VOLUME I
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VOLUME I
VOLUME II

LES PÈRES DU DÉSERT I

PAR JEAN BREMOND

INTRODUCTION PAR HENRI BREMOND

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

 

LES MORALISTES CHRÉTIENS

(TEXTES ET COMMENTAIRES)

 

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE

J. GABALDA, Éditeur

RUE BONAPARTE, 90

1927

 

LES PÈRES DU DÉSERT I

INTRODUCTION

Les Sources

NOTE

Le plan du recueil.

Bibliographie.

Traductions.

LES PÈRES DU DÉSERT

CHAPITRE PREMIER : PRINCIPES PREMIERS PREMIÈRES FORMULES

Les étapes de la vie spirituelle.

La sainteté n'est ni dans les observances ni dans les miracles.

La bonne intention.

Fins et moyens dans l'action.

La pureté du coeur

Tendre ses forces vers le but unique.

Le démon avant-coureur.

La loi naturelle et la loi créée.

CHAPITRE II LA LUTTE

1. Raisons et natures du combat.

Le candidat aux jeux olympiques.

Symbolisme de l'habit monastique.

Réflexions de Cassien.

Réflexions de Dorothée.

Réflexions de Climaque.

Le péché d’origine.

La loi de la chair.

Les Péchés capitaux.

Les vices et les mouvements naturels de l'âme.

Dangers de l'ignorance.

Nécessité de prévoir les tentations.

La vie pratique prépare à la contemplation.

Durée de la lutte.

On porte sa nature au désert.

Lassitude et découragement.

Bulletins du combat.

L’examen particulier.

2. Le démon.

Les combats d'Antoine.

Le Compagnon invisible.

Le Démon comédien.

La Fin de l'âge héroïque.

Le secours à proportion de l'attaque.

L'Armée des anges.

III. — La Grâce.

Nécessité de la grâce.

Appel à l'expérience.

C'est la grâce de Dieu qui opère toujours tout le bien en nous.

Le grand problème.

Principes au-dessus des controverses.

Dieu veut sauver tous les hommes.

Fautes commises par ignorance.

Prédestination.

La grâce et la prière, cercle mystétieux.

CHAPITRE III SOLITUDE ET DÉPOUILLEMENT

I. — Solitude.

Invitation à la vie solitaire.

Le nouveau Paradis Terrestre.

Pressante exhortation de Jérôme à Héliodore.

Trois renoncements.

L'attrait du désert.

Les Reclus

Le Silence.

Le silence et la lecture pendant les repas.

Savoir parler à propos.

II. — Le dépouillement.

Dépouillement initial.

Prévoyance blâmable.

L'héritage du moine trop économe.

Efficace prédication des pauvres volontaires.

L'économie.

Le travail des mains

La paresse et l'amour de l'oraison.

Travail désintéressé. Main-d'oeuvre accommodante.

La pauvreté volontaire source d'aumônes.

CHAPITRE IV. RIGUEURS CORPORELLES

Les relations entre l'âme et le corps.

La modération.

L'esprit de fornication.

Tactiques diverses du démon de gourmandise; comment les déjouer.

La bonne chère et la luxure. Le jeûne et la liberté de l'esprit.

Galerie de lutteurs hors concours.

Le Stylite.

Étienne le Lybien.

Pacôme et son maître Palémon (1).

Zénon sur la montagne d'Antioche.

Héroïsme des porteurs de figues.

La Régularité.

La sainteté dans les petites choses.

Les festins des moines.

CHAPITRE V. L'ASCÈSE INTIME

I. — Orgueil et vaine gloire.

Dires des Anciens.

L'orgueil est le plus capital des lidos.

Son habileté à s'insinuer, à se dissimuler, à renaître.

Les divers degrés de l'humilité; celui qui les a montés est arrivé à la perfection.

L'orgueilleux trahi par lui-même.

L'orgueil sévit dans tous les milieux.

La mortification viciée par la pensée qu'elle sera admirée.

A mesure qu'ils s'élèvent en vertu, les saints découvrent de nouvelles raisons de s’humlller.

Recettes pour acquérir l'humilité.

Celui qui s'estime pécheur accepte les reproches et les observations, sans discuter les droits de celui qui les lui adresse. Pacôme se laisse reprendre par un enfant.

La vertu se cache.

L'extrême humilité de l'abbé Pynuphe.

Celui qui pratique la vertu ne se laisse pas arrêter par une difficulté théorique.

La Fuite des dignités.

Aveu des fautes.

De l'abbé Poemen :

Du bienheureux Antoine :

II. — Le triomphe sur la superbe : l'obéissance.

Les Pères exigent des commençants l'obéissance universelle et absolue; la pratique de l'obéissance est le plus important des exercices qui forment le jeune religieux.

Les jeunes religieux ne doivent pas juger les anciens ni discuter les sentences des supérieurs.

L'obéissance au premier signal.

L'arbre de l'obéissance.

Autres exemples donnés par l'abbé Jean.

Obéissance et mépris du monde.

Une cérémonie au bout de l'an.

De l'ermitage au monastère.

Souvenirs de l'abbé Dorothée. — Le moine qui va dans le monde par obéissance est à l'abri des dangers.

 

INTRODUCTION

 

En guise de prélude, ou de « composition de lieu » relisons, dans la délicieuse traduction qu'en a donnée le sieur de Saligny, — lequel de son vrai nom s'appelait M. Fontaine, celui-là même qui nous a conservé l'Entretien sur Epictète et Montaigne — relisons une page de Cassi en, n'importe laquelle, ad aperturam libri, car elles sont presque toutes divines, et, si j'ose ainsi m'exprimer, divinement appétissantes. — Cor nostrum ardens erat in via, dum loqueretur. Celle-ci, par exemple, qui termine la première Conférence : comme toile de fond, le désert de Scété; nous sommes avec Cassien et son ami Germain, dans la cellule de l'abbé Moyse, qui vient de donner une longue interview à ces deux pèlerins, partis de Palestine pour s'initier à la doctrine spirituelle et s'édifier aux exemples du désert. La nuit est déjà fort avancée.

A ces mots, le saint vieillard finit son discours, et l'avidité qu'il voyait en nous, et cette application si attentive que nous avions à l'écouter ne le put faire résoudre à nous en dire davantage. Il nous exhorta

 

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de fermer un moment les yeux, et de faire un petit sommeil sur les même nattes où nous étions lorsqu'il nous parlait. Il nous donna pour appuyer notre tête une sorte de chevet dont ils se servent. Ce sont des roseaux ajustés par petites bottes longues et menues, qui sont environ de pied en pied liées fort doucement. Elles servent de petits sièges fort bas lorsque les Solitaires s'assemblent et cela leur tient lieu d'escabelles. Ils sont aussi accoutumés de s'en faire leurs chevets durant la nuit, parce que cela y est fort propre, n'étant pas fort dur et étant assez maniable. Les Solitaires trouvent ce petit meuble très commode, parce qu'il se fait sans peine et ne coûte rien. Il croît de ces roseaux en abondance sur les bords du Nil, et tout le monde en peut aller couper ce qu'il lui en faut pour son usage sans que personne les empêche. Ces roseaux ont de plus cet avantage qu'ils ne sont point pesants, mais faciles à manier quand il les faut remuer et tirer de leur place. Ce fut là que nous nous mîmes enfin en état, selon l'ordre de ce bon vieillard, de prendre un peu de repos. Mais le repos même nous était à charge, étant, d'une part, transportés de joie de ce que nous avions entendu, et, de l'autre, tout pleins de l'attente de ce qu'il nous avait promis.

Si, par impossible, ces quelques lignes n'ont pas suffi à vous mettre sous le charme, — je n'ose dire à vous faire venir l'eau à la bouche, — celles-ci, prologue de la huitième Conférence, achèveront de vous enchanter.

Après nous être acquittés de ce que demandait de nous la sainteté du Dimanche, ceux qui s'étaient assemblés dans l'église s'étant retirés, nous retournâmes dans la cellule du saint vieillard Sérénus, qui nous y traita magnifiquement. Car au lieu de saumure, dont il se servait

 

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d'ordinaire en y mettant une goutte d'huile, il servit ce jour-là quelque peu d'une autre liqueur, et versa un peu plus d'huile qu'il n'avait accoutumé. Le dessein de ces Solitaires n'est pas de trouver quelque plaisir dans cette goutte d'huile, puisqu'ils la peuvent à peine sentir lorsqu'ils mangent, mais d'éviter par là la vanité et l'orgueil qui se glisse insensiblement dans les austérités extraordinaires... Il nous donna outre cela trois olives frites dans le sel, une corbeille où il y avait quelques pois-chiches fricassés, qui sont pour eux comme leur pâtisserie. Nous n'en prîmes chacun que cinq, avec deux prunes et une figue, parce que ce servit comme un crime dans ce désert de passer ce nombre. Après que nous fûmes sortis de table, nous le priâmes aussitôt de se souvenir de la promesse qu'il nous avait faite (de nous expliquer un passage difficile de saint Paul).

 

Si je me suis attardé ainsi à cette « composition de lieu » ce n'a pas été pour mettre l'imagination du lecteur en branle, mais pour que cette faculté importune, ayant reçu, dès l'abord, la ration dont elle a besoin, se tint désormais en repos, renonçant aux vains plaisirs qu'elle se promettait peut-être d'une promenade au désert, et laissant l'âme profonde s'ouvrir à une poésie plus haute. Quelque séduction exotique, que nous lui prêtions, le cadre ici ne doit pas nous distraire du tableau. Ce cadre, du reste, il nous faudrait le voir avec les yeux de nos Solitaires. Leur Egypte n'était pas pour eux ce qu'est pour un Parisien la Grande Chartreuse ou pour un Provençal le Mont-Cassin. Partout, dans ce pays, le désert est proche. Quel attrait pouvaient exercer sur les habitants des bords du grand fleuve ces étendues désolées, sans eau, sans

 

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végétation, brûlées par l'ardeur implacable du soleil? L'aridité complète commence brusquement là où n'a pu atteindre le flot de l'inondation; la vallée cultivée est étroite, les champs se réduisent parfois à une langue de terre entre le cours du Nil et le rocher qui porte le plateau désertique. L' Egyptien se sent assiégé, menacé par le mystère du désert. Quand il s'y aventure, il s'attend à voir surgir d'étranges ennemis, il tend l'oreille à des bruits terrifiants. La foi dans le Christ vainqueur mettait sans doute les Solitaires au-dessus de ces impressions pusillanimes; ils s'avançaient hardiment dans ces lieux dont les puissances infernales avaient autrefois usurpé le domaine. Les quelques images simples, aux contours précis, toujours les mêmes qui, chemin faisant se glissaient sous leurs paupières brûlées, ils les retrouvaient à l'heure de l'entretien et de la prière, non pas certes pour les savourer à loisir, mais pour se représenter plus vivement par elles les choses de l'âme.

O désert, je pourrais t'appeler le temple sans limites où Dieu réside et se rend visible à ses Saints.

 

Ne leur prêtons pas les sensations rares que vont chercher aux environs de Louqsor ou d'Assouan nos touristes stylés par Loti. Aussi bien, rien de plus facile que de mesurer la distance, presque infinie, qui sépare Fromentin de saint Antoine :

Ce bienheureux, dit l'abbé Isaac, nous l'avons vu souvent si appliqué à la prière qu'il arrivait quelquefois que le ravissement où il avait passé la nuit et cette grande ferveur d'esprit où il se trouvait, lui faisait dire au soleil

 

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levant : « Soleil, que tu m'es importun. Pourquoi m'empêches-tu? Il semble que tu ne te lèves que pour me dérober ma véritable lumière (1). »

 

Peu de descriptions dans les récits que nous ont laissés Cassien, Pallade, Climaque. Le pittoresque des lacs salés de Nitrie n'a pas ému Rufin (2). Il ne parle que des périls de son voyage, des objets d'horreur et d'effroi qui se présentent aux regards du pèlerin. Un peu de fraîcheur, en décembre et en janvier, grâce à la rosée, cette rosée si abondante pendant ces deux mois qu'un certain Ptolémée, lequel d'ailleurs tourna mal, la recueillant sur les pierres avec une éponge, en put remplir une quantité d'amphores ciliciennes, provision pour quinze ans, s'il faut en croire Pallade, « le puits des pères », quelque citerne saumâtre, étant à dix-huit milles de là. On nous dit bien, mais comme une chose non commune, que Paul « conçoit de l'amour pour la résidence que Dieu lui a ménagée s et dont saint Jérôme nous a laissé un tableau très alléchant. u Il y avait là comme un vestibule qu'un palmier avait formé de ses branches en les étendant et en les entrelaçant, il y avait une fontaine claire d'où il sortait un ruisseau qui à peine commençait-il à couler qu'on le voyait se perdre dans un petit trou et être englouti par la même terre qui le produisait. » Mais Jérôme a vu cela de très loin, et il a beaucoup

 

(1) Cassien, IX, 30

(2) Cfr. Le Pèlerinage au Ouadi-Natroun dans le Charme d'Athènes et autres essais, par H. J . et A. Bremond, Paris, 1925.

 

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d'imagination. Déjà romantique, et, chose plus inquiétante, déjà romancier. Il recevra, de ce chef, la récompense fabuleuse qu'il méritait : son lion, son chapeau de cardinal. Nos vrais guides, Cassien, Pallade, Climaque, sont tout ensemble plus sûrs et plus austères.

 

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* *

 

Dans un article excellent, mais qui, par bonheur, date déjà, le R. P. d'Alès décrivait en 1906, l'immense travail qui se poursuit depuis une quarantaine d'années, autour des Moines d'Orient. « La critique historique, trop souvent obligée de détruire, écrivait-il, ne laisse pas, comme chacun sait, d'édifier quelquefois. Pour illustrer cette vérité consolante, on peut citer le mouvement scientifique récent qui réintègre les Pères du désert dans l'histoire, d'où l'on avait pu les croire exilés. Lorsque, au commencement du XVIIe siècle, un précurseur de Bolland, Herbert Rosweyd, recueillait en un volume les Vitae Patrum (et ce fut un événement), on s'accordait à reconnaître dans ces vieux récits le souvenir authentique des premiers moines, et le prudent Tillemont traitait la littérature érémitique avec le plus sincère respect. Mais, au déclin du XIXe siècle, un vent de doute souffla sur l'Egypte monastique. Ne le regrettons pas, car ce doute a provoqué une renaissance d'études, et l'opinion un moment déconcertée par le conflit des idées, y a gagné de se reposer désormais sur des bases inébranlables. » Profane moi-même, peut-être

 

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rendrai-je service aux profanes, en fixant à grands traits la courbe de ce mouvement, plus actif aujourd'hui que jamais.

Première phase : La retraite des moines. Weingarten et Lucius, en Allemagne, les reconduisent, tambour battant, hors des frontières du réel. Même en Angleterre, cette forteresse du conservatisme, il se trouve de vrais érudits, M. Gwatkin, par exemple, et, qui plus est, de simples vulgarisateurs, comme Farrar, pour ne plus croire à l'existence du grand saint Antoine. Quelle n'eut pas été la détresse de Newman, lui qui jadis consacrait au Père des moines deux beaux chapitres dans sa Church of the Fathers, un des livres qui ont le plus aidé à la propagande tractarienne! Chez nous, Amélineau se montrait moins farouche, mais il tendait lui aussi à réduire de beaucoup l'autorité des documents grecs, et particulièrement de L'Histoire Lausiaque, un de nos textes essentiels. D'ici de là, cependant, même en Allemagne, on proteste contre ce massacre. Au troisième Congrès scientifique international des Catholiques (Bruxelles, 1894) le P. H. Delehaye, aujourd'hui président des Bollandistes, lisait un long et savoureux mémoire sur les stylites. Ce mémoire, soit dit en passant, est devenu un gros livre (Les Saints Stylites, Paris, 1923), presque aussi fervent qu'érudit, si fervent même que le P. Doncoeur a cru nécessaire de jeter quelques gouttes d'eau froide sur l'enthousiasme du grand Bollandiste (1). Au fait, on ne voit pas bien le

 

(1) Etudes, 20 janvier 1924.

 

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P. Doncoeur sur une colonne, le P. Delehaye, du reste, non plus.

Alors de 1898 à 1904, éclate une offensive imprévue, brillante, bientôt victorieuse des troupes conservatrices, menées au succès par deux chefs de premier mérite :Mgr Ladeuze, aujourd'hui recteur de Louvain, et Dom Cuthbert Butler, abbé de Saint Grégoire de Downside Deux livres epocb-making : du premier, l'étude sur le Cénobitisme Packomien pendant le IVe siècle et la première moitié du Ve (1898) (1), du second, l'édition critique de L'Histoire Lausiaque de Pallade (1898-1904) (2).

Puis une période très riche de haute vulgarisation. C'est d'abord, pour ne citer que des travaux qui soient à la portée de tous, le lumineux chapitre de Duchesne — Les Moines d'Orient dans L'Histoire ancienne de l'Eglise (II-1907); — en 1910, l'article Cénobitisme de Dom Leclercq (Dictionnaire d'Archéologie chrétienne et de Liturgie), deux cents colonnes d'une érudition et d'une verve vertigineuses, et, dans la collection Textes et Documents, dirigée par le très regretté Paul Lejay et par M. Hemmer, l'édition et la traduction

 

(1) Après les résultats définitifs acquis par Mgr Ladeuze, la littérature Pacomienne est restée ouverte aux recherches savantes. Les travaux de M. Lefort, en particulier, promettent d'importantes découvertes.

(2) Le R. P. d'Alès laisse de côté les objections de R. contre la valeur historique de l'oeuvre Palladienne, dom Butler ayant déjà répondu lui-même, et d'une manière décisive, à ces objections.

 

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de L'Histoire Lausiaque par M. Lucot (1912). je me rappelle encore avec quelle fièvre nous dévorions cette adaptation à la française, du travail de Dom Butler, avec quelle joie, malgré le littéralisme irritant de la traduction!

Enfin, de 1916 à 1923, un rebondissement merveilleux, mais aussi un branle-bas qui semble d'abord tout remettre en question, L'Historia monachorum et L'Historia Lausiaca de Reitzenstein (1916), l'étude mémorable, malheureusement posthume, de Bousset sur les Apophtegmala Patrum (1923). Dans les recherches de Science Religieuse (mars-août 1924), le R. P. Lebreton, Petavius redivivus, nous fait excellemment saisir la vraie portée de ces deux œuvres. On n'imagine rien de plus passionnant. La citation qui va suivre sera un peu longue, mais nous apprendrons, chemin faisant, et du plus autorisé des critiques, plusieurs choses qui sont nécessaires à la pleine intelligence de notre sujet, et qui, d'une manière ou d'une autre, auraient dû figurer dans cette préface.

« Dans le livre touffu de Reitzenstein, écrit le P. Lebreton, remarquons d'abord le chapitre X, intitulé Gnostiques et Pneumatiques, et qui n'est guère qu'une polémique contre Harnack, il nous aidera à saisir l'opposition des principales écoles protestantes dans la question de l'histoire du christianisme, et particulièrement de l'histoire du monachisme (1). « Si le terme était parlementaire,

 

(1) L'article du P. d'Alès, que nous citions plus haut, a pour objet de faire connaître cette admirable édition.

 

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je n'hésiterais pas à dire qu'aucun livre n'a eu sur l'Égypte, l'Asie occidentale et l'Europe une action plus abrutissante (verdummender) que la Vie d'Antoine (par saint Athanase). s Ce texte de Harnack cité avec indignation par Reitzenstein, exprime, sous sa forme la plus vive, la répulsion du protestant pour le monachisme; aussi par les historiens de cette école, l'histoire du monachisme, comme celle de la liturgie, comme celle du culte en général, est dédaignée. Reitzenstein s'indigne, et il a raison, mais lui-même ne s'est pas complètement affranchi des vieux préjugés protestants. Il veut retrouver partout la lutte des spirituels et des évêques, de l'Esprit et de l'autorité (1). »

« Et puis il apporte à son oeuvre les préjugés propres de son école : toujours en quête de comparaisons, il ne voit guère dans l'ascèse et la mystique chrétiennes que les traits qui les rapprochent des sectes juives ou païennes s ne prendre ni nourriture ni sommeil, avoir des songes et les confondre avec la réalité, vivre dans un inonde merveilleux, hanté de visions et ale miracles, c'est déjà la vie que vivent ou que rêvent les héros de Philon, des pythagoriciens, des gnostiques païen et juifs. Est-ce là tout le monachisme, toute la

 

(1) « R. remarque cependant que le plus récent manuel d'histoire de l'Église, qui a pour auteur des historiens très compétents, Preuschen et Kruger, « ne veut rien trouver dans les sources, dune opposition entre le monachisme et l'Eglise » (note du P. Lebreton); — Duchesne non plus et il le déclare expressément à plusieurs reprises, n'avait rien trouvé de pareil  dans les documents.

 

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mystique chrétienne? Non, sans doute, et le grand défaut de ce livre est de mettre au premier plan ce qui peut prêter le plus à l'illusion et ce qui, en tout cas, ne sera jamais, dans la perfection chrétienne, que l'accessoire. » C'est bien certes notre avis, et nous espérons que tout notre livre confirmera le « non sans doute » catégorique du P. Lebreton, mais pour l'instant soyons à la joie de voir M. Reitzenstein, fervent et docile, à nos côtés, dans la cellule de Paphnuce ou de Poimen, sur le petit meuble de roseaux. Pour que l'absolu mépris que les protestants d'Allemagne prodiguaient jadis au monachisme ait fait place, chez plusieurs d'entre eux et des plus notables, à un sentiment tout opposé, il faut que quelque chose ait changé là-bas, que quelque chose peut-être se prépare. Le mouvement d'Oxford n'a pas commencé d'une autre façon. Ce n'est pas là, d’ailleurs, le seul indice que nous ayons de cette heureuse transformation (1). Si, comme on vient de nous le rappeler, ils ne brûlent pas encore ce qu'ils ont adoré, du moins semblent-ils à la veille d'adorer ce qu'ils ont brûlé. La nostalgie du catholicisme les travaille, comme, depuis cent ans, elle ne cesse de travailler l'Angleterre. Qui est avec nos Pères du désert, n'est plus contre nous. Venons maintenant aux grands travaux de Bousset : je les comparerais volontiers à des jets soudains,

 

(1) Voir, par exemple, le livre de M. Will, professeur à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, sur Le Culte (Strasbourg, 1915) et, dans ce livre, notamment ce qui est dit sur la messe.

 

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multiples, continus de flammes de bengale éclairant jusqu'aux dernières profondeurs de notre sujet.

 

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« Depuis longtemps, continue le P. Lebreton, Bousset étudiait les origines du monachisme. Il laissa en mourant un travail considérable et déjà achevé sur les Apophtegmata Patrum. G. Krüger vient de le publier.

« On sait que sous le nom de Sentences ou Apophtegmes des Pères, nous possédons un recueil de propos et de traits attribués aux moines égyptiens de Scété. Ce recueil dont le fond est unique, a revêtu des formes très diverses — par exemple le recueil des Verba Seniorum dans les Vitae Patrum de Rosweid... Collections éditées, recueils manuscrits toute une littérature considérable et encore mal explorée. »  D'où l'immense travail qui s'impose, de classification et d'analyse, travail que Bousset lui-même ne pouvait avoir la prétention d'achever, mais dont il a fait — et splendidement — une grande partie.

« ... De cette étude minutieuse se dégagent des conclusions intéressantes. La tradition consignée dans ces recueils est la tradition de Scété, les moines qu'elle nous fait connaître ont vécu entre le milieu du IVe siècle et le milieu du Ve, l'abbé Poimen et son école semblent en avoir été la source principale. Transmis d'abord oralement,

 

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ces apophtegmes ont été bientôt consignés par écrit, on trouve déjà un court recueil d'apophtegmes chez Evagre (mort vers 400), l'auteur de L'Histoire Lausiaque s'est servi de relations écrites, et Cassien de même. » Ce qui suit est d'une importance capitale : je voudrais pouvoir en souligner tous les mots. A quoi bon, du reste, pour peu que l'on soit né critique; — nascuntur, en effet, critici, comme les poètes. Eh ! toute critique n'est-elle pas poésie? — on ne lira pas sans un battement de cœur ce génial résumé d'un système incomparable.

« L'origine orale et toute populaire de cette tradition a marqué son empreinte sur ces recueils de sentences; ils ont une vie, une spontanéité, un naturel qu'on ne retrouve pas au même degré dans les rédactions plus élaborées d'Athanase ou de Pallade ou de Cassien. On y retrouve aussi plus fidèlement le caractère des vieux moines : ce ne sont que des fellahs coptes, des illettrés, ils se défient de l'écriture, ils parlent peu, leurs sentences ont un relief puissant, ce sont des paroles pleines de l'Esprit-Saint, et, comme le dit l'un de leurs disciples, leurs discours sont tranchants comme des épées ; ils se complaisent dans les paraboles, dans les anecdotes; point de dissertations dogmatiques, point de sermons, peu de miracles, peu de visions, mais l'expression spontanée de la vie profonde du coeur. Ces sentences n'ont pas été détachées de biographies écrites antérieurement, ce sont des fragments isolés qui, peu à peu, ont été recueillis. Leur valeur historique est

 

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grande, du moins si l'on n'y cherche pas des portraits individuels, mais un tableau d'ensemble où se reflète toute la vie monastique de Scété. »

« Cette description — la splendide page qu'on vient de lire — suggère le souvenir d'un autre recueil, infiniment plus vénérable encore, celui des actions et paroles du Seigneur. Les disciples des Pères leur adressent presque toujours la même question : « Dis-moi comment je dois faire mon salut. » N'est-ce pas aussi ce que demandent à jésus et le jeune homme riche, et le scribe, et tant d'autres? Et, en Galilée, plus encore qu'à Scété, les sentences sont si fortement frappées qu'elles se gravent d'elles-mêmes dans le coeur; et on les répète, et cette tradition orale peu à peu prend corps dans les recueils écrits; et dans les deux cas on trouve aussi une transposition semblable de la langue vulgaire, araméenne ou copte, dans la langue littéraire, le grec. Ces rapprochements ont été signalés par Bousset, et à bon droit; ils ne font pas oublier les grandes différences qui distinguent ces deux groupes de mémoires : la catéchèse apostolique n'était pas seulement un recueil de sentences ; elle contenait aussi un récit de la vie, des miracles, de la passion et de la résurrection du Seigneur (1) ; mais si les ressemblances

 

(1) Moins incompétent, je demanderais ici au P. Lebreton si, en redoublant pour ainsi dire le travail de Bousset, on n'aurait pas chance, au moins en de certains cas, de retrouver comme cristallisées dans l'apophtegme, quelques semences de récit. Il est sûr que, dans les recueils, l'accent est sur l'apophtegme. Mais tel de ces apophtegmes, longuement mûri et poli dans la méditation de nos vieux moines, c'est parfois, sinon souvent, une rencontre, une occasion, en quelque sorte historique, qui les a fait jaillir.

 

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littéraires sont incomplètes, elles sont cependant très notables, et l'étude des Apophtegmes aide à comprendre l'origine et la composition des Evangiles (1). » Sur quoi, je demande encore : imagine-t-on un sujet plus captivant et plus palpitant?

On peut se représenter la littérature du désert, comme une succession de couches géologiques : au ras du sol, la terre cultivée et ses moissons opulentes; ce sont les constructions proprement doctrinales d'un Cassien ou d'un Climaque, sur lesquelles s'élèveront plus tard, non plus de nouvelles couches de terrain, mais des cathédrales, comme la Secunda Secundæ de saint Thomas; au-dessous, les simples récits déjà stylisés d'un Rufin ou d'un Pallade; plus bas les recueils, les apophtegmes transmis par la tradition, mais qui, en passant de bouche en bouche, ont plus ou moins perdu de leur apparence native; enfin, tout au fond, le mince filon, ou plutôt les paillettes d'or pur, les propres paroles des anciens Pères. Tout cela se tient, fait bloc. D'une de ces formations

 

(1) J. Lebreton, Bulletin d'histoire des origines chrétiennes. Recherches de science religieuse, mai-août 1924, 358-363. N'aurais-je fait que donner à une vingtaine de lecteurs le goût de ces merveilleuses chroniques, je n'aurais pas perdu ma journée.

 

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à l'autre, serpentent d'imperceptibles fissures par où s'est communiqué le rayonnement de la couche profonde; ou bien encore jusque dans la terre cultivée, on peut, on doit espérer que traînent encore d'ici de là, à peine remaniées, quelques parcelles de l'or primitif.

Entendons-nous bien. On ne veut pas dire qu'à l'exception de ces parcelles clairsemées, tout soit cuivre dans la littérature proprement dite qui est née des apophtegmes, par exemple, dans les Conférences de Cassien, chef-d'oeuvre original et sans prix. Il ne s'agit pas ici d'une analyse littéraire, mais uniquement critique : il s'agit de retrouver, parmi les éléments de ces productions littéraires, l'apport, non pas nécessairement plus précieux, mais plus vénérable des anciens Pères. Ainsi d'un historien de la philosophie qui tâcherait de discerner ce qui appartient à Socrate dans les dialogues de Platon. Mauvaise comparaison, du reste. Socrate est un philosophe au sens propre du mot. Sa pensée abondante et souple, n'est pas indissolublement liée aux multiples formules qui l'expriment. Dans les apophtegmes au contraire, la formule est tout. C'est elle que nous rêverions de retrouver telle qu'elle est tombée, un jour, précédée et suivie de silences interminables, cinglante et obscure, oracle plutôt que leçon, énigme plutôt que sentence, des lèvres de nos anciens.

Que ne suis-je savant? J'aurais le droit de chercher au P. Lebreton la jolie querelle que voici. L'apophtegme du désert est pour lui

 

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« l'expression spontanée de la vie profonde du coeur ». Du coeur, à merveille, par opposition à la raison raisonnante. Mais « spontané » est-il ici le mot propre? Je croirais plutôt à une germination laborieuse et lente. L'apophtegme n'a pas été moins ruminé qu'une maxime de La Rochefoucauld, bien qu'il l'ait été d'un autre manière où toute l'âme a plus de part que l'esprit. Et non pas seulement ruminé, mais encore poli, repoli, comme ces mêmes Maximes, ou plutôt comme de minuscules poèmes. Pour satisfaire à ce point les humbles disciples qui les ont recueillies, et pour s'accrocher à leur mémoire, ces paroles mémorables ont dû se plier à un certain rythme, se conformer aux règles d'un art poétique. Pallade nous dit qu'Evagre eut raison des trois témoins qui étaient venus le tenter, sa sagesse les ayant « dominés au moyen de paroles concises » dia brakheo logon (p. 278). N'étaient-ce pas des sortes de vers?

 

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Du peu que nous avons dit se dégage assez déjà le caractère plus que singulier, l'originalité unique et qui, au premier abord, paraît quelque peu déconcertante, des maîtres du désert. Une foule de moines sans doctrine propre et proprement dite, sans histoire, la plupart sans lettres et dont l'identité est souvent difficile à établir. Leurs dépositions sont contenues dans des récits de voyage, des souvenirs d'entretiens, des apophtegmes, des traits édifiants, tout cela recueilli sans

 

XXII

 

critique, sans souci des redites et de la monotonie. Quelques-uns des greffiers ou des rapporteurs, Pallade, Cassien, par exemple, sont connus : penseurs et hommes de lettres que leur air plus savant distingue des simples copistes. Mais ils ne sont tous que des truchements. Ce n'est pas à son propre génie que l'incomparable Cassien doit son prestige, mais à sa qualité de témoin, et pourquoi reculer devant le mot, d'évangéliste.

Nous savons aujourd'hui qu'il y a chez Cassien un metteur en scène plus discret, d'ailleurs, plus humain, que Saint Jérôme; nous savons qu'il a beaucoup prêté de son fonds aux quelques douzaines d'Abbés qu'il met en scène dans ses conférences, comme a fait sans doute Platon à Socrate; mais au lieu que dans les Dialogues, c'est Platon lui-même que la postérité admire d'abord, dans les Conférences, aujourd'hui encore ce sont tous ces chers Abbés, Isaac, Moyse et les autres, que nous croyons qui nous parlent, et que nous voulons qui nous parlent par la bouche de Cassien.

Lors même que nous aurions avec eux une conversation directe, nous ne distinguerions pas les vieux maîtres les uns des autres. Ils sont foule. Ce qu'on nous a transmis sous le nom de Macaire pourrait aussi bien avoir été dit par Moyse. On se perd aisément dans cette université aux mille classes, comme l'abbé Macaire dans l'uniformité du désert, après que le démon a escamoté les roseaux que le saint homme avait piqués dans le sable, pour lui servir de points de repère, comme les cailloux du Petit Poucet. Il faut renoncer à

 

XXIII

 

caractériser la doctrine de tel maître et à distinguer les écoles. Telle quelle néanmoins, cette littérature fragmentée, impersonnelle, si peu dogmatique a eu l'influence la plus étendue, la plus profonde, et la plus durable sur les moeurs du peuple chrétien, sur la civilisation elle-même. Les plus grands docteurs se sont formés à l'université du désert, et les chrétiens d'aujourd’hui reçoivent encore, bien qu'à leur insu, de cette merveilleuse plénitude.

Après la période des persécutions violentes, quel aurait été le sort de la vertu parmi les païens venus en foule à l'Eglise, et tentés de garder au lendemain de leur facile conversion, les moeurs de la société où ils continuaient à vivre? Quels accommodements n'auraient-ils pas admis de la morale évangélique avec l'ancien esprit? Ceux-là seuls, dira-t-on, que l'autorité hiérarchique aurait approuvés. Sans doute. Mais les réformes et les transformations de la conscience publique ne se font pas seulement à coups de décrets et de dogmes. Il faut surtout créer l'esprit dans lequel s'appliqueront les décisions de l'autorité. Une institution nouvelle, le Désert, servit alors puissamment à maintenir la pure doctrine morale du Christ, les principes de l'abnégation, de l'oubli de soi, de la vraie charité, de l'état de guerre constant avec la chair, et avec ce monde qui survivait plus séduisant et dangereux à la ruine de l'Empire persécuteur.

Le désert peuplé d'ascètes, et de docteurs en ascétisme, est un fait extraordinaire dans l'histoire

 

XXIV

 

de la morale. Pour ne pas y reconnaître la marque d'une force nouvelle, on a donné des explications qui se détruisent en s'opposant. En isolant ou en grossissant ou en généralisant certaines violences ou bizarreries des Pères, on a cru justifier les reproches faits à l'Evangile d'avoir désaxé les lois harmonieuses, l'heureux équilibre que la sagesse antique aurait établis. Et, d'autre part, s'est élevée la prétention d'enlever son originalité à ce mouvement enthousiaste et qui dure encore. Les solitaires seraient les héritiers d'une tradition païenne. L'hypothèse résiste de moins en moins à la vraie critique, mais en vérité, qu'aurait-on gagné si l'on avait enfin prouvé que Pacome, Antoine, Amon firent leur noviciat dans quelque temple de Sérapis? Ne voit-on pas que la nouveauté merveilleuse, ce n'est pas tant la vieille idée de s'isoler du monde, que le monde lui-même gagné à l'attrait de cette idée, que le monde à l'école du Désert? Voilà qui est spécifiquement chrétien, plus encore que la pratique de telle ou telle vertu, que l'excellence de telle ou telle leçon morale. Les chrétiens arrachés à la séduction de la civilisation antique et les païens attirés, gagnés par le spectacle de ces nouvelles arènes, voilà ce qui paraît humainement inexplicable, voilà le miracle.

C'est qu'aussi bien, nos solitaires jouissent d'un privilège auquel ne peut prétendre aucune chaire de morale, aucune université même « populaire ». Populaires, au plein sens du mot, ils livrent les enseignements les plus élevés aux simples d'esprit,

 

XXV

 

comme aux favoris de la fortune le secret des disciplines les plus sévères. Rien ne limite leur auditoire, ni les distinctions sociales, ni les degrés de culture. Ici, du reste, exemples et doctrine ne se séparent pas : la doctrine est tout entière dans ces vies, mais elle n'en est pas encore dégagée. Raisonnable, cette doctrine, certes, mais ceux qui l'enseignent ne l'ont pas encore raisonnée, si l'on peut dire, en la confrontant avec les systèmes ennemis. Docetur ambulando, ils élaborent, en la vivant, la philosophie morale que les scolastiques doivent un jour construire. Avec un minimum de formules, avec grande aisance et souplesse, ils exposent, ou plutôt, ils rendent sensibles les principes qui sont la raison de leurs actes, la sagesse pratique et sublime qui se trouve impliquée dans leur sainteté. Des formules abstraites et générales, une synthèse didactique, il faudra bien que l'on y vienne tôt ou tard; mais nos moralistes et nos spirituels d'aujourd'hui doivent reconnaître qu'ils trouvent déjà auprès de ces primitifs à peu près tout ce qui suffit au progrès moral. Nous surprenons même nos vieux Pères à des points de vue où on les croirait conduits par un saint Bernard, par un Gerson, par un saint Ignace. Modernes à un point qui nous étonne, ou qui, du moins, nous étonnerait si nous ne savions pas que ces fellahs presque anonymes, aussi peu savants que les pêcheurs de Galilée, ont pétri à leur tour et façonné pour toujours le monde des âmes : il y a moins loin de Climaque à François de Sales que de Clément d'Alexandrie à Cassien

 

XXVI

 

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« Il ne serait pas très difficile, écrit le P. Rousselot dans Christus, de donner de la vie au désert une description bouffonne. Mais quand on cherche à préciser quel idéal de perfection se proposaient les moines, on est étonné (émerveillé serait plus juste) du rôle considérable que joue dans leur « spiritualité s l'observation psychologique, la sagesse pratique, et, pour tout dire d'un mot, le bon sens (1). Pas n'est besoin, en effet, pour les trouver bouffons, d'être Flaubert ou Anatole France. Un pieux évêque du XVIIe siècle, Godeau, s'était déjà donné et très généreusement, ce ridicule, Godeau, fermé deux fois, et comme « nain de Julie » et comme antimoliniste, au véritable esprit du Désert. « L'histoire des Pères du Désert, écrivait-il en 1662, fournit des exemples de pénitence plutôt admirables, qu'imitables et qui par les choses extraordinaires qu'elle contient sont devenues plus propres pour exciter la risée des gens du monde que pour les toucher et pour les convaincre (2). » Au diable les gens du monde, s'ils n'ont pas assez d'esprit pour trouver jusque dans les pages les plus amusantes de cette littérature, une nouvelle raison d'admirer nos Pères, la sûreté presque infaillible de leurs intuitions

 

(1) Christus, p. 804. Tout le chapitre des Pères du Désert — notamment l'éloge de Cassien — est une des plus belles choses de cet admirable livre,

(2) Les Tableaux de la Pénitence, Paris, 1662, préface.

 

XXVII

 

religieuses, ce bon sens qui demeure leur qualité maîtresse, leur humanité qui devance déjà les plus hautes conceptions de l'humanisme chrétien.

De ce qui nous fait le plus rire dans leurs récits, êtes-vous bien sûrs qu'ils n'aient pas ri avant nous?

En vérité, beaucoup d'histoires de diables, moins qu'on ne l'a prétendu, un peu plus cependant que nous ne voudrions, avec cela moins malsaines qu'on ne le croirait d'abord, voire presque toutes bienfaisantes, puisqu'elles portent en elles-mêmes leur antidote infaillible. Combien plus redoutables les leçons abstraites de Jansénius ou de Calvin ! Avec ceux-ci, est voué au désespoir, quiconque n'arrive pas à sentir que Dieu l'a d'ores et déjà rangé parmi les élus; avec nos Pères, aucune raison sérieuse de craindre. Nul n'a plus vivement réalisé que les théologiens concrets du Désert, l'impuissance foncière du démon. Un matamore, aussi longtemps que notre propre faiblesse ne fait pas sa force, d'ailleurs toujours éphémère. Un aspic édenté, disait l'abbé Packon : « Un jour que je pensais au suicide, j'ai ramassé une de ces petites bêtes; je me la suis appliquée, gueule ouverte, au bon endroit, et elle n'a même pas su me mordre (1). » Le vaccin anti-diabolique est offert à tous. Chez l'abbé Moyse, il a si bien pris, dit Pallade, que « nous craignons les mouches plus que lui les démons » ... Mais la défensive ne suffit pas. Il y a un autre don, un don d'offensive et également à la portée du plus chétif, bien

 

(1) Pallade-Lucot, p. 184. Traduction libre, le grec de Pallade brave parfois l'honnêteté.

 

XXVIII

 

que Macaire le jeune en ait été plus copieusement pourvu que personne : « Le don de conspuer les démons », kataptuein (1). Le démon, tête de Turc, — ou pour observer la couleur locale, tête d'Ethiopien, — même dans leurs visions les plus épouvantables, cette plaisante imagination n'est jamais tout à fait absente (2). C'est l'humour du Désert, que le Moyen Age n'aura garde de renier, et qui en vaut bien un autre, à commencer par celui de Swift (3). Notez, du reste, que cet humour jaillit, pour ainsi parler, d'une véritable métaphysique, déjà consciente et nettement formulée. A lutter contre le diable et contre les péchés capitaux, ils avaient appris, par surcroît, l'art de penser. Pour quelques récits dont nous nous serions volontiers passés, tous leurs cauchemars diaboliques nous ont valu une démonologie admirable, presque de tous points, et que la théologie savante de l'avenir ne pourra que faire sienne (4). Tirer la langue

 

(1) Pallade-Lucot, p. 151. Dans la liturgie grecque le candidat au baptême est invité à cracher sur le démon.

(2) Dans les Pères de la bonne époque, les diables ne sont pas encore les monstres qu'imaginera le Moyen. Age. Le plus affreux dont Cassien ait entendu parler avait l'apparence « d'un Ethiopien noir et hideux.., qui lançait des flèches de feu ». Coll. II, 12. Les peintres flamands de la Tentation de saint Antoine peuvent néanmoins s'autoriser du témoignage de Pallade, p. 105.

(3) Cf. une des dernières paroles du grand évêque de Birmingham, Mgr Ullathorne : « Le diable est un âne » (The deuil is an ass). Vie d'Ullathorne, par Dom Butler, Londres, 1926.

(4) Je ne veux pas m'aventurer sur un terrain qui n'est pas le mien, mais je crois avoir lu en plus d'un endroit que notre Cassien est le premier qui ait nettement proposé la théologie de l'ange gardien.

 

XXIX

 

aux démons, lui faire les cornes, le narguer de mille manières, cette leçon puérile et concrète ne serait pas déjà négligeable, mais combien plus précieuse la doctrine proprement dite qui préside à de tels jeux, le beau dogme, veux-je dire, de l'impénétrabilité de l'âme profonde, la certitude qu'il ne tient qu'à nous de cacher aux démons nos derniers secrets. L'abbé Sérénus, le bien nommé, fait là-dessus, dans Cassien ces réflexions mémorables :

 

« Tout le monde demeure d'accord, dit-il, que les esprits impurs ne peuvent savoir nos pensées; mais qu'ils les connaissent seulement par des conjectures prises du dehors (1) : c'est-à-dire par la disposition dans laquelle ils nous voient par nos paroles, et par les choses où ils remarquent que se portent nos inclinations et nos désirs. Pour ce qui est de celles qui sont encore toutes intérieures, et dont il n'est rien passé au dehors, ils ne les peuvent connaître en aucune sorte. Ce n'est pas même par ce qui se passe dans le fond de nos âmes qu'ils découvrent le succès des pensées qu'ils nous ont inspirées... ; ce n'est encore que par le dehors et par les mouvements de l'homme extérieur qu'ils le conjecturent. Comme si, par exemple, ayant tenté un religieux d'intempérance, ils remarquent ensuite que ce solitaire met souvent la tête à la fenêtre, et regarde souvent le soleil

 

(1) Pour nos Pères, il faut bien que je l'avoue, la raison dernière de cette impuissance est que les démons ne sont pas de purs esprits : s'ils ne peuvent entrer chez nous, c'est qu'ils traînent avec eux une guenille charnelle. La théologie corrigera cette erreur, mais sans toucher à l'heureuse con séquence qu'ils en tiraient. Ils avaient néanmoins déjà sur les puissances spirituelles des idées beaucoup moins grossières que celles qu'enseignait le grand Origène.

 

 

XXX

 

pour en juger quelle heure il est, ou qu'il demande avec empressement s'il se fait tard, ils reconnaissent que le désir de l'intempérance a fait quelque impression dans son âme.

 

Or, pour en deviner si long, pas n'est besoin d'avoir du génie.

 

Et ce n'est pas une chose plus extraordinaire que de purs esprits puissent reconnaître ces choses, puisque les hommes sages (et d'une clairvoyance moyenne) les connaissent et jugent tous les jours de ce qui ce passe dans notre âme par le geste et la contenance extérieure du corps, et par tous les changements qui paraissent sur le visage (1).

 

Tout cela n'est pas que charmant de finesse et de bonhomie. C'est déjà la théorie des mystiques sur cette fine pointe de l'âme où seules pénètrent les touches de Dieu : c'est la parabole Claudellienne d'Animus et d'Anima : Animus ayant un commerce perpétuel avec les sens, le diable, à force de guetter les mouvements de ceux-ci, arrive à deviner les décisions de celui-là : Anima lui reste invinciblement fermée (2).

 

(1) Cassien, Coll. VII, 15. Suit « la comparaison ingénieuse des démons qui tâchent de savoir ce qui se passe dans notre coeur, avec des voleurs qui tâchent de découvrir durant la nuit ce qu'il y a dans les coffres de ceux qu'ils volent ».

(2) Bien entendu, ils ne dessineraient pas tous avec l'exactitude de Cassien, cette carte mystique de l'âme. Comme de tant d'autres choses, ils n'ont de celle-ci qu'une appréhension concrète, au demeurant d'une extrême vivacité. Cf. les cas de dédoublement chez Pallade : à un passant qui lui reproche de se charger inutilement de lourds fardeaux, Macaire répond : « J'écorche celui qui m'écorche... » (p. 137). « Tout seul à l'Intérieur de sa cellule, arrivé vers les cent ans déjà, et ayant perdu ses dents, il luttait contre lui-même et contre le diable, et disait en s'injuriant lui-même : « Que veux-tu, mauvais vieillard... » Et comme en fredonnant, il se disait à lui-même : « Ici, goinfre aux cheveux blancs, jusques à quand donc serais-je avec toi? »

 

XXXI

 

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Leurs histoires de bêtes ne peuvent vraiment causer la moindre peine à un esprit bien fait. Si nous ne les trouvions pas dans la tradition désertique, il faudrait les inventer. On n'imagine pas un désert sérieux sans quelques lions. Leurs promenades d'ailleurs discrètes sur le devant de la scène et leurs rugissements lointains rappellent aux intelligences paresseuses que nos athlètes ne vivaient pas dans les mêmes conditions que nous, et que, de ce chef, ils sont parfois plus admirables qu'imitables, selon la profonde remarque d'Ernest Hello. Et quand la légende aurait d'ici de là dramatisé quelque peu ces souvenirs pittoresques, y aurait-il là de quoi se lamenter? Aussi bien, pourquoi ces deux honnêtes lions n'auraient-ils pas rendu à la dépouille de Paul l'ermite les petits services que l'on sait? Leurs arrière-pensées nous échappent, mais pour ignorer que les fauves sont d'excellents fossoyeurs, il faut n'avoir jamais vu de chats qu'empaillés. Et puis le Désert n'est pas une ménagerie, pas même un jardin des Plantes. Il ressemblerait plutôt aux environs du

 

XXXII       

 

Paradis terrestre, pendant les semaines qui suivirent immédiatement le premier péché, alors que de part et d'autre, on n'avait pas encore désappris de vivre en bonne amitié. Un même paysage ras-semble les héros de ces histoires. On se voit tous les jours, de près ou de loin, on se rencontre sans étonnement et même sans une émotion trop vive. Les petits paysans ne prennent pas la fuite lorsque le taureau vient à passer, ils vont pieds nus parmi les cailloux où la vipère hume tranquillement le soleil. De lions à moines, des accords tacites règlent les relations ordinaires : chacun y mettra du sien, le lion ne mangeant le moine que lorsqu'il ne peut pas faire autrement, le moine permettant au lion l'accès de son puits. Echange de bons procédés, et même parfois de rafraîchissements.

Voici, par exemple, quelques lignes de Pallade sur Macaire d'Alexandrie.

 

Celui-ci allait mourir de soif, lorsque apparut une troupe de bubales, dont une femelle qui traînait son petit et qui s'arrêta. Car ils sont fréquents dans ces endroits-là. Et alors il disait que sa mamelle ruisselait de lait. S'étant donc mis dessous (Gpeiselthon oun, ce oun est délicieux, et en effet, quoi de plus simple) et ayant tété, il fut satisfait. Et la bubale vint jusqu'à sa cellule, l'allaitant, lui, mais ne recevant pas son petit.

 

A part ce dernier trait — et encore l'excellente bête pouvait avoir des raisons que nous ne connaissons pas (1) — tout cela ne semble pas si merveilleux. Ce qui suit l'est encore moins.

 

(1) On dit communément dans les Pyrénées que la vache, une fois tétée par une couleuvre, repousse énergiquement les approches de son propre veau, soit qu'elle craigne la gloutonnerie beaucoup plus brusque de celui Yeti, soit pour un autre motif.

 

 

XXXIII

 

« Une autre fois encore, creusant un puits près de rejetons de sarments, il fut mordu par un aspic, animal capable de causer la mort. L'ayant alors saisi de ses deux mains, et l'ayant maîtrisé par les mâchoires, il le mit en pièces en disant : « Dieu ne t'ayant pas envoyé, comment as-tu osé venir (1) ? »

 

Le malheureux Packon, hanté par ses pensées de suicide, se couche tout nu dans une caverne de hyènes. Le soir venu, la famille, mâle et femelle, rentre à la maison ; ils aperçoivent ce visiteur inattendu, Je flairent de la tête aux pieds, le lèchent, puis ils pensent à autre chose. Quoi encore de plus naturel? Les fauves les plus féroces ne se trouvent pas toujours en posture de férocité. Eh! l'homme lui-même.... Mais finissons par la plus typique, la plus légendaire, j'en ai peur, aux yeux de certains, et à mon sens, la moins invraisemblable, la plus véridique de nos histoires.

 

Paphnuce, son disciple, nous racontait qu'un jour une hyène, ayant pris son petit qui était aveugle l'apporta à Macaire, et, ayant heurté de la tête la porte de la clôture, elle entra, lui étant assis dehors, et elle jeta à ses pieds le petit. Alors, le saint l'ayant pris, et lui ayant craché sur les yeux, fit une prière, et sur-le-champ il recouvra la vue. Et la mère, l'ayant allaité et pris, s'en alla. Et le lendemain, elle a apporté au saint une toison de grande brebis. Et ainsi la bienheureuse Mélanie m'a dit ceci : « C'est de Macaire que j'ai reçu cette

 

(1) Pallade-Lucot, pp. 126, 127.

 

XXXIV

 

toison-là en présent d'hospitalité. » Et quoi d'étonnant. Celui qui a adouci les lions par Daniel a rendu intelligente aussi (non, a humanisé aussi) la hyène (1) ?

Si c'est là une légende, on pourra douter de tout. Comme auteur et témoin, Macaire, un vrai saint; comme greffier Pallade, la probité même; entre les deux, Paphnuce et Mélanie, lesquels d'ailleurs n'ont pu se donner le mot; Macaire leur a raconté l'aventure en leur montrant la peau de mouton. Miracle ou non, peu importe. Et quand, par impossible, tout cela ne serait qu'une fable, en connaissez-vous une seule qui soit aussi bienfaisante parmi toutes celles de La Fontaine?

 

La fable, la voici, deux siècles plus tard, avec son attirail saugrenu qui nous oblige à être sceptiques :

 

L'abbé Jean Le Romain, disciple de l'admirable Jean le Sabaïte, me racontait ce qui suit.., Un porc-épic femelle apporta un jour son petit qui était aveugle, elle le tenait dans sa gueule et le déposa au pied du vieillard. Le saint, voyant qu'il était aveugle cracha à terre, fit de la boue, en frotta ses yeux et aussitôt il recouvra la vue. La mère s'approchant baisa la trace des pieds du vieillard, puis prenant son petit qui marchait, elle s'en alla en bondissant. Or voilà que le lendemain, la mère apporta dans sa gueule un gros chou qu'elle traînait à grand'peine, et le saint lui dit en souriant : « D'où apportes-tu cela? Tu l'as sans doute volé dans le jardin des Pères; je ne mange pas ce qui a été volé. Va donc, et reporte-le où tu l'as pris. » Et l'animal, comme s'il avait honte, prit le chou et le reporta dans le jardin d'où il l'avait enlevé (2).

 

(1) Pallade, 139, 141.

(2) F. Nau, Les Récits inédits du moine Anastase, Paris, 1903, II, 20, 21.

 

XXXV

 

La distance de la peau de mouton à cet affreux chou, c'est la distance même de la vérité au mensonge; pour ce moine puritain et sermonneur, on voit bien qu'il a lu Pallade, mais on voit encore plus clairement qu'il ne l'a pas compris, tant il est vrai que pour savourer l'Evangéliaire du désert, il faut n'avoir pas perdu, ou du moins avoir retrouvé, l'esprit des enfants.

 

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Jusqu'à la fin de l'ancien régime (1) ils n'ont pas moins enchanté les plus beaux génies que les âmes simples. Saint François de Sales s'épanouit deux fois quand il les évoque dans les Entretiens d'Annecy. Le disciple et le biographe de saint Thomas d'Aquin, Guillaume de Tocco, nous

 

(1) A toutes les époques on voit les grands spirituels sous l'influence directe des Pères du désert. Pour donner une idée de leur popularité, il n'y aurait qu'à noter les auteurs ou les saints qui n'ont pas profité de leur lecture. Citons cependant la demande du jeune Vianney écrivant à une famille d'Ecully : « Envoyez-moi les Vies des Pères du désert ! » Curieux rapprochement : vers la même époque Sénancour écrivait au bibliothécaire Van Pratt : « Je fais remettre à la bibliothèque les trois volumes des Vies des Pères du désert. » Cfr. André Monglond, Vies Préromantiques, Paris, 924,p. 1 27. Dans la 1ère édition du roman autobiographique d'Arthur, par Ulric Guttinguer, plus de cent pages étaient consacrées à des citations des Pères du Désert, que Sainte-Beuve avait fait lire à Guttinguer. Cf. la réédition d'Arthur dans la Bibliothèque romantique, Paris, 1925, et L'histoire et le roman d'une conversion. Alric  Guttinguer et Sainte-Beuve, par Henri Bremond, Paris, 1925.

 

XXXVI

 

apprend que son maître lisait chaque jour quelques pages des Conférences de Cassien. « Par cette lecture, disait le saint docteur, je renouvelle ma dévotion, après quoi je m'élève plus facilement aux spéculations doctrinales. » A ceux qui méprisent nos Pères, ou même simplement à ceux qui parlent d'eux sans amitié, soyez sûr qu'il manque quelque chose : aux premiers, l'instinct catholique, aux autres, l'imagination ou l'esprit. Il y a parmi les enfants, de précoces rationalistes qui ne goûtent ni les Mille et une nuits, ni même Robinson Crusoé. Il est vrai que si nous rencontrions aujourd'hui Paphnuce ou Macaire, sur les bords du Nil, d'abord ils nous feraient peur, mais à les suivre, à les écouter, cette première impression se dissipe aussitôt. Rien de plus humain, en vérité, que ces croquemitaines de l'ascèse, si j'ose ainsi m'exprimer. Hello, qui passe avec une aisance désolante, du sublime à l'enfantillage, ne les a vus que farouches et inimitables. « Entre les hommes d'alors et les hommes d'aujourd'hui, écrit-il, la différence est énorme. Moeurs, habitudes, tempérament, physique, tout a changé. La nature de nos tentations n'est plus la même. Les remèdes ont changé comme l'état des malades; mais nous ne devons pas plus nous étonner des rigueurs de nos Pères que de leur force physique ou des armures qu'ils portaient. » Il n'a donc pas su lire Climaque, Pallade et Cassien. Il n'a pas su voir, par exemple, que ce qui aujourd'hui nous étonne et nous épouvante, dans ces prouesses d'austérité qu'on nous raconte, étonnait déjà et épouvantait

 

XXXVII

 

les témoins eux-mêmes de ces prouesses, et au point de les irriter. L'aventure de Macaire d'Alexandrie, le recordman du désert, comme l'appelle Dom Butler, nous le montre bien :

 

Ayant entendu dire que les Tabennésiotes ont une magnifique règle de vie, il changea de vêtements et, ayant pris l'habit séculier d'un ouvrier, il monta en quinze jours à la Thébaïde... Étant venu dans le lieu d'ascèse des Tabennésiotes, il demanda leur archimandrite, du nom de Pakhome, personnage très expérimenté et qui avait un don de prophétie, mais à qui ne fut pas révélée l'identité de ce visiteur. S'étant donc trouvé en sa présence, il lui dit : « Je te prie, reçois-moi dans ton monastère... ». Pakhome dit : « Tu es bien vieux et il n'est plus temps pour toi de te mettre à l'ascétisme. Les frères sont des ascètes, tu ne supporterais pas leurs exercices; nous te scandaliserions bientôt et tu partirais en nous maudissant. » Et il ne le reçut ni le premier, ni le second jour, ni de toute la semaine. Mais, Macaire eut de la constance, et ayant gardé le jeûne pendant tout ce temps, il revint à la charge. « Reçois-moi, abbé, et si, d'aventure, je ne puis les imiter ni dans leurs jeûnes ni dans leurs exercices, ordonne que je sois jeté dehors. »

 

Bref, on l'accepta. Puis, à quelque temps de là, le carême ayant commencé,

 

il observa les pratiques différentes des moines : l'un ne mangeant que le soir,... l'autre au bout de cinq jours, un autre encore demeurant debout toute la nuit, mais s'asseyant durant la journée.

