I  — VIE
Accueil ]

Précédente Accueil Suivante

 

LIVRE PREMIER — VIE DE SAINT THOMAS D'AQUIN

 

CHAPITRE PREMIER. LA MAISON D'AQUIN.

CHAPITRE II. PREMIÈRE ENFANCE.

CHAPITRE III. L'ÉCOLIER DU MONT-CASSIN

CHAPITRE IV. L'ÉTUDIANT NAPOLITAIN — LES FRÈRES PRÊCHEURS

CHAPITRE V. VOCATION — ÉPREUVES

CHAPITRE VI. LA CAPTIVITÉ

CHAPITRE VII. TRIOMPHE DE LA CHASTETÉ

CHAPITRE VIII. LA DÉLIVRANCE — UN DERNIER ASSAUT

CHAPITRE IX. LE MAITRE DU DOCTEUR ANGÉLIQUE

CHAPITRE X. LA MANIFESTATION DU GÉNIE

CHAPITRE XI. COUVENT DE SAINT-JACQUES. — LE PROFESSEUR

CHAPITRE XII. LE DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS

CHAPITRE XIII. UNE SAINTE AMITIÉ

CHAPITRE XIV. LE DÉFENSEUR DES ORDRES MENDIANTS

CHAPITRE XV. LA LUMIÈRE DE L'ÉGLISE MILITANTE. L'ANGE EXTERMINATEUR DES HÉRÉSIES

CHAPITRE XVI. LE CHANTRE DE LA DIVINE EUCHARISTIE

CHAPITRE XVII. DERNIÉRE PÉRIODE D'ENSEIGNEMENT

CHAPITRE XVIII. LA SOMME THÉOLOGIQUE

 

CHAPITRE PREMIER. LA MAISON D'AQUIN.

 

Elegit eum Dominus ex omni carne. ECCLI., XLV, 4.

Le Seigneur l'a choisi parmi toute chair.

 

 

Sur les confins de la Campanie, ancienne Terre de Labour, dans une plaine baignée par le Garigliano, non loin d'Arpinum, patrie de Marius et de Cicéron, est élégamment assise la ville d'Aquin. Jadis colonie romaine, dont Tacite, Pline, Ptolémée parlent avec éloge (1), berceau de l'empereur Pescennius Niger et du poète Juvénal, elle fut plus tard érigée en comté à cause de son importance, et subsista dans sa splendeur jusqu'à l'année 1251.

 

(1) Tacit., Hist. liv. I. Plin., liv. III, Ptol., liv. III.

 

34

 

Aujourd'hui bien déchue, réduite à une population de trois mille âmes et vivant des souvenirs de son passé, la petite ville d'Aquin, par sa position pittoresque, ne laisse pas d'attirer l'attention et de piquer la curiosité du voyageur. De beaux arbres l'encadrent, et fournissent à ses habitants, durant l'été, un délicieux ombrage; ses environs abondent en sources fraîches et limpides, qui ont valu probablement à la ville le nom qu'elle porte; des traces de constructions antiques, jetées çà et là, témoignent des diverses dominations qu'elle a subies. Siège épiscopal, Aquin possède un Chapitre dont les chanoines, au nombre de dix, ont le privilège de porter la mitre et les autres insignes pontificaux.

Dans la première moitié du XIIIe siècle, on apercevait à une faible distance, près du torrent de Melfi, qui coule des Apennins, un château féodal appelé Rocca-Secca. Placée sur un rocher abrupt, sa masse imposante se dressait en face de la célèbre abbaye du Mont-Cassin, éloignée d'environ deux lieues. C'était la résidence habituelle des comtes d'Aquin, puissants seigneurs qui possédaient de nombreux domaines, et prenaient aussi les titres de comtes de Lorette et de Belcastro.

D'après d'anciennes chroniques (1), ils descendaient des princes lombards, et leurs ancêtres s'étaient illustrés sous les drapeaux de Charlemagne, en combattant les Sarrasins.

Vers 1220, la Maison d'Aquin avait pour chef Landolphe, fils du célèbre Thomas de Sommacle, ancien favori de l'empereur Frédéric Barberousse, et lieutenant-général de ses armées. Voulant récompenser d'importants services, Barberousse avait donné en mariage au comte de Sommacle

 

(1) Malvenda, p. 595.

 

35

 

sa propre soeur, Françoise de Souabe, avec le fief d'Acerre pour apanage.

Landolphe avait épousé Théodora, fille du comte de Théate, de la famille des Caraccioli. Les Caraccioli eux-mêmes remontaient aux fameux chefs normands, Guiscard, Roger, Bohémond, Tancrède, dont la vaillante épée chassa de la péninsule les Sarrasins et les Grecs, et fonda le royaume des Deux-Siciles. Maîtres du territoire, ils avaient fait hommage au Saint-Siège de leur conquête, et la possession leur en avait été confirmée, à titre de fief, par les papes Léon IX et Nicolas II.

De plus, la famille d'Aquin était alliée aux maisons royales d'Aragon et de Castille; même elle avait, au témoignage du cardinal Duperron, des liens de parenté avec le roi de France.

De cette lignée devait sortir le Saint dont nous entreprenons d'écrire l'histoire.

Dieu, qui souvent « tire le pauvre de la poussière pour le placer parmi les princes de son peuple, » choisit au contraire pour le Docteur angélique une des premières familles d'Italie, comme jadis il avait pris dans la plus haute noblesse d'Espagne saint Dominique, dont Thomas d'Aquin devait être, en Religion, le plus illustre fils.

Cette conduite de la Providence cachait un mystère. Saint Thomas. était destiné à donner l'exemple d'une correspondance héroïque à l'appel divin dans la voie du détachement religieux: sa naissance élevée allait entourer cet exemple d'un éclat sans pareil. En outre, il devait illuminer le monde par la supériorité incomparable de sa science et la splendeur de son génie; or, qui ne sait combien (36) l’influence d'une éducation exquise, commencée au berceau, favorise le développement des dons de nature et de grâce, là où Dieu les a largement départis?

Mais à la noblesse du sang, la famille d'Aquin joignait une noblesse plus précieuse encore: celle d'une foi sans ombre et d'une vertu sans tache. Brave et loyal chevalier, Landolphe était en. même temps chrétien généreux, et Théodora laissa une mémoire tout embaumée de suavité. « C'était, remarque Guillaume de Tocco, une dame de grande dévotion et de rigoureuse abstinence; la continuité de ses prostrations et de ses génuflexions lui avait durci les genoux; elle n'eût pas mérité d'avoir un fils tel que saint Thomas, si sa prière n'eût été agréable à Dieu. » Disons-le toutefois, Théodora avait une fermeté de caractère poussée même à l'excès. Ce qui expliquera l'attitude que; nous lui verrons prendre dans le cours de cette histoire.

Huit enfants furent le fruit de son union avec Landolphe. Des cinq filles que le ciel lui donna, deux seulement ont fixé l'attention des auteurs, à cause du rôle qu'elles jouèrent: dans la vocation de notre Saint. L'une, du nom de Marietta, se fit Bénédictine au monastère de Sainte-Marie de Capoue, et mourut dans les fonctions d'abbesse, après avoir vécu très saintement. L'autre, appelée Théodora, comme sa mère, épousa Roger, comte de Marsico et de Salerne, auquel elle apporta en dot le comté de Saga-Severino. Sa vie au milieu du siècle fut celle d'une véritable religieuse. Inépuisable dans sa charité, elle employait aux oeuvres de miséricorde tout son superflu, parfois même une partie du nécessaire. Discrète, prévoyante, sévère pour elle-même, passant en prières et en austérités le temps que les autres accordent au sommeil, elle excellait en toute sorte de vertus. Quelques années après son heureux (37) trépas, lorsqu'on voulut transférer ses restes dans l'église des Frères Prêcheurs de Salerne, son corps fut trouvé intact, exhalant un parfum dont tous les assistants furent pénétrés.

Quant aux deux fils aînés du comte et de la comtesse d'Aquin, fidèles aux traditions chevaleresques de leur race, ils suivirent la profession des armes, et exercèrent des emplois distingués dans l'armée de Frédéric II, leur parent. Mais bientôt, obéissant à la, voix de leur conscience, ils abandonnèrent le parti d'un prince devenu traître à l'Eglise et frappé de ses anathèmes. Cet acte de courageuse indépendance leur attira de cruelles vexations. Conrad, fils de Frédéric II, héritier de sa malice en même temps que de sa couronne, conçut contre eux une telle fureur qu'il mit à feu et à sang la ville d'Aquin, rasa le château de Rocca-Secca, bannit à perpétuité Landolphe, l'aîné, et fit périr le second, Raynald, dans les horreurs d'un cachot.

Malgré cette persécution et bien d'autres vicissitudes dans les âges suivants, la maison d'Aquin, grâce à d'illustres alliances, conserva durant cinq siècles l'éclat de son antique noblesse. Les deux derniers descendants directs furent un Dominicain et un Evêque, qui laissèrent à la maison du prince de Castiglione leurs titres et leurs biens. Mais, dit un écrivain moderne (1), cette branche finit en 1799, dans la personne de Vincente d'Aquin, épouse du duc Montfort-Laurito.

Maintenant la famille d'Aquin nous est connue; étudions la vie de celui qui en a immortalisé 1e nom.

 

(1) Mgr Salzano, des FF. Prêcheurs, ministre d'Etat sous Ferdinand II, roi de Naples.

 

Haut du document

 

CHAPITRE II. PREMIÈRE ENFANCE.

 

Puer eram ingeniosus, et sortitus sum animam bonam. SAP., VIII, 19.

J'étais un enfant bien né, et j'avais reçu de Dieu une bonne âme.

 

Parfois Dieu se plaît à faire abonder les miracles dans la vie des saints, et permet que leur naissance soit accompagnée de signes merveilleux. Ainsi en fut-il pour le Docteur angélique : les prodiges forment comme une auréole autour de son berceau.

Quelques chroniqueurs rapportent qu'en l'année 1220, un phénomène étrange et des plus significatifs fut observé à Bevagna, ville d'Italie. Durant toute une nuit et une partie du jour suivant, trois météores apparurent dans les cieux, portant chacun en son disque l'image d'un Frère Prêcheur. A cet aspect, des enfants se mirent à parcourir les rues, en criant : A l'école, à l'école, à l'école! et ils se montraient les nouveaux maîtres que le ciel leur envoyait (1).

De la bouche des tout jeunes enfants, dit le Psalmiste, vous avez, Seigneur, fait sortir la louange, pour la confusion de vos ennemis.

Dût-on ne voir qu'une gracieuse légende dans le récit

 

(1) Malvenda, p. 550.

 

40

 

qu'on vient de lire, toujours est-il qu'à la même époque venaient: au monde les bienheureux Jacques de Bevagna et Ambroise de Sienne, l'un et l'autre savants maîtres et éloquents prédicateurs dans l'Ordre de Saint-Dominique, et peu après, saint Thomas d'Aquin, maître sans rival, docteur incomparable.

Voici un fait plus certain, et universellement admis. Aux environs de Rocca-Secca, vivait avec plusieurs autres solitaires, un ermite appelé Fra Buono, Frère le Bon, meilleur encore, dit Guillaume de Tocco, par ses vertus que par son nom, et jouissant dans le pays d'une juste réputation de sainteté.

Un jour, poussé par l'esprit de Dieu, Fra Buono vint trouver Théodora. « Noble Dame, lui dit-il, réjouissez-, vous, vous aurez bientôt un fils qui portera le nom de Thomas. Vous songerez, votre époux et vous, à faire de cet enfant un moine du Mont-Cassin, espérant pour lui l'élévation à la dignité abbatiale. Mais Dieu en ordonnera autrement. Ce fils de bénédiction entrera dans l'Ordre des Frères Prêcheurs. Sa science et la sainteté de sa vie répandront un tel éclat qu'on ne pourra trouver son pareil dans le monde entier. »

La châtelaine répondit humblement : « Je suis loin de mériter l'honneur que vous m'annoncez, vénérable ermite; mais que Dieu fasse selon son bon plaisir. »

L'événement ne tarda pas à justifier la prédiction du solitaire: vers la fin de 1225, ou tout au commencement de 1226, naissait au comte et à la comtesse d'Aquin un huitième enfant.

Honorius III exerçait alors le pontificat suprême. Landolphe le pria de vouloir bien être le parrain du nouveau-né. Le pape y consentit volontiers, et se fit représenter par (41) l'évêque d'Aquin. L'enfant reçut au baptême le nom de Thomas, plutôt en mémoire de son aïeul, le fameux comte de Sommacle, que par déférence pour la parole de l'ermite.

Ce nom, qui en hébreu signifie abîme, fut imposé par un secret dessein de Dieu. Il exprimait que cet enfant serait un jour un abîme de science, abîme d'où les saints conciles tireraient leurs décisions, et les universités leurs plus purs enseignements.

On acquit bientôt une preuve nouvelle de la protection céleste dont notre Saint était l'objet. Une nuit d'été, l'orage qui grondait au loin se déchaîne tout à coup au-dessus de Rocca-Secca ; la foudre tombe sur la tour du château, y fait un dégât considérable, et pénètre dans l'appartement où reposaient les enfants du comte. A cet effroyable coup de tonnerre, la mère épouvantée se précipite. Une soeur de Thomas, plus âgée que lui d'un ou deux ans, est étendue sans vie; quant à l'enfant privilégié, il repose sain et sauf entre les bras de sa nourrice. Théodora, malgré ses larmes, remercie Dieu, et commence dès lors à espérer fermement, la réalisation de ce qui lui a été prédit sur ce fils bien-aimé.

Quelque temps après, la comtesse d'Aquin se rendait aux bains de Pouzzoles, non loin de Naples. Ne pouvant se résigner à être séparée d'un enfant devenu plus cher que jamais, elle l'emmène avec elle. Or, un jour qu'on se disposait à le baigner, Thomas aperçoit un morceau de papier, le saisit et le tient fortement dans sa main. Vainement la nourrice essaie de lui faire lâcher prise; l'enfant serre toujours davantage et finit par éclater en sanglots. Touchée de sa douleur, cette femme n'insiste pas; mais soupçonnant quelque mystère dans cette obstination, de retour au logis, elle en donne avis à la mère. Théodora prend la main de l'enfant, l'ouvre de force, en retire le papier, et y lit ces (42) mots : Ave Maria. Thomas redouble ses cris pour demander son trésor; à peine le lui a-t-on rendu, qu'il le porte à sa bouche et l'avale aussitôt.

Les auteurs qui ont rapporté ce fait y voient présagée l'avidité spirituelle de Thomas d'Aquin pour les saintes Ecritures. Ils disent aussi qu'il figurait la dévotion filiale que devait professer envers la très sainte Vierge le plus grand des docteurs.

Dès sa plus tendre enfance, le moyen infaillible d'arrêter ses pleurs était de lui présenter des livres ou des manuscrits ; il prenait un singulier plaisir à les remuer et à les feuilleter. Une fois même, alors qu'il commençait à marcher, trouvant ouvert le coffre où étaient renfermés les papiers de famille, il les en tira un à un et les rangea avec une admirable symétrie.

Après de tels indices, on n'aura pas de peine à comprendre de quels soins le comte et la comtesse entourèrent l'éducation de leur dernier enfant. La pieuse mère surtout s'empressa de diriger vers Dieu l'exercice naissant de sa raison, et imprima dans sa jeune âme les notions élémentaires de la foi. C'est bien, en effet, sur les genoux maternels que le cœur de l'enfant doit s'épanouir aux rayons de la vérité. C'est des lèvres de sa mère qu'il doit apprendre à connaître Dieu, et à balbutier avec amour les noms de Jésus et de Marie.

Heureux l'enfant à qui Dieu fait le don inappréciable d'une mère vraiment chrétienne : elle est l'Ange visible qui protège son berceau, la lumière douce et sereine qui plus tard éclairera sa route à travers les obscurités de la vie, et le gardera, dans la nuit, du précipice ouvert sous ses pas.

Telle fut Théodora pour Thomas d'Aquin. Nul doute aussi que le Saint-Esprit ne guidât les mouvements de ce (43) jeune coeur, pour l'incliner sans cesse vers le bien. Sous cette double influence, l'enfant grandit en âge et en sagesse devant Dieu et devant les hommes. Mille reparties fines, mille traits charmants révélaient la vivacité de son esprit et la bonté de son âme. Les parents étaient les premiers à jouir de ces développements merveilleux, et les habitués du château, ravis d'admiration, empruntaient volontiers les paroles que les voisins et les proches de sainte Elisabeth disaient au sujet de Jean-Baptiste, le divin Précurseur : « Voici un enfant extraordinaire : que pensez-vous qu'il soit un jour ? »

 

Haut du document

 

 

CHAPITRE III. L'ÉCOLIER DU MONT-CASSIN

 

Dedit illi coram prcecepta, et legem vitar et disciplince. ECCLI, XLV, 6.

Le Seigneur dirigea son coeur vers les préceptes, et la loi de vie et de doctrine.

 

Thomas achevait sa cinquième année; les; soins que réclame,la première enfance ne lui étaient plus., nécessaires, et. le comte d'Aquin crut le moment venu de, procurer à son fils, une éducation plus virile et une instruction plus élevée, en dehors. de la maison paternelle. Mais à quels maîtres le confier? Le choix ne fut pas long. L'abbaye du Mont-Cassin, avons-nous dit, n'était qu'à deux lieues de Rocca-Secca. Fondée par saint Benoît, peu après la naissance de son institut à Subiaco, elle était regardée comme la capitale de l'ordre monastique en Occident. C'est là que le,saint patriarche avait fini sa carrière ; c'est la qu'on vénérait son tombeau, avec celui de sainte Scholastique, sa sœur, tombeaux vides, il est vrai, depuis que les précieux corps en avaient été secrètement retirés l'an 647, et transportés dans les Gaules, à Floriacum, aujourd'hui Saint-Benoît-sur-Loire.

Au Mont-Cassin, de même que dans les autres abbayes bénédictines, existait une école où de jeunes enfants étaient admis à recevoir la culture de l'esprit et du cœur.

 

46

 

Les plus nobles familles y envoyaient leurs fils. Du temps même de Benoît, nous voyons le patrice romain Tertullus confier au saint abbé le jeune Placide encore enfant, et le sénateur Equitius, son fils Maur, adolescent de grande espérance, tous deux illustres parmi les premiers disciples du bienheureux patriarche, tous deux parvenus à l'honneur des autels.

Au terme seulement de leur éducation littéraire, ces jeunes gens regagnaient le foyer de la famille. Mais il n'était pas rare qu'épris des charmes de la solitude, et subjugués par la vertu de leurs saints maîtres, ils renonçassent pour jamais au monde. Aussi les écoles monastiques du moyen âge devenaient-elles pour la vie religieuse de riches et fécondes pépinières.

Est-il permis de voir dans ces institutions admirables le type de nos collèges ecclésiastiques et de nos petits séminaires? Sans aucun doute. Les petits séminaires en particulier sont, dans la pensée de l'Eglise, des écoles de science et de perfection. Une jeunesse d'élite y reçoit l'enseignement de maîtres instruits et dévoués. Combien de prêtres vénérables, cachés dans l'obscurité d'une maison d'éducation, sacrifient chaque jour au service de l'enfance et de la jeunesse, comme jadis les moines bénédictins, des talents et des vertus, qui auraient jeté un vif éclat en un rang supérieur de la hiérarchie sacerdotale!...

Mais si nos collèges chrétiens sont établis sur le modèle des institutions monastiques d'autrefois, les Ecoles apostoliques, de fondation récente, en présentent une copie peut-être plus fidèle encore. Grâce aux libéralités de généreux bienfaiteurs, jaloux de mériter la récompense promise à ceux qui prennent soin des ministres de l'Evangile (1), ces

 

(1) Matth., X, 40, 41.

 

47

 

écoles reçoivent des enfants issus de chrétiennes familles, et joignant à une bonne intelligence le goût de l'étude et de la piété. Soumis à une règle un peu plus stricte que n'est celle des petits séminaires, formés peu à peu aux vertus religieuses et discrètement initiés à la divine psalmodie, ces jeunes gens sont comme des plantes de choix dans le parterre réservé de la sainte Eglise. Quel milieu favorable pour l'épanouissement d'une vocation ! … Et quand, docile à l'appel d'en haut, usant de la plénitude de sa liberté, l'Apostolique sollicitera la faveur d'être désormais le frère en Religion de ceux dont il n'a été jusqu'ici que le disciple, en passant de l'école au noviciat, il y transportera des germes de vertus déjà nombreux, et pourra devenir, en un degré supérieur, le modèle de ses frères, le soutien de son ordre, la consolation de l'Eglise.

 

Telle est l'idée que nous pouvons nous faire de l'école du Mont-Cassin, à l'époque où Thomas y fit son entrée.

En plaçant son fils dans cette maison, le comte d'Aquin eut-il l'intention arrêtée de le donner à l'ordre, pourvu que l'enfant ratifiât plus tard cette consécration ? La déposition d'un témoin au procès de canonisation le ferait croire, et donnerait même à entendre que les pensées secrètes du comte avaient une plus haute visée. « Le père, homme noble et puissant, dit Barthélemy de Capoue, voua frère Thomas tout enfant à la vie monacale, présumant qu'il gouvernerait un jour l'abbaye du Mont-Cassin (1). »

Ce rêve d'ambition, qu'on pardonne à un père, Landolphe pouvait d'autant mieux le caresser, que Sinibald, qui tenait alors la crosse abbatiale, était l'oncle paternel du

 

(1) Boll., VII, 710

 

48

 

jeune Thomas (1). Cependant, il n'existe aucune preuve que notre Saint ait jamais contracté un engagement quelconque avec cet ordre illustre, ni même qu'il en ait porté l'habit, autrement qu'à titre d'élève de l'école monastique. Mais, chose certaine, il demeura constamment attaché de cœur aux fils de saint Benoît, et Dieu voulut qu'il vînt achever ses jours dans un monastère de l'ordre de Cîteaux, qui est une branche du tronc bénédictin.

Le jeune seigneur d'Aquin quitta Rocca-Secca l'an 1231. La douleur du comte et de la comtesse ne leur permit pas; de le remettre eux-mêmes aux mains de Sinibald; ils le firent conduire avec escorte, et Guillaume de Tocco nous donne ce détail, que la nourrice de Thomas fut chargée de le présenter au nom de ses parents.

Instruits dès particularités merveilleuses de sa première enfance, les moines du Mont-Cassin accueillirent leur élève avec une sainte fierté, et le confièrent aux soins d'un maître choisi.

Sous la conduite de ce digne religieux, le nouveau Samuel ne tarda pas à faire de rapides progrès et à montrer des vertus vraiment supérieures à son âge.

Jamais on ne le vit s'abandonner, même quelques instants, à une conduite légère et dissipée. Posé, réfléchi, taciturne même, exempt de toute puérilité, il fuyait par goût les amusements et les conversations des autres petits gentilshommes, qu'on formait, comme lui, aux bonnes mœurs et aux nobles traditions. Toutefois il était à leur égard plein d'amabilité et de prévenances. Il restait de longs moments à l'église, réitérant ses prières, et tenant presque toujours un livre à la main. Son application à l'étude était remarquable ;

 

(1) Echard, I, p. 271.

 

49

 

il n'avait garde de manquer à la tâche des leçons et des devoirs qui lui étaient prescrits.

A mesure que dans cette âme la raison se formait aux plus solides jugements, une pensée devenait prédominante ; la pensée de Dieu.

Un jour, Thomas parcourait avec ses jeunes condisciples les grands bois qui avoisinaient l'abbaye ; un religieux ancien dirigeait l'excursion., La petite troupe avait fait halte et prenait ses ébats sous les chênes séculaires. Un (50) peu à l'écart, Thomas restait silencieux. Le religieux s'approche, pose la main sur le front de l'enfant et lui demande à quoi il réfléchit. Celui-ci lève la tête et fixant ses grands yeux sur le vieillard : « Je cherche, répondit-il, à comprendre Dieu. Maître, dites-moi, qu'est-ce que Dieu ? » Sublime question !  fréquemment elle revenait sur ses lèvres ; le charmant écolier se complaisait dans la réponse qui lui était faite et la méditait longtemps. Il ne s'en tenait pas là. Plus attentif encore à écouter le Maître intérieur qui enseigne sans bruit de paroles, il recueillait avec une sainte avidité ce que l'éternelle Sagesse lui révélait déjà de ses divins attributs.

Un développement si prompt laissait, entrevoir quels trésors allaient s'amasser dans cette intelligence, et la nouvelle des progrès de Thomas, portée à ses parents, les comblait de satisfaction. Le père ne se lassait pas d'exprimer hautement ses espérances pour l'avenir ; quant à la mère, renfermant dans son cœur tout ce qui lui était dit, elle songeait aux prédictions du vénérable ermite.

Vraisemblablement, ce fut au Mont-Cassin que l'enfant béni se nourrit pour la première fois du Pain des anges. Comment se prépara-t-il à cet acte, d'une souveraine importance pour orienter la vie chrétienne ? Sur ce point l'histoire est muette ; mais il est aisé de comprendre quelles douces et suaves émotions goûta le futur chantre. de l'Eucharistie, en s'asseyant au banquet ineffable où se donne en nourriture Celui qui a dit : Laissez venir à moi les petits enfants.

Depuis près de cinq ans, cette jeune plante, à l'abri dans la maison du Seigneur, y prenait de rapides accroissements. L'abbé Sinibald, surpris de l'ardeur que montrait pour la science l'élève admiré et aimé de tous, remarquait en même temps les indices d’une sainteté précoce. Sentant la grave responsabilité qui lui incombait dans l’instruction d’un tel enfant, il manda le seigneur Landolphe, et, avec un désintéressement parfait, lui conseilla d’envoyer son fils à Naples, afin qu’il y continuât ses études en suivant les cours de l’Université.

 

Haut du document

 

 

CHAPITRE IV. L'ÉTUDIANT NAPOLITAIN — LES FRÈRES PRÊCHEURS

 

Hanc amavi et exquisivi a juventute mea. Sap. VIII, 2.

J'ai aimé la Sagesse et l'ai recherchée dès ma jeunesse.

