VIVE + JÉSUS !

VIE DE LA VÉNÉRÉE MÈRE MARIE DE SALES CHAPPUIS

DE L’ORDRE DE LA VISITATION SAINTE-MARIE

PAR LE R. P. BRISSON

SUPÉRIEUR GÉNÉRAL DES OBLATS DE SAINT-FRANCOIS-DE-SALES

 

PARIS

CHEZ M. L’AUMÔNIER DE LA VISITATION

79, RUE VAUGIRARD

 

1891

 

La première édition de cet ouvrage

a reçu l’imprimatur de Mgr l’Archevêque de Tours,

le 8 décembre 1888.

 

VIE DE LA VÉNÉRÉE MÈRE MARIE DE SALES CHAPPUIS

PRÉFACE

DE LA SECONDE ÉDITION

DÉCLARATION DE L’AUTEUR

CHAPITRE I

PAYS, ORIGINE ET NAISSANCE DE LA MÈRE MARIE

DE SALES CHAPPUIS

CHAPITRE II

PREMIÈRES ANNÉES DE THÉRÈSE —  COMMENT DIEU COMMENCE A SE RÉVÉLER À ELLE — LA PREMIÈRE MESSE QU’ELLE ENTEND — LES EXEMPLES DE SON PÈRE, DE SA MÈRE — LE CATÉCHISME DE SON ONCLE

CHAPITRE III

LES FRÈRES ET LES SOEURS DE LA BONNE MÈRE — PREMIÈRE ENFANCE DE THÉRÈSE — SA RÉPUGNANCE POUR LES JOUETS — ELLE DEVIENT LA MESSAGÈRE DES PRÊTRES CACHÉS

CHAPITRE IV

PREMIÈRE COMMUNION DE THÉRÈSE — SON UNION AVEC DIEU — DIEU DEVIENT LE TRAIT D’UNION ENTRE ELLE ET CE QUI L’ENTOURE — RÉOUVERTURE DE L’ÉGLISE DE SOYHIÈRES — LES ATTRAITS DE THÉRÈSE POUR L’AUTEL — ELLE ENTRETIENT LA LAMPE DU SANCTUAIRE

CHAPITRE V

CE QUE THÉRÈSE ÉTUDIE DE PRÉFÉRENCE — SES TRAITS DE RESSEMBLANCE AVEC SON PÈRE ELLE EST CHOISIE PAR SES FRÈRES ET PAR SES SOEURS COMME ARBITRE ET COMME DIRECTRICE SPIRITUELLE  — THÉRÈSE ET FRANÇOIS — LEUR PÈLERINAGE A NOTRE-DAME DU FORBOURG ET A LA CHAPELLE DES DÉFUNTS

CHAPITRE VI

THÉRÈSE AU PENSIONNAT DE LA VISITATION —       SON RETOUR ET SES OCCUPATIONS A LA MAISON PATERNELLE — CAPTIVITÉ ET MORT DE FIDÈLE CHAPPUIS

CHAPITRE VII

M. CHAPPUIS, ROTELIER — LE DINER MAIGRE DU ROI DE PRUSSE — THÉRÈSE RECHERCHE LA SOLITUDE DANS LA MAISON DE SON ONCLE L’ABBÉ — ELLE SE PLAIT A ENTENDRE LES CONFÉRENCES THÉOLOGIQUES DES PRÊTRES, LES HOTES DE SON PÈRE — ELLE TRAVAILLE POUR L’ÉGLISE DE SOYHIÈRES

CHAPITRE VIII

L’ÉGLISE DE SOYHIÉRES — MORT DE FRANÇOIS CHAPPUIS — PREMIÈRES MARQUES DE VOCATION RELIGIEUSE DE THÉRÈSE — PÈLERINAGE A NOTRE-DAME DES ERMITES. — PREMIÈRE ENTRÉE DE THÉRÈSE AU MONASTÈRE DE LA VISITATION DE FRIBOURG — SON RETOUR DANS LA FAMILLE —SA DEUXIÈME ENTRÉE AU COUVENT

CHAPITRE IX

LE MONASTÈRE DE FRIBOURG      LA BONNE MÈRE ET SA CELLULE —  SON VŒU DE CHERCHER TOUJOURS LE BON PLAISIR DE DIEU — DIEU SE RÉVÈLE A LA NOUVELLE PRÉTENDANTE —RAPPORTS DE LA BONNE MÈRE AVEC SES COMPAGNES ET SES SUPÉRIEURES — LA MÈRE DE THOLOSAN, MAÎTRESSE DES NOVICES — ELLE CONTIENT L’EMPRESSEMENT ET LA VIVACITÉ DE SOEUR THÉRÈSE— PRISE D’HABIT: LES NOMS QU’ELLE Y REÇOIT — SA VÉNÉRATION POUR SAINT FRANÇOIS DE SALES — L’EX-VOTO DE M. ET MME CHAPPUIS OFFRANT LEURS ENFANTS A LA SAINTE VIERGE

CHAPITRE X

LE Directoire — SOEUR MARIE DE SALES ASSISTANTE DU NOVICIAT —  SA REDDITION DE COMPTE PAR ÉCRIT

CHAPITRE XI

PROFESSION DE LA BONNE MÈRE —ELLE SOUHAITE DE N’ÊTRE JAMAIS AIMÉE NATURELLEMENT —VERTUS QU’ELLE PRATIQUE —SON UNIQUE ÉTUDE DES OUVRAGES DES SAINTS FONDATEURS, DES PSAUMES ET DE L’ÉVANGILE SELON SAINT JEAN

CHAPITRE XII

FONDATION DU MONASTÈRE DE METZ — LA SOEUR MARIE DE SALLES Y EXERCE LES FONCTIONS DE DÉPENSIÈRE ET DE MAÎTRESSE DES NOVICES — SES PRIVATIONS LA METTENT EN PÉRIL DE MORT — SON RETOUR A FRIBOURG

CHAPITRE XIII

SON RETOUR A FRIBOURG, SA TENTATION — ELLE EST CHARGÉE DU NOVICIAT — LA SOEUR MARIE-GERTRUDE CHAPPERON — M. KOLLY ET SA LANTERNE — FERMETÉ DE LA SOEUR MARIE DE SALES DANS LA DIRECTION DE SES NOVICES

CHAPITRE XIV

LE MONASTÈRE DE TROYES — LA SOEUR MARIE DE SALLES ANNONCE A FRIBOURG QU’ELLE SERA SUPÉRIEURE DU MONASTÈRE DE TROYES — SON ÉLECTION — LA SOEUR MARIE-JOSEPH GÉRARD — LA MÈRE CATHERINE, CAPUCINE — VOYAGE DE LA SOEUR MARIE DE SALES: ELLE S’ARRÊTE A ANNECY, A POLIONY, A DIJON — SON DISCERNEMENT DES ESPRITS — SA DÉVOTION A NOTRE-DAME DU CHÊNE

CHAPITRE XV

ARRIVÉE DE LA MÈRE MARIE DE SALES AU MONASTÈRE DE LA VISITATION DE TROYES — IMPRESSION QU’ELLE PRODUIT —SA SOLLICITUDE POUR LES INFIRMES —COMMENT ELLE AMÈNE SES SOEURS A L’OBÉISSANCE, A L’OBSERVANCE RIGOUREUSE DE LA PAUVRETÉ — RÉTABLISSEMENT DE LA CLOTURE

CHAPITRE XVI

RÉPUTATION DE LA MÈRE MARIE DE SALES EN DEHORS DE SON COUVENT — M. L’ABBÉ FOURNEROT — M. CHEVALIER — INTRODUCTION DE LA THÉOLOGIE DE SAINT LIGUORI AU SÉMINAIRE DE TROYES — MGR DES BONS

CHAPITRE XVII

ÉTAT DE LA COMMUNAUTÉ A L’ARRIVÉE DE LA MÈRE MARIE DE SALES — LA MÉRE THÉRÉSE-EMMANUEL — SOEUR MARIE-AMÉDÉE MAILLARD — SOEUR LOUISE THIÉNOT — SOEUR MARIE-HENRIETTE THOMASSIN —SOEUR MARIE-ZÉPHIRINE MERCIER — SOEUR MARIE-ANGÈLE STRAUB —LA MÈRE PAUL-SÉRAPHINE LAURENT

CHAPITRE XVIII

COMPARAISON DU MONASTÈRE DE CLAIRVAUX AU TEMPS DE SAINT BERNARD AVEC LA VISITATION DE TROYES — HABILE DIRECTION DE LA BONNE MÈRE — DIEU RETIRE A LUI LES NOVICES QU’ELLE A FORMÉES

CHAPITRE XIX

LES RELATIONS DE LA BONNE MÈRE AVEC LE DEHORS — M. L’ABBÉ LIÈVRE — M. DE BELLAING — CORRESPONDANCE DE LA MÈRE MARIE DE SALES —ON VIENT DE LOIN LA CONSULTER — M. L’ABBÉ COUDRIN —DÉSINTÉRESSEMENT DE LA BONNE MÈRE — LA VISITATION, AUTRE BETHLÉHEM — SA CHARITÉ POUR LES PAUVRES

CHAPITRE XX

SECOND TRIENNAL DE LA BONNE MÈRE (1829) — DIEU LUI DONNE CONNAISSANCE DE LA RÉVOLUTION DE JUILLET — COMMENT ELLE CONSOLE PLUSIEURS PERSONNES QUI EN AVAIENT ÉTÉ VICTIMES — COMMENT ELLE RASSURE LES AUTRES — ELLE BÂTIT LE PENSIONNAT — APPRÉCIATION DE LA BONNE MÈRE DE L’ABBÉ LAMENNAIS.

CHAPITRE XXI

LA BONNE MÈRE REÇOIT L’ORDRE DE COMMUNIER TOUS LES JOURS — LE RÉVÉREND PÈRE THÉODORE PINTY, CONFESSEUR DE LA VISITATION —          SON APPRÉCIATION SUR LA MÈRE MARIE DE SALES — LA BONNE MÈRE CONVERTIT UN PRÊTRE ÉGARÉ ET OBTIENT LA RÉSIGNATION A UNE MOURANTE — ELLE CONTRIBUE A LA DIRECTION SPIRITUELLE DES SŒURS DE LA CONGRÉGATION DE PICPUS — COMMENT ELLE AGISSAIT AVEC LES INDISCRETS — NOTRE-SEIGNEUR REÇOIT, AVEC LA BONNE MÈRE, LA BÉNÉDICTION DU PRÊTRE

CHAPITRE XXII

QUAND ET COMMENT ON APPRIT LA RÉVOLUTION DE 1830 A LA VISITATION DE TROYES — LES TENTATIVES INUTILES DU CONSEIL MUNICIPAL POUR GÊNER LES SŒURS — VISITE DE LA MÈRE MARIE DE CHANTAL DE CLANCHY — COMMENT LA BONNE MÈRE FAIT CÉLÉBRER LE DEUXIÈME CENTENAIRE DE LA VISITATION DE TROYES — ELLE EST DÉPOSÉE — ÉPREUVE QU’ELLE SUBIT — ELLE EST CHARGÉE DU NOVICIAT — JUGEMENT D’UNE NOVICE

CHAPITRE XXIII

LA MÈRE MARIE DE SALES ENVOYÉE SIX MOIS AU SECOND MONASTÈRE DE LA VISITATION DE PARIS — DIEU LUI AVAIT RÉVÉLÉ LA NÉCESSITÉ DE CETTE MISSION — COMMENT ELLE COMPREND AUSSITOT LES BESOINS SPIRITUELS DU MONASTÈRE — SA RÉPONSE AU SUJET DE SON NOVICIAT — OU ELLE À TROUVÉ LE CHEMIN RACCOURCI DE LA PERFECTION — CE QU’ELLE PENSAIT DES DÉSIRS — LE MEILLEUR MOYEN POUR AVANCER — SON APPRÉCIATION SUR LE STYLE DES SAINTS FONDATEURS —IMPORTANCE DE LE CONSERVER — SON ATTACHEMENT AUX RÈGLES ET AUX CONSTITUTIONS —SON RESPECT POUR LE LIEU SAINT — RÉSULTATS DE SA MISSION — ELLE PASSE QUELQUES JOURS AU PREMIER MONASTÈRE — ELLE EN DEVIENT LE CONSEIL — SES RAPPORTS AVEC LA MÈRE MARIE-SÉRAPHINE FOURRIER

CHAPITRE XXIV

RÉÉLECTION DE LA DONNE MÈRE .A TROYES — SOINS QU’ELLE APPORTE AU RÉTARLISSEMENT DE L’ESPRIT DE PAUVRETÉ — COMMENT ELLE ENTEND LA PAUVRETÉ —  ELLE SOUFFRE SANS SE PLAINDRE ET REÇOIT AVEC SIMPLICITÉ LES SOINS QU’EXIGE SA SANTÉ — SON AMOUR DU TRAVAIL — PRÉDICTION DE LA DONNE MÈRE SUR LE CONFESSEUR FUTUR DE LA VISITATION — INFLUENCE QU’ELLE EXERCE SUR LA DIRECTION SPIRITUELLE DU GRAND SÉMINAIRE —  PLUSIEURS VOCATIONS DUES EN PARTIE A SON ACTION — RAPPORTS DE LA BONNE MÈRE ET DE LA SOEUR BOURGEAT — LA BONNE MÈRE RÉPOND DE LA PROVIDENCE — CORRESPONDANCE PAR LES ANGES GARDIENS —  DEUX FAITS QUI ÉTABLISSENT LA VÉRITÉ DE CES  CORRESPONDANCES

CHAPITRE XXV

LES ÉPREUVES NE SONT POINT ÉPARGNÉES A LA BONNE MÈRE  — CLOTURE DU PENSIONNAT ET GÊNE QUI EN RÉSULTE PENDANT QUATORZE ANS — MORT D’UN GRAND NOMBRE DE NOVICES PLEINES DE MÉRITES — ALTÉRATION DE LA SANTÉ DE LA BONNE MÈRE — MORT DE SA SOEUR LOUISE-RAPHAËL DIEU L’EN AVERTIT — MORT DE SA MÈRE ET CE QU’ELLE ÉCRIVIT A CE SUJET —ON L’ARRACHE A SON OEUVRE —TRAITS DE RESSEMBLANCE ENTRE LA BONNE MÈRE ET LE PRINCE DE HOHENLOHE

CHAPITRE XXVI

LA BONNE MÈRE SUPÉRIEURE DU SECOND MONASTÈRE DE PARIS — TOUTES LES SOEURS SE REMETTENT AU NOVICIAT — LA BONNE MÈRE CALME UNE SCRUPULEUSE —LA MAISON MENACE RUINE — LA BONNE MÈRE Y MAINTIENT LA COMMUNAUTÉ DANS LE SILENCE —COMMENT ELLE AGRANDIT LE MONASTÈRE —TÉMOIGNAGES PRÉCIEUX RENDUS PAR LA SOEUR ÉCONOME, PAR LA SOEUR ASSISTANTE, PAR LA SOEUR MARIE DONNAT, PAR LA MÈRE MARIE DE KOSTKA —UN PETIT NID D’OISEAUX — LES SOEURS GARDENT L’OBÉISSANCE JUSQUE DANS LA MORT

CHAPITRE XXVII

LE NOM ET LES VERTUS DE LA BONNE MÈRE FRANCHISSENT L’ENCEINTE DE SON MONASTÈRE — ELLE EST CONNUE ET APPRÉCIÉE A LA COUR — M. LE CURÉ DE NANTERRE — M. DE MALLET, DIRECTEUR DE LA BONNE MÈRE ET SON DISCIPLE SOUMIS

CHAPITRE XXVIII

LA MAISON DE SAINTE-MARIE DE LORETTE — INFLUENCE DE LA BONNE MÈRE SUR CETTE CONGRÉGATION — TÉMOIGNAGE DE LA MÉRE CLAIRE DE JÉSUS — ESTIME QUE M. L’ABBÉ SEIGNIER AVAIT DE LA BONNE MÉRE — CE QU’ÉTAIT M. SEIGNIER — LA BONNE MÈRE PRÉDIT LA MORT DE M. DE MALET — M. L’ABBÉ BEAUSSIER — IL SE NOURRIT DE LA LECTURE DES LETTRES DE LA BONNE MÈRE — COOPÉRATION DE LA BONNE MÈRE DANS LA FONDATION DES FRÈRES DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL — ELLE SOUTIENT M. FERRAND DANS LA FONDATION DES SOEURS CHARGÉES DES ENFANTS ILLÉGITIMES — LA MARCHANDE DES QUATRE-SAISONS

CHAPITRE XXIX

LE PÈRE REGNOUF CONFESSEUR DE LA BONNE MÈRE — IL SE LAISSE DIRIGER PAR ELLE —     TRAIT DE LA CONNAISSANCE DES COEURS QU’AVAIT LA BONNE MÈRE —LE PÈRE REGNOUF ET SA TABATIÈRE —DEUX TRAITS DE CONNAISSANCE DE L’AVENIR —GUÉRISON DE MLLE GUEB

CHAPITRE XXX

LA VIE INTÉRIEURE DE LA BONNE MÈRE A PARIS — SA PRÉDICTION SUR LA MAISON DE SAINT-OUEN COMME SIGNAL DU DÉVELOPPEMENT DE L’OEUVRE QUE DIEU LUI A CONFIÉ — DIEU LA SOUMET AUX ÉPREUVES DE LA DOULEUR PHYSIQUE — IL LUI RETIRE LE PÈRE REGNOUF — LE PÈRE CHAVETON, CONFESSEUR DE LA COMMUNAUTÉ — LES LETTRES DE LA BONNE MÈRE

CHAPITRE XXXI

LA BONNE MÈRE REVIENT A TROYES  — TÉMOIGNAGE QUE REND D’ELLE LE PÈRE REGNOUF —IMPRESSION QU’ELLE PRODUIT SUR LA COMMUNAUTÉ — EN S’OCCUPANT MOINS DES SOEURS, ELLE LES ÉTABLIT DANS LA VRAIE VOIE — ELLE COMMENCE A S’OUVRIR DE SES PROJETS D’APOSTOLAT —  RÉPUGNANCE DU JEUNE AUMONIER DE LA VISITATION A ENTRER DANS LES VUES DE LA BONNE MÈRE — LES DEUX PIÈCES D’OR — FONDATION DES PRÉTRES AUXILIAIRES DE TROYES

CHAPITRE XXXII

INSTANCES DE LA BONNE MÈRE POUR ENGAGER LE CONFESSEUR DE LA COMMUNAUTÉ A ENTRER DANS SES DESSEINS — FANNY DE CHAMPEAUX — APPARITION DE NOTRE-SEIGNEUR — COMMUNICATIONS  EXTRAORDINAIRES OBTENUES PAR LA MÈRE MARIE DE SALES

CHAPITRE XXXIII

LA SONNE MÈRE RELÈVE LE PENSIONNAT — LES INSTRUCTIONS QU’ELLE Y FAIT LE DIMANCHE — FRÉQUENTATION RABITUELLE DES SACREMENTS — LE TRAVAIL MANUEL —L’ÉTUDE DES BELLES-LETTRES ET LE SECRÉTAIRE DE L’ACADÉMIE DE LA HAYE — CE QUE PENSAIT MGR MERMILLOD DE L’ÉDUCATION DONNÉE A LA VISITATION —LES ÉLÈVES QU’ELLE FORMA : ESTHER DOUINE, MARIA COQUERET, MARIE FRANON, LUCILE SIMONOT, MARIE COCHOIS

CHAPITRE XXXIV

LE CANAL — PROPHÉTIE DE LA BONNE MÈRE; LES ENSEIGNEMENTS QU’ELLE EN TIRE POUR L’INSTRUCTION DE LA COMMUNAUTÉ

CHAPITRE XXXV

CE QUE LA BONNE MÈRE PENSAIT DES TABLES TOURNANTES ET DU MAGNÉTISME — SON TACT A SENTIR N’IMPORTE OU L’ACTION DU DÉMON — LES PETITS POSSÉDÉS DE LA VILLE D’ILFURTH — UN RÉGISSEUR A LA RECHERCHE D’UN VOL — POURQUOI LES POSSESSIONS SEMBLENT MOINS FRÉQUENTES — LES MOYENS EMPLOYÉS ET CONSEILLÉS PAR LA BONNE MÈRE POUR ÉLOIGNER LE DÉMON — LA BONNE MÈRE ET LA DILIGENCE DE REIMS — LA VISITATION DE TROYES DEVENUE UN ROYAUME DE PAIX

CHAPITRE XXXVI

LA BONNE MÈRE EST APPELÉE A REIMS — DÉTAILS SUR SON VOYAGE — L’ACCUEIL QU’ELLE REÇOIT — LES PREMIERS SOINS QU’ELLE DONNE AUX RELIGIEUSES — ELLE DÉCIDE DES PLANS DE CONSTRUCTION DU MONASTÈRE — LE CARDINAL GOUSSET ET LA BONNE MÈRE — RETOUR A TROYES — SON ZÈLE POUR LES ORNEMENTS DE L’ÉGLISE — LA CONSERVATION MERVEILLEUSE DE CES ORNEMENTS — L’AUBE DU Benedicite

CHAPITRE XXXVII

LA LITURGIE ROMAINE — LA PART QUE LA BONNE MÈRE PRIT A SON RÉTABLISSEMENT — VISITE DE MGR MARILLEY, ÉVÊQUE DE FRIBOURG — IL AIDE MGR COEUR A SE CONFIER A LA BONNE MÈRE LE BIEN QU’ELLE FAIT A MGR COEUR — LA FOI DE LA BONNE MÈRE EN L’IMMACULÉE CONCEPTION —  LE MONASTÈRE CÉLÈBRE CETTE FÊTE AVEC UNE POMPE INACCOUTUMÉE — VUE QUE LA BONNE MÈRE Y REÇOIT

CHAPITRE XXXVIII

ASSOCIATION DE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES

CHAPITRE XXXIX

CRÉATION DES ŒUVRES DE JEUNES OUVRIÈRES

CHAPITRE XL

EFFICACITÉ DES OEUVRES — VOCATIONS RELIGIEUSES — DÉVOUEMENTS — FAMILLES CHRÉTIENNES — COMBIEN LA BONNE MÈRE AIMAIT ET ESTIMAIT LES DIFFÉRENTES COMMUNAUTÉS

CHAPITRE XLI

JOURNÉE DE LA BONNE MÈRE

CHAPITRE XLII

VOYAGE DU CONFESSEUR DE LA VISITATION A ROME, EN 1863 — VISITATION DE MILAN, DE VENISE — ARRESTATION A BOLOGNE — NOTRE-DAME DE LORETTE — AUDIENCES DE PIE IX, DU ROI DE NAPLES TÉMOIGNAGES DES MONASTÈRES DE NAPLES ET DE TURIN

CHAPITRE XLIII

LA BONNE MÈRE EST DE PLUS EN PLUS ÉCLAIRÉE SUR LA FONDATION DE SON OEUVRE  — CE QU’ELLE EN PRÉDIT DE NOUVEAU — TÉMOIGNAGES DES SOEURS DE LA VISITATION SUR SON ACTION SUR LES ÂMES ET SUR LES SANTÉS — CATHERINE

CHAPITRE XLIV

(1863-1864) LE PORTRAIT DE LA BONNE MÈRE — RESTAURATION DE LA CHAPELLE — COEUR DE MGR MALIER — LE SACRISTAIN JANSÉNISTE —      ORNEMENTATION DE L’ÉGLISE — FÊTE DE LA BIENHEUREUSE MARGUERITE-MARIE

CHAPITRE XLV

VOYAGE DE LA BONNE MÈRE A FRIBOURG — ELLE EST REÇUE PAR SA SOEUR, LA MÈRE THÉRÈSE-CATHERINE A MACON — MGR MERMILLOD LUI FAIT VISITER SON ÉGLISE DE NOTRE-DAME DE GENÈVE — TÉMOIGNAGES DES SOEURS DE FRIBOURG — SOEUR MARIE TOBIE — SON PASSAGE A DIJON, A PARIS — SABINE DE SÉGUR

CHAPITRE XLVI

LES PETITES FLEURS DE LA VIE DE LA BONNE MÈRE

CHAPITRE XLVII

FONDATION DES OBLATES DE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES — MGR MERMILLOD LEUR DONNE L’HABIT ET DÉTERMINE LE BUT DE LA CONGRÉGATION — LA BONNE MÈRE ARRÊTE LA FORME DE LEUR VÊTEMENT — CE QU’ELLE DEMANDE DES OBLATES, ET CE QUE DIEU LUI MONTRE POUR ELLES

CHAPITRE XLVIII

LA BONNE MÈRE CHARGE LA SOEUR MARIE-GENEVIÈVE DES OBLATES — LUCIDITÉ DES VUES — CLARTÉ DES TÉMOIGNAGES DE LA SOEUR MARIE-GENEVIÈVE — LES DEUX NIÈCES DU CURÉ —MLLE LEGROS ET LE PETIT TONNEAU DE VIN — ERNESTINE LUTEL ET SON VOEU — GUÉRISON DE  SOEUR LOUISE-EMMANUEL —VISITE DE LA SOEUR TOURIÈRE D’ANNECY A PROPOS DES OBLATES

CHAPITRE XLIX

SOEUR MARIE-GENEVIÈVE ET LES OBLATES DE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES  — MORT DE SOEUR MARIE-GENEVIÈVE — LE PÈRE ROLLAND

CHAPITRE L

Via, veritas et vita — CE QUE LA BONNE MÈRE ENTEND PAR CE MOT : LA VOIE

CHAPITRE LI

FONDATION DES OBLATS

CHAPITRE LII

LETTRE DU PÈRE ROLLIN AU RÉVÉREND PÈRE BRISSON, FONDATEUR DES OBLATS LA PENSÉE ET LES INTENTIONS DE LA BONNE MÈRE A L’ÉGARD DES OBLATS DE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES

CHAPITRE LIII

LA GUERRE, LA COMMUNE, LES SOEURS DE LA VISITATION OU SECOND MONASTÈRE DE PARIS A TROYES MORT DE M. L’ABBÉ BEAUSSIER

CHAPITRE LIV

(1875) LE PÈRE BRISSON ET LE PÈRE LAMBEY PORTENT A ROME LES CONSTITUTIONS DES OBLATS DE SAINT-FRANÇOIS DE SALES — LA VISITATION DE ROME — ENCOURAGEMENT A DIRE TOUT AU SAINT-PÈRE — RENCONTRE DE MGR DE SÉGUR CHEZ LE CARDINAL CHIGI COMMENT LES PÈRES SONT ACCUEILLIS AU VATICAN — PAROLES DU PRÉLAT QUI LES INTRODUIT AUPRÈS DU SAINT-PÈRE — PIE IX SE FAIT RENDRE COMPTE DES OBLATS, DE LEURS COLLÈGES, DES OEUVRES DES JEUNES GENS DES OBLATES, DES OEUVRES DES JEUNES FILLES — LUCIDITÉ, MÉMOIRE, BONTÉ DE PIE IX — OFFRANDE DE LA BONNE MÊRE POUR LE SAINT-PÈRE

CHAPITRE LV

LES DÉVOTIONS DE LA BONNE MÈRE A LA PERSONNE DU SAUVEUR — A L’EAU BÉNITE, AU SEL BÉNIT, AU PAIN BÉNIT, AUX CIERGES BÉNITS — A L’Agnus Dei. — AUX RELIQUES — AUX MÉDAILLES ET OBJETS DE PIÉTÉ — AUX SAINTS PATRONS — AUX ÂMES DU PURGATOIRE — AUX PÈLERINAGES — A L’ÉTAT RELIGIEUX — A L’ENFANCE

CHAPITRE LVI

COMBIEN ET COMMENT LA BONNE MÈRE A SOUFFERT

CHAPITRE LVII

DERNIÈRE MALADIE DE LA BONNE MÈRE — SES SOUFFRANCES — SES PRÉDICTIONS — SA MORT

CHAPITRE LVIII

TOMBEAU DE LA BONNE MÈRE — GRÂCES OBTENUES APRÈS LA MORT DE LA BONNE MÈRE — CONVERSION REMARQUABLE — GUÉRISON DE MARIE MARCHAL —DE LOUIS BELLOY — DE  SOEUR LOUISE-EMMANUEL — D’ALBERT SIAILLARD — DE L’ENFANT DE FRIBOURG —DE SOEUR MARIE-GERMAINE — DE MLLE STILTZ

CHAPITRE LIX

PREMIERS ACCOMPLISSEMENTS DES PROPHÉTIES DE LA BONNE MÈRE SUR SA VIE PERSONNELLE  — SUR SON CONFESSEUR — SUR LA MAISON DE SAINT-OUEN SUR CELLE DE MORANGIS — SUR LE CANAL — SUR LES OBLATS — SUR LES SOEURS OBLATES — SUR MONTORGE — A MLLE V*** — A UNE DAME VEUVE — AUX SOEURS DE LA VISITATION DE TROYES — AU PÈRE ROLLIN

CHAPITRE LX

TÉMOIGNAGE EN FAVEUR DES VERTUS DE LA BONNE MÈRE DONNÉS APRÈS SA MORT PAR SA FAMILLE   PAR MGR DE SÉGUR — PAR MGR MARILLEY, ÉVÊQUE DE FRIBOURG — PAR MGR RAVINEY, ÉVÊQUE DE TROYES — PAR LE PÈRE CHAVETON, SON CONFESSEUR A PARIS — PROCÈS DE L’ORDINAIRE POUR L’INTRODUCTION DE LA CAUSE DE LA SERVANTE DE DIEU

 

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PRÉFACE

DE LA SECONDE ÉDITION

 

 

 

Son Éminence le cardinal MERMILLOD, dans l’adresse magistrale lue au Souverain Pontife à l’occasion du pèlerinage national de la Suisse, disait en parlant de la Mère Marie de Sales Chappuis:

« Nous solliciterons bientôt la béatification d’une des filles de saint François de Sales, enfant de notre pays, qui naguère embaumait de l’odeur de ses vertus la Suisse et la France.»

C’est la vie de cette illustre fille de saint Français de Sales que nous rééditons. Elle a été publiée sur les instances de plusieurs évêques et hauts personnages dans l’Église.

Voici, entre autres, ce qu’écrivait, dais son style original et piquant, Mgr DE SÉGUR à l’auteur de la Vie:

 

Mon bon et cher ami, quel est votre confesseur? car je vais lui écrire qu’il vous refuse l’absolution jusqu’à ce que vous vous soyez décidé à consacrer deux heures par jour à écrire la vie de la bonne Mère, car vous privez les âmes qui en recevraient des lumières et de la bonne volonté, et voua faites du tort à l’Église, qui ne voit pas de pareilles saintes tous les cent ans. Mais je vous fais excommunier si vous ne dites pu tout, tout absolument, comme vous l’avez vu, comme vous l’avez entendu, sana en retrancher un point, un iota. Sachez que ces choses-là ne vous appartiennent pas, et que ce n’est pas à vous de juger ce qu’il faudrait dire et ce qu’il faudrait retrancher. Je me mettrai en travers de la porte du Paradis, pour voua empêcher de passer, si voua ne nous donnes pas une vie détaillée, complète, comme vous pouvez la faire...

 

L’auteur s’est conformé de tous points aux conseils donnés par Mgr de Ségur. Par un sentiment de délicatesse, il n’a fait paraître la Vie de la vénérée Mère Marie de Sales Chappuis qu’au moment où se terminait le procès de canonisation de l’Ordinaire dans les diocèses de Paris, Bâle, Fribourg et Troyes.

Trois années ont suffi pour épuiser cette première édition tirée à trois mille exemplaires.

Plus de soixante cardinaux, archevêques et évêques, ont déjà félicité l’auteur, et donné leur approbation à son travail. Qu’on nous permette de citer quelques-uns de ces précieux éloges.

 

Mgr l’ARCHEVÊQUE DE TOURS a accordé l’imprimatur.

Dans le rapport adressé à Sa Grandeur, M. le chanoine Archambault, après avoir dit avec  «  quel intérêt et quel plaisir il avait lu la Vie de la bonne Mère Chappuis » , ajoute:

 

Que l’ouvrage est bien écrit, et, ce qui ne gâte rien à la chose, qu’il est très modéré dans la forme et composé absolument en dehors de tout esprit de parti.

Ces qualités, et bien d’autres encore, recommandent ce livre tout aussi bien aux gens du monde, qui veulent se délasser honnêtement l’esprit, qu’aux chrétiens plus fervents, qui voudront s’édifier et satisfaire leur piété.

 

Mgr l’ARCHEVÊQUE D’ALBI écrivait à l’auteur:

 

ARCHEVÊCHÉ  D’ALBI           Albi, le 6 janvier 1887, en la fête de l’Épiphanie.

 

Monsieur l’abbé,

 

J’ai examiné avec empressement et avec soin la Vie de la Mère Marie de Sales Chappuis. Tout ce qui touche à saint François de Sales, aux OEuvres qu’il a fondées, à celles qui se placent sous son patronage, m’inspire le plus vif intérêt.

Je crois néanmoins avoir résisté à toute pensée d’admiration a priori, et si je vous dis que je n’ai trouvé nulle part à un plus haut degré l’esprit de saint François de Sales, je suis sûr de ne pas m’écarter de la vérité.

Ce qui caractérise notre grand et aimable saint, ce n’est pas uniquement sa douceur et sa piété, mais plutôt une doctrine sûre, un zèle sage et ardent.

Or, sa très digne fille, la Mère Marie de Sales, me paraît animée de ce double esprit. Dans sa sphère, bien étroite en apparence, elle exerce un apostolat très étendu et très fécond : tout d’abord l’apostolat de la vérité. Elle est toujours de la bonne école : Romaine par le dévouement et la fidélité au Saint-Siège; Romaine par son goût pour la saine morale; toujours éloignée du séparatisme gallican et du rigorisme janséniste, elle est bien de la famille du nouveau docteur de l’Église, qui fut, au commencement du XVIIe siècle, le précurseur de saint Liguori et du concile du Vatican.

Comme le saint et ardent missionnaire du Chablais, comme le grand évêque de Genève, la Mère Marie de Sales a le vrai zèle de la maison de Dieu. Non pas ce zèle étroit qui se borne à une fraction de la maison de Dieu, qui la rapetisse et la réduit à de mesquines proportions, mais le grand et vrai zèle qui embrasse la maison de Dieu tout entière et remplit l’âme d’un ardent amour. OEuvres anciennes à ressusciter, oeuvres nouvelles à créer, familles religieuses à diriger ou à soutenir, tout ce qui porte le cachet divin est assuré de trouver auprès d’elle conseils, encouragements et secours.

Mais là ne se borne pas son action. La Mère Marie de Sales, avait une grande mission à remplir. Elle devait compléter l’oeuvre de saint François de Sales, reprendre ses anciens projets, retrouver et réaliser des plans que les préjugés de l’époque lui avaient fait abandonner, et ouvrir à la nouvelle famille sortie de ce germe fécond le vaste champ de l’apostolat. Cette oeuvre magnifique est aujourd’hui terminée. Les nouveaux fils de saint François de Sales portent jusqu’aux extrémités du monde le nom, les vertus, la doctrine de leur Père, tandis que les Oblates exercent à leur suite l’action irrésistible de la charité.

Je ne m’étonne pas qu’une âme aussi grande et aussi bien remplie de l’esprit de Dieu ait exercé autour d’elle une puissante attraction; je comprends que de grands esprits et de grands évêques aient souvent cherché quelque lumière auprès de celle qui la recevait d’En-Haut; et c’est pour moi une consolation et une grâce de voir au nombre de ses premiers admirateurs un prince de l’Église qui, par son origine et les hautes fonctions qu’il y a remplies, appartient au diocèse d’Albi.

A la suite de Mgr des Hons, je dépose sur le tombeau de la sainte Mère l’hommage de ma profonde vénération, et je fais des voeux sincères pour que l’héroïcité de ses vertus soit solennellement reconnue.

Agréez, monsieur l’abbé, l’assurance de mes sentiments les plus dévoués.

 

 

+ Jean ÉMILE

Archevêque d’Albi.

 

 

En Suisse, Mgr l’EVÊQUE DE SION a confié l’examen du livre à un Père bien connu de la Compagnie de Jésus.

           

ÉVÊCHÉ DE SION                                               Sion, Valais, le 8 février 1887.

 

Monsieur l’abbé,

 

Affligé depuis quelque temps d’une inflammation des yeux qui ne me permet pas de lecture un peu longue, j’ai cru devoir confier le fort volume sur la Vie de la vénérée Mère Chappuis à un savant Père jésuite, qui habite en ce moment l’évêché de Sion. Ce Père, du nom de Bohl, qui fut autrefois confesseur du comte de Chambord, s’est chargé de parcourir attentivement votre livre et de m’en rendre un compte exact. Or, voici le jugement qu’il en a porté sur sa forme et sur le fond. Ce jugement, je vous le transmets dans une feuille écrite de sa propre main, et que je joins à ma petite lettre.

J’aime à croire qu’il répondra à votre attente, et que vous en serez satisfait.

Agréez, monsieur l’abbé, l’hommage de mon respectueux dévouement.

 

+ ADRIEN

Évêque de Sion.

 

 

RAPPORT DU R. P. BOHL, S. J.

 

Parmi les nombreuses monographies de personnages éminents en sainteté qui ont paru en ce siècle, il en est peu qui offrent à notre imitation un modèle aussi parfait que la Vie de la vénérée Mère Marie de Sales Chappuis, publiée par M. J. Deshairs, des Oblats de Saint-François de Sales. Ne vivre qu’en Jésus et pour Jésus : telle a été l’unique pensée et comme l’âme de la vie de cette admirable salésienne. Si parfait était l’abandon de la bonne Mère au bon plaisir du divin Maître, qu’elle pouvait dire en toute vérité, comme le grand Apôtre: Vivo jam non ego : vivit vero in me Christus.

Comme la servante dont parle le saint roi prophète, qui a les yeux constamment fixés sur les mains de sa maîtresse afin d’obéir au premier signe de sa volonté, ainsi cette fidèle servante du Seigneur semblait épier les moindres désirs de son divin Maître pour les exécuter à la lettre, sans se permettre de faire ni plus ni moins que son adorable volonté.

Est-il étonnant, que le Dieu qui se plaît à faire la volonté de ceux qui le craignent ait mis en quelque sorte sa toute-puissance au service d’une âme si passionnément obéissante et fidèle? Aussi, de là ces communications intimes, cette ineffable union, ces lumières extraordinaires, cette sûreté de doctrine, cette sagesse surhumaine dans la direction des âmes, lisant, comme à livre ouvert, dans les plis et replis les plus secrets des consciences, et leur traçant à chacune la voie qu’elles avaient à suivre.

Aussi, quelle confiance absolue n’avait-on pas dans ses conseils! quel cachet de perfection n’imprimait-elle pas partout où s’exerçait son zèle, à ce point qu elle faisait de chacune des maisons de son Ordre comme autant de paradis terrestres1

Ce sont là quelques-unes des innombrables merveilles opérées par cette illustre et vénérée servante du Seigneur, et que retrace, dans un style pur et correct, sobre et d’une élégante simplicité, l’auteur de cette belle vie : trésor inappréciable pour les âmes religieuses, non moins que pour les simples fidèles.

 

BOHL, S. J.

 

Un prêtre de Belgique des plus distingués par son savoir et sa piété écrivait:

 

J’ai reçu le beau volume: Vie de la vénérée Mère Marie de Sales. Je venais de terminer la si belle Vie de sainte Thérèse, et lire sans transition la Vie de la Mère Marie de Sales me paraissait un peu hasardé. Je m’y suis mis cependant, et je vous dirai que je n’en ai pas de regret. Quelle belle et grande âme que celle de la vénérée Mère!

 

Mgr L’ÉVÊQUE DE BALE, dont la science et l’éloquence ont été si souvent applaudies dans les grandes assemblées de la Suisse catholique, a voulu écrire lui-même la préface de l’édition allemande.

Voici la traduction de cette préface qui peint si fidèlement la physionomie et l’oeuvre de la Vénérée Marie de Sales Chappuis :

 

Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde.

C’est par ces paroles que le Sauveur, avant de retourner à son Père céleste, consola et encouragea ses apôtres, et, en eux, toute l’Église.

Il n’abandonne pas son oeuvre; il ne cesse et ne cessera pas cl agir avec son Église et en elle, aussi longtemps qu’il y aura des âmes à sauver et à conduire au ciel. En effet, il ne se contente pas de dispenser la vérité et la grâce par les organes ordinaires qu’il a lui-même institués; dès qu’un plus grand danger menace son royaume, ou bien dès que l’ennemi réussit, par quelques moyens que ce soit, à éloigner en plus grand nombre les coeurs du Rédempteur, le Sauveur ne tarde pas à manifester par de nouveaux moyens le soin qu’il a des âmes; il ne tarde pas à ramener les égarés, à affermir ceux qui sont restés fidèles pour les empêcher de tomber.

Il se choisit alors des instruments spéciaux; et bien que ceux-ci soient souvent pris en dehors du cercle de la puissance ecclésiastique, ils ne sont pas, comme beaucoup d’hérétiques l’ont prétendu, en contradiction avec cette puissance; mais ils observent la plus complète dépendance à l’égard dés supérieurs ecclésiastiques.

Tels furent les instruments que nous appelons saint François d’Assise, sainte Thérèse, et la bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque. En voici un autre, c’est un instrument de l’amour toujours agissant de notre Sauveur : nous le trouvons et, nous l’admirons dans la vénérée Mère Marie de Sales Chappuis.

Cette circonstance est précisément ce qui donne à la vie de cette âme privilégiée une importance toute particulière, et justifie d’elle-même la traduction de ce livre en allemand.

L’esprit du XIXe siècle a pour trait distinctif qu’il fait de l’homme, pris en particulier, le but même et le point central de sa vie. Le jugement propre, la volonté propre, la force individuelle, l’intérêt personnel, sont les pivots sur lesquelles se meut la vie de bien des hommes, ou sur lesquels du moins, d’après cet esprit, elle devrait se mouvoir.

A l’encontre de cette doctrine, Notre-Seigneur Jésus-Christ élève un autre drapeau: Que celui qui veut marcher sur mes traces renonce à lui-même. Plus loin: Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes.

Apporter dans le monde ce nouveau mot d’ordre : opposer à la propre suffisance l’aveu de son propre néant et une confiance d’enfant en Notre-Seigneur Jésus-Christ; opposer à l’orgueilleuse indépendance l’obéissance absolue; opposer à l’adoration de soi-même le complet dépouillement de soi et l’abandon au Sauveur; telle fut, comme le prouvent les pages suivantes, la voie de la vénérée Mère Marie de Sales, et c’est pour l’accomplissement de sa mission que le Sauveur l’a gratifiée de grâces extraordinaires.

Il y a un intérêt singulier, pour le lecteur, à suivre le chemin que la vénérée Mère avait à parcourir, et à étudier ses progrès dans la réalisation du but de sa vie. Elle dut observer complètement et parfaitement, pour elle-même, ce que j’appellerai le programme du Sauveur. Elle était tout particulièrement appelée à renouveler l’esprit de renoncement à soi-même, dans l’Ordre cloîtré de la Visitation, auquel elle appartenait par une spéciale volonté de Dieu, et à développer et à étendre cet esprit de renoncement jusqu’à la plus magnifique floraison.

Mais elle ne devait pas s’en tenir là, car la volonté du Sauveur était qu’elle fondât dans cette voie des congrégations qui, par leur influence dans le monde, auraient les moyens de faire pénétrer le plus profondément possible cet esprit dans la société. Ce but ne pouvait être plus parfaitement rempli que par une association dont les membres appartiendraient à la hiérarchie ecclésiastique, et qui trouveraient, dans leur vocation et dans l’exercice de pouvoirs étendus, le moyen de diriger les âmes dans cette voie. Par la fondation des prêtres de la congrégation des Oblats de Saint-François-de-Sales, elle atteignit le but de sa vie, but que le Sauveur lui avait déjà montré au commencement de sa vie religieuse.

Le principal moyen qui servit à la vénérée Mère Marie de Sales pour entrer dans cette voie, y conduire les autres et y persévérer elle-même, fut le Directoire de saint François de Sales, qui est devenu la règle de vie de l’Institut nouvellement fondé.

C’est merveilleux de voir comment, dans l’histoire de cette vie, ressortent les voies de la Providence, faisant servir les personnes et les événements de toutes sortes, les faisant servir même de fort loin, pendant sa jeunesse, comme dans les dernières années de sa vie, au grand et principal but pour lequel il la faisait travailler.

Puisse cette traduction allemande ne pas servir seulement à graver dans les coeurs le respect et l’amour de la vénérable Mère, mais aussi tout particulièrement contribuer à développer son oeuvre, et amener au Sauveur beaucoup d’enfants dociles à ses leçons.

 

Soleure, le 11 mars 1889.

 

 

+ LÉONARD

Evêque de Bâle et de Lugano.

 

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DÉCLARATION DE L’AUTEUR

 

 

Afin d’obéir au décret du pape Urbain VIII, de sainte mémoire, l’auteur de la Vie de la vénérée Mère Marie de Sales Chappuis, de l’ordre de la Visitation Sainte-Marie, proteste que tout ce qui est raconté dans cette vie a une autorité purement humaine, et point d’autre, et qu’il s’en remet pour tout au jugement et à la décision du Siège apostolique, dont il se déclare le fils très obéissant.

 

 

L. BRISSON

 

Supérieur général des Oblats de Saint-François-de-Sales.

 

 

VIE

DE LA VÉNÉRÉE

MÈRE MARIE DE SALES CHAPPUIS

 

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CHAPITRE I

PAYS, ORIGINE ET NAISSANCE DE LA MÈRE MARIE

DE SALES CHAPPUIS

 

Sur la limite du Jura, se trouve un petit village du nom de Soyhières. II se cache dans une gorge profonde. Ses maisons, peu nombreuses, s’attachent aux flancs des rochers qui s’élèvent à droite et à gauche; une petite rivière coule au fond de la vallée, et sépare deux grandes montagnes: celle du pèlerinage de Notre-Dame du Forbourg et celle du château des anciens seigneurs de Soyhières. Au-dessus s‘é1èvent des forêts de sapins qui, de cimes en cimes, atteignent la région des nuages ; le tout forme un tableau complet, saisissant, Si mon affection pour le pays de la bonne Mère ne me trompe pas, je n’ai rien vu de plus beau en Suisse.

C’est là que naquit, en 1793, le 16 du mois de juin, Marie-Thérèse Chappuis, dont nous voulons écrire la vie, On assure que le site du lieu n’est pas sans influence sur les qualités morales et sur les dispositions de l’esprit. S’il en est ainsi, il faut tout d’abord reconnaître qu’on trouverait peu de femmes dont l’âme ait été plus capable de sentir, l’esprit plus propre à méditer les grandes et belles choses, et le goût plus sûr pour les apprécier.

Pour bien comprendre la bonne Mère, il faut aller visiter le lieu de sa naissance, il faut gravir les sentiers qu’elle a si souvent parcourus, il faut aller prier au pèlerinage de Notre-Dame du Forbourg qu’ elle a tant aimé, il faut la suivre dans tous les petits ermitages de solitude et de prière où elle se retirait.

Le village de Soyhières avait, de tout temps, été habité par des familles patriarcales où la piété était héréditaire. On cite encore aujourd’hui les noms de plusieurs membres de ces familles qui ont été regardés par les habitants comme des saints. Le jeune curé de Soyhières, M. l’abbé Iecker de Boerschwit, vient de faire sur ce sujet un travail des plus intéressants.

La Providence avait ménagé à ce bon peuple des pasteurs dignes de ce troupeau de choix. L’un d’eux, mort il y a cent cinquante ans, avait laissé une réputation de grande doctrine et d’une foi des plus vives envers le très saint Sacrement, dont il avait défendu le dogme contre les calvinistes. On a découvert, il y a quelques années, son corps à l’état de squelette, mais ayant deux doigts de la main droite dans un état de conservation complète; sa chair en était transparente, et les jointures étaient aussi flexibles que si cette main eût appartenu à une personne vivante. On remarque, dans le cimetière du village, son tombeau sur lequel on voit une main bénissant et consacrant le vin du calice.

Plus récemment, un autre curé, M. l’abbé Blanchard, mourut en odeur de sainteté. Un pèlerinage s’est organisé à sa tombe, qui se trouve sous la première marche de l’église de Soyhières. Un bon nombre d’ex-voto sont suspendus au-dessus de cette tombe et témoignent de guérisons vraiment merveilleuses. Soyhières était préparé à l’avance pour donner au monde une grande servante de Dieu, une âme riche des dons de la grâce et de ceux de la nature.

La famille Chappuis comptait parmi les meilleures de ce bon pays. M. Chappuis, l’un des Cent-Suisses de Louis XVI, avait conservé sous l’habit militaire toutes les vertus de sa première éducation, et il perpétuait dans ce village les traditions d’honneur, de bonnes manières, qui caractérisaient alors la nation française. Sa femme offrait l’exemple de toutes les vertus domestiques; l’économie la mieux raisonnée, une piété forte et généreuse distinguaient Mme Chappuis.

Tout près d’eux, dans une maison de famille, vivait dans les pratiques de la plus aimable piété un vieil oncle qui avait été, pendant de longues années, curé de Soyhières. Il avait une nièce, qui participait à toutes ses bonnes oeuvres et qui donnait à cette maison la vie et le mouvement nécessaire à l’éducation des enfants de M. Chappuis, dont elle se chargeait en grande partie. Ce vieil oncle avait passé le temps de la révolution caché dans une espèce de galetas obscur, pratiqué au milieu des chambres de la maison comme un entresol déguisé. C’est de là qu’il sortait aussitôt les ténèbres de la nuit, afin de prendre pendant quelques instants l’air qui lui manquait le reste de la journée. A côté de ce galetas se trouvait une chambre boisée, n’ayant de vue que sur la cour par une seule fenêtre. Son isolement de la rue et sa parfaite convenance l’avaient fait choisir pour être la chapelle domestique pendant les jours de la Terreur. C’est là que vers minuit ce vénérable prêtre venait célébrer les saints mystères, auxquels assistaient la famille et quelques vieux serviteurs dont la fidélité et la discrétion étaient à l’épreuve.

Telle était à peu près la physionomie de la famille Chappuis lorsque naquit Marie-Thérèse. La bonne Mère nous a souvent raconté combien sa naissance avait inspiré de crainte à ses bons parents. Madame sa mère avait éprouvé, pendant sa grossesse, les inquiétudes les plus douloureuses et des effrois continuellement renouvelés. Les massacres incessants des nobles et des prêtres, la mort du roi, les nouvelles du pillage et des incendies auxquels se livraient les révolutionnaires, les craintes perpétuelles de se voir avec les siens dénoncés comme appartenant à des opinions proscrites et comme recéleurs de prêtres, avaient bien des fois mis cette chère dame dans le péril de perdre la Vie ou du moins de compromettre gravement l’existence de l’enfant qu’elle portait dans son sein. Aussi que de prières ne fit-elle pas! que de promesses aux sanctuaires qui étaient l’objet de sa dévotion ! Combien de fois recommanda-t-elle à Dieu le corps et l’âme du cher petit enfant qu’il lui envoyait dans de si douloureuses circonstances ! Si, comme personne n’en doute, les prières d’une mère sont efficaces pour l’âme de l’enfant, on peut dire que la petite Thérèse fut en quelque manière prévenue par des grâces de choix, même avant sa naissance, et que Dieu dès lors la regardait avec complaisance, n’attendant que son baptême et l’effacement de la tâche originelle pour lui conférer l’abondance de ses dons et de ses faveurs.

Quand elle vint au monde, elle était si chétive et si faible, que l’on crut qu’elle ne pourrait exister que quelques heures. Mais sa mère, à qui Dieu avait donné un sentiment tout particulier, assura que le saint baptême donnerait à la petite fille ce qu’il fallait pour vivre, et demanda que l’on se hâtât de la faire baptiser. Mais l’embarras était grand : aucun des prêtres catholiques cachés chez M. Chappuis ne se trouvait à la maison au moment de la naissance de l’enfant. D’un autre côté, il n’aurait pas été prudent de faire sortir le cher oncle de sa cachette ignorée. Cependant Mme Chappuis insistait sur la nécessité de faire donner tout de suite le baptême à la petite fille, qui était attaquée de convulsions violentes.

Un des frères de M. Chappuis, venu pour voir sa belle-soeur, prit alors une résolution qui n’était pas  sans danger pour lui et qui témoignait bien de la vivacité de sa foi. « Je vais aller, dit-il, faire baptiser ma petite nièce à Petit Lucelle » Petit-Lucelle est un village distant de près de deux lieues de Soyhieres, pour y arriver, il faut gravir la montagne abrupte qui sépare les deux communes cette montagne servait alors de frontière entre les pays dont s’était emparé la France et le pays resté à la Suisse. Ce village, n’étant pas sous la domination révolutionnaire, avait conservé son église, son curé, et c’était là que se rendaient en cachette ceux de Soyhières qui voulaient participer aux sacrements et entendre la messe. Le frère

de M. Chappuis fait mettre sa petite nièce dans un panier à vendange que l’on couvre d’une serviette, et chargeant son précieux fardeau sur son épaule, il s’en va à Petit-Lucelle par un chemin détourné a travers les broussailles et les rochers pou ne pas donner l’éveil aux gens du gouvernement. Mais, arrive au sommet de la montagne, il fait la désagréable rencontre d’un employé de la douane française, qui lui crie d’avoir à déclarer ce qu’il porte dans son panier. Ah! c’est de la bonne marchandise, répond-il à l’agent du fisc républicain. — Eh bien! reprend le douanier, si c’est de la bonne marchandise, continue ton chemin, citoyen. »

La petite Thérèse fut donc baptisée le jour même de sa naissance; et, selon que l’avait prévu Mme Chappuis, quand on rapporta l’enfant, elle était blanche et rose de toute noire qu’elle était avant son baptême, et Mme Chappuis disait : « Nous l’élèverons tout aussi bien que ses autres frères et ses autres soeurs. »

 

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CHAPITRE II

PREMIÈRES ANNÉES DE THÉRÈSE —  COMMENT DIEU COMMENCE A SE RÉVÉLER À ELLE — LA PREMIÈRE MESSE QU’ELLE ENTEND — LES EXEMPLES DE SON PÈRE, DE SA MÈRE — LE CATÉCHISME DE SON ONCLE

 

 

Mme Chappuis n’avait pas seulement recommandé Thérèse à Dieu avant sa naissance, elle l’avait environnée, pendant sa première enfance, de tous les soins possibles, afin de conserver cette chère petite, qu’elle regardait comme un précieux trésor et comme l’enfant du miracle. La petite Thérèse était restée, en effet, très délicate, sujette à des spasmes fréquents et douloureux, triste suite des circonstances dans lesquelles elle était née.

Sa mère n’avait pas moins de sollicitude pour son âme. Dès les premières lueurs de la raison, elle lui inculquait l’amour de Notre-Seigneur, une douce confiance en Dieu, un amour très grand pour la vertu et un éloignement absolu pour tout ce qui pouvait être répréhensible. Cette semence, jetée avec intelligence et amour dans cette petite âme, ne pouvait manquer d’y germer et de s’y développer. Aussi la petite Thérèse pouvait à peine parler, que déjà elle témoignait par des signes combien elle aimait les objets de dévotion. Lorsque sa mère la faisait prier, tout son petit être se recueillait d’une façon admirable; on la voyait joindre ses petites mains, et sa physionomie prenait une telle expression, que les personnes présentes s’écriaient : « Ce sera une sainte plus tard. » Pendant toute sa vie elle conserva dans la prière cette attitude et cette expression de candeur, ce charme d’un enfant qui parle à Dieu dans toute l’effusion de son âme. Elle m’a souvent dit que, dès ce moment, elle se sentait

tout enveloppée de Dieu, et qu’elle éprouvait en sa présence un sentiment de confiance et d’abandon si grand, qu’elle n’aurait pu appeler le bon Dieu autrement que son Père. Elle aimait à assister à la prière que l’on faisait en commun dans la famille. Soixante-quinze ans plus tard, il lui semblait qu’elle avait encore dans l’oreille le son de la voix de son père disant gravement la formule de la prière, et celle de ses frères et de ses soeurs répondant sur tous les tons propres à leur âge.

Thérèse était avide de toutes les petites dévotions que sa mère faisait faire à ses soeurs plus âgées, et il lui semblait qu’elle avait droit d’y être admise comme ses aînées. Cependant une chose la peinait : elle avait remarqué quelque mystère à propos des exercices de piété qui se faisaient dans la famille. On ne lui disait pas tout; les plus grands en étaient instruits; on  se cachait d’elle. Elle va trouver sa mère, l’embrasse et lui dit : « Mère, vous ne m’aimez donc pas? Que fait-on pendant la nuit? Mes frères et mes soeurs se lèvent, je les entends marcher tout doucement; vous sortez de la maison où allez-vous ainsi? » Sa mère commença par lui faire observer qu’il ne fallait jamais suivre sa curiosité. Puis elle ajouta : « C’est vrai, il se passe à la maison quelque chose de mystérieux, qu’on n’a pas encore jugé bon de te montrer; mais si tu promets de n’en jamais rien dire, on t’appellera ce soir, à minuit. »

Sur l’assurance de Thérèse de garder le plus grand secret, on vint la faire lever au milieu de la nuit. Quel ne fut pas son étonnement, quand ‘elle vit dans une chambre de la maison de sa tante un autel couvert de cierges allumés, et un prêtre revêtu d’ornements sacerdotaux, qu’elle reconnut être son oncle! Tout le monde, prosterné à genoux, priait devant cet autel. Il lui sembla tout d’abord que ces choses extraordinaires devaient avoir quelque but caché et insaisissable pour son esprit; niais, à l’élévation, elle se sentit tout à coup éclairée: « Je compris tout, a-t-elle dit depuis; Dieu se révéla à moi, je vis que c’était le sacrifice du Sauveur, et j’en reçus une impression de lumières qui me sont toujours restées présentes. » Elle avait alors quatre ans.

La petite Thérèse avait été initiée au plus grand des secrets, à celui qui pouvait compromettre davantage toute la famille; mais sa discrétion extraordinaire autorisait cette confiance, et permettait à sa mère de ne plus se cacher, quand elle préparait ce qui était nécessaire à la nourriture et aux vêtements des prêtres émigrés qui venaient se réfugier à la maison de M. Chappuis.

Thérèse était vivement impressionnée de ce qu’elle entendait dire de ces martyrs de la foi, et elle se prenait à regretter de n’être pas un homme, afin de pouvoir donner aussi au bon Dieu un témoignage généreux de sa fidélité. Dès lors elle conçut pour les prêtres une vénération qu’elle a toujours gardée, et qu elle témoignait constamment à tous les prêtres avec lesquels elle se trouvait en rapport.

Non seulement son respect pour les ministres de Dieu lui était communiqué par l’exemple de sa mère et de tous les siens, mais l’amour du devoir, le respect pour la vérité et pour la justice lui étaient inculqués par toute la conduite de son père, M. Chappuis. Elle aimait à nous rappeler une de ses premières lumières sur l’obligation des devoirs de son état.

M. Chappuis exerçait momentanément dans son village les fonctions de juge. Un jour, il céda à la fatigue et n’assista pas à l’audience, où l’on devait juger un homme dont l’innocence ne lui paraissait pas douteuse. L’homme fut jugé, et M. Chappuis eut la douleur d’apprendre que cet innocent avait été condamné et exécuté sur-le-champ. Il se reprocha amèrement ce qu’il appelait un manque à son devoir. Plus tard il fit dire des messes pour le repos de l’âme du défunt, et il aida sa famille de tout son pouvoir. Thérèse dut, comme ses frères aînés, prier pour le pauvre condamné; elle n’oublia jamais cette leçon du devoir et de l’honneur,-qui, dans sa pensée d’enfant, grandissait son père et l’élevait au-dessus de tout ce qu’elle pouvait imaginer de plus digne et de plus respectable.

D’un autre côté, sa mère était l’image de toutes les vertus domestiques. Ses soins, sa sollicitude pour chacun de ses enfants, son bon jugement, sa charité dévouée pour les pauvres, et surtout pour les prêtres exilés de France, touchaient vivement la petite Thérèse. II en était de même des leçons de piété, de patience et de discrétion qu’elle recevait de sa mère; car Mme Chappuis possédait et pratiquait ces vertus jusqu’à l’héroïsme. Plusieurs fois, pendant la révolution, elle exposa sa vie en recueillant chez elle des prêtres poursuivis par le gouvernement d’alors; et, quand elle put craindre que sa maison ne fût défoncée comme un refuge de prêtres bannis, elle leur donna asile dans une de leurs fermes.

Un jour, elle emportait sur ses épaules un matelas destiné à un pauvre prêtre qui venait d’arriver de France, quand elle rencontra M. Chappuis, qui lui dit vivement: « Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez, à quoi vous exposez nos enfants et moi! Si j’étais interrogé, il me serait impossible de mentir et de ne pas avouer ce que vous faites. » Dans la suite,

M. Chappuis ne passa plus par ce chemin; et la bonne dame n’en continua pas moins son service de dévouement et de charité.

La première éducation chrétienne de Thérèse trouvait encore un secours bien puissant dans son oncle maternel, vénérable et saint prêtre qui était resté caché à Soyhières pendant la révolution, comme nous l’avons dit au précédent chapitre.

Aussitôt que les lois de proscription se furent un peu adoucies, le bon M. Fleury sortit de la cachette où il s’était enseveli; mais sa santé, altérée par toutes les souffrances d’une si longue réclusion, ne lui permettait plus de se livrer à un ministère actif. Il se consacra tout entier à l’éducation des enfants de sa nièce. Il habitait avec une de ses soeurs, qui ne s’était pas mariée, une maison voisine de celle de M. Chappuis; aussi la maison de l’oncle était-elle constamment envahie par tout ce petit peuple d’enfants, au nombre de huit ou neuf. C’est là qu’on venait dîner les jours de récompense; c’était auprès de la tante qu’on était sûr de trouver une avocate pour obtenir le pardon d’une faute; c’était la tante qui préparait les meilleures parties de plaisir, qui intervenait dans toutes les questions, qui résolvait toutes les difficultés et apaisait tous les différends.

L’oncle avait un autre rôle: il faisait le catéchisme. Quand, après les jeux, venait l’heure où l’oncle attendait son auditoire, on le voyait assis dans un grand fauteuil; chacun se rangeait autour de lui, selon son âge, et aussitôt la leçon commençait. « Nous sommes créés pour connaître, aimer et servir Dieu. Dieu est fidèle, il ne peut se tromper ni nous tromper. » C’était par ces paroles que commençait toujours et invariablement le catéchisme. Ces paroles, dites d’une voix grave et sonore, impressionnaient ces jeunes enfants. Quelquefois le catéchiste les accompagnait d’un commentaire; d’autres fois il reprenait la suite de ses explications, ou entrait en matière sur un autre sujet. « Ce début, toujours le même, nous mettait dans l’âme, m’a dit souvent la bonne Mère, un fonds de foi sérieuse et convaincue, qui nous est toujours resté. » Cette foi vive a dominé, en effet, toute la vie de la bonne Mère, et la suite a montré de quelle influence elle a été sur ses frères et ses soeurs, puisque sur huit arrivés à l’âge de suivre une carrière, six se sont faits religieux, et les deux qui sont restés dans le monde ont donné l’exemple des plus vraies et des plus solides vertus chrétiennes.

Thérèse n’était pas la moins attentive au catéchisme. Le catéchisme avait pour elle la préférence sur toutes les autres leçons. Aussi, quoique l’une des plus petites, elle recevait souvent la mission d’aller voir si l’oncle était prêt à commencer. Elle se glissait alors sur le fourneau de la chambre où le bon oncle lisait son bréviaire, se tapissait sur le degré le plus élevé du poêle, et suivait de là, page à page, la lecture du bréviaire.

Quelquefois c’était long, d’autres fois c’était beaucoup plus court. « Il prend l’image rouge! » disait-elle aux autres. L’oncle se servait toujours de l’image rouge pour marquer l’endroit où il s’arrêtait dans son bréviaire. Aussitôt tout le monde arrivait sagement se mettre à sa place. Les plus petits n’apprenaient qu’une ou deux questions du chapitre, les grands l’apprenaient en entier.

« Ce catéchisme se composait d’un gros volume, dans lequel toute la doctrine se trouvait longuement et clairement exposée. C’était vraiment une théologie, nous disait la bonne Mère; dans la suite, je n’ai rien appris en instruction religieuse que je n’eusse entendu au catéchisme de mon oncle. »

Le cher oncle profitait de toutes les circonstances pour affermir leur foi et former leurs âmes. Les événements de famille, les circonstances les plus fortuites, lui fournissaient l’occasion de régler leur jugement sur les principes de la foi, et d’affectionner leurs coeurs aux dogmes et aux pratiques de notre sainte religion.

Les lois du temps permettaient bien aux prêtres de reparaître, mais elles leur refusaient le droit d’exercer leur saint ministère. Un soir, M. Fleury est appelé près d’un malade, pour  lui porter en secret les derniers sacrements. Il invoque son bon ange, et il se met en marche; mais voici qu’au détour d’un -chemin il se sent pressé de quitter la voie qu’il avait prise, et qui était de beaucoup la plus courte, pour en prendre une autre bien plus longue. À son retour, on vient lui apprendre que les gens du gouvernement l’attendaient sur le chemin qu’il avait quitté. On devait, s’il eût été pris, lui faire payer de sa tête la transgression aux lois. Le lendemain, le sujet de l’instruction fut sur la confiance que l’on doit avoir aux saints anges, et sur l’efficacité de la prière qu’on leur adresses

 

 

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CHAPITRE III

LES FRÈRES ET LES SOEURS DE LA BONNE MÈRE — PREMIÈRE ENFANCE DE THÉRÈSE — SA RÉPUGNANCE POUR LES JOUETS — ELLE DEVIENT LA MESSAGÈRE DES PRÊTRES CACHÉS

 

 

Il nous a paru bon de donner ici la liste des frères et des soeurs de la bonne Mère. Leur histoire se trouve nécessairement mêlée à la sienne pendant les années qu’elle passa dans sa famille avant d’entrer au couvent. Du reste, un certain nombre de faits, qui témoignent de ses vertus, se rattachent aux rapports qu’elle a eus avec ses frères et ses soeurs.

Thérèse était la septième des onze enfants de M. Chappuis. L’aîné, Xavier Chappuis, se maria à une jeune fille du pays aussi vertueuse que lui. Nous avons un certain nombre de lettres de la bonne Mère, qui expriment l’affection et le respect que lui inspiraient les qualités de coeur et les vertus de ce frère aîné. Nous le verrons de temps en temps apparaître dans cette vie. Ce fut un fervent chrétien qui édifia constamment Soyhières, où il s’était fixé comme chef de la famille. Il mourut sans enfants, le 23 octobre 1857.

Jean-Baptiste-Fidèle, né le 21 octobre 1784, mort chrétiennement le 29 octobre 1811 à Jassy en Moldavie, où il remplissait les fonctions de précepteur, en attendant que les vicissitudes du temps lui permissent de réaliser son projet d’entrer dans le sacerdoce.

Après lui, vinrent successivement augmenter la famille:

Marie-Joseph-Catherine, devenue plus tard soeur Louise-Raphaël, longtemps supérieure de la Visitation de Mâcon, et fondatrice de la Visitation d’Autun.

Marie-Anne-Barbe, mariée à M. Sermet, la seule de la famille qui ait eu des enfants. Nous verrons dans la suite comment la famille de Mme Sermet a continué les pieuses traditions des Chappuis.

Georges-François, mort à vingt et un ans, le 2 décembre 1840, le plus rapproché par l’âge de la bonne Mère, celui pour lequel elle avait plus d’affection et qui lui ressemblait davantage par la piété et les dispositions de l’âme.

Marie -Thérèse, qui mourut cinq jours après sa naissance et qui laissa son nom à sa soeur MarieThérèse, dont nous écrivons la vie.

Pierre-Joseph-Sigismond, jésuite, longtemps procureur au collège de Fribourg, qu’il dut abandonner à l’occasion des affaires du Sonderbund. Il mourut à Münster, le 26 avril 1867.

Marie-Catherine-Barbe, née le 23 janvier 1796, religieuse capucine au couvent de Montorge à Fribourg, décédée le 25 février 1870.

Marie-Barbe-Rose, née le 30 juin 1800, religieuse de la Visitation de Mâcon, décédée à Mâcon en 1884.

Charles-Louis-Henri, né le 3 juillet 1802, jésuite, professeur de théologie et directeur du collège d’Estavayer, près Fribourg, décédé le 17 mai 1867 à Münster, en Westphalie.

C’est au milieu de cette nombreuse famille que se passèrent les vingt-deux premières années de la vie de la bonne Mère. Vingt-deux ans, c’est un grand espace dans la vie d’une sainte!

Si la modestie de la famille n’avait pas cherché à tenir secrets une foule de détails, si la bonne Mère surtout n’avait pas employé tous les moyens pour voiler ces premiers temps de sa vie, nous aurions certainement une ample matière pour édifier nos lecteurs. Celui qui écrit ces lignes est bien allé, voyageur solitaire, rechercher dans les lieux mêmes, peu de temps après- la mort de la bonne Mère, les souvenirs qui restaient dans la mémoire des vieillards. Il en a retrouvé encore quelques-uns; mais de quoi peut-on se rappeler après soixante ans d’absence? Cependant il a recueilli de la bouche de vieux serviteurs de la maison des détails circonstanciés et gracieux qui témoignent tous du caractère charmant, de la douceur, de la piété de Mlle Thérèse.

Une bonne vieille plus qu’octogénaire, qui avait servi pendant toute sa jeunesse chez M. Chappuis, Barbe, était accroupie sur son lit, tenant en main un gros chapelet dont elle récitait les Ave à haute voix lorsque j’entrai pour l’interroger sur son ancienne maîtresse. « Je viens, lui dis-je, recueillir ici des détails sur la vie de Mlle Marie-Thérèse Chappuis. Je désire les porter à notre saint-père le pape, afin qu’il puisse la faire déclarer sainte, — Oh! que vous faites bien! Quelle bonne pensée vous avez là! Dites à notre bon saint-père le pape que c’était une vraie sainte. Oh! qu’elle était bonne! comme elle était aimable, toujours égale, ne se fâchant jamais de quoi, que ce soit! Aussi comme nous l’aimions! comme elle priait bien le bon Dieu! Elle était toujours occupée à prier, soit chez sa tante, soit à l’église; ou ne lui voyait jamais lever les yeux. Ç’a été un bien gros chagrin pour tous quand elle a voulu s’en aller au couvent. Elle-même en a ressenti une grande peine; elle faisait un si rude sacrifice en nous quittant! »

Ce témoignage de piété et de douceur, je l’ai recueilli de la bouche des autres serviteurs qui avaient travaillé chez son père, et qui se plaisaient, à me redire leur admiration avec un sentiment aussi vif, aussi frais que s’ils eussent quitté leur pieuse maîtresse depuis seulement quelques mois.

C’est avec ces éléments que je vais tracer les principaux traits de cette période de la vie de la bonne Mère. Je n’oublierai pas non plus ce que, dans les confidences secrètes de son âme, j’ai pu recueillir de ses premières années, qui furent pour elle les plus heureuses et qui ne sont pas les moins dignes de notre admiration.

Nous avons fait connaître le milieu dans lequel Dieu avait placé notre chère petite Thérèse. Si la Providence a soin d’environner de tous les- éléments de vie la plante qui croît au milieu des champs, elle avait, ainsi que nous venons de le voir, pourvu abondamment aux conditions nécessaires pour protéger et faire grandir cette âme, et pour la préparer aux plus douces et aux plus fortes vertus. D’un autre côté, la petite Thérèse avait reçu de sa mère une disposition particulière à la piété et au recueillement, et de son père une force d’âme, une énergie de volonté et une rectitude de jugement peu ordinaires, Elle aimait passionnément le vrai et le beau. La grâce de son baptême avait fortifié et développé les qualités naturelles de son esprit et de son coeur; et, tout enfant, elle faisait présager ce qu’elle serait un jour. Les domestiques de la maison et les gens du village l’appelaient la petite sainte de M. Chappuis, et réellement elle en faisait des actes dès sa plus tendre enfance.

Sa mère avait remarqué que jamais Thérèse ne conservait aucun des jouets que les parents et les amis de la famille ont coutume de donner aux enfants. Elle recevait avec une grâce et une amabilité non pareilles ce qu’on lui offrait, et elle remerciait si affectueusement, que ceux qui lui faisaient ces petits dons en étaient touchés. Mais, après avoir regardé ces objets pendant quelques instants et exprimé combien elle les trouvait beaux, elle les portait aussitôt à sa mère et lui disait : « Voilà pour mettre dans l’armoire. » Cela fait, Thérèse n’y pensait plus et évitait de les revoir.

Mme Chappuis, en bonne mère, faisait de temps à autres de petites fêtes à ses  enfants lorsqu’on avait été sage et qu’on avait bien su son catéchisme. On organisait un goûter où rien ne manquait. Chacun trouvait là ce qu’il aimait le mieux. C’étaient des fruits du verger de l’oncle l’abbé, du miel de ses ruches, du lait des plus belles vaches de l’étable, des gâteaux sortant du four et des oeufs brouillés à la crème. Ce dernier mets était celui de Thérèse. La faiblesse de son estomac lui faisait naturellement préférer ce qui était cuit aux crudités et au laitage froid. Mais il arrivait presque toujours, d’après l’avis de Thérèse, que les oeufs à la crème étaient nécessaires à Xavier, qui revenait de faire une course ou qui rentrait de la chasse, ou bien à Fidèle, qui avait trop étudié le matin, ou bien encore à sa soeur Marie-Joseph. « Marie avait eu tant d’ouvrage! Elle était si peu forte, qu’elle en avait besoin plus que tous les autres. » Les oeufs à la crème se trouvaient ainsi partagés, et Thérèse prenait, dans les fruits qui restaient, sa part, dont elle avait toujours soin de faire l’éloge.

Un de ses proches parents avait fait le voyage de Paris, et il en avait rapporté pour Thérèse une très belle poupée à laquelle rien ne manquait; elle avait des cheveux, des yeux et une toilette de la dernière mode. Tout cela excitait l’admiration des soeurs de Thérèse et de ses petites compagnes. Thérèse la regarde avec elles; elle écoute leurs appréciations et y applaudit pour leur être agréable et pour ne pas désobliger l’oncle généreux qui lui faisait un si beau cadeau. Mais, tout le monde parti, Thérèse prend la poupée sur ses genoux, la regarde attentivement et lui pose cette question : « Qui vous a créée et mise au monde? » Mais la poupée ne répond rien. « Elle n’a pas d’âme, dit Thérèse; elle ne peut pas connaître, aimer et servir Dieu : je n’en veux pas. Et elle la jette loin d’elle avec un mouvement de dédain. Mme Chappuis demande à Thérèse ce qu’il faut faire de la poupée : Oh! la mettre dans l’armoire, » dit Thérèse, et depuis elle n’a plus voulu jamais la regarder. On a conservé longtemps dans la famille ces différents objets comme témoignage des goûts sérieux et de la raison précoce de la petite Thérèse. Sa bonne mère y voyait un avant-coureur de la sainteté de celle pour qui elle avait tant prié.

Aussi cette judicieuse mère cultivait-elle avec soin cette plante que Dieu lui avait confiée, et s’appliquait-elle constamment à développer le riche fonds qu’elle remarquait en cette enfant. Non contente de l’instruire par les mille moyens qu’une mère chrétienne a sous la main dans l’intérieur de la maison, elle la- menait auprès des pauvres et des malades qu’elle allait visiter au village. Elle lui apprenait ainsi à aimer l’aumône et à compatir aux souffrances des autres. Ce sentiment pour les pauvres s’accrut rapidement dans le coeur de Thérèse, et nous verrons dans le cours de sa vie que Dieu témoigna par plusieurs marques merveilleuses combien il avait pour agréable la charité de la bonne Mère.

Dans l’une de ces visites, faite à une jeune femme amie de sa mère, et qui était à ses derniers instants, elle fut très frappée d’entendre dire par cette mourante : « Oh ! mon Dieu! qu’il est dur de voir la lumière quand il n’est plus temps d’en profiter! » Thérèse en demanda l’explication à sa mère. Mme Chappuis lui répondit : « Cette dame a toujours été très bonne chrétienne; mais, au moment de sa mort, Dieu lui a fait voir ce qu’elle aurait pu faire pour lui, et elle éprouve le regret de ne pas y avoir pensé plus tôt. » Depuis la petite Thérèse avait coutume de dire très souvent au bon Dieu: « Oh! je vous en prie, donnez-moi la lumière quand il en est temps. C’est si triste de ne pas voir ce qu’il faut faire pour vous! » Nous verrons dans la suite combien Dieu exauça cette prière et de quelles lumières il environna constamment cette âme si fidèle dès ses premières années.

Cette fidélité à la grâce était accompagnée d’un jugement rare chez une enfant aussi jeune. Sa mère le savait et ne craignait pas de confier à Thérèse les commissions les plus délicates. Elle l’envoyait porter aux prêtres qui se tenaient cachés dans une des fermes de la famille Chappuis, à une certaine distance de Soyhières, les provisions et les repas qu’on leur préparait à la maison. Thérèse s’en allait portant son petit panier avec un air de simplicité et d’assurance qui déjouait toute supposition. Cependant, il arriva qu’un jour elle vit venir à elle sur le chemin plusieurs hommes dont la figure et les vêtements annonçaient des révolutionnaires. Aussitôt, sans se troubler, elle s’assied au bord du chemin sur son petit panier, et pendant qu’ils passent elle paraît s’occuper à cueillir les pâquerettes qui se trouvaient sous sa main. Ce jour-là le dîner eut quelques minutes de retard; elle en donna l’explication aux bons prêtres. Ceux-ci admirèrent la sagesse qui brillait dans une si jeune enfant: Thérèse avait six ans.

 

 

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CHAPITRE IV

PREMIÈRE COMMUNION DE THÉRÈSE — SON UNION AVEC DIEU — DIEU DEVIENT LE TRAIT D’UNION ENTRE ELLE ET CE QUI L’ENTOURE — RÉOUVERTURE DE L’ÉGLISE DE SOYHIÈRES — LES ATTRAITS DE THÉRÈSE POUR L’AUTEL — ELLE ENTRETIENT LA LAMPE DU SANCTUAIRE

 

Malgré la difficulté des temps, les frères et soeurs aînés de la petite Thérèse avaient fait leur première communion. Instruits et préparés par le cher oncle, constamment entourés de la vigilance d’une pieuse mère, ils avaient tous apporté à ce grand acte les dispositions désirables. Thérèse enviait leur bonheur, et elle réclamait de Dieu et de ses parents cette grâce, qu’elle mettait au-dessus de toutes les autres.

Une des meilleures dispositions pour s’approcher de la sainte table est, sans contredit, la pureté de conscience. Or notre jeune petite Thérèse n’avait certainement- pas terni la robe de son innocence baptismale par aucune faute considérable.

Qu’il me soit permis, pour l’édification de ceux qui liront cette vie, et pour la plus grande gloire de Dieu, de profiter ici des confidences et des entretiens de la bonne Mère. Ce que j’en ai appris, en dehors du saint tribunal de la pénitence, m’autorise à affirmer que, ni dans ses pensées, ni dans ses paroles, ni dans aucune action, elle n’a offensé Dieu d’une manière grave.

Ce qu’elle se reprochait le plus, avant sa première communion, était un acte de taquinerie peu convenable envers une petite fille qu’elle avait voulu fâcher et faire crier.

La révolution française, qui s’était étendue jusque sur cette partie de la Suisse qu’habitait M. Chappuis, rendait toujours impossible tout exercice extérieur du culte. Les prêtres n’osaient pas y reparaître en public, et, si la persécution officielle était moins violente, les trahisons étaient peut-être plus redoutables. Un grand nombre d’étrangers avaient envahi le pays, et les familles chrétiennes avaient tout à craindre des dispositions hostiles et haineuses de ces aventuriers. On se cachait donc, et, si la guillotine n’était plus à craindre, on redoutait les dénonciations et la persécution. Elles ne, manquaient pas à ceux qui voulaient rester fidèles.

C’était en secret qu’on assistait au saint sacrifice de la messe; c’était comme à la dérobée qu’on allait se confesser et communier, et l’on avait grand soin de le faire sans aucun témoin.

Cependant Thérèse avait déjà obtenu la grâce de pouvoir se confesser à son oncle, le vénérable abbé Fleury; mais elle désirait vivement la sainte communion. Elle allait avoir huit ans. Depuis déjà plus de quatre ans, elle avait reçu de Dieu la lumière la plus claire et la plus pénétrante de l’auguste mystère de la sainte Eucharistie. Elle avait tout compris à cette première messe à laquelle elle avait assisté au milieu de la nuit, dans la maison solitaire de sa tante. A partir de ce moment, son amour pour le Sauveur caché sous ce voile de sa divine charité n’avait fait que grandir, et c’était perpétuellement qu’elle le cherchait, qu’elle l’adorait, et qu’elle lui témoignait, par tous les élans de son âme, combien elle désirait s’unir à lui. Le cher oncle et sa famille, connaissant ces ardeurs, décidèrent qu’il était à propos de lui faire faire sa première communion, malgré son jeune âge.

Cette grande fête de famille pour tous les parents de la jeune Thérèse devait coïncider avec un grand événement pour l’Eglise. Le général Bonaparte avait songé à une réconciliation avec le saint-siège, et l’on préparait en France et à Rome l’affaire du Concordat. L’exercice extérieur et public de la religion allait être rétabli dans tous les pays soumis à la France. Quand on réfléchit à cette coïncidence, n’est-on pas en droit de supposer que la première communion de notre chère petite sainte n’a pas été sans influence sur cet événement? Est-ce que souvent le cours d’un grand fleuve ne doit pas son changement de direction à un faible obstacle placé sur ses rives? D’ailleurs, où priait-on avec plus de ferveur et d’instance pour le rétablissement de la religion que dans la famille Chappuis? Y avait-il alors un grand nombre d’âmes plus dignes d’attirer les miséricordes du Seigneur que cette chère enfant, douée de tant de dons surnaturels et ornée des grâces de son innocence baptismale? Quoi qu’il en soit, on était peu de jours avant ses huit ans accomplis, et peu de jours aussi avant la signature de l’acte qui rendait la liberté à l’Eglise, que Thérèse Chappuis recevait, pour la première fois, son Dieu dans Je sacrement de son amour.

Soixante-dix ans plus tard, la bonne Mère, interrogée sur sa première communion, répondit : En ce moment, le Sauveur m’a tout donné, j’ai tout vu, et ce que j’avais reçu, et ce que je devais recevoir le reste de ma vie. A dater de ce moment, Thérèse sentit qu’elle n’était plus seule; tout sembla se transformer autour d’elle. Les pèlerinages qu’elle aimait à faire à la chapelle des Trépassés, à Notre-Dame du Forbourg, n’étaient plus pour elle une simple récréation d’enfant. Au lieu de s’y rendre en la compagnie de tous ses frères et de ses soeurs, elle y allait accompagnée de Xavier, son frère aîné, qui la suivait à distance, et qui lui laissait la liberté de prier et de s’entretenir avec Dieu. Dans ces pèlerinages, Thérèse ne suivait pas seulement les sentiments d’une dévotion affective, elle pratiquait encore des pénitences proportionnées à son âge. Le mercredi et le vendredi, elle disait à son frère : « Il faut mettre aujourd’hui de petits cailloux dans nos souliers pour monter à notre-Dame du Forbourg. » Et les enfants mettaient, en effet, tous deux des cailloux dans leurs souliers.

Allez à Soyhières, parcourez ces sentiers qui conduisent de la maison de l’oncle à Notre-Dame du Forbourg, les mêmes qu’elle franchissait; cherchez-y le Dieu qu’elle y voyait, et, je vous l’affirme, vous l’y trouverez encore.

Il ne faudrait pas croire que cette surabondance de grâces intérieures ait rendu la jeune Thérèse moins sociable; au contraire, elle devenait plus liante encore avec ses frères et ses soeurs. C’était avec plus d’aisance qu’elle leur parlait, qu’elle leur rendait de petits services; ses jeux avaient plus d’entrain, plus d’amabilité, car le bon Dieu lui disait qu’il fallait tout bien faire pour lui être agréable. Dieu devenait en quelque sorte le lien qui unissait son âme à tout ce qui l’entourait, à son pays, à la maison paternelle, a chacun de ses parents; et, si à cette, époque il lui avait fallu quitter Soyhières, ses frères, ses parents, elle m’a plusieurs fois assuré qu’elle en serait morte de douleur.

Peu après sa première communion, la petite église de Soyhières fut rendue à la piété des bons habitants du village. On y célébra la sainte messe, le saint sacrement reprit sa place au tabernacle. Ce fut une joie universelle. On se sentait revivre; des larmes de bonheur coulaient de tous les yeux; on se félicitait Dieu était revenu au milieu de ses enfants. Mais personne n’éprouva plus de bonheur que Thérèse : elle allait donc pouvoir visiter son Sauveur autant qu’elle le désirait; elle allait souvent pouvoir le recevoir réellement et substantiellement dans son sacrement ineffable. L’église, jusque-là déserte et désolée, allait devenir pour elle un séjour de vie et de délices. C’était là désormais que Dieu allait lui parler; c’est là qu’elle le verrait comme Moïse sur la montagne, comme les patriarches auprès de la pierre des témoignages.

Dès lors commença à se manifester en elle cet attrait invincible qui la portait vers l’autel où résidait Notre-Seigneur, et qui lui faisait dire à la fin de sa vie : « Mes deux plus grands sacrifices en entrant en religion ont été de quitter ma famille, et de me trouver séparée de l’autel par les grilles de la clôture. » Aussi combien de fois se rendait-elle à l’église pour y visiter Notre-Seigneur!

La Providence, qui a ses vues en tout, avait placé près de l’église sa maison paternelle et la maison de sa tante. On pénétrait à l’église par l’extrémité du jardin de son père, et la maison de sa tante n’en était séparée que par la rue étroite du village. Les anges adorateurs de Jésus au saint sacrement ont pu seuls compter le nombre de ses visites à son bien-aimé Sauveur. Elle aurait voulu ne pas s’en séparer; mais elle comprenait aussi que la meilleure manière de rester près de lui était de faire sa sainte volonté et de remplir les devoirs de son état. De sa chambre, elle apercevait la lumière de la lampe du saint sacrement; elle dirigeait de là son regard et son coeur vers l’objet divin de toutes ses affections.

Devenue un peu plus grande, elle obtint la faveur d’entretenir elle-même la lampe du sanctuaire. La ponctualité, la propreté, l’ordre, l’exactitude qu’elle apporta à cette fonction firent l’édification de la paroisse. Nous avons entendu le récit d’une ancienne servante de la maison de son père. Elle nous disait que rien au monde n’égalait la sollicitude et la dévotion de Mlle Thérèse dans cet office. « Mlle Thérèse ressemblait, disait cette bonne fille, aux séraphins qui entretiennent le feu sur l’autel. »

L’église de Soyhières devait dès lors devenir un sanctuaire privilégié. Dieu y était aimé plus qu’ailleurs, et il était dans l’ordre de sa providence d’en faire un lieu où il se manifesterait lui-même d’une manière plus sensible et plus constante. Pendant de longues années, cette église fut le théâtre de la sainteté et des oeuvres de M. l’abbé Blanchard; aujourd’hui elle est devenue un lieu de pèlerinage, où les malades viennent chercher la guérison près du tombeau de ce saint prêtre. Et, par un privilège bien touchant, elle seule, de toutes les églises de cette contrée, n’a pas été profanée par les cérémonies des vieux catholiques qui, après un essai infructueux, se sont retirés pour ne plus reparaître, Que le souffle de Dieu continue à se faire sentir, et des foules viendront à Soyhières, non seulement pour y trouver la santé du corps, mais pour y puiser, comme dans des sources fécondes, la foi, l’amour qui, dès son plus jeune âge, avaient embrasé l’âme de notre chère petite Thérèse

 

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CHAPITRE V

CE QUE THÉRÈSE ÉTUDIE DE PRÉFÉRENCE — SES TRAITS DE RESSEMBLANCE AVEC SON PÈRE ELLE EST CHOISIE PAR SES FRÈRES ET PAR SES SOEURS COMME ARBITRE ET COMME DIRECTRICE SPIRITUELLE  — THÉRÈSE ET FRANÇOIS — LEUR PÈLERINAGE A NOTRE-DAME DU FORBOURG ET A LA CHAPELLE DES DÉFUNTS

 

 

Douée comme elle l’était d’un jugement si sûr et d’un esprit si droit, Thérèse devait avoir, plus que beaucoup d’autres, une grande aptitude pour la science; mais, tout enfant, elle avait su reconnaître la meilleure part, et elle regardait la science comme chose assez vaine lorsqu’elle n’avait pas Dieu pour objet.

Ce qu’elle apprenait, ce qu’elle savait dans la perfection, c’était son catéchisme; elle lui donnait presque tout son temps; aussi Thérèse avait-elle plus que tous ses frères et soeurs le talent de répondre juste à toutes les questions du cher oncle. Pour les autres études, elle n’y apportait guère d’attrait que celui du devoir. L’étude de la grammaire et des mathématiques lui était très pénible; elle s’y rangeait pourtant, grâce à sa grande bonne volonté de faire tout pour obéir à ses parents, et aussi grâce au professeur qui se chargeait des leçons. Ce professeur était le bon oncle l’abbé, qui admirait à la fois et les dispositions pieuses de sa nièce et les efforts qu’elle savait faire pour se vaincre, en apprenant des choses qui l’intéressaient si peu.

M. Chappuis aimait ses enfants, mais il exigeait de la sagesse et de la tranquillité. Les jeux bruyants ne lui allaient pas; cela le distrayait de ses préoccupations et de ses études La troupe joyeuse se mettait au repos quand M. Chappuis paraissait; mais petit à petit chacun s’effaçait, et il ne restait plus auprès du père que la petite Thérèse. Une grande ressemblance des traits du visage et du caractère unissait M. Chappuis à sa fille. Quoiqu’elle fût encore bien jeune, il aimait à causer avec elle, et à lui parler même de choses qui auraient semblé au-dessus de la portée d’un enfant. Thérèse le comprenait, et les yeux fixés sur son père, avec l’expression de l’affection et de l’admiration la plus complète, elle lui répondait toujours à propos et avec une lucidité et un jugement qui charmaient M. Chappuis. Les frères et soeurs n’étaient pas jaloux de cette préférence; ils savaient bien que Thérèse n’en usait que pour obtenir de leur père ce qu’ils pouvaient désirer. On la choisissait ordinairement pour arbitre des différends, et pour avocat quand on avait fait quelque faute.

S’était-on querellé, frappé même, on venait chercher Thérèse, on lui exposait le fait, et ensemble on allait trouver Mme Chappuis. Chacun s’expliquait alors; le blâme était décerné au plus coupable. «Embrassez-vous maintenant, » disait Mme Chappuis, et chacun s’en allait tout à fait remis.

S’agissait-il d’obtenir une grande faveur, quelque chose qu’on avait désiré depuis longtemps et qui était du ressort de M. Chappuis, Thérèse en était seule chargée. Elle allait directement à la question près de son père. Les motifs qu’elle donnait étaient toujours trouvés bons, et elle revenait victorieuse vers la petite troupe, qui attendait anxieusement la réponse. « C’est fait, disait-elle; il faut remercier le bon Dieu et dire un Ave Maria à Notre-Dame du Forbourg. »

Mais c’est surtout dans leur petite direction spirituelle que Thérèse excellait. Ces chers enfants, élevés dans la crainte de Dieu, se reprochaient leurs fautes et en concevaient un repentir qui allait souvent jusqu’à les inquiéter et les troubler. Ils venaient alors trouver Thérèse et lui disaient dans le détail leur péché. Thérèse les écoutait, puis leur disait « Demandez-en pardon, faites un acte de contrition et n’y pensez plus. » Lorsque la faute avait été plus grave, Thérèse répondait : « Il faudra aller demander à Notre-Dame du Forbourg. » Et l’on organisait alors un pèlerinage à Notre-Dame.

Parmi les frères de Thérèse, il en était un pour lequel -elle avait plus d’affection : c’était François. François se rapprochait d’elle par son âge et par son caractère; il n’avait que deux ans de plus qu’elle. D’une nature délicate et douce, il était porté à la piété; d’une santé frêle, il avait besoin de soins et d’affection. Empêché par sa santé de prendre part aux courses, aux jeux de ses frères, il restait plus souvent à la maison, et il trouvait dans ses conversations avec Thérèse un dédommagement pour cette vie trop paisible et trop sédentaire. Aussi François et Thérèse étaient-ils des inséparables, Ensemble ils priaient, ensemble ils faisaient leurs petits pèlerinages, ensemble ils construisaient sous les grands arbres du verger des cellules pour y vivre en solitaires, pour s’en aller après, tous les deux, en paradis.

On ne saurait dire combien cette affection mutuelle de ces deux enfants développa chez eux les sentiments de la foi et les dispositions à la piété. Ils ne parlaient que du bon Dieu, que du désir de devenir un jour de grands saints. On formait des projets pour l’avenir, et après ces entretiens on se mettait à genoux et l’on priait pour son père et pour sa mère, pour les membres de la famille si nombreux et si unis.

Le plus souvent les deux enfants allaient ensemble à Notre-Dame du Forbourg. Leur mère les y envoyait pour demander à Notre-Dame la guérison d’un petit frère, la santé du bon oncle, le courage et la force dont leur père avait besoin pour remplir ses charges en ces temps d’épreuve. François et Thérèse prenaient alors le petit sentier qui, aujourd’hui encore, part de Soyhières à travers la montagne et se dirige vers la chapelle vénérée.

A moitié chemin, ils entraient pour se reposer dans une métairie qui leur appartenait. Cette métairie se trouve encadrée dans une espèce de coupe de verdure creusée dans la montagne, au milieu de hautes herbes où les vaches suisses semblent disparaître, tant le pâturage est abondant. Des bouquets de taillis sont semés çà et là sur les bords de cette coupe.

Après avoir traversé la métairie, le petit sentier reprend pour arriver bientôt à la lisière du bois, ce bois, que les exigences du site, et sans doute aussi le respect pour le sanctuaire qu’il environne, ont fait respecter par ceux qui le possèdent, est exactement aujourd’hui ce qu’il était à l’époque où la bonne Mère le parcourait enfant. Ce sont les mêmes êtres séculaires, les mêmes fontaines qui coulent au bord du petit chemin, marqué à chaque pas par des ex-voto et frayé par les pas des pèlerins de la contrée. Ce sont les mêmes fleurs; oh! qu’elles sentent bon! Ce sont les mêmes chants d’oiseaux; voilà encore ces nids comme ils en trouvaient ensemble. C’est bien là ce qu’elle nous a dépeint tant de fois avec émotion; c’est bien là le petit sentier qui conduisait François et Thérèse au pèlerinage où les en

voyait leur mère.

Une grande peine attendait ces heureux enfants et devait encore augmenter leur mutuelle affection. François, délicat, comme nous l’avons dit, et d’une complexion faible, s’était un jour aventuré à faire seul une grande course dans la montagne. L’heure du repas arrivait. Craignant de donner de l’inquiétude à ses parents, il avait hâté le pas pour rentrer à la maison. La lassitude le forçant de s’arrêter, il entra dans une de ces petites grottes qu’on rencontre si fréquemment dans les rochers de la montagne et qui, par leur humidité et leur fraîcheur, sont souvent mortelles au voyageur fatigué qui a l’imprudence de s’y asseoir.

C’est ce qui arriva au pauvre enfant. En quelques minutes il contracta la longue maladie de poitrine qui devait le faire souffrir pendant près de onze ans pour l’enlever ensuite à l’affection de sa famille. Quand François rentra, on fut obligé de le mettre au lit. Il y fut longtemps malade et ne s’en releva que pour traîner cette existence triste et pleine de mélancolie qui est le partage des malheureux poitrinaires. Cette maladie rendit Thérèse plus attentive à donner des soins à son frère et ne fit qu’augmenter l’ardeur de leurs désirs pour Dieu et leurs souhaits du ciel. Quand François fut mieux et qu’il put marcher, ils allaient bien encore souvent à Notre-Dame du Forbourg; mais François paraissait affectionner davantage un autre but de promenade.

A l’autre extrémité du village, sur le versant de la même montagne, on découvre, après avoir gravi un sentier étroit et escarpé, dans un endroit désert et presque sauvage, une petite église sous le nom de Notre-Dame-des-Défunts. C’était aux temps anciens l’église paroissiale. Les gens du village la visitent comme étant consacrée aux âmes du purgatoire. On ne pouvait mieux choisir comme monument dédié à la mort.

Cette chapelle se détache sur un sol verdâtre, presque noir; quelques broussailles rares et maigres, comme celles qui se voient aux flancs des Alpes, l’environnent tristement. Par-dessus cette végétation ingrate, on a pour horizon un immense éboulement

de la montagne; les siècles ont détaché un à un les bancs de pierre qui s’élevaient à pic et qui soutenaient la lisière des bois. Des blocs se sont répandus et amoncelés çà et là sur une grande surface, jusqu’au fond d’un ravin obscur. Ils affectent tous des formes régulières et ressemblent à des pierres de taille. On dirait un amas de ruines, et on se croirait en face d’une de ces anciennes villes d’Orient, vastes nécropoles, sépulture d’un grand peuple. Quand on les considère en masse, ou seuls, isolés comme des tombeaux, la surprise, la tristesse et une immense impression de mélancolie saisissent involontairement

l’âme et la pensée.

C’était la promenade que François affectionnait; il y conduisait souvent Thérèse. François portait sur ses traits amaigris l’empreinte de la maladie qui le minait et qui devait le conduire à la mort. Il le savait et il s’en entretenait avec Thérèse, la seule confidente intime de ses pensées. « Allons prier pour les morts, lui disait-il, ce sera prier aussi pour moi; » et les deux enfants arrivaient fatigués à la petite chapelle. Après la prière d’usage ils allaient s’asseoir sur une pierre, en face de cette immense désolation de la nature. Que disaient-ils alors? François parlait d’abord de son état et de la fatigue de la route, puis il exprimait à Thérèse le bonheur qu’il aurait de quitter ce monde où il souffrait tant et d’aller voir Dieu, qui se révélait déjà à lui par une vue lumineuse et par un sentiment ineffable. Thérèse émue écoutait son frère et lui disait combien elle serait heureuse aussi de voir le bon Dieu dans le ciel, combien déjà elle aimait à penser à lui, comme elle le voyait partout et comme il se faisait sentir à elle. Et les deux enfants revenaient à la maison paternelle le coeur plein d’une pieuse émotion et embaumé du parfum de la prière.

 

 

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CHAPITRE VI

THÉRÈSE AU PENSIONNAT DE LA VISITATION —   SON RETOUR ET SES OCCUPATIONS A LA MAISON PATERNELLE — CAPTIVITÉ ET MORT DE FIDÈLE CHAPPUIS

 

Thérèse venait d’avoir douze ans. Jusque-là le cher oncle s’était chargé de son instruction. On n’avait pas voulu la confier aux soins du bon vieux maître d’école de Soyhières, qui assurément méritait bien la confiance de tout le monde par sa profonde religion et par son soin pour les enfants; mais il avait vieilli, et n’avait presque plus d’autorité dans sa classe. La bonne Mère aimait à raconter qu’un jour M. Chappuis, maire du village, avait cru devoir faire l’observation au bon vieux maître qu’il ne savait plus se faire respecter de ses élèves. « Que voulez-vous dire, monsieur le maire? avait répondu le brave homme; vous voulez dire que mes écoliers n’ont pas peur de moi, ni moi d’eux, dame! »

On résolut donc d’envoyer Thérèse au pensionnat de la Visitation de Fribourg. Ce fut pour elle l’occasion d’un sacrifice si dur, qu’elle faillit en perdre entièrement la santé et la vie. Elle aimait assurément ses maîtresses, elle estimait leurs vertus, et se trouvait naturellement portée à leur obéir; mais Fribourg n’était plus Soyhières. Elle avait laissé un père, une mère, des frères, des soeurs, et surtout un pauvre malade qui ne pouvait se passer d’elle. Ce ne fut donc qu’à force de courage et de vertu qu’elle put rester pensionnaire. Cependant ses forces physiques trahissaient son bon vouloir, et bien des fois, pendant ses trois années de pension, elle dut revenir à la maison pour se guérir et pour reprendre des forces.

Celui qui écrit cette vie a bien cherché à se renseigner sur ces trois années, dans le désir d’offrir particulièrement aux élèves des pensionnats de la Visitation un modèle achevé de la vie de pensionnaire. Pour cela il a interrogé la bonne Mère elle-même, qui lui a répondu: « Pendant ce temps-là j’ai presque toujours été malade; je ne pouvais pas faire une année entière, j’étais obligée de revenir chez nous. Je travaillais avec bonne volonté, et ce que j’aimais le mieux à apprendre, c’était ce que l’on appelle aujourd’hui l’analyse logique. L’arithmétique me faisait mal à la tête; mais je la comprenais à la première explication. Ce que je retenais le mieux, c’étaient les leçons sur le catéchisme et sur l’histoire de l’Église. Les instructions de M. l’aumônier me plaisaient, surtout lorsqu’il nous citait les conciles et les Pères de l’Église. »

J’ai interrogé à Fribourg deux ou trois anciennes religieuses qui avaient été les compagnes de pensionnat de la bonne Mère. Le souvenir de ces bonnes anciennes était tout de respect pour Thérèse Chappuis. Un seul sentiment, celui de la vénération, leur était resté dans la mémoire. Aucun fait particulier, rien d’extraordinaire ne s’était gravé dans leur esprit. Ce qu’elle a été religieuse, me disaient-elles, elle l’a  été pensionnaire. Tout, chez elle, était édification et charité. La jeune Thérèse avait compris assurément qu’une pensionnaire ne doit pas se distinguer d’entre ses compagnes, qu’e1le ne doit faire avec elles qu’un coeur et qu’une âme, et elle s’était si bien faite tout à toutes, qu’elle semblait passer inaperçue.

Mais, sous cette apparence d’uniformité, Thérèse possédait une volonté énergique et un entrain qul avait quelque chose de chevaleresque lorsqu’il était question d’entreprendre le bien. Il y a dans le jardin du monastère de la Visitation de Fribourg un petit tertre qui est devenu célèbre dans l’histoire du couvent. Les pensionnaires s’exerçaient parfois à le gravir pendant la récréation. Un jour elles se préparaient à le monter à la course, à qui arriverait la première, quand la maîtresse s’écria : « Eh bien! que celle qui arrivera la première s’engage à ne point faire la moindre faute au règlement pendant tout le temps qu’elle restera au pensionnat. » La parole n’était pas dite, que Thérèse était en haut du tertre; les autres, muettes et immobiles, restaient en bas. On marqua l’endroit où Thérèse était arrivée, on y bâtit une petite chapelle, et, pendant les retraites des pensionnaires, c’est là que l’on va s’agenouiller quand on a pris une résolution généreuse de faire ce que le bon Dieu demande.

Lorsque, plus tard, la bonne Mère rentra au monastère de Fribourg, elle y trouva plusieurs de ses anciennes compagnes, qui demandèrent à faire de nouveau leur noviciat sous sa conduite, bien qu’elle fût de toutes la plus jeune, et qu’on l’eût mise maîtresse du noviciat l’année même de sa profession.

Sa santé délicate ne l’empêchait pas de prendre part à toutes les récréations, qu’elle animait par son entrain. Dans un coin du jardin se trouvait un réservoir d’eau, qu’on avait décoré du nom de la Sarine; les poissons de la Sarine avaient fort à faire pour suivre la pâture qu’elle leur jetait, et leurs évolutions n’étaient pas une des moindres récréations du pensionnat. Ils la reconnaissaient et venaient en foule vers elle, aussitôt qu’elle arrivait sur la rive. En hiver, la neige servait à tous les jeux. Des montagnes, des grottes, des chapelles, s’élevaient par enchantement; on y creusait aussi son tombeau, en s’étendant sur la couche blanche qui venait de tomber; on y imprimait toute sa personne, puis l’on regardait la neige nouvelle qui venait vous recouvrir pour jamais. C’est ainsi que cela se passera bientôt pour nous, disait Thérèse.

Thérèse s’était résignée à la volonté de ses parents et aux convenances de sa famille, en allant au pensionnat de la Visitation de Fribourg; mais, nous l’avons dit, elle avait laissé à la maison paternelle un frère qui avait vraiment besoin d’elle, François, le jeune malade qu’elle affectionnait tant, dont elle partageait les promenades, les longues journées de langueur et de souffrance. Il se mourait de la poitrine.

Cette maladie communique à l’âme quelque chose de mélancolique et de grave qui mûrit l’homme avant l’âge. Thérèse trouvait dans la société de ce frère, qui causait peu, un moyen de recueillement, un aliment à ses douces affections et à son amour pour Dieu. Souvent, ainsi qu’elle me l’a redit elle-même, ils passaient de longues heures à savourer ensemble une parole que leur avait dite le cher oncle, ou une réflexion que leur inspirait la bonté de Dieu pour eux, ou un sentiment qu’ils éprouvaient à la vue de la beauté de la nature, de l’aspect du bois, du chant des oiseaux.

Thérèse avait fait un très grand sacrifice en vivant trois ans loin de ce frère et de tout ce qu’elle aimait. Aussi son retour fut-il pour elle une joie dont elle gardait encore l’impression longtemps après son entrée au couvent. Revenue à la maison paternelle, ses

devoirs avaient grandi; et les jeux qu’elle affectionnait dans son enfance, les longues parties avec ses frères et ses soeurs, et tous ces amusements dans lesquels son heureux caractère et sa grande innocence savaient trouver le bonheur, tout cela devait cesser pour faire place à des soins plus graves.

Le mariage de son frère aîné, l’entrée en religion de ses soeurs, les décès des uns, les départs des autres, les détails de la vie domestique auxquels sa grande amabilité et son parfait jugement devaient nécessairement la mêler, toutes ces circonstances allaient lui créer une autre existence, moins heureuse sans doute, mais plus utile et plus méritoire.

Son naturel et sa conscience la portaient, nous l’avons déjà dit, à entretenir la paix au milieu de ses frères et de ses soeurs. Elle avait pour cela un à-propos remarquable; elle savait faire tous les sacrifices nécessaires. Souvent M. Chappuis ordonnait aux aînés des choses difficiles, Thérèse les encourageait et commençait souvent elle-même la besogne commandée. Mme Chappuis, plus douce et plus condescendante, avait quelquefois un peu de peine à accommoder tout le monde; Thérèse lui venait en aide. Elle expliquait la pensée de sa mère, la faisait goûter, et trouvait le moyen de la faire exécuter mieux encore que ne le désirait cette excellente mère.

Mme Chappuis, pour exercer le jugement et le goût de ses filles, avait coutume de les emmener avec elle à la ville pour faire le choix des différents objets de toilette à leur usage. Chacune avait la liberté de prendre ce qui lui plaisait le plus, et aujourd’hui on montre encore dans la famille des coiffures de ce temps-là, étiquetées au nom de chacune des demoiselles Chappuis. C’est une relique de famille, où l’on retrouve le caractère de chacune des acheteuses.

De retour à la maison, chacune admirait ses achats; mais, comme Thérèse avait un goût plus sûr, il arrivait souvent que la robe qu’elle avait achetée paraissait plus belle. Il s’ensuivait des regrets qu’on ne pouvait pas toujours dissimuler. Thérèse s’en apercevait-elle, qu’aussitôt elle courait à sa mère et lui persuadait que la robe qui déplaisait à sa soeur avait maintenant toutes ses préférences. Elle disait vrai, car ce qu’elle préférait toujours, c’était d’être agréable aux autres et de sacrifier ses inclinations.

Cette délicatesse de sentiments ne se manifestait pas seulement à l’égard de ses soeurs; elle se faisait remarquer en toute circonstance.

On avait préparé à Soyhières et dans plusieurs villages voisins un grand pèlerinage à Notre-Dame du Forbourg. Les pèlerinages de cette époque étaient pour toutes les jeunes filles une occasion de montrer leurs toilettes et de faire connaître la fortune de leur famille. Un certain nombre de noeuds, portés sur la robe, indiquaient la quotité de la dot qu’elles devaient avoir; celles qui ne se destinaient pas au mariage ne portaient pas ce signe distinctif; mais elles avaient soin de porter dans leur coiffure des filaments d’or ou d’argent, dont le nombre ou la forme servaient à déterminer la situation de leurs parents. Or, à l’un de ces pèlerinages, Mlle Thérèse s’était habillée selon son goût. Elle n’eut qu’à jeter un regard pour remarquer combien sa toilette était plus élégante que celle des jeunes filles de Soyhières et des villages voisins. En sortant de l’église, elle entend quelques jeunes filles se dire tristement entre elles qu’elles sont bien dépassées par Mlle Thérèse. Que fait Thérèse? Arrivée devant la porte de sa tante, où passait la procession, elle entre dans la maison, défait vivement toute sa toilette, revêt ses habits les plus usés, et rejoint la procession au sortir du village. « Mais qu’avez-vous fait là? lui disent toutes les jeunes filles. — Oh! j’étais trop mal dans ma robe, et je suis allée en mettre une autre, dans laquelle je me trouve plus à l’aise pour gravir la montagne. »

Une soeur domestique de la Visitation de Mâcon, qui, dans son enfance, a servi dans la maison de M. Chappuis, m’a raconté avec attendrissement combien Mlle Thérèse était bonne. « Elle venait souvent, m’a-t-elle dit, où je faisais la vaisselle; comme j’étais encore petite et que je n’avais pas beaucoup de force, Mlle Thérèse prenait ma place, m’envoyait m’amuser, et, quand je revenais, toute ma besogne était finie. Elle n’oubliait jamais de me dire que c’était le bon Dieu que je devais remercier, parce que tout ce qui nous est bon vient de lui. »

Sa présence au milieu des domestiques leur donnait du courage. « Nous nous sentons plus forts, disaient-ils, lorsque nous la voyons; elle nous aide en nous regardant. » Mais elle était surtout chère à son père. Celui-ci la consultait, non seulement pour ses affaires temporelles, comme nous l’avons dit, mais il avait l’habitude de lui confier les peines de son âme, et de chercher près d’elle les lumières dont il pensait avoir besoin dans les circonstances difficiles où il se trouvait. Une réponse courte, catégorique, suivait toujours les questions que M. Chappuis adressait à sa fille. Lorsque Thérèse ne pouvait lui donner son sentiment dans des choses épineuses ou incertaines, elle lui répondait par une parole de confiance en Dieu, si claire et si assurée, que M. Chappuis retrouvait le calme et la paix qu’il venait chercher près d’elle.

Dans cette nombreuse famille, tous se trouvaient alors réunis, à l’exception d’un seul, un frère tombé du nid paternel par suite de la tourmente révolutionnaire. Le jeune Fidèle languissait, malade, dans les prisons militaires d’Autriche. Il avait pour compagnons de captivité des soldats et des officiers sans religion. On avait appris aussi que leurs efforts pour l’entraîner dans leur voie n’étaient pas restés sans résultat. Une certaine froideur de la part de Fidèle envers sa famille avait rendu encore plus rares les communications qui auraient pu l’entretenir dans le bien. « Ce sera l’enfant prodigue, » disait avec douleur M. Chappuis. Mais Thérèse priait et se confiait en Dieu. Or voici qu’un jour un homme d’une mise assez soignée vint trouver Fidèle dans sa prison, et, sans lui dire son nom ni d’où il venait, lui remet un petit sac de toile assez lourd. « Prenez cela, lui dit-il, et hâtez. vous de partir pour la frontière; » et il disparaît aussitôt. Le jeune homme, étonné de cette visite inattendue, ouvre le petit sac de toile et y trouve une somme en or assez ronde. Un ami a bientôt organisé sa fuite, et, profitant d’une nuit obscure et d’un épais brouillard, il escalade les murs de sa prison et en franchit les fossés au grand péril de sa vie. Il se met en marche par des chemins inconnus. Son angoisse était grande en voyant arriver le jour. Où était-il? quel chemin avait-il fait et dans quelle direction s’était-il avancé? N’allait-il pas tomber entre les mains des soldats ou des gendarmes autrichiens? C’était bien le cas de se recommander à Dieu et aux bons anges de toute la famille qui priait pour lui. Échappé à ce premier danger, il continue sa route, marchant la nuit, se cachant le jour. Enfin, harassé de fatigue et à bout de courage, il se hasarde un soir à frapper à la porte d’une petite maison isolée à quelque distance d’une ville dont on apercevait les toits. Il frappe, un vieux domestique vient ouvrir et lui parle en français. « Où suis-je? lui dit le jeune fugitif. — Vous êtes à Lemberg, chez un émigré français, ancien religieux qui s’est retiré dans ce pays pour fuir la révolution. Je suis moi-même un religieux. Nous avons, mon prieur et moi, quitté ensemble notre chartreuse, pour venir attendre ici des temps meilleurs et rentrer dans notre maison, ou bien nous préparer à nous en aller en Paradis.