 

A cette fois, il les tenait.

 

Alors ayant fait tremper des feuilles de palmier en

 

XXXVIII

 

quantité, il se tint debout en un coin (oh! en évidence), et jusqu'à ce que les quarante jours fussent achevés et que Piques fût arrivé, il ne toucha ni à du pain, ni à de l'eau, il ne fléchit pas une fois le genou ni ne se coucha, ne prenant rien du reste, hormis quelques feuilles de chou, et cela le dimanche seulement, et pour se donner l'air de manger. Si parfois il sortait pour ses besoins, il rentrait aussitôt, sans avoir dit un mot à personne, sans avoir ouvert la bouche, toujours debout, en silence.

Humiliés, exaspérés par ce spectacle, les moines viennent faire une scène à Pacôme. « D'où nous as-tu sorti, pour notre honte, cet homme qui n'a déjà plus de corps? Chasse-le ou c'est nous qui partirons. » — Pacôme, qui ne s'était douté de rien, vaquant à ses propres pénitences, sans s'occuper de celles d'autrui, — détail charmant et plein de leçons, —une fois mis au courant

 

pria Dieu, afin qu'il lui fût révélé qui était cet homme extraordinaire. Cela lui fut donc révélé. Alors, l'ayant pris par la main, il l'amène dans la maison de prière où était l'autel, et il lui dit : « Allons, beau vieillard : Tu es Macaire et tu t'es caché de moi. Depuis tant d'années que j'aspirais à te voir! Merci! d'avoir. fait sentir ta poigne à mes petits enfants ; désormais ils auront beau se mortifier, la tentation ne leur viendra plus de se prendre pour des héros.

« Maintenant tu n'as plus qu'à rentrer dans ton pays, car tu nous a suffisamment édifiés. Prie pour nous, adieu. »

 

Ainsi congédié Macaire s'éclipsa (1).

 

(1) Pallade-Lucot, pp. 128-131. — Comme Dom Quentin — qui cite ce long et fameux chapitre de L'Histoire Lausiaque, dans son étude — très belle — sur La vie religieuse de l'anachorète, du cénobite et du moine bénédictin (Revue de Philosophie, 7 oct. 1912) — je me résigne, en maugréant — à emprunter la traduction littéralissime de Lucot. Ce qu'on trouvera cependant de moins solennel, sinon, ce qu'à Dieu ne plaise, de plus impertinent dans notre texte, est de mon cru. Comment ne pas céder à la tentation de souligner le vrai caractère de cette scène? Il me semble d'ailleurs que le grec de Pallade me permet ces petites licences. On me dira : que ne preniez-vous la peine de traduire vous-même tout le passage? Paresse? Non; scrupule plutôt. Le Pallade de M. Lucot est sans doute plus bégayant, et, si j'ose dire, plus bénêt que nature, mais je crains bien que le Pallade en chair et en os n'ait manqué d'humour plus qu'il n'est permis à un Père du désert. Qu'il paraît morne, et dull, à côté de Cassien, voire béat! Chose curieuse il ne devient jovial que dans ses accès d'acédie; il se permet alors, pour mieux se moquer de lui-même, des plaisanteries assez grosses. Ainsi, lorsque Jean de Lycopopolis, sachant que Pallade serait un jour élevé à l'épiscopat, le tâte à ce sujet, et le prépare : « Ensuite, il me dit... faisant le gracieux : « Veux-tu devenir évêque? » — Je lui répondis : « Hé, ne le suis-je pas déjà? » — « Oh! oh l et de quel diocèse? » — Je répondis : « Le diocèse des cuisines, des caves, des tables et de la vaisselle : c'est là que je pontifie, et s'il arrive qu'il y ait du petit vin qui aigrisse, je le mets à part, et je bois le bon. Je suis aussi évêque de la marmite, et s'il manque du sel ou un des assaisonnements, je l'y mets et assaisonne, après quoi, j'avale le tout. Tel est mon épiscopat, c'est la gourmandise qui m'a ordonné. » Il me dit avec un sourire : « Quitte les plaisanteries. Tu seras ordonné évêque pour de bon... » (Lucot, p. 243). Entre nous, il n'était pas peu fier de ce good joke, et il a dû le resservir quelques centaines de fois. Inutile d'ajouter qu'ici encore je me suis permis quelques libertés dans la traduction.

 

XXXIX

 

Hello frémit. Quarante jours immobile, silencieux, à regarder pour toute nourriture, trois feuilles de chou! Prenez donc l'esprit du Désert,

 

XLI

 

comprenez que le vrai héros de cette aventure, c'est Pacôme et non Macaire. Les folles prouesses qu'on nous raconte sont en fonction, si l'on peut dire, de l'apophtegme qu'elles ont provoqué, et qui les juge, les met au point. Au lieu de « Tu nous as suffisamment édifiés », que n'ai-je osé traduire : « On t'a assez vu ! » Pacôme n'a vraiment souci que de l'intérieur. Pour lui le tort de ses frères n'est pas l'impossibilité où ils se trouvent d'égaler l'ascète prodige; il est uniquement dans les sentiments d'envie, puis de colère et de désespoir où les plonge le spectacle de ces « performances ». Pour Macaire, s'il n'a garde de le condamner, il ne le loue pas non plus. Il le regarde avec un sourire qui en dit assez long. A la place de Macaire, il me semble que je serais sorti de l'église, moins triomphant qu'il n'y est entré. En tous cas Macaire parti, Pacôme ne changera rien, ni à ses pratiques personnelles, ni à ses leçons.

Non, ce n'était pas si terrible. Disons plutôt qu'alors comme aujourd'hui il n'y avait de vraiment terrible que le combat spirituel, la lutte contre des passions qui n'ont pas changé, quoi que prétende Hello, l'effort, vers cette charité parfaite dont l'Evangile et saint Paul ont fixé, une fois pour toutes, le programme. Menu, logement, exercices de mortification, tout ce détail indispensable au pittoresque de nos récits et à, leur poésie de surface, n'a de valeur profonde et durable que symbolique. Une autre page classique de Pallade nous conduit par un chemin différent à la même conclusion;

 

XLI

 

c'est l'histoire de Paul le Simple, ce bon vieillard qui, ayant réalisé vivement le néant des choses humaines, « s'en détache comme naturellement », écrit Dom Quentin, et se trouve dès ses premiers pas dans l'ascétisme, au niveau des moines les plus héroïques. Je m'en tiens à la traduction littérale de M. Lucot, légèrement modifiée par Dom Quentin :

 

Paul, un paysan cultivateur, excessivement simple et sans malice, fut uni à une femme très belle, mais dépravée dans ses moeurs, laquelle lui tacha ses fautes pendant très longtemps. Donc, étant revenu soudain d'un champ, Paul les surprit, la Providence le guidant vers ce qui devait lui être avantageux. Et, s'étant mis à tire discrètement, il les apostrophe et dit : « C'est bien, c'est bien. En vérité je n'en ai pas de souci. Par Jésus, je ne la prends plus. Va, garde-la ainsi que ses petits enfants, car moi je me retire et je me fais moine. s Et n'ayant rien dit à personne, il se hâte de remonter huit relais, s'en va vers le bienheureux Antoine et frappe à la porte. Antoine sort et l'interroge : « Que veux-tu ? » Il lui dit : « Je veux devenir moine. » Antoine répond et lui dit : Nomme vieux de soixante ans, tu ne peux pas devenir moine ici : va plutôt au village, travaille et vis une vie d'ouvrier en rendant grâce à Dieu, car tu n'es pas capable de supporter les tribulations du désert. » Le vieillard répond de nouveau et dit : « Si tu m'enseignes quelque chose, je le fais. » Antoine lui dit : « Je t'al dit que tu es vieux et que tu n'es plus capable. Si tu veux absolument devenir moine, va-t'en dans une communauté où les frères sont nombreux et pourront supporter ta faiblesse, car moi, je réside seul ici et je ne mange que totales cinq jours lorsque la faim m'y oblige. » Par ces paroles et d'autres semblables, il écartait Paul; et comme il ne voulait pas le recevoir, après avoir fermé

 

XLIII

 

la porte, il ne sortit pas pendant trois jours à cause de lui, même pour ses besoins. Mais Paul ne se retira pas. Or, le quatrième jour, les besoins l'y forçant, Antoine sortit et dit de nouveau : « Va-t'en d'ici, vieillard. Pourquoi essaies-tu de la pression sur moi ? Tu ne peux pas rester ici. » Paul lui dit : « Il m'est impossible de mourir ailleurs qu'ici. » Alors, Antoine l'ayant considéré et ayant vu qu'il ne portait pas de quoi se nourrir, ni pain ni eau, et qu'il y avait quatre jours qu'il tenait bon à jeun : « De peur, dit-il, qu'il ne meure et n'entache mon âme s, et il l'admet. Or, Antoine adopta en ces jours-là un régime comme jamais il n'en avait suivi, même dans sa jeunesse. Et ayant trempé des feuilles de palmier, il lui dit : « Prends, tresse de la corde tout comme moi. » Le vieillard en tresse jusqu'à none, quinze brasses, et il se donna de la peine. Antoine regarde alors, fait le mécontent et lui dit : « Tu as mal tressé : défais, et tresse depuis le commencement. » Quoique Paul fût à jeun et âgé, il lui imposa cette tâche rebutante, afin que le vieillard impatienté prît la fuite, mais Paul défit et de nouveau tressa les mêmes feuilles quoiqu'elles fussent plus difficiles à manier, parce qu'elles étaient ridées. Or, Antoine ne l'ayant vu ni murmurer, ni se décourager, ni s'indigner, fut touché de compassion. Et le soleil ayant baissé, il lui dit : « Veux-tu que nous mangions un morceau de pain? » Paul lui dit : « Comme il te plaît, abbé. » Et cela fléchit de nouveau Antoine, de voir qu'il n'accourait pas avec ardeur à l'annonce de la nourriture, mais qu'il en rejetait sur lui la faculté. Ayant donc mis la table, il apporte des pains. Et Antoine ayant pesé les pains biscuités à raison de six onces chacun, il en trempa un pour lui-même, car ils étaient secs, et trois pour Paul. Et Antoine entonne le psaume qu'il savait, et l'ayant psalmodié douze fois, il fit une prière douze fois, afin d'éprouver Paul. Mais celui-ci de son côté s'unissait avec ardeur à la prière, car, à ce que je pense,

 

XLIII

 

il eût préféré paître des scorpions plutôt que de vivre avec une femme adultère. Cependant, après les douze prières, le soir étant avancé, ils s'assirent pour manger. Or, Antoine ayant mangé l'un des biscuits, ne toucha pas à un autre. Mais le vieillard, qui mangeait plus lentement, en était encore à son petit biscuit. Antoine attendait qu'il eût fini, et il lui dit : « Mange, petit père, encore un autre biscuit. » Paul lui dit : « Dans le cas où tu en manges, je le fais aussi; mais si tu ne manges pas, je ne mange pas non plus. » Antoine lui dit : « Cela me suffit, car je suis moine. » Paul lui dit : « Il me suffit également, car moi aussi je veux devenir moine. » Antoine se lève, et fait douze prières et psalmodie douze psaumes; il dort un peu du premier sommeil, et de nouveau s'éveille pour psalmodier au milieu de la nuit jusqu'au jour. Alors, comme il voyait que le vieillard l'avait suivi avec ardeur dans son régime, il lui dit : « Si tu peux ainsi jour par jour, reste avec moi. » Paul lui dit : « En vérité, si parfois il arrive qu'il y ait quelque chose de plus, je ne sais pas; mais ce que j'ai vu, je le fais bien dextrement. » Le jour suivant Antoine lui dit ; « Voici que tu es devenu moine. »

 

« Telle est la vocation, conclut Dom Quentin : un premier renoncement. Le simple et beau récit de Panade nous fait voir que la vie de l'anachorète était la suite logique de ce premier pas. » Logique sans doute, mais aussi facile. C'est du moins l'impression que nous laissent plusieurs de ces vieilles histoires; de là vient, en grande partie peut-être, leur étrange séduction.

On croirait que vraiment il n'en coûte rien, que le premier venu en ferait autant. Possunt quia posse videntur. Tertullien parle d'âmes naturellement chrétiennes. A en, juger par le prodigieux succès

 

XLIV

 

de la littérature désertique, beaucoup d'âmes seraient aussi naturellement monacales.

Pour nous apprivoiser, du reste, on prend soin de nous rappeler sans cesse que l'âge d'or de l'ascétisme est déjà passé. Peu de générations séparent nos Pères des premiers moines, et cependant, on croirait à les entendre que les géants — j'allais dire que les burgraves — appartiennent aux temps fabuleux. Non qu'ils se lamentent sur la décadence du monde chrétien, comme feront plus tard les jansénistes; au contraire, ils se résignent paisiblement à n'être plus que de pauvres hommes, et ils pensent que, tels qu'ils sont, Dieu saura bien les sanctifier sans exiger d'eux l'impossible. A l'ange qui lui dicte la règle des cénobites, Pacôme fait observer que le rôle des prières obligatoires lui paraît bien peu chargé. Et l'ange, qu'on dirait qui a lu l'Introduction à la vie dévote, de répondre Mais, bien entendu; c'est là précisément ce que je veux. Eh ! ne faut-il-pas que les petits, tous mikrous, viennent au bout des obligations communes, sans être désolés ou accablés. Les parfaits se tireront bien d'affaire; ils n'ont pas besoin de règles. Dans les instructions que je te donne, je pense surtout à la foule des faibles; quand même se bornant à remplir l'ensemble de leurs observances, ils feraient figure de simples domestiques, dans la maison du Seigneur, je veux leur épargner les tortures d'une mauvaise conscience, contrainte, impuissante et découragée (1). »

 

(1) Pallade-Lucot, p. 219. Je me suis permis, mais à peine, de paraphraser.

 

XLV

 

Pacôme — je l'ai déjà insinué — c'est déjà François de Sales, autant dire la perfection, autant dire l'exception. Les autres ne l'égaient pas. Il y en a de plus ou moins rébarbatifs, Saint-Cyranesques, s'il est permis de parler ainsi. Mais que l'incomparable Pacôme soit resté dans les imaginations du désert comme le directeur modèle, idéal, voilà le trait significatif et qui donne sa. vraie couleur à toute cette littérature. Aussi bien est-ce là peut-être la suprême originalité de nos moines, et le plus déconcertant de leurs miracles. Si fort qu'on les aime, nous ne songeons pas, et pour cause, à les élever au rang des Pères ou des Docteurs de l'Eglise; mais que vais-je dire, spéculatifs, intellectuels, quel besoin aurions-nous de leurs leçons. Nous avons les Irénée, les Athanase, les Augustin. Mais les Pères du désert ont, sinon créé de toutes pièces — et qui sait? — du moins organisé, construit, comme nul ne l'avait fait avant eux, et d'une telle manière que la, postérité n'aura presque rien à ajouter à l'édifice, cette chose magnifique, ars artium, « l'art céleste d'enchanter les maux d'autrui », comme disait Cassien (1), en un mot

 

(1) Conf. XVIII, 17. Le page est si belle, elle justifie si bien à elle seule ce qu'on aient de dire, que je ne résiste pas au plaisir de la citer : « Les vices les péchés de la cuir, qui sont des serpents qui empoisonnent nos âmes, sont moins dangereux que l'envie. Car encore qu'étant fragiles comme noms sommes, nous en soyons blessés plus aisément. nous sa semeuses aussi bien plus aisément guéris. Les marques même de la plaie qu'ils font, paraissent sur notre corps... Néanmoins si un homme vraiment spirituel et qui sait cet art céleste d'enchanter les maux des autres, y applique l’antidote et le contre-poison de la parole divine, il arrêtera le cours de ce poison si mortel, et empêchera qu'il ne tue. » Pour avoir une telle confiance dans l'efficacité de la direction, quels insignes, quels directeurs miraculeux n'aura-t-il pas rencontrés?

 

XLVI

 

la direction des âmes. Est-il un doctorat qui l'emporte sur celui-là? Vous pensez que je me monte la tête? Laissons parler de calmes savants, le Père Rousselot, par exemple : « Ceux qui sont familiers avec l'ascèse catholique, telle qu'aujourd'hui encore elle s'enseigne, et qui la comparent à celle du désert, sont surpris de la conformité parfaite et souvent littérale des deux enseignements. Sans doute il n'y a pas là simple coïncidence, mais aussi influence directe : les maîtres plus modernes de la vie spirituelle se sont formés à l'école des vieux moines. On ne peut nier pourtant que le changement eût dû être plus notable, s'il n'y avait eu chez les premiers maîtres beaucoup de finesse et de largeur d'esprit (1) », si dans la seconde Pentecôte, ces illettrés n'avaient reçu pour leur partage le génie de la direction (2).

 

Henri BREMOND.

 

 

(1) Christus, p. 804-805.

(2) Je veux encore citer les belles paroles d'un évêque bénédictin, Mgr Ullathorne, l'ami et le protecteur de Newman : « Les maximes profondes de sagesse et d'expérience recueillies des lèvres des moines égyptiens par des plumes respectueuses ont éclairé jusqu'à nos jours le peuple chrétien. Ces Pères ont exercé dans leurs solitudes une grande mission, non seulement en priant pour les besoins du monde, mais par un vaste apostolat d'instruction et d'édification pour les siècles à venir. Les livres spirituels de tous les ordres religieux, brillent de la lumière de leur sagesse; et les manuels de piété qui jusqu'à ce jour guident les personnes pieuses vivant dans le monde sont parsemés de leurs saintes maximes. Les milliers et les milliers de femmes pieuses, qui, de nos jours dans les communautés actives, se livrent à de rudes travaux pour Dieu et pour les pauvres, ont reçu pour une bonne part, leur formation de ces Pères contemplatifs des déserts orientaux. » Cité par Dom Butler, Le monachisme Bénédictin, traduction Ch. Grolleau, Paris, 1924, p. 119. Dom Butler lui-même, l'éditeur de Pallade, le meilleur des juges, dit à propos des deux conférences de Cassien, source principale de tout ce qui touche à la spiritualité proprement dite dans les règles de saint Benoît : « Dans les deux merveilleuses conférences... la théorie et la pratique de la prière sont développées avec une abondance, une élévation, et un sens pratique qui n'ont jamais été dépassés. »

 

XLVII

 

Les Sources

 

A travers tous les chapitres on rencontrera, mises en bonne place, des paroles et sentences où est condensée la sagesse des premiers maîtres. Elles sont aptes, aujourd'hui. encore, à frapper et à saisir les esprits. De plus cette première expression de la doctrine spirituelle est à comparer avec les développements ultérieurs. Nous les empruntons aux divers recueils reproduits dans les patrologies. Viennent ensuite plusieurs témoins.

 

NOTE

 

Ce livre avait été annoncé comme l'oeuvre commune de Jean, d'André et de Henri Bremond. Mais, trop éloignés les tins des autres, nous avons bientôt dû, après divers essais de collaboration à distance, abandonner le gros de la besogne à mon frère Jean, mon frère André se réservant toutefois le parallèle entre les Pères du Désert et les Stoïciens, et moi d'écrire l'introduction. Chemin faisant, ce travail sur les Pères du Désert et le Stoïcisme a pris de telles proportions qu'a notre vif regret il nous a fallu renoncer à le publier ici.

 

XLVIII

 

Nommons le premier, saint Athanase. C'est le premier saint qui ait écrit une vie de saint. Il l'a apportée à notre monde latin comme le premier message de l'Orient monastique et le nom de son héros a gardé une place d'honneur dans tous les calendriers. Dans la vie de saint Antoine et dans la manière d'en faire ressortir les leçons, nous pouvons voir les relations naturelles entre la pureté du dogme et l'orthodoxie ascétique, l'influence réciproque du défenseur de la vraie foi et du docteur spirituel, le sens du respect de la hiérarchie chez saint Antoine et l'humilité du grand docteur qui se fait le disciple d'un moine.

La vie de Pacôme, qui a été bien moins répandue, nous fait mieux connaître l'esprit qui soutenait l'ardeur des moines. Mgr Ladeuze a établi l'autorité de ce document rédigé peu après la mort du saint par un moine dont le nom est inconnu, et il a mis à jour la vanité des accusations élevées contre les cénobites.

De la valeur de l'Histoire Lausiaque (1) nous avons en Dom Butler le plus sûr garant. Cette oeuvre est le vrai type des Vitae Patrum : rien qui sente l'école, aucune préoccupation de méthode, pas d'ambition littéraire; il ne paraît pas avoir connu la tentation de devenir le panégyriste d'un

 

(1) L'auteur, Pallade, un Galate, a fait deux séjours en Egypte. Il y vint en 388 étudier la sainte philosophie et y resta jusqu'en 399. Consacré en 406 évêque d’Hélénopoiis en Bithynie, il défend saint Jean Chrysostome. Exilé à Syène (Assouan) en 406, il passe encore 6 ans en Egypte. :Retourné en Galatie, il écrit vers 420 l'histoire qu'il dédie à Lauses, chambellan de Théodose II.

 

XLIX

 

héros, de tout trouver dans sa vie et ses paroles. Trois pages à ceux de Nitrie, une à Amon, quelques lignes à Apollon, etc... après les médaillons de Pachon et d'Etienne, des géants de l'ascèse, une suite d'illusionnés, Valens, Héron, la vierge déchue... L'art de l'hagiographie exhaustive n'est pas encore découvert. Ayant en vue notre profit moral, nous n'en faisons pas de reproche à Pallade; d'ailleurs l'air d'honnêteté, de franchise, d'indépendance du public qu'on respire dans ces pages nous donne confiance aux récits et nous font connaître des exercices de vertu qui confondent nos timides essais d'ascèse.

Les voyages d'études et les stages de Pallade ont duré 17 ans; l'auteur de l'Histoire des moines en Egypte n'a pas fait un si long séjour.

Nos aïeux ont lu ce voyage sous le nom de Ruffin, on nous dit aujourd'hui que Ruffin n'est qu'un traducteur. Mais il avait parcouru les mêmes lieux, connu plusieurs des héros et il pouvait contrôler les récits qu'il mettait en latin. Le rapprochement avec Pallade nous donne de nouvelles garanties.

Dans le même genre littéraire, Théodoret nous a donné un document précieux sur la propagation de l'esprit de nos Egyptiens dans le Liban et sur les bords de l'Oronte. S'il nous expose des procédés nouveaux, des tactiques spirituelles plus singulières, des interventions miraculeuses plus fréquentes, ces différences ne vont pas contre l'unité de la doctrine. Nous ne quittons pas d'ailleurs le terrain ferme de l'histoire, Théodoret est contemporain

 

L

 

et souvent témoin direct de ce qu'il raconte.

Avec Cassien, nous avons la même sécurité; lui aussi rapporte ses expériences, mais la manière a changé, ses Institutions ont l'aspect d'un traité, et les fameuses Conférences ont déjà le ton des ouvrages de piété (1). Cassien est en vérité le père de notre littérature spirituelle. Il résume avec l'autorité d'un grand maître les leçons du désert d'Égypte, tous les écrivains dépendent de lui, saint Thomas n'est que commentateur de cette Somme d'Ascétisme.

Que la direction et les règles de la dévotion et de la ferveur aient été si rapidement fixées, le fait mérite l'attention autant pour l'honneur du fondateur de Saint-Victor que comme une marque de la sûreté de l'instinct catholique.

Cassien fait parler les moines qu'il a entendus à Panéphyse à Nitrie, aux Cellules. Il recourt à

 

(1) Jean Cassien, mort vers 435. On n'est pas d'accord sur sa patrie (Scythie, Bas-Danube, Palestine, Provence?). Moine à Bethléem avec son ami Germain, ils se rendent en Egypte auprès des grands solitaires. Ils visitent la Basse-Egypte et demeurent surtout à Scété. Il ne semble pas qu'ils aient été en Thébaïde. Ils reviennent faire un court séjour à Bethléem, pour se dégager de la promesse qu'ils avaient faite de retourner à leur premier monastère et regagnent Scété. Ensuite ils se rendent à Constantinople et sont parmi les défenseurs de saint Jean Chrysostome, qui ordonne Cassien diacre. Ils portent au pape les lettres du clergé de Constantinople en faveur de son évêque. Cassien est ordonné prêtre à Rome. On le trouve ensuite à Marseille où il fonde le monastère de Saint-Victor et un monastère de femmes. C'est là qu'il a écrit les Institutions, les Conférences, et, à la prière de saint Léon, les livres De Incarnalione Christi contre Nestorius.

 

LI

 

un artifice littéraire en disposant les matières en 24 entretiens. Qu'il ait usé d'une certaine liberté en répartissant les sujets entre les maîtres, qu'il ait attribué à Daniel ce qu'il avait reçu d'Isaac, cela ne nous trouble guère. Ce que nous affirment la sainteté de l'auteur, le ton du récit, la concordance avec les autres dépositions c'est que nous avons dans Cassien un témoin irrécusable de la doctrine du désert.

Avant les Conférences, Cassien avait écrit les Institutions qui traitent de la vie extérieure et de la discipline du monastère. Cet ouvrage, qui a eu moins de popularité dans les temps modernes, nous a fourni de précieux documents.

Saint Basile et saint Jean Chrysostome sont déjà présentés dans notre collection. Cependant quelques citations signaleront l'intérêt d'une étude comparative.

Par contre, Dorothée et saint Jean Climaque apportent d'importantes contributions. Postérieurs à Cassien, ils sont de la même école.

Dorothée (1) nous a laissé des Instructions, modèle des exhortations et des petits traités spirituels. On y remarque l'esprit de douceur et de discrétion

 

(1) Nos lecteurs rencontreront plusieurs Dorothée Égyptiens. L'auteur des Instructions est né à Antioche. Formé par Barsanuphe, célèbre reclus, avec qui il communiquait par Jean le prophète, fondateur d'un hôpital, puis d'un monastère près de Gaza, les circonstances de sa vie offrent une riche matière à l'historien des moines d'Orient. Il a prononcé ses exhortations entre 540 et 560. Cfr. S. Vailhé dans le Dictionnaire de Théologie et dans les Echos d'Orient.

 

LII

 

que saint François de Sales a, pour ainsi dire, canonisé.

Dans l'Echelle de Climaque (1) les sujets ne sont pas présentés avec le même développement suivi. C'est à chaque degré une collection de traits, de maximes, de conseils, l'ensemble est comme une encyclopédie d'apophtegmes. On notera chez lui le progrès réalisé dans l'expression du sentiment mystique. Nos citations corrigeront l'impression laissée par les passages de Climaque sur les pénitents de la Prison, les macérations qui s'y pratiquaient et l'esprit de crainte et de terreur qui y dominait. Arnaud lui-même éprouve de la gêne devant le tableau de ces excès. Si au lieu de faire ce choix exclusif, on élimine ces pages, on ne détruit pas l'unité de l'ouvrage et on apprécie une doctrine, où la note de sévérité est accentuée, mais qui est encore empreinte de discrétion.

Nous utilisons moins le Pré Spirituel qui attire l'attention plus sur les miracles que sur la doctrine, non sans donner des signes de la crédulité de Moschus (2), son auteur. Cependant il nous renseigne sur l'esprit des moines de son temps. En le rapprochant des oeuvres de Dorothée et de Climaque

 

(1) Jean qui a pris son surnom de Climaque du titre de son ouvrage, l'Échelle du Paradis, est peu connu. Même sur les dates de sa vie, les savants ont des opinions très divergentes. Mgr Petit l'identifie avec Jean le Scolastique, qui serait né vers 550 et se serait fait moine vers 590. Cfr. son article dans le Dictionnaire de Théologie.

(2) Jean Moschus mort à Rome vers 620. Il rapporte les exemples de vertu recueillis dans ses visites à de nombreux monastères de Syrie, de Palestine et d'Égypte.

 

LIII

 

on est prêt à réviser le jugement couramment reçu qu'après le concile de Chalcédoine l'ordre monastique était en pleine décadence.

Le plus grand nombre des textes sont pris des traductions du XVIIe siècle (Cassien traduit par Saligny-Fontaine, Climaque et les Vies des Pères par Arnaud d'Andilly, Dorothée par Rancé).

Nous les avons choisies pour la beauté et l'ampleur de la phrase et pour leur saveur archaïque.

Parmi les traductions plus récentes, signalons celle de Cassien par Dom Pichery, qui, entre autres mérites, a celui de suivre l'édition de Petschenig.

 

Le plan du recueil.

 

Comment tracer notre itinéraire à travers cette vaste et parfois broussailleuse littérature?

Nous avons eu dessein d'arrêter un plan qui satisfasse notre sens de l'ordre et qui ne dissipe point le charme propre de ces leçons, où nous puissions nous mouvoir et nous retrouver sans réduire violemment cet enseignement libre et familier à un cadre systématique.

Les vues d'ensemble que nous donnons au départ ne pourraient pas, même si nous nous y arrêtions, s'intituler morale fondamentale. La pensée de discuter le fondement de l'obligation ne s'est pas présentée, mais les principes qui se dégagent et se formulent, l'ébauche de théorie, ont encore une valeur pratique. Où allons-nous? Quel est le but de la vie? Voilà ce qui détermine l'objet des leçons morales (ch. I).

 

LIV

 

Il était nécessaire de bien montrer l'orientation générale de la pensée des Pères, pour définir et restreindre la portée de la définition : ils sont des athlètes. La lutte est la condition du succès d'une vie humaine, elle n'est pas elle-même une fin dernière, elle est dominée par des principes supérieurs qui font reconnaître les erreurs à combattre, les buts de guerre plus précis, les ressources et les modalités du combat (ch. II).

Après cette introduction théorique qui correspond aux premiers traités de l'Ethique, nous entrons dans la morale appliquée. Nous suivons l'ordre historique de la conversion et du progrès.

La première démarche est l'éloignement du monde; les raisons de la première séparation subsistent et demandent l'effort, même dans la solitude, l'amour du silence, l'affection à la cellule. Renoncer au monde, à sa conversation, au mouvement des affaires et des plaisirs, ne suffit pas; le solitaire n'emporte rien dans sa fuite, il se condamne au complet dénuement. Et la renonciation faite, il aura encore à surveiller les tendances de l'esprit propriétaire et de l'attachement aux biens (ch. III).

Il ne suffit pas au solitaire de se soustraire à l'emprise de l'ennemi, il doit prendre l'offensive. C'est le chapitre des austérités, celui qui a de tout temps le plus étonné et celui qu'on a le mieux retenu (ch. IV).

Cependant, des ennemis plus dangereux et moins saisissables subsistent. Lorsque le corps est dompté, l'ascète voit s'étendre à perte de vue les steppes

 

LV

 

l'entraînent l'amour-propre, la vanité, la superbe, usant de tactique tour à tour fuyante ou audacieuse (ch. V).

Dans cette lutte sans relâche, il y a danger que l'esprit exalté ne s'égare en des entreprises folles et des efforts stériles, aussi dans leur programme d'entraînement et d'exercice continuel, les ascètes mettent-ils la pratique d'une vertu inséparable des autres, la discrétion (ch. VI).

La discrétion garde du repli égoïste sur soi-même; l'ascète oublie l'esprit du siècle, mais non les besoins que son prochain a de son aide. L'estime que les Pères ont de la charité, aussi bien que de la discrétion convainc plus pleinement qu'ils ont l'esprit de la morale chrétienne. On aime à voir ces ennemis de la chair, pressants, tranchants, ardents dans la prédication de la charité, et en même temps capables des applications les plus délicates (ch. VII).

Donner ses soins au prochain n'est donc pas retourner ni regarder en arrière, c'est continuer la marche en avant, d'autant que la pratique de cette vertu ne va pas sans l'abnégation; c'est continuer son ascension; aussi bien traiter de la charité c'est déjà traiter des devoirs envers Dieu. Sous le titre de la prière, nous étudions non seulement un devoir de louange et de demande auquel on peut satisfaire en quelques moments de son existence, mais la tendance vers la parfaite union à Celui qui est notre fin dernière, esprit qui inspire, confirme, résume toutes les tendances vers les fins particulières (ch. VIII).

 

LVI

 

Bibliographie.

 

Nos lecteurs n'attendent pas une bibliographie savante des Pères du Désert. Nous nous bornons à indiquer les oeuvres auxquelles nous avons fait des emprunts nombreux ou importants. Nous les citons d'après Migne.

Migne a réédité aux tomes 73 et 74 de la Patrologie latine les Vitae Patrum de Rosweyde. Là se trouvent des ouvrages déjà contenus dans la Patrologie Grecque ou dans la Patrologie Latine. Pour plus de simplicité et commodité nous renvoyons à ces tomes 73 et 74.

Les divisions en chapitres et paragraphes correspondent ordinairement à celles des Patrologies. Climaque fait exception; la division en paragraphes adoptée dans la traduction d'Arnaud d'Andilly n'existe pas dans l'édition reproduite au tome 88 de la Patrologie Grecque.

Nous donnons ensuite la liste de quelques ouvrages dont nous nous sommes servis plus souvent ou dans lesquels on trouvera l'indication de nombreux auteurs. Nous indiquons à la suite d'un titre l'abréviation dont nous nous servons dans les références.

 

Patrologie Grecque = P.G.

Patrologie Latine = P.L.

Vitae Patrum = V.P.

Vita Beati Antonii Abbatis, auctore Sancto Athanasio P.L., 73. = Vit. Ant.

 

LVII

 

Vita Sancti Pachomii Abbatis Tabennensis. P. L., 73. = Vit. Pac.

Vita Sancti Pauli Eremitae, auctore. Divo Hieronymo, P. L., 23. = Vit. Paul.

Vita Sancti Hilarionis Monachi, auctore eodem. P. L., 23. = Vit. Hil.

Divi Hieronymi Epistolae. P. L., 22.

Rosweyde a publié ce qui a trait à sainte Marcelle sous le titre Vita Sanctae Marcellae, viduae. Cette vie n'est pas reproduite au tome 73 de Migne, pas plus que les vies de Paul et d'Hilarion. Mais on y trouve les notes de Rosweyde.

Vita Sancti Joannis Eleemosynarii. P. L., 73. = Vit. S. Joan.

Dom Cuthbert BUTLER, The Lausiac History of Paradsus. Texas and Studies. Cambridge, 1898 et 1904.

A. LUCOT, L'Histoire Lausiaque. Texte grec, introduction et traduction française. Textes et documents pour l'étude historique du christianisme. Paris, 1912.

Les Vitae Patrum reproduisent plusieurs textes de L'Histoire Lausiaque qui ont été définitivement condamnés par Dom Butler, mais on y trouve en dernier lieu un texte qui d'après Butler est assez près de l'original. C'est le Heraclidis Paradisus auquel nous renvoyons. P. L., 74. = Heracl

Philoteus sive Theophiles auctore Theodoreto Cyri Episcopo. P. L., 74. = Theod.

Apophthegmata Patrum. P. G., 65. = Apoph.

Verba Seniorum auctore probabili Ruffino Aquileensi. P. L., 73. =

Ruffin.

Verbe Seniorum auctore graeco incerto interprete Pclagio. P. L., 73. = Pelag

Verba Seniorum auctore graeco incerto interprete Joanne. P. L., 73. = Joan.

Verba Seniorum auctore graeco incerto interprete Paschasio. P. L., 73. = Pasch.

Historia Monachorum in Egypto. P. L., 21. = H. M.

Joannis Cassiani Abbatis Massiliensis de coenobiorum Institutis libri XII. P. Z., 49. = Inst..

Joannis Cassiani Abbatis Massiliensis Collationes XXIV. P. L., 49. = Coll.

Diadochi Episcopi Photices... Capita centum de perfectione spirituali. P. G., 65. = Diadoque.

 

LVI

 

Pratum Spirituale auctore Joanne Moscho P. L., 74. = Moschus.

Sancti Patris nostri Dorothoei Expositiones et Doctrinae diversae. P. G., 88. = Dorothée.

Sancti Patris nostri Climaci Scala Paradisi. P. G., 88. = Clim.

Après chaque texte est indiqué l'ouvrage d'où il est tiré

suivant la notation abrégée marquée ci-dessus, avec les titres,

chapitre, etc... Vient ensuite la référence à la Patrologie.

Par exemple : Inst. I, 1. P. L., 49. 59 doit être lu :

Institutions de Cassien, Livre 1, Chapitre      se trouve dans la

Patrologie Latine, tome 49, page 59.

Traductions.

 

Les Vies des saints Pères des déserts, traduites en français par M. ARNAUD D'ANDILLY. Tomes I et II, à Paris, chez Louis Josse, 1733.

Les Institutions de Cassien, traduites en français par le Sieur DE

SALIGNY (Fontaine), à Paris, chez Charles Savreux, 1667.

Les Conférences de Cassien, traduites en français par le Sieur DE

SALIGNY, à Paris, chez Charles Savreux, 1665.

Les Instructions de saint Dorothée, Père de l'Eglise grecque, traduites du grec en français, à Paris, chez François Muguet, 1686,

L'Echelle Sainte ou les degrés pour monter au ciel composés par

saint Jean Climaque, traduite du grec en français par M. ARNAUD D’ANDILLY, à Paris, chez Pierre le Petit, 1678.

Jean CASSIEN, Conférences avec des Pères du désert. Traduction

nouvelle par Dom Pichery, Saint-Maximin, 1921.

 

Quelques ouvrages à consulter sur les Pères du désert.

 

TILLEMONT, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique, Paris, 1700 et s., chez Charles Robustel.

BULTEAU, Essai de l'Histoire Monastique d'Orient, Paris, Billaine, 1680.

 

LIX

 

MARIN, Vies des Pères des déserts d'Orient, Avignon, Niel, 1761. DUCHESNE, Histoire ancienne de l'Eglise, tome II, Paris, 1908.

MOURRET, Les Origines chrétiennes, Paris, 1908.

POURRAT, Histoire de ta Spiritualité chrétienne, tome I, Paris.

Dom BESSE, Les Moines d'Orient antérieurs au concile de Chalcédoine, Paris, 1900.

 

 

LES PÈRES DU DÉSERT

 

CHAPITRE PREMIER : PRINCIPES PREMIERS PREMIÈRES FORMULES

 

Ce serait proposer une folle gageure que de promettre au nom des Pères du désert un traité condensé de morale théorique.

La valeur propre de leur enseignement est dans l'art d'admettre et de faire pénétrer dans leur propre vie. Ils livrent conseils et préceptes de coeur à coeur, de volonté à volonté. Ils ignorent l'appareil didactique. Ils n'ont pas souci d'hiérarchiser leurs maximes et de les présenter dans un ordre logique.

Ceux qui demandent aux vénérables anciens de don. ner en un mot la quintessence de l'ascétisme recevront des réponses diverses, sans y trouver d'opposition.

Nous donnons quelques-unes de ces vues d'ensemble, et si nous trouvons que ce n'est pas toujours la même vertu qui est mise au premier plan, nous ne crions pas à la contradiction. Toutes les vertus se tiennent, peu importe celle qui sera mise en plus grande lumière. En pratiquer une à la perfection c'est atteindre la perfection tout court.

Encore moins faut-il attendre d'eux la discussion des fondements de la morale, du caractère absolu de l'obligation, de l'existence de la loi éternelle, de l'immortalité

 

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de l'âme. La controverse de saint Pacôme avec des philosophes porte sur des énigmes et des charades. Saint Antoine répond aux philosophes qu'il s'appuie sur là foi et non sur « une dialectique, procédant de l'art de ceux qui l'ont inventée ». Il n'est pas porté, pas plus que ne le seront ses disciples, à voir l'adversaire dans un esprit sceptique mais dans les habitudes vicieuses des disciples.

Sans doute, l'application qu'ils font des maximes évangéliques, leurs directions, leur doctrine spirituelle sont en accord avec les principes immuables, et ne redouteront pas l'examen d'un logicien ou d'un théologien, mais ils ne se pressent pas de dégager et de formuler ces principes. Ils les découvrent peu à peu, à mesure que grandissent les curiosités légitimes et le besoin de mettre en harmonie les connaissances de divers ordres.

Ce qui paraît premier aux yeux du philosophe, héritier de nombreux siècles d'analyse, ou si l'on veut, ce qui est premier en ontologie, ne l'est pas dans l'ordre historique de l'expression, les premières formules n'ayant pas l'aspect de généralité et en même temps de netteté qu'offrent les premiers principes.

Aussi les pages de ce chapitre devraient-elles venir en dernier lieu, si nous voulions suivre la méthode des Pères et le mouvement de leur pensée. Dans ce domaine de l'histoire de la morale, principes, classements, divisions émergent et s'étendent comme le relief rudimentaire de l'Egypte cultivée, à mesure que le Nil rentre dans son lit, avant que les haies de roseaux, les rigoles, les différences de culture aient tracé des limites et fixé des points de repère.

Jean Climaque donne un relevé d'ensemble des méthodes spirituelles. Héritier de la largeur de vues des anciens, il propose divers programmes alphabétiques et rédige une nomenclature de dévotion et d'ascétisme auquel il y aurait peu à ajouter pour avoir le vocabulaire de la spiritualité moderne.

Frappé par le récit de certaines singularités; qu'on n'aille pas y voir des exemples offerts à tous. Les Pères n'ont pas réduit l'ascèse à l'usage de recettes empiriques.

 

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Voyez comme un ancien rebute durement celui qui a mis sa vertu à apprendre par cœur les livres sacrés, ou celui qui penserait avoir réalisé l'abnégation parfaite en ne faisant pas de cuisine. L'admiration ne doit pas aller aux merveilles et aux prodiges ; le grand miracle c'est la guérison des maux de l'âme.

Comment donc apprécier la valeur de nos actions? A les considérer en elles-mêmes, il en est de mauvaises, il en est d'indifférentes. On reconnaît leur caractère en regardant la fin à laquelle elles tendent et celle qu'a en vue celui qui les pose.

Cassien écoutant Moïse, c'est le spirituel prenant langue avec le philosophe. Le vieil abbé découvre un premier dessin de la morale rationnelle des scolastiques. Cette première conférence contient les premières thèses de l'Ethique. Quel est celui des deux qui philosophe et dégage les principes impliqués dans la tradition du désert? Il est probable que Cassien intervertit les rôles et qu'il fait profiter cet enseignement pratique du souci de logique qu'il a apporté d'ailleurs. Mais nous n'avons pas à discuter en détail les sources de Cassien. Laissant de côté les attributions personnelles, nous constatons le progrès de la doctrine du désert en contact avec la culture grecque et ses premières démarches vers le système qui lui convient. Moïse ne commence pas par saisir l'analyse des sentiments de l'obligation, pour en rechercher l'origine. Il regarde la nature de l'action humaine caractérisée par la recherche de la fin. Il distingue les différents ordres de fins, la fin immédiate, fin qui est un moyen pour atteindre une fin supérieure, et la fin dernière.

Les exemples tirés de l'agriculture initient Germain et Cassien à l'usage des termes philosophiques. Mais ils ne savent que répondre à la question plus élevée et plus générale? Quelle est la fin du chrétien? Le royaume de Dieu? — Soit! Mais encore, il y a plusieurs manières de l'entendre. S'agit-il d'une place dans le royaume éternel et des vertus qui y conduisent? Et le motif dominant, suprême est-il le bonheur à acquérir, ou le service de Dieu pour lui-même?

 

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Moïse amène ses disciples en face du principe qui domine la morale chrétienne aussi bien que la spiritualité monastique : « Nos jeûnes, nos veillés, la méditation de l'Ecriture ne sont pas la perfection, mais les instruments pour l'acquérir. » Saint Thomas appuie ses démonstrations sur le texte de Cassien. Il faut rapporter toutes les œuvres à la pureté de coeur qui n'est autre chose que la charité.

Examiner la direction de l'Intention sera donc un des premiers exercices.

Il n'est pas toujours aisé à l'homme de reconnaître le motif qui l'entraîne, car son âme est d'une extrême mobilité, et change promptement et continuellement d'attitude. Plus grande encore est la difficulté qui vient de la complexité de cet organisme intérieur, des impulsions en sens contraire. Le gouvernement de ce royaume mystérieux est malaisé, tant l'illusion est facile. On subit une impulsion d'origine inavouable au moment où l'on se flatte de se diriger.

Cependant il ne faut pas s'attarder à une analyse trop subtile. Suffisamment mis en garde contre les influences perfides, on doit écarter toutes les sollicitations des apparences séductrices et tendre toute son âme vers le but unique. Qu'au premier réveil, dès qu'il reprend ses sens, l'ascète s'oriente. Qu'il mette en fuite ce démon, l'avant-coureur, qui a la mission spéciale d'égarer vers les ténèbres.

Maximes directrices, principes généraux, aussi bien que les usages et les formes de la vie, tout cela les maîtres le trouvent dans la tradition ; ils ne se mettent pas trop en peine de discerner ce qui a l'autorité de la révélation d'avec les interprétations et les commentaires des anciens.

A leur exemple, ils cherchent et retrouvent tout dans les versets de l'Ecriture. Mais ils ne concevraient pas qu'on pût se passer de la raison. Nous en avons la preuve, lorsque nous les entendons parler des païens qui ont vécu avant le Christ. Cette faculté naturelle, ce pouvoir de se connaître et de se diriger, le chrétien la voit en action chez ses ancêtres païens qui n’avaient

 

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pas pour les guider la loi écrite, et qui cependant pouvaient se diriger vers leur fin dernière. Il peut ainsi supputer quelles sont les limites de nos pouvoirs naturels d'investigation et apprécier la supériorité que lui donnent les connaissances venues directement du Ciel.

 

Les étapes de la vie spirituelle.

 

Pour que toutes ces choses exposées dans un long discours pénètrent plus facilement ton coeur, et s'attachent fortement, inséparablement à tes pensées, j'en fais un résumé où tu embrasseras l'universalité des préceptes.

Voici donc l'ordre que tu suivras pour monter sans labeur ni difficulté à la plus haute perfection.

Le principe de notre salut et de notre philosophie d'après l'Écriture, c'est la crainte du Seigneur. De la crainte naît la componction salutaire. De la componction du coeur procède le renoncement, c'est-à-dire, le dépouillement et le mépris de toutes les ressources humaines. Du dépouillement vient l'humilité. L'humilité fait mourir la volonté propre. Par cette mortification de la volonté sont extirpés tous les vices. Les vices étant expulsés, les vertus fructifient et grandissent. Dans cette multiplication des vertus on acquiert la pureté du coeur. Dans la pureté de coeur on possède le. perfection de la charité apostolique. (Inst., IV, 43. P. L., 49, 201.)

 

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Toutes les personnes de lettres savent quelle est l'étude de ceux qui commencent à entrer dans les sciences, de ceux qui y sont déjà plus avancés, et de ceux qui sont devenus capables d'enseigner les autres. Prenons donc bien garde, qu'après avoir étudié fort longtemps, nous ne soyons encore qu'à la grammaire, puisque c'est une grande honte pour un vieillard qu'on le voie aller à l'école. Voici les vertus qui, comme autant de lettres spirituelles, composent un saint alphabet pour ceux qui commencent à s'instruire dans la vie religieuse. L'obéissance, le jeûne, le cilice, la cendre, les veilles, la force ou la générosité, la souffrance du froid, du travail, du mépris, et de toutes sortes de maux, la contrition, l'oubli des injures, l'amour fraternel, la douceur, la foi simple et exempte de toute curiosité, l'oubli du monde, l'aversion sainte de ses proches, qui est sans vraie aversion, le détachement de toutes les choses de la terre, la simplicité jointe avec l'innocence, et l'abjection volontaire.

Quant à ceux qui sont avancés dans la vertu, leur étude est la fuite de toute vanité, l'éloignement de toute colère, la ferme espérance des biens à venir, le calme de l'esprit, la discrétion, le souvenir fixe et continuel du dernier jugement,

 

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la compassion pleine de tendresse, l'hospitalité, la modération et la douceur dans les répréhensions qu'on fait aux autres, l'oraison toute pure et toute tranquille, et un entier mépris des richesses.

Et pour ce qui est des parfaits, qui par une fervente piété consacrent à Dieu toutes les pensées de leur esprit, et toutes les actions de leur corps, ils ont pour étude, pour exercice, et pour loi dans leur conduite, de conserver leur âme toujours libre de la malheureuse captivité des passions, de s'efforcer d'acquérir une charité parfaite, de rendre leur coeur comme une source vive d'humilité, de tenir leur esprit comme absent et éloigné de toutes les choses du monde et de lui-même, et d'y tenir Jésus-Christ toujours présent, de conserver le trésor de leurs oraisons et de leurs lumières contre les embûches des démons qui le leur veulent ravir, de s'enrichir des dons célestes et des illuminations divines, de désirer la mort, de haïr la vie, de fuir tout ce qui peut donner de la satisfaction au corps, d'être de puissants intercesseurs pour tout le monde envers Dieu, de faire violence à sa bonté par le mérite et par la force de leurs prières, de participer au ministère des anges en aidant comme eux et en secourant les hommes, d'être des abîmes de science, des interprètes de la vérité divine, des dépositaires des secrets du ciel, des sauveurs

 

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des hommes, la terreur du démon, des dompteurs du vice, des dominateurs du corps, des vainqueurs de la nature, des ennemis irréconciliables du péché, des temples vivants de la souveraine paix de l'âme, et enfin des imitateurs du Seigneur, par le secours et la grâce du Seigneur, (Clim., XXVI, 16, 17, 18. P. G., 88, 1017.)

 

La sainteté n'est ni dans les observances ni dans les miracles.

 

Trois frères vinrent un jour à un ancien de Scété et l'un d'eux l'interrogeant sur lui-même dit : « Père, j'ai appris par coeur tout l'Ancien et tout le Nouveau Testament. » L'ancien répondit : « Tu as rempli l'air de paroles. » Le second dit : « Moi, j'ai copié tout l'Ancien et tout le Nouveau Testament. » Et le vieillard lui dit : « Tu as rempli les fenêtres de parchemin. » Enfin le troisième dit : « Les herbes ont grandi dans mon foyer. » Et le vieillard : « Tu as donc chassé loin de toi la vertu d'hospitalité. » (Pélage, X, 94. P. L., 73, 929.)

 

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C'est pourquoi nous ne devons jamais témoigner de l'estime et de l'admiration pour ces personnes qui se prévalent de miracles, mais

 

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nous devons plutôt nous arrêter à considérer si elles se sent rendues parfaites en s'éloignant de tous les vices et se perfectionnant dans la vertu. Car c'est là ls grand don que Dieu ne fait point à un homme à cause de la foi d'un autre ou pour d'autres raisons extérieures, mais que sa grâce accorde à chacun, à proportion qu'il voit qu'il le souhaite, et qu'il le désire. C'est en cela que consiste cette science d'action et de pratique à qui saint Paul donne aussi le nom de charité, et que cet Apôtre préfère à toutes les langues des anges et des hommes, à la plénitude d'une fiai qui transporterait même les montagnes, à toutes les sciences et à toutes les prophéties, à la distribution de tous ses biens aux pauvres, et enfin à la gloire môme du martyre le plus illustre. Car après avoir fait le dénombrement de tous ces dons, en disant : « Dieu donne à l'eut par son Saint-Esprit la parole de sagesse, à l'autre la parole de science, à l'autre la foi, à l'autre la grâce des guérisons, à l'autre le don des miracles », lorsqu'il va parler de la charité, il fait voir ainsi combien il la préfère à toutes ces choses; « et je vous apprendrai encore, une voie infiniment plus excellente et plus relevée ». II montre assez ces paroles que la souveraine perfection et la souveraine félicité ne consistent pas dans la vertu de faire de grands miracles, mais dans la pureté de l'amour et de la charité. Et n'est-ce pas avec grande raison que cet Apôtre

 

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ce jugement, puisque toutes ces choses seront détruites et anéanties, au lieu que la charité demeurera éternellement. C'est pourquoi nos Pères n'ont jamais affecté de faire ces miracles, et lors même que le Saint-Esprit leur en avait donné la grâce, ils n'ont jamais voulu s'en servir, que dans une extrême et inévitable nécessité. (Coll., XV, 2. P. L., 49, 993.)

 

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En effet, n'est-ce pas un plus grand miracle de déraciner de sa propre chair tous les rejetons de la concupiscence, que de chasser les démons du corps des autres, et d'étouffer par sa patience les mouvements et l'ardeur de la colère, que de commander aux princes et aux puissances de l'air. N'est-ce pas l'effet d'une bien plus grande puissance, de bannir de son propre coeur la tristesse qui le dévore, que de chasser des corps la fièvre ou les autres maladies? Enfin, n'est-ce pas en toutes manières une plus admirable vertu, et la preuve d'une plus haute sainteté, de guérir les langueurs de son âme que celles des corps ? Car plus l'âme est élevée au-dessus du corps, plus sa guérison est précieuse, et plus sa substance est noble, plus sa ruine est déplorable. (Coll., XV, 8. P. L., 49, 1007.)

 

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La bonne intention.

 

Il est des actions indifférentes en elles-mêmes. Il faut juger de la moralité d'après la fin qu'on a eue en vue.

La fin prochaine et la fin éloignée : la fin prochaine est un moyen d'atteindre un but plus lointain.

On doit remonter jusqu'à la fin dernière.

La fin dernière du chrétien est la charité.

 

Le Sage nous dit dans l'Ecclésiaste, qu'il y a un temps pour toutes choses, pour le bien et pour le mal, et pour tout ce qui paraît heureux ou malheureux dans le monde. Toutes choses ont leur temps, dit-il, et tout ce qui est sous le ciel a un temps qui lui est propre. Il y a un temps de naître, et un temps de mourir, un temps de planter, et un temps d'arracher ce qui est planté, un temps de tuer, et un temps de guérir…

Et il conclut ensuite : « Parce que chaque action a son temps ». Il n'appelle rien de bon dans tout ce qu'il a nommé, que lorsqu'il se fait dans le temps propre qui lui a été prescrit. D'où il suit qu'une chose qui serait bonne, parce qu'elle aurait été faite dans son temps, deviendrait ensuite inutile et même dangereuse, parce qu'elle aurait été faite à contre-temps. Il faut excepter de ce nombre ce qui est bon ou mauvais par soi-même, et qui par conséquent est immuable, comme est la justice, la prudence, la force, la tempérance et les autres vertus;

 

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et comme sont au contraire tous les vices opposés à ces vertus, parce qu'il est impossible que les vertus ne soient pas toujours des biens, et que les vices ne soient pas toujours des maux. Pour les autres choses qui étant indifférentes d'elles-mêmes, ne sont déterminées que par l'usage qu'on en fait, elles ne demeurent pas toujours les mêmes, mais elles deviennent ou utiles ou dangereuses, selon les circonstances du

. temps, ou les dispositions et les qualités des personnes. (Coll., XXI, 12. P. L., 49, 1185.)

 

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Je vous ai déjà montré, dit l'abbé Joseph, qu'en toutes choses, il ne faut pas tant considérer l'action que la volonté et qu'il ne faut pas s'informer d'abord de ce qu'a fait un homme, mais de l'intention qu'il a eue. Cela est si vrai, que nous voyons que des personnes ont été damnées pour des choses dont il est arrivé de grands biens, et d'autres au contraire, ayant fait des actions dignes de blâme, n'ont pas laissé d'acquérir une parfaite justice. Celui donc qui fait une chose avec très mauvaise intention, n'est pas moins coupable, quoiqu'elle réussisse après heureusement, puisqu'il n'avait pas dans l'esprit le bien qui en naît, mais le mal qu'il voulait faire ; comme au contraire celui qui a une intention sainte, et qui fait ce qui

 

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était nécessaire, ne perd pas le fruit de son action, quoiqu'il se mélo dans le principe quelque chose qui mérite d'être blâmé, parce qu'il ne s'y engage pas par un dessein de pécher et de violer le commandement de Dieu, mais seulement par une rencontre d'une nécessité inévitable. (Coll., XVll, 11. P. G., 49, 1057.)

 

Fins et moyens dans l'action.

 

Chaque art et chaque profession ont leur but (1)

 

(1) Le vocabulaire de Cassien peut induire en erreur. Il distingue scopon, id est destinationem, et telos, hoc est finem proprium. Il n'a pas trouvé de termes latins pour la distinction qu'il veut faire et recourt aux mots grecs skopos et telos. Le traducteur français éprouve le même embarras que Cassien; telos c'est la fin, skopos c'est l'objectif, c'est comme la fin instrumentale. Fontaine traduit telos par but et skopos par fin; mais ces mots fin et but sont pris l'un pour l'autre dans la langue courante. Quel est le sens spécial qu'on leur donne dans cette traduction? Cassien fait comprendre sa pensée en l'appliquant au travail des champs. Quel est le skopos (but) du laboureur? c'est la mise en état du champ. Quel est son telos (sa fin) ? c'est la moisson abondante. Si on veut distinguer ces deux objets, il ne faut pas recourir à deux termes différents, en opposant le but à la mais il faut dire que la mise en état du champ, c'est la fin prochaine et que la moisson abondante est la fin éloignée. On peut dire aussi le but prochain et le but éloigné.