 

Dans la période du moyen âge, le XIIIe siècle, qui s'ouvre par le pontificat d'Innocent III, et qui contient le beau règne de saint Louis, fut incontestablement pour les lettres l'époque la plus brillante. Les peuples nouveaux, qui s'étaient constitués sur les débris du vieux mondé, atteignaient le plein épanouissement de leur civilisation, et les croisades, familiarisant les Latins avec les langues de la Grèce et de l'Orient, contribuaient à développer le goût des arts et de la littérature. Mettant à profit son influence puissante et salutaire, l'Eglise avait créé, d'accord avec les princes chrétiens, des Universités qui ne tardèrent pas à devenir célèbres, et à réunir une nombreuse jeunesse autour des maîtres les plus distingués.

Ces maîtres, pour la plupart, appartenaient à la cléricature, et leur science exerçait un tel prestige, que le nom de clerc était devenu synonyme d'homme lettré.

Tous les principaux Etats de l'Europe possédaient des (34) universités, ou des écoles d'enseignement supérieur élevées plus tard au rang d'universités. La Grande-Bretagne mettait en première ligne Oxford et Cambridge; l'Allemagne, Cologne; la France, Paris; l'Espagne, Palencia; l'Italie, Padoue, Bologne et Naples.

L'université de Naples datait seulement de 1224. L'empereur Frédéric II l'avait fondée moins à cause de la protection qu'il accordait aux lettres, étant lui-même littérateur de mérite, que par un sentiment hostile au Saint-Siège, contre lequel il était perpétuellement en lutte. Il se flattait que la réputation de l'école de Naples ruinerait l'influence de Bologne, ville qu'il détestait pour son attachement à la cause du pape. Afin de mieux réussir dans son dessein, il avait attiré les plus savants professeurs par l'appât de larges rémunérations, et défendu à ses sujets d'aller étudier en toute autre université.

Par suite de cette prohibition, et aussi à raison de la proximité du,lieu, le comte d'Aquin décida d'envoyer son fils dans la grande cité napolitaine.

Après un séjour de quelques mois au sein de la famille, à son retour du Mont-Cassin, l'enfant dut quitter de nouveau le manoir de ses ancêtres. La séparation fut douloureuse : parents et serviteurs avaient apprécié une fois de plus les rares qualités du jeune Thomas. En même temps, on redoutait les dangers inévitables qu'allait offrir à son innocence une ville où régnaient le luxe et le plaisir. Car si la douceur du climat, la beauté du site, la magnificence des palais et des villas faisaient de Naples la première ville de l'Italie méridionale, la licence- y étalait de toute part sa souveraineté. Aussi le proverbe suivant avait-il cours parmi les Italiens : Naples est un paradis sur terre, mais un paradis habité par des démons.

 

55

 

On comprend surtout les alarmes de Théodora ; son coeur éprouva les angoisses que ressent le cœur de toute mère chrétienne, en voyant s'éloigner le fils de sa tendresse, sur le point d'affronter les séductions les plus dangereuses. Mais la volonté du comte était formelle, et, au jour marqué, Thomas partit pour Naples, accompagné d'un gouverneur qui avait ordre de veiller sur lui. C'était probablement à l'automne de 1237.

Le noble étudiant eut pour maître dans la grammaire, les humanités et la rhétorique, le plus savant professeur de la ville, nommé Martin. Deux ans après, ayant fourni la carrière des arts libéraux, il aborda la philosophie et les sciences naturelles, sous la direction d'un autre professeur également distingué, qui s'appelait, du nom de son pays, Pierre d'Irlande.

A l'école de ces docteurs, Thomas fit preuve d'une profondeur de jugement, d'une perspicacité et d'une pénétration vraiment surprenantes. Il répétait la leçon avec plus de clarté que les maîtres n'en avaient mis à l'enseigner. Quand il attaquait une proposition ou défendait une conclusion philosophique, on l'eût tenu pour maître, écrit un auteur, et non pour disciple, si sa taille peu élevée et son âge encore tendre n'eussent indiqué le contraire. Tels étaient les progrès de cet admirable jeune homme, qu'ils semblaient le fruit d'une intelligence plus qu'humaine, et jetaient les professeurs dans la stupéfaction. Aussi sa renommée volait-elle de bouche en bouche dans toutes les écoles de la grande cité.

En même temps que son intelligence étendait chaque jour le champ de ses conquêtes par l'acquisition des connaissances les plus variées, son âme, loin de fléchir et de descendre au contact d'une jeunesse dissipée et volage, (56) s'affermissait dans la vertu et gravissait les sublimes degrés de la perfection.

Jamais il ne tirait vanité ni de sa naissance, ni de ses talents. On le voyait facile dans son abord, simple en ses manières, affable pour tous, mais non jusqu'au point de former liaison avec des camarades aux moeurs équivoques ou à la foi douteuse. Fidèle aux saintes pratiques de son enfance, tout le temps qui n'était pas employé à feuilleter Aristote ou à transcrire les enseignements de la classe, il le donnait soit à l'oraison, soit à l'exercice de la charité. Tandis que ses compagnons, durant leurs heures de délassements,, couraient aux spectacles et aux plaisirs, le saint jeune homme pénétrait dans le réduit du pauvre, visitait quelque église ou monastère; et de préférence le couvent des Frères Prêcheurs.

 

La vie d'étudiant , au sein des grandes villes, a toujours été exposée à de tristes naufrages. Cette agglomération d'écoliers différant de moeurs et de caractères, la secrète jouissance d'avoir passé de la surveillance de la famille ou du collège à la période d'émancipation, l'effervescence d'un coeur de' seize à dix-huit ans : autant d'éléments exploités par l'ennemi des, âmes, pour tuer l'innocence du jeune homme chrétien.

L'Église, qui est la plus vigilante dés mères, a pris constamment un soin jaloux des étudiants; à l'époque dont nous parlons, elle leur ouvrait à côté des principaux centres de l'enseignement, des asiles et des refuges pour affermir leur vertu et la retremper au besoin. Lorsque saint Dominique, fondateur d'un nouvel ordre, dispersa ses Frères à travers le monde, en disant avec confiance : On doit semer le grain, il les dirigea tout d'abord vers les villes célèbres par leurs (57) universités, afin d'exercer une action bienfaisante sur la jeunesse des écoles. Dans la suite, les fils de saint Domi nique, héritiers de l'affection de leur père pour les jeunes étudiants, continuèrent envers eux l'office charitable de leurs devanciers, et aujourd'hui, rapprochement providentiel ! quand reparaissent sur le sol français les universités catholiques, chacune des villes qui en sont dotées : Paris, Lyon, Toulouse, Angers, Lille, possède son couvent dominicain.

A Naples, les Frères Prêcheurs s'étaient établis, en 1231, dans les dépendances de l'église Saint-Archange, que l'archevêque leur avait concédées. Fort appréciés des fidèles, ils voyaient une foule nombreuse assister à leurs cérémonies. Thomas d'Aquin allait fréquemment prier dans leur église; il suivait assidûment les prédications entraînantes de Fr. Jean de Saint-Julien, alors en grande réputation, et même il était entré en communication intime avec plusieurs religieux, notamment avec le prieur Thomas Agni de Lentino, homme en tout point digne d'éloges, qui devint archevêque de Cozenza et enfin patriarche de Jérusalem.

La vue de ces saints religieux, la gravité de leur maintien, le charme de leur conversation inspirèrent bientôt au jeune comte la pensée d'embrasser leur institut. Il se disait en lui-même que ce pourrait lui être un sujet de damnation d'avoir enfoui dans les soucis d'une vie commune et séculière le talent qui lui avait été confié par la divine Providence, tandis qu'entrant dans un ordre religieux, il pourrait aisément le faire fructifier.

Les Dominicains, de leur côté, chaque jour plus ravis de leurs rapports avec le fils du seigneur d'Aquin, souhaitaient secrètement le voir revêtir leur habit; mais aucun d'eux n'osait aborder avec le noble adolescent un sujet si délicat. (58) Cependant ils priaient, et il leur sembla que le ciel se déclarait pour eux, le jour où un Frère protesta avoir vu très distinctement, et par trois fois, la face du jeune comte toute rayonnante , pendant qu'il priait à l'église.

Cette circonstance fit tomber toute hésitation : Frères Jean de Saint-Julien et Thomas de Lentino se décidèrent à parler.

La première ouverture faite à leur aimable visiteur eut l'effet désiré. Thomas avoua sans détour que depuis longtemps son âme aspirait à la vie du cloître: « Mais, ajouta-t-il en tombant à genoux, n'en suis-je pas indigne, et mon âge n'est-il pas un obstacle ?...

Les deux religieux s'empressèrent de le rassurer et l'engagèrent doucement à suivre l'attrait divin. Toutefois, il se passa près de trois années avant que le projet fût mis à exécution, soit discrétion des Frères, qui craignaient d'influencer la décision d'un jeune homme appelé par sa (59) naissance à un brillant avenir, soit opposition du comte d'Aquin, informé sans doute par le gouverneur des intentions de son fils.

En dépit de ces lenteurs, le noble postulant persista dans sa résolution, et les supérieurs, après avoir de nouveau consulté Dieu dans la prière, reconnurent qu'un plus long délai était inutile, et pourrait même devenir funeste. En conséquence, Fr. Agni de Lentino, ayant pris conseil des plus anciens religieux, réunit la communauté dans l'église de Saint-Dominique, et conféra à l'héritier des comtes d'Aquin, de Lorette et de Belcastro, les livrées de Religieux mendiant.

 

Haut du document

 

CHAPITRE V. VOCATION — ÉPREUVES

 

Omnesqui pie volunt vivere in Christo Jesu persecutionem patientur.

II Tim., III, 12.

Tous ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus souffriront persécution.

 

Tandis que les enfants de saint Dominique se réjouissaient dans le Seigneur de voir un si illustre adolescent conduit à eux par la Providence, les grandes familles de Naples ne revenaient pas de leur surprise. Un jeune noble déserter ainsi la maison paternelle ! mentir aux espérances d'élévation que présageaient ses débuts, et aller dans un cloître revêtir l'habit de simple religieux mendiant! Cette nouvelle paraissait à peine croyable. Quelques-uns, il est vrai, admiraient la détermination du saint jeune homme, tout en la taxant de témérité; la plupart blâmaient ouvertement son entreprise, accusant même les Prêcheurs de n'agir en cette circonstance que par des vues d'intérêt.

Voilà bien le monde! (entendons le monde adonné à la dissipation et au plaisir, en opposition perpétuelle avec l'esprit de Jésus-Christ). Livrez-vous à lui, acceptez ses (62) offres, il n'a pas assez de voix pour vous exalter. Méprisez ses promesses, renoncez à ses joies éphémères pour choisir la sainte pauvreté et goûter l'âpre jouissance du sacrifice religieux, il n'est blâme qu'alors il ne vous inflige, à moins qu'il ne se contente de vous jeter son dédain. Mais la sagesse du monde est folie devant Dieu; aussi les saints ont-ils eu pour maxime constante dé laisser dire le monde, et, sans nul souci de ses jugements, de suivre la voie que Dieu montrait à leur courage.

La nouvelle de l'entrée de Thomas en Religion, portée à Rocca-Secca, consterna serviteurs et vassaux. Tous déploraient la perte d'un seigneur si accompli.

Quels furent les sentiments du père et de la mère ? Suivant le plus ancien biographe de notre Saint, la comtesse ne se montra nullement affligée. Les paroles du pieux ermite de la montagne revinrent à sa mémoire. Impatiente de contempler sous l'habit dominicain son fils bien-aimé, désireuse de l'affermir de ses encouragements maternels, Théodora prend le cortège indispensable à son rang, et se met en route pour Naples.

Quant au comte Landolphe, son mécontentement fut extrême. Il permettait à Thomas de se faire religieux au Mont-Cassin; mais le voir embrasser un ordre mendiant, un ordre établi sur l'humilité, sur la pauvreté la plus stricte, lui semblait pour le nom d'Aquin une sorte de flétrissure. Aussi résolut-il de combattre ce projet de vie religieuse, en s'armant de toutes les rigueurs du pouvoir paternel.

Nous touchons ici une question délicate, question qu'enveloppent bien des préjugés, qu'obscurcissent bien des idées fausses : quelques notions exactes données en (63) passant serviront, croyons-nous, à porter la lumière dans les esprits.

L'état religieux, étant par excellence l'état de perfection, demande un appel spécial de Dieu. Résister à cet appel est manifestement une imprudence souveraine au point de vue du salut, imprudence qu'on excuserait difficilement, bien qu'en soi les conseils évangéliques n'obligent pas sous peine de péché.

Par une conséquence directe, chercher de parti pris à entraver, détruire une vocation, c'est s'opposer à Dieu même et assumer une terrible responsabilité.

 

64

 

Que fera donc un jeune homme placé en face de son avenir et attiré vers la vie religieuse ?

Il interrogera sans détour la volonté du ciel.

Pour connaître cette volonté, outre le directeur de la conscience et les autres personnes compétentes, parents et proches doivent-ils être consultés ?

« S'il y a conseil à prendre sur l'entrée en Religion, il faut écarter avant tout les proches selon la chair : Ab hoc consilio primo quidem amovendi sunt carnis propinqui. Il est dit au livre des Proverbes : Traite ta cause avec ton ami, et ne révèle point ton secret à l'étranger. Or, dans cette affaire, les proches selon la chair ne sont point des amis, mais plutôt des ennemis, suivant la parole de saint Matthieu : Inimici hominis domestici ejus... Il faut donc, en pareille circonstance, éviter principalement les conseils des proches selon la chair : Surit praecipue vitanda carnalium propinquorum concilia. »

 

Qui tient ce langage ?

Le Prince des théologiens lui-même, celui dont nous allons rapporter les luttes et le triomphe.

Prêtons encore l'oreille.

Au jeune homme qui demandait la permission d'aller régler ses affaires avant de le suivre, Notre-Seigneur répond : Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière, n'est pas propre au royaume des cieux. — « Oui, dit l'angélique Docteur, c'est regarder en arrière que de prendre du temps pour conférer avec les siens sur l'affaire de sa vocation. » (1).

Une expérience de tous les jours vient appuyer cet

 

(1) Contre ceux qui s'opposent à l'entrée en Religion, ch. IX. — 2a 2ae, Q. 189, a. 10.

 

65

 

enseignement. Combien de parents, même chrétiens, se laissent égarer par l'intérêt personnel, les faux préjugés, une excessive tendresse, au point de ne se faire nul scrupule d'entraver la vocation religieuse de leurs enfants !

Cette vocation pleinement reconnue, si l'opposition des parents persiste, le jeune homme, disent les maîtres de la vie spirituelle, tout en usant d'égards dans un adieu qui ouvre d'ordinaire au sein de la famille une plaie douloureuse, doit aller où Dieu l'appelle, sans tenir compte d'une résistance que rien ne justifie.

Ces réflexions, en éclairant la suite de notre récit, serviront à légitimer une conduite que plusieurs auraient jugée blâmable.

 

Comprenant, en effet, quel sacrifice il imposait à tous les siens, et craignant d'inévitables et terribles assauts, Thomas résolut de mettre sa vocation à l'abri. Il supplia donc ses supérieurs de l'emmener sans retard hors du royaume. Avant que la comtesse eût eu le temps de se rendre à Naples, le fervent novice, en compagnie de plusieurs de ses frères, s'était dirigé vers Terracine, puis Anagni, et était enfin arrivé à Rome, au couvent de Sainte-Sabine, où l'attendait l'accueil le plus empressé.

Théodora éprouve une déception cruelle en ne trouvant plus son fils ; mais sa résolution n'en est point ébranlée. Elle se met à la poursuite du fugitif, et, stimulée par son amour de mère, franchit avec une incroyable promptitude la distance de Naples à Rome. Elle se présente à Sainte-Sabine.

Là son espoir est trompé une fois encore. Vainement elle insiste, vainement elle proteste de ses bonnes (66) intentions ; Frère Thomas hésite à affronter une entrevue dont il redoute les suites. Les religieux, jugeant d'après le cours ordinaire des choses, n'osent combattre ses appréhensions; ayant en outre l'obligation de sauvegarder les intérêts spirituels de leur novice, ils cèdent à ses instances, et lui ménagent une sortie facile de Rome et de l'Italie. Selon la chronologie la plus probable, on était au mois de septembre 1243. Le B. Jean le Teutonique, Maître de l'Ordre, devait se rendre prochainement en Lombardie pour, y faire la visite de ses couvents ; il hâta son voyage, emmenant avec lui Thomas et trois autres Frères.

A la nouvelle de ce départ, la colère de la comtesse ne connaît plus de bornes. Blessée dans ses plus tendres affections par l'éloignement de son fils, piquée dans son amour-propre pour avoir vu sa sincérité mise en doute, elle conçoit contre les Frères un sentiment profond d'amertume, et jure en elle-même de leur arracher à tout prix leur conquête. Sans, perdre de temps,,elle dépêche un courrier à ses deux aînés, qui commandaient dans les troupes impériales, aux environs d'Aqua-Pendente, en Toscane, et leur ordonne, s'ils prétendent à sa bénédiction, d'arrêter Thomas, que les Prêcheurs ont affublé d'un froc, et qu'ils envoient secrètement hors de l'Italie.

Empressés d'être agréables à leur mère en exécutant son mandat, les deux comtes obtiennent de l'empereur la permission d'aposter: des soldats à tous les passages qui conduisent en France.,

Le succès fut complet.

Notre Saint, avec,ses compagnons de route, se reposait près d'une fontaine et y prenait son repas, vers le milieu du jour, lorsque Landolphe et Raynald, suivis de gens armés, tombent sur lui, « non en frères, mais en (67) ennemis » (1), et veulent le dépouiller de l'habit religieux. La résistance du pieux novice rend leurs efforts impuissants.

Remarquant le trouble extrême dans lequel l'a jeté cette brusque attaque, ils cessent la violence, laissent en liberté les autres religieux, et entraînent leur captif au lieu du campement. Le lendemain, ils l'envoient sous bonne escorte à Rocca-Secca.

 

(1) Guillaume de Tocco.

 

Haut du document

 

CHAPITRE VI. LA CAPTIVITÉ

 

Qui amat patrem aut matrem plus quam me non est me dignus. MATTH., X, 37

Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi.

 

L’on ne saurait exprimer la joie de la comtesse d'Aquin à l'arrivée de son cher fugitif, Théodora se flattait de le ramener doucement à des dispositions plus en rapport avec ses propres désirs; dans ce but, il n'est sorte d'industries auxquelles elle n'eut recours. Mais Thomas demeura inflexible : promesses, artifices, tendres reproches ne purent faire brèche en son âme.

Non pas que notre Saint fût insensible aux remontrances. de l'amour maternel. Profonde était son affection pour son père et sa mère; grande par conséquent sa douleur de leur être un sujet de peine. Mais pour obéir à ses parents selon la chair, pouvait-il désobéir au Père qui est dans les cieux, et ne pas écouter cette parole de Jésus-Christ: Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne, de moi? D'ailleurs il ne cédait pas à un enthousiasme de jeunesse ni à une ferveur passagère : son projet avait été mûri (70) par trois années de sérieuses réflexions. Connaissant en outre la foi de son père et la piété de sa mère, il pouvait espérer que la grâce l'emporterait à la longue sur les sentiments de la nature, et que devant son attitude ferme, mais toujours respectueuse, ses parents finiraient par ouvrir les

yeux.

Après avoir constaté l'impuissance de ses propres efforts, la comtesse chercha des auxiliaires pour remporter la victoire.

Thomas chérissait tendrement ses soeurs Marietta et Théodora. Elles sont envoyées l'une et l'autre auprès de notre novice, avec mission de le fléchir par leurs larmes et de lui faire abandonner la vie religieuse, ou tout au moins la profession dans un ordre mendiant.

Dociles aux recommandations de leur mère, les deux jeunes personnes rendent à Thomas de fréquentes visites, et n'épargnent ni les conseils, ni les prières, ni les témoignages de l'affection la plus touchante, pour amollir son coeur, et l'amener à des volontés qui leur semblent d'ailleurs très légitimes. Thomas les écoute avec calme, leur répond toujours avec amabilité, justifie sa conduite par des raisons tellement péremptoires, que toutes deux ne tardent pas à s'avouer vaincues. Bientôt même les rôles changent. Thomas attaque à son tour. Ses soeurs étaient venues pour le gagner au monde, c'est lui qui les gagne à Jésus-Christ. Non content de leur expliquer la sainte Ecriture, et de les initier aux secrets de la vie spirituelle, il leur parle en termes si avantageux de l'état de perfection, qu'elles songent à suivre ses exemples. L'aînée, qui s'est montrée la plus ardente dans la lutte, prend la résolution de renoncer, aussitôt qu'elle le pourra, aux vanités du siècle, pour mériter par la profession religieuse les joies dont son frère l'a (71) entretenue; nous savons qu'elle tint parole. L'autre, nous l'avons dit au chapitre premier, imita dans le mariage les femmes saintes que l'Eglise a placées sur les autels.

Les tentatives de la persuasion avaient échoué; on eut recours à la rigueur.

A une faible distance de Rocca-Secca, sur un plateau des Abruzzes, le comte d'Aquin possédait une sorte de citadelle, appelée château de Mont-Saint-Jean (1). On y conduit Thomas, on l'enferme dans une haute tour; des gardes lui sont imposés avec ordre de le surveiller et dé l'empêcher de correspondre avec qui que ce soit. Etrange conduite qu'explique seul, sans l'excuser, l'égarement de la passion dans des parents néanmoins réputés chrétiens !

La captivité fut dure, et se prolongea au delà d'une année. Observé de près, le jeune prisonnier n'avait aucune liberté de sortir; même « durant quelque temps, dit Thomas de Cantimpré, il endura la faim, le froid et une disette des choses les plus nécessaires. » Bref, ;il ne manqua que lés chaînes et les ténèbres, pour que Thomas d'Aquin, le descendant des Sommacle et des Caraccioli, fût traité dans la maison, de ses aïeux comme le dernier des malfaiteurs.

De temps à autre, il recevait la visite de son père; cette visite se terminait invariablement par une scène des plus pénibles. Landolphe s'indignait qu'un fils osât lui résister; son ,irritation éclatait en paroles sévères et en reproches, terribles.. D'autres fois, il apportait à son prisonnier des habits de gentilhomme ou de moine bénédictin. Il suffisait à Thomas, pour rentrer en grâce avec lui, de prendre les uns- ou les autres ; mais un tel acte de complaisance n'eût-il pas été une impardonnable faiblesse? Incapable de trahir

 

(1) Cf. Voyage au pays de saint Thomas d'Aquin. Année dominicaine 1889, mars

 

72

 

 

la foi jurée, le soldat du Christ préférait voir son vêtement dominicain tomber en lambeaux plutôt que de revêtir une livrée étrangère.

Assurément pareille épreuve eût ébranlé mille fois toute âme moins fortement trempée, et réduit â néant une vocation douteuse. Celle de notre Saint s'affermit au creuset de la tribulation. Le Seigneur descendit vraiment dans sa prison, comme, autrefois en Egypte, il était descendu dans le cachot du chaste Joseph ; il illumina l'âme du jeune captif des rayons de sa vérité, et remplit son coeur d'un calme inexprimable. La solitude se changea pour lui en délices, la prison lui devint un paradis, et les heures s'écoulaient rapides dans un doux commerce avec Dieu.

Le prisonnier de Mont-Saint-Jean se consolait d'autre part en reportant fréquemment sa pensée vers ses supérieurs et ses frères en Religion. Par l'intermédiaire de ses deux soeurs, il parvint à les rassurer sur sa persévérance, leur demanda un bréviaire, une bible et quelques livres.

De leur côté, les enfants de saint Dominique n'oubliaient point le fils qu'ils avaient engendré dans le Seigneur. Après l'avoir vu arraché de leurs mains par la force brutale, ils étaient allés trouver Innocent IV, et s'étaient plaints humblement de ce que, par mandat impérial, on se fût porté à un tel excès contre l'Ordre entier, en la personne d'un novice canoniquement admis. Le pape se montra fort mécontent de cette violence exercée à son insu, dans ses propres domaines ; il écrivit aussitôt à l'empereur pour demander justice de ce sacrilège attentat.

Frédéric, en ce moment réconcilié avec le pontife, craignit d'encourir son indignation s'il n'accueillait pas sa requête. Il fit arrêter les frères de Thomas et informer les Dominicains qu'ils pouvaient exposer leurs griefs à son (73) tribunal. Mais ceux-ci, par amour de la paix, se désistèrent de toutes poursuites, s'appliquant de préférence à soutenir le cher novice de leurs prières et de leurs conseils.

A des heures convenues, Frère Jean de Saint-Julien se tenait aux alentours du château, et remettait aux deux soeurs les vêtements et les livres dont le captif avait besoin. Plus d'une fois même, il pénétra dans la prison. Le comte le surprit sans doute dans une de ces charitables visites, puisque, d'après la déposition d'un témoin, il le retint en captivité un ou deux jours (1).

N'entrevoyant point de terme à son épreuve, Thomas continua d'en tirer le meilleur parti possible. Il partageait son temps entre la prière et l'étude, aussi bien qu'il l'eût fait dans un couvent des plus réguliers. Comme pour lui, selon la judicieuse remarque de l'un de ses historiens (2), lire, comprendre et retenir n'étaient pas choses distinctes, il profita considérablement dans cette retraite forcée. Il apprit par coeur toute la Bible et les quatre livres des Sentences; il commenta aussi quelques traités d'Aristote, tout particulièrement attiré par la logique de ce puissant génie.

 

Quant aux malheureux parents , obstinés dans leur inflexible rigueur, ils espéraient que, lassé par le temps, Thomas finirait par se rendre., Ils comptaient également, comme dernière ressource, sur l'arrivée prochaine de leurs deux fils Landolphe et Raynald, qui venaient d'obtenir un congé.

 

(1) BOLL, VII, 210

(2) Touron, liv. I, ch. XII.

 

Haut du document

 

 

CHAPITRE VII. TRIOMPHE DE LA CHASTETÉ

 

Certamen forte dedit illi ut vinceret. SAP., X, 12.

Le Seigneur l'a engagé dans un rude combat, afin qu'il remportât la victoire.

