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TROISIÈME PARTIE
YVES DE PARIS
ET LA FIN DE L'HUMANISME DÉVOT
CHAPITRE PREMIER : L'HUMANISME DÉVOT CONTRE
LE JANSÉNISME (1)
I. De
la Fréquente communion d'Arnauld et de la « révolution » que ce livre a
déterminée « dans la manière d'entendre et de pratiquer la piété ». — Des causes
qui ont pu faciliter le succès de ce livre. — Défiance croissante à l'égard des
humanistes dévots. — Accusations équivoques et mal fondées. — L'optimisme
chrétien. — La vertu facile. — La morale des humanistes plus exigeante que celle
de Port-Royal.
II.
Deux philosophies du christianisme. — Les humanistes dévots et la controverse
janséniste. — François Bonal. — Sa manière. — Dangers de cette controverse. — La
métaphysique Irréelle de Jansénius. — Recours au sens chrétien des a simples »
et à l'expérience intime. — Les lumières de la spéculation et celles de la vie.
— Anti-jansénisme des spirituels jansénistes. — Fermer les livres des doctes et
ouvrir l'Évangile. — De l'autorité de saint Augustin.
III.
Modération de Bonal. — Le tempérament janséniste. — « Ils ne trouvent grand que
ce qui est immense. » — « Philosophes tragédiens. » — « Une religion de roman. »
IV. La
fable de l'âge d'or. — L'exaltation de l'Église primitive aux dépens de la
moderne. — « De tout temps, il y a eu peu de parfaits. » — Prétendue décadence
du christianisme. — La « pénitence de belle humeur ». — Esprit chimérique des
réformateurs. — « Une réformation mitigée. » — Développement et non
dégénérescence. — Des deux
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âges de
l'Eglise et des merveilles de sa vieillesse. — Louange de siècle présent.
V. Le
roman de la grâce janséniste, — Conséquences de la théologie inhumaine. — La
morale relâchée moins dangereuse que le rigorisme. — Jansénistes et libertins.
VI Du
salut des infidèles. — Une « créance sauvage ». Des enfants morts sans baptême.
— Agar et Ismaël. — La « sobre sagesse » et la sensibilité de Bonal. — Sa
théologie de la grâce. — Définition du chrétien.
L'année 1643 qui vit paraître la Fréquente
communion d'Arnauld est une date critique dans l'histoire de la littérature
religieuse. « Ce livre en effet, écrit Sainte-Beuve, détermina comme une
révolution dans la manière d'entendre et de pratiquer la piété... Sans dire rien
de bien nouveau pour les hommes mêmes de Port-Royal, lesquels, d'ailleurs, à
cette époque, étaient encore très peu nombreux, sans embrasser non plus toute
l'étendue et la profondeur vive des principes de Jansénius et de Saint-Cyran, il
proclama et divulgua en un instant au dehors cette doctrine restaurée de la
pénitence..., il en informa le public, les gens du monde, les étonna, les fit
réfléchir, les édifia. Ce fut, à vrai dire, le premier manifeste de ce
Port-Royal de Saint-Cyran, qui jusque-là était demeuré assez dans l'ombre...
Arnauld vint rompre ces voiles, et nettement, à haute voix, expliquer à tous en
quoi consistait cette doctrine nouvelle de piété et de pénitence, qui n'était
autre que l'antique et unique esprit chrétien. » — « Unique », ne le chicanons
pas sur une simple épithète et si dextrement décochée. Se faire une âme
janséniste, parler comme ces messieurs, c'est le jeu et l'ironie de tout son
livre. Laissons-le continuer, car pour tout le reste, ce qu'il dit est capital.
