VIE DE SAINT STANISLAS KOSTKA

NOVICE DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.

Lyon, 1836

 

VIE DE SAINT STANISLAS KOSTKA.. 1

NOVICE DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 1

LIVRE PREMIER. 1

LIVRE SECOND. 8

LIVRE TROISIÈME. 15

 

 

Accueil ; Bibliothèque 

LIVRE PREMIER.

 

 

I. La maison de Kostka est une des plus anciennes maisons de la Pologne. Ses grands biens, et les charges qu’elle a possédées en ce royaume, l’y ont rendue si considérable. qu’elle se trouva en état, lorsque Henri III revint en France, de disputer la couronne aux princes qui y prétendaient, et peu s’en fallut qu’elle ne l’emportât. C’est de ce sang illustre que le bienheureux Stanislas, dont j’écris la Vie, tire son origine. Il naquit au château de Rostkou, dans la Basse-Pologne, (6) le vingt-huitième d’octobre mil cinq cent cinquante. Il fut le dernier des enfants de Jean Kostka, sénateur de ce royaume, et de Marguerite Kriska, soeur du Palatin de Masovie, issue de la maison d’Odrovas, que l’admirable saint Jacinthe , qui en était, a rendue si célèbre.

On peut dire de Stanislas ce qu’Isaïe dit de lui-même, que Dieu l’avait appelé à son service dès le ventre de sa mère, et qu’il l’avait formé exprès pour cela. Car il est marqué dans les procès qui ont été faits à Posna et à Rome pour sa canonisation, que sa mère, étant grosse de lui, s’aperçut un jour qu’elle avait un nom de Jésus imprimé sur le sein, avec des caractères si bien formés, et d’une couleur si éclatante, qu’il était impossible que cela se fût fait par hasard. Cette merveille fit regarder Stanislas par ses parents comme une chose qui appartenait plus à Dieu qu’à eux; et, comme ils avaient beaucoup de piété, cette considération les obligea à l’élever avec un soin extraordinaire.

Aussitôt qu’il fut en âge d’être appliqué à l’étude, ils mirent auprès de lui un jeune gentilhomme nommé Jean Bilinski, pour (7) lui servir de gouverneur, et pour lui enseigner les principes de la langue latine. Mais de quelque diligence qu’ils eussent usé à lui donner un homme pour l’instruire, le Saint-Esprit, qui voulait être son premier maître, les avait prévenus. Car il y avait déjà longtemps que Stanislas en avait reçu la première leçon de la science des Saints, quand on résolut de le faire étudier. Aussitôt qu’il fut capable de connaître Dieu, il se  sentit porté à l’aimer ; et il disait souvent lui-même que le premier usage qu’il avait fait de la raison, avait été de s’offrir et de se consacrer entièrement à notre Seigneur.

Une correspondance si fidèle à cette première grâce attira sur cette âme innocente les bénédictions du ciel avec tant d’abondance, qu’on le vit élevé à un très haut degré de perfection, dans un âge auquel les autres hommes ne connaissent pas encore la vertu. Un vieux domestique de la maison assurait que Stanislas avait été un aussi saint enfant dans les premières années de sa vie, qu’il avait été depuis un saint religieux. Son père et sa mère lui donnaient le nom d’Ange, et c’était son vrai caractère.

Il n’y avait rien de plus beau que lui, et (8) l’on disait de sa beauté ce que saint Ambroise dit de celle de la sainte Vierge, qu’elle inspirait le désir d’être chaste , et que c’était assez de la regarder, pour être délivré des tentations impures. Moins il affectait de plaire aux hommes, plus il avait bonne grâce à tout ce qu’il faisait: il était doux et affable; mais il avait un air sérieux qui lui attirait du respect, et qui le mettait à couvert de ces caresses dangereuses, amollissent d’ordinaire le naturel des enfants. Il avait une pudeur si délicate, qu’il ne fallait qu’une parole trop libre pour le faire évanouir. Cet accident lui arrivait d’ordinaire à table, où il se trouvait quelquefois engagé malgré lui à entendre de méchants discours; et il lui arrivait si souvent, qu’il fut aisé d’en reconnaître la cause. De sort que son père qui l’aimait tendrement, prenait soin de détourner tous les entretiens qui pouvaient choquer l’honnêteté ; et quand il ne le pouvait faire par adresse, il priait ceux qui les commençaient d’avoir pitié du petit Stanislas, et de lui épargner la peine que lui causaient ces sortes de discours.

L’amour qu’il avait pour la pureté, lui faisait éviter avec un extrême soin tout ce (9) qui la pouvait souiller. Il aimait à être vêtu simplement, il haïssait le jeu, il fuyait les conversations dangereuses , et ce qui contribuait plus que toutes choses à le conserver dans l’innocence, il était toujours occupé ou à l’étude ou à la prière.

II. Stanislas étudia dans la maison de son père jusqu’à l’âge de quatorze ans qu’on pensa à le mettre au collège. Il y avait en ce temps-là à Vienne en Autriche un célèbre séminaire de Jésuites, que l’empereur Ferdinand y avait établi, pour y faire élever la jeune noblesse d’Allemagne dans la crainte de Dieu et dans l’étude des belles-lettres. La réputation qu’avait alors cette belle académie dans tout le Septentrion, et le grand nombre de personnes de qualité qui y allaient faire leurs études , fit prendre au père de Stanislas la résolution de i’y envoyer avec un de ses frères nommé Paul.

Le saint Enfant ne pouvait trouver une demeure plus conforme à ses inclinations que

celle-là on y vivait très saintement, et toutes choses s’y faisaient avec beaucoup d’ordre. Il y avait une ferveur parmi ces jeunes gentilshommes, qu’on eût admirée en des religieux. ils aimaient la prière, et (10) ils pratiquaient publiquement les plus rudes exercices de la pénitence. Un grand nombre de Luthériens , que la réputation de ceux qui enseignaient dans ce séminaire y avait attirés, s’y rendaient catholiques; et l’on a su depuis que beaucoup d’entre eux avaient souffert des persécutions cruelles , et de grandes pertes de biens, pour la conservation de leur foi.

Stanislas eut une joie très sensible, lorsqu’il se vit dans une maison où Dieu était si bien servi. Il la considéra comme un lieu de sûreté, où la Providence divine l’avait conduit, pour le préserver de la corruption du siècle ; et il crut que la reconnaissance l’obligeait de contribuer par son exemple à y maintenir la piété. Il s’y prit avec tant de ferveur qu’il attira d’abord sur lui les yeux de tout le monde; et, en peu de temps, il fut considéré dans le séminaire comme un modèle des plus parfaites vertus.

Quand il était à l’église et qu’il aSsistait à l’office divin, chacun s’empressait pour le voir; et il n’y avait personne à qui sa modestie n’imprimât de la vénération. Il était si recueilli dans la prière, et son visage y paraissait si plein de feu, qu’il donnait de (11) la dévotion aux moins fervents. On eût dit qu’il était toujours en extase, et il y étai en effet très souvent. Il faisait cependant tout ce qu’il pouvait pour cacher aux yeux des hommes ces sortes de faveurs; mais Dieu qui voulait être glorifié en lui, ne permettait pas qu’il y réussît toujours. On le voyait fondre en larmes aux prières publiques; on le surprenait quelquefois dans ses ravissements, lorsqu’il était fort haut élevé de terre et il est à croire qu’il se passait bien de choses encore plus extraordinaires que celles là dans les longues communications qui avait avec Dieu, lorsqu’il ne pouvait être vu de personne, et qu’il ne craignait point d découvrir les grâces du ciel, que son humilité lui faisait cacher avec un extrême soin.

Il sortait toujours de l’oraison si rempli de l’esprit de Dieu, qu’il en remplissait tous  ceux avec qui il conversait. Il avait fait choix d’un petit nombre d’amis, parmi les plu sages et les plus fervents de ses compagnon d’étude, avec lesquels il passait d’ordinaire en des entretiens de dévotion, les heure destinées à la récréation et au jeu. Il s’étai fait un talent particulier pour tourner la conversation sur des discours de piété, sans (12) u’on s’aperçût qu’il eût dessein de le faire; et chacun suivait en cela son inclination avec d’autant plus de facilité, qu’il parlait de tout agréablement, et avec un air de gaîté qui réjouissait et qui édifiait tout ensemble:  de sorte que, quoiqu’il parlât toujours de Dieu, il n’ennuyait jamais.

il ne donnait néanmoins à l’entretien des hommes que ce que les règles du séminaire ne lui permettaient pas de passer avec Dieu. Car, quelque douceur qu’il trouvât à converser avec ces saints amis, il trouvait toujours incomparablement plus de plaisir à entretenir notre Seigneur, hors duquel il ne voyait rien d’aimable, ni qui méritât d’occuper son coeur.

III. La vie que Stanislas avait menée dans le séminaire était pleine de vertu, comme nous venons de le voir; mais elle était trop paisible pour durer beaucoup. Dieu ne laisse jamais les Saints longtemps en repos. Comme la perfection à laquelle il les appelle, consiste dans la conformité qu’ils doivent avoir avec Jésus-Christ crucifié, qui est leur modèle, son premier soin est de leur donner une croix à porter, et de disposer tellement tous les évènements de leur vie, (13) qu’ils y trouvent toujours quelque chose à souffrir.

Le premier déplaisir que Stanislas eût ressenti jusqu’alors, lui fut causé par le désordre que la mort de l’empereur Ferdinand apporta aux affaires du séminaire. Car Maximilien, qui lui succéda à l’empire, n’ayan( pas le même zèle que lui pour l’éducation de la jeunesse, voulut retirer une maison quo son père avait prêtée aux Jésuites pour loger leurs pensionnaires: ce qui obligea ces jeunes gentilshommes, ou à se retirer chez eux., ou à se mettre en pension dans la ville, poux achever leurs études.

On ne peut dire combien ils versèrent de larmes en se séparant les uns des autres. Car, quoiqu’ils fussent de différentes nations, ils s’aimaient tous beaucoup, et ils vivaient ensemble comme s’ils eussent été frères. Mais ce fut un surcroît d’affliction pour Stanislas qu’il eut bien de la peine à supporter, lorsque sortant de cette sainte maison, il se vit contraint d’aller demeurer chez un Luthérien dont son frère et son gouverneur avaient préféré le logis à ceux de beaucoup d’honnêtes gens d’entre les Catholiques , parce qu’il était dans un beau quartier de la ville (14) Ce choix peu judicieux toucha si fort le cœur de Stanislas , et lui parut de si mauvais exemple, qu’il ne put s’empêcher d’en dire son sentiment, et de témoigner le déplaisir qu’il en avait. Mais son frère qui était sou aîné, et qui commençait déjà à exiger de lui une soumission aveugle à toutes ses volontés, ne voulut point l’écouter là-dessus; et il fallut lui obéir.

La vie que Paul Kostka commença à mener en cette maison, était bien différente de celle qu’il avait menée dans le séminaire. C’était un jeune homme plein de vanité, qui aimait le monde et le plaisir, et qui, n’étant plus retenu par rien, s’abandonna à son penchant, et ne pensa plus qu’à se divertir. Bilinski, son gouverneur, qui était aussi fort jeune et aussi de l’humeur de son disciple , s’accommodait fort bien de cette manière de vivre, et y conformait aisément la sienne. Il n’y eut que Stanislas qui ne put voir le désordre de son frère sans une extrême douleur. Il fit tout ce qui lui fut possible pour le porter à une vie plus retenue et plus réglée; mais voyant qu’il n’y gagnait rien, et que tout ce qu’il faisait pour cela ne servait qu’à l’irriter contre lui, il prit la (15) résolution de vivre en son particulier, et de n’avoir de commerce avec son frère qu’autant que la nécessité et la bienséance l’y obligeraient.

Quand il n’était pas à l’église ou au collège, on le trouvait dans son cabinet occupé à la prière, qu’il continuait quelquefois jusqu’à manquer de force, et à tomber eu défaillance. Il ne voyait qu’un fort petit nombre de personnes qu’il avait choisies parmi les plus fervents de ses condisciples , pour parler quelquefois. de Dieu avec eux. Ceux de la maison ne le voyaient qu’au repas; encore y tenait-on d’ordinaire des discours peu édifiants, qui l’obligeaient à sortir de table longtemps avant les autres.

Cette manière de vivre était trop contraire à celle de Paul Kostka, pour ne lui pas déplaire. Il ne regardait plus Stanislas que comme un censeur incommode, dont la conduite si réglée était une condamnation secrète de son libertinage. Le chagrin qu’il en conçut contre lui fut si grand, qu’il le porta à lui faire toute sorte d’outrages , et à le persécuter sans relâche. Il prenait plaisir en toutes rencontres à lui faire de la conclusion, et à le tourner en ridicule sur tout ce (16) qu’il faisait. Quelquefois il lui reprochait sérieusement qu’il avait trop peu de déférence pour son aîné , et il l’accusait de manquer de naturel ; mais enfin, voyant que tout cela ne lui réussissait pas, et que Stanislas ne relâchait rien de sa ferveur, il s’emporta avec tant d’excès contre le saint enfant, qu’il le frappa bien des fois très rudement même avec le bâton.

Stanislas souffrait ces traitements indignes avec la constance d’un petit martyr. Quelque chose qu’on lui eût fait, on lui voyait toujours un visage égal; et pendant deux ans que dura cette persécution cruelle, on ne 1’entendit jamais murmurer contre son frère, ni se plaindre de personne. II est vrai qu’il eût bien voulu que Dieu se fût servi d’un autre que de son frère, pour exercer sa patience; car il l’aimait beaucoup, et il était fâché de le voir si emporté: mais il adorait en cela même l’ordre de la divine Providence, et acquiesçait toujours sans peine à la volonté de Dieu.

La fermeté d’âme que Stanislas fit paraître durant tous les orages que la mauvaise humeur de son frère excitait contre lui, n’était point un effet d’un naturel fier et opiniâtre, (17) comme on le lui reprochait quelquefois très injustement. Quelque violent que fût le procédé de ce frère peu raisonnable , il lui était très complaisant, quand il le pouvait être sans blesser sa conscience, et sans préjudice de son devoir. Ainsi, quoiqu’il eût de l’aversion pour la danse, et qu’il la considérât comme un amusement dangereux,. il se relâcha, pour le contenter, à en prendre des leçons. Outre cela, il lui rendait tous les jours mille petits services : car quoique Stanislas ne fût âgé que de deux ans moins que Paul, il ne refusait jamais de lui obéir; et il le faisait avec un empressement qui étonnait ceux qui savaient de quelle manière il en était traité.

Si Bilinski eût été tel qu’il devait être, Stanislas eût eu bien moins à souffrir de l’humeur violente de son frère. Mais le désir qu’il avait de mettre le cadet dans un train de vie plus libre, et plus du monde, faisait qu’il ne s’opposait guère aux emportements de l’aîné, à moins qu’il n’en appréhendât quelque accident; et alors même il donnait toujours le blâme au petit Stanislas. Il l’appelait opiniâtre; il lui disait que c’était par sa faute qu’il s’attirait ces mauvais (18) traitements; il lui faisait confusion de sa manière de vivre, qu’il appelait sauvage et indigne d’un homme de qualité. A quoi le saint enfant ne répondait rien, sinon qu’il ne se sentait pas né pour le monde, qu’il n’y était pas propre, et que Dieu ne l’avait fait que pour lui. La douceur avec laquelle il disait cela, engageait quelquefois le gouverneur à entrer en discours avec lui, pour voir s’il ne gagnerait point sur son esprit, par des raisons plausibles et étudiées, ce qu’il désespérait d’en obtenir par son autorité.

« Pensez-vous , lui disait- il, Stanislas , que nous ne voulions pas nous sauver aussi bien que vous? Avez-vous assez de présomption pour croire que de tant de personnes de qualité que vous voyez à Vienne, vous soyez le seul qui viviez bien? Ne savez-vous pas qu’il y a un caractère de vertu propre à chaque profession? On ne vit pas dans le monde comme dans les cloîtres; ce qui serait louable dans un religieux, est un défaut dans un cavalier. La dévotion d’un homme doit être toute renfermée dans le coeur, et il n’en doit paraître au dehors qu’autant qu’il en faut pour faire voir que l’on craint Dieu, et que l’on n’est pas sans (19) religion. Au reste, comment pouvez-vous vous persuader que vous plaisez à Dieu en désobéissant en tant de rencontres à votre frère et à moi, et en prenant une éducation si contraire aux intentions de vos parents? Croyez-moi, Stanislas, vous devriez faire bien plus de scrupule de cela que de vous vêtir proprement, et de vous trouver en des assemblées, où en vous divertissant innocemment avec nous, vous vous formeriez l’esprit, et apprendriez le monde. »

Ce discours, que Bilinski accompagnait de beaucoup de témoignages d’amitié, était bien plus dangereux pour corrompre l’esprit d’un jeune enfant, que les paroles rudes qu’il lui disait quand il se mettait en colère. Néanmoins Stanislas ne s’en laissa pas éblouir;

il opposait toujours à ces fausses maximes de la prudence du siècle les maximes éternelles de la sagesse de l’Evangile. Il savait bien que c’est une erreur des mondains, que de se persuader qu’ils se peuvent sauver dans la vie qu’ils mènent; que, puisqu’il y a un si petit nombre d’élus; il ne faut pas vivre comme le commun des hommes, si l’on veut en être; que le chemin qui conduit à la vie (20) est étroit, et qu’il l’est pour tout le monde; que la vie n’est pas trop longue pour travailler à son salut, et que c’est abuser imprudemment d’un temps qui nous doit être très cher, que de l’employer en des conversations inutiles, et en de vains divertissements; que ce que l’on appelle apprendre le monde, est, à proprement parler, se faire un art d’oublier Jésus-Christ, en prenant des maximes toutes contraires aux siennes; et qu’après tout, pourvu qu’on sache ce qu’il faut faire pour plaire à Dieu, il importe peu que nous sachions ce qui nous peut rendre agréables aux hommes.

Dieu avait gravi ces vérités si avant dans le coeur de Stanislas, que ni la violence ni l’artifice des hommes ne les purent effacer; plus on le pressait de changer de vie, plus il se tenait sur ses gardes, de peur que la crainte ou la complaisance ne le fissent relâcher en quelque chose de ce qu’il croyait devoir à bien. Car en ce temps-là même il communiait tous les dimanches et les fêtes les plus solennelles; il entendait tous les jours deux messes, et il n’entrait jamais en c1asse qu’il n’eût été saluer le Saint-Sacrement à l’église. Toutes les fois qu’il communiait, (21) il jeûnait la veille pour s’y préparer; il portait souvent le cilice, il ne dormait que fort peu, il se levait à minuit pour prier, et après sa prière , qui durait toujours fort longtemps, il prenait une rude discipline, et se déchirait le corps si impitoyablement

que son valet de chambre trouvait toujours son linge taché du sang qu’il répandait. De sorte que le saint enfant pouvait dire alors comme David: Ceux qui me devaient aimer médisaient de moi, et je priais pour eux; quand ils me faisaient du mal, et qu’ils me persécutaient le plus, je me revêtais d’un cilice, et je jeûnais pour m’humilier.

IV. Les mauvais traitements que Stanislas recevait de son frère, joints à l’austérité de sa vie, lui causèrent une maladie dont il pensa mourir. Le démon qui prévoyait bien qu’elle serait dangereuse, fit ses derniers efforts dès qu’il en vit le commencement, pour abattre le courage du serviteur de Dieu; car un jour qu’on l’avait laissé tout seul , cet esprit malin lui apparut sous la figure d’un chien horrible, et se jeta trois fois sur lui pour l’étrangler: mais le saint enfant ne s’en effraya point : il eut recours à notre Seigneur, et faisant le signe de la croix avec (22) beaucoup de foi et de confiance, il chassa le démon.

Depuis l’apparition de ce fantôme, la maladie de Stanislas alla toujours en augmentant; et elle devint si violente que l’on appréhenda qu’il n’en mourût. Le malade s’aperçut bien lui-même du danger où il était; mais comme il n’avait point d’attache à la vie, il ne craignait pas de mourir. Une seule chose lui donnait de la peine en cette extrémité, c’était la difficulté qu’il prévoyait bien qu’il aurait à recevoir le saint Viatique, dans la maison d’un Luthérien très attaché à sa secte. Il déclara l’inquiétude qu’il en avait à son frère et à son gouverneur, et il les pria de vouloir bien employer leur crédit auprès de leur hôte, pour obtenir de lui la permission de faire venir un prêtre, afin qu’il lui administrât les Sacrements. Paul et Bilinski furent embarrassés de cette proposition. Ce que Stanislas demandait leur paraissait très juste, et ils eussent bien voulu le pouvoir contenter en cela; mais ils ne croyaient pas que la chose se pût taire, et ils savaient bien que l’hérétique n’était pas d’humeur à rien relâcher là-dessus. De sorte que ne jugeant pas qu’ils dussent s’exposer à un refus qui pouvait les brouiller avec un homme dont ils avaient souvent à faire, ils prirent le parti de persuader au malade que rien ne le pressait de recevoir les Sacrements, qu’il n’en était pas encore là, que les médecins commençaient à bien espérer de son mal, et qu’il devait plutôt penser à bien prendre les remèdes qu’on lui donnait pour rétablir sa santé, qu’à se préparer à la mort. Le saint enfant qui sentait ses forces diminuer de jour en jour, redoublait incessamment ses prières envers tous ceux qui l’approchaient, pour les obliger de parler à son hôte en sa faveur; mais enfin, voyant que personne n’osait le faire , il se résolut de ne demander plus qu’à Dieu ce qu’il désespérait d’obtenir des hommes.