 

A peine arrivés au château paternel, les deux officiers allèrent visiter le captif, et mirent tout en oeuvre pour lui faire quitter l'habit de Frère Prêcheur. Le trouvant de marbre aux insinuations les plus adroites, comme aux exhortations les plus pressantes, ils pensèrent l'intimider par la hauteur de leurs paroles. « De leur bouche, dit Jean de Réchac, sortaient les vociférations et les menaces comme des éclats de tonnerre.» Leur courroux s'allumant devant l'impassibilité du courageux novice, ils en viennent aux voies de fait, et s'efforcent de lui arracher le vêtement dominicain qu'ils mettent en pièces. Mais le saint jeune homme en recueille les lambeaux avec un pieux respect. Quel pinceau pourrait retracer cette scène sublime? Combien ce spectacle dut réjouir les anges!... Qu'il est beau de contempler cet intrépide champion de la vie religieuse, aux prises avec l'ennemi, de sa vocation, défendre son froc de moine, comme le soldat blessé, mais non vaincu, serre dans ses mains crispées l'étendard; confié à sa (76) vaillance, et s'enveloppe des plis glorieux de son drapeau ! Contraints de céder, et voulant à toute force emporter la place, Landolphe et Raynald imaginent un genre d'attaque vraiment diabolique, « capable, dit Guillaume de Tocco, d'ébranler les tours, d'amollir les rochers et de briser les cèdres du Liban, genre d'attaque dans lequel on trouve des combattants nombreux, mais peu de vainqueurs, à cause des difficultés de la lutte ».

Ces indignes frères se disent que c'en sera fait d'une vertu qui a résisté aux séductions, aux menaces et aux mauvais traitements, si l'on parvient à la traîner dans la fange, que cette vocation si tenace s'évanouira au souffle de la volupté. Renouvelant alors une scène dont l'ère des martyrs offre plus d'un exemple, ils introduisent furtivement dans la chambre de leur victime une misérable chargée de lui ravir avec l'innocence l'honneur lui-même.

Aux premières paroles de la perfide visiteuse, le saint jeune homme a compris le danger: il frémit, lève les yeux au ciel, court au foyer, et, s'armant d'un tison, poursuit jusqu'à la porte le suppôt de l'enfer. Tremblant à la pensée du péril auquel il vient d'échapper, et rapportant à Dieu l'honneur de sa victoire, il trace une croix sur la muraille avec le tison encore embrasé ; puis, tombant à genoux, il fait cette prière, accompagnée de sanglots : « Bien-aimé Jésus, je sais que tout don parfait, et plus, encore que tout autre, celui de la chasteté, dépend de la puissante action, de votre providence; je sais que sans vous aucune créature ne peut rien. Défendez par votre grâce, je vous en supplie, la chasteté, la pureté de mon âme et de mon corps. Et si jamais j'ai reçu l'impression, d'un sentiment quelconque capable de ternir ces aimables. vertus, ô Maître suprême de mes facultés, arrachez-la loin (77) de moi, afin que je puisse, avec un cœur sans tache, avancer dans votre amour et votre service, en m'offrant tous les jours de ma vie, comme une victime chaste, sur l'autel très pur de votre divine Majesté » (1).

A cette prière succède un sommeil extatique, pendant lequel deux anges descendent du ciel, et ceignant le jeune athlète d'un cordon miraculeux : « Nous venons, disent-ils, de la part de Dieu, te ceindre du cordon de la chasteté perpétuelle. Le Seigneur a exaucé ta prière, et ce que la fragilité humaine ne saurait mériter, Dieu te l'assure par un don irrévocable. »

Ce ne fut point une simple vision, mais une réalité. Les anges serrèrent si fort, que la douleur fit revenir le jeune homme de son extase, et lui arracha un cri involontaire. Des serviteurs accoururent ; mais Thomas, dissimulant la faveur qu'il venait de recevoir, les renvoya courtoisement, et garda son secret jusqu'à la mort. A cet instant suprême, il le fit connaître à son confesseur et ami, Frère Réginald, lequel, pour l'honneur de Dieu et la glorification du Docteur angélique, révéla sous la foi du serment cette incomparable merveille.

Ecoutons maintenant les exclamations enthousiastes que suggère au premier historien de saint Thomas ce triomphe de la chasteté :

« O heureuse prison, que les plus beaux rayons de l'intelligence ont illuminée d'une si grande splendeur! O salutaires entraves, qui ont conféré la pleine liberté de l'esprit au contemplateur des choses célestes ! O épreuve qui a produit, la force dans la lutte, et la suave ivresse

 

(1) Pour les associés de la Milice angélique qui récitent chaque jour cette prière, indulgence de cent jours ; plénière, une fois le mois. (Grégoire XVI, 8 mai 1844.)

 

78

 

après la victoire ! A l'heure où l'ennemi redoublait d'efforts pour écraser cette belle résistance, la divine grâce en a procuré le triomphe. Marques infaillibles des mérites acquis par la sainteté : assailli par les délices et les injures, l'invincible athlète n'a pu être ni amolli, ni terrassé! Vaillant champion, jeune soldat déjà aguerri, il a vaincu la chair, cet ennemi domestique, et remporté dans un rude combat une signalée victoire. Aussi mérite-t-il désormais de porter à son front la couronne. Encore voyageur, et hôte du siècle qui passe, Thomas s'est élevé par son triomphe à la hauteur des cieux ; le voilà digne de contempler ses immortels concitoyens, digne d'être honoré de la visite des anges, accourus pour le ceindre du cordon de la chasteté. Après ce combat immortel en l'honneur de l'angélique vertu, il n'est plus un homme, mais un Ange !... »

 

Répondons ici à une question que n'auront pas manqué de se poser nos lecteurs.

Ce cordon apporté du ciel était-il un objet palpable, matériel ?

Aucun doute a cet égard, et l'insigne présent des anges est resté l'une des principales richesses de la famille dominicaine (1).

Le B. Jean de Verceil, qui gouvernait l'Ordre à l'époque où mourut saint Thomas,; donna la miraculeuse ceinture à son couvent; elle y devint durant plusieurs siècles l'objet d'une vénération toujours croissante. Les efforts de plusieurs papes, de saint Pie V lui-même, ne purent décider les Frères Prêcheurs à s'en dessaisir. La maison

 

 (1) Boll., VII, 744.

 

81 de Verceil ayant été détruite en 1799 par les armées françaises, le cordon céleste fut transporté, avec d'autres reliques, au couvent de Chieri, en Piémont, dont il est sans nul doute le plus précieux joyau. Récemment, on l'a renfermé dans un reliquaire de style gothique, vrai chef-d'oeuvre d'orfèvrerie, construit d'après un dessin du R. P. Mariano Pavoni, Dominicain italien.

Le cordon angélique est blanc, long de sept palmes, un mètre soixante-cinq environ, composé de fils nombreux d'une finesse telle, que les hommes les plus compétents n'en peuvent déterminer la nature. L'une des extrémités est munie de deux petites boucles dans lesquelles s'engage en glissant l'extrémité opposée, ce qui permettait à saint Thomas de porter toujours ce cordon. La partie destinée à entourer le corps est aplatie, dépassant un peu la largeur d'une paille. Le reste se sépare en deux cordonnets carrés, présentant à distance égale quinze nœuds, en l'honneur sans doute des quinze mystères du Rosaire.

Pour encourager la piété des fidèles, un fils de saint Dominique, le P. Cyprien Uberti, fit faire en 1580 de petits cordons semblables, qui ne tardèrent pas à se répandre dans toute l'Italie.

Un demi-siècle plus tard, le P. Deurwerders, Dominicain flamand, établit, à l'Université de Louvain, une confrérie sous le nom de Milice angélique. Tous les docteurs, professeurs et élèves de la Faculté de théologie s'y enrôlèrent, prenant l'engagement de porter sans cesse le cordon de saint Thomas, exemple suivi bientôt dans toutes les universités catholiques. En même temps, des personnes de tout sexe et de tout rang, évêques, prêtres, religieux, princes du sang, entraient avec bonheur dans la Milice (82) angélique. Les Clercs réguliers et les Pères de la Compagnie de Jésus l'introduisaient dans leurs collèges.

Qui dira les innombrables fruits de chasteté dont cette dévotion fut la semence ? Le P. Camille Quadrio, Jésuite, écrivait en 166. qu'il aurait à remplir des volumes, s'il voulait rapporter toutes les faveurs reçues par les fidèles, grâce au Cordon. Saint Louis de Gonzague, qui avait dans sa cellule l'image du Docteur angélique, portait aussi cette ceinture de pureté, au rapport du P. Masnieri, son historien, et la recommandait instamment à ses compagnons ; est-il téméraire de penser qu'il lui dut en partie la conservation de son innocence?

Par décret du 21 mars 1651, le pape Innocent X approuva la Confrérie de la Milice. Après lui, Alexandre VII, Innocent XI, Innocent XII, Pie VII, Pie IX l'enrichirent d'indulgences. Benoît XIII, pape dominicain, lui assigna pour fête patronale la Translation du corps de saint Thomas, 28 janvier. Enfin, dans son bref du 4 août 1880, notre Saint-Père le Pape, Léon XIII, mentionne le miracle du Cordon céleste et la faveur qui en fut la suite, comme un dés motifs qui le déterminent à déclarer saint Thomas patron des étudiants.

Que la jeunesse de nos écoles soit donc attentive aux enseignements des âges passés et à la voix des souverains pontifes. Les raisons qui engagèrent jadis les fidèles, et particulièrement les étudiants chrétiens, à vouer un culte spécial à saint Thomas d'Aquin pour s'assurer l'a conservation de l'aimable, vertu, subsistent, et sont même devenues plus pressantes que jamais. Les flots de la corruption montent sans cesse, et des séductions inconnues aux âges de foi assaillent de toutes parts l'âme de l'adolescent. Les secours puisés dans la Confrérie de la Milice angélique (83) seront une armure impénétrable aux traits de l'enfer.

Puissions-nous voir les élèves des séminaires, collèges, pensionnats, de toutes les écoles catholiques en un mot, se ranger sous la bannière de leur angélique patron, s'inscrire dans sa Milice, ceindre son cordon, et, semblables aux soldats d'une nombreuse et vaillante armée, soutenir triomphalement les luttes si difficiles de la chasteté!

 

Haut du document

 

 

CHAPITRE VIII. LA DÉLIVRANCE — UN DERNIER ASSAUT

 

Per fenestram in sporta dimissus sum per murum, et sic efugi. II Cor., II 33.

On me descendit dans une corbeille par une fenêtre le long de la muraille, ainsi s'opéra ma délivrance.

 

Après la terrible épreuve rapportée au chapitre précédent, toute opposition, semble-t-il, devait cesser. Le jour était fait sur l'inébranlable; fermeté du pieux novice ; il ne restait plus qu'à lui rendre sa liberté. Il n'en fut rien. Ses liens se resserrèrent, sa prison devint plus étroite, et pour terminer la persécution, il fallut une intervention à laquelle on n'aurait jamais songé. L'empereur Frédéric, informé des vexations que les seigneurs Landolphe et Raynald continuaient d'infliger à leur frère, en témoigna un vif mécontentement, et alla, dit-on, jusqu'à les menacer de mort, s'ils ne remettaient incessamment Frère Thomas entre les mains de ses supérieurs. En les frappant de stupeur, cette menace produisit sur les deux comtes l'effet salutaire qu'aurait dû obtenir la seule crainte de Dieu. Ils avertissent promptement leur mère des volontés du souverain, et la prient d'élargir au plus tôt le prisonnier.

 

86

 

De son côté, Théodora n'espérait plus changer un coeur que la grâce rendait inflexible. La foi reprenant tous ses droits en son âme, elle commençait à craindre la colère divine par une résistance plus prolongée. A sa prière, le comte d'Aquin se laisse persuader, et renonce à la lutte.

Mais qu'il en coûte à l'amour-propre d'avouer une défaite !

Pour simuler une évasion, à laquelle le consentement paternel resterait en apparence étranger, on imagine de faire descendre le captif dans une corbeille par une des fenêtres. Avis en est donné à Frère Jean de Saint-Julien. Cet excellent religieux, saintement attaché à son cher et infortuné novice, avait toujours gardé une ferme confiance de le voir tôt ou tard rendu à l'Ordre.

Au jour fixé, plusieurs religieux venus de Naples se tiennent au pied de la tour témoin de tant de merveilles, et assistent dans une anxiété muette à la périlleuse descente. La corbeille glisse lentement le long de la muraille, et dépose à terre Thomas, qui se trouve dans les bras de ses véritables frères. Tous s'apitoient sur ses malheurs, le félicitent de sa constance, mêlent leurs larmes aux siennes, et bénissent en commun le Père des miséricordes d'une délivrance tant souhaitée. C'est ainsi que le Docteur angélique sortit de sa prison, comme autrefois le Docteur des nations s'échappa de Damas, où un roi barbare le tenait enfermé.

Les -Frères Prêcheurs s'en retournèrent à Naples. « Ils tressaillaient dans le Seigneur, dit la chronique, ayant retrouvé leur Joseph, doué comme le fils de Jacob de l'esprit d'intelligence, et plus sage mille fois que tous les sages de l'Egypte. »

Cette captivité, marquée par tant de luttes si vaillamment (87) soutenues, fut jugée pour la vie religieuse une probation plus que suffisante; il n'y avait plus lieu de différer la profession. Thomas prononça ses voeux, dans l'église Saint-Dominique, entre les mains du prieur, Agni de Lentino, celui-là même qui lui avait donné le saint habit, deux années auparavant.

On conçoit sans peine avec quelle générosité notre Saint accomplit cet, acte de consécration, que lui-même appelle un second Baptême, « consécration qui, en éloignant l'homme religieux des périls du siècle et du. tumulte d'un mondé corrompu et souvent corrupteur, le voue pour toujours au service des autels, lui fait obtenir le pardon de ses péchés, affermit sa volonté dans le bien sans diminuer sa liberté, et le mettant dans l'heureuse nécessité de tendre sans cesse à la perfection, le rend en quelque sorte semblable aux Bienheureux. » Ces paroles sont du saint Docteur lui-même, dans la seconde partie de sa Somme, où il traite de l'état religieux (1).

La législation dominicaine, veut qu'après sa profession, le, jeune religieux soit immédiatement appliqué aux sciences sacrées. Une nouvelle phase dans la vie de saint Thomas va donc s'ouvrir à nos regards. Mais avant de le suivre dans la carrière des études théologiques, qu'il doit parcourir avec tant d'éclat, rapportons ici, pour n'avoir pas à y revenir, le dernier assaut que subit encore cette vocation si rudement éprouvée.

Quelque temps après la délivrance de notre novice, les deux comtes Landolphe et Raynald allèrent trouver Innocent IV, moins pour se justifier des rigueurs exercées par eux sur leur frère, que, pour solliciter du souverain pontife

 

(1) 2a 2ae , q. 188, a, 4.

 

88

 

la nullité d'un engagement qu'ils ne pouvaient se décider à croire irrévocable.

Père de tous les chrétiens, le pape les écouta avec patience, et malgré le peu de solidité qu'offraient leurs raisons, il voulut bien évoquer l'affaire à son tribunal. Un bref apostolique obligea Thomas à venir dans la Ville éternelle, exposer les motifs qui l'avaient poussé à embrasser la vie dominicaine, contre la volonté de ses parents.

Le fils de saint Dominique comparut devant la cour pontificale, et répondit à toutes les questions avec cette lucidité qui lui était propre. Il n'incrimina personne, et ne parla des vexations domestiques qu'il avait subies que pour les attribuer à ses péchés, lesquels, disait-il, demandaient cette épreuve. Découvrant toute son âme, encore illuminée des clartés surnaturelles puisées dans sa prison, il fit connaître que son unique ambition était de renoncer aux avantages du siècle, pour servir, pauvre et ignoré, un Dieu qui a, voulu naître dans l'indigence et mourir dans l'opprobre. Son éloquence persuasive convainquit ses juges, et son émotion gagna tous les assistants. Dans cette illustre assemblée de cardinaux et de prélats rangés autour du trône, on ne savait qu'admirer le plus de la piété du jeune religieux, de la vivacité de son esprit, de la profondeur de son jugement ou de cette noble candeur et de cette aimable simplicité qui brillaient dans son langage, ses gestes et toute sa personne. On s'intéressait au jeune homme, on félicitait la famille et on la plaignait tour à tour; on allait presque jusqu'à excuser en secret les efforts de la mère pour retenir auprès d'elle un fils si digne de son amour.

La cause était gagnée ; toutefois, par surcroît de condescendance pour l'illustre famille d'Aquin, et dans la haute opinion qu'il concevait de la vertu de Frère Thomas, le (89) pape lui offrit la dignité d'abbé du Mont-Cassin, en ce moment vacante, sans exiger qu'il quittât son Ordre et cessât d'en porter l'habit. C'était lui faire un honneur considérable, car, de toutes les abbayes bénédictines, celle du Mont-Cassin était la plus renommée, et pourvue des plus riches bénéfices : sept évêchés en dépendaient ; sans avoir le caractère épiscopal, l'abbé marchait de pair avec les évêques, et officiait avec tous les insignes pontificaux. Mais Thomas, inaccessible à l'attrait des honneurs, fidèle à ce sentiment d'humilité qui lui fit mettre toute sa vie parmi les objets principaux de ses prières celui de n'être élevé jamais à aucun emploi honorifique, sortit victorieux de cette dernière épreuve. Avec une grâce exquise il remercia le souverain pontife de sa bienveillance, et le supplia de lui accorder faveur entière, en lui laissant la liberté de demeurer simple religieux.

Grandement édifié d'un si rare désintéressement, Innocent IV encouragea le vertueux jeune homme à persévérer, et après lui avoir donné la bénédiction apostolique, le congédia, défendant qu'on l'inquiétât à l'avenir sur sa vocation. Thomas d'Aquin était acquis pour jamais à l'Ordre de Saint-Dominique.

 

Haut du document

 

CHAPITRE IX. LE MAITRE DU DOCTEUR ANGÉLIQUE

 

Disputavit a cedro usque ad hyssopum... et veniebant de cunctis populis ad audiendam sapientiam Salomonis. III Reg., IV, 33, 34

Il discourut sur toutes choses à partir du cèdre jusqu'à l'hysope, et on accourait de tous les pays pour recueillir la sagesse de Salomon.

 

La paix avait succédé à la lutte, le calme à la tempête; le nouveau profès, jouissant enfin d'un repos si chèrement acheté, allait poursuivre sa formation religieuse et achever son instruction de Frère Prêcheur, dans une maison où les observances et les études' atteignaient leur complet épanouissement.

A cette intelligence d'élite, en possession déjà de connaissances prodigieuses, il fallait une école de premier ordre, et, s'il se pouvait, un maître en tous points accompli. Les supérieurs crurent avoir trouvé cette école au couvent de Cologne, et ce maître dans un professeur regardé alors comme l'oracle du monde et le Salomon de son temps. Il se nommait en religion Frère Albert, mais on ne l'appelait communément que le Philosophe. La postérité lui a décerné (92) le titre de Grand, et l'Eglise l'a placé sur les autels, en fixant sa fête au 15 novembre, jour de sa naissance au ciel.

Né à Lavingen, en Souabe, de l'illustre famille de Bollstadt, Albert le Grand, après une première éducation libérale et chrétienne, était allé terminer ses études dans les universités de Padoue et de Bologne. Des sa plus tendre enfance, il avait ressenti une dévotion singulière pour la très sainte Vierge ; aussi, quand vint pour lui le moment de (93) choisir une carrière, pria-t-il cette divine Mère de lui servir d'étoile et de guider ses pas. Marie daigna lui apparaître, et lui dit d'entrer dans l'Ordre des Frères Prêcheurs, récemment fondé. Docile à cette voix, fortifié d'ailleurs par les prédications du bienheureux Jourdain de Saxe, successeur de saint Dominique dans le gouvernement général de l'Ordre, le jeune étudiant échangea les vêtements du siècle pour ceux de la Religion, en 1223.

Dieu permit qu'Albert rencontrât tout d'abord des épines sur sa route.

Dans le fameux couvent de Bologne, maître: Jourdain avait rassemblé des diverses maisons de son Ordre la fleur de la jeunesse savante, et le novice allemand, au travail opiniâtre mais lent et réfléchi, malgré une remarquable intelligence, se vit bientôt devancé par ses condisciples, italiens en grand nombre, doués,d'un esprit vif et pétillant.

L'ennemi de tout bien profita de ces débuts malheureux pour le porter au découragement, et lui suggérer même la pensée d'abandonner la vie religieuse.

Sous le poids d'une tentation si violente, Albert eut recours à la divine consolatrice des affligés. Il conjura avec larmes l'auguste Mère de Dieu de lui accorder la clef des connaissances humaines, mais en même temps de fortifier sa foi, afin qu'au milieu des subtilités de la scolastique, il ne fût jamais ébranlé dans ses croyances. Marie lui apparaît resplendissante de lumière et ayant à ses côtés deux vierges martyres: « Mon, fils, lui dit-elle, tes demandes sont exaucées. Persévère dans les travaux de l'étude. Dieu protègera ta science et la conservera parfaitement pure pour le bien de son Eglise. Mais afin que tu saches que tu es redevable à ma bonté, et non à tes efforts personnels, de ton (94) immense savoir, il te sera enlevé quelques années avant ta mort.

A partir de cette vision, les progrès du jeune religieux ne connurent plus d'arrêt.

Les supérieurs se rappelant qu'on ne place pas la lumière sous le boisseau, mais sur le chandelier, afin qu'elle brille aux regards de tous; chargèrent Albert d'enseigner la philosophie et la théologie, d'abord à Cologne, puis en diverses autres villes de l'Allemagne. Plus tard, il vint à Paris, précédé d'une réputation telle que les écoles se trouvèrent trop petites pour contenir la foule des auditeurs. Il lui fallut tenir son cours sur une place publique, que les écoliers appelèrent place de Maître Albert. Par corruption de langage, elle est devenue la place Maubert, nom qu'elle porte encore aujourd'hui.

L'importance de ses leçons, qui durèrent, presque sans interruption, jusqu'au terme d'une très longue carrière, n'empêcha pas Albert le Grand de composer des ouvrages d'une érudition surprenante. On en publia au XVIIe siècle vingt et un volumes in-folio. Ce sont des traités ou des commentaires sur la philosophie, la théologie, l'Ecriture sainte; de nombreux sermons, véritable mine d'or pour les prédicateurs; deux cent trente questions en l'honneur de la sainte Vierge, connues sous le titre de Mariale. Très versé dans les mathématiques, la physique et la mécanique, Albert contribua par ses écrits à l'avancement de ces sciences. Un passage de ses oeuvres rend probable l'opinion qu'il inventa divers automates parlants. D'après certains auteurs, l'une de ces machines, de forme humaine et de grandeur naturelle, disait par trois fois à qui la touchait : Salut !

De récentes découvertes permettent de revendiquer pour (95) notre Bienheureux, une part considérable d'influence sur les arts en Allemagne, spécialement sur l'architecture ogivale, que d'anciens livres désignent même par le nom de science Albertine. A Cologne, il réédifia le choeur de l'église des Dominicains, « monument, écrit un auteur, digne, parla parfaite application des lois géométriques, de servir de modèle à tous les architectes ».

 

Nos jeunes élèves, que les exigences des programmes modernes obligent à une étude plus étendue qu'autrefois des sciences naturelles, veulent-ils savoir quel jugement porte d'Albert, comme zoologue et botaniste, un savant d'autant moins suspect de partialité qu'il n'eut pas le bonheur de partager notre foi? Qu'ils lisent attentivement les appréciations suivantes du docteur Pouchet, de Rouen (1) : « Il est incontestable qu'au moyen âge les sciences acquirent le plus magnifique développement. J'ai pris Albert le Grand comme type; c'est évidemment le plus beau génie de l'époque, et celui qui lui imprime son plus indélébile cachet (2).

« Aucun homme n'a peut-être joui d'une plus vaste intelligence qu'Albert, être privilégié, créature d'élite, pouvant à la fois embrasser les incommensurables conceptions de la métaphysique et les moindres observations des sens.

« La plupart des anatomistes ont commencé leur traité d'ostéologie en décrivant le crâne: direction vicieuse, qui ne fut généralement réformée que par nos modernes zootomistes. Cependant, dès le XIIIe siècle, notre Dominicain avait tracé la marche philosophique que notre époque elle-même ne devait adopter qu'après beaucoup d'oscillations.

 

(1) 1800-1872.

(2) On voit assez que l'auteur ne connaissait pas saint Thomas.

 

96

 

En effet, il commence l'histoire du système osseux en décrivant la colonne vertébrale, qui en constitue rationnellement la base.

« De l'espèce humaine il passe à toutes les autres formes qu'offrent les séries zoologiques à mesure que les appareils vitaux se simplifient et s'effacent. En suivant cette voie,, le Dominicain de Cologne descend graduellement du mammifère jusqu'à l'éponge, qui, pour lui comme, pour les modernes, représente le dernier terme de l'animalité. Là, pour la première fois, se trouvent posées les bases de la série animale, idée vraiment gigantesque pour une époque où l'observation présentait d'insurmontables difficultés.

« Les travaux botaniques d'Albert ont été jugés avec une implacable sévérité par Haller et Sprengel (1). Un profond érudit, Mayer (2), confesse qu'en lisant l'ouvrage du Dominicain sous l'impression de ces jugements, il ne pouvait en croire ses sens; car, au lieu de cette ignorance, de cette superstition qui lui étaient signalées, il n'y trouvait que de vastes connaissances, une méthode rigoureuse et un jugement éprouvé. Mayer s'exprime ainsi : Nous ne trouvons pas un seul botaniste qu'on puisse lui comparer, hormis Théophraste qu'il ne connaissait pas.

« Parmi cette multitude d'organes qui concourent a la formation du végétal, la graine est un des plus complexes et des plus difficiles à anatomiser. Véritable plante microscopique; on n'en pénètre la structure qu'avec le secours des instruments grossissants. Cependant Albert, à une époque où nos moyens d'investigation manquaient absolument.

 

(1) Haller, savant de Berne, 1708-1777. Sprengel, botaniste allemand, 1766-1833.

(2) Médecin français, né à Belfort en 1814.

 

97

 

parvint à reconnaître la partie la plus essentielle de cet organe, l'embryon; il expose avec exactitude sa situation et ses formes.

« En fait de physiologie végétale, on ne sait ce qui doit le plus étonner, ou du savoir de l'auteur, ou de l'audace avec laquelle il traite les plus délicates questions. On le voit tenter d'élucider, au XIIIe siècle, des phénomènes dont les botanistes de nos jours n'abordent qu'avec crainte l'explication (1).»