« Depuis l'Introduction à la vie dévote de saint
François de Sales, publiée au
commencement du siècle, aucun livre de dévotion n'avait fait autant d'effet et
n'eut plus de suites ; ce fut toutefois, en un sens, on peut le dire, différent,
le livre de François de Sales étant
plutôt pour réconcilier les gens du monde par l'onction et l'amabilité de la
religion,
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et celui d'Arnauld pour
leur en rappeler le sévère et le terrible. Mais l'un et l'autre vinrent à point
et remplirent leur effet (1). »
Tout cela parait exact, du moins dans
l'ensemble, car, pour le détail on sait bien que ces panoramas historiques, même
brossés par Sainte-Beuve, ne veulent pas être regardés de trop près. Ce
merveilleux esprit oublie que le jansénisme n'explique pas tout et qu'il faut
encore expliquer le jansénisme. A lui tout seul, le livre d'Arnauld n'aurait pas
suffi à bouleverser profondément et a transformer le monde dévot. Le public ne
se rallie pas si aisément à des idées qui lui sont toutes nouvelles, ce
public-là moins que les autres. De quelque façon que l'on s'y prenne, on doit
bien admettre que la France de 1643 était déjà prête à accepter sans trop de
résistance la dure doctrine, comme on avait accepté, trente ou quarante ans
auparavant, les premiers manifestes de la doctrine contraire. Un seul jour n'a
pas fait de Philothée une puritaine ; un seul livre n'a pas ruiné chez tant de
chrétiens ni ébranlé chez tant d'autres les traditions de l'humanisme dévot.
Autant dire que, dès avant 1640, je ne sais quelle défiance plus ou moins
justifiée, mais assez générale et assez vive, planait sur l'oeuvre de nos
humanistes, défiance qui devait faciliter la victoire prochaine de leurs
adversaires. Rien certes ne prouve que la dévotion, ni même les moeurs, aient
sensiblement décliné pendant les années qui ont précédé le mouvement janséniste.
A ma connaissance, tout prouverait plutôt le contraire, comme j'essaierai de le
montrer dans les volumes suivants. Les mystiques, les saints abondaient. Mais
quoi, justement, tant de sublimes exemples que l'on vit alors, loin d'atténuer
l'inquiétude habituelle des moralistes, semblaient la rendre plus aiguë. Le
contraste paraissait trop éclatant entre la ferveur des uns et la misère des
autres. Peut-être
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être aurait-on conçu
moins d'alarmes devant une médiocrité plus égale et pour ainsi dire, plus
fondue. Quoi qu'il en soit, il y avait matière à censure, beaucoup de mal à côté
de beaucoup de bien, et comme il arrive en pareil cas, te mal présent que l'on
avait sous les yeux paraissait à plusieurs beaucoup plus lamentable que le mal
des siècles passés. On n'avait jamais rien vu de pareil, et si l'on n'y portait
point un prompt remède c'en était fait de la religion en France. Comment
d'ailleurs hésiter sur les causes de cette décadence, comment ne pas accuser
d'abord ces prêtres, ces religieux qui depuis un demi-siècle avaient imposé des
idées et des méthodes nouvelles et dont les leçons trop écoutées avaient
insensiblement énervé les consciences ? S'en prendre directement à François de
Sales, on n'osait, on ne pouvait pas ; mais avec ses disciples, on avait beau
jeu. D'où serait venu ce relâchement général, sinon de leur complaisance
étourdie et de la mollesse de leur doctrine ? Ils avaient humanisé le Dieu
terrible de l'ancienne foi, exalté la nature corrompue, élargi la voie étroite,
marié le monde à la dévotion, et que sais-je encore. Novateurs d'autant plus
redoutables qu'ils occupaient toutes les avenues de la pensée et de la vie
chrétienne. Théologie pure, morale, administration des sacrements, direction,
partout le même assaut contre l'Évangile. Les molinistes exaltaient la liberté
humaine aux dépens de la grâce et escamotaient, si l'on peut dire, le péché
originel: plus répandus encore, les probabilistes effaçaient la distinction
entre le bien et le mal; d'autres éteignaient les flammes de l'enfer; un évêque
permettait le bal à sa Philothée; un autre écrivait des romans d'amour; d'autres
prêchaient le culte des muses païennes : partout le même naturalisme ; la même
conspiration inconsciente peut-être, mais effective et désastreuse avec les
thélemites d'hier et les libertins d'aujourd'hui.
