catholique romain
reconnaît qu’il bon et utile de
123
prier les saints, il n’est pas pour cela tenu lui-même de le faire. Cette
restriction fût-elle vraie, il serait cruel de l’enseigner ; car ce serait
exposer des catholiques à omettre une pratique moralement nécessaire à son
salut.»
Venons au fait : où est-il dit que prier la Vierge et les saints soit nécessaire
au salut ? D’après saint Alphonse de Liguori, « Dieu n’accorde de grâce que par
Marie, » c’est-à-dire par son intercession. Mais l’intercession est une chose,
et la dévotion en est une autre. Suarez dit également : « C’est le sentiment
universel que l’intercession de Marie est non-seulement utile, mais, en un
certain sens, nécessaire. » Là encore, il s’agit de l’intercession de Marie pour
nous ; il ne s’agit ni d’invocation par nous, ni de dévotion envers elle. S’il
était nécessaire de l’invoquer pour être sauvé, il y aurait de graves raisons de
douter du salut de saint Chrysostome, de saint Athanase, et des premiers martyrs
; je ne sais même si, dans tout le cours de ses œuvres volumineuses, saint
Augustin l’invoque une seule fois. Notre-Seigneur mourut pour les païens qui ne
le connaissaient pas ; sa mère intercède pour les chrétiens qui ne la
connaissent pas. Elle intercède conformément à la volonté de son Fils ; et,
quand il veut sauver une âme en particulier, aussitôt elle prie à cette
intention. D’une part, Jésus veut conformément à la prière de Marie ; mais,
d’autre part, Marie prie conformément à la volonté de Jésus. Donc, quoiqu’il
soit naturel et prudent que
124
ceux-là aient recours à elle qui connaissent son pouvoir par l’enseignement
de l’Église, on ne saurait dire cependant que la dévotion envers elle soit une
condition de salut, sine qua non, c’est-à -dire un moyen absolument essentiel et
indispensable.
Quelques-uns des auteurs que vous citez vont plus loin, il est vrai. Ils parlent
de dévotion ; mais alors même ils ne formulent pas la proposition générale que
je viens de désavouer. Ils disent par exemple : « Il est moralement impossible
que ceux-là soient sauvés qui négligent la dévotion à la Sainte Vierge ; » mais
négliger, et commettre une simple omission, ce sont deux choses différentes. «
Il est impossible que celui-là soit sauvé qui s’éloigne d’elle ; » oui ; « mais
s’éloigner d’elle, » c’est lui manquer de respect, ou l’offenser positivement,
et cela avec suffisante connaissance de cause. Certainement dans un pays
catholique (or, c’est de pays catholiques que parlaient les écrivains dont il
s’agit ; car ils n’en connaissaient point d’autres), dans un pays où l’Angélus
retentit partout, où chaque rue, chaque chemin public, offre aux regards une
image de la Madone, un catholique serait gravement coupable si, devenant hostile
à une pratique pieuse que tous observent autour de lui, et dans laquelle il a
été élevé, il bannissait volontairement de sa pensée le nom de Marie.
123
X - Suite.
VII. Certaines assertions au sujet de la Sainte Vierge ont parfois dépassé
les limites de la sagesse et de la convenance ; cela est manifeste. Mais souvent
il n’est pas facile de le prouver logiquement ; et si, en pareil cas, l’autorité
essayait d’agir, elle se trouverait dans la situation qui embarrasse souvent nos
tribunaux, lorsque, la certitude morale étant complète sur l’accomplissement
d’un délit, le ministère public ne peut trouver une preuve légale suffisante. Je
ne nie pas ici le droit des Congrégations romaines, d'agir péremptoirement, et
de prononcer des décrets contre des livres, sans spécifier les raisons de ces
décrets. Mais lorsqu’elles jugent inopportun d’adopter une marche aussi sévère,
il peut arriver que, par les circonstances du cas, elles se trouvent
impuissantes à suivre une autre marche, quand même elles le voudraient. Il est
donc plus sage, la plupart du temps, d’abandonner ces excès à l’action graduelle
de l’esprit public, c’est-à-dire, au jugement des catholiques instruits et
modérés tel est, à mon avis, le plus sûr moyen de les réprimer. Je crois
cependant qu’en fait, le Saint-Siège est intervenu, de
126
temps à autre, quand la dévotion semblait incliner vers la superstition ; et
il n’y a pas de cela bien longtemps. Je me rappelle avoir entendu parler de
livres sur la Sainte Vierge supprimés par l’autorité, au temps de Grégoire XVI ;
et en particulier d’une image de l’Immaculée Conception que ce Pape avait
prohibée, ainsi que de mesures prises contre la supposition d’une présence de la
Sainte Vierge dans l’Eucharistie, semblable à celle de Notre-Seigneur ; mais je
ne suis pas en mesure de vérifier ce que j’ai entendu dire à ce sujet.
Le temps aussi me manque, comme à vous, pour constater jusqu’à quel point de
grands théologiens ont protesté contre les diverses extravagances, dont vous
vous plaignez à juste titre. Pourtant, j’ai rencontré des passages de trois
Pères jésuites bien connus, dont les paroles viennent ici fort à propos ; et
l’un d’eux cite à l’appui de ma cause le nom du grand Gerson. Ces jésuites sont
les PP. Canisius, Petau et Raynaud ; comme tout ce qu’ils disent est fort juste,
et que vous semblez ne pas les connaître, je vais leur emprunter quelques pages
:
1° Canisius. — « Nous reconnaissons que le culte de Marie a pu, et peut encore
être susceptible de corruption ; nous avons un très-grand désir de voir les
pasteurs de l’Église exercer sur ce point une scrupuleuse vigilance et fermer
tout accès à Satan, dont le rôle caractéristique a toujours été de profiter du
temps où l’homme sommeille, pour semer l’ivraie parmi le froment du Seigneur...
Pour cela, il a coutume de saisir avidement l’assistance que lui prêtent les
127
hérétiques, les fanatiques et les faux catholiques ; c’est ce qu’on peut voir
dans le culte de Marie. Ce culte, certains hérétiques séduits par Satan,
l’attaquent avec animosité.
D’autres esprits malades sont poussés par Satan à embrasser follement des
superstitions et des idolâtries, au lieu du culte vrai, et négligent ce qui est
véritablement dû, soit à Dieu, soit à Marie. Tels étaient les anciens
Collyridiens.
Tel ce pâtre allemand qui, il y a cent ans, se donna publiquement pour un
prophète nouveau, et proclama qu’il avait eu une vision de la Vierge Deipara, au
nom de laquelle il enjoignit au peuple de ne plus payer aux princes ni taxes ni
tributs... Combien même voit-on de catholiques qui, par une négligence
inexcusable, traitent le culte de Marie sans respect ; leur esprit terrestre,
occupé de soins profanes, se relève à peine une fois l’année, pour chanter ses
louanges, ou lui rendre hommage! » De Maria Deiparâ, p. 518.
2° Le P. Petau, dans ses discussions sur renseignement des Pères au sujet de la
Sainte Vierge, s’exprime ainsi (De Incarn., XIV, 8) :
« J’oserai conseiller à tous ceux qui veulent témoigner de leur dévotion et leur
enthousiasme envers la Sainte Vierge, de ne pas être excessifs dans leur piété à
son égard, de se contenter des louanges vraies et solides, et de rejeter tout le
reste. Le dernier genre d’idolâtrie qui se cache, dit saint Augustin, au fond
des cœurs est absolument contraire à la théologie, c’est-à-dire à la gravité de
la sagesse qui vient du ciel, et dont toutes les pensées, toutes les assertions,
sont mesurées sur des règles certaines et précises. Quelle doit être ici la
règle ? Quelles précautions faut-il garder, dans la question qui nous occupe ?
Je n’entreprendrai pas de le déterminer d’après moi, mais d’après le sentiment
d’un très-grave et très-docte théologien, Jean Gerson.
128
Dans une de ses épîtres, il propose certaines règles, qu’il tient pour
vraies, et qui doivent servir de mesure aux assertions des théologiens touchant
l'Incarnation... Par ces préceptes vraiment précieux, Gerson assigne des bornes
à la liberté excessive, immodérée, des louanges qu’on adresse h la Sainte
Vierge, et il circonscrit cette liberté dans les limites d’une piété sage et
discrète. De ces préceptes ressortent la frivolité et la puérilité d’un genre de
raisonnements auquel tant de gens se laissent aller, pour le plaisir d’attribuer
à la Sainte Vierge telle grâce qui leur vient à l’esprit, si étrange qu’elle
soit. Voici comment ils raisonnent: Il convenait que le Fils de Dieu donnât à sa
Mère tout ce qu’il pouvait lui donner pour sa gloire ; — ou encore : Dons,
honneurs, tout ce que sa munificence a répandu sur les autres Saints, il l’a
accumulé sur sa Mère. En allongeant à leur gré la chaîne de ce raisonnement, ils
arrivent à la conclusion qu’ils désirent. Mais Gerson traite avec mépris cette
manière d’argumenter ; il la déclare captieuse et sophistique. »
Il ajoute (et nous le dirions tous) qu'en parlant ainsi, il n'a nullement
l’intention de restreindre la liberté des personnes pieuses, dans leurs
méditations et leurs conjectures sur les mystères de la foi, l'histoire sacrée
et le texte de la sainte Écriture, etc.