 

Dans Albert le Grand, l'humilité du saint brillait à l'égal de l'érudition du,savant. Le Bienheureux se regardait comme le dernier de ses Frères, cherchant partout des occasions d'être méprisé. Assidu aux exercices de la règle, il trouvait encore, en ;dehors de ses occupations prodigieuses, le temps nécessaire à la récitation journalière du Psautier et à de longues oraisons. Il remplit avec une rare prudence et un très grand succès plusieurs charges importantes de son Ordre, et diverses missions que lui confièrent les souverains pontifes. Mandé à Rome par le pape Alexandre IV, et institué Maître du Sacré-Palais, il reçut l'ordre de répondre aux écrits de Guillaume de Saint-Amour, adversaire acharné des Religieux mendiants. Les Pères du concile général de Lyon n'admirèrent pas moins son éloquence et son énergie à combattre les erreurs. Elevé à la dignité épiscopale, malgré les résistances de son humilité, notre Bienheureux fit briller sur le siège de Ratisbonne un zèle éminemment apostolique, une inépuisable charité pour les pauvres, et une remarquable sagesse dans l'ordonnance de Sa maison. Mais au bout de deux ans, ayant déposé le bâton

 

(1) Histoire des sciences naturelles au moyen-âge.

 

98

 

pastoral entre les mains du pape Urbain IV, il rentra dans son cloître, pour y vivre en simple religieux et reprendre son enseignement.

Les derniers écrits du Maître furent l'admirable livre sur le Sacrement de l'Eucharistie, et l'opuscule de l'Union à Dieu, charmante fleur mystique au suave parfum de laquelle il voulait se fortifier à l'approche du trépas.

Albert avait atteint sa quatre-vingt-troisième année; quand un jour, au milieu d'une leçon publique, la mémoire lui fit tout à coup défaut. Voyant en cet accident un avertissement céleste et l'annonce de sa fin prochaine, l'humble vieillard adressa un touchant adieu à son auditoire, et descendit, pour n'y plus remonter, de cette chaire où sa parole avait jeté tant d'éclat. Dès lors il ne vécut plus que dans la pensée de la mort : chaque jour il visitait l'endroit fixé pour sa sépulture, et récitait l'office des défunts pour lui-même, comme pour un trépassé. Enfin, le 15 novembre 1280, à l'âge de 86 ans, Albert le Grand cessa de vivre sur la terre pour commencer à vivre éternellement au ciel. Longtemps après, son tombeau ayant été ouvert, on trouva le corps entier, exhalant une agréable odeur et retourné la face contre terre, position habituelle du Bienheureux quand il priait. De nombreux miracles attestèrent sa sainteté (1).

 

Tel est l'homme que Dieu avait prédestiné à être le maître du Docteur angélique. Nos jeunes lecteurs, que nous ne perdons pas de vue en écrivant ces pages, voudront bien nous pardonner les proportions faites ici au portrait d'Albert le Grand. Ils apprendront de ce chapitre comment

 

(1) Rodolphe, Vie du B. Albert le Grand.

 

99

 

l'intervention de la Mère de Dieu, invoquée avec amour, dissipe les obscurités de l'étude et montre à chacun sa voie.

Ils apprendront aussi de quel prix inestimable est pour l'adolescent la rencontre de maîtres chrétiens, au front desquels resplendit la double auréole de la science et de la vertu.

Les deux noms de Thomas d'Aquin et d'Albert le Grand se renvoient les mutuels rayons d'une lumière éclatante la célébrité du maître ajoute à la gloire du disciple, et plus encore la gloire, du disciple, grandit l'honneur du maître.

Albert éclaira la jeunesse de Thomas par sa réputation justement acquise, et Thomas illumina la vieillesse d'Albert par la splendeur de sa renommée. Le philosophe servit d'introducteur au théologien, et se vit sans amertume dépassé par lui dans la voie qu'il avait frayée. Après avoir prédit le succès de saint Thomas, il fut le premier à y applaudir. Il eut révélation de sa mort, et lui garda dans son coeur un impérissable souvenir. Plus qu'octogénaire, il n'hésita pas à quitter Cologne et à entreprendre un long voyage pour venger la mémoire de son cher disciple, attaquée, disait-on, dans les Ecoles de Paris.

Tous les deux enfin, les plus vastes génies peut-être du XIIIe siècle et des âges suivants, comblés d'éloges par leurs contemporains et la postérité, ont pu être comparés à ces deux grands luminaires dont, il est parlé au premier chapitre de la Genèse, plaidés par Dieu au firmament pour éclairer le monde. Le premier, le plus brillant, est saint Thomas d'Aquin, docteur de l'Eglise; le second est le bienheureux Albert le Grand

 

Haut du document

 

CHAPITRE X. LA MANIFESTATION DU GÉNIE

 

Erumpet quasi mane lumen tuum. Isai., LVIII, 8.

Votre lumière éclatera comme l’aube du matin.

 

Frère Thomas, dit un biographe, se rendit  à Cologne avec l'ardeur d'un cerf altéré qui court vers l'eau pure des fontaines. Dès son arrivée, il adopta la ligne de conduite dont il ne devait plus se départir jamais : joindre, dans une mesure pour le moins égale, la culture du coeur à celle de l'esprit.

Afin de progresser dans la perfection religieuse, obligation capitale de l'état qu'il avait embrassé, il s'adonna particulièrement à trois choses : l'oraison; le recueillement, l'humilité.

A l'oraison il consacrait un temps considérable, c'était le meilleur de la journée ; gardant à la pensée le souvenir de Dieu, au dehors plein d'une retenue angélique, il se maintenait dans un recueillement tant intérieur qu'extérieur; enfin, soigneux de pratiquer la plus profonde humilité, il s'effaçait volontiers, écoutait ses Frères avec déférence, parlait peu, et fuyait tout ce qui pouvait ressentir la vanité.

 

102

 

D'autre part, il se livra aux études avec une ardeur sans pareille, persuadé que dans un ministre des autels le défaut de science n'est pas moins funeste que le défaut de piété, et l'expose à cette terrible menace fulminée par Dieu lui-même, dans le prophète Osée (1) : Parce que vous avez rejeté la science, je vous rejetterai moi aussi de mon sacerdoce, afin que vous n'en remplissiez plus les fonctions... Car, dit un autre prophète (2), les lèvres du prêtre seront les dépositaires de la science, et c'est de sa bouche que l'on recherchera les connaissances de la Loi, parce, qu'il est l'Ange du Seigneur des armées.

Notre novice savait apprécier l'avantage d'avoir pour guide dans les sciences sacrées un maître tel que le bienheureux Albert. Il trouvait de plus, dans cette maison d'études, la sainte émulation du bon exemple, entouré qu'il était de jeunes religieux déjà d'une éminente vertu, et dont plusieurs ont mérité, comme lui, d'être placés sur les autels.

Silencieux et réservé par nature, Thomas demeura longtemps sans prendre part aux discussions scolastiques, sans proposer aucun argument, ni répéter une seule leçon ; mais attentif aux explications, laissant parler les autres, il réfléchissait en son esprit, et, la classe terminée, se hâtait de regagner sa cellule; où il notait avec soin ce qu'il avait appris.

Cette taciturnité extraordinaire fut remarquée, et avec cette pointe de malice qui de tout temps, paraît-il, a caractérisé les écoliers, plusieurs de ses rivaux, faisant allusion à sa stature, le surnommèrent, le grand Bœuf muet de Sicile.

 

(1) Ch. IV, 6.

(2) Malachie, II, 7.

 

103

 

Albert, à la perspicacité duquel n'avait pas échappé, sans doute, l'attitude singulière de son nouveau disciple, suspendait son jugement. Thomas lui avait été confié par le Général de l'Ordre, Jean le Teutonique. Ce vénérable vieillard l'avait amené de Rome à Cologne, et, en le remettant aux mains de Maître Albert, avait fait l'éloge de sa haute intelligence, attestée par des succès éclatants à l'Université de Naples. Quelle déception pour l'illustre professeur de ne rien rencontrer dans le jeune étudiant qui fit écho à ce que la renommée avait publié ! Une circonstance inattendue fit jaillir l'étincelle qui manifesta le génie.

On était arrivé à l'interprétation du livre de saint Denys l'Aréopagite sur les Noms divins. La, leçon était difficile, les écoliers avaient peine à la suivre, et Thomas se montra d'une attention exceptionnelle. Un, condisciple charitable, assis à ses côtés, pleinement convaincu que le pauvre Sicilien. m'avait rien compris à  une doctrine si relevée, s'offrit, au sortir de la classe, pour lui répéter la leçon. Notre novice accepta par complaisance, et se prêta très assidûment aux procédés obligeants de son compagnon. Mais voici qu'un jour l'officieux répétiteur s'embrouille dans une question qu'il ne saisissait qu'à demi, et, malgré ses efforts,: ne peut achever sa démonstration. En ce moment, une lutte s'engage dans l'âme de notre Saint. L'humilité veut que Thomas pousse jusqu'au,bout le rôle modeste d'un disciple qui apprend; la charité réclame qu'il vienne en aide à un Frère animé des intentions les plus droites. Dans ce conflit d'un genre nouveau, la charité finit par triompher, et Thomas demande à son interlocuteur la permission de lui dire ce qu'il croit avoir compris. Il le fait d'une façon magistrale, éclaircit le passage obscur, en tire des déductions, et montre dans son raisonnement une (104) lucidité si parfaite, que l'étudiant, saisi d'admiration, demande à son tour que Frère Thomas veuille dorénavant lui servir à lui-même de répétiteur.

Le Saint, confus de cette prière qui choquait sa modestie, s'en défend de son mieux; il finit par consentir, mais à la condition expresse que personne n'en saura rien.

Le secret fut gardé par le trop consciencieux novice, bien qu'à certains moments il eût scrupule de tenir, cachée aux supérieurs sa précieuse découverte. Un jour néanmoins il s'en ouvrit au maître des étudiants, lequel s'étant placé, sans être vu, près du lieu où se donnait la répétition, put se convaincre par lui-même de la réalité. Mais Dieu, qui se plaît à exalter les humbles, ménageait une manifestation plus éclatante de ce génie avide d'obscurité.

Une feuille de papier, recueillie par un condisciple devant la cellule de Frère Thomas, fut lue avec surprise et portée au régent des études. Sur cette feuille était résumée une des questions les plus ardues des Noms divins, avec une série d'arguments relatifs à l'interprétation donnée en classe, et enfin la solution complète des objections proposées. Le tout était présenté d'une manière si relevée et si savante, qu'on eût dit que saint Denys lui-même y avait expliqué sa pensée.

Albert demeura stupéfait de la science profonde que révélait cet écrit. Voulant par une épreuve décisive arriver à une certitude absolue, il enjoignit au maître des étudiants d'avertir le jeune religieux qu'il aurait le lendemain, en séance publique, à soutenir une thèse dont le sujet était d'une difficulté majeure. Sincèrement convaincu de son incapacité, Thomas eût volontiers paré le coup; mais contraint de céder en vertu de la sainte obéissance, il recourut à l'oraison.

 

105

 

Le Père des lumières, qui découvre ses plus hauts secrets aux petits et aux humbles, exauça notre Saint au delà de sa demande. Le moment solennel arrive ; après avoir réfuté, l'un après l'autre, divers arguments non moins subtils que pressants, Thomas se mit à reprendre tout ce qui avait été dit, et expliqua le point en litige au moyen d'une distinction lumineuse qui ravit toute l'assistance. « Frère Thomas, dit gravement Albert, vous ne parlez pas à la façon d'un répondant, mais comme un docteur qui conclut. — Maître, reprit sur le ton de l'excuse l’humble disciple, s'il est une autre manière de répondre, je ne la vois point. — Eh bien! poursuivit Albert le Grand, Voyons si vous résoudrez mes objections avec la même assurance.» Et il lui en proposa quatre, telles qu'on pouvait les attendre de la part d'un si grand maître, décidé à presser son adversaire jusqu'à lui faire rendre les armes. Saint Thomas répéta les quatre arguments, les réfuta l'un après l'autre, et finit par poser un principe qui ne laissait plus de place à la moindre objection.

Aussi franc et généreux qu'il était modeste, le bienheureux Albert, en voyant se lever comme un soleil qui allait éclipser la renommée de tous les autres docteurs, ne put contenir sa joie. Il félicita son jeune disciple, et tourné vers les étudiants, dit avec un accent prophétique : « Ah !vous appelez Frère Thomas un Boeuf muet! Eh bien, moi, je vous le dis, les mugissements de ce Boeuf retentiront si loin qu'on les entendra d'une extrémité de la terre à l'autre. »

Un pareil témoignage échappé d'une bouche si autorisée ne put enfler le coeur du jeune homme. Thomas s'empressa de rapporter à Dieu le mérite de son succès et ne changea rien de sa simplicité habituelle. Mais sa réputation était désormais fondée. Maître Albert recourait à lui pour (106) reprendre le développement des questions les plus relevées de la scolastique. Ses propositions étaient sans réplique, ses explications sans obscurité ; on l'écoutait comme un oracle, on le proclamait la merveille du siècle. Après le livre de saint Denys l'Aréopagite, le bienheureux Albert ayant expliqué la Morale d'Aristote, saint Thomas l'étudia fort avidement et en écrivit des commentaires, qu'il donna, par modestie, comme le résumé des leçons de son maître. Il sut, en élevant les sentences du Stagyrite jusqu'aux maximes évangéliques, faire, en quelque sorte du philosophe païen un philosophe chrétien.

Il n'y eut bientôt qu'une voix parmi les professeurs et les écoliers pour proclamer Frère Thomas digne d'aller étudier dans la première université du monde. Sur ces entrefaites, le Chapitre général de l'Ordre assigna Maître Albert à Paris, pour y recevoir le doctorat et occuper une des deux chaires réservées aux Frères Prêcheurs; il fut décidé en même temps que saint Thomas l'accompagnerait dans la métropole des lettres. C'était en en 1245.

 

Haut du document

 

 

 

CHAPITRE XI. COUVENT DE SAINT-JACQUES. — LE PROFESSEUR

 

Ista sapientia quain sine fictione didici et sine invidia communico. SAP., VII, 13.

Cette sagesse que j'ai apprise sans détour, je la communique sans envie.

 

Nos deux voyageurs se mirent en route, se conformant aux usages des pauvres, disons mieux, aux coutumes inaugurées par saint Dominique et ses premiers disciples. Le bâton à la main; les épaules chargées du bréviaire et de la Bible, — saint Thomas y ajoutait le livre des Sentences, — ils marchaient depuis l'aube jusqu'au milieu du jour. S'arrêtant alors au bord d'une fontaine, ils mangeaient le pain quêté en chemin, et après un court repos, reprenaient joyeusement leur route. Le soir, ils s'efforçaient de trouver un gîte, en quelque monastère, ou allaient frapper à la porte d'une maison charitable, laissant en échange de l'hospitalité reçue des paroles de bénédiction, parfois même des grâces de salut corporel ou de réconciliation avec Dieu.

En arrivant dans la capitale de la France, Albert et son jeune compagnon se dirigèrent vers le couvent de Saint-Jacques, situé au sommet de la montagne Sainte-Geneviève, rive gauche de la Seine.

 

108

 

C'était en 1217, que s'étaient établis à Paris les premiers Prêcheurs, sous la conduite du bienheureux Mannès, frère de saint Dominique. Après dix mois d'une vie inconnue dans un logement provisoire, ils s'étaient vus transportés à leur résidence définitive par un concours de circonstances providentielles.

« En ce temps-là, écrit le P. Lacordaire (1), Jean de Barastre,

 

(1) Vie de saint Dominique, chap. XIII.

 

109

 

doyen de Saint-Quentin, chapelain du roi et professeur à l'Université de Paris, avait fondé à l'une des. portes de la ville, appelée la porte de Narbonne ou d'Orléans, un hospice pour les pauvres étrangers. La chapelle de l'hospice était dédiée à l'apôtre saint Jacques, si célèbre en Espagne, et dont le tombeau est l'un des plus grands pèlerinages du monde chrétien. Soit que les Frères espagnols s'y fussent présentés par dévotion ou ale toute autre manière, Jean de Barastre vint à savoir qu'il y avait dans Paris des religieux nouveaux qui prêchaient l'Evangile,à la façon des apôtres. Il les connut, les admira, les aima, et sans doute comprit l'importance de leur institut, puisque, le 6 août 1218, il les mit en possession de cette maison de Saint-Jacques, qu'il avait préparée à Jésus-Christ dans la personne des étrangers. Jésus-Christ reconnaissant lui envoya de plus illustres hôtes que ceux sur lesquels il comptait, et le modeste asile de la porte d'Orléans, devint un séjour d'apôtres, une école de savants, et le tombeau des rois.

« Le 3 mai 1221, Jean de Barastre confirma par un acte, authentique la donation qu'il avait faite aux Frères, et l'Université de Paris, à la prière d'Honorius III, abandonna les droits qu'elle avait sur ce lieu, en stipulant toutefois que ses docteurs, à leur mort, y seraient honorés des mêmes suffrages spirituels que les membres de l'Ordre, à titre de confraternité. »

 

Le premier prieur de Saint-Jacques fut Matthieu de France, homme docte, tout préparé à l'instruction des peuples, dit Etienne de Salanhac, et qui avait passé sa jeunesse dans les écoles de la capitale.

Dire combien d'étoiles dominicaines brillèrent en ce lieu (110) par la science et la sainteté ne serait pas chose facile. « De la maison de Saint-Jacques, écrit Touron, on vit sortir de célèbres écrivains, des prédicateurs zélés, plusieurs confesseurs de nos rois pendant trois ou quatre siècles, un grand nombre de prélats et de cardinaux, et le premier religieux du même Ordre qui soit monté sur la chaire de Saint-Pierre, sous le nom d'Innocent V. »

La renommée du couvent de Saint-Jacques rejaillit sur les autres couvents du royaume, et le peuple désignait tous les. Dominicains de France sous le terme de Jacobins; formé du nom latin de l'apôtre saint Jacques. Il en fut ainsi jusqu'aux jours néfastes où des hommes sanguinaires, transformant en club le séjour de la prière et de l'étude, marquèrent d'une flétrissure imméritée ce nom qu'avait entouré d'honneur, pendant près de six siècles, la vénération publique.

A peine installé dans sa nouvelle résidence, Frère Thomas commença par suivre les cours préparatoires au baccalauréat qu'il avait ordre de recevoir. Ce ne fut point sous le fameux docteur franciscain Alexandre de Halès qu'il étudia, mais bien au collège même de Saint-Jacques. Les Pères de Réchac, Touron, et autres biographes français, réfutent longuement l'opinion contraire. Albert le Grand continua donc sa fonction de maître du Docteur angélique, et Thomas d'Aquin, à Paris comme à Cologne, toujours l'élève studieux, le religieux modèle, disposait en son esprit aussi bien qu'en son cœur des ascensions rapides vers les sommets de la science et de la sainteté.

Après le temps régulier des études, Frère Thomas prit le grade de bachelier en théologie. Il dut passer alors du rang modeste de disciple à la chaire de maître et consacrer, (111) aux jeunes religieux de l'Ordre les prémices de son enseignement. Rien n'était plus juste.

« Le fils de Jacob, observe Guillaume de Tocco, distribua gratuitement à ses frères le froment de l'Egypte; ainsi notre nouveau Joseph commença-t-il par nourrir ses frères,en Religion du pain de la parole divine, afin de pourvoir ensuite avec libéralité l'Eglise entière des aliments de la céleste sagesse. »

Cependant ce ne fut point Paris, mais Cologne qui eut l’honneur de ses débuts.

En effet, au Chapitre I de 1248, les supérieurs de l'Ordre avaient pris une décision fort importante touchant le développement des sciences théologiques. Jusqu'alors, il n'y avait eu dans la famille de saint Dominique qu'une seule maison d'Etude générale, celle de Paris, et chaque province dominicaine y envoyait ses sujets les plus distingués. De ce centre unique repartaient également les nombreux professeurs qui dans chaque couvent offraient au clergé un cours public de théologie.

Or, quoique très vastes, les bâtiments du grand collège de Saint-Jacques étaient devenus insuffisants pour contenir une agglomération de religieux dépassant alors le nombre de cinq cents.

L'assemblée de 1248 vota donc la création de quatre nouvelles Etudes générales : Bologne pour les provinces d'Italie, Montpellier pour la province dite de Provence, Oxford pour la province d'Angleterre, et Cologne pour la province d'Allemagne. En même temps, elle désigna les religieux qui devaient inaugurer l'enseignement dans chacune de ces maisons. Maître Albert fut tout naturellement choisi pour diriger la nouvelle Etude générale de Cologne, et, sur sa demande, on lui (112) adjoignit comme bachelier son disciple de prédilection, Frère Thomas d'Aquin.

Notre Saint repartit donc pour l'Allemagne, vers la fin de l'année scolaire 1248, afin d'ouvrir les cours au mois de novembre suivant.

Il fut chargé d'abord de lire, selon le terme d'alors, c'est-à-dire d'expliquer le Maître des sentences. Cet ouvrage, composé d'après les écrits des Pères, eut dès son apparition une très grande vogue, et, faute d'un meilleur recueil, devint pour les professeurs de théologie le thème en quelque sorte obligé de leurs leçons. A notre grand docteur était réservé de fixer pour jamais l'enseignement théologique dans sa Somme immortelle. Mais n'anticipons pas.

Saint Thomas dut, en outre, expliquer à ses élèves l'Ecriture sainte et quelques traités d'Aristote. En même temps il composait l'opuscule Des principes de la nature et celui De l'être et de l'essence. Ce dernier a été de la part de l'éminentissime cardinal Joseph Pecci l'objet d'un commentaire, qui résume en des pages lumineuses toute la philosophie, pour ainsi dire, du Docteur angélique, et révèle dans le frère de S. S. Léon XIII le métaphysicien consommé.

C'est vers cette époque que Thomas fut promu aux ordres sacrés, et bientôt au sacerdoce. Il célébra sa première messe avec les ardeurs d'un séraphin, et dès lors, remarquent tous ses biographes, son union avec Dieu devint plus intime.

Il y avait environ quatre ans que le jeune professeur enseignait à Cologne avec une réputation chaque jour croissante, lorsque le Chapitre général le désigna pour se rendre à Paris, afin de parcourir la carrière qui devait le conduire au doctorat. Trois grands personnages de l'Ordre prirent l'initiative de cette décision : Jean le Teutonique, (113) Maître général, Albert le Grand et Hugues de Saint-Cher, premier Dominicain honoré de la pourpre romaine.

Le commandement des supérieurs fut un coup terrible pour l'humilité de notre Saint; mais, fils d'obéissance avant tout, il courba la tête, et quitta l'Allemagne au mois de septembre 1252. En traversant la Belgique, il s'arrêta chez Adélaïde de Bourgogne, épouse de Henri III, duc de Brabant. La vertueuse princesse fut si charmée de la conversation du jeune religieux et des conseils qu'il lui donna, qu'elle voulut les avoir par écrit. Saint Thomas ne put s'y refuser, et lui envoya peu après un petit ouvrage qui est rangé dans ses Opuscules sous ce titre : du Gouvernement des Juifs.

La duchesse de Brabant, qui avait dans ses Etats quantité de Juifs, demandait quelle conduite tenir à leur égard.. Le saint Docteur, tout en reconnaissant que le Juif, par suite de son crime affreux, le déicide, ne peut, d'après le droit du temps, jouir de la liberté commune et doit être traité en esclave, incapable par conséquent de posséder, recommande d'user de modération pour qu'on lui laisse largement les choses nécessaires à la vie. Quant à l'argent,   qu'il soit rendu aux pauvres victimes de son exploitation, ou qu'il passe en bonnes oeuvres.

En suivant la trace de saint Thomas, nous le trouvons ensuite chez les Frères Prêcheurs de Louvain, remplissant la fonction de diacre à une grand'messe célébrée par le bienheureux Albert. Le pupitre dont il se servit pour chanter l'Evangile a été soigneusement gardé, et pendant la tenue du Chapitre général de 1885, dans le nouveau (114) couvent de Louvain, on le voyait placé au milieu du choeur. Les Mémoires de l'ancien couvent ajoutent que le Docteur angélique fit aux religieux quelques leçons. Ce renseignement n'a rien qui étonne : telle était déjà la réputation du jeune professeur que, dans les monastères où 'il passait, on désirait l'entendre parler sur l'Ecriture sainte ou la théologie.

L'année suivante, il revenait dans le Brabant pour affaires concernant les chanoines de Tirlemont. Les archives du Chapitre conservaient l'acte de cette visite, signé du serviteur de Dieu, à la date du vendredi 31 octobre 1253.

A Paris, Thomas entra comme assistant de maître. Elie Bruneti, dans l'école des religieux étrangers à la France — Schola externa — où lui-même avait jadis étudié. Dès les premières leçons, le succès dépassa toute attente; les vastes salles de Saint-Jacques devinrent insuffisantes, tant les auditeurs se présentaient nombreux, pour écouter un, professeur si distingué.

Guillaume de Tocco trace ainsi le caractère de son enseignement :

« Chargé d'un cours, au titre de bachelier, Frère Thomas se mit à répandre à flots pressés les secrets de ses méditations. Dieu lui versa d'en haut une science si vaste, et mit sur ses lèvres une doctrine si ample, qu'il semblait surpasser tous les maîtres, et provoquer plus qu'aucun autre les écoliers à l'amour de l'étude, par la clarté de son exposition. Il savait, en effet, découvris de nouveaux aperçus, trouver une matière neuve et lucide de définir, et amener des raisonnements inattendus. En l'écoutant, personne ne doutait que Dieu n'eût éclairé son esprit des rayons d'une lumière nouvelle, et donné assez de, fermeté à son (115) jugement pour que, sans hésiter, il proposât et écrivît les solutions heureuses qui lui avaient été inspirées du ciel. Au commencement de son professorat, il composa sur les Sentences un ouvrage élégant de style, profond de pensée, remarquable de clarté, dans lequel, pour appuyer ses raisons, il va chercher les sciences humaines, les conduit comme des servantes devant le trône de la divine Sagesse, les oblige à rendre hommage à leur reine, et les met en parfait accord avec les oracles sacrés. « Que personne, ajoute l'auteur, ne trouve absurde cette méthode de recourir aux sciences du siècle pour soutenir les maximes de la Sagesse éternelle, puisque de la même intelligence divine émanent les objets de toutes les connaissances, tant les vérités de l'ordre révélé que les principes du raisonnement humain. »

L'Université félicita les Prêcheurs d'avoir en Frère Thomas un si savant religieux, et le chancelier de Paris, Emeric, accorda au jeune professeur la Licence, dans les premiers mois de 1256. En même temps il insistait pour qu'on l'obligeât à prendre au plus tôt le grade supérieur. Honoré du Doctorat, Thomas d'Aquin enseignerait dès lors avec la plénitude de l'autorité, et servirait plus avantageusement l'Eglise.