Il y avait déjà longtemps qu’il invoquait sainte Barbe, à laquelle il était très dévot pour obtenir la grâce de ne point mourir sans recevoir le saint Viatique ; car c’est particulièrement pour cela que la dévotion à cette sainte Martyre est célèbre parmi les peuples du Septentrion. Il s’adresse donc à elle en cette occasion , et la conjure avec beaucoup de larmes de ne le pas abandonner dans une nécessité si pressante. Sa prière fut (24) accompagnée de tant de ferveur et de confiance envers la Sainte qu’il mérita d’en être exaucé. Une nuit que la violence du mal empêchait le saint enfant de dormir, il vit paraître la Sainte au côté de son lit, suivie de deux Anges, dont l’un portait le Saint-Sacrement. A ce spectacle Stanislas se leva plein de joie, et se mit à genoux sur son lit. En cet état , il eut assez de présence d’esprit pour avertir son gouverneur qui le veillait, d’adorer notre Seigneur puis il dit tout haut la prière qu’on a coutume de dire avant que de communier : et après avoir reçu la sainte Hostie, il se remit au lit, où il demeura longtemps dans un silence et dans un recueillement qui marquait assez qu’il se passait en lui quelque chose de fort extraordinaire.

Depuis que Stanislas eut reçu le Viatique, il ne pensa plus qu’à se disposer à mourir. Il s’affaiblissait tous les jours, et son mal ne diminuait point; de sorte que les médecins voyant que tous les remèdes étaient inutiles, désespérèrent enfin de sa guérison et l’abandonnèrent. Il était en cet état, et l’on croyait même qu’il allait entrer en agonie, lorsque la sainte Vierge lui apparut avec un visage plein de douceur; et l’ayant consolé par des paroles fort tendres, elle mit sur son lit notre Seigneur , qu’elle tenait entre ses bras, sous la figure d’un petit enfant, et lui laissa le temps de le caresser. Stanislas était si transporté de joie et d’amour, qu’il ne pensait qu’à posséder en paix son Jésus; mais la sainte Vierge lui fit connaître en le retirant d’entre ses mains, que le temps de la jouissance n’était pas encore pour lui. Votre heure n’est pas venue, mon fils, lui dit-elle, en le regardant tendrement, il faut mériter la possession de Jésus par une obéissance fidèle à sa volonté : entrez dans la Compagnie qui porte son nom, il veut cela de vous, et je vous l’ordonne de sa part. Après avoir dit ces paroles, elle disparut, laissant Stanislas si consolé et si soulagé de con mal, qu’en fort peu de temps il fut en

état d’aller à l’église, pour rendre grâce à Dieu de tant de faveurs qu’il en avait reçues durant sa maladie.

V. Il y avait déjà près d’un an que Stanislas se sentait appelé à la Compagnie de Jésus, lorsque la sainte Vierge lui commanda d’y entrer. Mais quoiqu’il eût toujours été disposé à suivre la vocation de Dieu, il n’avait encore osé s’en ouvrir à personne: (26) car, comme il était fort humble, il croyait avoir trop peu de mérite pour être reçu dans une Compagnie, que tant de personnages éminents en doctrine et en sainteté rendaient célèbre: et d’ailleurs il prévoyait assez que, quand on l’y eût bien voulu recevoir, ses parents qui l’aimaient, et qui étaient puissants, y mettraient de grands obstacles. Ces considérations avaient si bien flatté en lui la timidité naturelle qu’ont les enfants à cet âge de découvrir ces sortes de desseins, qu’il estimait raisonnable la retenue dont il usait en cela, et il n’en eut de scrupule que depuis que la sainte Vierge lui eut parlé; mais alors son silence lui parut une si grande faiblesse, qu’il le pleura toujours depuis, comme un des plus dangereux égarements de sa vie. Il disait que c’était une infidélité à la grâce, pour laquelle Dieu pouvait l’abandonner; et que s’il ne l’avait pas fait, c’était un effet de sa miséricorde infinie, qui avait voulu confondre son ingratitude par de nouveaux bienfaits.

Pour réparer cette faute, dès qu’il fut en état de sortir de la maison, il alla trouver le père Nicolas Doni, son directeur, et lui déclara tout ce qui s’était passé là-dessus dans ( 27) son âme depuis la première inspiration qu’il avait eue d’entrer en religion, jusqu’à l’apparition de la sainte Vierge : estimant qu dans une affaire où il avait besoin d’un conseil sûr, et de beaucoup d’assistance, il aurait eu plus d’imprudence que de vrai humilité, à céler cette faveur.

La vocation de Stanislas était accompagnée de tant de circonstances qui marquaient qu’elle venait de Dieu, que le Père n’en pu douter : car , outre qu’il ne trouvait rien dans la vision dont le saint enfant lui parlait, qui la pût rendre suspecte de tromperie, il savait bien qu’indépendamment de cela, il était très propre an genre de vie qu’il voulait embrasser, non-seulement pour sa vertu, mais encore pour son esprit et la disposition qu’il avait pour les lettres, dans lesquelles il surpassait tous ses compagnons, quoiqu’il étudiât très peu, et qu’il donnât presque tout son temps à la prière. Ainsi  le Père n’eut point d’autre conseil à lui donner que d’être fidèle à la grâce, et d’avoir du courage. Durant cet entretien, Dieu avait

rempli le coeur de Stanislas d’une consolation si douce, qu’il avouait lui-même, que tout ce qu’il en avait ressenti jusqu’alors n’avait (28) rien de comparable à celle-là; si bien qu’il sortit d’avec le père Doni tout plein d’ardeur, et résolu de mettre tout en usage pour faire réussir son dessein.

Il ne perdit point de temps, il alla voir ceux qu’il jugea pouvoir lui servir dans son affaire, et il les pria de vouloir se joindre à lui pour solliciter sa réception auprès du Provincial. Le père Laurent Magius, personnage célèbre dans sa Compagnie pour les emplois qu’il y a eus, exerçait alors cette charge dans la Basse-Allemagne : il demeurait d’ordinaire au collège de Vienne, parce qu’avec la charge de Provincial, il avait encore celle de Supérieur particulier de cette maison: ainsi il connaissait bien Stanislas. Il n’eût pas eu de peine à le recevoir, s’il eût eu l’agrément de son père; mais cet obstacle lui parut si considérable, qu’on ne le put jamais faire condescendra à passer pardessus. Il crut qu’il ne devait pas donner cet

exemple aux autres Supérieurs de son Ordre, de faire une chose si contraire à la coutume que leurs Pères y avaient établie très sagement, de ne point recevoir parmi eux les enfants de cet âge sans le consentement de leurs parents. Il savait bien qu’outre les (29) raisons générales de bienséance, et souvent même de justice , qui doivent empêcher toutes les communautés d’en user avec cette violence, la Compagnie avait encore des mesures à garder en cela plus particulièrement que les autres, à cause de l’éducation de la jeunesse qui lui était confiée. Il avait de plus l’expérience que cela ne réussissait pas. Il se souvenait que, peu de temps auparavant les Supérieurs s’étant relâchés là-dessus en faveur de quelques enfants de qualité, ils s’étaient attirés une persécution très rude en Allemagne. De sorte qu’il avait sujet de craindre qu’il n’en excitât une semblable dans la Pologne, qui eût été d’autant plus dangereuse, que la Compagnie ne commençait qu’à s’y établir.

Il fallait des raisons aussi fortes que l’étaient celles-là pour empêcher le père Magius de se laisser gagner par les sollicitations puissantes que Stanislas employa auprès de lui. Car ce courageux enfant, voyant que ses larmes et les prières de ses amis avaient été inutiles, eut bien la hardiesse d’aller lui même trouver le cardinal Commendon, légat du Pape Pie V, à la cour de l’empereur, pour le prier de vouloir user en sa faveur de l’autorité (30) du Saint-Siége, qu’il avait entre les mains, pour obliger les Pères à le recevoir. Ce grand homme admira tant de ferveur dans un enfant, et quoiqu’il fût alors occupé en de très grandes négociations, il ne laissa pas de parler pour lui, étant persuadé qu’il ne pouvait employer le crédit que lui donnaient sa dignité et son caractère plus utilement pour l’Eglise, qu’en contribuant à lui donner un Saint. Néanmoins ce sage prélat ne voulant pas se servir en cette rencontre de toute son autorité, pour ne pas exposer les Pères à une nouvelle persécution, sa recommandation n’eut pas l’effet que Stanislas s’en était promis; et le serviteur de Dieu demeura alors dépourvu de tout secours humain, afin qu’il mît toute son espérance en Dieu seul.

VI. Stanislas voyant que toutes les mesures qu’il avait prises pour venir à bout de son dessein, ne lui réussissaient pas, résolut de n’en traiter plus qu’avec Dieu. Il se mit en prières, et, levant  les yeux au ciel , d’où il attendait tout son secours, il conjura ardemment notre Seigneur de lui donner les moyens de lui obéir. Ce fut dans la ferveur de cette oraison, qu’il se sentit fortement inspiré de quitter Vienne et de s’éloigner davantage de son pays, (31) dont il voyait bien que le voisinage serai toujours un obstacle à ses desseins. Il communiqua cette pensée à un Jésuite portugais de ses amis, nommé le père François Antoni que l’impératrice avait fait venir en Allemagne pour être son prédicateur.

Le Père que Stanislas entretenait souvent de son intérieur avec assez de confidence avait remarqué une conduite de Dieu sur lui si peu ordinaire, qu’il ne douta point que cette inspiration n’en fût une suite. De sort que bien qu’il ne crût pas devoir lui conseiller d’y obéir, il n’osa pas l’en dissuader. Il lui promit seulement que s’il en venait là, il lui donnerait des lettres de recommandation pour le Provincial de la Haute-Allemagne qu’il trouverait à Ausbourg; et pour le Père Général, s’il était obligé d’aller jusqu’à Rome.

Stanislas n’était point de ces esprits à qui la jeunesse ou l’ardeur d’un tempérament trop vif, ôte la connaissance des difficultés qui se trouvent dans l’exécution de leurs entreprises. Il voyait bien , lors même qu’il formait le dessein de sa fuite, que le succès en était mal assuré, qu’il était impossible qu’il couchât seulement une nuit hors de maison, que l’on ne s’aperçût de ce que (32) c’était, et que n’ayant ni chevaux, ni argent, il serait facile à son frère et à son gouverneur de le faire arrêter en chemin. De plus, il prévoyait bien que quand il échapperait de leurs mains, son voyage serait lias, et que la raison qui empêchait qu’on ne le reçût à Vienne, étant la même pour toute l’Allemagne, il serait obligé d’aller trouver le Père Général à Rome. Il savait bien encore, que si son entreprise ne lui réussissait pas, comme les hommes ne jugent des choses que par l’évènement , tout le monde le blâmerait, et ferait passer sa ferveur pour une légèreté. Mais Dieu avait prévenu le coeur de Stanislas d’une si forte grâce et l’avait rempli de tant de confiance , que bien loin d’être détourné de son dessein par ces considérations il s’obligea même par un voeu exprès de ne point finir son voyage , jusqu’à ce qu’il eût trouvé quelqu’un des Supérieurs de la Compagnie qui l’y voulût recevoir.

Le serviteur de Dieu , ayant affermi son courage contre tout ce qui pouvait faire obstacle, arrêta le jour de son départ vers le milieu du mois d’août de l’année mil cinq cent soixante-sept. Il passa en prières une (33) grande partie de la nuit qui le précéda: et s’étant levé de fort bon matin, il donna ordre à son valet de chambre de dire à son frère et à son gouverneur qu’ils ne l’attendissent point à dîner, et qu’il était invité à manger ailleurs. Ayant dit cela, il sortit de la maison sans vouloir être suivi de personne, et il s’en alla aux Jésuites, où il entendit la messe et fit ses dévotions. Il y vit ensuite le Père Antoni, pour lui demander les lettres de recommandation qu’il lui avait promises, et pour recevoir sa bénédiction. Après quoi il sortit de la ville, sans que personne de ceux qui l’avaient vu ce matin-là eussent remarqué aucune émotion sur son visage, ni aucun empressement dans ses actions qui pût faire soupçonner qu’il eût quelque dessein extraordinaire.

Aussitôt qu’il fut sorti de Vienne, il se dépouilla de son habit pour le donner à un pauvre, et il en vêtit un de toile qu’il avait fait faire exprès : puis s’étant ceint d’une corde, et y ayant attaché son chapelet, il prit un bâton en sa main, et en cet équipage il continua son chemin vers Ausbourg.

On ne s’aperçut à Vienne de la fuite de Stanislas, que bien avant dans la nuit, quand (34)  on vit qu’il ne revenait pas coucher à la maison. Son frère se ressouvint alors que le saint enfant lui avait dit quelques jours auparavant certaines paroles ambiguës, par lesquelles il jugeait qu’assurément il avait voulu marquer qu’il avait dessein de le quitter. Sur quoi chacun venant à faire ses réflexions, comme il arrive en semblables rencontres, il n’y eut personne qui. ne fût persuadé que l’enfant avait pris la fuite, et qu’il s’était allé jeter en quelque maison religieuse.

Cependant comme l’on crut, ou qu’il pouvait être encore à Vienne, ou que l’on y trouverait quelqu’un qui pourrait donner des lumières sur la route qu’il avait prise, on envoya des gens dans tous les lieux où il avait quelque habitude; mais on n’en put rien découvrir. Quelques-uns ont écrit que l’on consulta là-dessus une magicienne fameuse, et qu’on apprit d’elle en quel lieu Stanislas devait coucher cette nuit-là. Mais Paul Kostka n’a jamais avoué cette action, non pas même durant la retraite qu’il fit quelque temps après, où il racontait volontiers ses fautes  pour s’humilier; et il fut mortifié de la voir rapportée dans une Vie de son frère, qui fut imprimée de son vivant, assurant toujours, (35) que ni lui , ni Bilinski n’en avaient jamais eu la pensée; si bien que si la chose est arrivé comme on le dit, on ne la peut attribuer qu’à l’hérétique chez qui ils demeuraient. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’aussitôt que le jour parut, Paul et Bilinski montèrent en carrosse avec leur hôte , et suivirent Stanislas sur le chemin d’Ausbourg. Ils marchèrent avec tant de vitesse qu’en peu d’heures ils le joignirent; mais Dieu permit qu’ils ne le reconnurent que longtemps après qu’ils l’eurent passé; ce qui lui donna temps de s’écarter dans la campagne par des chemins de traverse, et de se dérober à leu vue. Aussitôt qu’ils se furent aperçus qu’ils l’avaient passé, et que c’était lui qu’ils avaient trouvé sur le grand chemin habillé en pauvre, ils retournèrent sur leurs pas, et ils s’informèrent si bien des routes qu’il avait prise qu’ils n’avaient plus qu’un champ à travers pour le joindre, lorsque leurs chevaux semblèrent perdre insensiblement toute le force, et s’arrêtèrent enfin tout court, sans que le cocher les pût jamais faire avancer d’un pas plus avant vers ce côté-là. Cet accident étonna si fort ceux qui étaient dans le carrosse, qu’ils se trouvèrent tous en même (36) temps dans le sentiment de ne plus suivre Stanislas, puisque Dieu avait bien voulu faire un miracle si visible pour favoriser sa fuite: et ce qui les confirma encore davantage dans la pensée que c’en était un, c’est qu’aussitôt que le carrosse fut tourné, et qu’on eut repris le chemin de Vienne, les chevaux recommencèrent à marcher avec la même vitesse qu’auparavant.

Le bruit de cette merveille se répandit dans Vienne peu d’heures après que Paul Kostka fut retourné; il la racontait lui-même à ses amis: et ce qui la rendait plus croyable, était le témoignage qu’en donnait l’hérétique, qui l’avait accompagné en ce voyage. Il avait même alors avec lui un valet de chambre, qui assurait avoir vu le saint enfant marcher sur les eaux en traversant une rivière, pendant que le cocher qui le poursuivait allait gagner un pont. Ces miracles par lesquels Dieu avait favorisé la fuite de son serviteur, ne permettaient pas de douter que ce ne fût quelque dessein de piété qui la lui eût fait entreprendre; mais  on n’en savait rien de positif lorsqu’un Hongrois, intime amis de Stanislas, vint avertir ( ….?) (37) lettre pour lui dans son cabinet, qui l’instruirait de tout, et lui marqua l’endroit où il l’avait mise. Bilinski, plein d’impatience d’apprendre quelque chose de Stanislas, qu’il pût mander à son père, alla incontinent chercher cette lettre qu’il trouva dans un livre. Voici ce qu’elle contenait :

« Ne cherchez point d’autre raison de ma fuite, que le dessein où je suis de me retirer du monde, et de suivre la vocation de Dieu, qui m’appelle dans la Compagnie de Jésus. Si mon père et mon frère m’aiment comme ils doivent m’aimer, ils ne trouveront pas mauvais que je me sois éloigné d’eux, pour chercher la seule chose qui peut faire le bonheur de ma vie. Quand  mon père fera réflexion qu’il a souvent témoigné qu’il ne souffrirait jamais que j’entrasse en aucun Ordre religieux, il jugera bien, que ne pouvant lui découvrir mon dessein, sans me mettre dans l’impuissance de l’exécuter , je le devais tenir secret; et je m’assure qu’il me saura un jour bon gré, de lui avoir ôté, par mon éloignement, l’occasion de s’opposer à mon bien et à la volonté de Dieu. »

( ?…) et (38) si pleine de bons sentiments, qu’il ne se contenta pas de l’envoyer en Pologne, il la montra encore à beaucoup de personnes dans Vienne même, qui en furent très édifiées; si bien qu’étant enfin devenue publique, elle fit de grands fruits en ceux qui la lurent, particulièrement parmi la jeunesse, à qui cette action si courageuse d’une personne de leur âge était un exemple illustre d’un parfait mépris du monde, et d’une obéissance fidèle à la vocation de Dieu.

VII. Pendant qu’on s’entretenait à Vienne de la fuite de Stanislas, et que Bilinski en donnait avis en Pologne, le serviteur de Dieu continuait son voyage , et faisait de si grandes journées, qu’en très peu de temps il arriva à Ausbourg. Il alla d’abord demander le père Provincial, et ayant appris qu’il était allé à Dilinge pour quelques jours, ii aima mieux l’y aller trouver, que de perdre du temps à l’attendre.

Ce fut entre ces deux villes que Stanislas reçut encore une fois la communion d’une manière miraculeuse. Un jour qu’il avait fait dessein de communier, il trouva dans un village qui était sur son chemin, une église ouverte et des paysans qui priaient Dieu. Le (39) saint enfant ayant cru que c’était là une occasion commode pour entendre la Messe, et pour faire ses dévotions, entra dans cette église, il se mit en prières comme les autres; mais il n’y eut pas été longtemps, qu’il reconnut, à la manière dont on y faisait l’office divin que c’était un temple de Luthériens. Il eut une douleur incroyable de voir les saints mystères profanés par ces ministres impies et de ne pouvoir satisfaire la dévotion qu’ il avait de recevoir ce jour-là notre Seigneur. Il pleura amèrement, et il s’en plaignit à Dieu d’une manière si touchante qu’il mérita d’ être consolé: car pendant qu’il était en cet état, il vit paraître une troupe d’Anges, dont l’un qui portait le Saint-Sacrement en ses mains, s’étant avancé vers lui avec un air plein de majesté, le communia et le laissa comblé de joie dans la possession de son Bien-Aimé.

Stanislas, fortifié par cette nourriture céleste, arriva enfin à Dilinge, où ayant trouvé le père Provincial , il en fut reçu avec grands témoignages de tendresse; car ce Père qui était un homme de beaucoup de vertu l’aima dès qu’il le vit, et se sentit porté à aider dans l’exécution de son dessein, jugeant bien que tant de courage et de résolution (40) dans un enfant ne pouvait être que l’effet d’une forte inspiration. Cela n’empêcha pas néanmoins qu’il ne voulût encore éprouver sa vocation lui-même, et s’assurer de sa vertu, par l’exercice de l’humilité et de l’obéissance. Ce fut à ce dessein qu’il le mit dans le séminaire de Dilinge, où il y avait alors un fort grand nombre de pensionnaires, et qu’il lui donna pour emploi de les servir à table et dans leurs chambres, selon qu’ils auraient besoin de lui.

Quelque nouvelle que fût pour Stanislas une fonction si peu conforme à sa naissance, il s’en acquittait avec un soin très exact. Il prévoyait à tout, il ne s’épargnait en rien; les choses les plus pénibles et les plus humiliantes étaient toujours celles qu’il faisait le plus volontiers. Il imitait autant qu’il pouvait, dans ses actions, les manières d’agir des personnes de basse - condition, afin de cacher la sienne : mais quelque soin qu’il y apportât, il avait un air de qualité dans le visage, qu’il ne pouvait effacer; de sorte qu’on se doutait déjà bien qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire en sa personne, quand les Pères, qui étaient bien aises que la jeunesse de leur élève ( ?…)   d’un si bel exemple (41) déclarèrent qui il était, et à quel dessein il avait quitté son pays.