Employer le même mot n'est pas marque de manque de logique ou de pauvreté du vocabulaire, car ces mots ont un sens relatif, ce qui est fin prochaine peut être considéré comme fin éloignée. Par exemple : la mise en état des terres sera la fin éloignée du laboureur, si nous regardons celui-ci se rendant au marché pour acheter un cheval de labour; par contre la moisson abondante peut être dite la fin prochaine, si on pense à le fortune que le laboureur veut acquérir.

 

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particulier, et une fin qui leur est propre, que celui qui désire d'y exceller se propose toujours, et souffre pour cela tous les travaux, tous les périls et toutes les pertes, auxquels il est exposé, non seulement avec patience, mais avec joie.

Un laboureur a son but, lorsque pour cultiver son champ, il endure avec un courage infatigable les plus violentes ardeurs de l'été et les plus grandes rigueurs de l'hiver; et ce but est de rendre son champ bien net, bien aplani, sans ronces, sans épines, et sans aucune mauvaise herbe. Mais la fin qu'il se propose et qu'il sait ne pouvoir obtenir qu'en préparant ainsi sa terre est de recueillir une grande abondance de grains pour avoir ensuite de quoi passer doucement sa vie, et de quoi même se pouvoir enrichir. C'est dans cette espérance qu'il épuise sans hésiter tout le blé de ses greniers pour le confier à la terre, et qu'il ne sent point cette perte présente, à cause de la récompense qu'il s'en promet à l'avenir.

De même ceux qui sont dans le trafic et dans le commerce, méprisent tous les dangers, et n'ont point d'horreur des plus longues et des plus périlleuses navigations, parce que la fin qu'ils se proposent, et le gain qu'ils espèrent, les anime et les soutient dans ces hasards.

Ceux qui font profession des armes, et qui

 

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brûlent d'ambition, sont insensibles aux travaux des longs voyages et des exils volontaires de leur patrie, lorsqu'ils en considèrent la fin qui est d'acquérir des charges et de l'honneur : et ces hautes récompenses qu'ils désirent avec ardeur, les empêchent de s'abattre par les difficultés de la guerre qu'ils regardent comme la voie pour y parvenir.

Notre profession a donc aussi son but et sa fin particulière pour laquelle nous souffrons constamment et de bon coeur tous les travaux qui se rencontrent. C'est cette fin qui nous empêche de nous lasser dans la continuation de nos jeûnes, qui nous fait trouver du plaisir dans la fatigue de nos veilles, qui nous ôte le dégoût dans l'assiduité de la lecture et de la méditation de la parole de Dieu, qui nous fait supporter avec douceur et avec joie ce travail sans relâche dans lequel nous passons notre vie, cette pauvreté, ce dénuement, et cette privation de toutes choses, et qui fait enfin que noua n'avons point d'horreur de cette vaste et affreuse solitude.

C'est sans doute cette même fin qui vous a fait renoncer si généreusement à l'affection de vos parents, mépriser votre pays, fouler aux pieds toutes les délices du monde, faire tant de chemin, et traverser tant de terres pour venir chercher des gens faits comme nous, des hommes rustiques, grossiers, ignorants, et qui

 

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passent leur vie dans ces déserts sombres et sauvages. Je vous supplie donc de me répondre et de m'expliquer quel est le but où vous tendez, et la fin qui vous fait endurer tant de fatigues?

Ce saint abbé nous pressant de lui dire notre pensée, nous lui répondîmes, que ce qui nous portait à souffrir tout ce qu'il venait de représenter, était le désir et l'espérance du royaume des Cieux.

 

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* *

 

Vous me dites fort bien, répliqua-t-il, quelle est la fin que vous vous êtes proposée : mais l'importance est de savoir quel est le moyen que nous nous devons proposer comme un but où nous devons toujours tendre pour arriver ensuite à cette fin. Nous lui avouâmes fort simplement notre ignorance, et nous le priâmes de nous dire ce que nous ne savions pas.

Je viens de vous montrer, nous dit ce saint vieillard, qu'en toute profession, il y a d'abord un but fixe et arrêté où l'on tend par une attention continuelle de l'esprit; et que si on ne s'y attache de la sorte, on ne peut arriver à la fin que l'on désire.

Je vous ai distingué ces deux choses dans l'exemple d'un laboureur. La fin est le désir d'une grande moisson; et le but qu'il se propose comme un moyen pour parvenir à cette fin, est

 

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le soin et l'application continuelle à bien cultiver son champ. Je vous ai fait voir la même chose dans la marchandise et dans la guerre. Il en est ainsi de nous, notre fin est le royaume de Dieu, mais il est d'une grande importance vie savoir le but que nous devons nous proposer pour y arriver. Sans cela, c'est en vain que nous travaillons. Nos efforts seront inutiles, et nos fatigues infructueuses ; parce que tout voyageur qui marelle sans avoir de route assurée, a toujours la peine de marcher, et n'a jamais la consolation d'arriver au lieu qu'il désire.

Cela nous surprit étrangement, et ce sage vieillard voyant notre surprise continua de la sorte. La fin donc de notre profession est le royaume des Cieux; mais le but pour y arriver est la pureté du coeur, sans laquelle il est impossible que jamais personne arrive à cette fin . C'est à ce moyen que nous devons rappeler toute notre application. Si nous ne le perdons jamais de vue; nous courons droit au terme qui nous est marqué ; mais si nous en détournons tant soit peu notre pensée, nous la devons rappeler aussitôt à ce même point. Ainsi nous nous redresserons comme sur une règle parfaitement juste, qui rappellera et réunira tous nos efforts à ce seul but, et nous fera remarquer le moindre égarement où nous pourrions nous laisser aller. (Coll., 1, 2, 3, 4. P. L., 49, 484.)

 

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La pureté du coeur

 

C'est donc cette pureté de coeur qui doit être l'unique but de nos actions et de nos désirs. C'est pour elle que nous devons rechercher la solitude, nous mater par les jeûnes, la veille, et le travail, souffrir la nudité, nous occuper à la lecture, et nous exercer en toutes sortes de vertus, afin de pouvoir par tous ces exercices, rendre notre coeur invulnérable à toutes les passions, le conserver dans la pureté, et monter par ces degrés jusqu'au comble d'une charité parfaite. Nous ne devons pas aussi, lorsque quelque occupation raisonnable et nécessaire nous empêche de continuer nos exercices dans toute leur rigueur, entrer dans la tristesse, et nous laisser aller à l'impatience et à la colère, puisque tout ce que nous devons faire et que nous avons été obligé de discontinuer, n'était que pour combattre ces mêmes passions, et les détruire dans notre coeur. On perd plus par un mouvement de colère, qu'on ne pourrait gagner par un jeûne, et on retire moins de fruit d'une lecture, qu'on ne reçoit de désavantage par un mépris qu'on fait de son frère. Il faut toujours rapporter nos veilles, nos jeûnes, notre retraite, notre application à méditer l'Écriture, et toutes ces choses semblables qui ne sont que comme des effets et des suites de notre piété, au principal but où

 

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nous devons tendre, c'est-à-dire, à cette pureté du coeur, qui n'est autre chose que la charité. (Coll., I, 7. P. L., 49, 489.)

 

L'ascète dirige ses intentions vers la charité ou les vertus qui lui sont subordonnées.

Mais il ne suffit pas de présenter à l'intelligence ce motif élevé.

On se fait aisément illusion, tant notre intérieur est mobile et complexe.

Il arrive qu'on prétend agir par un motif de vertu, alors qu'on est poussé par une passion mauvaise.

D'où la nécessité de bien examiner son intention.

 

Nous devons en toutes rencontres examiner devant Dieu, quelle est notre intention et notre but, tant dans les choses qui doivent être exécutées promptement, que dans celles qui peuvent être différées. Car toutes les choses où nous agissons avec la pureté d'un coeur entièrement dégagé de toute passion et de tout intérêt, et que nous faisons véritablement et uniquement pour Dieu, et non pour quelqu'autre fin que ce puisse être, quoi qu'en elles-mêmes elles ne soient pas tout à fait saintes, Dieu ne laissera pas de nous en récompenser, comme les ayant faites saintement. (Clim., XXVI, 118. P. G., 88, 1060.)

 

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La forme et la règle que nous devons suivre dans toute notre conduite et toutes nos actions,

 

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soit dans celles que nous faisons par obéissance, ou dans celles que nous faisons par nous-mêmes, soit qu'elles soient extérieures et visibles, soit qu'elles soient intérieures et invisibles, est d'examiner si elles sont faites véritablement selon Dieu; comme par exemple, si lorsque ne faisant qu'entrer dans l'exercice de la vertu, et nous employant avec zèle à quelque ouvrage, nous ne recevons dans, l'âme. un nouvel accroissement d'humilité dans le mérite de cette action, nous pouvons conclure, ce me semble, que nous n'y avons pas agi selon Dieu, soit que l'action soit petite, ou qu'elle soit grande. Car pour les personnes qui commencent, c'est l'humilité qui est une marque certaine que leurs actions sont conformes à la volonté de Dieu; pour celles qui sont avancées, c'est possible la paix et la fin de toutes leurs guerres contre les démons et les passions; et pour celles qui sont parfaites, c'est un surcroît et une surabondance de la lumière divine. (Clim., XXVI, 90. P. G., 88, 1033.)

 

Cassien commente une parole du Maître qui ne se trouve pas dans le texte du Nouveau Testament mais qui est rapportée par plusieurs Peres : « Soyez d'habiles changeurs, dit saint Jérôme, de sorte que si un écu est faux, s'il n'est pas loyale monnaie courante, il soit jeté au rebut; mais la pièce de monnaie qui. à la pleine lumière, présente l'image du Christ, cachons-la dans la bourse de notre coeur (1). »

 

(1) saint Jérôme, épit. 152 ad Numerium.

 

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Il faut donc avoir toujours dans l'esprit ces trois principes, et examiner avec un sage discernement toutes les pensées qui sortent de notre coeur; en découvrir la source et la cause ; et reconnaître de qui elles viennent, afin de nous conduire à leur dard selon le mérite de celui que nous aurons reconnu en être fauteur. C'est ainsi que selon la parole de Jésus-Christ nous deviendrons semblables à ces changeurs si habiles dans le discernement de l'or. Ils savent distinguer avec une adresse merveilleuse le plus pur d'avec celui qui a été mains épuré par le feu.  Ils ne se laissent jamais éblouir d'une fausse pièce qui couvre un fond d'airain par une surface de bon or. Leur science leur fait discerner non seulement les monnaies qui sont marquées de l’image des tyrans ; mais celles mêmes qui portant le caractère du roi légitime, ont été contrefaites et falsifiées. Enfin lorsqu'ils ont éprouvé tout le reste, ils pressent encore la balance en main pour voir si elles sont de poids.

Toutes ces circonspections que ces personnes apportent, doivent comme Jésus-Christ nous l’ordonne en nous comparant à eux, nous servir de modèles peur notre conduite. Nous devons examiner d'abord si tout ce qui se glisse dans nos coeurs, ou si quelque dogme qu'on nous inspire, vient du Saint-Esprit, et s'il a été purifié de son feu céleste, s'il ne tient point

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encore de la superstition des Juifs, s'il ne vient point de la vanité des philosophes du monde quoiqu'il porte au dehors une image ou une apparence de piété. Ce que nous ferons, si nous pratiquons ce précepte de l'Apôtre : Ne croyez pas tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s'ils sont de Dieu.

Il faut en second lieu prendre garde, qu'un faux sens qu'on attache au plus pur or de l'Écriture, ne nous trompe par le prix de la matière à laquelle on l'attache. Le diable attaqua Jésus-Christ lui-même par cet artifice. Le croyant un simple homme, il tâche de le tromper en lui persuadant par une interprétation maligne que ce qui était dit en général de tous les justes se devait particulièrement appliquer à lui qui n'avait aucun besoin de tout le secours des anges. Dieu, lui dit-il, a commandé à ses anges de vous garder en toutes vos voies. Ils vous porteront sur leurs mains de peur que votre pied ne heurte contre la pierre. C'est ainsi que ce séducteur artificieux corrompt les Écritures, et qu'il leur donne une explication adroite, afin de nous éblouir par l'éclat d'un or brillant, mais qui ne porte que l'image d'un usurpateur. C'est encore son dessein lorsqu'il tâche de nous surprendre en nous donnant de fausses pièces de monnaie, c'est-à-dire lorsqu'il nous porte à des exercices de piété que nos supérieurs ne reconnaissent point, et qui n'ont

 

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jamais eu de cours, pour dire ainsi dans la conduite dont se sont servi nos sages prédécesseurs. Il nous cache adroitement la fin malheureuse qu'il a dans ce qu'il nous inspire. Il nous propose la vertu pour nous faire tomber dans le vice, il nous pousse à des jeûnes excessifs et à contre-temps, il nous fait rechercher des veilles démesurées, faire de longues prières en des temps incommodes, aimer la lecture lorsqu'il faut faire autre chose; il nous porte à des voyages de dévotion et à des visites de charité, dans l'unique vue de nous faire sortir du secret de notre monastère et du repos de notre solitude. (Coll., I, 20. P. L., 49, 510.)

 

Tendre ses forces vers le but unique.

 

Ceci nous paraîtra plus clair par la comparaison de ceux qui se servent de l'arc et des flèches. Lorsque ces personnes désirent signaler leur habileté et leur adresse devant leur prince, elles se proposent pour but un petit écusson où sont dépeints les prix que l'on promet aux vainqueurs, et font ensuite tous leurs efforts pour l'atteindre avec leurs dards ou avec leurs flèches parce qu'elles sont très assurées du prix, si elles le frappent, et que sans cela elles n'auront jamais la récompense, qui était leur unique fin dans cet exercice.

Appliquez cela à notre profession : Notre fin

 

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est, selon saint Paul, la vie éternelle. Car c'est ce qu'il dit clairement : Ayant pour fruit la sanctification de vos âmes, et pour fin la vie éternelle. Le moyen que nous nous proposons comme un but pour y arriver est la pureté du coeur, que saint Paul appelle avec grande raison, la sanctification de l'âme : sans laquelle on ne pourra jamais arriver à cette fin. Comme s'il eût dit, en d'autres termes, ayant pour but la pureté de cœur et pour fin la vie éternelle.

Et parlant ailleurs sur ce même sujet, il s'exprime plus nettement lorsqu'il dit : J'oublie ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi, je cours sans relâche au bout de la carrière. Le grec porte clairement le mot de but; j'avance toujours vers mon but : comme s'il disait le but que je me propose pour parvenir à la récompense du Ciel, est d'oublier tout ce qui est derrière moi, c'est-à-dire les dérèglements du vieil homme qui a précédé.

Il faut donc embrasser de toutes nos forces, tout ce qui peut contribuer à faire atteindre ce but de la pureté du cœur, et rejeter comme pernicieux tout ce qui nous en peut éloigner. C'est pour elle que nous faisons et souffrons toutes choses, que nous méprisons nos parents et notre pays, que nous fuyons les honneurs, les richesses, les plaisirs, et tout ce qui peut satisfaire les sens, afin de nous conserver dans une éternelle pureté de coeur. Tant que

 

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nous nous la proposerons pour notre but, toutes nos pensées et toutes nos actions tendront à l'acquérir. Mais si elle s'échappe à nos yeux, nos travaux aussitôt deviendront inconstants, nos peines inutiles, nos efforts sans récompense ; et nos pensées même toutes flottantes et toutes incertaines se combattront et s'entredétruiront elles-mêmes : parce qu'il faut nécessairement qu'une âme qui n'a rien de fixe et d'arrêté où elle doive tendre, change à tout moment et à toute heure, selon la variété des choses qui se rencontrent; et que n'ayant rien qui la retienne au dedans, elle se transforme en quelque sorte en toutes les dispositions, et tous les états qui se présentent à elle au dehors. (Coll., I, 5. P. L., 49, 486.)

 

Le démon avant-coureur.

 

Entre les démons, il y en a un qu'on appelle l'avant-coureur, qui vient nous tenter au moment que nous nous éveillons, et qui tâche de corrompre la pureté de nos premières pensées. C'est pourquoi, consacrez à Dieu ces prémices de votre journée. Car elle appartiendra à celui qui en aura pris possession le premier. Un grand serviteur de Dieu me dit autrefois cette parole mémorable : Qu'il jugeait par l'état auquel il se trouvait au commencement du jour

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en quel état il serait durant tout le reste de la journée. (Clim., XXVI, 104. P. G., 88, 1035.)

 

Ne pas imaginer le jugement de Dieu sur une vie humaine d'après les événements heureux ou malheureux.

S'incliner devant la Providence mystérieuse. Ce mystère se fait saisir en particulier dans la diversité d'humeur et de tempérament. Celui-là a plus de mérite à atteindre le but, qui rencontre plus d'obstacles dans ses tendances naturelles.

 

Voilà ce que nous devons rechercher et examiner devant Dieu. Car, si nous voulons trop entrer dans le secret de sa volonté, cette recherche étant au-dessus de nous n'aura qu'une dangereuse fin. Les jugements de Dieu sur nous sont aussi impénétrables qu'ineffables. Il veut souvent par une sage dispensation de sa Providence que sa volonté nous soit cachée, sachant que quand elle nous serait connue, nous ne la suivrions pas, et qu'ainsi cette connaissance ne nous servirait que pour attirer sur nous de plus sévères châtiments de sa justice. (Clim., XXVI, 119. P. G., 88, 1034.)

Lorsque nous verrons quelques-uns de nos frères qui servent Dieu tomber dans quelque maladie corporelle, ne. soyons pas si méchants que de croire que cet accident fâcheux leur est arrivé par un secret jugement de Dieu, qui les punit par là de quelques fautes qu'ils ont commises ; mais dans la simplicité de notre coeur, et sans mauvaises pensées, prenons soin d'eux,

 

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car ils sont membres du corps auquel nous appartenons tous ; ce sont des compagnons d'armes avec lesquels nous faisons la guerre avec un ennemi commun.

Au reste Dieu envoie quelquefois des maladies pour purifier notre âme des souillures que les péchés lui ont faites, et quelquefois pour nous aider à chasser la vanité de nos coeurs. Il n'est pas rare encore que Dieu, dont la bonté et la miséricorde sont infinies, en nous voyant lâches et paresseux dans les saints exercices de la piété, se serve de la maladie comme d'une mortification salutaire et plus facile pour humilier et affaiblir nos coeurs rebelles, pour purifier notre esprit des mauvaises pensées et pour délivrer notre corps des passions déréglées. (Clim., XXVI, 52. P. G., 88, 1023.)

 

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Il y en a qui sont, pour le dire ainsi, naturellement portés à la tempérance, ou au repos de la solitude, ou à la chasteté, ou à la modestie, ou à la douceur, ou à la componction. J'avoue que la raison de cet effet naturel m'est entièrement inconnue. Car je n'ai jamais eu assez de présomption pour vouloir pénétrer par une vaine et téméraire curiosité dans les raisons secrètes de la Providence, qui distribue ses dons aux

 

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hommes selon qu'il lui plaît. Il y en a d'autres, qui ayant des inclinations presque toutes contraires à ces vertus naturelles, se font tente la violence qu'ils peuvent pour les surmonter. Et quoiqu'ils demeurent quelquefois vaincus, néanmoins je les estime plus que ces premiers, parce qu'ils font violence à la nature. (Clim., XXVI, 28. P. G., 88, 1.019.)

 

La loi naturelle et la loi créée.

 

Dieu en créant l'homme, répandit en même temps dans son coeur toute la connaissance de la loi, S'il eût toujours été fidèle à l'observer, comme il avait commencé et comme Dieu l'exigeait de lui, il n'eût pas été nécessaire de lui en donner une autre, ni de la lui graver sur des tables, car elle était assez gravée dans son âme ; et cette loi extérieure eût été fort superflue au dehors; puisque la loi intérieure eût été encore entière au dedans. Mais parce que la licence et l'habitude du crime corrompirent bientôt cette loi de la nature dans l'homme, il fallut la renouveler et la rétablir; pour user des termes de l'Ecriture, il fallut l'aider par cette loi de Moïse, si sévère et si exacte, afin qu'au moins l'appréhension d'une peine présente, empêchât l'homme d'éteindre entièrement cette lumière naturelle, qu'il n'avait eu encore effacer. (Coll., VIII, 24. P. L., 49, 784

 

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Lorsque Dieu créa l'homme, il lui inspira quelque chose de divin, savoir un sentiment intérieur, comme une étincelle, un feu et une lumière pour éclairer sa raison et lui donner la puissance de discerner le bien d'avec le mal; ce qui est la loi naturelle et te qui s'appelle la conscience. Nous en voyons . une figure, selon l'application que nos pères ont faite des puits qui avaient été creusés par Jacob et qui furent comblés par les Philistins.

Les patriarches et tous les sainte avant la loi écrite, se gouvernant par le mouvement de leur conscience, eurent le bonheur de servir Dieu et de lui plaire. Mais les hommes ayant comme étouffé et détruit cette conscience par la grandeur et le nombre de leurs péchés, nous avons eu besoin des saints prophètes; nous avons eu besoin que Jésus-Christ lui-même notre Seigneur et notre Roi descendit sur la terre pour rallumer, pour faire revivre par l’observation de sa Sainte Loi, cette étincelle qui était presque toute morte et toute éteinte. Il est donc en notre puissance, ou bien de l'étouffer encore de nouveau, ou de faire en sorte qu'elle frappe nos yeux et qu'elle nous éclaire pourvu que nous nous laissions conduire par sa lumière et par ses impressions. Car lorsque notre conscience

 

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nous inspire de faire une chose et que nous négligeons de la faire, et qu'elle nous défend d'en faire une autre, et que nous la faisons, cela s'appelle enfouir sa conscience, et la couvrir de terre et elle ne peut plus, ni nous rien dire ni se faire entendre clairement, à cause de la charge et de la pesanteur dont elle est opprimée, ainsi qu'une lumière au travers d'un vase obscur, ne nous fait voir les objets que d'une manière sombre et ténébreuse et de même qu'il n'est pas possible de reconnaître son visage dans une eau troublée par les ordures qu'on y a mises; ainsi la transgression des préceptes nous empêche tellement d'apercevoir ce que nous dicte notre conscience, qu'il s'en faut peu que nous ne nous imaginions l'avoir entièrement perdue. Car il n'y a personne en qui elle soit entièrement détruite; parce que, selon que nous avons déjà dit, elle est quelque chose de divin qui subsiste toujours dans le fond de nos âmes et qui ne manque jamais de nous avertir de nos devoirs et de nos obligations. (Dorothée, III. P. G., 88, 1652.)

 

CHAPITRE II LA LUTTE

1. Raisons et natures du combat.

 

Sans faire violence à la pensée des Pères nous avons pu ouvrir ce recueil par une synthèse qui d'ailleurs respecte le caractère pratique de leur enseignement. Cependant le premier article de leur programme, déjà connu de ceux qu'attire leur réputation, c'est qu'il faut combattre, et c'est aussi la leçon qui revient continuellement dans la suite, celle que leurs fidèles donneraient spontanément comme le meilleur résumé de leur doctrine. Nous ne l'avons pas proposé tout d'abord pour ne pas laisser s'insinuer ou s'établir la pensée qu'ils cultivent l'art guerrier pour lui-même comme des professionnels d'athlétisme, qui mettraient le but de l'éducation dans le développement des muscles. Dans le commentaire de la maxime: Vince teipsum, ils sous-entendent les principes supérieurs et fondamentaux.

Au début des Institutions, ce tableau de la vie extérieure du monastère, Cassien présente le moine, armé comme un soldat prêt à combattre; un peu plus loin, il assimile le novice qui se présente pour être formé par les anciens au jeune homme qui ambitionne de concourir aux jeux olympiques. C'est toujours de combat qu'il s'agit, mais les comparaisons sont faites tantôt avec la vie militaire, tantôt avec la vie du stade. Si le symbolisme des vêtements du moine est pris en grande partie de l'armure du soldat, c'est à la langue du stade

 

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qu'est emprunté le mot qui désigne le travail spirituel, l'ascèse.

Mais d'où vient la nécessité de combattre? De ce que nous avons dans notre nature un fond mauvais qui est en opposition avec la loi que Dieu nous impose. L'ascète dominera ces tendances rebelles non pour la pure satisfaction d'être maître chez lui, mais pour soumettre tout son être au souverain suprême.

Avec ce mot d'ordre de combat qui est aussi celui de philosophes profanes, la révélation chrétienne désigne comme objectifs ces puissances de désordre, héritage du premier homme pécheur.

La loi du péché est dans nos membres et dans tout notre être, car le mot de chair s'étend aux dispositions orgueilleuses de l'esprit.

C'est cette loi qui est insérée dans la chair même de tous les hommes, qui s'oppose à la loi de notre esprit, qui lui défend de voir et de contempler.

« Ils se plaisent dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur, qui s'élevant au-dessus des choses visibles tâche de s'unir toujours à Dieu seul. Mais ils remarquent qu'une autre loi qui est dans leurs membres, c'est-à-dire dans la nature et la condition de l'homme, s'oppose à la loi de leur esprit... le contraignant de quitter la présence du souverain bien, pour s'abaisser vers les choses de la terre. »

Ce principe de mal que tout homme porte en soi se manifeste suivant les variétés des natures individuelles, cependant il y a des formes de combat communes à tous. Une classification est dictée par la distinction philosophique du raisonnable, de l'irascible et du concupiscible.

Mais la division la mieux comprise, retenue jusqu'à nos jours dans les catéchismes où les petits catholiques apprennent les éléments de la foi et de la morale, est la répartition de toutes les mauvaises tendances en péchés capitaux.

Cassien en comptait huit, la tradition déjà fixée, du temps de saint Thomas s'est arrêtée au nombre de sept. Le grand docteur a établi le fondement rationnel et de

 

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ces distinctions et de ce nombre. Ses raisons avaient échappé aux anciens Pères, mais ils s'attachaient à dénoncer aux jeunes candidats ces différents ennemis, leurs armes, leurs manèges, pour leur éviter les surprises.

Que celui qui renonce au monde ait à coeur d'imiter les soldats les plus vaillants ! Que l'audace et l'obstination de ces ennemis qu'il porte en lui-même ne l'intimident pas ! Ceux qui ont à dompter des passions violentes ont plus de mérite que ceux naturellement portés au bien.

Le combattant doit développer ses moyens d'observation. Déjà, Antoine donne la pratique de l'examen comme une forme nécessaire de la tactique.

Mais aucune habileté, aucune offensive ne donne une victoire définitive. On ne se sépare pas de sa nature on l'emporte au désert; un ascète qui a généreusement trouvé la complète solitude se surprend victime de la colère, C'est toute la vie que durera le combat.

Paphnuce ayant passé beaucoup d'années dans une austérité si rigoureuse, qu'il se croyait tout à fait dégagé des pièges de la concupiscence et qui avait toujours eu le dessus dans les attaques du démon, est obligé de reconnaître qu'il faut une plus grande vertu pour éteindre en soi tous les mouvements de la chair que pour chasser les démons des corps qu'ils possèdent.

 

Le candidat aux jeux olympiques.

 

Celui qui lutte dans la carrière ne sera point couronné s'il ne combat généreusement. Celui qui veut éteindre les désirs de la chair qui sont naturels, doit auparavant surmonter ceux qui sont hors nature. Car pour bien comprendre ce que saint Paul nous commande par cette parole, nous devons considérer d'abord quels sont les

 

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lois et les règlements de ces sortes de combats du monde afin que nous puissions mieux voir par cette comparaison ce que ce saint Apôtre veut que nous observions dans la guerre invisible à laquelle il nous exhorte. Car nous voyons que dans ces combats où, selon le même saint Paul, ceux qui remportent la victoire ne peuvent espérer qu'une couronne corruptible, l'athlète qui se prépare à remporter cette couronne et tous les avantages qu'on y joint, doit commencer d'abord par faire voir un essai de ses forces dans les jeux olympiques, et montrer dans ces préludes de quelle manière il s'est exercé durant sa jeunesse. Car c'est là que les jeunes gens qui veulent embrasser la profession d'athlète sont examinés et que celui qui préside à ces jeux avec tout le peuple ensemble, juge s'ils méritent d'y être admis.

On considère d'abord s'il n'y a aucune tache infâme dans toute sa vie, et s'il n'a jamais été esclave, ce qui le rendrait indigne de cette profession, et de la compagnie de ceux qui l'embrassent. On voit en troisième lieu s'il donne des marques suffisantes de sa force et si en luttant contre d'autres jeunes gens de son âge, il signale sa fermeté et son adresse ; si lorsque sortant des exercices des jeunes hommes et passant à ceux des hommes parfaits on lui permet de lutter contre des hommes d'une longue expérience, il témoigne que non seulement il est

 

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leur égal, mais que souvent même il les passe, et qu'il les surmonte. Enfin après toutes ces recherches et ces différentes épreuves, il mérite de passer aux combats des athlètes où l'on n'admet que ceux qui se sont signalés par leurs victoires passées. Nous comparons l'ordre et les degrés de nos combats spirituels avec ces autres dont nous parlons. (Inst., V, 12. P. L., 49, 227.)

 

Symbolisme de l'habit monastique.

Réflexions de Cassien.

 

 

L'habit monastique a son symbolisme, que Cassien, Dorothée et Climaque interprètent chacun à sa façon. Pour Cassien la ceinture des prophètes de l'Ancien Testament marquait la chasteté qui devait fleurir dans le Nouveau (1).

 

Ayant résolu, avec le secours de Dieu, de traiter ici de la règle et des instituts des monastères, nous ne pouvons mieux commencer cet ouvrage qu'en parlant d'abord de l'habit et des vêtements des anachorètes, afin qu'après avoir montré quel est l'habit extérieur dont se servent ces saints hommes, nous puissions ensuite découvrir plus facilement le culte intérieur qu'ils rendent à Dieu dans le secret de leurs cellules.

Il faut donc qu'un religieux, comme étant le

 

(1) Les prières que le prêtre récite avant la messe en grenant les vêtements sacerdotaux sont inspirées par le même symbolisme,

 

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soldat de Jésus-Christ toujours préparé au combat, ait continuellement les reins ceints. L'Écriture nous fait voir que ceux qui dans l'Ancien Testament ont jeté les premiers fondements de cette profession sainte, comme Élie et Élisée, ont porté une ceinture. Nous voyons ensuite que les princes et les premiers auteurs de la loi nouvelle, saint Jean, saint Pierre, saint Paul et les autres saints semblables en ont porté durant leur vie. Élie est le premier que j'ai nommé et qui dans le Vieux Testament marquait par avance l'état de la chasteté et de la continence qui devait fleurir dans le nouveau. (Inst., i, 1. P. L., 49, 59.)

 

Réflexions de Dorothée.

 

La ceinture lui rappelle le texte évangélique : « Sint lumbi vestri præcincti ! » Les orientaux relevaient leurs amples vêtements à l'aide d'une ceinture pour avoir les mouvements libres. Le moine doit être toujours prêt à l'action.

Le scapulaire est comme la croix qu'il doit toujours porter.

 

Notre habit, mes frères, est une tunique sans manches, une ceinture de peau, une robe et un chaperon. Tout cela est des signes et il faut connaître ce qu'ils signifient. Et si on nous demande pourquoi notre tunique n'a point de manches contre l'usage ordinaire c'est que les manches nous marquent les mains et que les

 

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mains signifient l'action. Ainsi lorsqu'il nous vient dans la pensée de nous servir de nos mains, selon les inclinations du vieil homme, comme pour voler, comme pour frapper, ou pour commettre quelque excès semblable, nous n'avons qu'à jeter les yeux sur nos habits et nous apercevant qu'ils n'ont point de manches, nous apprendrons par là que nous ne devons pas avoir de mains pour en faire les oeuvres et actions.

Cet habit a une marque de pourpre, qui nous montre que, comme ceux qui font la guerre, pour le service de leur roi, portent un morceau d'écarlate sur leur casaque, afin de faire voir par cette livrée qu'ils lui appartiennent et qu'ils combattent sous ses enseignes, puisque lui-même est revêtu de la pourpre, ainsi nous portons sur nos vêtements cette marque de pourpre, qui nous avertit incessamment, que nous sommes enrôlés sous les étendards de Jésus-Christ et obligés par notre profession d'endurer des travaux semblables à ceux qu'il a voulu souffrir, pour nous donner des témoignages de son amour.

Pour la ceinture, elle signifie que nous devons être toujours prêts de faire et d'agir. Car tous ceux qui veulent s'appliquer à quelque ouvrage, ont soin de se ceindre pour s'y préparer, comme Jésus-Christ nous l'apprend par ces paroles que vos reins soient ceints ; et de plus cette

 

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ceinture qui est faite d'une bête morte et que nous portons sur les reins qui sont le siège de la volupté, nous montre que nous devons mortifier nos désirs déréglés et faire mourir, selon l'instruction de l'Apôtre, les membres de l'homme terrestre qui est en nous, savoir, la fornication, l'impureté et les autres vices semblables.

Le vêtement qui se met sur les épaules en forme de croix doit nous faire ressouvenir qu'il faut porter notre croix, si nous voulons suivre Jésus-Christ, comme il le dit lui-même par ces paroles : prenez votre croix et me suivez.

Le chaperon qui nous couvre la tète est le symbole de l'humilité dans laquelle nous devons vivre. Car ce genre de vêtement n'est propre qu'aux petits enfants, qui sont simples et sans malice et non pas à ceux qui sont dans un âge parfait. Ainsi, il nous représente que nous devons être, comme nous dit l'Apôtre, des enfants exempts de toute malice, mais non pas des enfants qui n'ont ni esprit ni sagesse. Car un enfant est dans une heureuse ignorance de tout ce qui est mal. Si on le traite avec mépris, il ne s'en met point en colère et si on l'honore, il ne s'en élève point, si on lui prend ce qui lui appartient, il n'en a nulle douleur, si on l'offense, il ne s'en venge point et il ne sait ce que c'est que de rechercher la gloire. Ce vêtement nous figure encore la grâce de Dieu, car. comme il couvre et qu'il échauffe la

 

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tête des enfants, de même selon la pensée des Anciens, la grâce de Jésus-Christ couvre et défend notre' âme qui est la partie principale de l'homme et nous protège dans notre enfance spirituelle, contre les attaques des démons qui nous ont déclaré une guerre irréconciliable et qui s'efforcent incessamment de nous porter des coups et de nous faire des blessures mortelles.

Enfin, pour le dire en peu de mots, la ceinture dont nous nous ceignons les reins, est la marque de la mortification des cupidités, le scapulaire qui se met sur les épaules est le signe de la croix que nous devons porter et le chaperon, de la simplicité et de l'innocence des enfants de Jésus-Christ. (Dorothée, i. P. G., 88, 1632.)

 

Réflexions de Climaque.

 

La description des armes spirituelles que fait Climaque intéresse tous les chrétiens. Elle est prise de saint Paul qui ne s'adressait pas à des moines. « Tu es dans l'erreur, si tu penses qu'un chrétien n'a pas de persécution à subir », écrivait Jérôme à Héliodore.

 

Mais souffrez, s'il vous plaît, que nous représentions en cet endroit, quelles sont les armes spirituelles de ces généreux combattants. Leur bouclier est la foi et la confiance qu'ils ont en Dieu et en leur supérieur ; et c'est par elles qu'ils repoussent toutes les pensées d'infidélité et de désobéissance. L'épée qu'ils tiennent toujours

 

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tirée, est celle de l'esprit de Dieu, avec laquelle ils tuent tous les mouvements de leur propre volonté, lorsqu'ils s'élèvent contre eux. Leur cuirasse de fer est la douceur et la patience dont ils sont revêtus, par lesquelles ils rebouchent la pointe de tous les traits des injures et des moqueries piquantes, et se garantissent de leurs blessures. Leur casque est la prière de leur supérieur, qui couvre leur tête contre les coups des tentations. Au reste, ils demeurent fermes dans leur assiette, sans avoir néanmoins les pieds attachés, pouvant étendre celui de l'action pour le service de la charité, et tenant immobile celui de la contemplation pour la prière. (Clim., IV, 2. P. G., 88, 678.)

 

Le péché d’origine.

 

D'où vient la nécessité de la lutte? Les tendances naturelles ont été viciées par le péché d'origine ; tous les hommes sont soumis à ces conséquences du péché, les saints comme les pécheurs.

 

Saint Paul nous apprend que nous avons une guerre établie dans nos membres, non sans utilité pour nous. « La chair, dit-il, désire contre l'esprit, et l'esprit contre la chair. Ces deux choses se font la guerre l'une à l'autre, de sorte que vous ne puissiez faire ce que vous voulez. » Voilà une guerre insérée au plus intime de notre être, dans les entrailles mêmes, et cela

 

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pour ainsi dire, par une disposition divine. En effet, ce qui d'une façon universelle existe en tous les hommes sans exception, comment ne pas reconnaître que c'est une tendance devenue comme naturelle après la chute; et ce que l'on trouve inné chez tous, comment ne pas croire que c'est placé en eux par la libre volonté de Dieu, qui certes ne veut pas leur nuire, mais agit dans leur intérêt. La raison de cette guerre, l'Apôtre l'expose ainsi : « Pour que vous ne fassiez pas tout ce que vous voulez ». Si ce que Dieu a voulu empêcher se produisait, c'est-à-dire, si nous pouvions exécuter tout ce que nous voulons, comment penser que ce ne serait pas un malheur? Cet état de lutte, où Dieu nous a placés a cette sorte d'utilité qu'il nous excite et nous pousse à chercher une situation meilleure, et si le combat cessait, nous tomberions dans cette paix pernicieuse, dans laquelle la chair domine et maîtrise l'esprit, sans qu'il lui résiste. (Coll., IV, 7. P. L., 49, 591.)

 

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C'est donc en cela qu'est la grande différence de cet Homme-Dieu, qui est né d'une Vierge, d'avec nous qui naissons par la voie ordinaire de la génération des hommes, qu'au lieu que nous portons tous dans notre chair, non la ressemblance, mais la vérité du péché, lui seul

 

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au contraire n'en a pris que la ressemblance en prenant véritablement notre chair. Quoique les Pharisiens sussent ce qu'Isaïe avait écrit de lui : « Il n'a point fait de péché et le mensonge ne s'est point trouvé dans sa bouche », ils étaient néanmoins tellement aveuglés par la ressemblance de la chair du péché qu'ils disaient : « Voilà un homme gourmand et sujet au vin, ami des publicains et des pécheurs » et à l'aveugle-né que Jésus-Christ guérit : « Rends gloire à Dieu, car nous savons que cet homme est pécheur » ; et à Pilate : « Si cet homme n'était un méchant, nous ne vous l'aurions pas livré. » Celui donc qui osera dire qu'il est sans péché, s'égalera en ce point par un orgueil et un blasphème impie, à celui qui s'est distingué par son impeccabilité du reste de tous les hommes et alors il sera obligé de dire par une suite nécessaire de son erreur, qu'il n'a que la ressemblance et non pas la vérité de la chair du péché. (Coll., XXII, 12. P. L., 49, 1235.)

 

La loi de la chair.

 

Ainsi ils se plaisent dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, qui s'élevant au-dessus de toutes les choses visibles tache de s'unir toujours à Dieu seul. Mais ils remarquent qu'une autre loi qui est dans leurs membres c'est-à-dire dans la nature et la condition de l'homme

 

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s'oppose à cette loi de leur esprit et l'entraîne captif par cette loi violente du péché, le contraignant de quitter la présence du souverain bien, pour s'abaisser vers les choses de la terre. Et quoique l'engagement où ils se trouvent puisse être utile et nécessaire et qu'ils s'y appliquent par le devoir d'un ministère saint et religieux, néanmoins lorsqu'ils le comparent avec ce bien suprême dont la contemplation est la joie des saints, ils le regardent comme mauvais et comme une chose qu'ils doivent fuir, parce qu'il les retire, au moins en quelque sorte et pour quelque moment, de la vue de cet objet éternel qui peut seul les rendre véritablement heureux. Car il est vrai que cette loi de péché, dont parle l'Apôtre, est passée dans tous les hommes par le péché du premier homme et qu'elle est l'effet de cette juste condamnation que Dieu prononça contre lui, lorsqu'il dit : « La terre sera maudite dans vos ouvrages : Elle vous produira des épines et des ramés et vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage ! »

C'est donc cette loi qui est insérée dans la chair même de tous les hommes, qui s'oppose à la loi de notre esprit, qui lui défend de voir et de contempler Dieu autant qu'il le désire et par laquelle la terre ayant été maudite dans nos ouvrages, a commencé après la connaissance du bien et du mal, de nous produire des

 

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pensées inquiètes, comme des épines et des ronces qui nous piquent et qui étouffent la semence des vertus, afin que nous ne puissions manger qu'à la sueur de notre visage ce pain qui est descendu pour nous du Ciel et qui fortifie le coeur de l'homme. (Coll., XXIII, 11. P. L., 49, 1262.)

 

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Il est donc clair que nous ne devons pas ici entendre par ce mot de chair l'homme même, c'est-à-dire la substance de l'homme, mais la volonté de la chair, et ses désirs déréglés ; comme par le mot d'esprit nous ne devons pas entendre quelque substance, mais seulement les bonnes et saintes affections de l'âme. C'est le sens que cet apôtre a marqué assez clairement dans ce qui précède : « Marchez en esprit et vous n'accomplirez point les désirs de la chair ; car la chair a des désirs contre l'esprit et l'esprit contre la chair; ces deux choses s'entrefont la guerre afin que vous ne puissiez pas faire ce que vous voulez. » Et comme ces deux différents désirs, c'est-à-dire ceux de l'esprit et ceux de la chair, sont dans une même personne, nous sommes toujours dans une guerre domestique et intérieure. Car d'un côté la concupiscence de la chair, qui se porte toujours avec ardeur vers le mal, trouve

 

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sa joie et son repos dans les délices et les plaisirs de la terré ; et de l'autre l'esprit résistant à la chair, désire de s'appliquer si entièrement aux exercices spirituels, qu'il souhaiterait s'interdire pour toujours les usages les plus nécessaires du corps, et d'être tellement absorbé dans les choses invisibles, qu'il voudrait ne plus donner aucun de ses soins au soulagement de celle qui lui fait sans cesse la guerre.

La chair se plait au luxe et à la sensualité ; l'esprit ne veut point consentir aux désirs même les plus naturels. La chair aime à se satisfaire dans le manger et le sommeil; l'esprit se nourrit et s'engraisse en quelque sorte des veilles, et ne voudrait pas même donner au manger et au dormir, autant que lui demande la nécessité de la vie. La chair veut avoir tout avec abondance; l'esprit a même quelque peine de voir, que ce peu de pain dont il a besoin chaque jour ne lui manque jamais. La chair désire la propreté et les bains et prend plaisir à se voir tous les jours assiégée d'une troupe de flatteurs; l'esprit ne se plaît que dans ce qui est grossier et malpropre, il aime la demeure affreuse d'un désert inaccessible, et il se détourne de la compagnie des hommes. Enfin la chair aime l'honneur et les applaudissements des hommes, et l'esprit se glorifie dans les persécutions et les injures. (Coll., IV, 11. P. L., 49, 596.)

 

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Les Péchés capitaux.

 

Bien des âmes se perdent parce qu’elles n'imaginent pas le développement que peuvent prendre les germes de mal qu'elles portent en elles.

Aussi les maîtres spirituels doivent-ils parler à fond des principaux vices. Enumération des péchés capitaux.

 

Il y avait dans cette sainte assemblée de vieillards un grand homme nommé Sérapion (1), illustre entre tous les autres par le don de discrétion. Nous le vîmes aussi. Après que nous lui eûmes fait beaucoup d'instances pour l'engager à nous parler des principaux vices qui nous attaquent, et à nous en découvrir la source et le principe, il commença de la sorte.

Il y a, dit-il, huit péchés capitaux auxquels tous les hommes sont exposés. Le premier est la gourmandise, le second la fornication, le troisième l'avarice, le quatrième la colère, le cinquième la tristesse, le sixième l'acédie, c'est-à-dire l'ennui et le dégoût, le septième la vaine gloire et le huitième l'orgueil.

Tous ces vices, continua-t-il, se peuvent réduire en deux genres; car les uns sont plus naturels, comme la gourmandise, et les autres

 

(1) Ce nom égyptien a été porté par plusieurs moines et saints personnages. Le Sérapion de la 5e conférence ne parait pas être celui dont parle Panade et Ruffin. Il y a eu aussi le grand Sérapion de Nitrie, Sérapion le sindonite, Sérapion l'anthropomorphiste, de la 10e  conférence.

 

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sont en quelque sorte contre la nature, comme l'avarice. On peut aussi distinguer quatre manières en lesquelles ils se forment dans nous ; les uns ne peuvent s'accomplir sans l'action extérieure du corps, comme la gourmandise et la fornication, les autres au contraire n'en ont pas besoin, comme l'orgueil et la vaine gloire. Quelques-uns sont excités en nous par des causes extérieures, comme l'avarice et la colère, et les autres naissent des troubles et des mouvements intérieurs, comme la négligence et la tristesse. (Coll., V, 1, 2, 3. P. L., 49, 610.)

 

Les vices et les mouvements naturels de l'âme.

 

Il n'y a, dit l'abbé Abraham, qu'une source et qu'un principe de tous les vices; mais on donne différents noms aux passions et aux maladies de l'âme, selon la qualité de la partie, et pour user de ce terme, du membre qui en est blessé. Nous voyons cette vérité dans les maladies du corps qui en sont la figure, qui n'ayant toutes qu'une même cause se divisent néanmoins en des indispositions différentes, selon la qualité des parties, sur lesquelles elles se jettent. Quand la malignité de ces humeurs attaque le cerveau, elle produit des maux de tête. Quand elle tombe sur les yeux ou sur les oreilles, elle s'appelle un mal d'yeux ou un mal d'oreilles, quand elle se répand sur les jointures et les extrémités

 

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des mains ou des pieds on l'appelle la goutte; enfin on lui donne autant de noms qu'elle attaque de membres et de parties.

Pour passer donc des maladies visibles aux invisibles, nous devons croire que chaque partie, et pour parler plus sensiblement d'une chose spirituelle et insensible, que chaque membre de notre âme, est attaqué particulièrement de quelque passion et de quelque vice. Et comme les plus sages autrefois ont attribué trois parties principales à notre âme, la raisonnable, l'irascible et la concupiscible, il est certain que chacune de ces parties a ses maladies qui lui sont propres. Ainsi la corruption du dedans se jetant sur quelqu'une de ces parties, change de nom selon le mal qu'elle y produit. Si elle se répand dans la partie raisonnable, elle y produit l'élèvement de la vaine gloire, l'envie, l'orgueil, la présomption et l'hérésie. Si elle se jette sur l'irascible, elle causera la fureur, l'impatience, la tristesse, l'acédie, la pusillanimité et la cruauté. Si elle attaque la partie concupiscible, elle y fera naître la gourmandise, la fornication, l'avarice et les désirs mauvais et terrestres. (Coll., XXIV, 15. P. L., 49, 1306.)

 

Dangers de l'ignorance.

 

Il arrive d'ordinaire dans ces passions qu'aussitôt que la lumière et les instructions de nos

 

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Pères nous en ont fait découvrir les principes et les causes, nous les connaissons sans peine; mais avant cette lumière, nous les ignorons entièrement, quoiqu'elles soient continuellement dans nous, et qu'elles y fassent d'étranges désordres. J'espère donc expliquer avec quelque netteté quelles sont les sources de ces vices, si le mérite de vos prières peut m'obtenir de Dieu qu'il me dise ce qu'il dit autrefois à Isaïe : « J'irai devant vous et j'humilierai les puissants de la terre ; je romprai les portes d'airain, je briserai ces gonds de fer, et je vous découvrirai des trésors cachés et des mystères secrets. »

J'ai quelque confiance que la parole de Dieu marchant devant nous, elle humiliera les puissants de la terre, c'est-à-dire ces passions mêmes que nous entreprenons de combattre, et que nonobstant cette domination et cette tyrannie cruelle qu'elles veulent usurper dans nos corps, Dieu les détruira par cette lumière qui nous les fera découvrir et les exposer au jour. (Inst., V, 2. P. L., 49, 201.)

 

Nécessité de prévoir les tentations.

 

J'ai cru qu'il était nécessaire de rapporter ici ces choses, afin qu'en voyant non seulement par la raison, mais encore par des exemples, la violence de ces tentations, et l'ordre de ces

 

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vices qui déchirent misérablement une âme, nous en soyons glus sages pour éviter les pièges de l'ennemi. Les Pères de l'Égypte mêlent si indifféremment toutes ces choses ensemble, qu'ils rapportent toutes les tentations, ou celles qu'ils souffrent ou celles que les jeunes gens doivent souffrir à l'avenir, comme s'ils les enduraient encore eux-mêmes. Ils leur découvrent tout, afin qu'en leur éclaircissant toutes les illusions du démon, ceux d'entre les jeunes religieux qui sont plus fervents remarquent dans les discours de ces Pères toute la suite des tentations qu'ils ressentent, et qu'en les considérant comme dans un clair miroir, ils reconnaissent toutes les causes des vices qui les attaquent et les remèdes qu'ils y doivent apporter. Ils s'instruisent même par avance de la manière dont ils se doivent conduire dans les tentations à venir avant qu'ils en ressentent les effets, et ils savent comment ils pourront, ou les éviter, ou les attaquer, ou les vaincre. C'est ainsi que les plus habiles médecins ne se contentent pas de guérir les maladies présentes, mais qu'allant même par la force de leur art au-devant des maux à venir, ils les préviennent par un sage régime et par de salutaires breuvages. Ces saints hommes de même, qui sont les véritables médecins des âmes, prévoyant les maladies qui peuvent corrompre les coeurs, les guérissent avant leur naissance par leurs conférences spirituelle

 

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comme par un antidote divin; et ne souffrent pas qu'elles croissent et se. fortifient dans les jeunes gens, en leur découvrant en même temps Ies causes de ces passions, et les remèdes pour les guérir. (Inst., XI, 16. P. L., 49, 417.)

 

La vie pratique prépare à la contemplation.

 

On n'arrive à l'union à Dieu qu'après un long combat. Cassien exprime cette vérité en opposant la théorie à la pratique. Ne nous méprenons pas sur le sens de ces mots dont il se sert souvent. En disant qu'il faut joindre la pratique à la théorie, il ne veut pas dire qu'il ne suffit point de connaître ce qu'il faut faire, mais qu'il faut passer à la pratique, que nos belles idées nous condamneront si nous ne les réalisons pas. La théorie pour lui, c'est la contemplation, nous pourrions dire la vie unitive. On n'y arrive pas au début. On doit commencer par les exercices de l'ascèse, par la vie pratique ou science actuelle.

Et encore dans la première étape faut-il prendre garde de combattre, d'exterminer les vices avant de poursuivre l'acquisition des vertus. On voit que nous sommes loin du quiétisme. Pas moyen d'oublier l'ennemi intérieur.

 

La perfection de cette science de pratique consiste en deux points : le premier, à connaître la nature de tous les vices et la manière d e les guérir; et le second, à discerner tellement l'ordre qui est entre les vertus, et à affermir tellement notre âme dans leur plus haute perfection, qu'elle ne les pratique plus comme un esclave qui leur obéirait par contrainte et se

 

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rendrait à leur domination violente, mais qu'elle s'y plaise, et qu'elle s'en nourrisse comme du souverain bien, et qu'elle monte avec joie dans ce sentier qui est de soi si étroit et si difficile. Comment celui qui n'a pu encore reconnaître la nature et la source de ces vices, et qui n'a pas fait encore le moindre effort pour les déraciner, pourrait-il comprendre quel est l'ordre naturel entre les vertus, qui est le second degré de cette science actuelle, ou s'élever encore plus haut, c'est-à-dire à cette divine théorie, et à la contemplation des mystères les plus secrets? Car il est certain que celui qui n'aura pu surmonter les choses les plus aisées et les plus simples, ne pourra jamais passer à d'autres qui seront plus relevées et plus difficiles, et que lorsque nous ne comprendrons pas même ce qui est en nous, nous comprendrons bien moins ce qui se passe hors de nous.

Mais il faut toujours supposer qu'il y a bien plus de peine pour s'affranchir entièrement du vice, que pour acquérir la vertu. Je ne dis pas cela de moi-même, c'est la parole expresse de Dieu, qui comme Créateur connaît parfaitement les forces et la capacité de ses créatures.

«Voilà, dit-il, par son prophète, que je vous établis aujourd'hui sur les nations et sur les royaumes; afin que vous arrachiez, que vous détruisiez, que vous perdiez, que vous dissipiez, et que voua édifiez et plantiez. » Il marque quatre

 

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choses absolument nécessaires pour ôter tout ce qui est mauvais et dangereux, arracher, détruire, perdre, dissiper, et il n'en rapporte que deux pour acquérir la perfection de la vertu et de la justice, édifier et planter. D'où il parait clairement qu'il est bien plus difficile de détruire et de déraciner les passions du corps et de l'âme, que d'y planter les racines, et d'y bâtir l'édifice des vertus. (Coll., XIV, 3. P. L., 49, 955.)

 

Durée de la lutte.

 

La guerre sera sérieuse et longue; que le soldat en s'enrôlant apporte toute sa générosité. Et qu'il se tienne toujours prêt à de nombreux combats.

 

Tant qu'un athlète de Jésus-Christ demeure dans ce monde, il ne cesse point d'y remporter de nouvelles victoires. Mais plus le nombre de ses victoires s'accroît, plus ses combats deviennent pénibles. Quand la chair est vaincue, combien d'adversaires irrités par cette victoire, combien de troupes d'ennemis s'élèvent-elles contre ce soldat de Jésus-Christ! Ce que Dieu permet de peur que se relâchant dans une paix molle et oisive, il n'oublie peu à peu qu'il est soldat, et que tombant dans une négligence honteuse, il ne perde le mérite et le fruit de ses victoires passées.

C'est pourquoi si nous voulons monter par tous les degrés des victoires de ce saint apôtre,

 

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nous devons garder le même ordre dans nos combats et dire d'abord comme lui : « Je cours non pas au hasard ni à l'aventure, ni donnant des coups en l'air ; mais je traite rudement mon corps et le réduis en servitude; afin qu'après avoir remporté la victoire dans ce combat, nous puissions encore dire avec; lui :

« Nous n'avons plue à combattre contre la chair et contre le sang, mais contre les Principautés et les Puissances, contre les Princes des ténèbres et contre les esprits de malice qui sont en l'air. »

Car nous ne pourrons entrer dans tette dernière lutte, si nous sommes vaincus en combattant notre chair, et si nous nous laissons surmonter pat l'intempérance de notre bouche. L'Apôtre aura raison de nous faire alors ce reproche : « Jusqu'ici vous n'avez eu que des tentations humaines et ordinaires. » (Inst., V, 19. P. L., 49, 235.)

 

On porte sa nature au désert.

 

L'éloignement des hommes, pas plus que les murs du monastère, ne garantissent point contre les attaques.

 

Un frère se sentant souvent ému de colère dans le monastère, dit en lui-même : « Je m'en irai dans le désert, afin que n'y ayant là personne avec qui je puisse avoir rien à démêler, cette passion me laisse en repos. » S’en étant

 

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donc allé dans le désert, et demeurant seul dans une caverne, son pot qu'il avait rempli d'eau et fois à terre se renversa trois foie de suite. Ce qui l'ayant tris en colère, il le jeta et le cassa. Après, revenant à soi, il dit : « Le démon de la colère m'a trompé; car encore que je sois seul, elle ne laisse pas de me vaincre. Ainsi puisque partout où il y a combat nous avens besoin de patience et de l'assistance de Dieu, je m'en retournerai au monastère. » (Pélage, 33. P. L., 7.3, 901.)

 

 

Lassitude et découragement.

 

Il n'y a pas de victoire définitive. Pachon a appris d'Evagre, un des plus valeureux capitaines, que des tentations violentes peuvent encore agiter un corps victime de cruelles et persévérantes macérations.