Tels étaient les sentiments plus ou moins
confus qui préparaient de loin la réaction janséniste. Saint-Cyran,
390
dans ses conciliabules,
Arnauld et Pascal, dans leurs écrits, les formuleront avec plus de précision et
d'outrance, mais dès avant eux, et de bien des côtés, on commentait à se
détacher de l'humanisme dévot, naïvement rendu responsable d'une foule d'abus
qui l'avalent précédé et qui devaient lui survivre. Car enfin, aucune de ces
accusations ne résiste à l'examen sérieux des textes incriminés (1). Sans le
vouloir, on joue sur les mots. L'optimisme de nos humanistes n'est pas celui des
chansons de Béranger : il ne consiste pas à nier le péché originel ou la
nécessité de la grâce, mais à croire, d'une part, que notre nature n'a pas été
mortellement corrompue par la faute du premier homme, et, d'autre part, que la
grâce, toujours indispensable, est offerte à chacun de nous par la divine
miséricorde avec une libéralité sans mesure. De ces deux principes, ils tirent
cette conséquence que la dévotion, que la perfection même doivent être faciles à
la magnanimité naturelle et aux ressources surnaturelles du chrétien honnête
homme. « Vertu facile », on joue encore sur ce mot, on se persuade, et de bonne
foi, qu'à l'idéal évangélique, nos humanistes ont substitué une règle de vie
molle et basse, à la portée des plus lâches. Qu'on se mette à leur école, et
l'on reculera bientôt peut-être devant l'abnégation qu'ils nous imposent, devant
le mysticisme crucifiant où ils nous mènent. N'en doutez pas, car c'est
l'évidence même, la doctrine morale de Saint-Cyran ou du grand Arnauld est
beaucoup moins exigeante que celle de François de Sales ou de Jean-Pierre Camus.
Quand on vient à la pratique, on trouve la seconde beaucoup plus rude que
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la première. Et comment
Port-Royal demanderait-il à l'es-prit de crainte ce qu'on peut librement
demander à l'es-prit d'amour? On s'explique néanmoins que l'impression contraire
ait si longtemps prévalu, non pas dans le monde des saints mais chez les
curieux. En dehors des fervents et des confesseurs, on ne juge de ces choses que
sur l'apparence et l'idée ne vient même pas qu'un moraliste souriant et
caressant, comme l'auteur de la Philothée, puisse être plus rigoureux que
l'âpre auteur de la Fréquente communion. Saint Jean-Baptiste qui se
nourrit de sauterelles paraît plus mortifié que l'autre saint Jean qui mange
comme tout le monde; saint Jérôme, avec son caillou et ses gronderies, paraît
plus héroïque que saint Augustin.
II. La lutte de nos humanistes contre le grand
Arnauld et les premiers jansénistes est un des épisodes les plus significatifs
et les plus brillants de l'histoire que nous racontons. Sainte-Beuve ne semble
pas s'en être douté. Pour lui et la plupart des critiques, la controverse se
ramène au long duel entre Port-Royal et les jésuites, aux discussions
fastidieuses sur le sens de l'Augustinus ou la signature du Formulaire. Il y eut
pourtant d'autres polémiques, plus spéculatives, plus hautes, moins personnelles
et d'un intérêt plus durable. Escobar et Jansénius, pris en soi, ne nous
touchent plus. Ce ne sont que des hommes, des théologiens plutôt et de seconde
grandeur; le hasard seul leur a donné une façon d'immortalité. Ce qui nous
touche ou devrait nous toucher encore, c'est le fond même du débat, c'est le
conflit entre ces deux philosophies du christianisme, celle que nous avons
appelée l'humanisme dévot et celle que l'on peut appeler le jansénisme éternel.
Ce conflit nous est présenté d'une manière
saisissante et relativement sereine dans quelques beaux livres aujourd'hui
totalement oubliés et que le hasard seul m'a fait rencontrer. Le plus ancien de
ces livres : les Miséricordes de Dieu en la conduite de l'homme, publié
en 1645 par le capucin Yves de Paris, est une réponse directe à la Fréquente
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communion
d'Arnauld. Paraissent ensuite, en 1649, les Justes espérances de notre salut
opposées au désespoir du siècle, par le capucin Jacques d'Autun : c'est
enfin peu d'années après, en 1655 le Chrétien du temps par le P.
François Bonal, de
l'observance de saint Francois. Comme ils nous viennent tous u camp franciscain,
et non de chez les jésuites, peut-être certains esprits les trouveront-ils moins
suspects. Ne pouvant du reste les étudier tous ici longuement, je m'attacherai
de préférence à François Bonal.
Du personnage lui-même j'ignore tout.