— Le nom de votre prieur? — Dom François Lachat. — Mais dom François est notre parent, il est de notre pays, il nous connaît; je l’ai vu bien des fois je suis Fidèle Chappuis. » Aussitôt la porte- de dom François est ouverte, et les deux exilés sont dans les bras l’un de l’autre: Toute la journée se passe en conversations sur la famille, sur les affaires de la France, sur leur captivité. Fidèle raconte au long son départ de Vienne; comment il a été fait prisonnier par l’armée autrichienne, et sa délivrance singulière de la prison militaire. Le bon religieux lui dit à son tour comment Dieu lui a donné le temps de quitter sain et sauf son monastère, malgré les recherches des révolutionnaires; comment il se trouve en ce pays, où il peut encore faire quelque bien; comment il a pu se créer quelques ressources en donnant des leçons de langue française et de littérature.

Après ces premières émotions, le bon vieillard dit au jeune fugitif: « Mon désir serait de vous garder près de moi, mais mes ressources ne me permettraient pas de vous nourrir. Cherchez un emploi, je vous aiderai de mes démarches et de mon influence, et avec le secours de Dieu nous arriverons. » En effet, quelque temps après Fidèle entrait à titre de secrétaire chez le prince Mavrocordato, hospodar de Moldavie.

Fidèle, installé dans cette fonction délicate, ne trompa pas l’attente du prince, qui, découvrant de jour en jour les qualités du jeune homme, lui accorda de plus en plus sa confiance. Il le prit non seulement pour secrétaire, mais comme conseiller dans une foule d’affaires d’intérêt, et s’en remit à lui pour la gestion d’une grande partie de ses domaines.

Le premier usage que le jeune Chappuis fit de sa. liberté fut d’écrire longuement à sa famille, de lui redire toutes les merveilles de la Providence sur lui, de leur affirmer sa constante affection, et de les rassurer sur la conservation de sa foi et de ses pratiques religieuses. On respira dans la famille Chappuis: tout le monde se retrouvait.

Cependant la santé de Fidèle, ébranlée par tant de secousses, affaiblie par une dure captivité, commençait à donner de sérieuses inquiétudes. Le prince s’en aperçut, et, défendant à son secrétaire le travail opiniâtre auquel il se livrait, lui donna l’ordre de faire chaque jour une longue promenade. Il lui fit présent, pour cela, d’une voiture avec un attelage complet. La voiture était en fer et avait été fabriquée par des ouvriers très habiles. Le bon air, l’exercice, entretinrent pendant quelque temps cette santé chancelante; mais tout à coup le jeune malade se sentit frappé à mort. Il fit alors demander un prêtre, Mgr Berardi, missionnaire apostolique à Jassy. Le prélat vint régulièrement le visiter durant plusieurs semaines et lui apporter toutes les consolations de la religion. Enfin Fidèle, se sentant plus mal, demanda les derniers sacrements, que lui administra Mgr Berardi, accompagné d’un père jésuite ami de la famille.

A partir de ce moment, les deux prêtres ne quittèrent plus le malade, qui remit à Dieu son âme entre leurs mains avec le calme et le bonheur d’un prédestiné, le 29 octobre 1811.

 

 

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CHAPITRE VII

M. CHAPPUIS, ROTELIER — LE DINER MAIGRE DU ROI DE PRUSSE — THÉRÈSE RECHERCHE LA SOLITUDE DANS LA MAISON DE SON ONCLE L’ABBÉ — ELLE SE PLAIT A ENTENDRE LES CONFÉRENCES THÉOLOGIQUES DES PRÊTRES, LES HOTES DE SON PÈRE — ELLE TRAVAILLE POUR L’ÉGLISE DE SOYHIÈRES

 

 

Thérèse partageait son temps entre la maison de son père, celle de sa tante et l’église de sa paroisse.

La maison de M. Chappuis, telle qu’on la voit encore au petit village de Soyhières, est une grande et belle construction dont l’aspect a quelque chose de magistral qui rappelle les grandes lignes du style de Louis XIV. M. Chappuis, qui l’a fait bâtir et qui en a été lui-même l’architecte, s’est souvenu, ce semble, du palais de Versailles, où il avait passé ses belles années comme Cent-Suisse du roi. Cette grande maison était destinée à devenir une auberge.

L’état d’hôtelier, dans ce pays et à cette époque, était bien loin de faire l’impression qu’il produit aujourd’hui. Dans un pays parfaitement chrétien, de moeurs patriarcales, où toutes les familles se connaissaient à vingt lieues à la ronde, où il n’y avait d’autre commerce que celui des produits des champs et de l’étable, et où l’on ne voyait d’autres étrangers que de rares voyageurs dont le passage faisait époque dans les annales de la maison; dans un tel pays l’hospitalité avait conservé quelque chose de son caractère antique. On peut visiter dans la maison l’appartement commode, soigné et propre, destiné à recevoir gratuitement les pauvres qui venaient le soir demander à coucher pour l’amour de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère et promettaient, en retour, de prier pour le bonheur et la santé des enfants et la conservation des jours des vieillards. Aussi l’état d’hôtelier était-il alors regardé comme une espèce de magistrature. M. Chappuis était, du reste, parfois obligé de remplir la fonction de juge de son village. Sa position de maître d’auberge lui permettait à la fois de faire du bien et d’exercer un contrôle moral pour le pays et la contrée.

Cette dignité de l’hôtelier était comprise de ceux qui venaient prendre chez lui le repas du passant ou le repos du voyageur. Leur conduite, leurs paroles étaient remplies de respect et de déférence pour le maître, pour la maîtresse de la maison. Bien plus, on les prenait pour conseillers dans les affaires d’intérêt et très souvent pour les questions graves de

l’établissement des enfants, pour les questions de mariage, d’alliance avec des familles que l’on supposait être connues des maîtres de l’auberge.

Ces conditions expliquent comment M. Chappuis avait pris ce métier. La conduite de ses enfants, qui tous ont vécu saintement, témoigne bien de la vérité de ce que j’avance. La profession d’hôtelier était vraiment honorable et n’avait rien de compromettant pour l’éducation de la famille. « On pouvait alors, nous disait avec son sens si exquis Mgr Marilley, évêque de Fribourg, on pouvait alors élever et perfectionner des chrétiens dans le tracas d’une auberge. » Cela était si vrai que M. Chappuis, dont nous avons déjà signalé la sévérité, croyait pouvoir permettre à ses filles, lorsqu’il était content d’elles, d’aller à la petite trappe. La petite trappe, que l’on vous montrera dans la maison de M. Chappuis, était une petite fenêtre ouvrant sur la salle à manger de l’auberge. Cette fenêtre se trouvait dans l’office au-dessus d’un grand fourneau en faïence; on n’avait qu’à monter sur le fourneau, ouvrir le petit volet, et on assistait à toutes les conversations tenues dans la salle. C’est là qu’on apprenait les nouvelles du canton, les projets de mariage; c’est là qu’on saisissait au naturel le genre, le caractère et les singularités des paysans suisses qui venaient y fumer leur tabac tout en causant politique ou négoce. Cette récréation que tout le monde s’accordait, lorsqu’on en avait la permission, était grandement du goût des plus jeunes filles de M. Chappuis. Thérèse seule ne la recherchait guère ; elle préférait aller dans la maison du bon oncle l’abbé, où elle pouvait suivre son goût pour le recueillement et la prière.

Un fait qui témoigne du respect qu’on avait dans la maison de M. Chappuis pour les lois de la sainte Église est resté dans la mémoire de sa famille. Un vendredi de l’année 1814, arrivent vers dix heures du matin quelques courriers prussiens. C’était une avant-garde qui annonçait l’arrivée du roi et qui venait donner des ordres pour préparer le dîner de Sa Majesté. M. Chappuis commençait à s’excuser auprès de cette troupe sur l’impossibilité où il était de servir sitôt un repas royal et surtout de donner, lui catholique, un repas gras un vendredi. Une altercation vive s’engageait lorsque le roi arrive et s’informe de la cause du débat. Sire, lui dit M. Chappuis, je n’ai pas la permission de servir du gras à mes hôtes le vendredi; mais si Votre Majesté veut bien faire encore une petite demi-heure de marche, elle trouvera à Delémont une très bonne auberge tenue par M. X***, qui a demandé et obtenu de M. le curé la permission de préparer des aliments gras à ses hôtes les jours d’abstinence de l’Église. — Ah! monsieur Chappuis, reprend le roi, mais je serai enchanté de faire chez vous un dîner maigre; je n’en veux pas d’autre. »

Le chef cuisinier, furieux, refusa de se mettre à la besogne, et les domestiques de l’auberge, guidés par M. et Mme Chappuis, durent s’ingénier à trouver ce que l’on pourrait servir au roi. Pendant que le dîner du roi se prépare, le chef de cuisine du roi va et vient, cherchant querelle à tout le monde et disant que son maître sera malade de manger une pareille marmelade. Il prend alors un plat d’épinards qu’on allait faire au beurre, et il l’accommode avec du jus de viande qu’il avait trouvé dans l’office. Le repas servi, le roi se met à table, mange comme quatre de tout ce qu’on lui sert et affirme gracieusement qu’il n’a jamais rien trouvé de meilleur que les mets que lui fait servir M. Chappuis. Vient bientôt le tour du plat d’épinards préparé par le chef cuisinier; le roi en goûte et reconnaît aussitôt qu’on y a mis du jus de viande: il soupçonne l’auteur de la fraude. « Ah! pour ce mets-là, dit-il, on l’a fait mauvais, mais mauvais au possible! Je n’en veux pas goûter. Tout ce que vous m’avez donné jusqu’ici est parfait; mais que ces épinards sont détestables! Je condamne le cuisinier qui les a préparés à les avaler pour sa pénitence. »

Les domestiques de M. Chappuis n’ont jamais oublié la figure et le désappointement du chef cuisinier du roi, et la famille a gardé un beau souvenir des paroles de félicitation royale que la fermeté de son caractère et la sincérité de sa foi avaient méritées à M. Chappuis.

Thérèse s’était fait un oratoire de la chambre où elle avait entendu pour la première fois la messe. Dieu seul sait ce qu’elle a reçu de grâces dans ce cénacle de ses premières impressions. Souvent, dans le cours de sa vie, la bonne Mère m’en a parlé, et lorsque j’allai depuis faire mon pèlerinage dans cette maison, je reconnus un à un les détails de cette chambre, les boiseries qui l’environnent et le poêle à redans qui servait de cachette et d’observation pendant que le grand-oncle disait son bréviaire.

La solitude de cette maison habitée par un vieillard et sa nièce, tous les souvenirs qui s’y rattachaient, car c’était là que l’oncle l’abbé avait vécu enfermé pendant tout le temps de la révolution, le calme habituel de cette demeure, sa situation près du versant de la montagne qui en dérobe aux regards des passants tout un côté et qui lui donne l’air d’une chartreuse, en avaient fait pour Thérèse un séjour de prédilection. Elle pouvait librement se laisser aller à son attrait pour la solitude intérieure et pour les entretiens avec Dieu. Combien d’heures, combien de journées n’a-t-elle pas ainsi passées dans des communications tout intimes avec son divin Sauveur? Le maître se plaisait à l’instruire lui-même et sans aucun secours de livre et de parole humaine. Ce qui reste de ses écrits nous indique clairement que la seule action de Dieu opérait en cette âme. Elle recevait sans avoir été inspirée par aucune lecture; tout lui venait d’une lumière intérieure et spéciale. La maison du grand-oncle a donc été vraiment le sanctuaire où cette âme a reçu la lumière divine et où elle l’a entretenue dans son coeur pendant plusieurs années. C’est là qu’il faudrait établir le premier oratoire où elle sera invoquée si la sainte Église se prononce un jour sur l’héroïcité de ses vertus.

Mais son union à Dieu, si persévérante et si entière qu’elle fût, n’ôtait rien au charme qu’elle répandait dans cette demeure du vieillard. Thérèse, toujours gaie, aimable, alerte, y apportait la vie et le mouvement. Un trait la dépeint au naturel.

La nièce du cher oncle, Marie-Salomée, était encore jeune; ses bonnes manières et la fortune qu’elle pouvait attendre la désignaient au choix des prétendants du village. L’un d’eux, encouragé sans doute par quelques bonnes paroles du cher oncle, s’enhardit à venir la demander en mariage. La nièce l’apprend, et, comme elle ne voulait pas se marier, elle charge Thérèse de recevoir le postulant. Celui-ci ne se fait pas attendre; mais, dès que Marie-Salomée l’aperçoit, elle se hâte de monter dans la chambre haute et charge Thérèse de dire qu’elle n’y

est pas. Thérèse reçoit le brave garçon, lui parle de tout ce qui pouvait l’intéresser, hormis de son affaire, et après l’avoir ainsi tenu sur les charbons pendant un assez long temps : « Vous seriez sans doute content de saluer aujourd’hui ma tante, lui dit-elle; mais vous voyez, elle n’est pas ici. » Le jeune homme se retire; Thérèse le reconduit poliment à la porte, et pendant qu’il la fermait elle appelle à haute voix sa tante, de manière à être entendue et comprise du prétendant.  « Venez maintenant, dit-elle, vous pouvez être tranquille, il n’y reviendra plus. » Ce fut la vérité.

Malgré son séjour habituel chez son oncle, Thérèse ne laissait pas que de se trouver à la maison paternelle pour y rendre tous les services que l’on pouvait désirer. A cette époque les deux habitations ne se trouvaient pas séparées par la rue, qui traversait le village à un autre endroit; elles étaient réunies dans le même clos et avaient le même jardin. Thérèse continuait ses soins à François, le jeune malade dont la vie s’éteignait peu à peu. Elle le réconfortait de ses bonnes paroles et lui ouvrait, par ses excellents avis et ses vues surnaturelles, des horizons où le coeur de ce pauvre enfant trouvait d’immenses consolations. Alors recommençaient ces entretiens sur le bonheur d’être à Dieu, sur la reconnaissance qu’ils lui devaient pour leur avoir appris à l’aimer. Ces longs devis, où chacun répandait toute son âme comme un parfum, étaient en même temps un moyen d’accroître leurs connaissances des choses célestes et d’enflammer leur volonté par de nouvelles et de plus saintes ardeurs.

Thérèse avait encore un autre motif qui lui tenait au coeur de revenir de temps à autre dans la maison paternelle. La maison de M. Chappuis était la maison de tous les prêtres et de tous les religieux du canton. Ils y venaient comme chez eux : Mme Chappuis était leur providence, et M. Chappuis se plaisait à leurs entretiens et aimait à les recevoir à sa table. La jeune Thérèse, qui, par un privilège d’affection toute particulière, ne quittait presque pas son père quand il était chez lui, prenait un grand bonheur à ces conversations. Elle m’a souvent redit avec quelle dignité et quelle science ces prêtres traitaient les questions de théologie et de doctrine ecclésiastique. Plusieurs étaient docteurs en théologie, et avaient fait leurs études au collège Germanique à Rome.

M. Chappuis, suivant l’usage de ce temps, avait fait aussi lui-même quelques études théologiques. Il était le promoteur de toutes les questions, et son bon jugement, son goût pour les choses sérieuses et saintes, jetaient une grande vie et une grande lumière dans la discussion.

Thérèse, quoique jeune, comprenait tout, et son heureuse mémoire lui permettait de retenir et de classer ces documents, qui formèrent plus tard le fonds de doctrine qui lui fut si utile pour sa conduite particulière et surtout pour la direction des âmes. Ces conférences avaient de plus inspiré à la jeune Thérèse un grand sentiment de respect pour l’Église, une profonde obéissance à ses décisions, une vénération toute d’amour pour notre saint-père le pape, et un attachement des. plus sincères et des plus actifs pour les prêtres.

La vie du prêtre, ses rapports avec Dieu, son pouvoir sur Notre-Seigneur, sa mission près des âmes, tout cela l’enthousiasmait, et souvent elle se prenait à dire : « Pourquoi donc ne m’avez-vous pas fait homme? Oh! que j’aurais aimé à être votre prêtre! » Nous verrons plus tard quels étaient les desseins de Dieu sur cette jeune fi]le en lui inspirant ce respect et cet amour pour la vie et la mission du prêtre.

Thérèse disposait encore d’un certain temps en dehors de ces occupations que nous venons de signaler. Naturellement active et laborieuse, elle travaillait alors, malgré sa faible santé, pour l’église de son village. Elle excellait à faire du filet. Elle confectionna un grand nombre de nappes d’autel et d’aubes qui doivent se retrouver encore à la sacristie de Soyhières, car à la perfection du travail elle ajoutait la solidité. C’était pour s’unir à Dieu qu’elle s’occupait ainsi des travaux manuels; et qui sait si Dieu n’a pas attaché à ces ornements une grâce toute particulière? Le docte saint Prudence, évêque de Troyes, ne dit-il pas en parlant d’une aube que lui avait faite sainte Maure, jeune fille de sa ville épiscopale: « Jusqu’alors j’étais resté froid et insensible en célébrant les saints mystères. L’approche de l’autel trouvait mon coeur plus dur que le rocher, et je languissais sans vie auprès de la fontaine d’amour; mais depuis que je me suis revêtu de l’aube que Maure a travaillée de ses mains, la glace s’est fondue, l’eau a coulé par torrents de la pierre du désert, j’ai trouvé des larmes au saint autel, et mon coeur et mon âme se sont fondus en union avec le Dieu vivant? » Qui peut dire, en effet, que ces ornements travaillés des mains de la jeune Thérèse n’aient pas tout au moins contribué à la sainteté du vénéré M. Blanchard, curé de Soyhières depuis le départ de la bonne Mère? Nous avons vu, dans l’église de Soyhières, la tombe de ce saint prêtre couverte d’ex-voto rappelant des faits de guérisons merveilleuses et de protection surnaturelle. Quoi qu’il en soit, il convient de ne pas laisser égarer ces travaux si précieux. On doit également veiller à ce que, dans les différents monastères de Troyes et de Paris, on ne se dessaisisse pas des nombreux ouvrages de ce genre qu’elle a façonnés de ses mains. La piété filiale de ses enfants spirituels leur fait un devoir sacré de les conserver dans leur authenticité, afin qu’on ne puisse les confondre avec les objets venant d’une autre provenance.

Outre le soin des ornements auxquels elle veillait avec un goût et un ordre admirables, elle avait pris la charge de l’entretien de la lampe du saint Sacrement. C’était elle qui, deux fois le jour, allait donner ses soins à la lampe du sanctuaire. Elle venait chez nous, dit la bonne soeur de Mâcon, autrefois petite servante chez M. Chappuis, elle venait prendre du feu pour rallumer la lampe, parce que nous habitions une maison tout près de l’église. Je la voyais remplir cette fonction avec un respect si dévot et si soigneux que j’en étais émerveillée. Elle mettait une grâce remarquable à tout ce qu’elle faisait; mais lorsqu’il s’agissait des choses du bon Dieu, c’était bien mieux encore. Ça me donnait tant de dévotion, que je la regardais sans lui dire un mot, pendant qu’elle prenait son feu et que je la suivais des yeux jusqu’à ce qu’elle fût entrée à l’église.

 

 

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CHAPITRE VIII

L’ÉGLISE DE SOYHIÉRES — MORT DE FRANÇOIS CHAPPUIS — PREMIÈRES MARQUES DE VOCATION RELIGIEUSE DE THÉRÈSE — PÈLERINAGE A NOTRE-DAME DES ERMITES. — PREMIÈRE ENTRÉE DE THÉRÈSE AU MONASTÈRE DE LA VISITATION DE FRIBOURG — SON RETOUR DANS LA FAMILLE —SA DEUXIÈME ENTRÉE AU COUVENT

 

 

L’église était bien le lieu où Thérèse passait les plus heureux instants de sa journée. Chaque jour elle assistait au saint sacrifice de la messe. Elle faisait précéder cet exercice d’une assez longue préparation, dans laquelle son âme se disposait à recevoir les grâces que Dieu lui prodiguait en abondance; car le saint sacrifice de la messe fut toujours pour la bonne Mère l’instant où le Sauveur se communiquait à elle de la manière la plus claire, la plus positive. C’était là que Dieu lui révélait ordinairement ce qu’il était pour elle; c’était là qu’il lui donnait les vues les plus complètes sur les âmes qu’elle avait à conduire et sur les affaires qu’elle avait à traiter.

Son recueillement pendant le saint sacrifice était tel, qu’on l’aurait crue absente de son corps et toute ravie en Dieu. C’est là, au pied de l’autel, que la doctrine si sûre et si suave qui forme l’ensemble de ses écrits lui fut graduellement révélée.. Mais n’anticipons point sur l’avenir, et continuons à considérer notre chère jeune fille priant dans l’église de son village, et s’occupant du soin de l’orner et de la décorer par ses dons et par le travail de ses mains.

L’église de Soyhières, bâtie au XVIe siècle, à l’époque où la plupart de nos église furent reconstruites pour remplacer celles de la seconde période de nos édifices religieux, n’offre pas de caractère architectural; mais elle est régulière. On y entre par un petit porche surmonté d’un clocher de forme quadrangulaire. La nef est belle et large, et le sanctuaire où se trouve l’autel ne manque ni de recueillement ni d’élégance. Le plan du tabernacle placé sur l’autel a été donné par la bonne Mère. Elle l’a fait reproduire plus tard à la Visitation de Troyes.

L’église, au moment où je la visitais, en 1876, était déserte. L’impiété radicale qui a essayé de substituer le schisme des vieux catholiques à la foi romaine avait dépouillé les catholiques de leur église, et les avait contraints de se réfugier dans une misérable construction en planches. Mais Pieu n’a pas permis que l’église où notre bonne Mère avait reçu tant de grâces fût profanée par l’exercice du nouveau culte. Un curé vieux catholique essaya une seule fois de réunir les fidèles; mais, personne ne s’étant rendu à son invitation, il dut s’en aller pour ne plus reparaître.

Si jamais la Providence vous conduit à Soyhières, entrez dans ce modeste sanctuaire; informez-vous où est placé le banc de famille, ce banc où allait prier habituellement la jeune Thérèse; agenouillez-vous là et priez avec elle. Vous y trouverez encore son âme, je vous l’assure, et peut-être obtiendrez-vous du bon Dieu ce que vous avez jusqu’ici cherché vainement ailleurs.

Rentrée chez elle, Thérèse continuait ses bons soins à son père, à sa mère, et surtout à son jeune frère malade, dont l’état s’aggravait chaque jour. Enfin, le moment de la séparation de ces deux âmes si unies en Dieu et si sympathiques par caractère, le moment suprême approchait. Le courage ne manqua ni à l’un ni à l’autre. Thérèse fut la première à prévenir son frère qu’ils n’avaient plus que quelques jours à se voir sur cette terre. Elle lui recommanda de ne pas l’oublier auprès de Dieu, et elle insista pour qu’il lui obtînt de n’avoir plus jamais d’autre affection ici-bas que celle de la volonté divine, et de ne vivre que pour son saint amour. François le lui promit; il reçut les sacrements et s’endormit dans le Seigneur. Après sa mort, sa figure prit une expression céleste. Les habitants du village vinrent le visiter, et, par dévotion, lui firent toucher leurs chapelets et d’autres objets de piété. C’est un ange qui

est retourné vers Dieu, disaient-ils. François fut enterré dans le cimetière tout près de l’église. On y voit sa tombe, formée d’une grande pierre carrée; une petite croix de fer forgé la surmonte. A cette croix se trouve un bénitier qu’on avait soin de remplir d’eau bénite chaque dimanche, après l’aspersion faite à la messe, afin que les parents et les amis de la famille pussent en prendre, et s’en signer en souvenir du cher et bien-aimé défunt. Aujourd’hui le bénitier reste, mais il est desséché. On n’y verse plus l’eau sainte, l’impiété dessèche tout autour d’elle. Le jour où je visitais la tombe de François, une pluie abondante avait rempli le bénitier. Je pris de cette eau avec respect: cette eau ne venait-elle pas du ciel, et ne s’était-elle pas sanctifiée au contact de cet ange de la terre?

Jusqu’alors la vie de Thérèse, extérieurement occupée des devoirs domestiques et tout absorbée intérieurement dans la pensée et la présence de Dieu, avait suffi à son âme active et ardente. La pensée de la vie religieuse lui était bien venue parfois; mais son grand besoin était, comme elle le disait, de servir Dieu, et, pourvu qu’elle le pût faire entièrement et librement, le reste lui importait peu.

Ses pieux parents, ses frères, toute sa famille, le bon curé de la paroisse, la désignaient pour la vie religieuse : on ne pouvait la comprendre autrement. Elle-même sentait bien que sa mission était terminée dans sa famille après la mort de son jeune frère; mais la grande liberté dont elle jouissait pour tous ses pieux exercices, le bonheur inexprimable de se trouver avec des parents si bons, des frères et des soeurs si unis, si chrétiens, l’empêchaient de sentir la privation d’une vie plus retirée et plus monastique.

D’un autre côté, M. Chappuis, qui avait déjà vu partir pour le cloître l’aînée de ses filles, cherchait à retenir près de lui ses autres enfants. « Restez avec nous, leur disait-il; la maison est assez grande, il y a de quoi vous faire à chacun votre cellule. Vous pourrez contenter vos goûts de solitude et de vie religieuse; vous pourrez prier, chanter l’office, et nous serons heureux de le faire avec vous. »

Thérèse voulut avoir la réponse de Dieu sur sa vocation, et elle forma le projet d’aller la demander à Notre-Dame des Ermites. L’abbaye d’Einsiedeln se trouve éloignée de plus de trente lieues de Soyhières. En ce temps, on ne comprenait pas les pèlerinages tout à fait comme aujourd’hui. Un pèlerinage était un voyage fait à pied, en priant, en se mortifiant de toutes manières. Thérèse était d’une complexion délicate; les fréquentes maladies qu’elle avait faites dans son enfance, un mal d’estomac violent qui parfois mettait sa vie en danger, devaient faire réfléchir mûrement ses parents avant de lui permettre une semblable tentative. Assurée intérieurement que Dieu voulait qu’elle le fit, Thérèse obtint la permission. On lui donna pour compagnes trois femmes du village, et elles se mirent en route.

Le premier jour, Thérèse fut tellement fatiguée, qu’elle crut ne pas pouvoir avancer plus loin; mais la sainte communion, qu’elle fit le lendemain, lui permit de continuer son voyage. Les pèlerines mirent trois jours pour arriver. Elles prenaient leurs repas sur l’herbe du chemin et en se reposant. Le soir, elles allaient coucher chez des connaissances qui avaient coutume d’héberger les pèlerins venant des montagnes du Jura au sanctuaire de Notre-Dame.

La vue de la noble et antique abbaye, l’aspect grandiose de ses monuments, la richesse de son église, les chants des religieux, reposèrent instantanément la voyageuse. Il lui semblait, en montant les degrés du parvis, qu’elle sortait de chez elle, Elle arriva à Einsiedeln au coucher du soleil, alors qu’on sonnait l’Angélus. Elle m’a dit n’avoir jamais oublié l’impression qu’elle éprouva. C’était un sentiment d’une joie qui se mêlait à l’admiration et à la reconnaissance. Notre-Dame lui fut bien bonne et lui accorda dans son sanctuaire toutes les lumières qu’elle désirait. Après avoir reçu les réponses pour lesquelles elle était spécialement venue, elle laissa aller son âme à la contemplation des mystères de la vie de Notre-Seigneur. Elle recueillit auprès de Notre-Dame des vues si profondes et si vives sur la sainte enfance de Notre-Seigneur, sur sa vie à Nazareth, pour son obéissance, sur son travail, que, dans la suite de sa vie, la bonne Mère eut pour les fêtes et les temps consacrés à l’enfance de Notre-Seigneur une dévotion spéciale, qu’elle communiquait à toutes les personnes qui l’entouraient.

On avait compté les jours et les heures à Soyhières. M. Chappuis s’était mis en marche pour aller au-devant de sa fille. Du plus loin qu’elle l’aperçoit, elle se met à courir à sa rencontre, comme si elle n’avait aucune fatigue. Elle tombe dans ses bras, et lui raconte ce qu’elle a eu du bon Dieu, et tout ce qu’il a fait pour elle dans ce grand voyage. Tout est décidé, et Thérèse pense dès lors partir pour le couvent. Mais la fatigue du voyage de Notre-Dame des Ermites, le chagrin de la mort de son frère, avaient sensiblement affaibli sa santé; le médecin, effrayé, déclare qu’il est nécessaire de changer d’air. Thérèse demande à aller à Fribourg. Toute la famille cherche à l’en détourner; sa tante ajoute à toutes les raisons l’autorité de son affection pour elle; elle cherche à la retenir, mais Thérèse lui répond : « Il faut agir pendant que l’on voit clair. »

Conduite à Fribourg par sa mère, elle arrive au monastère pendant que l’on chantait vêpres. La fatigue, la peine dans laquelle elle se trouvait, déterminent chez elle un profond sentiment de tristesses. « Ces religieuses, dit-elle à sa mère, ne chantent pas, elles pleurent; allons-nous-en d’ici. Sur les remontrances de sa mère, elle consent néanmoins à entrer au couvent. C’était au mois de juin 1811. Elle y passa trois mois dans des tentations et des angoisses inexprimables. Le souvenir de ses parents, les joies de son enfance, cette vie de famille si heureuse, qui allait si bien à toutes ses bonnes inclinations, un dégoût incomparable et incompréhensible pour toutes les pratiques de la vie religieuse, le retrait entier de toutes les grâces et lumières que Dieu lui accordait, finirent par la persuader que Dieu la voulait peut-être ailleurs. Elle prend la résolution de partir. « Que faites-vous, ma soeur? lui dit une de ses compagnes (la Mère qui fonda plus tard le monastère de Bruxelles, la mère Gertrude Chapperon). — Je vais chercher des nids, » lui dit-elle, faisant allusion au bonheur qu’elle trouvait à cette vie de la campagne qu’elle ne pouvait abandonner.

A son retour chez elle, son épreuve intérieure sembla diminuer un peu, mais elle fut reprise par d’autres craintes. Faisait-elle la volonté du bon Dieu, ou bien plutôt la sienne propre? Est-ce qu’elle n’était pas comme Jonas, qui fuit devant la face du Seigneur? N’était-ce pas manquer à l’amour de Dieu pour elle? Telles furent les questions qu’elle se posa continuellement, et pour la solution desquelles elle allait fréquemment au pèlerinage de Forbourg.

Outre ces troubles, elle eut à subir une autre peine bien sensible. Sa famille, qui l’aimait, mais qui n’avait pas vu sans un certain déplaisir l’irrésolution de Thérèse et son retour après les adieux qui paraissaient être définitifs, lui fit un accueil assez froid. Son père ne paraissait plus avoir en elle la même confiance, et sa mère était plus réservée. Thérèse ne se sentait plus aussi libre à la maison paternelle, et il lui semblait qu’elle n’y trouvait plus sa place. Elle vivait à l’écart près de sa tante, ne prenant presque plus aucune part aux événements et aux fêtes de la famille. Dieu semblait s’être lui-même retiré; elle ne le voyait plus, et elle ne pouvait même plus bien se rendre compte de ce qu’elle avait à faire pour pratiquer les simples devoirs de la vie chrétienne.

Sainte Thérèse a parlé des souffrances qu’elle avait endurées elle-même pendant les années d’une semblable épreuve. Elle affirme qu’elles dépassent tout ce qu’elle en peut dire, que le purgatoire le plus rigoureux ne doit pas avoir de plus cruelles agonies. La bonne Mère a gardé le silence sur ces trois années d’amertume, d’isolement et de douleur. Elle n’en a jamais rien dit à aucun de ses directeurs ni de ses supérieurs. C’est entre le Sauveur et moi que cela s’est passé, disait-elle; il le sait, cela me suffit. »Trois ans se passèrent ainsi, lorsqu’un jour où elle avait prolongé plus longtemps sa prière devant l’image de la statue vénérée, elle comprit clairement que Dieu la voulait à Fribourg. Toute joyeuse, elle revient à la maison, en fait part à ses parents. « Nous devons, dit-elle, un gros bouquet à Notre-Dame du Forbourg; je le lui porterai avant de partir. » Les préparatifs faits, le grand bouquet de fleurs artificielles acheté, elle va rendre une dernière visite à cette chapelle témoin de ses combats et de ses luttes, comme des grâces spéciales dont Dieu l’avait tant de fois inondée. Elle en baise avec amour le pavé, elle baise un petit tableau où son père s’était fait représenter avec toute sa famille, en action de grâces d’une guérison miraculeuse qu’il avait obtenue par l’intercession de Notre-Dame.

Après les adieux à la famille, on se met en marche pour un nouveau départ. Cette fois, son frère aîné, Xavier Chappuis, et sa soeur Catherine l’accompagnent. Une grande partie des habitants du village veulent lui faire la conduite; M. le curé est en tête du cortège. On ne la quitte qu’après tous les témoignages possibles de regrets et d’affection.

Arrivée de nouveau à Fribourg, à peine a-t-elle franchi la porte extérieure de l’église du couvent, que ses appréhensions lui reviennent, et cette fois plus fortes que jamais. Elle veut absolument s’en retourner. Son frère aîné et sa soeur, qui reconnaissent là une tentation, l’engagent cette fois à n’y pas céder ; mais Thérèse tient bon et veut repartir. Enfin on la détermine à passer la porte de clôture, en lui promet-tant de la reprendre au bout de trois jours, si sa répugnance ne cesse pas. La porte s’ouvre, elle croit entrer dans une prison. Un froid glacial la saisit, elle recule d’un pas. La soeur portière referme vivement le verrou de la porte ;  le verrou donne un bruit strident et étrange. A ce bruit, la jeune Thérèse se trouve tout à coup changée: les répugnances tombent et font place à une lumière, à une joie intérieure qu’elle a peine à contenir. Elle va de suite au parloir, où son frère et sa soeur l’attendaient fort inquiets. « C’est une affaire finie, leur dit-elle, je suis religieuse pour toujours. »

 

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CHAPITRE IX

LE MONASTÈRE DE FRIBOURG       LA BONNE MÈRE ET SA CELLULE —  SON VŒU DE CHERCHER TOUJOURS LE BON PLAISIR DE DIEU — DIEU SE RÉVÈLE A LA NOUVELLE PRÉTENDANTE —RAPPORTS DE LA BONNE MÈRE AVEC SES COMPAGNES ET SES SUPÉRIEURES — LA MÈRE DE THOLOSAN, MAÎTRESSE DES NOVICES — ELLE CONTIENT L’EMPRESSEMENT ET LA VIVACITÉ DE SOEUR THÉRÈSE— PRISE D’HABIT: LES NOMS QU’ELLE Y REÇOIT — SA VÉNÉRATION POUR SAINT FRANÇOIS DE SALES — L’EX-VOTO DE M. ET MME CHAPPUIS OFFRANT LEURS ENFANTS A LA SAINTE VIERGE

 

Nous lisons sur les notes écrites par M. Chappuis sur le registre de famille: Le lundi 21 novembre 1814, à cinq heures et demie du matin, notre fille Thérèse est partie avec son frère Xavier et sa soeur Catherine pour aller au couvent de la Visitation de Fribourg, en Suisse. Elle avait été, le 18 courant, à Develier, faire ses adieux à son oncle Jean-Joseph Chappuis, qui lui a donné deux écus de six livres pour porter à la soeur Pacifique (quatrième soeur de Thérèse), religieuse à Montorge, et autant à la soeur Louise, et aussi deux écus de six livres pour le père Félicien et autant pour elle. Je lui ai donné douze écus de six livres pour son voyage, et je lui ai encore donné cinquante écus neufs pour les laisser à Fribourg et s’en servir quand elle en aura besoin. »

On s’aperçoit de suite de l’ordre et de l’esprit de conduite qui régnait dans cette famille.

Nous avons vu avec quelle peine la bonne Mère s’était séparée de sa famille et ce qui lui en avait coûté pour abandonner Soyhières : Soyhières si gracieux par son site, Soyhières avec ses rochers, ses bois et ses pèlerinages.

En arrivant au monastère de Fribourg, elle trouvait une compensation. La plupart des religieuses qui formaient la communauté avaient été ses maîtresses pendant qu’elle était au pensionnat; quelques-unes de ses compagnes du pensionnat étaient venues, elles aussi, s’adjoindre déjà à cette remarquable communauté. Les bons souvenirs qu’elle-même avait laissés pendant son temps de pensionnat lui préparaient un accueil et des sympathies bien marqués. D’ailleurs la maison elle-même, par son genre de construction, par l’ampleur de ses bâtiments, devait aller à son goût et lui rappeler le pays natal. Les supérieures lui donnèrent une cellule dans l’endroit le plus élevé et le plus découvert du monastère. De cette cellule on aperçoit le cours de la Sarine, qui se précipite et se perd derrière des masses de rochers, pour reparaître bientôt plus calme, entre deux versants, à travers une pelouse d’un vert profond. L’air y est si pur, qu’on suit aisément des yeux toutes lès ondulations de la rivière; le calme y est si profond, que l’on entend tous les bruits de la Sarine, tous les chants des oiseaux et les bourdonnements des insectes. C’est une solitude de poète et d’artiste; tout y élève l’âme et embellit la pensée.

En entrant dans cette cellule, la jeune Thérèse se rend compte du lieu où vont se passer les jours de sa vie. Elle en sent fortement toutes les beautés, elle les comprend, et s’adressant à Dieu : Mon Dieu, je vous remercie; vous ne m’avez jamais rien ôté! Mais aussitôt elle baisse les yeux et les ferme sur tout ce spectacle vraiment délicieux. Elle venait de prendre la résolution de ne plus jamais rien regarder et de ne plus jamais rien voir, ni de ce qu’il y a dans sa cellule, ni de ce qui apparaît au dehors.

Lorsque après soixante ans d’absence on la conduisit à la cellule qu’elle avait occupée, elle dit à la soeur qui l’accompagnait : « Tenez, je n’ai jamais vu dans cette cellule que ce petit escabeau; c’est ici que le Sauveur m’a parlé pour la première fois à Fribourg. »Le Sauveur, en effet, avait eu, dans ce lieu, avec elle les communications les plus intimes, et lui avait révélé la voie qu’elle aurait à suivre et les oeuvres qu’elle aurait à fonder.

Cet état si entier, si profond en Dieu, n’empêchait pas la jeune prétendante d’avoir en récréation, avec ses compagnes de noviciat, les rapports les plus aimables. Sa candeur, son air ouvert, ses paroles gracieuses, et surtout la charité, la dilection que l’on sentait en elle, lui gagnèrent tous les coeurs. On se sentait attiré vers elle; on ne pouvait jamais trop la regarder; sa vue reposait l’âme et portait à Dieu. D’un autre côté, elle était pour ses supérieures d’une confiance, d’une docilité, d’un abandon absolus.

Le monastère de Fribourg se composait alors d’une réunion de choix. Les belles vertus de la vie religieuse y étaient exactement pratiquées et profondément estimées. Des femmes distinguées, appartenant la plupart aux premières familles de la Suisse, partageaient les emplois du monastère. La charge de maîtresse des novices avait été confiée à la soeur Marie-Thérèse de Tholosan, femme d’un grand sens et d’un parfait discernement. C’est à son école que se formèrent toute une pléiade de jeunes religieuses que leurs talents et leurs mérites ont fait choisir pour aller gouverner et même fonder plusieurs monastères de l’institut.

La soeur Marie-Thérèse de Tholosan eut bientôt reconnu le trésor qu’elle possédait dans la jeune prétendante, et elle mit tous ses soins à la former. Dès lors, elle prédisait que cette jeune fille serait une lumière et une colonne de l’institut. Pour mieux la préparer à la mission qu’elle prévoyait, elle se mit à l’étudier de près. Ayant remarqué que soeur Thérèse était toujours empressée à faire ce qu’on désirait d’elle et que la parole était à peine achevée qu’elle répondait immédiatement : « Je le ferai bien, » elle saisit une occasion favorable pour lui faire comprendre par un regard que cette assurance lui ôtait le bénéfice du recours et de la confiance en Dieu. La jeune postulante ne l’oublia jamais depuis.

Parfois encore il lui arrivait quelques actes où l’impétuosité de son caractère lui procurait quelques mortifications. Un jour, emportant un chandelier au réfectoire, elle aperçoit devant elle un obstacle; d’un bond elle franchit ce qui lui barrait le chemin: c’était par-dessus la supérieure agenouillée à terre qu’elle venait de passer.

Cependant elle savait attendre et se contenir lorsqu’il était nécessaire. Un jour qu’elle servait au réfectoire et qu’il n’y avait plus que quelques minutes avant le dîner, la maîtresse des novices lui donna un paquet de papiers et lui recommanda d’aller les brûler soigneusement à la cuisine. Thérèse les porte, les jette l’un après l’autre au feu, et ne revient continuer son service qu’après avoir attendu pour s’assurer que tous étaient bien brûlés. Il n’y avait pas lieu de douter de la vocation de la jeune prétendante; aussi fut-elle appelée à recevoir le saint habit.

Thérèse avait espéré que ses parents assisteraient à la cérémonie de vêture; mais M. Chappuis écrivit à la supérieure la lettre suivante :

 

« Respectable Dame,

 

« J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 1er de ce mois, relativement à la prise d’habit de ma fille Thérèse, qui est fixée au 4 du mois de juin. Nous consentons volontiers à ce qu’il vous a plu de faire à cet égard, surtout puisqu’il paraît que la divine Providence en a ainsi ordonné. Les circonstances du temps, le transmarchement des troupes suisses dans l’évêché, nous empêchent d’assister à cette touchante cérémonie; mais nous tâcherons de saisir la première occasion favorable pour aller témoigner à vos dames, et à vous en particulier, toute notre reconnaissance pour les bontés dont vous ne cessez de combler nos enfants. Nous tâcherons de joindre nos prières aux vôtres, pour qu’il plaise au Tout-Puissant de répandre ses grâces sur notre fille, afin qu’elle entre dignement dans l’état où elle est appelée et qu’elle puisse reconnaître combien elle vous est redevable. De notre côté, nous manquons d’expression pour vous témoigner, Madame, toute notre reconnaissance. Mon épouse, qui partage entièrement mes sentiments, et toute notre famille, vous prient d’agréer leurs civilités et de présenter leurs hommages à madame la supérieure et à toutes les dames de votre communauté.

« En attendant le plaisir de vous présenter nos respects, j’ai l’honneur d’être, avec les sentiments de la plus haute considération,

« Votre très humble et obéissant serviteur.

 

« P.-J. CHAPPUIS.

 

« Soyhières, le 10 mai 1815. »

 

 

Ce fut le 4 juin qu’elle reçut le saint habit. On la nomma Marie-Françoise de Sales, deux noms qui rappelaient à la fois sa dévotion à la sainte Vierge et son grand et filial amour pour saint François de Sales. On peut dire qu’elle fut sa vraie fille, ainsi que nous le verrons dans toute sa vie. Nul plus qu’elle n’a peut-être porté plus loin la vénération et l’amour pour son saint fondateur. Non seulement la doctrine de saint François de Sales qu’elle étudia constamment et uniquement dans ses ouvrages, mais jusqu’à la manière de dire, de faire, de traiter les choses ; ses rapports avec le prochain, sa direction envers les âmes, et aussi et principalement sa manière de communiquer avec Dieu, tous les traits de notre admirable père étaient exactement reproduits en elle. « Tout me plaît en saint François de Sales, »avait-elle coutume de dire souvent.

Une peinture nous représente les traits de soeur Marie de Sales à l’âge de vingt-deux ans. On s’étonne de trouver sous l’habit de la religieuse une figure aussi jeune et des traits qui gardent quelque chose de la candeur d’un enfant; elle a toujours conservé cette simplicité dans ses manières, et cependant on remarque dans son regard quelque chose de profond et de parfaitement défini. Ce portrait rappelle le type que les artistes allemands ont généralement adopté pour peindre leurs figures de vierges.

M. Chappuis, pour se consoler du départ de sa fille bien-aimée, avait soin de lui envoyer, de temps à autre, des personnes de son village ou de sa famille, pour la visiter et lui en rapporter des nouvelles. C’est ainsi que nous lisons encore dans les notes de la famille : « Nicolas Cesaret partit le 29 juin 1815 pour aller à Fribourg; je lui ai donné dix-neuf louis en or pour nos filles de la Visitation. » Et encore :  « Ma belle-soeur Marie est allée à Fribourg, elle est partie le 3 août 1815. Elle a porté la pension de la soeur Pacifique, et je lui ai donné trois louis en monnaie pour porter à nos filles de la Visitation. Je lui ai dit de les donner à Thérèse, qui remettra à sa soeur Louise ce qui lui sera nécessaire. » — « Le 1er septembre 1815, ma femme et moi sommes partis pour aller à Fribourg. Nous y sommes arrivés environ à quatre heures après midi, nous y sommes restés jusqu’au mercredi. Le 3 septembre, Son éminence le nonce du saint-père a sacré l’évêque de Fribourg, et le jeudi suivant, 5 septembre, Messeigneurs ont fait leur visite dans les deux couvents, à Montorge le matin, et l’après-midi à la Visitation. Nous avons eu la permission d’entrer dans les deux couvents, et nous avons dîné avec les religieuses de Montorge au réfectoire et goûté avec celles de la Visitation sur le soir. J’ai donné à la soeur Louise-Raphaël ce que je pensais lui devoir revenir de la succession de son frère François défunt et de l’oncle curé défunt; la première somme qu’on lui enverra sera destinée à compléter ce que nous pourrions lui devoir encore sur ces deux successions; il faudra diriger son intention en ce sens et le lui dire. Par la suite, toutes les fois que l’on enverra de l’argent à la soeur Louise-Raphaël et à la soeur Marie de Sales, il faudra faire son intention : qu’on leur donne par charité pour participer aux prières qui se font dans la communauté pour les bienfaiteurs. »

Nous voyons qu’à cette époque l’on était instruit sur la doctrine et les obligations des voeux. M. Chappuis parlait comme un théologien. Ce voyage avait consolé et encouragé ces bons parents. Aussi M. et Mme Chappuis firent-ils ensemble la promesse de ne plus s’affliger des sacrifices que le départ de leurs enfants leur imposait, et, pour en perpétuer la mémoire, ils offrirent un nouvel ex-voto au sanctuaire de Notre-Dame de Forbourg. On y voit M. et Mme Chappuis présentant à la sainte Vierge tous leurs enfants. Déjà plusieurs sont revêtus de l’habit religieux; c’est Thérèse qui termine la série; les autres, plus jeunes, les suivent dans l’attitude de la prière. Ce tableau se voit parmi les nombreux ex-voto qui décorent encore aujourd’hui la chapelle de Forbourg.

 

CHAPITRE X

LE Directoire — SOEUR MARIE DE SALES ASSISTANTE DU NOVICIAT —  SA REDDITION DE COMPTE PAR ÉCRIT

 

 

L’année du noviciat, qui passe ordinairement inaperçue dans la plupart des vocations religieuses, prend ici une importance capitale. C’est pendant cette année que la soeur Marie de Sales se forma à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de sa vocation visitandine; et c’est aussi pendant cette année que Dieu se plut à lui ouvrir la voie qui devait la conduire à une union si intime avec lui, et à jeter les premières assises de l’oeuvre a laquelle il l’avait destinée Sous la conduite d’une maîtresse aussi habile que la soeur Marie-Thérèse de Tholozan, la jeune novice commença par se pénétrer du Directoire.

Le Directoire est un tout petit livre composé par saint François de Sales pour diriger les pensées du religieux. Les Constitutions règlent l’extérieur de la vie, la nature des exercices, le temps de les faire. Le Directoire assigne pour chacun de ces exercices une pensée à prendre, une intention à suivre. La Constitution, c’est l’extérieur, le corps; le Directoire, c’est l’intérieur, c’est l’âme des exercices religieux. Je ne crois pas qu’aucun fondateur ait osé entrer si avant dans le domaine de la liberté humaine. Ordonner non seulement l’emploi de vos instants, marquer heure par heure ce que vous avez à faire, mais pénétrer jusque dans le plus secret de votre âme et vous dire : Voici ce que vous aurez à penser dans telle action; voici l’intention que vous devrez avoir pour telle circonstance; vous n’aurez pas une minute du jour, de ta nuit, l’usage volontaire de la pensée; vous l’immolerez constamment sous l’empire d’une loi dont les formules s’étendent à tous les instants de votre vie : quelle servitude! ou plutôt quelle liberté! Le soldat formé et exercé ne fait-il pas instinctivement, sans effort, sans même y songer, les manoeuvres les plus compliquées? De même le religieux rompu à son Directoire entre bientôt dans une voie d’assurance, de simplicité et de paix, qui l’aide merveilleusement à accomplir, sans travail, toutes les obligations de son état.

La jeune novice se mit à suivre cette voie du Directoire avec une volonté ferme et un coup d’oeil des plus justes et des plus complets. Elle ne tarda pas à saisir et l’idée générale du Directoire et le détail des actes. Elle lés mit en pratique, et, au bout de quelques mois, elle était arrivée à ne plus avoir aucun travail à faire pour s’y maintenir constamment. L’extérieur lui coûta davantage. Vive comme elle était, il lui fallait une surveillance continuelle sur ses mouvements pour les réprimer et pour les agencer à la règle. Mais sa généreuse volonté finit par triompher de tout, et on put dès lors admirer en elle tous les dehors de la plus régulière et de la plus parfaite religieuse. Sa maîtresse ne tarda pas à la mettre assistante du noviciat. Rien n’était plus beau que de voir ses compagnes se ranger autour d’elle, Ce que ses paroles ne leur avaient pas suffisamment exprimé, son regard, sa physionomie, son attitude, le leur faisaient comprendre si vivement, qu’elles se sentaient toutes comme naturellement animées et éclairées. Ce grand travail du Directoire occupait tellement la jeune novice, qu’elle nous avouait que, pendant les premiers mois de son noviciat, elle arrivait au soir sans avoir eu le temps de s’apercevoir si elle vivait.

Le Directoire une fois compris et mis en pratique (ce qui exige pour d’autres de longues années), elle se mit entre les mains de la maîtresse des novices pour suivre la voie où Dieu l’appelait. Dans les redditions de compte de son intérieur qu’elle faisait à la maîtresse des novices, cette maîtresse expérimentée avait découvert que Dieu menait cette âme innocente par une voie toute spéciale, et loin de la détourner, comme aurait pu le faire une main moins exercée, elle lui dit de suivre simplement les attraits et les vues que Dieu lui donnerait dans son oraison, mais de lui en rendre fidèlement compte par écrit. Nous possédons ces premières pages de la vie intime de la bonne Mère avec Dieu, et nous allons en donner une courte analyse. On y verra en germe la vie intérieure de la Mère Marie de Sales et l’annonce bien marquée des oeuvres auxquelles elle était destinée. C’est un premier rayon de lumière jeté sur cette existence que nous verrons se développer, grandir, mais toujours conforme à son premier jet, sans jamais se modifier, sans jamais se démentir, sans jamais varier. Ainsi sont les oeuvres de Dieu, elles participent à sa stabilité. L’homme passe, mais Dieu demeure.

Notre bien chère novice, pour obéir à sa maitresse, commence son cahier de noviciat le jour du Sacré-Coeur de l’année 1815. C’est tout un traité de vie surnaturelle où l’on suit pas à pas la marche de la grâce, et où l’on constate la fidélité de cette privilégiée du Sauveur.

Dans un premier entretien de son âme avec Dieu, elle commence par écouter sa parole et par se donner à lui. Elle s’étonne de sa bonté, mais elle ne veut pas y mettre d’obstacle par le doute ou par la pusillanimité. Ce que Dieu lui découvre de ses desseins l’effrayerait si elle envisageait -le travail qu’elle aura à soutenir; mais elle s’encourage par la pensée qu’elle aura, dans la peine qui lui est préparée, un moyen de le dédommager des indifférences qu’elle a eues à son égard. Elle fait à Dieu des promesses de fidélité et de courage.

« Dieu tout bon, qui ne dédaignez pas de découvrir à la plus indigne de vos créatures des secrets inconnus à l’esprit humain, pénétrée de reconnaissance de cette faveur et de vos miséricordes qui s’étendent à l’infini, je vous promets, avec votre secours tout particulier, de suivre à chaque moment ce que je croirai être de votre bon plaisir. Vous avez bien voulu me faire voir que l’industrie de l’esprit humain ne peut vous agréer. Je désavoue tout pour ne m’arrêter plus que sur vous et non sur ce que vous faites en moi; je crois que cela vous plaît davantage. Je crois que j’ai besoin d’une confiance toute particulière; mon divin- Sauveur, achevez par une infinie miséricorde ce que vous avez commencé. La sanctification de la créature la plus faible et la moins capable de reconnaître vos bienfaits doit, ce me semble, vous glorifier davantage. Ce motif, supérieur à tout autre, me soutiendra dans la dépendance que vous voulez de moi. »

Dieu continue à l’éclairer; il lui fait comprendre combien elle doit mourir à elle-même, à tout regard humain, afin de se rendre digne d’être l’instrument des miséricordes divines.

« Il faut que cette raison humaine et orgueilleuse aille se briser contre une sagesse éternelle et une volonté divine; j’ai dit oui à tout, soit pour dire, soit pour faire. Aussitôt il m’est venu dans la pensée clairement qu’il fallait que je sois esclave de la miséricorde; que cette miséricorde, passant et transperçant mon coeur, diviserait l’âme de l’âme et détruirait  entièrement la nature. Il faudra soutenir cette miséricorde entre Dieu et l’objet pour qui cette miséricorde sera exercée. »

Ce qu’elle entrevoit des desseins de Dieu ne l’inquiète pas; elle sait qu’elle accomplira sa volonté sans que rien ne puisse y mettre obstacle.

« Oui, je crois fermement que vous êtes le maître de vos créatures, que vous n’avez nul besoin d’elles pour accomplir vos desseins éternels. Je reconnais que vos divines opérations, que la force de votre grâce, que le triomphe de votre amour ne sont point bornés ni par le temps, ni par le lieu, ni par la faiblesse, Dieu de sainteté, pas même par l’impureté de votre créature, que vous pouvez purifier en un moment comme il vous plaît. Aussi, pour preuve de ce que je dis, je renonce à ma manière de voir pour me soumettre à l’obéissance et aux vues qui me seront données si elles sont approuvées. »

La volonté de Dieu lui est manifestée. Il veut que sa bonté soit connue. Depuis longtemps il se fait violence pour la cacher; elle acquiesce à l’emploi que Dieu veut faire d’elle pour cette fin.

« Vous êtes, Seigneur; votre créature est comme si elle n’existait pas. Je m’abandonne à votre divin vouloir, afin qu’il soit de moi ce que de toute éternité vous avez voulu. Je veux bien tout ce que vous voudrez; je veux de plus, avec le secours de votre sainte grâce, vous faire le sacrifice de la chose qui me coûte davantage, qui est de ne pas m’arrêter volontairement sur ce que mon confesseur et ma supérieure me commanderont, rejetant toute pensée que je ne pourrais pas, que je ne suis pas capable. Vous êtes tout-puissant, ô mon Dieu; je vous fais cette promesse par obéissance. »Dieu lui confirme encore plus clairement l’oeuvre à laquelle elle doit coopérer.

Mon Dieu, vous faites connaître que votre bonté veut se manifester par des choses extérieures. J’ai vu ce matin que nous verrions d’un oeil tranquille les oeuvres du Seigneur. Dans la matinée, il a fait voir que malgré une opposition totale qu’il trouve à l’accomplissement de ses desseins, il était réglé que sa toute-puissante main s’y emploierait. Ce ne peut être que par une infinie bonté et dans le désir de la faire connaître qu’il a inventé cette miséricorde. Il eût été impossible à l’homme de l’imaginer, et quand même il l’aurait pu, il n’aurait osé y penser sans témérité.

Au milieu de toutes ces lumières elle est si humble, que la moindre apparence d’infidélité lui arrache des larmes. Elle continue à recevoir de Dieu des lumières qui lui montrent qu’elle ne doit plus vivre que pour lui, qu’elle doit tendre à la destruction d’elle-même. Elle fait tous les sacrifices qu’elle croit être réclamés de Dieu, et, à chaque sacrifice nouveau, Dieu la fait avancer dans son amour et lui découvre plus positivement ses desseins pour son oeuvre. C’est lui qui a commence l’oeuvre, il l’achèvera.

« Il me semble voir que la chose est bien avancée actuellement; des moyens établis auront leur effet. Il sera donné des paroles de vie; elles seront reçues. Je ne comprends pas ceci; mais il me semble voir quelque chose de particulier. Il pourrait bien se faire que ma tâche soit grande j’ai cru le voir en ce moment; je m’abandonne. »

Bientôt la volonté de Dieu devient plus claire, plus affirmée pour elle. Elle prédit qu’elle aura beaucoup de travaux à soutenir.

« Il me semble voir que le monde sera réformé; je dois faire la fonction d’apôtre. J’ai vu que j’aurais le fruit et les effets de la vie contemplative et active; que je serais comme séparée en deux parties : l’une appliquée immédiatement à Dieu, et l’autre au prochain pour Dieu. L’action de Notre-Seigneur sera alors plus marquante pour l’un et l’autre de ces deux états. »

Enfin tous les préparatifs sont faits; Dieu lui a montré son intention; elle s’y est soumise, elle a accepté. Notre-Seigneur achève; il lui découvre ce qu’il fera.

« Lundi, sans rien demander à Notre-Seigneur, il m’a fait voir qu’il achevait le tableau afin qu’il eût l’entière ressemblance avec son humanité sacrée. Je prendrai pour cela, a-t-il dit, des couleurs si vives, il y aura un caractère si marquant que l’on ne pourra le méconnaître...

Après ceci, j’ai compris qu’il y avait quelque chose de grand; j’ai prié mon ange gardien de vouloir offrir à Notre-Seigneur un coeur pur pour lui témoigner ma reconnaissance de ce bienfait. J’ai eu un attrait de faire la même demande à tous les choeurs des anges et aussi à la sainte Vierge, la suppliant de faire connaître à toute la cour céleste la miséricorde gratuite de Notre-Seigneur, »

 

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CHAPITRE XI

PROFESSION DE LA BONNE MÈRE —ELLE SOUHAITE DE N’ÊTRE JAMAIS AIMÉE NATURELLEMENT —VERTUS QU’ELLE PRATIQUE —SON UNIQUE ÉTUDE DES OUVRAGES DES SAINTS FONDATEURS, DES PSAUMES ET DE L’ÉVANGILE SELON SAINT JEAN

 

 

Nous avons parlé longuement de ce que la bonne Mère avait écrit de ses communications avec Dieu; il nous a semblé à propos de le faire, car, d’après ce cahier, Dieu la prépare, par différents états, à correspondre entièrement à la grâce. Cette grâce, reçue et utilisée en elle, doit se répandre au dehors, produire des fruits et des oeuvres. Elle soumet le tout à l’obéissance, se reconnaît misérable, infidèle, incapable des dons de Dieu; elle ne veut ni croire ni rien agréer de Dieu lui-même sans la permission absolue, formelle, de son confesseur et de sa supérieure.

Il viendra peut-être à certaines personnes la pensée qu’il est bien extraordinaire que Dieu se soit manifesté à une jeune novice; mais la bienheureuse Marguerite-Marie n’était-elle pas aussi novice, lorsque Notre-Seigneur lui fit les premières révélations de l’amour de son Coeur pour les hommes? N’est-ce pas à une novice qu’en 1830 furent révélés les effets merveilleux de la médaille miraculeuse? N’est-ce pas à deux enfants qu’en 4846 la sainte Vierge s’est adressée sur la montagne de la Salette? Et n’est-ce pas à une pauvre petite paysanne sans lettres ni science que Notre-Dame de Lourdes a parlé?

Une telle novice ne pouvait être retardée pour sa profession. Elle y fut admise le 9 juin 1816. Mgr Thomas Yenny, qui fut sacré le 15 septembre 1845, voulut lui-même examiner la novice. Après l’examen, il fit mander la supérieure, et lui dit Cette jeune novice sera une des religieuses les plus éminentes de votre ordre; je veux qu’elle soit ma fille aînée.

Cependant, le matin de la profession, notre chère soeur se sentit tellement pénétrée du sentiment de la grandeur de Dieu et de la sublimité de l’état religieux, que, n’osant avancer, elle suppliait de retarder. la cérémonie. « Je m’en sens trop indigne, » disait-elle. Mais Monseigneur la rassura, en lui affirmant qu’il prenait sur lui- toute la responsabilité de cet acte, et ne lui en laissait à elle que le seul bénéfice. Fille d’obéissance avant tout et par-dessus tout, elle alla joyeuse à l’autel, où elle devait s’offrir si complètement en sacrifice. Pendant la cérémonie, Dieu l’inonda de grâces et de consolations, et lui confirma tout ce qu’il lui avait dit et promis pendant son noviciat.

Il est d’usage, au moment où la religieuse est étendue sous le drap des morts, de demander à Dieu les grâces qu’elle désire pour la famille qu’elle va laisser et pour tous ceux qui lui sont chers. Elle réclame ensuite pour elle ce qu’elle pense lui être le plus utile pour son nouveau genre de vie. C’est de pieuse croyance, à la Visitation, que Dieu ne refuse rien de ce que la nouvelle professe lui demande; aussi voit-on les pensionnaires et les personnes amies de la maison apporter, pour être mis sous le drap des morts, des billets où se trouve écrit ce que l’on désire obtenir de Dieu. Notre chère soeur n’oublia aucun de ceux qui l’avaient connue et aimée, et ils étaient nombreux. Mais, pour elle, elle ne sollicita de Dieu qu’une seule chose: ce fut de n’être jamais aimée naturellement de personne.

Il y a dans cette demande, pour qui a connu la bonne Mère Marie de Sales, un acte héroïque, l’acte le plus généreux que son coeur pouvait faire. Elle consentait à sacrifier dans l’avenir ce qui aurait pu la dédommager de ce qu’elle quittait dans sa famille, où elle avait été tant appréciée et tant aimée. Mais aussi elle fondait par cet acte de courage l’oeuvre de sanctification à laquelle Dieu l’appelait personnellement, et elle donnait à l’oeuvre de son- apostolat, ainsi qu’elle l’a dit elle-même, le sens et le caractère qu’il devait avoir. « Ne travailler que pour Dieu, ne solliciter les âmes qu’à son saint amour, évitant pardessus tout de s’entreposer entre l’âme et Dieu et de chercher à s’attacher personnellement ceux et celles dont on aurait la direction; n’avoir d’autre parti que celui du Sauveur, en sorte qu’il fût vu tout seul, régnant et dominant sur les esprits, les volontés et les coeurs. »

Commencée par un tel acte, sa vie religieuse devait de suite briller par toutes les vertus propres à cette vocation. J’ai encore retrouvé à Fribourg des compagnes de la première année de vie religieuse de la soeur Marie de Sales, et, à cinquante ans de distance, elles me disaient avec une douce joie combien elle les avait édifiées par sa régularité. « Elle était toujours la première au coup de la cloche, et, malgré ses infirmités, car elle était toujours malade, nous la

voyions la première en tête de tous nos mouvements, et tout ce qu’elle faisait, elle le faisait avec une agilité et une grâce qui nous charmaient. Quoique, la plupart du temps, elle eût de violents maux d’estomac qui devaient la contraindre de se plier en deux, elle était toujours droite, se tenant, comme le marque notre sainte Mère, sans jamais chercher à s’appuyer. Au choeur, elle était immobile, et à la messe elle semblait être au-dessus de son corps. A la récréation, nous ne trouvions personne de plus aimable, personne de plus gai que la soeur Marie de Sales; il suffisait de la voir pour retrouver le contentement. Elle faisait les frais de la récréation avec un à-propos et un entrain qui animaient tout le monde. Mais c’était surtout dans les lieux réguliers qu’il faisait bon la voir. Jamais nous ne l’avons aperçue détourner son regard le long des cloîtres.

Sa démarche était si digne, que l’on sentait en ~ passant auprès d’elle une impression de respect. » — « Voici, me dit l’une d’elles en traversant le grand cloître, voici une pierre sur laquelle elle m’a un jour arrêtée pendant que j’étais sa novice. Elle medit: « Remarquez bien cette place, c’est ici que le Sauveur m’a dit quelque chose pour vous. » J’ai su depuis, ajoutait cette bonne soeur, ce que Dieu lui avait dit pour moi. »

Tel est le souvenir que la bonne Mère a laissé de cette première année dans l’esprit des soeurs qui ont eu le bonheur de la voir.

Non seulement la bonne Mère édifiait ainsi la communauté, mais elle travaillait à se perfectionner dans l’observance par l’étude sérieuse et affectueuse des écrits des saints fondateurs. Elle s’était, dès le commencement, inspirée de la recommandation de saint François de Sales dans son Directoire: « Toutes les soeurs doivent être fort attentives à se perfectionner selon leur Institut par une ponctuelle observance, rapportant à cela toutes les lumières qu’elles recevront, tant aux lectures, conférences, oraisons, confessions et prédications qu’autrement, ne prenant jamais de tout cela chose aucune qui soit contraire à leur Institut, pour bon qu’il semble être et qu’en effet il le fût; il ne le serait pas pour elles, je les en assure. »

Aussi notre très chère soeur ne voulait-elle jamais s’adonner à la lecture de certains livres mystiques, que recherchaient avec avidité la plupart des religieuses de ce temps. Elle fit des écrits de sainte de Chantal, et surtout de ceux de saint François de Sales, son étude constante. Le Directoire, les Entretiens de saint François de Sales faisaient ses délices. Chaque fois qu’elle les relisait et qu’elle les méditait, elle en recevait des lumières nouvelles.

« Je vois toujours, disait- elle, quelque chose de nouveau dans nos saints fondateurs; » et, parlant de saint François de Sales: « Tout ce qu’il dit me va; je le comprends. Je ne sais rien en dehors de ce qu’il nous a marqué... C’est le chemin le plus court pour aller à Dieu. » Aussi verrons-nous, à la fin de cet ouvrage, comment elle a su interpréter la doctrine de son bienheureux Père. Elle en est le commentateur le plus expérimenté comme la copie la plus fidèle.

Sa supérieure lui avait permis de lire l’Écriture sainte, et elle affectionnait tout particulièrement la lecture des Psaumes et celle de l’Évangéliste saint Jean. Les Psaumes allaient aux ardeurs de son âme; elle se sentait comme portée par les élans du roi-prophète, élans qui fournissaient à sa prière l’expression dont elle avait besoin pour rendre ce qu’elle éprouvait de la grandeur de Dieu, de la puissance de son amour, des merveilles de ses oeuvres. Si le temps nous le permettait, nous donnerions le commentaire qu’elle faisait de ces paroles : Vias tuas demonstra mihi, et semitas tuas edoce me. Seigneur, démontrez vos voies à mon âme, et enseignez-lui les chemins par lesquels on va jusqu’à vous. » Assez souvent les psaumes que l’on chante pendant la communion, à la Visitation, faisaient l’objet de son action de grâces. Alors son âme était comme inondée de bonheur, et semblait noyée dans un océan de lumières. Les paroles du psalmiste traduisaient sa pensée, l’agrandissaient, l’élevaient jusqu’aux opérations divines, et lui faisaient comprendre les secrets que Dieu ne manifeste qu’aux saints.

La lecture de l’Évangile selon saint Jean faisait ses délices. La conformité de son âme aimante et dévouée avec ce qui nous est dit du disciple bien-aimé avait, en quelque sorte, créé une parenté de sentiments et d’affections entre le saint apôtre et de celle qui voulait être sa disciple. Elle suivait une à une ses paroles; elle s’identifiait avec ses sentiments, et trouvait dans sa doctrine une nourriture, une vie qui s’accordait parfaitement avec son fond spirituel. C’est avec saint Jean qu’elle avait commencé sa vie religieuse; nous verrons plus tard que c’est avec saint Jean qu’elle l’a terminée.

            La haute capacité de jugement de la bonne Mère lui avait ainsi, dès le commencement, fait poser sur des fondements solides les premières bases de sa vie religieuse. Tout entière à la pratique de sa règle et tout occupée de ranger son esprit aux indications tracées par les saints fondateurs, elle se préparait à devenir, pour l’Institut de la Visitation, le flambeau destiné à éclairer toutes les observances dans leurs moindres détails, et à jeter sur le monde, par sa doctrine et par ses oeuvres, une lumière et un attrait destinés à attirer une multitude d’âmes.

 

 

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CHAPITRE XII

FONDATION DU MONASTÈRE DE METZ — LA SOEUR MARIE DE SALLES Y EXERCE LES FONCTIONS DE DÉPENSIÈRE ET DE MAÎTRESSE DES NOVICES — SES PRIVATIONS LA METTENT EN PÉRIL DE MORT — SON RETOUR A FRIBOURG

 

Le monastère de Metz fut établi, le 24 août 1633, par les soeurs du monastère de Riom, ayant à leur tête une supérieure du monastère de Moulins. Metz avait donné, avant la révolution,- une longue suite d’âmes sérieusement fondées dans les pratiques de l’observance et du véritable esprit de la Visitation; mais ce monastère ne fut pas plus épargné que les autres par la tourmente révolutionnaire. Chassées de leur maison, les soeurs furent obligées de se réfugier dans leurs familles, et un certain nombre durent demander à leur travail et même à l’aumône le pain et l’abri que les révolutionnaires venaient de leur enlever.

Notre intention n’est pas d’entrer ici dans les détails de ce que l’impiété, la mauvaise foi, la rapine firent endurer à ces saintes filles au nom de la légalité. Longtemps après, on se souvenait à Metz des vertus et des services de la Visitation, et l’on faisait des voeux pour la voir s’y rétablir; La Providence se servit pour cela d’un essai infructueux tenté par quelques bonnes personnes de la ville, qui avaient voulu se réunir en communauté sous le nom de Soeurs des Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie. C’était au mois d’octobre 1817.

Cette petite réunion, composée de six personnes, sentant qu’elle ne pouvait subsister sans se rattacher à un ordre déjà approuvé, résolut de faire appel à la Visitation. Pour cela, elles écrivirent à Fribourg, afin d’exposer leur désir et de demander des sujets. La maison de Fribourg, riche de charité et de personnel, leur envoya la soeur Déposée, Marie-Stanislas Schaller, la mère Marie-Thérèse de Tholozan, et notre chère soeur Marie de Sales. Une pareille recrue était bien capable de réconforter le courage de ces pieuses personnes, et de fonder une maison.

La suite fit voir que leur espérance était bien établie. Notre chère soeur avait eu à peine le temps de se reposer du travail qu’elle se donnait pour se former à toutes les habitudes, tant intérieures qu’extérieures, de la Visitation, qu’il lui fallut quitter son monastère, où elle avait passé une partie de son enfance au pensionnat, et les moments les plus précieux de sa vie religieuse. Elle y laissait, outre ses compagnes de noviciat, une soeur aînée, soeur Louise-Raphaël, qui déjà, à la maison paternelle, lui avait servi de mère, et qu’elle aimait tendrement; enfin elle quittait la Suisse, dont il lui avait tant de fois semblé qu’elle ne pourrait se séparer sans mourir.

Elle allait dans un pays étranger, dont elle ne connaissait pas les habitudes, sa santé était chancelante: comment s’arrangerait-elle d’un climat froid et humide? Aucune de ces considérations ne l’arrête; elle Sait qu’elle ne doit rien demander, rien refuser: elle

elle n’imposait pas des sacrifices ?»

Pendant le voyage, qui fut très fatigant et qui dura huit jours, elle ne se départit pas un seul instant de l’assujettissement de la règle, gardant fidèlement toutes les pensées du Directoire, et faisant tous ses exercices comme si elle se fût trouvée dans sa cellule et au choeur. Elle ne regarda et ne vit rien tout le long de la route, et ne prêta l’oreille à aucune parole ni à aucun bruit. Une seule fois, elle crut apercevoir la couleur du sol et la nuance du gazon des montagnes de Soyhières: elle leva les yeux pendant une seconde; mais, se reprochant cette infraction à sa clôture, qu’elle voulait garder, elle les baissa aussitôt pour ne plus les ouvrir qu’après être entrée dans la maison où elle se rendait.

Les chères soeurs de Fribourg trouvèrent, à leur arrivée, six bonnes âmes très disposées à bien faire, mais complètement étrangères aux habitudes et aux observances religieuses. De plus, le logement et les ressources de la maison étaient tout ce qu’il y avait de plus resserré et de plus pauvre. Ces bonnes filles, dans leur zèle, avaient oublié que, pour faire une communauté, il était nécessaire de pourvoir au moins aux premières exigences de la nourriture et du logement. La maison était étroite, sans air; rien n’était agencé pour le service d’un monastère. Il n’y avait ni chambres pour les emplois, ni cellules pour les soeurs; une cour étroite laissait à peine pénétrer le jour et la lumière. Quelle différence avec Fribourg, où tout était si grand, si vaste! La bonne Mère prit alors, plus que jamais, la résolution de ne faire sa demeure qu’en Dieu, et ainsi qu’elle le disait elle-même: « J’emploie mon temps à visiter les demeures qui sont en lui, et, comme elles sont innombrables, j’en ai pour longtemps. » Et encore : « Combien je découvre de choses en ces demeures cachées, où il me fait la grâce d’entrer! C’est là qu’il me montre ce qu’il est pour lui-même, et quels sont les effets que son regard sur lui produit au dehors. »

Cette nouvelle vie de solitude plus absolue fut pour la bonne Mère une occasion d’accroître sensiblement sa fidélité et ses communications avec Dieu. Je ne saurais vous dire, me répétait-elle souvent, combien Dieu m’a été bon à Metz! Tous les moments que j’y ai passés m’ont apporté quelque chose de plus particulier de lui. Je ne savais pas même si je vivais, tant l’impression de la grâce était forte et dominante. Je ne me rappelle pas une seule chose de cette maison; je ne sais ni le nombre des pièces de la maison, ni leur forme, ni leur mobilier, ni ce qui servait de choeur et de réfectoire. Je me rappelle seulement que notre cellule était bien froide, et que nous avions si peu de couvertures sur notre lit, qu’il n’était guère possible de s’y endormir, et que le lendemain matin j’avais peine à me remuer, tant j’étais engourdie par le froid.

« La nourriture n’était guère plus confortable que le local: on n’avait pas de quoi manger. L’ordinaire se composait de légumes qu’on n’avait pas le moyen d’accommoder; les haricots formaient aux trois quarts la carte des repas. Le bouillon, la viande, étaient regardés comme des mets d’infirmerie. »

Notre chère soeur avait reçu la charge de dépensière, et son bon coeur lui faisait encore enchérir sur ses privations personnelles, afin de fournir plus convenablement au reste de la communauté. Outre la charge de dépensière, elle avait celle de maîtresse des novices. Ce n’était pas chose facile à une jeune religieuse de vingt-quatre ans de diriger, de former des personnes déjà d’un certain âge, et qui avaient pris depuis longtemps des habitudes auxquelles elles tenaient visiblement. C’était une grande besogne d’amener ces esprits, nourris de leur manière de voir, aux pensées, aux vues de la vie visitandine; de leur faire comprendre que la perfection consistait bien moins, à la Visitation, dans la privation de nourriture corporelle que dans l’abstinence de la volonté et dans la mortification du jugement. Cependant la jeune maîtresse réussit admirablement à les amener à son sentiment et à les former à sa direction. Elles devinrent en très peu de temps comme de petits enfants, tout abandonnées à l’obéissance et avides des instructions et des manières de voir de leur maîtresse. Aussi formèrent-elles le premier noyau de cette admirable communauté de Metz qui, depuis ce temps, a constamment édifié l’Institut par la pratique vraie et complète des enseignements des saints fondateurs.

La bonne Mère sentait le besoin de s’encourager au milieu de tant de travaux et de privations. Elle avait prié son père de lui écrire quelques mots sur ce que le bon Dieu lui donnait pour elle. Cet excellent père répondit à sa fille bien-aimée par la lettre suivante:

 

« Malgré la répugnance que vous me connaissez avoir pour écrire des lettres, connaissant le désir que vous avez d’en recevoir de moi, je ne puis tarder plus longtemps à vous adresser la présente, pour vous dire que j’apprends avec le plus grand plaisir que votre santé se soutient et que vous êtes toujours unie d’une étroite amitié avec mesdames vos supérieures, qu’on ne saurait assez aimer et aimer. C’est une grande joie pour moi d’apprendre par vous-même votre satisfaction et votre bonheur. Vous voilà consacrée à Dieu pour toujours; je loue mille fois le choix que vous avez fait. C’est Dieu qu’il faut louer de vous l’avoir donné. Je ne doute pas que vous ne reconnaissiez de plus en plus la miséricorde du Seigneur, qui vous a tirée du monde pour vous renfermer dans votre monastère, où l’on n’a de commerce qu’ avec le Ciel, et où l’on jouit par avance des douceurs que les saints y goûtent par la paix intérieure de l’âme et par le mépris de tous les biens et plaisirs de la terre. Quelle satisfaction ce doit être que de vivre et de mourir dans une sainte maison où l’on s’applique uniquement à aimer Jésus-Christ et à le louer! Tout dépend de suivre sa vocation, puisque Dieu y proportionne ses grâces. Suivez la vôtre, ma chère fille, jouissez de la paix des élus, et ne manquez pas, en vos prières, de vous souvenir d’un père qui vous aimera toujours. J’espère de vous revoir l’année prochaine, si Dieu nous conserve la vie. En attendant ce plaisir, je suis votre attaché père.

 

 

« P.-J. CHAPPUIS.

 

« Soyhières, le 11 septembre 1818. »

 

 

Cependant la santé de la chère Soeur, si délicate, si fatiguée déjà par les efforts surhumains qu’elle avait faits sur elle pour assujettir son esprit, son coeur et toutes ses contenances à la règle, devint de plus en plus mauvaise. A la suite de vomissements fréquents et d’une faiblesse universelle, elle fut attaquée d’une fièvre violente qui mit ses jours en grand danger. Les soeurs, les médecins désespérèrent de la sauver, et on crut devoir l’en prévenir. La soeur Marie de Sales demanda à Dieu de lui faire connaître sa volonté, et elle comprit qu’il ne voulait pas l’appeler à lui, qu’il la réservait pour une missions plus longue et plus étendue. Mais la fièvre augmentait et faisait craindre une issue fatale. Le délire accompagnait souvent ces accès redoublés. « Allons-nous-en, disait la malade, allons-nous-en dans nos montagnes : on y respire. » Mais, revenue à elle, rien de plus doux, rien de plus obéissant que la chère malade. Elle ne demandait jamais rien, ne se plaignait de quoi que ce fût; elle était pour celles qui la gardaient d’une affabilité et d’une reconnaissance des plus gracieuses. Ce bel exemple achevait les leçons qu’elle donnait à ses novices, et les confirmait dans l’estime et l’affection des observances qu’elle leur apprenait.

Cette maladie donnant de graves inquiétudes à sa famille, M. son père crut devoir écrire à l’un de ses amis, curé à Lauffon, pour le prier de demander à Mgr de Fribourg de rappeler en son monastère de profession la soeur Marie de Sales. Voici la réponse de Monseigneur:

 

« Je suis bien éloigné de condamner la démarche que vous faites, par votre lettre du 16 avril, en faveur de notre chère soeur Marie de Sales. Dès que j’aurai lieu de croire que son séjour à Metz est nuisible à sa santé, je me ferai un devoir de la rappeler à Fribourg. J’ai donc chargé Mme la supérieure de Fribourg de prendre là-dessus de justes renseignements, et j’ai écrit moi-même à Mme de Tholozan, supérieure du couvent de Metz, désirant savoir au juste ce qu’il en est. Veuillez donc rassurer entièrement sur ce point la respectable famille pour laquelle vous vous intéressez, et en particulier M. et Mme Chappuis. »

Peu de temps après, sur l’avis de la Mère de Tholozan, supérieure de Metz, la chère malade fut redemandée par la maison de Fribourg. La supérieure de Fribourg, soeur Marie-Henriette de Reynold, résolut d’envoyer à la place de la soeur Marie de Sales la soeur Marie-Apolline Marmont, et elle pria M. Chappuis de vouloir bien faire accompagner la soeur Apolline par ses enfants jusqu’à Metz, et de ramener la soeur Marie de Sales à Fribourg. Voici sa lettre à M. Chappuis; elle est datée du 12 septembre 1819.

 

« Monsieur,

 

« Vous trouverez ici trois louis à compte du voyage que vous voulez bien permettre à vos chers enfants pour accompagner notre soeur Marie-Apolline, et nous ramener notre chère soeur Marie de Sales,qu’il me tarde d’embrasser et de serrer entre mes bras. Ci-joint est son obéissance de la part de Monseigneur notre évêque pour son retour parmi nous.  Je suis très mortifiée de ne pas pouvoir, dans ce moment, vous remettre plus d’argent; mais nous sommes à la veille de la foire, et je ne doute pas qu’avec votre bonté ordinaire pour notre maison vous voudrez bien faire l’avance du surplus, que nous remettrons à ceux des vôtres qui nous rendront ici notre tant désirée Marie de Sales. Si j’étais moins pressée, j’aurais l’honneur de m’entretenir plus au long avec vous; mais je n’ai que le temps de vous assurer de ma parfaite estime.

 

« Votre très humble servante,

 

« Soeur MARIE-HENRIETTE DE REYNOLD.

 

« Supérieure de la visitation Sainte-Marie. D.S.B.»

 

Ce ne fut qu’avec une peine extrême que la Mère de Tholozan se vit obligée de se séparer de sa chère novice, qui était devenue elle-même une habile maîtresse dans l’art de conduire les âmes, et dont elle espérait le plus grand bien pour cette fondation. Elle avait surtout appris à la connaître et à l’apprécier pendant leur séjour mutuel dans cette maison de Metz. Depuis, elle continua à lui écrire et à prendre ses conseils. Qu’il est regrettable que l’humilité de la bonne Mère Marie de Sales lui ait fait détruire toutes les lettres qu’on lui a adressées! Je me souviens d’avoir eu entre les mains une de ces lettres de la Mère de Tholozan à son ancienne novice. La Mère de Tholozan avait, dans les allures de son style, toute la grandeur du siècle de Louis XIV. C’était bien l’héritière des dames de Chantal, de Chaugy, de Sévigné; c’était dans ces termes qu’elle apportait au conseil de la bonne Mère tous ses embarras, et qu’elle versait dans son coeur ses plus secrètes pensées. Je ne sais ce qu’on pourrait voir de plus beau que cette alliance des plus fiers sentiments avec les confidences les plus naïves de son âme, de ses fautes, de ses misères, de ses craintes.

C’est ainsi que la soeur Marie de Sales continua son oeuvre à Metz en aidant de ses conseils et de ses prières la vénérée Mère de Tholozan. Le monastère de Metz a gardé l’empreinte des vertus et de l’esprit religieux de la Mère Marie de Sales. Son souvenir y est encore vivant, et, dans des circonstances importantes, le monastère de Metz a témoigné à la Mère Marie de Sales sa reconnaissance, en entrant pour une part notable dans les oeuvres qu’elle a plus tard fondées. « Je ne sais, nous disait la bonne Mère, d’où part l’élan de nos soeurs de Metz pour nous aider. Il faut que ce soit Dieu qui leur donne ce mouvement. » C’était bien aussi de leur coeur pour la bonne Mère. Dieu ne les en a-t-il pas récompensées en permettant que les malheurs de la guerre les aient épargnées, et que leur monastère subsiste avec une liberté vraiment remarquable au milieu des ruines qu’ont faites la guerre et l’impiété?

 

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CHAPITRE XIII

SON RETOUR A FRIBOURG, SA TENTATION — ELLE EST CHARGÉE DU NOVICIAT — LA SOEUR MARIE-GERTRUDE CHAPPERON — M. KOLLY ET SA LANTERNE — FERMETÉ DE LA SOEUR MARIE DE SALES DANS LA DIRECTION DE SES NOVICES

 

 

La bonne Mère, de l’avis de sa supérieure, avait fait un voeu à Notre-Dame de Forbourg. Si Dieu lui rendait la santé, elle s’engageait à faire faire un pèlerinage par un de ses frères. Le voeu avait été fait la veille du départ, et il avait été suivi d’une guérison si sensible, si subite, que la Mère de Tholozan crut devoir donner à la soeur Marie de Sales l’obéissance d’aller elle-même à Forbourg, en retournant au monastère de Fribourg. Elle lui permit aussi de s’arrêter quelques instants pour aller prier à l’église de Soyhières. La bonne Mère, en faisant cette apparition dans le pays de sa naissance, aurait pu saluer ses amis et ses parents; mais elle garda la plus stricte clôture. Elle ne voulut pas même aller voir sa soeur, qu’elle aimait tendrement, et qui ne demeurait qu’à une très petite distance de la maison de son frère, où elle était descendue.

Cette visite de la bonne Mère à son pays natal fut  pour elle une très dure épreuve. Elle trouva, sans doute, au sanctuaire de Forbourg, à l’église de sa première communion, ‘des consolations et de vives lumières; mais Dieu permit qu’elle entrât en tentation au sujet de sa famille, qu’elle aimait, on l’a vu, d’une affection si grande, qu’elle n’aurait jamais pu la quitter sans une volonté expresse de Dieu. Son âme, si dégagée ordinairement, si généreuse, fut saisie d’un trouble inexprimable. Tout lui semblait impossible; elle ne se sentait plus le courage de retourner dans son monastère. La lutte fut si violente que son frère s’en aperçut, et qu’il dut lui-même réconforter sa pauvre soeur. Dieu avait permis cette tentation pour purifier cette âme de ce qu’il y avait eu de trop naturel dans ses affections de famille. De l’aveu de la bonne mère, ce fut le point le plus ténébreux de sa vie et celui qui affligea davantage son coeur. Pour expier cette tentation, la bonne Mère ne laissa jamais qui que ce fût de ses amis ou connaissances faire pour elle le voyage de Soyhières, quoiqu’on l’en ait priée bien souvent, et qu’elle n’eût pas de plus grand bonheur que d’entendre parler des siens et des personnes de son enfance.

Rentrée à Fribourg, la bonne Mère fut chargée du noviciat. L’ascendant de sa vertu et les dons de Dieu en elle avaient quelque chose de si frappant que presque toutes les jeunes religieuses voulurent recommencer leur noviciat sous sa conduite. Il serait trop long de les nommer toutes. Les annales de la Visitation ont conservé les noms et la vie de ces

méritantes soeurs, qui, presque toutes, ont été appelées à fonder de nouvelles maisons ou furent réclamées par différents monastères, pour en être supérieures ou directrices du noviciat. Pourtant je ne puis passer sous silence la très honorée Mère Marie- Gertrude Chapperon, devenue plus tard supérieure du premier monastère de Paris, et ensuite fondatrice et première supérieure du monastère de Bruxelles, où elle est morte le 15 avril 1880.

Nées le même mois, la même année, dans le même pays, la Suisse, la soeur Marie de Sales et la Mère Marie-Gertrude avaient eu la même direction dans leur famille; elles avaient été témoins des mêmes dévouements. M. Chapperon recevait chez lui les prêtres exilés, et la jeune Joséphine-Marie avait été bénie par eux. Mgr de Mazenod, évêque de Marseille, devenu l’hôte de M. Chapperon, avait prédit que la petite Joséphine-Marie servirait utilement l’Eglise, et déjà, en effet, Joséphine-Marie témoignait d’excellentes dispositions.

A peine âgée de cinq ans, elle voit un jour une petite fille mendier de porte en porte; son bon coeur lui suggère l’idée de procurer une double aumône à la petite pauvre. Elle se met à l’accompagner et à demander avec elle qu’on lui fasse la charité. Elle ne la quitte qu’après avoir frappé à toutes les portes où elle pensait pouvoir trouver quelque chose. Mais, avant de quitter la petite mendiante, elle s’aperçoit que celle-ci est nu-pieds; immédiatement elle ôte ses chaussures pour les lui donner.

A dix-huit ans, Joséphine- Marie entrait à la Visitation de Fribourg, y prenait l’habit le 24 août 1811, et faisait ses voeux l’année suivante, c’est-à-dire quatre ans avant la soeur Marie de Sales. Elle en devint néanmoins la novice volontaire, et, s’attachant à sa direction, elle la consultait pour son âme et dans toutes les grandes affaires qu’elle eut à traiter depuis. De son côté, la bonne Mère Marie de Sales était franche et ferme dans la direction de la Mère Marie-Gertrude. Celle ci donnait, par son caractère et sa vivacité d’esprit, un certain travail à celle qui était chargée de sa formation religieuse; mais la bonne Mère Marie de Sales se trouvait aidée dans cette besogne par M. Kolly, qui fut confesseur du monastère de Fribourg pendant ptas de quarante ans. Le digne aumônier savait arriver à son but.

La Mère Marie-Gertrude a souvent raconté une pénitence que lui avait imposée cet habile directeur des âmes. Il y avait, à la Visitation de Fribourg, une bonne soeur déjà ancienne, fort travaillée de scrupules. Cette soeur, d’après son rang, devait se confesser avant la soeur Marie-Gertrude. Soeur Marie-Gertrude, vive et impétueuse, trouvait le temps long à la porte du confessionnal, et, comme cela se renouvelait souvent, elle s’en dédommagea un jour par une petite plaisanterie. Elle dit, en récréation, que la conscience de la bonne soeur devait être dans de profondes ténèbres, puisqu’elle écrivait sa confession et que, de plus, il lui fallait une lanterne pour y voir clair. Cette parole n’était pas dite, que soeur Marie-Gertrude sentit la faute qu’elle avait commise et ne tarda pas à s’en confesser. M. Kolly imposa à la soeur Marie-Gertrude pour pénitence de ne se présenter à l’avenir au confessionnal qu’avec sa confession écrite et une lanterne.

La première fois qu’elle revint, M. Kolly débuta par cette question: « Eh bien! ma fille, la lanterne? — Je l’ai, mon père, lui dit la pauvre repentante. —     Est-elle allumée? — Je vais l’allumer, mon père. » Et elle se hâte de battre le briquet, mais impossible d’en tirer la moindre étincelle. Les soeurs, ajoutait la soeur Marie-Gertrude, étaient, à leur tour, bien tentées de rire de ma mésaventure. « Je sortis bien confuse, car j’avais bien fait attendre. Mais je n’en fus pas quitte pour une fois; je dus renouveler l’épreuve pendant longtemps, jusqu’à ce que le digne conducteur de mon âme eût jugé la leçon suffisante. »

La Mère Marie de Sales n’avait pas non plus de tendresses pour les inclinations de ses novices. Une de celles qui devaient lui être des plus chères, sa propre soeur, soeur Thérèse-Catherine, qui devint plus tard supérieure du monastère de Mâcon, était portée à soigner exagérément tout ce qu’elle faisait, et à y mettre quelquefois un temps trop considérable. Elle avait préparé, pour la fête de la soeur Marie de Sales, sa maîtresse du noviciat, un ouvrage très bien fait, auquel elle avait consacré tous ses loisirs depuis plusieurs mois. Elle présente cet ouvrage à sa maîtresse, en lui souhaitant la fête. Soeur Marie de Sales regarde cet ouvrage, le prend entre ses mains, et, le remettant aussitôt à la jeune novice, elle lui dit : « C’est très beau, mais très bon pour aller au feu. Portez cela à la cuisine. Vous le jetterez dans le fourneau et vous regarderez bien s’il brûle. Vous attendrez qu’il soit réduit en cendres, et vous reviendrez ensuite. » La courageuse novice porte en courant son ouvrage à la cuisine et revient au bout d’un instant. « Ma soeur, lui dit-elle, que je voudrais vous rapporter les cendres de ma propre volonté! obtenez-m’en la grâce du bon Dieu, qui vous exauce toujours.»

J’ai eu l’occasion d’entrer au monastère de la Visitation de Fribourg, en allant chercher la bonne Mère, cinquante ans plus tard. Il y avait encore à Fribourg plusieurs anciennes soeurs, heureuses novices de l’habile et bonne maîtresse. Chacune d’elles s’empressait de me dire comme la Mère Marie de Sales avait combattu énergiquement leurs inclinations, les paroles qu’elles avaient retenues d’elle et qui les avaient guidées pendant toute leur vie religieuse. A celle-ci, elle avait dit au pied de l’escalier de la communauté: « Tant que vous monterez les marches de votre propre estime, vous n’arriverez pas où le Sauveur vous veut. » A une autre, sur une dalle du cloître qu’elle me montrait: « C’est ici, m’a-t- elle dit, que vous viendrez chercher l’appui que vous voulez trouver en vous-même; regardez bien, tout votre bagage se trouve là sur cette pierre; ramassez-le. » A une autre, en lui montrant la Sarine: « Ma soeur, il faut élargir les mailles de votre filet; car, en rétrécissant ainsi vos pensées, vous ne prendrez pour vous que du sable et de petits cailloux. »

Outre ces paroles, marquées d’un trait vif et si bien dirigé, ces bonnes soeurs avaient conservé un souvenir si présent de l’action surnaturelle de la bonne Mère, qu’elles en paraissaient toutes pénétrées et pieusement émues, à un demi-siècle de distance.

 

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CHAPITRE XIV

LE MONASTÈRE DE TROYES — LA SOEUR MARIE DE SALLES ANNONCE A FRIBOURG QU’ELLE SERA SUPÉRIEURE DU MONASTÈRE DE TROYES — SON ÉLECTION — LA SOEUR MARIE-JOSEPH GÉRARD — LA MÈRE CATHERINE, CAPUCINE — VOYAGE DE LA SOEUR MARIE DE SALES: ELLE S’ARRÊTE A ANNECY, A POLIONY, A DIJON — SON DISCERNEMENT DES ESPRITS — SA DÉVOTION A NOTRE-DAME DU CHÊNE

 

Le monastère de Troyes avait été fondé, en 1631, par le second monastère de Paris. La Mère Amaury, et plusieurs religieuses de cette maison, étaient venues, sur l’invitation de Mgr l’évêque de Troyes, pour réformer un couvent de repenties, et y établir en même temps une maison de leur institut. Mais, comme l’évêque n’avait pas pris l’avis des échevins de la ville, ceux-ci refusèrent l’entrée de la cité aux voyageuses. Le carrosse, en arrivant sous les portes de la ville, trouva le maire et les magistrats en grand costume pour lui barrer le passage. Cette porte était extrêmement étroite et profonde, et l’on dut dételer les chevaux et les attacher derrière la voiture pour la faire sortir. Les religieuses se retirèrent à deux lieues de Troyes, à Saint-Lié, dans une maison appartenant à l’évêque. Elles y demeurèrent plusieurs mois en attendant la permission sollicitée par le zélé prélat. Il fallut employer les plus hautes influences et l’autorité même du roi pour fléchir Messieurs de la ville.

Ce ne fut pas sans de grandes peines que les soeurs parvinrent à rétablir l’ordre dans la maison des repenties et à s’y installer convenablement. La grossièreté de ces filles, leur peu de piété, rendirent ce travail extrêmement long et difficile; c’était un mauvais commencement pour la Visitation.

En général, il est toujours périlleux de chercher à greffer une oeuvre sur une autre, surtout lorsqu’il y a une grande différence d’éducation et de manière de vivre. Aussi, malgré tous leurs efforts les soeurs de Paris ne purent jamais réussir à faire disparaître un certain esprit d’indépendance et une vulgarité de manières et de paroles dont on retrouva les traces de longues années après la fondation.

Pour comble de malheur, le jansénisme, dont Troyes était devenu un des foyers les plus ardents, ne tarda pas à pénétrer dans cette maison. Il s’y implanta avec force, et la Visitation de Troyes en fut infestée pendant près d’un siècle. L’histoire des luttes de ces religieuses contre l’autorité de l’évêque forme un gros volume, qui, partie imprimé, partie manuscrit, a été recueilli par elles comme témoignage de leur valeur et de leur constance à résister à l’autorité ecclésiastique pour conserver la doctrine de Jansénius. Elles avaient fini par ne plus se confesser ni communier, par exclure de leur maison tout prêtre venant au nom de l’évêque, et par se faire interdire. Cet état de choses s’était prolongé pendant près de quarante ans.

On est étonné, en lisant ce récit, de la patience et de la charité des ecclésiastiques, qui ne cessaient de les exhorter à revenir à la saine doctrine de l’Eglise romaine, et de l’astuce avec laquelle les religieuses évitaient toute réponse catégorique sur leur foi et leurs pratiques religieuses. Un certain nombre de lettres de cachet mit ordre à cet état de choses, en envoyant les plus entêtées en différents monastères plus réguliers.

Enfin, en 1777, sur la demande de l’évêque de Troyes, Claude-Mathias-Joseph de Barrai, le monastère d’Annecy envoya la Mère Emmanuel-Amédée de Compeys, avec deux religieuses, pour y établir la Règle et y maintenir l’obéissance à l’Eglise. Mais on n’y arriva pas complètement. Il restait toujours un certain nombre d’anciennes soeurs qui, tout en abandonnant le jansénisme, conservaient encore beaucoup de préventions et d’esprit d’indépendance. La charité et la patience des soeurs d’Annecy ne purent que les aider à bien mourir. Le travail commençait néanmoins à devenir plus fructueux sur les jeunes novices, et il y avait lieu d’espérer d’obtenir une maison qui ressemblât à ce que saint François de Sales avait voulu faire. Plusieurs jeunes novices, appartenant à de très bonnes familles, vinrent remplacer celles que la mort ou les lettres de cachet avaient fait disparaître. Leur bonne volonté et leur capacité secondant les soeurs d’Annecy, on vit le monastère refleurir. Plusieurs de ces novices survécurent à la révolution, et la bonne Mère Marie de Sales trouva en elles un appui des plus dévoués lorsqu’en 1826 elle vint à Troyes, appelée par la Mère Thérèse-Emmanuel Tréfort.

Lorsque la révolution éclata, les soeurs furent chassées de leur maison par les révolutionnaires, qui réussirent à s’emparer des vases sacrés, de tous les ornements de l’église et de tout ce qu’elles possédaient. Elles allèrent se réfugier dans deux ou trois maisons de la ville par groupes de douze à quinze, et demandèrent à leur travail et à l’aumône le pain nécessaire à leur subsistance. Les privations, les effrois de cette terrible époque, abrégèrent les jours du plus grand nombre, et, lorsqu’en 1807 elles revinrent dans leur maison, elles n’étaient plus que quinze.

Les malheurs de la révolution, leur fidélité à rester unies, leur avaient attiré des grâces. Elles rentrèrent chez elles à la faveur de la munificence de M. Aviat, qui avait racheté, pour le rendre à sa destination, le monastère aux trois quarts détruit. Bientôt quelques soeurs du monastère de Beaune venaient se réunir à elles et leur apportaient, avec quelques ornements sauvés de la tempête révolutionnaire, l’esprit religieux dont elles étaient animées. L’esprit de Dieu, qui voulait ranimer cette maison, inspirait à un certain nombre d’âmes choisies le désir de la vocation, et plusieurs demoiselles de bonne famille s’empressaient de demander à être admises. Cette jeunesse, intelligente et désireuse de la vraie vie religieuse, avait compris ce qui manquait au monastère pour être en tout régulier et conforme aux écrits des saints fondateurs. On faisait d’ardentes prières et un grand nombre de mortifications pourobtenir de Dieu une supérieure selon son coeur.

C’était au commencement de 4826. La Mère Thérèse-Emmanuel Tréfort gouvernait alors le monastère de Troyes. Nièce d’un chanoine distingué de la cathédrale, dirigée par lui, elle avait dans le caractère quelque chose de large et d’élevé; sa franchise, sa candeur, lui avaient gagné l’estime de tous les étrangers et la vraie affection de ses filles. Mais elle sentait elle-même ce qui manquait à son éducation religieuse, et elle cherchait avec une persévérance infatigable le moyen de procurer à la communauté quelqu’un de capable de la diriger. ti C’est à faire pitié, mes bonnes soeurs, disait-elle à la communauté, c’est à faire pitié d’avoir une supérieure comme moi; il faut absolument en trouver une.

On frappa à toutes les portes sans rien obtenir. On vint jusqu’à Fribourg, et l’on reçut tout d’abord une réponse négative. A une seconde demande, on répondit que l’on pourrait donner une jeune soeur, mais que cette soeur était presque toujours malade et presque incapable de rien faire, quoiqu’elle fût, depuis plusieurs années, maîtresse des novices.

Cette jeune soeur malade était la bonne Mère Marie de Sales Chappuis. Cependant, à la Visitation de Fribourg, on n’en avait rien dit à la jeune religieuse, voulant lui laisser tout le mérite de l’obéissance. Or, un jour qu’elle revenait de l’oraison, au détour d’un escalier, dans un endroit qu’elle nous a elle-même montré, il lui fut clairement indiqué qu’elle irait à Troyes pour y être supérieure, et, incontinent, elle alla le dire en toute simplicité à sa supérieure. Celle-ci fut on ne peut plus étonnée , et, l’embrassant, elle lui montra la lettre qu’elle venait d’écrire à Troyes pour assurer les soeurs qu’on avait fait accueil à leur demande.

Rentrée dans sa cellule, la soeur Marie de Sales reçut de Dieu d’abondantes lumières sur ce qu’elle allait faire à Troyes. Ce monastère lui fut montré comme devant être la maison où elle passerait la plus grande partie des jours de sa vie; que c’était le lieu où Dieu accomplirait ses promesses, et qu’elle y laisserait l’héritage des faveurs que Dieu lui avait communiquées. Elle sentit que cette maison serait la sienne, et qu’elle y aurait toute liberté et tout pouvoir pour y rétablir la Règle et opérer les autres effets de la charité divine qui lui seraient confiés. Cette grâce fut si forte qu’elle exerça une grande influence sur sa santé. Depuis son retour de Metz, la bonne Mère avait été continuellement malade. Elle ne prenait qu’un peu de bouillon et gardait presque continuellement le lit. Tout à coup elle se sentit guérie et capable d’entreprendre ce long voyage.

A Troyes, on ne perdait pas de temps, et. le matin du jour marqué par la Règle, dès cinq heures, on procédait à l’élection, afin de pouvoir envoyer de suite les personnes qui devaient aller à Fribourg chercher la bonne Mère, et de leur permettre de faire un bon chemin dès cette première journée. Une demoiselle amie de la maison, une jeune tourière, la soeur Marie-Joseph Gérard, et un brave jardinier, composaient la petite caravane.

Qu’on me permette ici une courte digression sur la soeur Marie-Joseph Gérard. J’aurai plus d’une fois occasion, pendant mon récit, de faire de ces sortes d’excursions en dehors de mon sujet principal; car, parmi les grâces accordées à la bonne Mère, une des plus dignes d’être signalée, c’est que Dieu l’a toujours environnée de personnes qui semblaient faites exprès pour elle.

La soeur Marie-Joseph Gérard était une tourière qui était au monastère de Troyes depuis environ une quinzaine d’années. Entrée toute jeune, dès l’âge de quinze ans, au service de la maison, on l’avait donnée pour femme de chambre aux demoiselles du pensionnat. Rien de plus aimable, rien de plus gracieux que Marie-Anne Gérard. Rien non plus de plus exact ni de plus sûr auprès de ces jeunes filles, qui n’auraient pas manqué de profiter de la faiblesse ou de la complaisance de la petite bonne pour faire faire leurs commissions particulières. Mais qui aurait jamais pu avoir cette pensée? Marie-Anne était si pieuse, si obéissante, que l’on s’était habitué à la regarder comme un mentor, quoiqu’elle fût plus jeune que la plupart des pensionnaires. C’est une petite sainte, disaient ces demoiselles. Marie-Joseph en avait les vertus : sa prière était habituelle; on voyait qu’elle était toujours occupée du bon Dieu. Cependant elle était si joyeuse, si gaie, si pleine d’entrain, qu’on ne savait comment elle pouvait allier une si profonde vertu avec une si grande amabilité. Son extérieur avait quelque chose de charmant; la beauté, la régularité de ses traits, ses manières faciles ajoutées à ses autres qualités, l’avaient fait nommer le petit ange messager du pensionnat. Devenue bientôt religieuse, elle avait conservé toutes ses qualités naturelles, et elle avait, de plus, acquis un grand respect pour sa vocation et un goût très spécial pour toutes les observances. Quelle modestie dans les rues! quelle affabilité envers tout le monde! quelle humilité’ profonde! quelle cordialité envers ses compagnes! Aussi obtenait-elle de Dieu tout ce qu’elle lui demandait. La conversion de ses parents lui tenait au coeur : elle les gagna presque tous.

Restait son père, vieillard aveugle, qui avait passé sa jeunesse au milieu des épreuves de la révolution. Elle fut victorieuse de ses résistances, et l’amena à la pratique fervente de tous ses devoirs. Ses visites entretenaient le vieillard dans ses bonnes résolutions. « Que faut-il que je fasse aujourd’hui, Marie-Aune, pour que le bon Dieu soit content? — Dites-lui que vous aimez ce qu’il veut et chantez-lui un petit cantique. » Et elle se mettait à chanter un cantique que son vieux père répétait avec elle.

Telle était la soeur Marie-Joseph, qui allait à Fribourg chercher la bonne Mère. La députation arriva avant la lettre d’avis, et on songea aussitôt aux préparatifs du voyage. Mgr Tobie, évêque de Fribourg, vint donner sa bénédiction à la chère voyageuse et ne put s’empêcher de dire à la supérieure: « Je fais un gros sacrifice! » Il était bien plus grand encore pour toutes ses novices, qui perdaient en elle une maîtresse qu’elles n’espéraient jamais retrouver. Mgr de Fribourg avait bien promis de faire revenir la Mère Marie de Sales au bout de ses trois ans de supériorité à Troyes; mais la bonne Mère sentait que ces trois années seraient suivies de bien d’autres. Elle disait adieu à Fribourg, et elle pensait ne plus guère le revoir. Malgré cette assurance intérieure, elle ne voulut point aller prendre congé de sa soeur, la Mère Catherine, religieuse capucine au couvent de Montorge.

La rivière de la Sarine partage en deux parties la ville de Fribourg. D’un côté, la ville avec son mouvement, son commerce; de l’autre, une cité religieuse, une espèce de Laure ou réunion de monastères, de lieux de dévotion et de pèlerinage. Montorge se trouve dans cette partie. Placé sur le versant le plus rapide de la montagne, entouré d’une muraille arrondie et resserrée, il ressemble à un nid d’aigle sur le flanc d’un rocher. C’est là que se trouvait, sur le chemin de la France, la soeur qu’elle allait quitter. Cette soeur avait plus ses sympathies que les autres: son caractère gai et enjoué, son esprit vif et pénétrant, revenaient à notre chère soeur. Quand la soeur Catherine était encore à la maison paternelle, elle ne pouvait garder une seule pensée, avoir un seul embarras de conscience sans le dire à Thérèse. Elle était aussi prompte à la comprendre et à la croire que Thérèse à lui répondre. Une rare élégance dans le langage, de belles manières, une grande ampleur dans les sentiments et les vues, faisaient de la soeur Catherine une personne de la plus parfaite distinction. Son éducation à Fribourg l’avait modelée sur ces beaux types que le christianisme seul a pu créer, et qui maintenant deviennent si rares.

Notre chère voyageuse passait :donc sous ces murs de Montorge, et elle offrait à Dieu ce douloureux sacrifice. De son côté, la soeur Catherine, avertie de l’heure du départ de la soeur Marie de Sales, faisait en même temps le sacrifice de ne plus la revoir jamais.

La première journée du voyage la conduisit à Annecy. Ce fut pour elle une immense consolation d’y vénérer les reliques de saint François de Sales et de sainte de Chantal, déposées alors dans l’église Saint-Maurice. Elle y reçut de Dieu et des saints fondateurs des lumières sur ce qu’elle aurait à faire à Troyes et sur les personnes de la communauté. « J’y ai vu, disait-elle, tout le travail que nos saints fondateurs feraient dans les âmes et avec quelle obéissance les soeurs se rendraient à la Règle ». Plus tard, elle disait qu’elle n’avait qu’à se reporter à ces instants passés près de nos saints fondateurs pour comprendre ce qu’elle avait à faire pour chacune de ses religieuses. Elle aurait désiré passer dans ce sanctuaire de longues heures, mais une soeur tourière d’Annecy vint l’avertir qu’on l’attendait au monastère. Elle s’y rendit aussitôt, se promettant bien de revenir le lendemain compléter son entretien avec les bienheureux. Mais le lendemain, Mgr Thiolat, évêque d’Annecy, étant venu la voir, jugea qu’il serait contraire à la clôture que la chère voyageuse s’arrêtât longtemps à Saint-Maurice; elle dut repartir après un court adieu à notre sainte Mère. Cette privation lui fut très pénible; elle en parlait encore de longues années après. Nous verrons comment sainte de Chantal l’en dédommagea quarante-cinq ans plus tard.

D’Annecy, elle se rendit à Poligny. Il y avait alors à Poligny un monastère de la Visitation, gouverné par sa chère soeur Louise-Raphaël Chappuis. Les supérieurs avaient envoyé la Mère Marie de Sales à Poligny afin d’examiner les conditions de ce monastère, et de décider ce qu’il y aurait à faire pour lui venir en aide. La bonne Mère, après en avoir conféré avec sa soeur, reconnut qu’il n’était pas possible à un monastère de s’établir dans une si petite ville, où toutes les ressources matérielles et spirituelles manquaient, et elle donna l’avis de le transporter à Dôle, ce qui fut exécuté peu de temps après.

Ce fut au monastère de Dijon qu’elle fit la troisième station de son voyage. Sa réputation l’y avait précédée. On la reçut avec des marques d’une distinction dont elle conçut quelque peine, mais elle n’en témoigna rien; seulement elle fit ce qu’elle put pour le quitter aussitôt. En vraie obéissante, et malgré l’extrême désir qu’elle avait de la sainte communion, elle s’abstint de la faire, sur l’avis de la très honorée Mère de Péray, qui le croyait prudent pour sa santé.

Il y avait alors, dans la ville de Dijon, une fille qui se disait gratifiée de dons célestes. Un grand nombre de personnes allaient la consulter, et des ecclésiastiques en renom de savoir et de vertu cherchaient à s’expliquer un certain nombre de paroles et de faits qui semblaient extraordinaires. On voulut amener cette fille à la bonne Mère, en lui affirmant qu’il y avait en elle des grâces spéciales, et qu’elle était favorisée d’entretiens avec son bon ange. Mais la bonne Mère, après avoir prié un instant, déclara qu’elle ne voulait pas la voir, que cette fille se trompait, qu’elle ne recevait rien de Dieu et qu’il ne fallait pas y ajouter foi. La suite prouva bientôt que la bonne Mère avait dit vrai; cette personne donna du scandale et finit misérablement sa vie.

A sept lieues de Troyes, se trouve un pèlerinage célèbre dans le pays : le pèlerinage de Notre-Dame-du-Chêne, de Bar-sur-Seine. La bonne Mère, en passant près de la montagne où est établi ce sanctuaire, se sentit comme tout inondée de grâces et de lumières. La communauté lui fut de nouveau montrée comme à Annecy, et elle reçut alors une force et une vigueur incomparables pour tout ce qu’elle avait à faire à Troyes. « C’est là, disait-elle, que j’ai obtenu le plus de lumières, et que j’ai éprouvé une plus grande confiance; » aussi devint-elle une des plus dévotes, à Notre-Dame-du-Chêne. Elle y envoyait souvent des personnes amies du monastère pour y prier quand elle avait quelque chose à demander. Plus tard, elle transportait cette dévotion de Notre-Dame-du-Chêne au second monastère de Paris. C’est ainsi que la bonne Mère apporta sa part active et efficace au renouvellement de ferveur et de confiance qui a rendu le sanctuaire de Notre-Dame-du-Chêne si fréquenté et si vénéré dans ces derniers temps.