 

Il y avait un nommé Pachon, âgé de soixante et dix ans, qui demeurait en Scété. Il arriva que me trouvant si tourmenté par des pensées d'impur et par des songes, que peu s'en fallait que la violence da trouble que cette tentation me donnait ne me fit quitter la solitude, je n'en parlais point à ceux auprès de qui j'étais, ni à Evagre même mon supérieur. Mais sans faire semblant de rien je m'en allai dans le désert où je passai quinze jours avec ces Pères qui sont en Scété et qui vieillissent dans une grande solitude, entre lesquels je rencontrai

 

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ce saint personnage Pachon, lequel ayant reconnu avoir plus d'ouverture de coeur que les autres, et être expérimenté en la vie spirituelle, je pris la hardiesse de lui découvrir ce que j'avais dans l'esprit. Sur quoi ce saint homme me dit :

Quoique vous me voyez déjà si fort avancé en âge et que j'ai passé quarante ans dans cette cellule, sans penser à autre chose qu'à mon salut, je ne laisse pas encore maintenant d'être tenté. En quoi il ajouta, en prenant Dieu à témoin qu'il disait vrai : Depuis douze ans qu'il y a que j'ai cinquante ans accomplis, il ne s'est pas passé un seul jour, ni une seule nuit, que je n'aie été tourmenté par cette fâcheuse persécution; ce qui m'ayant fait appréhender que Dieu ne m'eût abandonné, vu que le démon exerçait sur moi une puissance si tyrannique, je me résolus de mourir plutôt, quoique ma raison s'y opposât, que de me laisser emporter par l'inclination vicieuse de mes sens, à rien faire contre la pudeur. Étant ainsi sorti de ma cellule et courant deçà et delà dans le désert, je rencontrai la caverne d'une hyène, où j'entrai tout nu, et y demeurai tout le jour, afin que lorsque ces cruels animaux en sortiraient ils me dévorassent. Le soir étant venu, le mâle et la femelle de ces hyènes sortirent de leur tanière, et au lieu de me faire mal, vinrent me sentir et me lécher depuis la tête jusqu'aux pieds, puis me quittèrent

 

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lorsque je croyais qu'ils allaient me dévorer. Après avoir passé en ce lieu toute la nuit sans recevoir de mal et ayant ainsi sujet de croire que Dieu avait eu pitié de moi, je me levai et m'en retournai dans ma cellule, où le démon ayant cessé durant quelques jours de me tourmenter, il recommença avec encore plus de furie qu'auparavant, et. me réduisit en tel état, que peu s'en fallut qu'il ne me portât jusqu'à commettre un crime. Car s'étant transformé en une jeune fille éthiopienne, que j'avais vue durant l'été en ma jeunesse ramasser des épis de blé, il m'excitait si violemment à offenser Dieu avec elle, qu'en étant outré de douleur, je lui donnai un soufflet, après lequel elle disparut. Plus de deux ans après (ce que vous pouvez assurément croire sur ma parole) ma main sentait si mauvais que je n'en pouvais souffrir la puanteur. Ce qui m'ayant mis dans un extrême découragement et fait perdre toute espérance de mon salut, je m'en allai errant çà et là dans cette vaste solitude, où je trouvai un petit aspic que je mis sur ma chair nue, afin que comme elle avait été la cause de ma tentation, les morsures qu'elle recevrait fussent aussi cause de ma mort. Mais Dieu par sa Providence et par sa grâce, fit que je n'en reçus aucun mal, et ensuite j'entendis dans mon esprit une voix qui me disait : « Retourne-t-en, Pachon, et combats sans crainte, puisque je n'ai permis au démon

 

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d'exercer sur toi un si grand pouvoir, qu'afin que ton esprit ne s'enflât point d'orgueil ni de vanité, comme si tu pouvais par toi-même surmonter ces tentations. » Après cette instruction et la force qu'elle me donna, je retournai dans ma cellule, où je demeurai depuis ce temps avec confiance et ne me mettant point en peine de la guerre que le démon pourrait me faire; j'ai ptose le reste de mes jours en paix. Et cet immortel ennemi des hommes connaissant combien je le méprise, a toujours été depuis si rempli de confusion, qu'il n'ose plus s'approcher de moi. (Heract., 11. P. L., 74, 287.)

 

Bulletins du combat.

 

La pratique de l'examen de conscience, qui u été organisée et réglementée par les ascètes modernes, est déjà prônée par Antoine.

Il recommande d'écrire ses défaites, comme si on devait rendre compte à un chef, pour que la honte à la pensée qu'elles seraient connues prévienne de nouvelles chutes.

 

Il les avertissait aussi de se bien souvenir de cette belle instruction de l'Apôtre : « Jugez-vous et éprouvez-vous vous-mêmes », afin qu'examinant de quelle sorte ils auraient passé le jour et la nuit, s'ils se trouvaient coupables de quelque chose, ils cessassent de pécher et que si eu contraire, ils n'avaient point commis de fautes, ils ne s'enflassent pas pour cela de vanité, mais

 

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continuassent à bien faire sans mépriser ou condamner leur prochain et ne se justifiant point eux-mêmes, selon cette autre parole de saint Paul : Ne jugez point avant le temps; mais attendez la venue de Jésus-Christ qui seul connaît les choses cachées.

C'est pourquoi none lui en devons laisser le jugement et ayant compassion des afflictions d'autrui, supporter les imperfections les uns des autres, en condamnant seulement nos propres défauts, afin d'acquérir avec soin les vertus qui nous manquent.

Il ajoutait qu'un moyen fort utile pour se préserver du péché, était que chacun marquât et écrivit même ses actions et les mouvements de son âme comme s'il eût dû en rendre compte à quelqu'un, s'assurant que la crainte et la honte de faire ainsi connaître leurs fautes les empêchaient non seulement de pécher, mais aussi d'avoir de mauvaises pensées. Car qui est celui qui péchant, voudrait ainsi se décrier lui-même ? Et, au contraire, ne voit-on pas que le désir de couvrir leurs fautes, porte les pécheurs à mentir plutôt que de les avouer? Ainsi donc comme nous ne voudrions pas en présence de quelqu'un commettre un péché avec une femme de mauvaise vie, de même si nous écrivions nos mauvaises pensées comme pour les faire voir à d'autres, nous prendrions garde à n'y plus retomber par la honte que

 

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nous aurions qu'elles fussent sues et ces choses que nous écririons, seraient à notre égard comme les yeux des solitaires, avec lesquels nous vivons. Ce qui ferait que rougissant de les écrire, comme si elles devaient être vues par eux, nous n'aurions plus à l'avenir de semblables pensées et nous conduisant de la sorte, nous pourrions réduire notre corps en servitude, plaire à notre Seigneur et mépriser toutes les embûches du démon. (Vit. Ant., 28. P. L., 73, 151.)

 

L’examen particulier.

 

Qu'il faut découvrir quel est celui des péchés capitaux qui nous fait le plus la guerre, et nous appliquer particulièrement à le combattre.

 

C'est pourquoi il faut que nous entreprenions de telle sorte de combattre généralement tous ces vices, que chacun néanmoins reconnaisse celui dont il est principalement attaqué ? C'est contre celui-là qu'il doit- employer ses plus grands efforts; c'est celui-là qui doit occuper tous ses soins. Il doit travailler à abattre cet ennemi par l'austérité de ses jeûnes. Il doit l'attaquer sans cesse, et le percer en quelque sorte par ses prières, par ses larmes, par les soupirs de son coeur, comme par autant de flèches. Et lors même qu'il s'occupe de la sorte avec un travail infatigable et avec toute l'application

 

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de son coeur, pour se délivrer de cette passion, il doit offrir sans cesse à Dieu le sacrifice de ses prières et de ses larmes, en le conjurant de l'assister de sa grâce, et de lui assujettir cet ennemi. Car il est impossible que personne remporte une victoire sur quelque passion que ce soit, s'il ne reconnaît auparavant qu'il ne le peut faire par son propre travail, par ses propres forces, mais par le secours du Tout-Puissant quoiqu'il soit nécessaire en même temps, qu'il travaille jour et nuit avec un soin et une vigilance continus pour se délivrer de cette langueur.

Lorsqu'il sera entièrement quitte de cette première passion, qu'il rentre dans son coeur pour examiner quelle est celle de toutes les autres qui lui fait le plus de peine; qu'il entreprenne de la détruire par les armes de l'esprit et qu'il réunisse contre elle tous ses efforts. C'est ainsi que commençant toujours par combattre les vices les plus envieillis et les plus enracinés, il lui sera facile de vaincre les autres, parce que l'âme deviendra plus forte et plus courageuse par cette longue suite de victoires et que ne trouvant à combattre que des ennemis plus faibles que les premiers, elle n'aura dans ses combats que des succès très avantageux.

C'est de cette sorte que se conduisent ceux qui par l'espérance d'un grand prix s'exposent à

 

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combattre devant les rois, toutes sortes de bêtes farouches. Ces personnes portent toujours leurs premiers coups contre les animaux les plus fiers, et n'attaquent d'abord, lorsqu'elles sont encore fraîches, que les bêtes les plus fortes et les plus furieuses, parce qu'elles espèrent qu'ayant vaincu celles-là, il leur sera aisé de se défaire des autres. Ainsi nous, en combattant d'abord les passions les plus fortes et n'en trouvant plus que de plus en plus faibles, nous serons assurés d'une victoire parfaite.

Et il ne faut pas s'imaginer que l'âme s'attachant ainsi à combattre une seule passion perde le soin de se défendre des autres; et qu'ainsi ne se mettant point à couvert de leurs traits, elle puisse sans qu'elle y pense être blessée. Car il est impossible que celui qui s'applique tant à purifier son coeur et emploie tous les efforts de son esprit pour combattre le vice qui le presse davantage, n'ait en même tempe une horreur générale de tous les autres et ne veille sana cesse contre leurs attaques. Car comment pourrait-il espérer de remporter la victoire sur le vice qui le tourmente le plus, lorsqu'il se rendrait indigne d'en être délivré par cette attache volontaire qu'il aurait aux autres? (Coll. V, 14. P. L., 49, 629.)

 

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2. Le démon.

 

Les Pères ont fait entrer cette maxime que la vie est un combat, dans les esprits les moins capables de saisir les abstractions. Les grandes toiles et les enluminures, les fresques, les bas-reliefs des chapiteaux et des stalles, à toutes les époques de l'art chrétien ont présenté aux yeux des fidèles les luttes des démons avec le patriarche des solitaires. Saint Athanase et les biographes des grands ascètes n'ont pas entendu faire un récit symbolique. La réalité des coups portés par les mauvais esprits, les disciples ont pu la constater dans l'épuisement et les horribles blessures de leurs maîtres, au sortir du combat. Ces plaies glorieuses sont la marque de la colère et de l'acharnement de l'ennemi de la nature humaine à l'égard de ceux qui l'ont mis plusieurs fois en déroute. Ces violences sont l'aveu de ses précédentes défaites. Au début des engagements, il essaie de visions terrifiantes, de sifflements, de cris, de bruits assourdissants. Plus dangereux encore, il s'insinue en de gracieuses apparitions, que suivent des attitudes provocantes, des attentats effrontés sur les sens. Il use enfin de la dernière ressource de ceux dont la faiblesse est dévoilée, de l'enfant dont les pleurs n'ont plus le don d'émouvoir, il essaie de faire rire, d'obtenir ainsi une détente, de reprendre la conversation.

A mesure qu'on s'éloigne des temps héroïques, ces phénomènes sensibles se font plus rares. D'après Cassien et d'autres moines d'expérience et de sens, il y a de cela plusieurs raisons. La puissance du Rédempteur se fait davantage sentir et permet moins d'insolence aux démons dans les pays conquis à la vraie foi, où sont nombreuses les églises, où se multiplient les messes et les prières, où la croix et les images des saints affirment la prise de possession.

Dans leurs récits de diableries dont ils n'auraient pas eu l'idée en France, les missionnaires donnent la même explication.

Bien plus simple est la raison de l'abbé Abraham

 

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« Eh! le démon n'a pas besoin de se mettre en frais! Mais les personnes et les objets extérieurs qui se présentent au moine suffisent à exciter ses passions. Il fallait une action plus vive sur les yeux d'un Macaire ou d'un Paphnuce ! » Les démons n'ont plus maintenant qu'à encourager le mouvement de l'imagination, pas n'est besoin d'apparitions extérieures.

D'ailleurs les principes de la tactique des deux côtés restent les mêmes, et les conseils des Pères s'appliquent à tous ceux qui sont éprouvés, sans qu'ils aient à reconnaître jusqu'où va l'intervention des malins esprits. Dans la langue spirituelle et même dans l'usage courant, les expressions « action du démon » et « tentation » s'appellent l'une l'antre, sont prises l'une pour l'autre. Une victime du « démon de l'avarice » peut n'avoir jamais vu paraître de diable, déguisé ou non.

 

... La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,

Quelque diable aussi me poussant…

 

Le mot d'ordre est la confiance. Si l'on ne doit pas s'aventurer comme Antoine à narguer et à défier les démons, on ne doit pas oublier que les armes qui promettent la victoire sont toujours à portée. Il est bien vrai, leur armée est immense, l'atmosphère où nous vivons en est remplie. Il est vrai, par nature ils nous sont supérieurs, par leur intelligence, par leur pouvoir sur les corps vivants et inanimés, Mais le Sauveur qu'ils attaquent dans les hommes limite l'exercice de leur puissance.

Le signe de la croix, les saintes invocations, les versets de l'Écriture suffisent souvent à les mettre en fuite; ces pratiques sont de tous temps, qui contiennent l'humble aveu de notre dépendance des lois de la création matérielle. Aux suggestions grossières, il n'y a qu'à répondre avec une promptitude énergique. Devant des insinuations plus subtiles, des apparences de bien, il faut user d'examen, voir la suite des images, des idées, des sentiments. Le grand critérium de l'action diabolique c'est le trouble et la tristesse où elle laisse l'âme; Les fruits de l'Esprit sont la joie et la paix.

 

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Mais que l'ascète domine ses impressions, qu'il reste maître de ses mouvements, qu'il contrôle les images qui se présentent! Le démon ne connaît pas l'intime de l'âme, il ne juge que sur les mouvements extérieurs ou les modifications des organes.

Pas plus que l'obsession, la tentation violente n'est marque d'un mauvais état de l'âme, de même que, nous l'avons vu, les miracles ne sont pas la garantie de la persévérance.

Les apparitions angéliques n'ont pas été décrites aussi copieusement. Mais ne nous laissons pas épouvanter par la multitude des noirs Éthiopiens, l'abbé Isidore détourne les regards de l'occident où se précipitent dans les ténèbres ceux qui ont été créés princes de lumière, il invite à se retourner vers l'Orient, vers la lumière grandissante, vers les troupes des bons anges qui apportent la promesse de la victoire,

 

Les combats d'Antoine.

 

Contre la jeune vertu d'Antoine (1) le démon s'est servi de ses armes ordinaires, l'attrait des jouissances qui s'offrent à ceux qui entrent dans la vie. Les tentations communes ayant échoué, il recourt à des moyens plus puissants de séduction, aux apparitions provocantes, aux chatouillement éhontés.

De nouveau vaincu, il se venge, il accable Antoine de coups, il le laisse étendu couvert de blessures. Quelle

 

(1) Saint Antoine, le patriarche des solitaires (mort vers 356 à l'âge de 105 ans). Ecoutant la lecture de l'Évangile, il entend comme adressées à lui-même les paroles : « Allez, vendez tous vos biens. » Il obéit et se donne à la vie solitaire. Sa réputation de vertu lui amène beaucoup de disciples. Importuné par les visites, il s'éloigne des rives du Nil. Il se fixe sur une montagne non loin de la Mer Rouge, où le monastère copte de Saint-Antoine garde son souvenir. — Il descendit à Alexandrie pour servir les martyrs. Il y retourna peu avant sa mort pour soutenir saint Athanase dans son combat contre les Ariens.

 

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est la raison de ces cruautés? Est-ce une tactique? Ces attaques cependant paraissent bien moins dangereuses. A-t-il la prétention de faire demander grâce? Veut-il du moins que la crainte amène Antoine à modérer ses austérités?

En toute hypothèse, il se révèle l'ennemi de la nature humaine et montre le dessein qu'il a de torturer le corps de ses victimes qui auront été vaincues par ses flatteries.

 

Mais le démon qui hait tout ce qui est digne de louanges et qui envie toutes les bonnes actions des hommes, ne pouvant souffrir de voir une personne de cet âge se porter avec tant d'ardeur dans un tel dessein, résolut d'user contre lui de tous les efforts qui seraient en sa puissance. La première tentation dont il se servit pour le détourner de la vie solitaire, fut de lui mettre devant les yeux les biens qu'il avait quittés, le soin qu'il était obligé d'avoir de sa soeur, la noblesse de sa race, l'amour des richesses, le désir de la gloire, les diverses voluptés qui se rencontrent dans les délices, et tous les autres plaisirs de la vie. Il lui représentait d'un autre côté les extrêmes difficultés et les travaux qui se rencontrent dans l'exercice de la vertu, la faiblesse de son corps, le long temps qui lui restait encore à vivre; et enfin pour tâcher à le détourner de la sainte résolution qu'il avait prise, il éleva dans son esprit comme une poussière et un nuage épais de diverses pensées, Mais se trouvant trop

 

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faible pour ébranler un si ferme dessein que celui d'Antoine et voyant qu'au lieu d'en venir à bout il était vaincu par sa constance, renversé par la grandeur de sa foi, et porté par terre par ses prières continuelles, alors se confiant avec orgueil, selon les paroles de l'Écriture, aux armes de ses reins, qui sont les premières embûches qu'il emploie contre les jeunes gens, il s'en servit pour l'attaquer, le troublant la nuit, et le tourmentant le jour de telle sorte, que ceux qui se trouvaient présents voyaient le combat qui se passait entre eux.

Le démon présentait à son esprit des pensées d'impureté, mais Antoine les repoussait par ses prières. Le démon chatouillait ses sens, mais Antoine rougissant de honte, comme s'il y eût en cela de sa faute, fortifiait son corps par la foi, par l'oraison, et par les veilles. Le démon se voyant ainsi surmonté prit de nuit la figure d'une femme et en imita toutes les actions afin de le tromper; mais Antoine élevant ses pensées vers Jésus-Christ et considérant quelle est la noblesse et l'excellence de l'âme qu'il nous a donnée, éteignit ces charbons ardents dont il voulait par cette tromperie. embraser son coeur. Le démon lui remit encore devant les yeux les douceurs de la volupté; mais Antoine comme entrant en colère et s'en affligeant, se représenta les géhennes éternelles dont les impudiques sont menacés, et les douleurs de ce remords, qui

 

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comme un ver insupportable rongera pour jamais leur conscience.

Ainsi en opposant ces saintes considérations à tous ces efforts, ils n'eurent aucun pouvoir de lui nuire. Et quelle plus grande honte pouvait recevoir le démon, lui qui osé s'égaler à Dieu, que de voir une personne de cet âge se moquer de lui, et que se glorifiant, comme il fait, d'être par sa nature toute spirituelle au-dessus de la chair et du sang, de se trouver terrassé par un homme revêtu d'une chair fragile ? Mais le Seigneur qui par l'amour qu'il nous perte a voulu prendre une chair mortelle, assistait son serviteur, et le rendait victorieux du démon, afin que chacun de ceux qui combattent contre lui, puissent dire aven l'Apôtre : « Non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est en moi. (Vit. Ant., 4. P. L., 73, 129.)

 

Le Compagnon invisible.

 

Antoine est-il soutenu seulement par la fierté de l'athlète qui ne veut pas avoir le dessous ? Ses sentiments sont d'un ordre plus élevé. Il ne veut pas être séparé de Jésus-Christ, il ne veut pas descendre de cette intimité où l'ascèse l'a porté. Son maître n'apparaît pas à ses regards. Il laisse au démon cet avantage des apparitions sensibles. Mais sa voix dont l'accent ne trompe pas se fait entendre; à la plainte d'Antoine : « Où étiez-vous donc, Seigneur? » — Il répond : « J'étais ici, avec toi. »

 

Ne pouvant se tenir debout à  cause des blessures qu'il avait reçues du démon, il priait

 

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couché par terre; et après avoir achevé sa prière, il criait à haute voix : « Me voici ! Antoine n'appréhende point les maux que vous lui pouvez faire! et quand vous m'en feriez encore de beaucoup plus grands, rien ne me saurait séparer de l'amour de Jésus-Christ. »

Mais cet ennemi irréconciliable des saints, s'étonnant de ce qu'après avoir été si maltraité de lui, il avait encore la hardiesse de revenir, assembla ces autres malheureux esprits, qui comme des chiens enragés sont toujours prêts à déchirer les gens de bien, et tout transporté de dépit et de fureur leur dit : « Vous voyez comme nous n'avons pu dompter cet homme, ni par l'esprit de fornication, ni par les douleurs que nous lui avons fait souffrir en son corps; mais qu'au contraire il a encore la hardiesse de nous défier, préparons-nous donc à l'attaquer d'une autre manière, puisqu'il ne nous est pas difficile d'inventer diverses sortes de méchancetés pour nuire aux hommes. » En suite de ces paroles, cette troupe infernale excita un si grand bruit, que toute la demeure d'Antoine en fut ébranlée, et les quatre murailles de sa cellule étant ouvertes les démons y entrèrent en foule, et prenant la forme de toutes sortes de bêtes farouches et de serpents, remplirent incontinent ce lieu de diverses figures de lions, d'ours, de léopards, de taureaux, de loups, d'aspics, de scorpions et d'autres serpents, chacun desquels

 

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jetait des cris conformes à sa nature. Les lions rugissaient comme le voulant dévorer; les taureaux semblaient être prêts à le percer de leurs cornes; et les loups à se jeter sur lui avec furie; les serpents se traînant contre terre s'élançaient vers lui, et il n'y avait un seul de ces animaux dont le regard ne fût aussi cruel que farouche, et dont le sifflement ou les cris ne fussent horribles à entendre.

Antoine étant ainsi accablé par eux et percé de coups, sentait bien augmenter en son corps le nombre de blessures; mais son esprit incapable d'étonnement, résistait à tous ces efforts avec une constance invincible.

Jésus-Christ n' abandonnant pas son fidèle serviteur dans un si grand combat, vint du ciel à son secours. Antoine levant les yeux vit le comble du bâtiment s'entr'ouvrir, et un rayon resplendissant dissiper les ténèbres et l'environner de lumière. Soudain tous les démons disparurent, toutes les douleurs cessèrent et le bâtiment fut rétabli en son premier état. Antoine connut aussitôt que le Seigneur étant venu pour l'assister, remplissait ce lieu-là de sa présence, et ayant encore davantage repris ses esprits, et se trouvant soulagé de tous ses maux, il dit en adressant la parole à cette divine lumière : « Où étiez-vous mon Seigneur et mon Maître? Et pourquoi n'êtes-vous pas venu dès le commencement, afin d'adoucir mes douleurs?» Alors

 

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il ouït une voix qui lui répondit : « Antoine, j'étais ici, mais je voulais être le spectateur de ton combat; et maintenant que je vois que tu as résisté courageusement sans céder aux efforts de tes ennemis, je t'assisterai toujours et rendrai ton nom célèbre par toute la terre. » Ayant entendu ces paroles il se leva pour prier, et sentit en lui tant de vigueur qu'il connut que Dieu lui avait rendu beaucoup plus de force qu'il n'en avait auparavant. Il avait alors trente-cinq ans. ( Vit. Ant., 8, 9. P. L., 73, 131.)

 

 

Le Démon comédien.

 

Les artistes hollandais qui ont introduit des scènes comiques dans la tentation de saint Antoine paraissent s'être inspirés des récits des combats de Pacôme. Les démons se rangent devant lui dans une procession solennelle, ils se mettent en troupe et s'acharnent à remuer une feuille d'arbre. Il semble qu'ils aient voulu abuser de la bonté du saint, de sa disposition à la sympathie universelle, de son habitude de sourire. Ils ne réussissent pas, car dans cette vertu il n'y avait pas mélange de faiblesse.

Du doux et invincible Pacôme ils se vengent comme d'Antoine, et ils le laissent meurtri de coups.

 

Ce saint avait accoutumé de s'en aller pour prier en des lieux reculés et fort éloignés de son monastère; et souvent lorsqu'il revenait, les démons comme par moquerie marchaient en rang devant lui, ainsi qu'on marche devant un magistrat, et se disaient les uns aux autres :

 

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« Faites place à l'homme de Dieu ! » Mais Pacôme fortifié par la confiance qu'il avait en Jésus-Christ notre Sauveur, méprisait toutes ces fictions ridicules, et n'en tenait pas plus de compte que s'il eût entendu aboyer des chiens. Alors ces esprits malheureux voyant que son invincible fermeté n'avait pu être ébranlée par tant de combats, formèrent comme un gros bataillon et se jetèrent avec impétuosité sur lui, puis environnèrent de tous côtés le lieu où il demeurait, et il sembla au saint , qu'ils l'avaient ébranlé de telle sorte jusque dans les fondements, qu'il crut qu'ils l'avaient entièrement mis par terre. Mais rien n'étant capable de l'épouvanter, il chantait à haute voix, en faisant résonner les cordes de cette lyre spirituelle de son âme qu'il était si accoutumé de toucher en la présence de son Sauveur et de son Maître : « Dieu est notre force et notre refuge. Il nous assiste dans nos plus grandes tribulations. Et ainsi quand la terre serait changée de place, je ne serais point ému de crainte. » Il n'eut pas plus tôt achevé ces paroles que tout le tumulte cessa, et les efforts de ses ennemis s'en allèrent en fumée.

Ainsi ils se retirèrent pour un peu de temps, comme des chiens qui s'en vont lorsqu'ils sont las et reviennent après avec plus d'avantage. Car, comme le saint ayant fait la prière, travaillait à son ouvrage ordinaire, le démon lui apparut

 

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sous la forme d'un coq d'une monstrueuse grandeur, qui après avoir jeté plusieurs grands cris se lança sur lui comme pour le déchirer avec ses ongles. Mais ayant armé son front du signe de la croix, et soufflé contre lui, il le mit aussitôt en fuite. Car il connaissait toutes ses finesses, et il était fortifié de la crainte de Dieu, et méprisait toutes ses illusions. Aussi, bien qu'il l'attaquât sans cesse, il n'en recevait aucun dommage, et comme une tour inébranlable, il soutenait tous ses efforts avec une constance invincible.

A quelque temps de là, une grande multitude de démons s'efforça de tenter ce serviteur de Dieu par une sorte d'illusion. Car plusieurs d'entre eux s'étant unis attachèrent, ce lui semblait, de grosses cordes à une feuille d'arbre, et se rangeant par troupes de côté et d'autre, la tiraient avec un extrême effort, et s'entr’exhortaient à cette entreprise, comme s'il eût été question de remuer une pierre d'une pesanteur prodigieuse. Ce que ces malheureux esprits faisaient, afin de le porter à quelque ris excessif par une action si ridicule, et de le lui reprocher ensuite. Pacôme gémit en son coeur de leur impudence ; et après avoir, à son ordinaire, eu recours à Dieu par la prière, la puissance de Jésus-Christ dissipa aussitôt toute cette multitude. (Vit. Pacom., 17. P. L., 73, 240.)

 

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La Fin de l'âge héroïque.

 

Déjà à des solitaires du Ve siècle ce merveilleux diabolique paraissait de l'histoire lointaine. N'ayant rien éprouvé de semblable, ils demandaient, peut-être avec un accent de scepticisme, qu'elle était la raison de cette longue trêve générale.

Sérénus donne l'explication déjà donnée par Antoine : le désert qui était autrefois le domaine des démons a été conquis par le Christ. Il y a une autre raison qui se prête aux développements d'une conférence : la lâcheté de ceux qui se disent les soldats du Christ.

 

Nous voyons assez, et par notre expérience et par le rapport de nos anciens, que les démons n'ont pas aujourd'hui la même force qu'ils avaient autrefois dans le premier établissement des anachorètes, lorsqu'il n'y avait encore que peu de solitaires dans le désert. Car ils étaient alors si furieux, qu'il n'y avait que très peu de personnes, et très avancées en âge et en vertu, qui pussent supporter les maux qu'ils leur faisaient dans la solitude. Dans les monastères mêmes, où l'on demeurait huit ou dix ensemble, ils faisaient tant de désordres et de violences, et attaquaient si souvent les religieux d'une manière toute visible, qu'ils n'osaient dormir tous ensemble durant la nuit; mais lorsque les uns prenaient un peu de sommeil, les autres continuaient la veille sans discontinuer ou la prière, ou la lecture, ou le chant des psaumes. Et lorsque la nécessité de la nature forçait ceux-ci à se reposer, ils allaient

 

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auparavant réveiller les autres, afin qu'ils fissent à leur tour la garde et la sentinelle contre ces ennemis qui ne dorment point.

Il paraît par là que cette assurance dans laquelle vivent aujourd'hui dans le désert, non seulement les vieillards comme nous, qui peu-vent mieux se soutenir à cause de leur expérience, mais les plus jeunes solitaires, ne vient ce me semble, que de deux raisons : car ou nous devons l'attribuer à la grâce et à la vertu de la croix, qui ont pénétré jusqu'au fond des déserts les plus reculés, et qui se répandant partout, tiennent comme captive la malice de l'ennemi, ou peut-être même à notre négligence qui rend les démons plus lents à nous attaquer, et qui fait qu'ils dédaignent de faire contre nous les mêmes efforts qu'ils faisaient contre ces généreux athlètes de Jésus-Christ, croyant que, cessant ainsi de nous combattre, et nous donnant lieu par là de nous relâcher et de nous tenir moins sur nos gardes, ils pourront nous surprendre et nous vaincre plus aisément. (Coll., VII, 23. P. L., 49, 700.)

 

*

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L'abbé Poemen (1) demanda à l'abbé Abraham :

 

(1) Poemen, venu très jeune à Scété, vers 390, mort en 460; cinq de ses frères furent également, solitaires. Elève des grands maîtres, il eut lui-même une grande autorité. Bossuet a mis en relief son rôle dans l'établissement de la tradition. Un grand nombre d'apophtegmes sont sous son nom. Lorsqu'il arrivait à Scété, Cassien avait déjà plusieurs années de stage.

 

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« Comment les démons nous attaquent-ils? » Le vieillard répondit : « Les démons ne combattent pas avec nous, la raison en est que nous faisons ce qu'ils veulent nous voir faire, mais ce sont nos passions qui sont les démons et elles nous persécutent ». « Veux-tu savoir avec qui combattaient les démons ? — Avec un abbé Moïse, avec des saints comme lui. Mais nous, ce sont les tendances de notre coeur qui sont nos ennemis. » (Pasch., XXV, 3. P. L., 73, 1049.)

 

Le secours à proportion de l'attaque.

 

Nous ne devons pas aussi ignorer que les démons n'ont pas tous la même cruauté ni la même rage, comme ils n'ont pas tous la même force ni la même malice. Ceux qui commencent, et ceux qui sont faibles ne sont tentés que par les démons les plus faibles; et quand ces premiers sont surmontés, il leur en succède de plus forts, qui attaquent toujours et qui pressent de plus en plus les athlètes de Jésus-Christ. Ainsi, plus on a de force, plus la guerre est rude ; et plus on avance plus on est tenté. Car jamais personne, quelque saint et parfait qu'il peut être, ne pourrait, suffire à tant d'ennemis, ni se dégager

 

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de leurs pièges et de leurs artifices; et jamais il ne pourrait soutenir les efforts continuels de leur cruauté et de leur rage, si le Sauveur qui préside à cette guerre n'égalait par sa grâce et sa bonté la force de ceux qui résistent â celle de ceux qui attaquent ; s'il ne donnait des bornes à leurs violences et s'il ne nous rendait la tentation supportable, en nous en faisant sortir heureusement comme dit l'Apôtre. (Coll., VII, 20. P. L., 49, 694.)

 

L'Armée des anges.

 

Qu'on ne doit pas s'étonner du grand nombre des démons qui nous attaquent, puisque la farce de Dieu qui nous assiste est bien plus grande que toute la force de ces esprits.

 

Tous ceux qui ont éprouvé quelle est la guerre de l'homme intérieur, ne savent que trop, que nous sommes continuellement assiégés de rios ennemis. Mais nous ne les regardons comme lès ennemis de nôtre salut, que parce que nous croyons qu'ils nous portent au trial, et non parce qu'ils nous y entraînent. Il n'y aurait point d'homme qui pût éviter le péché dont ils le tentent, s'ils avaient autant de force pour le lui faire faire malgré lui, comme ils ont de malice pour le lui inspirer. C'est pourquoi, comme ils peuvent de leur côté, nous inciter au mal, il est aussi dans la liberté de

 

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notre volonté, ou de rejeter leurs tentations, ou d'y consentir.

Si nous craignons les attaques et les violences du démon, considérons combien est puissante la main de Dieu qui nous assiste et nous protège, selon la parole de l'apôtre saint Jean : « Celui qui est dans vous, est plus grand que celui qui est dans le monde. » Sa grâce est beaucoup plus forte pour nous soutenir que ne sont toutes les troupes des démons pour nous abattre. Dieu ne nous propose pas seulement le bien, mais il nous pousse encore pour le faire ; et quelquefois même il entraîne les âmes pour les sauver, lorsqu'elles ne le connaissent pas, et malgré elles. Il est certain que le démon ne peut séduire que ceux qui veulent bien consentir à ses persuasions. C'est ce que l'Ecclésiaste exprime clairement par ces paroles : « Parce que ceux qui se laissent aller tout d'un coup à faire le mal, ne font point de résistance, le coeur des enfants des hommes est rempli de malice en eux-mêmes pour faire toutes sortes de maux. » (Coll., VII, 8. P. L., 49, 677.)

 

*

* *

 

L'abbé Moïse (1), qui habitait dans le lieu

 

1. Le nom de saint Moïse est encore très populaire en Syrie, il est porté par beaucoup de chrétiens, et il y a plusieurs couvents de Mar-Moussa. Il semble bien que le Moïse de la 7° conférence n'est pas le voleur converti qui convertit un grand nombre de voleurs (Martyrologe romain, 28 août).

 

 

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appelé Pétra, subit un jour une attaque si impétueuse du démon de fornication qu'il ne put garder sa cellule, mais s'en alla trouver le saint abbé Isidore et lui rapporta quelle était la violence de la tentation. L'abbé Isidore le consolait en lui citant les témoignages de l'Écriture et l'engageait à retourner à sa cellule.

Mais Moïse ne s'y décidait pas. Alors Isidore et Moïse montèrent sur le sommet de la cellule et Isidore dit : « Regarde vers l'Occident. » Et il vit une multitude de démons dans un tumulte furieux comme se préparant au combat. Puis Isidore dit : « Regarde vers l'Orient. » Et il vit une multitude innombrable de saints Anges, l'armée des puissances célestes, glorieuse et plus resplendissante que la lumière du soleil. « Ceux que tu as vus à l'Occident, dit Isidore, voilà ceux qui attaquent les saints; ceux que tu as aperçus à l'Orient, voilà ceux que Dieu envoie au secours des saints. Reconnais donc que le nombre et la force sont de notre côté, comme dit Elisée. »

Réconforté par ces paroles dans le Seigneur le saint abbé Moïse retourna dans sa cellule, rendant grâce et glorifiant la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ. (Heracl., 7. P. L., 74, 278.)

 

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III. — La Grâce.

 

Quelle que soit la violence des démons, qu'ils agissent ou non sur les sens, c'est en définitive toujours en soi-même que l'athlète trouve le vrai champ clos du combat. A lui de résister, à lui de garder la paix en maintenant soumises et loyales ces puissances intérieures toujours portées à devenir complices de l'ennemi.

L'effort personnel, nos pères l'ont excité et exalté avec plus de force qu'aucun philosophe et aucun professeur d'énergie. Mais avec autant de conviction et d'insistance, ils ont prêché que toutes les ressources personnelles du plus vaillant athlète sont incapables de lui donner la victoire. Il sera certainement vaincu s'il ne reçoit pas le secours d'une force supérieure. Et il ne s'agit pas d'un secours extérieur mais d'un principe intérieur d'action, qui élève nos facultés.

Ce qui distingue les Pères du désert, et avec eux tous les Pères et docteurs, du philosophe étranger au dogme révélé, ce n'est pas tant qu'ils reconnaissent l'intervention d'esprits, bons ou mauvais, ou la Providence d'un Créateur, c'est la foi au Dieu fait homme agissant en ceux qu'il a rachetés. « Ce fut la première victoire d'Antoine ou plutôt la victoire du Sauveur par Antoine. Le contenu de la morale chrétienne, l'ensemble et les détails des obligations, peut être admis et défendu par un incroyant, mais non pas sa vraie philosophie, d'où on ne peut pas abstraire le rôle de la grâce. Sans elle l'ascète le plus courageux et le mieux exercé sera vaincu par la fornication. Et la grâce est nécessaire, non seulement dans les combats d'une extrême gravité, mais dans l'accomplissement de n'importe quelle action méritoire.

Cassien aurait pu compléter sa première conférence en tirant les conséquences du principe fondamental : nos actions sans la grâce n'auraient pas de proportion avec la fia bienheureuse, nous ne pourrions sans la grâce diriger notre intention vers elle et, par conséquent, nous ne pourrions pas poser la moindre action

 

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vraiment bonne. Ainsi, pour l'intelligence de notre vie morille, il est nécessaire de rappeler le dogme de notre élévation surnaturelle, de la chute et de la rédemption.

Cassien développe les principes : s'attribuer à soi-même comme au seul auteur les bonnes oeuvres, c'est commettre un vol sacrilège.

Il faut voir Dieu agissant dans l'inspiration généreuse, dans l'action, dans la persévérance.

L'intelligence laissée à elle-même aura d'un livre saint une connaissance qui paraîtra complète ; sans la lumière d'en haut elle n'aura pas saisi ce qui est utile au salut.

Les premiers mouvements, les désirs, les décisions, les efforts, s'ils ne sont pas vains, ont Dieu pour auteur.

Ces affirmations catégoriques, ce n'est évidemment pas la raison laissée à elle-même qui les présente, quoique par une observation dont il a l'habitude, celui qui vise à la perfection puisse en percevoir parfois la vérité par sa conscience. L'indigence qu'il sent en lui-même lui permet de supposer chez tous les hommes rachetés un besoin pareil qu'ils peuvent confusément sentir. Mais comment faire avouer à tous cette impuissance, faire admettre la nécessité du secours? Celui qui n'a pas l'humble foi de nos solitaires s'étonnera, voudra venger la dignité de la personne humaine, proclamera le témoignage rendu par sa conscience au pouvoir qu'il a en lui, se récriera contre les conséquences qu'il entrevoit déterministes et fatalistes.

Nos maîtres et nos amis du désert n'ont pas de peine à saisir ces étonnements. Si la doctrine révélée n'a rencontré chez eux nulle répugnance, ils ont eu très vive la crainte d'une fausse interprétation.

Suivez les préoccupations de Cassien de ne pas compromettre le libre arbitre. Comme il y revient! Il s'est posé avec d'autres la question : Si Dieu fait tout, quelle part d'action reste à l'homme? Même admise une part de l'homme, si Dieu détermine les secours efficaces, comment l'homme sera-t-il libre? Il essaie de résoudre le problème. A certains moments il s'engage dans des explications aventureuses et emploie des formules suspectes. Mais il ne reste pas longtemps sur ce terrain

 

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dangereux, il revient à des positions sûres. Que dit-il autre chose que Bossuet : « Tenons fortement les deux bouts de la chaîne... »?

N'examinant pas l'orthodoxie de Cassien et ne faisant pas l'histoire de ce mouvement d'idées ou de cet état d'esprit, qu'au XVIe siècle on a nommé semi-pélagianisme, nous ne citons que les textes affirmant la doctrine catholique. Dans les phrases qui ont excité le réquisitoire de Prosper, Cassien, cesse-t-il d'être le témoin de la tradition du désert? Certainement non, si l'on regarde la tendance profonde. En montrant de la surprise devant certaines formules de saint Augustin, Cassien manifeste le sentiment des Pères Orientaux. Lorsque, sortant de son rôle d'exhortateur spirituel, il hasarde des propositions qui peuvent fournir les premiers traits d'un système théologique, il ne parle pas autrement que saint Jérôme et d'autres Pères. Mais il n'a pas su tenir compte du progrès des idées et de la controverse ni mettre ses formules au point.

Au temps de la controverse de auxiliis, les partisans de la Science Moyenne furent accusés d'être les disciples de Cassien. Ils se justifièrent; la logique de leur système ne les obligeait pas à admettre les expressions dénoncées chez le collateur. Mais nous ne croyons pas nous aventurer en disant que si Cassien avait soumis son manuscrit à un moliniste, ce dernier n'aurait eu à corriger ou à élaguer que quatre ou cinq phrases pour éviter à son ami le danger de toute censure.

L'émotion de Dorothée en racontant l'histoire de la pauvre enfant abandonnée à des païens, sa sympathie qui se refuse à la damner ne l'inclinaient pas vers le système des augustiniens rigides sur la prédestination.

La confiance ne les quitte pas quand ils contemplent le terrible mystère. Ils pensent à la puissance de la supplication, cette revanche de notre faiblesse, ils voient avec Climaque la grâce accordée à la prière, et sans se laisser troubler par les discussions, ils résument toute leur doctrine dans le commentaire du Deus in adjutorium que l'Eglise après eux a pris l'habitude de répéter dans sa prière publique, lex orandi, lex credendi.

 

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Nécessité de la grâce.

 

La guerre entreprise exige des forces que jamais l'homme ne trouvera en lui-même. D'où la nécessité d'avoir le Ciel pour allié.

Cette vérité Cassien l'établit sur nombre de textes de l'Écriture.

 

Nous devons donc suivre la trace de nos Pères. Nous devons tellement travailler à acquérir la pureté du coeur par les jeûnes, par les veilles, par la prière, par la contrition du cœur et la mortification du corps, que nous ne perdions pas néanmoins tant de travaux par notre orgueil. Nous devons être si éloignés de croire que nous puissions acquérir la perfection par notre propre travail, que nous devons au contraire être très persuadés que si la grâce ne nous excite, nous ne pouvons pas même faire ces efforts que nous faisons pour tâcher de devenir parfaits. Il faut que le secours de Dieu nous assiste dans ces travaux, que Dieu nous les inspire par sa grâce, qu'il nous y exhorte, et qu'il nous y force en quelque façon, en la répandant dans nos coeurs comme il a coutume de faire en nous visitant, ou par lui-même ou par les autres.

Enfin Jésus-Christ même, l'auteur de notre salut, nous montre quels sentiments nous devons avoir et ce que nous devons confesser dans chacune de nos actions : « Je ne puis,

 

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dit-iI, faire rien de moi-même, mon Père qui demeure en moi, fait lui-méme les actions que je fais. » Il dit, selon l'homme dont il s'était revêtu, qu'il ne peut rien faire de lui-même. Et nous croirions, nous autres qui ne sommes que terre et que cendre, que nous n'aurions pas besoin du secours de Dieu dans les choses qui regardent notre salut? Apprenons donc enfin dans la vue de notre faiblesse et du secours qui nous soutient, à dire avec les saints tous les jours : « J'ai été poussé; j'ai été ébranlé, afin de tomber par terre, mais le Seigneur m'a soutenu. Le Seigneur est devenu ma force et ma gloire, il est devenu mon Sauveur. Si le Seigneur ne m'eût secouru mon âme allait demeurer dans l'enfer. Lorsque je disais : Mon pied est ébranlé, votre miséricorde, mon Dieu, me secourait aussitôt, vos consolations ont répandu la joie dans mon âme, à proportion des douleurs que j'ai souffertes, dans mon coeur... »

Enfin, lorsque nous repasserons dans notre esprit, par un sentiment de reconnaissance, toutes les grâces que nous avons reçues de Dieu, toutes les tentations dans lesquelles il nous a soutenus, toutes les lumières et les connaissances qu'il nous a données, tout le discernement dont il nous a remplis, toute la force dont il nous a revêtus, tous les ennemis qu'il a mis en fuite devant nous et la puissance qu'il nous a donnée de les dissiper comme le vent

 

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dissipe la poussière, crions avec un profond sentiment : « Je vous aimerai, Seigneur, qui êtes ma force; le Seigneur est mon soutien, mon refuge, mon libérateur. Mon Dieu est celui qui m'aide et j'espérerai en lui. Il est mon protecteur et l'appui qui me sauve. C'est lui qui a pris ma défense. Je louerai le Seigneur et l'invoquerai et je serai délivré de mes ennemis. » (Inst., XII, 16, 17. P. L., 49, 451.)

 

Appel à l'expérience.

 

Il est des moments, surtout dans la défense de la pureté, où nous sentons ce besoin du secours surnaturel.

 

Si nous avons donc fait une ferme résolution dans notre coeur d'entrer comme il faut dans ce combat où l'apôtre saint Paul entra autrefois, hâtons-nous de combattre de toute notre force contre cet esprit impur, non en nous appuyant sur nous-mêmes, qui ne pouvons rien dans un si pénible combat, mais sur la grâce et sur le secours de Dieu. Il est impossible que l'âme ne soit attaquée de ce vice jusqu'à ce qu'elle reconnaisse sensiblement que cette guerre qu'elle fait est au-dessus de ses forces, et qu'elle ne peut, par son seul travail remporter la victoire sur cet ennemi, si Dieu ne la soutient et ne la protège par sa grâce toute puissante. (Inst., VI, 5. P. L., 49, 272.)

 

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Ceux qui ont d'heureuses dispositions à la vertu et qui ne rencontrent pas de sérieux obstacles seront tentés de s'attribuer tout le mérite de leur bonne conduite. Les fautes où la Providence permet qu'ils tombent leur font constater ce dont ils sont capables, laissés à eux-mêmes.

 

Il y a dans la plupart des âmes quelques qualités particulières et remarquables, comme dans les unes la bonté de l'esprit, et dans les autres, une certaine disposition à s'exercer à la vertu. Mais lorsque ce que l'on fait, ne se fait pas par un pur dessein de bien faire, et de plaire à Dieu, il arrive à ceux qui agissent de la sorte, que ne rapportant ni leurs actions, ni cette bonté d'esprit, ni ces qualités, qui paraissent si louables, à Dieu, qui est la source et le distributeur de tous les biens, mais les attribuant à leur libre arbitre, à leur suffisance, et à leur esprit, la Providence divine les abandonne, et ils tombent ensuite dams des vices honteux et infâmes. Se voyant en cet état, l'humiliation et la confusion qu'ils en ont, viennent à leur secours, et font qu'insensiblement, et de je ne sais quelle manière, ils bannissent de leur coeur la malheureuse vanité qu'ils avaient conçue de cette fausse vertu, qui paraissait être en eux; et ainsi ne se confiant plus en eux-mêmes, mais en Dieu seul, de la libéralité duquel procèdent généralement tous les biens, ils confessent ne les tenir que de sa pure bonté. (Heracl., 36. P. L., 74, 322.)

 

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C'est la grâce de Dieu qui opère toujours tout le bien en nous.

 

Ceci nous fait voir que c'est la grâce de Dieu et sa miséricorde, qui opèrent toujours tout le bien en nous, que lorsqu'elles nous quittent, celui qui travaille, travaille en vain; qu'on ne peut sans leur secours rentrer dans son premier état, quelques efforts qu'on pût faire, et que cette parole de l'Apôtre s'accomplit continuellement : « Cela ne dépend point de l'homme qui veut ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde! »

Cette grâce ne dédaigne pas quelquefois de visiter les lâches et les négligents, et de répandre dans eux cette sainte abondance de pensées spirituelles, dont vous venez de parler. Elle nous visite, quelque indignes que nous soyons d'elle; elle nous réveille de notre assoupissement; elle nous éclaire dans notre aveuglement, et dans notre ignorance profonde; elle nous reprend et nous châtie doucement, et se répand dans notre coeur, afin que le mouvement et la componction salutaire qu'elle y cause, nous fassent sortir de cette langueur et de cet assoupissement où nous étions. Souvent môme dans ces mouvements heureux nous nous voyons remplis d'une odeur si douce, qu'il n'y a point de parfums sur la terre qui la puissent égaler, et l'âme charmée de ce plaisir ineffable, est si ravie en esprit, qu'elle ne se souvient plus si

 

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elle est encore dans un corps. (Coll., IV, P. L., 49, 588.)

 

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Par tous ces témoignages, nous sommes parfaitement instruits que le premier mouvement de bonne volonté nous est donné par Dieu, qui nous l'inspire lorsque, soit par lui-même, soit par le conseil d'un homme, soit par la pression des circonstances, il nous attire sur la voie du salut et que la perfection de la vertu est aussi un don de lui.

Ce qui est de nous c'est ou l'empressement ou la mollesse à recevoir l'inspiration et le secours de Dieu, par quoi nous méritons la récompense on le châtiment, suivant que nous nous sommes efforcés ou que nous avons négligé de correspondre aux desseins de la bonne et généreuse Providence (Coll., III, 1d. P. L., 49. 581) (1).

 

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Jamais certes les hommes saints qui tendaient

 

(1) Fontaine n'a pas été arrêté par les scrupules d'Arnaud, qui s'avait rien voulu publier de Cassien. Cependant, il a sacrifié au préjugé janséniste non seulement la treizième conférence en entier mais encore une partie de la troisième. Les textes que nous donnons sont de ceux qu'il a écartés. Sans doute il s'y trouve des expressions qui peuvent être prises dans un mauvais sens si l'on suppose chez l'auteur un système hérétique de propositions logiquement enchaînées et si l'on suppose encore qu'il a toujours ces principes présents à l'esprit.

 

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au progrès et à la consommation dans la vertu, n'ont prétendu avoir trouvé par eux-mêmes la direction de leurs pas, mais bien plutôt ils la demandaient à Dieu : « Dirigez-moi dans le vrai chemin. Faites-moi connaître où je dois marcher ! »

Un autre publie que cette vérité, ce n'est pas seulement de la foi qu'il la tient mais qu'il l'a trouvée dans son expérience et pour ainsi dire dans la nature des choses, lorsqu'il chante : « J'ai reconnu, Seigneur, que les voies de l'homme ne sont pas en son pouvoir ; il ne lui appartient pas de diriger sa marche. » (Coll., III, 13. P. L., 49, 549.)

 

L'intelligence aussi bien que la volonté ont besoin de la motion divine.

 

L'intelligence même, capable de connaître les préceptes divins, ces préceptes qu'elle trouve dans la loi où ils sont écrits, David cependant la demande au Seigneur. « Je suis votre serviteur, donnez-moi l'intelligence, pour que je connaisse vos commandements. » Il possédait bien l'intelligence que la nature lui avait départie, il avait bien à sa disposition l'indication des préceptes qui étaient conservés dans la loi écrite; et cependant il implore de Dieu une connaissance plus pleine, sachant qu'une faculté, don de la nature, ne pourra jamais sans l'illumination divine, pénétrer le sens spirituel de la

 

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loi ni acquérir la vraie connaissance des préceptes. Cette doctrine, le Vase d'élection la prêche encore plus clairement : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir! » Et encore : « Il vous a été donné non seulement de croire, mais aussi de souffrir pour lui. » Là aussi, il déclare que le commencement de notre conversion et de notre foi et la patience dans les souffrances sont donnés par le Seigneur. (Coll., III, 15. P. L., 49, 576.)

 

Le grand problème.

 

Attribuer tout à la grâce, dire que Dieu opère en tous toutes les bonnes actions, c'est paraître enlever tout mérite à la créature humaine.

C'est l'objection qui est venue à l'esprit de Germain, tandis qu'il écoutait parler le saint vieillard Chérémon ; il en fait part à son ami Cassien. Chérémon les ayant aperçus discutant ensemble, expédie plus rapidement la récitation des prières et des psaumes, et s'enquiert de la cause de cette émotion.

 

C'est, dit Germain, qu'il nous paraît absurde que le mérite d'une vertu sublime acquise par un labeur inouï soit refusé à celui qui a fait de tels efforts, comme il serait inepte de ne pas attribuer la moisson aux soins constants du cultivateur.

L'exemple même . que vous citez, répond Chérémon, établit parfaitement que nos efforts ne servent de rien sans le secours de Dieu. Ce laboureur qui s'est dépensé tout entier à labourer

 

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sa terre, ne va pas aussitôt attribuer à son travail l'abondance des fruits et la richesse de la moisson puisque souvent il l'a trouvé inutile, si les pluies tombant en temps opportun et la sérénité de l'air ne viennent pas ensuite.

Bien plus, déjà arrivés à maturité parfaite, nous les avons vus comme arrachés des mains de ceux qui les tenaient déjà et les constants labeurs et les sueurs n'ont donné aucun résultat, parce qu'ils n'ont pas été accompagnés du secours de Dieu.

Que celui donc qui a été favorisé du succès ne prétende pas dans son orgueil s'égaler à la grâce, se mélanger à elle, se glisser, s'insinuer en elle comme s'il était cause des bienfaits de Dieu, et comme si la croissance d'abondantes récoltes était due à son mérite.

Concluons donc que le principe non seulement des actions mais aussi des bonnes pensées est de Dieu, qui nous inspire les premiers mouvements de bonne volonté et nous donne la force et l'opportunité de réaliser nos saints désirs. (Coll., XIII, 1. P. L., 49, 899.)

 

Principes au-dessus des controverses.

 

De là, ceux qui mesurent la grandeur de la grâce et le rôle modeste de l'effort de l'homme, non d'après de vaines paroles mais d'après l'expérience, concluent avec évidence que la

 

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rapidité n'est pas attribuée aux agiles, ni la victoire aux courageux, ni le pain aux sages, ni la grâce aux savants, mais que tout cela est l'oeuvre d'un seul et même Esprit qui en fait part à chacun comme il lui plait. Il est donc établi par une foi sans mélange de doute et pour ainsi dire par une expérience directe, que le Dieu de tous les êtres, comme un père plein d'affection et comme un médecin très bienveillant, opère toutes choses en tous, d'après l'Apôtre, selon son bon plaisir, tantôt inspirant les premières pensées salutaires et infusant l'ardeur à toute bonne volonté, tantôt donnant de mener à terme l'acte commencé et de pratiquer pleines ment les vertus, tantôt nous sauvant malgré nous et à notre insu d'une chute à pic et d'un désastre imminent, tantôt présentant les occasions de salut et les facilités de bien faire, tantôt empêchant les efforts les plus violents et les plus emportés d'aboutir à une oeuvre de mort, accueillant enfin ceux qui s'élancent et qui courent, tramant ceux qui refusent et réais., tent et les réduisant à vouloir le bien. A ceux pourtant qui résistent toujours et qui persistent dans leur opposition, Dieu n'accorde pas de tout faire sans eux; mais malgré tout, l'affaire de notre salut ne doit pas être attribuée au mérite de nos oeuvres, mais à la grâce de Dieu.

C'est pourquoi tous les Pères de foi catholique, qui ont appris la perfection du coeur, non

 

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pas dans de vaines disputes de mots, mais dans la réalité de bonnes oeuvres, s'accordent à ces définitions :

Premièrement : c'est par un bienfait de Dieu que s'allume chez tous le désir de n'importe quel bien, mais de telle sorte que la volonté reste libre de pencher d'un côté ou de l'autre.

Secondement : c'est par un effet de la grâce que les vertus peuvent être pratiquées, mais sans que la faculté du libre arbitre soit éteinte.

Troisièmement : c'est aussi un présent de Dieu que la persévérance dans les vertus acquises, mais la liberté qui le reçoit n'est cependant pas captive.

Que le Souverain de l'univers opère tout en tous, la foi nous oblige à le croire, dans ce sens qu'il excite, qu'il protège, qu'il affermit, mais non pas qu'il supprime la volonté libre qu'il a lui-même donnée.

Si quelque conclusion de raisonnements artificieux parait opposée à ce sentiment, il faut s'en détourner, plutôt que de provoquer la perte de la foi. En effet, nous ne tirons pas la foi de l'intelligence, mais l'intelligence de la foi, selon qu'il est écrit : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » Comment en effet, Dieu opère-t-il tout en nous, tandis que tout est attribué à notre libre arbitre, cela, à mon sens, ne peut être pleinement compris par la raison humaine. (Coll., XIII, 18. P. L., 49, 945.)

 

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Dieu veut sauver tous les hommes.

 

Si les Pères demandent à leurs disciples dos efforts pénibles et soutenus, ils les encouragent par la vue des desseins miséricordieux : « Voyez les oeuvres de Dieu, s'écrie Paul le simple, combien elles sont terribles, combien elles sont merveilleuses; venez voir comment il veut que tous les hommes soient sauvés ! »

 

Paul avait encore cette grâce particulière, que lorsqu'il considérait ceux qui entraient dans l'église, il voyait aussi clairement que les autres voient le visage, quelle était la disposition de leur esprit, et si leurs pensées étaient bonnes ou mauvaises. Il voyait aussi leurs anges.

Un jour considérant ceux qui entraient dans l'église, il leur vit à tous un visage clair et lumineux, le coeur plein de joie, et leurs anges qui témoignaient se réjouir de leur bonne disposition. Il en vit un néanmoins qui avait le corps tout noir et comme couvert d'un nuage sombre, des démons qui le tenaient de part et d'autre pour le tirer à eux et qui lui mettaient une bride au nez, et son ange qui le suivait de loin tout triste et tout abattu.

Paul à ce spectacle se mit à pleurer amèrement l'état de ce misérable, et à frapper sa poitrine, demeurant auprès de l'église sans y entrer. Les autres vieillards qui le virent, ne pouvant juger quelle était la cause de tant de

 

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larmes et de cette tristesse qu'ils n'avaient pas remarquée en lui auparavant, craignirent qu'ils n'eussent fait quelque faute que Dieu lui eut découverte. Ils le prièrent donc de ne la leur point cacher ou (si ce n'était pas cela) de vouloir entrer avec eux pour la messe; mais il ne voulut ni entrer ni rien dire , et il demeura là, prosterné en terre à pleurer celui dont il avait vu le malheur.