L'écrivain est très original, très curieusement moderne, parfois même au point
de m'étonner quelque peu. Nous sommes toujours si rétifs à constater que nos
pères nous ressemblaient. Il a des lettres et de l'éloquence. Il a sûrement
pratiqué
Balzac, mais sans trop
sacrifier de son ardeur naturelle. Il me rappelle souvent un des bons
prédicateurs de cette époque, Étienne Molinier, que nous avons salué à plusieurs
reprises. Lui aussi, il est un de ceux chez qui l'on voit poindre Bossuet, si
l'on peut ainsi parler.
Qu'on cherche dans les archives des rois, écrit-il, et les
vieux titres des empires, dans les chronologies des siècles, avec toutes les
annales du monde, parmi les pays les plus polis et les mieux policés.. se
trouvera-t-il ailleurs que parmi nous, qui succédons aux juifs, une histoire
sainte et religieuse oit il ne soit traité que du procédé perpétuel de Dieu à
l'égard du genre humain et des hommes envers Dieu ; une relation ponctuelle,
prise depuis la naissance de l'univers et la création de l'homme, et poursuivie
d'un fil continu, et comme une espèce de journal de ce qui s'est passé de divin
depuis qu'il y a un monde et des âmes (1) ?
Trois lignes comme ces dernières, et l'on sent
que l'inspiration a passé par là. Voici du Balzac, mais plus détendu :
Nous avons admiré avec raison comme la mémoire des plus
grands empires s'est éteinte et les écrits de quelques pauvres
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bergers
subsistent encore parmi les ruines de tant de siècles. Quel plus grand miracle
de la Providence de Dieu, Théophron, que de voir que le monde n'a rien de
l'histoire de Ninus et de ses successeurs... ni de tant d'autres rois et de
satrapes... et nous avons toutes les vies de ceux qui ont gardé les ânesses et
les brebis en Israël! Nous savons par coeur les paroles de ces rustiques. Nous
lisons les prophéties d'un Amos qui était un pasteur de village, nous chantons
par toute la terre les psaumes que David a faits en paissant les troupeaux
auprès de Bethléem (1).
Comme on le voit par ces quelques lignes d'un
si aimable accent et d'un si noble tour, le gros livre de Bonal n'est pas
uniquement consacré à la controverse. Il faut même être déjà du métier pour
s'apercevoir qu'en réalité chacune de ces élévations sur les origines du
christianisme et l'économie du salut, tend à renverser ce que Bonal appelle
admirablement « la théologie inhumaine ». Il affecte même une sorte de
neutralité entre les fidèles du grand Arnauld et ses adversaires.
Nous devons présumer, dit-il, que l'intention des uns et
des autres est très pure, et il se peut faire qu'un même objet considéré de
différents biais, aura plusieurs jours et portera de différentes images aux yeux
des regardants. Il n'est pas impossible d'envisager la pénitence de divers
côtés.
Ni les rigoristes ni les condescendants ne
manquent de bonnes raisons pour justifier chacun leur méthode. Ils trouvent même
dans la Bible de quoi se défendre.
Les premiers font comme Giesi, qui va dans le logis de la
veuve porter le bâton du prophète sur le corps de l'enfant mort et le bâton ne
fait point de miracle ; les seconds font comme Elisée, qui descend lui-même en
personne et se raccourcit par condescendance sur le corps du petit défunt afin
de le ressusciter. Les premiers, pour défendre l'Arbre de vie, l'environnent
d'épines ou, pour empêcher l'entrée du paradis, y mettent un ange portier avec
une épée de flamme ; les
394
seconds
ouvrent le temple au publicain, admettent Zachée à leur table, reçoivent au
cénacle Simon Pierre, la nuit même de son reniement.
Son ironie laisse assez voir où vont ses
propres préférences, mais quoi qu'il en soit,
si ces
deux méthodes sont disputables, continue-t-il, qu'il me soit permis de crier ici
: accordez-vous, médecins querelleux, devant que de vous approcher du lit du
patient; ou bien... que n'allez-vous vider vos controverses loin de son
oreille?... Ne faudrait-il pas décider ces questions entre les pasteurs et les
directeurs, sans exposer une doctrine de la dernière conséquence à la discrétion
des premiers venus, dont les uns, par scrupule, douteront s'ils sont bien absous
; les autres, par ignorance, s'ils se doivent confesser à ceux-ci ou à ceux-là ;
les autres, par impiété, laisseront et ceux-ci et ceux-là et tous les
sacrements, jusqu'à ce qu'on soit mieux d'accord... ; les autres enfin, par
indignation de voir l'Eglise déchirée par l'opposition des sentiments, se
plaindront des docteurs de l'un et de l'autre parti qui s'amusent à contester
une victoire d'esprit, un triomphe d'encre et de papier au lieu de contribuer
ensemble à l'édification des âmes?... C'est une affaire du sénat et du palais,
Théophron, et non pas une cause du peuple et de la halle (1).