Si ces enfants avaient été édifiés de ce qu’ils avaient vu dans Stanislas, durant les premiers jours qu’il avait été parmi eux, et avant de le bien connaître, ce qu’ils en apprirent alors et ce qu’ils en virent dans la suite leur donna de l’admiration. Ils étaient particulièrement surpris de sa mortification. Ils ne pouvaient comprendre comment un enfant qui paraissait faible et d’une complexion délicate , pouvait jeûner aussi continuellement et avec autant d’austérité qu’il le faisait, parmi les fatigues d’un emploi très rude, et on leur entendait souvent dire en parlant de lui: Comment peut faire Stanislas? il ne boit ni ne mange , et il travaille toujours.

La vertu que le serviteur de Dieu fit paraître dans le séminaire de Dilinge, durant trois semaines qu’il y demeura, fit juger aux Pères qui en avaient le soin , qu’il était très digne d’être admis dans leur Compagnie, et qu’il y serait un parfait religieux. Le Provincial qui l’avait observé de plus près que les autres, et qui le connaissait à fond , le regardait comme un Saint que Dieu envoyait (42) à son Ordre encore naissant, pour en être un jour une des plus vives lumières. Cette pensée lui fit prendre la résolution de l’envoyer à Rome, afin de l’éloigner davantage de ses parents, et de leur faire perdre l’envie de le leur retirer, par la difficulté qu’ils y trouveraient, quand ils le sauraient si loin d’eux. Il appela donc Stanislas , et il lui dit qu’il ne voyait point de meilleures mesures à prendre pour faire réussir son dessein, que de l’envoyer à Rome, qu’il y serait indubitablement reçu par le père Général, et que l’on trouverait là mille moyens de le délivrer des persécutions de son père, que l’on n’aurait point partout ailleurs. Il n’en fallut pas davantage pour résoudre le serviteur de Dieu à entreprendre encore ce voyage. Ii ne considéra point qu’il avait déjà fait pi-ès de deux cent lieues, et qu’il en avait encore quatre cents à faire: l’espérance que le Père lui donna qu’on le recevrait à Rome, occupa tellement tout son esprit, qu’il ne se trouva capable d’aucun autre sentiment, que d’une extrême impatience de partir.

Le Père qui désirait aussi bien que lui de le voir bientôt dans un lieu où sa vocation fût en assurance, disposa incontinent toutes (43) choses pour son voyage; il l’obligea même à prendre un habit, qu’il lui avait fait faire, parce que celui qu’il avait apporté de Vienne était tout usé, et ne lui pouvait plus servir.

Il se trouva , heureusement pour Stanislas, que deux jeunes Jésuites sortaient en même temps que lui de Dilinge, pour aller aussi à Rome: le Provincial le joignit à eux, et leur ayant recommandé d’en avoir soin, il les fit partir tous trois. Si la compagnie de ces deux bons religieux fut un soulagement pour Stanislas, la conversation de ce saint enfant ne fut pas pour eux une moindre consolation. Toutes ses actions étaient édifiantes; il passait une grande partie de la journée en prières ; et malgré les fatigues de son voyage, il s’acquittait tous les jours des exercices de piété, qu’il avait coutume de pratiquer à la maison, il ne trouvait point d’image de la sainte Vierge dans son chemin, qu’il ne s’y arrêtât quelque temps pour prier. Tous ses discours étaient de Dieu, et il en parlait avec tant d’amour, qu’il en eût inspiré aux moins dévots. Il joignait à cela une égalité d’humeur, et une complaisance pour ses deux compagnons, qui le leur rendit si aimable, qu’ils en conservèrent toujours depuis très chèrement le souvenir. (44)

Comme ils marchaient tous trois fort bien, ils firent le voyage en assez peu de temps; car étant partis de Dilinge au mois de septembre, ils arrivèrent à Rome avant la fin du mois d’octobre.

La première chose que fit Stanislas, aussitôt qu’il fut à Rome, fut de s’aller jeter aux pieds du père Général, qui était alors saint François de Borgia, et de renouveler auprès de lui les instances qu’il avait faites aux Supérieurs d’Allemagne, pour être reçu dans la Compagnie. Le saint qui avait déjà été informé par les lettres de Vienne et d’Ausbourg, que Stanislas était en chemin pour venir le trouver, l’accueillit avec un visage plein de douceur; et après avoir vu la lettre qu’il lui avait présentée de la part du père Antoni, il lui dit en l’embrassant tendrement , ces paroles, qui lui remplirent le coeur de la plus sensible consolation qu’il eût jamais ressentie « Je vous reçois avec joie, Stanislas, j’ai trop de preuves que Dieu vous veut dans notre Compagnie, pour vous en refuser l’entrée. On dit que vos parents exciteront un grand orage contre vous; Dieu aura soin de le calmer, n’ayez plus que celui de lui plaire, et soyez un aussi saint Jésuite, que vous avez été vertueux écolier. » (44)

 

 

 


Accueil ; Bibliothèque ; Haut du document

 

LIVRE SECOND.

 

I. Tout ce qu’il y a de beau à voir dans Rome ne fut pas capable de toucher Stanislas de curiosité, ni de retarder d’un seul jour son entrée au noviciat. Aussitôt qu’il eut été reçu par le père Général, il s’alla présenter au maître des novices, et lui témoigna l’impatience qu’il avait de prendre parmi eux place qui lui venait d’être accordée.

Il y aurait eu de l’injustice à lui faire attendre plus long-temps une chose qui lui avait coûté tant de fatigues, et un si long voyage. (46) On voulut seulement qu’il se reposât deux ou

trois jours avant que de commencer les exercices que l’on fait à l’entrée du noviciat pour se préparer à prendre l’habit : ce qui fut cause que bien qu’il fût entré dans la maison le vingt-cinquième d’octobre, on ne marqua le commencement de son noviciat qu’au vingt. huitième du même mois, jour auquel on fait la fête de saint Simon et saint Jude.

Stanislas trouva dans sa retraite des douceurs qu’il n’avait point encore expérimentées. Dieu qui l’avait conduit dans la solitude pour lui parler au coeur, se communiquait à lui avec un si grand épanchement de lumières et de consolations intérieures, que celui à qui le maître des novices avait donné le soin de sa conduite durant ses premiers exercices, était tout confus qu’on l’eût obligé de prendre la direction d’une personne dont il aurait dû être le disciple. Mais ce fut un grand redoublement de joie pour le saint novice, lorsque le temps de sa  retraite étant expiré, on lui donna une soutane, et on le mit avec les autres. Jusque-là il n’avait encore osé se croire entièrement libre. Tandis qu’il avait porté l’habit séculier, il s’était considéré comme un esclave, auquel il était resté (47) une partie de la chaîne qu’il venait de rompre en se sauvant et cette pensée avait pour lui quelque chose de désagréable qui l’attristait. Car il n’avait jamais rien tant souhaité, que de se voir affranchi de tout ce qui pouvait lui donner quelque liaison avec le monde si bien que quand il en fut venu là, il abandonna son coeur à la joie. Il avait l’esprit si plein de l’idée de son bonheur, qu’il ne pouvait se lasser d’en parler; et c’était un des plus ordinaires sujets de ses conversations avec les autres novices « Que nous sommes heureux, mes frères! leur disait-il quelquefois les larmes aux yeux; Dieu est tout à nous, et nous sommes tout à Dieu. La vie que nous menons ici est semblable à celle que mènent les Saints clans le ciel; Dieu nous tient lieu de toutes choses comme à eux, et nous sommes certains qu’en faisant ce qui nous est prescrit par nos Supérieurs, nous faisons toujours sa volonté aussi bien qu’eux ; et s’ils ont l’avantage de la faire avec moins de peine que nous, nous avons celui de la faire avec un continuel accroissement de mérite, et d’ajouter tous les jours quelque chose à notre couronne. Il est vrai qu’ils sont  (48) assurés dans leur prédestination; mais quelle plus grande assurance Dieu nous pouvait-il donner de la nôtre, que de nous avoir retirés du monde, comme il a fait, pour nous mettre en ce lieu saint; et un homme qui a cette marque de l’amitié de Dieu, ne meurt-il pas avec bien de la tranquillité? O que la vie des hommes du siècle est différente de celle-là! Quelque chose qu’ils donnent à Dieu, ils lui donnent toujours très peu, parce qu’ils ne se donnent pas eux-mêmes; et ils ont souvent sujet de douter si ce qu’ils fonts lui plaît; si l’amour-propre n’a point plus de part dans les actions qu’ils croient bonnes que la grâce et la charité, parce qu’ils ne sont pas réglés par l’obéissance comme nous. Mais quand ils auraient toujours de vraies vertus, ont-ils toujours de la fermeté et de la persévérance? Les meilleurs ne se pervertissent-ils pas par le mauvais exemple, qui est si commun dans le monde? Combien d’enfants très vertueux sont devenus de très méchants hommes, et sont morts dans, une vieillesse pleine de crimes et de corruption?»

Pendant que Stanislas jouissait ainsi du (49) bonheur de sa vocation dans un profond repos, il reçut une lettre de son père, qui eût été capable de le troubler, s’il n’eût pas eu une fermeté et une confiance en Dieu à l’épreuve des plus grands orages. En voici à peu près les termes:

« Il faudrait que j’eusse l’âme aussi basse que vous l’avez, pour n’être pas sensible

au déshonneur que vous avez fait à ma maison: il y va de ma réputation, de faire   éclater le ressentiment que j’en ai, et de faire voir à toute l’Europe, que si je suis assez malheureux pour avoir un fils qui ait couru toute l’Allemagne et l’Italie en habit de gueux, afin d’embrasser une profession indigne de sa naissance, je n’ai pas la faiblesse de laisser impunies des actions si lâches et si honteuses à mon nom. C’est à quoi vous vous devez attendre, et c’est l’unique marque par laquelle vous connaîtrez désormais que je suis votre père. »

Peu de temps après que Stanislas eut reçu cette lettre, un chanoine da Cracovie, qui

venait de la Prusse, lui dit qu’il en avait vu une à Elbing entre les mains du cardinal

Osius, par laquelle son père se plaignait à ce Prélat, qui était de ses amis, que les Jésuites (50) lui avaient enlevé son fils, protestant qu’il s’en vengerait, qu’il les ferait chasser de Pologne, et qu’il empêcherait bien qu’ils n’y remissent jamais les pieds. Ces nouvelles n’épouvantèrent pas le serviteur de Dieu; il se tenait assuré que la Providence protégerait les Pères, qui ne l’avaient reçu dans leur Compagnie, que sur les marques visibles qu’il leur avait données d’une vraie vocation : et pour lui , outre qu’il se voyait assez à couvert de la violence de ses parents, dans un lieu si éloigné d’eux, il se fût estimé heureux d’être le martyr de la vie religieuse. Mais il ne put s’empêcher de témoigner par ses larmes la compassion qu’il avait de  l’aveuglement de son père, à qui le monde inspirait des maximes si opposées à celles de l’Evangile et à l’esprit de Jésus-Christ, et ce fut dans ce sentiment qu’il fit cette réponse à la lettre qu’il en avait reçue :

« Je serais inconsolable, si j’avais mérité votre colère et les reproches que vous me  faites, par quelque méchante action. Mais je vous avoue que je ne puis avoir honte de celles dont vous me blâmez, et par lesquelles vous vous plaignez que j’ai déshonoré mon nom. il y a longtemps  que j’ai (51) mis toute ma gloire à obéir à Dieu et à embrasser la croix de Jésus-Christ. J’y ai trouvé tant de douceur, que je ne puis me persuader qu’aimant vos enfants comme vous faites, vous voulussiez me priver d’un bien que je ne changerais pas pour toutes  les couronnes du monde. »

Cette réponse étant portée en Pologne, fit assez comprendre au père de Stanislas, que ses menaces étaient de faibles moyens pour faire changer son fils de dessein; mais elle ne lui ôta pas la volonté d’en employer de plus efficaces: et peut-être que le temps lui en eût fut naître l’occasion, si la mort de son fils, qui arriva peu de temps après, n’eût désarmé sa colère, et ne l’eût fait changer de sentiments. En quoi il est aisé de voir combien peu raisonnables sont les pères qui disposent, à leur fantaisie et sans consulter Dieu, de la destinée de leurs enfants, croyant trouver dans l’exécution des desseins qu’ils ont sur eux , un moyen infaillible de soutenir l’éclat de leurs familles. Si le bienheureux Stanislas eût suivi les intentions de son père dans le choix d’un état de vie, on ne se souviendrait peut-être plus de cette maison, qui est éteinte il y a déjà longtemps (52) dans la Pologne: c’est lui seul qui en a immortalisé la mémoire, et qui a rendu le nom de Kostka célèbre, comme nous le voyons aujourd’hui, dans toutes les parties du monde.

II. On se trompe quand on dit que la ferveur est la vertu des novices : on la devrait plutôt appeler la vertu des parfaits , puisqu’elle n’est rien autre chose que la charité, à laquelle on donne le nom de ferveur, quand elle est parfaite, et qu’elle est devenue maîtresse de tous les mouvements du coeur. Cette erreur vient de ce que l’on confond assez souvent la ferveur avec une certaine impétuosité naturelle, par laquelle les commençants se sentent portés à entreprendre beaucoup de choses, bien moins pour plaire à Dieu, que pour contenter leur amour-propre, qui leur inspire un désir secret de se faire remarquer par des actions que les. autres ne font pas , et dans lesquelles la nouveauté leur fait trouver quelque sorte de plaisir. D’où vient que s’ils n’ont bien soin d’épurer cette ardeur de ce qu’elle a d’imparfait, ils négligent d’ordinaire les choses communes, parce qu’elles ne les distinguent pas des autres; ils sont toujours inégaux, parce qu’ils n’agissent (53) que par humeur; et ils deviennent enfin tièdes dans la pratique de la vertu, lorsqu’elle a cessé d’avoir pour eux la grâce de la nouveauté.

Comme la ferveur de notre saint Novice avait un principe bien plus noble et bien plus pur que celle-là, elle avait aussi des caractères et des effets bien différents. Son premier soin était toujours de faire les choses ordinaires et communes , avec toute la perfection dont il était capable. Il était persuadé de cette maxime .si importante dans la vie intérieure, que la sainteté ne consiste, ni à faire de grandes choses, ni à en faire beaucoup, mais à bien faire celles que Dieu demande de nous; et l’on petit dire que sa vie en était une preuve sensible: car il paraissait dans toutes ses actions je ne sais quoi d’animé et de fervent, qui le distinguait des autres, lors même qu’il ne faisait rien de plus qu’eux; et quand il n’y aurait que cela de remarquable dans sa vie, c’en serait assez pour le faire estimer comme un grand Saint.

Mais Stanislas donnait une bien plus grande étendue à sa ferveur. Il s’était proposé d’imiter tout ce qu’il remarquerait de plus parfait en chacun des frères; et l’on eût dit, à voir (54) avec quelle ardeur il se portait aux oeuvres de la pénitence, qu’il eût pris à tâche d’en faire lui seul autant que tous les autres. Il jeûnait souvent, il se donnait rudement la discipline, il portait le cilice, et des ceintures garnies de pointes qui lui entraient dans la chair; et il ne se prescrivait point de bornes dans ces rudes exercices, que la volonté de son Directeur, auquel il avait laissé tout le soin de régler les mouvements de sa ferveur, croyant qu’il ne le pouvait faire lui-même sans s’exposer à être trompé.

Par cette conduite, il évita deux piéges dangereux, que l’amour-propre tend

personnes religieuses, en leur persuadant ou qu’elles sont trop faibles pour faire beaucoup de mortifications, ou qu’elles ont assez de force pour en faire plus qu’on ne leur en permet. Car , d’un coté , il savait bien qu’il ne faut pas écouter là-dessus la prudence de la chair , ni en croire, même toujours ses amis. L’expérience lui avait appris qu’on ne manque jamais de raisons plausibles pour se persuader le relâchement; que la délicatesse, la crainte de ruiner sa santé et de se rendre inutile, sert de prétexte ami jeunes, les emplois à ceux qui sont plus avancés en âge, la caducité, et les incommodités aux vieillards; que ceux mêmes de nos amis qui désirent le plus notre perfection, aident aussi quelquefois à nous tromper en cela; et que comme l’amitié leur donne je ne sais quelle compassion pour nous, qu’ils n’ont pas pour eux-mêmes, ils nous donnent des conseils là-dessus qu’ils ne voudraient pus suivre. D’ailleurs, il n’ignorait pas qu’on a toujours sujet de se défier des choses qui ne sont pas réglées par l’obéissance, que le même amour-propre qui porte les faibles à s’épargner par délicatesse, porte les personnes vaines à faire des pénitences indiscrètes pour, satisfaire leur vanité; qu’il est dangereux que des actions qui nous coûtent beaucoup, ne soient encore un jour punies de Dieu, et qu’il ne nous reproche, comme il fit autrefois aux Israélites, par le prophète Isaïe, que nous faisions notre propre volonté dans notre jeûne.

Ces deux considérations maintenaient également Stanislas dans la ferveur et dans la soumission: la première le rendait ingénieux à trouver de nouvelles manières de se mortifier; et la seconde le rendait très-religieux à ne pratiquer que celles dont son Directeur lui permettait l’usage. (55)

Il avait la même obéissance pour ses Supérieurs en toute autre chose; et il s’était rendu si parfait en cette vertu, que le maître des novices disait qu’il ne croyait ,pas que l’on y pût rien ajouter. Il gardait les règles et l’ordre de la discipline domestique avec une exactitude très exemplaire: il était toujours prêt à tout; il ne s’excusait point rie trouvait rien de difficile : de sorte que son Supérieur l’appelait quelquefois en riant, le tout-puissant. Sa conduite était bien éloignée de celle de ces personnes imparfaites, qui s’imaginent qu’il est de la prudence d’avoir toujours quelque difficulté à opposer à ce qu’on leur commande, lors même qu’elles sont en disposition de l’exécuter, afin de faire valoir leur obéissance, et qu’on leur en ait obligation. Stanislas, au contraire, témoignait toujours à ses Supérieurs, parla manière respectueuse et pleine de gaîté avec laquelle il écoutait leurs commandements qu’il s’en tenait honoré, et qu’il les recevait avec plaisir, parce qu’il considérait Dieu en leur personne. C’était l’unique réflexion qu’il se promettait de faire sur ce qu’ils lui ordonnaient : car il avait toujours le jugement conforme au leur , et il leur obéissait aveuglément.

Un jour qu’il était allé servir aux offices par humilité avec un autre novice , un des officiers les envoya tous deux chercher du bois et de peur qu’ils ne se blessassent, il leur marqua ce qu’ils en devaient apporter, et leur ordonna de l’apporter ensemble. Le compagnon de Stanislas ne faisant peut-être pas réflexion qu’il y avait une règle qui l’obligeait d’obéir, aux moindres officiers lorsqu’on travaille sous eux, comme au supérieur de toute la maison ; et se laissant emporter par une ferveur assez pardonnable à un novice, fit la charge de bois bien plus grosse que l’officier ne l’avait ordonné, et quand il eut mis ce qu’il jugeait que deux  personnes pouvaient bien porter sans se faire mal, il avertit Stanislas de la lever par un côté, et se mit en devoir de la prendre par l’autre; mais Stanislas, au lieu de faire ce que son compagnon lui disait, commença à le regarder en souriant, et lui dit, qu’à moins qu’il ne voulût diminuer la charge, et n’y laisser que ce que l’officier leur avait dit de porter, il ne lui aiderait point: à quoi l’autre s’accorda volontiers, demeurant également édifié de l’exacte obéissance de son saint confrère, et charmé de (58) la manière honnête avec laquelle il lui avait fait reconnaître sa faute.

Il ne faut pas s’étonner que Stanislas se fût rendu si parfait clans l’obéissance puisqu’il avait dans un très haut degré, les deux vertus dont saint Ignace dit que celle-là tire son origine, l’humilité  et la douceur. Il avait de très bas sentiments de lui-même ; et il faisait tout ce qu’il pouvait, pour les inspirer aux autres. Il était toujours le premier à s’accuser de ses fautes; il avait de l’adresse pour les faire remarquer afin d’en recevoir de la confusion : ses compagnons disaient qu’il était un grand calomniateur de lui-même, parce qu’il en disait quelquefois des choses auxquelles il n’y avait que l’humilité qui pût donner un sens véritable. Il ne faisait rien avec plus de plaisir, que ce qui était sans éclat; il aimait les emplois humiliants, il se plaisait à se voir en des habits pauvres, et qui le pussent faire prendre par ceux de dehors, pour une personne peu considérée dans la maison.

Un jour que le cardinal Commendon l’était venu voir à son retour d’Allemagne, il fut sur le point d’aller se présenter à lui vêtu d’une robe de toile, qu’il avait prise (58) pour servir à la cuisine , avec un tablier et ses manches retroussées, si son Supérieur ne l’eût obligé de prendre un autre habit, croyant qu’il devait avoir plus d’égard au respect qui était dû à un prélat de cette considération, qu’à la ferveur d’un novice. On ne pouvait faire un plus grand déplaisir à Stanislas que de le louer : quand il se trouvait en conversation avec des personnes qu’il voyait disposées à cela, il tâchait de détourner tous les discours qui leur en pouvaient donner occasion; mais il le faisait avec adresse, et sans qu’on s’en aperçût car il était humble sans le vouloir paraître, et il ne croyait pas être moins obligé à cacher son humilité que ses autres vertus.