 

Haut du document

 

CHAPITRE XII. LE DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS

 

Rigans montes de superioribus tuis, de fructu operum tuorum satiabitur terra. Ps. CIII, 14.

De vos sommets vous arroserez les montagnes, et la terre sera rassasiée du fruit de vos oeuvres.

 

Au moment où notre Saint va se soumettre aux épreuves qui lui assureront la palme de Maître en théologie, une intéressante question se pose pour nous. Qu'était ce docte corps de professeurs qui se préparait à ouvrir ses rangs à l'humble moine?

 

L'Université de Paris, préparée peu à peu, aux XIe et XIIe siècles, par l'établissement de diverses écoles, mais régulièrement constituée par un acte royal de l'an 1200, dut en grande partie sa prospérité à la haute protection des rois de France et des souverains pontifes.

« A cette époque, dit un chroniqueur (1), l'étude des lettres était florissante à Paris, et nous ne voyons pas qu'il y ait eu jamais, ni à Athènes, ni en Egypte, ni en quelque autre partie du monde, une affluence comparable à celle

 

(1) Rigord, Gestes de Philippe-Auguste.

 

118

 

que l'on trouvait alors dans cette ville. Les écoliers n'y étaient pas seulement attirés par l'admirable aménité du lieu et par l'abondance de tous les biens, mais aussi à cause de la liberté et du privilège d'immunité spéciale que le roi Philippe-Auguste et son père leur avaient accordés.

Ce nom d'Université, appliqué à l'ensemble des écoles, fut, d'après certains auteurs, mis en usage par extension du mot latin Universitas, que portaient diverses bulles adressées par Innocent III au corps des maîtres et à celui des écoliers. Suivant d'autres, il vient de l'universalité des sciences qu'on y enseignait.

L'Université se composait de quatre Facultés : Théologie, Droit, Médecine et Arts libéraux. Les Arts se subdivisaient en deux cours : l'un, appelé Trivium, comprenait la Grammaire, la Logique ou Dialectique, et la Rhétorique, et conduisait au second, nommé Quadrivium ayant pour objet l'Arithmétique, la Géométrie, la Musique et l'Astronomie.

Par suite du grand nombre des étudiants — 30000 au XIIIème siècle — et de leur diversité d'origine, la Faculté des arts, à Paris, était distinguée elle-même en quatre nations: France,' Angleterre, Picardie et Normandie. Chacune d'elles avait son procureur, chaque Faculté son doyen; le chef de l'Université, choisi toujours parmi les docteurs ès arts, portait le titre de Recteur. Enfin, le Chancelier, représentant du Pape, avait droit d'inspection sur l'enseignement; il conférait les grades et délivrait les diplômes.

Les principales écoles universitaires étaient celles du cloître Notre-Dame, de Saint-Victor-l'Abbaye et de Sainte-Geneviève. En 1256, d'après un manuscrit récemment découvert, la Maison de Sorbonne était fondée par le (119) docteur Robert de Sorbon, confesseur du roi, à l'intention principalement des étudiants pauvres. C'est à la Sorbonne que se conférèrent dans la suite les grades théologiques. Enfin les réguliers établis dans la capitale agrégèrent leurs écoles conventuelles à l'Université, et purent jouir dès lors de toutes ses franchises.

 

Au collège de Saint-Jacques, le religieux muni du titre de bachelier par le supérieur de l'Ordre ou par le Chapitre général, expliquait d'abord le Maître des Sentences, dans l'école de quelque docteur; à la fin de 1a première année, il obtenait du chancelier de l'Eglise de Paris la Licence, c'est-à-dire, selon l'étymologie même du mot, la permission d'enseigner comme Maître.

« Le nouveau licencié inaugurait son enseignement par une leçon solennelle donnée dans la salle des audiences de l'évêché. C'était ce qu'on appelait, dans le langage du temps, tenir sa cour. Tous les docteurs étaient présents, ainsi que l'évêque et le chancelier de l'Eglise de Paris.

« Pendant la seconde année, le licencié continuait ses leçons. Il avait alors une école à lui, mais, comme l'année précédente, il devait encore commenter le texte des Sentences; car, s'il était Maître de droit, il ne l'était pas encore de fait. Enfin, la troisième année, le professeur, affranchi de toute direction, était libre de choisir le sujet de son cours. On lui adjoignait un bachelier, qui, sous ses auspices, s'exerçait à son tour sur le livre des Sentences. A la fin de l'année, le Maître lui rendait bon témoignage, et, de concert avec le prieur de Paris, le présentait à la licence. Au bout de ces trois ans d'enseignement, le religieux ordinairement cédait sa place; mais il conservait jusqu'à la fin (120) de ses jours le titre, si glorieux au moyen âge, de Maître en théologie de l'Université de Paris » (1).

Un détail curieux nous fait mieux connaître la physionomie de ces écoles universitaires. Les professeurs ne dictaient point de cahiers; mais après s'être préparés avec

 

(1) Année dominicaine, Mars.

 

121

 

soin, ils débitaient leurs leçons comme des harangues; les écoliers retenaient ce qu'ils pouvaient, ou prenaient quelques notes sur les points essentiels. Afin de leur faciliter ce travail, on jonchait le sol d'une paille épaisse, sur laquelle ils s'asseyaient. Cette coutume toutefois admettait des exceptions, à en juger par diverses miniatures de l'époque, qui représentent les écoliers assis sur des bancs.

L'imprimerie n'existant pas, les livres, tous écrits à la main, étaient assez rares. Saint Louis, protecteur des lettres, désira combler cette lacune. Il avait appris en Palestine qu'un sultan faisait rassembler bon nombre d'ouvrages favorables à la religion musulmane, et en composait une bibliothèque, ouverte aux savants de ses états. Jaloux de faire servir cet exemple à la cause de la vérité, le sage, roi commanda de transcrire à ses frais tous les manuscrits que l'ors pourrait découvrir dans les monastères. Ces exemplaires précieux furent rangés ensuite dans une salle voisine de la Sainte-Chapelle, et mis sous la garde de Vincent de Beauvais, Dominicain d'une érudition profonde, auteur d'une sorte d'encyclopédie intitulée le Triple Miroir.

 

Lorsque saint Thomas, connut par la bouche de ses supérieurs l'invitation qui lui était faite de; recevoir le doctorat, il allégua, pour s'en défendre, toutes les raisons que l'humilité pouvait suggérer.

Une vision céleste le fit triompher de sa répugnance. D'après les usages, il fallait présenter un texte de l'Écriture, fournissant avec l'objet des discours préliminaires, toute la matière de la discussion. L'application de chaque mot du texte donnait au candidat les moyens de faire valoir la (122)  finesse de son esprit et la profondeur de son jugement. Dans cette circonstance, l'homme de Dieu défiant de lui-même et plein d'anxiété eut recours à l'oraison.

Accoutumé à tirer des saintes Ecritures la formule de ses prières, il commence le psaume XI : Salvum me fac, Domine... Seigneur, sauves-moi, parce que le Saint fait défaut sur la terre, et que les vérités diminuent parmi les enfants des hommes. Au milieu de ses soupirs, il s'endort, et voit en songe un religieux de l'Ordre; à l'aspect vénérable (1). « Frère Thomas, demande l'envoyé céleste, pourquoi priez-vous avec tant de larmes? — C'est, répond le jeune licencié, que l'on m'impose l'obligation de recevoir le doctorat, et ma science ne peut suffire à cette tâche ; je ne sais même quel sujet de thèse présenter. » Le personnage mystérieux dit alors :  « Mon fils, ne craignez pas Dieu est avec vous prenez le grade de Docteur, et; pour sujet de thèse choisissez ce verset : Rigans monte de superioribus tuis, de fructu operum tuorum satiabitur terra. De vos sommets vous arroserez les montagnes, et la terre sera rassasiée du fruit de vos oeuvres. »

Thomas se réveilla et rendit grâces à Dieu. Le texte qui venait de lui être indiqué offrait matière aux plus heureux développements. Il était facile d'en faire l'application au Verbe incarné, Jésus-Christ, Roi des, anges et des hommes, lequel, du trône de sa majesté, arrose des torrents de sa gloire les montagnes, c'est-à-dire les esprits célestes, et rassasie en même temps la terre, c'est-à-dire l'Eglise militante, du fruit de ses travaux et de sa mort. Mais aussi, ces

 

(1) Le chanoine Uccelli, savant italien, découvrait naguère, dans un Procès de canonisation, omis par les Bollandistes, et publié par lui, qu'au témoignage de saint Thomas, L'apparition ne fut autre que saint Dominique lui-même.

 

123

 

paroles se rapportaient prophétiquement à l'Ange de l'école, qui, des hauteurs du doctorat, allait déverser ses enseignements, comme une pluie féconde, sur les esprits éminents, sans laisser pour cela de nourrir les âmes simples de la clarté de sa doctrine et de l'efficacité de ses exemples.

Notre Saint se disposait donc à paraître dans la chaire du docteur, lorsqu'éclata une tempête soulevée par l'envie. Certains maîtres et régents de l'Université, voyant les étudiants déserter leurs écoles, pour suivre les cours des réguliers, en furent outrés de dépit, et ne purent pardonner à ces derniers la supériorité de leur science et de leur enseignement. De là, mille chicanes, tracasseries odieuses, actes même d'insolence brutale contre les religieux. On en vint bientôt à exclure violemment Frères Prêcheurs et Frères Mineurs des chaires et des écoles universitaires.

Plainte fut portée auprès du souverain pontife, arbitre suprême de pareils différends. Innocent IV avait essayé vainement jusqu'alors de pacifier les esprits, par ses lettres, ses bulles, ses délégués extraordinaires. Il mourut sur ces entrefaites; mais son successeur, Alexandre IV, réussit à opérer une réconciliation momentanée, et à faire réintégrer les religieux dans leurs fonctions et dans la jouissance de leurs prérogatives.

Tandis que cette affaire se concluait à la cour du pape, saint Thomas, étant à Paris, en eut révélation. Il priait la Reine du ciel pour le rétablissement de la paix, quand il vit en esprit un grand nombre de ses Frères, accablés de tristesse et faisant monter vers Dieu des supplications mêlées de sanglots. Il les considérait attentivement, et voici que devant ses yeux se déroule une banderole portant en lettres d'or : Dieu vous a délivrés de vos ennemis et des mains de ceux qui vous haïssent.

 

124

 

Ce ne fut néanmoins qu'une éclaircie pendant l'orage ; la tempête reprit bientôt, comme nous le dirons dans l'un des chapitres suivants, et Thomas se trouva retardé encore pour l'obtention d'un grade qu'il méritait à tant de titres.

Enfin, grâce à l'intervention du pape et à celle du roi de France, l'agitation cessa, et le Saint fut prié de préparer sans retard sa thèse solennelle d'inauguration. Le 23 Octobre 1257, en présence d'une brillante assemblée que l'éclat, de son génie ravit d'admiration, il reçut, selon le cérémonial d'usage, les insignes de Docteur dans l'Université de, Paris.

Un autre religieux, la gloire de l'Ordre séraphique, saint Bonaventure, partageait avec lui l'honneur de cette journée.

 

Haut du document

 

CHAPITRE XIII. UNE SAINTE AMITIÉ

 

Stemus simul. Isai., L, 8

Tenons-nous unis.

 

Le nom de Saint Bonaventure vient de se rencontrer sous notre plume : nos jeunes lecteurs nous sauront gré de consacrer ce chapitre à la sainte amitié qui unit, de leur vivant, deux des plus grands docteurs de l'Eglise.

 

On peut lire au chapitre vie de l'Ecclésiastique l'éloge de l'amitié, et la différence que le Sage établit entre le faux ami et l'ami véritable:

Le premier est ami pour un temps; il ne demeure pas au jour de la tribulation. Compagnon de la table, il se retire quand vient l'épreuve, change alors ses sentiments en inimitié, met à nu ses rancunes et se répand en invectives.

Bien autre est l’ami fidèle. Ni l'or ni l'argent ne peuvent lui être comparés; il est une protection puissante, usa gage de vie et d'immortalité: qui l'a rencontré a découvert un trésor.

Le Saint-Esprit ajoute que la possession d'un tel ami est le partage de ceux qui craignent Dieu.

 

126

 

C'est assez dire qu'il n'y a pas d'amitié, digne de ce nom, en dehors de la vertu. Par les seules lumières naturelles, Cicéron avait découvert cette loi fondamentale : il le démontre avec élégance dans un Dialogue justement célèbre.

Mais si l'amitié suppose de telles assises, elle ne requiert pas moins, pour être parfaite, des similitudes de talents,de goûts, de moeurs, de condition sociale, et même, s'il se peut, l'égalité d'âge. Aussi le Créateur, qui répartit, selon la libre disposition de sa providence, les dons de nature et de grâce, apanage de chacun, peut-il seul préparer en deux êtres privilégiés l'idéal dé l'amitié.

Le Docteur angélique et le Docteur séraphique offrent dans leurs personnes ces qualités multiples, cette ressemblance parfaite, principe d'une liaison aussi pure qu'inaltérable.

L'un et l'autre ont la même patrie terrestre. Thomas vient à la lumière sous le ciel enchanteur du pays napolitain; Bonaventure, plus âgé de quatre ans, voit le jour à Bagnorea, en cette belle province de Toscane qu'un historien (1) appelle la fleur de l'Italie. Son père, Jean de Fidenza, et sa mère, Marie de Ritelli, sont tous deux de noble race, comme. les parents de Thomas d'Aquin.

A quatre ans, il est préservé du trépas par la bénédiction de François d'Assise, auquel sa mère est venue le présenter, en demandant un miracle. Cette femme reconnaissante promet dé consacrer son fils à Dieu, dans l'Ordre des Frères Mineurs, et le saint patriarche; entrevoyant dans une extase prophétique la future destinée de cet enfant, s'écrie : O buona ventura, O bonne aventure! Dès lors  

 

(1) Galesini.

 

127

 

Bonaventure devient son nom, en s'ajoutant à Jean, celui de son baptême.

L'enfant grandit sous l’oeil de sa pieuse mère. Ainsi que son émule de Naples, il prime dans les écoles; par une attention spéciale de la Reine des anges, son adolescence, immaculée comme celle de saint Thomas, ne tonnait point les luttes qui affermissent la vertu du jeune seigneur d'Aquin.

Parvenu à sa vingt-deuxième année, n'ayant, pas oublié le voeu fait par sa mère à la suite de sa miraculeuse (128) guérison, il vient demander à Frère Haymon, Général des Mineurs, la robe de bure et le cordon de saint François. Après sa profession solennelle, il est envoyé terminer ses études théologiques dans cette ville de Paris, alors en si grand renom, à cause de son Université.

Pendant trois ans, Frère Bonaventure recueille les leçons d'Alexandre de Halès, religieux de son Ordre, homme de science et de vertu, surnommé le Docteur irréfragable. Les regards du maître s'arrêtent avec complaisance sur le disciple, dont l'air de candeur lui arrache cet éloge, si enviable pour tout jeune homme chrétien : Il semble n'avoir point péché en Adam !

Son amour des saintes Écritures le porte à copier deux fois la Bible tout entière, et, sous le titre de Carquois, il compose, avec d'innombrables extraits des Pères, un livré dont chaque ligne est, au dire de l'un de ses traducteurs, une flèche meurtrière pour l'erreur, le vice ou l'hérésie.

Dans la foule des étudiants qui remplissent les écoles, le jeune Frère Mineur a distingué un jeune Prêcheur, vers lequel son âme se sent portée, comme autrefois l'âme dei David était attirée vers l'âme de Jonathas. Le Docteur angélique et le Docteur séraphique se sont rencontrés : le baiser de saint Dominique et de saint François se retrouve sur leurs lèvres, et leur indissoluble amitié rappellera l'union toute sainte de Basile de Césarée et de Grégoire de Nazianze à l'école d'Athènes.

Les destinées de ces deux hommes semblent désormais s'unir, sans toutefois se confondre. Dans les similitudes de leur existence, et jusqu'en ses contrastes, le même souffle les anime, le même esprit les meut : le souffle du génie et l'esprit de sainteté.

On dirait deux fleuves majestueux, roulant dans des lits (129) parallèles, vers le même océan, leurs eaux limpides et fécondes.

Élevés à la même époque au grade de bachelier, ils reçoivent l'un et l'autre la mission d'enseigner leurs Frères; ils le font avec un égal succès. Même élévation de pensées, même abondance de doctrine, même distinction de langage. L'Université revendique l'honneur de les voir monter dans ses chaires, et, à raison de leur mérite, elle consent à devancer l'âge fixé par ses règlements. Les mêmes vexations retardent leur triomphe, les mêmes interventions leur obtiennent justice. Ils reçoivent ensemble le bonnet de docteur, et cette circonstance fait naître un rare conflit d'humilité. C'est à qui des deux s'effacera pour laisser à son ami la primauté de réception. Ici encore se réalise la parole des saints Livres : L'aîné servira le plus jeune. A force d'instances, Bonaventure obtient de céder le pas : il ne prend place qu'après Thomas d'Aquin.

Dans les luttes pour la liberté de l'enseignement théologique, et pour les privilèges des Ordres mendiants, les deux saints sont des premiers sur la brèche, et le traité du Docteur séraphique Sur la pauvreté de Jésus-Christ forme un digne pendant à celui du Docteur angélique Contre les adversaires de la vie religieuse.

Les productions de leur génie sont d'une fécondité qui dépasse les forces naturelles de l'esprit humain on ne tarde pas à en pénétrer le mystère. Tandis qu'on entend des esprits célestes conférer avec Thomas d'Aquin touchant les plus hautes vérités, Bonaventure, interrogé sur la source où il puise sa prodigieuse science, répond en montrant son crucifix : « Voilà le livre qui m'instruit. »

Aussi a-t-il un talent merveilleux pour toucher les âmes. « Saint Bonaventure, dit la bulle qui le déclare Docteur de (130) l'Eglise, émeut le lecteur, en l'instruisant; pénètre jusqu'aux plus intimes replis de son âme ; traverse son cœur de ses aiguillons séraphiques, et y répand l'admirable douceur de sa dévotion. »

C'est ici peut-être que l'on trouverait la distinction spécifique entre les oeuvres de ces deux génies. Les écrits de saint Thomas sont avant tout rayons de lumière, éclairant les intelligences ; ceux de saint Bonaventure sont plutôt rayons de chaleur, embrasant les âmes; les uns et les autres recueillis au même foyer : Dieu, qui est tout ensemble Vérité et Amour.

Que dire de leurs communes vertus ?

Mêmes élans de charité, mêmes effusions de larmes dans la contemplation de Jésus crucifié et de Jésus-Eucharistie; mêmes divines caresses de la part du Sauveur.

On les surprend l'un et l'autre soulevés de terre au temps de leurs extases. Du tabernacle sort une voix qui rend témoignage à Thomas d'Aquin sur l'exactitude de sa doctrine ; l'hostie sainte disparaît de l'autel, et, portée par un ange, est déposée sur les lèvres de Bonaventure (1).

Même piété filiale à l'égard de la Vierge Mère de Dieu. La dévotion précoce de saint Thomas pour l'Ave Maria nous est connue ; la dévotion de saint, Bonaventure pour la même prière le détermine, devenu Général des Franciscains, à établir dans tous ses couvents, la pratique de l'Angélus du soir.

Envers les fondateurs de leurs Ordres, saint Dominique et saint François — sur les tombeaux desquels, selon la délicieuse pensée du Père Lacordaire, fleurirent ensemble nos deux grands Docteurs — leur dévotion fut celle des fils.

 

(1) S. Antonin, Chron. 3° partie.

 

131

 

les plus aimants. Saint Thomas ne passait aucun jour sans étudier les actions de saint Dominique, et saint Bonaventure a laissé couler toute son âme dans la Légende ou Vie de son séraphique Père saint François.

Un jour qu'il était absorbé dans cette douce occupation, son ami venant le visiter l'aperçoit, à travers la porte entr'ouverte, élevé de terre, immobile et en extase. Il s'arrête, sans oser franchir le seuil. « Laissons, dit-il, un Saint travailler pour un autre Saint. »

Faut-il rappeler fa, modestie, la douceur, le support des ennemis, dont firent preuve Bonaventure et Thomas d'Aquin ?...

Il plaît à Dieu de y manifester leur humilité par; un contraste. Thomas demande assidûment la grâce de n’exercer jamais aucune charge, ni dans le cloître, ni dans l'Eglise : sa prière est exaucée. Bonaventure fuit les honneurs, et les honneurs vont à lui. Le, suffrage de ses Frères en Religion le place à leur tête ; pendant dix-huit ans, il dirige l'Ordre séraphique avec ce tempérament de; force et de suavité dont la Sagesse divine nous offre le mélangé parfait dans le gouvernement du monde. Il a refusé l'archevêché d'York; l'injonction formelle du souverain pontife lui confère, avec la pourpre romaine, le titre d'évêque d'Albano, l'un des sept suffragants de la Ville éternelle. Les d'eux nonces chargés de lui porter les insignes de sa dignité arrivent au couvent de Mugello, non loin de Florence. Ils trouvent Maître Bonaventure humblement occupé à laver la vaisselle, conformément à la règle,de saint. François, et ils suspendent le chapeau à une branche de cornouiller, attendant que, sa modeste besogne achevée, le nouveau prince de l'Eglise vienne recevoir les honneurs dus à son rang.

 

132

 

Pour achever un parallèle qui s'impose, il ne reste plus qu'à voir nos saints Docteurs réalisant dans la fin de leur trop courte carrière cette parole des Ecritures : Aimables et belles durant la vie, leurs âmes n'ont pas été divisées même en la mort.

Le B. Grégoire X a convoqué à Lyon un concile général, pour remédier aux maux de la chrétienté. Il a fait un appel spécial au Docteur angélique et au Docteur séraphique: Attaqué par la maladie en quittant Naples, saint Thomas succombe à l'abbaye de Fossa-Nuova. Saint Bonaventure arrive à  Lyon, mais ne paraît dans ce concile, dont il est vraiment l'âme, que pour laisser à tous un plus vif regret de sa perte. Il prend une part active aux travaux préparatoires des séances, et prononce deux importants discours qui lui gagnent; la confiance des Grecs eux-mêmes. Au sortir de la quatrième session, il éprouve une défaillance subite et se voit bientôt réduit à l'extrémité.

Dans l'impuissance de communier en viatique, par suite de vomissements fréquents, le saint évêque sollicite du moins la consolation d'adorer le corps du Seigneur: L'hostie consacrée est déposée sur sa poitrine : par un prodige inouï de la toute-puissance divine, elle pénètre au dedans (1). Il reçoit l'extrême-onction des mains mêmes du pape, et rend sa belle âme à Dieu, le 14 juillet 1274, quatre mois seulement après son saint ami.

En apprenant cette mort aux Pères du concile, Grégoire X s'écrie avec sanglots: « Elle est tombée, la colonne de la chrétienté; Frère Bonaventure a cessé de vivre! » A la cérémonie des funérailles, un Prêcheur, le B. Pierre de Tarentaise, tire des larmes de tous les yeux, en commentant

 

(1) Histoire abrégée, par un Cordelier, Lyon 1747.

 

 

 

133

 

ce texte de l'Ecriture : Je pleure sur toi, Jonathas, mon frère. Les restes mortels du cardinal d'Albano sont déposés dans l'église de son Ordre; des miracles illustrent sa tombe, et la cité lyonnaise le choisit pour patron. Bientôt mille voix s'élèvent, sollicitant pour le serviteur de Dieu l'honneur des autels. Après un procès juridique, Sixte IV, de l'Ordre des Mineurs, l'inscrit au catalogue des saints. Le 14 mai 1587, un autre fils de François d'Assise, Sixte-Quint, le couronne de l'auréole des Docteurs, vingt ans après qu'un pape de la famille dominicaine, saint Pie V, a décerné la même gloire à saint Thomas.

 

Tels furent, dans les noeuds de la plus sainte affection, les rapports du Docteur angélique avec le Docteur séraphique, bien dignes l'un et l'autre d'être proposés en exemple, à la jeunesse studieuse, et de servir de modèles à ces touchantes amitiés de collège que le temps n'efface pas, mais qui réclament pour base indispensable la crainte de Dieu, et pour ciment l'amour de la vertu.

 

Haut du document

 

CHAPITRE XIV. LE DÉFENSEUR DES ORDRES MENDIANTS

 

Quisconsurget adversus malignantes? Ps. XCIII, 16.

Qui se lèvera pour dissiper les complots de l'envie?

 

Outre les Ordres religieux militaires, issus des croisades, le moyen âge vit éclore, au milieu des troubles de la catholicité, les Ordres mendiants,, destinés eux aussi à soutenir des luttes mémorables.

Différentes sectes d'hérétiques, appelés Cathares, Vaudois, Albigeois, Frérots, infestaient alors l'Europe, et, à la faveur d'une apparente austérité de moeurs, semaient parmi les foules des erreurs grossières. Ces faux réformateurs dénonçaient comme un scandale les revenus des églises et les richesses des monastères ; revenus et richesses qui étaient, en principe, un gage de la piété des peuples ou de leur reconnaissance pour de réels services, et que, dans le cours des siècles, avaient accrus une sage administration de ces mêmes biens, la vie sobre des moines et leurs travaux d'exploitation. D'autre part, le faste d'un trop grand nombre de clercs, contrastant avec le détachement affecté de ces hypocrites, discréditait le ministère de la parole (136) de Dieu. Il fallait donc, tant pour convertir ces fanatiques que pour prémunir les fidèles contre leurs séductions, des hommes au coeur d'apôtre, à la vie manifestement pauvre et mortifiée. Telle fut la pensée qui conçut et enfanta les Ordres mendiants.

Ne possédant point de terres, et vivant d'aumônes, les membres de ces familles religieuses s'adonnèrent au soin des âmes; par l'exercice de la prédication et la confession, ils devinrent d'utiles auxiliaires pour le clergé séculier, en même temps qu'ils éclairaient l'Eglise par leur enseignement et leurs écrits.