395
Il dit encore dans le
même sens :
Toute la colère qui s'allumerait au pays des thèses, sans
passer outre, ne pourrait pas faire de grands embrasements... mais quand les
opinions, échauffées et armées, sortent des cahiers et des portefeuilles des
universités, se mêlent dans les conversations du monde et montent dans les
chaires ; quand elles vont dans les ruelles et sur les théâtres ; quand elles
inondent la Cour et les villes, c'est alors que d'une affaire de classe, il se
fait un intérêt d'Eglise, que les partis de dévotion se changent en bandes de
factions.., et le pis est qu'il n'y a pas si petit partisan qui n'appelle son
avis : Vérité, Religion, Christianisme ; quoiqu'il y ait plus de distance de ce
jeu querelleux, suffisant et amer à l'esprit de la foi chrétienne que... des
songes de l'homme aux oracles de Dieu (1).
On s'extasie souvent sur la sérieuse culture
de ce grand siècle où la moindre femmelette avait un mot à dire sur la
prédestination. François Bonal ne partage guère ces admirations.
La démangeaison de disputer, dit-il, est un fléau de nos
jours et une je ne sais quelle espèce de contagion théologique qui est devenue
une maladie populaire (2).
Scolastique de salon, mise en faveur par des
scolastiques de décadence. En effet, d'après notre Bonal, le système janséniste
ne serait qu'une sorte de psittacisme savant, qu'une de ces métaphysiques
irréelles dont les écoles s'occupent le plus sérieusement du monde, mais
auxquelles personne ne croit pour de bon. S'il avait connu la distinction
lumineuse de Newman, il aurait dit que ni Jansénius ni ses disciples n'ont
jamais donné à leur propre doctrine une adhésion réelle, un real assent.
Leur dogme impitoyable leur ferait horreur, s'ils en réalisaient le plein
396
sens. Sincères, qui le
nie? Les idéologues le sont tous ou le deviennent. Jansénius a cru que les
inventions, que les constructions de son esprit répondaient à la vérité; mais
cette d'ordre tout abstrait, il ne l'a pas transposée, essayée et vérifiée dans
l'ordre des réalités vivantes. Le Rédempteur dont il parle n'est pas le Christ,
mais une idée pure; les âmes dont il dispose ne sont pas des âmes, mais des
signes algébriques. Il pense à vide, si l'on peut ainsi parler.
A la vaine science de ces intellectuels, Bonal
oppose la docte ignorance, le sens très sûr du « peuple fidèle » :
La plupart de ces inventions, dit-il, n'ont point de cours
ni d'usage hors de l'étude et de l'exercice des écoles... Le peuple fidèle
prendrait pour importun et pour fantasque ce qu'ils ont trouvé de plus fin et de
plus subtil. Il leur a fallu, ce me semble, Théophron, faire comme ces
ingénieurs qui pour élever une éguille ou dresser une pyramide, sont obligés
d'employer tant de cordages, tant de roues, tant de ressorts et de composer de
si grandes machines, que les échafaudages sont de plus grands frais, occupent
plus d'espace, causent plus d'embarras incomparablement que toute la principale
besogne (1).
Que c'est bien cela, en effet, dans le cas
présent ! D'une part la vérité solide et nourrissante : faiblesse de l'homme;
besoin de la grâce ; grandeur de Dieu; d'autre part les échafaudages d'une
scolastique conceptuelle, les in-folio de l'Augustinus.