L'assemblée étant finie, et les assistants sortant de l'église, Paul les considéra encore tous, et alors celui qu'il avait vu en un état si déplorable, parut avec un visage fort gai, le corps tout blanc, les démons qui le suivaient de loin et son ange au contraire qui, se tenant auprès de lui, témoignait une joie et un contentement extrême. Alors Paul se leva tout ravi, et bénissant Dieu, il s'écria : « O bonté, O miséricorde ineffable de notre Dieu! 0 que sa compassion est infinie ! Ô que son amour est sans bornes. » Il courut en même temps et monta sur un endroit plus élevé, où il dit à haute voix : « Venez, voyez les oeuvres de Dieu; voyez combien elles sont terribles, combien elles sont merveilleuses. Venez voir comment il veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité ! Venez, adorons le Seigneur, prosternons-nous devant lui, et lui disons : c'est vous seul qui pouvez remettre les péchés. »

 

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Tout le monde étant accouru pour savoir ce que c'était, il leur rapporta ce que Dieu lui avait fait connaître, et pria celui en qui il avait vu un tel changement de lui dire quelle en avait été la cause, et quelles étaient ses pensées et ses actions. Alors cet homme, ne pouvant pas désavouer la vérité, dit tout haut devant tout le monde, qu'il avait été engagé jusqu'alors dans le péché de fornication, mais qu'étant venu à l'église, et ayant entendu lire un endroit d'Isaïe, où Dieu promet d'effacer les péchés de ceux qui se convertiraient véritablement : « je me suis, dit-il, senti touché très vivement ; je suis rentré en moi-même, et gémissant en mon cœur, j'ai dit à Jésus-Christ : « Mon Dieu qui êtes venu en ce monde pour sauver les pécheurs, et qui nous avez fait par votre prophète les promesses que je viens d'entendre, faites-en voir l'effet en moi, quelque indigne que je sois de votre grâce... »

Alors tous les assistants rendirent grâces à Dieu à haute voix de sa miséricorde et de sa sagesse infinie, et conclurent qu'aucun pécheur ne pouvait avoir sujet de désespérer de son salut, puisque Dieu reçoit avec tant de bonté ceux qui recourent à lui, et qui purgent leurs péchés passés par la pénitence, et qu'au lieu d'exiger d'eux les peines qu'ils méritent, il leur promet et leur accorde de très grands biens. (Pélage, XVIII, 20. P. L., 73, 986.)

 

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Fautes commises par ignorance.

 

L'abbé Grégoire, qui était prêtre dans le monastère des écoliers, nous raconta qu'il y avait eu dans cette maison un vieillard, d'une vie fort austère, mais si simple dans la foi, qu'il communiait indiscrètement partout où il se rencontrait. Un ange lui apparut, et lui dit : « Lorsque vous serez mort, comment voulez-vous être enterré, ou comme les solitaires d'Égypte, ou comme les Juifs? » — Mais ayant répondu qu'il ne savait, l'ange ajouta : « Pensez-y bien, et je viendrai dans trois semaines pour savoir votre réponse. » Ce bon homme raconta ce qui lui était arrivé à un autre vieillard, qui en étant fort étonné, lui dit, après avoir beaucoup pensé, et par une inspiration de Dieu : « En quel lieu communiez-vous? » « Partout où je me trouve », lui répondit-il. « Gardez-vous bien, lui répondit l'autre, qu'il ne vous arrive jamais plus de communier hors la Sainte Eglise Catholique et Apostolique, dans laquelle ont été célébrés les quatre saints conciles, savoir, celui de Nicée, où il y avait 318 évêques, celui de Constantinople, où il y en avait 150, le premier d'Éphèse, où il y en avait 200, et celui de Chalcédoine où il y en avait 630. Et lorsque l'ange reviendra, dites-lui que vous voulez être enterré comme ceux

 

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de Jérusalem ! » Au bout de trois semaines l'ange étant revenu, et le vieillard lui ayant fait cette réponse, il lui dit : « Vous avez raison », et aussitôt il rendit l'esprit. Ce qui arriva sans doute par une Providence toute particulière de Dieu, qui ne voulut pas que ce bon homme perdît par sa simplicité le fruit de tous ses travaux, et fût condamné avec les hérétiques. (Moschus., 178. P. 74, 209.)

 

Prédestination.

 

Nous ne pouvons pas connaître le sort de ceux qui ont été élevés dans l'infidélité ou le vice. Les jugements de Dieu sont au-dessus de nos conjectures.

 

Je me souviens d'avoir ouï-dire le fait que je vais rapporter. Un vaisseau chargé d'esclaves aborda un jour une certaine ville, dans laquelle il y avait une vierge fort sainte et fort appliquée à elle-même et à sa propre conduite.

Cette vierge ayant su que ce vaisseau était arrivé en la ville où elle était, en eut une grande joie, parce qu'elle désirait acheter une fille qui fût encore en sa première enfance, dans la pensée qu'elle avait, de lui donner telle éducation qu'elle voudrait. et de l'élever de telle sorte, qu'elle n'eût même aucune connaissance de la corruption et de la malignité du monde. Elle fit donc venir chez elle le pilote du vaisseau, qui lui dit qu'il avait deux petites filles

 

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telles qu'elle pouvait désirer et aussitôt elle en acheta une avec beaucoup de plaisir et la prit auprès d'elle. A peine le pilote s'était-il retiré et avait-il quitté cette sainte vierge, qu'il rencontra une misérable comédienne, qui n'eut pas plutôt jeté les yeux sur cette autre petite fille qu'il avait avec lui, qu'elle voulut l'acheter, à quoi le pilote s'étant accordé, il en reçut l'argent et la mit entre ses mains.

Qui n'admirera, mes frères, les secrets jugements de Dieu. Qui en pourra sonder la profondeur et comprendre les raisons de sa conduite? Cette sainte vierge ayant pris avec elle cette petite fille, elle l'instruisit dans la crainte de Dieu; elle la forma dans la pratique de toutes sortes de bonnes oeuvres; elle lui apprit les devoirs et les exercices de la vie religieuse et à marcher dans toutes les voies des commandements de Dieu ! Au contraire, cette comédienne ayant auprès d'elle cette petite infortunée, elle la rendit un organe du démon, car que pouvait lui apprendre cette misérable, sinon les moyens de se perdre!

Que pouvons-nous dire de ces jugements de Dieu, si différents et si terribles? Ces deux petites filles sont ensemble, elles sont amenées, elles ne savent point où elles vont, et l'une se trouve entre les mains de Dieu, l'autre entre celles du démon; peut-on croire que Dieu demande à l'une et à l'autre un compte égal?

 

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Comment cela se pourrait-il faire? Si elles étaient toutes deux tombées dans le même désordre et dans le même malheur, on pourrait dire que Dieu aurait sur elles les mêmes vues, parce qu'elles auraient fait une même chute. Mais comment cela peut-il être, celle-ci a été instituée dans la discipline monastique; elle a appris à craindre les jugements de Dieu, elle a été instruite de ce qui regarde son royaume; elle a passé les jours et les nuits dans la méditation de sa loi sainte. Et cette malheureuse au contraire n'a jamais rien vu, ni entendu de bon, elle n'a connu que des choses honteuses; elle n'a été élevée que dans la science du démon et comment peut-on dire que Dieu exigera la même fidélité de l'une que de l'autre ?

Il faut donc demeurer d'accord que les hommes ne sauraient pénétrer les jugements de Dieu, mais que lui seul qui comprend tout, peut juger de ce qui regarde chacun de nous en particulier, selon l'étendue de ses connaissances. (Dorothée, VI. P. G., 88, 1689.)

 

La grâce et la prière, cercle mystétieux.

 

La grâce nous fait prier, la prière obtient la grâce.  Ces deux affirmations ne se contredisent pas.

 

Lorsque le feu du ciel (qui est la grâce) descend dans l'âme, il l'échauffe et par sa chaleur divine il y forme et allume la prière,

 

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laquelle étant allumée et s'élevant jusqu'au ciel, elle en fait descendre de nouveau ce même feu céleste dans notre âme, comme il arriva le jour de la Pentecôte. (Clim., XXVIII, 49. P. G., 88, 1137.)

 

« Demandez la grâce ! demandez la foi ! » C'est le conseil donné à ceux qui se plaignent de manquer de lumière ou de force. « Mais, pourrait-on objecter, si je puis prier sans la grâce, j'ai déjà en priant la grâce que je demandé. » Il n'est pas difficile au théologien de donner la réplique pertinente, mais celui qui arguerait ainsi d'un prétendu cercle vicieux, montrerait qu'il se défend contre l'effort qui lui est demandé ; il aurait surtout besoin d'un rappel à la simplicité, à la parfaite droiture dans la marche vers le bien et la lumière, à la vraie philosophie pratique qui trouve la vérité par la vertu.

La nécessité continuelle du secours divin est proclamée par la prière continuelle : « Deus in adjutorium! »

L'objet donc que vous devez continuellement proposer pour vous tenir toujours dans la présence et dans le souvenir de Dieu, est le verset des Psaumes : « Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous, Seigneur, de me secourir !» Ce n'est pas sans grande raison que ce verset a été choisi particulièrement de toute l'Écriture Sainte. Car il est propre pour marquer toutes les affections et les dispositions différentes dont notre âme est susceptible, et il convient admirablement à tous les états et à toutes les tentations différentes auxquelles nous sommes exposés en cette vie. On y voit l'invocation de Dieu contre toutes

 

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sortes de dangers, l'humilité d'une sincère confession, la vigilance que produit une frayeur et une crainte continuelle, la considération de notre fragilité, l'espérance d'être exaucé et une confiance toute chrétienne en la bonté de Dieu, qui est toujours prêt à nous secourir. Car celui qui invoque sans cesse son protecteur se rend dès là un témoignage assuré qu'il lui est toujours présent. Enfin on y voit le feu d'un amour divin, une humble appréhension des pièges qui nous environnent, une crainte des ennemis qui nous assiègent nuit et jour, dont l'âme reconnaît qu'elle ne se peut délivrer que par le secours de celui qu'elle invoque.

Ce verset est un mur invincible, et pour me servir des termes de l'Écriture, une cuirasse et un bouclier impénétrables pour tous ceux qui sont tourmentés des démons. Celui qui est dans la paresse ou dams la tristesse et l'ennui et qui est accablé de chagrin, trouve dans ces paroles un remède salutaire en y considérant que celui qu'il invoque est témoin de tous ses combats et qu'il ne s'éloigne jamais de ceux qui le prient avec une humble confiance. Lorsque tout nous semble réussir heureusement pour notre salut et que notre coeur est dans une pleine joie, ces paroles saintes nous avertissent de ne nous pas élever et de ne nous point enfler d'un bonheur, que nous protestons que Dieu seul peut conserver comme c'est lui seul qui le donne, en le priant

 

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non seulement de nous aider mais de se huer mètre de le faire. Ainsi, dans quelque nécessité que nous nous trouvions, cette prière nous sera toujours très avantageuse et même nécessaire. Car celui qui désire que Dieu l'aide toujours et le secoure en toutes rencontres, lui témoigne assez comme ce secours lui est nécessaire, non seulement dans l'adversité mais dans la prospérité rhème, afin qu'il le délivre de la première, et qu'il le conserve dans la seconde, étant très persuadé que la faiblesse de l'homme ne peut subsister sans Dieu hi dans les biens ni dans les maux de cette vie.

Je me trouverai quelquefois attaqué de la gourmandise, je désirerai dans le désert des viandes que le désert ne produit point, et dans les plus affreuses solitudes je sentirai l'odeur des viandes les plus délicates qui se servent sur la table des rois; je verrai même que je suis entraîné à en désirer dé semblables, que puis-je mieux faire alors que de dire : « Mon bleu, venez à mon aide... » Je serai d'autres fois tenté de prévenir l'heure du repas, et je sens mon coeur percé de douleur dans la violence qu'il me faut faire pour ne pas passer les bornes ordinaires clans le manger, que puis-je faire dans cette peine que de crier avec larmes et gémissements : « Mon Dieu, venez à mon aide... » Les révoltes de la chair n'obligeront quelquefois à des jeûnes plus sévères et à une abstinence plus

 

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rigoureuse qu'à l'ordinaire, mais la faiblesse de mon estomac ne me le permettra pas. Que me reste-t-il alors pour être ferme dans ma première résolution, ou pour obtenir au moins que ces ardeurs de la chair se passent sans ce remède violent d'une abstinence si rude, sinon de prier avec ardeur : « Mon Dieu, venez à mon aide... »

Quelquefois lorsque pour arrêter mon coeur qui se dissipe, je voudrai m'appliquer à la lecture, je sentirai un mal de tête qui m'empêchera de passer outre, ou le sommeil m'accablera, et je serai pressé de dormir dès les neuf heures du matin; si je lève la tête pour me forcer de lire, elle retombera aussitôt sur mon livre, je passerai ou je préviendrai le temps destiné au repos; la violence du sommeil que je ne puis vaincre me fera entrecouper les psaumes et les prières solennelles de nos assemblées. Que ferai-je en cet état, sinon de crier à Dieu du fond du coeur : « O Dieu, venez à mon aide... »

Quelquefois la vaine gloire et l'orgueil tâcheront de m'élever, et je sentirai dans mon esprit quelque secrète complaisance, en pensant à la tiédeur et à la négligence de mes frères ; comment puis-je repousser une tentation si dangereuse, que de dire avec une grande contrition de coeur : « O Dieu, venez à mon aide... » Si je vois que la miséricorde de Dieu a abaissé mon orgueil, et qu'il m'ait fait par une continuelle

 

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componction de coeur, acquérir le précieux trésor d'une simplicité et d'une humilité chrétiennes, de quel moyen me servirai-je pour empêcher que cet orgueil ne me terrasse plus, que la main du pécheur ne vienne plus m'ébranler, et que l'élèvement qui naît même de cette victoire ne me fasse une plaie bien plus mortelle, sinon de crier de tout mon coeur : « O Dieu, venez à mon aide... »

Que le sommeil tous les jours vous ferme les yeux dans la considération de ces paroles saintes, jusqu'à ce que votre âme en soit tellement possédée, qu'elle s'en souvienne même pendant la nuit. Que ce soit la première chose qui avant toute autre pensée vous vienne dans l'esprit le matin à votre réveil. Qu'elle vous fasse en sortant du lit mettre les genoux en terre, et vous conduise ensuite d'action en action dans tout le cours de la journée. Enfin, qu'à toute heure et en tout temps ce verset vous accompagne partout. (Coll., X, 9. P. L., 49, 832.)

 

CHAPITRE III SOLITUDE ET DÉPOUILLEMENT

 

I. — Solitude.

 

Sous réserve de retour offensif, la tactique de ceux qui ont reconnu leur ennemi dans le monde, c'est la retraite, la fuite dans le silence. « Arsène! fuge, tace ! » Voilà la consigne qui a ouvert les écoles du désert.

Les Égyptiens n'avaient pas à faire un long voyage pour trouver avec l'isolement, le calme et la liberté de l'âme. Partout le désert était proche. Dans la Haute-Égypte les falaises qui ferment la vallée effraient dans les anciens tombeaux des retraites sûres. A peu de distance de Lycopolis, Jean s'était fait murer dans sa vaste grotte. Se tenant à une petite fenêtre, il donnait audience aux pèlerins.

Nous avons d'autres modèles de reclus, comme Thaïs, comme Maris et Salaman que se disputent les villages de Mésopotamie.

Sont encore loin du monde et comme dans un désert les habitants des petits mondes monastiques. Groupés par centaines dans une enceinte relativement étroite, ils pratiquent le recueillement.

Nos maîtres reviennent souvent sur la comparaison entre l'anachorète et le cénobite.

L'anachorète vit tout seul, le cénobite vit en compagnie d'autres ascètes, soumis aux lois et règlements du monastère.

 

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Cassien se plaint que de son temps les anachorètes étaient, plus que les cénobites, exposés à la dissipation. Nous ne sommes pas alarmés par l'étendue des manquements qu'il déplore; un exhortateur spirituel est naturellement laudator temporis acti. Déjà Antoine dénonçait le relâchement qui commençait à s'introduire.

Nous imaginons cependant les dangers du désert peuplé d'ascètes, les tentations plus fréquentes de quitter la cellule, les visites colorées du motif de charité ou d'édification, les fugues vers les villages sous prétexte de zèle.

Les cénobites peuvent être de meilleurs solitaires. Leur chambre deviendra leur ermitage, cella continuata dulcescit, dira Thomas à Kempis.

Ce qui fait le solitaire, c'est l'amour du silence. Le cénobite peut y exceller. Les anciens le recommandent comme le moyen d'éviter les pertes de temps et les médisances; ils reconnaissent aussi sa vertu formative, il apprend à mesurer et à contrôler les paroles.

Aussi le moine qui aura acquis cette maîtrise pourra aller dans le monde, si la charité l'appelle, sans crainte pour sa ferveur.

Sur les bacs qui traversent le Nil se trouvent des moines de différentes valeurs. Ils ne sont pas tous comme ceux que désigne Macalre, étables sans portes ni fenêtres exposées aux maraudeurs. Le moine qui, voyageant, sait garder le silence et parler à propos reste solitaire en tout endroit, disait l'abbé Lucius.

 

Invitation à la vie solitaire.

 

Tous ceux qui sont appelés à une vie spirituelle s'entendent adresser la parole « Egredere.. Sors... quitte la compagnie des hommes. Sans la retraite il n'y a pas de vraie conversion.

En s'éloignant des hommes on s'approche de Dieu.

 

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Arsène étant encore à la cour (1), comme un jour il disait dans sa prière : « Seigneur, apprenez-moi ce que je dois faire pour me sauver », il entendit une voix qui lui dit : « Arsène, fuis la compagnie des hommes et tu te sauveras. » Lorsqu'il fut dans le désert, faisant la même prière, il entendit encore une voix qui lui dit : « Arsène, fuis les hommes, garde le silence, et demeure dans le repos, car ce sont là les premières choses qu'il faut faire pour se sauver et ne point pécher. » (Pélage, n, 3. P. L., 73, 858.)

 

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C'est aux seuls athlètes qui combattent dans la carrière de Jésus-Christ, que s'adressera désormais notre discours, selon l'ordre que nous avons cru devoir suivre dans cet ouvrage, puisqu'ainsi que la fleur précède toujours le fruit, de même la retraite du monde soit qu'elle soit de corps, c'est-à-dire de changement de demeure, soit qu'elle soit seulement d'esprit et de volonté, précède toujours l'obéissance. Car c'est sur ces deux vertus comme sur deux ailes d'or, que l'âme

 

 

(1) Arsène, très considéré à la cour, Théodose lui confia l'éducation d'Arcadius et d'Honorius ; il y consacra une dizaine d'années. Vers 394, il avait environ quarante ans, il renonce au monde et va en Égypte. Il a vécu à Scété, puis près de Memphis et encore dans la Basse-Égypte. Il a formé des disciples. Ce qu'ils ont le plus remarqué c'est son amour du silence et de la prière.

 

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sainte s'élève avec ardeur vers le ciel. Et c'est peut-être d'elles que celui qui était inspiré par le Saint-Esprit chantait dans ses airs si doux et si agréables : « Qui me donnera des ailes pareilles à celles de la colombe, afin que je puisse voler par l'action, et me reposer par la contemplation et l'humilité?» (Clim., IV, 1. P. G., 88, 678.)

 

Le nouveau Paradis Terrestre.

 

Dans ces déserts où l'on est heureux aussitôt que l'on commence de s'y établir, on ne médite que les choses qui regardent le royaume de Dieu, on ne se met en soin, et on ne s'occupe que des biens de l'éternité. On s'entretient avec les forêts, avec les montagnes, avec les fontaines, avec le silence, avec le repos, avec la grande et parfaite solitude où l'on se voit, mais principalement avec Dieu que l'on cherche et que l'on regarde toujours dans toutes ces choses. La demeure de ces solitaires est exempte de toutes sortes de tumultes et de troubles. Leur âme est délivrée des infirmités et des passions communes. Elle est dégagée de tout ce qu'il y a de matériel et de terrestre; de tout ce qui pourrait l'appesantir et l'attacher à la terre. Elle est plus pure que l'air le plus transparent et le plus subtil. Enfin, leurs occupations sont celles où était Adam dans le commencement et la pureté de son origine, et

 

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avant que d'avoir péché, lorsqu'il n'était environné que de gloire, lorsqu'il avait une entière liberté de s'entretenir avec Dieu, et qu'il habitait cette région, où il possédait en abondance tout ce qui pouvait le rendre heureux. Car, en quoi pourrions-nous trouver que ces saints anachorètes soient dans un état inférieur à celui dans lequel était le premier homme, lorsque Dieu l'établit dans le paradis avant sa désobéissance, pour y être occupé d'une manière convenable à sa condition? Il n'avait alors aucune inquiétude ni aucun soin pour les nécessités de cette vie ; et les solitaires en sont pareillement dégagés. Il parlait à Dieu avec une conscience pure, et les solitaires ont un semblable bonheur. Même j'ose dire qu'ils ont une liberté d'autant plus grande de traiter avec Dieu que n'en avait le premier homme, qu'ils sont dans un état où ils jouissent d'une grâce plus grande que n'était la sienne, par l'épanchement et la libéralité de l'Esprit-Saint. (Chrys., Hom. 69 in Math. P. G., 57, 643.)

 

Pressante exhortation de Jérôme à Héliodore.

 

Or puisque ce discours est venu jusqu'ici à travers un si grand nombre d'écueils, et que mon faible esquif, après avoir passé tant de rochers blanchissants d'écumé, est arrivé en pleine mer, il faut que je déplie les voiles, et

 

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qu'après être sorti de ces questions si difficiles à démêler, j'imite les cris de joie des pilotes en chantant : O désert, que les fleurs de Jésus-Christ remplissent d'un émail si agréable ! O solitude qui produit des pierres précieuses, dont nous voyons dans l'Apocalypse que la ville du Grand Roi est bâtie. O pays inhabité, où Dieu habite plus qu'en nul autre ! Que faites-vous, mon cher frère, dans le monde, vous qui êtes plus grand que tout le monde? L'ombre des maisons vous couvrira-t-elle encore longtemps? Et demeurerez-vous encore longtemps enfermé dans la prison de ces villes toutes noires de fumée. Croyez-moi, je vois je ne sais quelle lumière que vous ne voyez point, et je prends plaisir en me déchargeant du fardeau pénible ,de ce corps, de m'envoler dans un air plus clair et plus pur. La pauvreté vous fait-elle peur? Mais Jésus-Christ nomme les pauvres bienheureux. Appréhendez-vous le travail? Mais nul athlète n'est couronné qu'après avoir été couvert de sueur et de poussière. Êtes-vous en peine de votre nourriture? Mais la foi redoute point la faim. Craignez-vous de meurtrir votre corps affaibli de jeûnes, en couchant sur la terre dure? Mais Notre-Seigneur y est avec vous. Une tête mal peignée et pleine de crasse, vous donne-t-elle de l'horreur? Mais promenez-vous en esprit dans le paradis, et toutes les fois que vous vous y élèverez par vos

 

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pensées, vous ne serez plus dans le désert. Vous fâchez-vous de voir que manquant d'aller aux bains, votre peau sèche et devient rude? Mais celui qui a été une fois purifié par la grâce de Jésus-Christ dans l'eau du baptême, n'a plus besoin de se laver, et l'Apôtre vous dit en un mot pour répondre à toutes vos difficultés : les souffrances de ce siècle ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire qui nous attend, et dont nous jouirons dans l'autre. (Hier., Ep. 14. P. L., 22, 353.)

 

Trois renoncements.

 

Il faut que je vous parle maintenant des choses auxquelles l'on doit renoncer. La tradition de nos Pères, et l'autorité de l'Écriture nous apprennent qu'il y a trois sortes de renoncements que chacun de nous doit travailler de faire de toutes ses forces. Le premier est de rejeter tous les biens et toutes les richesses de ce monde. Le second de renoncer à nous-mêmes, à nos vices, à nos mauvaises habitudes, et à toutes les affections déréglées de l'esprit et de la chair, et le troisième de retirer notre coeur de toutes les choses présentes et visibles, pour ne l'appliquer qu'aux éternelles et aux invisibles.

Dieu nous apprend à faire tout ensemble ces trois sortes de renoncements, par ce qu'il dit

 

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d'abord à Abraham. « Sortez (1), lui dit-il, de votre terre, de votre parenté, et de la maison de votre père, c'est-à-dire, quittez les biens de ce monde, et toutes les richesses de la terre. Sortez de votre vie ordinaire, et de ces inclinations mauvaises et vicieuses qui s'attachant à nous par notre naissance et par la corruption de la chair et du sang, se sont comme naturalisées, et sont devenues comme une même chose avec nous-mêmes. Sortez de la maison de votre père, c'est-à-dire, perdez la mémoire de toutes les choses de ce monde, et de tout ce qui se présente à vos yeux. » (Coll., III, 6. P. L., 49, 564.)

 

L'attrait du désert.

 

« Nous devons choisir les lieux des déserts les moins pourvus de consolations humaines... » (Clim., VII, 101.)

Ainsi pensaient les premiers solitaires de la fameuse vallée de Nitrie. Pour désigner leur solitude nous préférerions au mot de vallée le mot arabe de ouadi qui n'est pas associé à la vue de la verdure ou à une sensation de fraîcheur. Le ouadi de Nitrie n'offrait pas un séjour agréable. Cependant lorsque les moines furent plus nombreux à Nitrie, les plus vertueux se réfugièrent dans le profond silence de Scété et des Cellules, loin des commodités et des soulagements, que l'on trouvait dans une importante agglomération de moines et de pèlerins.

 

(1) « Le croirez-vous, mes frères, que toute la doctrine de l'évangile, toute la discipline chrétienne, toute la perfection monastique est renfermée dans cette seule parole : Egredere, Sors? » Bossuet, Panégyrique de saint Benoît.

 

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Nous devons choisir pour nous retirer les lieux des déserts les moins pourvus de consolations humaines, les moins exposés à la vaine gloire, les moins célèbres, et les moins célèbres des hommes, autrement nous nous envolerons du monde comme des oiseaux emportant avec nos pussions. (Clim., III, 14. P. L., 88, 666.)

 

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Le lieu auquel saint Macaire (1) demeurait s'appelait Scété. Il est situé dans un très vaste désert, et distant des monastères de Nitrie d'autant de chemin qu'on peut en faire en un jour et une nuit. Il n'y a pas le moindre sentier qui y conduise, ni aucune remarque qu'on puisse faire sur la terre pour y arriver, mais on n'y va qu'en observant le cours des astres. On y trouve rarement de l'eau; et lorsqu'on en rencontre elle est de très mauvaise odeur et

 

(1) Le nom de Macaire qui est porté par plusieurs des héros des Vitae Patrum, a été illustré par Macaire l’Égyptien et Macaire l'Alexandrin. Ce dernier est aussi le citadin. Les habitants de la grande ville hellénisée se distinguaient des fellahs de l'intérieur. Cette différence d'origine as semble pas avoir entraîné une différence de doctrine ni même de vie entre les deux Macaires. C'est du citadin que sont rapportées en détail les plus grandes prouesses. De l'Égyptien on a retenu, avec le souvenir de sa vie pénitente, des traits de charité et de douceur. D'autre part l’Alexandrin était plus gai et de conversation plus agréable. Ils ont vécu vers le même temps. L'Égyptien est arrivé au désert vers 330 et l'Alexandrin cinq ans après.

 

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sent comme le bitume; mais le goût n'en est pas désagréable. II y a des solitaires d'une éminente perfection, un lieu si épouvantable et si affreux ne pouvant être habité que par des hommes qui embrassent une vie parfaite, et dont le courage et la constance sont à l'épreuve de toutes choses. Ils sont très affectionnés à la charité. (H. M., 19. P. L., 21, 453.)

 

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Il y a un autre lieu dans le profond du désert, distant d'environ dix milles de Nitrie; lequel porte le nom de Cellules à cause du grand nombre qu'il y en a, dispersées de çà, de là, et toutes séparées les unes des autres. C'est là que se retirent ceux qui, après avoir été instruits dans les choses spirituelles, quittent leur habit, et se résolvent à mener une vie plus solitaire et plus cachée. Car ce désert est très grand, et l'espace qui est entre les cellules est tel, que l'on ne saurait ni se voir, ni même s'entendre.

Il n'y a qu'un solitaire en chaque cellule. Le silence et le repos sont très grands entre eux; et ils se trouvent seulement le samedi et le dimanche tous ensemble dans l'église où ils se voient comme s'ils revenaient du Ciel dans la terre, Que si quelqu'un manque en cette assemblée, ils connaissent par là qu'il faut que quelque

 

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indisposition l'ait arrêté dans sa cellule, et tons le vont visiter, non pas ensemble, mais les uns après les autres ; et s'ils ont quelque chose qu'ils jugent lui pouvoir être agréable, ils la lui portent. C'est le seul sujet par lequel on ose troubler leur silence et leur repos ; si ce n'est qu'il y en ait de capables d'instruire les autres par leurs paroles, et de les consoler et fortifier par leurs discours, ainsi que par une huile céleste, de même qu'on huile les athlètes qui vont entrer dans la carrière. Il y en a plusieurs d'entre-eux qui viennent de trois ou quatre milles loin à l'église, tant leurs cellules sont éloignées les unes des autres, et leur charité est si grande, et l'affection qui les unit, non seulement entre eux, mais généralement avec tous les solitaires, est si extrême, qu'ils font le sujet de l'admiration et l'exemple de tout le monde. Que s'ils apprennent que quelqu'un veut demeurer avec eux, chacun lui offre sa cellule. (H. M., 22. P. L., 21, 444).

 

Les Reclus

 

La retraite de Jean, le grand prophète et thaumaturge, était à peu de distance au-dessus de la grande ville de Lycopolis.

Salaman a trouvé sa retraite dans un village ; sa maisonnette en briques de boue séchées au soleil ne se distingue des autres demeures que par l'absence de portes et de fenêtres.

 

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Dans ce désert de la Thébaïde (1) qui est proche de Lycopolis(2), j'ai vu Jean, cet homme si excellent, lequel demeurait sur une roche d'une montagne fort rude et fort élevée. Il était difficile d'y monter, et l'entrée de sa cellule était fermée et bouchée de telle sorte, que depuis qu'il y avait établi sa demeure à l'âge de quarante ans, jusqu'à celui de quatre-vingt-dix ans qu'il avait lorsque nous le vîmes, personne n'y était entré : mais il se laissait voir seulement par une fenêtre à ceux qui venaient vers lui, qu'il édifiait par ses entretiens de là parole de Dieu, ou Ies consolait par la sagesse de ses réponses sur les peines qu'ils avaient en l'esprit et sur les doutes qu'ils lui proposaient. Nulle femme n'a jamais été le voir, et les hommes même n'y allaient que rarement et en certains temps. Il permit que l'on bâtit au

 

(1) Le nom de Thébaïde est très communément employé de manière à induire en erreur sur la géographie monastique. On entend désigner par là les lieux les plus retirés où se sont réfugiés les grands anachorètes, et on l'emploie en place des noms de Nitrie, de Scété, des Cellules qui se trouvaient en Basse-Égypte, bien loin de la Thébaïde.

Par contre c'est dans la Thébaïde et dans la Haute-Égypte que se sont établis et développés les monastères réguliers. Si l'on s'en tient à la division simpliste entre Haute et Basse-Égypte, on peut dire que la Haute-Égypte et la Thébaïde ont été la patrie du cénobitisme et la Basse-Égypte celle des anachorètes.

(2) Lycopolis est aujourd'hui Assiout, chef-lieu de Moudirieh et la ville la plus peuplée de la Haute-Égypte. La réputation de Jean, comme celle d'Antoine, s'était répandue dans l'Empire. Théodose le consultait.

 

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dehors une cellule assez raisonnable pour y faire reposer ceux qui le venaient trouver des pays fort éloignés. Mais lui, étant seul avec Dieu seul dans la sienne, ne cessait jour et nuit de s'entretenir avec lui et de lui adresser ses prières, acquérant ainsi par une entière pureté d'esprit ce divin bonheur qui est si fort élevé au-dessus de nos pensées. Car plus il s'éloignait des soins de la terre et des entretiens des hommes, et plus Dieu s'approchait de lui, ce qui rendit son âme si éclairée qu'il obtint de Notre-Seigneur non seulement de connaître les choses présentes, mais aussi de prédire les futures, et il lui a accordé si manifestement le don de prophétie, que les habitants de la ville où il était et ceux de sa même province ne furent pas les seuls qu'il informa de l'avenir sur les demandes qu'ils lui proposèrent. Mais il prédit souvent à l'empereur Théodose les événements de ses guerres et les moyens qu'il devait tenir pour remporter la victoire sur les tyrans, comme aussi toutes les irruptions que les barbares devaient faire sous son règne dans les provinces de l'empire. (H. M., 1. P. L., 21.391.).

 

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Salaman naquit dans un bourg appelé Capersane, qui est sur le bord de l'Euphrate, du côté de l'occident et ayant résolu de passer sa

 

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vie dans la retraite, il s'enferma dans une petite maisonnette d'un autre bourg qui est de l'autre côté de l'eau, dont il boucha les fenêtres et toutes les portes, et il recevait à une seule fois, par un trou qu'il faisait sous terre, de quoi se nourrir toute l'année sans parler jamais à qui que ce fût; ce qu'il a continué encore très longtemps.

L'évêque de la ville dont ce bourg dépend, sachant quelle était sa vertu, résolut de le faire prêtre, et étant dans sa petite maison par une ouverture qu'il y fit faire, il lui parla assez longtemps des grâces dont Dieu le favorisait. Mais ne pouvant tirer un seul mot de lui, il se retira et fit reboucher cette ouverture.

Quelque temps après, les habitants du bourg oit il était né, ayant de nuit passé le fleuve percèrent sa maisonnette et l'ayant enlevé sans qu'il témoignât ni s'y opposer ni y consentir, ils le menèrent dans leur bourg où, dès le lendemain matin, ils lui bâtirent un logement semblable au sien et l'y enfermèrent, ce saint homme demeurant toujours dans le silence sans dire une seule parole à qui que ce fût. A quelques jours de là les habitants du bourg où il demeurait auparavant vinrent aussi de nuit, rompirent la maison et le remmenèrent dans leur bourg, sans qu'il fit non plus aucune résistance ni aucun effort pour demeurer, ni sans témoigner aussi de vouloir bien s'en aller tant il paraissait

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véritablement mort au monde, et pouvoir dire avec l'Apôtre : « Je suis attaché à la croix avec Jésus-Christ. Je vis non pas moi, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi ; ce que je vis maintenant dans ce corps mortel, c'est par la foi que j'ai au fils de Dieu qui m'a aimé jusqu'à donner pour moi sa propre vie. » Voilà quel fut ce grand saint. Car ce peu de paroles suffisent pour faire connaître quel il a été durant tout le cours de sa vie, et après avoir reçu sa bénédiction, j'écrirai celle d'un autre. (Theod., 19. P. L., 74, 81.)

 

Les habitants des profondes solitudes n'avaient pas tous les mêmes occupations. Certains donnaient beaucoup de temps aux travaux des champs et un séjour prolongé dans la cellule leur était à charge. Le genre de vie et les distances indiqués par Cassien font penser à des solitaires habitants les collines où s'étaient fixés Paul et Antoine, entre le Nil et la Mer Rouge. Les pluies y sont moins rares que dans les autres déserts d'Égypte et la culture est plus rémunératrice. On imagine aisément que ces moines agriculteurs eussent peu de penchant au régime cellulaire. Un trappiste et un chartreux ont des vocations différentes.

Par la préférence donnée à la contemplation se distinguent les grands maîtres de Scété et de Nitrie.

 

Chacun donc demeurant dans une si exacte retraite, accomplira parfaitement ce que le prophète Habacuc exprime de la sorte : « Je demeurerai ferme sur mes gardes, et je ferai sentinelle, afin de voir ce qui parlera en moi, et ce que je répondrai à celui qui me reprend. »

 

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Pour savoir jusqu'à quel point cela est pénible, il en faut juger par l'expérience de ceux qui demeurent dans la solitude de Calame, ou autrement de Porphyrion. Vous savez que ces solitaires sont encore plus éloignés de toutes les villes, que ceux qui sont dans le désert de Scété, et qu'il leur faut faire sept ou huit jours de chemin dans une vaste solitude avant que de pouvoir arriver à leurs cellules. Néanmoins parce qu'ils s'occupent à l'agriculture et qu'ils ne se tiennent pas renfermés chez eux, ils sont tout surpris lorsqu'ils viennent dans ces lieux sauvages où nous sommes, et dans la solitude de Scété. Ils se trouvent agités de tant de pensées, et tourmentés de tant d'inquiétudes, qu'on les prendrait pour des personnes nouvellement converties, qui n'auraient jamais fait aucun exercice de la vie solitaire. Ils ne sauraient demeurer dans la cellule, dont le repos et le silence leur est insupportable, et ils n'y sont pas plutôt qu'ils pensent à en sortir, étant agités de troubles comme des novices sans expérience. Car ils ne se sont point étudiés à apaiser les mouvements de leur coeur, et à calmer les tempêtes de leurs pensées par un soin continuel, et par une application persévérante et infatigable, parce qu'en s'occupant tous les jours aux travaux de la campagne, leur esprit s'est accoutumé dans ce grand air à suivre les mouvements de leur corps ; et cette liberté de leurs actions

 

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et de leurs regards, a produit aussi la dissipation de leurs pensées. C'est pourquoi ils ne s'aperçoivent pas même de cette instabilité de leur âme, et ils ne peuvent retenir cette légèreté qui leur est devenue comme naturelle. Lorsqu'ils se voient dans une cellule, la mortification de l'esprit et le silence continuel qu'on y doit garder, leur deviennent entièrement insupportables; et au lieu qu'auparavant ils étaient infatigables dans tous les travaux de la campagne, ils se lassent de ne rien faire, et rien ne leur paraît plus pénible que ce long repos. (Coll., XXIV, 4. P. L., 49, 1189.)

 

 

Même aux professionnels de la vie hérémitique ces journées paraissaient parfois longues, et les prétextes de sortir s'offraient nombreux, comme celui de vaincre une tentation, de faire oeuvre charitable et apostolique.

 

Lors donc que le petit nombre des anachorètes nous laissait dans une grande liberté et nous attirait en quelque sorte en nous offrant toute l'étendue d'un vaste désert, lorsqu'une retraite profonde nous rendait plus susceptible de ces communications ineffables avec Dieu, sans en être divertis, comme nous avons été depuis, par les fréquentes visites de nos frères, qui nous jetaient dans des embarras infinis pour ne pas manquer à l'hospitalité, j'avoue que j'ai aimé la paix du désert et que j'ai embrassé avec un désir et un amour insatiable une vie que je compare à celle des anges. Mais lorsque le désert se peupla et

 

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que la solitude auparavant si vaste se trouva comme resserrée et que ce changement non seulement refroidissait en nous le feu de la contemplation, mais nous embarrassait même l'esprit du soin des choses temporelles, j'ai mieux aimé la vie du monastère et m'acquitter de tous ses devoirs le mieux qu'il m'était possible, que de demeurer dans une profession si sainte et si relevée et d'y mener une vie languissante et toujours inquiétée du soin des nécessités temporelles, afin que si je n'ai plus cette grande liberté que me donnait autrefois la solitude, je me console au moins d'accomplir le précepte de l'Évangile, en ne me mettant point en peine du lendemain et que la perte que je fais d'un côté de cette contemplation si sublime soit récompensée en ce lieu par le mérite et par l'humilité de l'obéissance. Car c'est une grande misère de faire profession d'un état et de ne s'y rendre jamais parfait. (Coll., XIX, 5. P. L., 49, 1293.)

 

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Et il ne faut pas s'étonner que la retraite soit si insupportable à ces personnes, parce que leurs pensées étant resserrées et comme en prison dans un lieu si étroit,elles s'en trouvent tout accablées. Mais lorsqu'ils sortent de leur cellule pour

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aller à la campagne, elles sortent aussi en foule, et courant comme des chevaux indomptés elles se répandent dans tous les objets qui se présentent. Lorsque l'esprit se délivre ainsi de cette contrainte et de cette gêne où il était, il trouve d'abord dans cette liberté apparente une courte et une triste satisfaction; mais lorsqu'ils sont retournés dans leur cellule et que cette multitude de pensées y rentrant avec eux se trouve comme captive dans un lieu si étroit cette inclination qu'ils ont à se dissiper et qu'ils ont fortifiée par une longue accoutumance, les tour-mente encore davantage et les trouble toujours de plus en plus. Ceux donc qui ne peuvent pas encore, ou qui ne veulent pas résister à leurs inclinations corrompues, se trompent étrangement, si lorsque la paresse et le découragement leur fait la guerre dans leurs cellules, ils croient apaiser leurs maux en sortant dans la campagne. Cette indulgence ne peut que leur être cruelle; et ce qu'il regarde comme un remède leur devient un mal encore plus grand. Ils ressemblent à ces malades qui croient par un verre d'eau froide éteindre toute l'ardeur de la fièvre qui les brûle, au lieu que ce rafraîchissement passager allume encore davantage ce feu intérieur et que ce plaisir d'un moment est suivi d'une douleur bien plus grande. (Coll., XXIV, 5. , P. L., 49, 129.)

 

Aux ascètes de vertu moyenne, les monastères, bien

 

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que les religieux y vivent les uns près des autres, offre donc plus de garanties de recueillement.

Le moine est protégé par la clôture, même si elle n'est pas aussi stricte qu'au convent de l'abbé Isidore, et par la règle du silence.

 

Nous vîmes aussi dans la Thébaïde le monastère si célèbre de l'abbé Isidore, lequel est très spacieux et tout enfermé de murailles. Ceux qui y demeurent, y sont logés fort au large. Il y a quantité de puits et de jardins qui ont abondance d'eau, des plants de toutes sortes d'arbres et de fruits; et toutes les choses nécessaires pour l'usage de ces solitaires s'y trouvent en telle abondance, que nul d'eux n'est obligé d'en sortir pour aucun besoin que ce puisse être. L'un des plus anciens et des plus considérables par sa vertu demeure à la porte du monastère, pour recevoir ceux qui désirent d'y venir, à condition de n'en sortir jamais, lorsqu'ils y sont une fois entrés, ce qui est entre eux une loi inviolable. Sur le sujet de laquelle ce qu'il y a de plus à admirer, c'est que ce n'est pas cette nécessité qui les y arrête, mais le bonheur et la perfection de la vie qu'ils mènent, lorsqu'ils y sont. Il y a proche de la porte où demeure ce vieillard une cellule destinée pour les survenants, dans laquelle il les reçoit et les traite avec beaucoup d'humanité. Celui qui avait alors cette charge, nous reçut donc de la sorte, et

 

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ne nous étant pas pertuis d'entrer dans e monastère, nous apprîmes de lui l'heureuse vie que l'on y passe. Il nous dit qu'il n'y avait que deux des plus anciens qui eussent la permission d'en sortir et d'y rentrer pour distribuer les ouvrages qui procèdent des travail de ces solitaires, et prendre soin de leur apporter les choses dont ils ont besoin. Que quant aux autres, ils demeuraient dans un tel silence, dans un tel repos, et s'occupaient tellement à l'oraison et à tous les exercices religieux qu'ils étaient si éminents en vertu, qu'il n'y en avait pas un seul qui ne fit quelques miracles. (H. M., 17. P. L., 21, 439.)

 

Le Silence.

 

La loi du silence chez les anachorètes. Un avis de Macaire.

La loi du silence en communauté. Douleur de Pacôme en apprenant que la règle a été violée à la boulangerie.

 

Saint Macaire l'ancien qui demeurait en Scété dit un jour aux solitaires : « Mes frères, fuyez-vous-en aussitôt que les messes sont dites. » Sur quoi l'un d'eux répondant : « Et où pouvons-nous fuir, mon père, au-delà de ce désert? » Le saint mit un doigt sur sa bouche et lui répartit : « C'est là que je dis qu'il faut fuir. » Puis en achevant ces paroles, il entra dans sa cellule et ferma la porte sur lui. (Pélage, IV, 27. P. L., 73, 868.)

 

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Saint Pacôme s'en retournant au monastère de Tabenne accompagné de Théodore (1), de Corneille et de plusieurs autres solitaires s'arrêta un peu en chemin, comme s'il eût voulu consulter quelqu'un d'une affaire secrète, et connut en esprit qu'on avait négligé l'un des ordres qu’il avait donnés dans le monastère d'où il venait de partir, qui était qu'il avait commandé aux frères qui travaillaient à la boulangerie de ne dire rien d'inutile en faisant les pains que l'on offrait à l'autel, mais de méditer en eux-mêmes des paroles de l'Écriture Sainte. Il appela donc Théodore qui avait la conduite de cette maison et lui dit : « Allez-vous en secrètement et vous informez avec soin de ce que les frères dirent hier au soir en faisant les pains pour l’offrande, et me faites savoir ce que vous en aurez appris. » Théodore ayant exécuté cet ordre sur tout ce qui s'était passé, le rapporta au saint, qui dit : « Les frères croient-ils que les choses que je leur ai ordonné d'observer, soient des traditions humaines et ne savent-ils pas que ceux qui par leur négligence méprisent

 

(1) Théodore (+368) formé avec amour par saint Pacôme. Orsisius, successeur de Pacôme, se déchargea sur lui du gouvernement empêcha le relâchement de la discipline, mais donna de nouveaux et heureux développements à la congrégation.

 

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le moindre des commandements, se mettent au hasard de tomber dans de grands malheurs? Tout le peuple d'Israël ne demeura-t-il pas dans le silence durant sept jours à l'entour de la ville de Jéricho ? Et ce terme étant passé, ne la prirent-ils à l'heure même en s'écriant tous d'une voix, ainsi qu'il leur avait été commandé, et faisant voir par là qu'ils n'avaient pas méprisé le commandement de Dieu, encore qu'ils ne l'eussent reçu que par la bouche d'un homme ? Que les frères apprennent donc à garder à l'avenir les ordres que nous leur donnons, ainsi que nous les observons nous-mêmes avec très grand soin, afin que le Seigneur leur pardonne ce péché de négligence. » (Vit. Pac., 42. P. L., 73, 266.)

 

Le silence et la lecture pendant les repas.

 

La coutume que l'on observe dans les monastères, de faire quelque lecture spirituelle lorsque les frères sont à table, n'est point venue des solitaires d'Égypte, mais de ceux de Cappadoce. Tout le monde sait que ce sont eux qui ont établi ce règlement, non pas tant pour s'occuper l'esprit de pensées saintes que pour arrêter les entretiens superflus et inutiles, et encore plus particulièrement pour retrancher toutes les contentions qui naissent durant le repas, et qu'ils ne pouvaient réprimer qu'en cette manière.

 

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Les solitaires d'Égypte et entre autres ceux de Tabenne gardent alors un si grand silence que dans un si grand nombre de frères, il ne s'en trouve pas un seul qui ose ouvrir la bouche excepté celui qui a sous lui une dizaine de religieux. Et celui-là même témoigne plus par quelque signe que par des paroles les besoins qu'il y a d'apporter ou d'ôter quelque chose de la table. Ce silence est si religieux et si exact, que tous les solitaires ayant leur capuchon abaissé sur leurs yeux pour leur ôter la licence de se jeter curieusement de toutes parts, ils ne voient que leur table et les viandes qu'on leur sert, sans que personne d'entre eux puisse voir ce qu'un autre mange ou combien il mange. (Inst., IV, 17. P. L., 49, 174.)

 

Savoir parler à propos.

 

Quelques solitaires allant de Scété vers saint Antoine, montèrent dans un vaisseau où ils trouvèrent un vieillard lequel ils ne connaissaient pas, qui s'y en allait aussi. Étant assis, ils s'entretenaient de l'Écriture Sainte, de quelques traités des Pères et des ouvrages de leurs mains. Sur quoi ce bon homme ne disait mot. Lorsqu'ils furent arrivés, saint Antoine dit à ces solitaires : « Vous avez eu, mes frères, une bonne compagnie en voyage en rencontrant ce bon vieillard. » Et se tournant vers ce vieillard

 

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il lui dit : « Et vous, mon Père, vous en avez aussi trouvé une bonne en rencontrant ces bons frères. » « Il est vrai qu'ils sont bons, lui répartit ce saint homme : mais il n'y a point de porte en leur maison; et ainsi entre qui veut dans l'étable et emmène les bêtes qui y sont. » Ce qu'il disait parce qu'ils s'entretenaient de tout ce qui leur venait en l'esprit. (Pélage, IV, 1. P. L., 73, 864.)

 

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De l'abbé Poemen : Il y en a qui semblent se taire et qui parlent néanmoins,toujours, parce que leur coeur condamne les autres. Et il y en a qui parlent depuis le matin jusqu'au soir, demeurant toujours dans le silence, parce qu'ils ne disent pas une seule parole qui n'édifie ceux qui les écoutent, et qui ne leur soit utile. (Pélage, X, 51. P. L., 73, 921.

 

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Longin disait : « J'ai idée d'aller dans une terre étrangère. » Et Lucien : « Si tu ne gardes pas ta langue, nulle part tu ne seras étranger; garde ta langue ici et tu seras comme en terre étrangère. »

Autre idée de Longin : « Si j'évitais de rencontrer les hommes ? » — Lucien : « Si tu ne

 

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parviens à corriger ta manière de vivre avec les autres, même lorsque tu seras tout seul tu ne pourras pas non plus te corriger. » (Pélage, X, 33. P. L., 73, 918.)

 

II. — Le dépouillement.

 

Ceux qui, ayant compris le bienfait d'une cure de silence, transportent leur vie au milieu des champs et des bois, ne se sont pas mis à l'abri de tous les ennemis. Ils ne sont pas aptes aux travaux de l'ascèse s'ils emportent quelque chose avec eux, s'ils ont encore le moyen de se procurer les commodités et les agréments de l'existence. « Nous tous qui nous avançons pour combattre, dit saint Grégoire, nous avons devant nous les malins esprits. Mais les esprits ne possèdent rien au monde. Ils sont nus et nous devons être dépouillés, nous aussi, pour lutter avec eux. Celui qui, revêtu de ses habits, lutte avec un adversaire nu sera vite jeté à terre, car il lui offre une prisé facile.

L'apprenti ascète doit donc renoncer à tous ses biens et s'interdire l'espoir de retrouver une fortune. Le dépouillement complet est exigé des anachorètes comme des cénobites. Au novice qui vient d'être admis dans le monastère on ne laisse même pas l'habit qu'il porte sur lui. Ces exigences paraîtraient-elles excessives? Dirait-on qu'un programme de culture morale qui débute ainsi ne peut intéresser qu'une catégorie particulière? Cependant saint Jean Chrysostome qui ne se perd pas en considérations théoriques présentait cette leçon aux riches d'Antioche : « Si quelqu'un de haute condition va visiter ces déserts, il voit d'abord dans la pauvreté de ces solitaires tout ce qu'il y a de valu et de fastueux dans sa vie. »

La société qui souffre de tant de défaillances, d'infidélités, de rivalités, d'injustices criminelle, fruits de

 

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la cupidité, n'a-t-elle pas intérêt à étudier la manière qu'ont les solitaires de combattre et de vaincre cette funeste tendance?

On met au rang des moralistes les romanciers et les dramaturges qui étalent les conflits entre l'honneur et le profit, l'amitié et l'argent. Mais donnent-ils une leçon efficace? Les tableaux de la défaite de la vertu dans tous les milieux ne laissent-ils pas l'impression d'une force naturelle supérieure à la conscience, dont l'action se développe nécessairement. Les critiques et les blâmes ne font-ils pas l'effet de vaines protestations?

Au contraire l'exemple de la répression énergique des convoitises entièrement dominées, rend leur force aux réclamations de la conscience.

Sans doute l'idéal de l'âme s'élevant et se maintenant au-dessus des cupidités peut être poursuivi au sein des richesses, mais il est facile de se laisser reprendre par le courant, contre lequel il faudrait lutter, et ceux qui se laissent ainsi aller n'osent s'avouer leur négligence. Leurs excuses, leurs illusions, leurs aveuglements volontaires sont à l'origine de nombreuses perversions du sens de la justice. Comment expliquer autrement les innombrables procès et conflits entre gens respectables? L'honnête homme chatouilleux sur sa réputation d'intégrité, sera averti par la rigueur du traitement suivi par les ascètes, et sera incité à examiner la nature et la force des liens qui l'attachent à sa fortune.

Après l'acte courageux du début la vigilance est encore nécessaire.

Les conséquences de cet abandon sont tempérées chez les cénobites par la charge qui incombe au   monastère de veiller à       leur subsistance et à leur entretien, mais d'autre part l'ascète qui vit seul dans sa grotte ne dépend de personne dans la disposition de son avoir, si modique soit-il.

Les Pères ont bien discerné ces deux tendances que doit réprimer la pratique de la pauvreté volontaire, la propension à satisfaire ses désirs et à exagérer ses

 

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besoins, et l'instinct du propriétaire, l'ambition de se sentir le maître, de pouvoir dire : « Ceci est à moi. » Ils distinguent le mérite de la pauvreté effective et des privations courageusement supportées, et celui de la dépendance complète et continuelle. Ils ont connu des solitaires souffrant de l'indigence qui préféraient garder leur petit bien, plutôt que d'entrer dans un cénobium où ils ne manqueraient de rien, mais où ils n'auraient rien à eux en propre.

Ces analyses au microscope ne peuvent-elles pas profiter à ceux qui prétendent faire de leurs richesses un usage vertueux?

« Mon but, écrit Pallade au richissime Lausus, en lui présentant son recueil, c'est qu'ayant là un memento vénérable et salutaire à l'âme... tu te débarrasses de toute convoitise déraisonnable, et d'autre part de toute ladrerie dans les choses nécessaires… C'est pourquoi montre ton courage en n'embrassant pas la richesse... Tu l'as réduite par tes aumônes. »

A cet homme qui vivait dans le plus grand luxe et qui avait réuni dans sa magnifique demeure des meubles précieux et des merveilles de l'art, le présent de Pallade venait poser les questions. « L'indigence a-t-elle sur tes revenus la part convenable? Au souci de tes intérêts légitimes ne se mêle-t-il aucune préoccupation aucune inquiétude, ton âme est-elle entièrement dégagée et uniquement désireuse des biens invisibles, qui font la joie de l'ascète dans son dénuement? »

Une conséquence du dépouillement est le rappel de l'obligation du travail. « Nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne, mais nous avons travaillé jour et nuit de nos mains. » Les anachorètes étaient pressés par la nécessité; ils s'adonnaient le plus souvent à la culture et à la sparterie.

Le cénobite ne doit pas se dispenser du travail en comptant sur les biens du monastère; il devra être appliqué à un métier. Dans la clôture où habitent des centaines de moines, il y a divers ateliers, des tailleurs, des charpentiers, des forgerons, des foulons, des tanneurs, des cordonniers, c'est une vraie cité ouvrière.

 

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Les moines vendaient le produit de leur travail ou allaient se louer, spécialement au temps des moissons. On les prémunissait contre la tentation de s'attacher à la petite somme qu'ils recevraient. Ils ne devaient rien meure trop de côté pour eux-mêmes. Ils devaient laisser s'exercer la sollicitude de la Providence. Pior va plusieurs années de suite faire la moisson chez un propriétaire qui ne le paie pas.

Par contre on n'est pas dispensé de travailler par le fait que la subsistance est assurée.

Par le travail l'homme pécheur paye ses dettes à Dieu ; le travail est un exercice salutaire. Il est aussi un remède à l'ennui et à la tristesse, cet ennemi moins violent mais plus nuisible que d'autres.

Nous ne pouvons apprécier l'action des moines d'Egypte sur le progrès matériel de leurs contemporains, mais ils ont donné l'exemple de cette bienfaisante influence à ceux qui ont défriché notre sol des Gaules, et ils ont affirmé la grandeur et la noblesse de la soumission à la loi du travail.

 

Dépouillement initial.

 

Le premier pas vers la perfection exige une volonté déterminée. On ne ménage pas la transition. Le candidat à la vie hérémitique ou cénobitique ne garde rien de ce qu'il possédait.

 

Un jeune homme voulait renoncer au monde; plusieurs fois, déjà hors de chez lui, il avait été rappelé par des pensées d'affaires, car il avait une fortune. Un jour étant parti, les démons l'environnèrent et firent lever un tourbillon de poussière. Mais lui, se dépouillant brusquement et jetant ses vêtements à terre, s'enfuit tout nu jusqu'au monastère.

Dieu cependant se révéla à un vieillard et lui

 

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dit : « Va et reçois mon soldat. » — Le vieillard s'étant levé, le rencontra tout nu, et ayant appris la cause de sa nudité, il lui donna l'habit de moine. Et quand on venait questionner le vieillard sur les différentes manières de servir Dieu et que le discours tombait sur la pauvreté; « Allez donc à ce frère, disait-il, car je ne suis pas parvenu au degré de son renoncement. »

 

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Un certain frère avait renoncé au siècle, il avait distribué ses biens aux pauvres, mais avait gardé quelque argent pour lui. Il vint à Antoine et celui-ci ayant découvert cette réserve lui dit : « Va au bourg, achète de la viande, mets-la en morceaux et dispose-les sur ton corps tout nu. » Le frère l'ayant fait, les oiseaux et les chiens pour s'emparer de la viande déchirèrent ses membres à coup de dents, becs et ongles. Étant retourné auprès d'Antoine et lui montrant son corps lacéré, le saint lui dit : « Ceux qui renoncent au monde et qui retiennent de l'argent sont ainsi lacérés par les démons. » (Ruffin, 67, 68. P. L., 73, 772.)