Les plus anciens Ordres mendiants : Carmes, Augustins, Frères Prêcheurs et Frères Mineurs, ne tardèrent pas à se concilier l'estime et l'affection des fidèles, témoins de leurs vertus et de leurs travaux apostoliques. Les papes leur accordèrent des faveurs spirituelles nombreuses, et les princes chrétiens une honorable protection. Saint Louis, non content de les assister de ses royales aumônes, admettait parfois à sa table quelques-uns de leurs membres et s'inspirait de leurs conseils. Enfin, il plut à Dieu d'illustrer leurs berceaux par une pléiade d'hommes éminents savoir et en sainteté.

Cette prospérité, ce renom, alluma bientôt le feu de l'envie. Des clercs séculiers, d'un mérite inférieur à celui des réguliers, ourdirent contre eux une persécution intestine, au grand scandale des fidèles, et au détriment de la justice non moins que de la charité. Ne nous étonnons point outre mesure de cette conspiration des passions humaines en des ministres des autels; le divin Maître a pris soin de nous apprendre qu'il est nécessaire que le scandale arrive; mais malheur à l'homme auteur du scandale.

L'opposition qui, dès 1243, avait commencé à gronder (137) sourdement, comme les roulements d'un tonnerre, lointain, devint plus retentissante à partir de 1250, sous forme de railleries, chansons injurieuses, libelles diffamatoires, et finit par éclater, avec le fracas de la foudre, en 1255, dans un livre intitulé : les Périls des derniers temps.

L'auteur, Guillaume de Saint-Amour, docteur de Paris, y soutenait que les religieux mendiants, en laissant de côté le travail des mains, étaient en voie de damnation; qu'il ne leur était point permis de vivre d'aumônes; que ni le pape ni les évêques ne pouvaient les admettre à entendre les confessions ou à prêcher sans l'agrément du clergé paroissial; enfin qu'ils étaient positivement ces faux prophètes, précurseurs de l'Antéchrist, dont parlent les livres saints.

Sur dix-sept docteurs que comptait alors l'Université de Paris, trois seulement, outre l'auteur, adhérèrent à ce pamphlet. C'était une minorité infime; mais, comme, de tout temps, l'arrogance d'une poignée d'audacieux a su prévaloir sur la réserve des honnêtes gens, ce groupe hostile, cette réunion d'incendiaires, selon l'expression de Thomas de Cantimpré, déchaîna une foule d'écoliers libertins et désoeuvrés, à l'effet de dénigrer les religieux et de porter jusqu'aux nues le nouvel écrit.

Sous le couvert des Ordres mendiants en général, l'ouvrage était dirigé contre les Frères Mineurs et les Frères Prêcheurs. Ces derniers surtout, sans être nommés y étaient désignés si clairement qu'on ne pouvait s'y méprendre.

Les fils de saint Dominique recoururent d'abord à l'assistance divine : des prières publiques furent faites dans les églises de l'Ordre. Mais, se voyant expulsés de leurs chaires d'enseignement, et plus que jamais entravés dans (138) l'exercice du saint ministère, ils en appelèrent au souverain pontife. De son côté, saint Louis, récemment arrivé de Palestine, dépêcha au Vicaire de Jésus-Christ deux docteurs, pour lui dénoncer le livre des Périls des derniers temps.

Alexandre IV reçut très paternellement les délégués du roi, et nomma pour examiner l'ouvrage une commission de quatre cardinaux. En même temps, il chargea le Général des Frères Prêcheurs de le soumettre à l'examen des meilleurs théologiens de son Ordre.

Un Français, Humbert de Romans, gouvernait alors la famille dominicaine; il manda près de lui Thomas d'Aquin. Déjà saint Bonaventure et Albert le Grand avaient, sur l'injonction de leurs supérieurs et le désir du Pape, répondu par quelques écrits aux attaques des adversaires; mais, de l'aveu des contemporains, c'est à l'Ange de l'école qu'échut principalement la gloire d'être le Défenseur des Ordres mendiants.

La cour pontificale se tenait à Anagni, et, selon;un usage dont on comprend assez la raison, les Généraux d'Ordres y avaient transféré leur résidence. Frère Thomas, guère: plus âgé de trente ans, fut introduit dans le Chapitre où siégeaient les plus graves pères, ayant à leur tête le Maître général. « Mon fils, dit le Bienheureux Humbert, vous savez dans quel livre infâme sont attaqués les religieux, et spécialement ceux de votre Ordre. C'est à vous que nous confions le soin de venger l'honneur de vos Frères, et de confondre leurs ennemis. » Thomas reçut cette honorable commission avec larmes, et conjura les dignes supérieurs de l'assister auprès de Dieu. Lui-même se mit à prier, et parcourut ensuite le livre avec la plus minutieuse attention.

 

139

 

Il eut bientôt reconnu la mauvaise foi de l'auteur, et démêlé les erreurs dont ces pages étaient pleines.

Le lendemain, les religieux étant de nouveau réunis par ordre du Maître général, Frère Thomas, comme inspiré d'en haut, leur dit : « Mes Pères et mes Frères, ayez con. fiancé au Dieu qui nous a appelés à son divin service. J'ai lu le livre accusateur : je l'ai trouvé sans aucun fondement théologique, et nullement étayé par les autorités qu'il invoque. A ce libelle je répondrai, avec le secours de l'Esprit Saint, par un ouvrage qui démasque l'erreur et dévoile le mystère d’iniquité. »

En peu de jours, Thomas d'Aquin eut conçu le plan et réuni les développements de l'opuscule publié plus tard sous ce titre : Contre les adversaires de la vie religieuse.

Il débute par trois versets du Psaume 82 : Voici, Seigneur, que vos ennemis ont fait grand bruit, et que ceux qui vous haïssent ont levé la tête. Ils ont formé contre votre peuple un conseil plein de malice, et conspiré contre vos saints. Ils ont dit : « Venu, exterminons-les dit milieu des nations, et qu'on ne se souvienne plus à l'avenir du nom d'Israël. »

Après avoir appliqué ce passage aux attaques présentes, l'auteur annonce la division de l'ouvrage en trois parties.

Dans la première, saint Thomas rappelle succinctement l'origine, l'essence, la perfection de la vie religieuse, et les différentes fins pour lesquelles l'Eglise peut établir ou approuver un Ordre nouveau.

Dans la seconde, d'une assez grande étendue, il répond aux raisons de Guillaume de Saint-Amour, et donne le vrai sens des Ecritures et des Pères dont l'adversaire avait voulu s'appuyer.

 

140

 

Pour procéder avec plus de méthode, le saint auteur réduit la matière à six questions principales

 

1° Est-il permis aux religieux d'enseigner?

2° Peuvent-ils entrer dans un corps de docteurs séculiers ?

3° Peuvent-ils prêcher et confesser sans avoir charge d'âmes?

4° Sont-ils obligés de travailler de leurs mains ?

5° Est-il permis aux religieux de quitter tous leurs biens sans se rien réserver, ni en particulier, ni en commun?

6° Peuvent-ils vivre des aumônes des fidèles?

 

La troisième partie est une réfutation complète de toutes les accusations injurieuses lancées contre les religieux mendiants. On leur reprochait la pauvreté de leurs habits; les voyages qu'ils entreprenaient pour les besoins du saint ministère, les affaires, dont ils se chargeaient quelquefois par, charité, leurs observances claustrales et leurs pénitences, la résistance qu'ils opposaient à leurs adversaires une satisfaction trop marquée, pour le succès de leurs travaux, les visites qu'ils faisaient à la cour des princes. Saint Thomas met à jour la malice qui essaie de soulever les multitudes contré les nouveaux venus, en les présentant comme des loups rapaces, de faux prophètes, des envoyés ou des précurseurs de l'Antéchrist. Il conclut en ces termes : « Par ce que nous venons de dire, avec l'aide de la grâce, pour repousser les reproches des méchants, il demeure, prouvé qu'il n'y a point de condamnation à craindre pour ceux qui ont l'esprit de Jésus-Christ, et qui vivent, non selon la chair, mais dans la pratique du bien, en portant la croix du Sauveur. Il serait aisé dé faire retomber sur nos détracteurs les coups qu'ils veulent nous porter. Mais nous les réservons au jugement de Dieu, leur (141) malice étant assez manifeste par tout ce qu'elle leur a fait vomir de venin, selon cet oracle évangélique : Comment pouvez-vous proférer de bonnes paroles, mauvais que vous êtes! Car la bouche parle de l'abondance du coeur (1) Si quelqu'un refuse de participer à leur iniquité, il sera un vase d'honneur, sanctifié, propre au service de Dieu, et préparé pour toute sorte de bonnes oeuvres. Quant à ceux qui consentent à leur dérèglement, et suivent en aveugles ces maîtres aveugles, ils tomberont avec eux dans la fosse. Afin de nous en préserver, il suffira de remarquer ce que nous avons dit, avec le secours du Seigneur, auquel soit honneur et action de grâces dans les siècles des siècles.

Ce livre, observe un ancien biographe, semble moins une production de l'esprit humain, que l'oeuvre du Saint-Esprit remise à l'angélique Docteur par la droite du Très-Haut. « Il a toujours passé, dit Fleury, pour l'apologie la plus parfaite des Ordres religieux (2). » Le même auteur aurait pu. y découvrir flagellées d'avance les erreurs du gallicanisme.

Ajoutons une simple réflexion : que de préjugés répondus encore aujourd'hui contre la vie religieuse s'évanouiraient infailliblement, et que de haines gratuites tomberaient d'elles-mêmes, si l'on prenait soin de consulter loyalement ce traité magistral !

On entrevoit sans peine quelle fut l'issue du procès. Les arguments présentés au souverain pontife par saint Thomas et les docteurs catholiques achevèrent de porter la conviction dans on esprit. Mais, avant de rendre son arrêt, le chef de la famille chrétienne, en père équitable et en juge impartial, voulut entendre les parties. Guillaume

 

(1) Matth., XII, 34

(2) Histoire ecclésiastique, liv. 84.

 

142

 

de Saint-Amour et ses défenseurs essayèrent vainement de soutenir leurs propositions. Le 5 octobre 1256, le libelle, déclaré inique, criminel, exécrable, fut livré aux flammes, à Anagni, sous les yeux du pape. Il eut plus tard à. Paris un pareil sort devant le collège universitaire et en présence du roi saint Louis.

En même temps, Alexandre IV expédia une bulle qui ordonnait à quiconque aurait un exemplaire de l'ouvrage condamné, de le brûler dans les huit jours, et cela sous peine d'excommunication. Peu après, le même pontife adressa une lettre aux prélats français, pour assurer contre quelques récalcitrants l'exécution de son décret.

Les trois docteurs, si chauds partisans de Guillaume, se rétractèrent sincèrement. Deux d'entre eux voulurent même, en signe de repentir et comme réparation des injures dont ils s'étaient rendus coupables envers les Frères, avoir pour sépulture le cloître de Saint-Jacques. Ils s'appelaient Chrétien de Beauvais et Odon de Douai.

Quant à l'auteur des Périls des derniers temps, source de tout le mal, il s'obstina dans son erreur et fut, par ordre du pape, dépouillé de son canonicat, dépossédé de sa chaire, et enfin banni du royaume. Il se retira, croit-on, à Saint-Amour, lieu de sa naissance, en Bourgogne, et y mourut dans l'obscurité et l'oubli.

L'Ange de l'école, plus humble ,que jamais, après sa victoire divinement obtenue, revint en France; sa récompense devant les hommes fut d'être admis, l'année suivante; au grade de docteur de l'Université de Paris, fait que nous avons dû rapporter plus haut pour l'enchaînement du récit.

 

Haut du document

 

CHAPITRE XV. LA LUMIÈRE DE L'ÉGLISE MILITANTE. L'ANGE EXTERMINATEUR DES HÉRÉSIES

 

Illuminans tu mirabiliter a montibus aeternis, turbati sunt omnes insipientes corde. Ps. LXXV, 4.

Des montagnes éternelles vous versez des torrents de lumière, et le trouble a saisi tous les insensés.

 

Il arrive parfois qu'après un radieux lever, le soleil se cache tout à coup sous une épaisse brume ou de sombres nuages. Mais, en parvenant à son midi, il dissipe toute obscurité jalouse, et, brillant désormais dans un ciel sans tache, remplit jusqu'à son coucher l'univers de ses feux. Tel nous apparaît le Docteur angélique, au point où nous en sommes de son histoire. Il est près d'atteindre « la plénitude de l'âge du Christ » : il approche de ses trente-trois ans. Le rayonnement de son génie, voilé d'abord par son humilité, puis arrêté quelque temps par les ombres de la malice humaine, se dégage et prend tout son éclat. Nouveau soleil au firmament de l'Église, Thomas d'Aquin dissipe les vapeurs malsaines, et chasse toutes ténèbres devant lui.

Ici la métaphore n'a rien d'outré. Le soleil est, en effet, le symbole que la postérité lui a donné, que (144) l'iconographie place sur sa poitrine, que sanctionne la voix autorisée des souverains pontifes. La liturgie elle-même consacre ce rapprochement, et met sur nos lèvres, dans l'office propre du Saint, la strophe suivante :

 

Joyeux de coeurs et de visages,

Chantons un triomphe si beau!

De l'erreur ont fui les nuages,

Aux rayons d'un Soleil nouveau (1).

 

Durant une période de vingt années, saint Thomas est, à la lettre, suivant la parole d'Albert le Grand, la Lumière de l'Église militante; il est encore, et sera toujours, au témoignage du pape Paul V, l'Ange exterminateur des hérésies. C'est donc avec raison que l'art chrétien, s'emparant de cette pensée, le représente sous la figure d'un chérubin, d'une main tenant l'Eucharistie, de l'autre brandissant un glaive flamboyant, pour en frapper sans pitié les hérésies abattues.

Après le livre des Périls, le Saint-Siège eut à condamner un autre écrit, l'Évangile éternel, composé par un auteur anonyme, d'après la doctrine erronée de l'abbé Joachim, fondateur, au XIIe siècle, du monastère de Fiora, en Calabre.

Ce livre partageait la durée du mondé en trois époques : la première, sous l'Ancien Testament, avait été le règne du Père Eternel ; la seconde, était le règne de Jésus-Christ ; la troisième, la plus parfaite de toutes, devait être le règne du Saint-Esprit, sur le point de commencer.

La vie contemplative pure allait remplacer la vie active,

 

(1)           Exultet mentis jubilo

Laudans turba fidelium,

Errorum pulso nubilo

Per novi solis radium. (Hymne des Vêpres.)

 

147

 

et une Eglise toute spirituelle succéder à l'Eglise visible. La conséquence pratique de cette doctrine était l'abrogation prochaine des institutions du Sauveur, en présence d'un nouveau sacerdoce, de nouveaux sacrements, d'une nouvelle morale.

L'angélique Docteur exerça son zèle contre ces fanatiques, appelés plus tard Fratricelles et Béguins. Après avoir opposé à leurs rêveries les vérités catholiques, il prouve que la Loi de grâce est l'état par excellence, établi par Jésus-Christ pour préparer la gloire de l'éternité, et qu'il n'y aura jamais d'autre Evangile.

 

Sur divers points de l'Europe chrétienne, et spécialement dans la haute Italie, restaient encore des traces de manichéisme. Cette hérésie remontait au nie siècle, et admettait deux principes éternels : l'un bon, créateur des substances invisibles; l'autre mauvais, créateur des choses sensibles, par conséquent de la terre, des cieux, du corps, humaine. Peu d'années auparavant, un fils dé saint Dominique, Pierre de Vérone, travaillant en Lombardie à l'extinction de cette erreur, était tombé sous le glaive d'un sicaire; on avait vu le saint martyr tremper son doigt dans le sang de sa blessure, et tracer sur le sol sa profession de foi catholique : Je crois en un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre.

Pour venir en aide à ses Frères, qui continuaient avec plus d'ardeur que jamais, la lutte contre le manichéisme, saint Thomas appliqua son génie à trouver des arguments; capables de convaincre et d'éclairer les hérétiques.

Or, dans le temps que son esprit était absorbé par ces questions, dînant un jour à la table de saint Louis, avec le prieur de Saint-Jacques, il lui arriva tout à coup de (148) frapper du poing, en s'écriant : Argument péremptoire contre les Manichéens! Son supérieur, mortifié d'un tel oubli en pareille circonstance, le tira par son habit pour le faire revenir de sa distraction. L'humble religieux se confondit en excuses; mais le pieux roi, loin de se croire offensé, loua bien haut son zèle pour l'honneur de Dieu, et voulut qu'un secrétaire notât, sans tarder, un si précieux argument.

 

Au delà des Pyrénées, dans les provinces reconquises sur les Maures par les rois de Castille et d'Aragon, le savant canoniste Raymond de Pennafort s'employait avec succès à la conversion des Musulmans et des Juifs. Convaincu de l'utilité d'un écrit opposé aux erreurs et aux superstitions des infidèles, il recourut à son frère Thomas, d'Aquin, et fit appuyer sa demande par le Maître de l'Ordre Humbert de Romans.

Notre Docteur répondit par la Somme philosophique ou Somme contre les Gentils, chef-d'œuvre trop peu lu, qui, en réalité, sert d'introduction à la Somme théologique, et; dont on a pu dire : « Ce que fut la bataille de Poitiers sur le terrain de la force, au temps de Charles Martel, le traité contre les Gentils le fut, au XIIle siècle, sur le terrain doctrinal » (1).

Divisée en quatre livres, la Somme contre les Gentils est une démonstration complète du christianisme. Dieu, ses attributs et ses opérations; l'homme, sa chute, sa réparation; l'Eglise, les destinées de l'âme et du corps, l'état définitif du monde : tout y est passé en revue, et exposé principalement avec des arguments de raison dirigés contre les erreurs orientales.

 

(1) R. P. Caussette, panég. de S. Thomas, à Toulouse, 1874.

 

149

 

A la même époque, vivait un philosophe, nommé Averroës, fils d'un médecin arabe, chrétien à l'extérieur, pratiquement athée. A son sens, le christianisme était une religion impossible; à cause du mystère de l'Eucharistie; le judaïsme, une religion d'enfants, à cause de ses observances légales, et le mahométisme, qui ne regarde que le plaisir des sens, une religion de pourceaux. On pouvait juger de ses véritables convictions par cette formule, qu'il répétait souvent: Que mon âme meure de la mort des philosophes.

Ce prétendu disciple d'Aristote soutenait l'opinion insensée d'une intelligence unique existant dans l'univers, et dont les âmes individuelles n'étaient, au fond, que des modifications ou des manifestations diverses. Un tel système favorisait les passions; humaines, et attaquait la vertu des saints, en laissant conclure qu'il n'y gavait aucune différente dans les mérites. C'est ainsi ;que raisonnaient des gens peu éclairés, et, qu'on. vit à Paris un soldat condamné à mort pour sues crimes, refuser l'assistance du prêtre, en disant : « Si l'âme de saint Pierre est sauvée, la mienne le sera pareillement, car, n'ayant qu'un même esprit, nous ne devons avoir qu'une même fin. »

Contre cette doctrine perverse, l'Ange de l'école composa le traité de l'Unité de l'intellect, en réponse aux Averroïstes: merveilleux ouvrage, dans lequel, après avoir exposé les preuves fournies par la raison; et par la foi, saint Thomas renverse le système de l'adversaire avec les paroles mêmes d'Aristote, et démontre l'individualité de l'âme et sa responsabilité morale.

Parlant de cette nouvelle victoire sur la barbarie musulmane, un auteur moderne s'exprime ainsi : « Que saint Louis se console, si la croisade d'Egypte et de Tunis a (150) échoué! S'il a été vaincu dans le terrible duel de l'islamisme arabe, la croisade de saint Thomas a réussi. Le syllogisme de l'école a brisé comme un bélier de fer toutes les, parties de cet édifice philosophique, dont le panthéisme était la base et le couronnement. L'armure d'Averroës a volé en éclats, aux applaudissements unanimes de l'école ravie... Après des siècles, la victoire de saint Thomas s'est traduite par le triomphe de la famille chrétienne sur la famille arabe.

 

Tandis que le grand Docteur foudroyait une à une les erreurs de son temps, il éclairait l'Eglise part de lumineux écrits sur le dogme, la morale, le sens des Ecritures.

Il donnait de pieuses et savantes explications de l'Oraison dominicale, de la Salutation angélique, du Symbole des Apôtres ; des expositions sur la Foi, le Décalogue, le Précepte de l'amour de Dieu et du prochain, les Sacrements ; des traités sur divers ouvrages de Boëce, sur le livre des Noms divins; des commentaires sur Job, les Psaumes, le Cantique des Cantiques;  Isaïe, Jérémie, les Evangiles de saint Matthieu et de saint Jean, les Epîtres, de saint Paul.

A Frère Réginald, son compagnon intime et son confesseur, il dédie, sous le titre modeste de Compendium, Résumé de théologie, un ouvrage qui ne comprend pas moins de deux cent cinquante-six chapitres; au B. Jean de Verceil, Maître de l'Ordre, il envoie un traité sur la Forme ou les paroles de l'absolution; au même, la Réponse à quarante-deux questions controversées; à bon nombre de personnes, ecclésiastiques, religieuses ou séculières, parfois de très haut rang, qui lui ont proposé leurs doutes ou l'ont consulté sur les sujets les plus variés, il adresse des Opuscules, (151) dont plusieurs offrent la matière de vingt ou trente pages in-folio. Citons les traités de la Pensée, de la Différence entre le Verbe divin et la parole humaine, des Substances séparées ou de la Nature des anges ; les traités : des Sorts ; du Destin ; de l'Astrologie judiciaire ; de l'Eternité du monde ; de l'Essence de la matière et de ses dimensions; du Mélange des éléments; des Secrets de la nature; dit Mouvement du coeur ; du Gouvernement des Princes ; de la Perfection de la vie spirituelle ; le traité Contre la doctrine pestilentielle de ceux qui veulent empêcher l'entrée en Religion, et bien d'autres, dont le dénombrement nous entraînerait trop loin.

 

Par ordre du pape Urbain IV, et en vue de préparer la réunion de l'Eglise grecque à l'Eglise latine, saint Thomas composa le traité Contre les erreurs des Grecs.

Dans cet ouvrage, il se montre semblable à un habile capitaine, qui, méditant un plan d'attaque, considère les moyens de défense de son ennemi, pour le combattre avec la même tactique et des armes pareilles. Notre intrépide athlète de la vérité oppose à ses adversaires l'autorité même de leurs anciens docteurs, et les convainc de schisme et d'hérésie parles témoignages des Athanase, des Basile, des Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse, des Cyrille, des Ephrem et des Chrysostome. On comprend quelle impression dut produire un écrit de cette nature, et comment il devint un arsenal pour les docteurs catholiques dans leurs disputes avec les orientaux, aux conciles de -Lyon et de Florence, et jusqu'au sein de Constantinople, où, dans deux discussions publiques, le savant Dominicain Barthélemy de Florence confondit Marc d'Ephèse, lequel en mourut de honte et de chagrin.

 

152

 

Saint Thomas couronna son oeuvre de polémique, en écrivant, à la prière du chantre de l'Eglise d'Antioche, un nouveau traité Contre les Grecs, les Arméniens et les Sarrasins.

 

Tandis qu'il enseignait à Paris, surgit dans les écoles une controverse restée célèbre au sujet des accidents eucharistiques, c'est-à-dire des espèces du pain et du vin après la Consécration. Ces accidents demeurent-ils réellement sans leur sujet ou substance propre, ou bien n'y a-t-il qu'illusion des sens ?

Sur cette question, les docteurs parisiens étaient fort divisés. Après bien des discussions et des conférences, où toutes les subtilités scolastiques avaient été épuisées sans résultat, ils convinrent de consulter Maître Thomas, et de s'en tenir à sa décision. Ils avaient remarqué qu'en d'autres questions épineuses, le savant professeur atteignait la vérité plus sûrement et l'exposait avec plus de clarté qu'aucun autre.

Ce choix révélait une distinction bien flatteuse; mais notre religieux avait une humilité trop profonde pour s'arrêter à cette pensée.

Il chercha dans la prière et le jeûne les lumières dont il avait besoin pour ne rien avancer qui ne fût entièrement conforme à la foi. Puis, ayant pris connaissance de ce qui avait été écrit sur la matière, et s'étant recueilli en lui-même, il se mit à formuler son propre sentiment.

D'abord il distingue l'être naturel du corps de Jésus-Christ et l'être sacramentel de ce même corps, présent partout où se trouvent les espèces consacrées. Il conclut à la réalité des apparences ou accidents eucharistiques, c'est-à-dire de la quantité, de la forme, de la couleur, de la (153) saveur du pain et du vin, bien que toute la substance du pain et du vin ait été changée en la substance du corps et du sang de Jésus-Christ. C'est là le grand miracle que l'Eglise appelle Transsubstantiation.

Toutefois, notre Docteur ne voulut pas proposer sa doctrine comme règle d'enseignement dans l'école, sans avoir consulté Celui qui était l'objet même de la question. Il s'approche de l'autel, y dépose son cahier, comme un disciple présente son travail à son maître, et, les mains élevées vers le crucifix, il fait cette prière : « Seigneur Jésus, véritablement présent dans ce Sacrement admirable, et auteur des merveilles qui y sont renfermées, de vous seul j'attends la connaissance de la vérité que je dois enseigner aux autres. C'est pourquoi, je vous en supplie très humblement, si mes sentiments contenus en ces feuilles sont l'expression de la vérité, accordez-moi de les faire clairement entendre. Si, au contraire, j'ai écrit quelque chose qui soit en opposition avec la foi et la réalité de cet adorable mystère, ne me laissez pas aller plus avant, et dire rien de préjudiciable à la doctrine catholique. »

Pendant que saint Thomas priait ainsi, son compagnon et plusieurs Frères qui l'observaient virent tout à coup Jésus-Christ se placer au-dessus du cahier, devant le saint Docteur, et lui adresser les paroles suivantes : « Oui, Thomas, tu as bien écrit du Sacrement de mon Corps et de mon Sang; tu as résolu et traité cette question, autant qu'elle peut être comprise en cette vie par une intelligence humaine. » La vision disparut; mais le Saint, poursuivant son oraison, entra dans un ravissement, durant lequel il fut soulevé de terre d'environ une coudée.