Interrogeons les simples, c'est-à-dire, ceux
en qui la foi est toute pure, ceux que la lecture n'a point corrompus; que la
science n'a point enflés ; que l'Ecole n'a point embarrassés ; que la dispute
n'a point éblouis ; que l'autorité des savants n'a point subornés ; que la
subtilité des arguments n'a point préoccupés ; que l'amour de leur opinion n'a
point altérés ; que l'animosité des partis n'a point échauffés ; je veux dire,
ceux qui n'ont dans leur esprit que la foi seule, sincère et
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vive. Y
en a-t-il aucun qui par le seul instinct de son baptême et par la simple
analogie de la foi, sans connaître seulement les noms de syllogisme, ni de
thèse, ni de distinction logique, ne soit prêt à soutenir jusqu'au martyre que
Dieu veut sauver toutes les âmes (1) ?
Et inversement, il n'est pas de « plus naïve
solution » contre le jansénisme que la « commune et muette horreur» inspirée par
cette doctrine à tous ceux qui la réalisent (2). Comme Bonal, Yves de Paris en
appelle aussi des raffinements spéculatifs au jugement plus sûr de la conscience
chrétienne.
Après tant de courses inutiles du coeur et de la pensée,
dit-il dans son beau langage, notre âme revient en elle-même, dans un repos où
elle se rend attentive à la voix intérieure qui nous assure que nous sommes les
enfants de Dieu, qui nous donne la confiance de l'appeler à notre secours, comme
notre Père, avec les cris et les transports impatients d'un amour abandonné à
ses seules miséricordes (3).
Ne craignons pas d'insister sur ces textes qui
me paraissent d'une si grande importance. Nos humanistes ne méprisent pas les
spéculations de l'esprit, mais ils veulent et que la science se tourne à aimer
et que l'amour juge la science. C'est ainsi que plus tard le, célèbre oratorien
Jean Leporcq ajoutera à sa réfutation technique du jansénisme « une dix-septième
preuve tirée des sentiments qu'inspire l'Esprit de piété ».
J'y fais voir, écrit-il, que ce que l'esprit de piété dit
au coeur de ceux qu'il anime est formellement opposé à la doctrine de Jansénius
: qu'il porte l'âme à penser et à croire que Dieu ne manque jamais le premier de
fidélité au juste et qu'il y a des grâces sans nombre que nous recevons en
vain... qu'ainsi il n'est pas vrai que la grâce impose à la volonté une
nécessité de lui donner son consentement. Il est peu d'ouvrages
398
de piété ou plutôt il n'y
en a aucun où ces sentiments ne se remarquent (1) ;
et il choisit, à l'appui
de son dire, non pas des spirituels jésuites ou capucins, mais des jansénistes,
Hermant, la Mère Agnès, Desmares, Sacy, Nicole, Saint-Cyran. Tant il est vrai
que ces auteurs ne croient pas de toute leur âme à ce qu’ils soutiennent dans
leurs controverses théologiques! Ils cessent d'être jansénistes, dès qu'ils
parlent humainement, ou, comme le dit notre Sonal, dès qu'ils vont « étudier
paisiblement la théologie de la grâce dans le pur texte de l'Évangile (2) ».
Il faut avouer, dit-il encore, poussant presque à l'extrême
son idée maîtresse, que nous trouvons une si grande différence entre la parole
des hommes et la parole de Dieu, en toute matière et singulièrement en celle de
la prédestination éternelle et de la grâce divine, que je n'entends jamais
parler les hommes, je dis même les plus savants et les plus saints, pour si bien
qu'ils s'expliquent, qu'ils ne m'embarrassent... je n'entends jamais parler Dieu
qu'il ne me soulage et ne m'assure, et c'est ici où il me semble que toute âme a
plus de sujet... de s'écrier avec l'Epouse du grand Cantique : Qu'il me baise
d'un baiser de sa bouche...
C'est pourquoi, ne vous étonnez pas, en cette occasion,
Théophron, où souvent les discours des plus grands hommes vous alarment, si je
vous conseille pour un temps de fermer les livres des doctes que vous n'entendez
pas, pour ouvrir l'Evangile de Jésus-Christ...
Partout où l'homme mortel met la main, il y paraît toujours
quelque marque de son néant et quelque impression d'humanité. Comme toute sorte
de corps porte partout son ombre, tout esprit créé laisse après lui un vestige
de créature, c'est-à-dire ou quelque difficulté, ou quelque contradiction, ou
quelque doute, ou quelque ambiguïté, ou quelques ténèbres (3).