 

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C'est pour ce sujet que l'on réduit celui qu'on admet au monastère dans un tel dénuement de

 

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toutes choses, qu'on ne lui laisse pas même l'habit qu'il a. On le conduit au milieu de tous les frères assemblés où, après qu'on lui a ôté ses habits du monde, l'abbé de sa propre main lui donne l'habit du monastère, afin qu'il apprenne par cette cérémonie extérieure que, non seulement il s'est dépouillé de tout ce qu'il avait autrefois, mais qu'il s'est même volontairement rabaissé à la pauvreté de Jésus-Christ, qu'il ne doit plus vivre à l'avenir d'un bien qu'il rechercherait par l'art et par les voies du siècle, ou qu'il se serait réservé d'autrefois, mais qu'il ne doit subsister que par la pure libéralité du monastère, d'où il recevra comme la solde en qualité de soldat, afin qu'en reconnaissant que c'est de là qu'il doit attendre son vêtement et sa nourriture, et qu'il n'a plus rien de lui-même, il joigne à cette pauvreté la pratique de cette parole de l'Évangile qui lui commande de n'être point en peine du lendemain : qu'il ne rougisse point de s'égaler aux plus pauvres de ses frères, dont Jésus-Christ même ne rougit pas de s'appeler le frère, mais qu'il trouve au contraire toute sa gloire d'être au nombre de ses domestiques. (Inst., IV, 5. P. L., 49, 158.)

 

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Si quelqu'un de haute condition ou qui soit dans quelque éminente dignité, va visiter ces

 

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déserts, il voit d'abord la condamnation de tout ce qu'il y a de vain et de fastueux, dans la pauvreté, la modestie et l'humilité de ces solitaires; de sorte que leur seule vue réprime l'orgueil des plus superbes et est une puissante correction aux personnes les plus incorrigibles. (Chrys., hom. 70 In Math. P. G., 58, 654.)

 

L'ermite, comme le monastère, peut avoir quelque bien, quelque réserve. Mais il est d'une vertu supérieure de renoncer à une possession légitime, même de se priver de la facilité de faire l'aumône. Les saints affirment ainsi le mépris de l'argent dont les mondains deviennent les esclaves; les victimes des injustices voient ainsi le monde condamné; le coeur entièrement détaché s'affectionne à la pauvreté comme à la vertu qui l'unit au Souverain Bien.

 

L'abbé Daniel disait qu'un officier de l'empereur ayant apporté à saint Arsène le testament d'un sénateur de ses parents, qui lui laissait une grande succession, il voulut le déchirer. Sur quoi cet homme se jeta à ses pieds pour le supplier de n'en rien faire parce qu'il y allait de sa tête. — « Comment a-t-il pu, dit alors le saint, me faire son héritier puisqu'il y a si peu qu'il est mort et qu'il y a si longtemps que je le suis. » Il renvoya ainsi l'officier, sans vouloir rien accepter de cette succession. (Pélage, VI, 40. P. L., 73, 808.)

 

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Un homme de grande condition et qui ne voulait point être connu, vint avec quantité d'argent en Scété, et pria le prêtre de ce désert de le distribuer aux solitaires. Sur ce qu'il lui répondit qu'ils n'en avaient pas besoin, cet homme qui voulait ardemment ce qu'il voulait, ne se contentant pas de cette réponse, jeta cet argent dans une corbeille qui était à l'entrée de l'église et le prêtre dit ensuite tout haut : « Que ceux qui en ont besoin en prennent! » Mais pas un seul n'y voulut toucher, et plusieurs ne le regardèrent pas seulement. Alors ce bon prêtre dit à ce seigneur : « Monsieur, Dieu a reçu votre offrande; retournez-vous-en chez vous en paix, et donnez cet argent aux pauvres. Ainsi il s'en alla très édifié. (Pélage, VI, 19. P. L., 73, 891.)

 

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Il y avait un solitaire nommé Dorothée qui était prêtre, et demeurait aussi dans une caverne. Sa bonté était extrême, et ayant mené une vie irrépréhensible, il a été jugé digne du sacerdoce, tellement qu'il administre les sacrements aux autres anachorètes qui sont enfermés comme lui dans une caverne. La jeune Mélanie, petite-

 

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fille de la grande Mélanie dont je parlerai ensuite, lui envoya un jour cinq cents écus d'or avec prière de les distribuer aux frères. Mais ce saint homme en ayant seulement retenu trois écus, envoya le reste à Dioclès, anachorète qui était très intelligent et d'une admirable conduite, et dit à celui qui lui avait apporté cet argent : « Mon frère Dioclès est beaucoup plus sage que moi, et connaît mieux ceux qui ont besoin de secours. C'est pourquoi il peut très bien distribuer cet argent; et quant à moi, ceci me suffit. » (Héracl., 46. P. L., 74, 330.)

 

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Un homme voulant mettre son argent entre les mains de l'abbé Agathon pour en disposer comme il lui plairait, il le refusa, en disant que le travail de ses mains suffisait pour le nourrir. Sur quoi l'autre insistant et le priant, que s'il n'en avait point de besoin pour lui, il le prît pour le distribuer aux pauvres, il lui répondit : « J'aurais doublement honte de le recevoir, puisque pour ce qui me regarde, je n'en ai point de besoin; et qu'en distribuant aux autres le bien d'autrui, je courrais risque d'être tenté de vanité. » (Pélage, VI, 17. P. L., 73, 871.)

 

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Prévoyance blâmable.

 

Les anciens Pères racontaient qu'il y avait un jardinier qui travaillant avec grand soin, employait à faire des aumônes tout ce qu'il gagnait, et retenait seulement pour lui ce dont il avait besoin pour vivre. Mais le démon lui ayant mis dans l'esprit d'amasser quelque argent pour se faire assister quand il serait vieux ou infirme, il remplit d'argent une petite bouteille. Étant quelque temps après tombé malade, et s'étant fait un grand apostume à l'un de ses pieds, il donna inutilement tout ce qu'il avait amassé à des médecins, dont l'un des plus habiles lui dit qu'il fallait de nécessité lui couper le pied. Le jour ayant été pris pour cette opération, il rentra la nuit en soi-même, et étant touché de sa faute, dit avec beaucoup de larmes et de soupirs : « Souvenez-vous, mon Dieu, des bonnes oeuvres que je faisais, lorsque travaillant dans mon jardin, je donnais tout ce que je gagnais aux pauvres. » Il n'eut pas plus tôt achevé ces paroles qu'un ange du Seigneur apparut et lui dit : « Où sont cet argent que vous aviez amassé, et cette confiance que vous aviez? » Alors, connaissant encore mieux quelle était la grandeur de sa faute, il répondit : « J'ai péché, Seigneur, je le confesse : mais pardonnez-moi, s'il vous plaît, et je n'y retournerai jamais. »

 

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L'ange lui ayant ensuite touché le pied, il fut guéri au même moment, et après s'être levé de grand matin, s'en alla travailler dans son jardin. Le médecin étant venu à l'heure qui avait été résolue avec tout ce qui était nécessaire pour l'opération, lorsqu'on lui dit qu'il était sorti dès le matin pour aller travailler dans le jardin, il en fut si étonné qu'il fut le trouver, et le voyant labourer la terre, rendit grâce à Dieu de ce mi-racle. (Pélage, VII, 21. P. L., 73, 892.)

 

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Un solitaire ayant demandé à un saint vieillard : « Mon Père, trouverez-vous bon que de l'argent que j'ai reçu de mon travail, j'en retienne deux écus pour les besoins que je puis avoir, à cause de mes infirmités corporelles? » Le serviteur de Dieu jugeant qu'il désirait de retenir ces deux écus lui dit : « Vous pouvez les retenir. » Le solitaire étant de retour dans sa cellule se trouva combattu en lui-même, et disait : « Ce bon père a-t-il approuvé ou désapprouvé mon dessein ? » Il vint le retrouver ensuite, et lui dit : « Je vous en prie, au nom de Dieu, mon père, de me dire avec sincérité quel est votre sentiment touchant ces deux écus dont je vous ai parlé, car je sens beaucoup de trouble et d'agitation dans mon esprit sur ce sujet.» Le saint vieillard lui répondit : « Il est vrai que je

 

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vous ai dit de les retenir à cause que j'ai reconnu que vous en aviez le désir; et je ne l'aurais pas fait sans cela, parce qu'on ne doit pas réserver davantage d'argent que ce dont on a besoin pour sa nourriture. Votre espérance n'est-elle fondée que sur ces deux écus que vous pouvez perdre? Et Dieu n'a-t-il pas soin de nous? Mettez toute votre confiance en lui, et il ne vous abandonnera pas. » (Pélage, VI, 22. P. L., 73, 892.)

 

Misérable condition de ceux qui ayant généreusement quitté leur fortune, se laissent reprendre par de petits objets.

 

C'est par le défaut de cette application continuelle à notre premier dessein, qu'il arrive quelquefois que des personnes qui avaient quitté sans peine de grandes richesses et de grandes terres, se mettent en colère ensuite pour une aiguille qu'on leur ôte, pour une plume, pour une écritoire, ou autre chose semblable. Si ces personnes avaient toujours pour but le soin de purifier leur coeur, elles ne tomberaient jamais dans ces fautes pour de si petits sujets après avoir mieux aimé se dépouiller de tout, que de se mettre en danger de les commettre dans des choses plus précieuses. Nous en voyons quelquefois parmi nous qui sont si jaloux de quelque livre de piété, qu'ils ne peuvent souffrir que,les autres le lisent, ou le touchent le moins du ponde, et ils prennent sujet de tomber dans

 

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l'impatience, et de se mettre en danger de se perdre, de ce qui aurait dû leur servir à acquérir la patience et la charité. Après avoir donné tous leurs biens aux pauvres pour l'amour de Jésus-Christ, ils retiennent encore leurs premières affections dans des choses de néant. Ils prennent feu aisément, et se mettent en colère pour les conserver, et perdent, par le défaut de cette charité chrétienne et apostolique, tout le fruit de leur première action qui leur devient entièrement inutile.

C'est ce malheur que saint Paul prévoyait autrefois, lorsqu'il disait : « Quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que je livrerais mon corps aux flammes, tout cela ne me servirait de rien, si je n'avais la charité. »

Ce qui nous marque nettement qu'on ne devient pas tout d'un coup parfait pour s'être dépouillé de tous ses biens, et pour avoir renoncé à toutes les dignités, si l'on n'est animé dans ses actions par cette charité dont saint Paul décrit les effets et comme les branches, et qui consiste uniquement dans la pureté du coeur. Car qu'est-ce autre chose de n'être point à charge, de ne s'enfler point d'orgueil, de ne s'aigrir point, de ne rien faire tumultueusement, de ne chercher point ses propres intérêts, de ne se réjouir point de l'injustice, de n'avoir point de mauvais soupçons, et le reste dont parle

 

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saint Paul, sinon offrir sans cesse à Dieu un coeur parfait, un coeur tout pur, et dégagé du trouble et du dérèglement de toutes les passions? (Coll., I, 6. P. L., 49, 488.)

 

L'héritage du moine trop économe.

 

Un solitaire de Nitrie, qui ignorait que Notre-Seigneur Jésus-Christ a été vendu pour trente pièces d'argent, ayant, plutôt par épargne que par avarice, amassé durant sa vie cent écus à filer du lin, tous les solitaires de ce lieu-là qui habitent en diverses cellules jusqu'au nombre d'environ cinq mille, s'assemblèrent pour penser à ce qu'il était à propos de faire de cet argent. Les uns furent d'avis de le distribuer aux pauvres, les autres de le donner à l'église, et quelques-uns de l'envoyer aux parents du mort. Mais saint Macaire, saint Pambon, saint Isidore et les autres plus anciens d'entre les Pères ordonnèrent, le Saint-Esprit parlant par leur bouche, qu'on enterrerait cet argent avec le mort, et qu'on dirait ces paroles sur le corps : « Que ton argent périsse avec toi. » Sur quoi afin que personne ne s'imagine que ce jugement fût trop rigoureux, il suffira de savoir qu'il imprima une telle crainte et une telle terreur dans l'esprit de tous les solitaires d'Égypte, qu'ils mettent maintenant au rang des grands crimes de laisser seulement un écu après leur mort. (Ruffin, 21.9. P. L., 73, 810.)

 

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Efficace prédication des pauvres volontaires.

 

Car des personnes de naissance se trouvant réduites par quelques disgrâces à l'incommodité et à la nécessité et faisant d'ailleurs beaucoup d'état des choses présentes, et n'étant nullement guéries de la;folle vanité du monde, ne peuvent voir la magnificence des habits, des parures, et de l'équipage des comédiennes, sans en avoir des sentiments de jalousie et dépit, et sans dire en elles-mêmes : « Ces infâmes créatures dont l'extraction est basse et honteuse, vivent dans l'opulence et l'éclat, et dans tous les plaisirs de la vie; et moi qui suis d'une naissance beaucoup au-dessus de la leur, je suis réduite à souffrir une infinité de choses fâcheuses, et je ne saurais être si heureuse, même dans mon imagination et mes songes, que ces personnes le sont effectivement. » Ainsi ces objets vains et profanes font qu'un grand nombre de personnes même qui se plaisent à les regarder, n'en remportent que de la tristesse, et qu'un extrême dégoût de leur condition. Il n'en arrive pas de la sorte après avoir visité les solitaires, et les avoir considérés dans leurs saints exercices. Mais ces visites si pieuses et si louables font des effets tout à fait contraires. Car lorsqu'on voit des enfants de personnes qui vivent dans l'opulence, et des

 

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hommes issus des plus nobles et des plus illustres familles, avoir sur eux des habillements que ne voudraient pas porter ceux qui sont réduits à la dernière pauvreté, et être contents et pleins de joie dans cet état si austère et si pauvre, si ce sont des gens incommodés et nécessiteux qui regardent ces admirables solitaires, combien pensez-vous qu'ils demeurent consolés de considérer comme ils se plaisent dans cette pauvreté si affreuse, et de voir comme ils l'ont choisie, et comme ils l'ont préférée à toutes les grandeurs du monde ? Combien pensez-vous que cet objet les soulage, et a le pouvoir de les faire entrer et de les affermir dans la résolution de souffrir patiemment leur indigence et leurs peines? Que si ce sont des gens riches qui visitent ces déserts, n'en doivent-ils pas devenir plus modérés et plus retenus dans l'usage de leurs biens, et ne doivent-ils pas retourner dans leurs maisons plus sages et plus gens de bien qu'ils n'étaient? Ainsi ces objets de piété inspirent aux uns la modération, et aux autres la patience. (Chrys. Hom. 69, in Math. P. G., 57, 645.)

 

L'économie.

 

Le solitaire concilie avec le mépris de la richesse le soin des biens qu'il a à sa disposition. Il les tient de la Providence. Il n'en est pas propriétaire. Il en a soin

 

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comme devant rendre compte. Il se garde de se laisser reprendre par le désir de la richesse, sous prétexte d'accroître le bien du monastère ou des pauvres. On peut voir par ces analyses quelle peut être dans les actes de libéralité la part de l'amour-propre.

 

Parmi toutes les vertus recommandées par les instructions, celle-là nous est apparue spécialement grande, d'après laquelle aucun moine ne. peut posséder en propre quoi que ce soit même une corbeille ou un petit panier, et qui défend Même de parler de quelque objet comme sien. (Inst., IV, 13. P. L., 49, 166.)

 

*

* *

 

Il arriva dans la semaine d'un frère, que le célérier du monastère vit en passant trois grains de lentille à terre, que le semainier ayant hâte de les faire cuire, laissa échapper de ses mains avec l'eau dans laquelle il les lavait. Ce célérier va aussitôt consulter sur ce point leur abbé, qui regardant ce frère comme le dissipateur d'un bien sacré, qu'il conservait avec trop de négligence, le suspendit sur l'heure de l'oraison, et ne lui pardonna cette négligence qu'après qu'il l'eut expiée par une pénitence publique. Car non seulement ils ne se regardent pas eux-mêmes comme étant à eux, mais ils croient aussi que tout ce qui leur appartient est entièrement consacré à Dieu. C'est pourquoi dès qu'une aime est une fois entrée dans le monastère, ils veulent

 

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qu'on la traite avec toute sorte de respect comme une chose sainte. Enfin ils considèrent de telle sorte les moindres meubles du monastère, et ils se conduisent en ce point avec tant de foi, qu'ils croient qu'il n'y a rien de si vil et de si bas dont ils ne doivent espérer une grande récompense; et que s'ils changent une chose d'un lieu pour la mieux placer, s'ils emplissent un vase d'eau, s'ils en donnent à boire à quelqu'un, s'ils ôtent une paille de l'oratoire, ou de leur cellule, ils en seront récompensés de Dieu. (Inst., IV, 20. P. L., 49, 180.)

 

Le travail des mains

 

C'était une nécessité pour ceux qui ne possédaient rien de suffire à leurs besoins par le travail.

Il y a d'ailleurs d'autres motifs de cette obligation qui a passé dans la règle de saint Benoît et dans les règles monastiques.

 

Cet apôtre continue de parler à ce peuple : « Car il n'y a rien, dit-il, de déréglé dans la vie que nous avons menée parmi vous. » Lorsqu'il prouve par son assiduité dans le travail qu'il n'y a rien eu de déréglé ni d'inquiet dans sa vie, il montre par une suite nécessaire que ceux qui ne veulent point travailler, tombent par leur oisiveté dans le dérèglement, et qu'ils deviennent inquiets.

Il ne dit pas simplement : Nous n'avons

 

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mangé gratuitement le pain de personne, sans passer outre. On eût pu dire, qu'encore qu'il n'eut pas été nourri de leurs aumônes, il se nourrissait peut-être du bien qu'il possédait autrefois dans le monde, ou de quelque argent qu'il aurait eu d'ailleurs, ou qu'il se serait réservé, sans gagner de quoi vivre par le travail de ses mains. « Mais nous avons, dit-il, travaillé de nos mains nuit et jour avec peine et avec fatigue; c'est-à-dire, nous avons gagné de quoi vivre par notre travail. » « Nous ne travaillons pas, dit-il, simplement par caprice ou par divertissement, comme pour nous délasser de la prédication de l'Evangile, et pour donner quelque exercice à notre corps, mais nous y sommes contraints par la nécessité d'avoir de quoi vivre. Car je ne travaille pas seulement durant le jour mais la nécessité de gagner de quoi vivre me presse d'y ajouter encore les nuits, qui sont données au reste des hommes pour se délasser de leur travaux.

« Ce n'est pas, ajoute saint Paul, que nous n'en eussions le pouvoir, mais nous avons voulu nous donner nous-même pour modèle, afin que vous nous imitassiez. » Il découvre par ces paroles la véritable cause qui le portait à travailler : « Nous avons voulu, dit-il, nous donner pour modèle que vous puissiez imiter, afin que s'il arrivait que vous missiez en oubli les instructions que je vous ai si souvent réitérées

 

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par ma prédication, vous eussiez au moins toujours présent dans l'esprit, l'exemple de la vie que j'ai menée parmi vous, et que vous avez vue de vols propres yeux. » (Inst., X, 8, 10. P. L., 49, 375.)

 

La paresse et l'amour de l'oraison.

 

Un solitaire étranger étant venu trouver l'abbé Silvain qui demeurait sur la montagne du Sinaï, et voyant les frères qui travaillaient, il leur dit : « Pourquoi travaillez-vous ainsi pour une nourriture périssable? Madeleine n'a-t-elle pas choisi la meilleure part? » Le saint vieillard ayant su cela, dit à Zacharie son disciple : « Donnez un livre à ce frère pour l'entretenir, et le mettez dans une cellule où il n'y ait rien à manger. » L'heure de none étant venue, ce solitaire étranger regardait si l'abbé ne le ferait point appeler pour aller manger ; et lorsqu'elle fut passée il le vint trouver et lui dit : « Mon père, les frères n'ont-ils point mangé aujourd'hui?» — « Oui lui répondit ce saint homme. » — « Et d'où vient donc, ajouta ce solitaire, que vous ne m'ayez pas fait appeler? » — « Attendu, lui répartit le saint, que vous êtes un homme tout spirituel, qui avez choisi la meilleure part, et qui passez les journées entières à lire, vous n'avez pas besoin de cette nourriture périssable, au lieu que nous qui sommes charnels nous ne

 

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pouvons nous passer de manger, ce qui nous oblige à travailler. » Ces paroles ayant fait voir à ce solitaire quelle était sa faute, il en eut regret, et dit à Silvain « Pardonnez-moi, je vous prie, mon père. » Sur quoi le saint lui répondit : « Je suis bien aise que vous connaissiez que Madeleine ne saurait se passer de Marthe et qu'ainsi Marthe a part aux louanges que l'on donne à Madeleine. » (Pélage, X, 69. P. L., 72, 924.)

 

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Jean le nain dit un jour à un frère avec qui il habitait : « Je veux être tranquille, comme le sont les auges, ne me souciant d'aucun travail et servant Dieu sans interruption. » Et se dépouillant de son vêtement, il s'enfonça dans le désert. Après qu'il y eut passé une semaine, il retourna vers son frère, et comme il frappait à la porte, celui-ci lui demanda avant d'ouvrir : « Qui es-tu ? » « C'est moi Jean. » Et son frère de lui répondre : « Jean est devenu un ange, il n'est plus parmi les hommes. » Et lui continuait à frapper en disant : « C'est moi Jean. » Et son frère le laissa se lamenter.

Il ouvrit enfin et lui dit : « Si tu es homme tu dois penser à travailler pour vivre ; si tu es ange, pourquoi veux-tu entrer dans la cellule. » Et lui se repentant : « Pardonne-moi, mon frère, car j'ai péché... ! » (Pélage, X, 27. P. L., 73, 916.)

 

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Travail désintéressé. Main-d'oeuvre accommodante.

 

L'abbé Pior était allé faire l'août chez un laboureur; et après l'avoir achevé il lui demanda sa récompense, mais le laboureur le remit à un autre temps. Pior s'en retourna dans sa cellule et l'année suivante, il revint travailler pour le même laboureur. Il le fit de tout son courage mais il fut aussi obligé de se retourner sans argent. La même chose arriva encore la troisième année. Mais enfin le laboureur qui apparemment manquait plus d'argent que de bonne volonté, se trouvant plus à son aise, vint trouver le saint pour le payer. Il le chercha longtemps parmi les différentes habitations des solitaires et l'ayant enfin trouvé, il se jeta à ses pieds et lui présenta l'argent qu'il lui devait; le saint ne voulant pas néanmoins le recevoir lui dit d'aller à l'église le porter au prêtre. (Apoph. Pior, 1. P. G., 65, 374.)

 

La pauvreté volontaire source d'aumônes.

 

Nulle part en Égypte, l'oisiveté n'est tolérée chez les moines. Ils doivent gagner leur nourriture par le travail de leurs mains. De plus, non seulement ils assistent les étrangers qui les visitent, mais dans les villages de Lybie où sévit

 

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la famine, dans les prisons et autres lieux des villes, ils répandent d'immenses aumônes, pensant ainsi, avec le fruit de leur labeur offrir un sacrifice agréable à Dieu. (Inst., X, 22. P. L., 49, 388.)

 

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Nous vîmes ensuite dans la province d'Arsinoé un prêtre nommé Sérapion, qui était supérieur de plusieurs monastères, et avait sous sa conduite environ dix mille solitaires, lesquels vivant tous de leur travail, et principalement de ce qu'ils gagnaient dans le temps de la moisson, en mettaient la plus grande partie entre les mains de ce supérieur pour le soulagement des pauvres. Car c'était une coutume établie, non seulement parmi eux, mais presque entre tous les solitaires d'Égypte, qu'ils se louaient durant la moisson, et gagnaient par ce moyen quantité de blé, dont ils donnaient la plus grande partie pour les pauvres; ce qui faisait que non seulement ceux de tous les environs en étaient nourris, mais qu'on en chargeait même des vaisseaux, qui en portaient en Alexandrie, pour le distribuer aux prisonniers et étrangers et autres personnes qui se trouvaient en nécessité, n'y ayant pas assez de pauvres dans la campagne pour consommer tous les fruits que leur charité produisait avec une si extrême abondance. (H. M., 18. P. L., 21.)

 

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L'Apôtre Paul nous rapporte cette parole du Maître : « Il y a plus de béatitude à donner qu'à recevoir. » Cette béatitude est bien celle du moine qui fait des largesses non pas avec de l'argent acquis par mauvaise foi ni avec les trésors amassés par l'avarice, mais du fruit de son propre travail et de sa pieuse sueur.

Bienheureux celui qui donne, étant aussi pauvre que celui qui reçoit, qui n'ayant rien travaille non seulement pour pourvoir à sa nécessité, mais pour acquérir ce qu'il donnera à l'indigent; il est assuré d'une double grâce, ayant acquis le parlait dépouillement du Christ, le dépouillement de toutes choses, et usant grâce à son travail de la munificence du riche. ( Inst., X, 19. P. L., 49, 385.)

 

CHAPITRE IV. RIGUEURS CORPORELLES

 

Les violences exercées contre le corps sont le scandale de moralistes qui par ailleurs aiment à constater l'efficacité de la morale religieuse.

Nous n'atténuerons pas les charges qui sont relevées de oe chef envers les héros de l'ascèse, mais nous faisons observer à ceux qui se posent en juges, qu'ils doivent faire leur enquête sur les lieux, apprécier l'influence du ciel, du climat, d'habitudes auxquelles nous sommes étrangers, et faire un voyage plus long encore et plus malaisé en remontant le cours de quinze siècles.

Dans cette Egypte où surgissaient en foule les vocations monastiques, on ignorait les requêtes des petites santés qui devaient émouvoir François de Sales et lui inspirer la fondation d'un ordre nouveau. Avez-vous bien mesuré le poids qui incombait à la vie ordinaire des travailleurs, la force de résistance de leurs organismes, et ce que permettent le climat, les traditions, les habitudes? Telle privation de nourriture qui paraît nuisible et irréalisable chez des ouvriers de Paris, mais c'est le régime des égyptiens d'aujourd'hui pendant le ramadan et pendant les carêmes que multiplie le calendrier copte.

Si votre délicatesse est choquée de certains accrocs à nos lois de l'hygiène prenez garde de glisser dans le formalisme pharisaïque de la pureté extérieure! Le culte de la propreté est du domaine de ces vertus dont l'appréciation est éminemment relative. Supporterait-on aujourd'hui à table les manières de ceux qui au IVe siècle

 

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ont donné les lois de la politesse française? Et nous, qui recueillons les messages de la tour Eiffel, ne paraîtrions-nous pas de race inférieure au paysan hollandais qui nous jugerait uniquement d'après la tenue de nos wagons et de nos salles d'attente?

Enfin, dans l'évaluation des dommages causés à la nature physique, on ne peut négliger les cas nombreux de longévité extraordinaire enregistrés dans les vies des Pères les plus dédaigneux des soins du corps, comme Macaire l'Égyptien qui dépassa la centaine, comme Arsène qui atteignit 120 ans.

Cela dit, non pour plaider les circonstances atténuantes, mais pour rappeler la considération des détails concrets qui s'impose au juge, au casuiste, et à l'historien de la morale.

L'efficacité de ces exemples nous est suffisamment attestée et ne doit pas être méconnue, même de ceux qui ne lient pas leur enseignement moral à la foi dogmatique.

« N'attendez pas, dit le pasteur Wagner (1), que je vienne faire ici le procès de l'ascétisme lui-même. En sa source pure et profonde, rien n'est plus digne de notre vénération. L'ascète est celui qui a compris que, pour atteindre un but élevé, il faut ramasser toutes ses forces, aiguiser sa volonté comme une pointe d'acier et aller droit devant soi en sacrifiant tout le reste.

« L'ascète est encore celui qui a compris que tous les hommes sont solidaires, il prie toujours parce que certains ne prient jamais; il jeûne parce que d'autres mangent et boivent trop ; il pratique la chasteté absolue parce que la vie sexuelle détournée de son but, est devenue pour plusieurs une source empoisonnée.

« Loin de moi de méconnaître la nécessité d'une telle protestation contre notre aveuglement, nos vices, la tendance perpétuelle des hommes à glisser dans la vulgarité.

 

(1) Morale religieuse et morale laïque, leçons faites à l'École des Hautes Etudes Sociales, par MM. Allier, etc... Paris, 1014, p. 212.

 

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« Debout sur sa stèle (sic) et dressé comme un symbole

perpétuel, je salue le stylite immobile et muet. Je le salue dans le jour, parmi des foules acharnées à la poursuite de l'or, je le salue dans le soir au sein de la ruée des plaisirs. Et dans les pâles rayons du matin, lorsque la même aurore éclaire les viveurs qui rentrent de l'orgie, le travailleur qui reprend son outil, l'opprimé qui retrouve son joug, je le salue encore, témoin incorruptible et rectiligne de l'ordre éternel de Dieu, en face

d'un état de choses dévoyé et tortueux. »

Celui qui donne des leçons de morale parlera en vain, s'il n'atteint pas la volonté. Or il n'est pas de discours, d'exhortations véhémentes, d'exposé pathétique capable, comme ces leçons silencieuses, de faire rougir les lâches et de redresser les courages.

Qu'on ne s'attarde pas à souligner tel geste trop brusque, telle insistance trop dure, telle faute de goût; on montrerait que ce n'est pas aux exagérations qu'on en veut, mais à la doctrine elle-même plus énergiquement affirmée.

Qu'avec la nécessité de se faire une âme forte ils proclament aussi le dogme du péché, de la solidarité entre les âmes, que leur élan soit soutenu par la vue des biens transcendants et du Sauveur crucifié qui les a remis à leur portée, nous n'y contredirons pas. L'unité de l'âme

n'est pas atteinte par la diversité des buts secondaires qu'elle poursuit, lorsque son activité est maintenue par une conviction dominante. A quelque moment qu'on saisisse et qu'on essaye d'isoler un acte de vertu chrétienne, on le retrouve lié aux éléments fonciers du dogme. L'ascète chrétien donne un enseignement de morale naturelle lors même qu'il est excité et soutenu par l'ambition de se crucifier avec son rédempteur. Cette

connexion, dont la logique formelle ne rend pas compte, apparaissait aux admirateurs et aux disciples du Stylite. Qu'ils vinssent du judaïsme ou du paganisme, ils avaient la révélation d'une force supérieure et ils étaient amenés à mettre en question l'attitude religieuse qu'ils avaient eue jusque-là.

Avec les récits des pénitences de Macaire, nous

 

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versons donc au procès, si l'on veut s'ériger en tribunal, les documents les plus accusateurs. On y verra l'emploi le plus impitoyable des moyens de réduire les sens rebelles, les veilles, les jeûnes, les positions crucifiantes, l'abandon sans défense à la chaleur brûlante, au froid de la nuit, même à la cruauté des insectes et des animaux.

Nous aurions pu ne pas introduire ici Siméon le Stylite, car c'est la doctrine et la vie des Pères Égyptiens, les premiers Pères du désert, les maîtres authentiques, que nous entendons exposer. lis n'ont pas encouragé les outrances bizarres auxquelles se livrèrent les Syriens, et même ils condamnèrent la singularité des stylites. Remarquons cependant que notre imagination ne doit pas être égarée par la description sommaire des narrateurs. Les dévots de Siméon n'emportaient pas l'image d'une statue immobile sur sa colonne; et nous serions plus près de la vérité en nous le figurant comme le veilleur au faîte de la tour effilée du donjon.

Ne nous laissons donc pas rebuter par l'accent barbare. Allons au fond de la question ! Il n'y a pas d'embarras pour nous à l'aborder. Quelle est la raison de ces prises d'armes, à qui en veulent-ils?

La raison de l'ascèse, Dorothée la donne en montrant son corps : « Il veut me tuer, je le tue. » Bien que l'expression « la chair du péché » ne désigne pas seulement le corps, c'est bien par cette partie du composé qu'est transmis le funeste héritage, c'est l'ennemi qui se manifeste le premier et qui est toujours actif ou prêt à l'attaque.

Ce conflit entre des tendances naturelles et les combats qu'il doit entraîner, nous force à considérer le mystère que nous portons en nous-mêmes. Saint Grégoire exprime avec éloquence son étonnement : « Quel est, ô mon Dieu, ce prodigieux mélange et cet assemblage funeste de passions si contraires ? Comment une môme chose peut-elle titre en même temps l'objet de mon affection et de mon aversion ? »

Cependant ne prenons pas l'excuse de notre embarras

 

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à expliquer ces contradictions, pour nous dispenser d'obligations certaines. Quelle que soit la réponse sur l'origine de la guerre, l'ennemi menace, il faut préparer le combat.

Le corps est le siège de la gourmandise et de la luxure, ces vices que les Pères désignent tout d'abord à la valeur des guerriers.

Le premier combat que nous ayons à engager est contre l'intempérance de la bouche. Cassien le compare à une épreuye éliminatoire ; celui qui veut être admis parmi les athlètes doit établir sa qualité d'homme libre et triompher dans une première série de combats.

Il ne s'agit pas seulement d'éviter l'ivresse et les grossiers excès de table.

Le mot gourmandise qui correspond à la « gastrimargia », la folie du ventre, dans la liste des péchés capitaux, désigne plutôt les péchés mignons du gourmet que la gloutonnerie et la crapule. Si les Pères employaient une expression plus forte, ils n'avaient pas seulement en vue de prémunir contre des excès répugnants. Ils ne s'attardaient pas à dénoncer les orgies et les scènes d'ivresse, mais ils s'adressaient surtout à ceux qui ont le souci de la décence et de la dignité personnelle, souci compatible avec des faiblesses de dangereuse conséquence.

Ils s'en prennent au prince des cuisiniers Nabuzardan, car sans le culte de la bonne chère, le temple du Seigneur n'aurait pas eu à souffrir.

Illusion de prétendre rester chaste dans une vie de délices. Tous les maîtres avec Cassien dénoncent la complicité de la gourmandise avec la fornication. « Vouloir suivre les conseils de son estomac et vaincre l'esprit de luxure, c'est vouloir éteindre l'incendie en versant de l'huile... »

 

Le jeûne est seulement l'une des armes des ascètes. Ils usent de tous les moyens de faire souffrir leur chair.

En leur voyant réaliser leur plan de campagne, ne perdons pas de vue le but qu'ils veulent atteindre.

 

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Ces deux jeunes hommes qui se laissent mourir de faim plutôt que de toucher aux figues qu'ils portent en présent, ne donnent pas une marque de bon jugement, mais ils livrent un magnifique exemple de la fermeté à tenir une résolution.

Peut-on être insensible devant la force d'âme d'Etienne le Lybien qui continue paisiblement son travail, tandis que le chirurgien promène le fer dans les chairs vives?

Heureux ceux à qui la maîtrise atteinte par ces grands hommes ne fait aucun reproche!

La domination parfaite sur les facultés sensibles n'est elle-même qu'un moyen, le but c'est la félicité la plus parfaite ; l'athlète goûte déjà des joies pures et tranquilles en dirigeant son regard vers la Jérusalem céleste.

Saint Pacôme qui nous apparaît comme le héros de la douceur, le modèle de supérieur condescendant à toutes les faiblesses, a été fidèle aux leçons d'austérité de Palémon et n'est pas d'une autre école.

Aussi bien, les Pères ne permettent pas qu'on leur objecte le manque de forces, le goût de la vie ordinaire, les occupations d'état incompatibles avec les sévérités qu'ils pratiquent eux-mêmes. savent proportionner les privations et macérations aux forces physiques et morales.

Ils nous relatent des traits comme celui du moine qui résiste à la séduction du concombre frais cueilli qu'on vient de lui apporter. Qui prétendra que cette ascèse le dépasse?

On peut manger beaucoup et être plus parfait que d'autres qui, mangeant très peu, se rassasient. Un régime de petites privations fidèlement observé est préférable à des prouesses passagères.

Par cette régularité, par la continuelle dépendance qui ne peut manquer de les souvent contrarier, les cénobites compenseront les pratiques en apparence plus sévères et mortifiantes des anachorètes. Et les séculiers eux-mêmes peuvent remplir le programme que donne l'archimandrite Dorothée.

 

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Les ennemis les plus irréductibles des complaisances sensuelles connaissaient déjà cet esprit catholique qui marque la solennité des grandes fêtes par un adoucissement de régime. Suivant une très ancienne tradition, le jeûne était interrompu les samedis et les dimanches, et aussi pendant la période de 50 jours entre Pâques et la Pentecôte, auxquels temps pn ne se mettait pas à genoux pour prier. L'abbé Théonas, de crainte que la mauvaise nature ne profite de cette indulgence, recommande de changer seulement l'heure du repas, et non la quantité ni la qualité de la nourriture. Cependant l'admission de friandises et de légers suppléments les jours de fêtes s'étendit bien vite, et la satire de Climaque nous fait voir que de son temps elle était devenue d'usage général.

 

Les relations entre l'âme et le corps.

 

« Je meurtris mon corps et je le traite en esclave. » Cassien part de l'exemple de saint Paul. Dorothée commente ce verset à sa manière. Il donne le mot d'ordre de l'ascèse : « Le corps, voilà l'ennemi ! »

 

Il faut donc d'abord par la domination sur la chair prouver notre qualité d'homme libre. Celui en effet qui est vaincu par un autre est son esclave. Et quiconque pèche est l'esclave du péché. Lorsque le président de la lutte aura constaté que nous n'avons pas de tache de concupiscence honteuse, et qu'il aura jugé que nous n'étions pas indignes de ces luttes olympiques contre les vices, alors nous pourrons nous mesurer avec nos concurrents, c'est-à-dire la concupiscence de la chair et les mouvements désordonnés de l'âme. Car il est impossible à

 

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celui qui se rassasie pleinement, de soutenir les combats de l'homme intérieur; et celui qui est abattu dans une rencontre peu importante n'est pas digne de combattre dans une guerre plus dure. Tâchons de nous en dégager le plus vite possible, puisqu'elles nous détournent de notre sainte entreprise. En effet nous ne pourrons pas mépriser les attraits de ces mets, si notre âme vouée à la contemplation céleste, ne trouve plutôt sa délectation dans l'amour des vertus et le goût des choses célestes. (Inst., V, 13. P. L., 49, 228.)

 

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Écoute l'athlète du Christ qui observe les lois du combat : « Pour moi, dit-il, je cours, non pas comme à l'aventure, je frappe, non pas comme si je battais l'air; mais je meurtris mon corps et le traite en esclave, de peur qu'après avoir servi aux autres de héraut, je ne sois moi-même exclu de la palme. »

Vous voyez comment il a choisi son corps comme le terrain des luttes et comme une position très sûre; comment il voit le succès dans le traitement rigoureux de la chair et dans la soumission du corps. Il ne court pas à l'aventure, celui qui ayant les yeux vers la Jérusalem céleste, fixe le but vers lequel il dirige sa course rapide sans déviation. Il ne

 

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court pas à l'aventure, celui qui oubliant ce qui est derrière lui, tend tous ses nerfs vers ce qui est devant lui, vers la palme qui lui est destinée en Dieu par le Christ Jésus. (Inst., V, 17. P.L., 49, 232.).

 

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Isidore voyant que ma bouillante jeunesse n'avait pas tant besoin de sermons que de rude exercice, m'emmena, comme un habile dompteur de poulains, à cinq milles d'Alexandrie, dans le lieu appelé le pays des hermites et il me remit entre les mains d'un nommé Dorothée, qui était Thébain de nation, si exercé dans les travaux de la vie solitaire qu'il y avait déjà soixante ans qu'il demeurait dans une caverne. Et parce qu'il savait que ce bon vieillard menait une vie très austère, il m'ordonna de passer trois ans avec lui pour apprendre à dompter mes passions, et puis de le retourner trouver afin de m'instruire dans le reste de la conduite spirituelle. Mais étant tombé dans une grande maladie, je ne pus accomplir ce terme de trois années, et fus contraint de me retirer avant qu'elles fussent finies.

La manière de vivre de ce saint était extrêmement dure et difficile à supporter. Durant tout le jour, et même durant la plus grande chaleur du midi, il ramassait des pierres dans le désert

 

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qui est le long de la mer, dont il bâtissait des cellules pour ceux qui n'en pouvaient pas bâtir; et il en faisait ainsi une tous les ans. Sur ce que je lui disais un jour : « A quoi pensez-vous, mon père, étant dans une si grande vieillesse, de tuer ainsi votre corps par des chaleurs insupportables? » Il me répondit : « Je le veux tuer, puisqu'il me tue. » Il ne mangeait par jour que six onces de pain avec une petite poignée d'herbes, et ne buvait qu'un peu d'eau. Je prends Dieu à témoin que je ne lui ai jamais vu étendre les pieds, ni s'être mis sur le lit pour y dormir; mais étant assis il passait toute la nuit à faire des cordes avec de l'écorce de palmier pour gagner sa vie. Et sur ce qui me vint en l'esprit que ce n'était que lorsque j'étais présent, qu'il vivait dans une si extrême austérité, je m'informai de plusieurs qui avaient été ses disciples et qui vivaient séparés de lui dans une très grande vertu, s'il en avait toujours usé de la sorte; à quoi ils me répondirent que depuis sa première jeunesse il avait ainsi continuellement vécu, n'ayant jamais pris de temps pour dormir; mais sommeillant seulement quelquefois ou en travaillant ou en mangeant, en sorte que quand il voulait manger on voyait souvent le pain lui tomber de la bouche, tant il était accablé d'envie de dormir. Une fois, l'ayant contraint de se coucher pour un peu de temps sur une natte de jonc, il me dit, comme m'en

 

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sachant mauvais gré : « Lorsque vous persuaderez aux anges de dormir, vous pourrez aussi le persuader à ceux qui veulent s'avancer dans la vertu. » (Héracl., 1. P. L., 74, 252.)

 

La modération.

 

Est-ce à dire qu'on ne doive point avoir d'égards envers le corps? Gardons-nous de l'erreur manichéenne; la matière n'est pas essentiellement mauvaise.

D'ailleurs, j'ai besoin de ce corps, dit Climaque après Grégoire de Nazianze ; s'il est exténué, l'âme est languissante; et n'est-ce pas par les sens que m'arrive le message libérateur?

 

C'est étonnant de voir que l'esprit qui est tout incorporel, est souillé et obscurci par le corps et qu'au contraire quelquefois ce même esprit, qui n'a rien de matériel et de terrestre, est purifié et subtilisé par les impressions de ce même corps qui n'est que terre et que boue. (Clim., XIV, 29. P. G., 88, 870.)

 

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J'avoue que je ne puis comprendre de quelle sorte mon âme a été unie à mon corps, et comment il est possible, que cette âme, qui est l'image de Dieu même, soit, pour le dire ainsi, mêlée et comme pétrie avec un corps qui n'est que terre et que boue, ce corps qui lorsque je le traite bien et que je le flatte me fait une guerre

 

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cruelle, et qui lorsque je lui fais la guerre me jette dans la langueur et dans la tristesse; ce corps que j'aime comme le compagnon de ma servitude et de ma misère et que je hais comme l'ennemi de mon propre bien et de mon salut, ce corps que j'abhorre comme le lien malheureux qui attache mon âme à la terre, et que j'honore et respecte comme mon cohéritier à la gloire et au royaume du ciel.

Si d'une part je m'efforce de le dompter par les austérités de la pénitence, il succombe, et me prive ainsi de l'unique aide qui me restait pour pratiquer les vertus chrétiennes, puisque je n'ai été créé de Dieu qu'afin de m'élever sans cesse vers lui par des actions, qui soient vraiment dignes de lui, comme par des degrés spirituels et célestes. Mais d'autre part, si je le flatte et l'épargne comme mon fidèle coadjuteur, il se révolte avec tant d'impétuosité contre moi, que je ne puis réprimer ses insolences. Et c'est alors que je me vois dans un danger presque inévitable de perdre mon souverain bien qui est Dieu, étant accablé sous le poids des chaînes de ce misérable corps, qui m'entraînent vers les biens périssables d'ici-bas, et qui me tiennent lié à la terre. Enfin c'est un ennemi qui nous flatte quand il nous tue, et un ami qui nous dresse des embûches lorsqu'il nous fait des caresses. (Grég. Naz., Or. XIV. P. G., 35, 866.)

 

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L'esprit de fornication.

 

Nous voyons aussi que les autres vices se guérissent d'ordinaire dans le commerce des hommes, et en quelque façon par les fautes que l'on y commet. La colère par exemple, l'envie et l'impatience se guérissent par le soin qu'on y apporte, et par le commerce et l'habitude avec les hommes qui donnent lieu à ces passions de se réveiller en nous. Et lorsqu'étant ainsi excitées elles se rendent plus sensibles, elles nous donnent en même temps le moyen de les guérir avec plus de facilité.

Mais cette plaie dont nous parlons, outre la mortification du corps et la contrition du coeur, nous oblige encore de garder la solitude et la retraite, afin de la pouvoir parfaitement guérir, et apaiser toute l'ardeur de la fièvre. Comme il arrive dans de certaines maladies qu'il faut éviter même de montrer aux yeux des malades des viandes qui leur seraient dangereuses, de peur que cette vue ne fît passer dans leur coeur un désir qui leur pourrait être mortel, il est constant aussi dans cette plaie dont nous parlons, que le repos et la solitude peuvent beaucoup pour la guérir, afin que l'âme malade n'étant plus troublée de tant de différents objets, et se recueillant dans une vue plus pure et plus tranquille des choses célestes, puisse arracher dès

 

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la racine, cette plante envenimée de notre concupiscence. (Inst., VI, 3. P. L., 49, 270.)

 

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En effet, quoique la grâce du Sauveur nous soit nécessaire pour avancer dans toutes les autres vertus, et pour ruiner tous les autres vices, il faut néanmoins en celui-ci un don de Dieu plus particulier. Tous nos anciens en sont demeurés d'accord, et nous le pouvons reconnaître aisément nous-mêmes dans la manière dont nous nous purifions de ce vice. Car c'est comme sortir de la chair en demeurant encore dans la chair ; et c'est une chose au-dessus de la nature, de pouvoir, lorsque nous sommes encore environnés d'une chair fragile, n'en point ressentir les mouvements. C'est pourquoi il est impossible qu'un homme puisse de lui-même s'élever à cette haute pureté, si la grâce de Dieu ne le soutient pour le retirer de cette boue et de cette fange. Car il n'y a point de vertu qui puisse, plus que la pureté, égaler les hommes charnels aux anges qui sont de si purs esprits.

C’est par cette vertu qu'en demeurant encore en ce monde, nous sommes, comme dit saint Paul, déjà citoyens du ciel et que nous possédons dans Ce corps mortel tous les avantages qu'on promet aux saints, lorsqu'ils seront

 

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délivrés de cette chair corruptible. (Inst., VI, 6. P. L., 49, 272.)

 

Tactiques diverses du démon de gourmandise; comment les déjouer.

 

C'est donc contre la gourmandise que nous devons combattre d'abord. Et dans la nécessité où je me trouve de parler ici de la mesure qu'on doit garder dans le jeûne et dans la qualité des viandes, je serai encore obligé d'avoir recours aux traditions et aux règlements des solitaires de l'Égypte, que tout le monde sait être les plus parfaits, les plus éclairés, et les plus austères de tous les anachorètes. (Inst., V, 3. P. L., 49, 205.)

 

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Car il y a deux sortes d'intempérants. Les uns recherchent une nourriture agréable, et ne se mettent pas en peine de manger beaucoup, pourvu qu'ils mangent ce qui est à leur goût, et ces personnes se laissent tellement surmonter par cette sensualité dans ce peu de nourriture qu'elles prennent, qu'elles gardent longtemps dans leur bouche les morceaux qu'elles mangent et qu'après les avoir mâchés et remâchés, à peine peuvent-elles se résoudre à les avaler; cette intempérance est celle qui consiste dans le goût et dans la délicatesse des viandes, on l'appelle laimargie. Les autres regardent l'abondance.

 

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Ils ne regardent pas les choses délicieuses, et soit que les choses soient bonnes, soit qu'elles ne le soient pas, cela leur est indifférent, parce que cette espèce d'intempérance n'excite et ne porte qu'à manger. De quelque nature que les viandes puissent être, elles leur sont bonnes ; car pourvu qu'ils se remplissent et qu'ils regorgent, ils sont contents. Cette intempérance s'appelle gourmandise, gastrimargie; et pour dire l'origine des mots, l'un est pris d'un terme qui signifie la passion de se rassasier et de se remplir et l'autre d'une expression qui marque un désir ardent du plaisir et de la volupté qui flatte le palais. (Dorothée, XV. P. G., 88, 1789.)

 

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Ayant à parler contre l'intempérance, c'est en cette occasion comme en toutes les autres, que je dois parler contre moi-même. Car ce serait une merveille, qu'un homme pût se délivrer de sa tyrannie avant que d'entrer par la mort dans le tombeau.

L'intempérance est comme une hypocrisie de notre estomac, qui n'étant que trōp rassasié semble encore crier qu'il a besoin de manger et étant si plein qu'il crève, est tout à se plaindre qu'il meurt de faim. L'intempérance est la maîtresse ingénieuse des assaisonnements et des ragoûts, et la source des délices de la bonne chère. (Clim., XIV, 1, 2. P. G., 88, 864.)

 

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Considérez en quel état vous vous trouvez le matin, à midi, et à la dernière heure qui précède votre repas, et vous connaîtrez par là quelle est l'utilité du jeûne. Vous trouverez qu'au matin, étant moins éloigné du souper du jour précédent, il vous en restera des pensées libres et dissipées, qui altéreront le repos de votre esprit, que vers midi vous en aurez de plus tranquilles, et qu'au coucher du soleil qui est l'heure de votre repas, votre esprit sera entièrement mortifié et humilié. (Clim., XIV, 23. P. G., 88, 868.)

 

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Lorsque vous êtes à table, mettez-vous devant les yeux la mort et le jugement. Car à peine pourrez-vous encore par ce moyen arrêter un peu votre intempérance. Lorsque vous buvez, pensez toujours au vinaigre et au fiel que l'on présenta à Jésus-Christ votre maître, et ainsi ou vous demeurerez entièrement dans les bornes de la sobriété, ou au moins vous en aurez des sentiments plus humbles, et en jetterez de profonds soupirs. (Clim., XIV, 32. P. G., 88, 870.)

 

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Le jeûne est une violence que l'on fait à la nature; un retranchement de tout ce qui peut satisfaire notre goût, un amortissement de l'ardeur de notre concupiscence, un bannissement des mauvaises pensées, un affranchissement des songes fâcheux, une purification de la prière, un flambeau de l'âme, une garde de l'esprit, une illumination des ténèbres de notre coeur, une entrée à la componction, un humble gémissement, une affliction pleine de joie, un resserrement de la trop grande effusion de paroles, une des causes de la tranquillité de l'esprit, un rempart de l'obéissance, un adoucissement du sommeil, un remède salutaire pour la santé de notre corps, un médiateur de la bienheureuse paix de l'âme et du calme des passions, un effacement des péchés, une porte du paradis, et une volupté toute céleste. (Clim., XIV, 34. P. G., 88, 870.)

 

La bonne chère et la luxure. Le jeûne et la liberté de l'esprit.

 

L'esprit de celui qui jeûne n'a que des pensées pures et chastes dans ses prières; et au contraire l'esprit d'un homme intempérant n'est rempli que d'images impures et déshonnêtes.

 

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Le vin et les viandes qui remplissent son estomac et l'inondent, sèchent la source des larmes ; mais l'estomac étant séché par le jeûne, produit les eaux salutaires de la pénitence.

Celui qui se rend esclave de son ventre, et prétend en même temps vaincre le démon de l'impureté, ressemble celui qui avec de l'huile voudrait éteindre un embrasement. (Clim., XIV, 20. P. L., 88, 868.)

 

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Voilà notre premier engagement, voilà notre première épreuve dans ces nouveaux jeux olympiques, éteindre l'appétit immodéré par le désir de la perfection. Aussi non seulement faut-il par la contemplation amoureuse des vertus s'élever au-dessus de la tentation de trop manger, mais même la nourriture qui est nécessaire au corps ne doit pas être prise sans quelque inquiétude, parce qu'elle est opposée à la chasteté. Enfin il faut pour la bonne direction de notre conduite, qu'il n'y ait pila de temps où nous nous sentions plus exposés à nous éloigner des choses spirituelles que celui, où par suite de notre infirmité naturelle, nous devons nous abaisser à ce soin nécessaire. Et ces exigences que nous devons subir, suivant le désir de conserver notre vie plus que le désir de notre

 

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esprit, hâtons-nous de nous y soustraire, puisqu'elles nous détournent des soins du salut. (Inst., V, 14. P. L., 49, 229.)

 

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L'abbé Poemen : « Si Nabuzardan (1), le prince des cuisiniers, n'était pas venu à Jérusalem, le temple du Seigneur n'aurait pas été consumé par le feu ; de même si le désir des plaisirs de la table ne s'emparait pas d'une âme, les sens ne seraient pas enflammés par les artifices du diable. » (Pélage, IV, 29. P. L., 73, 868.)

 

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Parole de l'abbé Moïse : La passion s'engendre par ces quatre éléments : l'abondance du. manger et du boire, le sommeil prolongé, l'oisiveté et les amusements, la recherche dans les vêtements. (Ruffin, 58. P. L., 73, 769.)

 

(1) Nabuzardan était chef des gardes du corps de Nabuchodonosor lors de la prise de Jérusalem. Comment les Pères en ont ils fait le prince des cuisiniers? Leur méprise vient de la traduction des Septante. Le mot hébreu qui signifie : chef des gardes a aussi le sens de sacrificateur et encore de cuisinier. Le traducteur grec a pris ce dernier sens. Cfr. Albert Condamin, Le Livre de Jérémie, Paris, 1910, p. 272.

 

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La terre lorsqu'elle a été arrosée par des pluies modérées, multiplie les semences qu'elle a reçues; mais gorgée de l'eau de pluies torrentielles, elle ne produit que des joncs et des épines. Ainsi de la terre de notre coeur; si nous usons de tempérance dans la nourriture, elle développe les germes que le Saint-Esprit a semés, qui donnent un beau feuillage et des fruits abondants; mais lorsqu'elle est saturée de boisson, toutes ses pensées ne donnent que des broussailles et des chardons. (Diadoque (1), 48. P. G., 65, 1182.)

 

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Lorsque notre esprit est emporté par les flots de la boisson, non seulement il arrête ses regards libidineux sur les apparitions que les démons lui présentent en songe, mais formant en lui-même des images agréables, il se donne à ses

 

(1) Diadoque, évêque de Photice en Épire, vers le milieu du Ve siècle. La comparaison de ses écrits avec la littérature du désert intéresse l'histoire de la spiritualité. Cfr. l'art. déjà cité du P. Lebreton, Recherches de science religieuse, mai-août 1924, p. 359. De Maldonat écrivant au P. Poussines, éditeur de Diadoque: « J'ai reçu Diadochus... et je vous rends les plus vives actions de grâces. J'aime beaucoup cet auteur, parce qu'il est saint et d'une foi antique, qu'il traite des sujets nécessaires à mes études, et que grâce à vous il parle fort bien latin. »

 

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visions avec ardeur comme à des êtres qu'il chérit. En effet les parties du corps destinées par la nature à la génération étant échauffées par le vin, l'âme est comme forcée de chercher le plaisir en se représentant une ombre de volupté. (Diadoque, 49. P. G., 65, 1 1.82.)

 

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Après que nous avons bien mangé, cet impie se retire et voulant nous envoyer le démon de l'impureté pour nous tenter, il s'en va lui conter l'état où il nous a laissé, et lui dit : « Allez, allez hardiment attaquer et troubler un mortel. Car comme il a bien traité sen corps, vous n'aurez pas beaucoup de peine à le vaincre. » Il vient donc et se souriant il nous lie les pieds et les mains par les chaînes du sommeil, puis fait de nous tout ce qu'il lui plaît, et trouble notre âme par des illusions et des fantômes qui produisent même des effets sur notre corps. (Clim., XIV, 28. P. G., 88, 868.)

 

Galerie de lutteurs hors concours.

 

Tout d'abord Macaire l'Alexandrin. Nous avons eu déjà le récit de son séjour à Tabenne, nous connaissons l'affreux désert où il avait choisi sa demeure. Nous ajoutons quelques traits qui achèveront de faire connaître son esprit et sa valeur (1).

 

(1) Cf. Introd., tom. I, p.114, et chap. III, tom. I, p. XXXVII.

 

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Ayant su que durant tout le carême les solitaires de Tabenne ne mangeaient rien qui eut été cuit, il résolut de faire la même chose pendant sept ans; et l'ayant pratiqué exactement en ne mangeant que des herbes crues, les unes sèches et les autres trempées dans de l'eau, selon qu'il les rencontrait, il n'y trouva pas grande difficulté. Ayant aussi appris qu'un solitaire ne mangeait qu'une livre de pain par jour, il rompit les morceaux de pain qu'il avait, et les mit dans une bouteille, avec résolution de n'en manger qu'autant qu'il en pourrait prendre avec les doigts, ce qui est une grande austérité. Car, nous disait-il de fort bonne grâce, j'en prenais bien plusieurs morceaux; mais l'entrée de la bouteille était si étroite, que je ne pouvais les en tirer ; et l'exemple du publicain de l'Évangile que j'avais toujours dans l'esprit me permettait à peine d'user de ce qui m'était nécessaire pour la vie. Il pratiqua perte dant trois ans cette si étroite abstinence, ne mangeant que quatre ou cinq onces de pain par jour, buvant de l'eau à proportion, et ne consumant durant toute l'année qu'une petite cruche d'huile.