3° S'il est un auteur plein de dévotion pour la Sainte Vierge, c'est assurément
le P. Raynaud. Or, l’ouvrage qu’il a écrit en son honneur ( Diptycha Mariana),
contient, dans le sens du P. Petau, plus de choses que je n'en pourrais
rapporter ici. J'abrège quelques parties de son texte :
129
« Tenez pour incontesté que nous ne pouvons élever nos louanges à la hauteur
de celles qui sont dues à la Vierge-Mère. Mais, pour suppléer à l'impuissance où
nous sommes de la louer dignement, ne recourons jamais à de faux honneurs, à des
hyperboles mensongères. Il est des gens dont l’affection pour les objets de leur
culte est si imprudente et si déréglée, qu’ils ne savent point rester dans les
bornes marquées même à l’enthousiasme pour les Saints. Origène a fort bien
signalé ce tort, à propos de saint Jean-Baptiste, que beaucoup d’hommes étaient
tentés de prendre pour le Christ, au lieu d’observer vis-à-vis de lui la juste
mesure de la charité. » (P. 9.) — « Saint Anselme qui, le premier, ou l’un des
premiers, travailla à faire célébrer publiquement l’Immaculée Conception de la
Sainte Vierge, dit (de Excell. Virg.) que l’Église regarde comme inconvenant
d’émettre, à la louange de Marie, des assertions qui peuvent être l’objet d’un
doute, quand les vérités incontestables que nous savons sur elle fournissent à
nos louanges une matière si abondante. » On doit entendre dans le même sens
cette parole de saint Épiphane : « La bouche de l’homme ne doit rien dire
légèrement de la Vierge Mère de Dieu. » Or, qui peut être plus justement accusé
de parler légèrement de la très-sainte Mère de Dieu, que celui qui raisonne
comme si les vérités certaines, évidentes, ne suffisaient point à sa gloire, et
qui, voulant dépasser la sagesse des anciens, prétend nous imposer, avec ses
idées personnelles, des dévotions inconnues aux saints Pères, qui l’ont le plus
aimée ? Quand saint Anselme nous montre, d’une manière si lumineuse, qu’elle est
Mère de Dieu, cette seule parole ne l’élève-t-elle pas au-dessus de tout ce
qu'on peut nommer ou concevoir, hormis Dieu ? Nous ne devons pas parler
inconsidérément d’une Majesté si sublime, par fièvre d’esprit, ou sous prétexte
d’encourager la piété, mais avec
130
calme et réflexion ; quand les doctrines de l’Église et les oracles de la foi
nous font défaut, nous ne devons rien dire sans le suffrage des Docteurs....
Ceux qui sont sujets à cette fièvre d’innovation, ne mesurent pas l’abîme qui
sépare les objets de la science humaine et les choses du ciel. Toute nouveauté
relative aux objets de notre foi doit être rejetée très-loin ; sauf les cas où
une étude attentive de la parole de Dieu, écrite ou non écrite, et des
raisonnements solides sur les vérités qu’on doit en déduire, mettent en lumière
quelque point compris dans cette divine parole, et que jusqu’alors on n’avait
pas reconnu. Les innovations que nous condamnons sont celles qui ne reposent ni
sur la parole écrite, ni sur la parole non écrite, ni sur des conséquences de
cette parole, ni sur le jugement des anciens sages, ni sur une base de raison
suffisante, et qui n’ont d’autre prétexte que d’honorer davantage la Vierge Mère
de Dieu. » (P. 10.)
Dans une autre partie du même ouvrage (p. 237), il parle en particulier d’une de
ces inventions auxquelles vous faites spécialement allusion, et que, sans bonne
preuve (à ce qu’il me semble), vous attribuez au savant Cornélius a Lapide.
XI - Suite.
VIII. — Après de semblables explications, et avec de telles autorités pour me
guider, je repousse, autant que
131
vous pouvez le désirer et sans hésitation aucune, comme inadmissibles à la
fois pour mon cœur et pour ma raison, des assertions telles que celles-ci (quand
elles sont prises dans leur sens littéral et absolu, dans le sens que leur
donnerait naturellement tout protestant, et que ne leur ont certainement pas
donné les écrivains catholiques) : — « la miséricorde de Marie est infinie ; —
Dieu a résigné entre ses mains sa toute-puissance ; — il est plus sûr d’avoir
recours à elle qu’à son Fils ; — la Sainte Vierge est supérieure à Dieu ; — il
est soumis à ses ordres ; — Notre-Seigneur est disposé maintenant, comme son
Père, à rejeter les pécheurs, tandis que Marie occupe sa place, comme avocate
des pécheurs auprès du Père et du Fils ; — les saints sont plus disposés à
intercéder près de Jésus que Jésus ne l’est à intercéder près de son Père ; —
Marie est l’unique refuge de ceux qui ont encouru la colère de Dieu ; — seule,
Marie peut obtenir la conversion d’un protestant ; — il eût suffi pour le salut
du monde que Notre-Seigneur fût mort, non pour obéir à son Père, mais par
déférence au décret de sa Mère ; — elle rivalise avec Notre-Seigneur en ce
qu’elle est Fille de Dieu, non par adoption, mais en quelque sorte par nature ;
— le Christ a rempli l’office de Sauveur en imitant les vertus de sa Mère ; — de
même que le Dieu incarné portait l’image de son Père, il portait aussi l’image
de sa Mère ; — la rédemption tire, il est vrai, du Christ son efficacité
suffisante ; mais c’est de Marie qu’elle tire sa beauté et sa douceur ; — comme
nous
132
sommes revêtus des mérites de Jésus-Christ, ainsi nous sommes revêtus des
mérites de Marie ; — s’il est Prêtre, elle est Prêtresse, dans un sens analogue
; — le corps et le sang de Jésus-Christ dans l’Eucharistie sont réellement le
corps et le sang de Marie ; comme il est présent et se donne dans l’Eucharistie,
elle y est présente et s’y donne aussi ; — les prêtres sont les ministres de
Marie comme de Jésus-Christ ; les élus sont nés de Dieu et de Marie ; — c’est
par elle que le Saint-Esprit rend son action féconde ; c’est en elle et par elle
qu’il produit Jésus-Christ dans ses membres ; — le royaume de Dieu dans nos
âmes, comme parle Notre-Seigneur, est réellement le royaume de Marie ; — Marie
et le Saint-Esprit produisent dans les âmes des choses extraordinaires ; et,
quand le Saint-Esprit découvre Marie dans une âme, il y vole aussitôt. »
Je n’ai jamais rencontré d’opinions pareilles, avant de les voir dénoncées dans
votre livre ; et, si je ne me trompe, la grande majorité des catholiques anglais
ne les connaît pas. Elles me font l’effet d’un mauvais rêve. Je n’aurais jamais
imaginé qu’on pût les exprimer. Pour justifier de pareilles doctrines, à quelle
autorité pourrait-on recourir ? Ce ne serait ni à l’Écriture, ni aux Pères, ni
aux décrets des Conciles, ni au consentement des Écoles, ni à la tradition des
fidèles, ni au Saint-Siège, ni à la Raison. Ces paradoxes défient tous les loci
theologici. Je n’en vois nulle trace dans le Missel, dans le Catéchisme romain,
dans la Raccolta romaine,
133
dans l’Imitation de Jésus-Christ, ni dans Gother, Challoner, Milner, ou
Wiseman. Si je torturais ma conscience pour les admettre, je ne serais ni plus
saint, ni plus pieux, ni plus sûr de persévérer ; mais, si je les professais, je
serais coupable envers la plus noble, la plus sainte des créatures, d’une
flatterie stupide, comme le tableau d’un peintre qui, pour flatter une princesse
jeune et belle, lui donnerait le front sévère d’un Platon et les muscles d’un
Achille. Je devrais m’attendre à la voir charger quelqu’un de ses serviteurs de
m’éloigner de son service.
Je laisse à d’autres à juger si le sentiment que j’éprouve est le scandalum
parvulorum, ou le scandalum Pharisœorum ; mais, je le dis hautement, je croirais
qu’il n’y a pas de Dieu (ce qui est absolument impossible) plutôt que de croire
Marie supérieure à Dieu. Je n’ai pas à m’occuper de propositions qui ne peuvent
être expliquées qu’à la condition de disparaître sous les explications. Je ne
parle pas de ces propositions telles qu’on les trouve chez leurs auteurs ; car
les textes originaux me sont complètement inconnus, et je ne puis croire que ces
auteurs aient voulu dire ce que vous dites ; mais je prends ces propositions
telles que les montrent vos pages. S’il s’en trouvait que l’on dût attribuer à
des saints en extase, je croirais qu’elles avaient un sens pieux, mais je ne les
répéterais pas. Je ne les considère point comme tombées de la bouche des anges ;
je considère le sens littéral qu’elles ont dans
134
la bouche des Anglais et des Anglaises. Prononcées d’homme à homme, au XIXe
siècle, en Angleterre, je les regarde comme destinées à induire en erreur ceux
qui cherchent la vérité, à effrayer les ignorants, à troubler les consciences, à
provoquer des blasphèmes, à causer enfin la perte des âmes.
XII - Suite.
IX.— Et maintenant que j’ai dit tout cela, pardonnez-moi, mon cher ami, si je
termine par un reproche.
Ne nous avez-vous pas touché, d’une façon très-dure, sur un point très-délicat ?
Ce que vous avez dit ne tend-il pas à provoquer des outrages contre Celle qui
nous est plus chère que toute autre créature ? Avez-vous seulement donné à
entendre qu’il y ait dans notre amour pour elle autre chose qu’un abus ?
Vous-même, avez-vous eu pour elle une seule parole affectueuse, dans tout le
cours de votre livre ? Je voudrais le croire, mais je n’en ai pas aperçu une
seule. Pourtant, je le sais, vous l’aimez. Pouvez-vous donc vous étonner, et, —
si profonde que soit ma peine, — puis-je me plaindre de ce que tant d’hommes
vous méconnaissent complètement,
135
et ne savent point voir que vous avez amené sur un terrain nouveau toute la
discussion entre vous et nous ? Il y a vingt-cinq ans, le Critique Britannique
disait: « Tant que Rome n’aura pas cessé d’être ce qu’elle est en pratique,
l’union sera impossible entre elle et l’Angleterre ; » vous, au contraire,
déclarez aujourd’hui que « l’union sera possible, dès que l’Italie et
l’Angleterre, avec une même foi, un même centre d’unité, seront autorisées à
maintenir isolément leurs opinions théologiques respectives. » Si certains
catholiques ne vous ont pas rendu justice, c’est qu’en vérité l’honneur de la
Vierge est plus cher à leur cœur que la conversion de l’Angleterre.