 

 

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CHAPITRE XV

ARRIVÉE DE LA MÈRE MARIE DE SALES AU MONASTÈRE DE LA VISITATION DE TROYES — IMPRESSION QU’ELLE PRODUIT —SA SOLLICITUDE POUR LES INFIRMES —COMMENT ELLE AMÈNE SES SOEURS A L’OBÉISSANCE, A L’OBSERVANCE RIGOUREUSE DE LA PAUVRETÉ — RÉTABLISSEMENT DE LA CLOTURE

 

 

 

La bonne Mère arriva à Troyes le 1er juin 1826, à l’heure de tierce. Elle y fut reçue comme une envoyée de Dieu, et, afin de lui être agréable, on commença par lui ménager la grâce d’entendre la sainte messe. Le lendemain, Mgr des lions, évêque de Troyes, vint confirmer son élection, et, dans un discours d’une piété et d’une délicatesse exquises, il dit aux soeurs toutes ses espérances sur le choix qu’elles avaient fait, et il encouragea la nouvelle élue en lui disant qu’il remettait entre ses mains toutes les volontés et tous les coeurs. Ensuite, dans une première visite, il témoigna à la bonne Mère la confiance la plus entière, comme s’il l’eût connue depuis longtemps. Cette confiance, il ne s’en départit jamais, et nous verrons jusqu’où il crut devoir la lui accorder. La bonne Mère était jeune, et elle le paraissait encore beaucoup plus. D’une taille plutôt petite que moyenne, d’une figure qui rappelait plutôt la candeur, l’adolescence, que les traits d’une personne en autorité, elle produisit sur les soeurs plus âgées l’impression qu’elle serait sans doute une bonne religieuse, mais qu’elle manquerait de caractère et de force pour le gouvernement. Les plus jeunes, au contraire, se sentaient comme invinciblement portées vers elle, et elles lui donnaient déjà toute leur âme. Cependant on l’examinait. Lorsqu’on la vit, dès la première messe, se tenir suivant toutes les prescriptions de la règle, sans faire le moindre mouvement; lorsqu’on s’aperçut qu’au choeur elle ne manquait à aucune des cérémonies; que sa pose, ses mouvements, sa prononciation, étaient moulés sur la règle; qu’au réfectoire il était impossible d’être plus régulière dans sa tenue, dans sa manière de manger, dans sa fidélité aux moindres observances de la table; quand on la vit, les yeux continuellement baissés, aller par le monastère; quand on vit son extérieur, sa démarche, ses attitudes entièrement pliés et conformés aux belles et assujettissantes façons de la vie religieuse, toutes les soeurs se sentirent pénétrées pour elle d’un respect étonné et profond. « Nous voyons, disaient les jeunes, nous voyons ce que c’est qu’une religieuse. Combien c’est beau d’être comme notre saint fondateur nous veut! i De plus, la Mère Marie de Sales portait en tout temps sur ses traits un recueillement mêlé à une expression de piété douce et suave qui ravissait les soeurs. Ce recueillement prenait quelque chose d’imposant et de céleste lorsqu’elle venait de prier : on avait peine alors à soutenir son regard, et on se recueillait soi- même dans le sentiment d’une invincible admiration.

A cette puissance des vertus et de la pratique de la vie religieuse, la bonne Mère joignait l’ascendant que lui donnait sa profonde connaissance des voies intérieures. Son jugement d’une sûreté rare, la lucidité de son esprit, la droiture de sa volonté, lui faisaient toujours tendre au but par le chemin le plus court, sans se laisser influencer ni intimider par aucune considération en dehors du devoir et de la règle. Il en fallait moins assurément pour gagner ces bonnes âmes, qui jusque-là n’avaient pas été gâtées par une direction bien habile. Toutes étaient donc entièrement rendues, et la bonne Mère pouvait se mettre à l’oeuvre. Elle commença par s’occuper des infirmes; les misères du corps et de l’esprit furent le premier but de ses soins intelligents et dévoués.

Une pauvre soeur aveugle se tenait dans un coin de la communauté. La bonne Mère la fit venir près d’elle pendant les récréations et les assemblées; elle lui rendait les petits services dont elle avait besoin, et l’entretenait de manière à lui adoucir les privations causées par son infirmité. Mais le coeur de cette pauvre soeur était encore plus malade que ses yeux; la bonne Mère employa pour la guérir les ressources de la plus douce cordialité. « Vous m’avez rendu plus que la vue, disait cette bonne ancienne : vous m’avez rendu la vie avec nos soeurs et avec le bon Dieu. » Une autre soeur était tellement travaillée de scrupules et de peines intérieures, que, depuis trois. ans, elle n’avait pas communié ni renouvelé ses voeux. Cette pauvre âme se ressentait encore de l’influence janséniste qui avait si longtemps dominé à la Visitation de Troyes. La bonne Mère, ne voulant pas la laisser dans cet état, prit soin de l’exhorter, de l’instruire, et, à force de bons conseils et de témoignages de pieuse affection, elle réussit à l’amener à la pratique des sacrements. L’obéissance de cette soeur fut récompensée par une paix et une joie intérieure qu’elle conserva jusqu’à sa mort.

La Mère Marie de Sales réussissait à merveille à guérir les soeurs qui s’occupaient d’elles-mêmes, et qui voulaient en occuper les autres. Moitié avec douceur, moitié avec esprit, elle leur disait leur fait si clairement et en même temps si agréablement, qu’elles n’avaient plus le courage de se suivre. (Vous voulez retourner à confesse, disait-elle à l’une d’elles; laissez-moi vous faire votre examen : c’est pour aller dire telle et telle chose. Eh bien! c’est pour vous que vous l’allez dire, mais ce n’est pas pour le bon Dieu.)

« Ah! des filles, disait-elle quelquefois, combien c’est fragile à succomber à soi-même! et pourtant notre saint fondateur vous veut fortes et robustes. Coupez court à tous les fils de votre esprit, et vous pourrez voler aussi vite que l’obéissance. Ce n’était pas, en effet, par l’obéissance que ces bonnes soeurs pouvaient briller dans l’Eglise de Dieu, accoutumées qu’elles étaient à faire leur volonté, à juger, à prononcer sur ce qui se faisait au monastère, à user en pleine liberté de la faculté de voir et de dire comme il leur semblait bon. Il était nécessaire d’opérer un grand travail dans leur esprit et dans leur manière de s’exprimer et d’agir. Tout d’abord, elles étaient étonnées des coups de massue que cette petite Mère laissait tomber si à propos sur leur volonté propre, et puis, après un moment de surprise, elles se relevaient généreusement en disant : « Oui, ma Mère. »Et c’était fini. Si, de temps à autre, il fallait y revenir, la bonne Mère le faisait avec un à-propos, une constance qui démolissait sûrement et efficacement l’édifice de la volonté et du jugement propre. On était vaincu, on se rendait.

La victoire de la bonne Mère fut complète et durable. Celui qui a écrit ces lignes affirme que, pendant toute la vie de la Mère Marie de Sales et depuis sa mort, aucune parole n’a jamais été dite qui fût contraire à l’obéissance, qu’aucune pensée même n’a été entretenue et consentie volontairement à l’encontre de la volonté des supérieurs. Quel incomparable succès! A quoi a-t-il été dû? Sans doute à la docilité admirable des soeurs de la Visitation; mais, disons-le aussi, au pouvoir que la bonne Mère tenait de Dieu, pouvoir bien mérité par sa fidélité et son assujettissement à l’observance de la règle, et surtout à la pratique du Directoire.

La pauvreté ne laissait pas moins à désirer que l’obéissance. Sans doute le monastère était pauvre et tout à. fait dans le besoin. On n’avait d’autres ressources que les pensions de quelques jeunes filles qui venaient en classe à la maison. Le mobilier des soeurs, celui de l’église, étaient de la plus absolue pauvreté, et cette pauvreté elle-même nécessitait quelques concessions accordées à certaines soeurs pour l’usage de leur patrimoine. De là des habitudes qui témoignaient qu’on n’avait pas bien clairement le sens de la pauvreté religieuse. Mais quand on vit la bonne Mère arriver de Fribourg, ce couvent si bien organisé, sans apporter autre chose que les vêtements qu’elle portait sur elle, on comprit ce que c’était que d’avoir tout en commun. Aussi, sur une simple réflexion de la bonne Mère qu’on ne devait, dans sa cellule, conserver que ce qui est marqué par la règle, elle trouva, en rentrant chez elle, une foule d’objets sans valeur sans doute, mais qui montraient le désir des soeurs de se rendre à l’obéissance.

Ce fut pour la bonne Mère un grand bonheur de considérer toutes ces petites choses. « Ce sont, disait-elle, de grandes dépouilles qui honorent bien le Sauveur. » Elle ne tarda pas à amener les bonnes anciennes elles-mêmes au commun des vêtements et du linge, et à l’abandon absolu de la gestion de leurs revenus et de leur patrimoine.

Mais comment pourvoir à la clôture? Le besoin de gagner pour vivre avait laissé la clôture imparfaite. Les pensionnaires entraient et sortaient pour les congés, les visites aux parents; les parents eux-mêmes entraient pour voir, de temps à autre, comme on logeait, comme on servait leurs filles. C’était une habitude prise par les gens de la ville de regarder la Visitation comme une maison de classe, comme un pensionnat fort honorable sans doute, mais où tout le monde avait droit de pénétrer. La grande bonté des soeurs, leur dévouement à l’égard des jeunes filles qu’elles instruisaient, leur avaient gagné l’affection des principales familles. On venait les voir souvent, et souvent aussi on entrait en bon nombre, par mode de récréation. Mgr l’évêque de Troyes, de son côté, estimait grandement l’éducation qu’on donnait au monastère, et s’employait de tout son zèle à procurer des élèves qui devenaient, disait-il, si parfaites chrétiennes.

Que devait faire la Mère Marie de Sales, en présence de pareils obstacles? Attendre?... Ce n’était ni dans sa manière d’agir, ni selon sa conscience. Elle s’adresse donc à Mgr des Hons, si bon pour elle, mais si désireux de conserver le pensionnat. « Ma bonne Mère, lui répondit le prélat, vous allez vous-même fermer pour toujours la porte aux pensionnaires: de quoi vivrez-vous? — Monseigneur, le bon Dieu saura bien qu’il nous faut du pain pour nourrir nos soeurs. — Oui; mais n’aurez-vous pas pitié de votre pauvre évêque? Que va-t-il devenir? Vous avez ici la fille du préfet, M. de V***; vous avez Mlle *** et beaucoup d’autres: tout ce monde va fondre sur moi. — Eh bien, Monseigneur, je laisse cela à votre conscience; je m’en décharge sur Votre Grandeur. —Non, pas du tout; j’ai bien assez de mes péchés sans me charger de ceux des autres! » Monseigneur retourne chez lui, et, s’adressant à son grand vicaire, M. l’abbé Roizard: « Que voulez-vous que je fasse avec cette Mère Marie de Sales? Elle met toujours le bon Dieu entre elle et moi, et elle me fait passer partout où elle veut. — C’est à vous, Monseigneur, lui dit son grand vicaire, c’est à vous à faire parler le bon Dieu et à commander. — Ah! ça ne se fait pas si facilement que cela. » Et Monseigneur passait à son bureau et écrivait à la Mère Marie de Sales : « Ma bonne Mère, faites tout comme vous voudrez, je ne puis que vous bénir. »

Le grand travail de reConstitution de la communauté dans l’observance était commencé et portait ses fruits. Les jeunes soeurs y entraient avec une ardeur incomparable; les anciennes, après avoir un peu regardé et réfléchi, s’y mettaient insensiblement, tout étonnés de se voir amenées, par une force invincible, a se soumettre et a aimer une manière de vivre si peu en rapport avec leurs habitudes.

 

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CHAPITRE XVI

RÉPUTATION DE LA MÈRE MARIE DE SALES EN DEHORS DE SON COUVENT — M. L’ABBÉ FOURNEROT — M. CHEVALIER — INTRODUCTION DE LA THÉOLOGIE DE SAINT LIGUORI AU SÉMINAIRE DE TROYES — MGR DES BONS

 

 

Le dehors commençait à deviner quel précieux trésor on possédait à la Visitation. Plusieurs dames étaient venues voir la bonne Mère pour lui parler de leur âme. Elles s’en retournaient en disant de la Mère Marie de Sales des choses toutes merveilleuses:

c’était une personne de grand mérite, une sainte, qui leur avait découvert tout ce qu’elles étaient, et qui leur avait donné des conseils empreints d’une sagesse et d’une lumière toutes célestes. Les ecclésiastiques qui venaient au monastère avaient eux-mêmes une très grande opinion et une très respectueuse estime de la Mère Marie de Sales; plusieurs ne faisaient rien sans la consulter.

On comptait alors à Troyes un certain nombre de prêtres qui avaient survécu à la révolution de 93. Ils avaient rapporté de l’exil, avec la gloire du martyre, les vertus de l’ancien clergé et toute la dignité de l’ancienne éducation française. Ils comprenaient la bonne Mère, ils retrouvaient près d’elle le langage, les manières de voir dans lesquelles ils avaient été élevés; surtout ils trouvaient dans ses entretiens les lumières surnaturelles, le jugement pratique, qui pouvaient les diriger dans leur mission réparatrice.

Parmi ces prêtres, il y en avait un dont la bonne Mère a toujours évité de parler, parce qu’il lui avait fait promettre de ne jamais le nommer. C’était M. l’abbé Fournerot, vicaire général de Troyes, mort en réputation de sainteté. Je ne crois pas manquer à la discrétion en révélant quelque chose des communications de ces deux âmes.

M. l’abbé Fournerot était gratifié de voies extraordinaires, que Dieu lui accordait sans doute à cause de sa profonde humilité et de son amour pour Notre-Seigneur. Plusieurs fois on le vit élevé de terre pendant son oraison; alors son âme entrait dans un état de lumière et de béatitude incomparables. Pendant ces instants précieux, il recevait de Dieu l’ordre de lui demander ce qu’il voulait. Sa prière était pour les âmes qu’il dirigeait, et surtout pour les âmes sacerdotales qu’il avait formées comme supérieur du séminaire. Ces jours-là, son visage prenait une expression céleste; ses jeunes élèves, en le voyant paraître au réfectoire ou aux réunions de la communauté, se sentaient pénétrés d’un respect ému : il leur semblait voir un ange de Dieu, un bienheureux. Mais cet état et ces grâces inspiraient des inquiétudes à ce vénérable prêtre. Il venait dire à la Mère Marie de Sales combien il se sentait misérable, pécheur et indigne de toute grâce de Dieu. N’était-ce pas sort orgueil qui le rendait le jouet d’une imagination exagérée? Dieu, pour le punir, ne lui envoyait-il pas des choses dont il aurait à rendre un compte de plus rigoureux? La bonne Mère, heureuse de trouver une âme où Dieu opérait de si grandes merveilles, écoutait ses craintes, et, par une ou deux paroles, ramenait l’assurance, la quiétude dans la conscience du bon prêtre. Puis, sans se rien dire, ils restaient quelques instants dans une adoration profonde des volontés, des intentions et surtout des miséricordes divines, et ils se séparaient. Qu’est-ce que Dieu leur avait dit pendant ces instants précieux? On pouvait en juger par la manière allègre et toute céleste dont M. Fournerot reprenait ses fonctions, et par le recueillement profond de la Mère Marie de Sales quand elle sortait du parloir. Pourquoi l’humilité du saint prêtre a-t-elle fermé la bouche de sa confidente? Que n’aurions-nous pas appris des communications de Dieu avec lui! quelle voie ouverte aux âmes sacerdotales pour s’avancer dans les demeures de l’oraison et de l’amour divin! Mais la bonne Mère lui fut fidèle. Un prêtre très docte et très pieux, M. l’abbé Auger, vint lui demander des renseignements pour écrire la vie de M. Fournerot. Je tiens, lui dit-il, je tiens de M. Fournerot que vous êtes la seule personne au monde qui ayez connu son âme. « La bonne Mère répondit: Ce prêtre, aussi habile que saint, a su à qui il confiait ses secrets, et ils seront gardés. »

Ce n’était pas seulement des choses spirituelles qu’on aimait à s’entretenir avec la Mère Marie de Sales. Son bon jugement, sa profonde connaissance des dogmes de la religion, qu’elle avait étudiés si longtemps dans les leçons de catéchisme de son oncle, au pensionnat de Fribourg, et plus tard au sein de sa famille, dans les entretiens habituels des ecclésiastiques qui fréquentaient la maison de son père, lui avaient donné une sagacité singulière pour saisir et juger des questions théologiques. Quoiqu’elle fût on ne peut plus humble, elle n’hésitait pas à dire son sentiment lorsqu’on le lui demandait, et cela avec une simplicité charmante. Le professeur de théologie morale du séminaire de Troyes, M. l’abbé Chevalier, désirait se rapprocher dans son enseignement des doctrines de saint Liguori et des auteurs les plus estimés à Rome. Le diocèse de Troyes en était encore à la théologie de Bailly, et un vieux reste des idées gallicanes entachait l’enseignement du séminaire. M. l’abbé Chevalier s’en ouvrit à la Mère Marie de Sales, qui l’encouragea de toutes ses forces. « Au moins comme cela, lui disait-elle, je me reconnaîtrai à Troyes; ce sera comme chez nous, je saurai encore mon catéchisme. »

M. l’abbé Chevalier a affirmé que, dans ses nombreux entretiens avec la Mère Marie de Sales, il avait trouvé souvent de grandes lumières pour la solution de questions difficiles, des points de vue extrêmement lumineux sur une foule d’applications morales, des décisions d’une justesse remarquable dans un grand nombre de cas embarrassants. Plusieurs fois l’on a entendu dire à cet homme si savant et si grave: « Si l’on n’avait pas la foi, on la trouverait dans ce que l’on voit et dans ce que l’on entend auprès de la Mère Marie de Sales. Il

Le jeune professeur de dogme au séminaire de Troyes voulut aussi s’édifier et s’éclairer auprès de la bonne Mère. Dès les premiers entretiens, il comprit qu’elle avait une perspicacité rare, et, à certains avis qu’il avait sollicités, il reconnut qu’elle pouvait avoir des lumières surnaturelles sur l’état de l’âme des personnes qu’elle voyait. Comme il était fort jeune encore, et qu’il avait grand’peur de se laisser gagner et d’être obligé d’entrer dans une voie de perfection et de renoncement, ce qui lui paraissait  bien difficile, il évita avec une sorte d’effroi de la revoir, persuadé qu’elle savait tout ce qu’il faisait, qu’elle lisait dans ses pensées, et qu’elle connaissait tous ses péchés.

Nous ne voulons pas donner, dans cette grave affaire de l’introduction de la théologie de saint Liguori dans le diocèse de Troyes, une part absolument individuelle à la Mère Marie de Sales; mais nous devons affirmer qu’elle y a coopéré plus efficacement que qui que ce soit, et que, par ses conseils et ses lumières, elle a contribué à en établir la pratique dans le clergé.

Mgr des Hons, alors évêque de Troyes, avait en elle la plus grande confiance; il la consultait dans toutes les affaires difficiles de son diocèse. « Ce sont vos prières, ma bonne Mère, qui me donnent Courage.» Il en réclamait souvent le consolant appui. Son éducation ecclésiastique lui avait bien donné quelques préventions contre ce que l’on appelait les idées nouvelles; les vieux théologiens français avaient ses sympathies. Cependant il ne voulait pas s’opposer à un mouvement qu’il voyait s’étendre et qui se propageait sous l’inspiration d’hommes éminents. « Que pensez-vous, ma bonne Mère, des gens qui veulent refaire notre catéchisme? — Ah! Monseigneur, si c’est pour le refaire comme celui que j’ai appris chez nous, ils feront une bonne action. Le Sauveur les verra d’un oeil de complaisance. — Ma bonne Mère, disait Monseigneur, je n’y vois guère clair; mais, puisque vous m’assurez que le bon Dieu y voit, je n’ai plus rien à objecter. Ce bon et pieux évêque, en portant si loin sa confiance dans des questions opposées à son jugement humain, se laissait aller tout naturellement à l’abandon lorsqu’il était question de sa conduite particulière et même des choses de sa conscience. Que de fois il s’en est retourné chez lui tout réconforté par les paroles de la Mère Marie de Sales! Les lettres qu’il lui a écrites sont toutes empreintes d’un cachet de simplicité et d’ouverture de coeur qui paraissait d’autant plus étonnant, que Mgr des Hons avait, dans son éducation de gentilhomme, quelque chose d’élevé et une certaine fierté de race qui ne le portait pas à se laisser influencer par une simple religieuse.

 

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CHAPITRE XVII

ÉTAT DE LA COMMUNAUTÉ A L’ARRIVÉE DE LA MÈRE MARIE DE SALES — LA MÉRE THÉRÉSE-EMMANUEL — SOEUR MARIE-AMÉDÉE MAILLARD — SOEUR LOUISE THIÉNOT — SOEUR MARIE-HENRIETTE THOMASSIN —SOEUR MARIE-ZÉPHIRINE MERCIER — SOEUR MARIE-ANGÈLE STRAUB —LA MÈRE PAUL-SÉRAPHINE LAURENT

 

 

Mais, avant d’aller plus loin, nous devons faire connaître avec plus de détails le milieu dans lequel la bonne Mère Marie de Sales s’était trouvée en arrivant à la Visitation de Troyes. On était loin alors de l’esprit et des habitudes d’indépendance qui s’étaient vus à la Visitation pendant le règne du jansénisme. Les souffrances et la fidélité des soeurs pendant la révolution leur avaient attiré bien des grâces, et la première était celle d’avoir reçu d’excellentes novices. On ne faisait pas encore la Règle, on n’en connaissait pas l’esprit, mais on la désirait. Les jeunes religieuses surtout étaient d’une ferveur remarquable. Les anciennes disparaissaient chaque jour, et il semblait que Dieu n’avait conservé parmi elles que celles qui pouvaient aider au travail de la réformation.

La supérieure qui venait d’être déposée pour céder la supériorité à la Mère Marie de Sales était la Mère Thérèse-Emmanuel Tresfort. Jeune professe au moment de la révolution, elle s’était retirée chez son oncle, chanoine de la cathédrale de Troyes. M. Tresfort appartenait à une famille très considérée et influente. Grâce au crédit dont jouissait cette famille, il avait pu éviter l’exil et servir de protecteur à sa jeune nièce pendant les plus mauvais jours de la Terreur.

Aussitôt que la communauté avait pu se réunir, soeur Thérèse-Emmanuel était rentrée avec ses soeurs, et leur choix n’avait pas tardé à la désigner pour supérieure. D’un caractère aimable, d’un esprit distingué, très favorisée des dons de la nature, la soeur Thérèse-Emmanuel Tresfort avait tout ce qu’il fallait pour gagner l’affection et la confiance de la communauté. Mais, comme nous l’avons dit, l’éducation religieuse lui manquait; elle le sentait vivement et ne cessait de répéter aux soeurs « Ah! priez le bon Dieu qu’il vous envoie quelqu’un, c’est a faire pitié d’avoir une supérieure comme moi. » Cette candeur faisait le fond de son âme; aussi, plus tard, dans, l’âge le plus avancé (elle a vécu jusqu’à quatre-vingt-quatorze ans), elle édifiait et enchantait la communauté par une simplicité charmante. Elle faisait les délices de la récréation. Ses réflexions, pleines d’esprit et d’à-propos, se mêlaient à une conversation remplie d’intérêt. Elle savait toujours donner à un trait édifiant, à une bonne action, un cachet d’originalité spirituelle qui doublait le plaisir de l’entendre. Mais c’était surtout lorsque les soeurs amenaient la conversation sur ce qui la touchait personnellement qu’elle était intéressante et délicieuse! Pour égayer la récréation, on lui faisait raconter les petites mésaventures que sa curiosité ou sa gourmandise lui avaient attirées dans sa petite

enfance : comment, à l’âge de six ans, elle avait mordu dans chacune des pommes au beurre servies sur la table de son oncle, un jour où tous ces Messieurs du chapitre dînaient chez lui; la surprise des confrères, l’étonnement de son oncle lorsque, au fur et à mesure que chaque convive prenait une pomme au beurre, il la trouvait trouée à la mesure des petites dents de Thérèse, dont l’empreinte était fidèlement marquée. Souvent aussi elle racontait combien sa curiosité lui avait ménagé d’embarras, d’humiliations. « Que c’est triste, nos soeurs, ajoutait-elle, d’avoir de pareilles inclinations, et de n’en être pas encore guérie à mon âge! priez Dieu qu’il ne me prenne pas lorsque je serai tombée dans quelque faute de ma façon. » Elle mourut en souriant. Sa figure, après sa mort, exprimait la surprise heureuse d’un enfant qui s’éveille en voyant sa mère penchée sur son berceau. Son âme était bien celle d’un enfant; elle en avait conservé les charmes et toute l’innocence.

L’économe était la soeur Marie-Amédée Maillard, femme d’une capacité remarquable. La soeur Maillard avait su, à force d’intelligence, de privations, d’économie, reconstituer une communauté là où tout était à créer : bâtiments, mobilier, ressources. Elle jouissait à Troyes d’une considération universelle les ouvriers, les gens de travail, la regardaient comme une personne extraordinaire.

Quand la bonne Mère fut arrivée, la soeur Maillard vint lui remettre en main une gestion qu’elle conduisait si heureusement depuis dix ans, et lui déclara qu’elle ne serait plus à l’avenir que la servante très soumise de la Règle et de la supérieure. Elle ne savait pas alors ce que cette soumission devait lui coûter; mais elle ne devait pas tarder à reconnaître quel sacrifice elle avait accepté. Elle vit tomber une à une toutes ses petites industries; elle va diminuer chaque jour ses ressources ordinaires. Les exigences de la clôture avaient fermé le pensionnat et limité les entrées des ouvriers et des gens de peine. Pour cela il avait suffi d’une décision douce, sans doute, mais impitoyable de la Mère Marie de Sales. On murmurait au dehors; les amis de la maison partageaient les craintes de la soeur Maillard, et partout on disait : « Mais cette petite Mère va les réduire à la famine!»

Malgré ces considérations, la soeur économe n’avait qu’une seule réponse à la bouche : « Ma Mère, comme vous le voulez. » Parole héroïque, dont ceux qui prennent à coeur le matériel d’une maison connaissent la valeur. Habituée à compter, elle disait agréablement que notre Mère lui avait refait son arithmétique. En effet, jamais il n’y avait rien à l’avance, et néanmoins jamais on ne manquait du nécessaire. Chaque jour, l’argent se trouvait pour payer la dépense journalière, et, à la fin du mois, il restait toujours un excédent de douze à quinze sous au fond de la bourse. La bonne soeur Maillard, émerveillée, disait les larmes aux yeux: « Notre Mère est une sainte! »

A côté de ces deux bonnes anciennes, venait se placer soeur Marie-Louise Thiénot, fille du président du tribunal d’Auxerre. Entrée une des premières après le rétablissement du monastère, elle avait apporté une belle dot qui avait servi à faire la première construction ; car, nous Pavons dit, le monastère avait été presque entièrement détruit par la révolution.

La soeur Marie-Louise était douée d’un esprit cultivé. Un peu d’originalité dans le caractère, une volonté d’une énergie singulière, la distinguaient des autres. Elle était venue au couvent pour s’y faire sainte, et je vous affirme qu’elle n’en manquait aucune occasion. A première vue, elle comprit ce que notre Mère voulait, et elle entra pleinement dans ses idées. L’observance la plus stricte était son affaire, et notre Mère dut bien des fois la reprendre et la corriger de l’âpreté qu’elle mettait à une exactitude qui sentait plus la lettre que l’esprit de l’observance. Ce fut surtout dans la pauvreté qu’elle excella. A force d’industrie, elle savait toujours se faire donner ce qu’il y avait de plus mauvais. « Le linge usé et troué était le meilleur, disait-elle, parce qu’elle avait toujours été délicate. Les vieux habits étaient préférables, parce qu’elle avait toujours manqué de soin. Ce que les autres n’avaient pu manger au réfectoire était le meilleur pour elle, parce que ses goûts avaient toujours été bizarres et singuliers.» Elle avait, après bien des prières, obtenu de ne manger que les restes laissés sur les assiettes ou jetés dans le creuset. Ces restes se composaient de débris d’os, de peaux de viande, de légumes, etc., mêlés avec l’eau qui avait servi à rincer les verres. C’était un mélange de tout ce qui peut provoquer davantage le dégoût.

Sur la fin de sa vie, et sans qu’elle le sût, on lui faisait arranger, avec du jus de viande, quelque chose qui ressemblât à cette nauséabonde composition. Trompée par l’apparence, la soeur remerciait la Mère Marie de Sales de ce qu’elle lui était si bonne et si fidèle. « Ma Mère, lui disait-elle, vous n’avez rien voulu changer de ma vie jusque dans mes derniers jours. »

Elle devait assister les ouvriers qui travaillaient à la maison. L’un d’eux, ayant observé que la bonne soeur avait des mouchoirs de poche en guenilles, le dit, en rentrant le soir, à sa femme. Ces braves gens, touchés de ce qu’ils appelaient une si grande misère, prirent dans leur armoire une demi-douzaine de mouchoirs de poche, et, le lendemain, l’ouvrier vint les offrir discrètement à une des soeurs habituées à les assister, la priant de les remettre à la pauvre soeur qui ne pouvait pas se moucher sans de grands inconvénients avec les mouchoirs dont elle usait. La soeur qu’on voulait charger de la commission s’évertua à dire que cette soeur était la plus riche de la communauté, que c’était par amour de la pauvreté qu’elle se privait ainsi. Le brave homme n’y comprit rien. Il remporta ses mouchoirs, mais il ne put s’empêcher, le lendemain, de témoigner combien sa femme et lui avaient été affligés du refus que l’on faisait; « cette bonne soeur en avait tant besoin, » ajoutait-il.

Soeur Marie-Henriette Thomassin était fille d’un maréchal ferrant. Son père, voyant de ses fenêtres aller et venir les soeurs tourières de la Visitation, en avait pris une si grande estime qu’il disait à sa fille: « Tiens, voilà le plus beau mariage que tu puisses faire; là, tu seras plus heureuse que nous tous! »C’était bien ainsi que pensait la jeune fille du faubourg, et, dès les premières années du rétablissement du monastère, elle vint solliciter la faveur d’y être reçue. Marie-Henriette déploya toute son activité, toutes ses forces dans les différents emplois de la maison. Elle avait tellement le désir d’obéir, qu’elle ne laissait jamais notre Mère achever un ordre ou une réflexion sans lui dire : « Oui, ma Mère, » ce qui causait souvent des méprises dont s’amusaient les soeurs.

Sa grande obéissance l’amena a la pratique de hautes vertus. Un panaris s’était renouvelé ~ toutes les phalanges d’un doigt, et il avait exigé deux ou trois amputations successives; une insomnie de près de deux mois en avait été la suite. Pendant tout ce temps, non seulement elle ne se plaignait pas, mais quand on lui demandait de ses nouvelles: « Ça fait un peu mal, disait-elle, mais ce n’est rien; les saints en ont bien souffert d’autres! Une grande maigreur et un état de faiblesse et de malaise qu’elle garda presque le reste de ses jours, malgré sa forte constitution, ont témoigné de ses cruelles souffrances pendant ces deux mois. Elle avait gagné à Dieu toute sa famille, moins un jeune neveu. Les mauvaises compagnies et l’influence des sociétés secrètes auxquelles ce neveu avait donné son nom, l’empêchaient de revenir à la pratique de ses devoirs religieux. Le malheureux, après une vie de désordres, fut pris d’un accès de désespoir et se jeta à la rivière. On vint l’annoncer à ma soeur Marie-Henriette. Elle aurait pu en mourir de douleur, tant elle avait à coeur le salut de ce misérable. Elle se recueillit un instant et dit: « Il faut bien permettre au bon Dieu d’exercer sa justice! » Parole digne, non seulement d’une âme sainte, mais de la plus haute intelligence.

Soeur Marie-Zéphirine Mercier appartenait à une famille de magistrats du diocèse de Troyes. Comme ses autres compagnes, elle professait pour toutes les paroles et les actions de la bonne Mère la plus profonde vénération. Son don fut de se dévouer; son amour pour le travail manuel et sa fidélité aux observances étaient poussés jusqu’aux limites de la plus scrupuleuse exactitude. On ne saurait dire ce qu’elle rendit de services au monastère. Je ne suis, disait-elle, capable de gagner le ciel qu’à force de bras. » D’un esprit facile, elle savait rendre ses rapports avec le prochain aimables et gracieux. Un jour que, portant un panier de bouteilles de vin pour le réfectoire, elle vint à trébucher, le panier tomba, les bouteilles se cassèrent, et le vin coula à flots sur le pavé. Une soeur qui la suivait, la voyant joindre

tranquillement les deux mains, lui dit vivement « Eh! que faites-vous là, ma soeur? — Ma soeur, je considère la fragilité des choses d’ici-bas. »

Porter tous les fardeaux, puiser à la corde l’eau nécessaire pour arroser, traîner les brouettées de fumier et de terre pour le jardin, les matériaux pour les constructions : telles étaient ses délices. « Que vous ramassez de mérites! disaient les jeunes soeurs. — Oui, oui, le bon Dieu me donnera la récompense du cheval du monastère. »

Pourtant elle n’avait pas été habituée à ces sortes d’exercices, et c’était un singulier contraste de voir de temps en temps la soeur Marie-Zéphirine, avec ses mains calleuses et son accoutrement d’ouvrier, venir exhorter à la piété, à la douceur, aux aimables vertus du christianisme les dames ses parentes ou ses amies du monde, qui venaient la voir en toilette recherchée et élégante.

Soeur Marie-Angèle Straub appartenait à une famille très honorable de Strasbourg. Elle était devenue orpheline de bonne heure et avait, sous la conduite d’une tante, formé son esprit aux sciences et à la littérature. Elle y excellait, lorsqu’un prince de la cour de l’empereur d’Autriche la fit demander pour          faire l’éducation d’une de ses filles et pour la diriger             dans ses études. Mlle Straub avait accepté sur les instances d’une de ses amies, qui occupait déjà un poste de ce genre dans une des grandes familles de Vienne.

La rare distinction de ses manières, une taille avantageuse, quelque chose d’éminemment digne qui l’aurait fait prendre pour une reine, sa piété, son grand coeur, l’avaient fait vivement apprécier. Peu de temps après son arrivée, la famille songea à se l’attacher pour toujours : on devait lui donner rang et part d’enfant. Mlle Straub se voyait ainsi sur le point d’entrer dans la voie des grandeurs humaines. Rien ne lui aurait manqué : ni la fortune, ni les avantages extérieurs, ni la considération. Elle savait l’effet qu’elle avait produit dans les réunions de la cour; elle savait la place à laquelle elle pouvait prétendre. Mais, en face de ces perspectives, elle sentait que son coeur était trop grand, qu’elle ne pouvait être heureuse au milieu des embarras de ce monde: c’était Dieu qu’il lui fallait. Elle renonce à tous les avantages qu’on veut lui assurer et s’en vient frapper à la porte du couvent de la Visitation de Troyes qu’une de ses amies lui avait recommandé.

Il me faudrait ici un volume pour citer toutes les paroles de profonde vénération, de respectueux amour, d’obéissance filiale dont sont remplies ses lettres pour notre Mère Marie de Sales, qu’elle appelait le trésor de l’Institut. émerveillée de sa doctrine, elle ne voulut pendant toute sa vie que l’étudier, la pratiquer et la faire pratiquer. Aussi le monastère de Reims, dont elle a été supérieure jusqu’à l’âge de quatre-vingt-treize ans, a-t-il pu profiter, pendant plus de trente-cinq ans, des enseignements de notre bonne Mère, traduits et exposés par la Mère Marie-Angèle Straub. Aujourd’hui encore, cette maison n’a rien de plus sacré et de plus en vénération que-les paroles et les enseignements de la Mère Marie de Sales.

Mais par-dessus toutes ces âmes d’élite, formées par la bonne Mère, il faut placer la vénérée Mère Paul-Séraphine Laurent, qui, pendant plus de trente ans, partagea, avec la bonne Mère Marie de Sales, le gouvernement de la maison de Troyes. Ardente comme saint Paul, d’une ferveur vraiment séraphique, généreuse jusqu’au martyre : tels furent les principaux traits qui distinguèrent cette grande religieuse.

Dans sa jeunesse, elle avait renouvelé les actes héroïques que l’on cite de certaines saintes. Elle s’était mise à soigner secrètement une pauvre femme couverte d’ulcères, et elle avait eu le courage d’aspirer avec ses lèvres le pus et la pourriture de ses plaies. Vivant comme les anachorètes du désert, elle ne mangeait que les mets les plus grossiers, sans presque aucun apprêt. Elle avait été d’autant plus libre pour ses abstinences et ses mortifications qu’une vieille grand’mère qui l’éleva se prêtait volontiers à cette sorte de régime.

Une fois venue au couvent, elle fut prise d’une soif ardente de la perfection religieuse. Quand elle vit la Mère Marie de Sales pratiquant avec la dernière ponctualité les moindres indications de la Règle, elle en conçut une estime profonde et se dévoua sans bornes à son obéissance. Non seulement la vie régulière de la bonne Mère la touchait, mais l’état intérieur de son âme, ou du moins ce qu’elle en devinait, excitait en elle un étonnement et un zèle incomparables. Elle la regardait comme une âme privilégiée, douée des dons les plus précieux. Cependant ces deux âmes étaient d’une nature absolument opposée : l’une, simple, douce; l’autre, portée aux actes extraordinaires et faisant grand cas des ressources de l’esprit; l’une, d’un caractère conciliant; l’autre, d’une volonté arrêtée, persistante et cédant difficilement. Mais, devant la Mère Marie de Sales, tout pliait dans cette nature énergique et résolue, et elle reportait toute son activité à se rendre conforme au modèle qui faisait l’objet de ses plus chères admirations et de ses plus vifs désirs.

La vie de la Mère Paul-Séraphine Laurent est trop liée à celle de noire Mère pour que nous n’ayons pas fréquemment l’occasion d’y revenir. Nous y remarquerons surtout une activité qui s’est accrue de toutes les difficultés, de tous les travaux intérieurs qu’elle a eus à soutenir; ce fut un vaillant athlète aux combats de la vie spirituelle. Elle a fortement étendu ses volontés aux choses ardues et difficiles de la victoire sur soi-même; elle a constamment triomphé, et sa mémoire sera toujours une des plus pures et des plus glorieuses dans les annales de la Visitation de Troyes.

Telles étaient les âmes que Dieu avait préparées à la bonne Mère. Aussi, dès son arrivée, toutes demandèrent à recommencer leur noviciat. Sous cette main si habile, on comprend ce qu’on dut voir à la Visitation de Troyes, et quel parfum s’en répandit dans tout l’Institut.

 

 

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CHAPITRE XVIII

COMPARAISON DU MONASTÈRE DE CLAIRVAUX AU TEMPS DE SAINT BERNARD AVEC LA VISITATION DE TROYES — HABILE DIRECTION DE LA BONNE MÈRE — DIEU RETIRE A LUI LES NOVICES QU’ELLE A FORMÉES

 

En parcourant les annales de la célèbre abbaye de Clairvaux pendant la vie du glorieux saint Bernard, on se croit transporté dans un paradis de lumières et de charité. On y sent Dieu à chaque pas. Les ordres que donne saint Bernard, on les regarde comme émanés de Dieu même; chaque endroit du monastère est sanctifié par une grâce, par un miracle. Ici, Dieu a parlé à Bernard; là, il s’est révélé à un religieux qui a vaillamment combattu; un peu plus loin, la sainte Vierge est apparue radieuse au saint abbé; ailleurs, les religieux ont entendu la multitude des anges chanter un cantique à la gloire de leur Reine. La Claire-Vallée est vraiment le portique du ciel; on y connaît les secrets de Dieu; on y est inondé de ses lumières; on jouit déjà de ses félicités. Saint-Bernard en parle comme se trouvant déjà lui-même dans l’immortelle béatitude, et il affirme que tous ceux qui auront vécu avec lui en la Claire-Vallée le verront aussi en la cité des élus. Eh bien! je dois le dire, en ces premiers temps du séjour de la bonne Mère au monastère de Troyes, on y vit se renouveler quelque chose de semblable. Là, comme à Clairvaux, on habitait le ciel de l’obéissance, on en éprouvait les joies, on en recevait les lumières; Dieu se révélait dans des communications personnelles à un grand nombre de soeurs, et la bonne Mère assurait aussi qu’elle emmènerait en paradis toutes celles qui auraient vécu avec elle au monastère. Encouragées par leur Mère, les soeurs marchaient à pas de géant dans la pratique de l’observance. Les paroles de la bonne Mère étaient pour elles un oracle; elles disaient : « C’est le bon Dieu qui nous parle par notre Mère; » et elles en avaient un sentiment habituel. Si l’une d’elles voulait se séparer tant soit peu de l’esprit de sa supérieure, elle tombait immédiatement dans le trouble et la tentation. S’y rendait-elle docile, aussitôt la lumière, la grâce, les consolations abondaient dans son âme.

La bonne Mère n’avait pas seulement comme moyen de communiquer avec les âmes les redditions de compte, les entretiens sur la règle, les avis, les conseils particuliers: c’était de l’oraison dont elle se servait le plus habituellement pour éclairer la religieuse fidèle et désireuse de son avancement. La bonne Mère voulait-elle travailler une âme, la dépouiller d’elle-même, lui faire comprendre ce que Dieu exigeait d’elle, elle s’adressait au Sauveur et lui disait : « Amenez-la-moi; qu’elle vienne ce matin me dire qu’elle a compris... » Cela ne manquait pas : la soeur venait. « Ma Mère, le bon Dieu m’a montré ce matin que je tenais à telle et telle chose de ma volonté. Jusqu’ici je ne l’avais pas compris; je viens vous apporter cette volonté pour que vous la preniez et que vous la gardiez sous votre obéissance. »

Quelquefois les lumières étaient spéciales et regardaient un fait particulier, et la soeur venait répéter les propres paroles que la bonne Mère avait adressées au Sauveur. Cela est arrivé nombre de fois. Cette manière surnaturelle de communication des âmes était passée .dans les habitudes de la communauté. On comprend alors quel parfum de vie céleste était répandu sur ce béni monastère.

A ces parfums de piété et de célestes espérances accouraient de jeunes âmes qui cherchaient le Sauveur. Les novices arrivaient nombreuses et toutes faites pour notre Mère. C’étaient des âmes angéliques par leur candeur et leur générosité. Elles se mettaient à l’oeuvre avec une incomparable ardeur, et bientôt elles atteignaient les sommets sacrés de l’obéissance, souvent si ardus, les profondeurs si cachées du néant de soi-même, et les régions si vastes de l’abandon à Dieu et de son saint amour.

Une telle vie usait bientôt la nature extérieure; aussi plusieurs s’en allaient toutes jeunes aux noces éternelles de l’Agneau, parées de toutes les vertus de ses épouses les plus aimées. C’était la soeur Marie de Sales qui partait après un an de profession. Une grande similitude d’âme avec la bonne Mère lui avait fait donner son nom : elle en avait les inclinations spirituelles : Ne chercher que Dieu, ne vivre que de lui, ne pas le laisser là un seul instant pour rester avec soi-même, se nourrir de sa volonté comme d’un pain délicieux et touj ours désirable, le trouver dans le prochain, et le communiquer à toutes les âmes par la plus affectueuse charité: telle fut la jeune Marie de Sales. Dieu s’était plu à enchâsser cette âme dans l’extérieur le plus recueilli, le plus religieux. C’était un modèle saisissant et bien capable de donner l’impression de toutes les beautés et de toutes les grandeurs morales de la vie religieuse.

Une autre soeur, Marie de Chantal, n’avait vu durer son exil que deux ans depuis sa profession religieuse. Elle s’en allait sans que l’on pût s’en apercevoir. Dieu avait caché ce sacrifice à la bonne Mère. Lorsqu’on vint lui dire .que ma soeur Marie de Chantal venait d’expirer, elle se tourna vers l’autel, et les larmes aux yeux : « Oui, mon Dieu, dit-elle, c’est ce que je voulais, puisque vous le voulez. »

La perte de cette jeune soeur, sur qui la bonne Mère fondait les plus grandes espérances pour l’avenir, lui fut un motif de se confier au bon Dieu plus que jamais. Elle en fit alors des actes nombreux et renouvelés. Plus tard, elle eut bien des fois occasion de me redire : « Il faut bien que ce soit le Sauveur qui se charge de nous, puisqu’il nous a tout pris. » Ainsi s’en allèrent plusieurs bonnes religieuses trop ardentes à la cueillette, et ne prenant pas le temps de former à loisir leur rayon de mérites et de sainteté. Elles s’en allaient, comme les anges messagers, préparer la demeure aux bonnes anciennes, qui disparaissaient peu à peu, et former dans le ciel la portion de la famille qui doit aider et protéger celles qui travaillent ici-bas.

 

 

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CHAPITRE XIX

LES RELATIONS DE LA BONNE MÈRE AVEC LE DEHORS — M. L’ABBÉ LIÈVRE — M. DE BELLAING — CORRESPONDANCE DE LA MÈRE MARIE DE SALES —ON VIENT DE LOIN LA CONSULTER — M. L’ABBÉ COUDRIN —DÉSINTÉRESSEMENT DE LA BONNE MÈRE — LA VISITATION, AUTRE BETHLÉHEM — SA CHARITÉ POUR LES PAUVRES

 

Cette maison de Troyes ne pouvait rester cachée l’odeur de ses vertus se répandait au loin, et plusieurs personnages éminents, nous avons déjà eu l’occasion d’en parler, venaient chercher près de la bonne Mère la lumière et les secours spirituels dont ils avaient besoin. Nous avons déjà vu comment Mgr des Hons, évêque de Troyes, n’entreprenait rien

d’important sans venir la voir pour la consulter et réclamer ses prières. Plusieurs prêtres du diocèse recouraient également à ses conseils. Ils affirmaient tous que leur union de prières avec la bonne Mère était le moyen le plus efficace pour donner. à leur zèle un appui, un encouragement et le succès. Nous ne saurions pas apprécier l’influence de la bonne Mère Marie de Sales sur la réussite de leur ministère; mais ce que nous pouvons assurer, c’est que les paroisses de ces prêtres étaient alors les plus édifiantes, et que le bien produit à cette époque s’est continué jusqu’à ces derniers temps. Elle apprenait à ces bons curés à faire leur oraison sacerdotale. « Comment se fait - il, leur disait-elle, que vous ayez le courage de vous servir continuellement d’un livre pour parler au bon Dieu dans votre oraison du matin? Est-ce que, par hasard, vous n’avez rien à lui dire? Mais alors à qui demanderez-vous des avis pour toutes les choses embarrassantes qui se rencontrent pendant la journée dans l’accomplissement des devoirs de votre charge? Qui vous donnera ce qu’il vous faut pour conduire les âmes? Qui vous les fera connaître? Qui, surtout, vous communiquera le pouvoir de les éclairer, de les toucher? Comment, avec un livre, pouvez-vous dire au bon Dieu combien vous l’aimez? Comment pouvez-Vous sentir si votre volonté est à lui? Qui donc parlera à Dieu, si ce n’est pas son prêtre? Qui agira avec lui, si ce n’est pas le dispensateur des mérites du Sauveur? » Ces pieux avis portèrent leurs fruits, et la pléiade des bons prêtres qui avaient le bonheur de communiquer avec elle donnait, à cette époque agitée, l’exemple du sérieux et du recueillement si désirables dans les pasteurs des âmes.

Parmi ces prêtres, qu’il serait trop long de nommer, s’en trouvait un qui fut particulièrement dévoué à la bonne Mère, et sur lequel nous aurons occasion de revenir dans le cours de cette histoire: c’est M. l’abbé Lièvre, curé de Gyé-sur-Seine, et depuis supérieur des prêtres auxiliaires du diocèse de Troyes. Doué d’un caractère énergique et d’une foi robuste, M. l’abbé Lièvre avait trouvé dans la bonne Mère un conseiller qui allait à ses goûts. Aussi se mit-il avec courage à la pratique du renoncement et des sacrifices que saint François de Sales demande des prêtres, et en particulier du curé chargé des âmes. Chez lui, sa vie: était celle d’un religieux dans son cloître; au dehors, personne n’était plus avenant, plus aimable que M. le curé de Gyé. On voyait reluire dans son âme la piété la plus tendre et une

simplicité d’enfant avec Dieu. Il m’assurait qu’il avait trouvé dans la Mère Marie de Sales tout ce qui lui était nécessaire pour faire bien avec Dieu et avec les hommes. Il fut un de ses fils spirituels les plus assidus et les plus obéissants. Sa confiance en la bonne Mère le portait à lui envoyer les âmes qu’il dirigeait, afin qu’elles prissent ses conseils. Dans ce nombre, se trouvèrent des âmes d’élite. Plusieurs rendirent de grands services à la religion par leur influence dans la société où elles vivaient et par leurs abondantes aumônes.

M. de Bellaing fut un de ces privilégiés de la grâce. Il n’eut pas plus tôt connu la bonne Mère, que, pénétré de respect pour elle, et que, tout plein de confiance en ses lumières, il lui découvrit toute son âme et se mit sous sa conduite. Je ne saurais plus rien faire, nous disait-il, sans demander et sans suivre les conseils de Mme Chappuis; c’est le bon Dieu qui me parle par sa bouche. Je ne crains rien, je n’hésite plus lorsqu’elle a prononcé. »

M. de Bellaing ne fut pas le seul de son entourage à donner cette confiance à la bonne Mère. Il avait une famille nombreuse et parfaitement chrétienne. Bientôt, sur ce qu’il leur dit de Mme Chappuis, tous les membres de cette famille voulurent recourir à elle et se mettre sous sa conduite. « Elle a grâce pour nous, » disaient-ils entre eux. En effet, il n’en est pas un seul qui n’ait à redire aujourd’hui une grâce, une lumière, un secours obtenu par Mme Chappuis. C’est à elle qu’on remettait toutes les affaires pour en décider : les mariages, les vocations religieuses, les embarras d’affaires, les décisions les plus importantes. La bonne Mère aurait pu tout obtenir de cette famille généreuse, mais elle ne voulait que le bon plaisir de Dieu sur ces personnes, et ne prenait que leurs volontés et leurs coeurs pour les porter à Dieu. Elle accepta cependant une jeune prétendante que vint lui offrir M. de Bellaing : c’était sa nièce. Celle-ci, depuis longtemps, avait promis à Dieu de se faire religieuse, mais elle ne voulait se consacrer à lui que sous la conduite d’une sainte. Elle pensait l’avoir trouvée en la bonne Mère, et venait lui demander son essai. Cette demoiselle fut admise. Elle devint dans la suite la secrétaire de la bonne Mère et fut appelée à lui succéder après sa mort.

Ici nous exprimons un regret sur lequel nous aurons occasion de revenir souvent, c’est que la bonne Mère ait détruit toutes les lettres qui lui étaient adressées. Ces lettres, venues de tous les membres de cette famille, nous permettraient de reconstituer une histoire des plus intimes et des plus touchantes. On y suivrait pas à pas la marche d’une Providence douce et bienveillante qui s’étendait à chacun de ces membres et s’intéressait aux plus petits détails de leur vie. On y verrait l’action du bon Dieu, action toute remplie de consolations et d’encouragements qui faisait dire: « Le bon Dieu de notre Mère Marie de Sales agit en tout cela; c’est à lui que nous devons toutes les grâces que nous recevons. » (Paroles de M. de Bellaing.)

On ne se contentait pas d’écrire, mais M. de Bellaing venait passer chaque année, à Troyes, quelques semaines, afin de pouvoir y entretenir la bonne Mère une fois ou deux. Il prenait, avec sa famille, son domicile près du monastère de la Visitation, où il assistait à la messe et faisait son oraison en même temps que la communauté. Je viens en paradis, disait-il, c’est ici que je le comprends le mieux.

De nombreuses lettres arrivaient de tous côtés: on se recommandait à la bonne Mère. Elle répondait toujours, mais en quatre ou cinq lignes au plus; et cependant ces paroles si courtes étaient, pour ceux qui les recevaient, une lumière complète sur tout ce qu’on avait demandé.

Un personnage éminent, ayant lu un de ces billets, lui écrivait : « Je ne suis pas connu de vous, ma Mère; mais depuis que l’on m’a communiqué quelque chose écrit par vous, je ne me présente pas à l’oraison sans que Notre-Seigneur ne m’adresse ce que Pharaon disait à ses sujets : « Allez à Joseph. » Il m’excite à aller à vous dans mes chagrins et dans mes embarras : j’y viens donc en toute simplicité. Je vous prie d’examiner mon coeur devant Dieu, et de me communiquer ce qu’il vous dira pour moi. i La réponse de la bonne Mère, quoique brève, fut si vraie ét si claire, que ce personnage lui manda l’extrême soulagement qu’il en avait reçu et qu’il avait en vain cherché jusque-là.

Un autre personnage voulut aussi, quoique très éloigné, recourir aux lumières de la bonne Mère, dont il avait entendu faire l’éloge. Il lui adressa une très longue lettre; elle portait en tête : « Pour être lue, en cas où Dieu ne vous donnerait pas le sentiment de ce qu’elle contient. » La bonne Mère fut heureuse d’être affranchie de la lecture de caractères fins et embrouillés, qu’elle distinguait à peine. Elle se recueillit, jeta la lettre au feu, et, appelant la soeur dont elle se servait pour ces sortes de messages, elle lui dicta les décisions les plus sûres, y ajoutant des considérations solides pour déterminer ce vrai chrétien à avancer dans le chemin de la perfection. Il reçut ces avis comme s’ils lui étaient envoyés directement du ciel, et en retira des fruits de paix et de sanctification.

Combien d’autres lui ont fait une réputation de sainteté qui se répandait au loin et lui attirait une multitude de visites de personnes étrangères et privilégiées dans les voies de Dieu! Il y eut, entre autres, la supérieure générale d’une congrégation religieuse, remarquable par la capacité de son esprit, ses vertus et les grâces qu’elle recevait. Elle vint visiter la bonne Mère parce que, s’étant ouverte de ses dispositions intimes à l’un de ses directeurs, il lui avait dit : c Votre voie est haute, mais je connais une supérieure de la Visitation dont la voie est meilleure et plus élevée. » Cette religieuse, ayant appris où résidait celle dont on lui parlait, fit si bien qu’elle se ménagea un voyage dans notre ville, et là elle put se procurer un long entretien avec la bonne Mère. En la quittant, elle disait avoir rencontré à la Visitation de Troyes plus de lumières et d’expérience des choses de Dieu qu’elle n’en avait jamais trouvé dans ses rapports avec les personnes les plus savantes. Elle ajoutait qu’en ce seul jou.r elle avait reçu un si grand bien, que son coeur en était resté tout au large avec Dieu et qu’il lui semblait avoir retiré de cet entretien une force nouvelle pour l’aimer davantage. Celle qui parlait ainsi était, au dire de Mgr des Hons, qui l’avait fait venir, la « première personne du monde chrétien ».

M. l’abbé Coudrin, fondateur de la congrégation des Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie, avait quelques rapports avec la Visitation de Troyes avant l’arrivée de la bonne Mère. 111 savait la pénurie de la maison, et il avait aidé les religieuses de tout son crédit pour obtenir une supérieure. La première fois qu’il vint visiter la bonne Mère, et avant qu’il eût pu l’entretenir, la Mère Marie de Sales lui dit simplement « Mon Père, voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait pour mon arrivée ici? Et elle se mit à entrer dans les détails les plus circonstanciés des démarches qu’il avait faites pour cela. M. l’abbé Coudrin en fut aussi surpris qu’édifié, et dès lors il n’eut pas de plus grand appui et de conseil plus habituel que la Mère Marie de Sales pour les affaires de son âme et celles de sa congrégation. Il profitait de son séjour à Troyes pour venir la voir, et il était en correspondance habituelle avec celle qu’il appelait sa lumière .

Mgr de Fribourg lui envoyait son âme; il lui répétait qu~’elle était son appui devant Dieu. « Je vous envoie mes croix, lui disait-il, c’est vous qui les supporterez pour moi et qui m’en ferez tirer avantage. »

D’un autre côté, un grand nombre de monastères lui écrivaient. Fribourg, Metz surtout, ne se dirigeaient que d’après ses conseils. Outre cette correspondance étendue, la bonne Mère recevait au parloir les personnes- qui venaient la voir. Elles étaient nombreuses, car on se disait partout que la bonne Mère avait des vues surnaturelles sur l’état des âmes, sur les vocations.

On eut alors, comme depuis des marques bien sûres de son discernement et de son désintéressement. Deux demoiselles des meilleures familles de Troyes vinrent la consulter sur leur vocation. La confiance sans bornes qu’elles ressentirent pour la Mère Marie de Sales leur faisait vivement désirer d’entrer dans la maison dont elle était supérieure. Leurs dots, d’ailleurs, seraient venues fort à propos alléger la pauvreté du monastère. Mais la bonne Mère leur répondit que Dieu ne voulait pas d’elles à la Visitation, et elle leur prédit que l’une entrerait aux Carmélites et que l’autre resterait dans le monde, où le bon Dieu l’appellerait à faire des bonnes oeuvres nombreuses. L’événement a pleinement justifié cette prédiction. L’une a vécu et est morte chez les Carmélites de Troyes, et l’autre, après avoir aidé plusieurs fondations et plusieurs bonnes oeuvres, est morte saintement dans le monde.

La Visitation était alors dans une extrême pauvreté, ce qui n’empêchait pas la bonne Mère de faire l’aumône et de la faire largement. Chaque semaine on distribuait du pain aux pauvres, et chaque jour deux ou trois familles venaient chercher ce qui pouvait rester de la table de la communauté, à quoi l’on ajoutait parfois des portions faites exprès.

Sous la bonne Mère la Visitation de Troyes se trouvait être ainsi un vrai Bethléhem, une maison de pain: la maison du pain surnaturel où une foule d’âmes venaient chercher leur vie, et une maison du pain matériel où les pauvres de Jésus-Christ trouvaient la nourriture du corps.

Les pauvres honteux excitaient surtout sa compassion. Nous avons été plusieurs fois témoins de choses que nous ne saurions qualifier autrement que de merveilleuses. Venait-on demander un secours à la bonne Mère, elle n’avait rien, ne pouvait rien donner; mais elle se recueillait un instant, priait et puis disait: « Revenez demain ou dans deux jours, »  et le lendemain ou deux jours après elle avait de quoi donner. D’où lui venait cet argent? Aucune soeur n’en savait rien; l’économe ne pouvait le soupçonner. Sans doute, le bon ange de notre Mère était allé trouver quelque personne charitable, et on avait apporté ce qu’elle désirait; mais comment cela était-il venu si à propos? Une bonne fille, chargée de sa mère et réduite parfois à la plus grande misère, n’osait demander l’aumône, et elle venait, sous prétexte d’emprunt, réclamer des sommes assez rondes. La bonne Mère savait bien ce qu’elle avait à attendre de son emprunteuse, et cependant elle ne lui a jamais rien refusé. « Le Sauveur disait-elle ne nous refuse rien de ce que nous lui demandons. » Mais parfois ces emprunts devenaient une lourde charge à la bonne Mère. Elle était alors obligée de compter et de supputer ce qui pourrait lui revenir de ses petites providences, afin de faire face à toutes les nécessités et à tous ces dons.

Cependant la bonne Mère se trouva un jour à bout d’expédients, et il fallut que Dieu intervînt. C’était pendant un grand froid d’hiver. Un pauvre vieillard,  qui avait déjà fait une longue route à pied, arrive tout transi, mourant de faim, ayant les pieds déchirés et les souliers en lambeaux. La bonne Mère, touchée de sa grande détresse, lui fait servir à manger. On le réchauffe chez les soeurs tourières; l’une d’elle se défait de sa chaussure pour la lui

donner, mais on ne peut lui donner d’argent pour continuer son voyage: la bourse de la soeur économe était complètement vide. La bonne Mère veut au moins encourager le vieillard par quelques paroles de consolation. Elle se rend au parloir; en ouvrant la porte, quelle n’est pas sa surprise et sa joie! elle voit à ses pieds une belle pièce de cinq francs toute neuve, juste la somme nécessaire pour payer une place dans la diligence qui faisait alors le service de Troyes à Châtillon, où se rendait le vieillard.

On ne sut jamais comment cette pièce s’était trouvée là; mais la bonne Mère en conserva toujours une profonde reconnaissance envers Dieu, qui s’était montré si paternel.

 

 

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CHAPITRE XX

SECOND TRIENNAL DE LA BONNE MÈRE (1829) — DIEU LUI DONNE CONNAISSANCE DE LA RÉVOLUTION DE JUILLET — COMMENT ELLE CONSOLE PLUSIEURS PERSONNES QUI EN AVAIENT ÉTÉ VICTIMES — COMMENT ELLE RASSURE LES AUTRES — ELLE BÂTIT LE PENSIONNAT — APPRÉCIATION DE LA BONNE MÈRE DE L’ABBÉ LAMENNAIS.

 

 

Les soeurs de la Visitation de Troyes avaient obtenu, par leurs prières et par leur fidèle observance de la règle, la grâce de conserver la bonne Mère. Mgr de Fribourg, voyant le bien qu’elle opérait, était revenu sur sa décision de ne la laisser à Troyes que pendant un seul triennal. Il consentit à l’accorder encore pour trois ans. Ce fut pour toute la communauté une joie extrême. On voyait dans cette condescendance de Mgr de Fribourg une preuve que Dieu bénissait l’oeuvre de la bonne Mère et qu’il avait pour agréables les dispositions des soeurs. On se remit donc plus que jamais à la pratique de l’observance.

La bonne Mère signala cette seconde période de supériorité par une vigilance plus grande encore à procurer la gloire de Dieu, par la régularité et la belle ordonnance des offices du choeur. « C’est pour moi, disait-elle, une joie incomparable de voir nos soeurs rangées au choeur, pratiquer à la lettre les moindres observances qui nous sont prescrites. Le chant, tel que le veut notre saint fondateur, est un chant d’union des âmes qui appelle Dieu en nous et avec nous. » Aussi voulait-elle qu’on observât les règles avec la plus scrupuleuse exactitude. Elle demandait que l’on donnât sa voix avec simplicité et qu’on l’accommodât à celle des autres, afin que l’office sentît la suavité de la charité. Sa santé faible ne lui permettait pas d’aider beaucoup le choeur par sa voix, mais elle l’aidait merveilleusement par le soin qu’elle avait de préparer, de disposer à l’avance les esprits, les volontés à chanter convenablement. Elle était en cela si bonne directrice, que jamais personne ne se trompait, tant elle avait su prévoir ce qui devait être dit et fait, et tant elle était soigneuse d’en avertir les officières. Sa présence au choeur avait quelque chose de délicieux pour toute la communauté; on la regardait comme l’ange qui présentait à Dieu les louanges de ses épouses et qui les lui faisait agréer.

Il me souvient, nous écrit un prêtre de Troyes, qu’en l’année 183l, étant alors enfant, je vins à la Visitation à l’heure des vêpres. J’avais ouï dire que le chant de la Visitation avait quelque chose d’étrange et de triste. Aux premiers versets que j’entendis, mon opinion fut totalement changée. J’éprouvais une telle impression, qu’il me sembla que ce n’étaient pas des voix de la terre, mais bien des voix du ciel qui se faisaient entendre dans le fond du sanctuaire. La piété, la douce mélodie des paroles, les pauses régulières et mystérieuses, l’élan des coeurs que l’on sentait sous toutes ces voix, faisaient comprendre qu’il y avait là une âme qui donnait la vie. » — « Elles chantent de tout leur coeur, » disaient les personnes qui les entendaient. La bonne Mère entretenait cette ferveur en revenant fréquemment sur l’attention d’agréer à Dieu par l’union des coeurs et des voix. Mais n’était-elle pas elle-même comme l’aigle qui provoque ses petits à voler, en s’élevant toujours plus haut dans la fidélité à toutes les observances?

Rien ne semblait devoir troubler, au dedans ni au dehors, cette vie si privilégiée de nos chères soeurs de Troyes. Aucun indice inquiétant ne venait alarmer personne; on devait, au contraire, se promettre toutes les douceurs de la paix sous le gouvernement du roi Charles X. Cependant la bonne Mère avait reçu de Dieu un avertissement dont elle ne connaissait pas les conséquences, mais qui lui présageait un grand événement. Pendant son oraison, elle avait vu Notre-Seigneur lever son bras sur la France pour la frapper; le geste menaçant était accompagné d’un regard irrité qui faisait présager les plus rudes châtiments. « Le voyant ainsi, ajoute elle-même la Mère, je me précipitai sur son bras pour lui dire que je me confiais à lui, qu’il ne nous frapperait pas. Le Seigneur daigna lui-même me rassurer; me dit que la crise par laquelle la France allait passer serait une épreuve pour les âmes peu sincères et peu fortes, mais que Dieu nous épargnerait et laisserait aux hommes le temps de revenir à lui après les avoir avertis. »

La bonne Mère confia cette vision à son confesseur et à la très honorée Mère Paul-Séraphine Laurent, le jour même où elle en fut gratifiée. Bien des fois depuis, elle l’a redite à l’occasion des différents événements qui sont survenus en France et en Suisse. Mais, à partir de l’année 1868, elle assura que le Sauveur ne lui donnait plus cette garantie et que l’effet de sa promesse avait cessé.

L’assurance qu’il n’arriverait rien de fâcheux au monastère était si profonde chez la bonne Mère, que, dès le lendemain de la révolution de Juillet, elle se mettait en mesure de commencer les bâtiments du pensionnat. Ce fut l’occasion d’une levée de boucliers de la part d’un grand nombre de personnes, surtout des ecclésiastiques, qui voyaient une imprudence dans cette entreprise et qui se sentaient blessés de l’espèce de confiance que la bonne Mère avait dans l’avenir. L’un d’eux, grand vicaire et supérieur du séminaire, vint lui en faire des reproches assez vifs; mais la bonne Mère lui répondit avec une parfaite simplicité que Dieu lui avait ordonné de le faire et qu’il n’arriverait rien de fâcheux.

L’avènement au trône de la branche cadette était pourtant un fait douloureux au coeur de la bonne Mère. Fille d’un des Cent-Suisses de Louis XVI, son éducation de famille lui avait inspiré deux cultes celui de Dieu, poussé jusqu’à l’extase, et celui du roi, porté jusqu’aux dernières limites du dévouement et du sacrifice. Elle avait appris chez son père, dans les conversations du soir, les moindres détails de la vie intime du roi. Le roi avait témoigné à M. Chappuis la plus grande confiance; il lui avait exprimé le regret de le voir partir, quand il avait quitté le service pour revenir à Soyhières.

On gardait dans la famille un souvenir donné par le petit prince, fils aîné de Louis XVI, au garde-suisse que son papa aimait bien. Ce n’était donc pas par indifférence aux choses qui se passaient que la bonne Mère n’y voulait rattacher aucune prévision sinistre.

Plusieurs amis du monastère, à qui les événements donnaient les plus grandes inquiétudes, venaient de tous côtés ou lui écrivaient pour avoir son sentiment. Elle les consolait et les rassurait tous par ses bonnes paroles et par ses lettres. Quelques-uns ayant perdu leurs emplois, elle leur faisait comprendre que c’était une grâce de Dieu d’être mis de côté par un gouvernement où Dieu n’était pas le maître. « Dieu vous donnera quelque chose de meilleur, » leur disait-elle, et l’événement a justifié ces prédictions pour tous ceux à qui elle l’avait promis. Tous ont eu, dans leur fortune ou dans leur famille, soit par suite d’alliances honorables et avantageuses, soit par suite de bonne réussite dans leurs entreprises, une récompense de la fidélité qu’ils avaient gardée à leurs principes et à l’intégrité de leur foi.

Vers le même temps, les idées de M. de Lamennais avaient fait invasion dans le jeune clergé. Le jeune clergé ne se rattachait pas au gouvernement de Juillet; mais les opinions de M. de Lamennais trouvaient une espèce d’application dans ce qu’on appelait le parti libéral, et, sans accepter les principes du jour, on ne laissait pas que d’y voir un acheminement vers l’ère de liberté annoncée par le prophète de la Chesnaye. Le génie incontestable de M. de Lamennais, son système séduisant, le prestige de son école, avaient gagné les jeunes professeurs de théologie dont nous avons parlé plus haut. L’un d’eux ne craignait pas de hasarder de temps à autre, devant la bonne Mère, quelques phrases à l’éloge du génie du jour. Comme il la savait douée d’une extrême facilité d’esprit pour saisir les questions métaphysiques, il lui exposait ses pensées, il lui disait ses espérances sur l’avantage que la religion devait en retirer. La bonne Mère restait muette sur les éloges adressés à M. de Lamennais; mais, quant aux conclusions qu’on en tirait, elle répondait vivement: « Ah! ce n’est pas ainsi que le bon Dieu fait son oeuvre; prenez garde ! ... Ce prenez garde », dit avec autorité, avait frappé tous ceux qui l’avaient entendu, excepté un de ces jeunes professeurs. Plus tard, après la condamnation de M. de Lamennais, ce professeur dit à ses amis : « La bonne Mère n’a jamais été pour lui. »

 

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CHAPITRE XXI

LA BONNE MÈRE REÇOIT L’ORDRE DE COMMUNIER TOUS LES JOURS — LE RÉVÉREND PÈRE THÉODORE PINTY, CONFESSEUR DE LA VISITATION —          SON APPRÉCIATION SUR LA MÈRE MARIE DE SALES — LA BONNE MÈRE CONVERTIT UN PRÊTRE ÉGARÉ ET OBTIENT LA RÉSIGNATION A UNE MOURANTE — ELLE CONTRIBUE A LA DIRECTION SPIRITUELLE DES SŒURS DE LA CONGRÉGATION DE PICPUS — COMMENT ELLE AGISSAIT AVEC LES INDISCRETS — NOTRE-SEIGNEUR REÇOIT, AVEC LA BONNE MÈRE, LA BÉNÉDICTION DU PRÊTRE

 

 

Qu’on ne croie pas que ces rapports avec le dehors, entretenus par amour de la vérité et en faveur de la doctrine de la sainte Église, aient distrait la bonne Mère de sa fidélité à l’observance et de son union à Dieu. Ce fut, au contraire, vers ce temps-là que Mgr des Hons et que le confesseur de la Visitation, voyant en quel état de fidélité et de ferveur la Mère Marie de Sales possédait son âme, lui enjoignirent de recevoir chaque jour Notre-Seigneur en la sainte communion. Cette faveur lui fut si chère, qu’il lui sembla qu’on lui avait ouvert la porte du ciel pour y demeurer constamment en la charité et en la vue sensible du Sauveur.

Le confesseur de la bonne Mère était alors le vénéré Père Théodore Pinty, de la congrégation des Sacrés-Coeurs. Avant lui, et quand la Mère Marie de Sales arriva à Troyes, le confesseur de la communauté était un bon vieux curé de paroisse, homme excellent, mais à qui tout manquait pour diriger des religieuses. Comme la bonne Mère avait demandé à Fribourg la grâce de ne s’adresser jamais qu’aux confesseurs de la maison, elle s’en plaignit à Notre-Seigneur. « Vous me laissez seule! » lui dit-elle. Il lui fut répondu: Je te donnerai quelqu’un, il s’en excusera; mais tu lui assureras que je me charge de tout; » et en. même temps il lui sembla entendre le son d’une voix.

Peu. de temps après cette communication, le Père Théodore Pinty était venu pour la première fois rendre visite à. la bonne Mère; celle-ci alla au parloir, et comme il la saluait, le châssis de la grille n’étant pas encore ouvert, elle reconnut la voix qu’elle avait entendue dans sa prière, et se mettant à sourire, elle avait dit tout haut: « Oh! c’est précisément lui, c’est bien lui ! » Puis, s’adressant au Père, elle l’avait prié de prendre la conduite de la communauté. Il avait refusé d’abord, alléguant mille raisons qui l’empêchaient. d’accepter.

Le Père Théodore était chargé de la maison. des Sacrés-Coeurs, établie à Troyes par M.. l’abbé Coudrin, fondateur de cet institut. Il. avait dans la ville, une réputation de sainteté qui lui avait gagné un grand nombre d’amis qu’il dirigeait dans les voies de la perfection. La. Visitation ajouterait à ses. occupations déjà si nombreuses; mais pouvait-il ne pas. céder à l’ascendant de la bonne Mère? Aussi il se dévoua à cette nouvelle oeuvre avec courage et un grand désir de servir utilement le monastère.

Le Père Théodore était bien l’homme. qui convenait à la direction de la bonne Mère. Il allait chercher dans la prière et dans l’oraison ce qu’il avait à dire ou ce qu’il avait à répondre aux demandes qui lui étaient faites. « Je me mets, disait-il, en présence de Dieu et je le prie de me donner ce que je devrai répondre, et il me le donne. » Dieu, en effet, lui accordait tout ce qui était nécessaire et convenable pour chaque circonstance. Le Père Théodore savait alors intuitivement ce que ses capacités naturelles ou les lumières de sa raison n’auraient pu lui communiquer. Il arrivait même que, la plupart du temps, Dieu lui faisait connaître les choses dont la Mère Marie de Sales allait lui parler et que rien ne pouvait faire soupçonner. C’est sur le témoignage de ce vénéré serviteur de Dieu que nous affirmons ces faits. Nous aurons souvent, plus tard, l’occasion de les confirmer par des preuves nouvelles et irrécusables.

Le Père Théodore était tellement embaumé de ce parfum des communications divines que, malgré sa très parfaite discrétion, il ne put s’empêcher d’en parler à quelques âmes de choix dont il avait la direction. Il en entretint surtout M. l’abbé Chevalier, professeur de morale au grand séminaire, et Mme Anatolie, religieuse des Sacrés-Coeurs et directrice du pensionnat.

Mme Anatolie a, peu de temps avant sa mort, consigné dans. un écrit quelques faits particuliers qui témoignent de la vénération du Père Théodore pour la digne Mère Marie de Sales.

Le Père Théodore savait, lui aussi, former de saintes âmes, et il en possédait dans sa communauté qui étaient des modèles de vie religieuse et de grande mortification. « Elles pourraient faire des miracles, disait-il, mais elles n’arrivent pas à la sainteté de la Mère Marie de Sales. »

Un malheureux prêtre s’égarait; le Père Théodore l’envoie à la bonne Mère en lui faisant dire: « Je ne puis plus rien pour lui, venez à son secours. » La Mère Marie de Sales reçoit ce prêtre et le voit au parloir pendant huit jours de suite. A chaque visite, elle lui adresse quelques paroles dont l’effet est si puissant, que ce prêtre se convertit, fait une confession générale avec les meilleures dispositions et se prépare ainsi à paraître bientôt devant Dieu. Il meurt en effet, et quelque temps après, la bonne Mère reçoit l’assurance de son salut. Une personne pieuse ne pouvait se résigner à mourir. « Priez pour elle, ma Mère, » lui dit le Père Théodore. « Elle doit mourir, reprend la bonne Mère, dites-le-lui, et elle acceptera la volonté de Dieu; » ce qui eut lieu ainsi qu’elle l’avait dit.

Mais c’est surtout auprès des soeurs de sa congrégation que le Père Théodore se faisait messager de la Mère Marie de Sales. Leurs peines de conscience, leurs inquiétudes d’affaires, leurs désirs, leurs efforts vers la perfection, tout était soumis à la bonne Mère, et le Père Théodore, après l’avoir entretenue, reportait à ses soeurs une parole qui était pour elles un trait de lumière, un jet de flammes qui relevait leur courage et embrasait leur amour. Qui pourrait dire combien d’âmes,. dans cette chère maison du Père Théodore, ont reçu des consolations et des secours. Aussi jamais le Père Théodore ne venait voir la Mère Marie de Sales sans prier. C’était un pèlerinage qu’il faisait, et son recueillement extérieur témoignait, aux yeux de tous, combien il était pénétré de l’importance et de la sainteté de sa démarche.

Le Père Théodore pouvait recevoir dans son âme simple et toute versée en Dieu les secrets les plus intimes de la vie spirituelle de la bonne Mère. Il n’en était pas ainsi pour tous les directeurs qui auraient voulu .pénétrer cette âme dont on disait de s belles choses. La bonne Mère n’aimait pas se communiquer à ceux qui, sous prétexte de science, de direction, venaient l’interroger. Elle n’avait pas un mot à leur répondre, et ils s’en allaient un peu embarrassés et confus. Un entre autres, qui passait pour être entièrement versé dans les voies surnaturelles, voyant qu’il n’obtenait aucune réponse à une série de questions bien ordonnées, crut devoir sommer la bonne Mère d’avoir à lui répondre. Accoutumée à ne rien refuser au nom de l’obéissance, la bonne Mère dit simplement et cordialement ce qu’on lui demandait

Le révérend Père en fut, dit-il, très édifié. Mais plus tard, après la mort de la bonne Mère, le jugement que ce directeur porta sur elle fut si peu conforme au sentiment universel, qu’il est bien permis de juger que l’intérêt personnel et un certain esprit de parti l’avaient inspiré dans ses investigations.

Le révérend Père Théodore, cet enfant du bon Dieu, comme l’appelait la bonne Mère, n’y mettait pas tant d’habileté. « Je crois à ce que je vois, disait-il. Je ne sache pas que la bonne Mère Marie de Sales ait jamais fait aucune chose extraordinaire en elle-même pour arriver au degré de sainteté où elle est parvenue; mais c’est sa fidélité à la grâce qui l’a élevée à cet état. »

Comme la bonne Mère, le Père Théodore avait fait ses études de direction dans le grand livre de la prière, dans les oeuvres de saint François de Sales, dans la pratique des vertus et surtout dans la pratique de l’humilité et, de la défiance de soi-même. « Je ne suis, disait-il agréablement, qu’un transfuge dans l’armée de la sainte Église. J’ai été soldat de

Napoléon, en 1814, pendant quinze jours. Je me suis battu une fois, en tirant deux coups de fusil en l’air pour n’être pas irrégulier, et je me suis fait mettre à l’hôpital le reste de mon temps. Voilà de quoi je suis capable. » La bonne Mère le vénérait.

Un jour, elle le prie de lui donner sa bénédiction et elle se met à genoux pour la recevoir. La bénédiction donnée, le Père Théodore s’apprête à quitter le parloir, mais que voit-il? la Mère prosternée profondément, sans faire un mouvement pour se relever. Comme j! était pressé de partir, il lui dit : « Ma Mère, que faites-vous là si longtemps? Oh! lui répondit la bonne Mère, je regarde le Sauveur; il est ici à genoux, me montrant comme on doit recevoir la bénédiction du prêtre. »

Le Père Théodore se hâte de rentrer dans sa communauté, et raconte immédiatement à deux personnes qui l’ont certifié le fait que nous citons. Bien souvent depuis la bonne Mère nous a dit les choses admirables qu’elle avait comprises, en ce moment, sur les effets de la bénédiction du prêtre.

 

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CHAPITRE XXII

QUAND ET COMMENT ON APPRIT LA RÉVOLUTION DE 1830 A LA VISITATION DE TROYES — LES TENTATIVES INUTILES DU CONSEIL MUNICIPAL POUR GÊNER LES SŒURS — VISITE DE LA MÈRE MARIE DE CHANTAL DE CLANCHY — COMMENT LA BONNE MÈRE FAIT CÉLÉBRER LE DEUXIÈME CENTENAIRE DE LA VISITATION DE TROYES — ELLE EST DÉPOSÉE — ÉPREUVE QU’ELLE SUBIT — ELLE EST CHARGÉE DU NOVICIAT — JUGEMENT D’UNE NOVICE

 

De grands événements s’étaient accomplis. Charles X était tombé du trône, et Louis-Philippe d’Orléans y était monté à sa place. Nous avons dit combien de personnes du dehors avaient retrouvé le calme et l’espérance dans les assurances que leur avait données la Mère Marie de Sales. Elle leur avait affirmé que rien ne viendrait troubler l’ordre des maisons religieuses, que la guerre n’éclaterait pas à l’étranger contre la France, et que le clergé n’aurait pas à subir la persécution qu’on semblait redouter.

Dans l’intérieur de la communauté, elle prit un soin extrême pour que les nouvelles du dehors ne vinssent pas troubler la solitude des religieuses. Aussi, pendant que le monde s’agitait, le monastère de la Visitation de Troyes continuait paisiblement sa vie d’union à Dieu, et présentait un séjour de paix et de délices spirituelles aux âmes privilégiées qui

l’habitaient. On ignorait là le changement de gouvernement; comment, du reste, l’aurait-on su? Personne n’en parlait. Cela pourrait paraître extraordinaire si l’on ne savait l’influence qu’exerçait la Mère sur toute sa communauté.

La nouvelle du changement de gouvernement ne fut connue que plus d’un an après. Un prêtre étranger, étant venu donner le salut du saint Sacrement à la Visitation, chanta de sa voix la plus forte et la plus accentuée les mots de Ludovicum Philippum, contenus dans l’oremus du salut. A ces noms nouveaux, la communauté apprit que ce n’était plus le roi Charles X qui régnait. Le soir, pendant la récréation, la soeur assistante, ancienne supérieure, dit à la bonne Mère: «Mais, ma bonne Mère, votre charité ne nous avait pas averties que notre bon roi Charles X était mort; nous aurions prié pour le repos de son âme. » La bonne Mère profita de cette circonstance pour engager ses filles à vivre encore plus en solitude et en fidélité à l’observance.

Différentes questions relatives au pensionnat et à la sépulture des soeurs s’étaient agitées au conseil municipal de la ville. Ces messieurs du conseil étaient loin d’être favorables aux couvents. Plusieurs fois ils déléguèrent un certain nombre d’entre eux pour faire des informations et prendre des mesures tendant à restreindre la liberté des soeurs. Les délégués voyaient la Mère et s’en allaient subjugués par son ascendant. De retour près de leurs collègues, ils se faisaient les défenseurs de ses demandes et de ses droits. Bien plus, ils en parlaient à leurs femmes, et celles-ci venaient bientôt demander à la bonne Mère de prier pour elles et de ramener à Dieu leurs maris, ce qui eut lieu plusieurs fois.

Le monastère de Troyes devait recevoir un éclatant témoignage de sa régularité. La Mère Marie de Chantal de Clanchy, supérieure d’Annecy, vint à Troyes en se rendant au Mans, où elle venait d’être élue. Elle put s’assurer par elle-même de la fidélité avec laquelle tous les points de la Règle étaient observés et de la ferveur qui régnait parmi les soeurs; elle y séjourna plusieurs jours. Ce qu’elle vit lui parut entièrement conforme au monastère d’Annecy, mais complété et vivifié par l’action de la Mère Marie de Sales. Elle s’en exprima formellement à la communauté, qui trouva dans ses encouragements un nouveau secours pour s’avancer toujours davantage dans l’esprit et la pratique des saints fondateurs.

Le 6 juillet 1831 était le deux centième anniversaire de l’établissement de la Visitation de Troyes. La fête aurait dû en être d’autant plus solennelle que le premier centenaire n’avait pas été célébré; le jansénisme n’aimait pas lès fêtes. Mais nous étions à une époque où les démonstrations religieuses auraient été hors de saison. La bonne Mère voulut les remplacer par un petit triduum de recueillement intérieur et de plus parfaite observance. Pour se renouveler, elle et ses soeurs, dans l’esprit de l’Institut, et pour le faire estimer davantage, elle parla de la perfection de leur saint état. Voici l’un de ces entretiens, recueilli par une des religieuses.

« On est désireux, disait-elle, de savoir ce qu’est notre vie. L’esprit humain trouve qu’elle n’est rien, qu’elle est trop facile, trop commune pour avoir du mérite, puisqu’elle se réduit à aller au choeur, au réfectoire, à la récréation. Il dit que cela ne conduit à rien de grand, que c’est très peu de chose. Oui, c’est peu de chose pour l’esprit orgueilleux; ce n’est rien pour l’esprit vain; mais, pour l’esprit éclairé de la lumière d’en haut., c’est beaucoup de pratiquer chaque instant les vertus qui se rencontrent; c’est beaucoup de mener une vie surnaturelle en faisant des actions qui paraissent tout ordinaires. Dans notre vie, il n’y a rien de l’homme, ce qui fait que tout est de Dieu. S’il y avait plus de l’homme, notre vie serait mieux comprise; mais elle serait beaucoup moindre devant Dieu. Notre vie est toute cachée, elle est cachée à nous-mêmes; c’est pour cela qu’il n’y a aucun contentement pour la nature; mais elle est connue de Dieu et aimée de son coeur. On n’arrive à cette vie que par une dépendance de tous les instants, par un renoncement continuel de tout ce qui est de soi. Il faut se séparer de toutes ses inclinations, de ses affections, et se mettre au-dessus de ses sentiments. Si notre saint fondateur avait trouvé une vie plus unissante à Dieu, une vie plus parfaite, il nous l’aurait donnée. S’il y en avait une au-dessus de la nôtre, nous devrions nous y porter sans retard; mais il n’y en a pas, notre saint fondateur le savait bien. Il connaissait quel est devant Dieu le prix d’une vie passée dans un continuel renoncement, dans la dépendance et dans un assujettissement de tous les instants. Si nous voulons répondre à la grâce de cette sainte vacation, nous devons nous tenir en la présence de Dieu par la fidèle pratique du Directoire, c’est par là que l’âme vit et agit selon le bon plaisir de Dieu.

« Si pendant plusieurs années nous n’avons pas su retirer les fruits cachés dans ce petit livre, si nous n’avons pas reçu et utilisé les lumières qu’il apporte à l’âme, comprenons maintenant combien sont grands, combien sont précieux les avantages attachés à sa pratique. Portons-nous-y avec affection, avec dévouement , avec fidélité, pour réparer les fautes qui se commettent journellement par nous et par les autres. »

C’est ainsi que parlait la bonne Mère; ses entretiens de tous les jours portaient ce caractère de simplicité, d’exactitude et de profondeur.

Le temps de sa supériorité était expiré, et l’on venait d’élire la Mère Paul-Séraphine Laurent, doit nous avons déjà parlé. D’un caractère ferme, un peu rigoureux, la nouvelle supérieure voulut s’assurer si ce qu’on lui avait dit de la volonté de Dieu pour la communion quotidienne de la Mère Marie de Sales avait des fondements certains. Elle commença par dire à la bonne déposée qu’elle eût à s’abstenir de communier aussi souvent jusqu’à ce que Dieu lui fit connaître ce ‘qu’il désirait à ce sujet. Dieu ne tarda pas à manifester sa volonté. La Mère Paul-Séraphine en reçut des marques qu’elle ne révéla pas, mais qui durent être, vu son caractère, des plus positives et des plus concluantes, car elle permit à sa chère déposée de reprendre ses communions. La manière dont la Mère Marie de Sales obéit prouva qu’elle savait aussi bien se soumettre que commander. Son obéissance devint bientôt, pour toute la communauté, un parfum de si délectable odeur qu’elle s’en trouvait embaumée. Non seulement la parole, mais le moindre signe, l’intention la moins aperçue de sa supérieure étaient pour elle des ordres exprès, qu’elle remplissait avec une allégresse et une grâce charmantes..

De son côté, la nouvelle supérieure honorait la Mère Marie de Sales de sa plus intime confiance. Il semblait vraiment que ces deux âmes n’en faisaient plus qu’une dans le coeur de la supérieure. Il en fut ainsi pendant les quarante années qu’elles se succédèrent l’une à l’autre dans cette charge. Leur entente cordiale fut, pour le monastère de Troyes, une faveur insigne qui a contribué à fonder la maison dans l’esprit où elle continue à persévérer. Ces deux bonnes Mères étaient de caractères opposés, d’humeurs différentes, de fonds d’âmes et de voix intérieures qui ne se ressemblaient pas, et cependant elles ne cessèrent pas de présenter tour à tour l’exemple de la plus parfaite abnégation d’elles-mêmes, et de l’estime et de la confiance réciproque la plus inaltérable. Elles furent comme les deux flambeaux qui, pendant près d’un demi-siècle, jetèrent sur la maison de Troyes les plus vives clartés.

Le premier soin de la nouvelle supérieure fut de donner la charge de maîtresse des novices à la chère déposée. La Mère Marie de Sales s’y employa avec un soin et une assiduité que n’interrompaient plus les préoccupations de la supériorité. Écoutons ce qu’en écrivit une de ses novices.

« C’était surtout par son exemple que notre maîtresse nous instruisait. Quelle douceur! quelle résignation! quel abandon à la Providence! quel charme! quel entraînement dans ses discours! Quand elle nous parlait de ces chères vertus, quand elle nous expliquait le Directoire, quelle puissance elle avait sur nos volontés! Comme elle savait lire dans nos âmes et nous rendre faciles tous les sacrifices que Dieu exigeait de nous! Elle ne les demandait jamais, ces sacrifices, que lorsque Dieu s’était fait entendre; mais ce que nous ne pouvions nous expliquer, c’est qu’elle connaissait toujours le moment précis où la grâce nous sollicitait, et elle venait à point nous aider à suivre sa voix.

« Quel beau modèle elle nous offrait partout! Son maintien au choeur inspirait le respect et la dévotion; la sainte et innocente joie rayonnait sur son visage. Elle se tenait toujours ainsi qu’il est marqué et ne faisait aucun mouvement que ceux prescrits par la Règle. Enfin, elle s’acquittait de toutes les cérémonies avec un recueillement et une exactitude qui ravissaient. Notre maîtresse se peignait bien elle-même sans s’en douter, quand elle nous disait : « Toutes les fois que l’âme est recueillie en Dieu, elle communique au corps ce bon maintien et ces belles manières religieuses qui doivent nous accompagner partout. »

« Elle nous recommandait aussi ce beau maintien religieux, tant désiré par nos saints fondateurs. « Se bien tenir, disait-elle, sans se pencher ni à droite ni à gauche, c’est une mortification qui nous est prescrite. » Notre sainte Mère voulait qu’au chœur nous eussions des ports de reines, parce que nous sommes devant Dieu, et que nous sommes ses épouses.

Notre maîtresse appuyait aussi beaucoup sur l’esprit qu’il convient d’apporter à chaque exercice. « Cet esprit devait, disait-elle, régler tout notre extérieur. » Elle voulait, à la récréation, des figures gaies et épanouies, témoignant le recueillement quand on rappelle la présence de Dieu. Elle voulait qu’aussitôt l’obéissance on exprimât l’humble soumission d’une servante qui attend les ordres de son maître et se dispose à les accomplir. « Agir ainsi,  disait-elle, changer d’expression et de manière d’être selon les différents exercices, c’est la preuve que Dieu manie l’âme par le Directoire, et qu’on est fidèle à son mouvement. » Elle-même observait si bien ce qu’elle nous recommandait à cet égard, qu’il suffisait de la regarder en chaque occasion pour savoir ce qu’il convenait de faire. Nos soeurs anciennes disaient que ma soeur la déposée avait au moins dix physionomies différentes, selon les divers exercices où la Règle nous appelle.

« Notre maîtresse se trouvait bien partout, parce que partout elle était sous les yeux de Dieu. « Une personne, disait-elle, qui est en la présence de Dieu, s’observe en quelque endroit qu’elle soit, parce que toujours elle est servante du Seigneur. Soit qu’il l’emploie au choeur ou au balayage, elle fait l’oeuvre de Dieu dans la maison de Dieu.» « Elle ne se bornait pas à nous enseigner les bonnes façons religieuses; elle y tenait, il est vrai, comme à tout ce qui nous est prescrit, mais elle s’efforçait surtout de faire germer en nos âmes les vertus des vraies filles de la Visitation. Que de fois elle nous pressait aussi fortement que suavement d’aimer la correction, de la regarder comme le pain quotidien, comme le moyen qui fait le plus avancer et profiter en la religion! « Si l’on n’est pas capable de la recevoir, nous disait-elle, on n’est pas capable de devenir religieuse. La nature y éprouve beaucoup de répugnance, mais il faut savoir se surmonter, il faut s’exciter à l’amour de la correction, le demander à Dieu comme une grâce très précieuse, et estimer beaucoup les miettes de cette sainte nourriture qui est distribuée à l’âme pour la fortifier. Celle qui le reçoit avec foi et amour, ajoutait notre maîtresse, est toujours caressée du Sauveur. »

Souvent elle nous demandait si nous avions reçu ce jour-là quelques miettes de ce pain précieux, comment nous l’avions accepté, et quel effet il avait produit en nous.

« Malgré le temps qui s’est écoulé depuis ces heureuses années où notre Mère était directrice, le souvenir en est toujours présent pour celles qui ont eu le bonheur d’en jouir. Les autres en profitent encore aujourd’hui par la lecture des saintes instructions qu’on a recueillies alors, quoique la rédaction leur ait fait perdre beaucoup du charme et de l’onction qui nous ravissaient.»

 

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CHAPITRE XXIII

LA MÈRE MARIE DE SALES ENVOYÉE SIX MOIS AU SECOND MONASTÈRE DE LA VISITATION DE PARIS — DIEU LUI AVAIT RÉVÉLÉ LA NÉCESSITÉ DE CETTE MISSION — COMMENT ELLE COMPREND AUSSITOT LES BESOINS SPIRITUELS DU MONASTÈRE — SA RÉPONSE AU SUJET DE SON NOVICIAT — OU ELLE À TROUVÉ LE CHEMIN RACCOURCI DE LA PERFECTION — CE QU’ELLE PENSAIT DES DÉSIRS — LE MEILLEUR MOYEN POUR AVANCER — SON APPRÉCIATION SUR LE STYLE DES SAINTS FONDATEURS —IMPORTANCE DE LE CONSERVER — SON ATTACHEMENT AUX RÈGLES ET AUX CONSTITUTIONS —SON RESPECT POUR LE LIEU SAINT — RÉSULTATS DE SA MISSION — ELLE PASSE QUELQUES JOURS AU PREMIER MONASTÈRE — ELLE EN DEVIENT LE CONSEIL — SES RAPPORTS AVEC LA MÈRE MARIE-SÉRAPHINE FOURRIER

 

 

Les soeurs du second monastère de Paris connaissaient le bien que faisait à Troyes la Mère Marie de Sales, et, à force d’instances, elles avaient obtenu de ses supérieures de Fribourg qu’elle vînt passer à Paris quelques mois. Le but de cette demande était de s’assurer si la Mère Marie de Sales pourrait réussir à Paris, et de la mettre en rapport avec la communauté et les supérieurs. Ce fut une grosse épreuve pour la bonne Mère et pour ses chères novices. Quelques novices en éprouvèrent une peine si profonde, que la Mère Paul-Séraphine Laurent crut devoir leur proposer de suivre leur maîtresse à Paris; mais celles-ci, généreuses et fortes, affirmèrent que, n’étant venues que pour Dieu, elles resteraient où Dieu les avait réunies, et que, pour rien au monde, elles ne voulaient retarder le bonheur de se donner à lui dans la sainte profession.

La bonne Mère arriva à Paris le mercredi de Pâques de l’année 1833; je laisse la parole aux soeurs de Paris.

« Ici, comme à Troyes, toutes les actions de cette sainte religieuse portaient l’empreinte de la grâce et mériteraient d’être mentionnées aussi bien que ses paroles. Mais comment dire le fruit qui en sortit pour nos âmes? Dès son premier noviciat, une professe étant venue, avant de retourner a son emploi, lui  demander une légère permission, notre vénérée soeur l’accueillit avec une bonté toute spéciale; puis, l’engageant à demeurer avec elle, et sentant sa résistance à se communiquer, elle lui dit: « Voilà six ans que je vous connais ». Oui, il y a six ans que le bon Dieu m’a montré votre âme et quelques autres « encore pour lesquelles il m’appellerait ici, afin de leur indiquer la vraie voie qui conduit à Dieu; notre Mère Marie-Euphrasie Barras, lui dit-elle, est seule dépositaire de ce secret qui doit demeurer caché aux hommes. »

« Touchée, renversée comme saint Paul, cette jeune soeur se rendit, et elle entra sans retour et sans réserve dans la voie que lui traça la vénérée directrice, qui l’honora toujours depuis d’une spéciale dilection.

« La confiance en Dieu, par une humble défiance de soi-même, fut une des premières leçons que la chère directrice s’efforça de faire pénétrer dans les âmes Elle avait compris tout de suite, par un de ces secours que le Sauveur lui accordait pour la conduite des âmes, que la confiance, le recours simple et habituel à Dieu, comme à un père et à un ami, était le besoin de ces âmes, solidement bonnes et vertueuses, aimant et voulant le bien, strictement fidèles dans la pratique de la Règle, mais n’en connaissant pas la moelle, n’en savourant pas les douceurs. Les anciennes religieuses, encore tout empreintes des terreurs et des souffrances de la grande révolution, où elles avaient failli payer de leur vie leur fidélité à Dieu, donnaient à la Règle et à leur amour pour Dieu quelque chose de la sévérité et de l’austérité dé leur caractère. Les jeunes religieuses, venues depuis la réunion, étaient formées selon cet esprit, et quelques-unes, sans le savoir, sans le -comprendre, aspiraient au vrai bien de la vocation qu’elles n’auraient pas su définir, mais dont elles avaient comme l’intuition.

« Au bout de peu de temps ce fut, non seulement aux novices, mais à la communauté tout entière, attirée par le charme pieux de ses entretiens et comme subjuguée par une force et une vertu divine, que notre Mère expliqua les Constitutions et le Directoire. Ces entretiens étaient recueillis par écrit, ainsi qu’on avait commencé à le faire à Fribourg et à Troyes; car, partout où l’on entendait cette sainte parole, on voulait en perpétuer le souvenir afin que le profit spirituel demeurât permanent.

« A nos récréations ou entretiens de la communauté, lorsqu’on s’adressait à elle, on la trouvait toujours gaie et cordiale; mais, lorsqu’on cessait de lui parler, on la voyait rentrer en Dieu, et alors elle n’entendait plus ce qui se disait autour d’elle, à moins qu’il ne fût nécessaire qu’elle contribuât à la conversation. Aussitôt que l’obéissance était donnée, elle se retirait humblement, prenant un air recueilli qui invitait au silence intérieur. Un jour notre Mère, interrogée par nos soeurs sur quelques circonstances de son noviciat, répondit simplement ainsi : « Étant à Fribourg, je voyais que nos soeurs étaient bien bonnes et vraies religieuses; elles parlaient beaucoup de la sainteté, mais aucune ne paraissait contente de la sienne. Moi je n’aimais qu’à être contente; je ne voulais pas être du nombre de celles qui ne le sont pas. Enfin j’ai rencontré la sainteté de notre saint fondateur, et je me suis dit: Ce saint était toujours si content! sa sainteté me convient bien. On me donna pour livre de lecture, pendant que j ‘étais novice, les Entretiens de notre saint fondateur, et en même temps un

autre ouvrage; j’ai rendu celui-ci, trouvant qu’il me faisait mal à la tête, et j’ai gardé les Entretiens: pendant cinq ans je n’ai lu que ce seul livre. « Un jour, faisant la lecture au jardin, j’ai été frappée d’un mot et je me suis dit à moi-même : « Je ne pourrai pas vivre deux fois, je n’ai qu’une vie; si je veux expérimenter, mon temps se passera « à cela et je ne ferai rien. Notre saint fondateur a fait les expériences pour moi; il a expérimenté tout ce qu’il a écrit; il avait un bon goût, il n’y a donc plus qu’à l’imiter; puis je me suis appliquée à tout ce qu’il a enseigné.

« A l’occasion des désirs sa parole est frappante.— « Si j’étais à renaître, disait-il, je n’en aurais pas du tout. » Lorsqu’il me venait un désir, je le renvoyais en me disant: Mon saint fondateur n’en aurait pas, je n’en veux plus. J’ai fait de toutes choses comme cela, de sorte que j’ai toujours été contente; j’ai vu qu’il fallait se débarrasser de soi tout d’un coup, et je me suis quittée tout bonnement. J’ai vidé ma tête des inclinations de mon esprit propre; j’ai dit: Puisque tout cela m’embarrasse, je n’en veux plus. »

« Une de nos anciennes professes lui ayant répliqué: « Je crois, ma soeur, que vous n’aviez pas grand’chose à vider ni à débarrasser. »

« La vertueuse déposée répondit simplement : « Ne croyez pas cela; j’avais mon naturel, mon caractère, mes inclinations, tout comme les autres.

« Il y a bien des gens qui se trompent en voulant voir par eux-mêmes et faire des expériences; ils perdent leur temps. Voulez-vous un bon moyen pour avancer, c’est de ne prendre qu’une seule chose à tâche, mais que cette chose soit en rapport avec la grâce du moment: c’est d’en faire alors le sujet de ses oraisons, de s’en occuper pendant cinq à six semaines; comme cela on avance. Approchons-nous de Dieu pour être éclairées. C’est à l’oraIson qu’il nous découvre ce qu’il y a de plus caché en nous et ce qu’il désire de nous. Nos supérieures sont établies pour. Nous  conduire, pour nous faire connaître nos vices, nos passions; mais Dieu se réserve de nous montrer des choses délicates. Le bon Dieu aime à faire cela; il faut lui laisser ce plaisir. »

« A un autre entretien, elle s’exprimait ainsi : « Rien ne fait peine comme d’entendre dire en parlant des écrits de nos saints fondateurs : Le style en est incorrect; c’est gaulois. Comprenez donc que leurs saintes paroles ne peuvent être bien rendues dans le style du jour. Les nouvelles éditions de ces écrits, tournés en belle phrases, peuvent être bonnes pour les gens du monde, mais elles ne valent rien pour nous. Notre saint fondateur a dû être bien content de celles qui ont témoigné leur fidèle dévotion à cet égard. »

            « C’était à la fin du siècle dernier, un peu avant la révolution française; on proposa de mettre nos Constitutions dans un plus beau langage, mais nos soeurs s’y opposèrent parce qu’elles n’auraient pu reconnaître ce qui ne sortait pas immédiatement de la bouche de notre bienheureux Père. Si l’esprit de l’Institut s’est conservé intact, on le doit à cette précaution de garder soigneusement tout ce qui vient de nos saints fondateurs, en refusant d’y recevoir quelque chose d’étranger. Notre sainte Mère dit que nous y trouverons autant et plus que de son temps; nous y recevrons par conséquent toutes les lumières qui nous sont nécessaires.

« Elle était saintement joyeuse de conserver l’esprit et les moindres enseignements de notre saint fondateur, et son exemple nous montrait sans cesse comme elle comprenait jusqu’où devait s’étendre cette fidélité. Nous n’en citerons qu’un trait.

« Un jour que Mgr de Quélen, notre digne archevêque, nous honorait d’une visite, plusieurs de nos soeurs lui présentèrent des rescrits d’indulgence à vérifier; notre humble directrice se tenait en silence comme la moindre de toutes. M. Ancelin, notre confesseur, lui demandant si elle n’avait pas aussi quelque indulgence à faire vérifier ou à obtenir, elle répondit simplement: « Non, Monsieur, je m’applique à gagner celles de la Règle. »

« Mais quel respect elle exigeait pour tout ce qui touche au service de Dieu, à la révérence due à sa présence au très saint Sacrement! Remarquant qu’une de ses novices entrait au choeur en baissant ses manches, elle l’en reprit : « Ma soeur, non seulement j’ai demandé pardon pour vous à Notre-Seigneur, mais je lui ai fait réparation et amende honorable pour votre irrévérence. » Elle demandait le même respect à l’avant-choeur qu’au choeur.

« On ne s’arrêterait pas si l’on voulait donner toutes les citations qui semblent bonnes et profitables pour les âmes; il faudrait des volumes.

« Six mois s’étaient écoulés depuis l’arrivée de la vénérée soeur Marie de Sales Chappuis. Ses supérieurs la rappelèrent à Troyes; il fallut songer au départ malgré les regrets universels. La communauté était renouvelée dans l’observance et la ferveur religieuses; les âmes étaient conquises, chacune selon son degré. L’esprit de notre saint fondateur animait les coeurs, les excitait à l’amour de cette vie cachée en Dieu avec le Sauveur, et par le Sauveur la voie était ouverte: voie large de l’amour et du sacrifice qui consomme et perfectionne l’oeuvre de Dieu. Les miracles de grâce opérés en si peu de temps furent tels, qu’ils parurent au dehors. Messieurs nos confesseurs ordinaire et extraordinaire en demeuraient dans l’admiration, coopérant de tout leur pouvoir au travail de la vénérée directrice. Le grand crucifix qui est actuellement au-dessus de la grille du choeur y fut placé alors comme le terme de cette mission bénie et le vrai sceau de l’Agneau. »

Le premier monastère de Paris obtint alors pour quelques jours la présence de la chère voyageuse. Là, comme partout, sa présence fit un grand bien, et ce court séjour suffit pour faire admirer son humble vertu. La vénérée Mère Marie-Séraphine Fournier en était alors supérieure.

La première entrevue de la Mère Fournier avec la soeur Marie de Sales fut pour la Mère Fournier toute une révélation. Elle cherchait depuis longtemps une âme dans laquelle elle pût verser entièrement la sienne, une âme qui l’aidât dans ses peines de conscience et lui servît de conseil dans la grande administration qui pesait sur elle. A dater du jour où elle connut la bonne Mère, je ne crois pas qu’elle ait eu la moindre pensée et qu’elle se soit déterminée à rien de tant soit peu important sans en référer à Troyes. Nous nous souvenons des lettres qu’elle lui écrivait; c’étaient de petits volumes, et pourtant il n’y avait pas un seul mot inutile, pas une seule pensée répétée deux fois. Elle lui envoyait le journal fidèle de ce qui se passait en elle et autour d’elle; la consultait sur la direction de chacune de ses soeurs en particulier et sur les rapports du dehors. Elle lui remettait entièrement sa maison du premier monastère de Paris, et venait se reposer de ses nombreux travaux par une reddition de compte cordiale et complète. Aussi la bonne Mère n’a-t-elle pas eu d’amie plus confiante, qui entrât davantage dans ses vues, qui fût d’une plus grande simp1icité, d’une plus véritable droiture de volonté et d’un plus rare jugement. La Mère Fournier s’accordait en tout point avec la bonne Mère Marie de Sales, et pendant le temps de sa supériorité, on peut affirmer que le premier monastère vivait de cette heureuse influence qui contribua à attirer du ciel, sur cette fervente maison, une source de bénédictions.

La Mère Fournier ne se contentait pas d’écrire, elle profitait des voyages qu’elle était obligée de faire pour les fondations et autres affaires du premier monastère, pour venir passer quelques jours avec son intime amie. Ce que nous lisons dans la vie des Pères du désert sur les communications des saints solitaires entre eux, a certaines époques de leur vie, nous donnerait une idée de ce qui se passait entre ces deux âmes d’élite. Après les premiers entretiens sur les choses de Dieu, ou ces deux fidèles amantes du Sauveur s’encourageaient au labeur et a la peine, elles se communiquaient réciproquement ce que Dieu leur avait donné de vue pour leur charge et pour l’exercice de son saint amour. Elles devisaient sur les principes de direction donnés par notre saint fondateur, et leur entretien leur fournissait des lumières pour l’application des différents points de la Règle et de l’observance. Elles n’oubliaient point la sainte Église, et la Mère Fournier, que ses rapports mettaient en mesure d’être utile à plusieurs personnages et à des têtes couronnées d’alors, trouvait dans la sagesse de son amie la ligne de conduite à garder pour aider le prochain et pour servir les intérêts de la foi.

Témoin de ces saints entretiens, je ne pouvais m’empêcher de considérer ces deux amies comme une providence de paix et de suavité sur le monastère de Troyes et sur le premier de Paris. C’étaient les deux oliviers destinés à fournir les fruits de lumière et de charité, dont se doivent nourrir les enfants de saint François de Sales.

 

 

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CHAPITRE XXIV

RÉÉLECTION DE LA DONNE MÈRE .A TROYES — SOINS QU’ELLE APPORTE AU RÉTARLISSEMENT DE L’ESPRIT DE PAUVRETÉ — COMMENT ELLE ENTEND LA PAUVRETÉ —  ELLE SOUFFRE SANS SE PLAINDRE ET REÇOIT AVEC SIMPLICITÉ LES SOINS QU’EXIGE SA SANTÉ — SON AMOUR DU TRAVAIL — PRÉDICTION DE LA DONNE MÈRE SUR LE CONFESSEUR FUTUR DE LA VISITATION — INFLUENCE QU’ELLE EXERCE SUR LA DIRECTION SPIRITUELLE DU GRAND SÉMINAIRE —  PLUSIEURS VOCATIONS DUES EN PARTIE A SON ACTION — RAPPORTS DE LA BONNE MÈRE ET DE LA SOEUR BOURGEAT — LA BONNE MÈRE RÉPOND DE LA PROVIDENCE — CORRESPONDANCE PAR LES ANGES GARDIENS —  DEUX FAITS QUI ÉTABLISSENT LA VÉRITÉ DE CES  CORRESPONDANCES

 

A l’Ascension de l’année 1835, la bonne Mère fut de nouveau élue supérieure à Troyes. La très honorée Mère Fournier l’avait demandée à Fribourg, au cas où elle ne serait pas élue à Troyes, et Fribourg l’avait accordée au premier monastère de Paris. Quand la Mère Fournier apprit la réélection de la soeur Marie de Sales à Troyes, elle en fut douloureusement affectée; mais elle espéra s’en dédommager en recourant plus habituellement encore à sa digne amie. Les lettres ne pouvant pas toujours suffire, et les voyages ne pouvant être que fort rares, la Mère Fournier envoyait de temps à autre les tourières ou des amies du monastère. Elle se servait aussi avec empressement des voyages des confesseurs des deux maisons pour exposer plus au long et plus exactement ce qu’elle désirait savoir et obtenir de la bonne Mère. «Vous êtes, lui disait-elle, mon recours; c’est par vous que je suis sûre de Dieu et de sa sainte volonté. »

Il restait encore quelques modifications à faire dans le monastère de Troyes, pour donner à la maison l’aspect de pauvreté religieuse que réclament les saints fondateurs. Les fenêtres avaient ‘été modifiées par le propriétaire du monastère pendant la révolution : à la place de petits carreaux, il avait fait mettre de très-grandes vitres, qui donnaient à la construction un aspect de château. La bonne Mère obtint d’une amie de la maison, à titre d’aumône, une certaine somme, qui fut employée à remplacer ces fenêtres trop luxueuses. Elle fit ensuite placer les sentences indiquées par la règle à tous les offices et passages de la maison. Elle voulut que ces sentences, qu’on ne pouvait inscrire sur les murs à cause de l’humidité et du salpêtre qui les pénétraient, fussent écrites sur du carton grossier et sans ornement. Elle mit un soin tout particulier à faire disparaître des offices toute espèce de table, de meuble ou de tableau qui sentît le monde. Elle établit chaque emploi dans une pauvreté de mobilier qui aujourd’hui fait l’admiration de ceux qui ont le bonheur de le voir, et qui fait les délices de celles qu’elle a laissées héritières de son esprit. Elle avait le suprême talent de mettre l’ordre le plus parfait dans tous les détails d’un emploi.

Les anges gardiens du monastère doivent aimer à venir et à rester dans ces divers emplois, qui ressemblent trait pour trait à ce que Jésus a vu en la petite maison de Nazareth, où la plus grande pauvreté était unie à la plus grande netteté.

Nous ne craignons pas de le dire, le monastère de Troyes, tel que l’a arrangé la vénérée Mère, est un vrai reliquaire où se conservent les précieux témoignages du véritable esprit de pauvreté religieuse. C’est encore la maison de la galerie; ce sont les mêmes meubles, ni plus riches ni plus commodes, ni plus nombreux. Les saints fondateurs les reconnaîtraient.

Le motif qu’elle donnait de pratiquer la pauvreté était que, les religieuses ne devant rien posséder, tout ce qui était à leur usage appartenait à Dieu, qu’on devait traiter les moindres choses matérielles du monastère avec un très grand respect, comme étant la chose de Dieu. Aussi la voyait-on ramasser par le jardin, avec une grande attention, les petits morceaux de bois, et les porter à l’endroit où on les rangeait. Elle recueillait de même les fruits abandonnés sous les arbres, des légumes laissés sur le chemin; on l’a vue même se baisser pour ramasser un pois, un haricot.

Elle avait un soin extrême de ce qui lui était confié; ses vêtements, les choses à son usage étaient conservés avec une attention scrupuleuse. Elle avait pour cela une foule de petites industries qui ne se faisaient pas remarquer, mais que l’on apercevait en cherchant à se rendre compte de ce qu’elle pouvait faire pour conserver un vêtement pendant si longtemps dans un tel état de propreté.