Il ne pouvait néanmoins si bien prévenir tout le monde, qu’on ne lui parlât quelquefois de sa naissance et de la grandeur de sa maison; et Dieu le permettait ainsi , afin que ce saint novice nous laissât les beaux sentiments qu’il avait sur ces sortes d’avantages dont les hommes font tant de cas, et qu’il nous apprit à les mépriser. « C’est peu de chose, disait-il, que d’être grand en ce monde où tout est petit. Il n’y a point de vraie grandeur que celle qui vient de (60) la grâce de Jésus-Christ, par laquelle nous sommes faits enfants de Dieu, et héritiers de son royaume. C’est un faible avantage que d’être né avec des biens que l’on n’emporte point en mourant; rien ne nous, fait riches que ce que l’on ne peut nous ôter. »

Stanislas faisait voir par ces discours qu’il n’était pas touché des louanges qu’il recevait des hommes , et il marquait même , par la rougeur qu’elles lui causaient toujours, qu’elles ne lui plaisaient pas: mais il prenait bien garde de faire en cela comme certaines personnes d’une vertu sauvage et chagrine, qui querellent ceux qui les louent, et qui offensent, par des rudesses et des rebuts désagréables, ceux qui leur disent des choses obligeantes : car il ne croyait pas qu’il lui fût plus permis de blesser la charité pour éviter la louange, que pour repousser une injure.

Toutes ses vertus avaient le même caractère de douceur qui le rendait aimable à tout le monde. On s’estimait heureux quand on pouvait avoir une heure de conversation avec lui. Il ne méprisait personne, il supportait patiemment les défauts des imparfaits, il s’entretenait volontiers avec les (61) plus simples , et il s’accommodait à l’humeur de chacun, avec une condescendance dont on ne pouvait assez se louer. Il aimait sincèrement tous ses frères, et ils en étaient tous si persuadés, qu’il n’y en avait point qui ne lui eussent volontiers ouvert leur coeur, et confié leurs plus secrètes pensées. Celui d’entre eux qui avait le plus de part à sa confidence, était un jeune Italien, natif de Rhége, nommé Etienne Augusti, que les Supérieurs lui avaient donné pour lui apprendre la langue. C’était une âme pleine de candeur, et qui avait les inclinations très conformes à celle de Stanislas. Aussitôt qu’ils se connurent ils commencèrent à s’aimer, et ils prirent insensiblement tant de confiance l’un pour l’autre, qu’ils ne se cachaient rien. Ce fut à cet ami fidèle que Stanislas confia le secret de ses révélations, et c’est de lui qu’on en a appris le détail après la mort du saint Novice, auquel il ne crut pas manquer de fidélité, en découvrant les choses qui devaient contribuer à sa gloire.

 

III. Stanislas n’avait pas seulement pour Dieu cet amour de préférence qui fait l’essence de la charité, et qui demeure dans la (62) partie supérieure de l’âme; il avait encore cet amour de tendresse, qui est un est de la charité fervente, et qui se fait sentir au coeur. Les transports en étaient si violents, qu’il fut souvent en danger d’en mourir. Le Supérieur l’ayant un jour trouvé au jardin dans une saison fort froide, lui demanda ce qu’il y faisait. Le saint Novice lui répondit avec simplicité, qu’il y était venu prendre l’air, parce qu’il s’était senti le coeur si enflammé de l’amour de Dieu pendant l’oraison, qu’il avait besoin de ce petit rafraîchissement pour se soulager. D’autres fois il lui fallut appliquer des serviettes mouillées sur la poitrine, pour tempérer l’extrême ardeur qui s’y était allumée : ce qui obligea le Supérieur de lui retrancher quelque chose du temps qu’il avait coutume d’employer à l’oraison. Mais ce fut inutilement. toute la vie du saint Novice était une oraison continuelle; et quelque effort qu’il fît pour s’empêcher de penser à Dieu» il en était toujours occupé malgré lui, particulièrement sur la fin de sa vie, Dieu paraissant moins épargner cette victime de son amour , à mesure qu’elle approchait de la consommation rie son sacrifice. On lui voyait toujours les (63) yeux tout baignés de larmes; et le cardinal Bellarmin a écrit dans le livre qu’il a fait du gémissement de la colombe, qu’il en versait des torrents, lorsqu’il était en prières car son oraison était un exercice continuel d’un amour très tendre, que ses directeurs ont assuré n’avoir jamais été interrompu d’aucune distraction.

Cette union si intime qu’avait Stanislas avec Dieu, et les grâces visibles qu’il en recevait, donnaient, tant de confiance en ses prières à ceux qui le connaissaient, qu’il n’y avait point de tentation si rude, ni si opiniâtre, dont on ne se tînt assuré d’être délivré, quand on lui avait fait promettre qu’il le demanderait à notre Seigneur. Un novice nommé Mario Franchi, se trouvant accablé de tristesse et de peines intérieures, qui lui donnaient du dégoût pour la vertu, et qui lui causaient un grand trouble, se sentit un jour inspiré de découvrir à Stanislas ce qui se passait dans son coeur, et de le prier de s’employer auprès de Dieu, pour lui faire obtenir délivrance de cette tentation. L’ayant donc rencontré dans un lieu propre à lui faire cette confidence, il lui dit l’état où il était, et le conjura de demander à (64) notre Seigneur qu’il lui plût de l’en retirer.

Stanislas touché de compassion pour ce pauvre affligé, le consola le mieux qu’il put, et l’ayant conduit à l’heure même dans l’église , il se mit en prières avec lui , et supplia ardemment notre Seigneur de donner quelque soulagement à cette âme. Pendant qu’il priait , Franchi sentit tout d’un coup les agitations de son coeur calmées, et les nuages qui l’avaient rempli de tant de troubles, entièrement dissipés.

On a appris cette merveille de la personne même à qui elle est arrivée, par un témoignage authentique qu’elle en a donné; et l’on a su de plusieurs autres, qu’elles avaient été délivrées de dangereuses tentations d’impureté, en le regardant seulement, et depuis sis mort, en jetant les yeux sur son image.

Ce privilège était sans doute un effet de la ressemblance qu’il avait avec la Reine des Vierges, ayant conservé son corps pur, et son aine exempte du péché mortel, jusqu’au dernier soupir de sa vie. Ses compagnons estimaient le pouvoir qu’il avait auprès d’elle si grand qu’on leur a souvent ouï dire qu’ils ne savaient point de moyen d’obtenir de la sainte Vierge ce que l’on en souhaitait, (65) que d’employer auprès d’elle l’intercession de Stanislas. Il était si passionné pour sa gloire, qu’il avait fait une étude particulière de tout ce que les auteurs en on dit de plus sublime et de plus propre à donner de hautes idées de sa grandeur. C’était un des plus ordinaires sujets de ses conversations , non-seulement avec les autres novices, mais

encore avec les Pères les plus graves de la maison, qui prenaient à tâche de le mettre là-dessus, parce qu’il mêlait à ce qu’il avait appris par son étude sur cette matière, des pensées si pleines d’esprit, et des expressions si vives, qu’il ne donnait pas moins de plaisir à ceux qui l’écoutaient, qu’il ne leur inspirait de dévotion. La tendresse qu’il avait pour la Mère de Dieu , était égale à son zèle; il l’appelait sa Mère, et il prononçait ce nom si doux d’une manière si affectueuse, qu’un grand homme en fut un jour tout surpris, et dit à saint François de Borgia , qu’il avait cru voir quelque chose de plus qu’humain dans l’air dont Stanislas lui avait parlé de la sainte Vierge.

Parmi les pratiques de piété par lesquelles le saint Novice lui marquait sa dévotion, une des plus remarquables était qu’au (66) commencement de ses actions, il se tournait vers, quelque église, où il savait qu’elle était particulièrement honorée, pour lui offrir ce qu’il allait faire. Et c’est de là qu’est venue la coutume que les novices de la Compagnie observent si religieusement à Rome, de se tourner vers l’église de sainte Marie-Majeure, le matin aussitôt qu’ils sont levés , et le soir avant qu’ils se couchent, et de saluer la sainte Vierge par une inclination profonde, pour lui demander sa bénédiction dans toutes leurs actions, et pour la prier de les protéger pendant le repos de la nuit.

IV. On ne peut appliquer plus justement à personne , qu’au bienheureux Stanislas ce que Salomon dit en général d’un homme vertueux qui meurt jeune :  Il s’est rendu parfait en  peu de temps , et dans le petit nombre d’années qu’il a vécu, il s’est avancé à l’égal de ceux qui ont une plus longue vie; Dieu s’est hâté de le tirer de ce lieu de misère et de péché, parce que son âme lui était agréable.

Il n’y avait pas encore dix mois accomplis que Stanislas était au noviciat lorsqu’il se sentit intérieurement averti que la fin de sa vie approchait. Il en eut les premiers (67) pressentiments au commencement du mois d’août, après avoir ouï:une exhortation, où l’on avait parlé de la fragilité de la vie humaine , et de quelle importance il est de se tenir prêt à mourir. Il s’en ouvrit le même jour à ceux qui se trouvèrent avec lui en conversation. « C’est à moi, leur dit-il mes prières, que l’exhortation d’aujourd’hui s’adresse; la préparation à la mort, dont on nous a parlé, est pour vous une précaution utile, parce que l’on peut mourir en tout temps; mais elle est de nécessité pour moi qui mourrai ce moi-ci. » Il dit la même chose quatre jours après au père Emmanuel Sa, dans un entretien qu’il eut avec lui touchant l’Assomption de la sainte Vierge, dont la fête était proche, où, après s’être étendu sur les louanges de la Mère de Dieu avec son zèle ordinaire, il ajouta ces paroles qui marquaient encore plus précisément le temps de son trépas que celles qu’il avait dites auparavant : « Ah ! mon Père, que ce fut un heureux jour pour les Saints, que celui auquel la sainte Vierge entra dans le paradis ! je suis persuadé qu’ils en renouvellent tous les ans la mémoire , aussi bien que nous , (68) par quelque réjouissance; aussi bien qu’eux, j’espère que je verrai la première fête qu’ils en feront. »

Ces discours ne firent pas beaucoup d’impression sur l’esprit de ceux qui les entendirent. Personne ne pouvait croire que Stanislas , qui était si jeune, et qui se portait bien , parlât sérieusement , lorsqu’il disait qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre : niais le saint Novice, qui avait des lumières bien sûres là-dessus, commença dès lors à se préparer à mourir. La préparation qu’il y apporta fut bien différente de celle qu’y apportent ordinairement les autres hommes, qui ont coutume d’employer ce qui leur reste de temps et de raison dans la dernière extrémité, à se résoudre à quitter la vie , et à se fortifier contre la crainte de la mort. Stanislas se trouvait dans une disposition d’esprit toute contraire à celle-à : car, comme il aimait Dieu de tout son coeur, il n’aimait point la vie qui l’en séparait, et ne pouvait s’empêcher de désirer la mort qui le devait unir à lui pour jamais. Aussi la demandait- il continuellement à Dieu dans ses prières , et il employa pour l’obtenir l’intercession du bienheureux martyr saint (69) Laurent, qu’on lui avait donné pour patron ce mois-là. Car la coutume d’en donner à chacun un tous les mois, avait déjà été introduite dans la compagnie par François de Borgia, qui la tenait de ses ancêtres, et qui l’avait toujours fait pratiquer dans sa maison avec beaucoup de fruit. Stanislas se prépara à la fête de son ,Saint, par des pénitences extraordinaires , dont la dernière fut une rude discipline qu’il prit la veille au réfectoire en présence de tous les autres.

Le jour de la fête étant venu, il s’avisa, à l’exemple du bienheureux Herman Joseph, d’écrire une lettre à la sainte Vierge, par laquelle il la conjurait de lui obtenir la grâce de mourir avant la fête de son Assomption, afin qu’il pût assister à la solennité qui s’en ferait dans le ciel. Il porta cette lettre à ,la communion, et il pria très ardemment la Mère de Dieu, dans la ferveur de cette action, de ne le pas laisser plus long-temps dans son exil. Après quoi il descendit aux offices, pour aider au cuisinier à apprêter le dîner, où Dieu l’occupa de beaucoup de grands sentiments touchant le martyre de son saint Patron. Sur la fin du jour, le saint Novice se (70) va mal, et quoiqu’il n’eût encore qu’un assez petit commencement de fièvre, le Supérieur jugea à propos de le faire mettre au lit.

Cette première marque qu’il plut à Dieu de donner à Stanislas, que ses prières étaient

exaucées, lui causa une joie qu’il fut aisé de remarquer sur son visage. Ceux qui le conduisirent à l’infirmerie en furent surpris , et ils ne, purent s’empêcher de témoigner de la tristesse lorsqu’il leur dit en faisant le signe de la Croix sur le lit où il s’allait mettre : Je ne me lèverai jamais de là ;  ajoutant quelque temps après, s’il plaît à notre Seigneur, pour donner quelque sorte de consolation à ses frères, auxquels il s’était aperçu que les premières paroles qu’il leur avait dites avaient serré le coeur car il dit ensuite fart affirmativement au Supérieur, qu’il croyait avoir obtenu de la sainte Vierge par le moyen de son saint patron, de mourir avant la fête de l’Assomption , pour se trouver an ciel en cette sainte journée. Mais comme il n’avait encore alors qu’une fièvre tierce fort légère , dont les médecins ne témoignaient craindre aucune mauvaise suite, on crut que ses discours étaient plutôt des effets du désir qu’il avait d,e mourir, que de véritables prédictions de sa mort. (71)

            Il passa en cet état jusqu’au quatorzième du mois, qui était le cinquième de sa maladie, sans que sa fièvre eût augmenté, et on le croyait si peu en danger, qu’un frère, auquel il avait dit ce matin-là même qu’il mourrait la nuit suivante, lui avait répondu en riant qu’il ne pouvait mourir d’un si petit mal sans miracle, et à moins que la sainte Vierge ne voulût par l’amitié qu’elle avait pour lui, qu’il allât célébrer dans le ciel la fête de son Assomption. Mais un peu après midi, il tomba tout d’un coup dans une défaillance, qui commença à faire craindre que ce qu’il avait dit de sa mort ne fût que trop vrai. On le fit néanmoins revenir de cet évanouissement à force de l’agiter; et ceux qui l’avaient secouru, lui ayant dit qu’il se laissait trop abattre à son mal , il répartit avec sa douceur ordinaire : Il est vrai que j’ai bien peu de courage; mais quand j’en aurais davantage, il me serait inutile dans une maladie de laquelle je dois assurément mourir. Peu de temps après cet accident, il lui prit une sueur froide et un si grand abattement, qu’il perdit en un moment toutes ses forces: ce qui fit juger à ceux qui l’assistaient qu’il ne lui restait plus que fort peu (72) de temps à vivre, et qu’il fallait se presSer de lui donner les derniers sacrements.

Le saint malade en ayant été averti, demanda permission à son supérieur de les recevoir couché sur la terre , et de, mourir en cette posture de pénitent. Le Père fit d’abord difficulté de la lui accorder, mais enfin ayant considéré que de grands Saints avaient pratiqué cette dévotion à la mort avec beaucoup de consolation pour eux, et d’édification pour les autres, il fit étendre une couverture de lit au milieu de la chambre, et ordonna que l’on mît le malade dessus. En cet état, Stanislas reçut le saint Viatique et l’extrême-onction avec des sentiments de joie que l’extrême faiblesse où il était ne le put empêcher d’exprimer par le feu qui parut alors dans ses yeux et sur son visage, et par un tressaillement visible de tout son corps.

Après qu’il eut reçu les sacrements , on lui demanda s’il était bien résigné à la volonté de Dieu. A quoi il répondit d’un air tranquille par ce verset des psaumes : Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est prêt. Il passa ensuite quelque temps à s’entretenir avec Dieu, tenant en sa main une image de (73) la sainte Vierge , qu’il baisait souvent avec dévotion et ayant son chapelet passé autour de son bras. De quoi un Père qui l‘était venu voir de la maison professe , s’étant aperçu, voulut de là prendre occasion de lui parler de la Mère de Dieu : Que signifie ce chapelet, lui dit-il, Stanislas? Apparemment vous n’êtes pas en état de le dire. Il est vrai, mon Père, lui repartit le malade en souriant , mais c’est toujours une consolation pour moi que de le regarder, parce qu’il me fait souvenir de ma bonne Mère. — Ah ! mon cher frère, reprit alors le Père tout attendri par ces paroles, que vous allez donc avoir de joie , quand vous verrez cette Mère si aimable dans le ciel , où elle vous attend, pour vous faire part de sa gloire! A ces mots le malade sembla reprendre de nouvelles forces il leva les mains au ciel avec une vigueur qui étonna ceux qui savaient à quel point sa maladie l’avait affaibli , et donna beaucoup de témoignages d’une joie extraordinaire.

Il était déjà plus de minuit, lorsque Stanislas sentant que sa fin approchait , pria qu’on lui fît voir quelques novices auxquels il voulait dire adieu; ce qui ayant été fait, (74) il rendit grâces à la compagnie des bontés de mère qu’elle avait eues pour lui , et demanda pardon à tous les assistants des mauvais exemples qu’il pouvait leur avoir donnés; puis se tournant vers le Supérieur, il lui dit ce mot de S. Paul : Le temps est court. Le Père voulut achever le passage, en disant: Il ne reste plus qu’à nous préparer ; mais le malade le prévint , et ne lui en laissa dire que les deux premiers mots: après quoi il prit son crucifix à la main , et les assistants s’étant mis en prières autour de lui , il les pria d’invoquer particulièrement ses saints Patrons de chaque mois , dont il avait écrit les noms dans un petit livre. Ensuite de cela il fit quelques actes de contrition et d’amour de Dieu, qui furent ouïs de tous ceux qui étaient présents; puis il demeura assez longtemps dans le silence et dans un recueillement profond, pendant lequel la Mère de Dieu s’étant présentée à lui, suivie d’une nombreuse troupe de Vierges, comme on l’apprit à l’heure même par sa propre bouche , il rendit l’esprit entre les mains de sa bonne Maîtresse, un peu après trois heures du matin , le quinzième jour d’août de l’année mil cinq cent soixante-huit (75), sur la fin de la dix-huitième de son âge, et dans le dixième mois depuis son entrée au noviciat.

V. L’Ecriture attribue une manière d’odeur à la vertu des Saints qui la fait découvrir, et qui donne envie de la suivre, selon cette parole de S. Paul : Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ. Cette odeur a quelque chose de semblable à celle des parfums, qui ne se font jamais mieux sentir qu’au moment où ils se consument et cessent d’être car les Saints cachent leurs vertus pendant leur vie, et ne font confidence de ce que la grâce opère de pins admirable en eux qu’aux directeurs de leur conscience, ou tout au plus à un fort petit nombre de leurs amis. Mais à la mort, ni leurs directeurs, ni leurs amis ne se tenant plus obligés au secret sur des choses que la gloire de Dieu les oblige de révéler , ils publient les vertus, et découvrent les trésors de la grâce, que ces âmes saintes tenaient cachés par humilité.

La même chose arriva à la mort du bienheureux Stanislas. Peu de temps après qu’il eut rendu l’esprit, ceux que nous avons dit avoir eu part à sa confidence, apprirent aux (76) autres ce qu’ils en savaient de particulier et ces choses miraculeuses jointes à la haute idée que l’on avait déjà conçue de sa vertu, le firent considérer de tout le monde comme un très grand Saint.