Placez-vous dans un cas parallèle, et voyez ce que vous-même décideriez.
Supposez que quelque adversaire d’une doctrine ardemment défendue par vous,
l’éternité des peines par exemple, au lieu de vous combattre par des arguments
directs contre cette doctrine, rassemblât une multitude de descriptions
extravagantes du lieu, du mode et des circonstances des peines éternelles,
citant Tertullien en témoignage de la foi des premiers Pères, les Covenantaires
et les Méthodistes pour les derniers siècles, puis des fragments tirés de
l’Enfer du Dante, avec des passages empruntés aux Sermons de Whitfield ;
supposez qu’il s’en tînt aux chapitres qui traitent ce sujet dans l’ouvrage de
Jérémie Taylor sur « l’État de l’Homme ; » regarderiez-vous cela comme une
manière de raisonner juste et convenable ?
136
Et s’il avouait être disposé à croire toujours l’Église anglicane compromise
par ces accessoires de la doctrine, tant que ses autorités n’auront pas
formellement réprouvé Taylor, Whitfield et cent autres, jugeriez-vous cette
détermination équitable, ou ces procédés dignes d’un théologien ?
X. — Voilà ce que je voulais dire de la Sainte Vierge, qui est le principal,
mais non l’unique sujet de votre ouvrage.
Et maintenant, quand je voudrais poursuivre, elle semblerait m’arrêter ; nous
sommes, en effet, à la veille de la fête de son Immaculée-Conception ; et après
l’Octave célébrée dans les églises de cette ville avec une solennité spéciale,
commencent les grandes antiennes, les chants précurseurs de Noël. Ce temps
d’allégresse, heureux pour tous, en concentrant nos regards sur Celui qui
descendit sur la terre à pareille époque, fait aussi briller à nos yeux, dans
une splendeur exceptionnelle, cette Vierge-Mère qui l’a porté et nourri. Ici,
elle n’est pas dans l’ombre, comme pendant la quinzaine de Pâques ; elle nous
présente au contraire le Sauveur dans ses bras. Deux fêtes consacrées à son
honneur, celle de demain et celle de la Purification, placées comme les tours de
David en avant et en arrière, indiquent le commencement et la fin des fêtes
destinées à glorifier le Prince de la paix. Et, d’un bout à l’autre de cette
saison, apparaît l’image de la Mère du Sauveur, telle qu’on la voit dans la
représentation typique des
137
Catacombes. Paisse l’influence de cette saison bénie nous entraîner tous vers
l’unité ! Puisse-t-elle, de votre côté comme du nôtre, faire disparaître toute
amertume Puisse-t-elle apaiser en nous toute jalousie, toute aigreur, tout
antagonisme hautain, ou violent 1 Puisse-t-elle bannir loin de vous les
raffinements captieux d’une critique raisonneuse, malveillante et subtile !
Puisse notre très-grande et très-gracieuse Mère, la Sainte Vierge Marie, vous
vaincre par sa douceur, et se venger de ses ennemis, en intercédant pour leur
conversion, en l’obtenant de Dieu I
A vous, avec la plus vive affection,
John H. Newman.
A l’Oratoire de Birmingham, 1865, fête de saint Ambroise.
NOTES
Note A
relative aux pages 1-8.
Le P. Newman a raconté ainsi, dans l’Histoire de ses Opinions religieuses, p.
99-402, ses relations avec le docteur Pusey :
« J’étais très-lié avec le docteur Pusey depuis 4827-28 ; je ressentais 'pour
lui une admiration enthousiaste : j’avais coutume de l’appeler ô Son grand
savoir, sa puissance de travail, son esprit classique, son dévouement plein de
simplicité à la cause de la religion, me subjuguaient. Grande donc fut ma joie
lorsque, dans les derniers jours de 4833, il montra quelque disposition à faire
cause commune avec nous. Son Traité sur le Jeûne parut dans un de nos numéros, à
la date du 24 décembre. Cependant il ne fut, je crois, entièrement associé au
Mouvement qu’en 4835 et 1836, époque à laquelle il publia un Traité sur le
Baptême et créa la Bibliothèque des Pères. Il nous donna aussitôt un nom et une
position. Le docteur Pusey était professeur et chanoine de Christ Church ; il
avait une vaste influence,
140
grâce au caractère profondément sérieux de ses convictions religieuses, à la
munificence de ses charités, h son .professorat, à ses relations de famille, à
ses rapports faciles avec les autorités de l’Université.... Nous avions donc
désormais un homme qui pouvait devenir la tête, le centre des gens zélés de
toutes les parties du pays qui adoptaient les opinions nouvelles ; un homme qui
donnait au Mouvement un front à opposer au monde, et contraignait les autres
partis .de l’Université à le reconnaître. En 4829, M. Froude, ou M. Robert
Wilberforce, n’étaient que des individus.... Mais le docteur Pusey était, pour
employer une expression vulgaire, une armée à lui seul. Il était capable de
donner un nom, une forme, une personnalité à ce qui, sans lui, n’était qu’une
sorte de cohue ; et quand divers partis durent se réunir pour résister aux actes
du Gouvernement, nous prîmes de droit, comme membres du Mouvement, notre place
au milieu d’eux.
« Tels étaient les bienfaits qu’il apportait au Mouvement pour le dehors ; les
avantages au dedans n’étaient pas moins considérables. C’était un homme aux
desseins vastes, au caractère ardent et plein de confiance ; il ne craignait
point les autres, et n’était point obsédé par les perplexités intellectuelles.
Bien des gens sont portés à dire qu’il fut autrefois plus près de l’Église
catholique qu’il ne l’est maintenant. Je prie Dieu qu’il puisse être un jour
beaucoup plus près de l’Église catholique qu’il ne l’était alors. Car ma
conviction c’est que, pendant tout le temps que je l’ai connu, il ne s’en est
jamais rapproché, ni dans sa raison, ni dans son jugement. Quand je devins
catholique, on me demanda souvent : « Eh bien ! et le docteur Pusey ? » Quand je
répondais
141
que je ne voyais chez lui aucune tendance à faire ce que j'avais fait
moi-même, on trouvait quelquefois que je manquais de charité. Si la confiance
dans sa position est (comme elle l’est en effet) une des premières conditions
essentielles dans un chef de parti, le docteur Pusey remplissait cette
condition. Il en fournit l’exemple le plus frappant par l’assertion contenue
dans l’une de ses défenses subséquentes du Mouvement, alors même que le
Mouvement avait déjà fait bien du chemin dans la direction de Rome: « l’une des
conditions, disait-il, sur lesquelles on pouvait fonder le plus d’espoir, était
que le Mouvement s’était arrêté à temps. » Il le disait de bonne foi ; c’était
son point de vue subjectif.
« L’influence du docteur Pusey se fit sentir tout d’abord. Il vit que, dans les
Tracts et dans le mouvement entier, il fallait plus de sobriété, plus de
gravité, plus de soin dans les travaux, un sentiment plus grand de notre
responsabilité. C’est par lui que le caractère des Tracts fut changé. Quand il
nous donna son Traité sur le Jeûne, il y mit ses initiales. En 1835, il publia
son laborieux Traité sur le Baptême, qui fut suivi d'autres traités de divers
auteurs, sinon rédigés avec un savoir égal, du moins également pleins de force
et de justesse. En 1836, il annonça son grand projet d’une traduction des Pères
(1). »
1. Library of the Fathers (Bibliothèque des Pères). —Une des grandes
entreprises du docteur Pusey fut une traduction anglaise des principales œuvres
des Pères. Beaucoup furent annotées avec soin. Ce travail fut poursuivi pendant
vingt ans environ, et a puissamment contribué à faire revivre un esprit
catholique dans le clergé anglican.
(Note du B. P. Newman.)
142
Note B
relative à la page 2 et & la page 63.
L’ÉGLISE ANGLICANE
« Il n’est peut-être aucune institution où les Anglais aient montré leur
amour des compromis, en matières politiques et sociales, d’une manière aussi
remarquable que dans l'Église établie. Luther, Calvin et Zwingle, tous ennemis
de Rome, étaient également ennemis les uns des autres. D’autres sectes
protestantes, les Érastiens, les Puritains et les Arminiens, sont également
distinctes et hostiles. Cependant, il n’y a aucune exagération à dire que
l’Établissement ecclésiastique anglican est un amalgame de toutes ces variétés
de protestantisme, auquel une forte part de Catholicisme est mêlée par surcroît.
Il est le résultat de l’action successive exercée sur la religion par Henri
VIII, les ministres d’Édouard VI, Marie, Élisabeth, les Cavaliers, les
Puritains, les Latitudinaires de 1688 et les Méthodistes du XVIIIe siècle. Il a
une hiérarchie venue du moyen âge, richement dotée, élevée
1. Appendice de l’Histoire de mes opinions religieuses, p. 437-444 de la
traduction française.
143
par sa position civile, formidable par son influence politique. L’Église
établie a conservé les rites, les prières et les symboles de l’ancienne Église.
Elle tire ses articles de foi de sources luthériennes et zwingliennes ; sa
traduction de la Bible sent le calvinisme. Elle peut se vanter d’avoir eu dans
son sein, surtout au XVIIe siècle, une suite de théologiens de grand savoir et
fiers de se rapprocher des doctrines et des pratiques de l’Église primitive. En
considérant ses docteurs, le grand Bossuet a dit qu’il était impossible que le
peuple anglais ne revînt pas un jour à la foi de ses pères ; et de Maistre a
salué la communion anglicane comme destinée à jouer un grand rôle dans la
réconciliation et la réunion de la chrétienté.