Elle souffrait extrêmement du froid; mais il s’écoula bien des années avant qu’on s’en aperçût. Il fallut l’avis du médecin pour que l’on songeât à lui donner un poêle dans sa chambre pendant l’hiver. Elle le reçut simplement, laissant à l’infirmière le soin de lui faire du feu. Celle-ci, d’une forte constitution, oubliait souvent de l’allumer, et la bonne Mère n’en disait rien, et elle restait ainsi plusieurs jours à souffrir. Son grand principe était que la règle ne commandant pas de grosses austérités, elle enjoignait par là même de pratiquer toutes celles qui se rencontraient. Elle était fidèle à ce document, et, dans ses infirmités et dans ses maladies, qui étaient fréquentes et douloureuses, elle se contentait de dire à l’infirmière : t J’ai mal. » Et si on lui demandait ce qu’elle désirait : « Je n’en sais rien, ajoutait-elle gracieusement; j’ai dit mon affaire, c’est à vous à faire la vôtre. » Et elle acceptait tout ce qu’on voulait lui faire prendre.

Cette vraie pauvre agissait de même pour le travail : elle acceptait ce qu’on lui donnait. Les anciennes soeurs rappelaient une certaine douzaine de bas de soie les plus fins, qui lui avaient été remis pour les raccommoder. Les bas achevés, elle avoua qu’elle avait été obligée de s’y remettre à maintes reprises; la vue se troublait, et sa faiblesse naturelle lui portait au coeur, lorsqu’elle était obligée de courir après des mailles imperceptibles.

De pareils exemples remirent en vigueur la pratique de la pauvreté la plus exacte. Mais la bonne Mère ne voulait pas qu’on excédât dans le bien; elle demandait particulièrement le détachement du coeur. On la comprit, car toutes avaient renoncé à disposer de la plus petite chose, et elles étaient arrivées à la sainte indifférence d’avoir ou de ne pas avoir.

Ce fut à cette époque de la vie de la bonne Mère que celui qui nous a fourni un grand nombre des faits que nous citons la vit pour la première fois; elle avait alors quarante-cinq ans. Il accompagnait M. l’abbé Chevalier, aumônier de la maison, et il était entré avec lui dans le monastère pour administrer les sacrements à une malade. La cérémonie terminée, la bonne Mère vint rejoindre l’aumônier sur l’escalier principal de la communauté, et échangea avec lui

quelques paroles. « Je pus, dit-il, remarquer le respect confiant que M. Chevalier portait à la bonne Mère. Elle était petite, d’une figure presque enjouée, où apparaissait un fonds de dignité. Son regard imposait le respect et inspirait la confiance. Ses traits amaigris avaient une expression qui trahissait une souffrance physique généreusement dominée; mais à travers on voyait toute la vie de son âme. » La bonne Mère, se tournant vers moi, dit à M. Chevalier « Vous nous avez amené aujourd’hui notre confesseur; il faut nous le réserver, car Dieu nous l’a   choisi. » Prédiction qui devait se réaliser, car celui qu’elle désignait pour devenir confesseur du monastère l’a été pendant quarante-quatre ans : « C’est une sainte que vous venez de voir, » me dit en sortant M.        Chevalier, qui était alors mon professeur de morale au grand séminaire de Troyes.

Nous avons parlé précédemment de l’influence de la bonne Mère sur les études théologiques du séminaire de Troyes. Nous devons ajouter que ses rapports de piété avec les professeurs, et surtout avec le professeur de morale, ne restaient pas sans action sur la direction des élèves confiés à leurs soins. Un esprit tout nouveau s’introduisait dans cette pépinière sacerdotale. Les professeurs, quittant la sécheresse de l’enseignement en usage, abordaient des questions pratiques en rapport avec les besoins de l’époque, et se permettaient quelques excursions en dehors du livre classique, soit pour nous présenter une exposition plus large de la question, soit pour nous éclairer sur certains points de la vie spirituelle.

Nous ne marchions pas toujours par le chemin exclusif de la dialectique; la partie affective de la théologie avait aussi sa part. Je me souviens encore de ce qui nous fut dit sur l’oraison à propos du premier précepte du Décalogue. C’était mot à mot ce que j’entendis plus tard de la bouche de la vénérée Mère Marie de Sales. Je reconnus de même les pensées, les expressions de la bonne Mère dans plusieurs endroits de l’exposition du dogme et des applications morales faites par nos professeurs, surtout dans les traités de la Trinité, de l’Incarnation et de la Pénitence.

Ce parfum de doctrine, et la grâce qui accompagnait toujours sa parole, son conseil ou son action, ne furent pas étrangers à plusieurs vocations ecclésiastiques. L’un venait au séminaire, amené par sa pieuse tante, que dirigeait la bonne Mère. Il devait fournir une longue et fructueuse carrière, grâce à l’influence de sa famille, aux talents dont Dieu l’avait doué, et à toutes les vertus sacerdotales qui n’ont cessé de briller en lui. Un autre quittait le monde, et, aidé de la Mère Marie de Sales, renonçait à tout pour gagner tout à Jésus-Christ. Il devenait un saint prêtre, et, toujours guidé par elle, il pratiquait les vertus qui l’ont rendu au dedans et au dehors le modèle des pasteurs. Un autre accourait à la suite de ses deux amis et venait, sous la figure et avec la candeur d’un saint Louis de Gonzague, préparer au clergé de Troyes un curé dont tout le monde n’a cessé de dire: « C’est un saint. » Ces jeunes lévites, dirigés et conduits par leur professeur de morale, formaient, avec plusieurs autres, une pléiade heureuse, à qui rien ne manquait des encouragements du présent et des espérances de l’avenir.

Le Père Théodore les réclamait quelquefois pour l’accompagner dans différentes cérémonies; c’était une heureuse fortune, car avec lui on parlait de la Mère Marie de Sales, et on lui entendait dire des choses merveilleuses: « C’est la plus grande religieuse que je connaisse; j’ai bien ici des saintes, mais ce n’est rien en comparaison de la Mère Marie de Sales. Le bon Dieu est avec elle; le bon Dieu lui parle, j’en suis sûr, j’en ai des preuves. Oh! quand on saura tout ! » Ces paroles, dites par un prêtre que tout le monde vénérait comme un saint, avaient un parfum de vérité qui pénétrait ces jeunes élèves du sanctuaire.

Il semblait que Dieu voulût rattacher à la Mère Marie de Sales tout ce qui, dans Troyes, se distinguait par le mérite, la vertu ou la charité.

Il y avait alors une soeur de Saint-Vincent-de-Paul dont le nom est resté en bénédiction dans la ville la soeur Thérèse Bourgeat. La soeur Thérèse Bourgeat avait trouvé dans son énergie, et surtout dans sa foi , un moyen de créer un grand établissement de soeurs de charité dans la paroisse de la cathédrale. Elle y concentra plusieurs oeuvres: des ouvroirs d’orphelines, des secours aux malades, des distributions d’aliments, des classes gratuites, etc. Comment arriva-t-elle à ce résultat? Elle venait, sans argent, s’installer dans un pays ravagé par la guerre, où les fortunes étaient minimes, les bourses difficiles à délier, et cependant tout allait bien dans sa maison, tout y prospérait; mais la soeur Thérèse savait prier Dieu, et Dieu l’exauçait.

Dès qu’elle apprit l’arrivée de la Mère Marie de Sales, elle vint la trouver. Elle obéissait à un secret instinct, qui lui faisait deviner le trésor que le ciel lui réservait. A partir de ce jour, la soeur Thérèse (je le tiens d’elle-même) n’entreprit rien et ne put rien entreprendre sans la Mère Marie de Sales. La Mère Marie de Sales était son guide, son voyant, son prophète. Avait-elle le moindre embarras, elle recourait à elle, passait cinq minutes au parloir, et dans ces cinq minutes elle lui avait tout dit et s’en retournait, sans qu’il lui restât ni doute, ni hésitation, ni crainte; elle allait à coup sûr. Si elle manquait d’argent, elle recourait aussitôt à la Mère Marie de Sales, et de grosses et bonnes sommes, sur lesquelles elle ne comptait pas, arrivaient à l’établissement des soeurs de charité. Quand on entravait ses oeuvres, que tout était perdu : « Nous allons prier, » lui disait la bonne Mère. Et les difficultés disparaissaient.

Un jour, une décision du conseil municipal vient renverser tous les moyens que soeur Thérèse avait si laborieusement réunis pour ses oeuvres. Elle accourt à la Visitation: « C’en est fait, ma bonne Mère, il. n’y a plus rien à espérer. — Non, lui répond la bonne Mère, le dernier mot n’est pas dit; faisons une neuvaine ensemble. » On fait la neuvaine, et, comme elle se terminait, on apprend que tous les membres de la commission ont donné en masse leur démission.

Les affaires du dedans se traitaient aussi avec la bonne Mère. La soeur seconde, qui aidait la supérieure de ses conseils et de sa bourse, trouvait parfois que soeur Thérèse Bourgeat était un peu trop généreuse, vu leurs ressources; elle essayait de contrarier ses vues. Soeur Thérèse ne s’en plaignait pas, par prudence et par affection pour cette soeur. Elle ne voulait pas s’en ouvrir à la Mère Marie de Sales, dans la crainte que, le sachant, cette bonne Mère n’amenât cette soeur à faire selon ses désirs, et qu’alors celle-ci ne fût plus assez libre dans la disposition qu’elle faisait de sa fortune. Mais, un jour, la bonne Mère lui dit: « Envoyez-moi la soeur Julienne.»

C’était le nom de cette soeur. Soeur Julienne arrive. La bonne Mère lui dit, avant toute autre chose t Il faut que vous receviez les enfants que l’on vous a présentés. — Mais, ma Mère, comment savez-vous qu’on m’en a présenté ? — Personne, répond la bonne Mère, ne m’en a parlé, mais je le sais. Confiez-vous au bon Dieu, il ne vous manquera pas. — Mais, ma Mère, c’est impossible, nous avons déjà trop d’enfants. — Ne craignez rien, reprend encore la bonne Mère; recevez toutes celles que la Providence vous envoie, elle en prendra soin. Vous ne ferez pas de dettes, et vous ne manquerez de rien. »

La soeur, émerveillée, promit de suivre ce conseil; elle tint parole, et elle nous a affirmé que la prédiction de la bonne Mère s’était vérifiée de point en point.

Mais il arrivait souvent que la soeur Thérèse n’avait pas le temps d’aller trouver la bonne Mère, bien que les deux maisons ne fussent pas très éloignées l’une de l’autre; elle eut recours à un messager d’un nouveau genre : elle chargeait son bon ange de faire ses commissions, et toujours elles furent exactement faites. La Mère Marie de Sales usait du même moyen quand e]le désirait parler à la soeur Thérèse. Elle la demandait par son bon ange, la soeur l’entendait et arrivait aussitôt.

Dans une occasion, la Mère Marie de Sales, qui désirait voir sa sainte amie, employa, comme de coutume, son céleste messager pour la faire venir. Dès qu’elle la vit entrer au parloir: « J’ai été dans la joie toute la matinée, parce que je sentais qua. vous aviez de la peine; ce n’est pas votre peine, qui me réjouissait, mais la manière dont vous l’acceptiez. Je voyais le bon Dieu si content de vous! J’ai désiré vous entretenir pour vous encourager; je crains que vous ne vous laissiez abattre. » Soeur Thérèse avait alors un grand suj et de peines et d’inquiétudes; elle n’en voulait parler à personne, et la bonne Mère ne pouvait pas en avoir humainement la connaissance.

Un autre jour, soeur Thérèse faisait des confitures pour ses pauvres malades. Une soeur qui l’aidait l’entendit répéter plusieurs fois : « Tout à l’heure!... Oh! je vous en prie, laissez-moi donc finir!... Encore un petit moment. — Mais, ma Mère, lui dit soeur Clémentine, à qui parlez-vous ainsi? — Au bon ange de la Mère Marie de Sales; il ne me laissera pas en repos jusqu’à ce que je sois allée à la Visitation. » Et elle s’y rendit promptement.

« Oh! vous voilà donc, enfin! » s’écria la bonne Mère en la voyant. Quand la soeur Thérèse eut con~ naissance de l’affaire assez importante dont il s’agissait: « Je comprends, dit-elle, que votre bon ange m’ait pressée si fort! » Nous tenons ces détails de soeur Clémentine, actuellement à la résidence des soeurs de charité à Troyes, et compagne de soeur Thérèse.

Quelque temps après ce fait, soeur Julienne fut envoyée comme supérieure à Châtillon-sur-Seine. Elle conserva pour la bonne Mère une confiance sans bornes, lui écrivit, et vint plusieurs fois la consulter.

« Je lui remets, disait-elle, le soin de tout faire, et elle s’en acquitte bien. »

La bonne Mère et la soeur Thérèse, ces deux filles de saint François de Sales et de saint Vincent de Paul, nous rappellent l’amitié respectueuse et la confiance mutuelle de ces deux saints fondateurs. Soeur Thérèse ne vivait que des exemples et des paroles de son père, saint Vincent de Paul; elle en avait le coeur et l’âme; on l’aurait crue élevée près de lui et formée à toutes ses manières d’agir. Oh! combien sa foi était grande et combien Dieu faisait tout selon ses désirs! D’un autre côté, la Mère Marie de Sales n’était-elle pas la copie vivante de son saint fondateur?

 

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CHAPITRE XXV

LES ÉPREUVES NE SONT POINT ÉPARGNÉES A LA BONNE MÈRE  — CLOTURE DU PENSIONNAT ET GÊNE QUI EN RÉSULTE PENDANT QUATORZE ANS — MORT D’UN GRAND NOMBRE DE NOVICES PLEINES DE MÉRITES — ALTÉRATION DE LA SANTÉ DE LA BONNE MÈRE — MORT DE SA SOEUR LOUISE-RAPHAËL DIEU L’EN AVERTIT —        MORT DE SA MÈRE ET CE QU’ELLE ÉCRIVIT A CE SUJET —ON L’ARRACHE A SON OEUVRE —TRAITS DE RESSEMBLANCE ENTRE LA BONNE MÈRE ET LE PRINCE DE HOHENLOHE

 

Il pourrait sembler, à première vue, que Dieu avait privilégié la bonne Mère sans autre regard que sa divine et gratuite charité, et qu’il lui avait départi ces faveurs spirituelles sans qu’elle ait eu à les acheter et à les payer, comme l’ont fait tous les saints. Ce serait là une erreur. Sans doute que Dieu lui accorda une voie intérieure douce et suave, un caractère égal, et qu’il lui ménagea au dehors l’influence et la confiance qui adoucissent les rapports avec le prochain et qui assurent ordinairement le succès. Mais elle devait, elle aussi, elle surtout, acheter au poids d’un or pur et ardent ce qu’elle reçut de grâces de choix et de dons surnaturels dans le cours de sa vie.

Son amour pour la Règle lui avait fait mettre le pensionnat sous le régime-de la clôture; mais, avant de rien décider, elle prit conseil d’Annecy. On lui répondit qu’il était conforme à l’esprit des saints Fondateurs d’avoir des pensionnaires, mais à la condition d’établir une clôture relative; en ce sens que les sorties ne seraient permises qu’au temps des vacances, deux ou trois fois l’année. Appuyé sur cette autorité, elle avait fait construire dans la clôture une grande et belle habitation assez distante de la communauté pour conserver aux religieuses la solitude et le silence, et assez vaste pour procurer à quatre-vingts pensionnaires des salles de classe et des dortoirs convenables.

La maison, bâtie et meublée, restait vide; aucune demande d’admission n’était sollicitée; au contraire, cet agrandissement du local avait été le signai du départ de presque toutes les pensionnaires. Quelques-unes demeurèrent, mais ces pensionnaires avaient droit à une éducation gratuite, en suite des bourses fondées par leurs familles qui avaient rendu aux religieuses le monastère après la révolution. La bonne soeur économe se soumettait sans risquer une seule observation, mais la gêne était dans le monastère. Le pieux évêque voulait bien reconnaître qu’il était bon de faire la Règle, mais il insistait sur le besoin où se trouvaient les soeurs. On avait beau frapper à toutes les portes du paradis, le bon Dieu semblait ne pas entendre. On invoquait sainte Philomène, on lui fit même construire un petit oratoire, et malgré tout les pensionnaires s’obstinaient à ne pas venir.

Si la bonne Mère eût fait des retours sur elle-même, comme il arrive à d’autres, évidemment elle se serait dit: Je suis ici étrangère, j’ai mis nos soeurs dans une situation difficile; je les ai entraînées dans une voie d’où il n’y a pas d’apparence qu’elles puissent sortir. Au dedans et au dehors tous finiront par se mettre contre moi. » Au lieu de ces raisonnements, elle coupait court à ces réflexions et ne songeait qu’à faire des actes fréquents et généreux de confiance en Dieu et d’espérance contre toute espérance.

Ceux qui connaissent ce que ces luttes entraînent de souffrance, peuvent seuls se faire une idée de ce qu’il en a coûté à la bonne Mère, pendant près de quatorze ans que cet état de choses s’est prolongé.

Dans la communauté, l’épreuve n’était pas moins douloureuse; la bonne Mère voyait mourir un bon nombre de ses novices. Ces filles ferventes, de vrais anges d’obéissance et de régularité, semblaient destinées à devenir un fondement solide pour la maison, et à lui assurer une place parmi les monastères les plus observants. Mais ces novices de choix ne survivaient pas aux premières épreuves de la vie religieuse. Elles mouraient presque toutes, et encore celles que perdait la bonne Mère étaient précisément celles qui étaient le mieux entrées dans son esprit, celles qui l’avaient mieux comprise, celles qu’elle avait prises avec elle dans sa voie. Son travail devenait donc inutile pour l’avenir; il ne lui restait personne pour la perpétuer, et puis, et surtout, son coeur si affectueux, que n’avait-il pas à souffrir de ces séparations? Aussi les bons anges ont pu compter, pendant tout ce; temps d’amères épreuves, les actes généreux consentis par la bonne Mère.

Un jour l’on vit au choeur trois cercueils à la fois. Le bon Dieu permit que Mgr de Prilly, évêque de Châlons, vînt avec Mgr de Troyes consoler la communauté et lui promettre que la mortalité cesserait; mais la bonne Mère ne donnait aucune assurance, ne savait plus rien, car le bon Dieu lui tenait tout caché. Et comme ce n’était pas assez de cette sorte d’abandon où son âme se trouvait réduite, sa santé toujours délicate devint plus chancelante. L’estomac refusait la nourriture, et les moindres variations d’atmosphère produisaient sur elle des souffrances aiguës et parfois si fortes et si tenaces qu’elle était obligée de garder le lit plusieurs jours de suite. Sa grande affection pour la Règle achevait de compléter l’holocauste. Elle ne demandait rien, et Dieu permettait qu’on ne pensât pas à ce qui aurait pu la soulager. Les jours de fêtes étaient marqués par un redoublement de souffrances. Je ne crois pas qu’elle en ait passé une seule sans être obligée de garder sa cellule et sans ressentir des douleurs plus vives et plus intolérables. Cependant, au milieu de ses angoisses, elle ne laissait pas que de conserver un visage ouvert et avenant. On était toujours accueilli par elle avec une grâce et une aisance qui ouvrait les coeurs et mettait tout le monde à l’aise.

Outre les épreuves de la maladie, la bonne Mère eut à cette époque de grands sacrifices à faire: sa soeur Louise-Raphaël mourut. La soeur Louise-Raphaël avait été la fondatrice des maisons de Poligny et de Dôle, et la restauratrice de la maison de Mâcon et d’Autun. Elle avait autrefois servi de mère à Thérèse, elle l’avait élevée et lui avait prodigué tous les soins que réclamait sa santé délicate. Elle avait surtout formé son âme aux habitudes de la foi. En la perdant, la bonne Mère perdait donc une mère à laquelle elle se sentait vivement attachée.

Pendant la maladie de la Mère Louise-Raphaël, la bonne Mère n’avait pas cessé de prier et de la recommander à Dieu. Mais Dieu fut sourd à sa voix.

Cependant il l’avertit du coup qu’il se préparait à frapper. Voici ce que les religieuses ont recueilli à ce sujet:

« Notre Mère terminait sa retraite annuelle; nous la recevions à la chambre de la communauté, au chant du Laudate et de joyeux couplets de circonstance, lorsque,, frappées de son air sérieux, des larmes qu’elle s’efforçait de retenir, quelques-unes de nos soeurs lui demandèrent simplement si elle n’était pas contente de nous, si nous l’avions affligée pendant sa retraite. « Oh! non, répondit-elle, vous m’avez bien satisfaite; mais je ne puis cacher mon émotion en voyant ma soeur Louise-Raphaël paraître devant Dieu! » Notre Mère la savait malade; mais on lui avait caché le danger de la maladie. Deux jours après cette parole de notre Mère, une lettre du  révérend Père Fouillot, jésuite, lui annonçait que sa bien-aimée soeur était allée jouir de Dieu le 26 septembre, précisément à l’heure où nous étions réunies.

« Je ne vous dis rien, ajoutait le révérend Père, de l’édification que m’a donnée cette bonne Mère, que j’ai eu le bonheur d’assister jusqu’au dernier moment. Pas une plainte dans toutes les douleurs de sa maladie; on  l’avait couverte de plaies, elle me semblait ne pas les sentir. Elle avait toute sa connaissance; elle s’en est servi pour invoquer à haute voix saint Joseph, et pour faire, à ce suprême moment, tous, les actes qui ont consommé « sa perfection.»          Trois mois après, le 27 décembre, sa mère, Mme Chappuis, mourait aussi. Cette vertueuse dame, modèle de la perfection chrétienne dans le monde, était bien digne des saints religieux et religieuses qu’elle avait donnés à Dieu avec tant de générosité.

Le divin Maître l’avait récompensée de l’abondance de ses grâces et favorisée d’une union très intime avec lui. Vers la fin de sa vie, elle perdit- la vue; mais cette infirmité était pour elle un sujet de joie. Sa cécité la tenait plus recueillie en Dieu et lui permettait de prier continuellement sans avoir à s’accuser de paresse, puisqu’elle ne pouvait plus faire autre chose. Le bon Dieu lui accorda, comme elle l’avait -désiré, de mourir deux jours après Noël, en la fête de saint Jean, l’apôtre bien-aimé du Sauveur. C’était une pieuse coutume, dans la famille de la bonne Mère, de demander à mourir dans l’intervalle compris entre le premier dimanche de l’Avent et le jour de la Présentation de Notre-Seigneur au Temple, afin d’avoir pour juge Jésus enfant. « Il ne pourra que nous sourire, disaient-ils, et pas nous condamner.»

La mort de Mme Chappuis paraissait enlever à la bonne Mère son dernier appui humain; plus aucune place connue et aimée ne lui restait pour reposer son coeur. « Il me semble, écrivait-elle à ses frères après cette nouvelle épreuve, il me semble que, quand on n’a plus son père ni sa mère, la terre vient bien à dégoût. Aussi il entre dans les desseins de Dieu de nous détacher de ce monde, afin d’attirer nos âmes à lui. Puisque c’est en lui que nous demeurons éternellement, un peu plus ou un peu moins longtemps en cette vie, c’est toujours en passant, ce n’est donc pas la peine d’y fixer nos regards, mais bien là où nous demeurerons toujours. »

Elle écrivait aussi à sa nièce que la mort de sa mère était le dernier coup porté à ses premières affections, à ses meilleurs, à ses plus doux souvenirs d’enfance; qu’avec sa mère mourait tout ce qui la rattachait à la maison paternelle, désormais devenue  vide; que la solitude se faisait dans ce nid autrefois si joyeux, si peuplé d’enfants, où s’étaient écoulés de si beaux jours. « Qu’iriez-vous faire à Soyhières, disait-elle à quelqu’un qui voulait y faire un voyage pour elle, maintenant qu’il n’y a plus personne chez nous?

Pendant que sa mère vivait, elle lui écrivait de loin en loin, mais de longues lettres, où elle lui parlait de Dieu, de sa providence sur toute la famille, des actions de grâces qu’on lui devait pour les avoir tous conservés dans la foi. Elle rappelait les paroles de Son père, les entretiens avec ses frères. Elle insistait sur la nécessité des épreuves du temps et sur leurs avantages. Elle bénissait Dieu de ce qu’il lui avait fait la grâce de naître à une époque où il y avait à souffrir pour lui, et elle terminait toujours par les expressions les plus affectueuses pour sa chère tante, pour les amis de la famille et pour sa mère. Elle la traitait avec un respect, une vénération qui rappelle cette noble distance que le christianisme savait mettre entre les enfants et leurs parents, en même temps que l’union la plus intime des pensées et des coeurs. La bonne Mère ne devait plus trouver personne pour verser ce que son âme avait retenu de toutes les saintes choses de la famille; le chemin était fermé, il ne devait plus se rouvrir.

A peine sortie d’une épreuve, voici qu’une nouvelle séparation vient mettre le comble à toutes les autres. Le second monastère de Paris l’avait demandée pour supérieure, et Fribourg l’avait accordée. Elle allait donc quitter Troyes, sa maison de prédilection, et elle le quittait, ainsi que nous l’avons dit, après avoir confié à la terre les sujets qui auraient pu y perpétuer sa vie intime et y maintenir les éléments de son action. On l’arrachait réellement à son œuvre au milieu de ses deux triennaux. Des adieux prolongés n’auraient pas été de son goût; elle se rendit à la porte, accompagnée d’une seule religieuse. Au moment de se quitter, la bonne Mère embrassa la soeur et lui dit « Ma soeur, dans cinquante ans, que nous serons heureuses d’avoir fait ce que nous faisons en ce moment! »

La bonne Mère avait choisi pour en faire son séjour le midi de la croix, le côté du coeur du Sauveur souffrant et expirant. Aussi les épreuves et les amertumes dont nous venons de la voir environnée étaient-elles l’aliment perpétuel du feu de la charité qui la consumait et l’unissait en un même holocauste avec son divin Maître. Elle m’a redit bien des fois ces communications de la douleur, et les secrets ineffables de l’âme souffrante avec Jésus souffrant. Elle affirmait que la mesure des communications divines était toujours en rapport avec le sacrifice; sacrifice des goûts, sacrifice des inclinations, sacrifice de son jugement, sacrifice de sa manière de voir, sacrifice corporel de ses aises, de ses habitudes. Elle appelait cela être attachée à la croix. « Mais il ne faut pas en descendre, disait-elle, on ne serait plus avec le Sauveur. » Comme elle savait pratiquer admirablement cette doctrine!... Car en descendait-elle jamais? Ah! que n’a-t-elle pas enduré pour empêcher des âmes de tomber dans l’abîme. Dans de pareils cas, elle ne craignait pas, pour conjurer le péril, de s’exposer elle-même à la divine justice, tant sa charité pour le salut du prochain la pressait quelquefois de sortir des règles ordinaires. Mais elle ne le faisait pas sans consulter, pour se convaincre que son mouvement venait de l’Esprit-Saint. Cette généreuse conduite préserva deux ou trois personnes de la perte éternelle.

Pendant que la bonne Mère était soumise à ces longues et nombreuses épreuves, un jeune prince de la maison de Hohenlohe, en Allemagne, marchait, comme elle, dans les voies de la souffrance. Il était le directeur d’une amie de la Mère Marie de Sales. Maintes fois, en répondant à sa fille spirituelle, il lui assura que la direction de la Mère Marie de Sales était la plus sûre et la plus céleste que l’on pût rencontrer. La bonne Mère sentait aussi pour le prince une estime profonde. Ce lien de ces deux âmes venait de leur ressemblance dans l’amour de la croix. Le prince était devenu thaumaturge, et il le devait à ce qu’il avait souffert pour l’amour de Jésus, de la part de ses proches et de ses confrères dans le sacerdoce. Chaque merveille lui coûtait, soit avant, soit après, toutes les amertumes, toutes les humiliations imaginables. Il les recevait en grande douceur et suavité, et s’en nourrissait comme de fruits fortifiants qui aiguisaient son goût pour l’abjection et sa faim pour les souffrances. Parlant du prince de Hohenlohe, la bonne Mère disait agréablement: « Ce bon prince fait des miracles, mais valent-ils bien ce qu’ils lui coûtent? »

La bonne Mère, sur un théâtre moins élevé, entourée de moins de splendeurs, opérait, dans le secret du cloître et dans l’intime de son âme, des choses non moins merveilleuses. Elle étonnait par ses lumières, elle surprenait par ses vues; elle opérait aussi des choses extraordinaires. Dieu seul sait ce que lui ont coûté à elle les grâces qu’elle a reçues et les choses merveilleuses qu’elle a faites. Mais celui qui en a été témoin assure que dans sa longue pratique des âmes, dans ce qu’il a lu de la vie des saints, il n’a jamais rencontré de sacrifices plus complets et plus constants que dans la vie de la très honorée Mère Marie de Sales.

 

 

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CHAPITRE XXVI

LA BONNE MÈRE SUPÉRIEURE DU SECOND MONASTÈRE DE PARIS — TOUTES LES SOEURS SE REMETTENT AU NOVICIAT — LA BONNE MÈRE CALME UNE SCRUPULEUSE —LA MAISON MENACE RUINE — LA BONNE MÈRE Y MAINTIENT LA COMMUNAUTÉ DANS LE SILENCE —COMMENT ELLE AGRANDIT LE MONASTÈRE —TÉMOIGNAGES PRÉCIEUX RENDUS PAR LA SOEUR ÉCONOME, PAR LA SOEUR ASSISTANTE, PAR LA SOEUR MARIE DONNAT, PAR LA MÈRE MARIE DE KOSTKA —UN PETIT NID D’OISEAUX — LES SOEURS GARDENT L’OBÉISSANCE JUSQUE DANS LA MORT

 

Le second monastère de Paris, rue de Vaugirard, avait demandé la bonne Mère avec instance à ses supérieurs, et elle lui avait été accordée. Ce monastère avait réellement des droits à posséder cette vénérée Mère. Le séjour qu’elle y avait déjà fait, et dont on avait tiré de grands. fruits, donnait lieu d’espérer que son travail pour la formation des âmes ne serait pas inutile. D’un autre côté, si la maison de Troyes devait s’imposer un sacrifice, c’était en faveur

du second monastère de Paris auquel elle doit sa fondation.

En 1630, la Mère Jeanne Amaury, du deuxième monastère, alors situé rue Saint-Jacques, était venue, avec deux compagnes, fonder le monastère de Troyes, et l’on se rappelle au prix de quels sacrifices elle avait pu amener à bonne fin cette fondation.

La bonne Mère fut reçue au second monastère de Paris avec un bonheur difficile à décrire. Toutes les soeurs formèrent le projet de se remettre au noviciat, pour profiter de la direction si habile et si sûre de celle qu’elles regardaient comme l’envoyée de Dieu. La bonne Mère accueillit leur demande et s’appliqua immédiatement à la besogne. La série des belles instructions qu’elle leur fit ne saurait entrer dans cette. histoire sans la prolonger au delà des bornes. Elles ont été recueillies avec un soin religieux, et forment une partie des trésors spirituels dont la Visitation est si riche.

Avec de telles dispositions, la maison ne pouvait manquer de prendre aussitôt la marche la plus régulière et la plus édifiante. Un grand nombre de sujets d’une volonté et d’une capacité peu communes présentaient à la bonne Mère une matière sûre et solide, et elle se mit à la travailler avec énergie. Elle ne ménageait ni les instructions ni les avertissements, et elle maintenait vigoureusement ce qu’elle avait obtenu pour y établir encore ce qui restait à faire pour la perfection de chacune. Cette manière d’agir lui acquit une autorité et une confiance extraordinaires de la part des soeurs. Dieu, d’ailleurs, lui donna une connaissance si spéciale des âmes, qu’après l’avoir entendue parler, les soeurs affirmaient qu’elle lisait dans leurs consciences beaucoup mieux qu’elles ne le faisaient elles-mêmes, et elles regardaient chacune de ses paroles comme venant de Dieu.

A son arrivée au monastère, la bonne Mère trouva une jeune religieuse vivant dans un état de scrupules et de peines intérieures dont personne n’avait pu la tirer. Après avoir fait part à la bonne Mère de toutes ses souffrances, elle s’attendait à un long discours pour la consoler; mais la Mère Marie de Sales lui dit simplement: « Allez, et écoutez ce que le Sauveur vous dira. » Quelques jours après, c’était la fête de saint Matthieu; la jeune religieuse priait au choeur; elle entendit très distinctement ces paroles: Suivez-moi ! Aussitôt ses peines cessèrent. Il lui semblait qu’elle suivait partout le Sauveur, et son âme était remplie des plus douces consolations. Elle vécut ainsi jusqu’en 1848, époque à laquelle elle suivit le Sauveur aux noces éternelles, avec une joie et des lumières incomparables.

La bonne Mère ne se contentait pas de donner aux âmes la nourriture et la vie désirables, mais elle organisait l’extérieur du monastère, et elle communiquait aux officières l’esprit qui convenait à chaque emploi, et l’intelligence nécessaire pour l’exercer. Aussi la maison présentât un aspect de régularité et d’entrain peu ordinaire; on sentait partout le souffle de Dieu.

Cependant Dieu préparait à la bonne Mère une occasion de manifester sa confiance en lui, et de compter sur l’appui qu’elle savait prendre en sa bonté dans les circonstances désespérées. Un jour, on entendit par toute la maison des craquements prolongés qui indiquaient un travail dans les principaux murs du monastère. La maison était vieille et d’une construction peu solide. On fit venir des architectes, qui déclarèrent qu’on courait les plus grands dangers. Devait-on sortir? Mais où aller? Où recueillir une communauté de près de cent personnes? Qu’en résulterait-il pour l’esprit religieux.  Tout ce que la bonne Mère avait fait ne sombrerait-il pas? Elle se met aussitôt en prières, et prend conseil de Dieu; elle en reçoit la réponse qu’il faut rester, et elle décide qu’on restera.

Les murs continuent à se fendre, et certaines parties de la maison commencent à s’affaisser; mais notre Mère assure que le bon Dieu veut qu’on reste, et on demeure en paix. Cependant les architectes prennent les mesures de prudence nécessaires; on étaye les parties les plus menacées, et on se met avec activité à consolider la maison. Pas le moindre accident ne survient dans ce genre de travaux si dangereux! Quelques mois suffirent : tout danger avait cessé. Un grand Te Deum suivit ces réparations, et, pour perpétuer la mémoire de la protection si visible de Dieu, la bonne Mère ramassa de la poussière des décombres, la fit mettre dans un petit sac, et ordonna à l’assistante de le porter à toutes les processions de la communauté. Elle fit écrire sur ce sac : Je renferme ici le moyen d’intelligence pour chacun des membres de la communauté; tant que cette poussière parlera, la communauté parlera avec le Seigneur; quand elle se taira, tout finira. Ou, en d’autres termes: « Cette poussière donnera à chaque soeur l’intelligence de ce qu’elle est, de ce qu’elle doit faire; elle lui apprendra à se confier en Dieu, et à tenir son esprit propre pour rien. Tant qu’il en sera ainsi, la communauté recevra de Dieu les lumières qui lui sont nécessaires; mais le jour où la poussière cessera d’enseigner, on verra défaillir la communauté. » Le monastère était consolidé, mais les santés s’affaiblissaient, faute d’air et d’espace. A gauche de la maison se trouvait un terrain appartenant à un entrepreneur, et chaque jour on y déposait des débris de matériaux. Ce monceau de décombres finit par atteindre la hauteur des murs de clôture. Il avait l’inconvénient d’entretenir l’humidité , dans l’intérieur des bâtiments et du jardin du monastère, et de rendre la clôture impossible de ce côté. La bonne Mère dit aux soeurs: « La sainte Vierge nous garde ce terrain; si nous observons bien la règle, elle nous l’obtiendra. »

Il n’y avait aucune probabilité que l’on dût vendre ce terrain: il était absolument nécessaire à son propriétaire. Mais voici que des. enfants s’amusent sur ce terrain vague, et se mettent a jeter une quantité de pierres dans la clôture. Une tourière est envoyée pour s’en plaindre. Qu’aperçoit-elle? Une affiche annonçant pour le lendemain la vente du terrain. Il était temps d’en être averti; le terrain fut acheté. La sainte Vierge l’avait gardé, et saint Gaétan l’avait fait vendre; car on l’avait invoqué, et c’est précisément le jour de sa fête que s’est faite l’adjudication.

Pendant toutes ces opérations, le travail intérieur des âmes n’avait pas été négligé. il y avait dans toute la communauté une souplesse de volonté et une confiance sans bornes. Chacune des soeurs voyait en la bonne Mère l’expression de la volonté divine, et se conformait avec un vrai bonheur à tout ce qu’ elle ordonnait. Les religieuses surtout qui se trouvaient en charge avaient compris le trésor qu’elles possédaient, et elles se dévouaient au delà de ce qu’on peut dire à l’aider et à la seconder dans ce qu’elle faisait établir.

Parmi ces religieuses dont la bonne Mère reçut un concours si dévoué, nous pouvons citer la soeur économe, Marie-Rosalie Forestier, dont le témoignage a la plus grande valeur. « Je n’exerçais pas notre charge, dit-elle; c’était notre Mère, ou plutôt c’était la grâce qui était en elle qui faisait tout, qui parait à tous les embarras, et qui faisait disparaître toutes les difficultés. Je n’avais pas à m’occuper de ce qu’il fallait payer aux ouvriers qui nous avaient fait de si grandes dépenses pour les réparations, ni pour l’entretien de la maison, qui était pauvre. L’argent se trouvait toujours là à point nommé : tantôt c’était un remboursement sur lequel on ne comptait plus, tantôt une aumône faite par une personne inconnue, et qui apportait justement la somme dont on avait besoin. Il me semblait que Dieu prenait plaisir à faire arriver à notre Mère ce qui lui était nécessaire par des moyens où il se montrait si visiblement, qu’on ne pouvait s’empêcher de le voir, de sentir sa main, et surtout son coeur pour notre bonne Mère. »

Quelle histoire édifiante et merveilleuse on aurait à raconter sur la manière dont s’éleva chaque pan de Mgr du monastère! on ne trouverait pas une seule pierre qui ne fût un témoignage au Dieu créateur, dont la providence s’est montrée si douce et si affectueuse envers la bonne Mère et ses soeurs.

Écoutons la soeur assistante, soeur Marie-Stéphanie Guernet. Il ne s’agit plus ici du, matériel de la maison, mais du travail des âmes. « Notre Mère avait non seulement l’esprit du bon Dieu en elle, — toutes ses actions et ses paroles en étaient la preuve, — mais elle avait une connaissance si intime des âmes, de ce qui se passait en elles, qu’on peut dire qu’elle les voyait comme si elle les eût regardées dans sa main. Il n’était pas nécessaire de lui dire ses dispositions, elle les connaissait; et, lorsqu’on venait la trouver, elle vous disait en deux mots ce que vous étiez, ce que vous aviez fait, ce que vous éprouviez. Cela donnait une confiance sans bornes à chacune, et lorsqu’on quittait notre Mère, on était sous la même impression que si l’on eût vu le Sauveur lui-même. Ses paroles portaient la même conviction et le même repos que si l’on eût entendu le divin Maître.

Avec elle, on n’avait rien à chercher, rien à arranger : tout était là, prêt; on n’avait qu’à prendre et à se mettre à la besogne. Aussi quelle confiance elle inspirait! combien on aimait à lui laisser son âme et toutes ses affaires! Elle les faisait si bien! »

Soeur Marie Donat fut, pendant les six ans de la supériorité de la bonne Mère, chargée de veiller à ce qui lui était nécessaire et de la soigner dans ses nombreuses maladies. Nul plus qu’elle n’a été , à même de la suivre dans tous les détails de la vie intime.

« Combien je dois remercier Dieu, dit-elle, de ce que j’ai vu dans notre Mère! Ses paroles, en tout temps, étaient tellement selon Dieu, ses actions si conformes à celles de Notre-Seigneur, sa volonté si constamment unie à lui, que j’avais pris l’habitude de la regarder comme une expression vivante du Sauveur. Je me sentais le même respect pour elle, le même recueillement autour d’elle, que si j’eusse réellement servi Notre- Seigneur en sa divine personne C’est qu’en effet notre Mère n’avait pas la moindre inclination en dehors de ce qui pouvait lui plaire et lui agréer. Je n’ai jamais surpris en elle aucun acte de propre volonté; dans ses nombreuses infirmités, dans ses maladies, elle se laissait traiter comme un  petit enfant, sans rien exprimer de ses désirs, de ses répugnances, et faisant à la lettre tout ce que l’infirmière et le médecin avaient recommande Aussi comme le bon Dieu était avec elle ! Que de fois on est venu au parloir lui apporter une petite somme d’argent lorsqu’elle en avait besoin pour un pauvre! comme Dieu lui envoyait, au jour et à l’heure, le conseil dont elle avait besoin, ou l’avis qui lui était nécessaire pour conduire sa barque en paix au milieu de Paris si turbulent, si agité! Que de fois elle a reçu de Dieu la lumière de ce qui devait arriver, et a-t-elle fait prendre à l’avance les précautions nécessaires pour éviter le danger et les ennuis! Pour moi, notre Mère est une très grande sainte, et je serais disposée, si l’obéissance l’ordonnait, d’aller à Rome pour certifier sa sainteté, et d’aller par toute la terre publier les merveilles de grâces, de vertus qui ont été opérées par elle. Dieu s’est servi de notre Mère pour cette maison, mais il l’emploiera pour une grande oeuvre qui ne s’arrêtera pas, et qui procurera sa gloire et son vrai amour dans les âmes. Elle me l’a souvent redit ‘et affirmé, sa mission doit s’étendre, et elle procurera au Sauveur un moyen de le faire connaître, aimer et servir selon ce qu’il aime le mieux. Cette oeuvre attirera des âmes qui participeront à ce qu’elle a reçu et à ce qu’elle a été. Bienheureuses seront-elles les âmes qui se rangeront en cette voie! elles seront toutes investies de la puissance et des lumières de son amour. »

Ce témoignage n’est pas seulement l’expression d’un esprit convaincu, mais d’une âme qui avait reçu la mission de propager l’oeuvre de la bonne Mère, de conserver fidèlement ce qu’elle avait vu et appris, et de s’employer jusqu’au dernier soupir de sa vie pour aider l’oeuvre voulue de Dieu.

La très honorée Mère Marie de Kostka Lepan n’est pas moins expresse dans son témoignage, qui a toute l’autorité d’une profonde expérience des-choses de Dieu et du maniement des âmes.

« Ce que je puis vous dire, c’est que notre Mère a été au. milieu de nous comme le Sauveur au milieu du peuple qui le suivait, faisant du bien à tous. Rien d’extraordinaire ne paraissait en elle; cependant tout son extérieur témoignait de la sainteté d’une âme qui communique avec Dieu. Elle était toujours égale, toujours radieuse, donnant vie autour d’elle, soulevant les âmes, les volontés, rendant tout facile. Si on. venait à elle avec la tristesse, l’abattement que donne, la nature immortifiée, on la quittait éclairé, fortifié, changé : tout le poids qui écrasait l’âme était comme, enlevé. Que ne diraient pas de ces faits vraiment merveilleux bon nombre de celles qui l’en bénissent dans le ciel aujourd’hui! car, de cette nombreuse communauté qui eut le bonheur d’être conduite par cette sainte supérieure, nous ne restons plus que neuf. Ce qui pourra mieux dire ce qu’a été notre, Mère à Paris, ce sont ses lettres, dont vous avez les originaux; elle les a toutes écrites à Paris, où elle  a reçu les intimes vues et les communications du Sauveur. Il y a aussi des instructions que nous avons soigneusement recueillies, en relatant quelques circonstances qui en font mieux voir tout l’à-propos. Ces instructions que notre Mère nous a faites montrent plus que- nous ne pourrions dire que l’Esprit-Saint lui avait donné une connaissance claire, précise, de l’esprit de notre saint Fondateur. Comme lui, elle savait rendre la vertu aisée, facile, aimable; amener les âmes à l’oubli d’elles-mêmes, pour tourner autour du Sauveur, pour étudier sa vie, ses vertus, pour en venir à une sainte imitation. Dépendre du Sauveur, vivre avec le Sauveur, tout tendait là. Cette intime union à Dieu, cette remarquable dépendance de Dieu, notre Mère la pratiquait aussi bien pour les choses extérieures que pour les intérieures. Elle s’occupait de tout;

il semblait qu’elle savait tout,-tant elle -ne paraissait embarrassée de rien. Mais on voyait, on sentait que c’était d’en haut qu’elle recevait la .lumière, la force, l’énergie, la vie. On n’apercevait en notre Mère que vie surnaturelle; on ne pourrait guère citer des faits, c’était un fait merveilleux depuis le matin jusqu’au Soir.»

L’impression reçue par la Mère Marie de Kostka l’engagea à faire de ce qu’elle avait vu la base de toute sa conduite dans le gouvernement du monastère. Pendant les nombreuses années de sa supériorité, elle ne s’est appliquée qu’à suivre les enseignements de la bonne Mère, et à conserver avec un culte profond chacun des usages qu’elle a établis. Elle a propagé avec une sainte ferveur le respect et la vénération pour cette digne Mère, dont elle n’a jamais voulu être que la représentante, affirmant qu’elle ne voulait prendre que ses pensées et suivre en tout ses intentions.

J’insiste sur cette manière de faire et d’agir de la Mère Marie de Kostka, car sa conduite est la meilleure preuve, le témoignage le plus fort de ses convictions à l’égard de la bonne Mère.

On le voit, avec de telles âmes il était facile de fonder l’esprit d’une maison, et de l’établir sur des bases solides. La bonne Mère le sentait; aussi avait-elle une grande affection pour cette chère communauté, sur laquelle elle comptait sans mesure. Depuis sa mort, ses paroles, ses images sont sur toutes les murailles; on relit constamment ses écrits, c’est elle qui fait encore le chapitre, les noviciats. Celles qui arrivent ne tardent pas à la connaître et à l’aimer comme si elles l’eussent connue vivante, et elles éprouvent pour cette bonne Mère la plus pieuse et la plus tendre confiance.

Une soeur, qui participait sans doute à cette foi et à cette vénération, désirait néanmoins avoir un témoignage spécial de l’action de la bonne Mère auprès de Dieu. Un jour qu’assise au jardin à un endroit où la bonne Mère venait parfois se reposer, elle dit à Dieu : « Seigneur, si tout çe que l’on raconte de la bonté et de la sainteté de notre Mère est vrai, donnez-m’en ici même une marque sensible;» au même instant, un petit oiseau vint apporter un brin de petite racine pour y faire son nid. Il plaça cette racine si près de la tête de la soeur, qu’elle fut obligée de prendre une grande attention pour ne pas la faire tomber avec son voile. Cette petite racine fut bientôt suivie de beaucoup d’autres, et en quelques jours le petit nid fut fait. Rien n’arrêtait le petit ouvrier, ni les visites journalières de la soeur, ni le bruit qu’elle faisait autour du nid. Les oeufs, la couvée, le soin des petits jusqu’à ce qu’ils fussent grands, tout se fit sans interruption et sans trouble. La jolie petite famille avait avec la soeur des airs de connaissance, et semblait se réjouir en la voyant arriver. J’ai entendu le récit de la soeur elle-même, et j’ai vu le petit nid. Il était à 1 m 40 de la terre, dans le contour d’un cep de vigne, ombragé par une feuille, et tout près de la chapelle des soeurs défuntes.

La bonne Mère s’attachait les soeurs par l’effet des grâces surnaturelles dont elle était douée; mais il faut dire aussi qu’elle avait une puissance de coeur qui lui subjuguait les affections de tous ceux avec qui elle était en rapports. Elle aimait profondément et fidèlement; aussi s’attachait-on à elle avec force et constance. Cet attachement n’avait rien qui sentît l’humain il portait à Dieu. Dieu se plaisait visiblement à la récompenser du sacrifice qu’elle avait fait le jour de sa profession sous le drap des morts, en demandant à Dieu la grâce de n’être jamais aimée naturellement par personne. Aussi combien elle était aimée dans ce monastère, et combien elle les payait de retour! Elle semblait surtout affectionner les âmes simples, et qui allaient droitement à Dieu. Laissons encore la parole aux soeurs de Paris.

« Nous avions une soeur converse nommée sœur Marie-Agathe, que notre Mère semblait estimer singulièrement; c’était une sainte fille. Elle ne s’est prévalue de la miséricorde qu’on lui a faite, de la recevoir malgré son peu de force, que pour se rendre plus souple et plus soumise au prochain; elle aidait celles de son rang avec dépendance et cordialité. Elle s’est rendue remarquable par sa vive foi, son recueillement, sa tranquillité à souffrir entre Dieu et elle. Son état de faiblesse lui causait bien des abjections, qu’elle endurait sans jamais se plaindre. Mais ce qui dominait en cette chère soeur, nous dit un jour notre Mère , c’était sa simplicité à l’obéissance, malgré son naturel craintif et un peu scrupuleux, qui lui rendait la pratique de cette vertu plus méritoire et plus agréable à Dieu. Elle en fit des actes si généreux, qu’elle arriva rapidement à la remise de tout elle-même entre les mains de sa supérieure, à tel point qu’elle n’avait plus de sentiment contraire à ce qui lui était commandé son mouvement naturel disparaissait sous le mouvement de l’obéissance. Tel est l’éloge que faisait de cette bonne soeur notre Mère, ordinairement si sobre de paroles et d’éloges. L’état de langueur qu’elle avait porté si généreusement s’étant aggravé de manière à faire pressentir sa fin prochaine, Dieu lui en adoucit toute l’amertume. Elle dit un jour à notre Mère: « Oh!

« qu’il est doux de mourir! — Ce n’est pas mourir, « répondit notre Mère, c’est retourner à Dieu. » Nous vîmes alors avec grande édification ce que peut l’obéissance sur une âme fidèle. La douce et paisible agonie dé notre chère soeur se prolongea beaucoup. Notre Mère, qui ne l’avait pas quittée de tout le jour, se trouva, vers le soir, extrêmement fatiguée; nos soeurs infirmières la suppliaient d’aller prendre quelque repos, mais elle tenait à être présente au trépas de ses filles, afin de remettre leur âme entre les mains de Dieu. Quoique la, malade ne parlât plus, qu’elle ne donnât plus signe de connaissance, notre Mère lui dit en la quittant : « Soeur Marie-Agathe, « attendez-nous pour aller à Dieu.» Vers quatre heures du matin, retournant près de la chère agonisante, demeurée fort paisible et immobile pendant

la nuit, elle lui dit quelques paroles, que la mourante témoigna bien comprendre. Alors notre Mère ajouta: « Maintenant, soeur Marie-Agathe, vous pouvez faire la volonté de Dieu. » Aussitôt cette parfaite obéissante, exhalant son dernier soupir avec une douceur inexprimable, mourut en faisant un dernier acte d’obéissance, nous laissant toutes embaumées de ses vertus et remplies du désir de l’imiter, afin de, participer à ses mérites.

« Si nous parlons un peu longuement de cette vertueuse soeur, c’est que notre vénérée Mère avait été elle-même si touchée de sa fidélité à la grâce, qu’elle nous la proposait souvent pour modèle, nous prouvant par son exemple qu’une âme obéissante peut tout sur le coeur de Dieu.»

La soeur Marie-Agathe n’était pas la seule qui eût une grande place dans le coeur de la bonne Mère; chacune y trouvait un refuge dans ses épreuves, un doux repos pour l’assurance de son état en Dieu. Les âmes craintives la trouvaient si compatissante, si bonne, qu’il leur semblait qu’elle était pour elles l’expression de la charité et de la tendresse du Sauveur; et, d’un autre côté, ses décisions claires et fermes leur étaient d’un appui assuré. Celles, au contraire, qui étaient énergiques et décidées, avaient en elle un vrai général marchant à leur tête, les excitant au travail de la lutte, et les conduisant à la victoire.

De tous ces rapports naissait une vie, une réciprocité continuelle de charité; on se sentait sous le souffle de l’Esprit-Saint. Le bon Dieu était là, on le voyait, on le suivait. Ces heureuses années sont restées bien avant dans le coeur de toutes celles qui en ont pu jouir, et toutes ont dit et affirmé que c’était vraiment l’image du ciel, que le monastère était alors le vrai portique de la Jérusalem d’en haut, de celle où les anges vont et viennent en multitude, et où se trouvent tous ceux qui sont écrits au livre de vie et qui marchent à la lumière de l’Agneau.

 

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CHAPITRE XXVII

LE NOM ET LES VERTUS DE LA BONNE MÈRE FRANCHISSENT L’ENCEINTE DE SON MONASTÈRE — ELLE EST CONNUE ET APPRÉCIÉE A LA COUR — M. LE CURÉ DE NANTERRE — M. DE MALLET, DIRECTEUR DE LA BONNE MÈRE ET SON DISCIPLE SOUMIS

 

Malgré l’attrait invincible de la bonne Mère pour rester cachée, il n’était guère possible qu’elle fût ignorée. Ce qu’elle faisait dans son monastère de la rue de Vaugirard ne pouvait manquer d’avoir du retentissement au dehors. Déjà nous avons dit comment la Mère Fournier, supérieure du premier monastère de la Visitation de Paris, avait remis entre

ses mains le gouvernement de son importante maison.

Mgr de Quélen ne professait pas une moins profonde vénération envers la bonne Mère. Il venait la visiter souvent. Mgr des Hons, évêque de Troyes, ne faisait pas un voyage à Paris sans lui rendre une visite et sans la consulter. Le bon Dieu, disait-il, a transporté le chandelier jusqu’ici; il faut bien que j’y vienne pour y voir clair.

La modestie et la discrétion ont porté la bonne Mère à détruire toutes les lettres et à cacher tous les rapports qu’elle eut avec ces deux prélats. Si nous avions en main ces documents, nous verrions en combien de circonstances elle a rendu des services aux deux diocèses.

Son nom parvint jusqu’à la famille alors régnante, et telle fut la confiance qu’elle inspirait, que la reine Marie-Amélie envoya une de ses dames d’honneur demander à la bonne Mère des prières pour elle et pour ses enfants. La bonne Mère reçut la messagère avec une profonde politesse, elle promit de prier et coupa court à l’entretien.

La dame d’honneur revint de nouveau, et, parlant de la piété de la reine, elle essaya d’intéresser la bonne Mère à certains détails de la famille. Celle-ci s’excusa sur son incapacité à démêler des affaires aussi sérieuses et laissa voir qu’il ne lui était pas possible de prendre part à ce qui se passait à la cour. Mais à la cour on ne voulait pas rester sans quelques nouvelles de la bonne supérieure, et on profita de la présence des jeunes princesses espagnoles au pensionnat du premier monastère de la Visitation pour s’informer de la sainte supérieure du second monastère. Louis-Philippe lui-même vint plusieurs fois visiter les princesses ses cousines, et s’informer du règlement et des habitudes de la maison. Il voulut que les jeunes princesses le reçussent toujours avec l’uniforme des pensionnaires. « C’est comme cela que vous êtes bien, leur disait-il, car j’admire ce qui se fait ici.»

Louis-Philippe avait eu pour condisciple de collège le curé de Nanterre, M. l’abbé ***. M. le curé de Nanterre était. d’une stature colossale, et il était servi par un organe de voix qui répondait à sa taille. Son caractère, ses allures étaient celles d’un militaire des plus décidés; les gens de son village prétendaient que leur curé était le premier homme de France

pour manier le bâton. A le voir, personne ne se serait douté qu’il fût d’une conscience très timorée et d’une candeur d’enfant. C’est peut-être ce mélange singulier qui lui avait fait conserver l’affection et la confiance de son ancien condisciple devenu roi des Français.

M. le curé de Nanterre, ayant entendu dire qu’il y avait au second monastère de la Visitation une sainte religieuse qui voyait dans les consciences, vint rendre visite à la bonne Mère, et il se sentit immédiatement attiré à lui confier son âme. Il la voyait très souvent, lui communiquait ses embarras, ses doutes, versait dans son âme toute la sienne, promettait de bien suivre ses conseils et la mettait au courant des affaires du jour et très souvent de celles de son condisciple. Y avait-il une ordonnance ou un simple arrêté ministériel que M. le curé de Nanterre regardait comme contraire aux lois de l’Église ou au bien de la religion, il accourait à Paris. Il en entretenait la bonne Mère, lui faisait part de son indignation contre les auteurs de ces actes et ajoutait : « Je m’en vais trouver le roi, lui exprimer ce que j’en pense et lui montrer où il nous conduit. » La bonne Mère commençait par apaiser un peu M. le curé, puis donnait quelques bons conseils, et ces bons conseils n’étaient certainement pas ceux qui devaient produire le moindre effet sur le roi. M. le curé partait alors, résolu de s’en tenir strictement aux avis de la bonne Mère; mais, arrivé près du roi, il oubliait parfois ses résolutions et s’emportait jusqu’à des paroles vives et même jusqu’à des reproches. Louis-Philippe sortait de son caractère calme, et les deux anciens collégiens, oubliant les distances de temps et de position, en arrivaient à une véritable querelle, d’où M. lé curé sortait fâché et se promettant bien de ne plus voir un homme pareil. Mais, quelques semaines après, il oubliait ses rancunes, venait trouver la bonne Mère, lui racontait toute la scène des Tuileries sans omettre les attitudes et les paroles violentes des deux interlocuteurs. Il finissait par dire : « Je veux bien encore y aller aujourd’hui; le roi trouverait le temps long s’il ne me voyait plus. »

Dieu ménageait à la bonne Mère Marie de Sales une grande douleur dans la perte de Mgr de Quélen.

Ce grand prélat, ayant compris son âme et sa capacité, l’avait laissée entièrement maîtresse des réformes qu’elle jugerait nécessaires pour la régularité et l’esprit religieux du second monastère de la Visitation. Il aidait même merveilleusement à toutes les mesures qu’elle croyait devoir prendre pour assurer l’établissement complet de la Règle. Il en recevait en retour un appui bien doux dans les prières et les conseils de la bonne Mère. Son beau et noble caractère, ce qu’il avait souffert pour la cause de la religion, son attachement à tout ce que la bonne Mère aimait, rendait cette mort d’autant plus sensible à la bonne Mère que Mgr de Quélen lui semblait devoir être le dernier anneau de cette chaîne des traditions françaises dans laquelle elle avait été élevée. Il lui fallait donc voir ces traditions aimées se rompre une à une. Elle serait désormais obligée de relier avec d’autres hommes qui ne portaient plus, à ses yeux, l’auréole complet des deux religions de son âme : l’amour de son Dieu et l’amour de son roi. Mais dans ces occasions elle imposait silence à son coeur, fermait les yeux et se jetait dans le bon vouloir divin comme dans un océan où elle ne se retrouvait plus elle-même.

Cependant Dieu lui ménagea une grande consolation. Mgr Affre, successeur de Mgr de Quélen, donna pour supérieur au second monastère M. l’abbé de Malet, déjà connu de la bonne Mère et comptant déjà parmi ses amis spirituels.

M. le comte Édouard de Malet, du diocèse de Paris, devait à sa famille, à son éducation première et à une piété des plus tendres, un grand et noble caractère et une habileté rare dans la conduite des voies spirituelles. Il était alors directeur d’un grand nombre d’âmes qu’il formait à la piété. Son grand jugement et son étude de saint François de Sales lui avaient fait adopter les méthodes et l’esprit de ce saint docteur et lui faisaient retirer des fruits abondants de vertu dans les âmes qu’il cultivait. Beaucoup de prêtres, beaucoup d’hommes et de femmes du monde avaient recours à ses lumières. Il n’oubliait pas les pauvres, et il avait fondé une congrégation, celle des soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette, dans le but de

recueillir des jeunes filles ouvrières pour les sauvegarder des dangers du monde et les former à la pratique des vertus de leur état et aux devoirs de leur position. L’enseignement et les oeuvres de M. de Malet avaient le double caractère d’une énergie toute militaire et d’une piété sensible.

Il avait été soldat, et il portait sur la figure une large cicatrice que lui avait faite  un coup de sabre à la bataille d’Iéna. Sa grande  taille, cette noble balafre, la dignité de toute sa personne, relevaient les qualités intérieures de son âme, et faisaient de M. de Malet un des hommes les plus remarquables de son époque.

             Né en 1784, il avait vu, tout enfant, son père prendre le chemin de l’exil, et une partie de sa famille monter sur l’échafaud        dressé par la révolution. Successivement confié à sa grand’mère, puis à l’un de ses parents, il avait été placé dans un pensionnat où il s’était rencontré avec Jérôme Bonaparte. Ce pensionnat, situé près de la barrière du Trône, avait

ses fenêtres en face du lieu où se trouvait dressé l’instrument des fureurs révolutionnaires. De là, ces malheureux enfants assistaient à presque toutes les exécutions. La plupart d’entre eux avaient même construit de petites guillotines avec lesquelles ils s’amusaient à exécuter des oiseaux. On sent de suite où pouvait conduire une telle éducation. Dieu, qui tire le bien de l’excès du mal, permit que ces affreux spectacles ne produisissent sur le jeune de Malet qu’une profonde répugnance. Il permit que l’une de ces exécutions devînt la cause de la conservation de ses sentiments religieux et peut- être aussi de sa vocation au sacerdoce.

Le jeune de Malet était là quand les carmélites de Compiègne montèrent à l’échafaud. Il assista de la cour de sa pension à ce sublime sacrifice, où dix-sept filles de sainte Thérèse reçurent tour à tour la mort en protestant qu’elles voulaient rester fidèles. Qui sait s’il n’entendit pas le chant du Magnificat, commencé par la première religieuse qui tombait sous l’instrument fatal et terminé avec le dernier soupir de la dernière de ces saintes victimes? Toujours est-il qu’à partir de ce moment le jeune de Malet voua à sainte Thérèse un culte des plus tendres. Il l’invoquait chaque jour. Étant encore enfant, il avait obtenu -de ses parents une Vie de sainte Thérèse. Plus tard, quand sur le champ de bataille d’Eylau on l’arracha tout couvert de blessures des mains des Cosaques, on trouva dans sa valise cette Vie de sainte Thérèse. « Ce livre ne m’a jamais quitté, » dit le comte de Malet à l’officier russe qui l’avait sauvé et qui s’étonnait de voir un si gros livre dans l’étroit portemanteau de son prisonnier.

M. le comte de Malet avait combattu avec gloire à Ulm et à Austerlitz. Sa conduite à Iéna lui avait mérité l’admiration de ses chefs. M. de Colbert, son colonel, l’avait présenté à l’empereur pour la décoration, et Napoléon se chargea de lui conférer la croix. En le voyant si jeune, il eut un moment d’hésitation et s’écria : Mais il est trop jeune! M. de Colbert fit signe au jeune officier d’arracher l’appareil de sa blessure. Quand la balafre apparut, l’empereur reprit: « C’est bien! quand on est ainsi balafré, on peut prétendre à tout; cette balafre ne vous empêchera pas d’épouser la plus belle et la plus riche héritière de Paris. » La prédiction de l’empereur s’accomplit. Rendu à la liberté quelque temps après la bataille d’Eylau, M. de Malet rentra chez lui et épousa Mlle de Jumilhac, alors âgée de dix-huit ans.

Mlle de Jumilhac était la jeune fille la plus accomplie; sa grâce, sa beauté, ses talents, et surtout les charmes de son esprit et les qualités de son coeur la rendirent chère à son mari. Il passa avec elle quelques années de bonheur; mais la mort vint bientôt frapper à la porte de cette demeure où il semblait que toutes les félicités se fussent donné rendez-vous.

Cinq ans après son mariage, M. de Malet conduisait à sa dernière demeure celle qu’il avait tant aimée et qui méritait tant de l’être. Du cimetière, M. de Malet passait immédiatement au séminaire, et il venait se ranger parmi des jeunes gens qui lui étaient inférieurs par l’âge et la condition, mais qui le surpassaient par les connaissances acquises et une plus grande facilité à s’appliquer aux études philosophiques et théologiques. Cependant son humilité, son travail incessant lui valurent des connaissances dont il eut à se servir plus tard.

Dieu, assurément, y avait ajouté des lumières surnaturelles qui le rendirent si utile aux âmes. Aussi pouvons-nous, avec tous les prêtres qui ont pu profiter de la direction de M. de Malet, affirmer qu’on ne pouvait trouver un directeur plus sûr et plus actif. Comme tous les saints, d’ailleurs, il ajoutait à ses enseignements l’autorité de sa vie et l’expérience de sa pratique personnelle. Sa parole était simple, exacte, toujours obligeante. Il y avait du grand seigneur dans sa manière de dire; ses avis étaient formels, précis, et jetaient dans l’âme une lumière qu’on n’aurait pas trouvée ailleurs. Tel était l’homme que la divine Providence envoyait à la bonne Mère. C’était à lui désormais qu’elle devait s’adresser dans les questions de son gouvernement et dans les difficultés de la vie spirituelle.

M. de Malet ne manqua pas à sa mission : il venait fréquemment voir la bonne Mère, et ses réponses, toujours empreintes de sagesse et d’un sens exquis, laissaient en elle une grande paix et une parfaite consolation. De sen côté, M. de Malet la consultait pour lui-même et pour les oeuvres qu’il avait à diriger. Il lui écrivit le 20 août 1836 : « Ne m’oubliez pas, pendant qu’il est en votre pouvoir de rendre service à une pauvre âme, et ayez-en pitié. » Le 2 janvier 1837, il écrivait Votre petit mot, ma soeur, est de la plus exacte vérité; vous avez pénétré mon coeur, et vous avez, en m’éclairant, obtenu de Notre-Seigneur des grâces d’exécution dont je m’aperçois tous les jours. »

Le 15 juin 1837 : « Je vous remercie, ma bien charitable soeur, du petit mot que vous me faites dire; je vais mieux, je suis plus tranquille. Dieu m’a aidé un peu dernièrement dans une tracasserie bien pénible. J’ai aussi la pensée que Dieu amènera toute chose à bien et me fera connaître ses desseins sur la petite maison. Je ne crois pas que ce soient des desseins de durée, et j’en ai le coeur gros; mais il est le maître, et je ne suis pas sur la terre pour faire ma volonté. Priez un peu pour moi, ma soeur, et continuez à vous occuper de moi devant Dieu. » Le 1er septembre 1837: « Je bénis Notre-Seigneur de ce que, vous enlevant à ce cher monastère de Troyes, il vous donne au deuxième de Paris, qui a tant besoin d’une supérieure capable de continuer et de développer le bien que vous y avez commencé. Je vous remercie de m’en avoir instruit des premiers; c’est pour moi une consolation véritable. Nous allons être bien proches voisins. En profiterai-je? Vous me ferez bien plaisir de demander la permission de venir à la petite-maison de Lorette; nous aurons tous une grande consolation à vous y voir.»

Le 31 décembre 1837 : « Vos dernières lettres ont été accompagnées de grâces bien réelles; j’ai tâché d’y correspondre. Je suis dans une nuit fort obscure, mais ma volonté est plus tranquille et plus soumise. Priez donc pour moi, ma soeur, et faites de temps en

temps la revue de mon coeur; car vous avez, pour le guider, une grâce toute particulière. »

Le 10 décembre : « Je ne puis assez vous répéter combien votre petit mot me touche, m’éclaire et me console; mais j’ai besoin de vos prières pour obtenir. Souvenez-vous donc de moi devant Notre-Seigneur. » Plus tard, il confiait, encore à la bonne Mère ses craintes au sujet de sa chère maison de Lorette.

« Je ne puis vous dissimuler que, s’il y a chez moi courage, il me semble que Dieu retire son secours temporel à cette oeuvre. Je reconnais qu’il se sert de cette maison pour la sanctification de quelques âmes, et, je crois, de la mienne; mais il me semble que son établissement solide n’entre point dans les desseins de la Providence. Depuis ce temps, tout ce qui nous arrive de triste me semble tendre à ce but; j’y adhère et le reçois avec soumission, mais en le considérant comme une confirmation de ma pensée.

« En voici bien long, ma bonne soeur; mais, comme vous êtes la seule personne qui ait compris ma voie, je reviens toujours à vous pour être aidé dans mes croix. Priez donc pour le père, les filles et les enfants. »

Nous voyons dans ces paroles la préoccupation de M. de Malet sur la maison de Lorette; nous verrons plus tard comment elles se sont réalisées au profit de l’oeuvre qu’il avait établie. Nous verrons comment ont été accomplis ses voeux, que ses enfants devinssent plus tard ceux de la bonne Mère Marie de Sales.

 

 

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CHAPITRE XXVIII

LA MAISON DE SAINTE-MARIE DE LORETTE — INFLUENCE DE LA BONNE MÈRE SUR CETTE CONGRÉGATION — TÉMOIGNAGE DE LA MÉRE CLAIRE DE JÉSUS — ESTIME QUE M. L’ABBÉ SEIGNIER AVAIT DE LA BONNE MÉRE — CE QU’ÉTAIT M. SEIGNIER — LA BONNE MÈRE PRÉDIT LA MORT DE M. DE MALET — M. L’ABBÉ BEAUSSIER — IL SE NOURRIT DE LA LECTURE DES LETTRES DE LA BONNE MÈRE — COOPÉRATION DE LA BONNE MÈRE DANS LA FONDATION DES FRÈRES DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL — ELLE SOUTIENT M. FERRAND DANS LA FONDATION DES SOEURS CHARGÉES DES ENFANTS ILLÉGITIMES — LA MARCHANDE DES QUATRE-SAISONS

 

La maison de Sainte-Marie-de-Lorette, fondée par M. de Malet, avait été établie pour recevoir de jeunes orphelines auxquelles on donnait gratuitement l’éducation chrétienne, le pain de chaque jour et les connaissances nécessaires pour vivre dans le monde suivant leur condition. M. de Malet avait employé une partie de sa fortune à cette oeuvre intéressante, et il avait groupé un certain nombre d’âmes dévouées, sous le nom de soeurs de Saint-Marie-de-Lorette, pour la direction de cette maison. Les sacrifices qu’il s’imposait n’étaient surpassés que par le dévouement de ces excellentes filles. Celles-ci se livraient aux travaux les plus durs, afin de procurer le pain de chaque jour à leur chère famille. M. de Malet les visitait et les encourageait; mais il sentait le besoin de demander un foule d’avis, tant pour la direction matérielle de la maison que pour la réception des sujets. Il s’adressait pour cela à la bonne Mère, et bientôt il prit l’habitude de ne pas faire la moindre chose dans la communauté de Lorette sans lui en avoir parlé et sans prendre son conseil. La bonne Mère se trouvait, par là même, comme chargée entièrement de cette maison. Elle examinait les sujets qui se présentaient, elle décidait des acquisitions à faire, des moyens à prendre pour éviter les embarras dans les questions financières; on lui envoyait les soeurs tentées de découragement, ou qui sentaient un besoin de lumière pour leur intérieur.

Une jeune novice souffrait beaucoup de ses doutes sur sa vocation; elle ne savait pas si Dieu ne l’appelait pas plutôt à un autre ordre religieux. La bonne Mère lui assura que Dieu la voulait soeur de Sainte-Marie-de-Lorette, qu’elle était appelée à y remplir un rôle important pour la congrégation, et que Dieu l’avait choisie pour être l’agent d’une affaire capitale en vue dé l’avenir des religeuses. Cette jeune novice est devenue supérieure des soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette, sous le nom de Claire de Jésus. Elle fut plus tard chargée de préparer et de consommer la réunion des soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette aux oblates de Saint-François-de-Sales, dont elle a été quelques années supérieure générale. Voici le témoignage qu’elle a rendu de la bonne Mère :

« Notre Mère Marie de Sales était vraiment la mère de notre maison; on ne faisait rien sans son avis; notre Père de Malet la consultait en toutes choses. Souvent la vue des peines que nous éprouvions, et surtout la perte de nos soeurs, qui mouraient presque toutes après quelques années de religion, lui inspiraient des craintes pour l’avenir de notre petite congrégation. Il le disait à la bonne Mère Marie de Sales, qui le consolait en lui affirmant que Dieu n’abandonnerait pas son oeuvre. Cette assurance, venue d’une personne qu’il estimait éclairée de Dieu, et la bonté de notre Mère, lui faisaient sentir que nous ne resterions pas orphelines; et il nous disait : « Après ma mort, c’est à la bonne Mère que vous irez. La bonne Mère entretenait donc réellement la vie de notre petit Institut. Elle empêchait notre Père de se décourager et de chercher en dehors d’elle l’appui que la prudence humaine aurait pu lui conseiller. De notre côté, nous la vénérions comme une sainte, et nous l’aimions comme une Mère.

« Après la mort de notre Père de Malet en 1843, la divine Providence nous donna pour Père spirituel et temporel M. l’abbé Beaussier, fils spirituel de notre Père de Malet. M. l’abbé Beaussier ne se contenta pas de continuer les bons rapports de la maison avec la bonne Mère Marie de Sales, mais il lui remit en main, et l’on peut dire dans son coeur, toutes nos personnes, nos affaires, nos intérêts, de telle sorte que pas la moindres des choses ne se fit ‘chez nous sans qu’elle en fût prévenue, et que pas la moindre décision ne fut prise sans qu’elle eût donné son consentement formel. Bien plus, c’était à la suite des vues que le bon Dieu lui donnait qu’on se décidait aux travaux, aux acquisitions qui étaient réclamés par l’intérêt de la congrégation. Ainsi ce fut notre Mère qui nous fit acheter la propriété du Désert, située à Morangis.

« Elle mande un jour M. l’abbé Beaussier, et lui dit : Dieu veut un témoignage de ce qui s’est fait et de ce qui se fera encore. » Et, étendant le bras vers le midi: « C’est de ce côté-là, dit-elle, que vous trouverez la maison que Dieu veut que vous ayez; elle sera une pierre de témoignage pour notre voie. » M. Beaussier, en fidèle obéissant, se mit en marche pour trouver une maison au midi de Paris, et il apprit qu’à cinq lieues de ce côté-là une propriété, dite du Désert, était à vendre. « C’est cela que le bon Dieu m’a montré, lui dit la bonne Mère,  et cette maison servira à une grande manifestation de la charité divine. »

« Plus tard, sur la permission expresse des supérieurs, la bonne Mère vint visiter le Désert. Elle en parcourut toutes les allées avec un recueillement profond, s’entretenant avec Dieu comme si elle eût conféré des choses les plus capitales. « C’est bien ici, nous a-t-elle dit, que le Sauveur veut établir un moyen de se répandre dans les âmes. » L’onction toute céleste qu’elle laissa dans toutes les parties de cette maison se fait toujours sentir. Nos soeurs, nos enfants ont toujours témoigné qu’elles éprouvaient dans cette chère solitude une onction de la grâce tout intime, et qui ne pouvait venir que de la bonne Mère.

C’était elle qui, quelque temps auparavant, nous avait fait faire l’acquisition de notre maison de la rue de Vaugirard, et qui avait agréé le moyen que nous avons pris pour supporter la charge d’une aussi grosse dépense. Chaque fois que l’obéissance l’avait rappelée à Paris ou fait sortir du monastère pour aller visiter d’autres maisons, elle venait à notre maison de la rue de Vaugirard; ses supérieurs lui en donnaient l’ordre positif. A chaque visite, c’était un redoublement de ferveur et d’amour de notre saint état, que nous ne pouvions manquer de lui attribuer. Elle visitait nos malades, les consolait et leur laissait une parole qui les soutenait au milieu de leurs douleurs, et qu’elles répétaient au moment de leur mort comme un gage de leur espérance.

Différentes circonstances difficiles avaient inspiré à quelques-unes de nos soeurs la pensée de nous défaire de Morangis, et nous avaient fait craindre de nous voir obligées de quitter la maison de la rue de Vaugirard : lieux sacrés pour nous, puisque notre Mère les a sanctifiés par sa présence. Mais ce que notre Mère a fait demeure, et sa parole ne tombe pas à terre.

« Il ne me serait pas aussi facile de dire l’union qui existait spirituellement entre nos soeurs et notre Mère. Notre pieux et vénéré Père, M. l’abbé Beaussier, confident des communications intimes qu’elle avait avec Dieu, lui demandait de permettre à quelques-unes d’essayer de l’accompagner dans ces voies où Dieu la guidait d’une façon si lumineuse et si sûre. La bonne Mère exigeait pour cela la mort à sa propre volonté, et en particulier le renoncement à ses inclinations naturelles. Nos petits essais, encouragés par les exhortations et les exemples de notre bon Père, nous aidaient merveilleusement à la pratique de notre observance, et établissaient entre notre Mère et nous des liens bien forts et bien doux. Pendant plus de quarante ans, elle nous fut ainsi mère et protectrice, et ce fut elle qui, un an avant sa mort, acheva pour notre maison de Sainte-Marie-de-Lorette l’oeuvre qu’elle avait si constamment suivie et protégée, en nous réunissant aux soeurs oblates de Saint-François-de- Sales. »

Ce témoignage de la Mère Claire de Jésus a son importance dans cette histoire; il vient s’ajouter aux sentiments si autorisés de M. l’abbé de Malet.

Nous avons dit que M. de Malet comptait parmi ses pénitents plusieurs évêques qu’il avait connus au séminaire de Saint-Sulpice, et une pléiade de prêtres pieux, qu’il dirigeait dans les voies spirituelles avec une rare habileté et une rare onction. Parmi eux, il faut compter en premier lieu M. l’abbé Seignier, son commensal et son chapelain. Nous le nommons, parce que M. l’abbé Seignier fut un des confesseurs de la bonne Mère, et que nous avons à transcrire ici son témoignage.

« J’ai toujours regardé la Mère Marie de Sales comme une sainte. Plusieurs fois j’ai été à même de juger qu’elle recevait de Dieu des lumières surnaturelles. Son habileté dans le gouvernement de sa maison tenait du prodige, et faisait voir clairement que Dieu agissait avec elle et pour elle. Je n’ai jamais entendu exprimer par les personnes qui l’ont connue qu’un seul sentiment : c’est qu’elle était une âme sainte et ornée de dons célestes. Ma confiance en elle était sans bornes, c’est-à-dire que je laissais la responsabilité de mon ministère au couvent de la Visitation, et j’aimais aussi à suivre ses avis pour la direction de mon âme. »

M. l’abbé Seignier était particulièrement cher à la bonne Mère, à cause de la rectitude de sa volonté et de son dévouement aux âmes. Un seul trait montrera M. l’abbé Seignier à nos lecteurs.

M. Hamon, curé de Saint-Sulpice, dont M. Seignier était vicaire, se fâcha un jour fortement contre ses paroissiens, parce qu’ils délaissaient la paroisse pour aller à des pèlerinages qui se faisaient les dimanches de la belle saison. Un dimanche où l’on était allé à Ars, M. le curé de Saint-Sulpice monta en chaire et dit : Qu’êtes-vous allé voir à Ars? Un homme qui ne mange pas, un homme qui passe ses jours au confessionnal, qui donne des avis , de direction, qui fait des conversions? Eh bien! nous l’avons ici, cet homme-là; ce n’est pas nécessaire d’aller si loin. .Et indiquant du doigt M. Seignier: Voilà, parmi nos prêtres de la paroisse, un homme qui ne mange pas, un homme qui ne passe pas seulement ses jours, mais ses nuits au confessionnal; un homme à qui Dieu et sa foi donnent pouvoir sur les consciences et les coeurs. Venez en faire l’expérience, et s’il ne fait pas encore des miracles, c’est que votre foi n’est pas, assez vive et votre volonté assez généreuse. « M. l’abbé Seignier écouta sans émotion cette apostrophe de M. le curé, et, après la messe, il lui dit simplement:

Voyez, monsieur le curé, où vous conduit votre .affection pour moi. »

Il était bien vrai que M. Seignier ne mangeait pas; son extrême maigreur trahissait au dehors les mortifications dont M. Hamon était le témoin habituel. Il passait la plus grande partie de ses jours et de ses nuits au confessionnal, ne s’accordait guère de sommeil que de deux heures du matin à quatre heures, et la plupart du temps il prenait ce sommeil sur une chaise. La charité, qui faisait le fond de sa vertu, ne lui permettait pas de conserver quoi que ce fût pour lui; il donnait aux pauvres sans mesure. Il fut le bienfaiteur insigne de la petite maison de Sainte-Marie-de-Lorette; il lui consacra une partie de sa fortune et de sa vie, pour se retirer ensuite dans la communauté de Saint-Sulpice, dont il avait toujours été le fervent admirateur.

C’est de M. l’abbé Seignier que nous tenons la plupart des témoignages de la confiance de M. de Malet envers la bonne Mère. C’est encore lui qui nous a dit en détail les circonstances de la mort de ce digne prêtre, prédite quelques semaines auparavant par la Mère Marie de Sales.

Dans la seconde semaine du mois d’août 1843, M. l’abbé de Malet vint voir la bonne Mère, qui lui dit « Dieu me montre une épée et me fait comprendre qu’elle doit servir à trancher les jours d’un homme qui a porté l’épée. Cette vue a été d’abord sans parole; mais ces jours-ci Dieu a dit : « Tranchez maintenant le fil, car il va mourir. » En entendant ces mots, M. de Malet comprit de suite qu’il s’agissait de lui, et en rentrant il dit à une personne confidente de ses plus secrètes pensées : « La Mère Marie de Sales vient de me prédire ma mort prochaine. » Il mourut, en effet, après une très courte maladie, le 25 août 1843.

Avant de mourir, M. de Malet avait rendu en présence de plusieurs personnes un témoignage éclatant de son admiration pour les vertus de la bonne Mère; quelqu’un disait : « Ce n’est que tous les cent ans qu’on voit une pareille sainte. — Dites tous les mille ans, avait repris M. de Malet.

Un autre ami spirituel de la bonne Mère fut M. l’abbé Beaussier, dont nous avons déjà parlé plus haut. M. l’abbé Beaussier avait été l’élève de M. Ha-mon, qui, dès son séminaire, l’avait surnommé le Séraphin; c’est de ce nom qu’il continua de l’appeler le reste de sa vie. Pénitent de M. l’abbé de Malet, il fut amené par lui à la bonne Mère Marie de Sales. Celle-ci l’apprécia tellement, qu’elle n’hésita pas à lui confier toute son âme et à lui laisser pénétrer le secret de ses communications avec Dieu. M. l’abbé Beaussier, grâce à ses études et surtout à la sainteté et à la pureté de son âme, comprit la bonne Mère et ressentit un vif désir de la suivre dans sa voie d’abandon total à Dieu, et de mort entière aux inclinations et aux volontés humaines. Il était bien préparé pour cette grande besogne. Nous avons sous les yeux ses cahiers d’ordination et de retraites annuelles. L’angélique jeune homme avait préludé, par les actes les plus complets et les plus soutenus de la vie ecclésiastique, à cet ordre de pensées, d’actions et d’affections qui constituaient la voie surnaturelle où marchait la bonne Mère. Il se mit donc à la suivre. Pour cela il étudiait, jour par jour, ce que la bonne Mère avait écrit; il s’en servait pour son oraison, pour sa lecture spirituelle, s’efforçant de conformer sa volonté à ce qu’elle avait marqué.

Aussi je ne sais pas si l’on peut être plus adonné à l’oraison et à l’exercice de la présence de Dieu que l’était ce saint prêtre. Tout en lui respirait le recueillement et l’union à Dieu. Cette habitude des choses surnaturelles se reflétait sur son visage, où rayonnait à la fois quelque chose de simple et d’une distinction morale peu ordinaire Sa conversation, dans l’intimité, ressemblait a un entretien du ciel. Il parlait des choses divines, des communications de l’âme avec Dieu, des dons célestes faits à l’âme fidèle, comme d’autres s’entretiennent de leurs affaires ou de leurs plaisirs; et ce qu’il disait portait invinciblement à l’amour du Sauveur, à la confiance et au besoin de goûter ce qu’il exprimait avec tant de lucidité et d’ardeur. Il était bien l’enfant de la bonne Mère, et il en prenait le titre dans les lettres qu’il lui écrivait.

« Je me nourris, lui disait-il, comme un petit enfant de ce que le Sauveur vous donne, mais je sens que je fais souvent comme ces vilains marmots, qui renversent et qui souillent le bon petit repas que leur bonne mère leur avait préparé. Remettez-moi à la raison, ma Mère, et que je ne fasse plus de sottise; cela arrivera lorsque je serai assez généreux pour ne plus suivre mes inclinations et mon fonds corrompu, lorsque je laisserai le Sauveur victorieux de moi sur

toute la ligne, et que je n’aurai plus qu’un même sentiment avec lui. »

Une autre fois, il lui écrivait : « J’en suis, dans vos lettres, à l’endroit où vous parlez de ce qui se trouve au pied de la croix. J’arrive moi-même au pied de la croix par la maladie de ma bonne tante; c’est elle qui m’a élevé et qui m’a fait connaître Dieu, l’aimer et le servir, chose que je fais si mal. Dieu me permet bien d’aimer autant que je le puis cette bonne tante, et il ne se fâchera pas si je me laisse inquiéter d’un santé et d’une vie qui ,me sont si chères. Je n’ai plus qu’elle en ce monde, et, lorsqu’elle n’y sera plus, je n’aurai plus où reposer aucune affection de famille. Sans doute Dieu remplira ce vide; mais cette perspective me cause de profondes douleurs. Aidez- moi, ma Mère; je vous abandonne ce que vous voyez que Dieu me demande, afin qu’il reçoive mon sacrifice de votre main. »

M. l’abbé Beaussier était trop uni à Dieu pour qu’il ne fût pas appelé à lui rendre hommage par des oeuvres fécondes. La congrégation des Messieurs de Saint-Vincent- de -Paul lui doit réellement son existence. Confesseur de M. le Prévost, il sut non seulement le diriger, mais l’aider dans la fondation de cet institut, que bénissent aujourd’hui tant de familles chrétiennes. Touchés de l’abandon dans lequel se trouve le jeune ouvrier, jeté aussitôt sa première communion sur le pavé de Paris, MM. Beaussier et le Prévost résolurent de fonder une congrégation dont le but serait de protéger et de diriger le jeune ouvrier à son entrée dans la carrière, et, pour cela, d’ouvrir des patronages et des maisons de réunion où l’enfant et le jeune homme pussent trouver un abri sûr pour leur foi et leurs moeurs.

La Mère Marie de Sales, consultée, donna son plein acquiescement, et voulut prendre sa part de responsabilité dans la direction et les besoins temporels de la maison. Par son avis, M. Beaussier y consacra une partie de son temps et de sa fortune. Que de fois, en revenant de la maison où ces messieurs avalent commencé leur oeuvre, ne vint-il pas dire à la bonne Mère: « Je vous apporte le découragement de M. un tel, notre embarras pour payer les fournisseurs, la maladie de celui-ci, les peines de celui-là! » En effet; la maison passait par toutes les dures épreuves-du commencement; on allait jusqu’à manquer du nécessaire, et la mortification des premiers religieux leur avait fait mettre dans la règle qu’on ne mangerait que du pain noir et que de grossiers légumes, sans presque aucun assaisonnement. Aussi cette oeuvre a-t-elle commencé avec des saints. Plusieurs sont déjà partis recevoir une récompense prématurée, et l’un d’eux a reçu, en 1871, la palme du martyre c’est M. l’abbé Planchat, dont le nom glorieux vient s’ajouter à celui des victimes immolées en haine de Notre-Seigneur.

M. l’abbé Beaussier devait encore procurer à cette grande ville de Paris un’ autre secours pour l’œuvre de protection des enfants illégitimes.

M. l’abbé Ferrand de Missol venait réchauffer son coeur de prêtre au foyer de lumière et d’amour de M. Beaussier.  Il conçut dans ses communications avec lui le projet d’une oeuvre qui devait porter la charité jusqu’aux limites extrêmes des misères morales de la grande ville.

Protéger la naissance, la vie et l’âme de la multitude des enfants qui naissent en dehors des saintes lois du mariage, en faire des chrétiens, leur donner place au banquet de la vie et leur préparer les espérances du ciel : telle était la pensée de M. l’abbé Ferrand de Missol. Il avait exercé la médecine, et il avait été à même de constater le nombre immense d’enfants illégitimes qui périssent, faute de soins ou par la volonté criminelle de celles à qui ils doivent le jour. Son projet était de former une congrégation de dames, dont la mission serait de porter des soins et des secours aux malheureuses filles déshonorées, afin de pouvoir sauver la vie si exposée de leurs enfants. Des objections formidables, un tolle général avaient accueilli la pensée de M. Ferrand de Missol. Il n’eut d’autres amis de son projet que son confesseur et la bonne Mère. Des prêtres vénérables, trouvant qu’il était inconvenant de donner pour but à une congrégation une oeuvre aussi délicate, aussi étonnante, firent auprès de l’autorité des démarches qui étaient d’autant plus actives, qu’ils pensaient rendre en cela service à la religion. Mais la bonne Mère soutint M. Ferrand, et assura, dans sa grande sagesse, que l’oeuvre n’avait rien de contraire aux conditions de la vie religieuse et aux voeux de la religion. Fille de son bienheureux Père saint François de Sales, elle partageait ses larges idées.

L’oeuvre de M. Ferrand s’est fondée et développée; elle a même dans les campagnes des succursales où l’on envoie, pour les fortifier au grand air des champs, ces pauvres petites créatures. Après que ces enfants ont passé là le temps nécessaire à leur santé, ils rentrent dans la maison de ville, où ils ont hâte de revoir leurs mamans, car c’est de ce doux nom qu’ils appellent les religieuses qui se dévouent à leur éducation. Cette oeuvre a trouvé un écho dans de jeunes âmes appartenant à de nobles familles, et, à l’heure qu’il est, nous connaissons des dévouements qui sont prêts à se montrer au grand jour. Servir de mère à ceux qui n’en auraient jamais connu, et relever au premier rang de la moralité et de la foi ce qui était  destiné à croupir dans la fange et le vice, c’est une belle et noble tâche!

M. l’abbé Beaussier faisait partager à ses pénitents son admiration pour la bonne Mère, et les introduisait, selon leur degré d’élévation d’âme, dans sa voie de fidélité et de générosité envers Dieu. Sa direction était là tout entière, et elle produisait partout des fruits remarquables. Nous pourrions citer des personnes de la plus basse condition dont il avait agrandi les pensées et ennobli tous les sentiments. Il avait pour pénitente une marchande des quatre-saisons (c’est ainsi qu’on appelle à Paris les vendeuses de fruits). Pendant plus de quarante ans, cette femme desservit, avec sa brouette, les rues de Sèvres, du Cherche-Midi et la place Saint-Sulpice. Formée d’après la méthode de la bonne Mère, elle était arrivée à un degré éminent d’oraison. Oh! que de jolies choses lui disaient ses fruits, créatures du bon Dieu; ses fruits, dans lesquels il avait mis sa complaisance, et qu’il s’était plu à faire si beaux, si vermeils et si bons pour la nourriture de ses créatures raisonnables! Quelles commissions elle leur donnait quand ils quittaient sa balle pour aller chez la pratique! « Allez, allez, leur disait-elle, parlez du bon Dieu dans votre doux langage, montrez comme il est beau, faites sentir comme il est bon, faites-le aimer! » Et elle accompagnait ainsi chaque lot de sa vente d’une bénédiction de son âme. Lorsque ce lot était un peu considérable, elle y ajoutait quelques bons Ave Maria pour la famille qui devait user de ces fruits.

Je dis ces choses pour bien faire comprendre l’esprit de la bonne Mère, et ce qu’elle avait mis dans le coeur de cet excellent prêtre. Aussi combien il aimait à s’entretenir, et comme il en parlait! « La voie de la Mère Marie de Sales, écrivait-il, est un moyen abondant et assuré pour arriver à unifier ses actions à la volonté de Dieu. Cette voie doit produire de grands effets pour ceux qui voudront y participer. La mère Marie de Sales fait époque dans les grâces que le Sauveur a départies au monde. Ce n’est qu’à de rares intervalles qu’il envoie de ces sortes de secours. Il n’y a pas dans cette voie une simple lumière, une instruction : il y a une vie surabondante; c’est une source où il faut boire, un fleuve dans lequel il faut se plonger : entrons-y, et nous serons inondés de Dieu.

Ne l’oublions pas, cette appréciation a une grande valeur, car elle vient d’un homme consommé dans l’oraison, d’un prêtre d’une pureté angélique, d’un séraphin du sacerdoce.

 

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CHAPITRE XXIX

LE PÈRE REGNOUF CONFESSEUR DE LA BONNE MÈRE — IL SE LAISSE DIRIGER PAR ELLE —    TRAIT DE LA CONNAISSANCE DES COEURS QU’AVAIT LA BONNE MÈRE —LE PÈRE REGNOUF ET SA TABATIÈRE —DEUX TRAITS DE CONNAISSANCE DE L’AVENIR —GUÉRISON DE MLLE GUEB

 

 

Le second monastère de la Visitation avait alors pour confesseur M. l’abbé Regnouf, prêtre de la congrégation de la Miséricorde, fondée par M. l’abbé de Rauzan. M. l’abbé Regnouf, né à Avranches d’une famille de magistrats, était entré dans les ordres après avoir exercé, pendant un certain temps, les fonctions d’avocat. Sa nature franche et un peu rude lui conciliait l’affection de ses confrères, mais ne semblait pas le rendre propre à entrer dans toutes les exigences d’une vie de confesseur de la Visitation, et surtout à prendre la direction d’une âme aussi intérieure, aussi séparée des affections et des Préoccupations humaines que l’était la Mère Marie de Sales. Elle-même n’allait-elle pas se trouver au moins un peu gênée pour dire ses affaires à un homme qui avait la réputation d’un esprit déterminé et tranchant,  

d’un homme dont le caractère s’alliait bien avec la profession d’avocat, qui était porté à tout épiloguer, à tout contester? La bonne Mère n’avait pas l’habitude de regarder ni du côté d’elle-même ni du côté des créatures, mais seulement du côté de Dieu: Dieu lui envoyait cet homme, elle devait l’agréer et s’en servir.

Les premiers entretiens ne furent pas une petite surprise pour ce prêtre accoutumé à tout autre chose. Il en fut d’abord étonné, puis comme étourdi, et il cherchait en lui-même ce que cela signifiait lorsque la bonne Mère lui dit : « Ne cherchez pas, Dieu m’a montré que c’était vous qui deviez m’aider. — Mais, ma Mère... — Est- ce vous qui avez reçu telle grâce de Dieu à telle époque de votre vie? Est-ce vous qui avez eu telle difficulté, telles tentations? — Mais, ma Mère, je suis religieux, je ne suis pas libre, je ne puis pas me charger d’une direction spéciale sans la permission de mes supérieurs. — Cette permission, vous l’aurez, cela ne fera pas de difficulté; mais, pour vous, il faut commencer par vous soumettre à Dieu. — Dame! ma Mère, il faudrait au moins savoir ce que Dieu demande. J’ai besoin aussi d’être assuré que c’est moi qu’il a choisi. — Vous le saurez. »

L’abbé s’en alla. Que dit-il? que vit-il? que se passa-t-il dans son âme? Le lendemain il revint au parloir; il ne discutait plus, il était profondément ému; il écoutait la bonne Mère. Celle-ci, assurée qu’elle trouverait en lui un théologien habile, lui confia son âme et le tint au courant de ce que Dieu lui communiquait. Aussi le Père Regnouf ne fut bientôt plus un simple directeur; il sentit le besoin lui-même de se confier dans la. bonne Mère. Quoique savant et homme fort capable, il était assailli de scrupules qui lui rendaient l’existence pénible et qui assombrissaient visiblement sa vie sacerdotale. Il les confiait à la bonne Mère; mais la plupart du temps il était deviné par elle. « Vous voici encore, Père Regnouf, avec vos pensées; croyez-vous donc que le bon Dieu n’est pas assez puissant pour vous pardonner? — Dame! je ne sais pas s’il veut me pardonner. — Moi, je vous dis qu’il le veut et que c’est fait; ayez maintenant la bonté- de suivre ce que je vais vous dire, ceci mérite plus d’attention que toutes vos imaginations. »

Les scrupules du Père Regnouf ne furent pas l’unique objet des sacrifices de la bonne Mère. Le Père Regnouf avait contracté l’habitude de prendre du tabac sans mesure ni limites; on comptait sa consommation de tabac par plusieurs onces chaque jour. A peine était-il installé dans un appartement, qu’il décrivait autour de sa chaise, sur le parquet, une zone de plusieurs décimètres de largeur qui ne tardait pas à s’épaissir comme un sillon de noire poussière Le tabac ne couvrait pas seulement le sol, mais les vêtements du Père, et répandait une odeur capable de suffoquer les personnes les plus robustes. Sa tabatière, de la forme et de la grandeur d’un petit coffre, son mouchoir, qui ne quittaient guère ses mains, n’étaient pas faits pour purifier l’air. Cependant la bonne Mère, toute délicate, toute faible et impressionnable qu’elle fût, ne s’en plaignit jamais et n’y fit jamais aucune allusion. Le Père Regnouf rachetait ces inconvénients par un dévouement sans bornes et une confiance sans limites. On peut dire qu’il consacra sa vie au service du monastère et à aider la bonne Mère dans sa voie spirituelle et dans les charges de sa supériorité. — D’une santé faible et presque constamment malade, il ne manqua jamais de se rendre à l’heure où il devait remplir les fonctions de son ministère.

Dieu continuait à révéler les dons qu’il faisait à la bonne Mère. La soeur Émilie Fauchard, une des filles de la charité de Saint-Vincent-de-Paul, nous en a conservé et attesté deux traits bien frappants.

« Vers la fin de 1841, pendant que j’étais compagne à l’hospice la Rochefoucault, j e voyais souvent Mlle Chaillot. Cette jeune personne désirait entrer dans notre communauté; mais on refusait de l’y recevoir. Ce refus la désolait sans cependant la déterminer à tourner ses pensées vers une autre maison religieuse. Ne sachant plus que dire ni que faire, je résolus de la conduire à la Mère Marie de Sales, avec laquelle j’avais des rapports très intimes, et qui déjà m’avait révélé et prédit bien des choses qui se sont accomplies à la lettre.

« J’engageai Mlle Chaillot à venir avec moi se recommander aux prières de la sainte religieuse. Après quelques paroles échangées, la bonne Mère, qui ne connaissait pas cette jeune personne, qui n’en avait jamais entendu parler, lui dit en la regardant

« Mademoiselle, vous vous êtes présentée chez les soeurs de charité et vous avez été refusée; persévérez dans vos désirs, et présentez-vous dans un an; on vous posera une condition que vous accepterez; vous irez en Italie. Vous aurez beaucoup à souffrir et de grandes épreuves à supporter, mais le bon Dieu sera avec vous. L’année suivante Mlle Chaillot se présenta de nouveau; on lui offrit, si elle voulait être fille de la charité, d’aller faire son séminaire à Turin, et de consentir à demeurer à l’étranger, ce qu’elle accepta très volontiers. Cette chère soeur y est morte il y a quelques années, ayant vu se vérifier en tous points les prédictions de la vénérée Mère. »

Une autre fois, en 1844, la soeur Fauchard, dont nous tenons le fait, était soeur de pharmacie au même hospice. Dans une visite qu’elle rendit à la bonne Mère, et après un court entretien, la Mère Marie de Sales lui dit: « Ma soeur, en ce moment on s’occupe de vous dans votre maison mère; demain vous en connaîtrez le résultat. » En effet, à cette heure-là avait lieu le conseil, et le lendemain la soeur Fauchard recevait sa nomination de soeur servante (expression usitée chez les soeurs de charité pour désigner celle qui est à la tête d’une maison particulière).

On recourait à la bonne Mère, non seulement pour recevoir des conseils, mais pour obtenir des guérisons. Une demoiselle de Metz, Mlle Gueb, personne fort distinguée et d’une grande instruction, avait reçu du gouvernement d’alors la mission d’établir et de surveiller les salles d’asiles que l’on commençait à fonder par toute la France. Toute jeune, elle s’était vue menacée de perdre l’ouïe; ses craintes étaient sérieuses. La surdité était une maladie de famille, presque tous ses parents étaient sourds. Le mal augmentait, et Mlle Gueb allait être obligée d’abandonner un emploi qui allait à ses aptitudes et à ses goûts, et qui lui était nécessaire dans la situation de fortune où elle se trouvait. Elle vint trouver la Mère Marie de Sales, qui lui conseilla de faire une neuvaine et de prendre de l’eau qui avait touché les reliques de saint François de Sales. Mlle Gueb consentit à tout, mais en répétant avec esprit : Je ne m’y laisse pas prendre; si je suis guérie, ce sera à la Mère Marie de Sales que je le devrai. » Vers la fin de la neuvaine elle fut subitement et parfaitement guérie. La guérison a persévéré jusqu’à l’instant où j’écris cette vie, et Mlle Gueb est restée convaincue qu’il fallait l’attribuer à la sainteté de la bonne Mère. Aussi, pour reconnaître ce bienfait, a-t-elle donné au monastère de Paris une chape en drap d’or d’un très grand prix.

 

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CHAPITRE XXX

LA VIE INTÉRIEURE DE LA BONNE MÈRE A PARIS — SA PRÉDICTION SUR LA MAISON DE SAINT-OUEN COMME SIGNAL DU DÉVELOPPEMENT DE L’OEUVRE QUE DIEU LUI A CONFIÉ — DIEU LA SOUMET AUX ÉPREUVES DE LA DOULEUR PHYSIQUE — IL LUI RETIRE LE PÈRE REGNOUF — LE PÈRE CHAVETON, CONFESSEUR DE LA COMMUNAUTÉ — LES LETTRES DE LA BONNE MÈRE

 

La disposition des âmes du monastère de Paris rendait le travail de leur formation facile à la bonne Mère. Aussi avait-elle coutume de dire à ceux qui lui rendaient visite : « Je suis venue à Paris pour mes propres affaires; je n’ai à m’occuper que de moi-même; Dieu a permis que je jouisse de ce temps de repos pour préparer l’oeuvre à laquelle je suis destinée. Oui, c’est pour la fondation de la voie que je suis ici. »

On se demandait, en la voyant, comment, au milieu du bruit et du mouvement de la grande ville, elle pouvait trouver le moyen d’être plus en solitude et en recueillement qu’elle ne l’avait jamais été, même dans les premières années de sa vie religieuse. Constamment retirée dans sa cellule, elle ne la quittait que pour le choeur, la communauté, ou bien pour

aller de temps à autre conférer de son intérieur ou encourager les oeuvres dont nous avons parlé.

Le lieu où elle communiquait avec le dehors, le parloir Saint-Joseph, n’était qu’une espèce de confessionnal où elle avait à peine de quoi se mouvoir. Il rappelait ce qu’on a écrit de la demeure de saint Siméon Stylite, à la différence que saint Siméon avait pour horizon les plaines sans limite de la Syrie, et au-dessus de sa tête l’immensité du ciel. C’était dans ce petit réduit, où l’air et la lumière arrivaient à peine, qu’elle passait souvent, dans l’atmosphère dont nous avons parlé, le temps: consacré: à la charité pour les âmes et à sa direction personnelle. Il y avait loin de la aux montagnes de Soyhières, aux bords de Notre-Dame-du-Forbourg, au soleil couchant des Alpes. Il y avait loin de là au besoin ,de mouvement, d’air et d’espace qui étaient pour elle non seulement une condition de santé, mais même d’existence. Privée ainsi de tout ce qui aurait pu convenir à sa nature, elle s’était retirée en Dieu, et était en Dieu seul qu’elle vivait. Elle achevait de détruire-en elle ce qu’elle apercevait encore de ses inclinations, et s’efforçait d’avancer dans la voie de la pure et absolue remise au divin vouloir.

Celui pour qui elle se sacrifiait ainsi n’était- pas en retard pour la dédommager. Il lui donnait un désir immense de se conformer à son image, et elle entrait dans des complaisances infinies et délicieuses sur ces divines perfections. Il lui montrait ensuite les effets que devaient avoir plus tard ses communications, et lui révélait l’avenir. Ce fut dans ces vues, toutes de lumière, qu’il lui fut montré que le signal du développement de son oeuvre serait la donation

d’une maison non loin du lieu où elle habitait. « Cette maison sera grande, aérée; elle aura des espaces où l’on pourra aller et venir. Celui qui la donnera portera un crêpe, et ce sera à cause du crêpe qu’il porte qu’il la donnera. Il sera beaucoup plus empressé de la donner que l’on ne sera de la recevoir. Cette maison sera le signal du développement de l’oeuvre et un témoignage qui dira clairement que le  Sauveur commence la besogne du dehors. » Nous verrons comment cette prédiction s’est accomplie trente-cinq ans plus tard. Les termes de cette prédiction ont été répétés par la bonne Mère à son confesseur, à la soeur Marie Donat, qui les a certifiés par écrit, et à celui qui écrit cette vie.

C’était le mardi de Pâques 1842 qu’elle en parla pour la première fois à celui à qui la maison a été donnée, affirmant qu’elle était aussi sûre de Dieu pour cette affaire que si déjà elle était arrivée. Ce ne fut pourtant que deux ans après la mort de la bonne Mère que la maison fut donnée par la personne qu’elle avait désignée et dans les conditions qu’elle avait spécifiées.

A des grâces si spéciales, il fallait assurément un fond de mortification et de mort à soi-même peu ordinaires Dieu vint en aide a sa fidèle servante en lui envoyant une suite non interrompue de maladies, d’infirmités et de souffrances. Chacune de ses maladies aurait pu la conduire à la mort, et l’on s’étonnait qu’une personne aussi faible pût supporter des rechutes aussi graves et aussi continuelles. Les médecins déclaraient n’y rien comprendre. Ils affirmaient qu’elle n’était pas un seul instant sans souffrir et que ses souffrances dépassaient la mesure de ses forces. Elle avait toujours été très sensible aux impressions de l’air. Cette vie concentrée avait aggravé cette susceptibilité à ce point, que le moindre refroidissement lui occasionnait des spasmes qui mettaient sa vie en danger. On remarquait avec surprise que chacune des grandes fêtes lui apportait une nouvelle aggravation de souffrances. Elle les passait presque toutes dans son lit.

Aux souffrances du corps vinrent se joindre d’autres privations. Le révérend Père Regnouf, auquel elle avait donné sa confiance, venait de tomber lui-même malade d’une maladie grave qui devait l’emporter dans la tombe. Contraint de se retirer dans sa famille, il laissa la bonne Mère sans autre secours que ceux d’un jeune confesseur, le révérend Père Chaveton, des Pères de la Miséricorde. Ce jeune prêtre avait à peine vingt-six ans. D’abord curé d’un petit village au diocèse d’Amiens, il avait quitté sa paroisse parce qu’il s’y trouvait trop heureux. Jeune, d’un caractère des plus aimables, d’une candeur d’enfant, d’une piété pleine de charmes, il s’était concilié l’affection de tous ses paroissiens. « On m’aime trop et je suis trop heureux ici, s’était-il dit; ce n’est pas ainsi que Notre-Seigneur a passé sa vie, il faut que j’aille où j’aurai quelque chose à lui offrir. » Et il était venu demander à la congrégation de la Miséricorde les moyens de se sanctifier plus sûrement.

Le Père Regnouf avait, avant de quitter Paris, désigné à ses supérieurs le Père Chaveton pour le remplacer près de la bonne Mère. « C’est une âme innocente, disait-il, qui sera bien capable de la comprendre et de suivre les opérations de Dieu. Il ne s’était pas trompé: la bonne Mère trouva dans le Père Chaveton ce qu’elle pouvait désirer; et, ce qui pourrait surprendre si on ne savait combien Dieu se révèle à l’âme pure, ce jeune prêtre faisait à la bonne Mère des réponses si claires et lui donnait des solutions si savantes, qu’elle l’appelait son voyant ».

En partant pour sa famille, le Père Regnouf avait recommandé à la bonne Mère de lui écrire tout ce qu’elle recevrait de Dieu dans son oraison et dans ses différentes communications avec le Sauveur. Ce fut donc pour lui obéir que la bonne Mère prit la plume, car elle avait eu toute sa vie une répugnance extrême pour écrire les choses qui la concernaient. Cette répugnance lui venait de son état de faiblesse qui lui rendait toute occupation de ce genre presque impossible; elle lui venait aussi d’une répugnance naturelle à parler d’elle-même et à en entretenir les autres. En présence de l’obéissance due à son confesseur, elle passa par-dessus ses forces et ses inclinations, et pendant près de deux ans elle écrivit jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, ce qui se passait dans son âme. Le monastère de la Visitation de Troyes possède ces lettres écrites de la main de la bonne Mère. La famille du Père Regnouf les a renvoyées aussitôt après sa mort, car il l’avait ainsi ordonné.

Lorsqu’on parcourt ces lettres, on est surpris de la part imperceptible qu’y prennent ses affaires personnelles. Si deux ou trois fois la bonne Mère parle de sa santé ou de ses souffrances, c’est pour condescendre aux désirs réitérés de son confesseur, qui demande de ses nouvelles. Les questions du gouvernement du monastère, du mouvement du personnel et surtout des choses du dehors, en sont complètement absentes. On n’y voit que Dieu, on n’y entend que le Sauveur; on assiste, du commencement à la fin, à. un colloque intime de l’âme avec son unique Maître. C’est un épithalame sacré, un chant d’amour qui prend les accents des différents états par lesquels l’âme doit passer pour arriver à l’union parfaite.

Ces lettres, comme nous l’avons raconté, ont fait la nourriture spirituelle du pieux et saint abbé Beaussier pendant toute sa vie. Il les avait lui-même transcrites, et nous en conservons la copie. Le Père Regnouf, à qui elles étaient adressées, voulant aussi en jouir tout en se promettant d’en remettre l’original au monastère de la Visitation, avait entrepris, malgré sa maladie, de les copier, et il les copiait à genoux. « Quand le soleil est beau, écrivait-il à la bonne Mère, je sors et je vais sur la plage muni de vos lettres. Là, je les lis en face de l’immensité, et elles font descendre l’immensité dans mon âme. Pourquoi faut-il que je sois si misérable pécheur, que je ne puisse en profiter comme je le devrais? » La bonne Mère disait elle-même que ces lettres étaient l’histoire de ce que Dieu avait fait pour elle à Paris, qu’elles contenaient les différents degrés par lesquels le Sauveur l’avait fait passer pour arriver à lui. Elle les relisait pendant ses solitudes, afin de se remettre au coeur le souvenir des bontés divines, pendant ces années qu’elle regardait comme celles de son établissement définitif dans la voie où Dieu la voulait.

 

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CHAPITRE XXXI

LA BONNE MÈRE REVIENT A TROYES  — TÉMOIGNAGE QUE REND D’ELLE LE PÈRE REGNOUF —IMPRESSION QU’ELLE PRODUIT SUR LA COMMUNAUTÉ — EN S’OCCUPANT MOINS DES SOEURS, ELLE LES ÉTABLIT DANS LA VRAIE VOIE — ELLE COMMENCE A S’OUVRIR DE SES PROJETS D’APOSTOLAT —  RÉPUGNANCE DU JEUNE AUMONIER DE LA VISITATION A ENTRER DANS LES VUES DE LA BONNE MÈRE — LES DEUX PIÈCES D’OR — FONDATION DES PRÉTRES AUXILIAIRES DE TROYES

 

La bonne Mère, ainsi qu’elle le dit elle-même, avait passé par Paris, pour y fonder et y établir son état en Dieu. C’était pour elle un temps destiné à mettre la dernière main au travail de son intérieur. Elle allait maintenant entrer dans la voie de manifestation extérieure et travailler à son oeuvre d’apôtre; mais ce travail ne devait pas la retirer de son fonds de communication avec Dieu. C’était, au contraire, sur ce fonds qu’elle allait construire; c’était en puisant continuellement et visiblement à cette source qu’elle allait fournir ce qui était nécessaire à son oeuvre.

Le révérend Père Regnouf, son confesseur, l’accompagna à son retour à Troyes. Il vint au parloir, félicita les soeurs de la grâce que Dieu leur faisait en leur donnant de nouveau la bonne Mère Marie de Sales pour supérieure. « Vous ne pouvez savoir ni comprendre en cette vie, leur dit-il, tout le prix du trésor que je vous ramène. Il vous suffit de bénir Dieu, de le remercier, et de vouloir utiliser toutes les ressources que vous avez en cette précieuse Mère, canal des bontés et de prévenances du Seigneur à votre égard, et vous sentirez qu’il est doux, qu’il est généreux le bon Dieu de votre Mère.