Voici un autre de ses exercices. Cet homme infatigable se résolut de surmonter le sommeil ainsi qu'il nous le raconta lui-même, comme cela nous pouvant servir, en nous disant : « Ayant résolu de vaincre le sommeil, je passai

 

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vingt jours et vingt nuits à découvert, étant brûlé durant le jour par la chaleur, et transi durant la nuit par le froid. Que si au bout de ce temps, je ne me fusse jeté promptement dans ma cellule, je serais tombé en défaillance, tant mon cerveau s'était desséché. Ainsi quant à ce qui me. regarde, j'ai surmonté le sommeil, mais quant à ce qui est de la nature, je lui ai cédé lorsque j'ai reconnu en avoir besoin. »

 

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Le démon que l'on nomme l'esprit de fornication lui faisant une guerre très cruelle, il se résolut de demeurer nu et sans sortir d'une même place durant six mois entiers, dans un marais nommé Scété, qui est dans une vaste solitude et où il y a des moustiques, qui n'étant pas moins gros que des guêpes, ont des aiguillons si pénétrants que la peau même des sangliers n'est pas à l'épreuve de leurs piqûres. Ainsi ils mirent tout son corps en un tel état, que quelques-uns crurent qu'il avait la lèpre et lorsqu'au bout de ce temps il fut retourné dans sa cellule, on ne pouvait le reconnaître qu'à la voix. (Heracl., 6. P. L., 74, 270.)

 

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Le Stylite.

 

Devant les prouesses bizarres du Stylite, qui peuvent paraître incroyables, Théodoret sent le besoin de présenter une apologie. Il énumère les actions extraordinaires demandées aux saints de l'ancienne loi. Il en appelle surtout aux fruits de cette prédication, à la popularité du saint jusque dans les contrées lointaines, chez les Gaulois, chez les Romains qui mettent son image sur les enseignes des boutiques.

Les bédouins eux-mêmes (les Ismaélites) sont gagnés à l'Evangile. Siméon a contribué à la formation de ces communautés de nomades dirigées par des évêques qui d'une tente faisaient leur cathédrale. Ces diocèses furent submergés par la vague islamique. A nos explorateurs de la Syrie confiée au mandat français, de nous dire s'ils trouvent chez quelque tribu des traces de christianisme, survivant après douze siècles.

 

Siméon étant revenu à son monastère, il y séjourna fort peu, et s'en alla dans un bourg nommé Télanisse qui est au bas de la montagne où il demeure maintenant. Là ayant rencontré une petite maisonnette, il y fut reclus trois ans. Désirant de passer quarante jours sans manger, ainsi qu'avaient fait autrefois Moïse et Elie, il pria ce grand serviteur de Dieu, Basse, qui faisait alors sa visite dans plusieurs bourgs dont les prêtres étaient soumis à sa conduite, de ne laisser quoi que ce fût dans sa cellule, et d'en murer la porte avec de la terre. Sur quoi ce bon homme lui ayant représenté que c'était une entreprise trop difficile, et qu'il ne devait

 

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pas se persuader qu'il y eût de la vertu à se donner la mort à soi-,même, puisque au contraire c'était le plus grand de tous les crimes, il lui répondit : « Mon père, laissez-moi donc, s'il vous plaît, dix pains et une cruche pleine d'eau pour m'en servir, si j'en ai besoin. » Cela ayant été fait, et la porte ayant été bouchée comme il l'avait désiré, lorsque les quarante jours furent passés, Basse la déboucha, et étant entré, il trouva tous les pains et toute l'eau qu'il y avait mis, et le saint couché par terre sans parole et sans mouvement, comme s'il eût été privé de vie. Ayant demandé une éponge et l'ayant trempée dans de l'eau, il lui en arrosa et lava la bouche, et puis lui donna le corps et le sang de Jésus-Christ, ce qui l'ayant fortifié, il se leva et prit un peu de nourriture en suçant des laitues, de la chicorée et quelques autres légumes.

Depuis vingt-huit ans qu'il y a que ce que je viens de dire arriva, il a passé tous les carêmes sans manger; a quoi il a à présent moins de peine, parce qu'il. y est plus accoutumé. Car du commencement, il passait tous les jours tout debout à louer Dieu, les jours suivants, son corps affaibli par le jeûne n'ayant plus la force de se tenir en cet état, il demeurait assis, et lisait ainsi son office, et les derniers jours, ses forces étant entièrement abattues et se trouvant comme à demi-mort, il était contraint de se

 

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coucher par terre. Lorsqu'il commença à demeurer debout sur une colonne on ne put le faire résoudre à descendre durant le carême; et il s'avisa pour n'en bouger, de se faire attacher durant tout ce temps à une poutre qu'on lia à la colonne. Depuis, Dieu, ayant répandu du ciel dans son âme une grâce encore plus abondante, il n'a pas même eu besoin de ce secours ; mais étant fortifié par la puissance de sa grâce, il passe tous ces quarante jours avec une gaîté incomparable sans manger quoi que ce puisse être.

Le saint ayant donc, comme j'ai dit, demeuré trois ans dans cette cellule, il s'en alla sur le sommet de cette célèbre montagne, lequel il fit environner d'une muraille bâtie seulement à pierres sèches, et ayant fait une chaîne de fer de vingt coudées de longueur, il s'en fit attacher un bout au pied droit, et l'autre à une grosse pierre, afin de ne pouvoir, même quand il voudrait, sortir hors de ses limites. Et là, sans que la chaîne dont il était ainsi attaché pût empêcher son esprit de s'envoler dans le ciel, il s'occupait sans cesse à contempler des yeux de la foi et de la pensée des choses qui sont au-dessus du ciel. Sur quoi Mélèce, ce grand personnage qui était alors patriarche d'Antioche et que sa prudence et son esprit rendaient si célèbre, lui ayant représenté que la volonté conduite par la raison étant assez forte

 

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par elle-même pour tenir le corps dans ses liens, cette chaîne était inutile, il obéit sans contester, et envoya quérir un serrurier pour la rompre.

Or, d'autant que la foule de ceux qui venaient vers lui était innombrable, et que chacun s'efforçait de le toucher dans la créance que ces peaux dont il était revêtu portaient quelque bénédiction, ces grands honneurs qu'on lui rendait lui semblant non seulement excessifs, mais extravagants, et ne pouvant davantage souffrir une chose qui lui était importune, il s'avisa de demeurer sur une colonne, et en fit faire d'abord une de six coudées de haut, puis de douze, puis de vingt-deux; et celle sur laquelle il est à présent est de trente-six coudées, le désir qu'il a de s'envoler dans le ciel faisant qu'il s'éloigne toujours de plus en plus de la terre. Quant à moi, je juge qu'une chose si extraordinaire n'est point arrivée sans une conduite particulière de Dieu; et je prie ceux qui prennent plaisir de trouver à redire à tout, de donner un frein à leur langue, et de considérer que Dieu fait souvent des choses semblables pour réveiller et pour exciter ceux qui s'endorment dans la négligence et dans la paresse. Ainsi il commanda à Isaïe d'aller non seulement nu-pieds mais tout nu; à Jérémie de ceindre ses reins pour annoncer ainsi ses prophéties aux incrédules, et quelquefois même de mettre à

 

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son col des chaînes de bois et de fer. Ainsi Dieu a été l'auteur d'une action si admirable et si extraordinaire, afin que chacun étant poussé du désir de voir un miracle si nouveau, vînt pour en être spectateur, et fût porté par là à ajouter foi aux avis que le saint leur donnerait pour leur salut. Car des prodiges si inouïs sont comme une préparation qui nous engage à recevoir les instructions que l'on nous donne. Et, comme les rois changent de temps en temps les figures de leurs monnaies, tantôt en y faisant mettre l'image d'un lion, tantôt celle d'une étoile, et tantôt celle d'un ange, pour ajouter encore quelque chose au prix de l'or par ce changement, ainsi le roi de tout l'univers ajoutant à la piété ordinaire de ses saints des manières de vie si nouvelles, ils excitent non seulement les fidèles, mais les incrédules même à célébrer ses louanges, dont il ne faut point d'autre preuve que ce qui est arrivé en cette rencontre, puisque le séjour de ce saint sur cette colonne a porté la lumière dans l'âme d'un si grand nombre d'Ismaélites qui étaient auparavant ensevelis dans les ténèbres du paganisme. Car cette lampe si éclatante étant exposée de la sorte comme sur un chandelier fort élevé, et jetant ainsi qu'un soleil des rayons de toutes parts, on voit, comme j'ai dit, des Ibères, des Arméniens et des Perses recevoir le saint baptême. Et quant aux Ismaélites

 

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qui y viennent par de grandes troupes de deux cents, de trois cents et de. mille quelquefois, ils abjurent en criant à haute voix l'idolâtrie de leur pays. (Théod., 26. P. L., 74, 102.)

 

Étienne le Lybien.

 

Un nommé Étienne, qui était Lybien de nation, demeura durant soixante ans auprès de la Marmarique et de la Maréotide. Comme il était extrêmement instruit dans cette sainte manière de vivre, et avait le don de discernement, Dieu lui fit cette grâce particulière, que de quelque affliction qu'on fût travaillé, on en était délivré après l'avoir vu. Il fut connu de saint Antoine, et vécut jusqu'à notre temps. Je ne l'ai point vu néanmoins, à cause qu'il y avait extrêmement loin jusqu'au lieu où il demeurait. Mais saint Ammon et Évagre, qui l'allèrent visiter, nous contèrent, que l'ayant trouvé extrêmement malade d'un cancer, il ne laissait pas de leur parler et de faire des corbeilles avec, des feuilles de palmier, tandis que le chirurgien lui faisait de grandes incisions, comme si ce corps qu'il découpait de la sorte eût été le corps d'un autre, et demeurant durant cela aussi ferme et aussi tranquille, que si sa chair n'eût pas été plus sensible que ses cheveux, tant la patience que Dieu lui donnait,

 

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était extraordinaire et admirable. Lors, nous disaient ces saints personnages, que nous n'étions pas moins épouvantés qu'affligés, de voir un si grand serviteur de Dieu être tombé dans une si grande maladie, et que les chirurgiens lui faisaient souffrir de si cruelles douleurs, le bienheureux Étienne connaissant quelles étaient nos pensées nous dit : « Que cela ne vous étonne point, mes enfants, puisque Dieu ne, fait jamais rien que de bien, et pour une bon fin. Peut-être que mon corps avait mérité d'être châtié de la sorte; et il m'est beaucoup plus avantageux qu'il le soit en cette vie, que lorsque je serai passé à une autre après avoir fini ma carrière. » Il nous exhorta ensuite de souffrir avec patience, et nous fortifia par ses paroles, à supporter courageusement les afflictions, ce que j'ai bien voulu vous rapporter, afin que nous ne nous étonnions pas de voir tomber quelques saints dans de si grandes souffrances. (Heracl., 12. P. L., 74, 289.)

 

Pacôme et son maître Palémon (1).

 

L'esprit de douceur s'épanouit sur les épines des austérités. Pacôme qui est tout bonté et discrétion, le

 

(1) Pacôme (296-346), né païen, fut amené au christianisme par la charité que les chrétiens d'Esneh lui témoignèrent lorsqu'il passait dans cette ville avec les recrues qui venaient d'être levées pour les services de l'empereur. Après le baptême il se met sous la conduite de Palémon. Il reçoit ensuite du Ciel l'ordre de fonder un monastère à Tabenne. Après Tabenne les fondations continuent. Il laisse en mourant sept monastères d'hommes et deux monastères de femmes, dont celui de Tabenne dirigé par sa soeur.

 

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vir humanissimus, qui craint que les tours de force de Macaire ne découragent ses moines, n'a pas appris à transiger avec l'amour de ses aises et ne réduit pas le programme de ses austérités personnelles.

 

Il y avait auprès de la montagne où saint Palémon et saint Pacôme demeuraient, un désert tout plein d'épines. Pacôme, y allant souvent chercher du bois, marchait pieds nus sur ces épines. Et lorsqu'il en entrait beaucoup dans sa chair, non seulement il le souffrait avec patience et avec courage, mais il en ressentait de la joie, se souvenant des clous dont Notre-Seigneur a été attaché à la croix. Il aimait si fort la solitude, qu'il allait souvent dans le désert, où il demeurait longtemps en oraison, et suppliait Dieu de tout son coeur de le délivrer par sa bonté de tant de pièges que le démon tend aux hommes pour les perdre. (Vit. Pac., 2. P. L., 73, 236.)

 

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Saint Palémon commença à ressentir de très grandes incommodités en tout son corps par une douleur de rate causée de ses excessives

 

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austérités, car souvent lorsqu'il mangeait il ne buvait point. Sur quoi quelques solitaires qui étaient venus le visiter, l'ayant conjuré de n'achever pas de ruiner son corps déjà si faible, et de souffrir qu'on prît quelque soin de le soulager, il accorda enfin à leurs prières de se fortifier un peu dans cette grande débilité par une nourriture suffisante. Mais cela ne dura guère. Car ses douleurs de rate augmentant, il quitta cette nourriture qui lui était si nouvelle, et retourna aussitôt à son ancienne manière de vivre, en disant : « Si les martyrs de Jésus-Christ, bien qu'on les mette en pièces, ou qu'on leur tranche la tête, ou même qu'on les brûle, souffrent pour la foi jusqu'à la mort tous ces tourments avec courage, pourquoi, cédant à de légères douleurs, perdrais-je par mon impatience les récompenses que je pourrais espérer, et tremblerais-je lâchement à la vue de quelques souffrances passagères par le désir de la vie présente? Je me suis laissé aller aux persuasions de ceux qui m'ont conseillé de manger des viandes dont je n'avais point accoutumé d'user; et au lieu d'en recevoir du soulagement, mes douleurs en sont augmentées. Il faut donc avoir recours à mes anciens remèdes, et ne pas abandonner le bonheur de l'abstinence, dans lequel je suis assuré que consiste, après Dieu, le repos et la véritable joie. » Le saint vieillard agissant avec une

 

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générosité chrétienne, tomba avant la fin du mois dans une telle langueur qu'il en mourut. Ainsi, comblé de jours et de vertus, il se reposa en paix, selon le langage de l'Écriture. Son bienheureux disciple ensevelit son corps; son âme fut emportée dans le ciel par les choeurs des anges; et Pacôme retourna en sa demeure solitaire. (Vit. Pac., 13. P. L., 73, 237.)

 

Zénon sur la montagne d'Antioche.

 

L'admirable Zénon a été connu de peu de personnes, mais ceux qui ont eu ce bonheur demeurent d'accord qu’on ne saurait autant le louer qu'il le mérite. Il était de la province du Pont, où ayant de très grands biens il les quitta, et selon ce qu'il rapportait lui-même, passa en Cappadoce qui en est proche, pour être arrosé des eaux de la grâce, que le grand saint Basile répandait en abondance dans cette province, et qu'il versa sur son âme, laquelle porta ensuite des fruits dignes d'un arrosement si salutaire. Car aussitôt après la mort de l'empereur Valens, auprès duquel il avait une charge, il renonça à son emploi, et passant de la cour dans l'un de ces sépulcres qui sont en si grand nombre sur la montagne d'Antioche, il y demeurait seul et s'occupait à purifier son âme, à dissiper les nuages qui en obscurcissaient la lumière, à contempler les grandeurs

 

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de Dieu, et à disposer son cœur pour se rendre digne de le recevoir, l'extrême désir qu'il avait de s'envoler dans le ciel pour se reposer dans son sein, lui faisant souhaiter avec ardeur d'avoir les ailes de cette sainte colombe dont il est parlé dans l'Écriture. Étant dans de si excellentes dispositions, il n'avait ni lit, ni lampe, ni feu, ni marmite, ni coffret, ni livre, ni quoi que ce soit; mais il portait seulement de vieux habits, et des souliers si usés qu'il n'y avait pas même de quoi les attacher, et recevait d'un de ses amis la nourriture dont il ne se pouvait passer, qui était un pain, lequel lui durait deux jours. Quant à l'eau il l'allait puiser lui-même fort loin de là. Comme il en apportait un jour, quelqu'un considérant la peine qu'il avait, le pria de trouver bon qu'il l'en soulageât, à quoi il résista d'abord, disant qu'il ne pouvait se résoudre à boire de l'eau qu'un autre lui eût apportée. Enfin voyant qu'il insistait toujours il lui donna les deux cruches qu'il tenait en ses deux mains, mais elles ne furent pas plutôt arrivées à la porte du saint que toute cette eau se répandit, et l'événement ayant ainsi confirmé ce qu'il avait dit, il retourna en puiser à la fontaine. (Théod., 12. P. L., 74, 64.)

 

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Héroïsme des porteurs de figues.

 

Il arriva qu'un jour une personne vint dans un transport d'admiration apporter à l'abbé Jean, qui était alors économe dans le désert de Scété, quelques figues qui étaient venues dans la Libye comme un miracle dont on n'avait jamais rien vu de semblable dans ces lieux. Ce saint homme Jean qui servait l'église du temps du bienheureux Paphnuce, qui lui avait lui-même donné ce soin, envoya aussitôt ces fruits par deux jeunes religieux à un vieillard fort infirme qui demeurait dans le fond du désert, et qui était éloigné de 18 milles de l'église.

Ces jeunes hommes ayant reçu ces figues se mirent en chemin pour aller à la cellule de ce vieillard ; mais il survint tout à coup une nuée si épaisse qu'ils perdirent la trace d'un petit sentier qu'ils devaient suivre, ce qui eut pu arriver très aisément même aux plus anciens solitaires. Ainsi, ayant erré tout le jour et toute la nuit dans toute la vaste étendue de ce désert sans pouvoir trouver la cellule de ce vieillard, ils furent enfin accablés du travail d'un si pénible voyage, et tourmentés si cruellement de la faim et de la soif, qu'ils s'agenouillèrent pour prier Dieu et rendirent l'âme dans leurs prières.

On les chercha ensuite, fort longtemps en

 

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suivant la trace de leurs pas qui demeurent imprimés dans ces lieux sablonneux comme sur la neige, jusqu'à ce qu'il s'élève un petit vent qui jette d'autre poussière par dessus et qui les cache. On les trouva enfin en cet état, ayant auprès d'eux leurs figues où ils n'avaient pas touché, parce qu'ils aimèrent mieux perdre la vie que la fidélité dans le dépôt qui leur avait été confié, et de mourir plutôt dans ces extrémités que de violer en la moindre chose le commandement de leur supérieur. (Inst., V, 40. P. L., 49, 263.)

 

La Régularité.

 

Ce qui tient le plus à coeur aux supérieurs de communautés, c'est la régularité, garantie de l'ordre du monastère et auxiliaire de la vertu des moines.

La fidélité à la règle exige d'ailleurs des efforts méritoires. Le cénobite a, du fait de la règle, plus d'occasions que l'ermite de contrarier sa volonté. Depuis ces temps, nous avons vu la règle solennellement canonisée en la personne de saints dont la vie n'offrait de merveilleux que la constante et parfaite fidélité.

La perfection est donc à la portée de tous les religieux, et, nous pouvons dire, de tous les chrétiens qui s'imposent un règlement de vie.

 

Je veux vous rapporter en un mot les grands avantages que je trouve ici, afin que vous jugiez vous-mêmes s'ils égalent ceux que j'ai quittés dans la solitude et que vous reconnaissiez ensuite si c'est l'ennui et le dégoût de la

 

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vie hérémétique qui m'y a fait renoncer, ou plutôt le désir de trouver dans la vie commune de cette maison, la pureté que je cherchais dans le désert. On n'a point ici l'embarras de rien prévoir pour le travail de chaque jour. On n'est point occupé du soin ni de vendre, ni d'acheter. On est délivré de cette nécessité inévitable de faire au moins sa provision de pain. On n'a aucune de ces inquiétudes pour ce qui regarde le corps, que l'on ressent si souvent dans les déserts, non seulement pour soi en particulier, mais encore pour ceux qui nous viennent voir.

Enfin, on n'est point ici exposé à la vanité qui corrompt plus un solitaire que tout ce que je viens de dire et qui rend inutiles tous ses travaux. Mais pour ne me pas arrêter à ces tentations d'orgueil, qui attaquent si dangereusement les anachorètes, je ne veux considérer que ce qui est commun et général à tous les solitaires, c'est-à-dire ce soin qu'ils ont tous de se préparer leur nourriture. Cela passe aujourd'hui dans un tel excès, que bien loin de se contenter de cette simplicité de nos pères qui s'abstenaient d'huile pour toujours, on ne se contente pas même de ce relâchement qui s'est introduit en nos jours où avec une livre et demie d'huile et une petite mesure de lentilles, ou avait de quoi recevoir le long de l'année tous les survenants. On double maintenant,

 

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et on triple toutes ces mesures et après cela, on a encore bien de la peine de fournir à notre vivre. On est si relâché en ce temps, qu'en mêlant le vinaigre avec la saumure, on ne se contente plus d'y verser une petite goutte d'huile, comme nos pères qui pratiquaient si bien l'abstinence des déserts et qui n'usaient d'huile, que pour ne pas donner lieu à la vaine gloire. On coupe en petites tranches les fromages d'Égypte dont on se sert pour délices et on y répand ensuite beaucoup plus d'huile qu'il ne faudrait. Ainsi on mêle deux choses qui avaient chacune leur douceur et qui pouvaient séparément et en divers temps, nourrir agréablement un solitaire, pour n'en faire plus qu'un seul mets et le rendre plus délicieux.

On se met tellement en possession de plusieurs choses, qu'on a même aujourd'hui dans la cellule quelque étoffe pour se couvrir, sous prétexte de s'en servir pour recevoir ceux qui surviennent. Je ne dis rien de ce qui paraît le plus insupportable à une âme toujours abîmée en Dieu et dans les choses saintes, qui est cette foule de survenants et cet embarras continuel de visites; ce soin de recevoir et de conduire nos hôtes, cet engagement à leur rendre des visites réciproques, enfin ces entretiens vagues et tous ces discours et occupations inutiles. (Coll., XIX, 6. P. L., 49, 1132.)

 

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Si vous voulez bien savoir ce que c'est que de se contenter de ce que je viens de dire, éprouvez-le longtemps, et gardez ce régime inviolablement, sans y ajouter rien de cuit ni les jours du dimanche ou du sabbat, ni à l'occasion des frères qui vous viennent voir. Car ces petits extraordinaires soutiennent beaucoup le corps, et le mettent en état de se contenter les autres jours d'une moindre quantité de nourriture et quelquefois même de s'en passer tout à fait sans incommodité; parce que les viandes que l'estomac a prises dans ces rencontres, lui donnent assez de force pour se passer du reste.

Mais celui qui se sera réglé à ne prendre que ces deux pains, ne pourra certainement se passer à moins un seul jour. Je sais combien nos anciens, et je puis dire la même chose de moi-même, ont souffert autrefois en se voulant contenter de ce régime, et qu'ils se sont fait pour cela une telle violence, qu'ils ne s'imposaient qu'à regret en quelque sorte et non sans peine et sans tristesse, une abstinence si rigoureuse. (Coll., II, 21. P. L., 49, 553.)

 

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Il est aussi très sévèrement défendu à tous les frères d'oser rien manger hors de la table devant ou après l'heure réglée pour prendre tous ensemble leur nourriture. Lorsqu'ils vont dans les jardins où les fruits pendent aux arbres et qu'étant non seulement sous la main, mais encore sous les pieds de tous ceux qui passent, ils tentent par cette abondance et par cette facilité les plus austères même et les plus abstinents à les désirer, ils croiraient néanmoins faire un sacrilège non seulement d'en manger, mais de les toucher de la main, et ils ne touchent jamais qu'à ceux que l'économe fait servir au réfectoire pour toute la communauté. (Inst., IV, 18. P. L., 49, 177.)

 

La sainteté dans les petites choses.

 

La valeur des privations ne se mesure pas à l'importance du mets dont on s'abstient. Sans nuire à ses devoirs d'état on peut s'imposer des sacrifices méritoires. Dans la vie la plus mêlée au monde on peut suivre les conseils de Dorothée : « Vous voyez des personnes qui s'amusent, vous vous sentez portés à les rejoindre, c'est un acte de renoncement à votre volonté propre.... »

 

L'abbé Mutois disait qu'il aimait beaucoup mieux un ouvrage léger et continuel qu'un

 

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ouvrage difficile et qui durait peu. (Pélage, VII, 11. P. L., 73, 894.)

 

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Un des saints Pères disait : Il y a des personnes qui Mangeant beaucoup, se lèvent néanmoins de table ayant encore faim, parce qu'elles ne veulent pas se rassasier entièrement. Et d'autres qui mangeant peu, se rassasient. Or, il est sans doute que les premières sont plus parfaites que les autres. (Pélage, X, 99. P. L., 73, 931.)

 

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Quelques frères disaient qu'un vieillard ayant désiré de manger un concombre, lorsqu'on lui en eut apporté un, il le mit devant lui et n'y touchât point, afin de ne pas se laisser surmonter par l'intempérance, et fit ainsi pénitence de l'envie qu'il avait eue. ( Ruffin, 50. P. L., 73, 767.)

 

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Or, il nous est facile, mes frères, de rompre notre volonté en diverses manières et même dans les moindres occasions. Un moine, par

 

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exemple, sort pour un instant de son monastère; il voit par hasard quelque chose qui tombe sous sa vue et ses pensées lui suggèrent de s'arrêter pour la considérer. S'il résiste à ce mouvement il rompt sa volonté propre. Il trouve quelques personnes qui s'amusent à discourir ensemble; il se sent porté à les joindre et à s'entretenir avec elles ; s'il y résiste, il renonce à sa volonté propre. Il lui vient dans l'esprit d'aller voir à la cuisine ce qu'on y apprête ; s'il y résiste, il retranche sa volonté propre. Il s'aperçoit qu'on a mis quelque chose en quelque lieu, il lui prend envie de demander qui l'y a apportée ; s'il s'en abstient, il rompt sa volonté propre. C'est ainsi qu'un religieux en se combattant et se contrariant en quantité de petites choses, peut acquérir l'habitude de se vaincre ; il passera de 1à jusqu'à mettre son repos et sa joie à renoncer à moi-même dans les plus importantes et enfin il s'élèvera jusqu'à ce degré de vertu, de n'avoir plue de volonté propre ; en sorte que tout ce qui peut lui arriver, lui est bon, le satisfait et le contente. Ainsi il se trouve que ne voulant en rien du monde faire sa volonté, sa volonté s'accomplit toujours, car toute chose et tout événement sont conformes à la volonté de celui qui est indifférent et qui n'en a point de particulière. (Dorothée I.  P. G., 88, 1636.)

 

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Les festins des moines.

 

Postumien ayant rappelé le régal que lui avait offert un moine de Libye, Sulpice-Sévère raille les Gaulois sur leur bon appétit. Son ami Gallus se reconnaît incapable de suivre le régime des Africains.

La différence des climats explique la diversité des observances.

 

« Lui, pleurant de joie, se jette alors à ses genoux, nous embrasse à plusieurs reprises et nous invite à prier en commun ; puis il étend à terre des peaux de chevreaux, sur lesquelles il nous fait asseoir. Il nous servit un dîner, certes très splendide : c'était la moitié d'un pain d'orge. Or nous étions quatre et lui faisait le cinquième. Il nous apporta aussi un faisceau d'herbe dont le nom m'échappe ; cette herbe ressemblait à la menthe, abondait en feuilles et avait la saveur du miel. Cette douceur extraordinaire nous charma et nous satisfîmes notre appétit. » Alors moi souriant à Gallus : « Que te semble, Gallus, d'un pareil dîner ? un faisceau d'herbe et la moitié d'un pain d'orge pour cinq hommes. » Gallus qui est fort timide, rougit un peu à cette attaque : « Sulpice, dit-il, selon ta coutume, tu ne laisses passer aucune occasion de nous accuser d'être de gros mangeurs. Mais il y aurait cruauté à toi de nous forcer, nous autres Gaulois, à vivre comme des anges du reste je suis persuadé que pour le plaisir de manger, les anges

 

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mangent eux-mêmes), car, à moi seul, je craindrai d'attaquer cette moitié de pain d'orge. Qu'il s'en contente, ce Cyrénéen, que la nature ou la nécessité ont contraint de jeûner, ainsi que ces gens que le ballottement du vaisseau avait, je pense, forcés à la diète. Nous autres, nous sommes loin de la mer et encore une fois, nous sommes Gaulois. Mais que Postumien continue plutôt l'histoire de son Cyrénéen. »

« A l'avenir, dit Postumien, je me garderai de vanter la frugalité de qui que ce soit, de crainte d'offenser nos Gaulois, en citant de tels exemples. Cependant j'avais résolu de vous parler aussi du souper de ce Cyrénéen et des repas suivants ; mais je n'en ferai rien de peur que Gallus ne croie que je le raille. » (Sulpice-Sévère, Dial., 1. P. L., 20, 187.)

 

Cassien (1), à propos des observances du temps pascal, et après lui Climaque, mettent en garde contre la sensualité qui veut prendre les jours de fête sa revanche des jeûnes.

Cependant les menus des repas ne doivent-ils pas aider la joie intérieure à se manifester?

La réponse est donnée par un beau miracle accordé à la foi simple d'Apollon et de ses enfants.

« Il ne convient pas de jeûner lorsque l'époux est présent. » Jésus-Christ, aux fêtes de Pâques, fait reconnaître sa présence et la règle monastique voile sa sévérité.

 

(1) Coll. XXI, 22, 23. A rapprocher du festin offert par Serénus, Coll. VIII, 1, introd., p. VII.

 

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Le Juif se réjouit au jour du sabbat et aux jours de fêtes, et un solitaire intempérant se réjouit aux jours du samedi et du dimanche. Il compte durant le carême combien il y a encore de temps jusqu'à Pâques, et plusieurs jours auparavant il prépare ce qu'il a résolu d'y manger. Celui qui est esclave de son ventre ne pense qu'aux mets délicieux dont il pourra se rassasier en ces fêtes solennelles ; mais le serviteur de Dieu ne pense qu'aux grâces et aux vertus dont il pourra s'enrichir en ces jours. (Clim., XIV, 8. P. G., 88, 864.)

 

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Je ne veux pas aussi passer sous silence ce que nous apprîmes qu'il fit peu de jours après qu'il se fût enfermé dans cette caverne avec quelques solitaires. Le saint jour de Pâques étant venu, et en ayant là tous ensemble solennisé la veille avec les cérémonies ordinaires, lorsqu'on leur préparait à manger de ce qu'ils avaient, qui n'était qu'un peu de pain fort sec, et quelques herbes que ces solitaires salent pour les pouvoir conserver, le saint leur dit : « Si nous avons de la foi, et si nous sommes véritablement fidèles serviteurs de Jésus-Christ, que chacun de nous lui demande s'il a agréable qu'en cette fête il fasse en toute assurance meilleure chère que de coutume. » Sur quoi ces solitaires lui ayant présenté que se reconnaissant indignes de recevoir cette grâce, c'était à lui qui les devançait en âge et en mérites, de le demander à Dieu, aussitôt le saint avec un visage extrêmement gai se mit en oraison, laquelle étant achevée, et tous ayant répondu « Ainsi soit-il », ils virent aussitôt paraître à l'entrée de la caverne des hommes qui leur étaient entièrement inconnus, lesquels leur apportèrent une si extrême quantité de vivres, qu'à peine en a-t-on jamais vu, ni une telle abondance, ni une telle diversité. Il y avait même des espèces de fruits inconnus à toute l'Egypte, des grappes de raisins d'une prodigieuse grandeur, des noix, des figues et des grenades mûres beaucoup avant la saison. Il y avait aussi quantité de miel et de lait, des dattes d'une grosseur extraordinaire, et des pains très blancs et encore tout chauds, bien qu'il semblât à la manière dont ils étaient faits, qu'ils venaient de quelque pays fort éloigné. Ceux qui apportèrent toutes ces choses ne s'en furent pas plutôt déchargés qu'ils s'en allèrent en grande hâte, comme s'ils eussent été pressés de retourner vers celui qui les avait envoyés, et ces solitaires après avoir rendu grâces à Dieu,

 

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commencèrent à manger ce qu'ils avaient ainsi reçu, et s'en nourrirent jusqu'au jour de la Pentecôte, sans pouvoir entrer en doute que Dieu ne leur eût fait ce présent, en considération d'une fête si solennelle. ( H. M., 7. P. L., 21, 416.)

 

 

CHAPITRE V. L'ASCÈSE INTIME

 

I. — Orgueil et vaine gloire.

 

A l'entrée des précédents chapitres, nous aurions pu présenter groupées un bon nombre de sentences faisant ressortir l'importance d'une vertu, au point de la mettre par-dessus toutes les autres. Il n'y aurait guère de réserves à faire sur ce procédé, employé à recommander l'humilité. Avec elle, nous pénétrons davantage les principes vitaux des moeurs chrétiennes.

Elle nous met en garde contre des passions plus dégagées des sens, la recherche de l'estime des hommes et la complaisance en son propre mérite. C'est un ennemi plus dangereux que l'attrait du plaisir. Il est en tous, au fin fond de la nature; il encourage et vicie la pratique des austérités; il se maintient chez les parfaits. « Quant à la vaine gloire, elle est comme une liqueur, ou plutôt comme un poison qui se répand généralement sur toutes les vertus, » Elle est comme l'oignon qui dépouillé d'une peau, en montre une nouvelle. Un solitaire croira avoir vaincu l'orgueil en s'accusant de fautes graves, et voilà qu'il ne peut souffrir une allusion à une sortie inutile.

Le moine est exposé à s'enorgueillir de sa vertu, comme le mondain de ses talents. Les tentations d'impureté sont une grâce, puisqu'elles lui rappellent sa faiblesse native. Il lui faut une vigilance inlassable et des attaques préventives. Si vous tenez trop à la bonne

 

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opinion de vos frères, n'hésitez pas à simuler un défaut; faites-vous passer pour gourmand, en vous servant avec avidité.

Il y a des offensives plus héroïques. Cassien nous présente par deux fois l'abbé Pynuphe qui s'enfuit de son monastère où les marques de vénération qu'il reçoit lui sont trop à charge. A Tabenne, une religieuse se fait passer pour folle, et les soeurs comblent ses désirs en la traitant sans compassion (1).

Ici encore, on pourra sourire de pitié et crier à l'exagération. Mais sans proposer â l'imitation des actes que seule autorise une inspiration de nature exceptionnelle, nos maîtres prétendent bien qu'ils sont la pratique de l'humilité et qu'ils font atteindre l'esprit de cette difficile vertu.

Ils pourraient faire l'apologie de la folie des humiliations, en se maintenant sur le terrain de la morale, soit qu'on s'en tienne aux données de l'expérience, soit qu'on les présente dans une cohésion logique. Si l'on veut s'arrêter à l'observation, ils ne craignent pas que l'on aille plus avant qu'eux dans la science de cette lutte intérieure, dans l'enquête sur la puissance de l'amour-propre, sur l'astuce de cet ennemi, sur les illusions qu'il excite et qu'il entretient. Veut-on une théorie de l'humilité, ils pourront embarrasser plusieurs moralistes en leur demandant d'aller aux conclusions de leurs principes, ou plutôt ils pourront les mettre au défi de formuler un principe général.

On ne voit pas, en effet, de désaccord entre moralistes quand on se borne à dénoncer la vanité et les vulgaires ambitions; ce n'est pas aller bien loin dans la critique morale; et il y suffit d'un peu de goût ou du sens du ridicule. Le principal objectif, souterrain, invisible, ce n'est pas la vaine gloire mais l'orgueil, la superbe, selon le parler des anciens auteurs. Un homme peut dédaigner les louanges dont il connaît la légèreté ou l'insincérité, se mettre au-dessus des compétitions, »retirer dans le silence d'une vie obscure, et

 

(1) Heracl., 21. P. L., 74, 299.

 

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cependant garder, fortifier même la conscience qu'il a d'un mérite qui le met à part de ses semblables. Quel jugement porter sur lui? Des philosophes érigeront cette attitude en modèle. D'autres qui n'admettent pas ces prétentions, évitent de condamner et aussi de répondre. Ils ne veulent pas aller au fond des choses. Ils seraient amenés à reconnaître que le désir légitime d'ascension est perverti par suite du refus de s'incliner devant le Maître souverain. Ils redoutent l'aveu de notre dépendance et de notre misère. Ils aiment à louer la modestie, mais relèguent le mot d'humilité dans la langue spirituelle.

Nos vieux moralistes ne peuvent méconnaître la connexion de la doctrine et de la morale chrétiennes. Ne pas comprendre l'amour des ignominies et les prouesses des saints, c'est oublier que l'on doit sa réhabilitation à l'abaissement infini du Sauveur.

Donc, ces conseils, ces pratiques, ces mortifications, ces démarches ne peuvent être bien saisis, si on laisse de côté leur relation avec la personne du Rédempteur et du Divin modèle.

La pleine notion de l'humilité échappe à ceux qui n'entrent pas dans les convictions des saints, qui, par conséquent ne peuvent saisir l'unité de leur vie. L'expression sera imparfaite, si l'on entreprend de justifier un aspect isolé de leur vertu. L'anecdote narrée par Dorothée rassure ceux qui ne trouveraient pas la solution d'apparentes antinomies. Comment un homme de vie austère peut-il sincèrement se mettre au-dessous d'hommes obstinés dans le vice? L'abbé Zozimene sait comment répondre; le jeune Dorothée, alors son disciple, le tire d'embarras : « Vous êtes à court de mots pour expliquer, mais il vous arrive la même chose qu'à un médecin ou à un philosophe; si quelqu'un a bien appris une de ces sciences, et la sait mettre en pratique, à mesure qu'il l'exerce, il s'engendre et se forme en son esprit une certaine habitude, laquelle il ne peut enseigner, ni même déclarer comme il se l'est acquise. Ainsi se forme une disposition d'humilité qui ne se peut exprimer par des paroles... »  « Vous avez

 

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frappé justement au but », s'écria Zozime tout joyeux et le sophiste contradicteur se paya aussi de cette raison.

De même, ceux-là seuls qui sont humbles avec les saints, au moins dans leurs désirs et dans les aveux essentiels des intimes misères, entendront certaines abstentions qui seraient notées d'affectation ou de scrupule.

En ces temps primitifs, le nombre des prêtres était infime, deux ou trois par centaines de solitaires. Tel grand monastère pacômien était privé de la messe si un prêtre séculier ne venait pas célébrer. On devait souvent faire violence à un moine pour le conduire à l'ordination. Les saintes gens reculaient devant la grandeur et la sainteté des fonctions sacerdotales. Ils avaient aussi la crainte des honneurs et dignités joints aux charges ecclésiastiques, ce qui nous explique la curieuse parole de Cassien : « Qu'il faut éviter avec grands soins les femmes et les évêques. »

Le désir de faire apprécier le mérite qu'on s'attribue ou la complaisance à le considérer, sera efficacement combattu par la manifestation spontanée des défaillances, des défauts, des tendances et même des tentations que l'on est porté à tenir secrets.

Atteindre la source du mal et y porter la lumière est une opération parfois indispensable et dont le succès est assuré. Moïse est délivré du démon de la gourmandise après qu'il a courageusement avoué à Sérapion devant ses frères le larcin quotidien d'un petit pain. Ces accusations devant le chapitre ne pouvaient pas se renouveler souvent pour chaque moine. Mais chacun donnait la clef de sa conscience au maître de son âme.

Les ascètes ne se souciaient pas de déterminer exactement le degré de gravité des fautes qui rendait l'accusation nécessaire. Ardents à suivre les conseils, ils ne s'inquiétaient pas de savoir où commençait l'obligation; recourant à la confession, même lorsqu'ils n'avaient pas raison de penser qu'ils avaient perdu l'amitié divine, ils donnèrent l'exemple de la pratique fréquente du sacrement, que suivit le commun des chrétiens. Ils ont ainsi contribué à faire entrer dans les

 

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mœurs cette institution puissante à former, développer, diriger la conscience chrétienne et à façonner la morale publique. Le bienfait de l'ouverture de conscience était connu des sages du paganisme. La nouveauté fut de faire adopter universellement cette volonté courageuse et ce repliement sur soi-même qui n'étaient obtenus que de quelques philosophes.

Nous constatons de nouveau le rôle des Pères du désert dans la mise en valeur du dépôt de la tradition, la connexion entre l'assimilation de la doctrine et la pratique sacramentelle et ainsi l'impossibilité de laïciser et rationaliser un enseignement qui n'est pas offert seulement à l'esprit, mais qui est livré à l'être tout entier, agissant sur le sentiment et la volonté, sur l'intelligence et les facultés sensibles.

 

Dires des Anciens.

 

Le grand Antoine disait avoir vu la terre couverte des lacets du démon ; et comme il disait en gémissant : « Qui pourra les éviter? » il entendit une voix qui disait : « L'humilité. »

 

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L'abbé Évagre disait : « Le commencement du salut est de se reprendre soi-même. »

 

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Théophile, patriarche d'Alexandrie, étant allé voir les solitaires de la montagne de Nitrie, et demandant à leur abbé quelle était la chose

 

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qu’il avait reconnue la plus utile pour s'avancer dans le service de Dieu, ce saint vieillard lui répondit : « C'est de m'accuser et de me reprendre sans cesse moi-même. » A quoi le patriarche répartit : « Vous avez raison, mon Père, et il n'y a point d'autre voie qui mène au salut. »

 

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Une parole de Jean le Thébain : Le moine doit se proposer d'acquérir l'humilité avant toute autre vertu; c'est le sens de l'avis donné par le Sauveur : Bienheureux les pauvres d'esprit, car le royaume des Cieux est à eux !

 

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De l'abbé Poemen : Nous devons respirer la crainte de Dieu et l'humilité comme l'air sans lequel nous ne saurions vivre.

Du même : L'humilité est comme la terre sur laquelle Dieu veut qu'on lui fasse des sacrifices.

 

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De l'abbé Hypériche : L'arbre de vie est très élevé, c'est l'humilité du moine qui atteint le

 

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D'un vieillard : Quand une pensée d'orgueil se présente, scrute ta conscience, examine si tu observes tous les préceptes, si tu aimes tes ennemis, si tu te réjouis du succès de tes adversaires, si leur malheur t'attriste, si tu te reconnais un serviteur inutile, plus méprisable que les autres pécheurs.

 

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Le démon s'étant transformé en un ange de lumière se présenta à un solitaire et lui dit : « Je suis l'ange Gabriel et Dieu m'a envoyé vers vous. » Le solitaire lui répondit : « Vous devez faire erreur, c'est à un autre que Dieu vous envoie, car je ne suis pas digne de recevoir une si grande faveur. » A ces paroles le malin disparut. (Pélage, XV, 3, 15, etc. P. L., 73, 953 et s.)

 

L'orgueil est le plus capital des lidos.

 

C'est pourquoi tous les exemples et tous les témoignages de l'Ecriture nous fout voir clairement que l'orgueil, quoique le dernier des vices par le rang qu'il tient dans ce combat spirituel dont nous parlons, est néanmoins celui qui, par

 

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sa naissance est le premier de tous, et qui est la source et le principe de tous les autres péchés. Il n'attaque pas seulement comme font les autres

vices, la vertu qui lui est contraire, c'est-à-dire l'humilité; il les ruine toutes également, et il ne tente pas simplement les personnes faibles ou qui n'ont qu'une vertu médiocre, mais celles mêmes qui paraissent affermies dans la plus haute piété. C'est ce que le Prophète marque lorsqu'il dit : « Ses viandes sont des viandes choisies. » Nous voyons avec quelle circonspection David veillait sur les pensées les plus secrètes de son coeur. Nous savons qu'il disait avec confiance à Dieu qui les pénétrait : « Seigneur, mon coeur n'est point enflé, mes yeux ne sont point élevés; j'avais toujours des sentiments humbles et rabaissés de moi-même » et cependant ce grand saint connaissant combien les plus parfaits ont de peine à veiller sur eux en ce point, n'ose s'appuyer sur sa seule vigilance ; mais il invoque Dieu à son secours et implore son assistance pour empêcher qu'il ne soit vaincu de cet ennemi : « Seigneur, lui dit-il, que le pied de l'orgueil ne s'élève point contre moi! » Il est comme saisi de frayeur et il craint de tomber dans ce malheur où l'Écriture dit que tombent tous les superbes. » (Inst., XII, 6. P. L., 49, 432.)

 

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Son habileté à s'insinuer, à se dissimuler, à renaître.

 

L'orgueil se conduit d'une autre manière que les autres vices. Il n'attaque pas le religieux dans ce qui est le plus faible et le plus terrestre en lui, mais dans ce qu'il a même de plus spirituel. Il emploie sa plus fine malice pour s'insinuer dans son âme, de sorte que souvent ceux qui ne se sont pas laissé surprendre par les vices plus grossiers, trouvent dans leur vertu même, et de plus profondes et de plus mortelles plaies. C'est pourquoi cet ennemi est d'autant plus dangereux à combattre qu'il est même plus difficile à reconnaître et à éviter. Tous les autres vices nous font une guerre ouverte et sensible. La fermeté avec laquelle nous leur résistons, confond le démon qui nous les inspirait dans l'âme, le rend plus faible et plus timide, et l'oblige à se retirer avec plus de honte, sans qu'il ose presque revenir ensuite. Mais lorsque la vaine gloire a tâché d'élever l'homme pour quelques sujets assez grossiers et qu'elle s'est vue repoussée, elle ne se rebute pas ; mais se souvenant qu'elle a mille formes différentes pour se déguiser, elle quitte la première dont elle s'est servie, et se couvrant de l'apparence des vertus, elle fait ses efforts pour abattre celui qui l'avait surmontée, et pour le frapper d'une plaie mortelle.

 

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Nos pères ont parfaitement bien comparé ce vice à l'oignon. Quand on lui ôte une peau on lui en trouve aussitôt une autre. Il semble que plus on lui en ôte, plus il en renaisse; et quelque effort qu'on fasse pour le dépouiller, on le trouve toujours revêtu d'une peau nouvelle. (Inst., XI, 2, 5. P. L., 49, 400.)

 

Les divers degrés de l'humilité; celui qui les a montés est arrivé à la perfection.

 

La crainte de Dieu est, comme j'ai dit, le commencement de notre salut, puisque c'est elle qui fait que ceux qui désirent d'embrasser une vie parfaite commencent d'abord par se convertir, qu'ils se purifient ensuite de leurs dérèglements passés, et qu'ils conservent les vertus qu'ils ont acquises. Quand cette crainte a une fois pénétré l'âme d'un solitaire, elle lui donne un mépris général de toutes choses, elle lui fait oublier ses parents, et ne lui fait plus regarder le monde qu'avec horreur.

Ce mépris et ce dépouillement de tous ses biens le mène insensiblement de lui-même à l'humilité; et voici les marques par lesquelles il témoignera qu'il est véritablement humble : 1° S'il mortifie tous ses désirs et toutes ses

 

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volontés; — 2° S'il ne cache rien à son supérieur, non seulement de toutes ses actions, mais même de toutes ses pensées ; — 3° S'il ne s'appuie point sur son propre discernement, mais sur la seule lumière, et le seul jugement de son supérieur, recevant ses avis avec ardeur, et les écoutant avec joie ; — 4° S'il est obéissant en toutes choses; s'il garde la douceur envers tout le monde et en toutes sortes d'occasions ; — 5° Si, bien loin de faire aucun tort à personne, il ne s'afflige pas même des injures qu'il reçoit des autres ; — 6° S'il n'ose rien faire que ce qui est permis par la règle et par l'exemple de nos anciens ; — 7° S'il ne trouve rien de trop vil et de trop bas, et s'il se regarde dans tout ce qu'on lui commande comme un serviteur lâche et paresseux, et comme un indigne ouvrier; — 8° S'il se croit le dernier de tous, non de paroles et par un son extérieur de la bouche, mais par un sentiment intérieur de son âme; — 9° S'il retient sa langue, et s'il n'élève point sa voix; — 10° Enfin s'il ne s'emporte point avec trop de facilité et de légèreté dans le ris.

C'est par ces marques et par d'autres semblables qu'on peut reconnaître si l'humilité est sincère. Et lorsque le religieux possède véritablement cette vertu, elle l'élève plus haut, et le conduit à cette charité divine où la crainte ne se trouve plus, et par laquelle il commence à faire comme naturellement et sans peine, ce qu'il

 

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n'observait d'abord qu'avec beaucoup de répugnance, parce qu'il agit non plus par le mouvement de la crainte, ou par l'appréhension des supplices, mais par l'amour même du bien, et par le goût et le plaisir qu'il trouve dans la vertu. ( Inst., IV, 39. P. L., 49, 193.)

 

L'orgueilleux trahi par lui-même.

 

Nous assistons à une conférence et Cassien nous fait remarquer l'attitude d'un moine attaché aux vanités du siècle : il bâille, il s'étire, il s'amuse avec ses doigts, il ne peut retenir les marques de son émotion et de son impatience.

 

Lorsqu'un religieux a l'esprit corrompu par l'orgueil, non seulement il ne veut plus se soumettre à l'obéissance, mais il ne peut souffrir d'en entendre même parler. Le dégoût qu'il a des discours spirituels s'augmente de telle sorte dans son coeur, que dès qu'on entre dans quelque matière de piété, ses yeux paraissent égarés, il les tourne de tous côtés, et jette des oeillades contraintes avec des contorsions qui ne lui sont pas ordinaires.

Au lieu de ces soupirs salutaires que les bons jettent dans ces saints entretiens, il tire à peine quelques crachats de sa bouche sèche, il badine de ses doigts, il les remue comme font ceux qui écrivent ou qui peignent. Tous ses membres paraissent inquiets et agités pendant que dure

 

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cet entretien spirituel, et il semble qu'il soit assis sur des pointes de cailloux. Il croit que tout ce qu'on dit pour l'édification des autres n'est dit que pour lui et pour condamner ses défauts. Il est si préoccupé de ce soupçon, qu'au lieu de tirer de ces saints discours quelque parole pour son édification particulière, il se tourmente au contraire pour tâcher de pénétrer les raisons que l'on a pu avoir de dire telle ou telle chose. Il ne pense en lui-même qu'à ce qu'il pourrait répliquer si on l'accusait de ses défauts; et il ne pense point à s'en corriger.

Ainsi il arrive par un malheur déplorable que ces conférences saintes, non seulement ne lui servent de rien, mais qu'elles lui nuisent même et le rendent plus coupable,

Car lorsque sa propre conscience lui fait croire que tout ce qui se dit dans ces rencontres n'est dit que pour lui, il endurcit son coeur encore davantage, il entre dans une colère plus violente, le ton de sa voix en devient plus élevé, ses paroles plus rudes, ses réponses plus aigres, son marcher plus orgueilleux et plus volage, sa langue plus légère, son discours plus audacieux, son silence plus rare, sinon lorsqu'il s'en sert pour témoigner sa haine contre quelqu'un de ses frères.

C'est alors qu'il se tait non par un sentiment de componction ou d'humilité, mais par un mouvement d'indignation et d'orgueil; de sorte

 

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qu'il est difficile de discerner en quoi il pèche le plus, ou par sa joie excessive et par cette liberté de parler, ou par ce silence cruel et abominable.

On ne voit dans cette joie que des paroles dites à contretemps, que des ris immodérés, qu'un élèvement de coeur sans sujet et sans retenue; et ou ne voit dans ce silence qu'un témoignage de colère et que des marques de vengeance. Quoiqu'un religieux étant rempli de cet orgueil offense aisément les autres, il dédaigne néanmoins de leur en faire satisfaction; il rejette même celle qu'ils lui font et la méprise. Au lieu que leur abaissement devrait le toucher et l'amollir, il en devient plus aigri et plus irrité parce qu'ils ont eu la gloire de l'avoir prévenu par leur humilité et par leur soumission. Ainsi l'on voit dans ces rencontres que la satisfaction la plus humble qui termine d'ordinaire tous les différends, ne sert au contraire à ce misérable religieux, que pour le jeter dans une plue grande colère. ( Inst., XIII, 27. P. L., 49, 468.)

 

L'orgueil sévit dans tous les milieux.

 

Dorothée distingue l'orgueil des gens du monde et l'orgueil propre aux religieux.

Aux premiers, les biens que la fortune leur a départis ou leurs qualités naturelles donnent l'idée de leur

 

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excellence : les moines, eux, sont exposés à se prévaloir des dons de la grâce et de l'exercice des vertus.

L'orgueilleux n'aime pas à regarder le mérite des saints. Il met une sourdine aux éloges qu'il entend, il recourt aux comparaisons, il admire un saint contre un autre, il rabaisse Zozime, puis Macaire, il critiquera Ies apôtres, il s'élèvera contre la Trinité elle-même.

 

L'orgueil se divise encore en deux manières : l'un est propre aux gens du monde, et l'autre aux solitaires. Le premier est quand on se rehausse au-dessus de son prochain, ou parce qu'on a plus de richesses, ou qu'on est mieux fait que lui, ou qu'on a plus de noblesse, et plus de naissance. Lors donc que nous nous élevons, ou que nous nous enflons pour ces sortes d'avantages, ou bien parce que notre monastère est plus grand, ou plus riche, ou plus nombreux, il faut que nous sachions que nous sommes dominés par ce premier genre d'orgueil. Il y en a d'autres qui se glorifient pour des dons et des qualités naturelles, par exemple, de ce qu'ils ont une belle voix, qu'ils chantent agréablement, qu'ils ont des inclinations douces et honnêtes, ou qu'ils sont adroits et propres pour toutes les choses auxquelles on les applique. L'orgueil de ces personnes parait moins grossier et plus spirituel que celui de ceux dont j'ai parlé d'abord; mais toutefois il se doit rapporter à la vanité et à l'orgueil du monde.

Mais pour l'orgueil qui est propre aux moines,

 

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c'est quand un solitaire se glorifie à cause de ses veilles, de ses jeûnes, de sa piété, de la régularité de sa conversation, de son zèle et de son amour pour la discipline; et quand il arrive encore qu'il s'humilie, et qu'il s'abaisse dans le dessein d'en tirer de la gloire. Tout cela est un effet de cet orgueil qui est propre aux moines. (Dorothée, H. P. G., 88, 1646.)

 

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Mais il faut savoir qu'il y a deux espèces d'humilité, comme deux espèces d'orgueil. La première espèce d'orgueil est lorsqu'on méprise son frère, qu'on le considère comme un homme de rien, et qu'on s'élève au-dessus de lui. Celui qui commet cette faute, s'il ne la répare aussitôt avec soin et avec sentiment, ne sera pas longtemps sans tomber dans l'autre espèce d'orgueil, qui est de s'élever contre Dieu même, et il lui ôtera bientôt la gloire du bien qu'il a pu faire par sa grâce, afin de se l'attribuer.

Je vis un jour un solitaire qui se laissa aller dans ce déplorable état; et dans le commencement de son malheur, si quelqu'un de ses frères lui donnait quelqu'avis, il se moquait de, lui, et lui répondait hardiment : De quoi se mêle celui-là? Il n'y a que l'abbé Zozime, et ceux qui sont avec lui, qui méritent qu'on les estime et qu'on les écoute. Ensuite il ne

 

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traita pas mieux celui-ci que les autres, et ne fut pas longtemps sans dire, il n'y a que l'abbé Macaire qui vaille quelque chose. Il passa de saint Macaire à saint Basile et à saint Grégoire, et n'en faisant non plus de cas que des premiers, il alla jusqu'à saint Pierre et à saint Paul; et sur cela, je lui dis : « Je suis assuré, mon frère, que vous mépriserez ceux-ci comme les Zozime, les Macaire, les Grégoire et les Basile. » En effet, je ne Ipe trompai pas, car il ne différa point de dire : « Qui est saint Pierre? Qui est saint Paul? Il n'y a que la Trinité Sainte ! » Enfin il en vint jusqu'à cet excès d'impiété, qu'il s'éleva contre Dieu même, et eut l'insolence de le mépriser comme il avait fait de ses serviteurs. (Dorothée, II. P. G., 88, 1643.)

 

La mortification viciée par la pensée qu'elle sera admirée.

 

Les solitaires s'étant assemblés dans l'église le jour d'une grande fête, et tous les autres mangeant, il y en eut un qui dit au frère qui les servait : « Je vous prie qu'on m'apporte un peu de sel, parce que je ne mange rien de cuit. » Ce frère ayant ensuite dit tout haut : « Apportez un peu de sel, parce que voici un frère qui ne mange rien de cuit », le bienheureux Théodore prit la parole, et s'adressant à ce solitaire lui

 

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dit : « Mon frère, il vaudrait mieux que vous mangeassiez de la chair dans votre cellule, que d'avoir tenu ce discours en la présence des frères. » (Pélage, VIII, 21. P. L., 73, 594.)