« Cette Église remarquable a toujours été dans la dépendance la plus étroite du
pouvoir civil, et s’en est toujours fait gloire. Elle a toujours vu le pouvoir
papal avec crainte, avec ressentiment et avec aversion. Elle n’a jamais gagné le
cœur du peuple. En cela elle s’est montrée, dans tout le cours de son existence,
une et semblable à elle-même. Sous d’autres rapports, ou elle n’a jamais eu
d’opinions, ou elle en a constamment changé. Au XVIe siècle, elle était
calviniste ; dans la première moitié du XVIIe, elle était arminienne et
quasi-catholique ; vers la fin de ce siècle et le commencement de l’autre, elle
était latitudinaire. Au milieu du XVIIIe siècle, elle est décrite par lord
Chatham comme ayant « un rituel et un livre de prières papistes, des articles de
foi « calvinistes et un clergé arminien. »
« De nos jours, elle contient trois partis puissants, dans lesquels revivent les
trois principes religieux qui, sous une forme ou sous une autre, apparaissent
constamment et
144
depuis le commencement dans son histoire : le principe catholique, le
principe protestant et le principe sceptique. Chacun d’eux, il est presque
inutile de le dire, est violemment opposé aux deux autres.
« Premièrement. Le parti apostolique, ou tractarian, qui va maintenant dans la
direction du Catholicisme plus loin qu’en aucun temps, ou dans aucune
manifestation précédente ; à ce point qu’en l’étudiant dans ses adhérents les
plus avancés, on peut dire qu’il ne diffère en rien du Catholicisme, excepté
dans la doctrine de la suprématie du Pape. — Ce parti s’éleva, au XVIIe siècle,
à la cour de Jacques Ier et de Charles 1er ; il fut presque éteint par les
doctrines de Locke et par l’avènement au trône de Guillaume III et de la maison
de Hanovre. Mais ses principes turent enseignés et silencieusement transmis,
pendant le cours du XVIIIe siècle, par les non-jureurs, secte d’hommes instruits
et zélés qui, conservant la succession épiscopale, se détachèrent de l’Église
d’Angleterre, quand on les somma de prêter serment de fidélité à Guillaume III.
De nos jours, on l’a vu revivre et former un parti nombreux et croissant dans
l’Église d’Angleterre, au moyen du Mouvement commencé par les écrits intitulés :
Tracts for the Times (1) (et de là nommé Tractarian).
« Secondement. Le parti évangélique, qui fait vivre dans le monde entier toutes
les sociétés bibliques et la plupart des associations pour les missions
protestantes.
« Troisièmement. Le parti libéral, connu, dans les siècles qui nous ont
précédés, sous le nom moins honorable de
1. Traités pour le temps présent.
143
latitudinaire. Il se détacha du parti quasi-catholique, ou parti de la cour,
sous le règne de Charles Ier, et fut répandu en Angleterre par l’introduction
des principes de Grotius et des Arminiens. Il appuya les whigs, Guillaume III et
la maison de Hanovre. Le génie de ses principes est contraire au prosélytisme ;
et, quoiqu’il ait compté dans ses rangs des écrivains remarquables parmi les
théologiens anglicans, il n’avait eu que peu de sectateurs, lorsqu’il y a dix
ans, irrité par le succès des Tractarians, prenant avantage de la conversion à
l’Église romaine de quelques-uns de leurs principaux chefs, et aidé par
l’importation de la littérature allemande en Angleterre, ce parti s’est avancé
tout à coup sur la scène publique, et s’est propagé dans les classes éclairées
avec une rapidité si étonnante, qu’on est presque autorisé à croire que, dans la
génération qui nous suivra, le monde religieux sera partagé entre les déistes
elles catholiques. Les principes et les arguments des libéraux ne s’arrêtent
même pas au déisme.
« Si la Communion anglicane se composait uniquement de ces trois partis, elle ne
pourrait durer. Elle serait brisée par ses dissensions intérieures. Mais il y a
dans son sein un parti beaucoup plus nombreux que ces trois partis théologiques.
Créé par la situation légale de l’Église, profitant de ses richesses et des
institutions de son culte, il est le lien qui maintient l’ensemble. C’est le
parti de l’ordre, le parti des conservateurs, ou, comme on les a appelés
jusqu’ici, des Tories. Ce n’est pas un parti religieux : non qu’il n’ait dans
ses rangs un grand nombre d’hommes religieux ; mais ses principes et ses mots
d’ordre sont politiques ou du moins ecclésiastiques, plutôt que théologiques.
Ses membres
146
ne sont ni tractarians, ni évangéliques, ni libéraux ; ou, s’ils le sont,
c’est sous une forme très-douce et très-inoffensive ; car, aux yeux du monde,
leur caractère principal est d’être les avocats de l’Établissement ; et ils sont
plus ardents pour la conservation d’une Église nationale, que soucieux des
croyances que cette Église nationale professe. Nous avons dit plus haut que le
grand principe de l’Église anglicane était sa confiance dans la protection du
pouvoir civil et sa docilité à le servir, ce que ses ennemis appellent son
Érastianisme. Or si, d’une part, ce respect pour le pouvoir civil est son grand
principe, de l’autre, ce principe de l’érastianisme est personnifié dans un
parti si nombreux, soit dans le clergé, soit parmi les laïques, que c’est à
peine si le nom de « parti » peut lui convenir. Il constitue la masse de
l’Église. Les membres du clergé spécialement, sur tous les points de
l’Angleterre, les évêques, doyens, chanoines, curés, se sont toujours distingués
par leur Torisme. Au XVIIe siècle, ils professaient le droit divin des rois ;
depuis, ils se sont toujours fait gloire de la doctrine : « Le roi est la tête
de l’Église ; » et le toast de leurs dîners « l’Église et le roi, » a été leur
formule de protestation pour maintenir dans le royaume d’Angleterre la
prédominance théorique du spirituel sur le temporel. Ils ont toujours témoigné
une aversion extrême pour ce qu’ils appellent le pouvoir usurpé du pape. Leur
principal dogme théologique est que la Bible contient toutes es vérités
nécessaires, et que tout chrétien est individuellement capable de les y trouver,
pour son usage. Ils prêchent le Christ comme l’unique médiateur, la Rédemption
par sa mort, le renouvellement par son esprit, la nécessité de bonnes œuvres. Ce
grand assemblage d’hommes, véritables
147
représentants de ce bon sens qui rend l’Angleterre si célèbre dans le bien
comme dans le mal, regardent pour la plupart avec défiance toute espèce de
théologie, toute école théologique, et en particulier les trois écoles que nous
avons cherché à faire connaître. Au XVIIe siècle, ils combattirent les puritains
; à la fin de ce siècle, ils combattirent les latitudinaires ; au milieu du
XVIIIe siècle, ils combattirent les méthodistes et ceux du parti évangélique ;
de notre temps, il se sont levés énergiquement, d’abord contre les tractarians,
puis contre les libéraux. »
Note C
relative aux pages 11 et 12.
En terminant l’Histoire de ses Opinions religieuses, le P. Newman avait
résumé ainsi sa pensée définitive sur l’Église anglicane : « Je n’avais eu
conscience, lors de ma conversion, d’aucun changement ni dans mes pensées, ni
dans mes sentiments, sur les questions de doctrine. Mais il n’en fut pas de même
sur certaines questions de fait, et malgré la peine que j’éprouve à offenser les
Anglicans religieux, je suis obligé de confesser que je sentis s’opérer un grand
changement dans ma manière de considérer l’Église d’Angleterre. Au bout de
combien de temps, je ne saurais le dire, mais au bout de très-peu de temps, je
sentis survenir
148
en moi un étonnement extrême d’avoir jamais pu imaginer qu’elle fût une
partie de l’Église catholique. Pour la première fois, je la regardai de
l’extérieur, et je la vis telle qu’elle était. Il me fut désormais impossible de
voir en elle autre chose que ce que, depuis si longtemps, depuis 1836, j’avais
soupçonné avec tant d’effroi : une institution purement nationale. Comme si mes
yeux s’étaient subitement ouverts, je la vis ainsi spontanément, à part de tout
acte défini de ma raison, de tout argument ; c’est ainsi que je l’ai toujours
vue depuis. Il faut, je crois, chercher la cause principale de ce changement
dans le contraste que me présentait l’Église catholique. Là je reconnus, au
premier coup d’œil, une réalité qui était pour moi une chose toute nouvelle. Là
je sentis que je ne me bâtissais plus une Église par l’effort de ma pensée ; je
n’eus pas besoin de faire un acte de foi à son existence. Je n’eus plus à gravir
péniblement jusqu’à certains points de vue ; mon esprit détendu retomba en paix
sur lui-même, et je la contemplai d’un regard presque passif, comme un grand
fait, d’une évidence irrécusable. Je la regardai ; je regardai ses rites, ses
cérémonies, ses préceptes, et je me dis : voici vraiment une religion ; puis,
quand je jetais en arrière un regard sur la pauvre Église anglicane, pour
laquelle j’avais tant travaillé, quand je revis tout ce qui lui appartenait,
quand je songeai à tous mes efforts pour l’habiller de neuf, au point de vue
doctrinal et esthétique, elle me parut la plus vaine des chimères....