Dès le lendemain de l’arrivée de la bonne Mère à Troyes, Mgr Debelay vint confirmer l’élection et bénir un terrain que l’on avait acheté pour agrandir la clôture, jusque-là trop étroite. On s’était décidé à faire cette acquisition sur l’avis du médecin, qui l’avait jugée nécessaire à la suite des maladies qui avaient sévi sur les soeur en ces dernières années. Nous verrons plus tard comment ce terrain fut l’occasion de grâces signalées.

La bonne Mère ne paraissait plus être la même aux yeux de la plupart des soeurs. L’air concentré de la grande ville, le peu d’exercice qu’elle avait pris, son âge plus avancé, l’avaient changée. Elle n’était plus aussi vive, aussi communicative; elle paraissait absorbée dans un recueillement profond et continuel. Les soeurs s’en apercevaient, et elles ne pouvaient se défendre d’un sentiment qui leur était un peu pénible. Elles sentaient que la bonne Mère n’était plus aussi uniquement à elles qu’avant son départ pour Paris. La bonne Mère disait elle-même que Troyes était fondé, que la besogne y était faite; et qu’il lui fallait suivre le Sauveur là où il lui disait d’aller, faisant ainsi allusion à son oeuvre. Les soeurs respectaient ce recueillement de la bonne Mère; elles comprenaient qu’il ne fallait pas la déranger pour des riens. Cette manière de gouverner eut un immense avantage; les soeurs s’habituèrent à ne pas s’occuper d’elles, à couper court à leurs inclinations, et à devenir de vraies filles de saint François de Sales, toutes à Dieu et au prochain-, et oublieuses d’elles-mêmes. Ce caractère de force et de générosité s’est conservé à la Visitation de Troyes, et il en est un des plus beaux apanages. La reddition de compte, la confession, les communications d’intérieur voulues par la Règle, tout cela se fait simplement, courtement, pour. obéir à la Règle et non pour se complaire en soi-même.

Dieu débarrassait ainsi le chemin à la bonne Mère pour lui permettre de commencer les oeuvres auxquelles il la destinait. Il lui avait montré d’une façon éclatante, et plusieurs fois répétée, qu’elle serait aidée en ce travail, qu’il lui donnerait un témoin de ses communications avec Dieu, et que ce témoin serait chargé d’exécuter les choses extérieures destinées à produire dans les âmes les effets de grâces que son amour préparait aux hommes. Ces promesses étaient si formelles et si claires, que la bonne Mère ne pouvait douter de leur accomplissement; mais comment cela pourrait-il se faire? Dieu lui avait montré que le moment était venu, que c’était maintenant que ce travail allait commencer, et il n’y avait

au monastère de Troyes qu’un jeune confesseur que ses études et ses manières de voir avaient prévenu contre les voies extraordinaires. De son côté, la bonne Mère, fidèle à sa promesse de n’avoir pas d’autres secours que les secours ordinaires de la maison, ne voulait en parler à aucun autre confesseur.

Alors commença pour la bonne Mère un travail qui dura plusieurs mois. Ce travail ne fut pas une des moindres preuves de la volonté de Dieu sur elle et            de la mission apostolique qu’elle avait à remplir. Elle manda le jeune prêtre et lui dit : « Je vais vous prendre bien du temps, parce que j’aurai besoin de vous dire ce que Dieu veut faire pour manifester sa charité et employer les mérites du Sauveur. Dieu s’est regardé et il est décidé à ouvrir de nouvelles sources de grâces. Il veut que j’y travaille avec lui et que vous en soyez le témoin, et que vous soyez chargé d’exécuter ce qui sera nécessaire pour communiquer au dehors les effets de cette action. Le jeune prêtre répondit à la bonne Mère qu’il serait à son service pour entendre sa confession et pour la seconder dans la direction du monastère, mais qu’il ne se sentait ni les capacités ni les lumières pour faire autre chose.

Cette réponse indiquait clairement à la bonne Mère la volonté de ne pas entrer dans ce qu’elle proposait. Il serait difficile de dire l’extrême répugnance qu’avait ce jeune prêtre de venir passer son temps à la grille d’un parloir pour entendre, pendant de longues heures, le récit de ce qu’une bonne religieuse pouvait avoir vu dans son oraison, de ce qu’elle avait dit elle-même au bon Dieu; pour y écouter des choses auxquelles il portait respect en considération de celle qui les disait, mais auxquelles il ne voulait prêter ni sa foi ni son concours; pour y entendre des prédictions sur une oeuvre dont il ne voyait-ni le but ni les moyens, et surtout pour laisser une femme enchaîner sa liberté et s’emparer de son temps. -

Cependant la bonne Mère insistait, et le jeune prêtre fatigué, ennuyé, passait une partie de son temps à lutter contre une influence qu’il ne voulait subir à aucun prix. Il était déterminé à ne pas se rendre. Un jour pourtant, il lui vint à la pensée de demander à Dieu une preuve de sa volonté dans cette affaire. Quelle preuve allait-il choisir? Il était dans cette disposition, lorsqu’en célébrant la sainte messe, au moment de l’élévation, il lui vint à la pensée de dire à Dieu : « Seigneur, s’il y a quelque chose de vrai dans ce que me dit la Mère Marie de Sales, faites qu’en sortant de la messe elle me donne quarante francs qui me sont nécessaires pour achever de payer le loyer de la famille X***. » La veille de ce jour-là, à huit heures du soir, Mme X était venue au grand séminaire, et elle avait supplié le jeune prêtre de lui donner soixante francs pour un quartier de son loyer que le propriétaire exigeait dès le lendemain, sous peine de saisie du mobilier; dans ce moment le jeune prêtre n’avait que vingt francs chez lui. La pensée ne lui était pas venue d’aller les emprunter chez un confrère. Rien ne pouvait donner lieu à une indiscrétion; le jeune prêtre n’en avait parlé à personne. La bonne Mère ignorait absolument qu’il fit des aumônes de ce genre; elle n’avait jamais non plus entendu parler de cette famille, que d’ailleurs on croyait à l’aise.

Après son action de grâces terminée, le jeune aumônier est demandé par la bonne Mère. Il se rend au parloir, et à son arrivée il voit la bonne Mère lui passer par la grille, sans dire un mot, deux pièces de vingt francs. « Que faites-vous là, ma Mère? » lui dit le jeune prêtre. La bonne Mère répond : « Il faut toujours faire ce que Dieu nous dit; » et de grosses

larmes s’échappaient de ses yeux. Ce fait, tout singulier qu’il fût, ne convertit pas le jeune prêtre, et ne servit qu’à lui donner encore plus de répulsion pour ce qu’on voulait de lui. Telle fut la contrariété qu’il en ressentit, qu’il tomba gravement malade : « Qui me délivrera de cette femme? disait-il souvent. Que faire? où fuir? Demander à quitter la Visitation, à entrer en paroisse, je ne le puis, et pourtant il me semble que la mort ne serait pas pire que cette affreuse galère où je me trouve enfermé et où il me faut rester malgré moi. — Vous ne voulez pas faire ce que Dieu demande? » lui redisait de temps à autre la bonne Mère, et il y avait dans sa parole quelque chose de triste. Cependant elle n’en continuait pas moins à lui développer tous les desseins de Dieu sur la voie que la charité divine voulait créer pour se dépenser dans une multitude d’âmes afin d’appliquer les mérites du Sauveur.

A cette époque, Mgr Debelay, évêque de Troyes, eut la pensée d’établir une maison de prêtres diocésains destinés à donner des missions et à aider les curés dans le ministère de leurs paroisses. Il vint en parler à la bonne Mère, qui l’encouragea de sa parole, de ses prières et d’un gros secours d’argent. « Peut-être, se disait-elle, est-ce là l’oeuvre que Dieu m’a montrée. » Elle pouvait avoir un motif de le croire, car on choisissait pour supérieur de la nouvelle fondation M. l’abbé Lièvre, curé d’une paroisse importante de la ville, confesseur extraordinaire de la Visitation et le dirigé de la bonne Mère. Les prêtres qui s’adjoignaient à lui étaient presque tous amis du monastère et les enfants spirituels de la Mère Marie de Sales. Peu de maisons ont commencé avec un personnel plus choisi; peu de maisons ont donné de plus belles espérances.

 

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CHAPITRE XXXII

INSTANCES DE LA BONNE MÈRE POUR ENGAGER LE CONFESSEUR DE LA COMMUNAUTÉ A ENTRER DANS SES DESSEINS — FANNY DE CHAMPEAUX — APPARITION DE NOTRE-SEIGNEUR — COMMUNICATIONS  EXTRAORDINAIRES OBTENUES PAR LA MÈRE MARIE DE SALES

 

L’oeuvre des prêtres diocésains avait toutes les sympathies de la bonne Mère; elle en était, en quelque sorte, la fondatrice, car elle avait fourni l’argent nécessaire à l’acquisition de la maison qu’ils habitaient. Un instant on aurait pu croire que ces prêtres étaient ceux que la Providence destinait à répandre l’oeuvre de charité que la bonne Mère voyait se préparer en Dieu. Elle les environnait de sa prière, et les aidait de secours matériels qui sont si indispensables dans les commencements d’une fondation pauvre; mais elle n’en continuait pas moins ses communications avec le jeune aumônier, et lui affirmait qu’il aurait la plus grande part dans l’oeuvre voulue de Dieu pour l’extension de cette voie de charité. L’aumônier, de son côté, voyait avec plaisir s’élever une congrégation qui pouvait remplir les vues de la Mère Marie de Sales, et lui rendre par là même sa liberté et les loisirs qui lui permettraient de continuer le genre d’études et d’occupations qu’il affectionnait. Mais la bonne Mère semblait, au contraire, devenir plus pressante. Elle insistait sans cesse sur la nécessité où le jeune confesseur était de se conformer à la volonté divine, et de donner son adhésion complète à ce qui était demandé de lui. Fatigué de se voir pressé si vivement et si constamment, le jeune aumônier s’adressa de nouveau à Dieu pour lui demander encore une preuve de sa volonté. « Faites, Seigneur, dit-il au moment de l’élévation, que si ce que me dit cette femme vient de vous, Fanny de Champeaux me récite, quand elle viendra se confesser, les phrases que je composerai en sortant de la messe. »

Fanny de Champeaux était une pensionnaire de la Visitation, âgée de quinze ans, et dépourvue d’intelligence. Rentré dans sa cellule, le jeune confesseur prit la Somme de saint Thomas, traduisit trois phrases d’un article pris au hasard, écrivit cette traduction, sur un papier, qu’il plaça soigneusement dans une petite poche près de sa montre. Le lendemain, Fanny vient se confesser; et, avant d’avoir fait le signe de la croix, elle répète mot à mot les phrases écrites sur le petit billet. L’étonnement du jeune aumônier fut au comble. Non seulement la jeune fille était dans l’impossibilité de deviner ce que l’on désirait d’elle, mais encore elle était dans l’impossibilité matérielle de prononcer les mots de ces trois phrases, dont elle ne connaissait ni le sens ni la prononciation. Le fait des deux pièces d’or, tout particulier qu’il fût, pouvait avoir une explication naturelle. Parfois des coïncidences singulières rattachent ensemble des circonstances bien indépendantes l’une de l’autre; mais l’acte de Fanny de Champeaux n’appartient à aucune classe de faits explicables par des causes fortuites ou par des moyens humains : il fallait donc s’incliner, mais s’incliner n’était pas se rendre, et le jeune prêtre ne se rendit pas. La bonne Mère Marie de Sales ignorait absolument les épreuves auxquelles le jeune confesseur soumettait ses affirmations; cependant il

semblait qu’après chacun de ces témoignages elle devenait plus pressante. A partir de l’affaire de Fanny de Champeaux, elle ne cessa plus d’insister près du jeune prêtre pour qu’il obéît à Dieu, dont il ne devait plus douter, et qui lui donnait certainement des assurances capables de le faire acquiescer à ce qu’il voulait.

Trois mois environ après cette affaire de Fanny de Champeaux, la bonne Mère vint au parloir du haut. C’est le parloir où l’on a coutume, à la Visitation de Troyes, de traiter les affaires importantes. C’est là que le supérieur et l’évêque viennent à l’occasion des visites canoniques et des élections; c’est là que se réunit la communauté lorsqu’il y a une visite de prélat à recevoir ou un entretien spirituel à écouter.

La bonne Mère y fit demander le jeune aumônier, et lui dit avec une espèce d’autorité qu’il ne fallait plus résister à Dieu, mais lui obéir. Elle employa pour cela les motifs de la volonté de Dieu et la nécessité de se soumettre à sa suprême autorité. Ces paroles blessèrent le jeune confesseur, qui vit dans cette injonction solennelle une atteinte à sa liberté. « Ma Mère, lui dit-il, je ne me rendrai jamais à ce que vous voulez de moi. — Mais si Dieu vous y amène?

— Eh bien, ma Mère, puisque vous allez jusque-là, je vous déclare que rien ne m’y amènera jamais; et, quand même je verrais ici un mort ressusciter, je ne me rendrais pas. » Sur cette parole, la bonne Mère quitte le parloir sans dire un mot, et laisse le jeune confesseur seul, mécontent et irrité de la violence qu’on veut lui faire.

Il se met à réfléchir sur ce qu’il devra faire pour en finir avec toutes ces choses, qui troublent sa vie, et qui lui rendent l’existence amère et intolérable. Au même instant il lève les yeux, et voit à travers la grille du parloir, à environ deux mètres de la grille et un mètre de la porte du parloir donnant dans le pensionnat (cette porte se trouve à droite pour la personne qui est en dehors et qui regarde dans le parloir), il voit Notre-Seigneur Jésus-Christ. Notre-Seigneur était vêtu d’une tunique de laine d’une teinte semblable à celle d’une toison de brebis de couleur, et d’un manteau de laine plus blanche. Il paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans; sa barbe et ses cheveux étaient d’un blond châtain, sa physionomie ouverte, mais un peu sévère à l’endroit du jeune prêtre. Il apparaissait sans rayons de gloire, comme il était à Nazareth . Ses traits étaient d’une régularité et d’une harmonie parfaites; sa taille ne s’élevait pas au-dessus de la moyenne, et dans son port il y avait une expression de simplicité et de dignité ineffable : c’était Dieu avec nous, et Dieu se faisant comme l’un de nous.

L’apparition dura un certain temps, pendant lequel le jeune prêtre put très bien se rendre compte de tout ce qu’il voyait. Sa première impression fut un sentiment de contrariété: il n’était plus le maître, il fallait se soumettre. Cependant il lui vint à la pensée que peut-être ce n’était qu’une illusion, que ce qu’il voyait pouvait bien être l’effet de l’imagination, et qu’il allait bien s’en rendre compte en remarquant avec attention si la vision allait persister. Il se mit donc à considérer attentivement et dans tous les détails l’apparition qu’il avait sous les yeux, avec l’attention d’un peintre qui étudie son sujet, dans l’intention de le reproduire avec une exactitude scrupuleuse. Aussi la taille, le port, le vêtement, la chaussure, le visage, l’attitude, rien ne lui échappa, et ce fut après cet examen minutieux qu’arrêtant de nouveau son regard sur le Sauveur il vit, dans l’expression de sa figure et de son geste, quelle était sa volonté. Notre-Seigneur lui ordonnait de faire ce que la Mère Marie de Sales lui disait. La visite du Sauveur l’avait trouvé agité, elle le laissa calme, sans émotion physique, dans un recueillement profond et dans la conscience la plus parfaite de ce qu’il avait vu.

L’apparition venait de disparaître; il ne désirait pas qu’elle se prolongeât davantage : c’était ainsi que Dieu voulait. Il adorait, il aimait ce que le Sauveur venait de faire, il ne voulait plus que comme lui.

Après quelques minutes de cette adoration recueillie, la porte du côté de l’infirmerie s’ouvrit, et la bonne Mère rentra. Elle. ne dit pas un seul mot au jeune confesseur, et lui-même ne lui adressa pas une seule parole. L’air de la bonne Mère indiquait que tout était fini, et immédiatement elle partit.

Depuis ce temps, jamais elle ne dit au jeune aumônier que sa volonté n’était pas rendue, quoiqu’il continuât à lui répondre de la même manière, et qu’il ne lui dît rien de cette apparition. Ce ne fut que trente ans après qu’il raconta à la Mère Marie de Sales la vision qu’il avait eue. Celle-ci, en l’entendant, se mit à sourire avec simplicité, et lui dit : « Eh quoi! vous avez pu rester si longtemps sans le dire! » Après cette vision, la bonne Mère ne demanda

plus rien à titre de grâce au jeune confesseur. Elle le priait simplement de l’entendre et de lui répondre ce qu’il voyait de Dieu dans ce qu’elle lui confiait. Il faut que vous soyez non seulement témoin, lui disait-elle, mais voyant. L’aumônier se prêtait à l’écouter, il l’avait promis; mais il lui répugnait absolument d’entrer dans la mission d’interprète, et de donner des décisions sur ce quelle lui racontait ou lui demandait. Jamais il ne l’a fait de lui-même, jamais il n’a voulu lui manifester ses pensées ni son jugement sur toutes les choses qu’elle lui communiquait.

Lorsque la bonne Mère voulait une réponse, elle savait le moyen de se la faire donner; elle priait, et, sans avoir rien exprimé de ce qu’elle désirait savoir, elle obtenait de Dieu que ce prêtre, en célébrant la sainte messe, en reçût une vue claire et positive. Elle le faisait demander aussitôt après, et lui disait : « Vous n’avez rien reçu aujourd’hui? » Bien souvent (et ce prêtre se le reproche aujourd’hui) il ne répondait rien, et alors la bonne Mère n’insistait pas; mais il était visible qu’elle savait ce qui s’était passé pendant la messe.

D’autres fois il lui répondait, et alors elle entrait dans le détail de ce que Dieu voulait et de la manière de seconder ses volontés et les opérations de sa grâce.

Les faits que je pourrais citer sont innombrables; je me borne à quelques-uns.

Une jeune postulante, Mlle Marie Mongin, aujourd’hui soeur Marie-Aimée, était souffrante, et son état de santé s’opposait à son admission. La décision des médecins était formelle : Mlle Mongin devait retourner dans sa famille. La bonne Mère, qui aimait cette soeur, se met à prier pour elle, et elle demande à Dieu un témoignage immédiat qui lui permette de rassurer la famille. En donnant la sainte communion à la jeune prétendante, le prêtre reçoit l’assurance formelle que Mlle Mongin est guérie. Après la messe, il le dit tout de suite à la bonne mère. « C’est bien, dit-elle, je n’ai plus aucun doute. » Et, en effet, à partir de ce jour la postulante fut entièrement guérie.

Elle est restée au monastère, florissante de santé et fervente observatrice de la règle.

Une personne venue d’une autre communauté, et introduite dans la maison par des moyens peu réguliers, pouvait y faire beaucoup de mal par son mauvais esprit; il n’était guère possible d’espérer qu’elle s’en irait. La bonne Mère demande le témoignage ordinaire de la messe. Le prêtre, en sortant de l’église, vient lui dire : « Dieu l’a décidé, cette femme partira. » Le lendemain, elle quittait la Visitation pour n’y plus revenir.

Le monastère avait pour confesseur extraordinaire M. l’abbé Lièvre, supérieur des prêtres auxiliaires. La bonne Mère avait eu de Dieu le sentiment qu’il mourrait bientôt, quoiqu’il n’eût alors qu’une très petite indisposition. Elle n’avait communiqué sa pensée à personne; mais Dieu l’exauçait de nouveau, et à la messe le prêtre voyait clairement que M. Lièvre devait mourir sous peu de jours « Ah vous l’avez vu ? dit la bonne Mère. Il est perdu, » ajouta-t-elle avec douleur.

Mais c’était surtout pour les choses de l’âme que la bonne Mère obtenait des réponses d’une clarté et d’une justesse remarquables. S’agissait-il de l’entrée ou de la sortie d’une prétendante; une soeur avait-elle besoin de comprendre mieux certains points importants de la règle, ou bien se trouvait- elle dans la nécessité de réformer son caractère ou de redresser sa conscience pour entrer dans une voie plus spéciale, plus élevée, la bonne Mère réclamait le témoignage, et le témoignage lui était accordé.

Elle l’obtint aussi dans les circonstances particulières qui intéressaient la paix et le bien de la communauté. Combien d’embarras évités! combien de dangers conjurés! « Qu’avez- vous vu ce matin? — Ma Mère, vous ne devez plus laisser la gestion des travaux à M. P***. — Quoi! c’est vrai? Mais combien cela me coûte! Jusqu’ici il a toujours travaillé pour nous; il est si intelligent, si adroit! » Quelques jours après cet homme, inspiré par de mauvais instincts, dirigeait des poursuites contre la communauté comme redevable envers lui de sommes qui lui avaient été payées depuis quinze à vingt ans. On comprend combien tout était facile avec une telle ressource.

Quoique les communications qui regardaient personnellement la bonne Mère fussent moins dans les goûts du jeune prêtre, celui-ci était cependant forcé de reconnaître que, dans une foule de circonstances, Dieu justifiait par des marques non équivoques ce que la bonne Mère disait recevoir de lui, et qu’il pouvait bien se faire que toutes les grâces dont elle s’entretenait étaient aussi réelles que celles dont il pouvait se rendre compte par lui-même.

 

 

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CHAPITRE XXXIII

LA SONNE MÈRE RELÈVE LE PENSIONNAT — LES INSTRUCTIONS QU’ELLE Y FAIT LE DIMANCHE — FRÉQUENTATION RABITUELLE DES SACREMENTS — LE TRAVAIL MANUEL —L’ÉTUDE DES BELLES-LETTRES ET LE SECRÉTAIRE DE L’ACADÉMIE DE LA HAYE — CE QUE PENSAIT MGR MERMILLOD DE L’ÉDUCATION DONNÉE A LA VISITATION —LES ÉLÈVES QU’ELLE FORMA : ESTHER DOUINE, MARIA COQUERET, MARIE FRANON, LUCILE SIMONOT, MARIE COCHOIS

 

Nous avons vu précédemment les réformes que la bonne Mère avait établies, pour mettre le pensionnat dans les conditions exigées par la Règle de la Visitation, nous avons raconte les difficultés qu’elle eut a supporter a ce sujet, le départ de presque toutes les pensionnaires et la construction, devenue inutile, d’un vaste bâtiment très coûteux. Cet état de choses s’était maintenu pendant tout son séjour à Paris. Quelques familles, attachées à la maison par estime et par tradition, avaient continué à y envoyer de rares élèves; mais en vérité le pensionnat n’existait plus. La bonne Mère résolut de le rétablir; elle avait sous la main les ressources nécessaires en personnel, et elle sut les utiliser. Son grand sens, aidé des lumières de Dieu, lui faisait comprendre que, puisqu’il y avait  un pensionnat, il fallait en tirer parti pour aider, par ce moyen, la sainte Église et pour former de vrais chrétiennes, si nécessaires dans le temps où elle vivait. Elle se mit donc à l’oeuvre, guidée et fixée par les réponses d’Annecy. Elle commença par établir l’ordre dans tous les détails du matériel. Les soins de la santé et la nourriture étaient l’objet de sa sollicitude; elle s’enquérait de ce qui devait être-servi à table chaque jour, et souvent elle y voyait par elle-même. « Il faut, disait-elle, que les choses matérielles n’embarrassent pas le chemin pour aller à Dieu; » car c’était pour aller à Dieu qu’elle voulait des pensionnaires, c’était pour les conduire au chemin de la sanctification par les moyens de saint François de Sales qu’elle désirait réunir sous son toit ces jeunes filles, qui, plus tard, devaient porter cet esprit dans leurs familles et au milieu du monde.

Les intentions de la bonne Mère furent bientôt comprises et ses voeux satisfaits. Un bon nombre de familles, sentant combien il faisait bon sous son aile maternelle, amenèrent leurs filles au couvent, et alors commença, pour le pensionnat de la Visitation de Troyes, une ère de prospérité spirituelle et matérielle comparable à ce que nous avons dit du noviciat et de la communauté. L’influence de la bonne Mère sur les jeunes pensionnaires s’étendait à tout. Elle savait inspirer les sentiments et manier les goûts et les volontés par une direction pleine de force et de charmes. Une visite de notre Mère était une fête; une seule parole d’elle en particulier était un souvenir qui ne s’oubliait jamais. Ses instructions, surtout celles du dimanche, prenaient place après les plus saintes lectures. C’était le bon Dieu qui parlait par notre Mère; on le comprenait, ou du moins on le sentait toujours. Il fallait voir autour d’elle cet auditoire de jeunes filles de sept à dix-huit ans. Les plus grandes, respectueuses, émues, l’écoutaient avec une vénération et une attention qui ne leur permettaient pas de perdre un seul mot; et, aussitôt après l’avoir entendue, elles rédigeaient, par écrit, toutes ses pensées et ses propres expressions avec la plus religieuse exactitude. Les petites retenaient leur souffle et suivaient des yeux tous les mouvements des lèvres de la bonne Mère Elles ne savaient pas bien comme elle avait dit, mais elles avaient compris qu’il fallait devenir pieuses et sages, et que celles qui feraient bien ce que notre bonne Mère avait recommandé iraient avec elle en paradis.

On ne saurait se faire une idée de la ferveur et de la foi de tous ces enfants. Les sacrements étaient fréquentés avec un respect et une préparation qui laissent souvent à désirer dans les jeunes filles. Les grandes communiaient tous les huit jours; mais pour cela il fallait s’y être préparé, et avoir fait quelque progrès dans le renoncement à soi-même. Une faute passagère dont on avait regret, et pour laquelle on avait demandé pardon, n’empêchait pas de recevoir Notre-Seigneur; mais il n’était pas permis de s’approcher si souvent de la table sainte lorsqu’on ne faisait aucun effort sur soi-même, et qu’on se laissait aller à la négligence ou à la dissipation. Le travail manuel était encouragé; la bonne Mère l’honorait parfois de sa présence, et elle faisait aimer les travaux sérieux qui peuvent servir aux besoins du ménage, au soulagement des pauvres et à l’ornement des églises. Elle prisait peu les ouvrages d’amusement ou de fantaisie; elle ne voulait pas même les regarder, à moins qu’ils ne fussent faits pour être agréables aux parents ou à des personnes à qui on doit reconnaissance. Elle donnait le goût du travail par son exemple, et disait que c’était la meilleure manière d’imiter Jésus- en. la maison de Nazareth et de participer à la vie intime de Jésus, de Marie et de Joseph; aussi ce qui se faisait de travaux manuels était considérable. Ce goût est resté dans les habitudes des pensionnaires de la Visitation de Troyes, et l’on peut voir dans toutes les maisons des anciennes pensionnaires cet ordre et ce soin qui sont le plus sensible témoignage d’une éducation vraiment chrétienne. Quoique la bonne Mère ne fit pas profession de s’occuper de littérature et de science, elle savait en donner l’attrait, en faisant comprendre que la science rapproche de Dieu, et que les dons de -l’intelligence nous rendent plus semblables à lui. On travaillait donc sérieusement aux choses de l’étude et on y réussissait.

Le genre adopté était celui qui a formé en France les femmes dont on se souvient dans l’histoire du grand siècle. On écrivait facilement et élégamment; voici un petit trait qui en est la preuve. Chaque mardi, il y. avait au pensionnat cours de littérature; on- y donnait des sujets de compositions variées. Un rouleau de ces compositions tombe par hasard sous la main d’un homme de lettres, M. Colin de Plancy, qui était alors secrétaire de l’Académie de la Haye, en Hollande. Il les parcourt avec intérêt. « Quelle bonne fortune pour moi! s’écria-t-il. Nous publions à la Haye une revue française qui est fort lue dans la société, mais les dames nous disent : « Vos articles sont très beaux et très savants, sans doute, mais nous-aimerions trouver quelque chose de moins sérieux, quelque chose de bien écrit qui puisse nous donner une idée de la grâce avec laquelle on sait encore écrire en France. » Eh bien! je m’en vais emporter ces copies; je les ferai imprimer, sans y changer un seul mot, et elles me fourniront une série de feuilletons qui seront accueillis avec bonheur par nos lectrices. » C’est ce qu’il fit à la grande satisfaction des abonnées de la Revue néerlandaise.

La pensée de la bonne Mère dans l’éducation était de faire exercer les jeunes filles aux vertus qu’elles auraient à pratiquer dans le monde, de régler leurs habitudes de piété selon ce qui leur serait loisible dans le milieu ou elles étaient appelées a vivre . « Vous n’aurez rien a changer, leur disait-elle souvent, restez ce que vous êtes. »

On comprend facilement ce que devait laisser de traces profondes dans l’âme des jeunes pensionnaires un ensemble si bien conçu et si complet. Les pratiques de la vie chrétienne, les habitudes morales, les soins des choses matérielles marchaient de pair dans le sentiment du devoir. « C’est Dieu qui veut que l’on sauve son âme, et que l’on soit bonne pour ceux avec lesquels on vit; que l’on conserve ce que sa providence nous a donné pour notre usage et pour celui des autres. On lui doit compte aussi bien du matériel que du spirituel. Ce sont des dons divers, mais qui viennent également de lui, de sa bonté et de son coeur pour nous. La grande science, c’est de savoir tout rapporter à lui et tout recevoir de lui. C’est de Dieu qu’il faut prendre conseil pour le choix d’un état de vie, et la place où il faut aller pour écouter sa réponse; c’est sur son lit de mort où il faut se transporter en esprit, et là penser à ce que nous voudrions avoir fait au moment où nous nous trouvons. »

Ces principes, exprimés souvent avec l’onction d’une grâce pénétrante et sensible, formaient la pensionnaire de la Visitation et la préparaient a donner ces exemples de vie chrétienne que nous avons entendu louer par un grand nombre de prélats et de personnages éminents.

« Les pensionnaires de la Visitation tiennent leur place partout, disait Mgr Mermillod, évêque de Genève. On les retrouve, à tous les degrés de la société, réalisant l’idéal de la femme chrétienne. Elles ne sont ni au-dessous ni au-dessus de rien. Elles atteignent également les deux extrémités de toute situation, aussi admirables, aussi grandes et aussi complètes dans les conditions modestes de la société que dans les rangs les plus élevés. »

Pour opérer fructueusement, il fallait des sujets capables de recevoir ce que la bonne Mère pouvait donner; Dieu y pourvoyait visiblement. Nous l’avons dit, les familles chrétiennes envoyaient leurs filles à la Visitation, et le pensionnat devenait nombreux; mais le choix et les qualités des enfants dépassaient encore leur nombre. Il nous faudrait faire ici l’histoire gracieuse de cette suite de jeunes filles qui vinrent pendant ces heureuses années s’abriter sous l’aile si douce, si bienfaisante de notre bonne Mère. Nous ne pouvons qu’effleurer ce sujet, et cueillir çà et là quelques noms sur cette guirlande parfumée que formait si heureusement la main d’une sainte. Il semblait que Dieu voulait entourer la bonne Mère d’âmes qui lui ressemblaient en quelque point, afin qu’elle pût agir plus efficacement sur elles.

Une de ses prérogatives particulières était une parfaite innocence. L’innocence de la bonne Mère n’était pas seulement l’absence du mal, mais la complète ignorance des choses qui auraient pu souiller son esprit et son imagination. Elle trouva dans Esther Douine un reflet de cette pureté. Cette jeune fille avait eu le bonheur de rencontrer, près d’une vertueuse tante, les sollicitudes les plus intelligentes pour se conserver dans la plus grande innocence. Quelque chose de recueilli apparaissait dans tout son extérieur, et Dieu se communiquait à elle dans une oraison presque habituelle. Simple et bonne, elle était à tout ce qu’on voulait; mais la crainte de ternir tant soit peu le beau vêtement d’innocence qu’elle portait, ce dont elle avait le sentiment, sans pourtant s’en rendre bien compte, faisait qu’elle semblait parfois timide et hésitante. Il lui semblait qu’elle devait se sacrifier pour le bien spirituel de sa famille, et elle avait pris l’habitude de donner pour elle tout ce qui pouvait lui coûter. Dieu agréait ses offrandes et la comblait de lumières et de suavités intérieures Elle réclamait surtout pour ses parents la foi et la fidélité à obéir aux commandements de Dieu et de l’Église; sa vie tout entière était à ce travail et à ces pensées. Elle ne formait aucun projet pour l’avenir; elle avait le pressentiment qu’après avoir aidé ses parents pendant quelques années sur la terre, elle devait aller les aider plus efficacement au ciel. Bientôt, en effet, Dieu lui dit de venir a lui, elle avait dix-sept ans. Joyeuse et contente, elle quittait la terre, qu’elle ne connaissait pas, et elle allait à Dieu, qu’elle connaissait si bien et qu’elle avait toujours tant aimé! La bonne Mère l’affectionnait particulièrement; Esther venait souvent la trouver pour lui dire toutes ses affaires et prendre sa bénédiction pour continuer sa besogne avec le bon Dieu. La bonne Mère disait d’Esther: « C’est une âme qui plaît à Notre-Seigneur. »

Maria Coqueret appartenait à une famille profondément chrétienne; elle était l’aînée de plusieurs soeurs qui vinrent successivement à la Visitation. Son respect et son affection envers ses parents, son obéissance à leurs moindres désirs, rappelaient, aux yeux de la bonne Mère, les traditions de sa famille. Tout ce qu’elle avait autrefois pratiqué et qui semblait être le fond même de son éducation, elle le retrouvait en Maria. Comme la bonne Mère, Maria était aimable, prudente, réservée; il n’y avait pas jusqu’à sa physionomie qui ne rappelât sa candeur, sa piété et son inaltérable douceur. Affectionnée au devoir, elle était comme une règle vivante, toujours là où le règlement la voulait, toujours occupée à faire ce qui était du moment, et à le faire avec la perfection dont elle était capable. Un regard de paix, une expression de constante bienveillance, tout son extérieur, rangé, simple, harmonieux: telle était Maria Coqueret. Ses soeurs la regardaient et la copiaient. Les traits du visage et du caractère étaient les mêmes dans les quatre soeurs de Maria; on aurait dit qu’elles n’avaient qu’une seule âme, et la bonne Mère disait qu’on voyait leur âme à travers un cristal. Combien elles aimaient la bonne Mère! Avec quelle profonde religion elles acceptaient la moindre de ses paroles! Maria, sortie de pension, vint donner des soins à sa mère et l’aider en la charge de sa nombreuse famille. C’est au milieu de son dévouement de soeur aînée qu’elle est morte à l’âge de vingt-quatre ans. Sa mort fut privilégiée. Elle avait désiré que le confesseur qui lui avait fait faire sa première communion vînt l’assister à ses derniers moments. Ce confesseur était en voyage de vacances; il ignorait entièrement la maladie de Mlle Coqueret, et voici qu’en disant la messe, à la cathédrale de Malines, il se sent pressé de rentrer immédiatement. Arrivé en France, il se sent de nouveau pressé de passer par le village qu’habitait la malade. Il apprend qu’elle est à ses derniers moments, qu’elle ne parle plus, qu’elle ne reconnaît plus personne; mais à peine a-t-elle entendu sa voix qu’elle ouvre les yeux, et que, souriant d’un sourire angélique, elle lui demande d’entendre sa confession.

Ses dernières paroles furent un acte d’amour de Dieu; elle referma les yeux pour ne plus les ouvrir que dans le ciel.

Dieu se plaît parfois à réunir les qualités du coeur et de l’esprit aux talents et aux avantages corporels. Lorsqu’il lui plaît de verser sur cet ensemble les dons surnaturels de sa grâce, on peut dire qu’il a voulu faire une âme privilégiée. Cette âme attire à elle le respect, souvent l’admiration.

Marie Franon était toute jeune quand elle vint au pensionnat, elle y fit sa première communion. Elle était si fidèle à tous ses devoirs, si bonne, si pieuse, qu’on l’appelait tout bas la sainte parmi les pensionnaires. La nature élevée et gracieuse de son esprit, talents en littérature, en musique, en dessin, faisaient le charme du pensionnat. Du côté du bon Dieu, elle était bien gâtée son oraison était presque habituelle; elle respirait le bon Dieu, disait-elle, aussi habituellement qu’elle respirait l’air de sa chambre. La sainte communion était le but de toutes ses pratiques pieuses et de tous ses renoncements. Il lui suffisait de voir la bonne Mère, et elle se sentait-tout unie à elle pour se donner à Dieu comme elle et avec telle Elle la chargeait de toutes ses demandes, et toujours toutes ses demandes étaient exaucées. Il y en

eut une qui se fit longtemps attendre. Elle désirait ardemment la conversion de son père, et rien ne venait rassurer ses craintes. Et cependant durant tout son séjour à la Visitation, combien ne fit-elle pas de belles et grandes pratiques! que de prières adressées au ciel! que de larmes répandues aux pieds de Jésus-Christ son Sauveur! Elle était rentrée dans sa famille, et elle avait pu constater qu’il ne fallait pas compter sitôt sur ce désiré retour. Elle revient alors à son béni couvent; c’est là seulement qu’elle peut remporter la victoire. Le jour est choisi; c’est à la fin d’une neuvaine; notre bonne Mère ira communier avec elle. Elle convoque toutes ses amies à cette lutte de la prière; elle sent qu’elle va remporter la victoire, mais à quel prix! Jésus, en se donnant à elle, lui dit que ce sera au prix de sa vie; elle accepte. A partir de ce moment, c’est le sacrifice qui commence, c’est l’encens qui brûle sur le feu du sanctuaire. Elle devient malade, mais sa vie n’est plus qu’un chant de bonheur, qu’un cantique d’action de grâces pour le Dieu qui lui a promis la conversion de son père; elle en est assurée. Pourquoi les limites de cette histoire ne nous permettent-elles pas de transcrire ici quelques notes de ce chant d’amour que nous avons extrait de sa correspondance! Elle meurt en disant qu’elle va passer quelques jours en purgatoire, puis voir Dieu. Elle promet à son curé de l’avertir aussitôt qu’elle sera en paradis, lui recommande de ne pas négliger son père, qui doit bientôt après sa mort, demander à se confesser. Elle le charge de le consoler de son départ et d’avoir bien soin de le fortifier dans la foi et dans l’amour du bon Dieu; « car, dit-elle, il l’aimera de tout son coeur. A l’instant où j’écris ces lignes, j’apprends la mort de M. Franon. Il a vécu et il est mort comme l’avait prédit sa fille vingt ans auparavant.

Lucile Simonot fut l’enfant de notre Mère. Après avoir été pensionnaire de la Visitation, elle en devint religieuse. Son père l’amena lui-même à la bonne Mère. Il considérait comme un honneur le choix que Dieu faisait de sa fille pour être, auprès de lui, le représentant de la famille. Il se félicitait d’avoir une protection assurée et une consolation au milieu de ses épreuves. Cet excellent père, qui avait déjà l’habitude de venir au parloir confier toutes ses affaires à Lucile alors qu’elle n’était encore que pensionnaire, revint plus confiant encore lorsqu’elle fut entrée comme religieuse. Il se laissait diriger par elle; mais si quelques circonstances plus difficiles se présentaient : « Parles-en à la bonne Mère, lui disait-il, et tu me donneras son avis. La soeur Louise-Eugénie en parlait, et la réponse était toujours si nette, si juste, que M. Simonot disait à un prêtre, son confident et son ami: « Dans ce couvent, on fait les choses du bon Dieu aussi facilement et aussi couramment que se traitent les affaires dans les meilleures maisons de commerce. » Il disait vrai; mais n’était-ce pas à sa fille qu’il devait ces lumières du ciel? car, quelle candeur, quelle foi, quelle crainte du Seigneur dans cette chère soeur! Combien Dieu l’aimait! Combien n’aurait-elle pas éprouvé de peine si elle eût surpris dans sa vie la moindre action, la moindre inclination qui ne fût pour lui! La bonne Mère voyait dans la soeur Louise-Eugénie le reflet de son âme, et elle aurait désiré qu’elle pût lui succéder un jour. Cette soeur aurait certainement rappelé la profonde religion de notre bonne Mère, mais Dieu la voulait près de lui; elle y alla jeune encore : elle avait vingt-sept ans quand elle mourut.

La foi transporte les montagnes; Marie Cochois fut chère à la bonne Mère à cause du don singulier de foi qui brilla en elle dès sa plus tendre enfance. Le prêtre qui l’a dirigée dans ses premières années affirme qu’il lui recommandait, avec toute la discrétion désirable pour ne pas lui laisser le soupçon de sa puissance près de Dieu, une foule de choses, et qu’il

les obtenait toujours. Elle aussi avait sollicité de Dieu une grâce éminente : elle s’était offerte comme victime pour le salut de son père, et Dieu l’avait prise au mot. Sa voie, comme toutes celles qui ont un don spécial, n’était pas sans épines et sans douleurs. Ce n’était qu’à force de volonté qu’elle triomphait des obstacles qu’on mettait à ses pratiques religieuses. Sans aucun sentiment et sans vues, elle cherchait les moyens d’être à Dieu; elle ne le trouvait que dans la pointe de sa volonté, et ne connaissait de son état intérieur que ce qu’on pouvait lui en dire. Ce fut dans ce travail qu’elle passa les quinze dernières années de sa vie, véritable martyre qui lui mérita ce qu’elle avait tant désiré. Sur son lit de mort, elle tenait la main de son père dans la sienne. «Je ne vous quitte pas, lui dit-elle, avant que vous ne m’ayez promis d’être chrétien. » Le père promit, et aussitôt elle mourut. Son père lui a tenu parole.

Nous ne saurions, dans les limites de cette biographie, nous arrêter à considérer toutes ces gracieuses enfants de la Mère Marie de Sales. Dieu s’est montré souvent jaloux de les posséder; souvent il en a rappelé à lui. Mais, parmi celles qui ont survécu, nous trouvons une preuve de l’influence vivace de la bonne Mère et de l’habileté qu’elle possédait à former des chrétiennes selon Dieu et selon la sainte Église.

 

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CHAPITRE XXXIV

LE CANAL — PROPHÉTIE DE LA BONNE MÈRE; LES ENSEIGNEMENTS QU’ELLE EN TIRE POUR L’INSTRUCTION DE LA COMMUNAUTÉ

 

Voici un fait qui nous paraît devoir être rangé parmi les plus remarquables de la vie de la bonne Mère. Nous avons vu que la communauté avait fait l’acquisition d’un terrain destiné à agrandir la clôture du monastère.

Plusieurs épidémies successives avaient fait déclarer aux médecins que le manque d’air serait une cause sans cesse renouvelée de maladies contagieuses.

Ils disaient que la clôture d’avant la révolution devenait insuffisante, en suite des constructions nombreuses et malsaines que l’industrie avait élevées dans les alentours; qu’il était nécessaire d’étendre les limites de la clôture, afin de donner aux soeurs l’air et la lumière essentiels à la santé.

Le terrain en question fait le prolongement de la clôture et s’étend jusqu’à un bras de la Seine. Il est placé dans des conditions exceptionnelles de salubrité.

Mais à peine la bonne Mère en avait-elle la possession, que survint la révolution de 1848.

Le besoin d’ouvrage pour employer les ouvriers des ateliers nationaux donna la pensée à l’administration de creuser un canal destiné à suppléer à l’insuffisance des eaux de la haute Seine pour la navigation. Ce canal, d’après le plan, passait en ligne directe sous les murs de la clôture et enlevait entièrement ce terrain au monastère. Comme le temps pressait et qu’on pouvait s’emparer plus facilement d’un terrain appartenant à une communauté que de ceux d’autres propriétaires, on y mit, sans autre forme, les ouvriers au nombre de près d’un cent. Ces ouvriers n’étaient pas l’élite de la population. La plupart étaient d’anciens déportés et condamnés à diverses peines, placés sous la surveillance de la police. Il fallait donc, non seulement renoncer au bienfait de parcourir ce terrain, mais encore subir, pendant un long temps, le voisinage de cette population peu rassurante.

La bonne Mère avait tout accepté avec la conformité absolue à la divine volonté; elle avait remis le terrain entre les mains du Sauveur et lui avait dit « C’est à vous que je le donne; vous le garderez ou vous nous le rendrez, selon votre bon plaisir. » Elle laissait alors les personnes de la maison se préoccuper des moyens de le recouvrer; car ce terrain enlevé ne laissait plus aucun espoir de s’étendre, le monastère étant de toutes les autres parts environné de rues. On fit donc des démarches actives près du gouvernement d’alors; on employa les amis les plus influents, on fit faire des études spéciales par les employés de l’administration. Mais, de toutes ces démarches et de tous ces travaux, il resta parfaitement établi que le canal passerait dans l’endroit qui était creusé, et qu’il n’y avait d’autre ressource que celle d’obtenir un passage pour relier la clôture à la partie du terrain séparée par le canal.

Le ministre des travaux publics d’alors était M. Marie, beau-frère de M. l’abbé Boulage, curé de Saint-Pantaléon de Troyes et grand ami du monastère. On obtint du ministre, par M. Boulage, l’assurance que le gouvernement ferait faire un passage aux dames de la Visitation, pour l’usage de leur terrain. Ce passage fut étudié, et l’on décida qu’il pourrait s’exécuter soit en traversant au-dessous du canal par un tunnel, soit en passant au-dessus au moyen d’une passerelle dont les montants élevés mettraient les soeurs à l’abri des regards indiscrets des passants de la rue.

Les deux propositions furent faites à la bonne Mère, avec prière de décider ce qu’elle croyait le plus convenable Mais la bonne Mère répondit qu’elle ne pouvait entrer dans ces considérations-là, que c’était au Sauveur qu’elle avait remis le terrain et que c’était de sa main, et non de celle des hommes, qu’elle voulait le recevoir. Cette réponse formelle, elle la fit non seulement aux amis du monastère, mais à tous ceux qui venaient la prier d’avoir soin de la communauté, aux familles des soeurs, aux parents des pensionnaires. La persistance qu’elle ne cessa d’y mettre finit par fâcher le confesseur. Comme il lui représentait qu’agir de la sorte, c’était compromettre les intérêts de la communauté et blesser les personnes dévouées et influentes qui avaient pris à coeur cette grave affaire : « Qu’on fasse ce que l’on voudra, répondit-elle, je m’en retire; ce sera malgré moi qu’on emploiera ces moyens; je ne m’en servirai pas, et le terrain ne me plaira plus désormais que si le Sauveur nous le rend lui-même.»

Un jeune ingénieur, nouvellement ramené a Dieu par les prières de la bonne Mère, mettait un zèle non pareil pour l’engager à se prononcer; mais elle résistait, et il était tout surpris et décontenancé de sa résistance. « Non, répétait-elle, je ne dirai rien avant que le Sauveur ne me l’ait montré. »

On était dans cet état de perplexité, sans voir comment on pourrait en sortir. La partie du canal qui traversait la propriété des soeurs était entièrement creusée, à l’exception d’un petit passage en forme de sentier, nécessaire au déblai des terres; on avait donné la dernière main aux terrassements, le dernier poli aux parois et aux berges; il n’y avait plus qu’à rejoindre ce travail aux tronçons commencés ailleurs, et c’était fini. Or, un mercredi du mois de mars 1849, vers trois heures de l’après-midi, la bonne Mère fait demander au parloir le confesseur de la maison, M. l’abbé Brisson, et là, en présence de la Mère Paule Séraphine Laurent, ancienne supérieure, et la soeur Marie de Sales de Bellaing, première maîtresse du pensionnat, elle dit ces paroles : « Nous avons le champ. Ce ne sera ni dessus ni dessous qu’on passera. Je viens de voir le Sauveur marchant devant moi et faisant le pas sur le petit sentier qui reste; il m’a affirmé que j’y passerais après lui et somme lui de plain-pied. » Ces paroles si formelles déterminèrent ces trois personnes à ne plus presser la bonne Mère de se rendre aux offres que l’on faisait.

Personne au dehors ne pouvait comprendre comment le couvent de la Visitation ne voulait pas agréer un travail qui serait à la fois quelque chose de grandiose et de si utile. Ce serait une adjonction digne des constructions d’une grande maison, un vrai monument, qui donnerait du prix à la propriété et un relief au pensionnat. Mais la bonne Mère avait vu le Sauveur passer par le petit sentier, et elle restait inébranlable.

Cet état de choses dura quatre années tout entières. Les travaux du canal continuaient, et le moment arrivait où l’administration allait donner des ordres pour utiliser la portion creusée sous les murs de la Visitation. Les familles des pensionnaires tentèrent de nouvelles démarches près la bonne Mère; tout fut inutile. Elle repoussa encore plus vivement les offres qu’on faisait du passage, aussi nécessaire que monumental.

Enfin, tout à coup, l’on apprend que les plans venaient d’être modifiés; le canal, qui devait passer en ligne droite en longeant la clôture de la Visitation, se recourbait précisément en approchant des murs du monastère. Il formait un mouvement sinueux tout à fait comparable à celui du serpent qui retourne sa tête, lorsqu’il a touché une plante qu’il veut éviter. Le nouveau plan laissait là un travail considérable, et, nous l’avons dit, entièrement achevé. C’est cette forme que le canal présente aujourd’hui; il est pour nous un témoignage important dans l’appréciation des dons surnaturels de la bonne Mère.

La faveur matérielle du canal était trop signalée pour que la bonne Mère n’en profitât pas pour l’instruction de ses filles, et elle s’en servit elle-même pour augmenter sa reconnaissance envers le divin Maître; elle y revint nombre de fois. « Nous devons compte au Seigneur de ce bienfait, nous disait-elle; car, d’après notre saint Fondateur, la charité perfectionne tout. Le Sauveur a voulu faire usage des choses créées, afin que par elles nous puissions aller a Dieu en retirant le mérite qu’il y a attaché. Nous devons le remercier des grâces temporelles qui nous arrivent, puisqu’elles nous sont données par la Providence. Ceci a été fait, a été voulu dans les desseins de Dieu comme un témoignage de sa bonté, de sa protection et de sa prédilection pour nous. La divine bonté a tout arrêté, a tout fait, afin que cela nous servît à aller à Dieu d’une manière toute particulière et toute spéciale. C’est à cette fin que sa bonté nous a donné toutes ces choses temporelles; reste à nous d’en tirer le profit que la divine charité a eu en vue.

« Pour utiliser ainsi les choses créées, il faut se tenir à la merci de Dieu, dépendante de la Règle, dépendante de l’obéissance. Et quand une âme est ainsi abandonnée entre les mains de Dieu, la charité de Dieu opère en elle, règne en elle et lui fait faire ce qu’elle ne peut pas, ce qu’elle ne connaît pas, ce que le Seigneur veut faire par elle. C’est ainsi qu’on arrive à user des choses en la façon et avec le pouvoir que Dieu a voulu quand il a mis l’homme sur la terre, après avoir fait toutes choses pour lui.

« Comme nous n’aurons au ciel de connaissance de Dieu qu’autant que nous l’aurons ici-bas connu et glorifié dans ses oeuvres, demandons, par les mérites de notre Sauveur, la grâce d’user des choses créées selon l’intention dans laquelle il est venu les réparer, afin que toute notre vie se passe dans le Seigneur et pour le Seigneur.

« Toutes les choses créées doivent nous faire connaître, glorifier et aimer le Seigneur; nous-mêmes nous n’avons reçu la vie que pour l’aimer et le servir. En ce monde nous ne pouvons pas connaître Dieu, sinon par un principe de foi, parce qu’il est en lui-même; mais nous recevons la connaissance de sa bonté, de sa grandeur et de sa puissance par ses oeuvres.

« Le Créateur a bien fait toutes choses; mais l’homme en suite du péché a perdu l’effet de leur vertu. C’est pour le leur rendre que le Sauveur est venu les réparer, et, par cette réparation, elles ont retrouvé toute leur vertu première. On peut donc attirer les regards de complaisance de Dieu, en usant de ses bienfaits, quand cela se fait en esprit de reconnaissance et de donation de soi-même à Dieu.

« Notre-Seigneur a voulu , dans son humanité, user des choses créées, afin de rendre par elles gloire à Dieu son Père, et de mériter à nos âmes d’en tirer maintenant le fruit. Le Sauveur, pendant sa vie mortelle, a fait usage de toutes les choses dont nous nous servons; il a usé de la nourriture, du travail, du repos, de la fatigue : c’est l’usage qu’il en a fait qui a sanctifié toutes ces choses et qui nous les rend profitables et bonnes pour aller à Dieu.

« Nos âmes n’en seront pas empêchées pour vivre tout à Dieu et pour Dieu; le Seigneur, en nous donnant toutes ces choses temporelles, a eu ses desseins particuliers; il veut que nous allions à lui d’une façon toute nouvelle par la manière dont nous userons de ses dons; ils nous donneront une certaine satisfaction, mais nous ne nous y arrêterons pas; mais nous nous retournerons vers Dieu qui nous les accorde. »

Cette doctrine de la bonne Mère se gravait d’autant mieux dans les âmes, qu’elles en voyaient l’application dans les merveilles qu’elle opérait presque journellement. Car Dieu accordait tout à sa prière, et les dons de l’âme et les secours temporels.

 

 

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CHAPITRE XXXV

CE QUE LA BONNE MÈRE PENSAIT DES TABLES TOURNANTES ET DU MAGNÉTISME — SON TACT A SENTIR N’IMPORTE OU L’ACTION DU DÉMON — LES PETITS POSSÉDÉS DE LA VILLE D’ILFURTH — UN RÉGISSEUR A LA RECHERCHE D’UN VOL — POURQUOI LES POSSESSIONS SEMBLENT MOINS FRÉQUENTES — LES MOYENS EMPLOYÉS ET CONSEILLÉS PAR LA BONNE MÈRE POUR ÉLOIGNER LE DÉMON — LA BONNE MÈRE ET LA DILIGENCE DE REIMS — LA VISITATION DE TROYES DEVENUE UN ROYAUME DE PAIX

 

 

Vers ce temps, on sentait passer sur l’Église un souffle d’un caractère particulier. En France, M. le curé d’Ars étonnait le monde par ses connaissances surnaturelles des âmes et par son action toujours victorieuse sur les volontés. En Allemagne, le prince de Hohenlohe semblait avoir hérité du pouvoir des plus grands thaumaturges. En Belgique, dans le Tyrol, les stigmatisées reproduisaient la merveille qui avait ému le monde au temps de saint François d’Assise. Dans le monde et dans les cloîtres, on trouvait çà et là des âmes à qui Dieu se communiquait, et par lesquelles il paraissait vouloir faire connaître ses volontés pour le présent et ses desseins pour l’avenir. Dieu se faisait sentir comme à la veille de toutes les grandes commotions, et l’on remarquait dans toutes les personnes ainsi privilégiées un ensemble de jugements et de vues qui témoignait bien que ce qu’elles annonçaient venait d’un même esprit.

Le commun des fidèles ne restait pas étranger à ce mouvement surnaturel; on en parlait, on recourait à ces âmes privilégiées, et l’on professait pour elles la confiance et le respect.

Le démon, qui cherche à imiter les oeuvres de Dieu, afin de séduire plus efficacement les âmes, avait de son côté préparé plusieurs moyens pour attirer l’attention des faibles. Parmi les ruses les plus spécieuses employées alors par l’esprit du mal pour détourner des choses de Dieu, il faut citer les tables tournantes. La bonne Mère n’en avait pas encore entendu parler, lorsqu’une demoiselle anglaise, qui professait l’anglais dans la ville de Troyes, vint un jour

au parloir rendre visite à une pensionnaire. Elle l’entretint de ce qui l’avait frappée dans son voyage en Angleterre, et lui raconta comment elle avait vu tourner des tables sous l’action de la volonté de ceux qui le désiraient, ce que ces tables avaient répondu aux différentes questions qui leur avaient été adressées, et combien c’était un moyen intéressant et sûr de connaître les choses cachées.

La bonne Mère, à qui l’on vint communiquer cette conversation, ne consentit même pas à en entendre les premiers mots. Elle s’écria aussitôt : « C’est une chose diabolique; je défends qu’on en parle ici. Si cette demoiselle en entretient de nouveau les pensionnaires, je lui interdis l’entrée de la maison. » Elle mettait constamment cette énergie à empêcher toute : espèce de conversation sur les questions de ce genre. C’est au moins du temps perdu, disait- elle; le démon gagne toujours quelque chose quand on s’occupe de lui et de ce qu’il fait. »  

Un vénérable doyen du diocèse de Troyes, M. le curé de Brienne, consulté par l’un de ses paroissiens sur la question du magnétisme, s’était adressé à plusieurs personnages éminents. La question n’avait pas encore été résolue à Rome, et il avait trouvé différentes réponses qui pouvaient l’autoriser à en permettre l’emploi. Mais, avant de se déterminer, il voulut en écrire à la bonne Mère Marie de Sales et prendre son sentiment. Elle lui répondit énergiquement qu’il s’exposait à participer à une action du démon et qu’il devait absolument refuser la permission si on la lui demandait.

Le père d’une pensionnaire de la Visitation, qui avait épuisé toutes les ressources de la médecine pour guérir sa fille, résolut de la faire magnétiser; il en espérait les meilleurs résultats. Il suivait en cela l’avis de personnes très respectables. Il vint demander à faire sortir cette jeune fille afin d’entreprendre ce genre de médication. La bonne Mère lui répondit que si la jeune fille sortait pour se faire magnétiser, l’entrée du monastère lui serait pour jamais interdite, que ce n’était pas sans péril qu’on se commettait avec l’esprit du mal. Ce malheureux père ne voulut pas écouter ce sage avis. Il fit magnétiser sa fille, qui, à la troisième séance, devint folle furieuse. Elle est morte depuis avec des caractères tout particuliers d’obsession du démon.

Le père de cette malheureuse fille nous a dit à nous-même qu’il avait payé à la justice de Dieu plus cher qu’il ne saurait le dire la désobéissance dont il s’était rendu coupable.

Deux prêtres, qui, plus tard, ont donné le scandale de la rébellion contre l’Église, venaient la consulter fréquemment. Ils étaient fort pieux et fort adonnés aux oeuvres; ils en avaient fondé une pour l’instruction des enfants qui paraissait devoir réussir. Dès les premiers entretiens, la bonne Mère démêla dans ces deux ecclésiastiques un fonds de suffisance qui l’effraya. «Prenez garde, leur dit-elle, vos intentions sont bonnes, mais vos volontés sont trop arrêtées. Dieu se retire quand on ne le laisse pas faire tout comme il veut. » — « Vous irez trop loin, leur disait-elle encore, et vous ne voudrez plus revenir, car vous ne serez plus les maîtres; vous obéirez à celui qui aura pris empire sur vous. » Ces paroles se sont justifiées à la lettre. Deux ans avant leur séparation de l’Église, la bonne Mère avait refusé de les recevoir, et, malgré toutes leurs instances et leurs prières, elle ne voulut jamais répondre à une seule de leurs lettres.

Un évêque, qui avait dans son diocèse une personne qui se disait inspirée et qui donnait des marques particulières de dons surnaturels, pensa devoir consulter la bonne Mère. La bonne Mère répondit immédiatement que cette fille était sous la possession du démon et qu’elle donnerait un grand scandale dans l’Église. Cette prédiction ne fut que trop vraie, et cette malheureuse femme contribua à la perte d’un grand nombre d’âmes qu’elle entraîna dans le schisme et dans toute espèce de désordres.

On peut affirmer que la bonne Mère avait un tact incomparable pour sentir la moindre action de l’esprit mauvais. Il serait impossible de dire le nombre de personnes qui venaient pour la consulter et qu’elle refusait de voir, parce qu’elle sentait en elles soit de la duplicité, soit une mauvaise intention. On s’étonnait alors de ce refus, et, lorsqu’on insistait, elle répondait par une parole brève qui faisait connaître avec une justesse et une précision étonnante ce qu’était la personne ou ce qu’elle deviendrait un jour.

Elle avait réellement puissance sur les esprits mauvais et elle leur commandait en maîtresse. Aussi n’osaient-ils pas approcher du monastère pendant le temps qu’elle était supérieure. Il n’y avait alors, ainsi que dit la sainte Écriture, ni tentation ni embûche de Satan. Ce pouvoir de la bonne Mère a été attesté d’une manière bien remarquable par deux jeunes enfants. Deux petits garçons de la ville d’Ilfurth, d’environ douze à quatorze ans, étaient, à la suite de fautes graves commises dans la famille, tombés sous la possession du démon. L’autorité ecclésiastique crut devoir déléguer un saint religieux pour procéder à l’exorcisme. Grâce aux prières de l’Eglise, ces enfants furent délivrés; l’un d’eux mourut presque aussitôt après, l’autre vit encore maintenant. Ces deux enfants ne cessaient de redire que le règne de Satan allait prendre d’ici à quelques années de grandes proportions, qu’il revêtirait une forme politique, que ce serait alors le bon temps, que Satan serait le maître et que la multitude lui obéirait. Ils accompagnaient leurs paroles de cris qui rappelaient les époques les plus désastreuses.

Non seulement ils annonçaient des événements publics, mais il leur arrivait de dire à quelques personnes des choses de leur avenir. Une jeune fille de quatorze-ans, qui était servante dans un pensionnat, fut très intriguée de s’entendre dire par eux : « Tu ne resteras pas ici; tu n’es pas pour nous; nous avons pourtant pensé que tu nous appartiendrais. Va, il s’en est fallu de peu, mais tu t’en iras derrière des grilles. Là, tu te gareras de nous; car il y a là, derrière ces râteliers, une femme qui nous empêche d’y entrer, qui est notre abomination. Elle nous ôte presque tous les moyens de pénétrer. » Or cette jeune fille de quatorze ans ignorait absolument qu’il y eût des couvents cloîtrés, et, de plus, elle n’avait jamais pensé à se faire religieuse et n’en avait alors nulle envie. Elle est venue depuis à la Visitation de Troyes, du vivant même de la bonne Mère; elle est aujourd’hui tourière du monastère.

La bonne Mère recommandait de ne jamais se commettre avec le démon. Elle disait que quand le diable avait pris pied dans une affaire ou dans une maison, il était très difficile de s’en débarrasser et qu’il restait toujours quelques traces de son passage. Nous en avons vu un exemple frappant. Voici le fait:

Un vol avait été commis dans un château, et le régisseur, inquiet sur les auteurs du larcin, eut recours à plusieurs tentatives pour découvrir le voleur. Comme elles n’aboutissaient pas, sa femme lui conseilla d’avoir recours au magnétisme. Le magnétiseur indiqua la place où l’on retrouverait les clefs du château qui avaient disparu, et désigna un homme comme ayant fait le vol. Les clefs furent retrouvées dans les fossés du château à la place indiquée, et la nuit suivante le régisseur, entendant du bruit, tira un coup de fusil pour effrayer celui qui faisait ce bruit, mais qu’il ne pouvait pas distinguer, tant la nuit était obscure; or la charge atteignit un homme, qu’elle tua raide. Cet homme était celui qu’avait désigné le magnétiseur comme étant le voleur du château. Or il était au-dessus de tout soupçon, incapable d’une pareille faute, et c’était en allant voir un de ses enfants malades qu’il avait été atteint par la balle du régisseur. Ces choses étranges agitèrent l’imagination du régisseur et de sa femme; ils tombèrent tous deux dans une espèce de délire. Leurs membres furent pris de convulsions et d’un tremblement perpétuel. Les malheureux se plaignaient d’hallucinations et disaient positivement qu’ils étaient sous l’action du démon. Ayant entendu parler de la Mère Marie de Sales, ils vinrent se recommander à ses prières. La bonne Mère leur fit promettre de ne plus jouer avec le feu de l’enfer et de se rapprocher du bon Dieu, et ils furent subitement guéris.

Une communauté religieuse avait eu l’imprudence d’user de moyens curieux pour connaître l’avenir et pour guérir les malades. Les épreuves de cette communauté s’étaient multipliées d’une façon effrayante. On recommanda cette communauté aux prières de la bonne Mère. Elle répondit qu’elle prierait pour la fin de leurs épreuves, ce qui eut lieu en effet; mais elle ajouta que cette communauté payerait sa faute en éprouvant les plus grandes difficultés pour établir chez elle la vie et l’observance régulière. L’événement a vérifié cette prédiction.

Elle pensait, avec saint François de Sales, que le démon avait une action bien plus grande qu’on ne le supposait, et qu’une foule de maladies, d’accidents, devaient lui être attribués. « Les possessions du démon, disait-elle, paraissent moins fréquentes aux temps où nous vivons, parce que le démon est sûr des âmes qu’il tient en péché mortel. Ces âmes lui appartiennent sans qu’il soit obligé de faire tant d’efforts; mais il est certain qu’il exerce une action dans un grand nombre d’occasions que les hommes qualifient d’extraordinaires et dont ils ignorent la cause. »

La bonne Mère recommandait de se servir de l’eau bénite, à laquelle elle avait une dévotion particulière et dont elle faisait un usage continuel. Elle avait l’habitude de signer d’eau bénite le front des novices qu’elle avait à diriger. « L’eau bénite chasse le démon, disait-elle, et il faut en mettre partout où l’on ne veut pas qu’il entre. » Elle en faisait asperger le monastère pendant les grands orages, afin d’empêcher l’action des puissances de l’air. Elle avait aussi en grande recommandation l’Agnus Dei. Lorsqu’on venait lui demander un conseil ou du secours dans des épreuves où il lui semblait voir une certaine intervention du

malin esprit, elle donnait des Agnus qu’on lui envoyait de Rome. « L’Agnus Dei, affirmait-elle, est une grande puissance contre le démon. Mettez celui que je vous donne dans la chambre de la personne éprouvée ou par la maladie ou par la tentation, et le bon Dieu la fortifiera. » Nous savons que, dans un grand nombre de circonstances, ce moyen a eu des résultats remarquables.

Mais elle donnait comme moyen infaillible de n’être jamais victime des illusions, et surtout des obsessions du démon, la fidélité sincère à obéir à la loi de Dieu et de l’Église, et, pour les âmes religieuses, l’observation de leur Règle et la démission de leur jugement propre dans l’obéissance. «Avec cela, disait-elle, le diable se tient à une si grande distance, que l’on ne l’entend même pas aboyer. » C’est ainsi que, victorieuse du démon pour elle-même, elle réussissait à l’éloigner des lieux et des maisons qu’elle habitait.

Dans un voyage qu’elle fit à Reims, elle courut les plus grands dangers. Les chevaux de la diligence s’emportèrent. L’un de ces chevaux fut comme pris de rage et se mit à mordre les autres chevaux et à enfoncer de ses deux pieds le tablier de la voiture sur lequel étaient appuyés les genoux de la bonne Mère. On était dans un endroit escarpé, sur une descente rapide. La voiture allait de droite à gauche avec une rapidité vertigineuse. La bonne Mère dit alors à son confesseur, qui l’accompagnait: « C’est le démon qui fait cela pour la faire périr; mais il n’y gagnera rien. »

Que voulaient dire ces paroles? Le confesseur ne le comprit pas. Mais voici que tout à coup la voiture est renversée et brisée par les coups de pieds des chevaux. Or, parmi les voyageurs, se trouvait une fille de mauvaise vie; placée sur l’impériale de la voiture, elle devait être brisée dans sa chute; mais elle n’en reçoit aucune contusion. Elle s’approche alors du confesseur de la bonne Mère et lui dit : « C’est un miracle, nous devions tous périr. C’est cette religieuse qui nous a sauvés. C’est une sainte! Que faut-il que je fasse pour reconnaître cette grâce? »

La bonne Mère avait bien dit : le démon qui aurait voulu s’emparer de cette pauvre âme, et l’entraîner avec lui en enfer, n’avait rien gagné; cette pauvre fille venait de retourner à Dieu et de lui promettre de changer de vie.

Le monastère vivait dans une paix extérieure si sereine, que les soeurs le considéraient, pendant la supériorité de la bonne Mère, comme le royaume du pacifique Salomon. Quelles merveilles il y aurait à raconter si je révélais l’état des âmes sous la houlette de leur bergère bien-aimée! Aucune soeur, je puis le dire, n’avait à lutter contre les tentations que l’ennemi se plaît à semer sur le chemin de l’âme religieuse. Aucune ne connaissait ces ténèbres où il nous jette parfois pour nous séduire ou nous tromper. On ne voyait pas de ces luttes où l’âme se sent affaiblie et presque vaincue, ni aucune de ces contradictions où la charité se trouve blessée, ni de ces actes de volonté personnelle où le malin se loge pour épier l’âme, la guetter et la faire succomber. C’était bien le règne de Dieu, où son ennemi n’avait plus sa part; c’était bien le royaume d’où Satan était exclu. Les anges de la paix s’y donnaient rendez-vous, et le Seigneur des anges y descendait pour s’entretenir avec sa fidèle servante, ainsi que nous le verrons plus tard.

 

 

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CHAPITRE XXXVI

LA BONNE MÈRE EST APPELÉE A REIMS — DÉTAILS SUR SON VOYAGE — L’ACCUEIL QU’ELLE REÇOIT — LES PREMIERS SOINS QU’ELLE DONNE AUX RELIGIEUSES — ELLE DÉCIDE DES PLANS DE CONSTRUCTION DU MONASTÈRE — LE CARDINAL GOUSSET ET LA BONNE MÈRE — RETOUR A TROYES — SON ZÈLE POUR LES ORNEMENTS DE L’ÉGLISE — LA CONSERVATION MERVEILLEUSE DE CES ORNEMENTS — L’AUBE DU Benedicite

 

 

Les soeurs du monastère de Reims professaient pour la bonne Mère la plus grande vénération. Aussi, profitant du temps où elle n’était pas en charge, elles avaient obtenu des supérieurs qu’elle vînt y passer quelques semaines. Leur but était de la consulter sur la construction de leur maison, qui jusqu’alors était extrêmement petite, incommode et incapable de réunir une communauté. Elles voulaient confier à ses lumières cette grande affaire, et attacher à cette oeuvre les bénédictions qui suivaient toujours les entreprises de la Mère Marie de Sales.

La bonne Mère reçut donc l’obédience de partir pour Reims dans les premiers jours de mai  1852. Elle partit aussitôt. Le voyage ne pouvait alors se faire qu’en voiture particulière; on n’avait ni chemin de fer ni relai de poste organisés sur cette route. La bonne Mère en profita pour se tenir, pendant ce voyage, dans un recueillement et une solitude encore plus profonds qu’au monastère. Elle était accompagnée d’une seule tourière et du confesseur de la maison. S’il lui arrivait d’interrompre le silence, c’était pour parler de Dieu, de ses oeuvres, de sa bonté sur nous. Le chemin qui conduit de Troyes à Reims parcourt les plaines désertes de la Champagne, et offre parfois l’aspect de profondes solitudes. La bonne Mère, en les voyant, se rappelait son enfance et nous dit: « Quand j’étais petite fille, j’aimais passionnément la vie des Pères du désert; je prenais plaisir à me représenter vivant moi-même au milieu de leurs ermitages et priant comme eux. Voyez comme le bon Dieu nous conserve nos goûts. Ces grandes plaines ravivent les sentiments de mon enfance. Il me semble qu’on trouverait abondamment le bon Dieu par ici; » et on voyait qu’elle l’y trouvait.

On arriva au petit village de Mailly, où il était nécessaire de faire reposer les chevaux. La bonne Mère n’entra pas à l’auberge, mais elle se rendit dans un petit bois qui entoure l’église du village. Ce petit bois est sillonné par un ruisseau dont les eaux sont fort limpides et qui prend sa source près du sanctuaire de l’église; c’est là qu’elle s’assit pour prendre son

repas.

Un grand nombre d’oiseaux vinrent tout près de la bonne Mère, pour boire à l’heure de midi dans le ruisseau qui coulait à ses pieds. Ces oiseaux se mirent à l’entourer familièrement, comme s’ils l’eussent connue depuis longtemps. Quelques enfants du village vinrent à leur tour. Ils se tenaient à quelques pas de distance, avec respect et une sorte de religion; ils joignaient les mains et se sentaient touchés du bon Dieu. La bonne Mère leur adressa la parole, leur dit de bien aimer le bon Dieu et qu’ils seraient toujours heureux et contents. Elle leur donna des médailles et d’autres objets de piété. Elle s’en alla ensuite faire sa visite à l’église. La pauvreté de cette petite église la toucha sensiblement. « Notre-Seigneur est pourtant là, » dit-elle, et elle se mit en adoration profonde devant l’autel; puis elle vénéra longtemps une statue de la sainte Vierge, une Mater dolorosa miraculeuse, à laquelle les villageois ont une grande dévotion depuis plusieurs siècles. Cette image est entourée d’ex-voto qui expriment la reconnaissance de ceux qu’elle a guéris. Elle venait, depuis peu, d’opérer un miracle très frappant, en rendant l’usage de ses jambes à un pieux paroissien de Mailly, nommé Jacquet. La bonne Mère remercia la sainte Vierge de cette faveur si propre à entretenir la foi au milieu de cette contrée.

En approchant de Reims, la bonne Mère se recommanda particulièrement à saint Remi, auquel elle avait une grande confiance et qu’elle priait pour la conservation de la religion en France et pour la famille exilée qui avait sa foi et ses sympathies.

La très honorée Mère Marie-Angèle Straub, supérieure de la Visitation de Reims, la reçut avec toutes les marques de la vénération la plus profonde. Elle avait l’habitude d’appeler la bonne Mère  « notre trésor ». — « C’était, disait-elle, le trésor de l’Institut et la plus grande âme qui fût après notre saint Fondateur, après notre sainte Mère. » Elle avait été sa novice et conservait pour elle l’affection la plus tendre. Elle avait communiqué à toutes ses filles ses sentiments pour la bonne Mère, et toutes s’étaient grandement réjouies en la voyant arriver au milieu d’elles.

Mais la bonne Mère venait à Reims pour autre chose que pour y recevoir des témoignages de déférence. Elle se mit donc à l’oeuvre, et, se regardant comme débitrice envers toutes ces chères âmes qu’elle aimait, elle commença une série d’enseignements et d’instructions qui devaient leur donner lumière et volonté pour la pratique de l’exacte observance. Elle avait coutume de dire que la plus grande marque d’affection était la fidélité, et aussi leur fut-elle très fidèle à signaler en chacune ce qu’elle pensait devoir retarder leur perfection. Les soeurs l’écoutaient avec une vraie faim de la vérité; elles aspiraient ses paroles et s’empressaient de les mettre en pratique. Comme elle vit plusieurs âmes qui pouvaient avancer rapidement dans les voies intérieures, elle s’attacha plus particulièrement à elles, pour ne leur laisser aucun reste de volonté et d’affection propre. Une d’entre elles, dont les talents étaient remarquables, faisait un jour, devant elle, un travail très joli. La bonne Mère s’aperçut qu’il y avait, dans la manière dont elle tournait la soie de ce beau travail, une certaine petite complaisance : « Oh! ma soeur! lui dit-elle, comme c’est vilain votre manière de travailler! prenez-vous y d’une autre façon. » La soeur comprit bien vite et donna au mouvement de sa soie quelque chose de plus simple et de moins maniéré.

Des plus petites choses la bonne Mère allait aux plus grandes avec la même facilité; elle examina les plans de la construction projetée du monastère, fit ses observations, insista pour que le projet se rapprochât le plus possible de la forme indiquée par le coutumier. Elle s’enquit avec les détails nécessaires des ressources de la maison et des dépenses qu’occasionneraient ces constructions, et enfin détermina ce qu’il y avait à faire. Elle donna son avis sur les hommes qu’il fallait charger de cette grosse oeuvre, et fit jeter devant elle les premiers jalons du cloître et de la communauté. Depuis, les soeurs de Reims se son accordées à dire que la Mère Marie de Sales avait laissé de sa grâce dans ces murailles; qu’on l’y sentait; que chacun des emplois avait conféré aux officières lin don de discernement, de fidélité et d’onction intérieure qui les aidait admirablement à accomplir toutes les observances marquées par les saints Fondateurs.

Mgr Gousset professait pour la bonne Mère une profonde estime. Il avait recommandé à la Mère Marie-Angèle Straub et à ses conseillères de suivre l’avis de la Mère Chappuis. Il la vénérait de plus comme une sainte, parce qu’il avait appris sur elle, par un de ses confesseurs, des détails qui lui avaient inspiré une grande confiance.

De son côté, la bonne Mère estimait hautement le cardinal. Elle appréciait les services qu’il rendait à l’Église par ses travaux théologiques et par son amour et sa fidélité à la chaire de saint Pierre. Quoiqu’elle évitât de se mettre en avant, elle avait plusieurs fois félicité le cardinal de la mission qu’il remplissait si dignement pour l’Église, et des saines doctrines qu’il avait répandues dans l’enseignement de la théologie.

« C’est bien là, Monseigneur, lui disait-elle, c’est bien là ce que m’ont enseigné mon catéchisme et nos prêtres qui avaient étudié à Rome. »

La présence de la bonne Mère au monastère de Reims imprima au noviciat un mouvement de ferveur tout particulier et fut pour toute la communauté une vraie rénovation. Presque toutes les soeurs comprirent la grâce qui leur était accordée, et elles se mirent à l’oeuvre avec énergie. Les âmes qui se donnèrent plus particulièrement à elle reçurent le don d’une sincère affection à leur saint état, et se montrèrent de vraies filles de nos saints Fondateurs. La bonne odeur de la maison se répandit au dehors, et toute la ville vénérait la Visitation comme une communauté sainte où la dignité et la distinction s’alliaient à toutes les vertus religieuses. Cette auréole de respect brillait au loin; toutes les classes de la société, le clergé, les communautés religieuses, témoignaient de leur considération pour une maison dont le personnel et les vertus faisaient l’ornement du diocèse.

Après un mois de travail presque incessant auprès de chacune des soeurs, la bonne Mère reprit le chemin de Troyes. Ce fut dans ce voyage qu’arriva l’accident dont nous avons parlé plus haut. Le démon, en effet, n’avait pas lieu de se féliciter de ce qu’elle venait de faire à Reims.

Rentrée à Troyes, la bonne Mère continua sa charge d’aide à l’économie et tourna son zèle vers les ornements de l’église. Elle était passionnée pour la gloire et l’ornementation de la maison de Dieu, et elle excellait dans le goût qu’elle y mettait.

Les soeurs du second monastère de Paris, ne sachant comment s’acquitter de la dette de reconnaissance qu’elles voulaient lui payer pour son séjour au milieu d’elles et pour tout le bien spirituel et temporel qu’elle leur avait fait, lui envoyaient constamment des ornements d’autels, où la rareté de l’étoffe le disputait à la richesse des broderies. Par une attention délicate, elles savaient trouver d’anciennes étoffes qui avaient servi à la cour de cette famille que vénérait tant la bonne -Mère. Ainsi elles lui avaient envoyé une robe en broché d’argent, de soie et d’or, qui avait servi à une dame d’honneur de Marie-Antoinette. Cette robe fut par la bonne Mère transformée en une chappe du plus bel effet. Le manteau de sacre d’un des grands officiers du roi Charles X fit une magnifique chasuble. Cette chasuble était particulièrement chère à la bonne Mère, et elle fait partie des plus riches ornements de la sacristie. Les palmes d’or qui se détachent sur du velours vert de la plus belle nuance sont d’un travail exquis.

Tout le monde voulait être tributaire de la bonne Mère. Une amie, une de ses enfants spirituelles, lui avait offert une chappe en drap d’or brodé, et elle n’avait consulté pour cela que son coeur et sa reconnaissance. Une particularité qui n’est pas sans intérêt, c’est que Dieu, qui donnait ainsi à la bonne Mère les plus belles choses pour le service de ses autels, lui avait encore donné les personnes les plus capables de les conserver. La sacristine qui, pendant tout le temps de la vie de la bonne Mère, fut chargée des soins de l’église, soeur Louise de Gonzague Bourgis, eut le talent de pas laisser user ni même vieillir les ornements qu’elle avait à sa garde, et cela pendant quarante ans. Aujourd’hui encore, ces ornements sont aussi frais, en aussi bon état que lorsqu’on les reçut à la Visitation. Pourquoi Dieu n’aurait-il pas reproduit, pour sa fidèle servante, ce qu’il avait fait pour son peuple, dont les vêtements ne s’usèrent pas pendant les quarante années qu’il passa dans le désert?

La bonne Mère travaillait elle-même aux choses de la sacristie, et surtout à faire du filet pour les aubes et les nappes de l’autel.

Laissons encore la parole aux soeurs : « Ce travail auquel notre soeur la déposée se livrait alors de tout son coeur, il faut que nous en disions ici quelques mots. En récitant à Laudes le cantique Benedicite, elle avait été profondément touchée de la bonté de Dieu, qui créa pour nous tant de merveilles. Une lumière intérieure lui montra la complaisance qu’il prend dans toutes ses oeuvres, et elle résolut de les réunir dans un magnifique ouvrage, afin que toutes unanimement vinssent rendre hommage à leur Créateur. Elle choisit pour ce monument de la reconnaissance un objet destiné à ce qu’il y a de plus grand, de plus auguste dans notre sainte religion, l’aube que revêt le prêtre pour la sainte messe. Ce beau travail semblait présenter de grandes difficultés d’exécution; mais tout devient facile avec le secours de Dieu: Dieu nous aide toujours à faire ce qu’il nous demande. Notre chère déposée prit du fil très fin et fit d’abord les carrés d’un réseau extrêmement délicat sur lesquels devaient être représentées toutes les merveilles de la nature. Ces carrés, qu’elle semblait travailler plus encore avec son coeur qu’avec ses doigts, n’étaient pas terminés, que la Providence lui envoyait les artistes nécessaires à l’exécution de son projet. Deux jeunes prétendantes vinrent s’adjoindre à nos soeurs, pour dessiner et broder le chef-d’oeuvre. il se compose de trois cent soixante carrés d’une perfection achevée. Le premier représente Dieu le Père. Comme partout, il réside en souverain sur son trône; à ses pieds viennent se confondre, dans un concert de bénédictions et de louanges, une partie des êtres de la création. Puis viennent les anges. Ces fidèles messagers d’en haut sont représentés exerçant chacun la mission qui lui a été confiée. Ici c’est l’ange Raphaël, guidant le jeune Tobie; là les trois enfants dont parle l’Écriture et qui furent préservés des flammes de la fournaise par la rosée bienfaisante que répand sur eux l’un de ces envoyés célestes. La pluie, la rosée, la neige, le brouillard figurent à leur tour, et s’y distinguent parfaitement. On voit ensuite le soleil avec ses rayons, le firmament parsemé d’étoiles, notre terre avec ses volcans, ses fleuves, ses montagnes, ses rochers et ses mers. Les animaux s’y trouvent réunis comme dans l’arche: le pinson gracieusement perché sur une branche, l’aigle planant dans les airs, l’abeille puisant dans le calice d’une fleur le miel que Dieu y         a déposé pour elle. Plus loin, c’est le lion avec sa  crinière hérissée, le serpent maudit de Dieu rampant dans la poussière; une foule d’autres animaux s’y montrent tour à tour. Près d’eux se dessinent, en points de différentes sortes, des fleurs, des arbres et des fruits. On remarque aussi Adam et Ève dans le Paradis terrestre; les patriarches, les prophètes, les saints de l’ancienne loi; les apôtres, les martyrs, saint Étienne voyant les cieux ouverts tandis qu’on le lapide. Tout y est distinct et facile à reconnaître. La perfection et le fini du travail font de chaque carré un véritable petit tableau. On les a disposés par rangs, selon les versets du cantique Benedicite.

« Chaque ordre religieux tient sa place dans ce superbe ouvrage, et y est représenté par son fondateur: notre bienheureux Père, avec ses ornements d’évêque tout brodés en relief; notre sainte Mère, avec notre habit; saint François d’Assise et sainte Claire, avec

leur robe de bure; saint Bruno, saint Bernard, saint Dominique, sainte Thérèse, avec le costume de leur ordre. Et, pour parachever l’oeuvre, on a inscrit sur le feston, en lettres grecques et latines, ce verset du cantique : Benedicamus Patrem et Filium cum sancto Spiritu : laudemus et superexaltemus eum in saecula. Une demoiselle dévouée à notre Mère fit exprès un long voyage, pour apprendre à faire un certain point de broderie qui lui servit à réunir tous les carrés, lesquels forment ensemble une magnifique dentelle.

« On trouvera peut -être que nous nous étendons beaucoup sur ce sujet; mais Dieu, qui enseignait à Moïse la forme de tous les détails des ornements sacrés, ne pouvait-il pas montrer à sa servante ce qui lui était agréable? Cette pensée nous explique l’importance que notre Mère attachait à ce travail, le soin qu’elle y apporta et sa joie de le voir si bien exécuté. Tous ceux qui l’étudient l’admirent et en louent les habiles ouvrières. Mais il doit surtout attirer et réjouir les regards de Celui pour qui il a été fait avec tant d’amour. Cette aube est pour nous une précieuse relique dont nous ne nous permettons l’usage que dans les occasions signalées.»

 

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CHAPITRE XXXVII

LA LITURGIE ROMAINE — LA PART QUE LA BONNE MÈRE PRIT A SON RÉTABLISSEMENT — VISITE DE MGR MARILLEY, ÉVÊQUE DE FRIBOURG — IL AIDE MGR COEUR A SE CONFIER A LA BONNE MÈRE LE BIEN QU’ELLE FAIT A MGR COEUR — LA FOI DE LA BONNE MÈRE EN L’IMMACULÉE CONCEPTION —  LE MONASTÈRE CÉLÈBRE CETTE FÊTE AVEC UNE POMPE INACCOUTUMÉE — VUE QUE LA BONNE MÈRE Y REÇOIT

 

La bonne Mère, depuis longtemps, nourrissait dans son âme le désir de voir toute l’Église revenir à la liturgie romaine; elle désirait retrouver autour d’elle ce qui l’avait si vivement impressionnée dans son enfance; mais que pouvait-elle faire, elle pauvre religieuse cachée dans son cloître? Elle pensait qu’il n’était même pas à propos d’en parler à qui que ce fût, car c’eût été soulever des orages. La plupart des diocèses de France, celui de Troyes en particulier, venaient de rééditer des livres de liturgie, des missels, des bréviaires, des heures à l’usage des fidèles, selon le rite adopté depuis longtemps déjà dans ces diocèses particuliers. Ni son confesseur, ni les prêtres, ni les professeurs de théologie qui venaient la voir, n’avaient pu remarquer le désir de la Mère Marie de Sales. Or voici qu’un jour du mois de mars 1845, à la sainte messe, elle demande à Notre-Seigneur la grâce de pouvoir l’entendre prier comme on le priait à Soyhières et à Fribourg, et d’en donner le sentiment au jeune confesseur qui disait la sainte messe. Après la sainte messe, le confesseur vient au parloir et dit à la bonne Mère : « Je vais aller trouver Monseigneur (Mgr Debelay était alors évêque de Troyes), et lui demander de dire le bréviaire romain. » La bonne Mère sourit doucement, et dit: « Eh bien, allez. »

« Monseigneur, dit le jeune prêtre, je viens vous demander la permission de dire le bréviaire romain. — En droit, répond Mgr Debelay, tout prêtre peut le dire; restent les défenses particulières des évêques. — Voulez-vous, Monseigneur, me donner l’absolution à l’avance de ce péché-là? » Le bon évêque sourit, et, frappant sur l’épaule du jeune prêtre, il lui dit « Allez, mais ne me faites pas d’affaires avec cela. —Vraiment si, Monseigneur, je veux vous en faire. —Lesquelles? — Avant peu vous deviendrez archevêque. — Vous croyez? » dit Mgr Debelay; et il se mit à rire de tout son coeur : la cause était gagnée. La bonne Mère, en entendant le récit de cette démarche, dit simplement : « C’est une bonne chose qui ne restera pas là. La France a besoin d’être unie à Rome pour passer à travers les dangers qu’elle a à courir. »

Quelque temps après, le jeune confesseur, qui avait été professeur au grand séminaire, fit part à M. le supérieur de la tentative qu’il avait faite auprès de Monseigneur. L’ordination de la Trinité approchait. Le jeune confesseur demande à la bonne Mère si elle pensait que l’on pût demander à Monseigneur que les nouveaux sous-diacres prissent le bréviaire romain. « Je vais prier pour cela, » répond-elle. Et le lendemain elle lui dit : « L’on peut aller faire cette démarche. » Fort de cette parole, le jeune prêtre va dire à M. le supérieur qu’il est bien probable que Monseigneur accordera. Le digne M. Roger, supérieur du grand séminaire, passant par-dessus toutes ses habitudes de ne rien demander, de ne rien innover, va trouver Monseigneur, et obtient immédiatement et très gracieusement l’autorisation désirée. Tous les nouveaux sous-diacres prennent le bréviaire romain, et à l’avenir on n’en prendra plus d’autre.

Mgr Debelay se mit franchement à la besogne, et commença par préparer les moyens de ramener promptement son diocèse à la liturgie romaine. Ce n’était pas chose facile : outre l’attachement du clergé et des fidèles à la liturgie troyenne dans laquelle ils avaient été élevés, on avait à lutter contre un parti ardent et intelligent, qui se servait de tout pour empêcher le rétablissement de la liturgie romaine. On faisait la comparaison de la liturgie troyenne avec celle qu’on voulait introduire La liturgie troyenne, disaient-ils, est plus littéraire, ses hymnes sont variées, elle se compose, en général, de textes de la sainte Ecriture, admirablement appliques au sens de la fête qu’on célèbre Ses leçons sont épurées par la plus saine critique. Enfin l’office est court, plus facile à dire et plus intéressant, puisqu’il fait la plus grande

part aux saints du diocèse. Telles étaient les objections que de bons prêtres venaient faire à la Mère Marie de Sales. Elle y répondait en disant: « C’est à l’Église à nous dire comment il faut prier; on prie toujours bien avec le pape; la poésie du paradis n’est peut-être pas la même que celle de la terre. Le bon Dieu ne se laisse pas prendre aux belles phrases; ce n’est pas avec de l’esprit qu’on gagne le Sauveur; la dévotion aux saints n’a qu’à gagner lorsqu’on en honore un plus grand nombre; s’il faut plus de temps pour prier, on en emploiera moins à ne rien faire. »

Le grand vicaire, M. l’abbé Chevalier, ancien professeur de théologie, vint souvent voir la Mère Marie de Sales pour l’entretenir de ce qui se préparait, se féliciter avec elle de cette grande oeuvre et la recommander à ses prières.

C’était, en effet, une grande oeuvre; c’était un mouvement imprimé qui allait se répandre, s’irradier par toute la France. La Providence se servit-pour cela des moyens qu’elle aime à employer dans toutes les choses de grande conséquence.

Mgr Debelay venait d’être nommé à l’archevêché d’Avignon, et, dans l’intervalle de la succession, on avait vivement travaillé à démolir ce qu’il avait fait pour la liturgie. Deux camps s’étaient formés dans le diocèse de Troyes, et chacun combattait avec ardeur pour son drapeau. Les opposants avaient réussi à surprendre la bonne foi de M. l’abbé Coeur, désigné pour succéder à Mgr Debelay. Ils s’étaient servis pour cela de certaines tendances un peu libérales de l’ancien professeur de la Sorbonne. Il ne leur fut pas dIfficile de persuader à Mgr Coeur que les difficultés qui pourraient lui être faites ne viseraient absolument que sa personne; que la liturgie n’était qu’un prétexte à des gens qui ne voulaient autre chose que de se rendre les maîtres du diocèse. L’âme confiante de Mgr Coeur se laissa prendre à ces filets, et en arrivant à Troyes il ne vit plus dans ses prêtres que des amis et des ennemis personnels. Les prétendus amis de Mgr Coeur, — car l’homme se trouve partout, — ne tardèrent pas à éloigner de l’évêque et de son administration ceux qui ne partageaient pas leur manière de voir. Plusieurs vinrent voir la bonne Mère; elle leur dit qu’elle prierait pour eux, les consola, et, les encourageant à souffrir pour Dieu, elle leur prédit que ce n’était qu’une épreuve momentanée, et qu’ils reviendraient à leur poste; Monseigneur changerait de manière de voir, et il leur accorderait la confiance que leur patience et que la sainteté de leur cause méritaient. Le jeune aumônier de la Visitation avait été aussi désigné pour suivre le même sort que ces prêtres vénérables, et il s’effrayait d’avoir à quitter un ministère où il lui semblait que Dieu l’appelait de préférence. Déjà on lui avait nommé un successeur, et ce successeur était venu prendre connaissance des lieux et des choses pour aller dire à Monseigneur qu’il acceptait le poste d’aumônier de la Visitation. La bonne Mère, un peu émue à la première nouvelle de cette tentative, ne dit pas un seul mot; mais, revenant le lendemain, elle dit avec énergie : « Tout cela n’est rien, cela tombera. Le bon Dieu me garde ce qu’il m’a donné. » Elle disait vrai. On eut beau ensuite employer tous les moyens possibles, dire à Monseigneur que le jeune aumônier se réservait la confiance exclusive du monastère, que toutes les âmes étaient fermées à qui ce fût; on eut beau engager Monseigneur à faire des enquêtes pour mettre au jour des difficultés, des embarras, des oppressions de conscience dont l’aumônier était, avec la Mère Marie de Sales, l’auteur et l’instigateur, les enquêtes. se terminèrent ainsi que l’avait prédit la bonne Mère, par un retour si doux et si consolant de Mgr Coeur, qu’on ne put y voir qu’une action directe de la charité divine. Mgr Coeur en fut lui-même si consolé, que les dernières années de son épiscopat furent pour lui, ainsi qu’il le disait, le baume versé sur les plaies des premières années.

Le public savait cette lutte contre la liturgie romaine, la presse en retentissait. De nombreux diocèses s’émouvaient, et, prenant part à la lutte, prenaient aussi part au retour désiré. Le nonce apostolique encourageait, au nom du saint-père, les évêques qui prenaient cette initiative, et il les secondait de ses conseils. Les séminaires entraient dans cette voie, et un grand nombre de prêtres zélés s’appliquaient à répandre cette bonne détermination parmi leurs confrères. Le mouvement fut si énergique, que, pendant ces sept années où l’on combattait dans le diocèse de Troyes, plus de la moitié de la France avait fait retour à la liturgie romaine, et le reste l’avait adoptée en principe. Tel fut le résultat de-la prière de la bonne Mère. Elle disait souvent, après cette grande révolution : « La France n’a plus rien à craindre maintenant, elle est rivée tout entière à l’Église catholique. » Nous verrons, au chapitre qui traitera particulièrement de ce que la bonne Mère a souffert, combien elle paya cher la liturgie romaine.

Elle subissait déjà l’épreuve depuis quelque temps, lorsque Dieu lui procura une consolation marquée et qui eut les résultats les plus heureux. Mgr Marilley, évêque de Fribourg, venait de subir une longue captivité au château de Chillon. Martyr de la défense de l’Église, il avait à ce titre toutes les sympathies de la bonne Mère; mais il était de plus l’évêque de son diocèse et le supérieur de sa maison de profession; elle lui avait voué un respect et une obéissance complètes. Elle ne s’en tenait pas à de simples sentiments, elle lui envoyait chaque année une aumône qu’elle prélevait sur les ressources très limitées de la maison de Troyes. Le premier usage que Mgr de Fribourg fit de la liberté qu’on lui avait rendue, fut de venir visiter la bonne Mère à Troyes. Il désirait la voir, l’entretenir de ses projets pour le rétablissement de la paix dans son diocèse et se consoler près d’elle de la longue épreuve qu’il venait de subir. Il lui parla longuement du monastère de Fribourg, lui assurant que cette maison avait toujours conservé ses bonnes traditions et qu’elle était le soutien et la consolation de son évêque. Non content d’avoir témoigné aux soeurs du monastère de Troyes sa confiance et sa vénération pour leur Mère, il fit aux soeurs de charité de Saint-Vincent-de-Paul et à leurs enfants, qu’il alla visiter, une allocution où, après leur avoir donné des nouvelles d’une de leurs anciennes compagnes, supérieure des soeurs de charité de Genève, il ajouta:  « Je suis venu pour voir une de mes filles spirituelles, la soeur Marie de Sales Chappuis, religieuse de la Visitation de Fribourg. Elle est en grande estime dans son monastère de Troyes, et je la sais en vénération dans toute la ville. Eh bien! mes enfants, voyez la bonté de Dieu et combien il nous rend facile la pratique du bien lorsqu’on veut réellement le servir. La soeur Marie de Sales est d’une très nombreuse famille; elle a eu cinq frères et cinq soeurs. Quatre de ses soeurs se sont faites religieuses; deux de ses frères sont morts jeunes, deux autres sont religieux. Une seule de ses soeurs et un seul de ses frères se sont engagés dans les liens du mariage. Ils y ont vécu saintement; c’est une vraie famille de prédestinés. Est-ce que Dieu leur a fait plus de grâces extérieures qu’à d’autres? Non, mes enfants; car tous sont nés et ont passé les premières années de leur vie dans une auberge; leur père était aubergiste. Mais ils ont su se conserver en écoutant les leçons et en suivant les exemples de leur père et de leur mère, qui étaient de parfaits chrétiens. Ils ont su, au milieu de tout ce qui les environnait, conserver leur coeur exempt du monde, et leur âme dans la pureté et la sainteté que Dieu nous recommande. Il faut donc vous encourager en voyant de si beaux exemples. Ce que ceux-ci et celles-là ont fait pour Dieu, ne pourrions-nous pas le faire nous-mêmes? car Dieu proportionne la grâce aux besoins que nous en avons. »

Mgr Marilley dit de plus à Mgr Coeur que la bonne Mère était une personne très remarquable au point de vue du jugement pratique et de l’intelligence de sa charge. Visitant ensemble une chapelle des pensionnaires de la Visitation dédiée à Notre-Dame de Bon Conseil, il dit agréablement en se tournant vers la bonne Mère: « Eh bien! voici la Mère des bons conseils. » Outre les consolations que procurait à la bonne Mère la visite de son évêque et cher père en Dieu, elle en eut une spéciale dans le lien que cette visite établit entre elle et Mgr Coeur. Mgr l’évêque de Troyes, rempli de vénération pour son digne collègue de Fribourg, avait recueilli de sa bouche des témoignages si favorables de la Mère Marie de Sales, qu’il pensa prudent de référer à son avis plusieurs questions fort délicates.

Son éducation cléricale l’avait jeté sur certains points que l’Église n’avait pas encore décidés, en dehors des doctrines les plus généralement reçues. Une partie de son clergé, la partie la plus intelligente et la plus saine, ne le voyait pas sans peine s’engager dans cette impasse qui lui attirait toute espèce d’embarras et d’angoisses. Mgr Coeur ne se faisait pas illusion : il comprenait bien que la lutte en faveur de la liturgie romaine resterait victorieuse, et qu’il faudrait capituler. Mais cette capitulation lui était dure, et il cherchait à mettre au moins de son côté certaines apparences de bon vouloir. Il se retranchait derrière les défauts de forme et de convenance que certains esprits trop ardents avaient apportés soit dans les procédés, soit dans la discussion. Cette manière de se défendre aboutissait toujours fatalement à des questions de personnes, et de là des récriminations et des luttes. Le diocèse de Troyes présentait alors le spectacle d’une division ardente, où les chefs de l’un et de l’autre parti ne suivirent pas exactement les règles de la charité. Mgr Coeur put alors faire la remarque que ceux qui prétendaient marcher avec lui n’étaient pas toujours les plus sincères et les plus désintéressés. Qu’allait-il faire? Il pensa qu’il fallait prendre conseil en dehors des combattants. Il vint à la bonne Mère Marie de Sales. Celle-ci lui conseilla d’aller doucement et de revenir insensiblement sur ses pas. Elle lui promit que Dieu le récompenserait de son sacrifice et l’amena à changer la ligne qu’il avait suivie, à s’inspirer parfois du sentiment des prêtres vénérables qui, sous la précédente administration, avaient rendu des services importants au diocèse. Mgr Coeur parvint ainsi au terme de sa carrière. Il fit bien encore, de temps à autre, quelques excursions plus ou moins remarquées sur son ancien terrain, mais il affirmait a la bonne Mère qu’il voulait sauver son âme et se donner à la volonté divine sans mesure. C’était bien en effet son désir, et Dieu lui en aura donné la récompense. Les lettres qu’il a écrites à la bonne Mère montrent quel prix il attachait à sa prière et combien il vénérait sa vertu. En voici quelques passages: « Je n’hésite jamais à faire ce que vous voulez, bien persuadé que Dieu vous aime et vous inspire. — C’est toujours saint François de Sales, votre excellent père, qui parle et respire en vous; c’est son esprit qui vous anime. Que Dieu vous rende mille grâces en retour de vos consolations, et continuez à prier pour moi qui souffre, vous le savez, un tourment continuel et des angoisses inexprimables. — Dans ma vie si occupée, si agitée quelquefois, je trouve mon repos et mon refuge dans le souvenir de la Visitation. Si je ne puis me recueillir assez, si les affaires viennent m’appesantir, je sais, ma bonne Mère, que vous ne cessez de prier pour moi. C’est mon espérance et ma force.» Lorsque Mgr Coeur fut enlevé à son diocèse, d’une manière si prompte, par une attaque d’apoplexie foudroyante qui ne lui laissa que bien peu d’instants pour s’occuper de sa conscience, notre Mère fut rassurée et consolée par le souvenir d’une lettre qu’il lui avait écrite après une maladie qu’il avait faite quelque temps auparavant. « Il a plu au Seigneur, disait-il, de me visiter dans l’infirmité; je l’en remercie. Il m’a rappelé à la santé; je l’en bénis. Mais s’il m’avait redemandé mon âme, je l’aurais donnée sans appréhension: mon sacrifice était fait; et, je puis le dire, j’étais prêt. »

Une des grandes preuves des lumières surnaturelles dont la bonne Mère était gratifiée, c’est son jugement assuré et ferme dans toutes les questions de foi. Sa Sainteté Pie IX venait de publier l’encyclique qui convoquait à Rome l’épiscopat catholique pour la définition du dogme de l’Immaculée Conception. Ce fut pour la bonne Mère l’occasion d’affirmer non seulement la vérité du dogme, mais encore l’opportunité de la définition. Elle en parlait dans ce sens aux prêtres qui venaient la voir, et à Mgr Coeur lui-même, qui suivit d’abord une opinion opposée. « Laissez bien, disait-elle à un ancien professeur de théologie, laissez notre saint-père le Pape suivre son sentiment. Son sentiment lui vient directement de Dieu. Or le moment est toujours bien choisi quand c’est Dieu lui-même qui l’indique. »

Puis elle ajoutait: « Je m’étonne toujours de voir dans ce pays des nuances quand il est question de Rome. Chez nous, on ne fait qu’un avec Rome. Quand Rome attend, on attend; quand elle désire, on va au-devant; quand elle parle, on est déjà soumis. »

Aussi la promulgation du dogme de l’Immaculée Conception fut pour elle une grande joie. Elle voulut qu’on en célébrât la fête avec une pompe inaccoutumée. Les cloîtres du monastère, d’un aspect si monastique et si sévère, durent s’orner de guirlandes et de tentures. On tapissa les murs de transparents, de devises et d’emblèmes. Tout le parcours fut illuminé, et il aboutissait à un autel resplendissant de lumières.

Une procession fut organisée. Les pensionnaires, en long voile blanc et portant chacune un étendard aux chiffres de Marie immaculée, ouvraient la marche; venaient ensuite les soeurs et enfin la bonne Mère, portant entre ses mains le tableau de la sainte Vierge, que les premières fondatrices avaient apporté de leur monastère, pour attester ainsi que la divine Mère du Sauveur prenait elle-même possession de la maison. Il y eut sans doute, à ce moment-là, dans la sainte Église, des pompes plus majestueuses et plus grandioses; mais serait-ce une témérité de penser qu’il n’y en eut pas beaucoup qui aient été plus agréables à Dieu et plus réjouissantes pour les anges du ciel? Le pensionnat d’alors était rempli de ferveur. Plusieurs pensionnaires avaient fait à Dieu la promesse qu’elles ont tenue depuis, de n’appartenir qu’à Lui. D’autres, attendant l’expression de la volonté de Dieu sur elles, avaient au coeur la résolution bien ferme de l’aimer et de le servir de toutes leurs forces. Les moyennes, les plus petites couraient sur les pas des aînées, et il y avait, dans ces petites âmes, des fraîcheurs de piété, des splendeurs de foi qui ravissaient ceux qui en étaient témoins.

D’un autre côté, la communauté était composée de filles spirituelles de la bonne Mère: pléiade choisie où il aurait été difficile de distinguer qui avait plus de bonne volonté, plus d’ardeur, plus de dévouement, plus d’amour pour le Sauveur. La bonne Mère, qui comptait pour peu de chose l’extérieur et les manifestations, fut très touchée de cette fête intime; elle en parlait longtemps après. La sainte Vierge lui avait donné des vues spéciales sur l’action qu’elle allait exercer de nouveau dans la sainte Église, sur la protection qu’elle assurait à la France, sur le soin qu’elle prendrait de la communauté, et sur plusieurs des jeunes âmes qui assistaient à cette cérémonie.

Heureuses celles qui ont été aperçues par la bonne Mère! Nous les connaissons, et en vérité elle leur a prédit ce qui leur est arrivé. Elles sont restées de grandes chrétiennes, et Dieu les a largement bénies. On n’a pas oublié cette fête au monastère, et chaque année on la célèbre avec le plus de pompe possible, c’est le voeu de la bonne Mère.

 

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CHAPITRE XXXVIII

ASSOCIATION DE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES

 

Les dix années qui suivirent 1848 avaient été consacrées à la vie intérieure et aux soins spirituels de la communauté. Ce furent les années solitaires de la bonne Mère, années pendant lesquelles elle se prépara, comme dans un cénacle, aux oeuvres qu’elle devait aider ou fonder. Le travail se faisait en Dieu et avec Dieu sur un plan déterminé et avec des fondements si solides, que des cette époque on lui entendait dire : « C’est fait, Dieu n’y reviendra pas .» Une des premières oeuvres extérieures à laquelle elle contribua fut l’association de Saint-François- de-Sales.

L’oeuvre de Saint-François-de-Sales est fondée en vue de défendre et de propager la foi dans les pays chrétiens. Mgr de Ségur en avait conçu l’idée, mais il s’effrayait de la grandeur de l’entreprise. Il s’en ouvrit à la bonne Mère, qui l’encouragea et lui donna les plus fermes assurances de la volonté divine. Il n’en fallait pas davantage pour le décider, aussi lui

écrivait-il, au mois de janvier 1858, une lettre où il la priait d’user de son influence pour établir à Troyes l’oeuvre de Saint-François-de-Sales.

« C’est une grande oeuvre, » dit aussitôt la bonne Mère, et elle s’y employa de tout son coeur, car elle voyait dans le bien immense qui en résulterait une première application des grâces que Dieu lui avait promises.

L’oeuvre fut d’abord établie à la Visitation avec l’agrément de Mgr Coeur, puis canoniquement reconnue dans le diocèse; mais il fallait le souffle de la bonne Mère pour lui imprimer le mouvement et lui donner la vie. Les jeunes pensionnaires, encouragées par elles, organisèrent une association dnt le but était de propager dans le diocèse l’oeuvre de Mgr de Ségur. La bonne Mère avait dit : « Mgr de Ségur est l’homme de Dieu; il reçoit une grande assistance de l’Esprit-Saint; il est surtout particulièrement aimé de Notre-Seigneur, avec qui son âme est en communication intime, et de qui il suit l’impression pour marcher en avant. » N’était-ce pas assurer qu’en travaillant avec lui on recevrait de la surabondance de ses dons?

Aussi vit-on les pensionnaires déployer le plus grand zèle pour entrer en participation des mérites de l’oeuvre de Saint-François-de-Sales. Chaque mois, une lettre circulaire était adressée aux anciennes élèves; on les informait de- tout ce qui s’était fait dans l’association, et on rappelait les merveilles produites dans les âmes, et les grâces que les associés recevaient de Dieu pour eux ou pour leurs familles. Ces récits, joints aux promesses de nouvelles faveurs assurées par la bonne Mère, provoquaient le zèle et contribuaient à faire établir l’oeuvre de Saint-François-de-Sales dans les paroisses.

De son côté, la bonne Mère se dévouait à cette oeuvre de salut. Elle ne se contentait pas de prier, ce qui était beaucoup pour en assurer le succès, mais elle y apportait un concours extérieur actif et constant.

Nommée trésorière de l’oeuvre, elle profitait de ses rapports avec les dames zélatrices pour les encourager, ce qu’elle faisait après chaque réunion, lorsque ces dames venaient lui remettre le montant de la quête. Telle était l’impression qu’on ressentait de l’action de la bonne Mère, que les réunions mensuelles prenaient un caractère de piété et de zèle qui les rendait non seulement précieuses, mais agréables, remplies de douces consolations. Tout s’y passait sous le regard de Dieu; on y rendait un compte détaillé des faits accomplis pendant le mois, et ce compte-rendu était envoyé à toutes les zélatrices, dont les plus ferventes étaient d’anciennes pensionnaires de la Visitation. Quels faits remplissaient ces pages? C’étaient des conversions nombreuses, des grâces signalées et fréquentes, qui faisaient dire au directeur de l’oeuvre un an après sa fondation : « Que d’âmes éclairées sur leur vie! que d’âmes ramenées à la foi et à la pratique des devoirs religieux par les associés de l’oeuvre de Saint-François- de-Sales! Le nombre en est déjà si grand, qu’un bon et saint prêtre pourrait s’en réjouir et s’en faire une couronne, même après une longue et pénible carrière. »

Les conversions avaient cela de particulier, qu’elles portaient avec elles un cachet de simplicité et de sincérité qui rappelait la voie de la bonne Mère. C’étaient des enfants ramenant à Dieu un père, une mère, dans les circonstances les plus touchantes. Une petite fille, associée de l’oeuvre, disait à son père quelques jours avant sa première communion : « Je me prépare à recevoir le bon Dieu; me laisserez-vous aller seule à la sainte table? » Et son père, ému, lui répondait sans attendre de nouvelles instances : « Non, mon enfant, mais j’irai avec toi trouver le bon Dieu. »

Une autre jeune fille remettait une médaille d’associé à son frère au moment de partir pour la campagne de 1870; un combat se livre: le jeune homme reçoit un coup de feu en pleine poitrine, mais la balle vient s’aplatir sur sa médaille. A son retour, il montre à sa soeur cette médaille gondolée. La jeune fille la prend et vient aussitôt la montrer à la bonne Mère comme un témoignage visible de la protection que Dieu assure aux associés de l’oeuvre de Saint-François-de-Sales.

Un vieux père, sur le bord de sa tombe, attendait la mort sans manifester aucun sentiment de foi ni de repentir; on le recommande à l’association, et voici que de lui-même il dit à ses enfants étonnés : « Je ne veux pas m’en aller comme ça! » Et quelques jours après le vieillard, entouré de la famille, venait faire ses pâques à sa paroisse.

Un jeune homme s’était laissé enrôler dans l’association; il consentait même assez volontiers à verser, chaque année, sa petite cotisation. Il tombe malade; mais, au lieu de se tourner vers Dieu, il proteste qu’il ne se confessera pas. Le mal augmente, et, en même temps que son état s’aggrave, sa répugnance pour la confession devient plus marquée. L’ami qui l’avait fait inscrire parmi les associés s’inquiète de cette opiniâtreté et réclame les prières de l’association. On prie , et le malade revient à Dieu et demande, pour se confesser, le prêtre qui lui a fait faire sa première communion. Il se confesse et communie, et pendant les trois semaines qui s’écoulent encore jusqu’à sa mort il édifie sa famille et ses amis par sa résignation et par sa piété. Il ne cesse de prier, et quand la faiblesse l’en empêche, il fait prier ceux qui l’entourent. Peu d’instants avant d’expirer, il envoie chercher deux de ses amis d’enfance dont il connaissait l’indifférence religieuse. Il les engage à réciter près de lui la prière des agonisants, leur conseille d’imiter son exemple, promet de se souvenir d’eux

au ciel, et meurt enfin en prononçant ces paroles — «Voici le moment d’aller auprès de Dieu. »

Combien de protestants ont dû aux prières de l’association des lumières surnaturelles pour sortir de l’erreur et embrasser généreusement la foi catholique! Dans une seule année, sur une population d’environ deux cents protestants, nous avons eu la consolation de constater cinq conversions et huit baptêmes d’enfants nés de mariages mixtes.

Mais, ce qu’on ne saurait exprimer, c’est le bonheur et la paix dont ces retours à Dieu étaient la source abondante. Il faut, pour les comprendre, se rappeler cette parole du plus pieux comme du plus naïf historien de saint François de Sales, le bon Père de la Rivière: «Tout ce qu’a fait mon doux François et tout ce qui s’opère en son nom et en son esprit n’amène que paix au dedans, conciliation au dehors, joie à tous et glorification excellente à Dieu. »

Mais les oeuvres de Dieu ont coutume de recevoir leur consécration de l’épreuve. L’oeuvre de Saint-François-de-Sales devait avoir la sienne. On était à l’époque où l’on discutait la question du pouvoir temporel du pape.