Le concours de ceux qui voulurent assister à ses funérailles fut extraordinaire. On y vint en foule de toutes les maisons que les Jésuites ont. à Rome , et chacun s’empressait pour le, voir: si bien que la cérémonie de ses obsèques ressemblait plutôt à un appareil de triomphe, qu’à un convoi funèbre. Aussi voyait-on bien moins de vestiges de la mort sur le corps du serviteur de Dieu, que de marques de la vie bienheureuse dont son âme jouissait déjà dans le ciel. On ne

remarquait point de changement en lui , ses traits n’étaient point effacés , il n’avait rien perdu de la vivacité de sa couleur; on voyait sur son visage, le même air de douceur qui le rendait aimable à tout le monde pendant sa vie. De sorte que bien loin de sentir en approchant de lui cette horreur secrète que nous cause naturellement la vue des morts, plus on le regardait, plus on se sentait rempli d’une suavité toute céleste. Chacun lui baisait les pieds et les mains; et il y en avait (77) qui recueillaient avec respect les fleurs dont on avait parsemé son corps, ce qui fit dire au père François Tolet, qui fut depuis cardinal, ces paroles que beaucoup de personnes remarquèrent : « Cela est admirable, un jeune enfant vient de mourir, et il attire tout le monde à lui; chacun le veut voir, chacun lui veut baiser les pieds. Hélas ! nous mourrons peut – être bien vieux, nous autres; en fera-t-on autant pour nous? »

Pendant que l’on était ainsi en troupe autour de ce saint corps, il arriva un Père de la maison professe (que ceux qui ont écrit la Vie du bienheureux Stanislas disent avoir été un de ses plus intimes amis, quoiqu’ils n’en n’aient pas marqué le nom ). Aussitôt qu’il fut entré dans le lieu où l’on avait exposé le corps en attendant la cérémonie, il s’alla jeter à ses pieds , et les baisa plusieurs fois tendrement en les arrosant de ses larmes. Il fit cette action d’un air si transporté, que ceux qui en furent témoins en demeurèrent surpris.; de quoi s’étant aperçu, il voulut leur en apprendre la cause; ce qu’il fit en ces termes, après avoir un peu essuyé ses larmes et recouvré la liberté de parler qu’elles lui avaient ôtée : « Hier au soir, ayant appris que la maladie de Stanislas devenait plus dangereuse, et ne pouvant le venir voir à l’heure même, parce qu’il était déjà fort tard , je résolus d’y venir aujourd’hui , aussitôt que je pourrais sortir de la maison. M’étant couché dans cette pensée, vers le point du jour, je me suis imaginé que je venais au noviciat , et que j’avais trouvé en mon chemin une personne qui me demandait où j’allais; il m’a semblé que je lui répondais que je venais ici; et que m’ayant  encore demandé ce que j’y venais faire, je lui ai reparti que je venais voir Stanislas qui était malade : sur quoi cet homme m’ayant dit affirmativement que je ne le verrais pas, et qu’il était déjà en paradis, je lui ai demandé d’où il le savait ? Il m’a répondu ces paroles, qui me sont demeurées dans l’esprit comme il me les a dites . Je le sais bien , je le sais bien , et je sais de plus qu’il y est entré ce matin un peu après trois heures. A ces mots je me suis éveillé, et j’ai appris depuis que Stanislas avait justement rendu l’esprit à l’heure qui m’a été marquée clans le songe que je (79)viens de vous dire, si je dois appeler songe une chose qui s’accorde si bien avec la vérité. »

Ce discours fut reçu avec une extrême joie de tous ceux qui l’entendirent, et redoubla le respect que l’on avait pour la mémoire du saint Novice. Ou regardait son corps comme une relique précieuse qui méritait d’être exposée à la vénération publique mais la déférence qu’on eut pour le Saint-Siège , qui défend de prévenir son jugement en semblable rencontre ne permit pas alors qu’on en usât ainsi. Il fut enterré comme les autres Religieux de sa compagnie, à la réserve qu’il fut dans un cercueil, où il demeura plus de deux ans sans se corrompre, quoiqu’il n’eût point été embaumé. Il en sortait même quelquefois une odeur si douce, que toute la chapelle en était remplie , Dieu voulant ajouter ce dernier témoignage de la pureté angélique de son serviteur , à tous ceux qu’il en avait déjà rendus.

VI. Quelque superbes que soient les tombeaux que les hommes érigent à leurs amis, ce sont toujours des marques de la mort et de la destruction de ceux qui y sont enfermés (80); et si l’on y voit quelquefois gravés quelques vestiges de leur grandeur, c’est pour faire connaître aux autres hommes combien elle a été vaine, puisqu’elle a sitôt fini, et qu’il en reste si peu de chose. Il n’y a que Dieu qui puisse rendre glorieux les tombeaux de ses amis, et en faire des autels, où l’on ne voit que des marques de la vie bienheureuse dont ces âmes saintes jouissent dans le ciel, et du pouvoir que leur donne sur la terre l’union qu’elles ont avec la Divinité.

C’est ce qui est arrivé au sépulcre du bienheureux Stanislas : car ayant plu à Dieu d’honorer la mémoire de son serviteur, par les grands miracles dont nous parlerons dans le III ème Livre de cette Histoire, les peuples ont cru être obligés de reconnaître par un culte public les grâces qu’ils en ont reçues: mais comme ils ne lui ont pu rendre ce culte sans l’aveu du Pontife, ils en ont demandé en divers temps la permission à Sa Sainteté avec tant d’empressement , qu’ils l’ont enfin obtenue.

Clément VIII a été le premier qui l’a honoré du titre de Bienheureux, dans un bref qu’il envoya en l’année 1604 aux habitants (81) de Pultovie, par lequel il leur permettait d’en célébrer tous les ans la fête dans leur ville. Quelque temps après, Sigismond III, roi de Pologne, entreprit d’obtenir du Saint-Siége la même grâce pour tout son royaume. Il en écrivit an pape Paul V en l’année 1618 , et le fit solliciter pour cela par le cardinal de Montalte, protecteur de la couronne de Pologne, et par l’évêque de Posna, son ambassadeur. Sa Sainteté répondit d’abord à ceux qui lui parlèrent de cette affaire, ce que les Papes ont coutume de répondre en pareilles rencontres , qu’il en fallait informer la Congrégation, des Rits, et attendre son jugement là-dessus. Mais le Cardinal et l’ambassadeur voyant que les informations s’en faisaient trop lentement, présentèrent à Sa Sainteté un abrégé de la Vie et des Miracles du bienheureux Stanislas , et la prièrent de vouloir prendre la peine de la lire elle-même. Le Pape le fit pour les contenter , et quoiqu’ils n’eût pas le dessein d’abord de presser davantage pour cela la conclusion de cette affaire , il s’y montra si affectionné après qu’il eut lu la vie du serviteur de Dieu, et qu’il eut examiné lui-même les preuves de ses miracles que ceux (82) à qui il en parla alors, jugèrent bren qu’il ne serait pas désormais fort difficile d’obtenir de lui là-dessus une partie de ce que l’on en souhaitait. De quoi ceux qui s’intéressaient dans l’affaire ayant été avertis, Eléonore des Ursins, duchesse de Sforce, qui sollicitait pour 1’Eglise du noviciat de Rome la même permission que demandaient les Polonais pour toute la Pologne, profita la première de la bonne disposition de l’esprit du Pape; car s’étant incontinent allé jeter à ses pieds avec quelques autres dames romaines et l’ambassadrice de France, elle en obtint ce qu’elle désirait.

Après que le Pape eut fait cette première démarche en faveur de la duchesse, le cardinal et l’ambassadeur n’eurent pas beaucoup de peine à le faire résoudre à contenter le roi de Pologne. Sa Sainteté fit incontinent expédier un bref à ce Prince, par lequel non-seulement elle lui donnait permission de faire célébrer la fête du bienheureux Stanislas dans tontes les églises des Jésuites qui se trouveraient sur les terres de son obéissance; mais elle donnait encore de grandes Indulgences à ceux qui les visiteraient ce jour-là, et qui y feraient leurs (83) dévotions. Ce bref fut reçu dans la Pologne et dans la Lithuanie, avec une joie que je ne puis expliquer qu’en représentant quelque chose de la pompe extraordinaire avec laquelle ces peuples célèbrent tous les ans cette fête dans quelques unes des meilleures villes du royaume.

Aussitôt que les premières Vêpres ont été chantées solennellement dans l’église des Jésuites, l’on commence à orner les rues et les places publiques comme l’on fait à la Fête-Dieu. La nuit étant venue, on allume aux fenêtres de chaque maison un si grand nombre de flambeaux, et il paraît en l’air tant de feux d’artifices, que les premières fois que cette cérémonie se fit, les paysans de la campagne crurent que toutes ces villes allaient être réduites en cendres, et plusieurs y accoururent, pensant que ce fût une incendie. Sur les dix heures , on commence une magnifique procession, à laquelle on voit mille ou douze cents jeunes hommes superbement vêtus , marcher deux à deux, avec un flambeau à la main, après de grandes et miches machines, portées sur les épaules de plusieurs hommes, où sont représentées avec beaucoup d’art les principales (84) actions de la vie du serviteur de Dieu. Cette

procession dure près de deux heures, faisant de temps en temps des pauses dans les églises qui se trouvent sur sa route , jusqu’à ce qu’elle arrive sur le minuit dans le lieu qu’on lui a marqué pour son terme, où l’on fait le panégyrique du Bienheureux. Après quoi chacun se retire pour aller prendre un peu de repos jusqu’au lendemain , que les dévotions recommencent avec tant de ferveur, que cette fête est, dit-on, en Pologne comme une seconde Pâque.

A ces témoignages si extraordinaires de respect et d’affection envers le bienheureux Stanislas, les Polonais ont ajouté une marque illustre de la confiance qu’ils ont en lui, eu le choisissant solennellement avec S. Casimir, pour le Patron et pour le protecteur du royaume. Plusieurs villes ont encore fait depuis la même chose en leur particulier, comme Varsovie, Posna, Lublin et Léopold: dans la dernière desquelles il se passa une chose, il y a treize ou quatorze ans, à l’occasion d’une semblable cérémonie , que je ne dois pas omettre dans cette Histoire, pour être un exemple mémorable de la justice de Dieu sur ceux qui s’opposent aux honneurs (85) que l’on rend aux Saints, et de l’excès où se porte quelquefois un esprit jaloux de la prospérité d’autrui.

Cette ville étant attaquée de la peste, se voyant sur le point d’être entièrement désolée par cette maladie, si elle s’allumait davantage et qu’elle eût un plus long cours; les magistrats se ressouvinrent de l’assistance qu’ils avaient autrefois reçue du bienheureux Stanislas dans un incendie horrible, où le serviteur de Dieu avait paru sur leurs murailles, à la vue d’une infinité de personnes, détournant les flammes qui, après avoir brûlé le faubourg qui est du côté de Cracovie, gagnaient déjà la porte de la ville, et l’allaient réduire en cendres. Le souvenir de cette faveur leur donna la confiance de s’adresser encore une fois à celui dont ils l’avaient reçue; ils prièrent le bienheureux Stanislas de les délivrer de la maladie contagieuse, et s’obligèrent par un voeu public, en cas qu’il lui plût de le faire , d’orner son autel d’un riche tableau bordé d’argent, et de placer son image sur la plus haute tour de la ville, pour marquer  à la postérité qu’ils le reconnaissaient pour leur Protecteur.

Ils n’eurent pas plutôt fait ce voeu, que la (86) peste venant à cesser, ils se virent heureusement obligés de penser à l’accomplir. Mais comme il fallut attendre quelque temps pour préparer les choses nécessaires pour en faire la cérémonie, quelques gens qui ne voulaient pas de bien aux Jésuites , se servirent de cet intervalle, pour tâcher , par toutes sortes de moyens , d’empêcher qu’on ne rendît cet honneur à une personne qui avait porté leur habit : et il se trouva parmi eux un ecclésiastique assez emporté pour aller trouver un des magistrats , et pour lui dire qu’il n’y avait pas de raison d’accorder au bienheureux Stanislas un honneur qu’il n’avait pas mérité. Ce procédé impie et passionné scandalisa extrêmement toute la ville. Il n’eut point d’autre effet que d’attirer la colère de Dieu sur celui qui en était l’auteur , et d’augmenter dans l’esprit du peuple le respect qu’il avait déjà pour son saint Patron car le jour de sa fête s’étant trouvé dans cette conjoncture , il fut célébré avec un concours extraordinaire de toutes sortes de personnes. Un chanoine nommé Piglouski en fit le panégyrique et l’occasion s’étant présentée , dans la suite de son discours, de parler du voeu que l’on avait fait au bienheureux (87)  Stanislas durant la peste, il déclama avec beaucoup de force et de zèle contre ceux qui avaient voulu empêcher qu’on ne l’accomplît, et assura que Dieu ne laisserait pas impunie une ingratitude si horrible. L’évènement ne fit que trop voir qu’il avait dit vrai : car l’ecclésiastique dont nous venons de parler, étant monté en chaire dans une autre église, en même temps que le chanoine prêchait en celle des Jésuites , et ne voyant qu’un fort petit nombre d’auditeurs devant lui, il fut si peu maître de sa passion qu’il osa bien se moquer publiquement du miracle qu’on attribuait au serviteur de Dieu. Cette témérité scandaleuse ayant mis le comble aux péchés de ce malheureux, attira sur lui un châtiment aussi funeste qu’il fut prompt et imprévu: car il ne fut pas plus tôt de retour dans sa maison , qu’il fut saisi d’une frénésie horrible, et il devint tout d’un coup si furieux, qu’il se précipita par une fenêtre, et finit ainsi sa vie.

Mais comme Dieu n’exerce sa justice en ce monde que pour obliger les hommes d’avoir recours à sa miséricorde , la mort tragique de cet homme emporté fit ouvrir les yeux à  ceux que la même passion avait engagés (88) dans son parti, et leur fit faire une pénitence qui répara le scandale que leur faute avait causé dans la ville.

Pendant que Dieu châtiait ainsi les ennemis du bienheureux Stanislas, sa Providence disposait les choses dans la Pologne pour augmenter la gloire de son Serviteur, en élevant son sang sur le trône de cette monarchie, dans la personne de Michel Viesnoviski, dont la bisaïeule était de cette maison. Car ce Prince n’eut pas plus tôt pris possession de la couronne, qu’il sollicita la canonisation de son saint parent, auprès de Clément X qui occupait alors le Saint-Siége. En quoi tous les Sénateurs du royaume s’étant joints à lui, et ayant prié l’Archevêque de Gnesne d’en écrire au nom du Sénat aux Cardinaux de la Congrégation des Rits , Sa Sainteté commença cette affaire, pour déclarer dans les formes le Serviteur de Dieu Bienheureux : ce que ses prédécesseurs n’avaient pas fait, n’ayant pas encore permis d’en faire l’office dans l’Eglise : de sorte que dans les lieux où l’on en faisait la fête , on disait ce jour-là la messe de la sainte Trinité. Le Saint-Père a donné cette permission à. la Pologne et à la Compagnie de Jésus, (89) par un bref du 16 août de l’année 1670, et parce que le jour auquel le bienheureux Stanislas est mort, se trouve occupé par la fête de l’assomption de la sainte Vierge. Sa Sainteté a marqué pour Célébrer celle du Serviteur de Dieu, le 13 de novembre, jour auquel son corps a été transporté de l’ancienne chapelle où il avait été enterré, dans la nouvelle église que le prince Pamphile a fait bâtir au noviciat de Rome , avec une magnificence digne de sa piété.

 

Fin du second Livre.

 

Accueil ; Bibliothèque ; Haut du document

 

 

LIVRE TROISIÈME.

 

 

I. La vie de Paul Kostka a trop de liaison avec celle du bienheureux Stanislas, pour ne pas lui donner quelque place dans cette Histoire. Il est même de la justice qu’ayant fait voir à mes lecteurs , dans la première partie de cet ouvrage les dérèglements de ce jeune seigneur, je leur en apprenne la pénitence en celle-ci afin que s’ils l’ont considéré jusqu’à présent comme le persécuteur de son saint frère, ils l’honorent désormais comme l’imitateur de (91) ses vertus , et qu’ils bénissent éternellement les miséricordes de celui qui change, quand il lui plaît, les pierres en des enfants d’Abraham. J’ai cru que je ne pouvais mieux placer le récit de cette Vie, qu’au commencement de ce Livre, où j’ai dessein de raconter les miracles du bienheureux Stanislas et les grâces extraordinaires que plusieurs personnes ont obtenues de Dieu par son moyen n’estimant pas qu’il lui soit moins glorieux d’avoir contribué à la conversion d’un pécheur, que d’avoir guéri des aveugles et ressuscité des morts.

Quelques années après la mort du bienheureux Stanislas , lorsque la réputation de sa sainteté commençait à s’étendre dans la Pologne , Paul étant devenu plus mûr et plus capable de profiter des bons exemples que son frère lui avait autrefois donnés, se sentit également touché de repentir de l’avoir persécuté, et du désir d’imiter sa vertu. Dieu qui le disposait de loin ‘n la perfection, ne permit pas qu’il s’engageât dans le mariage. On lui offrit en divers temps de grands partis , et il en rechercha même quelques uns avec assez d’empressement; mais il trouva toujours dans ses poursuites (92) des obstacles imprévus, qui l’empêchèrent de rien conclure: si bien que se trouvant en cet état, lorsqu’il plut à Dieu de lui inspirer le désir d’une vie plus réglée, il prit la résolution de ne se point marier, de peur que les soins qui accompagnent le mariage ne partageassent son coeur, qu’il voulait donner tout entier à Dieu.

Comme la retraite de Paul fit beaucoup d’éclat dans le monde, elle lui attira le grandes persécutions. Ses parents et ses amis ne cessaient de lui représenter , qu’il faisait un tort considérable à sa famille en prenant une manière de vivre qui le mett,ait hors d’état d’entrer dans les charges ; ils le priaient de considérer que sa race était sur 1e point de s’éteindre, faute de personnes capables d’en soutenir l’éclat et d’en conserver le nom; ils lui disaient qu’il ne pouvait sans injustice ruiner ainsi toutes les espérances de la plupart de ses proches, et des anciens serviteurs de sa maison, dont la fortune était attachée à la sienne; que les personnes de sa qualité et de son rang n’avaient pas le même droit que les autres hommes de renoncer à ces sortes d’intérêts, qui sont toujours joints avec ceux d’autrui; que sa famille (93) avait déjà fait une assez grande perte dans la personne du petit Stanislas, sans qu’il lui ôtât encore, par une retraite si hors de saison, l’unique appui qui lui restait.

Ces remontrances , qui faisaient ressouvenir Paul de celles qu’il avait faites autrefois à son frère clans une pareille rencontre, lui remettaient aussi en mémoire les sages réponses que le saint enfant avait accoutumé de lui faire; et il s’en servait alors très utilement pour défendre son procédé contre les plaintes de ses parents et les sollicitations de ses amis. Il leur disait avec une liberté pleine de douceur, qu’il était bien fâché qu’ils eussent fondé sur sa personne des espérances contraires à ce que Dieu demandait de lui; mais que tandis que cela serait , il se voyait clans l’impuissance de les contenter; qu’il se souciait fort peu que son nom se conservât sur la terre, où il faudrait toujours qu’il finît un jour, pourvu qu’il fût écrit au ciel dans le livre de vie; qu’il n’était pas raisonnable qu’il abandonnât le soin de sa perfection, pour travailler à l’élévation des autres; que n’estimant point de bonne fortune que celle qui se fait auprès de Dieu , il n’en pouvait souhaiter d’autres à ses amis, comme il ne (94) souhaitait point d’autre éclat à sa main, que do voir reluire en tous ceux qui portaient son nom, les vertus de son frère Stanislas.

C’est ainsi que Paul justifiait sa conduite auprès de ceux à qui le sang ou l’amitié l’obligeait d’en rendre raison; car pour tout ce qui s’en disait dans le monde , parmi les personnes auxquelles il croyait être indifférent, il ne s’en mettait pas en peine. il savait bien qu’on en raillait, que cela l’avait rendu méprisable à plusieurs personnes qui l’estimaient auparavant, que ceux même qui ne désapprouvaient pas qu’il eût embrassé le parti de la dévotion , le blâmaient de l’avoir fait publiquement et de s’être trop déclaré, disant qu’il y avait eu de l’imprudence à faire un éclat qui n’était bon à rien et qui lui était la liberté de se remettre dans le monde , s’il venait paie hasard à s’ennuyer dans la retraite. Paul ne répondait à tout cela que par ces paroles de l’Apôtre, qui lui servirent de divise pendant sa vie, et qu’il fit lui-même graver sur son tombeau : Non erubesco Evangelium; voulant marquer par-là qu’il n’avait point Je honte de suivre les maximes de l’Evangile. (95) Au contraire il ,ne pensait jamais au temps qu’il avait passé sans les suivre , qu’il n’en eût une extrême confusion.

Il se considérait, à l’exemple de saint Paul, comme une personne qui avait contrarié la Doctrine de Jésus-Christ, et qui avait persécuté les Saints, et Dieu , qui le voulait conduire à la perfection par la voie de la pénitence , lui remettait continuellement devant les yeux les violences dont il avait usé contre le petit Stanislas de sorte qu’il vivait dans une sainte haine de lui-même, et dans un désir insatiable de souffrir pour expier le mal qu’il avait fait à son frère. Il n’en parlait jamais qu’il ne parût tout attendri; il prenait plaisir à raconter à ses amis les persécutions injustes qu’il lui avait faites, et la douceur avec laquelle ce courageux enfant les avait endurées. Il passait tous les jours devant son image un long espace de temps, prosterné en terre, les bras étendus en forme de croix, versant un torrent de larmes, auxquelles il mêlait quelquefois son sang. Ce qui fut remarqué une fois entre autres par un jeune enfant de qualité, qui a assuré avoir été témoin de ce que je m’en vais dire. (96) Paul étant un jour allé rendre visite à un gentilhomme de la maison de Lusca, on l’y retint à coucher, et quand l’heure en fut venue, on le conduisit, selon la coutume, dans l’appartement qui lui avait été préparé. Aussitôt que ceux qui l’y avaient accompagné se furent retirés, il fit aussi retirer ses gens, et alors croyant n’être vu de personne, il se mit en oraison, et y passa une grande partie de la nuit. Cette prière fut suivie d’une rude discipline, qu’il prit durant un fort long espace de temps, jetant de profonds soupirs , et répétant souvent ces paroles, qui marquaient le sujet de sa pénitence : Mon saint frère, mon saint frère, priez Dieu pour ce pauvre pécheur; et pardonnez-moi tous les maux que je vous ai faits! Après que Paul eut cessé de se frapper, il se coucha pour prendre un peu de repos, sans prendre garde qu’il y avait à côté de sa chambre un petit cabinet où couchait un des enfants de la maison, qui ne sachant à quoi attribuer une chose si peu ordinaire clans un homme de. cette qualité, crut qu’il avait tué son frère, et que ce qu’il lui avait vu faire, était une pénitence qu’on lui avait imposée pour ce crime. Mais (           97)

il fut détrompé de cette pensée le lendemain matin, lorsque racontant ce qu’il avait vu en présence de quelques personnes qui savaient la vie de ce seigneur, il apprit quel était ce frère que Paul avait persécuté , et de quelle nature avaient été les persécutions qu’il lui avait faites. Si l’imagination de l’enfant parut plaisante à ceux qui l’entendirent, ce qu’il leur racontait les étonna, ils ne pouvaient comprendre comment un emportement de jeunesse , si ordinaire dans les maisons où il y a des frères de différente humeur, avait fait une si forte impression sur l’esprit de Paul, et qu’il en fit une si longue pénitence.: car il y avait déjà plus de quarante ans que le bienheureux Stanislas était mort. Mais ils eussent été encore bien plus surpris, si on leur eût dit que depuis un si long temps il avait passé presque toutes les nuits de la même manière qu’il avait fait celle-là, ne couchant ordinairement que sur la terre nue , quoiqu’il fût devenu très infirme , et qu’il eût le corps tout atténué de jeûnes.