« Je parle de l’Église anglicane sans aucun dédain.... Tout en n’étant pas
divine, elle peut être une grande création humaine, et c’est ainsi que je la
juge aujourd’hui. Les hommes qui nient le droit divin des rois, seraient souvent
149
fort indignés si on les regardait, à cause de cela, comme des sujets
infidèles. Je reconnais donc, dans l’Église anglicane, une institution revêtue
d’honneur par le temps, anoblie par de beaux souvenirs historiques, un monument
de la sagesse du temps passé, un bras puissant dans la politique, un grand
organe national, une source de grands avantages pour le peuple, et, jusqu'à un
certain point, un témoin, une école de la vérité religieuse. Si l’on parcourt
d’un œil équitable tout ce que j'ai écrit sur elle depuis que je suis
catholique, je ne crois pas qu’on puisse y surprendre un autre jugement que
celui-là. Mais qu’elle soit quelque chose de sacré ; qu’elle soit l’oracle de la
doctrine révélée ; qu’elle puisse réclamer saint Ignace et saint Cyprien comme
ses ancêtres ; qu'elle puisse prendre le rang, contester l’enseignement,
entraver la voie de l’Église de saint Pierre ; qu’elle puisse s’appeler « la
Fiancée de l’Agneau ; » voici ce qu’il m’est devenu impossible de voir, depuis
ma conversion. Ce serait presque un miracle qu'elle pût reparaître à mes yeux
sous ces traits. « J’ai passé : « O merveille ! elle avait disparu ! Je l’ai
cherchée, mais « nulle part je n’ai trouvé sa place ! » Quant à sa prétention à
une succession apostolique depuis le temps des Apôtres, je n’en dis rien. Si
jamais le Saint-Siège décide qu’elle la possède, je le croirai, parce qu’un
jugement au-dessus du mien aura prononcé ; mais, avant de la lui accorder par le
consentement personnel de mon esprit, il me faudrait le don surnaturel de saint
Philippe, qui reconnut le caractère sacerdotal sur le front d’un jeune homme
vêtu de la livrée mondaine ; les arguments d’antiquaires sont absolument réduits
au silence, par l’urgence des faits visibles.
150
« Assurément, l’Église anglicane a été l’instrument de la Providence pour me
départir de grands bienfaits ; — si j’étais né dans une secte dissidente,
peut-être n’aurais-je jamais été baptisé ; si j’étais né presbytérien anglais,
peut-être n’aurais-je pas connu la divinité de Notre-Seigneur ; si je n’étais
pas venu à Oxford, peut-être n’aurais-je jamais entendu parler de l’Église
visible, de la tradition, ni des autres doctrines catholiques. Or, ayant reçu
tant de bienfaits de l’Église anglicane établie, puis-je avoir le cœur de
souhaiter sa ruine ? Puis-je, à ce point, manquer à la charité, en considérant
qu’elle fait pour beaucoup d’autres ce qu’elle a fait pour moi ? Je n’ai pas ce
désir, tant qu’elle reste ce qu’elle est, et que nous sommes un corps si peu
nombreux. Non pas à cause d’elle, mais à cause des nombreuses assemblées
d’hommes près desquelles elle remplit un ministère sacré, je ne ferai rien
contre elle. — Tant que les catholiques sont encore aussi faibles en Angleterre,
elle travaille à notre œuvre ; et quoique, dans une certaine mesure, elle nous
fasse du mal, l’équilibre est présentement en notre faveur. Quant à ce que
serait notre devoir dans un autre temps et d’autres circonstances, en supposant,
par exemple, que l’Église établie perdît sa foi dogmatique, ou du moins ne la
prêchât plus, c’est tout une autre question. Dans l’histoire de ce monde, nous
lisons que des nations ennemies ont conclu de longues trêves, et les ont
renouvelées de loin en loin ; telle semble être la position que l’Église
catholique peut adopter aujourd’hui loyalement vis-à-vis de l’Établissement
anglican.
« Il est hors de doute que l’Église nationale a été jusqu’ici une digue utile
contre des erreurs de doctrines plus
151
fondamentales que les siennes. Dire combien la digue résistera, dans les
années que nous avons devant nous, est impossible ; car la nation entraîne son
Église, et l’abaisse peu à peu jusqu’à son niveau. Cependant l’Église nationale
a encore, sur la nation, la même influence qu’un journal sur le parti qu’il
représente. Mon opinion personnelle sur l’attitude qui convient à un catholique
vis-à-vis de l’Église nationale, à cette heure qui pour elle est l’heure
suprême, c’est que nous devons, autant qu’il est en notre pouvoir, l’aider et la
soutenir, dans le maintien de la vérité dogmatique. Excepté pour obéir à un
appel direct du devoir (grave exception sur laquelle j’insiste), je voudrais
éviter tout ce qui peut affaiblir son empire sur l’esprit public, ébranler sa
constitution, ou embarrasser et ralentir ses efforts pour maintenir les grands
principes, les grands enseignements chrétiens et catholiques, qu’elle a
utilement prêchés jusqu’à ce jour. » (P. 522-527 de notre traduction.)
Note D
relative aux pages 38-50.
La nouvelle édition des Pères publiée par M. Migne étant assez répandue, nous
croyons, superflu de reproduire intégralement les textes de saint Justin, de
Tertullien, de saint Irénée, de saint Cyrille, de saint Éphrem, de saint
Épiphane,
152
de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Pierre Chrysologue et de saint
Fulgence, que le P. Newman a résumés et commentés. Nous indiquerons seulement
les ouvrages où ils se trouvent :
Saint Justin, Dialogue avec Tryphon 100 ; Migne, græc., t. VI, col. 709-711 ;
Tertullien, de Carne Christi, 17 ; Migne, Patr. 1.11, col. 782 ;
Saint Irénée, adversus Hœreses, III, 22, et V, 19 ; Migne, Patrol. græc., t.
VII, col. 958, 959, et col. 1175 ;
Saint Cyrille, Cateches., XII, 15 ; Migne, Patr. græc., t. XXXIII, col. 741 ;
Saint Éphrem, Opera Syriaca, II, p. 318 ; et III, p. 607 ;
Saint Épiphane, Hæresis, 78, 18 ; Migne, Patrol. græc., t. XLII, col. *28,729 ;
Saint Jérôme, Epist. 22 ad Eustochium, 21 ;
Migne, Patr. lat., t. XXII, COl. 408 ;
Saint Augustin, de Agone Christi, 22 ; Migne, t. XL, col. 303 ;
Saint Pierre Chrysologue, serm. CXL ; Migne, Patrol. lat. ,t. LII, col. 576, 577
;
Saint Fulgence, serm. II ; Migne, Patrol. lat., t. LXV, col. 728.
153
Note E
relative à la page 56.
Voici, en abrégé, la doctrine de Suarez à ce sujet (Opp., t. XVII, p. 7. Ed.
Venet., 1746) : — « Statuendum est B. Virginem fuisse à Christo redemptan), quia
Christus fuit uni-versalis Redemptor totius generis liumani, et pro omnibus
hominibus mortuus est. » (P. 15.) — « Prætereà constat indiguisse Virginem
redemptione. » (P. 7.) — « Tanquàm certum statuendum est, B. Virginem procreatam
esse ad modum aliorum hominum. Habetur certa traditione et communi consensu
totius Ecclesiæ. » (P. 7.) — « Absolutc et simpliciter fatendum B. Virginem in
Adamo peccasse. » (P. 16.) — « Certum est B. Virginem fuisse mortuam, saltem in
Adamo. Sicut in Christo vitam liabuit, ita et in Adamo fuit mortua. Aliàs B.
Virgo non contraxisset mortem aliasve corporis pœnalitates ex Adamo ; consequens
(autem) est omninô falsum. Habuit B. Virgo meritum mortis, saltem in Adamo. Ilia
vere habuit mortem carnis ex peccato Adami conTractam. » (P. 16.) — « B. Virgo,
ex vi suæ conceptionis, fuit obnoxia originali peccato, seu debitum habuit
contraliendi illud, nisi divinâ gratiâ fuisset impe-ditum. » (P. 16.) — « Si B.
Virgo non fuisset (ut ita dicam) vendila in Adamo, et de se servituti peccati
obnoxia, non
154
fuisset verè redempta. » (P. 16.)— « Dicendum est potuisse B. Virginem
præservari ab originali peccato, et in primo suæ conceplionis instanti
sanctificari. » (P. 17.) — a Potuit B, Virgo, ex vi suæ originis, esse obnoxia
culpæ, et ideô indigere redemptione, et nihilominùs in eodem momento, in quo
erat obnoxia, præveniri, ne illam contraberet. » (P. 14.) — « Dicendum B.
Virginem in ipso primo instanti conceptionis suæ fuisse sanctificatam, et ab
originali peccato præservatam. » (P. 19.) — « Carnem Virginis fuisse carnem
peccati.... verum est, non quia ilia caro aliquandô fuit subdita peccato, aut
informata animâ carente gratià, sed quia fuit mortalis et passibilis ex debito
peccati, cui, de se, erat obnoxia, si per Christi gratiam non fuisset præser-vata.
» (P. 22.) — « Quôd B. Virgo de se fuerit obnoxia peccato (si illud reverà
nunquam habuit), non derogat perfectæ ejus sanctitati et puritati. » (P. 16,17.)
— Cf. Cornélius à Lapide, Comment. in Epist. ad Rom., V, 12 ; et in II Epist. ad
Corinth., V, 15.
Note F
relative à la page 58 4. (1)
I
Quelques illustres Pères du IVe et du Ve siècles ont parlé de la Sainte Vierge,
dans certains passages de leurs écrits,
1. Nous abrégeons un peu cette note ; mais nous en conservons exactement la
substance. Écrivant en Angleterre, le P. Newman a dû donner à cette dissertation
une ampleur qui, chez nous, ne serait pas proportionnée aux besoins du public.
155
en des termes qui sont, à première vue, incompatibles avec la croyance que
j’ai attribuée à leur temps. Ces Pères sont saint Basile, saint Chrysostome et
saint Cyrille d’Alexandrie ; c’est dans leurs commentaires de certains textes de
l’Écriture qu’on les voit s’exprimer ainsi.
Saint Basile (1) impute à la Sainte Vierge un péché de doute ; mais il ne
considère pas ce doute momentané comme un péché grave, et il fait entendre qu’au
point de vue de la perfection spirituelle, Marie était supérieure aux Apôtres.
Saint Chrysostome, dans un premier passage (2), n’impute réellement à la Sainte
Vierge aucun péché ; suivant lui, Dieu ne put pas permettre qu’une âme aussi
admirable fût entraînée au péché par ses meilleurs et ses plus purs sentiments.