Mgr de Ségur était connu pour son dévouement au saint-siège. On le savait un des plus ardents défenseurs des droits du souverain Pontife, et, comme te], il était mis en suspicion par le gouvernement, qui ne cessait de lui créer des embarras. Craignant pour l’avenir de son oeuvre, il résolut d’en remettre la direction en d’autres mains, et pensa qu’elle ne pouvait êtré mieux assurée qu’en la confiant à Mgr Mermillod. « Lui, disait-il, n’a pas à craindre les tracasseries qu’on me fait ici, et il est mieux placé que moi pour développer l’oeuvre de Saint-François-de-Sales. »

Cependant il ne crut pas devoir s’arrêter à cette résolution avant d’avoir reçu l’avis de la bonne Mère. Il lui écrivit pour soumettre à son jugement toutes les raisons qui l’engageaient à recourir au zèle indépendant de Mgr Mermillod. La bonne Mère répondit qu’il fallait renoncer à ce dessein; que l’épreuve n’aurait qu’un temps bien court, et qu’elle contribuerait grandement à propager l’oeuvre de Saint-François-de-Sales par tout l’univers: ce qui arriva comme elle l’avait prévu.

Il n’entre pas dans notre pensée d’établir que toutes les oeuvres importantes entreprises par l’association de Saint- François-de -Sales aient été inspirées par la bonne Mère; mais ce que je puis affirmer, c’est que son digne et vénéré fondateur recourait à elle dans toutes les questions importantes et difficiles.

 Et, comme si Dieu voulait encore rattacher l’oeuvre à l’action morale et spirituelle de la bonne Mère, la Providence, en choisissant un successeur à Mgr de Ségur, a confié la direction de l’association de Saint-François-de-Sales à M. l’abbé Gossin, dont la famille n’a cessé de consulter et de vénérer la bonne Mère, et dont le père a été-un des enfants spirituels -les plus aimés et les plus fidèles.

 

 

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CHAPITRE XXXIX

CRÉATION DES ŒUVRES DE JEUNES OUVRIÈRES

 

La bonne Mère recevait de Dieu l’assurance que les effets de la charité du Sauveur allaient se manifester au dehors. Pendant tout le carême de 1857 elle avait particulièrement souffert, et elle affirmait qu’il allait sortir de la croix une vertu pour racheter un grand nombre d’âmes. D’un autre côté, elle s’affligeait de la perte de la foi, et elle voyait avec peine.

            L’ignorance et l’irréligion gagner du terrain parmi le peuple. Le confesseur de la maison et une demoiselle très pieuse et très zélée, Mlle Julie Beaugrand, qui connaissait un grand nombre de jeunes ouvrières, venaient souvent faire à la bonne Mère le tableau des misères spirituelles de cette partie nombreuse de la population de la ville et lui demander des prières.

Pendant l’avent de cette même année 1857, la bonne Mère eut un attrait spécial pour demander à Dieu de manifester sa volonté pour le salut des âmes, et de faire entrer dans les voies du zèle et de l’apostolat celles qu’il s’était choisies à cet effet. Dieu lui donna un sentiment très vif de ce qui se passait en Lui pour cela; et la bonne Mère redit fréquemment à son confesseur qu’elle recevait de grandes lumières sur ces paroles du Psalmiste : Vias tuas demonstra mihi, et semitas tuas edoce me. Seigneur, découvrez-moi vos voies, et dites-moi où vous dirigez vos pas.

Vers le milieu de 1858, M. l’abbé Chevalier, supérieur de la Visitation, avait dit au confesseur qu’il était à propos de fonder une oeuvre pour la protection de la jeunesse. La bonne Mère, qui faisait faire ordinairement ses commissions à la sainte Messe, inspirait presque tous les jours au commencement de la messe la pensée de créer quelque chose qui pût donner à la jeunesse ouvrière le moyen de se conserver dans la foi et les bonnes moeurs.

Une circonstance toute fortuite donna l’occasion de fonder alors les oeuvres de jeunes filles, et cette demoiselle, amie de la bonne Mère, fut priée de se charger de la direction de la principale maison.

Ces oeuvres ont une organisation qui mérite l’attention du lecteur; elles diffèrent des autres institutions de ce genre en plusieurs points. Les jeunes filles de ces oeuvres se divisent en deux classes : les externes, ou simplement les patronnées, et les pensionnaires.

Les externes forment une congrégation de jeunes filles qui se réunissent chaque dimanche dans une maison spéciale, sous la conduite de directrices dévouées, dont le but et les efforts tendent à conserver et à augmenter la foi et les pratiques religieuses dans leurs jeunes protégées.

Il n’entre pas dans notre sujet de nous étendre sur le règlement de ces réunions ni sur les moyens mis en oeuvre pour les rendre attrayantes et utiles. Outre ces réunions, les jeunes patronnées reçoivent en particulier les conseils et la direction de leurs directrices, et elles usent de leur appui et de leur dévouement dans toutes les circonstances où elles en

ont le besoin.

Les pensionnaires demeurent à la maison; elles observent un règlement doux et facile, selon l’esprit de saint François de Sales. Elles se divisent en deux catégories celles qui travaillent à la maison et celles qui travaillent au dehors. Celles qui travaillent à la maison ont la libre disposition de ce qu’elles gagnent; elles sont ouvrières à leur compte, et elles commencent ainsi de bonne heure à s’initier aux difficultés de la vie, étant obligées de pourvoir à leur nourriture dès leur début dans la carrière qu’elles sont appelées à parcourir. Lorsqu’elles ont été formées à cet apprentissage de la vie et qu’elles présentent des garanties de courage et d’énergie suffisantes, elles vont travailler au dehors et s’accoutument aux luttes

de l’avenir sous la protection maternelle de leurs directrices. On ne saurait trop recommander cette manière d’élever les jeunes ouvrières; car, si l’éducation solitaire et séparée dans les ouvroirs de jeunes filles a son avantage pour les conserver bonnes dans leur première jeunesse, elle a bien ses dangers lorsque ces jeunes filles apparaissent pour la première fois dans le monde, où elles vont être abandonnées dangers manifestés, hélas! par une expérience presque sans exception; tandis que les jeunes filles des oeuvres, aguerries de longue date à ces combats, se soutiennent vaillamment et avec honneur.

Il semblerait tout d’abord que l’établissement de ces sortes d’oeuvres serait d’une exécution facile ; il présente, au contraire, des difficultés sans nombre il faut des ressources d’argent, de personnel. L’argent et le personnel obtenus, il reste encore les embarras inhérents à la nature d’une telle oeuvre. Au dedans, le caractère mobile de la jeune fille, les susceptibilités inséparables de leur âge; au dehors, le peu de sympathie des femmes pour des réunions de jeunes filles de cette condition, l’impossibilité d’y intéresser les hommes.

D’ailleurs de nombreux essais avaient échoué, et ces essais avaient été tentés par des personnes bien autrement autorisées. Ici il fallait tout créer: le personnel, les ressources; on n’avait rien, mais la bonne Mère priait. Une de ses amies, bonne et sainte demoiselle, apporte cent francs; on se met en marche avec ce bagage. Mlle Julie Beaugrand trouve dans quelques compagnes de son travail et de sa piété des auxiliaires remplies de bonne volonté. L’oeuvre est créée : une première, une seconde maison s’ouvrent pour recevoir les jeunes patronnées.

Ces maisons ne sont d’abord que de pauvres masures qui protègent à peine le troupeau contre les intempéries; mais, grâce à une amie de la bonne Mère, Mlle B. Daignez, et à l’une de ses nièces, aussi fille spirituelle de la bonne Mère, les masures deviennent des locaux quasi confortables. Ce ne sont plus seulement des patronnées, ce sont des pensionnaires qui viennent s’y réfugier, et qui trouvent sous ce toit hospitalier la nourriture, le logement et la protection qui leur manqueraient totalement au milieu de l’isolement et des périls d’une grande ville.

Ces oeuvres doivent ne pas porter le cachet des ouvroirs ordinaires; elles se composent de jeunes filles libres de leur personne et de leur argent, qui ne voudraient pas s’assujettir à une règle monastique, mais qui se rangent facilement aux habitudes d’une maison chrétienne. Avec l’avis de la bonne Mère, le moyen est trouvé, le fonctionnement s’opère, et bientôt des fruits abondants se révèlent. Cinq cents jeunes filles viennent demander à être de l’oeuvre, les unes à titre de patronnées, les autres à titre de pensionnaires.

Un cachet particulier s’attache à elles, c’est celui d’une foi profonde. Le pape Pie IX en avait fait la promesse au fondateur: « Elles auront la bénédiction des premiers enfants de l’Église, » lui avait dit le Saint-Père.

En peu d’années plus de cinquante jeunes filles entrent dans différentes communautés religieuses, et en font l’édification par leur docilité, leur piété, et surtout par l’ardeur et la fermeté de leur foi. L’esprit chrétien se développe aussi en pratiques de charité spirituelle; Plusieurs ramènent à Dieu des membres de leur famille, et elles étonnent ceux I qui les suivent du regard dans cet apostolat, par la sagesse et la prudence de leurs démarches et de leurs paroles.

Elles ne sont pas moins dévouées à la charité corporelle. Je ne citerai qu’un seul trait. Une jeune patronnée, Julie Daubonne, s’aperçoit pendant une promenade qu’une de ses compagnes manque des choses les plus nécessaires; elle la questionne discrètement, et les réponses de la jeune fille lui confirment ce qu’elle avait déjà deviné. La mère de la jeune compagne, pauvre veuve, n’a ni linge ni vêtement convenables pour elle et pour ses filles. Son travail et celui de sa fille aînée ne suffisent pas au pain de chaque jour. Que fait Julie? Dès le lendemain de cette découverte, elle se lève de grand matin afin de pouvoir être plus libre, va droit a un placard où se trouvait son petit trousseau, et prend six chemises neuves qu’elle s’était fait faire pour elle, avec le salaire de ses premières journées après son apprentissage : c’était tout ce qu’elle possédait. Ces premières pièces de monnaie qu’elle avait gagnées lui avaient apporté tant de jouissances! « C’est si bon, disait-elle, de pouvoir enfin gagner quelque chose! » Elle avait déjà fait un gros sacrifice en les employant pour une acquisition utile, mais en face du besoin de sa compagne elle ne tient plus à rien; son précieux paquet sous le bras, elle arrive à la maison de la jeune fille. C’est avec des larmes de reconnaissance qu’on accepte le cadeau de Julie; et celle-ci, heureuse d’avoir fait cette action sans que personne s’en aperçoive, se rend à sa journée. Mais la jeune fille ne peut garderie secret; la bonne Mère l’apprend, fait venir Julie, lui remet un autre paquet renfermant aussi six chemises neuves, et lui ajoute :

« Ma fille, voilà ce que je vous rends, mais le bon Dieu vous accordera un autre vêtement; vous serez visitandine, et notre saint Fondateur vous fera votre petite dot. Peu de temps après, Julie Daubonne entrait à la Visitation de Meaux, où elle recevait le nom de soeur Marie de Sales, en souvenir de celle qui lui avait obtenu sa vocation.

 

 

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CHAPITRE XL

EFFICACITÉ DES OEUVRES — VOCATIONS RELIGIEUSES — DÉVOUEMENTS — FAMILLES CHRÉTIENNES — COMBIEN LA BONNE MÈRE AIMAIT ET ESTIMAIT LES DIFFÉRENTES COMMUNAUTÉS

 

 

Depuis la grande révolution, les vocations étaient devenues rares parmi les jeunes ouvrières; on les comptait de loin en loin. Les oeuvres semblaient les faire germer comme un fruit spécial : un grand nombre de jeunes filles entrèrent dans la vie religieuse. Nous ne saurions suivre toutes ces jeunes filles là où l’esprit de Dieu les a portées; mais il nous semble bon de jeter un regard au moins sur les premières qui donnèrent cet élan, si heureusement suivi.

La première qui ouvrit la voie fut Mlle ***; Dieu lui fit cette grâce en récompense de son dévouement à l’oeuvre de la paroisse de Saint-Nicolas de Troyes, dont elle fut une des premières zélatrices. Son ardeur pour le salut des âmes et son amour du prochain lui firent choisir la vocation des filles de saint Vincent de Paul. Bientôt, après sa première probation, elle fut envoyée en Espagne. Ses supérieurs jugèrent qu’elle trouverait dans sa grande foi les ressources nécessaires pour surmonter toutes les difficultés d’une mission laborieuse et délicate. Ils ne se trompèrent pas; sa grande sagesse sut aplanir les difficultés de fondation éprouvées et entretenir l’harmonie entre toutes les personnes qui vivaient avec elle, et qui avaient à concourir à ses oeuvres.

Fille de saint Vincent de Paul par l’ardeur du zèle, elle est restée fille de saint François de Sales par le coeur. Je regrette de ne pouvoir citer ici les lettres qu’elle a écrites à ses anciennes compagnes. C’est toujours avec elles qu’elle se trouve; c’est pour elles qu’elle travaille; elle les voit dans les compagnes qui l’entourent; elle les aime dans les âmes qu’elle console et qu’elle fortifie. Elle voudrait parfois se trouver auprès d’elles; mais elle sent qu’il leur est plus avantageux qu’elle fasse le sacrifice de ce désir, et que son affection va s’accroître en la mesure de ce qu’elle sacrifie pour elles. Une autre fois, c’est à sa mère qu’elle écrit. Toutes les tendresses sont dans ses lettres, elle vit pour sa mère; c’est à elle qu’elle envoie tout ce que le bon Dieu lui donne. Elle ne peut s’acquitter envers elle, mais elle lui demande de regarder le Sauveur attaché à sa croix et de lui dire: C’est de vous que j’attends mon secours, car c’est pour vous que ma fille aime et se donne loin de moi. Elle voudrait voir sa mère, mais le bon Dieu lui a dit que sa mère serait mille fois plus heureuse de la revoir dans le ciel; elle croit à cette parole et lui donne rendez -vous auprès de son père qui les attend. C’est la fille de la Mère Marie de Sales sous l’habit de soeur de Charité; encore une fois c’est sa doctrine, c’est sa manière agissant dans les oeuvres extérieures, les vivifiant et leur donnant la grâce et la fécondité.

Nous avons déjà pu remarquer combien la bonne Mère aimait les enfants de saint Vincent de Paul. Son amie la plus dévouée et la plus confiante, elle l’avait trouvée dans la soeur Thérèse, qui avait elle-même fondé la première maison des filles de la Charité à Troyes, après le rétablissement des maisons religieuses. Le respect de la soeur Thérèse et sa vénération pour la bonne Mère étaient partagés par sa communauté, et les filles spirituelles de la soeur Thérèse ne quittaient jamais la maison, pour aller fonder d’autres établissements, sans emporter avec elles la dévotion à la Mère Marie de Sales. Nous nous souvenons encore de l’empressement que plusieurs ont mis à venir, après le choléra de 1849, remercier la bonne Mère des prières qu’elle avait faites pour elles, et de la protection sensible qu’elles avaient éprouvée de son secours.

C’est près d’elle qu’elles venaient chercher des lumières pour commencer de nouvelles oeuvres, et elles affirmaient qu’elles se sentaient merveilleusement aidées, lorsqu’elle voulait bien se charger devant Dieu de la responsabilité de leurs entreprises. L’administration du département de l’Aube ayant demandé aux soeurs de Charité si elles voudraient se charger des prisons de la ville de Troyes, la bonne Mère les avait engagées à accepter.

La soeur Antoinette fut chargée de ce rude ministère; elle vint prendre les conseils de la bonne Mère et se mettre sous la protection de sa prière. « Je ne comprends pas, disait bientôt cette soeur, que le bon Dieu fasse tant de merveilles parmi ces pauvres prisonniers: ils sont d’un respect, d’une docilité extraordinaires pour nous; ils témoignent une bonne volonté si grande et une foi si vive, que je ne puis l’attribuer qu’à la bonne Mère! » Aussi soeur Antoinette aime-t-elle à venir retremper son âme dans de pieux entretiens avec la bonne Mère, et s’encourager en lui disant ce qu’elle avait obtenu de ces pauvres gens. « La prison, disait-elle encore, est vraiment devenue comme une communauté. Non seulement ils s’approchent des sacrements, mais ils le font avec une piété et une foi qui nous édifient.»

Une autre soeur, Julienne J***, lui avait dit en partant: « Ma Mère, je vous emmène avec moi; je ne ferai pas la moindre chose sans vous. » Quelques années après, la soeur Julienne *** revenait voir la bonne Mère, et c’était avec une émotion bien vive qu’elle lui redisait combien le bon Dieu avait béni cette nouvelle maison, et qu’elle racontait une foule de grâces dont elle remerciait la bonne Mère. Ces détails feront comprendre combien la bonne Mère encourageait la vocation de celles qui désiraient se donner à saint Vincent de Paul.

D’autres jeunes filles, attirées par la bonne odeur qui se répandait tout autour de la bonne Mère, voulaient devenir tout à fait ses filles, et il serait difficile de dire le nombre de celles qui sollicitèrent cette faveur. Mais la bonne Mère faisait comprendre que la vocation du cloître est le partage du petit nombre, et qu’elles devaient se contenter de servir Dieu dans la vie commune; elle les encourageait en même temps à conserver le désir de se donner intimement à Dieu. Aussi le suprême bonheur, la plus haute récompense était-elle pour les jeunes filles de voir un instant la bonne Mère, d’entendre d’elle un seul mot. Cependant plusieurs, sur son-avis, ont été admises dans différents monastères de la Visitation, et elles ont constamment témoigné qu’elles voulaient être les filles dévouées des enseignements et du coeur de la bonne Mère.

Il y a, au diocèse de Troyes, une congrégation de soeurs enseignantes sous le nom de soeurs de la Providence, fondée par un saint prêtre, M. l’abbé Boigegrain. Revenu de l’exil, où il avait passé les premières années de son sacerdoce, M. Boigegrain avait pensé que, pour réparer les ruines de la révolution, il devenait nécessaire d’établir des institutrices religieuses, afin de suppléer à l’éducation qui cessait d’être chrétienne dans la plupart des familles. Il avait fait appel aux jeunes filles de la paroisse de Pargues, dont il était curé, et plusieurs s’étaient rendues à son désir. Dieu lui avait fait trouver, comme il arrive lorsque l’oeuvre doit vivre et porter des fruits, des sujets vraiment remarquables. Après plusieurs fondations, la maison mère était venue se fixer à Troyes: c’était en 1832.

Les supérieurs, les amis des soeurs de la Providence, qui l’étaient aussi de la Mère Marie de Sales, ne tardèrent pas à la mettre en rapport avec cette communauté. La bonne Mère ne fut pas longtemps sans remarquer ce qu’il y avait de judicieux, de profondément sage et religieux dans ce nouvel Institut. Ce qui la ravissait principalement était l’esprit de droiture et de simplicité des soeurs, leur obéissance et leur dévouement à toute épreuve. Elle goûtait leur manière d’enseigner : « Quand on vient de la Providence, disait-elle, on est sûr qu’on a la vraie instruction religieuse; car non seulement on sait ce qu’il faut faire, mais encore comment il le faut faire. »

            Elle fut très souvent consultée pour les sujets à admettre et pour les affaires difficiles de la communauté. Elle prenait intérêt à ce qui concernait le bien spirituel et temporel de cette maison, et elle aimait à voir la vocation des jeunes filles se diriger de ce côté. Plusieurs jeunes filles des oeuvres, attirées elles-mêmes par ce qu’elles sentaient de Dieu dans cette congrégation, allaient demander à y être admises.

Une autre congrégation s’était formée dans le diocèse de Troyes sous le nom de soeurs de Bon-Secours; son but est le soin des malades. Les soeurs de Bon-Secours, dites soeurs de Troyes, répondent à un spécial besoin de la sainte Église. Elles disposent les âmes restées fidèles à une sainte mort et ramènent à Dieu celles qui se sont égarées. Elles sont auprès du lit des mourants les auxiliaires des anges consolateurs, qui, depuis le jardin des Oliviers, viennent aider ceux qui luttent dans les transes de l’agonie. Un témoignage certain de l’à-propos de leur fondation et des services qu’elles rendent à la religion et à la société, c’est leur prodigieuse multiplication; car, après quelques années d’existence, elles atteignaient déjà le nombre des sujets des plus grandes congrégations. Leur vénérable fondateur, M. l’abbé Millet, interrogé sur la cause de cet accroissement merveilleux, disait: « J’ai toujours pensé que Dieu me donnerait autant de filles que ma mère avait dit d’Ave Maria dans sa vie; elle en a dit beaucoup, car elle est morte à quatre-vingt-deux-ans, et je l’ai toujours vue tenant son chapelet à la main et ne cessant pas de le réciter. »

Cette vie de dévouement va aux jeunes filles des oeuvres; elles y entendent si souvent cette maxime de la bonne Mère: « qu’il faut suivre le Sauveur et l’aider à racheter les âmes, » qu’elles aiment ce ministère et que plusieurs s’y consacrent. La bonne Mère avait déterminé la vocation d’une dame du monde, qui, après l’établissement de ses enfants, était venue lui demander ce qu’elle pouvait faire de plus agréable à Dieu. Cette dame fut une des premières soeurs de la congrégation, et elle continua à prendre auprès de la bonne Mère ses inspirations de dévouement et de sacrifice.

Une autre congrégation, celle des Petites Soeurs des pauvres, eut le privilège de choisir, parmi les jeunes filles des oeuvres, les sujets les plus capables. Cette vocation a, pour la jeune fille généreuse et qui a l’intelligence des choses de Dieu, un attrait séduisant. Se dévouer à la vieillesse, se faire pauvre avec elle, manger les miettes qui tombent de la table, soutenir le bras chancelant du vieillard, trouver dans sa reconnaissance ce sentiment doux et délicieux qui ressemble à ce qu’elles éprouvent auprès de leur vieux père quand il les regarde et qu’il les bénit: doux rayons du soleil couchant sur la fleur qui vient de s’épanouir.

Est-ce qu’en effet la jeune fille secourant le vieillard n’est pas dans toutes les poésies et n’a pas inspiré tous les pinceaux? La jeune fille qui se fait petite soeur des pauvres obéit, sans s’en douter, à cette poésie de l’âme; elle se sent heureuse dans une situation où elle charme tous ceux qui l’aperçoivent, et où elle fait le bonheur de tous ceux qui l’entourent. La bonne Mère aimait les Petites Soeurs des pauvres, leur esprit. Elle goûtait les maximes, la manière de faire et de dire de leurs pieux Fondateurs; un attrait spécial de son âme l’unissait aux sentiments de leur vénérable Père; aussi elle était réjouie lorsqu’elle savait qu’une vocation se déclarait pour les Petites Soeurs des pauvres. « Elles seront, disait-elle, comme chez nous, car c’est la même voie intérieure. »

La première qui partit pour cette vocation fut une de nos premières enfants de l’oeuvre. Elle est devenue une des maîtresses du noviciat, et elle n’a pas cessé de rester en communion de coeur et de prière avec sa chère oeuvre des jeunes filles. D’autres l’ont suivie depuis; elles étaient si pieuses, si dévouées, que leurs compagnes les proclamaient les anges conducteurs des enfants. Aujourd’hui elles sont devenues les anges qui soutiennent les derniers pas du vieillard.

Le Carmel leur a aussi ouvert ses portes. Le Carmel de Troyes montre, dans l’intérieur de son cloître, une source dont les eaux naturellement saumâtres et malsaines ont été adoucies et purifiées par la Mère Marie de Sales dans une visite qu’elle dut faire à la mère prieure, sur l’avis des supérieurs. La bonne Mère avait soigneusement conservé les traditions de parenté spirituelle contractées entre les deux maisons du Carmel et de la Visitation par sainte de Chantal et la Révérende Mère de la Trinité. De plus, l’opinion de la sainteté de la bonne Mère était tellement répandue dans toutes les âmes du Carmel, que l’on pouvait dire qu’elle en était une des mères spirituelles, une des protectrices spéciales. On ne pouvait donc manquer d’y accueillir favorablement les enfants qui sortaient de ses oeuvres; on n’a pas regretté de les avoir admises, car à la ferveur de sainte Thérèse elles ont su joindre les ardeurs d’une foi des premiers jours.

La Trappe devait aussi avoir ses élues. On a pu voir, au milieu des austérités, des macérations de cette vie pénitente, les oeuvres représentées par une âme- qui avait poussé le sacrifice jusqu’au martyre. C’était la Mère Marie de Sales qui l’avait envoyée. Chose singulière! cette jeune fille, dont le caractère et les habitudes répugnaient à toute soumission et à tout renoncement, était devenue là-bas, dans le cloître de Saint-Clément de Mâcon, un modèle achevé de régularité et d’obéissance. Remplie d’ardeur, elle dépassait les autres dans la voie de la pénitence; elle faisait l’étonnement de ses supérieurs, et, quand on lui demandait la cause de cette transformation de tout son être, elle répondait qu’elle devait cette grâce aux prières de la Mère Marie de Sales.

La bonne Mère avait, quelques années auparavant, préparé la fondation d’une maison de soeurs franciscaines dans la ville de Troyes. La première supérieure de cette maison était venue se former à la vie religieuse sous sa conduite. Cette maison a pour but principal l’adoration perpétuelle du très saint Sacrement. La grande édification qu’elle donne attire de nombreuses vocations; plusieurs jeunes filles des oeuvres sont venues y chercher le moyen de se dévouer à Jésus dans l’Eucharistie.

Les fruits des oeuvres ne se sont pas bornés à susciter des vocations religieuses. Un bon nombre de jeunes filles sont restées comme soutien de famille dans la maison paternelle, et elles ont aidé a élever les plus jeunes de la famille, à les protéger; elles se sont élevées à toutes les hauteurs du dévouement chrétien. Heureux les parents qui ont à leur chevet une de ces âmes formées à l’esprit de douceur et de charité de saint François de Sales et de la bonne Mère! leurs derniers jours n’ont pas d’amertume, et leur avenir éternel n’a pas d’incertitude.

Mais c’est surtout dans l’état du mariage que se fait sentir l’influence de l’éducation de la jeune fille des oeuvres. Combien de jeunes enfants doivent aux oeuvres d’avoir eu une mère chrétienne! combien d’hommes leur doivent d’avoir conservé la foi sous l’influence de leur jeune femme restée toujours enfant de l’oeuvre! Nous voudrions faire entrer le lecteur dans une de ces demeures d’honnête ouvrier où l’ordre, l’économie, la propreté, règnent sous la main intelligente et laborieuse de la jeune pensionnaire de l’oeuvre. Quand on venait raconter ces choses à la bonne Mère, elle disait: « C’était comme cela chez nous! »

 

 

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CHAPITRE XLI

JOURNÉE DE LA BONNE MÈRE

 

 

Pour retrouver la journée d’une religieuse aussi fidèle que l’était la bonne Mère, il suffit de prendre en main les Constitutions et le Directoire, qui, à la Visitation, indiquent instant par instant ce qu’il faut taire extérieurement et ce qu’il faut penser. Cet assujettissement complet de tout l’être humain à une règle qui entre dans tous les détails de la vie, et qui s’empare de toutes les pensées, est à la fois le moyen de sanctification le plus énergique et le plus doux. Par là, rien n’est laissé à l’inconstance et à l’incertitude; on est sûr de sa voie, et la volonté emploie toutes ses forces, toute sa vivacité, pour atteindre son but.

Le grand soin de la bonne Mère avait été, dès le commencement de sa vie religieuse, de se plier à toutes ces exigences de la Règle, de se les rendre familières, de se les identifier à ce point, qu’elles semblaient ne plus faire qu’une même chose avec elle. Elle se trouvait donc libre et sans travail; rien ne lui coûtait, et elle pouvait suivre les attraits qu’elle recevait de Dieu. Le matin, à son réveil, elle jetait son âme en Dieu; elle entrait de suite en communication avec Lui. Elle n’était pas obligée de recourir à un effort de pensée, Dieu venait au-devant d’elle,. et, la prévenant, il lui indiquait le travail de la journée; il lui donnait en même temps un grand désir de s’y dévouer. Souvent ce travail consistait à se tenir attentive aux opérations divines, à les écouter, à les suivre, et alors elle entrait de suite en contemplation sur ce qui lui était montré, et dans une ineffable complaisance en ce qu’elle découvrait des actes des trois personnes divines. L’oraison, la sainte messe, se passaient dans cette vision.

La messe était l’exercice capital de la journée de la bonne Mère; elle venait s’y retremper comme dans un foyer d’amour; c’était pendant le temps de la messe qu’elle avait ses plus intimes communications avec Dieu, et qu’elle recevait les lumières les plus élevées et les plus positives. C’est là qu’elle pénétrait surtout le mystère de la Rédemption; elle y voyait la part qu’y avaient prise les trois personnes divines, la manière dont les mérites étaient appliqués, la puissance et l’efficacité de ces mérites dans l’âme qui en recevait les effets. Le Calvaire lui était révélé; ce n’était pas seulement, ainsi que le doivent faire les filles de saint François de Sales, pour cueillir au pied de la croix les petites violettes de l’humilité et de la mortification; mais, élevée jusqu’au coeur du Sauveur souffrant et expirant pour le salut du monde, elle assistait aux conseils de son amour, au partage des grâces qui découlaient de ses plaies divines.

Un mot sonnait souvent à son oreille; elle était conviée à se ranger au midi de la croix, là où se trouvent les ardeurs privilégiées de la charité, et elle y appelait les âmes qui voulaient suivre sa voie, et leur faisait de la part du Sauveur les promesses de dons ineffables.

Souvent aussi, pendant la messe, Dieu lui révélait des choses particulières qui intéressaient l’Église, la communauté, ou l’âme des soeurs et des personnes qui lui étaient confiées. Ces lumières étalent toujours parfaitement claires et définies; mais, pour s’en assurer encore davantage, elle priait Dieu d’en donner la vue ou au moins le sentiment à son  confesseur, et elle était exaucée. Elle communiait tous les jours, sur l’ordre de son supérieur, Mgr l’évêque de Fribourg. Son action de grâce était une contemplation silencieuse; tout son être adorait. Cette adoration communiquait à toute sa personne quelque chose que l’on ne saurait définir.

Nous lisons dans le livre de l’Exode que Moise, descendant de la montagne, portait sur son visage des marques de son entretien avec le Seigneur. Notre-Seigneur, sur le Thabor, avait quitté le simple aspect de l’homme voyageur sur la terre; il avait revêtu celui de l’homme glorifié dans le ciel. Eh bien, l’historien de la vie de la bonne Mère doit ce témoignage à la vérité que, sortant de son action de grâce, elle portait sur son visage des marques de son entretien avec Dieu, et paraissait comme transfigurée. Le fer qui sort ardent de la fournaise ressemble à du feu, et l’âme dont le Seigneur fait son temple revêt quelque chose de céleste. L’Apôtre bien-aimé dit que l’homme ainsi gratifié des visions divines ressemble à l’ange et en partage les prérogatives: Mensura hominis quae est angeli.

Après avoir donné le temps qui se trouvait entre la messe et l’office aux devoirs de sa charge lorsqu’elle était supérieure, et à ceux de son emploi lorsqu’elle était déposée, elle revenait pendant l’office à un petit parloir qui lui servait en même temps de tribune; là elle continuait son oraison sur ce qu’elle avait reçu de Dieu, puis elle en rendait un compte exact à son confesseur.

La bonne Mère, étant du rang des associées, n’était pas tenue à l’office du choeur, et en rendant compte à son confesseur, elle obéissait à son supérieur Mgr Yenny, évêque de Fribourg, qui lui avait donné l’ordre de soumettre à la sainte Église, par l’intermédiaire du confesseur de la maison, tout ce qu’elle recevait de Dieu. C’est ainsi qu’on a pu pénétrer le secret de cette âme privilégiée et connaître les grâces dont elle a été favorisée.

Elle s’acquittait de ce compte rendu avec une candeur de petit enfant et avec un courage surhumain; car la plupart du temps elle trouvait dans celui à qui elle le faisait, sinon le doute, au moins une grande hésitation à croire et à accepter ce qui lui était dit; et sinon le mauvais vouloir et le dégoût, au moins une forte répugnance à s’occuper de choses auxquelles il ne voulait prendre aucune part. Cela devait être pour elle une souffrance bien vive, car d’un côté elle était sûre de Dieu; elle voulait le faire connaître; elle voulait employer cette surabondance de vie et de grâces qu’elle en recevait, et elle se trouvait refoulée, contredite, mais jamais découragée. Elle ne recourait pas à un autre directeur, elle l’avait promis à Dieu; elle ne voulait pas avoir de particularité, ce qui était bon pour les autres l’était aussi pour elle. En rendant compte, elle obéissait, c’était tout ce qu’elle désirait: elle avait fait son devoir.

Son confesseur lui reprochait le temps qu’elle lui faisait perdre. Je devrais étudier, lui disait-il, c’est une obligation pour moi; un prêtre doit, en conscience, s’adonner à l’étude, et je ne puis travailler. —        Vous apprenez ici, répondait-elle, ce que vous ne pouvez voir dans les livres, et, si vous suivez bien, vous en saurez plus que vous n’auriez jamais pu en apprendre avec toutes vos études. » D’autres fois il lui disait: « Mais je me fais un cas de conscience de passer tant de temps avec vous. Il y a des enfants à instruire, des pécheurs à convertir, du bien à faire, enfin! — Est-ce que vous ne faites pas déjà tout cela? disait-elle, et ne le faites-vous pas beaucoup plus maintenant que si vous étiez à vous-même, disposant de votre temps à votre gré? Et puis, est-ce que ce ne sont pas des âmes que nous convertissons, des enfants que nous instruisons? Vous verrez ce que produira cette voie, et si la besogne que nous préparons ne dépassera pas ce que vous pouvez croire et désirer.

Après cet entretien du matin, la bonne Mère retournait à ses obligations. Une des occupations les plus importantes des supérieures de la Visitation est la reddition de compte. D’après la Règle, chaque soeur doit venir chaque mois rendre compte à la supérieure de la manière dont elle a accompli l’observance de la Règle, et la tenir au courant de ses dispositions. Les consolations et les lumières spirituelles que recevaient les soeurs auprès de la bonne Mère leur rendaient cet exercice si heureux et si doux, que, dans leur langage familier, elles appelaient la reddition de compte la noce . « Nous allons à la noce aujourd’hui, » disaient-elles. En effet, la bonne Mère leur consacrait tout le temps qu’elles désiraient. Souvent, en été, cette reddition se faisait au jardin ; la bonne Mère s’asseyait sur un banc, et bientôt une volée d’oiseaux, hôtes libres du jardin, arrivaient autour d’elle et venaient lui demander à manger. Quelques-uns, et souvent le plus grand nombre, venaient sans rien réclamer se ranger autour d’elle; ils semblaient la considérer et se réjouir de la voir au milieu d’eux; les soeurs disaient qu’ils écoutaient notre Mère. Heureuses filles! le bon Dieu leur parlait par la bouche de leur Mère, et, de plus, il charmait cet entretien par une gracieuse attention de sa divine providence.

Les récréations sont pour une communauté un exercice des plus importants. C’est là~ où les caractères se fusionnent, où la charité s’exerce avec plus de générosité et plus de sacrifice de soi-même. La bonne Mère donnait l’entrain et l’exemple. L’aménité de son caractère, la nature de son esprit gracieux et aimable indiquait la note à suivre pour l’harmonie de tous les membres de la communauté. Les soeurs avaient l’habitude de dire que voir notre Mère suffisait pour les reposer et les réjouir. Elle se rendait fidèlement aux récréations, et elle remettait, le plus qu’elle pouvait, les parloirs et les autres causes de dérangements à d’autres instants.

Mais c’était surtout à l’assemblée que la bonne Mère révélait toutes les ressources de son esprit, la finesse de son jugement et la profondeur de ses connaissances sur la vie spirituelle. On appelle assemblée, à la Visitation, une réunion générale de la communauté qui se fait tous les jours après vêpres. Dans cette réunion, chaque soeur doit rendre compte de ses lectures, en citant les faits ou les passages qui lui paraissent les plus propres à édifier, à instruire et à intéresser la communauté. Ce rapport de lecture est ordinairement accompagné d’une appréciation de la soeur sur le fait ou le dire qu’elle cite, ou sur l’auteur du livre; c’est un véritable exercice académique. Saint François de Sales, fondateur de l’Académie florimontane, qui fournit à l’Académie française les bases de sa Constitution, a sans doute

voulu mettre chez ses chères filles de la Visitation quelque chose qui rappelât l’Académie. C’est à l’assemblée que la bonne Mère donna la plupart de ces appréciations et de ces notes, qui portent, et qui demeurent comme des sentences où se trouve gravée sa doctrine.

Outre ce travail de la Règle, la bonne Mère, en dehors des exercices du choeur, du chapitre et du réfectoire, travaillait perpétuellement des mains. Son ouvrage ne la quittait jamais, même au parloir, à moins que le respect pour la personne qui s’y trouvait ne lui en fît un devoir; aussi on ne saurait se rendre compte de tout ce qui est sorti de ses mains. Ce travail, elle le continua jusqu’à sa plus grande vieillesse; alors elle faisait encore du filet pour les aubes et les garnitures d’autel. Outre le travail particulier, elle était encore de tous les ouvrages communs, tels que la lessive, la fenaison du foin, les ouvrages extraordinaires de la communauté.

Les soeurs disaient qu’elle faisait tout avancer lorsqu’elle était là. Sur la fin de sa vie, ne pouvant plus travailler à de gros ouvrages, elle venait s’asseoir près des travailleuses, les encourageait par sa présence, par un mot pieux et agréable, et toutes se sentaient soulevées et fortifiées.

Venait l’oraison du soir. C’était l’oraison des choses du temps; c’était l’entretien avec le Sauveur devenu notre Emmanuel, Dieu avec nous. Elle traitait alors avec Dieu, non plus de ses divins attributs, des secrets de sa grâce, de ses communications divines, mais de sa bonté pour nous, de sa divine providence dans les affaires d’ici-bas. Elle disait à Dieu les besoins de la communauté, et recevait des assurances que Dieu ne lui manquerait pas, qu’il était fidèle, et qu’il lui accorderait ce qui lui était nécessaire. C’était à cette oraison qu’elle recevait ces assurances que nous avons vues dans le cours de sa vie, sur la conservation du terrain que devait prendre le canal, sur la source d’eau vive qu’on devait trouver dans le jardin de -la Visitation, sur les ressources nécessaires pour la fondation des Oblats, sur le moment où il était opportun pour eux d’acquérir les maisons dont ils avaient besoin, sur les démarches, les voyages à faire pour se procurer des sujets. C’était encore à cette oraison du soir qu’elle voyait les conseils à donner aux nombreuses personnes qui étaient venues la consulter, lui demander leur vocation, la prier de les soustraire à des épreuves, à des périls. C’était encore là qu’elle s’acquittait de ses devoirs de reconnaissance envers ceux qui lui faisaient du bien, et qu’elle reportait de temps à autre son coeur au milieu de sa famille pour les aimer devant Dieu et pour les aider de sa prière.

Après cette oraison elle venait en rendre un compte sommaire à son confesseur. Le jeune prêtre aimait alors à l’entendre; il la trouvait compréhensible, il voyait qu’elle servait à quelque chose, il admirait la bonté de son coeur et les lumières que Dieu lui communiquait. Il croyait ce qu’elle disait, car il avait sous les yeux ce que Dieu faisait pour elle; il la trouvait naturelle, car elle s’intéressait à ce qui lui était recommandé; elle en parlait avec affection. Parfois même elle entrait dans quelques détails sur ses premières années, sur les heureux jours de sa vie de famille, au milieu de ses frères; et plusieurs fois il avait surpris une larme dans ses yeux lorsque, regardant le ciel au couchant du soleil, elle le voyait couvert de gros nuages, groupés comme les montagnes des Alpes, avec les reflets de leurs neiges perpétuelles. « C’est comme cela chez nous, disait-elle. »

Il y aurait à représenter la journée de la bonne Mère lorsqu’elle était malade, et l’on peut dire qu’elle l’a été pendant plus de la moitié de sa vie. Sa vie n’a été réellement qu’une longue souffrance. Une maladie d’estomac s’était déclarée pendant son séjour à Metz, et, depuis, on peut lui appliquer ce que saint Bernard disait de lui-même, que la plupart du temps la nourriture lui était un supplice : Ad mensam tanquam ad torturam. Elle était obligée de rester au lit, et elle y éprouvait souvent d’intolérables souffrances. Le temps de l’Avent, du Carême et surtout de la Semaine sainte, la veille de toutes les grandes fêtes, à toutes les solennités extraordinaires, elle était prise de douleurs et de vomissements qui la réduisaient à la mort. Ces crises violentes la laissaient toujours la même, elle ne demandait rien, ne refusait rien Que l’on fit venir le médecin ou qu’on la laissât sans lui indiquer de reméde, elle n’en témoignait quoi que ce fut. Si on lui demandait son avis, elle répondait « Qu’on fasse comme l’on jugera a propos » . Lui donnait-on une chose ou une autre, elle y était indifférente. Elle prenait ce qui était le plus amer et le plus répugnant, comme ce qui pouvait convenir à son goût Plus tard, sur la fin de sa vie, ses douleurs se calmèrent, mais pour la laisser dans un état de faiblesse qui faisait dire aux médecins qu’il était impossible de la conserver si l’on ne l’environnait pas de précautions et des soins les plus attentifs. Malgré ses souffrances, elle ne laissait rien des devoirs de sa charge. Lorsqu’elle était supérieure, elle faisait venir les soeurs près d’elle pour lui rendre compte et les encourager; elle dictait les lettres auxquelles elle avait à répondre, donnait les obéissances nécessaires à la marche de la maison, et, profitant du loisir que lui laissaient le parloir et les rapports avec le dehors, elle passait son temps en oraison.

C’est pendant cette oraison de crucifiement que Dieu lui accordait les choses difficiles, les conversions  des pécheurs, l’éloignement des fléaux, la fondation et la consolidation des oeuvres qu’elle avait fondées. Aussi, quand elle revenait au milieu de la communauté, après ces journées d’angoisses, elle paraissait comme ressuscitée; il semblait qu’elle avait laissé dans le tombeau encore quelques-unes des imperfections de la nature humaine; on sentait qu’elle était plus sainte, qu’elle était plus rapprochée de Dieu.

 

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CHAPITRE XLII

VOYAGE DU CONFESSEUR DE LA VISITATION A ROME, EN 1863 — VISITATION DE MILAN, DE VENISE — ARRESTATION A BOLOGNE — NOTRE-DAME DE LORETTE — AUDIENCES DE PIE IX, DU ROI DE NAPLES TÉMOIGNAGES DES MONASTÈRES DE NAPLES ET DE TURIN

 

 

La bonne Mère, par humilité, n’avait jamais voulu correspondre avec Rome, quoi qu’elle en fût souvent priée. Elle laissait ce soin et cet honneur à la très honorée Mère d’Annecy pour tout ce qui pouvait intéresser l’Institut, et assurait qu’il n’était pas convenable qu’elle se permît d’écrire au Saint-Père. Elle crut cependant devoir engager son confesseur à aller à Rome pour exposer au Saint-Père ce qui était déjà commencé dans les oeuvres ouvrières et pour les projets formés afin d’utiliser les mérites du Sauveur, qui, disait-elle, devaient avoir bientôt leur effet dans le monde.

Elle pria son confesseur de porter aux pieds du Saint-Père l’hommage de son plus profond respect et de sa vive dévotion à sa personne sacrée, et d’aller offrir à un illustre exilé le jeune roi de Naples, alors résidant à Rome, ses humbles condoléances et l’assurance de ses prières.

La bonne Mère aimait la famille royale de Naples, parce que la Suisse avait pendant de longues années envoyé des soldats pour le service du roi. Les régiments suisses, qui étaient des corps d’élite, étaient ordinairement très protégés et très gratifiés par la maison du roi, et les soldats suisses revenant dans leurs foyers rapportaient l’amour des rois leurs bienfaiteurs et le communiquaient à leur nation.

Elle dit à son confesseur qu’elle l’aiderait pendant tout son voyage et qu’elle lui écrirait quelquefois. En effet, arrivé à Milan, il trouva une lettre de la bonne Mère qui le chargeait d’aller offrir ses intimes cordialités à la supérieure et à la communauté de la Visitation.

A la Visitation de Milan on connaissait la bonne Mère Marie de Sales, et l’on avait une confiance illimitée en ses prières. Le confesseur dut voir, la supérieure et la communauté pour leur exposer longuement, dans les petits détails, la manière de faire et de juger de la bonne Mère sur les différents points de l’observance. Les pensionnaires voulurent aussi savoir ce que disait la bonne Mère aux élèves quand elle allait les voir; si elle leur faisait la grâce de les prendre en particulier pour les encourager; si on sentait en lui parlant qu’elle était bien sainte.

A la Visitation de Venise, ce fut une vraie allégresse d’entendre parler de la bonne Mère. Elle était, disaient les soeurs, la plus vraie fille du coeur de leur saint Fondateur, et c’était le coeur de leur saint Fondateur, qu’elles ont le bonheur de posséder, qui leur inspirait une tendre confiance pour la très honorée Mère de Troyes.

Il avait été convenu avec son confesseur qu’il ferait les pèlerinages qui se trouveraient sur son chemin, et, en passant à Bologne, il se mit en devoir d’aller visiter le sanctuaire de Notre-Dame de Bologne, situé à quelque distance de la ville. La révolution italienne était alors dans une effervescence qui se faisait sentir de toutes parts en Italie. Il ne restait plus au pape que les États romains, et partout on voyait des affiches, on entendait des proclamations et des cris : « Allons à Rome! Rome ou la mort. ».

Le confesseur de la bonne Mère montait, vers midi, le 1er septembre, les marches de la longue galerie qui conduit de la ville au sanctuaire de Notre-Dame, lorsque des soldats italiens vinrent lui dire qu’il était arrêté, qu’il était assurément un espion autrichien venu pour examiner la citadelle près de laquelle il passait. Après l’avoir insulté, fouillé et frappé, ils le conduisirent au poste. Combien de temps allait durer cette aventure fort peu agréable? Le bon ange de la bonne Mère devait le savoir, c’était à lui de renouveler le miracle de saint Pierre. A ce moment vint à passer un prêtre français, M. l’abbé***, grand vicaire de Montpellier : « Allez bien vite, lui dit le jeune prêtre, avertir le consul de France de ce qu’on vient de me faire, et le prier de me venir en aide. »

Le pauvre abbé était en prison, gardé par des soldats, commandés par un jeune officier qui s’était laissé aller jusqu’à l’appeler brigand et à lui faire des menaces de mort. Le temps passait et personne ne venait à son secours. Cependant les officiers du poste tiennent conseil, et le capitaine, appelé Morari, décide qu’on enverra le prêtre prisonnier au quartier

général de la place, pour que le commandant décide de son sort. Trois soldats le conduisent au quartier général, à travers les longues arcades de la galerie, qui n’a pas moins de sept à huit cents mètres, et à travers les rues de la ville.

Les passants, voyant un prêtre français emmené par des soldats, se détournent comme d’une rencontre funeste; plusieurs en passant baissent tristement la tête; quelques-uns font un geste qui dit : En voilà encore un de perdu. Un bon vieux prêtre joint les mains et lève les yeux au ciel comme une suprême prière en faveur de la malheureuse victime, qui n’échappera pas à ses bourreaux. On arrive à la place. Le commandant n’y est pas, il faut l’attendre. Pendant ce temps, un soldat parlant le français, et prononçant à chaque mot des jurements les plus ignobles, essaye de rassurer le patient; il lui dit : « Oh! il y en a bien qui ont échappé, ce ne sera rien. » Le commandant arrive enfin. C’était un homme d’une taille extraordinaire; il lit le rapport que le capitaine avait remis à un des soldats, et immédiatement, d’un ton sec et hautain, il dit : « Il faut attendre le général. » Or le général était alors absent, et ce général s’appelait C***. L’abbé savait ce que C*** faisait des prisonniers politiques qu’on appelait du gracieux nom de brigands; il en avait rencontré sur son chemin qu’on allait fusiller. Mais il fallait obéir et se laisser mettre en prison pour attendre le général. Le jeune prêtre essaye de protester; il est Français, il est victime d’une inqualifiable méprise. « Il faut attendre le général » répond aigrement l’officier.

Or voici qu’à l’instant où l’on s’apprêtait à le conduire en prison, arrive un jeune monsieur grand comme la moitié de ce chef italien. « Monsieur, je suis le consul de France. N’interprétez pas ma démarche dans le sens d’un acte de soumission et même de déférence, je ne dois cette sorte de témoignage qu’au chef de la province. Je viens ici pour protester, au nom du pays que je représente, contre l’injure faite au Révérend. On l’a arrêté sans motif, on l’a fouillé contre le droit des gens, on l’a insulté, on lui a fait des menaces de mort. » Le grand chef répond par quelques paroles d’explication, et le jeune consul se tournant vers le prêtre lui dit : « Monsieur l’abbé, vous êtes libre. Faites-moi l’honneur de vous accompagner jusqu’à votre hôtel. » Au sortir du prétoire, le jeune prêtre trouve le grand vicaire de Montpellier, qui, le prenant à part, lui dit : « Vous avez trouvé le temps long; mais je n’ai pu voir le consul de suite, parce qu’il était au lit de mort de son fils âgé de douze ans, qui est sur le point d’expirer; il est venu néanmoins aussitôt qu’il a été averti. » Le jeune prêtre, ému, se tourne vers le consul, et lui dit qu’il ne peut comprendre comment il a eu la force de quitter son enfant. « Je suis ici pour la France, vous étiez en danger, j’ai dû venir, et je suis venu. » Ce jeune consul s’appelait Nicod des Planches.

Cette conduite lui valut les félicitations du ministre des affaires étrangères, M. Drouin de l’Huys.

La protection de la bonne Mère se fit encore sentir au sanctuaire de Notre-Dame-de-Lorette. Le voyage de Rome se faisait pour aller chercher des assurances de la volonté de Dieu sur les oeuvres commencées, et voici qu’en montant les marches de l’église de Notre-Dame-de-Lorette, au moment même où le confesseur de la bonne Mère demandait à la sainte Vierge de lui donner un témoignage de sa volonté, une dame de Lyon, le reconnaissant pour un prêtre français, lui dit : « Monsieur l’abbé, vous vous féliciterez, j’en suis sûre, de votre pèlerinage, car je m’en retourne très heureuse. J’étais venue demander à la sainte Vierge si je devais continuer à m’occuper des pauvres enfants abandonnés que je réunis à Lyon; car cette oeuvre est si difficile, que j’étais décidée à l’abandonner. Mais j ‘ai retrouvé ici la confiance et la force dont j’avais besoin pour persévérer. »

A Rome, on partageait à la Visitation le sentiment des autres monastères d’Italie sur la sainteté de la Mère Marie de Sales. Le confesseur fut prié par la supérieure et l’assistante de leur dire, dans tous les détails, les merveilles de grâce que Dieu opérait par la bonne Mère; et, après en avoir entendu le récit, elles dirent qu’il était à propos d’aller en parler au Saint-Père, qu’il en serait très consolé. Elles en écrivirent au cardinal-vicaire, le priant d’obtenir une audience particulière de Sa Sainteté. L’audience du Saint-Père ne tarda pas à être accordée.

Pie IX daigna recevoir le jeune prêtre avec les marques de la plus paternelle bienveillance. « Ah! vous travaillez avec saint François de Sales; qu’il fait bon travailler avec lui! quelle puissance il a pour lier les âmes à Dieu! Tenez, je lis tous les jours saint François de Sales dans la langue française, dans ce petit livre qui est ici sur ma table. — Très saint Père, nous avons à Troyes une religieuse qui s’appelle soeur Marie de Sales Chappuis; elle est supérieure du monastère de la Visitation; elle est en réputation d’une très grande vertu. Dans tout l’ordre elle passe pour avoir des vues toutes particulières et des lumières surnaturelles. Elle a pour votre personne, très saint Père, une vénération des plus profondes, et elle assure que parmi tous les pontifes qui ont occupé la chaire de saint Pierre, Votre Sainteté a une des places les plus proches du coeur de Notre-Seigneur. » Le pape fut visiblement ému de ces paroles: « Dites à la bonne religieuse que je la remercie bien de la place qu’elle me donne auprès du coeur de Notre-Seigneur. Dites-lui de prier pour moi, non pour obtenir la fin de mes épreuves, car l’épreuve est bonne et nous rapproche de Dieu, mais pour qu’elle m’obtienne l’esprit de discernement qui m’est nécessaire dans les circonstances présentes. » Le Saint-Père daigna écouter le récit des oeuvres dans tous les détails et ajouta: « Je les bénis, ces oeuvres; dites bien que c’est avec moi qu’on les fait, c’est avec le pape qu’on travaille: je suis avec tous ceux qui coopèrent. »

Mais quand le Saint-Père eut entendu comment avait commence l’introduction de la liturgie romaine en France, que c’était sous l’inspiration de la bonne Mère qu’on avait tente de ramener le diocèse de Troyes d’abord à  l’unité liturgique, et comment cet exemple s’était propagé en France, le pape, élevant les mains, dit avec solennité: « Vous aurez les grâces de ceux qui ont fondé l’Église : Habebis benedictionem primitivorum Ecc1esiae. »

L’audience avait été longue pour entrer dans ces détails; mais Pie IX, réjoui et consolé, ainsi que l’avaient dit les soeurs de la Visitation de Rome, continue l’audience en demandant avec esprit et intérêt plusieurs nouvelles de la France. Il parla de M. Dupin, qui venait d’éditer un livre de droit canonique à son point de vue; de la maladie de Mgr Debelay, alors archevêque d’Avignon, et qui était le premier qui avait établi la liturgie romaine à Troyes. Il chargea le confesseur d’aller lui porter ses dernières consolations et l’assurance que le bon Dieu l’accueillerait dans sa meilleure miséricorde, puisqu’il avait rendu ce service à l’Église.

Une autre visite était à faire, c’était celle au jeune roi de Naples, exilé à Rome, et qui habitait alors le palais Borghèse. Le jeune roi avait pour compagnon de sa captivité le duc de la Regina, ancien ambassadeur en France, et depuis ministre des affaires étrangères à Naples. Le duc, qui aimait la France,  procura une audience particulière au confesseur de la bonne Mère, lui recommandant bien de dire au roi tout ce que la sainte religieuse de la Visitation de Troyes l’avait chargé de lui dire, ajoutant que le roi et surtout la reine en avaient un extrême besoin, tant l’exil leur était pénible.

Le duc de la Regina voulut introduire lui-même le prêtre auprès du monarque et demanda à assister à l’audience. « Sire, votre famille compte des héros et des saints; Dieu a voulu réunir sur votre personne les luttes des héros et les épreuves des saints. Puissé-je apporter à Votre Majesté quelque consolation en lui disant qu’il y a en France, à Troyes en Champagne, une sainte religieuse qui s’est dévouée à prier pour aider Votre Majesté au milieu de ses souffrances! Chaque jour elle prie pour Votre Majesté et pour la reine, au saint sacrifice de la messe et dans ses oraisons particulières. Chaque semaine, depuis votre départ de Naples, elle communie pour vous. Elle m’a chargé de vous dire qu’elle sentait que vos souffrances vous méritaient une prédilection particulière près de Dieu.

— Oh! monsieur l’abbé, vous êtes ici en passant; nous passons tous : plaise à Dieu que nous passions si bien, que nous puissions arriver là où rien ne passe plus, où la couronne ne tombe plus de la tête des rois, où l’on demeurera sans épreuves et sans chagrins. Je vous remercie des bonnes paroles de votre sainte religieuse; c’est une grande consolation pour moi que Dieu lui ait inspiré de prier ainsi pour moi et pour la reine. Dites-lui bien ma grande reconnaissance et le désir que j’ai qu’elle continue à me faire cette charité. Qu’elle communie aussi pour la reine. Elle en a besoin, elle est malade. Je vais lui redire vos paroles et je lui ferai un grand bien; elle regrettera de ne pas vous avoir entendu. Offrez à la sainte religieuse ses remerciements et les miens. »

Le roi prit alors la main du confesseur de la bonne Mère et voulut la porter à ses lèvres. Le prêtre n’aurait pu le laisser faire, mais il sentit une grosse larme tomber sur sa main : c’était une larme royale qui témoignait de la reconnaissance et de l’émotion du jeune monarque.

Le duc de la Regina, reconduisant le confesseur de la bonne Mère, lui dit: « Oh! quel bien vous venez de faire au roi! Depuis notre départ de Naples, il n’a reçu aucune consolation semblable à celle que vous venez de lui apporter. Veuillez me recommander, moi et ma famille, à votre bonne sainte religieuse. » Et alors le duc de la Regina entra dans les détails les plus intimes sur sa situation, sur sa famille, priant d’en faire part à la bonne Mère, et qu’elle voulût bien aussi le prendre sous la protection de sa prière et de son affection.

Tout ce que faisait la bonne Mère réussissait et rendait heureux. Il n’est donc pas étonnant que les pèlerinages faits aux différents sanctuaires aient apporté autant de consolations à son confesseur.

Après son retour elle aimait à lui en entendre parler. Elle souriait alors de ce sourire qui lui était habituel chaque fois que le bon Dieu avait fait ce qu’elle avait demandé.

La Visitation de Naples, celle de Turin, visitées après le départ de Rome, ne firent que redire l’écho des autres monastères: c’était le trésor le plus désirable que Dieu avait placé à Troyes; c’était la meilleure des filles du saint Fondateur dont il avait fait choix pour cette communauté privilégiée. Il fallait qu’elle n’oubliât pas les autres maisons de l’Institut, qu’elle les soutînt, qu’elle les éclairât et qu’elle les aimât comme sa maison de Troyes. Toutes elles voulaient être ses filles.

C’est chargé de tous ces témoignages, de toutes ces bénédictions, que le confesseur de la bonne Mère rentrait à Troyes. Il la retrouvait plus encouragée que jamais à suivre le Sauveur où il la conduirait. « Beaucoup de chemin s’est fait en Dieu depuis votre départ, lui disait-elle, les choses ont bien marché; et les effets de la charité du Sauveur vont se montrer. »

Elle éprouvait une joie marquée; elle se sentait davantage l’enfant de l’Eglise, la fille bien-aimée du Saint-Père.

 

 

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CHAPITRE XLIII

LA BONNE MÈRE EST DE PLUS EN PLUS ÉCLAIRÉE SUR LA FONDATION DE SON OEUVRE  — CE QU’ELLE EN PRÉDIT DE NOUVEAU — TÉMOIGNAGES DES SOEURS DE LA VISITATION SUR SON ACTION SUR LES ÂMES ET SUR LES SANTÉS — CATHERINE

 

Au mois de mai 1862, la bonne Mère avait été réélue supérieure; elle le fut de nouveau au mois de mai 1865. Ces deux triennaux furent le point culminant de sa vie. C’est pendant ce temps qu’elle déploya le plus d’activité et qu’elle vit l’accomplissement des promesses que Dieu lui avait faites. D’un côté, nous voyons s’élever les oeuvres qui devaient continuer et étendre les grâces que Dieu lui avait accordées, et, de l’autre, nous la trouvons ouvrière infatigable dans le travail de la perfection des âmes qui lui étaient        confiées comme supérieure de la Visitation. Les épreuves, qui sont le cachet de toutes les choses de Dieu, commencent à se faire sentir; elles deviennent le ciment qui soutient à la base le grand édifice dont elle est l’architecte.

Presque aussitôt après la fête de la bienheureuse Marguerite-Marie, la bonne Mère tomba      malade. Sa santé, toujours faible et délicate, ne lui laissait guère de loisirs; elle ne passait jamais huit jours sans éprouver des souffrances qui la contraignaient d’interrompre ses exercices et de se mettre au lit; mais cette fois les médecins déclarèrent que l’état était des plus graves, et qu’il s’agissait d’une fièvre pernicieuse à laquelle la faiblesse de la malade ne pouvait pas résister. La communauté, effrayée, fit le voeu d’envoyer faire un pèlerinage à Notre-Dame des Ermites, pour obtenir la guérison de la chère malade. A peine le voeu était-il fait, que la bonne Mère alla mieux; mais elle resta longtemps dans un état de prostration qui rendit sa convalescence très longue et très laborieuse.

Cependant les soeurs envoyèrent à Notre-Dame des Ermites une tourière, soeur Marie-Hélène, qui s’acquitta de sa mission avec une grande consolation. A son retour elle trouva la bonne Mère mieux portante, et elle rapporta à la communauté les détails de son voyage. Une des soeurs, s’adressant alors à la bonne Mère, lui dit: « Nous avons bien à remercier Dieu, ma Mère, car nous étions dans la plus grande inquiétude. — Et pourquoi? reprit la bonne Mère. — Mais, ma Mère, les médecins avaient dit que c’était si grave! — Il fallait donc me le dire, reprit la bonne Mère, je vous aurais bien rassurées. Est-ce que je pouvais mourir? Mes prêtres ne sont pas encore fondés! »

C’est à cette époque, de 1862 à 1868, qu’il faut rapporter les paroles d’enseignement le plus élevé de la bonne Mère sur la vie spirituelle. C’est aussi à cette époque que Dieu manifesta davantage les dons qu’il avait répartis à sa servante pour aider les âmes.

Dans ces intimes communications avec le Sauveur, la bonne Mère était éclairée d’une lumière surnaturelle qui lui découvrait entièrement la disposition d’âme de chacune des soeurs et les événements qui devaient les intéresser: aussi leur suffisait-il, quand elles désiraient quelque chose de notre Mère, de prier Dieu ou son bon ange de le lui inspirer. Ordinairement, quand on avait employé ce moyen avec confiance, on voyait la bonne Mère venir elle-même au-

devant des désirs les plus intimes. Écoutons une soeur raconter le trait suivant: « Tourmentée sur ma vocation, pressée intérieurement de me donner tout à Dieu, de prendre une détermination énergique, je vais à notre chère Mère, que je savais être la parole vivante de Dieu, parce qu’elle en avait la lumière. J’étais résolu de suivre aveuglément son conseil, mais l’état de convalescence où elle était alors ne lui permit pas de venir au parloir. Je lui fis simplement savoir que j’avais besoin de son secours sans dire pourquoi, et j’en ressentis si promptement l’effet, qu’en moins de dix jours toutes mes irrésolutions cessèrent, ainsi que les obstacles qui s’opposaient à mon entrée au couvent »

Une autre soeur nous dit: « Me sentant appelée à la vie religieuse, je désirais savoir où Dieu me voulait, mais je me gardais bien de faire connaître mon secret, je voulais rester libre. On m’avait parlé des vues extraordinaires de la bonne Mère Marie de Sales Chappuis. Avant de la consulter, je voulais la juger par moi-même, car ma foi était bien hésitante. Cette première visite me remplit de gêne, et je lui       avouai mon trouble. Elle se recueillit un instant et me dit:  « Remettez-vous, je vous attendais. Dieu m’a fait connaître que vous nous viendriez; c’est bien ici qu’il vous veut; priez-le qu’il vous éclaire. »

Quelle ne fut point ma surprise! Personne ne me Connaissait à la Visitation, personne n’avait pu dire mon secret à notre Mère. Dès ce moment une grande lumière s’est faite en moi; c’était bien à la Visitation que Dieu m’appelait.

Citons encore le témoignage d’une des soeurs, qui s’exprime ainsi: « Une année, c’était le 22 août, notre Mère, en m’abordant, me dit: « Remerciez  bien notre sainte Mère, car elle vous a ôté une grosse doublure. » Je ne pus en obtenir davantage. Quoique je ne connusse pas encore cette faveur, j’en ressentis bientôt les effets. Une autre fois, me rencontrant dans le cloître, notre Mère me dit : « Tâchez  que votre père se confesse bientôt, qu’il se tienne prêt à paraître devant Dieu. » Puis, craignant de m’impressionner, elle ajouta: « Je ne sais rien du tout. » Mais je fis bon profit de l’avertissement, et, quatre mois après, mon père, qui avait toujours une excellente santé, mourait victime du choléra. Il avait suivi le conseil de notre Mère et mis ordre aux affaires de sa conscience. »

« Si notre Mère était clairvoyante, ajoute la même soeur, elle était aussi bien puissante; je l’ai expérimenté souvent, recevant d’elle un secours extraordinaire. J’étais chargé de donner des leçons de dessin aux pensionnaires, quand la cataracte m’ôta peu à peu l’usage de mes yeux. Lorsqu’il fallait terminer un dessin, y faire des détails minutieux, je venais confier mon impossibilité à celle dont j’attendais tout. Elle se recueillait un instant, me faisait un petit signe de croix sur les yeux: « Allez, disait-elle, le bon Dieu vous aidera. » Sur cette assurance, je me mettais joyeusement au travail. Je dessinais, je peignais presque sans voir, et le résultat était satisfaisant. Ceci dura au moins deux années. »

On le voit, ce n’était pas seulement sur les âmes que la bonne Mère agissait, mais son pouvoir était le même sur les corps. Laissons parler soeur M. A***.

            « Lorsque j’arrivai postulante dans ce cher monastère, la différence de climat eut une grande influence sur ma santé, qui jusqu’à cette époque avait été bonne. Notre Mère en vint à me dire: « Si vous ne  guérissez pas, nous ne pourrons vous garder. » A ces mots je ne pus trouver aucune réponse, tant j’étais bouleversée. Alors notre Mère me conseilla de prier notre saint Fondateur, et, quelques jours plus tard, au sortir de la sainte messe, elle me dit: « Vous êtes guérie. Ce qui fut vrai; car, depuis cette époque, c’est-à-dire depuis treize ans, je n’ai pas ressenti un seul des accidents qui m’étaient devenus journaliers pendant huit mois. » Et la même soeur ajoute: « Au moment de notre profession on voulait me recevoir au rang des soeurs associées, et c’était justice, puisque je ne pouvais pas chanter. Une de mes compagnes du noviciat, très bonne musicienne, avait passé plusieurs jours pour m’apprendre: Dum esset Rex; mais il me fut impossible d’en prendre le ton. Notre maîtresse le dit à notre vénérée Mère, qui ne s’en émut point, disant simplement : « C’est mon affaire, » et je fus reçue au rang des soeurs choristes. Le matin du jour de notre profession, notre Mère me recommanda de demander sous le drap mortuaire la voix et l’oreille suffisante pour l’office, et j’ai été exaucée. Pendant la cérémonie j’ai pu chanter les versets marqués au cérémonial, et depuis j’ai toujours fait l’office a notre tour, et nos mères comme nos soeurs trouvent que j’ai l’une des meilleures voix du choeur. Mais je dois ajouter qu’il m’est impossible de chanter autre chose que l’office, les litanies, les lamentations, le Stabat, n’ayant pas été compris dans la demande que notre Mère m’ordonna de faire, je n’ai pas la capacité d’y chanter même avec le choeur.»

Dieu se plaisait ainsi à confirmer tout ce que la bonne Mère avait dit ou bien ce qu’elle avait établi. Il lui donna à cette époque une assurance de sa volonté sur les oeuvres des jeunes filles ouvrières.

La servante de M. le curé d’Ars fit le voyage de Troyes afin de visiter la bonne Mère, dont elle avait entendu parler. Il lui semblait qu’après avoir perdu son saint curé, la meilleure consolation qu’elle pouvait se procurer était de voir une autre sainte.

Un des motifs principaux de la visite: de Catherine à notre bonne Mère était de se rendre compte des oeuvres de patronages établies à Troyes pour les jeunes filles. Elle en visita toutes les maisons et elle lui en témoigna une grande satisfaction. « C’était l’oeuvre de prédilection de M. le curé, dit-elle. Il donnait ses soins à celle qu’il avait établie à Ars, et c’est pour cette maison qu’il fit ses plus grands miracles. C’est pour elle qu’il multiplia un jour la farine, au point que deux livres de farine suffirent pour faire plus de vingt grands pains. Quand on lui reprochait d’employer trop de temps à son patronage, lui disant qu’il ferait mieux de le laisser là pour avoir plus de temps pour confesser les pécheurs qui venaient le trouver, il répondait: « On ne sait pas ce que l’on gagne dans ces sortes d’oeuvres, ce sera au jugement dernier qu’on le verra. » Elle ajouta que la plus grande peine de la vie de son vénérable maître fut lorsqu’à la suite des rapports faits à l’évêché on lui interdit de donner ses soins à la maison qu’il avait fondée. Cette défense, à laquelle il se soumit, produisit sur lui une impression de peine si vive, qu’il eut une hémorragie des plus violentes, qui dura toute la nuit et qui mit sa vie dans le plus sérieux danger. Cette défense ne tarda pas à être levée; on reconnut qu’en cela le bon curé faisait la volonté de Dieu comme dans tout le reste. Catherine assura la bonne Mère que M. le curé aurait vivement encouragé les oeuvres qu’elle voyait à Troyes, et promit de les recommander chaque jour à son bon maître. Cette promesse, elle la renouvela plusieurs fois à d’autres personnes qui vinrent la voir au nom de la bonne Mère, assurant que ce qu’elle avait fait durerait, parce que c’était la besogne d’une sainte âme.

 

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CHAPITRE XLIV

(1863-1864) LE PORTRAIT DE LA BONNE MÈRE — RESTAURATION DE LA CHAPELLE — COEUR DE MGR MALIER — LE SACRISTAIN JANSÉNISTE —      ORNEMENTATION DE L’ÉGLISE — FÊTE DE LA BIENHEUREUSE MARGUERITE-MARIE

 

La vénération qu’inspirait la bonne Mère faisait vivement désirer de conserver ses traits, et l’on cherchait depuis longtemps par quel moyen on la déciderait à se laisser photographier; mais la bonne Mère résistait toujours. Enfin une dame de ses amies trouva le secret pour arriver au but. L’église de la Visitation, qui pendant la révolution avait été convertie en grenier à sel, était d’un humidité des plus malsaines, le salpêtre rongeait les murs et les dégradait profondément au dedans et au dehors. Proposer à la bonne Mère de faire rétablir la maison de Dieu et de la remettre dans sa première splendeur (car l’église de la Visitation de Troyes était fort riche avant 93), c’était assurément lui faire le plus grand plaisir possible. Il fallait en profiter en y mettant la condition qu’elle se laisserait photographier.

A la première proposition, la bonne Mère refusa, et ce ne fut qu’après les observations de son confesseur, qui lui affirmait que la chapelle était inhabitable, qu’on ne pouvait y rester quelques instants sans y être couvert de douleurs et de rhumatismes, qu’elle se décida à l’exécution qui lui coûtait tant. Mais elle fit promettre que l’on ne tirerait qu’un seul portrait, qu’il serait remis aux mains de la dame bienfaitrice, qu’elle ne le montrerait à personne pendant sa vie, voulant qu’il fût pour sa seule satisfaction. Le portrait était pris, la dame le garda cache dans un meuble de sa chambre, mais, après la mort de la bonne Mère, elle se crut déliée de toute promesse, et elle fit reproduire la belle photographie qui se trouve en tête

de ce volume. La bonne Mère avait alors soixante-dix ans A d’autres époques on avait essayé de la peindre sans qu’elle s’en aperçût ainsi nous avons un portrait de la bonne Mère jeune religieuse à Fribourg, un autre de Paris, lorsqu’elle y alla pour la première fois, alors qu’elle avait trente-sept ans; un second de Paris encore à l’âge de quarante-cinq à cinquante ans; mais aucun de ces portraits n’a la valeur de ressemblance et d’expression qui se trouve dans la photographie qui la représente à soixante-dix ans. C’est elle, tout à fait elle lorsqu’on lui parlait et qu’elle jugeait bon ce qu’on lui disait. J’ai cependant entendu faire un reproche à ce portrait. La croix que porte la bonne Mère, au lieu de tomber simplement sur la poitrine, se trouve prise dans la ceinture de sa robe Comment se fait-il que la bonne Mère, qui était

si exacte pour les moindres observances, ait mis sa croix de cette manière? Il faut se souvenir, en voyant ce portrait, que la bonne Mère ne se laissa pas photographier de plein gré, on fut oblige de la surprendre, et alors elle n’eut ni le temps ni la pensée de remettre en place sa croix, dont l’extrémité se trouvait en ce moment arrêtée par sa ceinture.

Aussitôt la convention remplie, la dame se mit en devoir de donner ce qu’elle avait promis pour la restauration de l’Église. Il fallut commencer par reprendre le bas des murs jusqu’à une hauteur de quatre à cinq mètres. Cette opération délicate et difficile s’exécuta avec un rare succès; on avait, pour ainsi dire, suspendu l’édifice en l’air pour refaire entièrement ces murailles rongées et minées par le salpêtre. La bonne Mère en fut si réjouie, qu’elle promit le paradis à l’architecte. C’était bien s’engager : l’architecte était sans foi et l’un des chefs les plus sectaires de la franc-maçonnerie. Il est mort après avoir donné le spectacle d’une conversion des plus sincères et des plus touchantes.

Tout était à refaire, les murs, la voûte, le pavé. En démolissant le Mgr du sanctuaire, la pioche du maçon découvrit à gauche de l’autel, entre deux pierres, un vase de plomb renfermant un coeur. Ce coeur était celui de Mgr Malier, de pieuse et sainte mémoire, -celui des évêques de Troyes qui avait le plus aidé le monastère de la Visitation à se dégager des étreintes du jansénisme. Chose particulière! le coeur de Mgr Malier était dans un état de conservation telle, qu’on eût dit qu’on venait de l’extraire du corps encore chaud de l’évêque. Le sang fluide et vermeil en coulait avec abondance; c’était bien le coeur de Mgr Malier, mis là depuis deux siècles; on en avait un vague souvenir à la Visitation. Mais voici qu’en démolissant encore un peu plus haut, on trouva gravées sur une plaque de cuivre ces paroles

           

 

HUNC INTRA PARIETEM

EXULTAT IN DEUM VIVUM

FRANCISCI MALIER DU HOUSSAI

TRECENSIS EPISCOPI

COR ANGUSTUM SAECULO

QUIA DEO OCCUPANTE MAGNUM

COR SIBI MORTUUM

QUIA IN AMATAM ECCLESIAM ANIMATUM

COR FACULTATIBUS PAUPER

QUIA AFFECTIBUS IN PAUPERES DIVES

COR HUIC DOMUI HAEREDITARIUM

QUIA PATERNUM

COR VIRGINUM INTRA CONCEPTA CONCLUSUM

QUOD VIRGINUM

PECTORIBUS VIRTUTES JAM INSERUERAT

FELICES VIRGINES

QUOD CONVERTUNTUR AD COR EJUS

QUOD SIT SEMPER IN MANU

DOMINI

QUI FACIT SALVOS RECTOS CORDE

DUM ANXIARETUR DESIDERIO TUI

COR MEUM

IN PETRA EXALTASTI ME

1678

 

 

Ces paroles ont été reproduites sur la muraille où l’on a replacé le coeur de Mgr Malier. Quelques vers latins, d’une composition moins heureuse, ont été mis à la suite de l’épitaphe que nous venons de citer; leur sens indique que ce coeur doit sa conservation à l’amour de Dieu dont il a été l’organe, et à la pureté angélique dont il a été le tabernacle.

Le pavé de l’église, qui était constamment couvert d’humidité, réclamait aussi un changement. Soit que l’usage fût d’enterrer à une très petite profondeur, soit qu’on eût enlevé beaucoup de terre lors d’un premier repavage après la révolution, on trouva tous les corps qui avaient été enterrés dans la chapelle à une profondeur de trente à quarante centimètres sous les dalles du sanctuaire et de la nef. Aucune de ces sépultures n’avait été troublée; les ossements, parfaitement à leur place, indiquaient la situation où les corps avaient été posés. Pas une seule inscription, pas une seule date; de qui étaient tous ces corps? assurément des bienfaiteurs et amis du monastère.

Cependant, au centre de la chapelle, dans le lieu le plus principal de la nef, se trouvait un cercueil qu’on avait voulu certainement distinguer des autres. Les autres se touchaient, rangés comme les rayons d’une bibliothèque; celui-là était seul, les autres s’en éloignaient pour lui faire une place d’honneur: c’était assurément un personnage qu’une préférence motivée avait fait installer d’une manière privilégiée. Or, en examinant le squelette qui, ainsi que nous l’avons dit de tous les autres, était d’une conservation parfaite, on remarqua que l’os de la jambe était cassé c’était une indication. Or voici qu’en cherchant dans les lettres circulaires on lit dans l’une d’elles, écrite par les soeurs jansénistes, que « Martin, très pieux et très saint sacristain du monastère, lequel n’avait jamais voulu souscrire à la bulle Unigenitus, mais était constamment resté fidèle aux principes de la doctrine de la grâce, après avoir édifié constamment les soeurs et les avoir embaumées du parfum de la plus vraie piété, était mort à la suite d’une chute où il s’était cassé la jambe, voulant orner, une veille de fête, le plafond de l’église. » Les soeurs d’alors, presque toutes jansénistes, avaient placé Martin comme une relique.

Les gros travaux terminés, la dame bienfaitrice fit appel aux décorateurs les plus en vogue de la capitale; parmi eux se trouvait un Troyen, M. Chéron Parigot, issu d’une famille très honorable du pays, et qui de tout temps avait témoigné un grand attachement au monastère. On soumit à la bonne Mère le plan de ces décorations, qu’elle trouva fort belles. La bonne Mère usa de son autorité pour qu’on n’y changeât rien, plusieurs soeurs voulant y introduire des modifications que l’artiste aurait été obligé à son grand regret d’accepter si elle n’eût pas été là, et qui eussent défiguré son oeuvre. La bonne Mère avait un coup d’oeil sûr qui ne la trompait pas, et personne plus qu’elle n’avait le sens du vrai et du beau. Ce fut un long travail qui dura près de dix-huit mois; aucun accident ne vint attrister cette grande besogne : la bonne Mère priait. Quand les échafaudages eurent disparu, on put admirer l’ensemble. Toute la décoration est genre Louis XIII, époque de la construction de la chapelle; les fonds, les cartouches, les panneaux, les écussons, sont de nuances pleines d’harmonie et d’un relief à saisir à la main. Les inscriptions sont heureusement choisies, et les peintures, dues au pinceau de M. L. Duval, sont dignes de se ranger dans les collections des grands maîtres. Ce fut pour la bonne Mère l’occasion de ces bonnes paroles que lui inspiraient toujours les circonstances :

« La demeure de Dieu est en nous, et nous devons la tenir non seulement nette de notre propre inclination, mais encore la laisser orner par le Sauveur, qui s’y entend mieux que nous. Qu’aurions-nous fait si nous eussions été chargées de décorer l’église? Est-ce nous qui aurions pu mettre ces peintures, faire ces tableaux? Non, assurément. Eh bien! laissons le Sauveur peindre en nous ce qu’il veut et retracer en nous les mystères de la rédemption qu’il a choisis pour nous. Soyons attentives à bien les regarder, afin d’en pénétrer le sens et de nous l’appliquer. Ce regard sur ce que Dieu fait en nous sera notre assurance et notre nourriture. »

Les travaux de la chapelle étaient à peine terminés, que l’on se mit en demeure de célébrer les fêtes de la béatification de la bienheureuse soeur Marguerite-Marie. Déjà plusieurs monastères avaient eu leur triduum. Ils avaient déployé tout ce que la piété et l’amour envers le sacré Coeur pouvaient leur inspirer de zèle et d’industrie pour l’ornementation de leur église et pour l’ordonnance des cérémonies. Troyes pouvait donc s’inspirer de leur exemple, et même recourir à eux pour différents objets de décor et de tenture. Le second monastère de Paris et celui de Reims surtout fournirent à la bonne Mère une ample provision d’oriflammes, de guirlandes, d’écussons, pour orner l’avenue et les abords de l’église; car l’intérieur n’exigeait aucune décoration, les peintures, les dorures étant fraîchement posées et jetant leur premier éclat.

L’église de la Visitation n’avait rien vu de si beau depuis les fêtes de la canonisation de saint François de Sales, qui furent splendides à Troyes. On s’inspira aussi des récits qu’en ont fait les circulaires de cette époque pour organiser les offices, les prédications et les différentes manifestations de la piété des fidèles.

Chaque paroisse, chaque communauté vint à son tour vénérer les reliques de la Bienheureuse, assister au saint sacrifice de la messe, entendre les prédications et recevoir la bénédiction du saint Sacrement. C’est de dix à douze fois par jour que l’église se remplissait de nouveaux visiteurs, après que les précédents avaient entendu leur sermon et assisté soit à la sainte messe, soit à une bénédiction du saint Sacrement. Pendant ces trois jours, la ville fut constamment sillonnée de processions de paroisses, ou de groupes d’enfants, de personnes de la ville, d’ouvriers qui venaient pour vénérer la sainte, disaient-ils. Chez un grand nombre ce mot de sainte n’éveillait pas une idée bien claire. Les plus instruits savaient que l’on célébrait un triduum en l’honneur de la bienheureuse Marguerite-Marie, institutrice de la fête du sacré Coeur; mais d’autres, ayant entendu dire depuis longtemps qu’il y avait une sainte à la Visitation, pensaient que cette sainte-là était morte et que c’était elle que l’on venait voir. Toujours est-il qu’ils venaient en si grande affluence, que l’église en était remplie; la nef, le sanctuaire, les marches de l’autel, la grille du choeur étaient couverts de gens qui s’accrochaient à tout ce qu’ils pouvaient afin d’avoir une place. C’était ainsi chaque jour, et le concours commençait à cinq heures du matin et finissait à dix heures du soir. Tous les prédicateurs de la ville avaient été invités à donner le pain de la parole à ce peuple si bien disposé. Mgr Ravinet, de si douce et si pieuse mémoire, venait lui-même prendre son rang parmi les prédicateurs; il s’était réservé les petits enfants.

Mais on ne saurait trop louer les prodiges de zèle, de charité et d’éloquence de M. l’abbé Pichenot, vicaire général de Sens, qui avait accepté la charge de prédicateur principal du triduum. Sa parole pieuse et persuasive gagna des âmes à Dieu. Plusieurs retours eurent lieu avec des circonstances touchantes. Quand plus tard on rappelait ces fruits de grâce à Mgr Pichenot, devenu archevêque de Chambéry, il disait: « La moisson était facile, je n’avais qu’à relever les gerbes que la Mère Marie de Sales avait déposées le long du sillon .»

La clôture du triduum fut splendide; les chanoines de la cathédrale, tous les curés de la ville, tous les archiprêtres et les doyens des villes du diocèse furent invités par la bonne Mère à venir célébrer ce grand jour. Ils se rendirent à son invitation. Une procession s’organisa à la cathédrale, et les fidèles et ce nombreux clergé, présidé par Mgr l’évêque, se mirent en marche pour le monastère, situé à près de deux kilomètres de la cathédrale. La messe fut célébrée par Monseigneur, et elle fut chantée par les quatre archiprêtres du diocèse. Une musique de choix, dirigée par le neveu d’une des soeurs, M. Joseph de Belot, l’un des artistes les plus distingués de son époque, vint encore ajouter à tant de solennité. Le déjeuner qui suivit fut des plus cordiaux. Monseigneur était au milieu de l’élite de son clergé, la bonne Mère assistait de l’autre côté de la grille et s’entretenait agréablement avec lui. « Ma bonne Mère, dit alors Mgr Ravinet, on m’a chargé de vous faire une demande, celle d’entrer pour visiter le monastère; on ajoutait que ce que je vous demanderais serait bien vite exécuté. Eh bien! ma bonne Mère, je vous demande de nous dispenser d’entrer afin de ne pas troubler les bons anges de la maison, qui n’ont jamais vu une foule pareille. » La bonne Mère remercia Monseigneur avec effusion. « Vous comblez ma joie, répondit-elle à Monseigneur, rien ne manque au bonheur de cette journée, tous en seront satisfaits : nos soeurs, pour qui vous avez été si bon, et nos saints Fondateurs, au désir desquels vous vous montrez si respectueusement affectionné.

La règle de la maison n’avait pas souffert de ces solennités; l’office se disait au Chapitre, et tous les exercices se suivaient dans l’ordre ordinaire. La bonne Mère n’aurait pas été en paix si l’observance eût eu à souffrir la moindre atteinte.

 

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CHAPITRE XLV

VOYAGE DE LA BONNE MÈRE A FRIBOURG — ELLE EST REÇUE PAR SA SOEUR, LA MÈRE THÉRÈSE-CATHERINE A MACON — MGR MERMILLOD LUI FAIT VISITER SON ÉGLISE DE NOTRE-DAME DE GENÈVE — TÉMOIGNAGES DES SOEURS DE FRIBOURG — SOEUR MARIE TOBIE — SON PASSAGE A DIJON, A PARIS — SABINE DE SÉGUR

 

 

Nous empruntons à la vie de la Mère Marie de Sales, publiée par les soeurs de la Visitation de Troyes, les détails suivants sur son voyage à Fribourg.

La très honorée Mère Marie-Angélique Blanc, remplie de vénération et de confiance pour notre Mère, désira rappeler à Fribourg ce trésor qu’on n’avait cessé d’y regretter. Appuyée de l’autorité de Monseigneur, son digne évêque, elle écrivit donc à la chère déposée aussitôt après sa déposition, lui exprimant le désir de profiter de ses conseils, de ses lumières, de son expérience. Un désir de ses supérieurs fut toujours un ordre pour cette vraie obéissante, qui avait souvent dit : « Je ne suis plus à moi, mais à Dieu dans mes supérieurs. » Elle ne fit donc aucune réplique, ne donna aucune excuse, et, sans s’inquiéter de la grande chaleur de la saison, de la longueur et des incommodités de la route, pour sa santé si délicate et son âge de soixante-quinze ans, elle se prépara généreusement au voyage.

Notre très-honorée Mère Françoise-Angèle Garnier, qui venait d’être élue, et qui avait tant compté sur le secours de sa vénérable déposée, voyait ses premiers jours de supériorité bien assombris; la communauté était consternée. Nous craignions tous ce retour à Fribourg, où nous prévoyions qu’on voudrait conserver le don que Dieu nous avait fait; mais notre bien-aimée soeur nous rassura par ces simples paroles: « Ne craignez point, il n’y a pas de

danger. »

Elle partit de Troyes, accompagnée de M. notre confesseur et de notre chère soeur tourière Marie-Hélène. La première étape fut Mâcon, où sa soeur Thérèse-Catherine Chappuis était supérieure. Le respectable abbé Larcher, si connu dans l’Institut, si dévoué à la Visitation, voulut témoigner toute son estime pour la chère voyageuse par une réception digne de son mérite: la cour d’entrée du monastère était illuminée, et la communauté, rangée à la porte de clôture, chanta le Laudate aussitôt que cette porte fut ouverte. A peine le psaume était-il achevé, qu’on entendit sonner le grand silence, et notre Mère fut très édifiée de la prompte exactitude de nos soeurs, qui se permirent seulement de la cordialiser sans dire un mot. La très honorée Mère Thérèse-Catherine ne fut pas moins silencieuse en servant à souper à sa chère soeur qu’elle n’avait point vue depuis quarante-deux ans. Notre Mère l’avait laissée sa novice à Fribourg.

Le lendemain, la joie du monastère fut inexprimable; il semblait à toutes qu’une envoyée de Dieu passait là, comme une brillante lumière, pour éclairer leur chemin. Chacune de nos soeurs voulut l’entretenir en particulier, lui rendre compte de ses dispositions, et chacune trouva auprès d’elle, outre l’assurance dans sa voie, outre le courage et la force d’y cheminer plus généreusement, un secours surabondant qui rendait tout facile; car c’était le don de notre Mère de faire trouver doux et léger le joug du Seigneur. La très honorée Mère Thérèse-Catherine montra en cette occasion qu’elle avait bien profité des leçons de sa chère directrice, qui désirait que l’on répétât en toutes circonstance ces paroles qu’elle disait souvent elle-même : « Il faut d’abord accommoder le prochain; moi je m’en tirerai toujours, j’aurai le temps qui reste. » Elle n’eut donc que quelques minutes d’entretien particulier avec sa sainte soeur, dont le séjour à Mâcon devait être fort limité.

On continua la route vers Fribourg, et notre Mère fut, comme dans la première partie de son voyage, l’objet de la vénération de tous ceux qui eurent le bien de la rencontrer. On était frappé de cet air de sainteté qu’on remarquait en elle, de son profond recueillement, de cette majesté douce et modeste qui la distinguait; malgré le soin qu’avait notre Mère de cacher tout ce qui aurait pu lui attirer du respect, on était subjugué par le charme de sa présence. « Comme cette dame est bien! disait-on à M. notre confesseur; c’est une personne éminente, c’est une sainte. » Et l’on tenait à honneur de lui être utile en quelque chose, de lui rendre tous les Services possibles.

A Genève, Mgr Mermillod témoigna à la voyageuse la plus paternelle bienveillance; il la conduisit visiter ses belles églises, et voulut qu’elle y priât pour l’entière conversion de son cher diocèse.

Enfin elle arriva à Fribourg, ce béni monastère encore tout embaumé des souvenirs de sa jeunesse religieuse et de ses premières communications avec le Sauveur. Ce fut remplie d’une émotion profonde qu’elle rentra dans la cellule où elle avait vu comme l’aurore de ce soleil spirituel qui devait illuminer toute sa vie, qu’elle retrouva ses anciennes compagnes, ses anciennes .novices, celles qui ne la connaissaient pas encore; et toutes la reçurent avec enthousiasme et vénération. Il ne restait à Fribourg que quelques religieuses qui avaient été les compagnes de la bonne Mère, soit comme pensionnaires, soit comme novices. Elles aimèrent à lui rappeler différents traits de son enfance et de son noviciat. « Vous souvenez-vous, ma Mère, de soeur Marie-Tobie? On vous avait chargé de surveiller les pensionnaires pendant le chapitre, et aucune n’osait faire la moindre petite espièglerie, quoique vous fussiez une des plus jeunes? Or voici que la soeur Marie-Tobie, trouvant qu’il était ridicule de laisser une enfant surveiller tout un pensionnat, réclama cette charge pour elle. Les pensionnaires, averties qu’on a changé leur surveillante, se tapissent sous les tables, dans les placards, derrière les tableaux de classe, et quand soeur Marie-Tobie entre, elle ne voit personne dans la classe; elle se met à la recherche dans les cours, dans les cloîtres, dans le jardin, et elle ne trouve qui que ce soit. Elle va se plaindre à la supérieure, qui vient vérifier le fait; mais, en arrivant, la supérieure voit tout le monde rangé à sa place dans l’ordre le plus parfait. Toutes étaient là, excepté Thérèse, qui était malade ce jour-là. Soeur Marie-Tobie avoue qu’elle est moins capable de surveiller que Thérèse, et Thérèse reprend sa charge au prochain chapitre. »

La Mère Marie-Angélique et toutes ses filles, heureuses d’avoir retrouvé leur bien-aimée soeur, voulurent profiter largement d’une faveur qu’elles estimaient si précieuse. Par l’onction de la grâce attachée à toutes ses paroles, on reconnaissait que son union à Dieu lui donnait un immense pouvoir sur les âmes, et chacune cherchait auprès d’elle comme une force nouvelle pour pratiquer la vertu. Les journées suffisaient à peine à notre Mère pour recevoir tous ces épanchements des âmes dans la sienne; elle répondait a tout avec une force et une clarté onctueuses, et le bon Dieu donnait à ses conseils une             prodigieuse bénédiction, ainsi que la communauté de Fribourg l’atteste par le témoignage suivant : « Notre vénérée Mère Marie de Sales Chappuis avait un grand don de lire dans les âmes, de comprendre ce dont on ne savait pas se rendre compte à soi-même. On sentait que ses paroles venaient directement de Dieu, qu’elle consultait intérieurement avant de donner un avis ou une décision. Un mot de sa part rassurait les âmes troublées ou craintives, inspirait le courage et la bonne volonté, dilatait les coeurs et leur apportait la paix. Par le moyen du couper-court,  elle dégageait l’âme d’elle-même et de tout le créé. »

« Pour moi, dit l’une de nos soeurs de Fribourg, jamais je ne perdrai le souvenir des jours pendant lesquels nous eûmes le bonheur de la posséder; il me semblait voir en sa personne notre sainte Mère de Chantal, tant l’on sentait Dieu en elle. Oh! oui, elle était bien tout en Dieu; sa conduite, pendant son court séjour au milieu de nous, l’a prouvé: tout ce qui n’avait pas directement rapport à Dieu et au bien des âmes ne la touchait point ; elle refusait de s’en occuper, disant qu’elle n’était point venue pour cela. Voulait-on lui faire voir quelques changements, quelques réparations dans le monastère, elle s’en excusait, témoignant ainsi qu’elle était morte à toutes les choses de la terre, car tout lui était si cher à Fribourg! »

Notre Mère se refusa même la satisfaction de visiter un petit oratoire dont elle avait eu le soin autrefois, et où elle avait été comblée de grâces; elle n’alla pas une seule fois au jardin, ne se permettant de faire autre chose à Fribourg que ce pour quoi on l’y avait appelée: le service du prochain. Cette parfaite mortification, elle la pratiquait toujours et partout, ne

disant jamais aucune parole, ne faisant aucune action pour son propre contentement. Il serait peut-être plus vrai de dire que notre mère avait une telle habitude du renoncement et de la mortification qu’elle ne savait -plus elle-même ce qui la mortifiait.

Citons encore ces paroles d’une de nos soeurs de Fribourg: « Dans une seule entrevue, cette vénérée Mère m’a confirmé toute la direction qui m’avait été donnée précédemment pour la paix et la tranquillité de mon âme, dans les opérations pénibles et les desseins de Dieu sur moi. »

« J’ai peu vu notre regrettée chère Marie de Sales, dit une autre soeur; cependant je puis dire que, pendant son séjour dans notre monastère, j’ai senti une joie intérieure qu’il m’est impossible d’exprimer, et un sentiment intime de la présence de Dieu qui donnait un vrai contentement à mon âme. Un jour, en nous parlant dans l’intimité, elle nous dit en souriant: « Celle qui va droit à sa supérieure, quelle qu’elle soit, n’aura pas de peine à l’heure de la mort. » Un autre jour, étant au parloir avec elle, nous la priâmes, avant de sortir, de nous donner une aspiration à faire pendant le jour. Nous tenions la porte du parloir pour l’ouvrir; mais elle nous retint, disant : « Restons ici ; » puis, se recueillant un peu, elle ajouta: « Regardez le Sauveur et dites-lui: Je « me fie à vous. » Cette aspiration me fait encore autant de bien qu’au premier jour, et le Sauveur m’aide, je le sens. Notre vénérée Mère nous avait retenues au parloir, parce qu’elle sentait que plusieurs de nos soeurs l’attendaient au passage, et elle n’aurait pu nous répondre si nous avions ouvert la porte.

« Quel air de sainteté avait la Mère Marie de Sales! écrit-on encore; quelle modestie, quelle union à Dieu! Son oeil pénétrait jusqu’au fond de l’âme; on était saisi d’un profond respect en sa présence, et l’on ne sortait jamais d’auprès d’elle qu’éclairé, consolé, encouragé, fortifié pour le bien et rempli d’une douce paix. »

Cependant les fatigues du voyage et l’air vif de la Suisse influaient d’une manière fâcheuse sur la santé de notre Mère: ses jambes enflèrent prodigieusement; elle ne pouvait presque plus marcher et elle toussait beaucoup. On ne se préoccupa point d’abord de ces indispositions: la joie faisait oublier le reste. Mgr de Fribourg, qui s’applaudissait d’avoir retrouvé cette chère fille, disait.: « Un trésor semblable ne se donne pas; la Mère Marie de Sales en fera plus dans son lit, pour le bon gouvernement de la maison, qu’une autre qui pourrait marcher et se porterait bien. » Mais le mal, augmentant, finit par inquiéter; on comprit que le climat de Fribourg aurait bientôt achevé d’épuiser une vie si précieuse. Alors Monseigneur consentit au départ, disant avec chagrin: « Puisque votre santé ne vous permet pas absolument de rester ici, allez à Troyes, ma chère fille mais il faut vous regarder toujours chargée devant Dieu de la maison où vous vous êtes donnée à lui. « Cette obéissance était douce à notre Mère : elle aimait tant son cher monastère, et elle avait une si profonde vénération, une si filiale confiance en Mgr de Fribourg!

Cette fois, on n’oublia point le couvent des Capucines; notre Mère y fut conduite, et Monseigneur eut la bienveillance d’ordonner qu’on lui en ouvrît la porte. La joie de la Mère Pacifique Chappuis fut grande en revoyant sa bien-aimée soeur. « Le Seigneur nous récompense au centuple, disait-elle, du sacrifice que nous avons fait -il y a quarante ans; j’attendais cela de sa bonté. Votre venue ici est la plus grande jouissance qu’il puisse me donner sur la terre. » Elle voulut partager avec toute sa communauté le bienfait d’une si heureuse visite; la lettre suivante de la supérieure de Montorge nous en rend compte.

« Nous avons eu le bonheur de posséder la vénérée Mère Marie de Sales Chappuis les deux journées du 13 et du 14 juillet 1868. Comment vous dire l’impression profonde et salutaire qu’a laissée parmi nous la visite de cette chère Mère, dont la sainteté nous inspirait tant de respect, tant de confiance; car on sentait cette grande âme si près de Dieu, toujours unie à lui, toujours recueillie en lui, semblant le consulter lorsqu’on l’interrogeait. Et, malgré cette intime union avec Dieu, nous admirions sa charité, qui s’intéressait à tout ce qui concernait notre communauté. Plusieurs de nos soeurs désirant communiquer avec cette bonne Mère de leurs intérêts spirituels, elle voulut bien accorder des audiences particulières, et chacune se retirait d’auprès d’elle encouragée, fortifiée, et répétant: C’est une grande sainte. Le temps fut trop court pour qu’elle pût satisfaire à tous les désirs exprimés, et le sacrifice fut le partage de celles qui furent privées de cette faveur. Quant à la bonne Mère Pacifique, elle voulut, comme elle avait l’habitude de le faire toujours, préférer son prochain à elle-même. La courte conversation que les deux soeurs eurent ensemble fut toute céleste, et, en se quittant, elles se donnèrent rendez-vous au ciel, où la Mère Pacifique ne tarda pas à aller recevoir la récompense de sa vie austère et fervente. Elle mourut très saintement le 25 février 1870, après avoir été toute sa vie, ou économe de son monastère, ou supérieure, ou maîtresse des novices. »

Mgr de Fribourg voulut bien accorder une petite halte à Dijon, où la visite de notre Mère causa une impression de joie si- profonde, que le souvenir en subsiste encore aujourd’hui, comme on le voit dans les lignes suivantes :

« Cette digne et sainte religieuse, gratifiée, on le sait, de dons extraordinaires, avait entre autres celui de lire dans les coeurs et de reconnaître la voie de Dieu sur les âmes. Nous eûmes le bonheur, au mois d’août 1868, de la posséder pendant deux jours dans notre monastère, et d’entendre à l’heure de nos réunions ses exhortations si suaves, toutes remplies de l’esprit de Dieu et de nos saints Fondateurs. En outre, notre très honorée Mère permit à toutes celles qui le désireraient d’aller trouver, en particulier, la vénérée voyageuse et de solliciter ses conseils. Plusieurs en furent profondément touchées, entre autres une

de nos jeunes soeurs qui, dans la crainte de perdre son temps à l’oraison, s’y exerçait à différentes méthodes qui la fatiguaient sans aucun profit pour son âme. Elle en reçut cette parole que nous regardons comme un enseignement précieux: « Il faut aller au bon Dieu à l’oraison pour qu’il vous vide l’esprit et qu’il remplisse votre coeur.» Le passage de cette sainte âme parmi nous nous a toutes remplies du désir de notre perfection et d’une sainte joie accompagnée d’une douce paix. Les soeurs voulurent lui présenter leurs élèves du pensionnat, qu’elle bénit après les avoir encouragées à aimer le bon Dieu de tout leur coeur, et à le servir fidèlement. Puis, désignant l’une d’elles à la maîtresse, elle lui dit: « Voici une petite religieuse. La prédiction s’est vérifiée. »

Toutes les personnes qui voyaient notre Mère, qui avaient quelques relations avec elle, en conservaient des sentiments de grande vénération, l’estimaient une sainte, et cherchaient à se procurer quelque chose qui lui eût appartenu, pour le conserver comme une relique. L’opinion de sa sainteté était si bien répandue, que, quand elle passait dans nos monastères, on lui changeait son voile, sa pelote, sa ceinture, ses vêtements; car on attachait un grand prix à tout ce qui avait été à son usage, et notre Mère faisait si peu d’attention aux choses dont elle se servait, qu’elle ne s’apercevait pas de la substitution. Elle le prouva bien au retour d’un de ses voyages. Une de nos soeurs lui ayant dit: « Ma Mère, que vous avez là une belle robe neuve! » Notre Mère, tout étonnée, regarda sa robe de manière à convaincre qu’elle la voyait pour la première fois.

De Dijon, l’obéissance envoyait la sainte voyageuse dans notre deuxième monastère de Paris, où elle fut reçue, comme toujours, avec des transports de reconnaissance envers Dieu. On sentait le bien de ses apparitions, qui apportaient toujours de nouvelles lumières, un accroissement de ferveur, plus de force et de bonne volonté pour s’unir davantage au Sauveur par les moyens de notre sainte vocation. Dans cette visite, qui devait être la dernière, notre Mère insistait beaucoup sur la promptitude à l’obéissance, la confiance filiale à la supérieure, le couper-court et l’union des coeurs. « Voilà, répétait-elle, les moyens que nous avons pour arriver où notre saint Fondateur a voulu nous conduire. »

Une de ses filles spirituelles les plus aimées, ma soeur Jeanne-Françoise de Ségur, soeur du vénéré prélat qui a rempli toute l’Église des fruits de son zèle et de ses travaux, était alors malade. Dieu, qui se plaît à éprouver ses saints, avait envoyé à ma soeur Jeanne- Françoise une de ces maladies qui sont les plus difficiles à supporter: elle succombait à une maladie de poitrine. L’état intérieur de la fervente religieuse était encore plus pénible que sa situation corporelle: son âme se trouvait comme noyée, perdue, dans un abîme de tentation; il lui semblait que Dieu l’avait abandonnée, qu’il était irrité contre elle, et qu’il la traitait en ennemie. Elle désespérait de son salut, ne voyait devant elle que des souffrances

sans mérite et qu’une fin cruelle. La prière lui était devenue odieuse, et elle ne pouvait admettre aucune consolation. La bonne Mère fut affligée de la voir dans cet état, et elle lui promit qu’elle serait guérie dans quelques semaines. La pauvre malade, qui aimait et vénérait tant la bonne Mère, ne pouvait pas accueillir ses promesses plus que celles des autres personnes: « Dieu, disait-elle, ne s’est pas contenté de s’irriter contre moi, il a encore fâché tous les autres; je suis pour tous un objet de répulsion et de haine. Cependant la bonne Mère tint sa promesse: peu de temps après les peines de Sabine de Ségur finirent tout à coup. La lumière et la paix rentrèrent dans cette âme, devenue plus pure et plus radieuse à la suite de cette affreuse tempête.

 

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CHAPITRE XLVI

LES PETITES FLEURS DE LA VIE DE LA BONNE MÈRE

 

 

La vie de la bonne Mère ne serait pas complète si nous négligions un certain nombre de faits qui, sans avoir peut-être une importance capitale, servent pourtant à donner une couleur d’ensemble à cette existence privilégiée de Dieu. D’ailleurs il est remarquable que les âmes qui ont le plus aimé Notre-Seigneur ont eu de ces grâces qui jettent sur leur vie un charme merveilleux. Qui n’a lu avec intérêt et avec délices les petites fleurs de la vie de saint François d’Assise? Dieu ne s’était-il pas plu à parsemer la vie de ce grand saint de choses ravissantes? L’encens qui brûle n’a-t-il pas des parfums d’autant plus suaves qu’il est plus pur? Ces faits, qui se racontent et qui passent à l’état légendaire, sont souvent les seuls qui restent dans la mémoire du peuple: ils forment son appréciation sur les saints, appréciation toujours vraie, et que Dieu justifie souvent par des faveurs et des miracles.

Le caractère personnel de la bonne Mère était la simplicité, la candeur et la grâce. On l’aimait naturellement ; tout chez elle était bienveillant, son visage, son regard, sa parole et surtout son coeur. Dieu la traitait comme elle traitait tout le monde; il lui souriait, il ne lui refusait rien. De là une foule de petits faits qui se renouvelaient sans cesse et qui

charmaient ceux qui en étaient témoins.

Une petite pensionnaire avait-elle perdu son chapelet, une médaille, un bijou, elle allait trouver la bonne Mère, lui racontait tout au long son chagrin. La bonne Mère l’écoutait sérieusement, se recueillait une seconde; puis, la regardant avec bonté, lui disait: « Mais non, elle n’est pas perdue votre médaille; allez en tel endroit, c’est là qu’elle se trouve. » La

petite pensionnaire courait bien vite, elle ne doutait pas, et revenait rapportant l’objet à la bonne Mère.

Plusieurs fois il est arrivé que les pensionnaires ou les soeurs, ne voulant pas déranger la bonne Mère, aussi voulant un peu s’affranchir de l’obligation de remercier le bon Dieu pour avoir si facilement retrouvé ce qu’elles avaient perdu, se mettaient vivement à la recherche de l’objet égaré. On cherchait des jours entiers avec la ferme résolution de n’en rien dire à la bonne Mère; mais recherches vaines, inutiles démarches, rien ne se retrouvait. Enfin on venait de guerre lasse dire à la bonne Mère qu’on avait voulu se passer de son secours, mais qu’on n’avait pas réussi La bonne Mère indiquait l’endroit, et il est arrivé quelquefois que l’objet s’est trouvé aux pieds de la chercheuse. La bonne Mère, le montrant du doigt, disait : « Mais voyez; il n’est pas loin. D’autres personnes ont aussi éprouvé ce secours de la bonne Mère.

La lessive au couvent est une affaire importante outre les raisons tirées du voeu de pauvreté, qui réclame que l’on ne fasse pour les soeurs aucune dépense lorsqu’elles peuvent elles-mêmes faire le travail, la lessive procure aux soeurs l’avantage de s’adonner à une besogne de pauvre, à une besogne qui ressemble à ce qui se faisait à Nazareth. La bonne Mère n’a jamais manqué d’y apporter son concours, même dans sa vieillesse la plus avancée. La lessive ne peut se faire facilement et convenablement que par un temps sec; aussi la soeur lingère avait-elle soin de prévenir notre Mère la semaine qui précédait la lessive, afin qu’elle obtînt du beau temps. Ce beau temps n’a jamais manqué une seule fois pendant plus de trente ans.

Un jour cependant la pluie fit son apparition, et la bonne Mère vint dire à son confesseur avec tristesse : « Elles ne sont pas venues demander de prier! » C’est que celle qui était alors chargée de la lessive avait un peu plus de confiance en son jugement et en sa capacité qu’en l’influence surnaturelle de la bonne Mère. L’histoire de la lessive à la Visitation était si bien connue à Troyes, que les maîtresses de maison faisaient demander au couvent quel jour on ferait la lessive, afin de profiter du beau temps qui ne manquait jamais.

La bonne Mère aimait singulièrement tout ce que le bon Dieu envoyait naturellement. Elle était plus sensible à une bonne récolte de fruits, de légumes, qu’à une somme d’argent d’une valeur relativement plus considérable. C’est Lui qui nous donne! disait-elle avec bonheur. Aussi les fléaux qui survenaient sur les différentes productions de la terre l’affligeaient. Dieu est fâché contre nous, » disait-elle, et elle priait.

Pendant plusieurs années les pommes de terre se gâtaient; on n’en trouvait plus à acheter dès les premiers mois qui suivaient la récolte, et la petite provision de la communauté s’épuisait bien vite. Comment se faisait-il qu’on n’en manquait pas, que pas une de celles qui composaient la petite réserve ne se gâtait? C’est que la bonne Mère le demandait à Dieu, en lui disant de lui donner ce petit témoignage de son amour pour elle.

La vigne du jardin était entièrement malade, les feuilles étaient desséchées. Les maladies nombreuses qui ne cessent de l’attaquer depuis de longues années, et que la bonne Mère affirmait être un châtiment de l’ingratitude des hommes envers le Créateur, ces maladies, dont les noms forment à eux seuls une longue nomenclature, s’étaient abattues principalement sur les treilles les mieux exposées et les plus productives. Un jour de la fin du mois de juillet, la bonne Mère passe auprès de cette vigne, dont les feuilles desséchées et tombées à terre laissaient voir le sarment attaché au Mgr sans une seule grappe de raisin. S’arrêtant, elle dit à Dieu : « Nos soeurs n’auront plus rien pour se rafraîchir, c’est bien triste! » Quinze jours après, le jour de l’Assomption, les ceps desséchés étaient couverts de feuilles verdoyantes et d’une si grande abondance de raisins, qu’on ne comprenait pas comment ils pouvaient y tenir. Ces raisins étaient vermeils, mûrs à point, et l’on en mangea au dîner de la fête de l’Assomption.

Les arbres du jardin avaient vieilli, un grand nombre étaient morts, les plus jeunes ne donnaient pas encore de fruits : cependant la bonne Mère aimait que le bon Dieu envoyât à la communauté directement ce qu’il lui fallait. Les pruneaux de l’année précédente étaient presque entièrement épuisés, et le carême allait commencer. La soeur dépensière prie la bonne Mère de venir bénir sa trop chétive provision, et voilà que, aussitôt après le départ de la bonne 

Mère, ce petit tas de pruneaux avait pris des proportions considérables : il y en avait pour le reste de l’année et pour une bonne partie de la suivante.

Frappées de ces choses singulières, il ne faut pas s’étonner que parfois les soeurs aient été tentées de penser que le bon Dieu aimait tant leur Mère, qu’il voulait le lui témoigner dans des circonstances où la nécessité n’entrait pour rien. Ainsi affirmaient-elles que, pour rendre sa rentrée à Troyes plus joyeuse, il avait fait fleurir deux mois avant l’époque ordinaire un catalpa sous lequel la bonne Mère venait se reposer et faire des entretiens à la communauté.

Une autre remarque plus justifiée est celle de toutes les personnes qui rendaient service à la bonne Mère ou qui exécutaient pour elle des travaux, des voyages.

Les circonstances étaient toujours telles, que l’on rencontrait les personnes dont on avait besoin en temps et lieu; que les volontés les plus opposées se rendaient avec aisance et satisfaction; que l’on obtenait toujours ce que l’on désirait, et au delà. La bonne Mère appelait cela un roman. C’est un vrai roman, disait-elle; voyez comme le bon Dieu s’entend à les faire.

J’exprime ici le regret formel de ne pouvoir entrer dans des détails; mais j ‘affirme que la providence et la protection de Dieu étaient sensibles et frappantes dans ces circonstances. C’était assurément à son amour pour la volonté divine que la bonne Mère devait ces grâces.

Si la Providence apparaissait visible dans ces petites circonstances, à plus forte raison aidait-elle la bonne Mère en des circonstances plus graves.

En 1834, il y avait au pensionnat de la Visitation de Troyes une petite fille de cinq ans qui s’appelait Eugénie de Coucy. Eugénie était généralement sage et docile. De loin en loin toutefois apparaissait quelque caprice ou quelque colère. Un jour entre autres, pendant que ses grandes compagnes étaient attentives à la leçon de travail manuel, Eugénie, que cela intéressait peu, se mit à faire une grosse colère, et à pousser des cris si perçants qu’on fut obligé de l’exiler de la salle commune.

La bonne soeur qui en avait la garde, après avoir épuisé toutes les ressources de la douceur, en présence d’une colère qui allait toujours croissant, finit par prendre sa grosse voix et par menacer bien fort. Rien n’y fit. Eugénie criait de plus en plus. On passait près de la basse-cour, devant la porte de l’escalier du grenier. Une idée vint à la soeur: « Mademoiselle, puisque vous ne voulez pas être sage, vous allez vous asseoir là, sur la marche de l’escalier, et rester toute seule! » Et la soeur, après avoir installé l’enfant en pénitence sur la première marche, s’éloigna de quelques pas, pensant que le caprice allait enfin se calmer.