Il demeurait d’ordinaire à Prasniz, parce que cette ville était proche de ses terres. Il y avait fondé un hôpital, et s’était logé (98) tout auprès, afin de servir et d’assister les pauvres : ce qu’il faisait avec une charité toute paternelle, prévenant leurs besoins, et n’épargnant ni son bien, ni sa peine pour les soulager. Sa maison était le refuge ordinaire des pèlerins, et de tous ceux qui n’avaient pas le moyen de loger ailleurs ; il les recevait avec un visage gai et épanoui, il leur lavait les pieds , il les servait lui-même à table; et quand ils sortaient de chez lui, il leur donnait encore l’aumône pour continuer leur voyage, selon le besoin qu’ils en avaient.

A voir comme Paul s’occupait en ces exercices de charité, l’on eût dit qu’ils ne lui eussent laissé de temps que ce qu’il lui en fallait pour se reposer : mais il n’en était pas moins assidu à la prière; il récitait tous les jours l’office divin comme les prêtres; il se levait à deux heures après minuit pour dire matines , après lesquelles, ayant pris la discipline en la manière que nous venons de dire, il passait ce qui lui restait de temps jusqu’au jour dans une profonde contemplation. Il avait un attrait particulier à méditer les mystères de la Passion de Notre Seigneur. Il y trouvait tant de douceur qu’il (99) y passait quelquefois les nuits tout entières. Il avait encore des sentiments de dévotion fort tendres pour le Saint-Sacrement de l’autel. Il entendait tous les jours plusieurs messes, et lorsqu’il était en voyage , s’il ne rencontrait point le matin de lieu où il la pût entendre, à quelque heure qu’il arrivât dans les bourgs où il y avait des églises, il y allait et se faisait ouvrir le tabernacle, par un prêtre, pour faire sa prière devant le Saint-Sacrement. Lorsqu’il trouvait en son chemin quelque image dévote ou quelque chapelle, il faisait arrêter son carrosse , et descendait pour y faire oraison , se jetant à genoux, et se prosternant souvent la face contre terre : car c’était ainsi qu’il priait presque toujours ; à quoi il s’était tellement endurci les genoux , qu’il s’y était fait un calus qui lui rendait ces parties-là insensibles.

Paul Kostka avait déjà près de soixante ans , lorsque voulant rendre son sacrifice encore plus parfait, il prit le dessein de se faire Jésuite, il s’adressa d’abord au Provincial de Pologne pour être reçu; mais ce Père en ayant fait difficulté, sur ce que ce Seigneur était trop avancé en âge et qu’il (100) s’était ruiné la santé , Paul en écrivit au Père-Général , qui accorda volontiers cette grâce, et à la mémoire de son frère déjà honoré par le souverain Pontife du titre de Bienheureux, et à sa propre vertu : estimant qu’un Saint, quelque infirme et quelque âgé qu’il soit, n’est jamais inutile dans une Communauté, tandis qu’il peut encore prier et souffrir.

Notre saint pénitent ayant reçu la lettre du Père-Général, commença à disposer ses affaires pour entrer au noviciat dans une parfaite liberté d’esprit, et sans aucun autre sain que de travailler à sa perfection avec une ferveur toute nouvelle. Mais Dieu se contenta de sa bonne volonté; car étant allé à Pétricovie pour faire observer quelques formalités de justice , qui manquaient aux contrats des fondations qu’il avait faites, i1 y tomba malade, et y mourut dans une grande opinion de sainteté, qui fit confirmée par une lumière miraculeuse dont son corps parut environné durant la nuit qui précéda le jour de ses obsèques.

II. Une troupe d’enfants de la ville de Posna, jouant ensemble sur le bord de la Varte lorsqu’elle était glacée, un d’entre eux (101) nommé Stanislas, fut poussé dedans par un de  ses compagnons, et son malheur voulu qu’il tombât dans un endroit où l’on avait rompu la glace pour puiser de l’eau; de sorte qu’il fut incontinent emporté par le courant sous cette glace, et tous les autres le perdirent de vue. Au cri que firent ces enfants tout effrayés, il s’assembla un grand nombre de personnes sur les deux bords de la rivière, dont plusieurs se mirent en de voir de secourir Stanislas, mais ce fut inutilement; car quelque diligence que l’on fit pour trouver où l’eau l’avait porté l’on ne put jamais rien découvrir.

Il y avait déjà près de trois heures qu’on le cherchait, lorsque deux jeunes Jésuites venant à passer par là , et voyant le peuple assemblé en foule le long de l’eau, eurent la curiosité de s’informer de ce que c’était. On leur dit que c’était un pauvre enfant qui était tombé dans la rivière! et que l’on ne pouvait trouver. Cet accident funeste toucha ces deux bons religieux de compassion, particulièrement depuis qu’ils eurent appris que l’enfant était luthérien et qu’il avait déjà dix ans et l’un d’eux se sentant porté d’un désir ardent de retirer cette âme du danger (102) où elle était de se perdre, fut tout d’un coup inspiré de la recommander au bienheureux Stanislas, dont ce malheureux portait le nom. Aussitôt qu’il eut formé cette pensée, il la communiqua à ceux qui étaient autour de lui; et les ayant invités à joindre leurs prières aux siennes, il se mit à genoux sur le rivage, et pria tout haut le bienheureux Stanislas de vouloir prendre cet enfant sous sa protection , et d’employer tout le pouvoir qu’il avait auprès de Dieu pour lui rendre la vie du corps, afin qu’il pût recevoir celle de l’âme clans le sein de l’Eglise catholique, qui était sa vraie mère.

Au moment que le bon religieux achevait sa prière, on aperçut au travers de la glace le corps de l’enfant que le courant portait vers une digue de gros pieux plantés pour détourner l’eau , et pour la faire aller avec plus d’impétuosité du côté de deux moulins bâtis l’un au-dessous de l’autre, dans le milieu de la rivière. Ce corps ne fut pas plus tôt arrivé à la digue, que suivant le fil de l’eau, il fut porté sous la roue du premier de ces moulins, où il devait être mis en pièces, si Dieu, qui voulait glorifier le bienheureux Stanislas en cet enfant, n’eût commencé dès (103) lors le miracle qu’il acheva bientôt après, en lui rendant la vie. Etant sorti de cette roue, il allait encore passer par-dessous une autre, lorsque quelques branches et quelques morceaux de bois s’étant attachés à lui, l’embarrassèrent autour d’un pieu, et l’y arrêtèrent, ce qui donna le loisir à ceux qui le cherchaient de l’aller prendre et de le porter sur le rivage.

 Dès qu’on l’eut étendu sur le sable, tout le monde jugea bien qu’il était mort: mais pour s’en assurer davantage on fit venir un médecin, qui, après avoir fait bien des expériences pour voir s’il n’y reconnaîtrait point quelque marque de vie, s’en retourna, disant que les morts avaient besoin d’un prêtre pour les enterrer, et non pas d’un médecin. Le dévot religieux qui avait mis l’enfant sous la protection du bienheureux Stanislas, ne perdit pas néanmoins courage il lui semblait que le serviteur de Dieu avait trop bien commencé pour en demeurer là et il ne douta point que celui qui avait déjà fait un miracle si visible, pour conserver le corps, n’en fît bien encore un autre pour sauver l’âme. Ainsi, sentant redoubler la confiance, il réitéra sa prière, durant (104) laquelle l’enfant commença à se remuer, an grand étonnement de tout le monde, et revenant peu à peu, il se trouva bientôt en état de témoigner sa reconnaissance à son libérateur, en abjurant l’hérésie dans laquelle il avait été élevé , ce que son père lui permit volontiers aussi bien qu’à tout les membres de la famille, qui avaient été touchés de ce miracle , quoiqu’il ne le fît pas lui-même, au moins publiquement, se trouvant engagé dans son parti par l’intérêt, qui est le plus ordinaire obstacle que le démon mette à la conversion des hérétiques qui ne sont pas d’ailleurs corrompus par le1ibertinage.

Le bruit de ce miracle s’étant répandu dans toute la Pologne, et ayant été dépeint en beaucoup d’endroits dans les églises, donna occasion à plusieurs personnes d’avoir recours au bienheureux Stanislas en de pareilles rencontres, et d’en recevoir la même grâce : ce qui est arrivé si souvent , que ces peuples l’ont, appelé le Saint qui ressuscite les morts.

III. Ce n’est pas une action moins digne d’un Saint , de procurer une bonne mort à ceux qui lui sont dévots, que de leur rendre la vie lorsqu’ils l’ont perdue. (105)

Il y avait à Jaroslau un jeune enfant, nommé Albert, qui avait pris le bienheureux Stanislas, non-seulement pour protecteur, mais encore pour le modèle de sa vie et de ses  moeurs. C’était une âme que Dieu avait prévenue par les bénédictions de sa douceur; car à l’âge de treize ans, on l’estimait déjà un grand Saint, et quoiqu’il fût pauvre et d’une naissance obscure, il était en grande considération dans toute la ville, Il avait une pureté d’ange , il aimait la prière , il évitait les compagnies suspectes, et il ne conversait qu’avec les plus réglés de ceux qui étudiaient avec Albert ayant ainsi imité le bienheureux Stanislas en sa vie, eut le bonheur de lui ressembler aussi en sa mort. Car étant tombé malade au mois de mai, il prédit qu’il mourrait le jour de l’octave de l’Ascension; et il porta toujours son âme entre ses mains, pour la rendre à son Créateur quand son heure serait venue.

Il se disposa à ce dernier passage par l’exercice de toutes les vertus, que l’état où il était lui put permettre de pratiquer. Durant ce temps-là , il fit paraître tant de tendresse pour son bienheureux Protecteur  (106) et une si grande confiance en lui, qu’il mérita de le voir un peu avant que de mourir. Car étant alors entré clans une profonde extase, le ciel s’ouvrit  tout d’un coup à ses yeux, et il aperçut le bienheureux Stanislas tout brillant de lumière qui venait au-devant de lui, et s’approchant jusqu’auprès de son lit , l’entretint quelque temps familièrement, et lui fit beaucoup de caresses.

Ceux qui étaient alors autour du petit. Albert , s’aperçurent bien par les divers mouvements de son visage et par le feu qui paraissait dans ses yeux , qu’il se passait eu lui quelque chose qui n’était pas ordinaire. Ce qui ayant donné la curiosité à quelques uns de savoir ce que c’était, Albert le leur apprit avec simplicité, quand il fut  revenu à lui; après quoi cet heureux enfant rendit doucement l’esprit entre les mains de son saint Patron , pour aller jouir de la gloire que ses mérites lui avaient acquise. Ses funérailles furent célébrées avec beaucoup de pompe, et un concours extraordinaire de tous les ordres de la ville. La duchesse d’Ostrog s’y trouva avec sa maison , prononça en sa présence un discours très touchant sur les vertus d’Albert , et sur les (107) grâces que le bienheureux Stanislas faisait à ceux qui lui étaient dévots.

IV. Une paysanne, nommée Anne ; qui demeurait dans un village assez proche de Lublin, gagnait sa vie par le petit trafic qu’elle faisait de quelques plantes. Elle avait entre autres une grande quantité de romarin qu’elle cultivait avec un soin particulier, parce que l’usage en est fort commun en ce pays-là , et qu’elle en tirait un grand profit.

Anne n’était pas méconnaissante envers Dieu de la bénédiction qu’il donnait à son

petit travail : elle le servait dans la simplicité de son coeur; et comme elle avait beaucoup de dévotion au bienheureux Stanislas, elle lui portait souvent des bouquets et des couronnes de fleurs, lorsqu’elle allait à Lublin. Car c’est une coutume universellement pratiquée en cette ville-là, que de charger l’autel du serviteur de Dieu de ces sortes de, présents , qui se distribuent ensuite aux malades, et qui font souvent des guérisons très miraculeuses.

La pauvre femme dont nous parlons , continua de faire son offrande sur cet autel, jusqu’à ce que la peste se mit dans le bourg, (108) où elle demeurait. Alors beaucoup de ceux qui en étaient frappés étant entrés dans son jardin, pour cueillir quelques herbes dont ils avaient besoin pour se faire des remèdes, elle n’osa plus y aller de peur qu’ils n’y eussent porté le mauvais air; ce qui fut cause que la plupart de ces plantes venant ou à manquer de culture, ou à sentir la corruption de l’air , moururent presque toutes.

Anne fut bien surprise, lorsque rentrant dans son jardin, après que la maladie eut cessé, elle y vit les choses dans un si grand désordre mais rien ne la toucha tant que la perte de son romarin, dont elle trouva plus de quatre cents pieds morts, les branches en étaient desséchées jusqu’à la racine et les feuilles toutes noires. Comme elle était dans cette affliction, elle se sentit-inspirée d’avoir recours au bienheureux Stanislas auquel elle avait si souvent offert des bouquets de la plante dont elle regrettait la perte. Elle alla donc à Lublin, où s’étant prosternée devant l’autel du Bienheureux elle fit voeu que s’il lui rendait son romarin, elle lui en offrirait encore à l’avenir bien plus souvent qu’elle n’avait fait jusqu’alors. (109). Puis ayant demandé à un des Pères de la  maison un morceau de romarin qui eût été l’autel du bienheureux Stanislas , elle s’en retourna chez elle. Aussitôt qu’elle y fût arrivée , elle se retira dans une chambre où elle avait mis son romarin; Car elle l’avait arraché par le pied , avant que d’aller à la ville, et tenant en sa main la branche qu’on lui avait donnée, elle fit cette prière, pleine de confiance et de cette simplicité qui fait les miracles : « Grand Saint, vous savez bien que cette plante a toujours été autant à vous qu’à moi ; ayez la bonté de me la rendre, cela ne vous côutera rien, et moi j’en recevrai un grand soulagement dans ma pauvreté. » Après avoir dit ce peu de paroles , elle fit toucher la branche de romarin, qu’elle avait apportée de dessus l’autel du bienheureux Stanislas, à celui qui lui était mort durant la peste; lequel par cet attouchement reverdit sur l’heure , et parut tout d’un coup plus frais et plus beau qu’il n’avait jamais été.

V. Dans une petite maison, située sur une éminence à la vue de Lublin, se trouvait un artisan pauvre, mais vertueux, qui avait eu la dévotion, d’orner sa chambre d’images (110) propres à inspirer de la piété à ses enfants, qu’il élevait soigneusement dans la crainte de Dieu. Parmi ces images , il y avait un petit tableau du bienheureux Stanislas attaché par en bas à la muraille, et suspendu par en haut à une corde qui l’en tenait éloigné environ d’un demi-pied , et le faisait pencher sur la table où l’artisan avait accoutumé de manger avec sa famille. Un jour, à l’issue de son dîner , comme il était encore à table avec sa femme et une petite fille qu’ils avaient , cette enfant ayant jeté la vue par hasard de ce côté-là, s’aperçut que le visage du bienheureux Stanislas était tout mouillé de sueur. Ce prodige l’ayant extrêmement surprise, elle en avertit son père et sa mère, qui étaient de l’autre côté de la table en leur criant :

« Regardez notre Saint, il pleure , il est tout en eau. » Mais ni l’un ni l’autre n’ayant pris garde à ce que leur disait la petite fille, le jour se passa sans qu’ils s’aperçussent de rien.

La nuit étant venue, et l’artison s’étant allé coucher, sa femme qui était demeurée en prières devant l’image du bienheureux Stanislas, la vit tout d’un coup toute (111) couverte de grosses gouttes de sueur. Elle avertit incontinent son .mari de ce qu’elle voyait, le priant de se lever, pour en être lui-même témoin. Cet homme traita d’abord ce que lui disait sa femme, de rêverie, et ne voulait pas se lever; mais enfin elle l’en pressa tant, que pour se délivrer de son importunité , il sortit de son lit, et s’approchant de l’image, il reconnut lui-même que ce n’était point une illusion. Néanmoins afin de s’en assurer davantage, il monta sur la table , et ayant passé la main par dessus le tableau, il l’en tira toute mouillée, ce qui l’étonna extrêmement et lui fit jeter un grand cri. Cette première sueur ayant été ainsi essuyée, il n’en parut pas davantage ce jour-là mais le lendemain, qui était le neuvième dimanche d’après la Pentecôte, auquel on lit dans l’Evangile comme notre Seigneur pleura sur la ville de Jérusalem, l’artisan étant encore à table dans la même situation que le jour précédent , sentit qu’il lui tombait des gouttes d’eau sur le col, et ayant levé les yeux en haut pour voir d’où cela pouvait venir, il reconnut que c’étaient de grosses larmes qui sortaient du bienheureux Stanislas, sous le tableau duquel il était (112) assis. Le bon artisan croyant alors qu’il ne devait pas être seul témoin d’un miracle que Dieu ne faisait apparemment que pour donner quelque avertissement au peuple, partit à l’heure même pour aller  à Lublin en avertir les Jésuites, qu’il jugeait bien y devoir prendre plus de part que les autres. il arriva au collège plein d’émotion et si attendri, qu’à peine pouvait-il parler il raconta néanmoins au père Fénici, qu’il rencontra le premier en arrivant dans la maison, ce qui se passait chez lui; et l’ayant persuadé, par les larmes qu’il versait en lui parlant, de la bonne foi  de son procédé, il l’emmena avec lui, afin qu’il s’en convainquît par ses propres yeux. Ce qui ne fut pas difficile : car l’image jetait encore une si grande quantité de sueur et de larmes lorsqu’ils arrivèrent que la terre en était toute couverte: et la même chose continua le reste de la journée à la vue de foute la ville de Lublin, d’où l’on accourait en foule pour voir ce prodige.

Sur le soir, le père Fénici, qui s’en était retourné à la ville, revint en cette maison avec deux magistrats, un avocat et un notaire, pour faire le procès-verbal de ce qui (113) s’y passait. Mais l’image cessa de suer à leur arrivée : ce qui obligea le Père de se jeter à genoux devant elle, et de prier le bienheureux Stanislas de ne pas priver ceux qu’il avait amenés avec lui de la vue d’un miracle qu’il avait fait voir à tant d’autres personnes. A peine ce Père avait fini sa prière, qu’il sortit une larme de l’oeil droit de l’image d’une grosseur extraordinaire et toute entourée de rayons lumineux, comme le sont ceux des étoiles. Celle-là fut suivie de beaucoup d’autres, et accompagnée de la sueur ordinaire, qui sortait avec tant d’abondance, que plusieurs en mouillèrent tout leur mouchoir en la voulant essuyer. Pendant que chacun raisonnait à sa manière sur ce sujet, et que le peuple épouvanté criait à haute voix: Bienheureux Stanislas, priez pour nous ! les Commissaires visitèrent exactement l’image et tout ce qui était autour, pour voir si l’on n’y trouverait rien d’humide. On détacha le tableau du lieu où il était, et on le visita de tous les côtés , maison trouva que l’endroit qui regardait la muraille était extrêmement sec , et on remarqua même que la poussière qui s’y était attachée, y avait fuit une manière de croûte, qui aurait (114) été capable de le garantir de l’humidité

quand le temps qui était alors très sec, y aurait été disposé. Ce qui ayant été reconnu, on en dressa un acte juridique, et, après-que le miracle eut cessé, on transporta l’image dans l’église des Jésuites, où elle est encore aujourd’hui honorée de toute la Pologne.

Quarante jours après ce miracle, il en arriva un autre tout semblable dans là maison professe des Jésuites de Cracovie. il y eut néanmoins cela de particulier en celui-ci, qu’outre la sueur et les larmes qui coulaient en grande abondance d’un tableau du bienheureux Stanislas, il paraissait divers mouvements sur son visage qui marquaient de la douleur. Quelquefois on le voyait tout pensif et comme plongé dans une profonde mélancolie : il pâlissait de temps en temps, et semblait se laisser abattre à quelque grand déplaisir , puis il reprenait tout d’un coup un air affectueux , comme s’il eût demandé quelque chose à Dieu avec ferveur; et son visage était si ardent qu’il en sortait de la fumée. Pendant tout le temps que dura ce nouveau miracle , on changea plusieurs fois l’image de lieu; mais, quelque part qu’on  (115) la mit, elle jetait toujours la même quantité de larmes et de sueur. Ce qui ayant enfin cessé après avoir duré plus d’une semaine entière, en présence d’une infinité de personnes qui en furent témoins, on porta l’image dans l’église, où il a plu à Dieu de la rendre célèbre par beaucoup d’autres grands miracles qui y sont faits.