La seule idée qui, dans ce passage, puisse blesser le sentiment catholique, est
celle-ci : La nature féminine de Marie n’aurait pas eu la force de résister à
une tentation hypothétique, sans la grâce et les soins vigilants de la
Providence divine. Mais un catholique n’a pas à s’occuper de cette idée, ni pour
l’affirmer, ni pour la nier, quoiqu’il ressente un vit déplaisir d’avoir à
discuter sur elle. Une chose, du moins, ressort clairement de ce passage :
suivant saint Chrysostome, la Sainte Vierge n’eut pas un rôle seulement physique
dans l’Incarnation ; son âme, comme son corps, servit à l’accomplissement de ce
mystère, et dut être convenablement préparée à cette mission sublime.
1. Epist. CCLX ; Migne, Patrol. grœc., t. XXXII, col. 965-968.
2. In Matth. Homil. IV ; Migne, Patrol. grœc., t. LVII, col. 45.
156
Le second passage est vraiment extraordinaire ; je manquerais de sincérité,
si je ne reconnaissais franchement qu'il est en désaccord avec ce que nous
soutenons, comme il est isolé dans les écrits de l’antiquité. Le saint docteur
impute clairement, et (pace illius) gratuitement, à la Sainte Vierge, dans le
cas en question, le péché, ou la faiblesse de la vaine gloire (1). Il a un
passage semblable dans son Commentaire sur le miracle de Cana. — Tout ce qu’on
peut dire, pour atténuer le caractère étrange de ces passages, c’est que saint
Chrysostome n’a pas considéré le sentiment de vaine gloire, qu’il impute à la
Sainte Vierge, comme un grand péché chez une femme.
Sans aller jusqu’à dire que Marie douta positivement au pied de la croix, saint
Cyrille a cru qu’en raison de la faiblesse naturelle chez une femme, elle fut
probablement tentée de douter, et tomba presque dans le doute (2). Du reste, il
ne semble pas avoir regardé ce doute comme un péché grave.
En résumé, saint Basile, saint Cyrille et saint Chrysostome ont conjecturé, plus
ou moins explicitement, qu’en
1. In Matth. Homil. XLIV, al. XLV ; Migne, Patrol. grœc., t. LVII, col. 464,
465 ; cf. In Joann. Homil. XXI ; Migne. ibid., t. LIX, col. 130. — Bossuet
s’exprime, à ce sujet, comme le P. Newman : « On sait, dit-il, les propositions
de saint Chrysostome sur la Sainte Vierge, qui ne peuvent guère s’accorder avec
le canon 23° de la 6e session du Concile de • Trente : en ces occasions, on sc
donne la respectueuse liberté de préférer aux saints, non pas ses sentiments
particuliers, mais ceux d’autres « saints, où la vérité est plus purement
conservée. » (Préface sur l’instruction past. de Fénelon, p. II, sect. 11, n.
127.)
(Note de la traduction française.)
2. In Joannis evangelium (Migne, Patrolog. grœc., t. LXXIV, col. 661-661).
157
diverses occasions, Marie fut, ou put être exposée à une violente tentation
de douter ; deux de ces Pères ont cru qu’elle pécha positivement, bien que
légèrement, une ou deux fois.
Au reste, la dureté de leur langage n’est pas tant dirigée contre la personne de
la Sainte Vierge, que contre sa nature féminine. Ils semblent avoir partagé avec
saint Ambroise, saint Jérôme et d’autres Pères, les préjugés communs de leur
temps sur l’infériorité naturelle de la femme. Lorsque saint Chrysostome impute
à Marie un sentiment de vaine gloire, il ne pense lui imputer qu’une faiblesse
inhérente à la nature féminine. Il ne dit pas qu’elle pécha ; il ne nie pas
qu’elle eut toutes les perfections qu’une femme pouvait avoir.
L’idée que la Sainte Vierge avait été coupable d’un péché, ou d’une faiblesse,
n’était pas incompatible, chez ces Pères, avec un culte d’amour et de dévotion
envers elle. Évidemment, l’impeccabilité n’est pas une condition indispensable
pour inspirer la dévotion.
Jusqu’à quel point l’enseignement de ces trois Pères est-il en contradiction
avec le nôtre ?
Nous ne pouvons pas admettre que la Sainte Vierge ait jamais péché ; nous
entrons pleinement dans l’esprit de ces paroles de saint Augustin : « Toutes les
fois qu’il s’agit du péché, il ne peut aucunement être question de la
bienheureuse Vierge Marie. » D’autre part, nous soutenons que, sans le secours
de la grâce divine, elle aurait pu pécher.
Elle peut avoir été exposée à la tentation, dans le sens où Notre-Seigneur y a
été exposé ; mais, tandis que la nature divine de Notre-Seigneur ne permettait
point qu’il succombât,
158
sa grâce sauvegardait sa mère contre les assauts de la tentation. Nous ne
croyons pas que Siméon ait prophétisé la tentation, lorsqu’il dit à la Sainte
Vierge qu’un glaive la transpercerait ; mais nous ne tenons pas pour hérétique
celui qui expliquerait ainsi ce texte, pourvu qu'il n’imputât à Marie aucune
émotion coupable, ou déréglée. De cette façon, le passage de saint Cyrille peut
être écarté du débat, et nous n’avons plus à traiter que du paradoxe émis par
saint Basile et saint Chrysostome.
II
Quelle est, au point de vue de la controverse, l’autorité des paroles de ces
Pères opposées à la doctrine catholique ?
Je crois pouvoir démontrer qu’elles n’ont aucune force.
D’abord, dans la controverse, les paroles d’un Père, ou des Pères, tirent leur
force principale de ce qu’ils représentent le jugement, ou le sentiment de leurs
pays respectifs.
En outre, ce sentiment, ou ce jugement local tire sa force de ce qu’il est
l’expression vivante d’une tradition apostolique.
Sans doute, l’enseignement d’un Père a droit à notre déférence, en raison de sa
position et de son caractère personnels ; les sentiments d’une population
chrétienne ont aussi des droits à notre sérieuse attention. Mais, dans une
159
question de doctrine, nous devons remonter à la grande source de la doctrine,
la Tradition apostolique. Il faut qu’un Père représente Son peuple ; et il faut
que son peuple soit le témoin d’une tradition ininterrompue depuis les Apôtres,
si l’on veut tirer un argument décisif d’une proposition théologique qui se
rencontre dans les écrits de ce Père. Si, dans un cas particulier, il n’y a pas
de raison de supposer qu’un Père est l’écho de la voix populaire, et que la voix
populaire transmet l’enseignement apostolique ; ou bien, pour prendre un autre
canal de tradition, — en dehors des cas où les Pères transmettent la doctrine
que leur ont enseignée les évêques et les prêtres, comme venant des Apôtres, —
lors même qu’une proposition viendrait de dix Pères, elle serait sans valeur
contre l’enseignement opposé d’un seul autre Père, s’il était évident que ce
dernier est le témoin d’une tradition apostolique.
Je ne prétends pas décider ainsi la question avec toute la rigueur imaginable ;
mais je pense pouvoir arriver, par cette voie, à une conclusion satisfaisante.
Je dis que, pour avoir une force dogmatique, une doctrine énoncée par les Pères
doit être une tradition ; or, une tradition est une croyance positive. La simple
absence d’une tradition dans un pays ne constitue pas une tradition contraire.
De plus, une proposition traditionnelle ne s’explique pas complètement
d'elle-même ; il reste à déterminer son interprétation ; de même qu’il est
nécessaire d'interpréter, dans l’Écriture, les paroles des Apôtres, tout
authentiques qu'elles sont. Tout en admettant la tradition d’après laquelle «
nul homme né de la femme n’est né dans la grâce de Dieu, » je puis mettre en
question sa stricte
160
universalité ; car une proposition générale admet des exceptions ;
Notre-Seigneur naquit d’une femme, et fut cependant une victime sans tache. —
Autre exemple : Les Ariens admettaient que « Jésus-Christ était Dieu, » mais ils
disputaient sur le sens du mot « Dieu. »
En outre, il y a des traditions explicites et des traditions implicites. Ainsi
ces propositions ; « Notre-Seigneur est le véritable Fils de Dieu, d’une même
nature que son Père, et égal à Lui en toutes choses ; - il n’y a qu’un Dieu, » —
ces propositions, dis-je, sont des traditions apostoliques explicites ; mais en
elles était nécessairement comprise la tradition implicite que le Père et le
Fils sont numériquement un seul Dieu. Des traditions implicites sont des
traditions positives.
Enfin, il y a au moins deux manières de déterminer une tradition apostolique.
Première manière : Des témoignages dignes de foi déclarent qu’une tradition est
apostolique ; c’est ce qu’on fit à Nicée. — Seconde manière : Des témoins
indépendants énoncent, en des lieux différents, une seule et même doctrine ; par
exemple, saint Irénée, saint Cyprien et Eusèbe affirment que les Apôtres ont
fondé une Église une et catholique.
Appliquons ces principes au cas particulier, à propos duquel je les ai formulés.
« Marie est la nouvelle Éve ; » cette proposition répond à l’idée d’une
tradition. Je ne dis point que les écrivains qui l’enseignent déclarent l’avoir
reçue des Apôtres ; mais les écrivains, qui en rendent témoignage, sont
indépendants les uns des autres.
C’est une tradition explicite. Et de cette tradition s’en
161
suivent deux autres, qui sont implicites ; la première, c’est que Marie n’eut
aucune part au péché, et reçut une mesure de grâce indéfiniment grande ; la
seconde, c’est qu’elle a été exaltée et glorifiée, en proportion de cette grâce.
Saint Justin, saint Irénée, Tertullien, sont les témoins d’une tradition
apostolique ; car, dans trois parties du monde différentes, ils énoncent une
seule et même doctrine. Ils sont précisément les organes des trois sièges
d’enseignement catholique qui vraisemblablement devaient recueillir, d’une
manière spéciale, la vérité dans cette question. Saint Justin représente
Jérusalem, siège de saint Jacques ; saint Irénée, Ephèse, demeure et lieu de
sépulture de saint Jean ; et Tertullien, qui fit un long séjour à Rome,
représente la ville de saint Pierre et de saint Paul.