A l'annonce de ce prodige, le prieur du couvent et d'autres religieux accoururent ; de leurs propres (154) yeux ils constatèrent le miracle et purent en rendre témoignage.

Ne doutant plus de l'exactitude de ses conclusions, Thomas d'Aquin les proposa en présence des maîtres de l'Université, qui les accueillirent avec pleine déférence et entière satisfaction.

 

Haut du document

 

CHAPITRE XVI. LE CHANTRE DE LA DIVINE EUCHARISTIE

 

Egregius Psaltes Israel. II Reg., XXIII, I.

Il chanta les plus belles hymnes d'Israël.

 

 

Après la glorieuse assurance donnée par le Christ lui-même au Docteur angélique, il demeure  avéré qu'une grâce toute particulière le préparait à traiter le mystère de l'amour, et à devenir le Chantre de la divine Eucharistie.          

 

L'an 1264, à Orvieto, le pape Urbain IV immortalisait son pontificat par l'institution de la fête du Saint-Sacrement.

Outre la nécessité de confondre des hérétiques dont les, blasphèmes attaquaient, spécialement depuis deux siècles, la présence eucharistique du Sauveur, trois causes influèrent sur la détermination du Vicaire de Jésus-Christ.

La première fut l'occurrence de plusieurs miracles relatifs à la sainte Eucharistie.

En 1239, époque où les Maures désolaient le royaume de Valence, six officiers de l'armée chrétienne voulurent, avant de livrer bataille, recevoir le Pain des forts. Pendant qu'ils (156) entendaient dévotement la messe, les trompettes sonnèrent l'alarme, et nos braves capitaines de sortir en toute hâte pour se mettre à la tête de leurs troupes. Quelques heures après ils revinrent, en possession de la victoire, et le prêtre, pour satisfaire leur piété, déploya le corporal dans lequel il avait mis en réserve les saintes espèces. Grande fut sa surprise de les trouver ensanglantées et tellement adhérentes au corporal qu'il ne put les détacher. Le camp était à égale distance de plusieurs églises. Comme on ne savait dans laquelle conserver le linge miraculeux, après l'avoir précieusement enfermé, on le plaça sur une mule, qu'on laissa aller suivant son instinct dirigé par la Providence. La mule s'en vint droit à Daroca, et entrant dans la cour de l'hôpital, fléchit les genoux et expira, comme incapable désormais de servir à un usage profane (1).

La Sainte-Chapelle, à Paris, fut le théâtre d'un miracle non moins célèbre.

Un jour de l'année 1258, à l'Elévation de la messe, on aperçut entre les mains du prêtre un petit enfant d'une grâce divine et d'un éclat merveilleux. Pénétré d'une indicible émotion, le célébrant n'osait baisser les mains, de crainte de voir l'apparition s'évanouir. On lui soutint les bras, afin que le roi, dont le palais était proche, pût,venir contempler le prodige. Saint Louis se contenta de répondre : « Que ceux qui ne croient pas à la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie aillent voir ce miracle Par la grâce de Dieu, je n'ai pas besoin d'un tel témoignage pour affermir ma foi. »

Un troisième miracle arrivé à Bolsena, ville de l'Etat pontifical, eut plus de retentissement encore.

 

(1) Fernandez, Hist. del Corporal de Daroca. Cf. Moreri, au mot Daroca.

 

159

 

Un prêtre, célébrant la messe dans l'église de Sainte-Christine, eut après la Consécration un doute sur la présence de Jésus-Christ. Tout à coup l'hostie commence à verser du sang : elle en répand en si grande abondance due le corporal, les nappes, la table même de l'autel en sont inondés. Le prêtre épouvanté prend la fuite. Il raconte le fait ; on accourt, on constate le prodige, on prévient le souverain Pontife, qui était alors tout près, à Orvieto. Le Pape envoie des prélats de sa maison; dans une procession solennelle, on apporte a la cathédrale d'Orvieto le corporal ensanglanté, aujourd'hui encore objet de vénération.

L'institution de la fête du très saint Sacrement semblait déjà provoquée par ces faits merveilleux; elle avait toutefois une raison plus profonde dans le cœur d'Urbain IV. Encore simple archidiacre de Liège, Jacques Pantaléon; c'était le nom d'Urbain IV avant qu'il devînt souverain pontife, avait connu une Bénédictine hospitalière de Mont-Cornillon, nommée Julienne.

Toute sa vie, cette sainte religieuse avait ressenti une dévotion singulière pour le Sacrement de l'autel; dès l'âge de seize ans, chaque fois qu'elle se mettait en oraison, il lui semblait voir la lune en son plein, avec une échancrure à son disque. Après de longs efforts pour écarter ce qu'elle croyait une illusion du tentateur, Julienne pria Dieu de lui donner le sens de cette vision. Il lui fut révélé que cette lune mystérieuse représentait l'Eglise, à laquelle il' manquait une fête pour honorer le Corps du Seigneur. En même temps lui était intimé l'ordre de faire connaître air monde la volonté du Très-Haut. Vingt ans s'écoulèrent sans que l'humble vierge pût s'y résoudre. Elle s'ouvrit enfin à Jean de Lausanne, chanoine de Saint-Martin-du-Mont. C'était un prêtre fort vertueux, qui accueillit (160) favorablement la communication, et en conféra sans délai avec l'archidiacre et plusieurs doctes théologiens, parmi lesquels se trouvaient Hugues de Saint-Cher, alors provincial des Frères Prêcheurs, et trois autres Dominicains, professeurs à Liège. Leur avis à tous fut qu'il était juste et utile de rendre de nouveaux hommages au très auguste mémorial de la Passion du Sauveur.

Comme toutes les oeuvres divines, le projet rencontra des contradictions sans nombre, jusqu'au sein du clergé. On traita la sainte de visionnaire, fausse dévote ; on trouvait suffisant de faire mémoire de l'institution eucharistique chaque année le Jeudi Saint, et chaque jour dans l'action même du divin sacrifice. Mais l'évêque Robert de Torote en jugea tout autrement, et par décret synodal prescrivit, pour le jeudi qui suit l'octave de la Pentecôte, la célébration annuelle, dans son diocèse, d'une fête en l'honneur du Saint-Sacrement, avec abstention d'œuvres serviles et jeûne préparatoire.

La mort le surprit avant que son décret fût mis à exécution; et seuls les chanoines de Saint-Martin commencèrent, en 1247, à célébrer la fête du Corps de Jésus-Christ. L'office en avait été composé, à la prière de la bienheureuse Julienne, par un jeune religieux de son Ordre, nommé Jean, d'une science assez commune, mais d'une grande vertu.

Cinq ans après, Hugues de Saint-Cher, devenu cardinal,  et légat du Saint-Siège pour l'Allemagne et les Pays-Bas; fut appelé à Liège par les devoirs de sa charge. On était aux jours consacrés à honorer le Corps du Seigneur. Il voulut donner l'exemple, en célébrant avec solennité la messe du Saint-Sacrement, et il y prêcha. Ensuite, il écrivit aux évêques et aux fidèles de sa légation, pour ordonner la célébration de la nouvelle fête.

 

161

 

Julienne n'eut pas la joie de voir la pleine extension d'une oeuvre qui lui était si chère ; elle mourut abreuvée d'amertume, chassée même de son couvent. Mais elle laissait une confidente de sa pensée, dans la personne d'une pauvre recluse, nommée Eve, connue, elle aussi, du pape Urbain. Les recluses, assez nombreuses au moyen âge, étaient de pieuses femmes qui, par un motif de pénitence ou de dévotion, s'enfermaient pour le reste de leurs jours dans une étroite enceinte qu'on murait ensuite, à l'exception d'une ouverture strictement suffisante pour livrer passage à la lumière et aux aliments.

Apprenant l'exaltation de l'ancien archidiacre au trône pontifical, Eve obtint, par les chanoines de Saint-Martin, que l'évêque Henri de Gueldres, successeur de Robert de Torote, sollicitât du pape l'établissement de la grande solennité dans tout le monde catholique.

La demande parvint au Vicaire de Jésus-Christ presque en même temps qu'avait lieu le miracle de Bolsena, et qu'une puissante intervention allait être, selon de graves auteurs, la cause déterminante des résolutions du Pontife. Cette intervention n'était autre que celle de saint Thomas lui-même.

Voici ce que porte un vieux manuscrit : « Par ordre du pape Urbain IV, saint Thomas avait entrepris sur les Evangiles un commentaire, intitulé plus tard la Chaîne d'or ; il en offrit les prémices au Pontife, qui pour récompense, lui proposa un évêché. Mais le Saint déclina cet honneur, et pria seulement le Pape d'instituer la Fête du Corps de Jésus-Christ. Urbain IV y consentit volontiers, et chargea le grand Docteur de composer cet office admirable qu'on lit par toute l'Eglise. D'où l'on peut dire, en vérité, que la fête (162) du Saint Sacrement est la fête de saint Thomas et des Frères Prêcheurs » (1).

Cette dernière conclusion cessera de paraître suspecte de partialité, quand on saura comment, en dehors même de l'influence du Docteur angélique, l'Ordre dominicain a su rendre cette fête particulièrement sienne. Nous avons vu plusieurs de ses docteurs approuver le pieux projet, et son premier cardinal étendre, avant tout autre, au delà des bornes d'un simple diocèse, la touchante solennité. En inscrivant à son cycle liturgique la fête du Corps du Seigneur, l'Ordre de Saint-Dominique lui a donné un rang égal à celui de Pâques et de la Pentecôte. Renchérissant même sur la liturgie romaine, qui, durant l'octave, exclut seulement les fêtes du rit semi-double ou d'un rit inférieur, la liturgie dominicaine rejette toute autre fête que celles de saint Jean-Baptiste et des bienheureux apôtres Pierre et Paul.

Ce fut au mois d'août 1264 que le Saint-Père signa la bulle Transiturus. Pour exciter la piété des fidèles, il ouvrit le trésor des indulgences, en faveur de ceux qui assisteraient dévotement à la Messe et aux différentes heures canoniales de la fête et de son octave ; il n'est point question de la procession, qui ne s'établit, en effet, qu'au siècle suivant.

Le pape envoya sa bulle à Eve nommément, et, le 8 septembre, écrivit de sa propre main à la pieuse recluse une lettre dans laquelle on lisait ces mots : « Nous vous adressons le cahier qui contient l'office de la fête, et Nous vouions que vous en laissiez prendre copie à toutes les personnes qui en manifesteront le désir. »

 

(1) Chronique des Frères Prêcheurs, ch. IX. — Cf. Séraphin Razzi.

 

163

 

Les historiens constatent que l'Eglise de Liège abandonna aussitôt les formules liturgiques dont elle se servait, et rivalisa dès lors avec toutes les Eglises du monde pour ne chanter que le nouvel office, composé par saint Thomas. « Il était juste, dit Antoine de Waithe, moine de l'Ordre de Cîteaux, que ce fût le Docteur angélique qui nous apprît les merveilles et nous expliquât la divine vertu du Pain des anges. »

Denys le Chartreux et quelques auteurs après lui avancent qu'Urbain IV avait chargé séparément saint Thomas et saint Bonaventure de travailler sur le même sujet, et qu'à la lecture du manuscrit de Thomas d'Aquin, le Docteur séraphique, tout inondé de larmes, déchira une à une les pages de son cahier.

Ce récit, dont la première trace n'apparaît qu'un siècle et demi après l'événement, n'est peut-être qu'une légende, dont, à coup sûr, la gloire de saint Thomas n'a pas besoin. Du moins  cet hommage que Bonaventure aurait rendu par ses larmes au chef-d'oeuvre de son ami, répond parfaitement au caractère d'un saint dont l'âme toute suave se liquéfiait au feu du divin amour.

L'admiration qui accueillit le monument élevé par l'angélique Docteur à l'adorable Eucharistie n'a pas un instant cessé de grandir : un simple coup d'œil sur la contexture, de ses parties y révèle l'empreinte du génie, inspiré par la piété la plus tendre, initié aux secrets de la plus noble poésie.

Les Antiennes sont une appropriation d'un verset des psaumes à l'auguste Sacrement, sauf la dernière de toutes, l'O Sacrum Convivium, « cri prolongé de reconnaissance pour le banquet sacré de l'union divine, mémorial vivant des souffrances du Sauveur, où l'homme est rempli (164) de grâce en son âme, et reçoit dans son corps même le gage de la gloire future » (1).

Les Répons offrent un parallélisme achevé entre l'Ancien et le Nouveau Testament, entre l'oracle des prophètes et la parole du Christ, promettant ou donnant le pain qui est son Corps, et le vin qui est son Sang. En regard de l'agneau figuratif des Hébreux, le Docteur angélique met le Christ immolé, notre véritable Pâque; à la manne du désert il oppose l'aliment céleste qui donne la vie au monde; au pain qui réconforte le prophète Elie dans sa marche vers Horeb, le Pain des anges, devenu nourriture de l'homme voyageur.

Les Hymnes, « incomparables et presque divines », au jugement d'un pape (2), sont à peu près les seules auxquelles Urbain VIII, dans sa réforme liturgique, défendit de toucher, à cause de leur perfection et dû respect dû à leur auteur. Le Pange lingua résume le mystère de la foi dans une doctrine profonde et concise. C'est l'hymne que l'Eglise choisit de préférence pour chanter le divin Sacrement. Dans le Sacris Solemniis se déroule, avec des accents vraiment lyriques, le récit de la dernière Cène, et l'énoncé des grands biens conférés à la terre en cette nuit précieuse. L'hymne des Laudes est célèbre par l'admirable strophe ,quatrième, qui résume si complètement dans sa brièveté gracieuse le mystère du Christ-Jésus, compagnon, nourriture, rançon et récompense de l'homme. Le poète du bréviaire viaire parisien, Santeul, en témoignait tant d'admiration, qu'il aurait, disait-il, donné volontiers pour elle toutes ses compositions liturgiques.

Que dire enfin de la prose ou séquence Lauda Sion

 

(1) Année liturgique, tome X, p. 330.

(2) Benoit XIII, bulle Pretiosus.

 

165

 

Le premier de nos liturgistes modernes, Dom Guéranger, en fait l'éloge suivant : « C'est là que la haute puissance de la scolastique, non décharnée et tronquée, mais complète, comme au moyen âge, a su plier sans effort au rythme et aux allures de la langue latine, l'exposé fidèle, précis, d'un dogme aussi abstrait pour le théologien que doux et nourrissant au cœur du fidèle. Quelle majesté dans l'ouverture de ce poème sublime ! Quelle précision délicate dans l'exposé de la foi de l'Eglise ! Et avec quelle grâce, quel naturel sont rappelées, dans la conclusion, les figures de l'ancienne loi qui annonçaient le Pain des anges : l'agneau pascal et la manne! Enfin, quelle ineffable conclusion dans cette prière majestueuse et tendre au divin Pasteur, qui nourrit ses brebis de sa propre chair, et dont nous sommes ici les commensaux, en attendant le jour éternel où nous deviendrons ses cohéritiers ! Ainsi se vérifie ce que nous avons dit ailleurs, que tout sentiment d'ordre se résout nécessairement en harmonie. Saint Thomas, le plus parfait des scolastiques du XIIIe siècle, s'en est trouvé par là même le poète le plus sublime. » (1)

Quant au chant lui-même, il mérite pareillement attention. Certains y voient une réminiscence de pas redoublé du style antique, en usage pour les triomphateurs de Rome païenne, et heureusement appliqué au triomphe de Jésus-Hostie. Sans discuter la valeur de cette assertion, on doit reconnaître que ce chant possède une ampleur, une majesté qui remue jusqu'au plus intime de l'âme, chaque fois qu'il retentit sous les voûtes sacrées.

Tel est l'office dont l'Ange de l'école a enrichi la sainte liturgie. Avant de le présenter au pape, il le déposa au

 

(1) Institutions liturgiques, t. I, ch. XII.

 

166

 

pied du Tabernacle, et le Christ, renouvelant le miracle fait à Paris au sujet de l'opuscule sur les Accidents eucharistiques, rendit une seconde fois témoignage à son Docteur. On conserve dans l'église des Dominicains d'Orvieto, le crucifix qui prit la parole en cette circonstance mémorable. Il est connu sous le nom de Crucifix de saint Thomas.

Une remarque trouve ici sa place.

Ces hymnes, ces antiennes, ces répons ne prêtent pas seulement leur concours à la solennité des offices dans le temple chrétien ; ils fournissent encore aux fidèles, pour l'adoration silencieuse de la sainte Eucharistie, « le meilleur thème de contemplation qui puisse éclairer leurs intelligences et embraser leurs coeurs ».

Aussi adresserons-nous aux lecteurs pieux l'invitation que fait le continuateur de l'Année liturgique, par rapport à la visite au Saint Sacrement : « Durant les heures fortunées qu'un industrieux amour saura dérober aux occupations ordinaires, qu'ils choisissent donc de préférence l'expression de leurs sentiments dans les formules consacrées par l'Eglise elle-même - sous l'inspiration de saint Thomas - à chanter l'Epoux en son divin banquet : non seulement ils y trouveront la poésie, la doctrine et la grâce, habituelle parure de l'Epouse en présence du Bien-Aimé ; mais ils auront fait vite aussi l'heureuse expérience que, comme le mets céleste lui-même, ces formules sanctifiées se prêtent à toutes les âmes, et deviennent en chaque bouche l'expression la plus opportune et la plus vive des besoins et désirs de tous. »

 

Sublime destinée faite par la Providence à l'œuvre de Thomas d'Aquin! Ce n'est pas assez que chaque année, au (167) retour de la fête du Corps de Jésus-Christ, populairement la Fête-Dieu, ses hymnes incomparables retentissent dans nos cathédrales, comme dans nos églises de hameaux. Ce n'est pas assez que leur chant triomphal, associé à une pluie de rosés et à des nuages d'encens, marque, à travers les rues de la grande cité, et sur les chemins ombragés de l'humble village, le cortège pacifique du Roi des rois ; chaque semaine., pour mieux dire, chaque jour, quand l'Hostie sainte sort du tabernacle pour recevoir les adorations de la foule et pour la bénir, elle est saluée par deux des plus magnifiques strophes du Docteur angélique.

Ainsi en sera-t-il toujours.

Aussi longtemps que durera le, monde, jusqu'à l'heure solennelle où le dernier prêtre, quittant la terre, emportera dans sa poitrine la dernière hostie, saint Thomas d'Aquin, nouveau David, illustre chantre d'Israël, restera, au sein de l'Eglise catholique, le Chantre immortel de la divine Eucharistie !

 

Haut du document

 

 

CHAPITRE XVII. DERNIÉRE PÉRIODE D'ENSEIGNEMENT

 

Illuminans per omnia respexit. ECCLI., XLII, 16.

Dans sa course lumineuse, son regard a tout embrassé.

 

Trois contrées de l'Europe avaient été marquées de Dieu, pour servir tour à tour de théâtre au rôle providentiel de l'Ange de l'école.

L'Italie lui avait donné naissance, et, après l'avoir initié aux lettres humaines et engendré à la vie religieuse, l'avait vu s'éloigner, en possession d'une vocation vaillamment défendue.

L'Allemagne avait assisté à la manifestation de son génie, et, quelques années plus tard, avait entendu de nouveau les doctes mugissements du Boeuf de Sicile.

La France lui était devenue comme une seconde patrie. Jeune étudiant, elle lui avait ouvert les bras; elle l'avait acclamé professeur au collège de Saint-Jacques, docteur en la première Université du monde, l'oracle d'une foule prodigieuse de disciples, l'arbitre des maîtres eux-mêmes, et la lumière de l'Europe chrétienne, sur laquelle, sans quitter les principaux foyers universitaires, il avait projeté les rayons de la vérité.

 

170

 

Saint Thomas devait encore, il est vrai, poser le pied sur le sol anglais, mais pour quinze jours à peine ; et l'Italie, sa patrie, allait recueillir ses enseignements, pendant la dernière période de cette trop courte carrière.

 

Urbain IV avait succédé au pape Alexandre IV. A peine assis sur la chaire de saint Pierre, ce pontife manda près de sa personne Thomas d'Aquin,dans la pensée qu'il rendrait à l'Eglise des services encore plus importants. Sans tarder, notre Docteur quitta Paris et arriva dans la Ville éternelle.

Là, il acheva quelques-uns des traités commencés en France, et mit la main à plusieurs nouveaux écrits, dont il a été fait mention au quinzième chapitre.

Le Saint-Père lui demanda un commentaire sur les Evangiles. Saint Thomas composa la Chaîne d'or, citée plus haut, oeuvre miraculeuse, selon Guillaume de Tocco; oeuvre plus resplendissante que le soleil, au jugement du cardinal Bellarmin.

Dans cet ouvrage, d'une érudition prodigieuse, l'auteur réunit tout ce qui a été dit de plus sublime et de plus édifiant dans une infinité de volumes, par les interprètes grecs et latins. « Thomas parle avec tous, écrit un biographe; tolus parlent et s'expliquent par lui. » Les textes sont rapportés dans un si bel ordre qu'ils semblent émaner d'une seule et même pensée.

« Il a plu à Votre Sainteté, dit-il lui-même dans son épître dédicatoire au pape Urbain, de me confier le soin d'expliquer l'Evangile de saint Matthieu; je me suis appliqué à ce travail, et j'ai recueilli de nombreux passages des Pères. Mon intention a été non seulement de faire ressortir le sens littéral, mais d'exposer le sens mystique, de réfuter l'erreur et de prouver la vérité. »

 

171

 

Le souverain pontife était tellement ravi de ce commentaire, d'un genre tout nouveau, qu'il voulait élever l'auteur à l'épiscopat, et même à la dignité cardinalice. L'humilité du saint religieux fut une barrière que le pape n'osa franchir. Le Père Annibal de Molaria, intime ami de notre Docteur, après avoir été son disciple, reçut la pourpre romaine, et Thomas, l'éminente fonction d'expliquer la philosophie et les lettres sacrées aux clercs de la maison pontificale.

Attaché dès lors à la cour du pape, le Docteur angélique enseignait et prêchait partout où se rendait le Vicaire de Jésus-Christ. De la sorte, Viterbe, Orvieto, Fondi, Pérouse, et plusieurs autres villes de moindre renom; entendirent cette grande voix que sollicitaient les principales cités de l'Europe.

En 1264, le B. Jean de Verceil, Maître général, institua Frère Thomas régent des études à Sainte-Sabine.

Le couvent de Sainte-Sabine, près de l'église élevée sur le mont Aventin à la mémoire d'une martyre du second siècle, avait été donné par Honorius III au bienheureux patriarche des Prêcheurs. Le souvenir du Saint y était toujours vivant. C'est là qu'il avait revêtu des livrées de l'Ordre saint Hyacinthe et le bienheureux Ceslas, deux jeunes Polonais, destinés par Dieu à semer des couvents dans les régions du nord, et à évangéliser des peuples sans nombre. C'est là que Dominique avait planté, en un coin du jardin, un oranger qu'a respecté le temps, et dont le tronc s'est enrichi tout à coup d'une tige nouvelle, l'année même où le P. Lacordaire prenait à Rome le froc monastique. Coïncidence gracieuse, dans laquelle on a voulu voir un symbole de la renaissance de l'Ordre dominicain en France, au souffle de l'illustre conférencier de Notre-Dame !

 

172

 

Quand, en 1273, le Général des Prêcheurs transporta sa résidence à Sainte-Marie-sur-Minerve, au centre de Rome, le couvent de Sainte-Sabine ne cessa point d'être habité par les fils de saint Dominique. Aujourd'hui cette maison est, hélas! aux mains du gouvernement piémontais, à la réserve d'un bâtiment qu'occupent quelques religieux, chargés de desservir la vieille basilique.

Saint Thomas, installé dans sa nouvelle chaire, déploya les rares talents qu'il avait montrés précédemment à Paris et à Cologne. Toute la ville contemplait non plus un astre naissant, mais un soleil en son midi, ce sont les expressions d'un historien, tant il brillait par la netteté de ses pensées, la clarté de ses raisonnements et la ravissante méthode de ses leçons. Il passa de la sorte deux années, écouté de ses Frères comme un interprète inspiré de l'Ecriture et de la Tradition, estimé du peuple, auquel il annonçait la parole de, Dieu, vénéré par les cardinaux et le Vicaire de Jésus-Christ.

Clément IV, successeur d'Urbain, avait en singulière affection l'angélique Docteur. Le siège archiépiscopal de Naples étant venu à vaquer, il en pourvut aussitôt Thomas d'Aquin. C'était honorer tout ensemble et l'élu, à cause de l'importance du siège, et la capitale d'un royaume dont saint Thomas était le plus illustre citoyen: La bulle en fut expédiée à l'humble moine, qu'elle remplit de douleur; à force de prières et de larmes, il obtint que Dieu changeât les dispositions, de son vicaire. Par un de ces faits assez rares dans l'histoire des papes, Clément IV retira sa bulle, laissant au saint religieux l'entière liberté de sa vie modeste et laborieuse. A partir de cette époque, en effet, il n'est plus trace de nouvelles tentatives pour élever saint Thomas aux dignités. ecclésiastiques.

 

175

 

Bien qu'exempt pareillement de toute prélature dans le cloître, il ne laissait pas, en dehors même de l'enseignement, d'avoir sur son Ordre une très utile action.

Deux couvents furent fondés à sa considération ou d'après ses désirs : l'un à San-Germano, petite ville située au pied du Mont-Cassin et dépendante de l'abbaye; l'autre à Salerne, où fut apportée dans la suite une des mains, du saint Docteur, avec le corps de sa soeur, la comtesse de San-Severino.

Sauf de rares exceptions, chaque année le retrouvait éclairant des conseils de sa prudence les assemblées capitulaires de l'Ordre, édifiant tous les religieux par le spectacle de ses vertus.

Au commencement de juin 1259, il se rendit au Chapitre de Valenciennes, et fut chargé par les supérieurs de dresser quelques règlements pour les études. On lui adjoignit dans ce travail Albert le Grand, Pierre de Tarentaise et deux autres docteurs. Les lois fort sages et très propres à perfectionner les études qu'ils firent de concert, furent acceptées, dit,Echard, et suivies dans l'Ordre entier.

Le Chapitre de Londres, en 1263, auquel assista notre Saint, est célèbre par la démission volontaire du cinquième Général de l'Ordre, le B. Humbert de Romans. Ce grand homme, non moins illustre par sa science que par ses vertus, se retira au couvent de Valence et y mourut, l'an 1277, chargé de mérites et d'années.