Toutes les circonstances de ce prodige marquaient assez que le bienheureux Stanislas employait ses prières auprès de Dieu, pour détourner quelque grand malheur de dessus la Pologne; et il est à croire qu’il fut exaucé , ce royaume n’ayant jamais été plus florissant qu’il était alors, et qu’il le fut encore longtemps depuis. Ce qui me confirme dans cette pensée, c’est la révélation qu’avait eue, quelque temps auparavant, un dévot Religieux de l’ordre de saint François, nommé Daniel Bonicouski, par laquelle Dieu lui fit connaître, que le bienheureux Stanislas détournait par son intercession beaucoup de grands fléaux de dessus la Pologne. Car, une nuit qu’il était en oraison, le Père Eternel se fit voir à lui sous l’image d’un roi plein d’une majesté terrible, et avec un visage tout étincelant de colère. Au pied de son trône, (116) était une troupe de ces Anges examinateurs, dont il est parlé dans l’Apocalypse, le glaive en main et prêts à exécuter ses ordres. Cet appareil de justice donna de la frayeur à Daniel; mais il en eut encore bien davantage, lorsqu’il entendit ce Roi irrité prononcer un arrêt contre la Pologne, où ses crimes lui étaient reprochés en particulier, et en ordonner l’exécution à ses Anges. Ces ministres de la colère de Dieu se disposaient déjà à obéir, lorsque la sainte Vierge s’adressant à son Fils, le pria de lui aider à obtenir du Père Eternel la grâce d’un royaume où elle avait toujours été honorée d’une façon particulière; puis ayant aperçu le bienheureux Stanislas tout tremblant de la crainte respectueuse dont la colère de Dieu l’avait rempli, elle lui dit ces mots pour l’avertir de venir joindre ses prières à celles de notre Seigneur et aux siennes: Hé quoi, mon fils, vous ne priez pas pour votre patrie et pour vos frères! Ce petit reproche sembla donner de la hardiesse au bienheureux Stanislas:

car il s’approcha incontinent du trône , et demanda grâce pour la Pologne , avec une confiance telle qu’il mérita d’être exaucé, Dieu déclarant à l’heure même qu’il pardonnait  (117) à ce royaume, en considération de son Fils, de la sainte Vierge et du bienheureux Stanislas. Cette action causa une joie incroyable aux Anges qui y assistaient; et ils la témoignèrent par un cantique qui fut encore ouï du saint Religieux, dont on a appris en détail tout ce que je viens de raconter.

VI. Après la bataille de Prague où l’empereur Ferdinand avait défait les protestants Betlem Gabor, prince de Transilvanie , qui s’était lié d’intérêt avec eux, piqué contre Sigismond , roi de Pologne, de ce qu’il avait assisté la maison d’Autriche dans cette guerre, résolut, pour s’en venger, de le brouiller avec le Grand-Seigneur. Il ne lui fut pas difficile d’y réussir. Le jeune Osman, qui gouvernait alors l’empire des Turcs , se laissant gouverner lui-même par deux de ses Bassas, il fut aisé à Gabor de se rendre maître de son esprit, après avoir gagné ses favoris, et de lui persuader que la Pologne était une conquête aussi facile qu’elle lui serait glorieuse. Ce prince, qui était naturellement ambitieux et plein de présomption, se laissa si bien flatter de cette espérance , que quelque chose que lui pussent remontrer les plus sages de son conseil , pour le détourner d’une (118) entreprise qui avait mal réussi à tous ses prédécesseurs, il s’y opiniâtra, et traita ceux qui s’y opposèrent, comme les ennemis de sa gloire et du bien de son état.

A peine Osman avait formé le dessein de cette guerre , que la révolte de Gratian prince de Valaquie, lui donna occasion de la commencer. Gratian était un homme d’esprit qui avait fait sa fortune auprès du Grand-Seigneur, mais qui, connaissant le génie de la Porte où il avait été élevé, crut qu’il était de la prudence rie s’assurer un asile, en cas qu’il vînt à tomber dans la disgrâce die son maître ou à déplaire aux favoris. Dans cette pensée il forma d’étroites liaisons avec la Pologne, et entretint une grande correspondance avec le roi Sigismond.

Les intelligences de ces deux princes ne purent être si secrètes, que Betlem Gabor, leur commun ennemi, ne s’en aperçût et n’en avertit le Grand-Seigneur. Mais comme Gratian était aussi averti de son côté par les amis qu’il avait à la Porte, des mauvais offices qu’on lui rendait auprès du sultan, il résolut de prévenir ses ennemis, et Je mettre sa province en tel état, que le Grand-Seigneur n’en pût pas aisément disposer en (119) faveur d’un autre. Le crédit qu’il s’y était acquis , l’ayant rendu maître de l’esprit du peuple, il le disposa secrètement à se soulever et à secouer le joug de la domination ottomane, pour se mettre comme il avait été autrefois , sous la protection du roi de Pologne, qu’il avait déjà fait pencher à seconder ses desseins, en l’informant de ceux que le Grand-Seigneur avait contre son royaume, et des apprêts qu’il faisait pour y porter la guerre.

Les choses en étant là, Gratian apprit que le sultan envoyait une puissante armée dans la Valaquie, sous la conduite de Sander, l’un des Bassas favoris. Alors ce prince jugeant bien qu’il n’y avait plus pour lui de mesures à garder avec la Porte, fit faire main basse sur les Turcs qui se trouvèrent dans sa province, et y fit entrer l’armée de Pologne commandée par Zolkieulski, auquel il promit de l’aller joindre à là tête de quinze mille chevaux, aussitôt qu’il aurait pourvu à la sûreté de ses places.

Le général étant entré bien avant dans la Valaquie sur cette promesse , pressa Gratian d’amener ses troupes avant que les ennemis fussent en état de les empêcher de se joindre. (120) Mais, soit que ce prince eût agi de mauvaise foi avec la Pologne, comme plusieurs l’ont cru, soit que les Valaques lui eussent manqué au besoin, ce que l’inconstance de ces peuples rend assez probable , il ne tint pas sa parole; car il n’amena avec lui que six cents hommes, assurant néanmoins que le reste arriverait au premier jour. Le général vit bien que Gratian le trompait, mais il le dissimula pour ne pas effrayer ses soldats à la vue des ennemis qui commençaient à paraître.

Les premières rencontres furent favorables aux Polonais, mais leur prospérité les rendit insolents, car ils méprisèrent leur ennemi , et forcèrent leur général à donner un combat où ils perdirent une partie de leur canon et cinq cents de leurs meilleurs hommes. Cette disgrâce abattit autant le coeur aux soldats Polonais , que les avantages passés le leur avaient enflé. L’ennemi qu’ils méprisaient, leur devint tout d’un coup formidable; et la peur qu’ils eurent de tomber entre ses mains fut telle, que plusieurs désertèrent pendant la nuit, et prirent la fuite. il y eut même des personnes considérables dans l’armée, et par leur qualité, et par leur emploi, qui (121) suivirent ce pernicieux exemple. Calinouski et Gratian furent de ce nombre; mais leur mauvaise fortune ne leur permit pas de jouir du fruit d’une si lâche action, car le premier se noya en voulant traverser une rivière, et le second s’étant égaré durant la nuit, tomba entre les mains des ennemis qui le tuèrent.

L’armée de Pologne se voyant extrêmement affaiblie par cette désertion, et hors d’état de donner bataille, prit le parti de la retraite Le général fit admirer sa conduite en cette occasion. Il ne lui restait plus que deux mille hommes qu’il ramena jusqu’aux portes de Mohilou , place frontière de la Pologne, les ayant fait passer dix fois sur le ventre aux ennemis, qui leur avaient coupé chemin et qui s’étaient emparé de tous les passages. Une si belle action méritait un succès heureux, mais il fut très funeste par l’imprudence des soldats, qui s’imaginant être en sûreté à la vue de leur pays, se débandèrent malgré leur chef pour aller au fourrage, et donnèrent occasion aux ennemis qui les suivaient encore, de les charger dans ce désordre , ce qu’ils firent si à propos qu’ils les taillèrent en pièces. Le général fut tué dans la mêlée, ayant refusé un cheval qu’un (122) officier lui avait offert pour s’enfuir. Sa tête fut longtemps exposée devant la tente du Bassa, qui l’envoya ensuite au Grand-Seigneur pour marque de sa victoire.

Le bruit de cette défaite ayant été porté en même temps à Constantinople et à Varsovie, augmenta autant la fierté du Sultan , qu’elle jeta d’effroi et de consternation dans toute la Pologne. Osman ne doutait point qu’après des avantages si considérables, il ne s’en rendît maître sans résistance, aussitôt qu’il y paraîtrait en personne, à la tête des nombreuses troupes qui lui venaient de toutes les parties de son empire. Au contraire; les Polonais se trouvaient si abattus, que le roi ayant fait assembler la diète à Varsovie, pour délibérer des moyens de soutenir la guerre, il se trouva des gentilshommes qui proposèrent de payer un tribut au Grand-Seigneur, pour détourner ses armes de dessus le royaume. Cette proposition donna néanmoins de l’horreur à tout le reste de l’assemblée. Chacun s’écria qu’il valait mieux mourir, et le roi s’étant servi heureusement de l’émotion que l’ouverture de cet avis avait produit dans tous les esprits, pour les porter à faire un effort extraordinaire dans cette nécessité extrême, (123) il obtint de la diète l’assignation d’un fonds pour la subsistance de cent mille hommes.

Pendant qu’on faisait les levées, le roi dépêcha des ambassadeurs à divers princes, pour en obtenir quelque secours, et donna ordre à celui qu’il envoya à Rome de demander de sa part au général des Jésuites, le chef du bienheureux Stanislas, sous la protection duquel il avait mis son royaume. Cette sainte Relique fut l’unique assistance que la Pologne reçut des pays étrangers , en tonte cette guerre: ses voisins ne l’ayant pas voulu secourir, et les autres ne l’ayant pu faire aussitôt. Alors le sultan qui voulait profiter du désordre où les victoires de Sanders avaient mis les Polonais, hâta sa marche; ce qui obligea le roi de hâter aussi celle de ses troupes, afin qu’elles se saisissent des passages. Son dessein était qu’elles s’avançassent jusque sur les bords du Danube, mais elles ne furent pas assez tôt prêtes pour cela. Tout ce qu’elles purent faire, fut de prévenir les ennemis au passage de la rivière de Tyre, pour les arrêter dans la Valaquie. Chodkievk, général de l’armée, et Lubomirski, son lieutenant, s’y rendirent les premiers, et ayant fait passer l’eau à leurs troupes , ils campèrent (124) sur le rivage proche la forteresse de Choczin, où ils attendirent les Cosaques , et le prince Ladislas qui devait commander l’armée en qualité de généralissime, et qui amenait avec lui la fleur de la jeune noblesse polonaise.

Ils demeurèrent assez longtemps dans ce poste, sans apprendre aucune nouvelle ni des uns ni des autres; il courut même un bruit que les Cosaques avaient été défaits par les Turcs, mais il se trouva faux. Il était bien vrai qu’ils en avaient été souvent attaqués; que cinq cents des leurs s’étant écartés du gros de l’armée, avaient été investis dans un vallon par les ennemis, et qu’ils avaient mieux auné mourir que de se rendre: mais tous les autres se rendirent au camp en fort bon état.

L’arrivée des Cosaques fut bientôt suivie de celle des ennemis, qui vinrent placer leur camp à la vue de celui des Polonais. Le nombre en était prodigieux; il y avait plus de quatre cent mille combattants, et le Sultan les commandait en personne. Ils ne furent pas plus tôt arrivés que leurs tentes furent dressées avec une diligence incroyable. Elles étaient toutes blanches , et les aigrettes , les pommes dorées, les étendards de diverses (125) couleurs, dont elles étaient ornées par le haut, faisaient un spectacle fort beau à voir. Le quartier du Sultan était placé sur une éminence, plus semblable à un superbe palais, par la magnificence des tentes qui le composaient , et par les ameublements somptueux dont il était orné au-dedans, qu’au camp d’un général d’armée.

Aussitôt que les Turcs furent campés, Chodkievic voulant leur faire voir que leur nombre ne l’étonnait pas, fit sortir son armée hors des retranchements, et la rangea en bataille en présence des ennemis. On dit que quand Osmnan l’eut vue, il eut honte d’avoir amené tant de troupes pour combattre si peu de gens; car l’armée polonaise n’était pas alors de plus de quarante mille hommes, le prince qui n’était pas encore venu, en ayant bien avec lui trente mille. De sorte que le Sultan, ne croyant pas que ses gens eussent besoin de se reposer pour vaincre les Polonais, ordonna à l’heure même au Bassa Ursaïm de les aller attaquer. Le succès de cette première journée apprit à Osman que ce n’est pas assez pour vaincre, que d’avoir beaucoup de soldats; car les Turcs furent battus en ce premier combat, et y perdirent un nombre considérable de leurs meilleurs officiers. (126)

La joie qu’un commencement si heureux avait causée dans l’armée de Pologne, fut augmentée par l’arrivée du prince dont le nom célèbre par tant de victoires, jeta autant d’effroi dans le coeur des Turcs, que sa présence augmenta le courage des Polonais. Il n’y eut personne parmi eux qui ne se crût invincible sous un chef qui n’avait jamais été vaincu, et qui, comme un autre Constantin, faisait porter à la tête de ses troupes le signe triomphant de notre Rédemption, peint dans un étendart, avec ces mots latins: Pro gloria Crucis, par lesquels ce Prince voulait marquer qui! combattait moins pour sa propre gloire , que pour celle de la Croix.

Le même jour que Ladislas arriva à l’armée, les Turcs se présentèrent devant le camp en ordre de bataille; et voyant les Polonais occupés à faire achever quelques demi-lunes, qui manquaient à leurs ouvrages, ils crurent qu’ils avaient peur, et résolurent de les assaillir dans leurs retranchements. Ils les attaquèrent par trois différents endroits. L’assaut fut opiniâtre et furieux du côté des Turcs; mais la résistance des Polonais fut si vigoureuse , qu’ils les repoussèrent de tous côtés et les mirent en fuite. (127) Les Cosaques les poursuivirent jusque dans leur camp, où ils mirent tout en alarme: et ils étaient même dans le dessein de pousser leur victoire plus avant, si le général qui ne voulait pas exposer ses troupes pendant la nuit dont on était déjà menacé, ne leur eût refusé le secours qu’ils lui envoyèrent demander. De sorte qu’ils furent obligés de s’en retourner au camp, également chargés du butin qu’ils avaient fait dans les premières tentes des ennemis, et couverts de la gloire qu’une action si hardie leur avait acquise.

Le prince ne se trouva point à ce combat, parce qu’à son arrivée au camp il fut saisi d’une fièvre violente, qui l’obligea de garder le lit, et dura même très longtemps l’impatience qu’il avait de guérir et le chagrin où il était de se voir hors d’état de combattre ,augmentant tous les jours son mal, il fut enfin réduit à une extrême faiblesse. Quelque temps après le général tomba aussi malade, et devint tout languissant : ce qui ne l’empêcha pas néanmoins de faire une action très vigoureuse, dans une troisième attaque que donnèrent les Turcs au camp des Polonais, entre son quartier et celui de Lubomirski. (128) Les officiers auxquels on avait donné le soin de ce poste , n’avaient pas fait leur devoir. Les Turcs, qui s’en étaient aperçus , les avaient surpris et les ayant enlevés, poursuivaient leur victoire avec chaleur : lorsque le général, prévoyant le désordre que cette irruption allait porter dans tout le camp , si l’on n’en arrêtait promptement le cours, forma un escadron de six ou sept cents chevaux , et se mettant à leur tête se jeta le premier l’épée à la main dans le plus fort de la mêlée. Ceux qui le suivaient ayant fait comme lui, il se livra un effroyable combat. Les Turcs furent néanmoins obligés de céder à la valeur du général, qui les mena battant jusque dans leur camp après en avoir tué plus de six mille à la vue du Sultan, qui en pleura de dépit, et qui commença dès-lors à perdre l’espérance d’une conquête que ses flatteurs lui avaient représentée si facile.

Parmi ces succès, l’armée polonaise ne laissait pas que de souffrir de grandes incommodités. On y manquait de vivres, de fourrages et de poudre; parce que les Turcs avaient des camps volants au-delà de la Tyre , qui lui empêchaient la (129) communication avec la Podolie et les autres provinces, où il aurait pu s’en fournir. Il y avait parmi ces soldats, des maladies contagieuses qui en faisaient mourir beaucoup; les Cosaques qui n’étaient pas payés , se mutinaient ; le secours que le roi devait amener était encore fort éloigné , la noblesse ne se pressant pas de monter à cheval, et le roi s’étant amusé par un contretemps que l’histoire ne peut pardonner à un si grand prince, à faire la cérémonie de l’investiture de Guillaume, électeur de Brandebourg, que son père avait laissé héritier de la Prusse ducale, dépendante de la couronne de Pologne. La présence du prince et le respect extraordinaire que tous les gens de guerre avaient pour sa personne, empêchaient beaucoup de désordres que tant de maux auraient pu causer dans l’armée; mais le prince jugeait bien par lui-même que si la guerre durait plus longtemps, la nécessité et la faim seraient plus fortes, pour faire sortir les soldats hors des bornes du devoir, que son autorité pour les y tenir.

Dans cette pensée il fit assembler le conseil de guerre dans sa chambre; car il ne (130) sortait point encore du lit , pour délibérer avec les principaux officiers de l’armée, sur ce qu’il y avait à faire dans l’état où se trouvaient les choses. On y résolut d’un commun consentement, que l’on attaquerait les Turcs dans leur camp pendant la nuit, parce que l’on avait remarqué que ces barbares , se fiant sur leur grand nombre, n’avaient pas eu soin de le fortifier. Mais cette entreprise ayant toujours été traversée par quelque accident, Osman qui en fut averti, conçut le dessein de prévenir le prince , et de l’aller attaquer avec toute son armée : la mauvaise humeur où l’avait mis le malheur qu’il avait eu jusqu’alors dans cette guerre, le faisant résoudre à tout risquer pour la finir.

Pendant que le Sultan se préparait à cette entreprise, Chodkisievic , général de l’armée polonaise, fut emporté par sa maladie. Sa mort fut semblable à sa vie, qui avait  été si pure et si pleine de piété, qu’il confessait tous les samedis. La Pologne perdit en sa personne un des plus grands capitaines qu’elle eût jamais eus.  C’est de lui qu’est le mot célèbre et si guerrier, qu’il dit lorsqu’on vint lui annoncer (131) l’arrivée du Grand-Seigneur à Choczin, avec ce nombre effroyable de troupes qui composaient son armée : Nous verrons si ce que l’on dit est vrai , nous les compterons avec l’épée. Cette mort affligea extrêmement toute l’armée; mais la présence du prince empêcha les désordres qu’elle y aurait pu causer. Son autorité y était si grande, que , quelque répugnance qu’eussent les troupes de Lithuanie d’obéir à un chef polonais, elles se soumirent en sa considération à Lubormiski, qui exerça la charge de général depuis la mort de Chodkievic.

Les ennemis donnèrent bientôt occasion à ce nouveau chef de faire voir qu’il était digne d’un si bel emploi. Osman brûlant d’impatience de réparer les pertes qu’il avait souffertes, et de rétablir la réputation de ses armes par quelque action éclatante, sortit un matin de son camp à la tête de son armée rangée en bataille, et fit donner un assaut général aux Polonais, par tout ce qui lui restait de troupes en état de servir. Jamais la Pologne ne fut plus sensiblement assistée du Ciel, qu’en cette importante occasion, où il ne s’agissait de rien moins que de la Religion et de la 1iberté, et où, pour  soutenir (132) ces grands intérêts contre toute la puissance de l’empire ottoman, elle n’avait plus que les restes d’une armée manquant de tout, et ruinée par les maladies et par six semaines de combats presque continuels. La bataille dura depuis l’aube du jour, jusqu’au coucher du soleil. Les premières heures en furent assez heureuses aux Turcs, les Janissaires ayant bien fait leur devoir dans la première chaleur du combat : mais ils furent enfin repoussés par les gardes du prince, qui malgré son extrême faiblesse, se faisait porter en litière dans tous les lieux où il croyait sa présence nécessaire. Depuis qu’ils eurent une fois lâché le pied, ils furent toujours battus et mis enfin en déroute, après le reste de cette armée effroyable, qui avait donné de la terreur à toute l’Europe.

Pendant que le prince de Pologne faisait ainsi l’office de Josué, combattant contre les infidèles, le bienheureux Stanislas faisait celui de Moïse, levant les mains vers le trône de Dieu, pour obtenir la victoire aux siens. Les historiens de Pologne, et ceux qui ont travaillé aux procès faits à Caliz , à Cracovie et à Rome pour la canonisation du bienheureux Stanislas, racontent, qu’au temps même (133) que la bataille dont nous venons de parler, se donnait à Choczin, plusieurs saintes âmes virent en l’air un char magnifique sur lequel la sainte Vierge était portée, allant de l’occident à l’orient par une route toute lumineuse, et ayant à ses pieds le bienheureux Stanislas qui lui montrait l’armée polonaise alors aux prises avec les Turcs, comme s’il l’eût priée de la prendre sous sa protection, et de la rendre victorieuse.