La communauté était au choeur. Tout à coup une fille de service, Cécile, entre précipitamment, et allant droit à la directrice du pensionnat : « Venez vite, ma soeur! — Qu’est-ce qu’il y a donc? — Venez vite, la petite Eugénie de Coucy est morte! » La soeur courut où la fille de service la conduisait, et elle aperçut dans la cour pavée, immédiatement au-dessous de la fenêtre du grenier, Eugénie de Coucy étendue à la renverse sur un monceau de pierres, les bras ouverts, et sans aucun mouvement.

Eugénie avait monté l’escalier du grenier, et, prise de peur, elle s’était approchée de la fenêtre ouverte. Elle avait aperçu la fille de service qui travaillait au jardin, et l’avait appelée à grands cris: « Cécile! Cécile! j’ai peur; viens me chercher! Et comme la bonne fille, voyant le péril auquel l’enfant était exposée, accourait en toute hâte, Eugénie, sans soupçonner le danger, s’était jetée par la fenêtre et était tombée, inanimée, sur un tas de pierres amoncelées en cet endroit.

La directrice n’alla pas plus loin. Dans son effroi, elle retourna en toute hâte au choeur, et tirant par. la manche de sa robe la bonne Mère, elle l’entraîna, sans pouvoir presque rien dire, jusqu’à l’endroit où l’accident était arrivé.

Du plus loin que la bonne Mère aperçut l’enfant: « Au nom de Dieu, lui cria-t-elle, Eugénie, levez-vous! » Et elle traça sur la petite fille le signe de la croix. L’enfant aussitôt se leva, et, frottant ses yeux, elle regardait étonnée tour à tour la bonne Mère, la directrice, Cécile. Que faites-vous-là, Eugénie? — Ma bonne Mère, je ne sais pas, je dormais. — Mais comment êtes-vous venue là, sur ce tas de pierres? — Je ne sais pas... Ah! si, je me rappelle. J’ai vu de grosses araignées, j’ai eu bien peur, j’ai appelé Cécile; et puis je ne sais plus, j’ai dormi. »

La supérieure d’alors, car la bonne Mère était en ce temps-là déposée, pour plus de sécurité; fit aussitôt appeler le médecin. Celui-ci, après un minutieux examen, ne trouva aucune trace de lésion ou de contusion. Eugénie ne se ressentit en aucune façon de la chute terrible qu’elle avait faite.

Bien des années plus tard, quand la bonne Mère Marie de Sales était sur son lit de mort, l’ancienne directrice du pensionnat lui dit un jour: « Ma Mère, vous souvenez-vous d’Eugénie de Coucy? Elle était morte, n’est-ce pas, quand vous lui avez dit de se relever? » Et la bonne Mère, éludant la réponse, lui repartit en souriant : Remerciez bien le bon Dieu, ma soeur, vous ne saurez jamais tout ce qu’il a fait de grâces en cette maison! »

Un soir du mois de mai 1872, l’aspect du ciel, le refroidissement subit de la température annonçaient une gelée désastreuse pour les fruits et la vigne. Le confesseur de la bonne Mère se mit à calculer la perte probable que le collège Saint-Bernard aurait à subir, si la gelée survenait aussi forte qu’on devait le prévoir. « Ce serait une perte de dix mille francs,

disait-il, tant pour le manque de récolte de fruits que pour le renchérissement du vin. » Et il s’affligeait de cette perte, que le collège aurait peine à supporter, n’étant encore qu’à ses débuts. La bonne Mère dit : « Mais si c’est la volonté de Dieu, il faudra bien s’y résigner. Allons, dites-moi que vous préférez la volonté de Dieu a dix mille francs, le bon Dieu

aimera bien cela. Puis, après un instant : « Vous n’aurez pas à vous repentir de vous rendre ainsi à Dieu. »

La gelée arriva, le désastre était complet, mais ce ne fut que le matin pendant la messe que le confesseur fit son acte d’abandon à la volonté de Dieu. Or voici qu’en sortant de la messe, le confesseur trouve sur les marches de l’église une personne étrangère, qui lui remet vingt actions du chemin de fer, valant chacune cinq cents francs, lui disant que c’était sa

maîtresse qui l’avait chargée de porter cette somme pour les oeuvres de M. l’abbé Brisson. L’indemnité était complète. Ce fut une grande joie pour la bonne  Mère : le bon Dieu venait encore d’exaucer gracieusement sa prière.

La bonne Mère se servait de ce pouvoir facile quelquefois pour son propre compte. Un jour, à Paris, elle venait de recevoir de nombreuses communications du Sauveur, et elle voulait, comme toujours, les soumettre au jugement de la sainte Église en les communiquant à son confesseur. Elle le fait demander; mais le révérend Père était au confessionnal, occupé à confesser une soeur des plus scrupuleuses. La bonne soeur, oubliant les recommandations de l’obéissance, voulait sans cesse recommencer sa confession, et le bon Père, par condescendance, s’y prêtait vraiment un peu trop. La bonne Mère, voyait qu’elle attendait en vain, se mit à dire: Mais, Seigneur, prenez-les tous les deux à la gorge. » Presque aussitôt elle voit entrer au parloir le bon Père; c’était le père C***, qui lui dit : « Mais, ma Mère, je viens d’être pris d’un mal de gorge si violent, que j’ai été obligé de laisser là ma soeur S***, qui, du reste, n’en finit jamais. » La soeur, de son côté, sortit du confessionnal et alla demander de la tisane à la soeur infirmière, disant qu’elle étouffait.

La bonne Mère ne se vengeait pas toujours si cruellement; car, pendant qu’elle était à Troyes, il advint que son confesseur, fatigué d’entendre ses longues communications spirituelles, se mit à penser, pour se distraire, à composer une horloge merveilleuse, dont les cadrans multiples donneraient exactement la solution de toutes les questions en usage dans la marine pour les longues traversées. La bonne Mère, accoutumée cependant à remarquer des distractions dans l’attention que lui prêtait son confesseur, s’aperçut que depuis quelque temps il y avait chez lui une préoccupation d’esprit plus grande que de coutume. « Qu’est-ce qui vous occupe tant depuis quelques semaines? — Ah! ma Mère, je voudrais faire une machine astronomique bien intéressante et qui n’existe pas encore. Je voudrais traduire en mécanismes tout un gros livre dont se servent les marins, et que l’on appelle Connaissance des temps. Ces calculs sont faits pour reconnaître l’endroit où l’on se trouve sur mer. J’ai déjà bien des choses terminées, mais il y a un calcul dont je ne puis venir à bout: c’est de trouver les chiffres qui me donneront le moyen de faire marcher la lune avec le soleil sur mon cadran, comme elle marche dans le ciel. J’ai déjà bien travaillé, mais en vain. »

Il y avait en ce moment de passage à Troyes le jeune Henri Mondeux, dont la réputation de calculateur était européenne; il devait donner le soir une séance à l’hôtel de ville. La bonne Mère dit d’elle-même (ce qu’elle ne faisait jamais quand elle ne devait pas participer à la chose-) : « Mais allez le voir, et demandez-le-lui. » Le confesseur se rend, en effet, à la séance d’Henri Mondeux et lui pose le problème. Le problème fut long à étudier; le jeune pâtre suait à grosses gouttes, et tout l’auditoire ennuyé bâillait et regardait d’un oeil de travers cet aumônier qui venait d’enlever tout le charme d’une soirée qui devait être intéressante. Enfin Henri Mondeux donne sa solution; mais pour la mettre en oeuvre il fallait des roues de cinq à sept cents dents. Cinq à sept cents dents pour une roue de pendule, c’était impossible. Henri Mondeux est prié, au grand déplaisir de l’assemblée, de réviser ses calculs; il les refait et répète les mêmes nombres, il ne peut trouver autre chose. Il était minuit, et le pauvre horloger s’en revient plus découragé que jamais. Il se couche, dit son Memorare et s’endort. Or voici que vers une heure du matin il lui survient un rêve; il voit clairement un mécanisme dont le nombre des roues est tout ce qu’il peut désirer de plus restreint : deux roues toutes petites, un tout petit pignon. Il compte les dents, il fait son calcul, c’était vraiment ce qu’il cherchait. Il s’éveille, se lève et écrit immédiatement ses nombres. Le lendemain, dès son réveil, il vérifie les calculs, et il avait la solution tant désirée.

Il ne put s’empêcher de le dire aussitôt à la bonne Mère, en ajoutant toutefois: Mais il y a une erreur d’une seconde et demie; la lune, sur mon cadran, sera en avance d’une seconde et demie par an. » La bonne Mère n’avait rien à répondre.

Mais voici que quelque temps après, dans un voyage, l’aumônier rencontre à Paris, au jardin du Luxembourg, Delaunay, le fameux astronome, son compatriote et son ami. « Que faites-vous par ici? —Je cherche à me rendre maître de la lune. — Eh bien, venez me voir, je vais vous montrer ce que j’ai moi-même composé sur son compte. » Et Delaunay montra deux énormes in-quarto remplis de chiffres. C’était son grand travail sur le moyen mouvement accéléré de la lune. « Eh bien, quelle est votre conclusion? Qu’avez-vous trouvé? — J’ai trouvé, dit Delaunay, que le moyen mouvement de la lune s’accélérait chaque année d’une seconde et demie. Je suis sûr de mon résultat, j’ai en cela l’avantage sur tous les savants qui se sont occupés de cette difficile question. » Une seconde et demie d’avance par an, c’était précisément le chiffre que le confesseur taxait d’erreur!

De retour à Troyes, il se hâte de raconter à la bonne Mère la rencontre heureuse qu’il avait faite de M. Delaunay et combien le chiffre était exact. La bonne Mère, souriant, lui dit: Eh bien, quand on vous demandera ce que vous faites en restant si longtemps au parloir, vous répondrez : Nous faisons des horloges.

 

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CHAPITRE XLVII

FONDATION DES OBLATES DE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES — MGR MERMILLOD LEUR DONNE L’HABIT ET DÉTERMINE LE BUT DE LA CONGRÉGATION — LA BONNE MÈRE ARRÊTE LA FORME DE LEUR VÊTEMENT — CE QU’ELLE DEMANDE DES OBLATES, ET CE QUE DIEU LUI MONTRE POUR ELLES

 

Les oeuvres des jeunes filles étaient fondées, et leur direction avait été confiée à des demoiselles pieuses qui s’y dévouaient avec générosité; mais, comme cela arrive toujours, le zèle individuel se refroidit et le courage s’émousse aux difficultés. Il devenait donc nécessaire de confier le soin de ces oeuvres à une communauté religieuse. Mais quelle communauté pouvait entrer entièrement dans les vues des Fondateurs et dans l’esprit que l’on désirait

donner à l’oeuvre elle-même? Il n’y avait que la Visitation qui présentât ces conditions, mais la Visitation est cloîtrée, et les oeuvres extérieures lui sont impossibles. La pensée vint donc d’établir une congrégation qui, différente de la Visitation par la règle extérieure, en pratiquerait néanmoins le directoire spirituel et se rapprocherait le plus possible de l’esprit et des coutumes intérieures. Cette pensée parut d’autant plus rationnelle, que saint François de Sales avait lui-même commencé l’institut sous cette forme de congrégation non cloîtrée, qu’il en avait donné les statuts et qu’il l’avait appelée: Congrégation des Oblates de la Visitation-Sainte-Marie. Cette forme lui avait été particulièrement agréable; car, dans une lettre au cardinal Bellarmin, après avoir donné au cardinal le détail des occupations extérieures des soeurs et de leur manière de vivre, il ajoutait qu’elles pratiqueraient ces choses en toute simplicité et suavité, et qu’elles devaient être considérées non comme des religieuses et des personnes monastiques, mais comme des Oblates: Non religiosoe neque moniales, sed potius Oblatae censendae sint. Ce nom d’Oblates, il le fit graver sur la première pierre de l’église qu’il fit construire pour elles sur le bord du lac d’Annecy.

C’était donc la première pensée de saint François de Sales. Ce ne fut que par condescendance aux volontés de Mgr de Marquemont, archevêque de Lyon, qu’il consentit à établir la clôture dans les monastères de la Visitation. Cette condescendance coûta au saint Fondateur; car, au premier voyage qu’il fit à Lyon, après la clôture des soeurs, Mgr de Marque-mont l’invitant à venir voir ses religieuses, saint François de Sales répondit : « Quelles religieuses? — Mais les soeurs de Notre-Dame de la Visitation! — Alors dites les vôtres et non les miennes. » Tout le monde sait combien le saint Fondateur a été largement récompensé de son sacrifice, car c’est par la clôture que la Visitation a pu facilement conserver son esprit et ses traditions, et qu’elle est devenue, ainsi que le dit le Père de la Rivière, premier historien du saint Fondateur, la perle princesse au diadème de la sainte Église.

La bonne Mère désirait que l’esprit de saint François de Sales fût communiqué au plus grand nombre d’âmes possible, et le moyen de le répandre était évidemment de mettre à côté des fidèles une congrégation qui pût atteindre toutes les branches de la société, et lui porter les enseignements du saint Fondateur. On se résolut donc à commencer. Deux pensionnaires de la Visitation, Mlle Léonie Aviat et Mlle Lucie Canuet, obéissant à l’attrait intérieur qui les invitait à se donner à Dieu pour le salut du prochain, vinrent faire une retraite au monastère de la Visitation de Troyes, auprès de la bonne Mère, afin d’y étudier la volonté de Dieu dans la prière, et de prendre les conseils et la direction de celle qu’elles considéraient comme une sainte, et à laquelle elles voulaient confier leur avenir. Le résultat de cette retraite fut qu’elles devaient se mettre immédiatement à la besogne, en prenant la place des bonnes personnes qui s’étaient chargées de la conduite des oeuvres, mais qui ne pouvaient plus continuer. Miles Léonie Aviat et Lucie Canuet vinrent immédiatement se fixer à la maison où se réunissaient les jeunes filles.

Cependant la bonne Mère se chargea de leur faire faire leur noviciat, et elle les confia, pour leur apprendre les observances et l’exercice de la règle, à l’assistante du noviciat de la Visitation, qui mit le plus grand zèle a les former aux habitudes de la vie religieuse.

Quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis cette retraite des deux jeunes prétendantes, lorsque Mgr Mermillod, alors évêque administrateur de Genève, vint trouver Mgr Ravinet, évêque de Troyes, pour lequel il avait une grande estime et une profonde affection. C’était pour le prier de commencer, dans son diocèse, une congrégation de femmes vivant de l’esprit de saint François de Sales, dont le but serait l’instruction religieuse et la direction chrétienne de la jeunesse, afin qu’après en avoir formé un certain nombre, on pût les envoyer dans son diocèse de Genève. « Étant successeur de saint François de Sales, disait-il, je dois établir dans mon diocèse l’esprit de ce grand saint; et pour cela il me faut une congrégation qui en fasse profession. D’un autre côté, la loi du pays me défendant d’y introduire des religieuses d’ordres déjà existants, je pourrai présenter ces nouvelles religieuses comme étant une société dont je suis moi-même l’instituteur et dont je réponds personnellement. » Mgr Ravinet dit alors à Mgr Mermillod qu’il fallait pour cela demander les lumières de la Mère Marie de Sales Chappuis, en qui il avait une grande confiance. Ils vinrent donc à la Visitation et ils exposèrent leur projet à la bonne Mère, qui leur dit qu’elle le croyait venir de Dieu. Ils la prièrent alors de se charger d’instruire et de préparer les sujets qui se présenteraient. Elle le leur promit et ajouta : « C’est déjà fait; il y a ici, à la maison de l’oeuvre, deux jeunes filles qui conviennent pour ce que vous désirez, je les ai déjà préparées. Elles peuvent commencer. » Mgr Mermillod, ravi de voir sa pensée mise en oeuvre, examina les deux jeunes prétendantes, et, sur l’avis favorable de Mgr Ravinet, jl leur donna l’habit religieux. Il voulut qu’elles fussent appelées Oblates de Saint-François de Sales; il leur assura qu’elles étaient vraiment ses filles, puisqu’en mourant sont François de Sales avait prédit que plus tard il y aurait dans sa famille spirituelle un ordre intermédiaire entre le cloître et le monde, chargé de porter aux âmes les bienfaits de la vie spirituelle; qu’elles devaient être les auxiliaires du sacerdoce dans un apostolat de doctrine et d’influence. C’était la même pensée que celle de la bonne Mère : « Le Sauveur veut que je sois apôtre, et que ce qu’il me donne fasse des apôtres. » Mgr Mermillod donna à Mlle Léonie Aviat le nom de Françoise de Sales, et à Mlle Lucie Canuet celui de Jeanne-Marie. La cérémonie terminée, il vint prendre congé de la bonne Mère, lui recommanda le jeune essaim qui allait se former sous son regard, la pria de lui accorder le secours de ses prières pour sa personne et pour Genève, où il espérait appeler bientôt les auxiliaires qu’il venait de se choisir.

L’habit que Mgr Mermillod avait donné aux nouvelles soeurs n’était pas encore parfaitement défini. L’empressement qu’on avait mis à faire la cérémonie, pour ne pas retenir trop longtemps Mgr Mermillod, n’avait pas laissé le loisir de bien l’étudier. La robe devait se rapprocher de celle de la Visitation, la guimpe de celle que portaient, n’étant pas encore cloîtrées, les premières Mères de la Visitation; le voile seul restait à déterminer. Mgr Mermillod avait jeté sur la tête des deux premières novices le voile oblong et formant manteau comme chez les Juives vivant au temps de Notre-Seigneur; c’était une considération qui rendait chère aux jeunes Oblates cette forme de voile : la sainte Vierge le portait ainsi; c’était celui que Notre-Seigneur avait vu aux saintes femmes, à sainte Madeleine. Mais cette forme est peu commode et trop en dehors des habitudes actuelles. Un autre genre de voile était aussi contemporain de la vie du Sauveur sur la terre : c’était celui des pays maritimes avoisinant la Judée; les femmes de Tyr et de Sidon portaient des voiles dont la forme a été parfaitement conservée. Cette forme, adoptée par les colonies grecques fixées au sud de l’Italie, n’a pas varié pendant de longs siècles, et on la retrouve encore dans le costume national de ces contrées.

Fallait-il adopter ce voile? Notre-Seigneur l’avait aussi vu pendant qu’il vivait sur la terre. Il avait aimé d’un amour de miséricorde la Cananéenne qui le portait. La Samaritaine elle-même devait en avoir un semblable pendant qu’elle s’entretenait avec le Sauveur au puits de Jacob. Que fallait-il faire? La bonne Mère, consultée, répondit que Notre-Seigneur aimerait bien voir encore des voiles comme cela sur la tête de ses nouvelles filles; et le choix fut arrêté. On amena à la bonne Mère la première soeur ainsi habillée, et elle dit que c’était bien, qu’il fallait s’en tenir à cela, que ce serait l’habit pour la maison, et que pour sortir et au choeur on mettrait un manteau romain. Le costume complet fut de nouveau présenté à la bonne Mère, qui l’approuva en disant : « C’est bien, c’est sérieux et religieux. »

La prise d’habit donnait une première consécration à l’institution des Oblates de Saint-François de Sales. La bonne Mère crut qu’il était à propos de leur procurer les moyens d’entrer plus avant dans la doctrine du saint Fondateur et dans la pratique de la vie intérieure; et alors elle leur donna pour directrice la soeur assistante de la Visitation, soeur Louise David Chérot. Le choix ne pouvait être meilleur; soeur Louise David joignait à un don spécial des voies surnaturelles les vertus religieuses les plus accentuées, la mortification et l’obéissance. C’était à son occasion que Mgr de Séguin des Hons, témoin d’un acte admirable d’obéissance de la soeur Louise David, avait dit à la bonne Mère : « Vous avez le moule pour faire des saintes. » Les Oblates étaient fondées extérieurement, mais il fallait établir la fondation spirituelle.

Un jour, c’était au mois de décembre de cette année 1868, la bonne Mère vint au parloir après la sainte messe et dit à son confesseur qu’elle avait beaucoup à lui parler : « Le Seigneur m’a montré ce matin ce qu’il aimait le plus ; ce ne sont pas les désirs de sa créature, mais c’est son amour. Les prophètes étaient des hommes de désir; ils ont appelé le Sauveur, c’était leur mission; on aime à les entendre et à répéter après eux les paroles qu’ils lui disaient, voilà pourquoi l’Avent est un temps de joie. Mais maintenant je ne sens plus d’attrait pour les désirs, mais pour la vue actuelle du Sauveur, pour que la vie du Seigneur fait homme soit en moi, et pour que par ce moyen je vive en Dieu. La vie en Dieu commence par la lumière, on entre en communication avec Lui, et alors s’établissent les rapports qui donnent l’explication de tout ce que nous sommes. On comprend Dieu, et on se comprend soi-même; on voit pourquoi il nous a choisie et appelée. L’appel du Sauveur est pour que l’on partage sa vie, pour que l’on soit continuellement avec Lui, qu’on habite la même demeure; pour qu’à chaque instant on lui parle, on lui demande ceci ou cela; pour qu’on n’ait aucun goût en dehors des siens, aucun désir que de le voir, aucun bonheur que de l’aimer. C’est en terre la vie de la sainte Humanité avec Dieu son Père. Mon Père ne fait rien que je ne fasse. Il travaille, je travaille avec Lui; je ne suis qu’un, et mon Père n’est plus qu’un avec moi. Je sens que la charité du Sauveur presse pour qu’on arrive à ces fins; je le vois tout entier à ce travail, et je vois que sa volonté devient plus forte que jamais. Je vois qu’il met en oeuvre les ressources et les industries de son amour pour obtenir ce qu’il veut. Je le vois parcourir les demeures non encore visitées de la charité divine, pour y trouver les secours nécessaires aux âmes qui entreront dans cette voie, afin de les rendre fortes et invincibles. Alors celles qui seront trouvées fidèles auront l’effet complet de la venue du Sauveur en terre.

« Ces choses, me dit la bonne Mère, c’est pour les Oblates; c’est elles qui recevront l’effet de cette action du Sauveur; c’est elles qui seront chargées de la communiquer au monde. Elles recevront plus de grâces que l’on en reçoit à la Visitation, car elles auront plus à donner d’elles-mêmes et plus à donner aux autres. Elles recevront l’esprit vrai, et quand on voudra retrouver la pensée et l’esprit de notre bienheureux Père dans les oeuvres du zèle et dans le travail de la conversion des âmes, c’est chez elles qu’on le rencontrera. Elles en seront les gardiennes et elles le communiqueront. Maintenant que je vous ai dit, je dois m’en retourner à mon travail avec le Sauveur, car c’est à cela que je suis appelée; mais je leur donne ma soeur Marie-Geneviève, qui recevra pour elles du Sauveur ce qu’il voudra leur donner; je m’en décharge sur elle. Je ne pourrais suivre ce que j’ai et ce qu’elles doivent recevoir. Mais je serai toujours là pour que vous me disiez ce que vous aurez à me dire sur elle et pour vous-aider en tout; car en cela je ne veux pas faire deux avec vous, mais un tout seul. »

 

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CHAPITRE XLVIII

LA BONNE MÈRE CHARGE LA SOEUR MARIE-GENEVIÈVE DES OBLATES — LUCIDITÉ DES VUES — CLARTÉ DES TÉMOIGNAGES DE LA SOEUR MARIE-GENEVIÈVE — LES DEUX NIÈCES DU CURÉ —MLLE LEGROS ET LE PETIT TONNEAU DE VIN — ERNESTINE LUTEL ET SON VOEU — GUÉRISON DE  SOEUR LOUISE-EMMANUEL —VISITE DE LA SOEUR TOURIÈRE D’ANNECY A PROPOS DES OBLATES

 

La bonne Mère, en donnant soeur Marie-Geneviève pour les Oblates, n’avait pas voulu se débarrasser d’elles; mais, sentant qu’elles demanderaient des soins et du temps à celles qui s’en occuperaient, elle désirait ne pas interrompre ses communications habituelles avec Dieu. Elle sentait de plus que la voie de la soeur Marie-Geneviève les aiderait plus sensiblement et qu’elles avaient besoin de ce secours. En effet, ce que disait la bonne Mère, ce qu’elle recevait de Dieu appartenait à un ordre de pensées plus élevé; c’était d’une théologie plus éminente, c’était une contemplation des actes intérieurs de Dieu, dont Dieu lui révélait les effets futurs par une affirmation courte et claire. Mais la bonne Mère ne s’arrêtait pas à considérer ces effets, elle leur jetait un coup d’oeil comme en passant, puis reprenait sa course selon que Dieu disposait les ascensions de son coeur. Ascensiones disposuit in corde suo.

La soeur Marie-Geneviève, au contraire, recevait de Dieu le don d’un état d’âme calme et sereinement lumineux. Dieu ne la conduisait pas jusqu’aux ineffables communications des personnes divines; elle n’entrait pas dans les puissances de l’amour et n’assistait pas au secret de la vie de Dieu en Lui et pour Lui; mais le ciel des saints lui était ouvert. Elle voyait ce que Dieu faisait pour eux, ce qu’ils lui demandaient, ce qu’ils en avaient obtenu; elle en faisait ses messagers, et elle obtenait ce qu’elle leur avait demandé. Souvent elle faisait elle-même près de Dieu ses commissions, et elle en revenait toujours exaucée.

La réponse qui lui était donnée était si positive, si claire; tout y était si bien spécifié, si déterminé, qu’on savait non seulement la chose, mais la manière dont elle se passerait, et la date précise où elle se ferait. C’est ainsi que, deux ans avant l’établissement des Oblates, elle vit notre saint Fondateur très occupé près de Dieu pour continuer son oeuvre sur les âmes, et se choisissant de nouvelles filles chargées de donner sa vie intérieure à un grand nombre qui ne pourraient pas naturellement avoir des rapports avec la Visitation. Notre saint Fondateur était empressé, et Dieu lui disait qu’il ne faudrait pas attendre trois ans pour voir s’accomplir ses désirs.

Les Oblates commençaient ainsi leur fondation sous les auspices de deux saintes âmes, d’une mère et d’une soeur gratifiées de Dieu, et qui, par leurs lumières surnaturelles, devaient les conduire dans une voie sûre et autorisée. La soeur Marie-Geneviève voyait ce qu’il y avait à faire, soit pour la conduite des soeurs, soit pour la réception des novices. Dieu lui donnait le sentiment de leur fidélité ou de leurs manquements. Souvent elle en a fait venir pour leur donner des avis salutaires, et elle a fait sur elle des prédictions qui se sont toutes réalisées. Elle sut par une vue surnaturelle que deux jeunes filles devaient venir pour se faire Oblates, et elle recommanda de leur écrire avant trois jours. On ne leur écrivit qu’au bout de quatre jours, et elles répondirent que si elles eussent reçu la lettre quelques heures auparavant elles seraient venues, car, à l’instant ou la lettre leur était remise, leurs meubles étaient chargés sur la voiture que leur oncle, curé d’une paroisse voisine, avait envoyée pour les chercher.

La bonne Mère, d’un autre côté, affirmait qu’elles servaient à la dépense de la charité divine, qu’elles employaient les mérites surabondants du Sauveur, et qu’elles mettaient en exercice des ressources de la miséricorde non employées jusque-là. Elle suivait le développement de leurs oeuvres, et elle priait. C’était à sa prière qu’on attribuait les différentes grâces qu’elles recevaient et les témoignages que Dieu leur donnait de sa volonté et de sa bienveillance sur leur congrégation.

Elles étaient très pauvres, et, ne pouvant acheter du vin, elles en avaient fabriqué avec le raisin d’une petite vigne plantée dans leur jardin. Ce vin fut mis dans une petite barrique contenant cinquante à soixante litres; le personnel de la maison se composait alors de vingt-deux à vingt-cinq personnes. Or pendant longtemps on vint tirer de la petite barrique ce qu’il fallait de vin pour toute la maison. Une bonne demoiselle, Mlle Legros, qui n’avait jamais pu penser que cette communauté pût réussir, et qui pleurait sans cesse, était chargée de la cave. Chaque jour elle s’attendait à voir finir le vin, et le vin venait toujours. La bonne Mère est prévenue de cette chose extraordinaire et elle répond « Il faut bien se garder d’en rien dire, autrement cela finirait de suite.» Mlle Legros garde son secret jusqu’à ce qu’une soeur nouvellement arrivée, et qui apportait un peu d’argent, eût mis l’économe en mesure d’acheter du vin. Ce vin introduit dans la cave, le vin de la petite barrique s’arrêta aussitôt. Il avait duré onze mois et suffi à la consommation de vingt-deux à vingt-cinq personnes.

Une ancienne pensionnaire de la Visitation, Mme Poupard, née Ernestine Lutel, avait pour la bonne Mère la plus religieuse confiance. Veuve depuis quelque temps, elle s’était retirée dans une maison tenue à Troyes par des soeurs augustines; elle y était tombée malade, et les médecins avaient déclaré qu’elle était atteinte de la maladie de la moelle épinière, et que son état était désespéré. En effet, la maladie faisait des progrès rapides, et la malade avait cessé de pouvoir marcher; on était obligé de la porter. La faiblesse était extrême, et les symptômes d’une fin prochaine s’étaient manifestés. La pensée vint à la malade que si elle faisait à Dieu le voeu de se faire Oblate elle guérirait. Elle s’en ouvrit à son confesseur et le chargea d’en parler à la bonne Mère Marie de Sales. Celui-ci, ne voyant là qu’une idée de malade, n’en dit rien d’abord à la bonne Mère; mais, sur les instances réitérées de la pauvre infirme, il dit à la bonne Mère : « Ernestine veut que je lui permette de faire le voeu de se faire Oblate pour obtenir sa guérison; mais à quoi cela peut-il aboutir? Je ne lui crois pas de vocation. — Mais peut-être que si, répond la bonne Mère; le bon Dieu peut bien lui donner ce qu’il faut pour cela. » Le confesseur permet de faire le voeu, et immédiatement la malade est parfaitement guérie, se fait Oblate avec l’assentiment le plus gracieux de son père, qui jusque-là avait été entièrement opposé à ce que sa fille prît ce parti.

Une autre soeur oblate, soeur Louise Emmanuel Fourier, avait les os du talon cariés; elle souffrait d’affreuses douleurs; les médecins les plus compétents, entre autres le docteur Claudel, médecin du Sénat, frère d’une soeur oblate, avaient déclaré l’amputation du pied nécessaire. Soeur Louise-Emmanuel se recommande aux prières de la bonne Mère, qui lui envoie du coton ayant touché les reliques de saint François de Sales. A quatre heures et demie du matin, après d’intolérables souffrances, la soeur s’endort, et pendant son sommeil elle croit voir saint François de Sales lui faisant une onction sur le pied malade. Elle s’éveille, elle était radicalement guérie, et elle vient à la Visitation entendre la sainte messe près de la petite tribune où priait habituellement la bonne Mère.

La bonne Mère assistait à ces témoignages de la bonté de Dieu sur les Oblates avec une douce joie; elle aimait tant voir le Sauveur agir et donner des marques de son-intervention dans les choses qui l’environnaient! « Voyez, disait-elle à son confesseur, le bon Dieu les aime, il leur fait des miracles, et il n’en fait pas chez nous. C’est qu’elles ont bien du travail et bien des difficultés, elles ont besoin de cela; et puis elles sont vraiment de bonnes religieuses. Qu’elles conservent cet esprit, elles feront un grand bien; elles se répandront par toute la terre et feront connaître et aimer nos saints Fondateurs; elles feront du vrai. »

Il fallait pourvoir au logement de la communauté, aux maisons nécessaires pour les oeuvres. La bonne Mère usa auprès de ses meilleures amies du monde de son influence et de ses prières, et elle obtint ce qu’il fallait pour acheter et pour bâtir jusqu’à cinq établissements dans la seule ville de Troyes.

Cependant l’institution des Oblates avait fait une certaine rumeur. Des esprits inquiets ou mal informés avaient publié que la Mère Marie de Sales venait de faire une contrefaçon de la Visitation et créer de fausses Visitandines. Quelques monastères furent émus, et l’on en écrivit à la supérieure de la Visitation d’Annecy, à qui est confiée la vigilance sur les autres maisons de l’Institut afin d’y maintenir les intentions et les prescriptions des saints Fondateurs.

La très honorée Mère d’Annecy pensa qu’il était de son devoir de s’assurer par elle-même de ces nouvelles qui lui venaient de différents côtés, et elle envoya simplement à la Mère Marie de Sales-une tourière bien prudente et bien judicieuse qui pût en parler à la bonne Mère et s’assurer par elle-même si l’on n’avait pas voulu faire une imitation trop rapprochée. Elle devait se rendre compte principalement si l’habit ne rappelait pas trop celui de la Visitation, si on en avait imité le chant pour l’office, si l’heure et la nature des exercices n’étaient pas copiés sur ce qui se pratique chaque jour dans les monastères.

La bonne Mère fut très reconnaissante envers la très honorée Mère d’Annecy de cette cordiale confiance. Elle expliqua elle-même ce qui se faisait chez les Oblates, et quelles étaient leurs oeuvres. Elle montra qu’on n’avait jamais eu la pensée d’imiter en rien l’habit, qui différait entièrement; ni le chant, puisqu’on n’y chante pas l’office, mais qu’on le récite seulement; que les heures des exercices étaient entièrement changées, mais qu’on avait conservé fidèlement le Directoire, les pratiques de la vie intérieure et l’esprit de nos saints Fondateurs. Elle fit comprendre que les Oblates avaient été instituées afin de suppléer à ce que la Visitation ne pouvait faire au milieu du monde, et afin de préparer les âmes à recevoir les enseignements et la doctrine de notre saint Fondateur, qui bientôt serait déclaré Docteur de l’Église.

La soeur tourière dut aussi venir voir par elle-même la communauté des Oblates, et juger s’il y avait quelque apparence de vente dans ce qui avait été rapporté à Annecy. Elle se convainquit de l’entière exactitude des affirmations de la bonne Mère, et s’en retourna très édifiée de ce que notre saint Fondateur opérait de si belles choses par l’entremise de notre vénérée et bien chère Mère Marie de Sales Chappuis.

Quelques jours après le retour de la soeur tourière, la bonne Mère recevait de la supérieure d’Annecy la lettre la plus cordiale de félicitations

 

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CHAPITRE XLIX

SOEUR MARIE-GENEVIÈVE ET LES OBLATES DE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES  — MORT DE SOEUR MARIE-GENEVIÈVE — LE PÈRE ROLLAND

 

 

Nous avons déjà dit beaucoup de choses sur la soeur Marie-Geneviève, et nous revenons volontiers à elle; car, sans nous permettre d’établir de comparaison entre les vertus de soeur Marie-Geneviève et celles d’autres saintes âmes qui ont édifié le monastère de Troyes, nous pouvons affirmer qu’elle a été la plus gratifiée de toutes celles que nous y avons vues et de toutes celles dont nous avons pu lire la vie. Après la bonne Mère, elle vient en premier lieu pour les lumières et pour les communications avec Dieu. Nous n’avons pas à redire ici sa première enfance, passée dans les travaux de la campagne, la pauvreté de sa petite chaumière au village de Payns, près Troyes; ce qu’elle dit à Dieu dans l’église de sa paroisse, ses tentations de vanité, de plaisirs mondains; sa conversion dans l’étable où elle soignait la vache qui nourrissait la famille, alors que, voulant employer son argent à acheter une belle croix d’or, Notre-Seigneur lui était apparu crucifié en lui disant : « Moi, voici la croix que j’ai choisie; » comment elle sortit alors de son village pour venir servir en ville une bonne demoiselle chez qui elle pourrait suivre sa dévotion et se dérober aux tentations auxquelles elle se trouvait exposée au milieu de ses compagnes; comment, chaque matin, elle se rendait, en toute saison, à quatre heures et demie, à l’église cathédrale pour y prier et y entendre la messe de cinq heures; son aventure au corps de. garde, une nuit que, s’étant trompée d’heure, elle stationnait à une heure du matin à la porte de l’église, et fut ramassée par la patrouille, qui, la prenant pour une voleuse, la mit en état d’arrestation jusqu’à huit heures du matin, à la grande inquiétude de sa maîtresse, qui ne savait ce qu’elle était devenue; comment, un jour, passant devant la porte de l’évêché et voyant y entrer un bel équipage, elle fit la pratique de ne pas regarder, malgré la grande envie qu’elle en avait, et quelle fut aussitôt la récompense que lui accorda Notre-Seigneur : « Vous venez de me donner le sacrifice de ne pas voir, et je vous donne-moi, la grâce de toujours me voir. » Parole délicieuse au coeur de la pauvre servante, et que Dieu a dès lors accomplie de la façon la plus admirable, car depuis ce moment la jeune fille ne perdit plus la présence de Dieu.

Elle entra au monastère; son noviciat, sa profession, l’emploi d’aide à la cuisine qui lui fut confié, sa vie intérieure montrèrent que Dieu était toujours partout avec elle. Au dedans elle jouissait de l’entretien continuel avec Lui. Les souffrances ne lui étaient pas épargnées; elle endurait des maux de tête persistants et violents; elle portait cette couronne d’épines sans en rien dire, sans jamais se plaindre. Elle ne s’arrêtait dans son travail que lorsqu’il était

impossible d’aller plus loin. Dieu permettait de plus que ses compagnes de la cuisine, quoique très bonnes, et que sa soeur elle-même, soeur domestique également, remarquant en elle des choses très particulières de Dieu, en ressentissent une certaine jalousie, inconsciente sans doute, mais qui les rendait exigeantes et peu justes envers elle. « Pour une sainte, disaient-elles, elle peut bien encore faire ce sacrifice; elle peut bien se charger de cette besogne difficile et répugnante. » Ce qui était le plus dur à la soeur Marie-Geneviève, ce n’était pas seulement cette surcharge qui dépassait ses forces, mais bien l’amertume que ressentaient les soeurs envers elle; jamais elle ne le leur fit sen-tir, et jamais elle ne répondit un seul mot aux paroles de reproche et d’humiliation qui lui étaient parfois adressées.

Dieu ajoutait chaque jour aux grâces qu’elle avait reçues; c’était la récompense de sa générosité, qui ne refusait rien et qui ne demandait rien. Outre ce don de présence habituelle de Dieu, elle en recevait des communications spéciales. Les rapports de Dieu avec chaque âme varient suivant une préordination de sa grâce, qui revêt elle- même un caractère particulier en rapport avec les habitudes et les qualités de la personne. Ainsi, dans Isaïe, c’est le langage des rois et des princes de la terre; dans Amos, c’est la parole des bergers qui gardent leurs troupeaux dans les montagnes de Galaad. Dieu parlait donc à soeur Marie-Geneviève autrement qu’à la bonne Mère. A soeur Marie-Geneviève le bon Dieu disait les choses clairement, sans figure, sans qu’elles eussent besoin d’aucune interprétation; mais ces choses, il les confirmait à l’avance de la manière la plus gracieuse. Voici un récit du mois de mai 1864.

« Je vois notre saint Fondateur devant le trône de Dieu; il reçoit de Lui une mission nouvelle pour continuer ce qu’il a fait dans le monde. Cette mission sera bien plus grande et bien plus abondante que la première; il aura avec lui bien plus de personnes pour l’aider. Il deviendra plus grand sur la terre; car il sera au nombre des premiers savants de l’Eglise. Après que le bon Dieu m’eut montré cela, j’entendis des chants qui répétaient « O Docteur, lumière du monde! » et ces chants redisaient avec les airs les plus mélodieux de belles paroles que je ne pourrais pas raconter, mais qui faisaient comprendre qu’il sera docteur de l’Église.

Vers le même temps elle dit : « L’empereur ne restera pas longtemps, voici que le bon Dieu l’abandonne; ça ne durera pas plus de dix ans; et depuis que j’ai vu cela je ne cesse d’entendre chanter : « Malheur a toi, guerrier ! les armes tombent de tes mains. »

Dieu lui montrait donc clairement ce qu’il daignait lui révéler, et il le confirmait par ces chants prolongés qui la ravissaient. C’est ainsi qu’au jour de la naissance du Sauveur les anges annonçaient clairement aux bergers que le Sauveur venait de naître à Bethléhem, et, après cette affirmation, la multitude des esprits célestes faisait entendre les chants « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! »

Telle était celle que la bonne Mère avait désignée pour travailler à la fondation des Oblates. Comme elle était très discrète, elle fut quelque temps sans en rien dire à personne, lorsqu’un jour elle dit au fondateur : « Mais vous ne vous occupez pas des Oblates, vous laissez là leurs affaires. Il vous semble qu’il n’y a pas beaucoup à en attendre, vous avez plus confiance aux Oblats. Mais c’est une erreur; les Oblats sont sans doute choisis de Dieu pour de grandes choses; mais les Oblates ont aussi une grande mission à remplir. Elles feront un grand bien, et le bon Dieu les veut et il les aime. Il ne faut pas les laisser ainsi, il faut leur chercher des postulantes et s’occuper de leurs oeuvres. Elles reçoivent du bon Dieu plus qu’on ne croit, et il veut se servir d’elles pour faire arriver l’esprit de nos saints Fondateurs parmi le monde, où la Visitation ne peut pénétrer. »

Ces paroles firent comprendre au Père fondateur qu’en effet il avait trop négligé les Oblates, et il se remit avec coeur à leur direction, qu’il avait délaissée pendant quelque temps. Depuis cet avertissement il tint fidèlement la soeur Marie-Geneviève au courant de tout ce qu’il faisait, et il prenait son conseil dans les questions qui se présentaient. Elle avait surtout à coeur l’éducation chrétienne des petites filles du peuple; elle disait : « Nos demoiselles, les pensionnaires de la Visitation, ont tout ce qui tleur faut; leurs parents sont riches et peuvent les faire élever comme ils veulent; mais les pauvres gens ne peuvent pas faire pour leurs enfants ce qu’ils veulent, il faut que ce soit les Oblates qui leur rendent ce service. Oh! si l’on savait ce que vaut aux yeux de Dieu une pauvre âme abandonnée! Et puis, elles auront une grâce particulière pour leur donner un fonds de foi et de religion comme on en trouve en nos saints Fondateurs. Ce sera quelque chose de solide qui durera et qui changera beaucoup de monde. Une âme qui se consacre à cette chose-là se rend plus agréable à Dieu en ce moment-ci que par tout ce qu’elle pourrait lui donner. Car le bon Dieu n’a plus personne pour travailler avec lui; on travaille seul, sans lui, et il ne bénit pas ce que l’on fait. »

Elle s’informa depuis de ce que l’on faisait dans les classes, ou plutôt, par une vue surnaturelle, elle sentait ce qui s’y faisait et donnait sa pensée sur ce que l’on devait réformer, craindre ou espérer. Que de fois on a pu remarquer une inspiration directe arrivant juste à propos pour avertir les soeurs, et empêcher les inconvénients qui allaient survenir! Les oeuvres de patronage la touchaient encore plus. Elle se souvenait des dangers qu’elle avait courus étant jeune fille, et elle aurait voulu en réunir le plus d’ouvrières possible dans les maisons que les Oblates avaient ouvertes pour les recevoir. C’est à sa prière que la plupart de ces maisons doivent leur création. « Je ne quitterai pas le bon Dieu, disait-elle, que vous n’ayez de quoi acheter ou bâtir une maison pour les jeunes filles de telle paroisse. » Et l’argent arrivait pour réaliser son désir. Souvent elle affirmait à l’avance que telle personne donnerait, et que l’on se mettrait prochainement a construire.

Mais c’était surtout près du bon Dieu et dans l’ardeur d’une prière vive et embrasée qu’elle faisait la besogne des oeuvres. Que de jeunes filles l’ont éprouvé, et ont dit qu’elles devaient leur vocation, leur salut à la soeur Marie-Geneviève. Ne doit-on pas lui attribuer le souffle vivifiant qui poussait un si grand nombre de jeunes filles vers l’état religieux?

Combien n’en a-t-elle pas aidé au moment de la mort! « Ne négligez pas, disait-elle, la jeune fille dont vous m’avez parlé; elle va bientôt mourir, ne la laissez pas s’en aller sans les derniers sacrements. »

Le zèle qu’elle avait pour l’âme des jeunes filles était encore bien plus ardent pour l’âme des soeurs. Elle avait pour elles une affection mélangée de respect. « Il faut du temps, disait-elle, pour arriver à ce que Dieu demande de chacune, il ne faut pas trop exiger. Dieu est si bon pour l’âme qui fait quelque chose pour lui! On voyait qu’elle touchait à leurs affaires spirituelles avec la main délicate d’une mère qui a confiance et qui attend avec amour. Elle voulait que ce fût dans ce sentiment qu’elles s’appliquassent à leur Directoire. « C’est le bon Dieu qui fera pour elles; elles n’ont qu’à ne pas cesser un seul instant de vouloir, et c’est lui qui conduira tout devant elles. » Elle les voulait fortes et impassibles devant la contradiction. Ce n’est pas à elles à se tirer d’affaire; ainsi, qu’elles mettent leur confiance en Dieu et qu’elles continuent à le suivre sans se tourmenter : elles seront bien contentes de n’avoir rien regardé autour d’elles. » Elle ajoutait encore : « Il faut qu’elles vivent de leur directoire; que le directoire soit leur maison, d’où elles ne sortent pas, et elles porteront partout le bon Dieu avec elles. »

De plus elle prédisait leur mission par toute la terre. « Il faut qu’elles soient en grand nombre, parce qu’elles doivent se répandre partout. Notre saint Fondateur les choisit pour aller jusqu’aux extrémités du monde faire ce qu’elles font maintenant, et pour opérer encore de plus grandes choses. Il est avec elles pour leur donner ce qui leur est nécessaire, pour communiquer son esprit, qui ramènera et qui réjouira bien des âmes; qu’elles s’y préparent. »

De temps à autre la soeur Marie-Geneviève communiquait à la bonne Mère ce qu’elle recevait pour les Oblates, et la bonne Mère agréait et approuvait ce qu’elle disait. Ce travail d’une si sainte âme semblait bien nécessaire en ce commencement de la congrégation. Mais Dieu, qui avait daigné donner ce secours aux Oblates pour encourager et éclairer leurs premiers efforts, avait jugé dans sa sagesse que la soeur Marie-Geneviève ne devait plus les aider sur cette terre, mais venir près de lui pour plaider plus sûrement leur cause et leur prêter un plus fort appui.

Soeur Marie-Geneviève tombe malade, elle est en proie à de violentes douleurs, mais elle demande à notre Mère de n’avoir d’autre traitement que celui de la volonté de Dieu. Qu’elle était belle sur son lit de douleur! Elle avait sollicité de l’obéissance qu’on ne lui donnât pour lit qu’une simple paillasse étendue par terre, affirmant qu’un lit la faisait trop souffrir. C’est ainsi qu’elle passa les deux derniers mois de sa vie; Dieu se plut à la visiter par d’ineffables consolations : il lui montra le bien qu’opéreraient ses chères protégées, et combien il serait magnifique envers celles qui lui donneraient entièrement leur être et leur volonté. Il lui révéla ses desseins sur les oeuvres de la bonne Mère et lui fit comprendre combien il lui était uni. Aussi son visage avait-il pris à l’avance le rayonnement de la félicité : elle était transfigurée. Si l’on voulait peindre fidèlement la figure des bienheureux, il faudrait avoir vu et se souvenir de l’expression de soeur Marie-Geneviève les huit derniers jours de sa vie. Elle doit être comme cela au ciel.

Mais de quelle maladie était morte soeur Marie-Geneviève? Tout le monde l’ignorait: elle avait demandé la grâce de n’être soignée que par la volonté de Dieu. Elle ne se plaignait de rien; on voyait seulement de temps à autre qu’elle devait considérablement souffrir. Ce fut après sa mort seulement que les soeurs qui l’ensevelirent s’aperçurent qu’elle avait succombé à une tumeur des plus énormes. Elle était certainement souffrante de ce mal depuis bien des années; elle devait être considérablement gênée dans ses mouvements, dans sa marche et pour rester debout; et elle n’avait rien laissé soupçonner, elle avait fait tout son travail d’aide à la cuisine sans laisser rien apercevoir. Ce miracle de courage ne devait pas tarder à en produire d’autres. On avait fait entrer, pour assister à son enterrement à titre de clerc, un étudiant du collège Saint-Bernard qui se destinait à la carrière militaire. Le jeune Rolland, d’une taille élevée, de moyens distingués, avait dans, le caractère et dans sa personne ce qui convenait le plus à la vocation de soldat. Entré par curiosité, pour voir la manière dont on enterrait les soeurs à la Visitation, il n’avait pas le moins du monde le désir de profiter spirituellement de sa démarche. Mais à l’instant où les soeurs abaissaient le voile de la soeur Marie-Geneviève pour cacher une dernière fois son visage, le jeune Rolland, saisi d’une impression soudaine, promet à Dieu de se faire religieux. Il a tenu parole.

 

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CHAPITRE L

Via, veritas et vita — CE QUE LA BONNE MÈRE ENTEND PAR CE MOT : LA VOIE

 

En lisant les lettres de la bonne Mère, il est un mot qui revient continuellement sous sa plume, c’est le mot de la voie. Il est dans la voie; il faut entrer dans la voie; c’est la voie qui demande, c’est la voie qui veut; la voie est puissante, la voie est toujours victorieuse, etc. etc.

Qu’est-ce que la bonne mère entendait par ce mot: la voie? Elle entendait un état d’âme qui consiste à dépendre de la volonté actuelle de Dieu en agréant intérieurement ce qui est de son bon plaisir, et en imitant extérieurement la vie du Sauveur. Elle disait que cette voie n’était pas nouvelle quant à sa pensée, puisque la perfection chrétienne et religieuse n’a jamais eu d’autre base; mais elle ajoutait que le Sauveur avait voulu, en ces derniers temps, répandre cette doctrine, la rendre accessible à un plus grand nombre d’âmes, afin de glorifier Dieu davantage et de lui donner occasion d’accorder plus abondamment ses grâces.

Elle affirmait que ces grâces auraient un cachet spécial, qu’elles amèneraient les âmes à une ressemblance plus intime et plus complète avec le Sauveur, et qu’elles réaliseraient ce désir du Sauveur: « Qu’ils soient un avec moi, comme je suis un avec mon Père;» et celui de l’Apôtre: «Revêtez-vous de Jésus-Christ. » — « Cette voie, ajoutait-elle, sera non seulement une rénovation pour les âmes, mais encore une rénovation pour le monde extérieur, en ramenant chez ceux qui la suivront les manières d’être, de voir et d’agir du divin Maître. » Elle disait que le Sauveur venait d’obtenir de Dieu son Père que cette voie fût mise en activité d’une manière toute spéciale, et qu’il comblerait de grâces et de faveurs ceux qui voudraient la suivre et y rester invinciblement fidèles. Dieu lui montrait ceux qui étaient dans cette voie; et elle en désignait plusieurs. Il ne serait pas à propos de les citer ici : un grand nombre vivent encore, et ceux qui viennent de mourir ont droit au silence que leur humilité aurait assurément réclamé. Mais, parmi les morts, je pourrais nommer notre Saint-Père le pape Pie IX, des évêques, plusieurs saints prêtres, des religieux, des religieuses, et un grand nombre de fidèles vivant dans le monde. Ceux désignés par la bonne Mère ont tous justifié ce qu’elle en avait dit, et l’on trouve dans leur vie un cachet spécial de ressemblance avec le divin modèle. Ils ont les traits, la parole et l’air qui les font reconnaître pour être de sa famille. Ce sont là, avait dit le Sauveur, et mon frère, et ma soeur, et ma mère.

Choisie de Dieu pour propager, pour étendre cette voie, la bonne Mère y a consacré sa vie entière. Ses oraisons, sa présence habituelle de Dieu, ses sacrifices, ses souffrances n’ont pas eu d’autre but; les oeuvres qu’elle a créées n’ont pas d’autre destination. C’est pour dilater cette voie qu’elle a choisi d’autres elle-même pour leur inspirer le zèle et leur indiquer les moyens d’arriver au but. Elle l’a formellement déclaré de plus, elle a affirmé qu’ils participeraient à la grâce qu’elle avait reçue de Dieu. pour agir sur les à mes et les amener à l’amour de cette ressemblance avec le Sauveur. Elle a affirmé que ce serait le caractère de leur apostolat, et que ce ne seraient pas seulement certaines classes privilégiées de la société qui seraient l’objet de cette action divine, mais un grand nombre d’âmes et des plus délaissées, et que ce ne seraient pas seulement ceux qui sont à portée de la lumière, mais les plus éloignés et relégués aux extrémités du monde.

Cette vie doit être vraie. La bonne Mère, avant d’affirmer sa mission, avait tenu à s’assurer, par tous les moyens, qu’elle était dans la vérité. Sa vie entière est un témoignage de respect et de déférence absolue à l’autorité de la sainte Église. Ce n’était pas seulement en général et d’une manière vague qu’elle désirait dépendre d’elle: elle soumettait avec la plus grande fidélité, par l’entremise de son confesseur et de ses supérieurs, ce qu’elle recevait de Dieu à son appréciation et à son jugement. Sa correspondance avec Mgr Yenni, évêque de Fribourg, plus tard ses lettres au Père Regnouf, ses rapports avec M. l’abbé Chevalier, vicaire général de Troyes, profond théologien, le soin qu’elle prenait d’éclaircir, au point de vue théologique, les moindres nuances de ses vues et de ses intentions, montrent son ardent désir de marcher dans la vérité et l’obéissance; de son vivant, elle devait donc se regarder comme suffisamment assurée. La sainte Église aura à prononcer, et ses enfants, héritiers de sa profonde déférence, suivront ses traces.

Outre cet appui et cette garantie suprême, la bonne Mère aimait à recevoir d’autres témoignages; elle les demandait à la charité du Sauveur, et elle les obtenait toujours. C’était par l’entremise d’âmes simples et dévouées à l’amour de Dieu qu’elle recevait les assurances dont elle avait besoin. « Elles me servent de voyants, » disait agréablement la bonne Mère. La soeur Marie Donat servit à la bonne Mère de voyant pendant son séjour à Paris. La soeur Marie Donat, du rang des soeurs du ménage, avait reçu de Dieu une intelligence remarquable de l’état intérieur de la bonne Mère. Chaque fois que la bonne Mère désirait la confirmation d’une promesse ou d’une volonté de Dieu, elle le priait d’en donner connaissance à la soeur Marie Donat, ou de lui inspirer une démarche près d’elle pour lui apporter la solution qu’elle demandait. La soeur Marie Donat arrivait aussitôt, et, fidèle messagère, elle s’acquittait d’une commission que personne d’ici-bas n’avait pu lui donner.

J’ai été témoin d’un fait bien extraordinaire. On assurait devant la soeur Marie Donat qu’une décision avait été prise relativement à un personnage de grande condition ; cette décision avait été signifiée et acceptée par ce personnage. Tout était conclu, et voilà que la soeur Marie Donat affirme que rien de tout ce que le monde croyait un fait accompli n’aurait lieu, et que ce personnage, qui était entré dans une voie qu’il devait nécessairement abandonner, continuerait à la suivre, et que ce qu’il y avait fait déjà n’était rien en comparaison de ce qu’il ferait à l’avenir. Cette prédiction, contre laquelle chacun s’était mis à protester avec énergie, se vérifia de tout en tout.

A Troyes, la bonne Mère eut pour voyant la soeur Marie-Geneviève, simple aide à la cuisine. La sœur Marie-Geneviève avait un don encore plus facile à. saisir que celui de soeur Marie Donat. C’était avec la plus grande clarté qu’elle donnait sa réponse, et c’était immédiatement qu’elle fournissait les témoignages désirés. Elle aida surtout la bonne Mère dans les travaux de la fondation des Oblates, et dans les embarras des affaires religieuses du monastère de la Visitation de Troyes. « Ce que vous avez reçu, disait-elle à la bonne Mère, c’est de Dieu, parce qu’il m’a montré que l’affaire ennuyeuse qui vous préoccupe n’aura pas de suite; les gens viendront demain vous dire qu’ils veulent bien s’arranger. » Et le lendemain les gens venaient dire qu’ils voulaient bien s’arranger. Cette voie présentait donc les caractères désirables de la vérité.

On doit ajouter qu’elle est un principe de vie. Ceux qui ont bien voulu y entrer ont trouvé en elle le rassasiement complet des besoins de leur âme, une paix profonde, une assurance calme et douce que Dieu leur était bon et miséricordieux, un amour filial de sa divine volonté, une humilité sincère, la connaissance de leurs défauts et les moyens efficaces pour les corriger, un attrait puissant pour aimer le Sauveur et pour suivre affectueusement ses divins exemples. Cette voie a opéré des transformations subites : des personnes du monde, attachées à leurs idées mondaines et personnelles, sont devenues tout a coup simples, douces, remises a la volonté de Dieu, et jugeant d’une manière toute différente ce qu’elles avaient jusqu’alors regardé comme un devoir ou un point d’honneur. Un grand nombre, quittant leurs.

pensées terrestres, préféraient le bon plaisir de Dieu et sa sainte volonté, à ce qu’elles avaient jusqu’alors réclamé d’humain dans leurs prières. Souvent la bonne Mère avait dit à ces âmes, entrées dans la voie, et qui lui demandaient des conversions pour leurs proches ou leurs amis: «Prenez-les avec vous; faites leur faire ce que vous faites; gardez-les près de vous avec attention et charité, et vous verrez qu’ils se rendront. » Ils se rendaient en effet.

De plus, la voie devenait, pour ceux qui étaient fidèles à la suivre, une source de bonheur et de joies spirituelles persistantes et profondes. Souvent, au milieu de ces allégresses, on les entendait dire:

« Mais c’est quelque chose du ciel; au ciel, on doit avoir quelque chose de semblable; mais on dirait volontiers : Seigneur, il ne nous reste rien à désirer. » La bonne Mère ne voulait point qu’on parlât ainsi: « C’est vrai, disait-elle, c’est quelque chose du ciel; mais Dieu se révélera bien autrement encore de l’autre côté, et puis, ce qu’il donne en ce moment c’est pour aider à supporter ce qui viendra ensuite, afin que l’on puisse se conformer plus entièrement à l’image du Sauveur crucifié. » C’était, en effet, la conséquence la plus assurée de cette allégresse intérieure : l’épreuve trouvait forts et résignés ceux qu’elle venait d’atteindre.

Je suis frappé en tout mon être, écrivait un saint prêtre, M. l’abbé Beaussier. La mort de celle qui m’a servi doublement de mère, de ma chère tante, vient de rompre tout ce qui m’attachait à cette terre; mais la voie me donne le mot de Dieu en cette dure épreuve; ce mot, je le comprends, je l’adore, et, par l’effet de vos prières, je l’aime. »

Un homme du monde, un savant, écrivait : « Je vous avais demandé la guérison de ma femme et la mienne, car nous sommes tous deux réduits à ne pouvoir plus marcher, pas même dans notre chambre, et cela sans espoir de mieux; car les médecins ne nous donnent aucune espérance. C’est donc toute notre vie à souffrir et à faire souffrir, et nous pouvons vivre encore quarante ans. Mais j’ai compris que ce qui nous était le meilleur, c’était la volonté de Dieu; qu’il soit béni de cette grâce, qui vaut mille fois mieux que notre guérison, et cette grâce je la dois à notre union de prières avec vous, ma bonne Mère. »

L’efficacité de cette voie se faisait surtout sentir dans les fondations d’oeuvres pour aider au salut du prochain. « Notre petite maison, écrivait l’un des fondateurs des frères de Saint-Vincent-de-Paul, commence à se recruter au milieu des difficultés inhérentes à tout commencement; mais on se sent soulevé et porté par une force invincible qui nous vient de la voie, et qui triomphera de tous les obstacles. J’aime à me reposer en cette confiance; elle fait ma vie et ma force, et je sens qu’elle va à Dieu, qu’elle lui plaît et qu’elle nous met dans le mouvement de sa volonté. » La fondatrice des soeurs de l’A***, qui a témoigné le désir de n’être pas nommée personnellement ici, a trouve les lumières et le courage dans les secours de la voie. Elle s’y est confiée, et Dieu lui a donné, pour lui continuer ce secours après la mort de la bonne Mère, une âme, parmi ses soeurs, qui est investie de l’esprit de la bonne Mère, chez laquelle elle trouve ce qui lui est nécessaire pour les épreuves et pour les décisions de chaque jour. Mgr de Ségur appelait cette âme « la continuation de la Mère Chappuis»; il la vénérait et

allait chercher près d’elle une aide qui ne lui a jamais fait défaut.

Je ne parle pas ici des Oblats et des Oblates, chargés tout spécialement de vivre et de se nourrir des principes de la voie, et de la répandre au milieu du monde. Outre ces différentes communautés, la bonne Mère désignait un certain nombre de monastères de la Visitation où Dieu lui montrait l’action présente et future de la voie. Parmi ces monastères il en est qui déjà, en ce moment, vérifient les prédictions de la bonne Mère. Elle avait affirmé qu’ils deviendraient des maisons où le regard du saint Fondateur se reposerait affectueusement, parce que les volontés y seraient sincères et déterminées à suivre tout ce qu’il avait voulu. Cette prédiction réalisée est le gage de celles qu’elle a encore faites pour d’autres. La paix, la joie, la plénitude du Saint- Esprit seront acquises à tous ceux qui suivront cette voie où la bonne Mère a suivi pas à pas, minute par minute, son bienheureux Père, dont elle a été une des plus vraies filles par la ressemblance de son esprit et par la générosité de son coeur. Aussi, en terminant ce chapitre, il est bon de répéter la prière du séraphique Père Beaussier : « Mon divin Sauveur, vous qui êtes la voie, la vérité et la vie, donnez-moi l’intelligence pour comprendre comment vous voulez que je marche vers vous. Donnez-moi le courage pour vous suivre partout où vous irez pour moi; donnez-moi la fidélité pour que je ne vous perde pas de vue en cette voie où vous marchez devant moi et où je veux vous suivre par amour jusqu’à la mort. Amen. »

 

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CHAPITRE LI

FONDATION DES OBLATS

 

 

Lorsque Mgr Mermillod était venu à Troyes pour demander à Mgr Ravinet de lui préparer une communauté d’Oblates de Saint-François de Sales, il avait en même temps exprimé son désir d’avoir un jour des prêtres de Saint-François de Sales; mais il ajoutait qu’il ne voyait pas le moyen de les établir. « Vous pourrez, disait-il au Père Brisson, fonder des

religieuses : vous avez un secours et une direction dans la Mère Marie de Sales Chappuis; vous pourrez trouver des sujets dans les anciennes pensionnaires de la Visitation; mais vous ne pourrez fonder des prêtres. Il faudrait avoir en main les ressources qu’ont les évêques pour réunir des sujets et avoir l’autorité nécessaire pour les gouverner. » Cependant, voyant que son projet d’Oblates avait réussi, Mgr Mermillod revint à la charge auprès de Mgr Ravinet, et, après une nouvelle conversation, il fut résolu qu’ils viendraient de nouveau trouver la bonne Mère pour lui demander son sentiment et ses prières sur une fondation de prêtres, qui, animés de l’esprit de saint François de Sales, travailleraient utilement dans son diocèse, et peut-être plus tard dans toute l’Eglise. La bonne Mère vint au parloir, et elle entendit tout au long les projets des deux saints évêques sans rien témoigner. « Qu’en pensez-vous, ma Mère? — Je pense que ce serait une bonne chose. — Voudrez-vous bien prier pour cela? — Je le ferai volontiers. » Ce fut tout ce qu’elle répondit, et les deux évêques s’en allèrent.

Cependant Dieu lui faisait sentir que c’était là ce qu’elle avait toujours désiré; qu’elle arrivait au but de tout son travail intérieur et de tout ce qu’elle avait fait pour Lui, et qu’elle touchait enfin à la réalisation des promesses divines. C’était son oeuvre! Tout autre n’aurait pu retenir l’expression de sa joie et les témoignages d’une satisfaction depuis si longtemps attendue; mais, fidèle à suivre les pas du Sauveur et à ne pas devancer ses moments, elle resta calme et silencieuse, attendant l’heure marquée par lui pour commencer.

Il est dans l’esprit de saint François de Sales de n’agir que lorsque la volonté de Dieu est manifestée. Le Fiat votuntas tua était la devise du grand saint, et elle était celle de sa fille bien-aimée. C’est ainsi que pour les Oblates on ne les institua qu’à la prière de Mgr Mermillod, et elles furent en quelque façon greffées sur une oeuvre où Dieu avait manifesté sa volonté d’une manière assurée; de même les Oblats furent en quelque façon entés sur une oeuvre déjà en exercice.

Mgr Ravinet, désirant conserver dans sa ville épiscopale un collège catholique que des événements majeurs allaient faire fermer, avait chargé le Père Brisson de le reconstituer. La bénédiction du vénérable évêque avait produit ses fruits, le collège se relevait de ses ruines et commençait à prospérer. N’était-ce pas là une première pierre pour commencer à bâtir l’édifice? La bonne Mère le pensait, et elle avait d’abord donné ses soins à la fondation de ce collège. Il est inutile de dire quels travaux et quelles inquiétudes s’attachent à ces sortes de fondations; la bonne Mère aidait à les supporter et mettait son influence au service de tous les besoins.

Il fallait trouver une maison convenable; il fallait trouver surtout de l’argent. Le protecteur le plus influent de l’oeuvre à venir était Mgr de Ségur, qui portait à la bonne Mère une profonde vénération, et était en rapports fréquents avec elle. Après une longue délibération, il fut convenu que le Père Brisson irait à Paris, et demanderait au saint prélat des indications pour avoir des ressources. Quelques heures après que la chose eut été résolue ainsi, le R. P. Brisson se sentit très fortement pressé d’aller, non pas à Paris, mais à Reims, au tombeau de saint Remy, l’apôtre de la Champagne, pour lequel il avait toujours ressenti la plus filiale confiance.

Il vint au parloir de la Visitation annoncer à la Mère Marie de Sales son changement de résolution. Or, à ce moment, elle-même le faisait appeler, pour lui soumettre cette même idée d’aller à Reims, qu’elle venait de recevoir du bon Dieu. Une pareille coïncidence réconforta grandement le fondateur: il sentit une fois de plus que la main de Dieu était là, et ii partit plein de confiance pour Reims.

Arrivé devant le tombeau de l’apôtre de la Champagne, il se mit à le prier de toutes ses forces, le suppliant de lui faire connaître de quel côté il lui fallait porter ses pas, pour trouver le moyen de continuer l’oeuvre commencée. Il priait depuis un certain temps, quand une femme arriva auprès du tombeau, tenant en ses bras une petite fille de cinq à six ans. Cette enfant avait une jambe repliée sur elle-même, et ne pouvait pas marcher. La pauvre mère déposa l’enfant auprès du tombeau, et se mit en prières. Au bout de quelques instants, elle saisit sa fille, et essaie de la faire marcher : l’infirme ne peut faire un pas. Après une nouvelle prière plus longue, plus fervente, ou du moins plus agitée, nouvelle tentative, qui reste tout aussi infructueuse. La mère ne se décourage pas. Elle recommence de prier.

Le R. P. Brisson se sentant de son côté pris de pitié pour cette malheureuse, dont la désolation fait peine à voir, oublie un moment ce qui l’a amené là; il joint ses instantes supplications à celles de la pauvre femme, dont la foi est si vive. La mère tente un suprême effort; elle saisit sa fille, elle essaie de la mettre debout: l’enfant s’échappe de ses mains, elle marche, elle est guérie...

La mère, folle de joie, se met à pousser des cris incohérents; elle se précipite hors de l’église, entraînant son enfant. Dans son égarement, elle avait complètement oublié de remercier le grand saint. « Saint Remy, dit alors le Révérend Père, il faut excuser cette pauvre femme; elle est si heureuse qu’elle oublie de vous remercier. Puisque vous venez d’être si généreux pour elle, vous devriez bien l’être un peu aussi pour moi. » Aussitôt il entend une voix qui lui dit: « Va en Belgique! » Il remercie saint Remy, sûr d’être exaucé lui aussi; il quitte immédiatement Reims pour la Belgique.

Mais où aller, en Belgique, et à qui s’adresser? Sa première pensée est pour la vieille et fidèle amie de la bonne Mère, Mme la baronne de Trousset. Le R. P. Brisson se rend au château d’Amat : « Madame, c’est saint Remy qui m’envoie à vous. Sur les instances de la bonne Mère, et après lui avoir résisté trente ans, je me décide à fonder une congrégation d’Oblats de Saint-François de Sales. Il me faut une maison pour réunir les premiers religieux que je trouverai, ou plutôt que le bon Dieu m’enverra. Pour avoir cette maison il me faut de l’argent, et je n’en ai pas. Je viens vous demander dix mille francs. » Mme de Trousset se mit à rire : « Dix mille francs! Que voulez-vous faire avec dix mille francs? Je vais vous en donner trente mille, et vous serez obligé de m’en redemander bientôt. »

Mme de Trousset ne fut pas la seule à apporter au fondateur les ressources matérielles indispensables. Les amies de la bonne Mère, les supérieures des monastères de Paris, de Mâcon, de Metz, de Reims, furent invitées par elle à imiter son exemple, et elles le firent avec un dévouement sans bornes. Le matériel était prêt; restait le plus difficile, c’était de trouver le personnel. La bonne Mère avait pensé à s’adresser à Mgr de Ségur pour trouver un directeur pour le collège. Le bon prélat avait répondu, dans une lettre remplie d’esprit, qu’il n’était pas en son pouvoir de rien donner de convenable pour une charge de cette importance. « Je suis, disait-il, moi-même en chasse depuis longtemps pour trouver un oiseau de cette espèce. Chaque jour je crois mettre la main dessus, ça s’envole, sans compter qu’on ne les rencontre pas à la douzaine. Rara avis in terris. » Il fallait donc s’adresser ailleurs. La bonne Mère priait, et Voici qu’un jour à la sainte Messe une voix intérieure lui dit qu’il fallait aller trouver le saint Fondateur, saint François de Sales, à Annecy. Au même moment ce sentiment est communiqué à son confesseur, qui célébrait la messe à laquelle elle assistait. La messe finie, ils se communiquent en même temps la pensée qu’ils venaient d’avoir, et le voyage d’Annecy est résolu. Il est convenu que non seulement on demandera à saint François de Sales un directeur de collège, mais qu’on réclamera de lui un témoignage pour savoir s’il faut commencer l’oeuvre des prêtres.

A Annecy, avant de voir qui que ce fût, le confesseur commence par se rendre à l’église de la Visitation, où se trouvent les reliques de saint François de Sales et de sainte de Chantal. En arrivant à l’église, le confesseur de la bonne Mère fut désagréablement impressionné en voyant l’église tout entière en réparation : des échafaudages du pavé à la voûte, des plâtras de démolition couvraient le sol. Il était presque impossible de pénétrer dans l’intérieur, et voici qu’il était venu pour prier là, tranquillement et longtemps. Il avance cependant jusqu’au milieu de la nef principale, et il voit que les autels et les châsses avaient disparu derrière des étais et des bâches inutile d’avancer plus loin. Mais voici que tout à coup il voit sainte de Chantal qui lui apparaît. Elle était à environ deux mètres de lui, élevée d’environ un mètre de la terre; c’était bien elle, telle que nous la représentent les meilleurs portraits, ceux des monastères de Turin et surtout de Troyes. Sainte de Chantal était empressée, radieuse; elle étendait ses mains vers lui. Elle lui témoigna combien la création des Oblats lui était agréable, comme cela avait été l’ardent désir de sa vie. Le prêtre tomba à genoux pour recevoir les ordres de la sainte Mère et se permit de lui demander une preuve de sa volonté-sur la fondation des Oblats; c’était qu’elle lui fit trouver à Annecy même le directeur du collège qu’il cherchait.

Cette apparition remplit son âme d’une si ineffable consolation, et d’une si parfaite assurance, qu’il alla de ce pas trouver l’évêque d’Annecy, Mgr Magnin, pour le prier de lui donner un directeur pour le collège. Monseigneur lui affirma qu’il n’avait personne; que son diocèse, quoique nombreux, ne possédait pas un seul sujet qui fût libre et en mesure de remplir ce poste, ou dont il n’eût un besoin absolu. Le confesseur de la bonne Mère insista longtemps; mais, n’obtenant pas d’autre réponse, il se jeta à genoux et dit à Mgr Magnin: « Je suis venu ici pour demander à saint François de Sales un directeur pour le collège; vous tenez sa place, il ne faut pas que j’aie la douleur de m’en retourner sans avoir rien obtenu de lui. »

            Le bon évêque réfléchit quelques instants, se recueille dans une prière profonde et dit : « Eh bien! oui, saint François de Sales vous donne quelqu’un. J’ai ici en repos pour quelques mois M. l’abbé Boccard, supérieur d’un de mes séminaires, je vais vous le confier, ne le fatiguez pas trop. Il fera bien votre affaire, et lorsqu’il vous aura établi votre collège, renvoyez-le-moi.»

Sainte de Chantal donnait ainsi la preuve de sa volonté sur la fondation des Oblats de Saint-François-de-Sales; aussi le séjour du confesseur de la bonne Mère ne fut que de quelques heures à Annecy. Après avoir salué la Mère de la Visitation sans lui rien dire, il reprit le chemin de Troyes. A. son retour, il fit part à la bonne Mère de ce qu’il avait vu, de l’apparition de sainte Jeanne de Chantal et de l’heureuse rencontre de M. l’abbé Boccard, lequel devait arriver sous quelques semaines.

La volonté de Dieu était donc manifestée, la bonne Mère arrivait au but de toute sa vie; c’était ce que Dieu lui avait montré de tout temps : il fallait commencer. Le premier désigné pour le noviciat fut le Père Gilbert; il se trouvait déjà au collège, mais sa vocation était loin d’être certaine. Revenu depuis peu de Rome, où il avait fait ses études théologiques et où il avait été ordonné prêtre, il aspirait à y retourner, afin, disait-il, de continuer à étudier. Il n’était revenu en France que pour s’y reposer. Il consentait bien à demeurer quelque temps au collège pour l’établir, mais ne voulait en aucune façon s’engager à y rester, et encore moins à se faire religieux dans un ordre qui n’existait pas encore. Plusieurs fois il s’était prononcé énergiquement sur cette décision et ne paraissait pas disposé à se laisser amener à autre chose. La bonne Mère, consultée à son sujet, répondait : « Il restera, il est d’un naturel de religieux, il ne pense pas à lui, il se contente de tout. La nourriture, le vêtement, le bien-être ne sont pas des questions pour lui. Il ne faut pas le presser ni lui indiquer ce qu’il doit faire, c’est lui qui viendra le demander. » La bonne Mère le voyait de temps à autre, et, fidèle à la recommandation qu’elle avait faite, elle s’abstenait de lui parler de la vie religieuse; mais, après chaque entrevue, elle revenait en assurant qu’il était naturellement un religieux et que Dieu le prendrait à son service.

Les prières de la bonne Mère et le dévouement sans bornes que déploya le Père Gilbert dans ces commencements lui attirèrent le don de la vocation, et un jour il vint demander à être admis au noviciat. Son instruction variée, l’habitude du monde, où il avait séjourné quelque temps comme avocat, rendaient son concours précieux; il fut un des fils les plus appréciés de la bonne Mère.

Le second fut le Père Rollin, élève du grand séminaire de Langres, où il se distinguait par une facilité et des moyens remarquables. Il fut confié au supérieur du collège Saint-Bernard pour qu’il pût y rétablir sa santé compromise par l’air trop vif du grand séminaire. Ame ardente, aucune besogne ne suffisait à son activité; les langues, la littérature, les sciences, il abordait tout avec un égal succès. Doué de la meilleure mémoire, il retenait tout. Devenu professeur, il donnait un intérêt toujours nouveau à ses cours, et les jeunes gens et les familles le goûtaient extrêmement. Il avait bien quelque chose de religieux dans sa volonté et dans ses aspirations; mais il voulait appartenir à un ordre militant. Il lui fallait la lutte contre les difficultés; il sentait ses forces, il voulait les employer.

Cependant la bonne Mère n’attendait pas qu’il vînt lui demander ce qu’il avait à faire, et elle lui dit positivement qu’il devait se faire Oblat de Saint-François de Sales Ce mot fut pour le jeune professeur la matière d’un combat qui dura tout le temps de la vie de la bonne Mère « Être Oblat, c’est-à-dire religieux, dépendant a toute minute d’une règle qui ôte la

faculté de se mouvoir et d’agir selon son propre  mouvement! Être Oblat, c’est-à-dire renoncer à son esprit, à son jugement, à ses facultés, en un mot à son être tout entier, mais c’est impossible ! et puis se donner, se dévouer à une congrégation qui n’a ni précédent ni avenir, dont les sujets ne pourront se recruter; mais c’est se condamner à une mort, à un anéantissement certain! »

Tels étaient les dires du jeune novice, et cela se répétait sans cesse et sous toutes les formes, à chaque visite faite à la bonne Mère. Mais elle persistait et lui affirmait que c’était la volonté de Dieu sur lui. Elle ajoutait qu’il aurait dans la communauté une mission particulière, importante, celle de former les novices à l’esprit et à l’amour de la voie ou devaient entrer et persévérer les prêtres de Saint-François de Sales. La suite a justifié comme toujours la prédiction de la bonne Mère.

Le troisième fut le Père Lambert, élève aussi du grand séminaire de Langres; il était regardé comme l’un des esprits les plus justes et les plus solides, mais il était atteint d’une maladie de poitrine jugée incurable par tous les médecins. Il avait été donné ou plutôt abandonné par son évêque à celui qui était venu le demander pour la congrégation que l’on voulait former. Celui-là je vous le donne, avait dit le bon évêque, pour qu’il aille mourir bien soigné chez vous, car je n’ai aucun espoir qu’on puisse le conserver. Le jeune séminariste arrive en effet très malade; il a surtout une extinction de voix qui ne lui permet pas de prononcer quelques paroles sans une fatigue et une souffrance extrêmes. Cependant on lui dit de faire la classe et d’aller auparavant demander les prières de la bonne Mère. « Oui, lui répond la bonne Mère, vous avez ce qu’il faut pour faire votre classe, mais en dehors vous vous reposerez. » Le jeune professeur, chose admirable! retrouvait toute sa voix en entrant en classe, parlait pendant deux heures sans aucune fatigue, et, la classe terminée, ne pouvait plus parler du tout. Cette manière extraordinaire dura fort longtemps; puis un jour la bonne Mère lui dit qu’il aurait bien la permission de parler un peu en dehors de sa classe, mais à la condition de ne pas se fatiguer; ce qu’il fit sans s’aider par aucun remède.

Le bon évêque de Langres, Mgr Guerrin, disait : « Ah! pour celui-là il vous appartient bien, car moi je n’aurais pas été assez adroit pour le garder en vie. » Le quatrième, le Père Perrot, menait chez lui la vie d’un anachorète. Il se dévouait aux âmes des jeunes gens qu’on lui confiait pour les instruire et les former aux habitudes de la foi. Sa nourriture était ordinairement du pain et quelques légumes; encore le pain dont il se servait était tellement dur, que souvent il était obligé d’employer le marteau pour le rompre. Ses nuits, il les passait en grande partie à prier. A la nouvelle qu’on formait une congrégation de prêtres de Saint-François de Sales, il se sentit fortement attiré à embrasser cette vocation et vint demander à y être admis. Après quelques mois il fut assailli des tentations les plus violentes : ce n’était pas, se disait-il à lui-même, ce qu’il était venu chercher. La vie qu’il menait était trop douce et parfaitement inutile. Qu’avait-il du religieux? Ni la mortification ni l’amour de- la prière; il ne priait plus aussi bien que chez lui. Le bon Dieu lui paraissait s’éloigner, il ne le sentait plus; et puis chez lui il avait des âmes à soigner, des âmes qui le comprenaient, auxquelles il faisait du bien, et ici il n’avait à s’occuper que d’enfants sans piété sur lesquels il n’aurait jamais d’influence. Je n’y peux plus tenir, » dit-il à ses compagnons de noviciat, et il s’en retourne chez lui.

Le départ du Père Perrot fit une vraie peine à la bonne Mère, et, son confesseur l’interrogeant si le Père Perrot reviendrait, elle lui dit : « Demandez cela à la soeur Marie-Geneviève. » Le confesseur, fâché lui-même contre le Père Perrot de ce qu’il avait quitté la congrégation, ne fit aucune question à la soeur et ne lui en parla pas. Mais, quelques

semaines plus tard, la soeur Marie-Geneviève lui dit: « Vous n’avez plus le Père Perrot, mais le bon Dieu m’a dit qu’il le reprendrait. »

Un an s’était passé, et le bon Dieu reprenait le Père pour ne plus le laisser s’en aller.  Le cinquième fut le Père J***, jeune prêtre des plus distingués, orateur, musicien, doué d’une intelligence facile, à qui rien n’était étranger, et qui se livrait indifféremment à toute espèce d’étude et d’entreprise avec un succès toujours certain. Il avait compris la doctrine de la bonne Mère et il en était ravi. Il la rapprochait des pensées des théologiens qu’il étudiait, et surtout de saint Thomas, et il la trouvait d’une lucidité et d’une exactitude irréprochable. Sa vénération pour la bonne Mère était grande. La bonne Mère reconnaissait en lui une âme pieuse, sincère et dévouée.

Ainsi commençait la congrégation des Oblats de Saint-François de Sales. Ils étaient au nombre de six, le même nombre avec lequel saint Bruno a fondé l’ordre des Chartreux. La bonne Mère aimait cette ressemblance : saint Bruno était un de ses patrons vénérés, et elle lui demandait que la congrégation fût comme celle des Chartreux, si fidèle à son esprit, que jamais elle n’ait besoin de changement ni de réforme.

 

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CHAPITRE LII

LETTRE DU PÈRE ROLLIN AU RÉVÉREND PÈRE BRISSON, FONDATEUR DES OBLATS LA PENSÉE ET LES INTENTIONS DE LA BONNE MÈRE A L’ÉGARD DES OBLATS DE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES

 

Pendant les cinq dernières années de la vie de la bonne Mère, elle eut avec le Père Rollin de fréquents entretiens sur les Oblats. Le Père Brisson pria le Père Rollin de vouloir bien lui résumer courtement dans une lettre ce qu’il avait entendu de la bouche de la bonne Mère. C’est cette lettre que je reproduis ici; elle exposera la pensée et les intentions de la bonne Mère sur cette congrégation.

V + J

 

« Mon bien bon et vénéré Père,

 

« L’état de ma mémoire, profondément affaiblie par toutes les fatigues et les épreuves de ces dix dernières années, ne me permet point de vous rapporter, sur la fondation des Oblats, les propres paroles de la bonne Mère. Je vous écrirai ce qu’il m’en reste, une sorte de fond qui fait ma vie et ma doctrine religieuse, et qui est le fruit des longs et nombreux entretiens que j’ai eus avec cette bonne Mère sur les Oblats, leur place dans la volonté de Dieu, leur fondation et leur mission.

De longues années avant la fondation des Oblats, Notre-Seigneur avait montré à la bonne Mère qu’il établirait une maison de prêtres destinés à servir ses desseins de miséricorde. Voulant de nouveau sauver le monde, il devait employer des moyens jusqu’alors inconnus, où l’homme n’aurait aucune part, et dont toute la gloire lui reviendrait. C’était une nouvelle application des effets de sa charité et des mérites de sa vie, de sa Passion et de sa mort. En témoignage de cette grande chose, le Sauveur a promis à la bonne Mère de poser une pierre, comme autrefois Dieu ordonnait aux Hébreux d’en dresser sur leur passage, en mémoire des prodiges qu’il avait opérés en leur faveur. Cette pierre, c’est une maison de prêtres qui seraient au service du Sauveur, dans une oeuvre de Rédemption.

« Elle m’a répété, je pourrais dire chaque jour, que sa vie n’a pas eu d’autre but, et n’a été prolongée que pour fonder- cette maison de prêtres. « Il y a, me disait-elle un jour, il y a cinquante ans que je serais morte sans cette fondation à faire. Si je suis venue à Troyes, ce n’est pas tant pour la Visitation que pour vous (c’est-à-dire les Oblats), la Visitation est établie, elle a ce qu’il lui faut; mais le Sauveur voulait fonder cette maison: c’était pour établir des prêtres pour le service de sa charité. »

« Les témoignages que le Sauveur lui a donnés sur sa volonté relative à cette fondation ont été continuels. La volonté divine lui était manifestée comme arrêtée et pressée de faire cette oeuvre. Aussi, pendant quarante ans, la bonne Mère s’attendait chaque jour à voir la réalisation de ces promesses, qui devaient être pour elle la confirmation suprême et définitive des grâces qu’elle avait reçues. Sans cette maison, sa vie devenait inintelligible et sans but, elle n’avait plus d’assurance.

« Ce n’est pas pour moi que le Sauveur fait toutes ces choses en moi, disait-elle, mais pour le service de sa charité et pour le salut du monde. Le travail est fait, c’est à vous d’en recevoir et d’en appliquer les mérites. »

« L’oeuvre divine était faite, c’était à nous, ses prêtres, de faire valoir les effets de cette voie. Ainsi notre existence est nécessaire pour l’intelligence de cette vie étonnante; elle en est la conséquence, elle est, dans le plan du Sauveur, la condition sine qua non. Cette volonté du Sauveur lui apparaissait si déterminée, qu’elle disait : « Si vous ne voulez pas, la

chose passera à d’autres, le Sauveur veut des prêtres. » Et, se reprenant: Non, disait-elle, je « dis mal, ce n’est pas d’autres qu’il veut, c’est à vous. Le Sauveur n’en veut pas d’autres, sa volonté est ainsi. Ce n’est pas à vous à lui demander raison de sa conduite, il faut vous soumettre et obéir. »

« Je voudrais pouvoir bien faire comprendre la place que cette fondation a occupée dans la vie de la bonne Mère. Je m’y sens impuissant. Qu’il me. suffise de répéter que cette fondation de prêtres voués au service du Sauveur a été le but de sa vie, qu’elle en a été la fin ; que cette fondation lui donnait seule la lumière complète sur sa voie, sur la conduite de Dieu en elle, sur les desseins de salut dont le Sauveur n’a cessé de l’entretenir depuis la première parole qu’il lui en a dite à Fribourg : « la paix et la justice se sont rencontrées » jusqu’à sa mort.

Chose remarquable, le Sauveur l’a fait attendre près de cinquante ans, et, pendant cette longue attente, elle n’a point chancelé dans son assurance en la promesse du Sauveur. Plusieurs oeuvres ont été fondées par de saints prêtres, qu’elle animait de sa vie et nourrissait de ses pensées; mais, dans toutes ces oeuvres, elle n’a point reconnu la maison que le Sauveur lui avait promise. « Tout cela était bon et à la gloire de Dieu; mais ce n’était pas ce que le Sauveur m’avait montré. »

« Enfin, lorsque vous avez obéi, mon Père, et que vous avez pu réunir autour de vous les premiers Oblats, lorsqu’elle vit la conduite du Sauveur en eux, elle a, pour la première fois, eu l’assurance que c’était bien là ce que le Sauveur voulait. « C’est bien, me répétait-elle, la pierre qui doit servir de témoignage, c’est bien la maison que le Sauveur m’a promise. »

« Non seulement elle reconnaissait dans cette fondation les marques et les signes que le Sauveur lui avait autrefois donnés, mais le Sauveur lui a renouvelé presque chaque jour, pendant les premières années de cette fondation, les assurances que c’était bien là sa maison et son oeuvre annoncée et si souvent promise. Aussi, en face de ces témoignages du Sauveur, tant de toute sa vie antérieure que de ses dernières années, elle est entrée dans un état de repos et de foi en la fondation surnaturelle des Oblats, tels que tous les orages qui sont venus fondre sur nous ont été sans effet sur son assurance. Je ne l’ai pas vue une seule fois hésitante; je l’ai vue souffrir des difficultés et des obstacles sans nombre qui se sont mis en travers de cette fondation, mais jamais douter.

« C’est l’oeuvre de Dieu, disait-elle, je me fie à mon Sauveur. Vous êtes fidèle, mon Sauveur. Je ne serai pas assez déloyale pour me défier de vous après quatre-vingts ans que je vous connais. » C’était son unique réponse aux difficultés insolubles qui se présentaient chaque jour. Elle disait encore : « Je ne sais pas comment le Sauveur fera, mais je suis sûre qu’il le fera. »

« Aux objections qui lui étaient faites, elle opposait ordinairement le silence. Plusieurs personnes considérables de la ville, alarmées des proportions et des progrès de la fondation des Oblats, et craignant qu’il n’y eût un danger pour la religion à laisser poursuivre cette oeuvre, tinrent conseil pour aviser aux moyens d’arrêter le fondateur dans ses projets. On ne trouva rien de mieux que « d’aller en députation prier la Mère Marie de Sales Chappuis d’intervenir et d’user de son influence sur M. l’abbé Brisson pour prévenir un malheur. La Mère Chappuis seule est capable de l’arrêter, dit unanimement le conseil. »

La Mère Chappuis, appelée au parloir, écoute en silence un premier orateur, à qui elle ne répond rien, au grand étonnement du comité. On se regarde, on s’étonne. Un second orateur appuie les paroles du premier avec une force et un entrain remarquables. Après avoir subi pendant assez longtemps ce nouvel assaut, elle se lève, salue respectueusement, et ferme la grille, laissant ces messieurs dans la plus grande confusion La Mère Marie de Sales n’a point parlé de cette anecdote, elle ne s’amusait point à ces sortes de choses; je la tiens d’un des acteurs de la scène, M. Chapel, employé supérieur de la Compagnie des chemins de fer de l’Est à Troyes. « A dater de ce jour, a-t-il ajouté, nous avons cessé nos attaques, et nous nous sommes inclinés devant la volonté de Dieu. »

« Ainsi, ni les difficultés du commencement, ni les attaques dirigées contre cette oeuvre, ni les instances et les efforts des âmes pieuses ne peuvent un instant altérer sa foi et sa confiance : voir dans la fondation des Oblats la réalisation des promesses du Sauveur et le commencement de l’exécution de ses desseins sur le monde. Elle y reconnaissait ce que Dieu lui avait autrefois montré, et elle en avait d’ailleurs de nouvelles preuves dans les assurances que le Sauveur lui donnait chaque jour dans les commencements, et dans la communication des grâces qu’elle recevait et qu’elle voyait passer chez les Oblats. Cette dernière marque était pour elle le complément et le couronnement de toutes les autres. La chose, en effet, n’était plus pour elle à l’état de promesse, mais en voie d’exécution, en la voyant réalisée, puisque le Sauveur avait pris ces prêtres dans sa charité, pour leur communiquer ses grâces spéciales, et pour les faire dépositaires de ce que Dieu lui avait donné.

« Pendant les cinq années que j’ai eu le bonheur de m’entretenir avec cette bonne Mère, elle ne m’a jamais parlé que du Sauveur et des Oblats. Elle m’a dit ce que le Sauveur voulait faire pour le monde et comment il voulait se servir des Oblats pour opérer cette nouvelle Rédemption. Le Sauveur sauvera le monde par des moyens nouveaux, moyens qu’il a dévoilés à cette bonne Mère pendant toute sa vie, et dont je ne parlerai pas ici; mais je me bornerai à parler de la part des Oblats dans cette oeuvre du Sauveur. Le Sauveur a besoin de prêtres qui lui soient entièrement remis, et qui, par une dépendance parfaite de Lui, soient des instruments dociles et souples au service de sa charité.

« Ce n’est point pour moi que le Sauveur a fait toutes choses en moi (elle faisait allusion aux merveilles de grâces dont elle était l’objet de la part du Sauveur), mais pour le service de sa charité et pour le salut du monde. Ces grâces ne finiront point avec moi; les Oblats devront les répandre dans le monde. Le Sauveur passera en eux, et par lui ils opéreront de grands effets de grâces. Par eux, le Sauveur reviendra dans le monde, et on le verra de nouveau marcher sur la terre... Vous êtes choisis pour cette grande chose, et le Sauveur n’en

prendra point d’autres, sa volonté est arrêtée sur ce point. »

« Enfin Notre-Seigneur a montré à cette bonne Mère ce que les Oblats devraient être pour répondre à leur vocation : Ils devront travailler « à s’effacer et à laisser la place au Sauveur en eux et dans leurs oeuvres; ils devront s’identifier avec Lui et prendre ses divines inclinations..., recevoir de Lui le mouvement pour agir et parler. » Comme je l’ai compris, dans la conduite des affaires et dans les entreprises, ils n’iront jamais de l’avant, mais attendront que le Sauveur les appelle et manifeste sa volonté par les voies de sa Providence. Leur esprit sera de suivre le Sauveur..., d’emboîter le pas du Sauveur..., de mettre leur pied dans la trace des pas du Sauveur.

« Bref, la voie de l’humilité, de l’abjection et de la dépendance, c’est celle que nous a tracée notre Mère, ou plutôt le Sauveur, puisqu’elle n’a été que l’écho fidèle de ses divines volontés sur nous.

 

« C. ROLLIN. »

 

                                                           8 juillet 1886. »

 

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CHAPITRE LIII

LA GUERRE, LA COMMUNE, LES SOEURS DE LA VISITATION OU SECOND MONASTÈRE DE PARIS A TROYES MORT DE M. L’ABBÉ BEAUSSIER

 

Les grands événements de 1870 n’arrivaient pas imprévus à la Visitation de Troyes. La soeur Marie-Geneviève, que la bonne Mère appelait son voyant, avait, dix ans auparavant, prévu la chute de l’empire, l’humiliation de la France et l’invasion étrangère. La bonne Mère ressentit une peine profonde de la déclaration de la guerre, et, loin de partager les espérances de ceux qui affirmaient que la guerre serait de courte durée et que la victoire était assurée aux armées françaises, elle dit avec douleur : « Oh ne sait pas jusqu’où l’on va aller, mais cette guerre va être un grand châtiment pour la France. » Elle se mit aussitôt en prières, et, pendant tout le temps que la guerre dura, elle ne cessa de rester près de Dieu afin de lui demander son secours pour les malheureux soldats qui périssaient, et d’appeler sa miséricorde sur ceux qui enduraient les épreuves de la guerre. A chaque nouvelle qui lui parvenait des désastres qui se succédaient sans interruption, elle en recevait un coup douloureux, et, s’inclinant sous la main de Dieu, elle disait : « On l’a mérité! » Puis elle restait longtemps sans rien dire et se recueillait dans une prière humiliée et profonde.

Un grand nombre de personnes, effrayées des conséquences que pouvait avoir la guerre, venaient lui demander ce qu’il y avait à craindre, quelles précautions il fallait prendre, et elle les rassurait en leur disant que Troyes n’aurait pas à souffrir. Elle refusait même de recevoir les jeunes filles que les familles voulaient mettre au monastère pour passer le temps de la guerre, disant que c’était inutile.

Plusieurs familles ne se rendirent pas à cette assurance de la bonne Mère, et s’en allèrent chercher asile là où précisément l’invasion eut des conséquences plus fâcheuses.

Les soeurs ne s’étaient pas effrayées, elles avaient notre Mère avec elles. «Vous ne verrez pas de Prussiens, » avait-elle dit. Mais, l’armée allemande étant arrivée à Troyes, il fallut en loger les soldats. La municipalité, surchargée d’un si grand nombre de troupes, fut obligée d’en envoyer dans toutes les maisons de la ville et des faubourgs. La Visitation fut désignée pour recevoir sa part de soldats; mais un officier supérieur allemand fit la réflexion qu’il serait mieux d’envoyer au couvent de la Visitation les religieuses silésiennes qui accompagnaient l’armée allemande comme infirmières, ce qui fut exécuté. Les religieuses silésiennes, au nombre de douze, vinrent, sous la conduite de cet officier supérieur, demander à être reçues à la Visitation pour y prendre leur logement pendant leur séjour à Troyes. La bonne Mère donna des ordres pour qu’elles fussent traitées et soignées convenablement et en toute discrétion et charité. On les reçut dans une maison dépendante du monastère, mais située en dehors de la clôture, et les tourières furent chargées de pourvoir à tout ce qui leur était nécessaire.

Les religieuses silésiennes ne tardèrent pas à entendre dire que la supérieure du couvent où elles étaient si charitablement traitées était une sainte, et elles témoignèrent un ardent désir de la voir. Mais la bonne Mère leur fit dire qu’elle ne pouvait pas aller au parloir, qu’elle prierait pour elles afin que Dieu leur donnât la force et le courage dont elles avaient besoin. Ces religieuses assistaient à la messe dans la chapelle; leur tenue était des plus édifiantes; plusieurs disaient : « Mais on sent quelque chose de bien particulier de Dieu dans cette chapelle, près de la bonne Mère. C’est à elle assurément que nous devons les sentiments de grande foi et d’amour de Dieu que nous y éprouvons. » Un incident vint mettre l’émoi parmi ces bonnes filles. Les Allemands venaient de subir un petit échec: des francs-tireurs français, au nombre d’une vingtaine, avaient, grâce à des défilés couverts de bois, mis en déroute douze à quatorze cents Prussiens campés à Auxon, village distant de Troyes d’environ trente kilomètres. Les francs-tireurs n’avaient pas fait de quartier aux vaincus. Ils les avaient poursuivis jusque dans le village, et avaient mis à mort tous ceux qui leur étaient tombés sous la main. Ce fait attira de dures représailles. Le lendemain, un corps de deux mille Prussiens revenait à Auxon, s’emparait du pays et y mettait le feu. Mais les soldats allemands racontèrent aux religieuses logées à la Visitation le combat d’Auxon avec les couleurs les plus dramatiques : les francs-tireurs avaient, disaient-ils, fait subir des tortures aux officiers et aux soldats allemands; ils les avaient assassinés avec des raffinements de cruauté incroyables, et ils en donnaient des détails à faire frémir. Les Français, pour ces pauvres soeurs, devaient être des êtres barbares privés de tout Sentiment d’humanité. La bonne Mère leur fit dire qu’il fallait qu’elles priassent pour ceux des leurs qui étaient morts à Auxon, qu’elle allait prier avec elles, ainsi que la communauté, qu’on ferait pour eux la sainte communion, mais qu’il ne fallait pas croire tout ce qu’on leur avait rapporté, que ces choses-là s’exagéraient toujours.

Calmées par les paroles de la bonne Mère, elles dirent que ce qui les avait consolées, c’était d’avoir pu prier avec elle pour leurs morts. Bientôt elles partirent pour suivre le corps d’armée du prince Frédéric-Charles, qui se dirigeait sur la Loire. L’officier allemand qui les avait amenées vint les chercher, et, rencontrant dans la cour du couvent l’aumônier, il lui dit : « Je ne me permettrai pas de déranger Mme la supérieure; veuillez la remercier de l’hospitalité qu’elle a donnée si attentive et si généreuse à nos religieuses. On dit que c’est une personne remarquable, qui a une grande influence et une extraordinaire vertu ; j’aurais été flatté de la voir, mais je sais qu’il est mieux que je lui fasse dire par un autre mes remerciements, et je vous en charge. »

On avait donc évité le logement des militaires; mais, à la suite d’un malentendu entre les autorités allemandes et la municipalité, une partie de la ville fut désignée pour être mise au pillage. Des soldats prussiens escaladent le mur de clôture à l’endroit où se trouve une statue de Notre-Dame-de-la-Garde. Déjà ils sont sur le toit, mais voici qu’ils hésitent, qu’ils parlementent entre eux. Un chef passe, les fait descendre avant que les soeurs aient pu les 

apercevoir. L’ordre venait d’être donné de cesser le pillage.

La crainte d’une bataille aux environs de Troyes avait fait organiser des ambulances dans la plupart des établissements un peu considérables de la ville; la Visitation avait aussi la sienne. La bonne Mère y avait laissé porter de l’intérieur tout ce qui était nécessaire. Mais on ne se battit pas près de Troyes, pas un malade ne fut mis à l’ambulance de la Visitation, et les soeurs ne virent aucun soldat prussien.

Paris ne tarda pas à être assiégé. Les premiers jours du siège, les Parisiens déchargèrent un grand nombre de coups de grosses pièces qui garnissaient les fortifications. Ces décharges de grosse artillerie se firent entendre jusqu’à Troyes, à plus de 460 kilomètres. La nuit, le jour, on entendait ces bruits sourds qui se succédaient à intervalles inégaux. La bonne Mère éprouvait à ces sons lugubres une espèce de frémissement et répétait : « Comment sont-ils reçus du bon Dieu ces malheureux qui meurent? » et elle priait. Bientôt ou apprit que Paris était cerné, que l’artillerie allemande bombardait la capitale. La correspondance, qu’on obtenait au moyen de ballons, rapportait que les quartiers atteints étaient ceux de Vaugirard, où habitaient les soeurs du second monastère et les soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette, filles spirituelles de la bonne Mère. Effrayé des détails qu’on recevait sur les effets du bombardement chez les Frères des écoles chrétiennes, tout voisins du monastère de la Visitation, sur les accidents de la rue du Regard, voisine de la maison des soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette, quelqu’un en parlait avec anxiété à la bonne Mère et lui exprimait ses craintes sur les deux maisons : « Mais, ma Mère, elles sont en un extrême danger, que vont-elles devenir? » La bonne Mère restait calme, et disait: « Non, ce n’est rien; elles n’ont aucun dommage. —Mais, ma Mère, on ne le sait pas; elles sont au centre des bombes, c’est sur elles qu’elles doivent s’abattre. »La bonne Mère répondait: «Laissez, laissez cela; je vous dis que ce n’est rien. » En effet, à la Visitation, pas un obus n’atteignit la moindre construction; ils s’enfonçaient dans le sol du jardin, où ils éclataient à une certaine profondeur dans la terre. Chez les soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette, tous les obus vinrent aussi s’enfoncer dans le sol. Un seul, pendant la nuit, vint éclater à la surface, au pied d’une petite chapelle de la sainte Vierge; les éclats se dispersèrent sans rien atteindre, et un morceau vint se déposer aux pieds de la sainte Vierge, sans endommager même la nappe sur laquelle on le voit encore aujourd’hui.

Aux souffrances de la faim, endurées pendant le siège, succédaient des angoisses bien autrement terribles. La Commune renouvelait les massacres de 93, et l’on ne savait pas où s’arrêteraient ses fureurs. Un certain nombre de prêtres, de religieux et de religieuses avaient quitté Paris. Le second monastère écrivit à la bonne Mère pour lui demander ce qu’elles avaient à faire. La même demande lui fut adressée par les soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette. La bonne Mère répondit aux soeurs de la Visitation de quitter leur monastère et de se réfugier en partie à Troyes et en partie dans d’autres maisons; aux soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette, qu’elles devaient rester chez elles, mais envoyer à Troyes M. l’abbé Beaussier, leur digne aumônier, disant qu’il avait tant souffert pendant le siège, qu’il était nécessaire de le faire changer d’air pour conserver sa vie. Ce fut à l’aide de travestissements plus ou moins singuliers que les soeurs et le digne prêtre purent traverser les lignes de communards qui gardaient toutes les issues; mais les voyageurs sentaient que la bonne Mère les accompagnait, et ils eurent le bonheur d’arriver à Troyes sans courir aucun danger.

Pourquoi la bonne Mère avait-elle fait venir à Troyes M. Beaussier, et pourquoi avait-elle dit aux soeurs de la Visitation de quitter leur maison? Etait-ce seulement pour avoir la consolation de les voir? Il faut penser que non, car on a su depuis que des démarches avaient été faites par les gens de la Commune pour s’emparer de la personne de M. Beaussier, qui aurait subi le sort des otages; de plus, une bombe de la Commune vint, pendant qu’il était parti, tomber dans son appartement et éclater sur son lit.

Les Visitandines avaient-elles donc plus à redouter que les soeurs de Sainte-Marie-de-Lorette, auxquelles la bonne Mère avait dit de rester? On n’aurait pas su le dire jusqu’à ce que, les soeurs étant rentrées, on s’aperçut que les portes de la maison avaient été enduites de pétrole. On affirmait même que l’on savait qui avait mis ce pétrole, et l’on désignait un employé de la maison. Si la Commune eût vécu quelques heures de plus, le monastère avait le sort des Tuileries et des autres monuments, il était réduit en cendres.

La bonne Mère avait désigné les soeurs qui devaient venir, et elle avait choisi celles qui, de tout temps, avaient été les plus fidèles à suivre ses enseignements et à pratiquer la Règle. C’était un cortège d’âmes privilégiées qui venait s’adjoindre aux soeurs de Troyes pour partager avec elles le bonheur de vivre sous une si bonne Mère, et pour passer dans la paix des jours aussi cruellement éprouvés. D’autres passèrent ce temps, plus ou moins heureuses, loin de leur maison; parmi elles, quelques-unes, mortes maintenant, eurent à expier peut-être ce qu’elles avaient fait contre la bonne Mère et contre son oeuvre au second monastère. Mais la bonne Mère priait pour elles encore plus que pour les autres, et leur faisait écrire pour les consoler et leur donner bon espoir.

La bonne Mère avait, pour tous ceux qui lui avaient fait quelque peine, une charité si attentive, si délicate, qu’elle semblait oublier tous les autres pour ne penser qu’à eux. C’est ainsi que, parmi toutes les victimes de la Commune, ce fut Mgr Surat qui fut pour elle l’objet de plus de prières et de la plus vive affliction. Les détails de la mort cruelle qu’il eut à endurer venaient même troubler son sommeil. Elle en fut si impressionnée qu’elle en devint malade. Du reste, pendant le temps de la Commune, la bonne Mère éprouva de telles souffrances, qu’elle en paraissait anéantie. Les soeurs du second monastère de Paris avaient espéré la voir et l’entretenir de leurs âmes et des affaires de la maison, mais la bonne Mère n’avait pas la force de les en   tendre; elle ne recevait plus rien de Dieu, et elle était comme atterrée sous sa main. C’était ce qu’elle éprouvait dans les calamités publiques elle adorait en silence et comme profondément humiliée en face des décrets de la divine justice. Elle entendait le r récit de ce qui se passait, l’incendie des principaux monuments de Paris, le massacre des otages, sans dire un seul mot, sans faire aucune demande, aucune réflexion. Elle se retirait en Dieu, et on voyait, à son recueillement, qu’elle cherchait à apaiser la justice de Dieu et à adorer ses desseins.

Enfin, un jour du mois de mai 1871, elle vint trouver les soeurs de Paris, qui étaient réunies au tour de leur supérieure, et leur dit : « C’est fini maintenant; vous allez pouvoir vous en retourner à Paris. » Or ce jour et cette heure étaient précisément l’instant où les troupes de Versailles entraient à Paris. La bonne Mère ne pouvait le savoir par aucun moyen ordinaire.

Plus rassurée, et délivrée de l’agonie qu’elle avait jusqu’alors éprouvée, la bonne Mère profita de la présence des soeurs de Paris et de M. l’abbé Beaussier pour leur confirmer les enseignements sur la Règle et sur l’esprit des saints Fondateurs. Ce fut en quelque façon son testament; elle ne devait plus les revoir sur cette terre.

M. Beaussier fut surtout l’objet de ses soins spirituels. Elle lui affirma de nouveau les volontés de Dieu sur le monde, lui montra le commencement des promesses dans les oeuvres déjà existantes. Le bon et pieux prêtre dit lui-même à la bonne Mère qu’il voyait ce qu’il avait espéré, et que Dieu lui mettait au coeur une confiance et un amour sensible pour les Oblats et pour tout ce qu’ils avaient entrepris. Il rappelait avec elle les passages des lettres où elle avait annoncé leur fondation, et les promesses que le Sauveur avait faites pour eux. II sortait d’auprès de la bonne Mère pénétré et ému, et il redisait la conversation qu’il venait d’avoir avec elle aux Pères oblats, chez qui elle venait prendre ses récréations et son repos. Ce furent des semaines de bonheur pour M. Beaussier.

Dieu semblait vouloir le récompenser de ce qu’il avait fait pour la bonne Mère, des soins qu’il avait donnés à son âme, des secours d’argent qu’il lui avait procurés pour son oeuvre.

Les consolations, les joies intérieures inondaient son âme; c’était, disait-il, un commencement du ciel. Il disait vrai, car il n’en était pas loin. De retour à Paris, sa santé donna aussitôt des craintes sérieuses. Lui-même affirmait qu’il avait rempli sa mission sur terre, qu’il avait servi la bonne Mère, mais que maintenant elle n’avait plus besoin de lui. Se sentant défaillir, il ne voulut pas cependant s’arrêter à aucune pensée qui ne fût approuvée par elle. Il lui fit demander si elle ne lui commandait pas de rester encore. Sur la réponse de la bonne Mère, qui lui dit qu’il avait été l’ami trop fidèle de la voie pour qu’il n’en reçût pas la solennelle récompense, il sentit que sa fin était arrivée, et, se tournant vers son crucifix, il dit : « J’ai compris. » Puis, s’adressant à la supérieure de Sainte-Marie-de-Lorette, qui était là, il lui dit : « C’est à Troyes que vous devez avoir recours, » lui indiquant qu’elle devait s’unir aux Oblates afin de perpétuer sa congrégation.

Il avait été le fils le plus croyant et le plus aimant de la bonne Mère; il avait uni sa vie spirituelle à la sienne, ne se nourrissant que de ce qu’elle avait écrit en ses lettres, lui donnant son temps pour l’aider et pour rendre service à sa communauté, lui apportant son argent pour commencer ses oeuvres et jeter les fondements du règne du Sauveur annoncé et préparé par elle. C’était à genoux qu’il transcrivait ses lettres, et à genoux qu’il lui écrivait.

La bonne Mère lui rendait bien ce qu’il faisait pour elle : elle le vénérait comme son père spirituel et l’aimait comme un fils. Elle aimait à citer cette  parole de M. Hamon, curé de Saint-Sulpice et confesseur de M. Beaussier : « L’abbé Beaussier est le Séraphin du clergé de Paris. »

 

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CHAPITRE LIV

(1875) LE PÈRE BRISSON ET LE PÈRE LAMBEY PORTENT A ROME LES CONSTITUTIONS DES OBLATS DE SAINT-FRANÇOIS DE SALES — LA VISITATION DE ROME — ENCOURAGEMENT A DIRE TOUT AU SAINT-PÈRE — RENCONTRE DE MGR DE SÉGUR CHEZ LE CARDINAL CHIGI COMMENT LES PÈRES SONT ACCUEILLIS AU VATICAN — PAROLES DU PRÉLAT QUI LES INTRODUIT AUPRÈS DU SAINT-PÈRE — PIE IX SE FAIT RENDRE COMPTE DES OBLATS, DE LEURS COLLÈGES, DES OEUVRES DES JEUNES GENS DES OBLATES, DES OEUVRES DES JEUNES FILLES — LUCIDITÉ, MÉMOIRE, BONTÉ DE PIE IX — OFFRANDE DE LA BONNE MÈRE POUR LE SAINT-PÈRE

 

Il y avait déjà quatre ans que les novices avaient fait leur première oblation entre les mains de Mgr Ravinet, lorsque ce digne évêque, se sentant fatigué par l’âge et par les infirmités, fit appeler le Père Brisson et lui dit « Maintenant, mon ami, il faut aller à Rome, pour présenter au Saint-Père vos Constitutions et les faire approuver. Je suis déjà vieux, et je puis au premier jour céder la place à un autre; il est bien de prendre vos précautions. Voici une lettre de recommandation pour Sa Sainteté, où je lui exprime le désir de vous voir établis solidement. Vous pouvez lui dire de vive voix combien je vous porte d’intérêt et combien je désirerais vous obtenir les garanties dont vous avez besoin pour l’avenir. »La bonne Mère fut aussi de cet avis, et elle désira entendre de nouveau, la lecture des Constitutions avant qu’on les portât à Rome. Elle se les fit lire devant les deux premiers Pères, et, après quelques légères observations, elle ajouta: « C’est bien ainsi. »Le jugement de la bonne Mère était bien éclairé, car les Constitutions revinrent de Rome sans aucun changement de fond, et seulement avec- quelques remarques de forme.