En 1267, le Chapitre se tint à Bologne, et saint Thomas y fut appelé. Les habitants de cette ville voulurent retenir un maître si capable de relever l'éclat de leur Université, jadis la plus florissante de l'Italie.

Il y avait juste un demi-siècle que Bologne avait vu venir à elle un des trois oremiers essaims de l'institut naissant. (176) Elle avait donné aux Frères l'église Saint-Nicolas-des-Vignes, et c'est là que Dominique avait été arrêté par la mort, dans la cinquante et unième année de son âge. Circonstance providentielle ! à l'occasion de ce Chapitre, on transporta son corps du tombeau sans sculpture où il reposait, dans un tombeau plus riche et plus orné. Saint Thomas assista donc à cette translation, faite solennellement en présence de plusieurs évêques, du podestat de Bologne et d'une foule considérable ; et il eut, avec les évêques et les religieux présents, la consolation de baiser le chef sacré de son bienheureux Père.

Après quelques jours consacrés uniquement aux effusions de la piété, il commença ses leçons de théologie. « On vit dès lors, à Bologne, écrit Touron, ce qu'on était accoutumé de voir dans tous les lieux où Thomas enseignait : je veux dire une nouvelle ardeur pour d'étude, le concours des citoyens et des étrangers, qui venaient de loin pour l'entendre, l'admiration et l'applaudissement de tous ceux qui avaient le bonheur ou d’écouter ses discours, ou de recevoir ses décisions. »

 

177

 

Cependant la France devait revoir encore son Docteur. Un manuscrit, conservé longtemps dans la bibliothèque de Saint-Victor, nous révèle la présence de saint Thomas d'Aquin à Paris pour le Chapitre de 1269. Il eut alors des entretiens fréquents avec saint Louis, qui était à la veille de s'embarquer pour ces rivages africains, où l'attendait la mort d'un martyr. Le sage monarque admettait dans ses conseils l'illustre Docteur, et celui-ci présentait des avis si pleins de justesse, qu'on y voyait resplendir comme une lumière divine. En cela rien d'étonnant, dit le premier biographe, puisqu'il avait incessamment devant les yeux les principes éternels qui régissent les actes humains. Bien plus, se trouvait-il pour le lendemain quelque affaire épineuse, Louis IX mandait, le soir, à Thomas de lui préparer pendant la nuit une note sur la matière, et l'obéissant religieux se conformait à l'ordre du prince.

Les instances de son royal ami le décidèrent à remonter dans la chaire du couvent de Saint-Jacques. I1 y enseigna encore deux ans ; puis, cédant sa place à Frère Romain, neveu du cardinal Gaetano des Ursins, plus tard Nicolas III, il revint en Italie.

L'antiquité avait vu les villes de la Grèce se disputer la gloire d'être la patrie d'Homère; ainsi voyait-on les plus fameuses Universités rivaliser d'ardeur pour s'attacher Thomas d'Aquin. Plusieurs le demandèrent aux supérieurs de l'Ordre assemblés à Florence, en 1272. Bologne mettait tout en oeuvre afin de l'obtenir de nouveau comme Régent. Paris rappelait des droits anciens sur l'homme éminent qui avait reçu dans ses écoles le grade de Docteur. Rome, où il enseignait alors, faisait valoir pour le garder le titre de capitale du monde chrétien. Naples enfin, Naples, son pays natal, désirait ardemment s'abreuver aux eaux de sa doctrine.

 

178

 

Ce royaume venait de changer de maître. Le Saint-Siège, duquel il relevait à titre de fief, en avait conféré l'investiture à Charles d'Anjou, frère du roi de France ; la dynastie des Hohenstauffen, qui avait causé:tant de mal à l'Eglise, s'était éteinte; en la personne du jeune Conradin, défait dans une bataille, et décapité sur le Marché de Naples par ordre du vainqueur.

Le roi des Deux-Siciles favorisa les voeux de sa capitale, au sujet du Docteur angélique; l'auteur d'une histoire de Naples, César Eugène, déclare expressément que les prières du monarque prévalurent dans le Chapitre. Saint Thomas quitta donc la Ville éternelle, et se dirigea vers le lieu que l'obéissance lui assignait. Son entrée fut un triomphe. Les grands et le peuple, les habitants même des campagnes firent éclater des transports de joie. L'Université remercia son souverain de l'honneur qu'il lui avait procuré, et le prince fixa une pension considérable pour l'entretien du saint Docteur.

Le pèlerin qui visite, à Naples, le couvent de Saint-Dominique-le-Majeur, s'arrête à l'entrée d'une grande salle, devant l'image d'un Frère couronné de l'auréole des saints. Au-dessous il lit, gravée sur le marbre, l'inscription suivante : Avant d'entrer, vénérer cette image, et cette chaire, d'où le célèbre Thomas d'Aquin fit entendre autrefois ses oracles à un nombre infini de disciples, pour la gloire et la félicité de son siècle. Le roi Charles Ier procura cet avantage à son royaume, et assigna au Maître une once d'or de pension pour chaque mois.

 

Haut du document

 

CHAPITRE XVIII. LA SOMME THÉOLOGIQUE

 

Ut sapiens architectes, fundamentum posui.                I Cor., III, 10.

Comme un sage architecte, j'ai posé le fondement.

 

L’ordre chronologique.  aussi bien que la gradation dans les oeuvres de saint Thomas, nous amène en face du monument grandiose, dont les précédents ouvrages de l'angélique Docteur ne sont, pour ainsi dire, que les degrés splendides, le péristyle princier.

Nous avons nommé la SOMME THÉOLOGIQUE.

Son étude sommaire servira de conclusion à ce premier livre.

 

Qu’est-ce qu'une Somme théologique?

L'assemblage parfait, harmonieux, de toutes les parties dont se compose la Théologie, c'est-à-dire l'étude de Dieu, de Dieu considéré en lui-même et dans ses créatures, principalement l'ange et l'homme, dont il est là fin ultime, ou suprême, en même temps que le principe premier.

Matériaux immenses ! disséminés dans les Ecritures, la Tradition, les Conciles, les Actes pontificaux, auxquels s'ajoute encore, comme élément utile, sinon nécessaire, le vaste trésor des sciences humaines.

 

180

 

Les anciens docteurs et les Pères de l'Eglise avaient, en de nombreux et lumineux ouvrages, élucidé le dogme chrétien. « Toutefois, nul d'entre eux n'était parvenu à élever l'édifice total de la Théologie. Après douze cents ans de travaux, leurs écrits épars dans le passé ressemblaient aux ruines d'un temple qui n'a pas été bâti, mais à des ruines sublimes, attendant avec la patience de l'immortalité la main de l'architecte. L'architecte devait sortir des cendres de saint Dominique, et, ce que nul n'aurait jamais prévu, l'homme de la Providence, dans cette oeuvre incomparable, fut un grand seigneur...

« A l'âge de quarante et un ans, et n'en ayant plus que neuf à vivre, saint Thomas songea au monument qui était le but encore inconnu de sa destinée. Il se proposa de rassembler dans un corps unique les matériaux épars de la théologie ; et de ce qui pouvait n'être qu'une compilation, il fit un chef-d'oeuvre dont tout le monde parle, même ceux qui ne le lisent pas, comme tout le monde parle des pyramides d'Égypte, que presque personne ne voit. »

Nos jeunes lecteurs ont remarqué, sans doute, la spirituelle saillie tombée, avec la citation qui précède, de la plume du Père Lacordaire (1). Qu'ils nous permettent de souhaiter à un grand nombre d'entre eux de parler, après les avoir vues et étudiées à loisir, des Pyramides de la science sacrée, nous voulons dire des trois Parties de la Somme théologique, afin que, devenus par le sacerdoce docteurs dans l'Église, ils soient à même d'instruire les fidèles selon la doctrine irréfragable de saint Thomas.

 

(1) Mémoire pour le rétablissement en France de l'Ordre des Frères Prêcheurs, ch. IV.

 

181

 

En attendant, nous les invitons à contempler les grandes lignes architecturales du monument immortel.

Au frontispice est inscrit le but du savant ouvrier.

Lisons :

« Le docteur chargé d'enseigner la vérité catholique ne doit pas seulement éclairer les esprits déjà avancés, il lui appartient encore de, servir à ceux qui commencent les premiers éléments de la doctrine, selon cette parole de l'Apôtre : Comme à de petits enfants dans le Christ, je vous ai donné le lait à boire, et non la nourriture solide. C'est pourquoi notre intention, en composant cet ouvrage, est de présenter l'enseignement qui se rapporte à la religion chrétienne de la manière la plus convenable à l'instruction des commençants. »

L'auteur se propose de le faire clairement et brièvement, autant que la matière le comporte, en élaguant les questions inutiles, cause, à ses yeux, avec le défaut de méthode, dé sérieuses entraves pour les jeunes intelligences.

Le but a-t-il été atteint?... La postérité n'a qu'une voix pour l'affirmer. Si certains articles de la Somme nous paraissent superflus, disons, avec Fleury, qu'au temps de saint Thomas ils étaient vraiment utiles. Nombreux sont les commentateurs de la Somme : aucun n'a surpassé le Maître en clarté, et un auteur dominicain a pu sans prétention intituler un de ses ouvrages : Saint Thomas interprète de lui-même (1).

 

La Somme théologique se divise en trois Parties, dont chacune se subdivise en Questions, et chaque Question en Articles.

 

(1) MASSOULIÉ, de Toulouse, XVIIe siècle.

 

182

 

La Première Partie, écrite à Rome, sous le pontificat de Clément IV, a pour objet l'être incréé et les êtres créés Dieu, l'ange et l'homme.

Etudiant la nature divine, saint Thomas scrute ses profondeurs, explore son immensité, recherche ses attributs essentiels. Il expose, dans un style d'une transparence merveilleuse, quelle est cette Bonté souveraine, vaste océan qui ne connaît ni fond, ni rivages ; cette Immutabilité que rien n'altère cette Eternité qui répond à tous les temps; cette Justice qui s'épanouit en Miséricorde; cette Providence à laquelle rien n'échappe; cette Puissance, cette Sagesse, qui agissent de concert dans l'universelle harmonie des êtres.

Puis, comme l'aigle de l'Apocalypse, le Docteur des docteurs s'élève jusqu'aux plus hautes cimes de la science sacrée; il plane majestueusement autour du soleil de la Trinité, mystère par excellence. Egalité, distinction, noms des divines personnes, processions ineffables... le Prince des théologiens sonde toutes ces merveilles et pénètre en quelque sorte l'impénétrable lui-même.

Après Dieu, ses oeuvres ; et d'abord les anges, miroirs limpides de la divinité. Le Docteur angélique entre, comme en pays connu, dans ces régions des purs esprits. Il parcourt tous les rangs de la milice céleste, et son regard si perspicace ne rencontre nulle part complète ressemblance. Au front de chaque citoyen de l'invisible patrie, il aperçoit une beauté distinctive, il remarque un signe spécifique qui n'appartient qu'à lui. C'est la plus prodigieuse variété au sein de ces myriades d'êtres divisés en hiérarchies.

L'aigle abaisse son vol ; le voici descendu jusqu'au monde physique, jusqu'à l'homme, résumé de la création. Avec quelle pénétration saint Thomas fait l'examen de ce (183)  « monde en petit », découvre tous les secrets de sa constitution intime ! Comme il analyse délicatement le composé humain, affirme et démontre son unité substantielle ! Comme il étudie avec une exquise finesse et le ciel de l'âme et le limon du corps !

Dieu, l'ange et l'homme! Dieu qui attire à lui, comme à leur fin dernière, et l'ange et l'homme ; mais qui les attire avec un souverain respect de leur liberté. Saint Thomas étudie ce retour à Dieu de la créature, invisible et visible. L'ange, d'un seul bond, atteint le terme de sa course; l'homme s'y achemine par une succession d'actes qui procèdent de son libre arbitre dirigé par la loi, soutenu par la grâce. La Seconde Partie est ainsi consacrée à la morale. Le saint Docteur pose les grands principes sur les actes humains, étudie les conditions qui les modifient: passions, habitudes, vertus, vices, péchés ; il aborde ensuite les lois qui les régissent : loi naturelle, loi humaine, loi divine, ancienne et nouvelle; cette dernière le conduit à parler de la grâce, source de la justification.

Aux considérations générales succèdent les applications particulières, lesquelles diffèrent encore suivant que les actes regardent tous les hommes sans distinction, ou chaque individu, dans la condition spéciale que Dieu lui a faite.

Sous le premier aspect se rangent les questions traitant des Vertus théologales, cardinales et des Vices opposés sous le second, le détail des Devoirs de chaque état, tracé avec une admirable précision.

Le vol de l'Ange s'élève de nouveau avec la Troisième Partie de la Somme, consacrée à l'Incarnation du Verbe, aux mystères de ses anéantissements, de ses humiliations, de ses triomphes, et à l'application de ses mérites par les (184) Sacrements. L'auteur se propose d'étudier à part chacun des sept sacrements. Après avoir traité du Baptême et de la Confirmation, il arrive à l'Eucharistie. Son exposition est un chef-d'oeuvre, elle est le couronnement de l'édifice... Ne convient-il pas plutôt de dire que l'oeuvre gigantesque est privée de son couronnement ?

Saint Thomas commençait les thèses sur la Pénitence, lorsque sa main fut arrêtée par la mort. La Somme eut le sort de ces splendides cathédrales de Paris, Strasbourg, Cologne et autres, contemporaines du grand monument théologique, demeurées inachevées pendant des siècles ; quelques-unes le seront probablement toujours. En frappant le sublime architecte avant qu'il eût mis la dernière main à son ouvrage, dans la vigueur de l'âge et la plénitude du génie, Dieu montra une fois de plus que toute oeuvre humaine est marquée par quelque endroit au coin de l'infirmité ; que seules, ses oeuvres à lui sont parfaites.

Dans la suite toutefois, un disciple zélé, Pierre d'Auvergne, membre de la Sorbonne, ou Henri de Gorcum, docteur de Cologne, ajouta au travail du Maître un Supplément tiré mot pour mot du commentaire de saint Thomas sur le quatrième livre des Sentences.

Ainsi, considérée dans ses grandes lignes, la Somme de théologie contient six cent treize questions, trois mille cent six articles, plus de quinze mille arguments ou éclaircissements sur les points de dogme et de morale agités dans les écoles; le tout enrichi des maximes des philosophes et des autorités des saints Pères.

Veut-on connaître maintenant la méthode d'exposition de notre Docteur?

Chaque question renferme l'énoncé de la thèse qu'il s'agit d'établir. Dans un préambule très court, l'auteur (185) formule les propositions à discuter et les ramène à autant de points précis qu'il doit y avoir, d'articles. Les articles se succèdent, toujours identiques de construction ; après l'énoncé du, sujet sous forme dubitative, la discussion s'ouvre par ces mots : ad primum sic proceditur, « pour le premier article on procède ainsi. » Puis viennent les objections, dont la première débute invariablement par ces mots videtur quod, « il paraît que », et les suivantes par cette simple transition: praeterea, « en outre ». Ces objections ne sont autres souvent que les attaques nullement atténuées des adversaires. Aux objections succède une contradiction sommaire, généralement ainsi conçue : sed contra, et motivée par une citation de l'Ecriture, des Pères, parfois même d'Aristote. La démonstration se fait dans le corps de l'article, et commence régulièrement de la sorte : Respondeo dicendum, « je réponds qu'il faut dire. » L’article se termine par la réfutation, une à une, des objections précédemment émises.

Telle est la marche de la Somme théologique, où de déduction en déduction l'esprit est amené irrésistiblement en face de la vérité.

On croirait peut-être qu'un ouvrage de cette importance, écrit tout entier en un pareil style, doit engendrer la fatigue et l'ennui. Il n'en est rien. « Sous la plume de saint Thomas, écrit un auteur moderne, la langue latine est semblable à une eau limpide et transparente qui ne ternit jamais le sol qu'elle arrose. Les moindres objets, si profondément qu'ils y reposent, y apparaissent visibles comme à travers l'éther le plus pur. Ce n'est pas le latin du siècle d'Auguste, c'est une langue simple, digne des sublimes vérités auxquelles elle sert d'enveloppe, et cette enveloppe est si diaphane qu'elle n'arrête jamais l'intelligence de la (186) pensée, et que l'esprit la conçoit instantanément par une sorte d'intuition. »

D'un autre côté, l'ordre qui règne dans toutes les parties de la Somme facilite l'étude. Aussi un homme sérieux trouve-t-il, avec l'acquisition des plus riches connaissances, de vraies délices à parcourir les galeries de ce merveilleux palais.

Ce jugement est celui des siècles. Pour abréger, contentons-nous d'un seul témoignage pris dans le passé, celui du P. Possevin : « L'ouvrage, dit le savant Jésuite, est en tout sens achevé, et il ferme la voie à quiconque tenterait de faire quelque chose de plus beau, de plus précis et de plus complet. Aussi le pape Jean XXII était-il vraiment inspiré, lorsqu'il s'écriait : Comment objecter que saint Thomas n'a pas fait de miracles pendant sa vie Chacun de ses articles est un miracle. »

Presque aussitôt après son apparition, la Somme devint le fondement de l'enseignement théologique, et comme le manuel des maîtres et des étudiants. La preuve en est dans les décisions des Universités d'alors, et les décrets des Généraux d'Ordres religieux; le P. Touron en donne une énumération détaillée (1).

Voici comment s'exprimait, en 16 115, le cardinal Duperron, parlant devant l'assemblée générale du royaume: «La Somme de saint Thomas a toujours été regardée comme l'oracle de la théologie, toujours lue publiquement, et, s'il est permis de parler ainsi, toujours adorée dans l'Ecole de Paris. »

Faut-il ajouter que, pendant très longtemps, on vit dans le clergé français une floraison merveilleuse de savants théologiens?

 

(1) Livre V, ch. IX et suivants.

 

187

 

Depuis un siècle ou deux, la Somme de saint Thomas avait cessé d'être expliquée dans nos chaires de théologie. Cet abandon regrettable n'avait-il aucunement abaissé le niveau de la science ecclésiastique ?... Mais déjà nous saluons avec bonheur les heureux effets du retour universel à la doctrine de saint Thomas, retour si vivement recommandé par notre Saint-Père le Pape Léon XIII, disciple lui-même et grand admirateur de l'Ange de l'école.

Quant à l'Ordre de Saint-Dominique, est-il besoin de dire qu'il est resté constamment fidèle aux enseignements de son Docteur? Personne n'oserait en douter. Cet attachement pour un patrimoine à jamais inaliénable est une tradition de famille. « Du vivant même de saint Thomas, remarque Echard, ceux qui, après avoir étudié sous lui, enseignaient ensuite dans les universités de Paris, Oxford, Cambridge, Bologne, Naples, Cologne, se bornaient presque à expliquer les écrits de leur commun maître. »

Quelques Frères anglais, cédant à une pression étrangère à l’Ordre, s'étaient écartés des opinions du Docteur angélique. Il y avait quatre ans seulement que Thomas d'Aquin avait cessé de vivre. Le Chapitre de Milan nomme aussitôt deux religieux pour aller faire une enquête, avec plein pouvoir de punir les coupables. A la suite de cet incident, vingt-trois Chapitres généraux édictent ou renouvellent des décrets, en vertu desquels tout Frère se posant en adversaire du saint Docteur sera privé à perpétuité de toute charge ou dignité dans l'Ordre.

D'après un article des Constitutions dominicaines, nul n'est admis au titre de maître, bachelier, lecteur en théologie, prédicateur général, qu'il n'ait émis le serment de tenir toujours pour sienne la doctrine irréfragable de saint (188) Thomas, exemple suivi jadis par les docteurs de la fameuse Université de Salamanque.

Que de saints personnages, malgré d'incessantes occupations, lisaient la Somme avec non moins d'assiduité que, de respect ! Citons saint François de Sales, saint Philippe de Néri, saint Charles Borromée, saint Pie V, saint Antonin, saint Vincent Ferrier.

Pendant un an et demi, saint Ignace suivit les cours de théologie au collège de Saint-Jacques, avec grande application et succès, dit son historien (1). Ecrivant ensuite la Règle de sa Compagnie, il fit un point des Constitutions d'y enseigner la théologie selon la doctrine scolastique de saint Thomas.

Le grand Bossuet avait étudié, lui aussi, saint Thomas, à Paris, et il garda constamment l'amour de sa doctrine.

Le savant Erasme déclarait ne connaître aucun théologien qui pût être mis en parallèle avec saint Thomas, pour la rectitude du jugement et la solidité de la doctrine (2).

Le cardinal Bessarion, le plus illustre des représentants de l'Eglise grecque au concile de Florence, professait pour la Somme une admiration sans réserve, et se plaisait à en proclamer l'auteur le plus saint des savants et le plus savant des saints.

Est-ce un faible titre d'honneur pour l'Ange de l'école que la traduction de sa Somme théologique, non seulement: en la plupart des langues européennes, mais encore en grec, et, par les soins d'un missionnaire de la Compagnie de Jésus, même en chinois ?

 

(1) Joan. Pinius, S. J. — Boll. t. XXXIV, p. 454

(2) Contre Aecolampade, sur l'Epître aux Romains.

 

189

 

Ce n'est pas ici le lieu de rapporter la tradition du Siège apostolique en faveur de la doctrine de saint Thomas; nous aurons occasion d'y revenir. Mais si le pape Jean XXII a pu répondre comme nous l'avons vu plus haut, à quelqu'un qui objectait que saint Thomas n'avait pas fait de miracles, nous ajouterons: combien de miracles de grâce, c'est-à-dire de conversions, la Somme théologique n'a-t-elle pas opérés, en portant la lumière et la conviction dans les esprits ?

Au XVe siècle, un savant rabbin, Paul de Burgos, se met à la lire, et voici qu'aussitôt tombe le voile qui couvrait ses yeux : il reconnaît Jésus-Christ, il devient catholique, prêtre, évêque, et meurt patriarche d'Aquilée.

Un siècle après, Théobald Thamer, zélé disciple de Mélanchthon, ouvre la Somme dans le dessein de la combattre. Il est écrasé sous le poids des arguments qui confondent à l'avance les erreurs protestantes, et il abjure l'hérésie.

Dans le même siècle, en France, le calviniste Duperron demande à la Somme de saint Thomas l'éclaircissement de ses doutes. Il découvre la vérité, il l'embrasse, se consacre au service de Dieu, et mérite que l'Eglise l'honore de la pourpre romaine et de la dignité archiépiscopale.

De même qu'en un tableau les ombres font ressortir les lumières, faut-il opposer à ces conversions d'hérétiques de bonne foi, la rage d'autres hérétiques endurcis dans le mal ? Il n'est sorte d'injures que Luther ne dirigeât, en paroles ou en écrits, contre la doctrine de saint Thomas. Martin Bucer, apôtre fanatique de la Réforme, s'écriait avec dépit : « Supprimez Thomas, et j'anéantirai l'Eglise. » Vaine était l'espérance, dit à ce propos Léon XIII, mais le témoignage n'est pas vain (1).

 

(1) Aeterni Patris.

 

190

 

Au rapport de témoins parfaitement véridiques, le saint concile de Trente, ayant à formuler ses décrets contre le protestantisme, ne chercha point ses inspirations ailleurs qu'en saint Thomas; par un honneur sans égal, au milieu de la salle conciliaire, se voyaient sur une même table l'Ecriture sainte, les Actes pontificaux et la Somme de saint Thomas ! « Après cela, dirons-nous encore avec le P. Lacordaire, Dieu seul pourra louer ce grand homme dans le concile éternel de ses saints. »

 

Mais Dieu n'a pas attendu au dernier jour du monde pour parler en faveur de la Somme théologique.

Ecoutons Guillaume de Tocco :

« Frère Dominique de Caserte, sacristain du couvent de Naples, homme d'une oraison fervente et d'une vertu éprouvée, mérita d'assister à une scène des plus divines et des plus touchantes. Remarquant que Frère Thomas descendait toutes les nuits de sa cellule, avant Matines, pour se rendre à l'église, il l'observa une fois avec plus d'attention. Retiré au fond de la chapelle de Saint-Nicolas, où Frère Thomas demeurait en prière, il le vit soulevé du sol à la hauteur d'environ deux coudées. Tandis qu'il admirait ce prodige, il entendit soudain, du côté, vers lequel était tourné notre Docteur, priant avec larmes, les paroles suivantes prononcées par le Crucifix : Tu as bien écrit de moi, Thomas, quelle sera ta récompense ?Seigneur, répondit le Saint, pas d'autre que Vous-même. »

C'est le troisième témoignage rendu par Jésus-Christ à la doctrine de saint Thomas ; c'est aussi celui qui est resté le plus célèbre. Les souverains pontifes l'ont rappelé plus de vingt fois dans leurs bulles; Pie V a enrichi d'indulgences l'autel miraculeux ; Sixte-Quint a fait représenter (193) cette scène sur une toile du Vatican, et la liturgie en consacre la mémoire dans l'office du saint Docteur.

L'historien que nous avons cité ajoute qu'à partir de cette vision, saint Thomas cessa d'écrire, par suite des merveilles que Dieu lui avait révélées. « En lui demandant quel prix il souhaitait de ses travaux, le Seigneur lui faisait assez comprendre que sa tâche était accomplie. Et la récompense qu'il sollicita, toute en rapport avec son noble labeur, était de pouvoir être rassasié, dans la patrie, de cette Vérité adorable, dont il avait publié ici-bas les grandeurs avec tant de jouissance. »

Bientôt, en effet, nous le verrons descendre prématurément dans la tombe, laissant derrière lui le monde éclairé de ses écrits immortels; comme, en un beau soir d'été, l'astre du jour disparaît à l'occident, quittant le ciel empourpré de ses derniers rayons.

 

Mais arrêtons-nous ; l'heure n'est pas venue de recueillir les élans suprêmes de la sainteté et du génie. Jusqu'ici nous avons admiré dans sa course le soleil de la théologie; ouvrons maintenant nos coeurs à ses chauds rayons, dans la contemplation des vertus dont il fut le foyer : après le Docteur, étudions le Saint.

 

Haut du document

 

 

 

 

 

Accueil ] APPROBATIONS ] PROLOGUE ] [ I  — VIE ] II  — VERTUS ] III — GLORIFICATION ]