Le père Nicolas Oborski fut un de ceux que Dieu voulut bien favoriser de cette vision, et il la publia à Caliz, où il demeurait alors, longtemps auparavant que l’on y eût pu apprendre ce qui se passait à Choczin éloigné de là de plus de cent lieues. Ce qui ne laissant plus lieu de douter que cette victoire ne fût un effet des prières et de la protection du bienheureux Stanislas, on leur rendit dans toute la Pologne de solennelles actions de grâces. On les renouvelle encore tous les ans à Cracovie par une célèbre procession qui se fait à une chapelle de la cathédrale dédiée au Serviteur de Dieu, où cette apparition a été dépeinte avec une inscription qui ajoute aux circonstances que nous venons de marquer qu’au même temps (134) qu’Osman sortait du royaume le chef du bienheureux Stanislas y entrait.

VII. Sur la fin du règne de Ladislas, les Cosaques se révoltèrent contre la Pologne, et allumèrent dans ce royaume une guerre très dangereuse. L’auteur de ce tumulte fut un soldat de fortune, nommé Bogdan Kmielniski que sa valeur avait élevée par tous les grades de la milice, jusqu’à la charge de général des troupes que les peuples de l’Ukraine sont obligés d’entretenir au service de cette couronne, C’était un homme d’un génie propre à conduire sûrement une grande entreprise. Il avait ce feu et cette impétuosité naturelles à ceux de sa nation, autant qu’il en fallait pour être brave et vigilant; mais  il  n’en avait ni l’emportement ni la précipitation. Tant qu’il crut ne pouvoir être maître, il n’y eut personne plus soumis que lui. Il n’était pas de ces esprits inquiets qui brouillent sans  dessein, et qui ne cherchent point d’autres fruits des troubles qu’ils excitent, que le  plaisir de n’être pas en repos, embrassent inconsidérément la première occasion qui se présente de former un parti, et trouvent leur ruine eu des révoltes ou qu’ils concertent (135) mal, ou qu’ils n’ont pas la force de soutenir. Kmielniski vécut content de sa fortune jusqu’à ce qu’il trouvât une ouverture à s’en faire une meilleure , et alors même il prit ses mesures de loin. Il aima mieux employer plus de temps à s’acquérir par de bons offices les personnes qui lui étaient nécessaires , que de le faire plus vite, en leur découvrant un dessein qu’il ne voulait faire éclater qu’après s’être assuré des secours et des ressources dont il avait besoin pour l’exécuter sûrement.. Car il voulait se mettre en tel état, que son pis-aller dans cette affaire fût d’en venir un jour à un accommodement qui lui acquît de la  réputation sans diminuer sa fortune. Ce fut dans cette vue qu’il affecta de la modération durant toute cette guerre, et qu’il eut soin de couvrir les défauts qui accompagnent l’extrême ambition , par l’apparence des vertus opposées. En quoi, bien qu’il ne réussit  pas auprès des personnes qui le connaissaient à fond, il fit toujours par-là ce que prétendent tous les rebelles sous les prétextes de justice et d’amour du bien public, dont ils colorent leurs soulèvements, conservant dans son parti ceux à qui un reste d’honneur et de conscience aurait pu donner quelque (136) scrupule, et ne mettant pas le prince dans la nécessité de ne pas pouvoir lui pardonner, si le désespoir de ses affaires l’obligeait jamais d’avoir recours à sa clémence.

Il prit occasion d’un démêlé qu’il avait. avec un gentilhomme polonais, pour faire éclater sa révolte, et il sut si bien se servir de cette conjoncture pour ménager l’esprit des Cosaques, qu’il leur persuada que la persécution qu’on lui faisait était un effet de la haine que la noblesse de Pologne avait contre toute la nation. Il trouva l’esprit de ce peuple très disposé à recevoir l’impression qu’il y prétendait faire. Il y avait déjà longtemps qu’ils se plaignaient que la noblesse les traitait mal, qu’ils n’étaient en aucune considération dans l’état , qu’on les regardait plutôt comme des esclaves que comme des sujets dont les services méritaient d’être reconnus. De sorte qu’à la première espérance que leur donna leur général de les affranchir de ce joug, ils s’attachèrent à lui et résolurent de suivre sa fortune.

Kmielniski s’étant ainsi assuré de ceux de sa maison, se retira dans les îles du Boristhène que l’on nomme Zapores, pour y (137) attendre les Tartares qui l’y devaient venir joindre sous la conduite de Tohalbec, gouverneur de Précope, que le grand Kam son maître fut bien aise d’occuper à une guerre étrangère, pour conserver la paix dans ses états , où cet esprit remuant avait souvent excité de grands troubles.

Comme ces choses se passaient à l’extrémité du royaume, on n’en apprit rien que fort Lard, ni à la cour qui était alors en Lithuanie, ni même à l’armée de Pologne, dont les chefs ne pensaient qu’à disposer leurs troupes à une guerre étrangère, pour laquelle le roi faisait faire de tous côtés de grands préparatifs. Ce qui donna le temps au général des rebelles d’augmenter son armée, par les recrues qu’il fit dans l’Ukraine et dans la Russie; et aux Tartares de se joindre à lui avant qu’on se fût mis en devoir de l’attaquer. On fut même si mal informé des particularités de cette rébellion et des forces du parti, que les généraux de l’armée de Pologne croyant n’avoir affaire qu’à un petit nombre de Cosaques, se contentèrent de détacher quelques troupes pour les aller forcer dans leurs îles , où ils s’imaginaient que leur faiblesse les avait obligés de se retrancher. Mais (138) ils furent bien étonnés , lorsqu’ils apprirent que ces troupes avait été défaites presque aussitôt qu’elles avaient paru à la vue des ennemis; et qu’ils se virent sur les bras une armée victorieuse composée de cent quarante mille hommes, et n’en ayant pas dans la leur plus de cinq ou six mille.

Une si grande inégalité de forces leur fit prendre le dessein de la retraite, mais les ennemis ne leur donnèrent pas le temps de l’exécuter. Car Kmielniski étant venu tomber sur eux à l’entrée d’un bois, dont les chariots de son équipage avaient occupé le chemin, ils furent obligés de tourner la tête et d’accepter le combat, dans lequel ayant été trahis par les Ruthéniens dès le commencement de la mêlée, et se trouvant accablés par le grand nombre des ennemis, ils furent taillés en pièces.

La nouvelle de cette défaite fut portée en Pologne presque en même temps que celle de la mort du roi; ce qui mit le royaume dans un désordre dont les ennemis se prévalurent pour ravager impunément toute la Russie, où ils exercèrent d’extrêmes cruautés, particulièrement sur la noblesse et, sur les ecclésiastiques. De toutes les villes de cette : (139) grande province, Zamoiski et Premislie, furent presque les seules dont les rebelles ne se rendirent pas maîtres la première s’étant trouvée en état de leur résister plus d’un mois, et la seconde ayant été protégée contre la fureur de ces barbares par un miracle visible du bienheureux Stanislas.

La place n’était nullement fortifiée, et les habitants ne prirent le parti de la défendre, que parce qu’ils avaient affaire à des ennemis de mauvaise foi, avec lesquels on ne pouvait traiter sûrement. Ainsi plutôt préparés à mourir en braves gens, que prévenus d’aucune espérance de pouvoir conserver leur vie, ils se présentèrent sur leurs murailles, pour défendre un bastion fort faible et fort bas , par lequel les Cosaques firent leur première attaque. Pendant que ceux de la ville, qui pouvaient porter les armes, combattaient sur le rempart, les femmes et les enfants couraient en troupes par les rues, pleurant et jetant des cris pitoyables. Dans cette consternation si générale, un ecclésiastique qui sortait de la ville , passant par les rues pour aller demander du secours à un homme de qualité, nommé Corniac, qui commandait un petit corps de cavalerie assez proche de là, (140)  remontra à ce peuple combien ces lamentations et ces cris confus étaient inutiles pour leur conservation. Il leur dit qu’il valait bien mieux les tourner vers le ciel pour implorer l’assistance divine, et il leur conseilla en particulier d’invoquer la sainte Vierge et le bienheureux Stanislas. Ces paroles eurent tout l’effet que l’ecclésiastique en avait attendu. On vit incontinent ce peuple changer les hurlements affreux qu’il faisait auparavant en des prières tendres et ferventes, qu’il adressait à la Mère de Dieu et à son bienheureux protecteur. On en voyait des troupes prosternées en terre, d’autres à genoux, levant les yeux et les mains au ciel. Les Juifs mêmes invoquaient le serviteur de Dieu : de sorte que l’on entendait dans toute la ville retentir le nom du bienheureux Stanislas.

La confiance que ces pauvres affligés eurent en lui ne fut pas vaine. Les Cosaques ayant été très vigoureusement, repoussés à cette première attaque, les assiégés soutinrent le reste du siége avec un courage invincible. Les ennemis donnèrent trois fois l’assaut général à la place, mais ils y trouvèrent toujours tant de résistance, et ils y perdirent un si grand nombre de soldats, qu’ils furent (141) contraints de se retirer. Ce qu’ils firent assez. en désordre, Corniac les étant venu charger en queue avec toutes ses troupes.

Néanmoins, afin que les habitants de Prémislie n’attribuassent pas leur délivrance à ces secours humains , Dieu révéla à une personne de grande vertu, qu’ils la devaient aux prières du bienheureux Stanislas; et le gouverneur même vit deux fois en songe le serviteur de Dieu qui lui donnait courage, et qui l’assurait de sa protection.

La conservation de ces deux places était un faible avantage contre des ennemis qui s’étaient déjà emparés d’une grande partie du royaume, et on les eût bientôt vu maîtres de tout le reste, si l’on n’eût eu soin de pourvoir l’état d’un chef capable de leur résister, par l’élection du prince Casimir, frère au roi défunt. Ce prince eut besoin de toute sa vigueur et de toute la fermeté de son courage, pour arrêter les progrès que les ennemis avaient commencé à faire durant l’interrègne. Car bien que le général des Cosaques n’eût jamais paru plus modéré qu’à l’avènement du roi à la couronne, et qu’il eût même consenti en sa considération à une suspension d’armes pour quelques mois , il avait (142) néanmoins si bien su profiter de la conjoncture des choses pour l’avancement de ses desseins, qu’il avait jeté les semences. de la guerre dans toutes les parties de l’état, par la liaison qu’il avait faite avec tout ce qu’il avait pu découvrir de mécontents et de factieux. De sorte que le roi se vit en même temps obligé de pourvoir à la sûreté de la Lithuanie, attaquée par Holota, avec une armée de quarante mille Cosaques, et de s’opposer à Kmielniski et au grand Kam des Tartares de la Crimée, qui entraient dans la Pologne avec quatre cents mille combattants. Tout ce que put faire ce prince dans cette nécessité pressantes fut d’assembler dix-huit ou vingt mille hommes de troupes réglées, et de faire monter sa noblesse à cheval pour se mettre à la tête, pendant que le duc de Razivil donnait ordre aux affaires de Lithuanie , et que Firlei et Lancoronski tâchaient avec neuf ou dix mille hommes d’amuser le grand Kam et le général des Cosaques sur les frontières de la Pologne. Mais comme toutes choses ne se font que lentement dans un état où le prince n’est pas toujours le maître , les ennemis eurent le temps de connaître la faiblesse de l’armée polonaise , et de la venir investir à Sbaras (143) dans la Podolie , où elle s’était fortifiée en attendant le roi.

Il y avait déjà près de cinq semaines qu’ils subsistaient en cet état , et ils n’espéraient presque plus d’être secourus, lorsqu’ils trouvèrent un billet au bout d’une flèche tirée du camp des ennemis dans le leur, par lequel un gentilhomme polonais, qui s’était trouvé par hasard engagé dans le parti des rebelles , les exhortait à prendre courage, et les avertissait de l’arrivée du roi. On s’aperçut bientôt que cet avis était véritable , par le partage que les ennemis tirent de leurs troupes, dont une partie demeura au camp pour continuer le siége , et l’autre marcha vers Sbrovie, pour aller combattre le roi qui s’était déjà avancé jusque-là, n’ayant guère plus de vingt mille hommes. Kmielniski. et le grand Kam commandaient en personne ce dernier corps, composé de soixante mille Tartares et de quatre-vingt mille Cosaques; et, ils tirent une si. grande diligence qu’ils arrivèrent à Sbrovie, sans que les coureurs du roi eussent pu découvrir leur marche; si bien que l’armée loyale se trouva tout d’un coup investie de ce grand nombre d’ennemis, et attaquée de tous côtés.

Un camp volant de Tartares le chargea d’abord par derrière, et obligea les troupes de Prémislie, de Sapieha , de Vitusque et d’Ostrog à tourner la tête. On combattit en cet endroit-là durant six heures avec divers évènements; et l’on y perdit de fort braves gens de part et d’autre. Cependant les ennemis attaquèrent aussi le gros de l’armée, dont Ossolinski , grand chancelier du royaume, commandait l’aile droite; Georges Lubomiski, comte de Visnic, l’aile gauche, et le roi, le corps de bataille. L’aile droite soutint l’effort des ennemis avec une fermeté qui les obligea de tourner contre l’aile gauche. Ils y furent reçus avec le même courage, mais avec moins de bonheur, et le désordre qu’ils y mirent allait causer la défaite entière de l’armée royale, si le roi, averti de ce danger, ne se fût avancé, l’épée à la main, pour aider aux chefs à faire retourner au combat les soldats qui lâchaient le pied. Il se mit lui-même à leur tête, et se mêla le premier parmi les ennemis avec une résolution qui donna du courage aux plus lâches, et qui fit pencher la victoire de son côté, mais la nuit sépara les combattants, et les obligea de se retirer dans leur camp. (144)

Le roi ne fut pas plus tôt dans le sien, qu’il tint conseil de guerre pour délibérer sur les mesures qu’il fallait prendre pour le lendemain, voyant ses troupes fatiguées de cette journée sanglante , et jugeant bien que les ennemis n’en demeureraient pas là. Une des résolutions que l’on prit dans cette assemblée, fut que l’on tâcherait de désunir les Tartares d’avec les Cosaques. Le roi en écrivit à leur empereur, qui avait en son particulier de grandes obligations à la Pologne où il avait été prisonnier sous le règne de Ladislas, et très favorablement traité. Cet expédient eut l’effet que l’on s’en était promis, car bien que le lendemain on combattît avec la même chaleur que l’on avait ce jour-là, le succès en fut néanmoins si favorable aux Polonais, que le Tartare se résolut de traiter de la paix avec le roi; ce qui se fit avec beaucoup de satisfaction de part et d’autre. Kmielniski fut compris dans le traité, et reçut son amnistie après qu’il l’eût demandée au roi avec des larmes qui auraient été des marques d’un véritable repentir dans un homme moins dissimulé que lui. La paix étant ainsi conclue, on envoya des courtiers à Sbaras pour délivrer l’armée de Filei qui  (146) y était assiégée, et en Lithuanie pour en donner Çavis au duc de Razivil, qui faisait la guerre au rebelles en ce pays-là, et qui avait remporté sur eux de grandes victoires.

Cette tranquillité ne dura qu’autant de temps qu’il en fallait au général des Cosaques pour se mettre en état d’exciter de nouveaux troubles, car il était si accoutumé à commander qu’il ne pouvait plus obéir. Aussitôt qu’il fut de retour dans sa province, il s’occupa à renouer ses liaisons avec les mécontents, et à en faire de nouvelles avec la Porte et avec le grand-duc de Moscovie. Le roi en ayant été averti fit assembler une diète à Varsovie, où il fut résolu qu’on lèverait cinquante mille hommes aux dépens de la république, pour aller combattre les rebelles, avant: qu’ils eussent pu ramasser toutes les forces de leurs alliés. Mais on ne put faire tant de diligence que Kmielniski n’eût le temps de mettre sur pied plus de trois cent mille, hommes, tant de ceux de sa nation que des Tartares, dont il avait su se conserver l’amitié, par des services importants qu’il leur avait rendus.

Le rendez-vous des troupes du roi fut à Socal, où le grand général Potoski se trouva (147) le premier. Lancoronski l’y vint retrouver avec neuf mille hommes qu’il amenait de la Podolie, après avoir pourvu à la sûreté de Caminiek, place importante sur la frontière. Le roi partit de Varsovie le 13 d’avril de l’année 1651 , après avoir reçu, par les mains du Nonce apostolique, l’épée bénite et le chapeau que le souverain Pontife a coutume d’envoyer aux  rois; il passa par Lublin, où il demeura quelque temps pour attendre des troupes qui ne l’avaient encore pu joindre. Ce fut là que ce prince recommanda le succès de la guerre qu’il allait entreprendre, au bienheureux Stanislas, et qu’il mit sa personne et son armée sous sa protection. Il le passa toute une nuit en prières devant l’image miraculeuse dont nous avons parlé, demeurant un fort long espace de temps prosterné en terre au pied de l’autel, où il fit voeu de taire faire un riche ornement à la sainte image, s’il plaisait à Dieu de bénir ses armes et de le rendre victorieux de ses ennemis.

Ainsi, plein de confiance en l’intercession de son bienheureux Protecteur, il partit de Lublin, et ayant joint le grand général à Socas, ils marchèrent ensemble vers Bérétesque, place située sur le Ster vers la Podolie, (148) où ils furent à peine arrivés, que les ennemis les joignirent et leur présentèrent la bataille. On commença par des escarmouches; mais l’impatience d’en venir à un combat décisif étant égale dans les deux partis , les armées parurent bientôt rangées en bataille à la vue l’une de l’autre. Le grand-général commandait l’aile droite de celle du roi; il avait avec lui le comte de Visnic, grand-maréchal; Sobieski dont la valeur et le mérite a porté le roi à unir en sa personne ces deux importantes charges; Opalinsc et plusieurs autres. L’aile droite était conduite par Calinouski, assisté du duc de Visnoviski, père du roi d’aujourd’hui, du duc d’Ostrog et du prince de Zamoisque. Le roi menait le corps de bataille, composé de la cavalerie de Vehier, palatin de Mariembourg, du régiment des gardes, des troupes du prince Charles frère du roi, de celles de Boguslas Razivil, grand écuyer de Lithuanie , et de plus de cinq cents jeunes volontaires des meilleures maisons du royaume.

L’armée ennemie était disposée en forme de croissant, le long d’une grande suite de collines qui s’étendaient fort loin des deux côtés. Les Tartares occupaient le milieu du (149)

champ de bataille, toute l’aile gauche et une partie de l’aile droite, à la pointe de laquelle le général des Cosaques avait placé ses troupes. Le combat commença par l’aile droite de l’armée royale, et ce fut le duc de Visnoviski qui obtint le premier permission de charger les Cosaques qu’il avait devant lui.

Ces rebelles reçurent le duc avec une résolution qui fit longtemps balancer la victoire, et leur grand nombre commençât même à faire plier ses gens, s’il ne lui fût venu du secours. Mais alors ses soldats reprenant une nouvelle vigueur, retournèrent à la charge avec tant d’impétuosité, qu’ils rompirent les premiers bataillons des Cosaques et les ayant renversés sur ceux des Tartares, ils mirent les uns et les autres en déroute. Durant ce temps-là, le roi avait attaqué le gros de l’armée ennemie, et avait chassé les Tartares des collines qu’ils avaient occupées, par le moyen de son artillerie qu’il faisait marcher devant lui. Mais il s’en fallut peu que cet avantage ne lui coûtât la vie : car s’étant posté sur une de ces éminences, pour donner ,plus aisément ses ordres à toutes les parties de son armée qu’il avait en vue; les ennemis s’en aperçurent et pointèrent quelques pièces (149) de canon de ce côté là. Les boulets passèrent fort près de sa majesté, et il y en eut qui tombèrent aux pieds de son cheval. Le roi fut le seul de sa troupe que ce danger n’étonna pas, et quelques prières que lui firent ceux qui se trouvèrent alors auprès de lui , pour l’obliger à quitter ce poste exposé à une batterie que les ennemis avaient dressée sur le bord d’un bois, qui en était proche, il voulut y demeurer.

L’empereur des Tartares n’eut pas la même fermeté dans une pareille rencontre. Un de ses gens ayant été tué d’un coup de canon auprès de lui, il en fut si épouvanté, qu’il prit la fuite, et attira après lui le reste de l’armée. L’aile droite des Polonais que l’on avait occupée à observer un corps de Tartares qui s’était mis en embuscade dans le bois dont nous venons de parler, n’eut presque point d’autre emploi que de poursuivre les fuyards; le général des Cosaques fut du nombre, quoique ceux de sa nation se fussent retranchés dans leur camp après la perte de la bataille, où ils eussent encore longtemps résisté aux vainqueurs, s’ils n’eussent point été abandonnés de leur chef. Mais Kmielniski avait des ressources plus sûres que l’appui d’une armée assiégée, et toute étonnée de sa défaite. Elle ne lui purent néanmoins servir dans la suite du temps que pour faire une paix honorable avec le roi ce prince ayant mérité que le Ciel continuât toujours depuis de bénir ses armes contre les rebelles, par la reconnaissance qu’il témoigna envers Dieu, et par la fidélité qu’il eut à s’acquitter du voeu qu’il avait fait au bienheureux Stanislas, aux prières duquel il s’est toujours cru redevable de cette victoire.

 

 


 

Accueil ; Bibliothèque ; Haut du document