La substance de ces Constitutions porte que: « les Oblats de Saint-François de Sales forment une Congrégation de prêtres qui se dévouent aux différentes fonctions du ministère sacerdotal, à la direction des collèges et des oeuvres de protection et d’instruction de la jeunesse, aux missions; qu’ils reçoivent des frères pour le service des choses temporelles, que ces frères sont admis à tous les droits de la communauté, et sont traités pour les soins et les besoins de la vie comme les autres membres de la Congrégation; que les voeux sont annuels pendant les cinq premières années pour devenir ensuite perpétuels; que l’esprit qui doit animer la Congrégation est celui de saint François de Sales, c’est-à-dire un esprit de douceur et d’humilité; que le genre de vie pour l’intérieur et pour l’extérieur doit être le même qu’a mené saint François de Sales. — Pour l’intérieur, ils doivent suivre le Directoire spirituel qu’il a pratiqué et qu’il a conseillé aux âmes qui suivaient sa direction, notamment aux soeurs de la Visitation. Pour l’extérieur, la Constitution n’oblige qu’à la pratique des voeux et aux devoirs de la vie sacerdotale et chrétienne, selon la règle de saint Augustin. »

Sous les auspices de la bonne Mère, le voyage ne pouvait être qu’heureux. Arrivés à Rome, les deux Pères se rendirent au monastère de la Visitation, situé sur le mont Palatin. La vénérable supérieure les accueillit avec une douce joie. Elle les félicita de remplir ainsi les voeux de sainte de Chantal, et les voeux, ajouta-t-elle, de tous les monastères de la Visitation, qui seraient très heureux de trouver des prêtres vivant de leur règle et de leur esprit. Elle écouta avec un pieux intérêt ce-que les Pères lui dirent du succès de leurs collèges et de leurs oeuvres ouvrières. Elle se fit dire surtout la part qu’y prenait la bonne Mère Marie de Sales, qu’elle regardait comme une sainte et comme la lumière de l’Institut.

Après avoir entendu tous ces détails, elle dit : « Il faut aller rapporter tout cela au Saint-Père, sans rien omettre; il en sera très consolé, ce sera pour lui un allègement aux peines qu’il éprouve en ce moment. Ne craignez rien, nous connaissons le Pape, et nous savons qu’il écoutera tout avec intérêt et bonheur; ne craignez pas d’être trop long. Du reste, nous allons le faire prévenir par notre supérieur, son éminence le Cardinal Vicaire, qui vous ménagera une audience pour vous seuls. »

Les deux Pères avaient trouvé à la Visitation un écho complet des vues et des pensées de la bonne Mère. L’audience demandée fut en effet accordée, et, pour l’avoir plus libre, elle fut remise à huit jours. Ce temps fut employé à visiter les sanctuaires de Rome, et dans chacun d’eux les Pères croyaient sentir une protection toujours plus sensible et une garantie plus complète de l’heureux succès de leur voyage. Ils en profitèrent également pour voir quelques personnages éminents et plusieurs cardinaux qu’ils connaissaient déjà, ou qui leur avaient été indiqués comme pouvant patronner efficacement leur cause près du saint Père. Un de ces personnages appartenant à un ordre religieux, et lui-même une des plus vives lumières du sacré Collège, félicita dans les termes les plus encourageants et les plus prophétiques les deux Pères. Il leur dit que l’institution de cette nouvelle famille religieuse portait avec elle toutes les garanties; qu’elle vivrait de la doctrine si sûre de saint François de Sales et qu’elle  répandrait l’onction de sa charité. Il affirmait qu’il s’emploierait de tout son possible pour obtenir la grâce qu’ils venaient solliciter.

Les deux Pères connaissaient particulièrement le vénérable cardinal Chigi, ancien nonce en France. En arrivant chez lui ils furent agréablement surpris d’y rencontrer Mgr de Ségur, qui venait de traiter avec le cardinal l’affaire du protectorat de l’oeuvre de Saint-François de Sales. Apprenant que c’était les deux Pères, Mgr de Ségur s’écria: « Oh! vous venez avec la Mère Marie de Sales, rien ne vous résistera. Avec la Mère Marie de Sales on peut tout, on obtient tout. » Ce témoignage ne servit pas peu à disposer favorablement le cardinal Chigi, qui se fit expliquer tout au long les origines; les fonctions de la nouvelle Congrégation, et qui affirma qu’il voulait en faire partie de coeur et autant que possible d’exercices . Il demanda, à cet effet, qu’on lui remît un Directoire des Oblats de Saint-François de Sales, disant : « Je veux le pratiquer aussi. Saint François de Sales est mon saint de prédilection, le saint de ma famille. C’est mon oncle Alexandre VII, de la famille des Chigi, qui. l’a canonisé. » Il se souvenait de la Mère Marie de Sales, qu’il avait vue à Paris à l’un des voyages de la bonne Mère, et il professait pour elle une vraie vénération.

Tout était donc bien préparé pour l’audience du Saint-Père; ce fut un vendredi soir, à sept heures, que le Saint-Père daigna accueillir les deux Pères, porteurs des Constitutions, dans son cabinet particulier. Le prélat introducteur dit aux Pères : « Avant de vous ouvrir la porte de l’appartement du Pape, j’ai une requête à vous faire : c’est que vous demandiez et vous fassiez demander pour moi l’esprit de saint François de Sales, son esprit sacerdotal. »  Sur la réponse affirmative il dit : « Maintenant je. vous donne le Saint-Père pour autant de temps que vous le voudrez, ne craignez pas de lui demander tout ce que vous désirerez. » A peine la porte était-elle ouverte que le Saint-Père, leur souhaitant la bienvenue, leur dit de venir tout près de lui, les traitant avec une extrême bienveillance et les appelant ses enfants. Très saint Père, nous venons présenter à Votre Sainteté les Constitutions des Oblats de Saint François de Sales, afin que vous daigniez leur donner une première approbation. — Ah ! c’est une grande affaire qu’une approbation de Constitutions; et puis, vous voudriez que ce soit tout de suite qu’on vous l’accorde, cette approbation; les Français sont toujours pressés! » Sur la réponse, que l’approbation viendrait bien en son temps puisque le Saint-Père voulait bien s’en occuper, mais que Mgr Ravinet désirait voir la Congrégation approuvée avant sa mort, et qu’il avait déjà ressenti une attaque de paralysie, le Saint-Père, ému, reprit vivement: « Une attaque, une attaque. » Et il ajouta : « Nous allons nous en occuper. » Puis le Saint-Père les fit entrer dans le détail de leur genre de vie, de leurs occupations. « Vous voulez être religieux, mes enfants, mais pour être religieux il faut être des, hommes d’oraison. Faites-vous votre oraison? Comment la faites-vous? La faites-vous quand vous êtes ensemble? La faites-vous aussi quand vous êtes seuls? Vous vous occupez des collèges; comment élevez-vous vos enfants? quel système avez-vous adopté pour les études? ne voyez-vous que les auteurs païens? deviennent-ils de bons enfants, en êtes-vous contents? , Après avoir répondu à toutes ces questions, les Pères lui présentent la liste de tous leurs élèves, le priant de les bénir eux et leurs familles : « Oh! oui, je les bénis pour qu’ils restent bons chrétiens, pour qu’ils réussissent dans leurs études à la satisfaction de leurs bonnes familles, de leurs chers parents, que je bénis aussi. Vous le leur direz. Ayez-en soin de vos enfants. »

Le Père Lambey, chargé de l’oeuvre de la jeunesse ouvrière, présenta ensuite une lettre écrite par ses jeunes gens au Saint-Père. Le Pape, qui n’avait ouvert aucune des lettres qui lui avaient été présentées, ouvrit celle des jeunes gens de l’oeuvre. « Vous allez, très Saint-Père, trouver sous cette enveloppe la petite offrande de ces jeunes gens; elle est bien mince, ce  sont des enfants qui ne gagnent pas même leur pain. — Eh! que peuvent-ils offrir au Pape, ces enfants qui ne gagnent pas même leur pain? Deux livres et demie, deux francs cinquante centimes? — Très saint Père, il y a cela et bien peu d’argent en plus. » Le Pape ouvrit la lettre; dix petites pièces de cinq francs se trouvaient collées en cercle autour de ces mots

Très saint Père. »

Ces pièces, fixées avec un peu de cire rouge, se détachèrent en partie et roulèrent sur le bureau du Saint-Père, qui, s’adressant au Père Lambey, lui dit: « Eh! supérieur de la jeunesse, vous êtes un bien habile gardien de la jeunesse, voyez, voyez comme ils s’en vont, c’est à vous à courir après eux. » Puis, ramenant chaque petite pièce avec la main: « Ils reviendront. » C’était une gracieuse entrée en matière. Le Saint-Père demanda au Père Lambey combien il avait de jeunes gens, quand se faisaient les réunions, si les enfants persévéraient.

Il fallait parler au Saint-Père des oeuvres des jeunes filles. L’on pensait ne devoir que les signaler pour appeler sa bénédiction sur elles. Mais le Pape, frappé sans doute de l’utilité de ces oeuvres, prolongea encore de près de vingt minutes l’audience, pour se faire rendre compte des moindres détails. Après avoir entendu l’histoire de ces oeuvres, leur fonctionnement, leur résultat, il reprit avec une lucidité merveilleuse chacun des points qu’on venait de traiter, répétant tout ce qu’on lui avait dit dans l’ordre le plus parfait et interrogeant sur ce qu’il désirait savoir encore. « Quels sont les enfants que vous réunissez dans ces oeuvres? — Des jeunes filles qui appartiennent à des familles ouvrières. — Ces familles sont-elles toutes chrétiennes, et les jeunes filles elles-mêmes sont-elles pieuses, bi-en sages et bien croyantes? A quelle heure les réunit-on, pendant combien de temps? — Très saint Père, les simples patronnées se réunissent le dimanche à cinq heures du soir, après les offices de la paroisse, jusqu’à huit heures. — Que font-elles pendant ce temps? — Elles se récréent par des jeux de leur âge, sous la surveillance des religieuses oblates de Saint-François de Sales. Ensuite un prêtre vient leur faire une instruction; puis elles s’entretiennent avec les religieuses de la manière dont elles ont passé la semaine, leur demandant des conseils pour leur conduite. — Et vous, que faites-vous dans tout cela? — Très saint Père, j’arrive après tout le monde, et je dis aux jeunes filles pour terminer: Mes enfants, il faut aimer notre bon Saint-Père le pape de tout notre coeur. — C’est bien! vous ne pouvez leur rien dire de meilleur. C’est bien comme cela qu’il faut finir. »

Il fallait bien aussi finir cette audience qui nous rendait si heureux. Nous présentions au Saint-Père       l’hommage de la bonne Mère. Ce n’était pas seulement des paroles : la bonne Mère, nous envoyant à Rome, avait obtenu de ses amies du monde et de quelques monastères de la Visitation une assez riche offrande que nous remettions au Saint-Père en son nom. Le Saint-Père nous dit qu’il en était très touché, nous chargea de porter sa bénédiction « à tous ceux qui travaillaient pour saint François de Sales, et qui vivaient sous son pouvoir dans le diocèse de Troyes et encore ailleurs , faisant allusion aux personnes qui avaient contribué à cette offrande.

En nous quittant, le Saint-Père renouvela la promesse que nous n’attendrions pas longtemps, ce qui fut vérifié par l’envoi du décret d’approbation six mois après, contrairement aux habitudes de sage lenteur de la cour romaine. C’était encore à la bonne Mère que l’on devait cette grâce.

Il n’y avait plus qu’à remercier nos saints protecteurs. Les trois j ours qui suivirent l’audience du Saint~ Père furent passés en pèlerinages aux différents sanctuaires, et surtout à la basilique de Saint-Pierre, et à l’église de Sainte-Cécile, dont nous avions ressenti la protection vivante pendant ce voyage.

La création morale de l’Institut était assurée, il fallait savoir s’il était à propos d’étendre les oeuvres déjà existantes et de construire un nouveau collège près de celui déjà bâti de Saint-Bernard. Les deux pèlerins de Rome allèrent trouver le cardinal Antonelli, pour lui demander conseil sur les événements possibles, sur ce qu’il y avait à prévoir, s’il était prudent de se mettre à bâtir. Le cardinal, d’un accueil simple et facile, répondit : « que si la France se relevait, l’Europe reprendrait une attitude régulière et que l’on pourrait alors espérer; mais que rien ne faisait prévoir quand ce relèvement aurait lieu, et qu’il pensait qu’il ne fallait faire que ce qui était nécessaire pour le moment présent. »

Il ajouta que « si l’Europe continuait à marcher clans cette voie, il était impossible à qui que ce fût de prévoir jusqu’où elle irait, et par quels moyens la Providence ramènerait l’ordre, si l’ordre devait revenir ».

Les deux voyageurs avaient ce qu’ils désiraient, ils reprenaient le chemin de Troyes, et sur leur passage ils recueillaient les témoignages du respect qu’inspirait la bonne Mère. A Annecy, les soeurs de la Visitation faisaient aux voyageurs une vraie fête. Toutes les soeurs voulaient entendre parler de la vénérée Mère, se recommandaient à ses prières et parlaient de secours spirituels qu’elle leur avait obtenus. A Mâcon, c’étaient les mêmes paroles, le même écho.

La bonne Mère attendait les voyageurs, et ils revenaient lui dire combien leur voyage avait été heureux et leurs démarches couronnées de succès.

 

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CHAPITRE LV

LES DÉVOTIONS DE LA BONNE MÈRE A LA PERSONNE DU SAUVEUR — A L’EAU BÉNITE, AU SEL BÉNIT, AU PAIN BÉNIT, AUX CIERGES BÉNITS — A L’Agnus Dei. — AUX RELIQUES — AUX MÉDAILLES ET OBJETS DE PIÉTÉ — AUX SAINTS PATRONS — AUX ÂMES DU PURGATOIRE — AUX PÈLERINAGES — A L’ÉTAT RELIGIEUX — A L’ENFANCE

 

La dévotion principale de la bonne Mère fut de contempler le Sauveur dans tous les mystères de sa vie et de sa grâce. Ce qu’elle a dit, ce qu’elle a écrit, ce qu’elle a fondé se résume dans cette devise : Ne faire qu’un avec Lui. Il lui serait peut-être difficile de trouver une âme où cette union soit aussi constante et aussi complète; de là on peut conclure quels étaient les goûts, les attraits intérieurs de la bonne Mère, quelle était sa dévotion.

Cependant la bonne Mère était loin de rejeter les différentes dévotions qui sont l’aliment des âmes fidèles, et des sources fécondes de lumières et de grâces. Elle usait pour elle-même et recommandait aux autres les dévotions que nous allons signaler dans ce chapitre.

La dévotion à l’eau bénite. Elle l’avait trouvée dans sa famille dès sa petite enfance. Le grand-oncle, l’abbé Fleury, avait soin de faire fréquemment la bénédiction de l’eau pour qu’on pût en distribuer dans toutes les maisons du village pendant les jours de la Terreur. Il disait que l’eau bénite éloignait le diable et ses suppôts. Les croix plantées sur les tombes des morts portaient toutes un bénitier, où l’on avait soin de mettre l’eau bénite chaque dimanche et de les remplir encore pendant la semaine, afin que ceux qui venaient prier pussent s’en signer, et que, purifiés de leurs fautes vénielles, ils fussent plus facilement exaucés dans leur prière pour leurs chers défunts. Mmc Chappuis avait soin d’en marquer le front de ses enfants, le soir en les couchant et le matin en venant les éveiller. M. Chappuis ne manquait jamais de faire, à la porte de l’église, sur le front de chacun de ses enfants, le signe de la croix avec de l’eau bénite. Cette habitude du père de famille avait imprimé à la bonne Mère un souverain respect pour l’eau bénite. Plusieurs fois dans le cours de sa vie j’ai eu occasion de voir avec quelle profonde dévotion elle s’approchait du bénitier placé aux différentes portes des offices du monastère, et avec quel recueillement elle prenait l’eau bénite pour faire le signe de la croix. Elle en recommandait l’usage à toutes les personnes éprouvées ou tentées qui venaient la consulter. Elle s’efforçait surtout d’en inspirer la plus grande confiance à toutes les pensionnaires, leur disant qu’elles ne pouvaient pas toujours avoir les bons conseils et les sacrements dont elles auraient besoin, mais qu’elles pouvaient toujours avoir l’eau bénite, qui suppléerait efficacement à ce qui leur manquerait d’ailleurs.

Elle inspirait aussi la confiance à l’efficacité de l’eau bénite contre les accidents et pour guérir des maladies. Dans ses voyages elle en emportait toujours avec elle. Elle en faisait faire l’aspersion au moment des orages et dans les lieux exposés à des dangers; c’est ainsi qu’elle arrêta par deux fois un incendie qui aurait pu consumer le monastère. Mais c’était surtout dans les maladies qu’elle avait recours à l’eau bénite; toutes les guérisons qu’elle a opérées sur les soeurs, sur les pensionnaires, sur les personnes du dehors, pendant sa vie, ont été obtenues à la suite de l’usage de l’eau bénite qu’elle avait elle-même employée ou conseillée. Elle en faisait mettre dans les aliments chaque fois qu’une épidémie sévissait, ou qu’il y avait quelque épreuve sur le monastère.

Une autre dévotion, dont la bonne Mère faisait un usage presque aussi fréquent que celui de l’eau bénite, était le set bénit. Le sel bénit, disait la bonne Mère, fortifie contre les tentations du démon; il donne la sagesse dans les résolutions, il est très efficace pour maintenir ou rétablir la paix, il conserve la vigueur, du coeur et de l’âme. Elle avait soin d’en faire mettre dans tous les aliments dont on se servait au monastère, et le conseillait aussi à quelques-unes des personnes qui venaient lui demander le secours de ses prières.

La bonne Mère avait aussi une grande foi à l’efficacité du pain bénit. Chaque fois qu’on lui envoyait du pain qui avait été bénit aux messes paroissiales, ou aux messes de confrérie, elle le faisait distribuer à la communauté. C’est, disait-elle, un signe d’union entre les personnes qui le mangent, et il apporte une grâce de charité et de dévotion. Elle en a plusieurs fois envoyé à des personnes qui avaient des difficultés avec les membres de leur famille, et aussi à quelques monastères.

Elle recommandait l’usage des cierges bénits. Elle voulait qu’on les allumât pendant les orages, pendant les temps d’épidémie; elle en donnait aux personnes amies du monastère et leur disait de s’en servir contre les troubles et les ténèbres que suscite le démon; pour obtenir la foi, pour obtenir la lumière dans les difficultés et surtout au moment de la mort. Elle recommandait instamment-d’en faire brûler auprès des reliques, des statues des saints. Elle avait surtout la dévotion d’en faire allumer un grand nombre autour du saint Sacrement, pendant le salut et l’exposition, usage qu’elle fit établir dans les monastères où les habitudes du jansénisme avaient presque proscrit les illuminations. Plusieurs faits particuliers ont prouvé combien la bonne Mère avait raison de croire à l’efficacité du cierge bénit. Des malades qui refusaient de recevoir les sacrements se sont rendus à Dieu aussitôt que le cierge bénit fut allumé pour eux; des jeunes gens, jetés dans tous les dangers des sociétés mauvaises pour leurs moeurs et leur foi, sont revenus de leurs égarements. Un grand nombre de moribonds ont été merveilleusement aidés et secourus en ce suprême moment de la mort. Elle enseignait aux pensionnaires d’avoir soin de faire bénir des cierges au jour de la Chandeleur, pour les conserver dans leur famille et les employer aux usages que nous venons de dire, et surtout de les mettre à la main de ceux qui étaient sur le point de mourir.

Devons-nous croire que la main de la bonne Mère qui avait touché ces cierges leur avait communiqué certaine vertu? Je le pense, car plusieurs fois j’ai été témoin de morts bien consolantes; le cierge bénit donné par la bonne Mère semblait, sur le visage des mourants, changer les ombres de la mort en une douce clarté, en une lumière de sérénité et d’espérance.

Nous le voyons, les dévotions de la bonne Mère reposaient tout-entières sur des principes établis et fixés par la sainte Église.

Une autre dévotion qui lui venait de son grand amour pour l’Église et pour son chef, notre Saint-Père le Pape, lui faisait attacher la plus grande confiance à l’Agnus Dei. L’Agnus Dei est une large médaille de cire sur lequel se trouve représenté l’Agneau de Dieu immolé, tel que le décrit saint Jean dans son Apocalypse. Cette cire est bénite solennellement par le Pape, le jeudi saint, pour être ensuite distribuée aux fidèles. Les indulgences attachées à l’Agnus Dei sont très nombreuses et très spéciales. Plusieurs bulles confirment ces indulgences, et dans l’histoire de la piété il n’est peut-être pas d’objet qui ait attiré autant de grâces particulières à ceux qui les ont conservés et vénérés que les formules de l’Agnus Dei. La bonne .Mère les recommandait pour obtenir la paix, le bon accord dans les familles, la réussite dans l’éducation matérielle et spirituelle des enfants; comme préservatif contre les accidents, les dangers, contre les embûches et les maléfices du démon. Elle avait soin de s’en procurer pour les distribuer, et plusieurs faits sont venus justifier les assertions de la bonne Mère.

Une communauté était dans une situation extrêmement précaire; les-ressources matérielles manquaient; la paix et l’union de ses membres avaient disparu. On envoya le dire à la bonne Mère, qui envoya un grand Agnus Dei, afin, dit-elle, que tout le monde pût le regarder et le voir de loin. Cet Agnus ne fut pas plus tôt exposé dans la chambre de communauté, que toutes les difficultés disparurent, les ressources arrivèrent de nouveau, et j’ai entendu affirmer par toutes les personnes de cette communauté, que la vue de cet Agnus les remettait en paix et leur communiquait une douce joie.

Une famille, qui s’était adressée au démon pour obtenir le secret d’une chose qui lui était cachée, était devenue la proie de terreurs singulières. Outre des bruits étranges qui se faisaient entendre dans la maison qu’elle habitait, cette maison se mit à s’écrouler partie par partie avec un affreux fracas. Une nuit, une grande partie d’un gros Mgr qui séparait la chambre à coucher des maîtres de la maison de celle de leurs domestiques se renversa et faillit tuer les gens qui habitaient ces chambres. On vint trouver la bonne Mère, qui remit au propriétaire de cette maison un Agnus. Ce maître m’a affirmé que depuis ils n’avaient plus entendu aucun bruit ni éprouvé aucune terreur.

Elle recommandait aussi la confiance aux autres objets bénits pour la dévotion des fidèles : les croix, les médailles, les chapelets; elle aimait à en faire la distribution, et elle recevait avec une grande reconnaissance ce qu’on lui donnait à cet effet. On conserve avec une vénération profonde ces objets qui viennent de la bonne Mère; un grand nombre ont une légende dans la vie de ceux qui les ont reçus. Mlle Julie Beaugrand affirmait que le, succès de ses OEuvres de jeunes ouvrières était dû à un petit crucifix que lui avait donné la bonne Mère. On le conserve avec vénération comme une relique à la maison principale de ces OEuvres.

M. ***, secrétaire de la Sainte-Enfance, attribue à un petit médaillon que lui avait donné la bonne Mère, au moment de son départ pour l’armée, la conservation de sa vie et de sa foi, et les grâces temporelles et spirituelles qu’il a reçues depuis.

M. Viardin, médecin célèbre, attribuait sa préservation d’un grand danger et son retour à Dieu à un petit reliquaire, qu’il avait reçue de la bonne Mère et qu’il avait fidèlement conservé.

M. ***, libraire à Troyes, affirme la même chose. Nous aurions ici un volume de témoignages à citer.

Les pèlerinages, nous l’avons vu dans le cours de cette histoire, tenaient une grande place dans ses dévotions. Nous ne redirons rien des pèlerinages du Forbourg, de Notre-Dame-de-la-Pierre, de Notre-Dame-des-Ermites en Suisse; rappelons seulement que la bonne Mère a, par ses dons, par ses conseils, — favorisé le développement du pèlerinage de Notre-Dame-du-Chêne, au diocèse de Troyes; elle y envoyait fréquemment des pèlerins, et un grand nombre de grâces ont été ainsi obtenues. Celui qui a écrit ce récit doit dire, à la gloire de la sainte Vierge et à la mémoire bénie de la bonne Mère, que c’est à un pèlerinage de Notre-Dame-du-Chêne qu’il a dû la guérison de sa mère, à l’article de la mort, et le bonheur de la conserver encore pendant quarante ans.

C’est à la bonne Mère que l’on doit la restauration d’un autre pèlerinage au diocèse de Troyes: celui de sainte Maure, jeune vierge de Troyes, à laquelle saint Prudence a consacré ses poésies, ses louanges, et dont il a écrit la vie. Pèlerinage cher aux coeurs et à la piété des jeunes filles des OEuvres ouvrières fondées par la Mère Marie de Sales, et non moins cher à la foi des familles troyennes, qui affirment que l’on trouve au tombeau de sainte Maure des consolations, des grâces, des secours assurés.

Elle avait aussi, encouragé l’antique pèlerinage de Saint-Parres, près Troyes. Saint Parres fut le premier martyr de la contrée. Poursuivi par les soldats d’Aurélien, il avait quitté sa maison, que la tradition la plus ancienne et la plus respectable affirme être la maison de Foi-cy, Fides hic; il était venu tomber sous le glaive des soldats romains à quelques centaines de pas de sa demeure. Pendant plusieurs années la bonne Mère fit elle- même les frais- du pain bénit et de l’adjudication de la confrérie au jour de la fête du saint. A l’un de ces pèlerinages une femme de Plancy, percluse depuis huit ans de l’usage de tous ses membres, fut subitement guérie et revint le soir même à Troyes, faisant à pied un trajet de près d’une lieue et demie. Cela se passait en l’année 1847. Outre sa dévotion pour les pèlerinages aux sanctuaires de Troyes, elle professait une grande confiance aux saints du pays et les honorait d’un culte affectueux. Elle ne manquait pas d’envoyer les tourières pour vénérer- les reliques de sainte Mathie, vierge de Troyes; de saint Loup, qui arrêta Attila aux portes de Troyes; elle se faisait rapporter les bouquets qui avaient touché à leurs châsses au jour de leur fête, et elle engageait les anciennes pensionnaires à ne pas se priver des secours que l’on trouvait dans la protection de ces saints, nos amis et nos compatriotes. Sa dévotion pour les saints Fondateurs de la Visitation était plus tendre et plus entière. Elle citait sans cesse leurs paroles, elle proposait constamment leur exemple; jamais elle ne commandait rien aux soeurs sans s’appuyer de leur autorité. Elle portait constamment leurs reliques, et elle leur attribuait tout ce qui s’obtenait de grâces temporelles et spirituelles dans la communauté. C’était toujours notre saint Fondateur qui avait fait les guérisons de soeurs, de pensionnaires, et ces guérisons étaient nombreuses. C’était toujours notre saint Fondateur et notre sainte Mère qui avaient donné la lumière, la bonne volonté; elle l’aimait comme son-père, et comme un père auquel elle ressemblait trait pour trait dans son âme, dans ses voies intérieures, dans sa manière de voir, de juger, de vivre et d’aimer. Personne, je crois, plus que la bonne Mère, n’a été sa fille.

Elle aimait-la bienheureuse Marguerite-Marie parce qu’elle a été chère au coeur du Sauveur; elle était bien heureuse que le Sauveur ait fait par elle don de son divin Coeur au cher institut de la Visitation. Elle voulut donner un magnifique témoignage de sa dévotion au sacré Coeur à l’occasion du centenaire de la bienheureuse Marie en faisant exécuter dans la chapelle, par un artiste de talent, un tableau remarquable de l’apparition de Notre-Seigneur. Elle ne manquait jamais de recommander vivement les pratiques de dévotion envers ce Coeur sacré aux pensionnaires et aux personnes du monde, et elle en faisait faire des exercices à la communauté.

Les âmes du Purgatoire avaient une grande part dans sa vie intérieure. Elle les aidait de tout son pouvoir en priant pour elles, en faisant elle-même et en faisant faire aux soeurs de nombreuses pratiques et de grands sacrifices à leur intention. Elle trouvait que les fidèles oubliaient trop de faire prier et de faire dire la sainte Messe pour les défunts. Quoique surchargée de besogne et de soins de toutes sortes, elle demandait et réunissait le plus d’intentions possibles pour les remettre aux prêtres qu’elle regardait comme les plus pieux, pour qu’ils célébrassent le saint Sacrifice pour les morts. De son côté Dieu donnait à sa servante des vues très claires et très positives sur l’état des âmes après leur mort, car il n’est presque pas de religieuses ou de personnes qui aient été en rapport avec elle, dont elle n’ait annoncé ou la délivrance, ou bien la prolongation des souffrances. Nous en avons cité quelques exemples dans cette vie, mais je puis affirmer que le nombre en est considérable, et toujours ces affirmations étaient accompagnées de preuves manifestes.

Je ne crois pas devoir m’étendre, ici sur la dévotion de la bonne Mère pour le saint Sacrement et pour la sainte Vierge; sa communion quotidienne, sa vie entièrement passée auprès de Notre-Seigneur, les ravissements de son âme en présence de la sainte Eucharistie, son soin de propager la dévotion à la sainte Vierge parmi les pensionnaires, son monument à la Vierge fidèle, l’érection de la confrérie de Notre-Dame-du-bon-Conseil; ses instructions, sa direction aux enfants de Marie, les joies de son coeur aux mystères de la très sainte Vierge nous disent comment elle comprenait et pratiquait ces dévotions.

Le calvaire du Forbourg pendant sa naissance et sa jeunesse; sa demeure intérieure au midi de la croix pendant tout le temps de sa vie, nous la montrent comme l’apôtre bien-aimé, plus fidèle que les autres aux pieds de Jésus souffrant et expirant. Elle avait la dévotion, l’amour de la croix.

Mais un genre de dévotion que j’appellerai particulier à la bonne Mère, et qui était la conséquence de sa grande foi et des lumières que Dieu lui donnait : c’était sa dévotion à l’état religieux. Tout ce qui appartenait à cet état était pour elle l’objet d’un culte. Un monastère, un religieux, une religieuse, une règle, une Constitution, un usage monastique, les biens, les meubles d’une communauté, c’était pour elle quelque chose de sacré qui appelait sa vénération; elle n’en parlait jamais qu’avec le respect qu’on porte aux choses saintes. Elle enveloppait dans ce respect toutes les congrégations, tous les ordres religieux; cependant les ordres anciens semblaient avoir sa préférence. Était- ce la suite de son éducation première, de ses premières impressions? Ainsi les Bénédictins, dont elle avait vu l’abbaye à Notre-Dame-des-Ermites, lui paraissaient remplir un rôle complet dans l’action extérieure et sociale de l’Eglise.

Une abbaye était pour elle le modèle à suivre pour employer la création du Père, la rédemption du Fils et les dons de la grâce par le Saint-Esprit. C’était , à son avis, le chef-d’oeuvre social de l’Église; Les biens matériels dans une abbaye sont au Seigneur et employés pour le Seigneur; les mérites de la Rédemption sont appliqués par le ministère pastoral de l’abbaye, et le cloître avec sa règle, et l’église avec ses offices, ses messes, ses sacrements, donnent aux religieux et aux personnes du dehors les secours nécessaires pour développer en leurs âmes l’action vivifiante de l’Esprit-Saint. Aussi ses entretiens revenaient-ils souvent sur l’abbaye de Notre-Dame-des-Ermites; elle aimait à redire les beaux chants, la solennité de ses pompes religieuses, et la piété de ceux qui la visitaient aux jours de grands pèlerinages.

C’était à Notre-Dame-des-Ermites qu’elle s’était rendue pour savoir sa vocation, et c’était à Notre-Dame-des- Ermites qu’elle avait envoyé son confesseur pour s’assurer de la volonté de Dieu sur la fondation des Oblats. Outre le sentiment qu’il avait reçu de la volonté de Dieu, il avait trouvé dans toute l’abbaye une sympathie remarquable pour la nouvelle fondation, et le Révérendissime Abbé avait délégué en son nom, et au nom de tous les religieux, le révérend Père dom Perrot, maître des novices, pour contribuer de son travail et de ses lumières à la rédaction des constitutions.  

La bonne Mère avait aussi en spéciale dévotion l’ordre des Chartreux. C’était là, disait-elle, que notre saint Fondateur aimait à aller faire ses retraités; elle engageait son confesseur à y aller à son exemple. C’est le même esprit que chez nous, disait-elle. C’était avec une grande joie qu’elle entendait le récit de ce qui s’y pratiquait de vertus religieuses. Les traits particuliers d’obéissance, d’amour de la solitude qui lui étaient rapportés la ravissaient. Un saint religieux, le Père dom Retournat, longtemps maître des novices à la Grande-Chartreuse, fut en rapport de lettres avec la bonne Mère; les vertus éminentes du-Père Retournat, le grand don qu’il possédait pour la conversion des âmes, son union avec Dieu l’avaient rendu cher à la bonne Mère.

Elle disait que la vie religieuse était une émanation du Sauveur, et elle .vénérait le Sauveur dans tous les différents caractères de chaque ordre. Son suprême éloge était pour les religieux qui avaient conservé les habitudes de leurs commencements. « Ce sont des anciens ceux-là, » disait-elle. Nous lui avons souvent entendu appliquer cette qualification à des religieux avec lesquels elle s’est trouvée en rapport.

Enfin la bonne Mère avait dévotion à l’enfance. Elle aimait les enfants, elle avait confiance en leurs prières. « Dieu les exauce, disait-elle, il n’y a encore rien d’eux en eux-mêmes, il n’y a que ce que la grâce du saint baptême y a mis. » Un jour soeur Marie Donat vient demander à la bonne Mère de prier pour obtenir un grand secours pour une affaire importante. En ce moment les pensionnaires du deuxième monastère passaient près de la bonne Mère pour se rendre à la récréation. « Faites prier cette enfant, dit la bonne Mère en indiquant la plus petite. » La soeur fait prier l’enfant et l’on obtint le secours jusqu’alors inespéré. Un père, une mère venaient-ils la consulter : « Faites prier vos petits enfants, disait-elle; Jésus enfant ne leur refusera rien. »

 

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CHAPITRE LVI

COMBIEN ET COMMENT LA BONNE MÈRE A SOUFFERT

 

C’est la croix qui fait les saints. Il est nécessaire d’appeler l’attention du lecteur sur les souffrances de la bonne Mère, car sa voie intérieure, au premier abord, parait être toute de jouissance. Elle s’était si bien habituée à accepter allègrement ce qui lui venait de la part de Dieu, que si on la considérait sans une sérieuse réflexion, on ne verrait dans la bonne Mère qu’une âme privilégiée à qui Dieu avait enlevé les épreuves ordinaires de la vie. Cependant sa vie avait commencé par la souffrance. Nous avons vu combien son enfance avait été éprouvée. Presque toujours malade, elle avait à lutter contre une faiblesse persistante, des spasmes fréquents. A ces maux physiques venaient se joindre les souffrances morales. La petite Thérèse voyait ses parents dans des craintes perpétuelles de perdre leur fortune et même leur vie; elle les voyait entourés d’ennemis. Son oncle était enfermé dans un cachot noir, dans sa maison, afin d’éviter celui des révolutionnaires; elle partageait les transes de sa famille, qui tenait cachés les prêtres fidèles. Plus tard elle assista à la longue agonie de son jeune frère François, et son excellent coeur eut à endurer, pendant plus de dix années, les perplexités et les angoisses de l’amour fraternel le plus délicat et le plus dévoué.

L’exil d’un autre de ses frères, le jeune Fidèle, sa situation chez un seigneur turc inspiraient les craintes les plus vives à la foi de Thérèse. De plus, pas une seule épreuve n’arrivait à sa famille sans qu’elle en portât elle-même presque toute la charge et la douleur; car son bon coeur et son jugement la constituaient la conseillère et le soutien de ses bons parents.

Les incertitudes sur sa vocation furent pour elle la cause de souffrances plus intimes et plus profondes encore. Elle était venue en 1811 faire un premier essai au monastère de la Visitation de Fribourg; elle n’avait pu y rester. Le chagrin d’avoir quitté sa famille, le souvenir de ce qui avait fait jusqu’alors sa vie, ses pèlerinages à Forbourg, ses entretiens avec ses frères et ses soeurs, les conférences familières tenues chez son père par les ecclésiastiques du voisinage, où l’on traitait des questions religieuses du jour, et souvent des matières de la plus haute théologie; ses montagnes, ses grands arbres, les fleurs des bois, le chant, les nids des oiseaux, autant de choses qui lui manquaient et dont elle ne pouvait se passer, ne lui permettaient pas de rester enfermée au couvent.

Elle en sortait donc en disant à une de ses amies d’enfance et de famille, sa compagne de noviciat, Marie-Gertrude Chaperon, qui l’interpellait : « Quoi! vous nous quittez? — Oui, je m’en vais chercher des nids. »

Ces trois années, de 1814 à 1814, furent assurément les années éprouvées et ténébreuses de la vie de la bonne Mère; elles furent le dur noviciat qui devait la préparer à la sainteté. On sait ce que produit dans l’esprit du monde le retour d’une religieuse dans sa famille. Mile Thérèse Chappuis n’était pas restée assez longtemps à Fribourg pour y prendre l’habit; elle n’avait fait qu’un simple essai; tout le monde le savait, mais ne pouvait-on pas la taxer d’irréflexion; d’inconstance? On lui avait fait ses adieux; le bon curé de la paroisse l’avait accompagnée un bout de chemin, et lui avait donné des témoignages tout paternels de son estime et de ses regrets. Ses frères, ses soeurs la recevaient sans doute avec plaisir, mais enfin ils n’espéraient pas la revoir à la maison; son père et sa mère se trouvaient contristés. Leurs démarches pour elle près des soeurs de Fribourg restaient sans but, et ils se sentaient quelque peu humiliés de ce que leur fille n’avait pas réussi. Tout cela formait un ensemble qui n’était pas de nature à rendre joyeux le retour de Thérèse. Thérèse sentait vivement et aucune de ces impressions ne pouvait lui échapper. Aussi, en rentrant à Soyères, elle ne voulut plus demeurer à la maison paternelle, et elle se fixa près de sa tante dans la maison de son oncle, l’abbé Fleury; maison petite, étroite et sombre.

Cette maison n’est séparée de la maison de M. Chappuis que par la rue étroite du village. Cette proximité permettait à Thérèse d’aller encore très fréquemment voir sa famille, mais elle n’en avait plus les jouissances intimes. Elle n’était plus des petites fêtes de la maison; elle ne mangeait plus à la même table; les mille petits riens qui font le lien entre frères et soeurs, et qui composent les traditions les plus charmantes de la famille, se passaient sans elle. De là un refroidissement sensible, qui persista, et dont on retrouve des traces jusque dans la correspondance de ses deux frères, les RR. PP. Louis et Joseph Chappuis. Ses soeurs et ses frères plus âgés qu’elle lui avaient conservé leurs sentiments premiers, mais modifiés. Ils disaient, quand on parlait des rapports entre les enfants de M. et Mme Chappuis : Mais Thérèse n’était pas avec nous; elle n’a pu savoir cela. » Cet ensemble avait répandu quelque chose de sombre tout autour d’elle; Soyhières n’était plus aussi ravissant: ces chemins d’autrefois, ces montagnes de son enfance, ces grands arbres, le sentier de Notre-Dame-de-Forbourg, sa chapelle, son Calvaire, rien ne lui parlait plus. François n’était plus près d’elle, et les jours se succédaient, tristes et monotones, auprès de sa vieille tante. Un seul lien lui était doux encore : c’était la petite église de son village, c’était le pied de l’autel; là seulement elle retrouvait son coeur pour parler à son Dieu avec la même effusion et le même amour; aussi lui donnait-elle tout son temps et tout son travail. Elle entretenait soigneusement la lampe, passait ses journées à travailler à des aubes, des nappes, des ornements d’église et à visiter le saint Sacrement. Mais au milieu de ces effusions de son âme devant Notre-Seigneur, revenaient fréquemment des doutes, des inquiétudes. Faisait-elle la volonté de Dieu?

D’un autre côté, elle éprouvait des répugnances invincibles pour retourner à Fribourg; son coeur se serrait à la pensée de quitter Soyhières; elle sentait que c’était au- dessus de ses forces. Son bon curé lui répétait que quand Dieu voulait quelque chose de nous il nous en donnait l’attrait et la facilité, mais il ne se prononçait pas; de plus, sa santé était loin de se fortifier au milieu de ces luttes toujours renouvelées. Trois ans sont bien longs dans de pareilles angoisses! A bout de luttes elle sent qu’il faut en finir.

Elle part donc pour retourner à Fribourg, mais elle a dit elle-même qu’elle ne savait pas comment elle n’était pas morte en quittant Soyhières. Son arrivée au couvent ne lui fut pas plus douce; car, en voyant la porte, elle recula de plusieurs pas et affirma à son frère, qui l’accompagnait, qu’elle n’aurait jamais le courage de la franchir. Dieu lui ôta cette peine à son entrée : le verrou qui se refermait fit entendre un bruit aigu; ce cri du verrou produisit sur elle une commotion qui changea immédiatement ses craintes en une joie et une paix incomparables. Mais elle ne devait pas longtemps jouir de cette paix. Les tentations de dégoût de la vie religieuse lui revinrent plus fortes que jamais ; elle ne voyait dans tout ce qui l’entourait que des sujets de répugnance; les exercices du noviciat, ses compagnes, sa maîtresse, lui inspiraient une répulsion qui lui paraissait invincible. Cependant elle était si régulière, si maîtresse d’elle-même, que les autres novices disaient à la maîtresse que soeur Marie de Sales était bien privilégiée, qu’elle n’avait rien à souffrir. Vous croyez qu’il en est ainsi, dit un jour la prudente maîtresse, eh bien! la soeur Marie de Sales subit des tentations qu’aucune de vous ne saurait supporter. Vous êtes douze novices; vous en aurez assez, chacune en prenant votre part, de ce qu’elle endure : voulez-vous lui faire cette charité? Chacune promet de prendre sa part, et immédiatement elles se trouvent accablées de tant de difficultés, qu’elles avouent en avoir au delà de leurs forces. La soeur Marie de Sales, délivrée, reçoit de Dieu les communications célestes qui se lisent au cahier de Fribourg, et, après quelques semaines, chacune des douze soeurs reçoit par une paix profonde la récompense de sa charité. Chacune de ces douze religieuses est devenue plus tard, ainsi que nous l’avons dit, supérieure soit à Fribourg, soit dans d’autres monastères.

La Visitation de Metz avait demandé à Fribourg des soeurs pour y établir la fidèle observance. La bonne Mère est choisie pour être du nombre des voyageuses. Le monastère de Metz était si pauvre, que les soeurs n’avaient pas à manger. C’est à peine si l’on pouvait mettre du beurre dans les haricots qui faisaient les frais des trois quarts de la nourriture. La soeur Marie de Sales tombe malade, et malgré la charité des soeurs, on ne peut lui donner le nécessaire. Elle passe là une année d’agonie; elle voit ses forces s’affaiblir, la fièvre la réduit à l’extrémité, et, personne ne pense à la retirer de cette maison où elle va infailliblement mourir. Fribourg l’avait donc oubliée! Quelques personnes en parlent à Fribourg, mais Dieu permet qu’on ne pense pas que c’est l’air et les soins de sa maison mère qui peuvent la ramener à la santé, à la vie. Il faut que ce soit le supérieur du monastère de Metz qui en donne avis, et qui demande formellement qu’on envoie quelqu’un la chercher immédiatement si l’on veut la conserver. La supérieure de Fribourg charge M. Chappuis d’aller chercher sa fille à Metz pour la ramener à Fribourg, et lui permet en même temps de la faire reposer chez lui en repassant à Soyhières. Ce court repos est pour la jeune voyageuse l’occasion d’une tentation effrayante: « rester à Metz, c’était pour elle la mort à bref délai; rentrer à Fribourg, on ne l’y aimait pas; on ne faisait aucun cas d’elle, puisque volontiers on l’eût laissée languir et mourir à Metz; au moins chez elle on l’aimait encore. » D’affreuses ténèbres opressaient son âme : c’était une agonie. Ses parents s’en aperçoivent, et son ange consolateur, celui qui l’avait fortifiée pour son entrée au couvent, son frère Xavier, est obligé de la consoler et de lui rendre courage. La bonne Mère a dit que ces instants-là étaient les plus durs qu’elle ait passés en sa vie.

Venue à Troyes pour la réforme de la maison, elle se met à ce-rude travail avec une énergie qui paraît lui être naturelle; mais elle écrit dans le secret une lettre à Mgr Yenni, évêque de Fribourg, où elle lui dit le travail et les souffrances que lui coûte cette tâche qu’elle a reçue de l’obéissance. Son travail est couronné de succès; mais voici que la mort vient moissonner l’une après l’autre toutes celles qu’elle a formées à la vie et aux vertus de la vocation. Trois cercueils sont un jour exposés ensemble au choeur; ce sont des anges qui la quittent, et elle ne voit pas autour d’elle qui pourra les remplacer. Dieu ne veut donc pas de ce qu’elle fait!

Un ouvrier auquel elle avait fait tout le bien possible, qu’elle avait employé comme entrepreneur pour reconstruire une partie de la maison et pour faire l’autel et les boiseries de la chapelle, vient, après plus de quinze ans, réclamer des sommes qu’il avait reçues. Il fallait faire un procès qui aurait fait perdre à ce malheureux sa considération, son ouvrage. La bonne Mère cherche dans la charité de ses amies de quoi apaiser cet homme devenu malhonnête et méchant, et qui avait si cruellement abusé de sa bonté pour lui. Au même instant Dieu lui ménageait une épreuve bien dure. Nous la racontons parce que tous les personnages qui en ont été les auteurs ont disparu, et que leur tentative, loin de réussir, n’a fait que confirmer davantage dans l’esprit et le coeur de tous la confiance et l’inaltérable amour pour la bonne Mère.

Un souffle qui certainement ne venait pas de Dieu était venu passer par l’âme de la Mère Marie-Michel Delaporte, qui avait succédé à la bonne Mère comme supérieure, au second monastère de Paris. La doctrine de la bonne Mère, qu’elle avait toujours goûtée et estimée, lui était devenue suspecte et presque odieuse. Elle en avait parlé à différentes personnes comme d’une chose dont il était à propos de débarrasser le monastère. Elle avait cherché, à force de sollicitations et d’insinuations plus on moins exactes, à gagner à sa cause M. l’abbé Surai, alors supérieur de la Visitation. Une ou deux soeurs, actuellement défuntes, s’étaient rangées dans ce parti. Elles préparèrent une attaque souterraine en provoquant une consultation de théologiens sur la doctrine de la Mère Marie de Sales. Mais ces tentatives, après avoir duré quelque temps, tombèrent sans résultat. Les théologiens qu’on devait consulter refusèrent de donner la solution qu’on désirait. M. le supérieur, s’apercevant du piège qu’on lui avait tendu, écrivit à la bonne Mère pour lui témoigner sa profonde confiance et son respect; les soeurs firent amende honorable à la bonne Mère; la supérieure lui écrivit ses regrets. Elle mourut peu de temps après avec l’effroi de s’être rendue bien coupable, et en sollicitant le pardon de la bonne Mère.

Le monastère de Troyes dédommageait la bonne Mère des amertumes que le second monastère de Paris lui procurait; mais bientôt elle trouva au monastère de Troyes une autre cause de souffrances. Jusqu’alors elle avait été libre dans le gouvernement de la maison et dans la direction des soeurs, mais un certain personnage, a l’esprit inquiet et remuant, cherche a persuader Mgr Coeur, alors évêque de Troyes, qu’il ne fallait pas laisser la maison de la Visitation sur le pied où elle marchait, disant qu’il y avait des réformes à opérer; que plusieurs sœurs n’y jouissaient pas de la liberté de conscience dont elles avaient besoin. La communauté souffrait de ne pas avoir avec le dehors les relations dont usaient les autres communautés; il fallait modifier la -manière de faire les retraites, et surtout que l’autorité diocésaine prît sous sa protection deux religieuses que la Mère Marie de Sales Chappuis avait prises en aversion et qu’elle faisait souffrir.

Mgr Coeur, qui professait une vénération réelle pour la bonne Mère, n’ajouta pas grande foi à ces dénonciations; mais il crut devoir laisser à celui qui les avait mises en avant la charge de remédier à ce qu’il pourrait y avoir de vrai. Alors commença pour la bonne Mère une série d’affaires des plus pénibles. Elle avait toujours joui de l’estime de ses- supérieurs et possédé leur confiance la plus absolue; maintenant elle était l’objet d’une perquisition dans laquelle on faisait entrer les deux pauvres soeurs qu’on l’accusait de ne pas aimer, et auxquelles elle prodiguait les soins les plus affectueux et les plus maternels. Ces deux soeurs, dont l’esprit était malade depuis bien longtemps, excitées par cette enquête, s’étaient laissées aller jusqu’à dire des choses contraires à la vérité et à écrire des lettres où elles faisaient parade de science religieuse et même de littérature; car l’une d’elle écrivait en latin, dans un style de Cicéron, ses appréciations. sur la Mère Marie de Sales et sur son gouvernement. Ce furent ces lettres qui montrèrent mieux que tout le reste, aux yeux clairvoyants de Mgr Coeur, avec quelles personnes l’on avait affaire, et qui le déterminèrent à reprendre lui-même la supériorité du monastère. Ce fut alors qu’il dit cette parole à la bonne Mère : Ma Mère, la Visitation c’est l’aristocratie du ciel. » Mais jusque-là que l’épreuve fut dure à la bonne Mère! Il n’y avait pas de scènes douloureuses auxquelles les pauvres soeurs ne se livrassent, soit en communauté, soit en leur particulier. La Mère les supportait avec un calme résigné; elle attendait du Sauveur le secours dont elle avait besoin, et lui demandait la grâce de pouvoir dire comme Lui : « Mon Père, je n’ai perdu aucune de celles que vous m’avez confiées. i’ Elle eut en plus la douleur de les voir partir: on avait pris le parti de les envoyer dans d’autres monastères. Elles sont mortes dans des sentiments vraiment religieux, et en témoignant de leur Vénération pour la bonne Mère.

Ce n’étaient pas seulement ses épreuves personnelles et celles qui se trouvaient dans l’exercice de sa charge et de sa vocation qui faisaient souffrir la bonne Mère : les calamités publiques étaient pour elle l’occasion de profondes douleurs. « Dieu est irrité contre nous, » disait-elle, et cette pensée l’accablait au point de lui ôter toutes ses forces physiques. Elle entrait alors dans une disposition d’âme remplie de crainte, non pas qu’elle doutât de la miséricorde divine, mais elle sentait tout le poids de sa justice. Ses oraisons devenaient alors d’humbles supplications, et elle s’offrait elle-même, et tout ce qu’elle pouvait souffrir, « pour participer, disait-elle, aux frais de la justice divine. » Ce fut ainsi que, pendant les différentes épidémies du choléra, on la vit prendre une part de tous les instants aux craintes des familles, aux souffrances des victimes du fléau; elle semblait ne plus vivre, mais être tout entière sous l’accablement de la main de Dieu châtiant ses créatures. Cependant elle disait : « Il vaut encore mieux que ce soit Dieu qui nous frappe, car on peut recourir à Lui, tandis que la guerre nous laisse à la merci des créatures. »

La guerre lui paraissait le fléau le plus redoutable; elle en avait vu les effets pendant les années 1814 et 1815. Plus tard, la guerre du Sunderbund vint lui causer de vives angoisses : son pays, sa famille se trouvaient engagés dans cette lutte, et il y avait à craindre qu’elle fît de nombreuses victimes. Fribourg, où elle avait son cher couvent de profession et deux de ses frères, les Pères Joseph et Louis Chappuis, était devenu le but des combats; c’était là que devait se terminer dans le sang cette grande querelle où les fidèles catholiques défendaient leurs droits. Bientôt elle vit arriver en fugitif et en proscrit son frère aîné le Père Joseph Chappuis, qui avait pu s’évader et échapper aux recherches de ses ennemis. Elle trouva quelque consolation dans le séjour que ce frère bien-aimé fit, pendant quelques semaines, près d’elle. Le Père Joseph avait une grande similitude d’âme avec la bonne Mère: leur âge les rapprochait. Le Père Joseph avait gardé tous les souvenirs et toutes les affections de sa famille; il vivait du passé. Il vénérait sa soeur, et il avait en grande estime ce qu’elle recevait de Dieu. Il lui confiait volontiers son âme qui était craintive, et il se rangeait à ce qu’elle lui disait avec la simplicité d’un enfant. Pendant ces quelques semaines il entretint sa soeur des épreuves de leur pays, des consolations que procurait la foi des habitants du canton et de la ville de Fribourg, des espérances que cette ville continuerait à être le boulevard des catholiques; il l’engageait à prier pour cette patrie qui leur était si chère. Le séjour du Père Joseph fut pour la bonne Mère un dédommagement à la douleur qu’elle ressentait de le voir proscrit et exilé. Le Père Louis vint aussi, mais plus tard. Ce n’était plus le même caractère. Il avait peu vu la bonne Mère, car il était fort jeune lorsqu’elle quitta la maison paternelle. Sa seconde éducation avait fait totalement disparaître la première; il n’avait plus aucun souvenir du foyer domestique. Il entretenait la bonne Mère de ses travaux personnels dans les collèges où il avait été employé, des rapports que cet emploi lui avait créés avec les différentes familles importantes qu’il continuait à visiter; mais pas un mot de souvenir de leur enfance, pas la moindre parole d’intérêt pour ce qui avait fait l’occupation de toute la vie de la bonne Mère; rien qui eût tant soit peu trait à son état intérieur avec Dieu. Outre cet oubli et cette indifférence, le caractère du Père Louis le porta à jeter dans l’esprit de la bonne Mère quelques nuages sur les personnes qui l’entouraient. Ces allégations regrettables du Père Louis firent une grande impression à la bonne Mère; elle en conserva une peine réelle qui l’attrista vivement, et qu’elle garda jusqu’à sa mort. Ce ne fut que quelques jours avant de mourir qu’elle s’en ouvrit à une personne qui avait sa confiance. Fort heureusement cette personnes était au courant de la question, et put rassurer et consoler la bonne Mère à ses derniers instants.

Cet état de souffrance, la bonne Mère l’avait éprouvé pendant tout le temps de la guerre de 1870. Il semblait qu’elle était une victime constamment immolée. Chaque annonce d’une bataille, chaque bruit d’une défaite, opérait sur elle un effet violent qui semblait la mener à l’agonie. Le bombardement de Paris, que l’on entendait à plus de quarante lieues de distance, et qui se distinguait très clairement à Troyes, lui fit passer des heures d’angoisses.

Mais c’est surtout dans le travail pour la conversion des pécheurs que ses souffrances étaient remarquables. Un ancien ouvrier de la maison, appelé Masson, s’était éloigné de ses devoirs de chrétien pendant l’absence de la bonne Mère à Paris, absence qui avait duré six ans. Non seulement il ne pratiquait plus, mais il avait établi une maison de débauche où la jeunesse ouvrière de la ville de Troyes trouvait tous les moyens possibles de se corrompre. A son retour à Troyes, la bonne Mère l’avait fait demander et l’avait prié de faire au monastère un travail assez considérable. La bonne Mère se garda bien de lui faire aucun reproche et même aucune observation; elle se mit en devoir de demander à Dieu la conversion de ce malheureux; mais ce fut dur. Pendant plusieurs mois, elle ne cessa de prier et d’offrir à Dieu pour lui toute espèce de sacrifices. Combien de fois ne l’ai-je pas vue, cette bonne Mère, comme haletante, écrasée par le travail et disant: « Oh ! le malheureux! Que c’est donc difficile de revenir à Dieu lorsqu’on s’en est allé loin de lui! »Il semble, pendant tout ce temps, qu’elle ne fit autre chose que lutter pour obtenir la conversion de Masson. Enfin un jour cet homme vint, et, tirant de dessous son vêtement un crucifix d’argent monté sur ébène, il dit à la bonne mère: « Voilà celui que je reconnais pour mon maître! » Il se soumettait et voulait redevenir chrétien. « Oh! qu’il m’a coûté cher! disait la bonne Mère; je n’aurais pas la force d’en entreprendre un autre aussi difficile avant de me reposer. »

Toutes les conversions de la bonne Mère ne lui ont pas sans doute coûté autant de travail et de peine, mais il n’en est aucune pour laquelle elle n’ait enduré de longues épreuves, et celles qui ont été plus rapides ont toujours été précédées de véritables angoisses. « Il faut l’arracher au bon Dieu, disait-elle. Le schisme des vieux catholiques, qui fit dans le Jura et dans toute la Suisse un grand nombre d’apostats, fut pour la fin de sa vie une cause de profondes amertumes. Elle demandait constamment à Dieu de les faire revenir à lui, et elle disait: « On ne saura jamais ce qu’il faut pour racheter des âmes qui ont connu Dieu et qui le renient. » — « Que de braves gens, disait-elle encore, qui étaient dans le chemin du paradis, et qui sont maintenant dans la voie de la perdition! Mon Dieu, qui les prendra par la main

pour les ramener? » Aussi comme elle suivait tous les détails de cette lugubre histoire! Son neveu, M. Folletête, avocat au grand conseil de Berne, vint alors la voir. Il se rendait en Irlande au congrès des catholiques. Il lui dit en détail la situation que le gouvernement bernois avait faite au Jura catholique: les églises pillées et profanées, les fidèles obligés de se retirer dans des granges pour y assister au saint sacrifice, les prêtres emprisonnés. Il lui raconta en détail comment son beau-père, M. Ceppi, avait été mis en prison pour ne pas avoir voulu livrer les vases sacrés aux prêtres apostats. « Je suis contente, avait dit la bonne Mère, que les miens souffrent pour la sainte Eglise; dites-leur qu’ils doivent remercier Dieu de cette grâce et qu’ils soient attentifs à ne pas en perdre les fruits en se relâchant de leurs devoirs; mais, ajouta-t-elle, je suis contente que mes deux frères Joseph et Louis soient morts. »

Cependant les croix les plus pesantes qu’eut à supporter la bonne Mère furent celles que Dieu lui ménagea à l’occasion de la création des Oblats de Saint-François-de-Sales. Tous les secours extérieurs lui furent dès lors enlevés: soeur Marie-Geneviève mourut. Cette mort fut pour elle un sacrifice des plus sensibles. « Je ne sais ce qui m’arrive, avait-elle dit en confiance à une personne amie du monastère: il me semble que tout change en moi; le bon Dieu veut donc que je remplace pour la souffrance ma soeur Marie-Geneviève. » Tous les anciens amis de la maison et tous ceux qui l’avaient aidée pour le spirituel et le temporel étaient morts: à l’intérieur du monastère elle se trouvait seule. Sans doute que le respect et l’affection des soeurs l’entouraient, mais elle ne pouvait dire toute sa peine ni parler intimement de ce qui l’occupait. Les jeunes religieuses venaient bien de temps à autre la voir, mais ce n’était que pour lui dire leurs embarras, leurs découragements. Son état intérieur, qui jusque-là avait été si clair, si lumineux, devint tout à coup obscur: elle ne voyait plus Dieu que par sa volonté; Dieu ne lui disait plus rien pour elle. Il lui affirmait sans doute que son oeuvre était fondée, qu’elle subsisterait ; mais ces communications n’avaient plus rien d’intime, de doux, comme autrefois. Bien plus, elle passait par de grandes amertumes; ce qu’elle disait pour rassurer les autres était l’objet de discussions auxquelles son caractère et ses forces physiques ne lui permettaient pas de prendre part. « Je suis à l’agonie! » disait-elle parfois. Elle n’avait plus, pour s’aider, le secours de l’oraison; cet exercice, autrefois si délicieux pour elle, était devenu d’une aridité et d’une sécheresse mortelles. Le temps de la retraite, où Dieu lui révélait tant de choses, se passait dans une obscurité et une fatigue des plus grandes. Elle était alors obligée de recourir, soit aux lettres qu’elle avait écrites autrefois, soit à des livres; ce qu’elle n’avait jamais fait. Les livres dont elle se servait alors étaient: une histoire des premiers disciples du Sauveur, et, de temps à autre, le livre de Job et la Passion de Notre-Seigneur selon saint Jean. Cette histoire des premiers disciples de Notre-Seigneur dont se servait la bonne Mère était tirée du grand ouvrage d’un prêtre du diocèse de Troyes, M. l’abbé Maître, curé de Dam-pierre, de l’Aube. Cet ouvrage, intitulé la Christologie, est un recueil de tous les historiens qui, en dehors de l’Evangile et des actes des Apôtres, ont écrit sur les apôtres et les disciples de Notre-Seigneur. La bonne Mère avait choisi de préférence la Vie de saint Jean l’Evangéliste ; elle trouvait dans les épreuves du saint ami du Sauveur une grande consolation à celles par lesquelles elle passait elle-même; et elle aimait à citer aux soeurs quelques traits de cette vie.

Saint Jean, raconte l’historien, avait été obligé de se cacher à son arrivée à Éphèse, et, pour mieux se dissimuler, il avait été demander un emploi de chauffeur de bains dans une maison tenue par une femme du caractère le plus méchant. Les injures, les mauvais traitements n’avaient pas manqué au saint apôtre; cependant sa sainteté se faisait jour à travers cette condition humiliée. Un marchand qui faisait un très grand commerce à Éphèse, se voyant sur le point de ne plus pouvoir payer ses dettes, vint trouver saint Jean et lui demanda de l’aider. Saint Jean dit à cet homme d’aller dans le bois voisin, d’y ramasser des branches mortes, d’en faire un fagot et de le lui rapporter en passant à travers les rues qu’il avait coutume de traverser le plus habituellement. Cet homme, après plusieurs hésitations, se décida à aller chercher ce bois; mais, afin de ne pas subir l’humiliation de rapporter une charge de bois à travers la ville, ne fit qu’un très petit paquet qu’il vint mettre aux pieds du saint. Saint Jean bénit ce paquet en lui disant que n’ayant apporté que ce peu de bois il n’aurait qu’une petite quantité d’or, mais qu’elle suffirait à payer ses dettes. La bénédiction du saint changea en or ce bois desséché, et saint Jean, le remettant au marchand, lui dit: « Portez cet or au changeur; payez avec cela vos dettes, et quand vous aurez fait dans votre commerce un gain qui représentera la valeur de la marchandise que vous avez chez vous en ce moment, rachetez ce paquet d’or au changeur; rapportez-le-moi, et je vous dirai ce qu’il faut en faire. » Au bout de deux ans, le marchand rapportait le paquet d’or à saint Jean. Il espérait sans doute que saint Jean allait lui indiquer un moyen de le faire produire beaucoup plus encore. Saint Jean lui dit: « Prenez cet or, retournez à l’endroit où vous avez recueilli le bois; jetez derrière vous, l’une après l’autre, ces branches d’or; puis, la dernière jetée à terre, vous vous retournerez et vous verrez ce que Dieu fera. » Le marchand obéit au saint, mais en se retournant il vit que toutes les branches étaient redevenues du bois. Il accourut auprès du saint: « Qu’avez-vous fait, mon Père? J’ai fait ce que Dieu aime le mieux; car ce que Dieu aime le mieux, ce sont les choses telles qu’il les a faites. » La bonne Mère aimait à citer cette histoire pour encourager les soeurs et pour s’encourager elle-même à agréer la volonté de Dieu, et à ne pas chercher à changer rien de ce qu’il ordonne.

Cet état pénible de son âme influait fortement sur ses forces physiques ; sa santé devenait mauvaise. A l’état de maladie et de faiblesse qui lui était habituel s’ajoutaient des crises d’estomac des plus violentes et qui mettaient chaque fois sa vie en danger. Les soeurs étaient dans une grande inquiétude, mais la bonne Mère n’apportait aucune attention à cet état; elle continuait de s’occuper de son oeuvre et de se dévouer aux besoins de chacune de ses soeurs. Elle ne se plaignait jamais, et les crises passées, elle n’en parlait à qui que ce soit, ne demandait pas que l’on fit rien pour les prévenir ou pour en empêcher les suites. Un jour qu’elles avaient été si violentes que l’on avait pensé qu’elle en allait mourir, elle dit

Cette fois, le Sauveur m’a déchargé du poids de la vie; je sens que je n’aurai plus à porter la vie; c’est lui qui la portera pour moi. Il fallait ce secours à la bonne Mère, car le reste de sa vie ne fut plus qu’une souffrance non interrompue.

 

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CHAPITRE LVII

DERNIÈRE MALADIE DE LA BONNE MÈRE — SES SOUFFRANCES — SES PRÉDICTIONS — SA MORT

 

 

La sainte Église, dans ses informations, attache une importance considérable aux derniers moments des serviteurs de Dieu dont elle poursuit la canonisation. C’est en effet dans la dernière maladie que se révèlent davantage les vertus d’une vie parfaitement chrétienne. Aussitôt que la bonne Mère se sentit attaquée, elle comprit que sa fin était proche et qu’elle devait s’y préparer. Elle demanda au Père Brisson de vouloir bien aller trouver Mgr Ravinet pour lui demander d’être déposée de sa charge, disant que la Communauté aurait à souffrir de ne pas avoir de supérieure, car elle pressentait que la maladie serait longue. Le Père s’acquitta de sa commission en prévoyant bien la réponse que ferait Monseigneur. La bonne Mère dit alors : « Il faut donc que je demeure supérieure jusqu’à la mort? —Oui, ma Mère, et pendant l’éternité... » Elle inclina la tête en signe d’adhésion, avec le respect qui lui faisait toujours agréer l’obéissance. Les soeurs du monastère pensent que la bonne Mère leur tient parole et que c’est elle qui restera toujours leur Mère devant Dieu.

Cependant la maladie s’aggravait. La bonne Mère dit aux soeurs : « Je ne sais pas ce qu’il faudra faire pour me soigner, cela vous regarde, je ne m’en occupe pas. » Chaque fois qu’on la voyait souffrir davantage, on lui demandait ce qui lui faisait mal, si elle souffrait beaucoup; elle répondait : « Je n’en sais rien. » Elle acceptait tout ce qu’on lui présentait sans manifester ni son goût ni ses répugnances. Elle se laissait placer et retourner en son lit, sans témoigner et sans demander quoi que ce fût. Elle n’exprimait qu’une seule chose, c’était sa reconnaissance pour les soins que l’on prenait d’elle, et la peine qu’elle ressentait d’être une charge si fatigante pour  les soeurs.

Le médecin affirmait que ses souffrances étaient telles, qu’elle ne pouvait les surmonter sans un miracle. La patience et le courage surhumain de la bonne Mère furent pour ce médecin un trait de lumière et de grâce qui le ramena subitement à Dieu. Il se jeta à genoux au pied du lit de la bonne Mère, et lui dit : « Ma Mère, vous êtes une sainte; le bon Dieu vous exauce toujours; donnez-moi votre bénédiction. Bénissez ma femme, mes enfants; faites que nous allions vous rejoindre au ciel. » La bonne Mère le bénit et lui promit qu’il la rejoindrait au ciel. Ce  médecin se convertit, en effet, et fit quelque temps après la mort la plus édifiante, après avoir béni ses enfants et leur avoir recommandé de suivre son dernier exemple. La maladie de la bonne Mère fut si violente et si longue, que, par suite de l’intensité de la fièvre et du séjour prolongé dans son lit, la peau tout entière de son dos se détacha et laissa la chair vive reposer sur ses draps. Cependant la bonne Mère affirmait que tout cela n’était rien; et quand parfois on l’entendait gémir et se plaindre et qu’on lui demandait où elle avait mal, elle répondait : « C’est bien autre chose qui m’occupe. Ah! si l’on savait! »

La bonne Mère éprouvait, en effet, des angoisses inexprimables; on lui entendait prononcer des paroles d’appréhension et de douleur. On cherchait l’explication de ces paroles, et lorsqu’on lui disait : « Ma Mère, vous souffrez pour telle ou telle cause? pour les pécheurs? en union avec la passion du Sauveur? »elle ne répondait rien. Le motif de ces grandes angoisses était tout entier dans la vue que Dieu lui avait donnée sur des événements qu’elle avait prédits dès le commencement de sa maladie. Cette prédiction, elle l’avait faite devant trois témoins qui en ont signé l’attestation détaillée, afin d’en conserver le récit à l’histoire; mais cette prédiction, qui est assurément la plus claire et la plus positive qu’ait faite la bonne Mère, ne peut trouver ici sa place, car elle concerne des personnes encore vivantes. Qui sait si le secret de la longue agonie de la bonne Mère, car cette agonie se prolongea pendant deux mois, n’est pas tout entier dans cette prophétie?

Cependant, malgré ces tortures du corps et de l’âme, la bonne Mère donnait accès à toutes les soeurs qui désiraient la voir. Elle disait à chacune un mot, une parole qui étaient autant de traits de lumière sur leur état intérieur et sur leur avenir. Chacune les recueillait comme un testament qui devait diriger leur volonté et leurs actions pour le reste de leur vie. Plusieurs fois la communauté se trouva réunie autour de son lit, et elle lui adressa des instructions où elle affirmait plus fortement que jamais la mission qu’elle avait reçue de Dieu pour les instruire. « Ne craignez point, Dieu sera avec vous; mais demeurez bien unies. A la mort du Sauveur, les apôtres étaient dispersés; mais, au moment où il montait au Ciel, ils se réunirent tous dans un même accord, dans une même volonté. Vous n’êtes point dispersées, vous vous aimez bien, vous êtes bien unies; mais il faut être toujours plus unies. Promettez -moi de contribuer de toutes vos forces à l’union dans la Communauté. Que je voudrais qu’on eût entre soi la charité, la cordialité, le mutuel support! Ah! que je voudrais qu’il y eût dans la Communauté cette charité du Sauveur qui est si bénigne, douce, cordiale; celle qui supporte tout dans le prochain! L’esprit de Dieu habitera en celles qui seront fidèles à pratiquer cette charité; c’est ce que j’ai toujours demandé à Dieu pour la Communauté et ce que j’ai toujours enseigné. Pourquoi le Sauveur aimait-il tant cette Communauté du temps de nos soeurs anciennes? c’est parce qu’elles avaient cette grande charité, ce support les unes envers les autres. C’est ce qui m’a tant édifiée en arrivant ici. Je n’ai pas entendu un seul mot de  désapprobation des soeurs à la supérieure. Voyez-vous, c’est l’esprit de notre saint Fondateur, c’est un esprit de grande douceur et de compassion, ce n’est pas un esprit de rigueur.

« Le bon Dieu ne trompera jamais la Communauté pourvu qu’elle soit fidèle à profiter de toutes les pratiques de mortification qui se rencontreront sans en chercher d’autres. Il y a assez de pratiques de rencontre à faire, si l’on est fidèle à en profiter. Le bon Dieu ne trompera jamais la Communauté. Jusqu’ici je vous ai fait cheminer sans aucune ressource humaine; c’était mon don, mais je ne l’emporte pas, je le laisse à la Communauté. Après moi, rien ne sera change si l’on ne raisonne pas, et si l’on ne dit pas de celle qui me remplace : « Elle ne sait pas, elle n’a pas l’expérience. » Que celle qui me remplacera n’ait pas peur; elle n’a rien à craindre si elle n’agit point par son propre esprit.

Avant de recevoir les derniers sacrements elle dit au Père Brisson : « Ce serait peut-être le moment de faire une confession générale, mais je n’ai aucune vue; » et comme le Père lui répondait qu’il ne pensait pas qu’elle dût le faire, elle répondit: Je ne saurais pas trop comment dire, car j’ai toujours désiré faire ce que je croyais le plus agréable à Dieu. La bonne Mère pouvait le dire en toute vérité; car, depuis trente-cinq ans que ce Père avait pu juger toutes ses actions, il n’en avait pas remarqué une seule qui fût faite par un motif humain et personnel.

Après avoir reçu l’indulgence plénière, la bonne Mère ajouta : « J’ai dit à la Communauté tout ce que j’avais à dire. Tout ce que j’ai dit je le maintiens et j’y compte; » puis, s’adressant au père Brisson : « Dites-leur qu’elles ne fassent qu’un coeur et qu’une âme, et dans leur union le bon Dieu se trouvera. Si elles n’ont qu’un seul sentiment, Dieu se trouvera tout entier en chacune d’elles. Il faut qu’elles soient ce que je leur ai dit, sans cela elles ne seront plus rien. »

La communauté de la Visitation n’était pas seule dans la pensée de la bonne Mère pendant ses derniers jours. Ce qui l’intéressait surtout, c’étaient ses chers Oblats. Ses délices étalent de voir ces bons religieux, ces fervents novices, devenir toujours plus conformes à l’esprit et aux enseignements de saint François de Sales, par la fidèle pratique des Constitutions et du Directoire. «Je puis mourir maintenant qu’ils sont fondés, dit-elle. — Oh! non, ma Mère, repartit le Père Rollin, nous ne sommes pas encore fondés. — C’est fait en Dieu, » répondit-elle.

Elle leur recommandait de demeurer bien petits, de fuir tout ce qui a de l’éclat. «Quand le bon Dieu se sert d’un instrument, ajouta-t-elle, il le laisse de côté avant que la chose soit terminée. Il fait cela bien souvent pour montrer qu’il n’a besoin de personne, c’est comme cela qu’il fait aujourd’hui. J’aurais bien voulu voir les effets de cette oeuvre; mais ce que j’aime mieux, c’est le divin Vouloir. » Puis s’adressant au Père Brisson :. « Vous serez tout seul pour supporter la peine. Mais croyez que je vous aiderai, que je ne vous laisserai pas, que je prierai pour vous. Et, quoi qu’il arrive, quand vous verriez tout s’écrouler, quand tout paraîtrait perdu, restez ferme; soyez sûr que c’est la volonté de Dieu que les Oblats existent, qu’ils soient établis. Il se servira d’eux pour produire de grands effets dans tout l’univers; ce sera comme si le Sauveur vivait sur la terre, on verra son action. Oui, on le verra agir. Oh! comme ce sera beau! ce sera grand! J’aurais bien aimé le voir; mais ce que j’aime le mieux, c’est la divine inclination. » Ces paroles, elle les répéta encore en particulier au Père Brisson en termes plus énergiques, affirmant que rien ne pourrait détruire ce que Dieu avait fait et qu’il fût ferme et inébranlable.

Dieu ne la laissait cependant pas sans consolation. Mgr Ravinet vint la voir et lui affirma qu’il serait de prière et de coeur avec elle et avec tout ce qu’elle avait fait. Notre Saint-Père le pape Pie IX lui envoya par deux fois sa bénédiction. Sa famille lui avait envoyé un de ses parents, M. l’abbé Chappuis; il lui apportait l’assurance de l’union de toutes les volontés et de tous les coeurs pour soutenir la foi dans son cher pays du Jura bernois. Le messager de cette promesse était lui-même un ardent confesseur de la foi et un vrai martyr. Il avait contracté une maladie mortelle en portant au péril de sa vie les secours de la religion aux fidèles persécutés.

Un magistrat qui avait rendu de grands services à la bonne Mère, et qui n’était pas chrétien, était sur le point de mourir. La bonne Mère lui fit écrire qu’elle désirait le voir en paradis avec elle; et ce magistrat venait de lui faire répondre qu’il se rendait à son désir et que lui aussi voulait aller au paradis avec elle. C’était la dernière consolation que Dieu donnait à la bonne Mère. il lui confirmait ainsi la promesse qu’il lui avait faite, que ceux qui avaient servi le monastère seraient sauvés avec elle.

Après sa dernière bénédiction à la Communauté, elle ajouta par une vue prophétique : « Les prétendantes qui jusqu’ici ont fait défaut vont venir en grand nombre; il faudra mettre vos soins à les bien élever. » Elle témoigna quelques inquiétudes sur l’avenir du pensionnat, et, s’adressant au Père Brisson, elle lui dit sous forme d’interrogation : « Est-ce que vous quitterez nos soeurs? Et sur la réponse du Père qu’il voudrait toujours rester, elle ajouta : « Au moins promettez-moi de ne jamais les abandonner. »

Bientôt elle sentit les dernières atteintes de la mort, et, appelant autour d’elle les soeurs, elle leur dit : «Je ne vous vois plus que des yeux du coeur, car je ne puis plus rien distinguer. — Eh quoi! ma Mère, lui dit l’infirmière, pourquoi ne nous avez-vous pas dit que votre vue se troublait? — Pourquoi l’aurai-je dit, puisque vous ne pouviez y remédier? » A dater de ce moment, la chère malade ne s’entretint plus qu’avec Dieu; ses grandes angoisses avaient cessé. Son agonie était calme; on lisait sur son visage son entretien avec Dieu. Elle lui adressait les dernières paroles de l’entretien qui avait duré toute sa vie.

Le 6 octobre, jour de saint Bruno, auquel la bonne Mère avait une particulière dévotion, les derniers symptômes de la mort se manifestèrent, c’était son dernier jour; elle le passa dans une paix profonde, quoique en proie à de vives douleurs. Elle témoigna plusieurs fois sa reconnaissance aux personnes qui la soignaient; vers sept heures du soir elle reçut la grâce du sacrement de pénitence et de l’indulgence plénière. On commença pour elle les prières des agonisants. La communauté ne voulait pas quitter la chère malade, et, au retour de Matines, on continua à prier autour de son lit. Elle suivait les prières; son visage avait pris une expression de dignité et de béatitude qu’il conserva jusqu’a l’instant ou l’on ferma le cercueil. Minuit venait de sonner, elle poussa trois grands cris incompatibles avec son extrême faiblesse et rendit paisiblement le dernier soupir. Elle avait quatre-vingt-deux ans et trois mois.

 

 

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CHAPITRE LVIII

TOMBEAU DE LA BONNE MÈRE — GRÂCES OBTENUES APRÈS LA MORT DE LA BONNE MÈRE — CONVERSION REMARQUABLE — GUÉRISON DE MARIE MARCHAL —DE LOUIS BELLOY — DE  SOEUR LOUISE-EMMANUEL — D’ALBERT SIAILLARD — DE L’ENFANT DE FRIBOURG —DE SOEUR MARIE-GERMAINE — DE MLLE STILTZ

 

 

A peine la mort de la bonne Mère fut-elle connue, qu’il se fit un concours incessant de personnes de la ville. On exposa le corps, la figure découverte, au choeur des religieuses, et quatre soeurs furent employées à faire toucher les chapelets, croix, médailles, livres et autres objets de dévotion; plusieurs apportèrent du linge pour les malades. Sur l’avis des supérieurs, on mit la vénérée Mère dans un cercueil de chêne recouvert de plomb, et on le déposa dans un petit caveau creusé au milieu du cimetière intérieur de la clôture, où jusque-là les religieuses de la Visitation avaient la liberté de prendre leur sépulture. C’est là que repose la bonne Mère, au milieu de ses filles, dont la plupart ont laissé des exemples de vertus éminentes. La pierre carrée qui ferme le caveau est surmontée d’une petite croix de fonte, sur laquelle on lit ces paroles

 

ICI REPOSE NOTRE VÉNÉRÉE MÈRE MARIE  DE SALES CHAPPUIS MORTE EN ODEUR DE SAINTETÉ

LE 7 OCTOBRE 1875

ÉTANT ÂGÉE DE QUATRE-VINGT-DEUX ANS ET TROIS MOIS

 

Autour, sept petites statues de terre cuite représentent les sept anges qui assistent au trône de Dieu , anges auxquels la bonne Mère avait une particulière dévotion; au-dessus un petit toit rustique ayant la forme d’une grande cloche est soutenu par six montants de fer : tel est, dans sa simplicité, le lieu qui abrite les restes vénérés de la bonne Mère. C’est là que, peu de temps après la mort de la bonne Mère, Mgr Mermillod vint demander la conversion d’un malheureux prêtre apostat qui s’était fait curé vieux-catholique. Cette conversion a été obtenue. D’autres personnes ont sollicite la grâce de venir prier auprès du tombeau vénéré, mais cette faveur ne pouvait leur être accordée par respect pour la clôture. Elles ont néanmoins affirmé que leur désir d’aller prier près de la bonne Mère avait été récompensé, qu’elles avaient obtenu ce qu’elles demandaient. Nous n’entrerons pas ici dans les détails de toutes les grâces accordées depuis la mort de la bonne Mère, ce n’est pas notre but; d’ailleurs nous voulons conserver jusqu’à la fin notre caractère de témoin personnel des faits que nous citons.

Le premier fait important après la mort de la bonne Mère est la guérison de Marie Marchai, du diocèse de Nancy. Cette fille, âgée de cinquante ans, était depuis près de dix-huit mois-malade d’une monomanie qui lui avait fait perdre entièrement l’usage de la raison. Elle se croyait ruinée et condamnée à mourir de faim. Les accès étaient perpétuels et violents ; elle était devenue méchante et presque furieuse; elle était, pour les personnes qui l’entouraient, une charge qu’il devenait impossible de conserver. Le confesseur de Marie Marchal eut la pensée de la faire guérir par la bonne Mère; il lui ordonna de réciter chaque jour quatre Pater en mémoire de la Mère Marie de Sales Chappuis. Marie Marchai avait résisté, disant qu’elle ne savait pas ce que c’était que cela : Marie de Sales!... Mais, contrainte par la menace d’être punie si elle ne le faisait, Marie Marchai consentit à dire ses Pater. Le quatrième jour de la neuvaine elle fut subitement et entièrement guérie. Elle vint aussitôt en faire part à son confesseur, ajoutant que jamais on ne saurait tout ce qu’elle avait souffert, et que maintenant il lui semblait être en paradis. Elle communia en action de grâces le lendemain, et depuis elle jouit d’une excellente santé sans aucun retour de sa funeste maladie.

Le second fait est celui de Louis Belloy, de Troyes. Louis Belloy, âgé de quatorze ans, était malade d’une carie des os de la jambe; il gardait le lit depuis plusieurs mois. Une maladie de poitrine qui, de l’avis des médecins, devait le conduire plus rapidement à la mort que ne l’aurait fait la carie des os, était venue aggraver son état. La mère de Louis Belloy, dame très pieuse et très confiante envers la bonne Mère, engagea toute sa famille à s’unir à elle pour obtenir de la bonne Mère la guérison de Louis. Elle vint, à cet effet, à la Visitation pour y prier et y recevoir la sainte communion. A son retour elle trouve Louis levé, sautant par la chambre, affirmant qu’il était guéri. Le médecin, qui avait préparé sa mère à faire très prochainement le sacrifice de son fils, survient alors, et voit Louis se mettre à courir au travers des allées du jardin avec l’agilité et la bonne mine d’un enfant qui n’a jamais été malade. Le troisième fait est celui de la soeur Louise-Emmanuel Fourier, oblate de Saint-François-de-Sales, 79, rue de Vaugirard, Paris. Cette soeur avait déjà été guérie d’une carie des os par l’entremise de la bonne Mère. Quelques années plus tard, à la suite d’une congestion violente au cerveau, elle était devenue entièrement sourde, et d’une surdité tellement absolue, qu’elle n’entendait plus aucun bruit, même des plus fortes détonations. Un médecin spécialiste célèbre, le docteur Levy, fut appelé, et il constata la paralysie entière des nerfs acoustiques et auditifs, affirmant qu’il n’avait jamais vu une surdité plus complète, et qu’il n’avait guère d’espoir d’y apporter remède. Cependant il résolut de combattre énergiquement le mal, et il employa tout ce que son art et sa longue expérience purent lui suggérer. Constamment vaincu, il se retirait un soir très triste en disant : « J’ai tout épuisé. » Cependant on ne cessait de prier la bonne Mère; les religieuses, les pensionnaires avaient commencé une neuvaine de prières, de pratiques et de mortifications auxquelles la bonne Mère ne devait pas être insensible. Or ce soir où le docteur Levy s’était prononcé était le huitième jour de cette fervente neuvaine. Le lendemain tout le monde avait communié; on espérait qu’au moment de la communion la soeur serait guérie: vain espoir! et c’était le dernier jour de la neuvaine. Le soir, au salut du très saint Sacrement, on prie avec plus de ferveur encore. La soeur assiste au salut sans

rien entendre des chants; elle s’incline à la bénédiction du saint Sacrement, et, en se levant, il lui semble qu’elle vient d’entendre la petite cloche qui tinte la bénédiction. Mais voici le cantique qui commence, elle entend parfaitement le chant et les paroles; elle est guérie ! ... Le lendemain le docteur Levy revoit la malade, s’assure au moyen du tic-tac de sa montre que le sens de l’ouïe est plus développé et plus délicat que chez les autres personnes: « Elle est guérie, » dit-il. Il demande ce que l’on a fait pour cela; on lui raconte la neuvaine, il écoute avec intérêt et il ajoute: «  Je suis israélite, par conséquent j’admets l’intervention divine dans les affaires humaines. Je crois à la possibilité du miracle, et je pense que si Dieu veut faire des miracles, c’est en faveur de personnes qui se dévouent, comme vous le faites, pour le bien de l’humanité. » M. le docteur Levy, prié de donner un rapport sur la maladie grave de la soeur et sur sa guérison instantanée et inespérée, l’a fait en termes qui témoignent de sa conviction. Cette guérison fut un grand événement pour le pensionnat et pour la communauté. Les différentes maisons de l’Institut, toutes les familles des pensionnaires savaient la gravité de la maladie, que l’on disait sans remède; elles savaient aussi la neuvaine qui se faisait à la bonne Mère, et avaient attendu avec anxiété le résultat de tant de prières. Ce fut pour un grand nombre de jeunes filles et pour leur famille une grâce qui augmenta en elles leur foi dans l’effet de la prière, et leur douce confiance en la protection de la bonne Mère.

D’autres faits moins éclatants se sont encore produits. Un enfant de treize ans, Albert Haillard, élève du collège Saint-Bernard, de Troyes, était sujet, sans que les directeurs en eussent été prévenus, à des accès de somnambulisme. Un soir de décembre 1884, vers dix heures et demie, se croyant poursuivi par un de ses camarades, il se lève, ouvre la fenêtre du dortoir, et se précipite d’une hauteur de neuf mètres sur le sol gelé d’une cour de récréation. Une circonstance fortuite-fait revenir une seconde fois dans le dortoir le directeur du collège. Il voit cette fenêtre ouverte, il entend un sourd gémissement, il regarde et aperçoit quelque chose dans la cour: c’était le petit malheureux. Un médecin appelé en toute hâte déclare que c’est un enfant mort, que sur mille il n’en revient pas un seul : « Le crâne est fracturé et le cerveau, dit-il, n’est plus qu’une affreuse bouillie. » On lui met immédiatement une relique de la bonne Mère sur la tête. Deux et trois jours se passent et confirment les décrets du médecin. Il exhorte le père et la mère de l’enfant à faire leur sacrifice. Mais voici que les directeurs font un voeu à la bonne Mère Marie de Sales. Ils promettent d’envoyer au Brésil des missionnaires que leur avait demandés Mgr de Macedo, évêque de Para, si Albert est guéri. Ils disent à cette intention la sainte messe. La messe terminée, ils se rendent à la chambre du petit moribond, qui les reconnaît, les appelle par leur nom, leur raconte combien il a souffert et s’informe comment il a pu se donner un si grand coup à la tête. Le médecin survient et s’écrie : « C’est merveilleux! » La joie des parents, de tout le collège, car cet enfant est très aimé de ses condisciples et de ses maîtres, est au comble. Le lendemain, tous veulent communier en action de grâces.

Un fait analogue se passait en Suisse quelques années plus tard:

Au mois d’août 1887, en face du monastère de la Visitation de Fribourg, au second étage d’un maison élevée, quelques enfants jouaient bruyamment. La fenêtre était ouverte. La mère avait déjà fait maintes fois la recommandation de ne se point pencher pour regarder dans la rue: la docilité n’est pas toujours le fait des enfants. Un d’entre eux, âgé d’une dizaine d’années, perdit tout à coup l’équilibre, et tomba, la tête la première, sur le pavé inégal et caillouteux de la rue. On ramassa le pauvre enfant sans connaissance, la tête brisée : le sang lui jaillissait par les oreilles, par les narines, par les yeux. Deux médecins appelés à la hâte déclarent qu’il n’y a rien à faire: les os sont fracturés, la cervelle est atteinte, l’enfant ne peut en revenir, la mort est imminente.

La pauvre mère affolée, et ne pouvant se résoudre à voir mourir son enfant, court à la Visitation. On lui donne une image et une relique de la vénérée Mère Marie de Sales, pour la déposer sur le petit moribond. Puis la supérieure met immédiatement en prières au pied du très saint Sacrement neuf soeurs : c’est une neuvaine hâtive à la bonne Mère, car la mort est au chevet de l’enfant.

Quelques jours après l’enfant était complètement guéri, et jouait avec ses camarades. Il fut présenté alors à l’un de nos Pères; la figure portait encore des traces nombreuses de cette chute épouvantable; mais tout danger, toute douleur, toute blessure avait disparu. Je l’ai vu moi-même peu de temps après, et l’histoire de cette guérison surprenante me fut racontée par la mère elle-même.

Une soeur de la Visitation de Troyes, employée à la cuisine, était à la mort depuis plusieurs mois d’une maladie d’estomac accompagnée de complications nombreuses et mortelles. Déjà administrée et sur le point de rendre le dernier soupir, elle se sent inspirée de demander sa guérison à la bonne Mère, chose à laquelle elle ne s’était pas sentie portée jusque-là. Elle en demande la permission à la supérieure, qui la lui accorde. Au huitième jour de la neuvaine elle se sent tout à coup guérie. Elle demande à manger; depuis longtemps elle ne pouvait plus rien digérer elle vomissait tout ce qu’on lui faisait prendre. On lui offre un potage léger. « Non, non, dit-elle, c’est le souper de la communauté qu’il faut m’apporter, » et on lui apporta du veau rôti, des haricots et de la salade, qu’elle mangea d’un excellent appétit et dont elle ne ressentit aucun mal. Depuis, la maladie d’estomac a entièrement disparu ainsi que toutes ses autres infirmités; elle se porte maintenant mieux que jamais, car jusque-là elle avait toujours eu une santé délicate et languissante.

Je ne citerai pas les guérisons nombreuses opérées dans différents monastères et auprès de personnes du monde, en France, en Suisse, en Allemagne, en Italie, en Amérique, et jusque dans les Indes. C’est journellement qu’il nous arrive des témoignages de reconnaissance, venus de toute part, constatant les merveilleux effets produits par l’intercession de la bonne Mère, soit pour les choses de l’âme, soit pour celles du corps. Il convient pourtant d’extraire de ces lettres le rapport du médecin qui a attesté la guérison merveilleuse de Mlle M. Stiltz, rapport authentique et légalisé pour la signature par l’archevêque de Lyon.

 

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DE L’ATTESTATION DONNÉE PAR LE DOCTEUR A. LACOUR SUR LA GUÉRISON DE MLLE M. STILTZ

 

« Le 9 mai 1885, Mlle M. Stiltz a été guérie subitement et inopinément d’une paraplégie ou paralysie des membres inférieurs datant de dix mois.

«On peut assurer que Mlle M. Stiltz n’a point triomphé de cette grave maladie par la vigueur de sa Constitution. Son organisation fine et délicate accuse plutôt des habitudes intellectuelles et morales que le travail manuel.

« La première atteinte de la paraplégie parait remonter à janvier 1884; Mlle M. Stiltz marchait alors librement, mais elle se surmenait. La maladie se manifesta à la sourdine et progressivement, sous la forme d’une anémie aigüe avec faiblesse extrême. Le professeur Potain, à qui j’adressai Mlle Marie, la trouva malade partout, totius substantiae, et porta un pronostic alarmant. Cette faiblesse fut portée à son comble par les soins donnés par la malade à sa mère, qui mourut le 27 février 1884. Du 27 septembre 1884 au 9 mai 1885, sous l’action permanente de la réclusion, de la souffrance et de l’insomnie, la vie de la malade n’a été qu’un martyre. La fièvre était continuelle et suivie de sueurs abondantes; la perte complète d’appétit rendait l’alimentation insuffisante et augmentait la faiblesse; le moindre mouvement n’était obtenu qu’au prix d’une grande souffrance. Le 8 mai, la maladie était si aggravée, que Mlle Marie put à peine répondre à mes questions. Profondément découragé, j’étais en proie à une vive inquiétude. Quelle fut ma surprise de constater le lendemain 9 mai, dernier jour de la neuvaine entreprise sous les auspices de la religieuse Marie de Sales Chappuis, que la fièvre, la souffrance, l’insomnie avaient cessé toutes en même temps, et que Mlle Marie avait pu faire quelques pas, soutenue par sa fidèle et intelligente gardienne Stéphanie! Comme la malade avait manifesté l’intention de monter en voiture à Fourvières, le lundi 11, nous montâmes en voiture. Ce voyage, que Mlle Marie n’avait pas effectué depuis dix-sept mois, se fit sans la moindre souffrance. Mlle Marie se croyait capable de marcher dans l’église, et je crois maintenant qu’elle aurait pu le faire; mais la chose n’était pas possible à cause de l’affluence énorme causée par divers pèlerinages, et la messe célébrée par le nouvel évêque de Verdun, qui administra la sainte communion à la convalescente. Au retour je fis étendre Mlle Marie, quoiqu’elle n’éprouvât aucune fatigue et qu’il me tardât de la voir marcher. Vers trois heures de l’après-midi, ma seconde fille, Marie Lacour, vint toute joyeuse m’annoncer

que, rendant visite à Mlle M. Stiltz, elle l’avait vue, à sa grande surprise, marcher. Le soir, appuyée légèrement sur mon bras, l’ex-paralytique put faire le tour de son salon. Son corps était tellement amaigri, atrophié dans sa partie musculaire; son sang était tellement appauvri, que j’ai dû, pour favoriser une convalescence inespérée et non préparée, ordonner les précautions les plus minutieuses et le séjour momentané dans la famille, à Auteuil.

« Toujours préoccupé du retour offensif de la paraplégie et de la cause qui l’avait produite, j’ai fait le voyage d’Auteuil, le 11 juin, pour m’assurer en médecin de la réalité de la situation. Cette réalité a dépassé mes prévisions : Mlle Marie, que j’ai bien observée, se tient droite, marche avec une canne dont elle oublie souvent de se servir, mange à table, dort, cause, et, à coup sûr, actuellement personne ne peut se douter qu’il y a cinq semaines elle était torturée et immobilisée dans son lit, où elle gisait depuis dix mois.

La guérison de Mlle Marie Stiltz ne peut- être attribuée ni à une crise naturelle, ni à une coïncidence inexplicable, ni au traitement employé : elle est due à une influence surnaturelle.

 

« Lyon, ce 15 juin 1885.

 

« Signé: Dr A. LACOUR. »

 

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CHAPITRE LIX

PREMIERS ACCOMPLISSEMENTS DES PROPHÉTIES DE LA BONNE MÈRE SUR SA VIE PERSONNELLE  — SUR SON CONFESSEUR — SUR LA MAISON DE SAINT-OUEN SUR CELLE DE MORANGIS — SUR LE CANAL — SUR LES OBLATS — SUR LES SOEURS OBLATES — SUR MONTORGE — A MLLE V*** — A UNE DAME VEUVE — AUX SOEURS DE LA VISITATION DE TROYES — AU PÈRE ROLLIN

 

Un des plus grands témoignages de l’action de Dieu dans une âme est le don de prophétie. Ce don paraît avoir été un des plus caractérisés dans la mère Marie de Sales. Non seulement son rare jugement l’aidait à prévoir ce qui devait arriver, mais elle recevait de Dieu une lumière remarquable pour une foule de circonstances; nous n’avons pu en citer que quelques-unes dans cette histoire, il faudrait des volumes pour les contenir toutes. Il nous reste à dire celles de ces prévisions ou prophéties qui se sont accomplies depuis sa mort jusqu’à ce jour. Nous suivrons l’ordre des dates, ne craignant pas, ainsi que nous l’a ordonné Mgr de Ségur, de citer des faits qui nous paraissent à nous-même de peu d’importance. Colligite fragmenta ne pereant, nous avait-il dit avec son autorité de saint et d’ami dévoué à la cause de la bonne Mère.

La Mère Marie de Sales, n’étant encore que novice, avait reçu de Dieu, ainsi que cela se lit dans le cahier qu’elle écrivit à cette époque à Fribourg, l’assurance qu’elle serait apôtre, et sa vie lui avait été montrée comme devant se passer dans une lumière douce, sereine, et devant finir alors que cet état cesserait en elle. Ces deux assertions se sont entièrement réalisées; la première par la création des Oblats, la seconde par l’état permanent de ses communications avec Dieu, communications qui ont cessé quelque temps avant sa mort.

En 1835, la Mère Marie de Sales demandait à Dieu de lui préparer quelqu’un qui pût travailler à son oeuvre et lui servir pour la fonder définitivement. Or celui que Dieu lui destinait à cet effet n’était encore que jeune étudiant; il n’avait jamais vu la bonne Mère ni jamais entendu parler d’elle. La veille du samedi des Quatre-Temps de la Pentecôte, jour où il devait recevoir la tonsure, il eut pendant la nuit un songe qui dura tout le temps de son sommeil. Il lui sembla dans ce songe que, se trouvant dans la nécessité de choisir un état de vie, deux voies lui étaient indiquées : celle du monde et celle de l’état ecclésiastique. La voie du monde lui était montrée par une femme richement vêtue, parée de diamants et de bijoux précieux. Elle insistait, en affirmant que la fortune, les plaisirs seraient le partage du jeune homme s’il consentait à la suivre.

Pendant que le jeune homme réfléchissait, une autre femme se présente; elle était vêtue d’un costume qui annonçait le recueillement et la simplicité religieuse; elle ne parle pas au jeune homme, mais lui fait un simple signe en lui montrant une autre route. L’air de candeur et de paix qui se voit en cette femme engage le jeune homme à la suivre. Il la suit, en effet, à travers une prairie calme et rafraîchie par le parfum de la verdure et par l’ombre de grands arbres, à travers lesquels le soleil n’envoie que des rayons adoucis; il marche longtemps avec elle. Il comprend à son air et aux paroles qu’elle lui adresse le long de la route qu’elle est en communication avec Dieu et qu’elle lui enseigne le vrai bonheur. Son âme éprouve une paix profonde, la route se prolonge sans fatigue; mais voici que sa conductrice disparaît.

La prairie qu’il parcourait avec elle, les grands arbres qui ombrageaient sa route, sont suivis d’une vaste plaine sèche, presque aride; mais d’un sol ferme et éclairé d’une manière vive et forte. Dans le lointain se voient des collines qui prennent les nuances du ciel et qui paraissent se confondre avec lui. Au sortir de la prairie il rencontre un de ses amis de séminaire; il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus: cet ami était déjà à moitié blanchi par la vieillesse, il paraissait avoir environ soixante ans. Il fit quelques pas avec cet ami, qui bientôt le quitta à son tour. Il continua son chemin en remarquant combien ce chemin était solide, et combien la lumière qui éclairait la plaine était vive et sûre; il se dirigeait vers ces collines qui lui paraissaient se rapprocher du ciel, lorsque la cloche de cinq heures du matin vint le tirer de ce songe qui lui paraissait délicieux. Or, quelques semaines après, un des professeurs de ce jeune homme le conduisit à la Visitation pour l’accompagner dans l’administration d’une malade. Il vit alors pour la première fois la bonne Mère, elle lui dit qu’un jour il serait confesseur du monastère. Il l’a été, en effet, pendant près de quarante-quatre ans, dont il a consacré près de trente-cinq à la bonne Mère; ces années ont été un vrai parcours de paix, de douce lumière.

Peu de temps après la mort de la bonne Mère, cet ami du songe, M. l’abbé Lardin, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, vint se fixer à Troyes pendant quelque temps; il avait bien les cheveux blancs et il apportait à son vieil ami les encouragements et les témoignages de toutes sortes pour ses oeuvres. Cet ami resta peu de temps à Troyes, environ deux ans; il quitta la ville pour se rendre au poste qui venait de lui être confié, la cure de Traînel.

On nous pardonnera ce long récit; car ce songe renferme l’histoire si exacte, les dates si précises de la vie de la bonne Mère, de l’époque de sa mort, des circonstances qui l’ont suivie, qu’il est bien difficile de ne pas y voir une prédiction réelle.

En 1842, le mardi de Pâques, la bonne Mère dit au Père Brisson, qui était allé la voir au second monastère de la Visitation de Paris, que le témoignage que le Sauveur donnerait des développements de l’oeuvre qu’il fonderait dans sa charité pour les âmes, serait le don d’une maison grande, aérée, avec de grands arbres, proche de Paris. Cette maison serait donnée par quelqu’un qui serait en grand deuil, -qui porterait un crêpe; celui qui donnerait la maison serait bien plus empressé à la donner qu’on ne serait à la recevoir. Cette prédiction, la bonne Mère l’avait répétée dans les mêmes termes à la soeur Marie Donat, à la soeur Marie de Kostka et à d’autres soeurs du second monastère de la Visitation de Paris. Elle l’avait écrite tout au long dans une de ses lettres au Père Regnouf à cette même époque. Or, en 1878, trois ans après la mort de la bonne Mère, M. Legentil, qui venait de perdre sa mère et qui portait le crêpe de son deuil, offrait son château de Saint-Ouen pour y fonder une bonne oeuvre, et il était obligé d’insister pendant plusieurs mois avant de le faire accepter.

En 1845, la bonne Mère disait à M. l’abbé Beaussier qu’il fallait acheter aux environs de Paris une maison qui servirait à l’extension de l’oeuvre, que cette maison serait une source de lumière pour la voie, et, indiquant de la main la direction où se trouvait cette maison, la bonne Mère montrait le midi. Pour être agréable à la bonne Mère, M. l’abbé Beaussier se mit en marche pour acheter une maison aux environs de Paris; mais comme le midi précis des environs de Paris ne présentait que des terres labourables sans accident de terrain, M. l’abbé Beaussier se mit à chercher de toutes parts, mais il ne trouva rien qui fût convenable et en rapport avec le prix qu’il désirait y mettre. Il fut contraint de revenir au midi, et c’est sur la ligne même du méridien de Paris qu’il trouva, pour la somme qu’il avait disponible, la petite propriété du Désert, à Morangis (Seine-et-Oise). Cette maison, depuis la mort de la bonne Mère, est devenue le noviciat de l’oeuvre, la vraie maison de lumière.

En 1848, nous avons déjà parlé de ce fait, la nécessité où se trouvait le gouvernement français- de faire travailler les ouvriers qui composaient les ateliers nationaux fit penser à creuser un canal. Ce canal, dit de la Haute-Seine, devait passer tout près des murs de clôture de la Visitation et séparer de la clôture un terrain destiné à suppléer au jardin trop étroit du monastère.. Ce terrain, environné de haies élevées et très épaisses, servait à la communauté et aux pensionnaires pour y prendre l’air a certains jours. Les médecins avaient déclaré nécessaire cette extension de la clôture pour prévenir les maladies qui avalent sévi dans le monastère les années précédentes. Le canal était creusé, payé; on offrait à la bonne Mère un passage au-dessus ou au-dessous à son choix. Elle refuse absolument; elle affirme que le Sauveur lui a montré qu’elle passera ainsi que la communauté par le petit sentier qu’avaient laissé les ouvriers pour le déblaiement des terres. Pendant plus de quatre ans la bonne Mère refuse toute espèce de propositions : le Sauveur lui a promis qu’elle passera par ce petit chemin et que l’on y passera toujours. Au bout de quatre ans le plan du canal est modifié, le terrain est rendu à la communauté. La prédiction est justifiée. Après la mort de la bonne Mère, la prédiction reçoit une dernière confirmation : les travaux d’art, les ponts, les aqueducs sont construits sur l’emplacement indiqué par le plan nouveau, et l’on rend impossible toute espèce de retour au projet premier qui enlevait le terrain au monastère. Le petit chemin montré à la bonne Mère par le Sauveur reste à jamais comme témoignage de la vérité de la prophétie.

A différentes époques de sa vie, la bonne Mère avait prophétisé la création des Oblats de Saint-François-de-Sales. En 1863, elle avait dit aux soeurs qui s’étaient effrayées de la voir malade : « Mais pourquoi craignez-vous? Mes prêtres ne sont pas encore fondés. » Peu de temps avant sa dernière maladie elle avait dit : « Ils iront par toute la terre, » et à ses derniers instants elle leur avait prédit de~ épreuves qui iraient jusqu’à tout ébranler, mais qui ne feraient que rendre l’oeuvre plus forte et plus assurée. Aussitôt après sa mort, trois mois après, l’on recevait le bref Laudati de Sa Sainteté Pie IX. Les Constitutions des Oblats ont été approuvées par la sainte Église le 7 décembre 1887. En 1881, on avait fondé la mission du Cap, érigée en Préfecture apostolique au mois de juillet 1885, sous le titre de Préfecture du fleuve Orange. Cette difficile mission, ail milieu d’un pays protestant et païen, à peu près complètement dépourvu de ressources, a déjà produit des fruits de salut consolant. Nos missionnaires y ont déjà trois résidences, deux orphelinats, plusieurs écoles, et plusieurs oeuvres pour les noirs. Cette fondation fut bientôt suivie de celle du Brésil, que les complications politiques nous ont obligé d’abandonner momentanément. Puis est venu l’établissement de nos religieux à l’Équateur, où ils dirigent le séminaire de Rio Bamba. Dans une ville voisine, à Zicalpa, ils ont la cure et un collège florissant.

La bienveillance de Mgr Marango, archevêque d’Athènes, nous a confié la direction du lycée Léonin de Saint-Denys, dans la capitale de la Grèce. Deux de nos Pères desservaient déjà la mission catholique de l’île de Naxos, l’une des Cyclades. Enfin, depuis deux ans, nous avons-fait en Angleterre une fondation, bien humble à ses débuts, mais qui est destinée, nous l’espérons, à prendre une sérieuse extension 1.

Les Oblats ont donc commencé à aller par toute la terre. Les épreuves leur sont arrivées avec toutes les circonstances prévues, et leurs oeuvres ont suivi la marche indiquée, en esprit de paix et de simplicité. Les résultats sentent l’action douce et forte du Sauveur, qui amène à lui les âmes pour les conformer à son image. « On verra de nouveau le Sauveur marcher sur la terre, » avait dit la bonne Mère.

Elle a plusieurs fois répété que les soeurs oblates porteraient partout l’esprit de saint François de Sales, que leur mission était de se répandre par toute la terre; et, depuis sa mort, les Oblates sont allées évangéliser les contrées les plus éloignées de l’Afrique; elles donnent un concours efficace aux Pères oblats,

 

1. Les Annales salésiennes, mémoires des Oblats de Saint-François-de-Sales, 79, rue de Vaugirard, à Paris, donnent d’intéressants détails sur les travaux des Oblats en France et dans les missions.

 

chargés de la préfecture si laborieuse du fleuve Orange, au nord de la colonie du cap de Bonne-Espérance. Déjà elles ont pu réunir des jeunes filles qui, attirées par la grâce et la douceur de saint François de Sales, se sont consacrées à Dieu et sont devenues ses enfants dans la vie religieuse. Le même fait s’est reproduit à l’Équateur, à Zicalpa, où les Oblates ont

fondé pour les jeunes filles le collège de Santa-Rosa, et à Cañar, où elles ont ouvert une école: deux établissements qui croissent et se développent entourés de la sympathie et des bénédictions du peuple équatorien si plein de foi et de zèle.

En 1874, les religieuses capucines du couvent de Montorge se trouvaient dans une grande détresse; elles manquaient de sujets et de ressources; leur supérieure était, d’un autre côté, dans de grandes peines intérieures. La bonne Mère, qui ignorait cette situation, reçut de Dieu l’inspiration d’écrire à la supérieure pour lui dire que Dieu allait lui envoyer des sujets qui remonteraient le personnel et le matériel de sa communauté; qu’elle serait elle-même délivrée des peines qu’elle éprouvait. La lettre de la bonne Mère arriva à l’instant où les soeurs délibéraient s’il ne serait pas bon de s’adresser à la Mère Marie de Sales pour obtenir du secours. Depuis la mort de la bonne Mère tout ce qu’elle a prédit pour Montorge est arrivé, et une lettre de la supérieure de Montorge au confesseur de la bonne Mère donne les détails les plus complets et les plus circonstanciés sur l’accomplissement total de cette prophétie.

En 1875, une pensionnaire de la Visitation de Troyes était venue faire une retraite au monastère avant de se marier. La bonne Mère, l’ayant rencontrée dans le cloître, lui dit : « Tenez-vous beaucoup à faire le mariage que vos parents désirent? — Mais, ma Mère, il me semble que ce parti est bien convenable, etje crois que mes parents seraient très affligés s’il venait à manquer. — Vous-même êtes-vous, attachée au jeune homme? — Ma Mère, il y a déjà si longtemps qu’il est question de ce mariage dans la famille, et puis ce serait bien malheureux si je m’étais décidée sans avoir de l’affection pour lui! — Eh bien! seriez-vous capable d’y renoncer? — Ma Mère, s’il le fallait absolument et si vous me le disiez.

Eh bien, ma fille, allez prier et revenez demain me dire ce que vous penserez. » La jeune fille communia et se mit à prier; sur le soir elle revint trouver la bonne Mère et lui dit : « Ma bonne Mère, j’abandonne le projet. » La bonne Mère, l’embrassant avec effusion, lui dit : « Oh! V***, quel profond chagrin vous vous épargnez! » Le jeune homme mourait la même année, quelques semaines après la mort de la bonne Mère.

En 1875, une dame qui venait de perdre son mari, un très bon chrétien, vint trouver la bonne Mère et lui demanda ce qu’elle pensait de la mort de son mari, s’il resterait longtemps en purgatoire. La bonne Mère répondit à cette dame qu’un prêtre qu’elle lui nomma viendrait lui dire quand son mari serait au ciel. Quelque temps après la mort de la bonne Mère, le prêtre qu’elle avait désigné vint dire à cette dame qu’il avait reçu pendant la sainte messe l’assurance que son mari était auprès du bon Dieu.

Pendant sa dernière maladie, qui dura deux mois, le mois d’août et le mois de septembre 1875, la bonne Mère fit plusieurs prédictions aux soeurs sur leur état intérieur à venir, sur quelques-uns de leurs emplois; et les soeurs affirment qu’elles se sont réalisées. La bonne Mère en fit plusieurs regardant d’autres personnes; une de ces prédictions, nous l’avons dit au chapitre précédent, restera comme un témoignage indéniable du don de prescience que Dieu lui avait départi.

Voyant les soeurs affligées de ce qu’elle les laissait orphelines, elle les consola en leur disant qu’après elle il viendrait un grand nombre de prétendantes, ce qui s’est justifie jamais le noviciat de la Visitation de Troyes n’a eu autant de sujets que depuis la mort de la bonne Mère.

Un des Pères Oblats, le Père Rollin, lui avait dit deux ans auparavant : « Ma Mère, si vous mouriez maintenant, que deviendrait la fondation des Oblats ? elle tomberait. Je ne pourrai me résigner à vous voir nous quitter! » La bonne Mère lui avait répondu : « Les Oblats sont fondés, le bon Dieu ne reviendra pas sur ce qu’il a fait, et je ne mourrai que quand vous le voudrez. Eh bien, dit en lui-même le Père Rollin, ce n’est pas de sitôt que je le voudrai.

Il resta dans ce sentiment plus d’un mois, et plus d’un mois la bonne Mère fut comme à l’agonie, entre la vie et la mort. Ce fut seulement le 6 octobre, à la sainte messe, que le Père Rollin, qui jusque-là ne pouvait se résigner à voir mourir la bonne Mère, qu’il regardait comme la seule garantie de l’oeuvre, reçut de Dieu le sentiment qu’il fallait laisser partir la bonne Mère, qu’elle serait aussi utile aux Oblats au ciel que sur la terre. Après la messe il venait lui dire: « Ma Mère, que la volonté de Dieu soit faite! », et la bonne Mère mourait la nuit même, à minuit et demi.

 

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CHAPITRE LX

TÉMOIGNAGE EN FAVEUR DES VERTUS DE LA BONNE MÈRE DONNÉS APRÈS SA MORT PAR SA FAMILLE  — PAR MGR DE SÉGUR — PAR MGR MARILLEY, ÉVÊQUE DE FRIBOURG — PAR MGR RAVINEY, ÉVÊQUE DE TROYES — PAR LE PÈRE CHAVETON, SON CONFESSEUR A PARIS — PROCÈS DE L’ORDINAIRE POUR L’INTRODUCTION DE LA CAUSE DE LA SERVANTE DE DIEU

 

Il nous semble qu’il n’est pas hors de propos de terminer cette vie par quelques-uns des témoignages authentiques des vertus et des dons surnaturels que possédait la bonne Mère. La haute valeur de ces témoignages les recommande à l’attention des lecteurs. Aussi, passant sous silence les nombreuses attestations qui sont arrivées de la part de presque toutes les personnes qui avaient été en rapport avec elle, nous citons seulement en premier lieu le témoignage de Mme Ceppi de Delémont, nièce de la bonne Mère, envoyé au Père Brisson le 14 mai 4882.<