Cherchons maintenant ce qu’on peut opposer à un argument tel que celui-là. Y
a-t-il une déclaration de croyance dans les paroles de saint Basile, de saint
Chrysostome et de saint Cyrille ? Je n’en vois aucune. Ils interprètent certains
passages des Evangiles dans un sens défavorable à la Sainte Vierge ; mais leur
interprétation est-elle une exposition de foi ? Encore, si tous les trois
interprétaient uniformément les mêmes passages ! Mais non ; et ils ne sont pas
d’accord dans leurs interprétations. — Saint Chrysostome dit que Notre-Seigneur
réprimanda sa Mère, aux noces de Cana ; — d’après saint Cyrille, au contraire,
si Jésus fit un miracle que, de lui-même, il ne voulait pas faire, ce fut pour
donner une preuve de son respect envers sa Mère ; Marie, dit ce Père, par son
autorité, contribua grandement au miracle ; elle triompha en décidant le
Seigneur, comme il convenait, puisqu’il était son Fils.
162
En prenant seulement les assertions défavorables à la Sainte Vierge,
pouvons-nous les généraliser en cette proposition : « la sainte Vierge, durant
sa vie terrestre, a commis des péchés actuels ? » Veut-on dire qu’une telle
proposition ait été positivement admise dans la patrie de saint Basile, ou de
saint Chrysostome ? On ne peut pas tirer cette conclusion de leurs commentaires
individuels sur l’Écriture. Tout ce qu’on en peut logiquement conclure, c’est
que si, dans leurs pays, on avait cru positivement à l’impeccabilité de la
Sainte Vierge, ils n’eussent pas parlé comme ils l’ont fait ; en d’autres
termes, qu’il n’y avait pas alors, dans leurs églises, une foi déterminée à son
impeccabilité. Mais l’absence d’une croyance ne constitue pas une croyance en
sens contraire ; ce n’est pas là cette déclaration positive, qui est de
l’essence d’une tradition.
Les textes de ces Pères ne contiennent rien qui ait la forme d’une tradition
venant des apôtres. Ce sont purement et simplement des interprétations
conjecturales de l’Écriture. Les commentaires de l’Écriture sont, il est vrai,
dans une certaine mesure, des témoins de la tradition ; ils portent l’empreinte
des pensées répandues dans le lieu et le temps auxquels ils appartiennent ; mais
cependant ils ont, primâ facie, un caractère personnel. La tâche de prouver
qu’ils ont un caractère supérieur (onus probandi) incombe à ceux qui avancent
cette assertion. L’exégèse et le dogme sont deux branches, très-distinctes, de
la science théologique. Les trois Pères du IIe siècle que j’ai cités à l’appui
de ma thèse, traitent des sujets de dogme, lorsqu’ils comparent Marie à Éve.
163
III
Examinons encore une fois la portée des paroles de saint Cyrille, de saint
Basile et de saint Jean Chrysostome :
1° Saint Cyrille ne dit rigoureusement que ceci : « la Sainte Vierge fut
gravement tentée. » Cela n’implique pas le péché ; car Notre-Seigneur a «
éprouvé, comme nous, toutes sortes de tentations, mais sans péché. » De plus, ce
même saint Cyrille, à Ephèse, fit de la Sainte Vierge un tel panégyrique que,
pour être conséquent, il devait la croire exempte de péché.
2° Saint Basile a puisé dans Origène l’idée que la Sainte Vierge, au temps de la
Passion, laissa pénétrer un doute en son âme. Il ne donne pas cette idée comme
une tradition, mais comme une conclusion théologique. Le défaut caractéristique
d’Origène fut de préférer à l’autorité les raisonnements scientifiques ; nous en
avons un exemple dans le cas présent. Au moyen âge, le grand obstacle à
l’admission de la doctrine de l’immaculée Conception de la Sainte Vierge fut
cette idée qu’elle n’eût pu être rachetée, si elle n’eût péché en quelque
manière. Par un argument semblable, Origène conclut qu’étant au nombre des
rachetés, elle doit, à un moment quelconque, s’être rendue coupable de péché. «
Devons-nous penser, dit-il, que les Apôtres se scandalisèrent et que la Mère du
Sauveur ne se scandalisa pas ?
Si la Passion de Notre-Seigneur ne fut pas pour elle une
164
occasion de scandale, alors Jésus ne mourut pas pour ses péchés. Si tous ont
péché et ont eu besoin que Dieu les justifiât par sa grâce et les rachetât,
certainement Marie, à ce moment, a été scandalisée.» — C’est précisément
l’argumentation de saint Basile, dans le passage en question. Donc, quand il dit
que la Sainte Vierge chancela dans sa foi, cette assertion, au lieu d’être
donnée comme une tradition, renferme en elle-même l’aveu qu'elle n'est point une
tradition.
Cependant, je ne refuse pas d’en convenir : l’Écriture disant que la Passion de
Notre-Seigneur fut à tous une occasion de scandale, les paroles de Siméon ont
reçu une sorte d’interprétation traditionnelle qui comprenait, en un certain
sens, Marie dans cette épreuve. Quel laps de temps s’était écoulé depuis l’ère
apostolique, quand naquit cette tradition ? C’est ce qu’on ne peut déterminer.
Quoi qu’il en soit, l’idée que la Sainte Vierge a péché ne sort pas
nécessairement de là ; on peut en conclure seulement qu’elle fut tentée, et que
son esprit fut plongé dans les ténèbres. Cette tradition, quelle qu’en soit
l’autorité, pouvait être facilement dénaturée ; ses fauteurs pouvaient
soupçonner Marie de pêché, en raisonnant comme Origène, qui, le premier, avait
donné cette explication du glaive prédit par Siméon. Saint Cyrille, bien que
natif d’Alexandrie comme Origène, représente une école de théologie toute
différente ; néanmoins il explique comme lui le glaive pénétrant. On trouve
également cette explication dans une homélie attribuée à saint Amphiloque, et
dans le sixième discours de Proclus, qui, selon Tillemont et Dom Ceillier, n’est
pas authentique. On la rencontre encore dans un ouvrage attribué mal à propes à
saint Augustin.
3° Saint Chrysostome est par excellence le commentateur
165
de l’Église. Comme prédicateur et commentateur, il surpasse tous les autres
Pères par l’énergie de sa personnalité. C’est là le secret du charme qui lui est
particulier. La pensée, chez lui, est toujours débordante ; elle se répand avec
une franchise naturelle pleine de charmes et une vigueur qui ne s’épuise jamais.
S’il avait l’habitude de travailler profondément et de revoir avec soin ce qu’il
donnait au public, il faut qu’il eût, au plus haut degré, l’art très-rare de
cacher son art. Il parle toujours comme de son propre fond, quoique évidemment
il fût tout imprégné des influences d’une éducation catholique forte et
complète. Sa parole semble être affranchie de toute règle, parce qu’il se confie
aux loyales inspirations de son cœur. Aucun Père, d’ailleurs (est-ce un paradoxe
de le dire ?), ne montre aussi peu que lui la science, la précision, la
consistance, la gravité d’un docteur de l'Église, bien qu’il soit un des plus
grands. On sait les embarras qu’il a causés aux écoles de théologie ; ses obiter
dicta sur la Sainte Vierge sont l’un de ces embarras.
En résumé, dans le langage de ces trois Pères, rien n’autorise à prétendre
qu’ils exprimaient un enseignement péremptoire de la tradition apostolique,
quand ils disent que la Sainte Vierge a péché contre la foi, ou l’humilité, en
certaines occasions mentionnées par l’Écriture.
IV
Des difficultés pareilles aux précédentes ne sont pas rares, dans les écrits
des Pères. J’en citerai plusieurs :
166
1° Saint Grégoire de Nysse est un grand théologien dogmatique, mais il est,
comme saint Basile, de l’école d’Origène ; et, comme Origène, il déclare, ou
insinue, en plusieurs passages de ses œuvres, que le châtiment futur n’est pas
éternel (1). Ceux des Anglicans qui considèrent les passages de saint
Chrysostome comme un argument solide contre la croyance catholique de
l’impeccabilité de la Sainte Vierge, devraient expliquer pourquoi ils ne
regardent pas l’enseignement de saint Grégoire de Nysse comme un argument solide
contre leur croyance à l’éternité des peines.
2° Ces docteurs anglicans croient à la divinité de Notre-Seigneur, malgré ce que
Bull a dit, en parlant des Pères antérieurs au concile de Nicée : « Presque tous
les anciens catholiques qui précédèrent Arius, semblent ignorer la nature
invisible et immense du Fils de Dieu ; » article de foi contenu expressément
dans le symbole d’Athanase, et imposé sous peine d’anathème.
3° La divinité de l'Esprit-Saint est une partie intégrante de.la doctrine
fondamentale du Christianisme ; pourtant saint Basile, au IVe siècle,
appréhendant l’orage de controverses qu’il soulèverait en l’affirmant, s’abstint
de le faire,
1. Un savant professeur romain, le docteur Vincenzi, vient de publier un
commentaire approfondi des textes de saint Grégoire de Nysse accusés
d’Origénisme par le P. Petau et par Huet, dont le P. Newman adopte ici
l’opinion. Non-seulement il croit pouvoir justifier saint Grégoire de Nysse,
mais il défend, avec beaucoup d’érudition et de vigueur, l’orthodoxie d’Origène.
Voici le titre de son ouvrage : In S. Gregorii et Qrigenis scripta et doctrinam
nova recensio, cum Appendice de Actis synodi œcumenicæ, per Aloysium Vincenzi in
Romano Archigymnasio litt. hebraicarum professorem. 4, vol. in-8°. Romæ, ex
typogr. Bernardi Morini, 1864-65.
(Note de la traduction française.)