 

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Il y avait à Constantinople deux frères qui vivaient dans une grande piété, et jeûnaient fort austèrement. L'un d'eux renonça au monde, et alla se rendre solitaire à Raith. Celui qui était demeuré séculier l'étant venu visiter, et voyant qu'il mangeait à l'heure de none, il s'en scandalisa, et lui dit : « D'où vient que, ne mangeant jamais qu'après que le soleil était couché, lorsque vous étiez dans le siècle, vous mangez maintenant à l'heure de none? » « Certes, mon frère ! lui répondit-il, mes oreilles me nourrissaient en partie en ce temps-là. Car je me repaissais de telle sorte des louanges que les hommes me donnaient de mon abstinence, qu'elles me rendaient l'incommodité du jeûne beaucoup plus douce et plus supportable. » (Marchas, 153. P. L., 74, 198.)

 

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Un frère vint faire visite à l'abbé Sérapion. L'abbé l'invita à prier avec lui, comme c'est l'usage, mais le moine ne voulait pas, disant

 

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qu'il était pécheur et même indigne de porter le saint habit. L'abbé voulut lui laver les pieds, mais le moine refusa en faisant les mêmes protestations. L'abbé dressa la table, et ils se mirent à manger. L'abbé cependant lui donnait quelques avis : « Mon fils, si tu veux profiter, reste dans ta cellule, prenant soin de ton âme et te donnant au travail des mains. » Entendant cela, le moine bouleversé changea de visage au point que le saint vieillard ne pouvait pas ne pas le remarquer. Sérapion lui dit alors : « Jusqu'ici tu te disais pécheur, tu te déclarais indigne de vivre, et voilà que sur un avis charitable tu es ainsi désemparé ! Si tu désires l'humilité, apprends à porter courageusement ce qui t'est infligé par les autres, et épargne-toi ces discours inutiles. » Le moine entendant cela se jeta à genoux, demanda pardon et s'en retourna enrichi d'un excellent conseil (1). (Apoph., Sérapion, 4. P. L., 65, 416.)

 

A mesure qu'ils s'élèvent en vertu, les saints découvrent de nouvelles raisons de s’humlller.

 

Les saints donc, sentant tous les jours que le poids et l'accablement de leurs pensées terrestres les fait déchoir malgré eux de cette heureuse

(1) On peut voir à la coll. XVIII, 11, comment Cassien ajoute à l'apophtegme primitif les développements qui conviennent à une conférence.

 

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élévation de leur âme et les entraîne sans le savoir dans la loi du péché et de la mort et voyant, sans parler du reste, qu'au moins ces actions dont j'ai parlé qui sont bonnes, justes et saintes, mais qui sont néanmoins terrestres, les retirent de la présence de Dieu, n'ont que trop de sujet de s'humilier en vérité, de protester dans une douleur amère non seulement de parole, mais aussi de coeur et de sentiment, qu'ils sont pécheurs et de répandre continuellement des larmes d'une sincère pénitence, pour implorer sans cesse le secours de la grâce de Dieu et pour lui demander pardon de toutes les fautes que leur fragilité leur fait faire tous les jours. Car ils n'ignorent pas qu'ils se trouveront engagés jusqu'à la mort dans cette faiblesse et cette misère qui leur cause une douleur continuelle et qu'ils ne pourront pas même offrir à Dieu leurs cris, leurs gémissements et leurs prières, sans être souvent distraits et agités par ces pensées vagues et inquiètes. (Coll., XIII, 10. P. L., 49, 1260.)

 

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C'est par une conduite merveilleuse de la Providence, que Dieu laisse dans les personnes religieuses et spirituelles des défauts très légers auxquels elles sont sujettes, afin que se condamnant sévèrement elles-mêmes pour ces

 

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légères imperfections qui sont sans péché, elles acquièrent par cette humiliation et cette confusion intérieure, un trésor d'humilité qui ne puisse leur être ravi. (Clim., XXVI, 70. P. G., 88, 1028.)

 

Recettes pour acquérir l'humilité.

 

Un solitaire disant à un saint vieillard : « Que faut-il faire, mon Père, pour acquérir l'humilité ? » Il lui répondit : « Il faut seulement considérer nos défauts, et ne point considérer ceux d'autrui, parce que l'humilité rend l'homme parfait, et d'autant plus qu'il s'abaisse par cette vertu, d'autant plus il se trouve élevé dans l'estime de tout le monde. Car comme l'orgueil en voulant monter dans le Ciel, tombe dans l'enfer, ainsi l'humilité en voulant s'abaisser jusque dans l'enfer, s'il était possible, c'est-à-dire jusqu'au néant, s'élève jusque dans le Ciel. » (Ruffin, 171. P. L., 73, 797.)

 

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Lorsque les démons ou les hommes nous louent de notre pèlerinage et de notre retraite, comme d'une action grande et généreuse, portons notre pensée vers Celui qui s'est rendu pèlerin pour l'amour de nous, en descendant du Ciel, pour venir demeurer dans la terre avec les hommes, et nous trouverons que quand

 

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nous vivrions une éternité, nous ne pourrions rien faire pour lui d'égal à ce qu'il a fait pour nous. (Clim., III, 18. P. G., 88, 670.)

 

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Je me souviens que lorsque le désir de le voir me fit monter la première fois à la montagne, il portait ainsi deux cruches d'eau en ses deux mains; et comme je lui demandai où demeurait l'admirable Zénon, il me répondit qu'il ne connaissait point de solitaire qu'on nommât ainsi. Cette réponse si modeste m'ayant fait juger que c'était lui-même, je le suivis, et étant entré je vis un lit fait avec du foin, et un autre avec des pierres accommodées de telle sorte qu'on pouvait se coucher dessus sans se faire mal. Après m'être entretenu avec lui de plusieurs discours de piété sur le sujet desquels je lui faisais des demandes et sur lesquelles il éclaircissait mes doutes, lorsque l'heure de m'en retourner fut venue, je le priai de me donner sa bénédiction pour me servir de viatique à mon retour, ce qu'il refusa en disant que c'était plutôt à lui à me demander la mienne, puisqu'il n'était qu'un simple particulier, et que j'étais du nombre des soldats enrôlés dans la milice de Jésus-Christ (car j'étais alors lecteur, et je lisais au peuple l'Écriture Sainte). Sur quoi lui ayant représenté que j'étais encore si jeune que la barbe ne faisait

 

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que commencer à venir, et ayant fait serment de ne le plus voir s'il me contraignait d'en user ainsi, il se laissa enfin fléchir avec beaucoup de peine à ma prière, et offrit les siennes à Dieu, mais avec de grandes excuses, et en protestant que la seule charité et l'obéissance le lui faisaient faire. Or qui peut assez admirer et assez louer une si grande humilité dans un homme élevé à un si haut comble de perfection, qui déjà fort âgé, et qui avait passé quarante ans entiers dans les plus âpres travaux de la vie solitaire ? Néanmoins étant enrichi de tant de vertus, il ne manquait point, comme s'il eût été le plus dénué du monde, de se trouver les dimanches avec le peuple à la sainte église, où il entendait avec une très grande attention la parole de Dieu de la bouche de ceux qui l'enseignaient, et après avoir reçu la sainte communion il s'en retournait dans sa demeure ordinaire, qui pouvait passer avec raison pour fort extraordinaire, puisqu'il n'y avait ni serrure, ni clef, ni personne qui la la gardât. (Théodoret, 12. P. L., 74, 65.)

 

Celui qui s'estime pécheur accepte les reproches et les observations, sans discuter les droits de celui qui les lui adresse. Pacôme se laisse reprendre par un enfant.

 

Un solitaire étranger étant arrivé à une église où les frères, s'étant assemblés le jour

 

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d'une fête, faisaient Fun de ces repas de charité que les Grecs nomment agape ; quelques-uns demandèrent qui l'avait convié de demeurer et lui dirent de se lever et de s'en aller, ce qu'il fit. D'autres étant fâchés qu'on l'eût traité de la sorte, sortirent après lui et le ramenèrent, et l'un d'entre eux lui demandant ensuite quels avaient été ses sentiments dans ce qui s'était passé, il lui répondit : « Je me considère comme si j'étais un chien, qui sort de la maison quand on le chasse, et y rentre quand on le rappelle. » (Pélage, XV, 64. P. L., 73, 964.)

 

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Pacôme entré dans le monastère, après avoir prié Dieu, alla voir les frères, et les trouvant qui faisaient des nattes de jonc, il se mit aussi à travailler avec eux. Alors un enfant qu'on lui avait donné pour le servir, et qui était en semaine et passait par là, le voyant travailler lui dit : « Vous ne faites pas bien, mon Père, et l'abbé Théodore travaille d'une autre sorte. » Le saint se leva aussitôt et lui répondit : « Montrez-moi, mon fils, comment il faut que je fasse. » L'enfant le lui ayant montré, il se mit sur son siège, et recommença à travailler avec un esprit tranquille, témoignant bien par là qu'il était accoutumé à dompter dans son esprit jusqu'aux moindres sentiments d'orgueil, puisque s'il eût

 

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agi le moins du monde selon la chair, au lieu de s'arrêter aux avis d'un enfant, il l'eût repris d'oser parler ainsi, au delà de ce que son àge lui devait permettre. (Vit. Pac., 47. P. L., 73, 266.)

 

La vertu se cache.

 

Les saints ne s'en tiennent pas à la considération de leur néant; ils

prennent l'offensive, ils sont adroits à cacher leurs pratiques vertueuses et leurs miracles, ils acceptent qu'on se méprenne sur leurs intentions, ils vont jusqu'à feindre et à se faire passer pour gourmands ou vaniteux, ils s'exposent à la perte de leur réputation.

 

Employons toutes nos forces, je ne dis pas pour nous défendre seulement de nos ennemis spirituels, mais pour les attaquer et leur faire une guerre ouverte, car celui qui se contente de résister aux démons, tantôt les blesse et tantôt en est blessé; au lieu que celui qui leur fait une guerre ouverte, les poursuit à toute outrance. N'oublions pas que nous faisons au-tant de blessures au démon, que nous remportons de victoires sur nos mauvais penchants et qu'en agissant toujours comme si nous étions exposés à leur violence, nous usons d'une pieuse ruse qui déconcerte notre ennemi et nous rend invincibles. Un jour, un frère craignant Dieu avait été ignominieusement traité; cependant il n'en ressentit ni trouble, ni émotion, et s'offrit tout entier au Seigneur dans le secret de son

 

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coeur. N'importe, il se mit à pleurer et à se plaindre des outrages qu'il avait reçus, et par cette démonstration il cacha la parfaite tranquillité dont il jouissait au fond de son âme.

Un autre religieux qui se jugeait réellement indigne d'avoir une des premières places dans la communauté, feignit de la désirer avec passion. (Clim., XXVI, 138-140. P. G., 88, 1064.)

 

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Un autre solitaire à qui on avait apporté dès le point du jour une grappe de raisin, ne vit pas plutôt partir celui qui la lui avait donnée, qu'il la dévora tout d'un coup avec une extrême avidité, mais qui n'était qu'apparente, affectant par là de passer pour intempérant aux yeux des démons.

Un autre ayant perdu quelques dattes, feignit durant tout le jour d'en être affligé. Mais ceux qui veulent agir de la sorte, doivent user, en ces rencontres, d'une grande circonspection, de peur qu'en voulant jouer les démons, ils ne deviennent eux-mêmes le jouet de ces démons. Car il faut qu'on puisse dire de ces personnes sages et pieuses ce que dit l'Apôtre : Que ce sont des trompeurs, mais qu'ils sont éclairés de la lumière de la vérité dans leurs saintes tromperies. (Clim., XXVI, 142, 143. P. G., 88, 1064.)

 

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Voici les questions (1) que Fauste et Timothée, diacres de l'Eglise d'Alexandrie, posèrent au saint Horsisius, l'archimandrite, sur le bateau lorsqu'ils allaient à Alexandrie...

Timothée : « Nous avons entendu dire que le vieillard Pacôme a fait beaucoup de miracles. »

Horsisius : « S'il les faisait, il cachait à tout le monde qu'ils se faisaient par lui. Car mon père Théodore disait : Si on lui amenait quelqu'un qui avait un démon et si on le priait (d'intervenir) pour cet homme, d'ordinaire il n'y consentait pas. Si on l'attendait à la porte et si l'on se jetait à ses pieds, il faisait comme s'il était en colère contre eux, et il frappait l'homme, comme s'il voulait le chasser, et il le guérissait ainsi. »

Fauste : « J'ai entendu dire qu'il ne se mettait jamais en colère. »

Horsisius : « C'était un doux à l'égard de quiconque se présentait à lui. Car quand un homme se présentait à lui, le Seigneur lui

 

(1) Ces propos échangés entre Horsisius et les diacres d'Alexandrie, tandis qu'ils descendent le Nil, ont été conservés par un papyrus. (Cfr. Der Papyruscodex von. VI-VII der Philippsbibliothek.., herausgegeben von. W. E. Crum... Strasbourg, 1916, p. 73.) Ce document qui nous fait saisir sur le vif les pensées et les préoccupations des milieux égyptiens donne une idée des lumières sur la vie des moines qu'on peut attendre de la publication d'autres papyrus.

 

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révélait ses actions, et lui faisait connaître si c'était un juste ou un méchant. Si c'était un pécheur, il (Pacôme) sentait l'infection de ses péchés; mais si c'était un juste, il sentait le parfum de ses actions. Cependant il était très doux à l'égard des pécheurs pour les amener à s'appliquer au bien. Mais si l'un de ses fils retombait à mal faire, pendant qu'il l'instruisait, après le blâme, il lui ôtait l'habit (monacal) et le chassait loin des frères. »

 

L'extrême humilité de l'abbé Pynuphe.

 

L'abbé Pynuphe demeurait près de Panéphyse qui est une ville d'Egypte. Il était abbé et prêtre et il gouvernait un grand monastère. Ses vertus extraordinaires avaient tellement éclaté dans toute cette province et ses miracles lui avaient attiré une si grande gloire, qu'il avait peur d'avoir déjà reçu par les louanges des hommes la récompense de tous ses travaux. Dans cette appréhension si vive, qui lui faisait craindre que ces vains applaudissements qui lui étaient insupportables ne lui fissent perdre la récompense éternelle, il quitta secrètement son monastère et vint dans le fond des déserts de Tabenne. Il ne voulut point vivre là en anachorète ni dans ce repos et cette liberté que les imparfaits, qui ne peuvent souffrir la dépendance

 

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dans un monastère, souhaitent avec tant d'ardeur et recherchent avec tant de présomption. Mais il aima mieux se retirer dans un célèbre monastère et s'assujettir au joug de l'obéissance. Et pour empêcher que l'habit qu'il portait ne le fît connaître il en prit un séculier et vint en cet état à la porte du monastère, où il demeura plusieurs jours, répandant continuellement des larmes. Il se prosterna aux pieds de tout le monde. Il souffrit longtemps leurs rebuts. Il ouït avec une patience extrême tout ce qu'ils lui disaient pour l'éprouver : que ce n'était qu'un hypocrite, qu'il ne venait là que pour assurer sa vieillesse et parce qu'il ne savait où avoir du pain. Mais il obtint enfin par sa persévérance d'être reçu dans le monastère.

On le mit avec le frère qui avait soin du jardin, pour lui servir d'aide. Il s'acquitta de ce devoir avec une humilité prodigieuse et ne se contentant pas de faire tout ce que ce jardinier ou son emploi exigeait de lui, il faisait encore en cachette durant la nuit des ouvrages qui étaient nécessaires, mais qui faisaient horreur à tout le monde, à cause de la difficulté qui s'y trouvait. De sorte que toute la communauté était étrangement surprise le matin, quand elle voyait de si grands ouvrages achevés, sans connaître celui qui les avait faits. Il passa trois ans dans ces exercices, avec une

 

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joie continuelle de se voir dans ces assujettissements si bas et si pénibles, qu'il avait souhaités avec tant de passion.

Mais il arriva un jour qu'un frère qu'il connaissait parfaitement bien, vint du même lieu où il l'avait vu autrefois dans ce monastère. Le changement de ses habits et de ses occupations le fit un peu hésiter d'abord et l'empêcha de le reconnaître tout d'un coup. Mais après l'avoir considéré longtemps, ne pouvant plus enfin douter que ce ne fût lui, il vint se jeter à ses pieds pour lui témoigner son respect. Cela surprit fort toute la communauté, qui fut encore bien plus étonnée quand elle apprit son vrai nom, dont elle avait toujours ouï-parler avec grande estime, et ils ne pouvaient se consoler d'avoir employé à des ouvrages si vils et si disproportionnés, une personne de si grand mérite et un prêtre de cette vertu.

Ce saint homme fut aussitôt percé jusqu'au cœur d'une douleur qui lui fit répandre beaucoup de larmes. Il attribua cet événement à la malignité du démon qui l'avait voulu ainsi trahir, parce qu'il lui enviait le bonheur de son état. Il fut conduit dans ces sentiments de douleur à son premier monastère par tons les frères qui étaient dans celui où il s'était caché, qui lui témoignèrent toutes sortes de déférences.

Il n'eût pas plutôt demeuré quelque temps dans ce lieu que tous ces honneurs qu'on lui

 

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rendait l'offensèrent de nouveau jusqu'à tel point, qu'il résolut une seconde fois de s'enfuir. Il se déroba un jour de tout le monde et monta seul dans un vaisseau pour aller dans la Palestine, qui est une province de Syrie. On le reçut comme novice dans le monastère où nous étions alors et l'abbé lui commanda de demeurer dans notre cellule. Mais il n'eut pas la satisfaction de voir encore longtemps son nom et son mérite ignorés dans ces lieux. Un accident tout semblable l'ayant fait connaître une seconde fois, on le rappela à son ancien monastère avec une joie et une magnificence incroyables, et il fut enfin contraint d'être, quoique malgré lui, ce qu'il était effectivement. (Coll., XX, 1. P. L., 49, 1149.)

 

Celui qui pratique la vertu ne se laisse pas arrêter par une difficulté théorique.

 

Le saint abbé Zozime discourait un jour de l'humilité, et un sophiste s'y étant rencontré, et voulant s'instruire avec soin de ce qu'il disait, lui demanda : « Comment pouvez-vous vous estimer pécheur? Ne voyez-vous pas que vous êtes saint, et que vous êtes rempli de vertus ? Ne vous apercevez-vous pas que vous observez les commandements de Dieu? Comment est-ce qu'avec tout cela vous vous regardez comme un pécheur ? » L'abbé Zozime ne sachant

 

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que lui répondre, lui répliqua simplement : « Je ne sais que vous dire, mais je m'estime tel que je vous le dis. » Le sophiste persistant, et voulant savoir comment cela pouvait être, et le vieillard ayant peine à lui faire entendre la chose, commença à lui dire avec sa simplicité ordinaire: « Ne m'embarrassez point par vos subtilités, je vous le répète encore, je me crois tel que je vous le dis. » Et comme je vis que ce saint homme hésitait à répondre, je dis à ce sophiste : « Il en est de cela comme de la dialectique et de la médecine; lorsque quelqu'un s'instruit dans ces sciences et les pratique tout ensemble, il en prend peu à peu l'habitude, et cependant il ne peut dire ni exprimer comment cela s'est fait ; mais la vérité est qu'on les acquiert insensiblement par l'usage et par la pratique. On peut dire la même chose de l'humilité. C'est une vertu à laquelle on arrive en gardant les commandements de Dieu, et c'est ce qu'on ne peut faire comprendre par la parole. » Alors l'abbé Zozime m'embrassa avec joie, et me dit : « Vous avez trouvé le noeud de l'affaire, la chose est comme vous le dites. » Le sophiste reçut la solution de son doute, et demeura content; car nos anciens ont dit qu'on pouvait apprendre ce que c'est que l'humilité en l'exerçant, mais qu'après l'avoir acquise, on ne pouvait expliquer par la parole ce qu'elle était. (Dorothée, II. P. G., 88, 1647.)

 

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La Fuite des dignités.

 

A quand remonte la tradition, suivie de nos jours dans l'église copte, de prendre les évêques dans les monastères ? Les premiers moines ne pensaient pas à devenir prêtres ; la haute idée qu'ils avaient de l'état sacerdotal leur faisait fuir cet honneur. Ils y étaient traînés parfois par violence.

Pacôme défendait que les moines fussent élevés au sacerdoce. S'il n'y en avait point parmi eux, qui eût été ordonné avant d'entrer au monastère, ils allaient communier à l'église du village, ou bien un prêtre du dehors venait chez eux.

A Nitrie c'étaient des frères qui remplissaient les fonctions de chapelain et cette pratique devint ensuite celle des monastères Pacômiens.

 

C'est pourquoi jusqu'ici nos pères ont tous généralement donné un avis que je ne puis rapporter sans rougir moi-même, puisque je n'ai pu me défendre de ma soeur, ni m'éviter de tomber entre les mains d'un évêque. Tous nos anciens, dis-je, ont cru qu'un solitaire devait absolument fuir les femmes et les évêques. Quand il se laisse engager dans la familiarité de l'une ou de l'autre de ces deux sortes de personnes, il ne peut plus demeurer ensuite dans le repos de sa cellule, ni s'attacher à la divine contemplation, par la continuelle méditation des choses saintes. (Inst., IX, 17. P. L., 49, 418.)

 

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Un nommé Acepsime dont la réputation est répandue par tout l'Orient, vécut en ce même temps. Il s'enferma dans une petite maison, sans voir et sans parler à personne, et veillant continuellement sur soi-même, il mettait toute sa consolation à s'entretenir avec Dieu, selon cette parole du Prophète : Réjouissez-vous au Seigneur et il ne vous refusera rien de ce que vous lui demanderez. Il recevait ce qu'on lui donnait pour vivre par un petit trou qui n'était pas percé tout droit, mais obliquement afin qu'on ne pût voir à travers dans le lieu où il était, et cette nourriture n'était que des lentilles trempées dans l'eau qu'on lui portait une fois chaque semaine. Quant à l'eau, il sortait la nuit pour en aller puiser dans une fontaine proche de là, autant qu'il en avait besoin.

Quand il fut sur le point de sortir de cette vie, il dit qu'il mourrait dans cinquante jours, et permit alors à tous ceux qui le désiraient de venir le voir. L'évêque même y étant venu le pria très fort de vouloir bien qu'il le fît prêtre, en lui disant : « Je n'ignore pas, mon père, quelle est l'éminence de votre vertu, et ma grande misère, mais c'est par l'autorité de la charge épiscopale, et non par mon indignité que je confère le sacerdoce, recevez-le donc, je

 

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vous prie, en ce qui en apparaît au dehors par le ministère de mes mains, mais en effet par l'efficacité de la grâce du Saint-Esprit. » Le saint lui répondit : « N'ayant plus à vivre que peu de jours, je ferai ce qu'il vous plaira ; que si j'avais à demeurer encore dans le monde, je refuserais absolument de me charger du fardeau si pesant et si redoutable du sacerdoce, 'ne pouvant penser sans trembler au compte qu'il faut rendre à Dieu d'un tel dépôt. Mais puisque comme j'ai déjà dit, je suis sur le point de tout quitter pour passer dans une autre vie, je vous obéirai très volontiers. » Ainsi, sans que personne l'y contraignît, il se mit à genoux pour recevoir une grâce si importante, et l'évêque lui imposa les mains afin qu'il fût rempli du Saint-Esprit. (Théod., 15. P. L., 74, 73.)

 

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Le saint abbé Mutuès étant venu de Ragithan en Gebalin avec son disciple, l'évêque du lieu l'arrêta et le fit prêtre contre son gré. Puis il lui dit : « Pardonnez-moi, je vous prie, mon père, car je n'ignore pas que je vous ai fait violence; mais le désir que j'avais de recevoir votre bénédiction eh a été cause. » Le saint vieillard lui répondit avec son humilité ordinaire : « Il est vrai que je ne le désirais

 

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nullement, et ce me sera aussi une grande peine de ce que cela me séparant du frère avec qui je suis, je ne pourrais pas faire seul mes prières accoutumées. » —« Si vous le jugez digne du sacerdoce, lui repartit l'évêque, je l'ordonnerai aussi prêtre. » — « Je ne sais pas, lui répliqua le saint homme, s'il en est digne, mais je sais bien qu'il vaut mieux que moi. » L'évêque en suite de ces paroles, ordonna aussi ce frère prêtre. Mais saint Mutuès et lui ne montèrent jamais à l'autel pour y consacrer. Sur quoi le saint disait quelquefois : u Par la miséricorde de Dieu, je n'aurai pas grand compte à lui rendre à cause de cette ordination, puisque je n'ai jamais osé entreprendre de consacrer son divin Corps, ce qui n'appartient qu'à ceux qui sont si purs et si justes qu'ils sont entièrement irrépréhensibles : mais quant à moi, je me connais bien. » (Pélage, XV, 97. P. L., 73, 959.)

 

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Lorsque, selon la coutume, les fêtes solennelles voulaient qu'ils reçussent la sainte communion, ils faisaient venir des prêtres des bourgs les plus proches pour recevoir par leur moyen cette joie spirituelle. Car saint Pacôme ne voulait pas souffrir qu'un seul d'entre eux fût prêtre, disant qu'il était beaucoup meilleur et plus avantageux pour des solitaires, non seulement

 

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de ne rechercher aucun degré d'honneur et de gloire, mais d'en retrancher même parmi eux toutes les occasions, d'autant que cela fait souvent naître entre les frères des contestations et des jalousies dangereuses. Car, comme une étincelle de feu lorsqu'elle tombe dans une moisson, ne s'éteint pas aussitôt, mais réduit quelquefois en cendre tout le revenu d'une année, ainsi lorsqu'il se glisse dans l'esprit des solitaires une funeste pensée d'ambition qui les porte à désirer d'être préférés aux autres, ou d'être ecclésiastiques, s'ils ne chassent promptement de leur coeur cet ardent désir dont ils sont tentés, ils perdent l'esprit de piété qu'ils ont acquis par tant de travaux et tant de veilles. Ce qui fait qu'ils doivent avec une extrême douceur et une grande pureté de conscience révérer les ecclésiastiques qui sont dans la communion de l'Eglise, comme une chose qui leur est fort avantageuse, sans désirer de s'élever à aucune dignité. « Que s'il arrive, disait-il, qu'il y ait des solitaires, qui longtemps auparavant aient été faits prêtres par les évêques, servons-nous de leur ministère plutôt que d'un autre. ».

Saint Pacôme non seulement disait ces choses avec un grand zèle, mais il les observait exactement. Et lorsque quelque ecclésiastique le venait trouver pour vivre sous sa règle, il rendait l'honneur qu'il devait à l'Eglise en respectant son caractère; et l'autre de son côté

 

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s'assujettissait à la manière de vivre des solitaires, et lui obéissait comme à son père avec une très grande humilité. (Vit. Pac., 24. P. L., 73, 244.)

 

Aveu des fautes.

 

L'ouverture de conscience dont Antoine et tous les spirituels proclament les bienfaits, demande une victoire sur l'amour-propre.

A propos de la pratique de la confession, deux catégories de conseils, les uns adressés au pénitent, les autres au confesseur et au supérieur.

Que le pénitent fasse un aveu complet, qu'il ne cherche pas les excuses, les circonstances atténuantes ; que par son attitude il exprime, suscite ou confirme l'humble sentiment qu'il doit avoir de son état !

D'autre part que la bonté prudente et la douceur du directeur aident les confidences et dissipent les appréhensions !

 

 

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De l'abbé Poemen :

 

En aucun moine, l'ennemi ne se trouve plus à l'aise qu'en celui qui ne veut pas découvrir ses pensées. (Ruffin, 177. P. L., 73, 798.)

 

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Du bienheureux Antoine :

S'il pouvait se faire, le moine devrait déclarer aux anciens et le nombre de ses pas et le nombre

 

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des verres d'eau qu'il boit dans sa cellule. (Ruffin, 176. P. L., 73, 199.)

 

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Lorsque j'étais encore enfant, nous dit l'abbé Sérapion, et que je demeurais encore avec l'abbé Théonas, le démon m'avait engagé par ses artifices dans cette mortelle accoutumance, qu'après avoir pris mon repas avec ce vénérable abbé après l'office de none, je dérobais tous les jours un petit pain que je mangeais le soir en cachette. Quoique je fisse ce larcin volontairement, et que satisfaisant ainsi ma sensualité je me confirmasse de plus en plus dans cette habitude d'incontinence, cela n'empêchait pas néanmoins qu'après cette satisfaction passagère, revenant à moi, je ne fusse sans comparaison plus tourmenté du mal que j'avais fait en dérobant ce pain, que je n'avais eu de plaisir en le mangeant. Je gémissais ainsi avec douleur sous la tyrannie du démon qui m'imposait cet ouvrage d'intempérance, comme autrefois les cruels exacteurs de Pharaon imposaient les travaux de terre et de briques au peuple de Dieu; et ne pouvant me délivrer de cette malheureuse nécessité, je rougissais de découvrir mon larcin à ce saint vieillard. Mais il arriva, un jour, par une conduite toute particulière de Dieu qui me voulait tirer de

 

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cette longue servitude, que quelques solitaires vinrent dans la cellule de mon abbé dans le désir de s'édifier de ses instructions.

Lorsqu'après être sorti de table, on commença de s'entretenir de quelques discours de piété, et que le saint vieillard répondait à toutes les questions qu'on lui faisait, il tomba insensiblement sur la gourmandise, et dit d'étranges choses de ce vice. Il parla aussi avec étendue de l'empire qu'avaient sur nous les mauvaises pensées lorsque nous les tenions secrètes, et représenta vivement la violence qu'elles exerçaient sur nous, tant que nous les tenions dans le silence.

Ce discours si animé fut pour moi comme une flèche de feu qui me pénétra, et le remords de ma conscience qui se joignait à la véhémence de ses paroles, me faisant croire que ce n'était que pour moi qu'il parlait de la sorte, et que sans doute Dieu lui avait découvert le secret de mon coeur, je me laissai d'abord aller aux soupirs, que j'étouffais dans moi-même le mieux que je pouvais. Mais la douleur et la componction s'augmentant, elle se répandit au dehors par des sanglots et des larmes excessives. Je tirais de mon sein qui avait tant de fois recélé ce larcin infâme, le petit pain que selon ma coutume ordinaire j'avais dérobé pour le manger le soir; je le fis voir à ces saints solitaires; je leur déclarai comment j'en mangeais tous les

 

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jours autant en cachette; je me jetai par terre, je demandai pardon, je répandis une grande abondance de larmes et conjurai ces témoins de mon crime de prier Dieu pour moi, et lui demander qu'il me délivrât de cette dure captivité dans laquelle je gémissais depuis tant de temps.

Mon vénérable abbé me voyant en cet état, me dit : « Courage, mon fils, ayez confiance en Dieu. Vous n'avez pas besoin de mes paroles. La confession que vous venez de faire de votre faute, vous a déjà délivré de cette longue servitude dont vous gémissiez. Vous avez triomphé aujourd'hui de cet ennemi qui vous tenait assujetti depuis tant de temps. »

A peine ce sage vieillard eut achevé de par-ler, qu'une lampe allumée sortit de mon sein, qui remplit tellement la cellule où nous étions d'une odeur de soufre, que sa puanteur insupportable nous permit à peine d'y demeurer davantage. Ce saint vieillard reprenant la parole : « Mon fils, me dit-il, vous voyez de vos yeux la vérité de ce que je viens de vous dire, et que votre humble confession a chassé visiblement de votre coeur votre ennemi. »

La confession que je fis alors de cette faute, arrêta tellement la domination que le diable exerçait sur moi, qu'il n'a pas même tenté depuis de m'en rappeler la mémoire; et je n'ai jamais depuis ce temps senti le moindre désir

 

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d'un larcin semblable. (Coll., II, 11. P. L., 49, 538.)

 

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Il y avait un frère qui était tenté de blasphémer. Lorsqu'il entendait parler d'anciens de mérite, il allait à eux dans le dessein de s'ouvrir, mais quand il était en leur présence la honte le retenait. Ainsi Poemen reçut plusieurs fois sa visite. Le saint vieillard voyait bien que le frère était tourmenté par des tentations et il s'affligeait de ce qu'il ne parlait pas. Aussi le prenant un jour avec lui : « Voilà déjà longtemps, lui dit-il, que tu viens ici pour me faire connaître tes pensées, et une fois arrivé, tu n'oses pas parler et tu t'en retournes avec elles, inquiet comme tu es venu. Dis-moi donc de quoi il s'agit. » — Il répondit : « Le démon me pousse à blasphémer et m'élever contre Dieu, et j'ai honte de le dire. » Ayant ainsi dit la chose, il se sentit soulagé. « Mon fils, lui dit alors le vieillard, ne te mets pas en peine, mais quand ces idées se présentent dis seulement : Je ne suis pour rien en cela, que ton blasphème retombe sur toi, Satan! Mon âme ne veut pas de ce péché, et ce à quoi l'âme ne consent pas ne fait que passer. » Et le frère s'en alla ayant reçu le remède à son mal. (Apoph., Poemen, 93. P. G., 65,343.)

 

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Ne vous laissez pas tromper par le démon de la vanité vous qui êtes le fils obéissant du Seigneur, et ne racontez pas vos propres péchés à votre supérieur sous la personne d'un autre. Car on ne saurait se délivrer de la confusion éternelle sans la confusion temporelle. Découvrez à nu votre mal et votre blessure au médecin spirituel. Dites-lui sans honte : « Mon Père, cette faute est toute de moi, cette plaie est ma propre plaie. Elle ne m'est venue que de ma seule négligence, et je ne puis l'attribuer à un autre. C'est moi-même qui me l'ai causée, et je ne m'en dois prendre ni aux suggestions des hommes, ni à la malice des démons, ni à la fragilité de mon corps, ni à quelque créature que ce soit, mais à ma lâcheté et à ma paresse. »

Lorsque vous confessez vos fautes, prenez les gestes, le visage et l'esprit d'un criminel. Tenez les yeux baissés vers la terre, et arrosez de vos larmes, s'il est possible, les pieds de votre juge et de votre médecin, comme ceux de Jésus-Christ même.

La coutume ordinaire des démons est de nous porter ou à ne point confesser nos péchés, ou à le faire sous la personne d'un autre, ou à rejeter notre propre faute sur quelqu'un, comme en

 

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ayant été la cause. (Clim., VI, 61, 62, 63. P. G., 88, 70, 8.)

 

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Ne dédaignez pas de faire avec un esprit et une contenance humble et modeste, la confession de vos péchés à celui qui vous aide pour en guérir, comme vous la feriez à Dieu même. Car j'ai vu des criminels qui par une triste et humble contenance, et par une confession et des prières encore plus humbles et plus ferventes, ont fléchi et adouci la rigueur de leur juge qui semblait inexorable, et l'ont fait passer de la sévérité et de la colère à la miséricorde et à la compassion. C'était pour cette raison que saint Jean, précurseur de Jésus-Christ, obligeait ceux qui venaient vers lui à confesser leurs péchés avant qu'il les baptisât, ne recherchant pas cette confession par le besoin qu'il en eût pour soi, mais travaillant pour leur bien et pour leur salut. (Clim., IV, 66. P. G., 88, 708.)

II. — Le triomphe sur la superbe : l'obéissance.

 

Le prix auquel les Pères mettent l'obéissance accentue encore les liens de l'humilité avec le fond même du christianisme.

Malgré la fausse honte à louer l'obéissance, à reconnaître en elle une vertu, on est bien obligé d'admettre

 

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la nécessité au sein d'une société, quelle que soit son étendue, d'une discipline maintenue par une autorité. Mais tandis qu'on essaie de voiler, de faire pardonner cette restriction de l'autonomie personnelle, les Pères ne voient pas dans des considérations utilitaires le fondement de leurs éloges. Ils cultivent l'obéissance comme une forme supérieure de l'humilité ou le moyen le plus sûr de réduire la superbe.

Loin de se complaire en sa perfection au point d'oublier la soumission à son Créateur, l'ascète admet de dépendre d'autres créatures qui lui représenteront l'autorité suprême. Pas d'oppositions de sa raison infirme à ce plan mystérieux qui le fait diriger par des hommes d'une intelligence et d'une vertu imparfaites. Le mystère que doit admettre tout homme raisonnable, il le voit éclairé par la mystérieuse condescendance du Fils de Dieu commençant son oeuvre sur l'ordre de son Père, la poursuivant et l'achevant dans la soumission aux autorités humaines.

Telle est l'explication profonde des exemples et des directions sur l'obéissance.

On nous montrera bien qu'il est prudent de s'informer, quand les dangers sont nombreux de perdre son chemin, qu'un membre d'une communauté doit contribuer au maintien de l'ordre dans ce petit monde, qu'il faut tout quitter pour être exact au rendez-vous des exercices communs, mais le suprême but est d'anéantir le jugement et la volonté du vieil homme et de faire croître l'être spirituel entièrement renouvelé.

Jean qui a laissé les exemples classiques d'héroïque obéissance n'était pas au régime de la communauté nombreuse et fermée. Il habitait sans doute auprès d'un ancien dans le voisinage d'autres cellules, Il y avait place, en effet, à cette ascèse de l'obéissance dans ces agglomérations Nitriotes, mais elle était plus complète et plus efficace, plus continuelle dans un vrai monastère. Aussi donnait-on comme marque d'humilité singulière le retour d'un anachorète aux exigences de la règle et sa soumission au supérieur et à ses officiers.

 

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Les Pères exigent des commençants l'obéissance universelle et absolue; la pratique de l'obéissance est le plus important des exercices qui forment le jeune religieux.

 

L'ancien, chargé d'un jeune religieux doit tout d'abord lui apprendre, comme le moyen d'arriver an sommet de la perfection, à vaincre sa propre volonté; mettant tous ses soins à l'exercer et à l'éprouver il aura à coeur de lui commander ce qu'il comprendra être contraire à son inclination. Un grand nombre d'exemples établit cette doctrine que le moine, et spécialement celui qui débute, ne pourra même pas mettre un frein à la concupiscence de la volupté s'il n'apprend pas d'abord à mortifier sa volonté. Celui qui n'aura pas remporté cette victoire sera incapable, disent les sages, de triompher de la colère, de la tristesse, de l'esprit de luxure, il ne pourra pas garder la vraie humilité de coeur, ni l'union habituelle avec les frères, il ne pourra même pas persévérer dans le monastère.

Par ces épreuves qui sont comme les éléments et le syllabaire de la perfection, ils se

 

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hâtent de former les jeunes et ils discernent en même temps s'ils sont humbles en imagination ou par feinte, ou s'ils sont fondés en vraie humilité. Pour leur donner ce fondement on les forme à ne cacher par une honte nuisible aucune des pensées qui naissent dans leur coeur, mais à les découvrir à leur supérieur aussitôt qu'elles ont pris naissance, et ensuite à ne pas se fier pour les apprécier à leur propre discrétion, mais à croire cela mauvais ou bon suivant ce qu'aurait déclaré l'ancien. Par là l'ennemi malin ne peut en rien circonvenir et tromper le jeune religieux inexpérimenté, puisqu'il prévoit que celui-ci est protégé non par sa propre discrétion mais par celle de l'ancien, et qu'il ne se laissera pas persuader de cacher à l'ancien les suggestions mauvaises lancées comme des traits enflammée. Il n'y aura pas d'autre moyen pour un diable très rusé de tromper et de faire choir le jeune moine que de l'amener par orgueil ou par honte à jeter un voile sur ses pensées. Car c'est là un indice évident d'une pensée inspirée par le démon : avoir honte de la découvrir à l'ancien.

 

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Après ces instructions, la règle de l'obéissance est suivie de telle sorte que les jeunes religieux n'osent même pas sortir de la cellule

 

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sans la permission de celui qui les guide, et même pour satisfaire leurs besoins ils ne se passent pas de cette permission. De même ils s'empressent d'accomplir tout ce qui leur est ordonné comme si les ordres venaient de Dieu et sans aucune discussion ni examen; et lorsque parfois on leur commande des choses impossibles à exécuter, ils reçoivent l'ordre avec un tel esprit de foi que sans hésitation intérieure, et avec toutes leurs forces ils s'emploient à les accomplir et qu'ils ne se demandent nullement si la chose est possible, tant ils ont de respect pour le supérieur. (Inst., IV, 8, 9, 10. P. L., 49, 160.)

 

Les jeunes religieux ne doivent pas juger les anciens ni discuter les sentences des supérieurs.

 

C'est pourquoi si c'est, comme nous le croyons, un véritable mouvement de Dieu qui vous a fait désirer de nous voir, renoncez d'abord à tout ce qu'on vous a appris dans votre monastère, pour pratiquer avec une profonde humilité tout ce que vous verrez faire, ou entendrez dire à nos pères dans ce désert. Ne vous étonnez point quand vous ne comprendriez pas d'abord la raison de leur conduite ou de leurs maximes et que cette nouveauté ne vous empêche pas d'y obéir, parce que ceux qui jugent

 

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bien et simplement de toutes choses et qui aiment mieux imiter qu'examiner ce qu'ils voient faire ou dire à leurs supérieurs, trouveront la connaissance et la lumière dans l'expérience même et la pratique de la vertu. Mais celui qui commence par raisonner sur tout, n'entrera jamais bien dans la vérité parce que le démon voyant qu'il s'appuie plutôt sur sa propre lumière que sur celle de ses supérieurs, le jettera aisément dans une telle disposition d'esprit, qu'il s'imaginera que les préceptes les plus utiles et les plus salutaires qu'on lui peut donner, lui seront non seulement inutiles, mais même très pernicieux. Ainsi l'artifice si subtil de cet ennemi dont il se rend le jouet par la présomption qui le domine, fait que s'attachant opiniâtrement à ses pensées qui sont sans raison, il se persuade qu'il n'y a rien de saint que ce qui lui paraît droit et juste, selon cet instinct de son opiniâtreté et de son coeur. (Coll., XVIII, 3. P. L., 49, 1092.)

 

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Celui qui tantôt obéit à son père spirituel, et tantôt lui désobéit, ressemble à celui qui tantôt met une excellente eau à ses yeux malades, et tantôt de la chaux vive. Car si l'un édifie, et l'autre détruit, qu'en recueilleront-ils tous

 

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deux, selon l'Écriture, sinon du travail et de la peine? (Clim., IV, 60. P. G., 88, 709.)

 

L'obéissance au premier signal.

 

Aussitôt que ces bienheureux solitaires étant dans leurs cellules appliqués à la prière et à la méditation, entendent le signal de celui qui frappe à leur porte, pour les appeler à l'office, ou à quelque ouvrage des mains, chacun se hâte de sortir de sa cellule, avec tant de promptitude que celui qui écrivait, n'ose pas même finir la lettre qu'il avait déjà à moitié formée lorsqu'on l'est venu avertir. Il court promptement au moment même qu'il entend ce signal, sans qu'il ose différer seulement autant de temps qu'il en faudrait pour achever une lettre à demi marquée.

Il en laisse le trait imparfait, et il ne pense pas tant à avancer ou à finir bientôt son ouvrage, qu'à pratiquer la vertu de l'obéissance, que ces saints hommes préfèrent à l'ouvrage des mains, à la lecture, au silence, au repos de la cellule, et généralement à toutes les autres vertus. Ils sont très contents de souffrir toutes sortes de désavantages dans le reste, pourvu qu'ils ne blessent point cette excellente vertu dont ils font toutes leurs délices. (Inst., IV, 12. P. L., 49, 164.)

 

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L'arbre de l'obéissance.

 

Ce bienheureux abbé donc, servant son supérieur dès sa jeunesse, jusqu'à l'âge d'un homme parfait, s'appliqua à lui rendre toute sorte de service durant tout le temps qu'il demeura en vie, avec une humilité si extraordinaire, que ce bon vieillard lui-même en était frappé d'admiration. Mais voulant l'éprouver un jour, et re-connaître si cette vertu qu'il témoignait au dehors venait d'une véritable foi et d'une profonde simplicité du coeur, ou seulement d'une vaine affectation, ou de contrainte et de complaisance pour celui qui lui commandait, il lui ordonna souvent de faire plusieurs choses superflues, et même impossibles. Je n'en rapporterai que trois afin de donner lieu à ceux qui liront ce livre de juger quel était l'esprit de ce saint homme, et combien sa parfaite soumission était sincère et sans déguisement et sans feinte. Son supérieur trouvant donc un jour dans son bûcher un petit bâton si sec qu'il était même pourri, il le prit et l'enfonça en terre en présence de Jean, et lui commanda d'aller deux fois le jour quérir de l'eau pour l'arroser, afin qu'il reprît racine et qu'il poussât des feuilles et des branches. Ce jeune homme reçut ce commandement avec sa soumission et son respect ordinaires. Il n'en

 

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considéra point l'impossibilité, et il s'en acquitta si fidèlement qu'il ne cessa point d'arroser ce bois tous les jours.

Il allait à l'eau dans un lieu éloigné de près de deux milles, et il n'y eut durant toute l'année, ni maladie, ni fête, ni occupation, ni froid ou pluie qui l'empêcha d'obéir à cette ordonnance.

Ce vieillard remarquant son assiduité, et éprouvant en secret la fidélité de son disciple reconnut enfin qu'il faisait ce qu'il lui avait commandé dans une grande simplicité de coeur, sans changer de visage, sans murmurer et sans raisonner, mais en regardant cet ordre comme s'il lui était venu du ciel. Il approuva la sincérité et l'humilité de son obéissance, et ayant compassion d'un travail si pénible et si long qu'il avait continué pendant toute une année, il s'approcha de ce bois et lui demanda : « Mon fils, ce bois commence-t-il à pousser? » A quoi ayant répondu que non, le vieillard comme pour s'informer de la vérité de la chose et voir s'il tenait ferme par les racines, l'arracha devant lui presque sans aucun effort et le jeta en lui commandant de ne le plus arroser (1).

 

(1) Cet exemple d'obéissance est rapporté par le Postumien de Sulpice-Sévère ; mais son récit est couronné par un miracle : Le morceau de bois pousse des bourgeons et devient un grand arbre. Postumien s'est assis à son ombre. Il rapporte également comme témoin oculaire qu'en Egypte il n'y a pas à faire de feu pour la cuisine quand le soleil est ardent, il suffit de laisser la marmite au soleil pour que l'ébullition se produise.

 

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Autres exemples donnés par l'abbé Jean.

 

Ce jeune homme s'étant d'abord formé par ces exercices qui le faisaient croître de plus en plus en cette vertu, se rendit si recommandable par son obéissance qu'elle fut comme une bonne odeur qui se répandit dans tous les monastères. Il arriva donc un jour que quelques frères vinrent trouver le saint vieillard qu'il servait, pour s'édifier de ses saints discours, et comme ils lui témoignèrent l'admiration où ils étaient de la soumission de son disciple, il l'appela devant eux, et lui commanda d'apporter une fiole où était tout ce qu'il y avait d'huile dans le désert pour leur usage, et pour celui des hôtes qui survenaient. Il lui ordonna de jeter cette fiole par la fenêtre. Ce saint religieux la prit sans hésiter, et montant promptement en haut la jeta comme on le lui avait ordonné. Il ne considéra ni le besoin qu'on pouvait avoir de cette huile, ni la faiblesse du corps, ni le peu de moyens qu'ils avaient d'en recouvrer d'autre, ni les extrémités où l'on se trouvait dans un désert si affreux, ni tant d'autres difficultés si grandes que quand même on aurait eu une grande somme d'argent on n'eût pu néanmoins retrouver autant d'huile qu'on en perdait.

 

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D'autres personnes désirant encore une autre fois s'édifier de son obéissance, son supérieur l'appela et lui dit : «Mon frère, venez vite ici, et roulez promptement cette roche que vous voyez. » Cet humble disciple entreprit au même moment de rouler cette roche qui était si grosse que plusieurs troupes de personnes ensemble ne l'eussent pu ébranler. Il tâchait de la soulever tantôt par les épaules et tantôt par l'estomac. Il faisait quelquefois un grand effort pour la remuer et il en suait si fort que ses habits et la roche même en étaient tout mouillés. Il témoigna encore dans cet exemple qu'il ne regardait jamais si une chose était possible lorsque son supérieur la lui avait commandée; et le respect profond qu'il avait pour tous ses ordres faisait qu'il lui obéissait avec une simplicité admirable, croyant avec une ferme foi qu'il ne lui pouvait rien commander en vain et sans de grandes raisons. (Inst., IV, 24, 25, 26. P. L., 49, 183.)

 

Obéissance et mépris du monde.

 

Je parlerai aussi d'un religieux que je connais fort et qui était d'une famille très illustre car il était fils d'un comte très riche, et il avait été

 

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parfaitement bien instruit dans toutes les belles lettres. Ayant donc quitté ses parents et embrassé la pauvreté du monastère, le supérieur, pour éprouver son humilité et sa foi, lui commanda de prendre six paniers d'osier, qu'on pouvait se passer d'aller vendre dans la ville. Il lui ordonna de les charger sur ses épaules, et de les porter dans toutes les rues. de la ville, avec cette condition que si quelqu'un voulait les acheter tous ensemble, il ne le fît pas, et qu'il ne les vendît que un à un ; ce qu'il lui marqua à dessein, afin qu'il parût dans la ville plus longtemps en cet état. Il s'acquitta de cette commission avec une foi admirable, et foulant aux pieds la fausse honte du monde par l'amour véritable qu'il avait pour Jésus-Christ, il mit ces paniers sur ses épaules, les vendit le prix qu'on lui avait dit, et en rapporta l'argent au monastère. Il ne s'étonna point de la nouveauté d'un emploi si bas et si vil, et il ne considéra point la disproportion de cet exercice avec la qualité qu'il possédait dans le monde, parce qu'il désirait solidement se mettre en état par son obéissance d'acquérir l'humilité du Fils de Dieu qui est la véritable noblesse. (Inst., IV, 29. P. L., 49, 189.)

 

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Une cérémonie au bout de l'an.

 

Peu de jours après, le désir extrême que nous avions de nous instruire de plus en plus, nous fit retourner avec joie au monastère de l'abbé Paul, où quoiqu'il y ait d'ordinaire plus de deux cents religieux, la grandeur d'une solennité qu'on y célébrait y en avait attiré une infinité des autres monastères. C'était la cérémonie du bout de l'an du dernier abbé qui avait conduit les saints religieux de ce lieu. Et je parle à dessein de cette multitude nombreuse qui se trouva là afin de faire mieux remarquer l'extrême patience d'un frère, qui parut par la douceur et la paix admirables qu'il témoigna en présence de cette troupe.

Je dirai l'histoire en un mot, parce que je me suis proposé de rapporter ici ce que j'ai appris du grand abbé Jean, qui quitta la retraite de la solitude pour se soumettre avec une humilité incomparable à la règle et à la conduite de cette maison. Je ne crois pas faire mal, néanmoins, de dire en passant des choses très utiles pour ceux qui s'appliquent sérieusement à la pratique des vertus. Car toute cette multitude de religieux étant divisée en plusieurs bandes et s'étant mis à table douze à douze, dans un lieu découvert qui était fort spacieux, il arriva qu'un frère ayant apporté une portion

 

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un peu plus tard qu'il ne fallait, l'abbé Paul qui courait avec action au milieu de tous ses frères qui servaient à table, prit occasion de ce retardement pour lui donner en présence de tout ce monde un soufflet si grand, que le son en vint jusqu'à ceux qui étaient les plus éloignés. L'unique but de ce saint abbé fut de faire voir à tout ce monde la patience de ce jeune frère et d'édifier ceux qui assistaient à ce spectacle, par l'exemple d'une si rare modestie.

Le succès fit voir, en effet, la sagesse de ce saint vieillard dans cette action. Car ce bon religieux dont je ne puis assez relever la patience, reçut cet affront avec une si grande douceur, que bien loin de dire la moindre parole de plainte ou de proférer le moindre murmure, son visage ne changea pas de cou-leur et ne perdit rien de sa modestie et de sa sérénité ordinaire. Nous fûmes tellement surpris d'une patience si extraordinaire que, non seulement, nous qui étant venus depuis peu du monastère de Syrie, n'avions pas accoutumé de voir ces grands exemples dans des occasions si extraordinaires, mais ceux même à qui de semblables actions n'étaient pas si nouvelles, avouèrent qu'ils avaient été merveilleusement édifiés de ce jeune homme et que sa patience leur avait été une grande instruction. Et ils s'étonnèrent que si la réprimande de ce saint supérieur n'avait pu ébranler la paix de son

 

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coeur, comment au moins la vue de tant de monde, n'avait pas fait monter quelque petite rougeur sur son visage. (Coll., XIX, 1. P. L., 49, 1126.)

 

De l'ermitage au monastère.

 

Nous trouvâmes donc dans ce monastère un vieillard fort âgé nommé Jean, dont je n'ai pas cru devoir taire les instructions et particulièrement cette humilité incomparable qui le rendait illustre parmi tous ces grands saints, parce que nous savons que cette vertu en laquelle il excellait est la mère de toutes les autres et le plus solide fondement de tout l'édifice dans tout spirituel, quoiqu'elle se pratique bien plus difficilement dans la retraite du désert. C'est ce qui fait qu'il ne faut pas s'étonner que nous ne puissions devenir aussi parfaits que ces saints, puisque bien loin de pouvoir vivre jusqu'à notre vieillesse dans la règle et l'assujettissement d'un monastère, à peine en pouvons-nous supporter le joug pendant deux années. Nous soupirons aussitôt, après une liberté pernicieuse et dans ce petit temps même, nous obéissons à nos supérieurs, non pas comme la règle l'ordonne, mais si imparfaitement et en suivant si fort notre caprice, qu'il semble que nous n'ayons point d'autre but que d'attendre le temps d'une

 

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pleine liberté et non pas de nous affermir dans une véritable patience.

Ayant donc rencontré ce saint vieillard dans le monastère de l'abbé Paul, nous admirâmes d'abord son âge et la grâce qui paraissait sur son visage. Nous le priâmes ensuite très humblement de nous dire pour quel sujet ayant quitté la liberté et la haute perfection d'anachorète, dans laquelle il s'était tant signalé, il avait mieux aimé s'assujettir enfin au joug de la vie cénobitique. Ce saint vieillard nous répondit que l'état d'anachorète était un état trop parfait pour lui, et qu'étant indigne d'une si haute profession, il était retourné à la vie commune comme à l'école des jeunes gens et qu'il se trouverait bien heureux s'il pouvait accomplir leur règle selon la profession qu'il en faisait. (Coll., XIX, 1. P. L., 49, 1126).

 

Souvenirs de l'abbé Dorothée. — Le moine qui va dans le monde par obéissance est à l'abri des dangers.

 

Lorsque je demeurais dans le monastère de l'abbé Siride, il y vint des contrées d'Ascalon un religieux envoyé par son supérieur, qui était un vieillard d'une vertu rare. Il avait ordre de retourner dans le même jour vers le coucher du soleil. Dans ce même temps il survint une tempête furieuse accompagnée d'orages et de

 

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tonnerres, avec une pluie si abondante, que le torrent qui était proche le monastère, grossit et inonda tout le pays.

Cet obstacle n'empêcha pas ce religieux de vouloir s'en retourner pour obéir au commandement de son abbé. Nous le conjurâmes d'en perdre la pensée et nous lui représentâmes, qu'il ne pouvait pas éviter d'être submergé dans le fleuve. Enfin, voyant que nos prières ne pouvaient rien gagner sur son esprit, nous nous résolûmes de l'accompagner jusqu'au torrent, dans l'espérance qu'il n'en aurait pas plutôt vu le débordement qu'il se déterminerait de lui-même à retourner sur ses pas. Étant donc arrivé sur le bord du fleuve, il se dépouilla et ne re-tenant que son scapulaire pour se couvrir, il fit un paquet du reste de ses habits, il le mit sur sa tête et se jeta dans le torrent qui courait avec une violence et une rapidité si extraordinaire, qu'on ne pouvait le regarder sans effroi. Il se mit à la nage, mais comme nous étions saisis de crainte et d'appréhension de le voir périr dans le milieu des eaux, nous aperçûmes qu'il avait passé tout d'un coup à l'autre bord, où s'étant revêtu de ses habits, il se mit à genoux pour nous demander notre bénédiction, et après l'avoir reçue il continua son chemin et s'en alla promptement à son monastère, nous laissant dans l'admiration et dans la surprise, en voyant quelle est la force de l'obéissance qui

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l'avait rendu intrépide et l'avait soutenu dans une rencontre où nous ne pourrions pas seulement le voir sans craindre et sans trembler.

Je vous rapporterai, mes frères, un autre événement sur ce même sujet. Un solitaire s'en étant allé, par l'ordre de son supérieur, pour les besoins de sa communauté, dans un village, chez celui qui avait le soin des affaires de la maison, il fut sollicité par la fille de cet homme d'affaires ; mais aussitôt qu'il eut levé les mains au ciel et qu'il se fut écrié : « Vous qui êtes le Dieu de mon père et de mon abbé, délivrez-moi! » il se trouva dans le chemin qui conduisait à Scété où demeurait son supérieur.

Vous voyez, mes frères, quelle est la force de l'obéissance; vous voyez quelle fut la vertu et et l'efficacité de ces paroles et quel secours nous trouvons, en nous servant auprès de Dieu du mérite des prières de notre supérieur. Car aussitôt que ce religieux eut dit : « Seigneur, je vous conjure par les prières de mon père et de mon abbé, délivrez-moi », Dieu l'exauça, le tira du péril où il était et il fut transporté tout d'un coup dans son chemin. (Dorothée, I. P. G., 88, 1670.)