167
en une circonstance où les Ariens épiaient ce qu’il allait dire. Et saint
Athanase s’associa à ce silence. De telles inconsistances ont lieu
continuellement, et il n’est point de doctrine catholique qui n’en souffre
parfois, jusqu’au jour où ce qui a été maintenu par la tradition est
formellement déclaré apostolique, par définition de l’Église.
V
Avant de conclure, j’examinerai en peu de mots deux questions qui peuvent
m’être posées :
1° Comment expliquer l’absence, à Antioche ou à Césarée, d’une tradition
relative à l’impeccabilité de la Sainte Vierge ?
J’estime que cette tradition s’obscurcit, ou s’effaça, sous l’influence des
troubles de l’Arianisme, dans les pays où se trouvent ces sièges.
Certes, il n’est pas étonnant qu’en Syrie et en Asie-Mineure, foyers de
l’Arianisme et du semi-Arianisme au IVe siècle, les prérogatives de la Mère
aient été rejetées dans l’ombre, en même temps que la gloire essentielle du Fils
; il n’est pas étonnant que ceux qui niaient la tradition de la divinité du
Fils, aient oublié la tradition de l’impeccabilité de la Mère. Les chrétiens de
ces pays et de cette époque, bien que religieux et instruits par des orthodoxes,
se trouvèrent dans des circonstances particulièrement défavorables.
168
Saint Basile grandit au centre même du semi-Arianisme. Il ne faut donc pas
s’étonner s’il ne s’attacha point, avec sa fermeté habituelle, à une doctrine
apostolique, il est vrai, mais généralement laissée sur le second plan, à
l'époque où il vivait.
Quant à saint Chrysostome, on connaît ses rapports étroits avec la Chaire
d’Antioche, précédemment tombée sous l’influence des semi-Ariens. Ses écrits
montrent qu’il suivit les enseignements de l’École d’Antioche, célèbre à la fois
par son criticisme appliqué à l’Écriture, et par les éruptions successives de
l’hérésie, qui eurent lieu dans son sein. Ces éruptions avaient commencé avec
Paul de Samosate, s’étaient continuées avec les disciples semi-Ariens de Lucien,
et finirent avec Nestorius. Dans cette même école, deux hommes célèbres,
Théodore et Diodore, sans être hérétiques, ont laissé un mauvais renom ; or
saint Chrysostome eut pour maître Diodore, et pour condisciple Théodore (1).
Tout cela sert à expliquer naturellement pourquoi saint Chrysostome eut, moins
encore que saint Basile, la claire perception de la place occupée par la Sainte
Vierge dans la dispensation évangélique.
2° Comment expliquer les passages des Évangiles qui ont fourni aux Pères
l’occasion de ces conjectures trop peu respectueuses pour Marie ?
Ces passages me semblent destinés à établir la distinction entre l’œuvre de
Notre-Seigneur et l’office de sa Mère.
Dans les paroles de Siméon, interprétées par saint Basile et saint Cyrille, il
n’y a rien qui oblige à considérer le
1. V. Arians of the fourth cent., p. 8 ; et Doctr. Developp. 252.
109
« glaive » comme signifiant le doute, plutôt que l’angoisse ; mais le
chapitre de saint Matthieu (XII, 46-50), et les chapitres parallèles de saint
Marc (III, 31-35), de saint Luc (VIII,19-24 ; XI, 27-28) et de saint Jean (II,
4), demandent quelques explications.
Notre-Seigneur, au début et pendant toute la durée de son ministère, s’imposa,
comme l’un de ses plus grands sacrifices personnels, le devoir de rompre tous
les liens terrestres, afin de réaliser l’idéal du Prêtre et de l’Apôtre. Il
voulait donner un exemple à ses prêtres, et manifester ainsi cette vérité
capitale exprimée par le Prophète : « Je suis le Seigneur ; il n’y a point
d’autre Sauveur que moi. » - Ses prêtres, après lui, devaient être de l’ordre de
ce Melchisédech qui fut « sans père et sans mère ; » — « celui qui est enrôlé au
service de Dieu ne doit pas s’embarrasser dans les affaires du siècle ; » — «
l’homme qui met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas apte au
royaume de Dieu. » — Les Lévites, sous l’ancienne Loi, s’étaient honorés un
jour, par un zèle héroïque pour la cause de Dieu, en frappant de mort leurs
frères mêmes combles d’idolâtrie. « Ils dirent à leur père et à leur mère: Je ne
vous connais pas ; et à leurs frères: je vous ignore ; et ils ne connurent plus
leurs propres enfants. » Notre-Seigneur fit allusion d’avance à la séparation
qui devait un jour se consommer entre lui et sa Mère, lorsqu’il lui dit, à l’âge
de douze ans : « Ne savez-vous pas qu’il faut que je sois où sont les affaires
de mon Père ?»
Cette séparation d’avec sa Mère, près de laquelle il vécut plus de trente
années, ne devait pas durer au delà de son ministère. Marie semble avoir été
surprise, ainsi que Joseph,
170
quand Jésus leur en parla pour la première fois ; saint Luc dit en effet
qu’ils « ne comprirent point ce qu’il leur disait. » Elle semble l’avoir à peine
compris au festin de Cana ; mais, en appuyant davantage alors sur cette
séparation, Notre-Seigneur fit entendre qu’elle ne devait pas être de longue
durée : « Femme, dit-il, qu’ai-je à faire avec vous ? Mon heure n'est pas encore
venue. » Cette heure devait commencer avec son triomphe ; alors sa Mère devait
entrer en possession de la place qui lui était destinée dans son royaume. En
disant que son heure n’était pas venue, Jésus lui annonça que l’heure viendrait
où il agirait avec elle, où elle pourrait lui demander et obtenir de lui des
miracles. Suivant saint Augustin, cette heure arriva quand Jésus dit, sur la
croix : « Consummatum est ; » après avoir paru traiter Marie comme une étrangère
durant quelques années, il la reconnut comme sa Mère, et la confia à son
disciple bien-aimé. En marquant ainsi le commencement et la fin de la période
exceptionnelle où Marie ne put pas exercer son influence sur lui, Jésus signifia
plus clairement, par manière de contraste, que la présence de sa Mère et son
pouvoir près de lui devaient être la règle. Il semble qu’il lui disait, en un
sens plus élevé, ce qu’il dit un jour à ses Apôtres : « Parce que je vous « ai
dit ces choses, votre cœur a été rempli de tristesse. « Mais je vous reverrai,
et votre cœur tressaillera de joie ; « et cette joie, nul ne pourra vous l’ôter.
» (Voyez, dans mes Sermons sur les sujets du jour, le Sermon III sur la première
et la dernière Cène de Notre-Seigneur.)
171
Note G
relative aux pages 104-106.
I. — Dans son ouvrage de Maria Deipara Virgine (p. 544), Canisius montre que
l’Église a soigneusement établi la distinction entre l’adoration due à Dieu
seul, et le culte inférieur dû à la Sainte Vierge. C’est ce que prouvent les
prières publiques de la Liturgie, qui s’adressent, non pas aux saints, mais au «
Dieu tout-puissant et éternel, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, » comme on peut
le voir partout dans nos Missels, Rituels et Bréviaires latins, où toutes les
prières finissent par le nom de Jésus. La prière qui se dit à la fin de
l’Offertoire, dans la Messe latine, est un exemple caractéristique. — Quand
l’intercession de la Sainte Vierge est introduite dans des Collectes de
circonstance, on fait en même temps mention de Notre-Seigneur comme
intercesseur. Quand l’intercession de Marie et des saints est demandée dans une
prière adressée au Fils, les mérites du Sauveur sont mentionnés (par exemple, à
la fête des Sept Douleurs).
II. — Le P. Newman, dans la note que nous résumons ici, montre par des citations
nombreuses, combien la Liturgie grecque est plus hardie que la nôtre dans les
formules de sa dévotion envers Marie, et combien son langage est moins
scrupuleusement fidèle aux lois de l’exactitude
172
théologique. Ces détails ayant chez nous moins d’utilité qu’en Angleterre,
nous indiquerons seulement les sources auxquelles le P. Newman emprunte ses
citations : — Horologium (Venet., 1836) ; Triodion (Venet., 4820) ; Euchologium
(Venet., 1832) Pentecostarium (Venet., 1820) ; — Assemani, Codex liturg., t. V
et t. VII, pars 2a ; — Renaudot, Liturg. orient, t. I et t. II.
L’accord des Grecs orthodoxes, des Nestoriens et des Jacobites, dans les
honneurs qu’ils rendent à la Sainte Vierge, atteste que ces honneurs lui étaient
rendus avant la division des Églises séparées depuis tant de siècles.
Les textes contenus dans la Liturgie grecque sont plus compromettants pour les
Anglicans qui voudraient entrer en communion avec les Grecs, que tous les
passages analogues répandus dans des livres de dévotion, qui n’ont pas été
approuvés authentiquement par l’Église latine.
Note H
relative à la page 126.
Je trouve dans l’ouvrage plein d’érudition de M. Morris, « Jésus, fils de
Marie, » le passage suivant qui trouve ici une application immédiate :
« Une erreur de ce genre (que la Sainte Vierge est présente dans l’Eucharistie)
ayant été soutenue par quelques
173
personnes, a été condamnée par Benoit XIV (1), comme me l’a indiqué un ami
ancien et respecté, le P. Faber : Celle doctrine est tenue pour dangereuse,
erronée, scandaleuse ; et l’on a réprouvé le culte que ses partisans disaient
être dû à la très-sainte Vierge dans le Sacrement de l’Autel. »
Depuis la première édition de cette lettre, un correspondant de la Revue
hebdomadaire ( Register) a fait remarquer que l’ouvrage d’Oswald (vid. supr. p.
114) était à l'index (vide p. 5) : « Appendix Librorum a die 6 septembris, 1852,
ad mensem junium, 1858. »
1. Lambertini, de Canonizationi sanctorum, lib. IV, p. 2, c. 31, n. 32. 10.
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