399
« Tout esprit créé » et par suite, les Pères
de l'Église eux-mêmes, et « l'incomparable saint Augustin ». Celui-ci n'a sans
doute pas dit ce que Jansénius lui fait dire, mais enfin tels de ses textes ne
sont pas sans nous troubler quelque peu. D'un autre côté, comment le quitter
même d'un pas ? Laissez faire notre Bonal.
(Saint Augustin) est si habile que s'il me persuade, je
suis ù lui et ne m'en puis dédire, et il est si dévot que s'il ne me persuade
pas, je ne suis pas pour cela contre lui et ne lui ose contredire. Ainsi, dans
la lecture de ses écrits, encore que je ne sois pas quelquefois vaincu, je ne
laisse pas de demeurer toujours gagné; parce que quand la raison n'a pas la
force d'emporter mon consentement, l'onction de l'esprit a la vertu d'édifier ma
conscience. La grâce est répandue sur ses lèvres , pour cela, Dieu l'a béni
éternellement ; partout il demeure pour cela le maître. Quoique je fasse, c'est
un vaillant victorieux qui me désarme, ou un saint enchanteur qui me ravit.
Lorsque mon entendement ne se rend point, ma volonté pourtant le veut suivre.
Soit donc qu'il ceigne son épée sur son côté, pour parler aux termes du
prophète, il est très puissant, les peuples tombent sous lui, ses flèches aiguës
percent le coeur des ennemis du roi, soit qu'il entreprenne quelque chose par sa
seule bonne grâce et par sa beauté, il réussit avec prospérité, il règne sans
résistance ; c'est-à-dire que soit qu'il prouve ses opinions, soit qu'il ne les
prouve pas ; soit qu'il argumente subtilement, soit qu'il discoure éloquemment;
soit qu'il conclue dans la vérité, soit qu'il conjecture dans la vraisemblance,
je n'acquiesce pas seulement à l'efficace de ses preuves, mais tantôt j'admire
l'artifice de sa méthode, tantôt je cède à l'autorité de ses préjugés et si je
ne tiens pas que toutes ses conclusions sont article de foi, cela ne m'empêche
pas de respecter jusqu'à ses conjectures (1).
400
Qu'il manque peu de chose à la perfection de
cette page ! Pourquoi Sainte-Beuve, si bien fait pour la goûter, ne l'a-t-il pas
connue ? Il aurait aimé ce balancement harmonieux et subtil entre la soumission
et l'indépendance, cette tendresse dans l'admiration, cette délicatesse dans la
critique, et comparant le culte des héros tel qu'il se pratique à Port-Royal et
chez nos humanistes, il aurait préféré sans doute la religion de ceux-ci au
fétichisme de celui-là.
III. Bonal est relativement très modéré pour
un controversiste de cette époque. Ce n'est qu'en passant qu'il souligne le
péché mignon de ses adversaires.
Le blâme de l'Eglise présente, dit-il par exemple, peut
être équivoque et dangereux particulièrement en la bouche de ceux qui se
piqueront, comme le pharisien, de n'être pas faits comme les autres hommes et
qui, dès qu'ils ont perdu de vue les clochers de la ville, dès qu'ils ont passé
trois jours aux champs dans la retraite, dès qu'ils ont fait quatre repas
d'herbes ou de légumes, s'érigent en pénitents parfaits, en saints anachorètes,
en suprêmes législateurs et sont tentés de dire chacun à Dieu comme le prophète
Elie : « je suis demeuré seul en Israël (1).
Mais à ces piqûres d'épingle qui, après tout,
ne sont qu'amusantes, combien je préfère, dans l'oeuvre de Bonal, ces vives
intuitions qui nous aident à réaliser la psychologie de Port-Royal. C'est ainsi
qu'il reproche à ces « docteurs extrêmes » ce qu'il appelle, d'un très beau mot,
« l'ambition » de leur pensée. A leur gré, dit-il,
il n'y a
rien de vertueux, s'il n'est héroïque; rien de chrétien, s'il n'est miraculeux;
rien de tolérable, s'il n'est inimitable. Cela tient plus de la roideur du
stoïque ou du faste du pharisien que de la mansuétude du chrétien... Ce sont
certains tempéraments d'esprit exquis et délicats qui ont plus de peine qu'ils
ne devraient à se contenter de la raison et qui cherchent le bon et le beau avec
plus de superstition que de
401
soin.
Tout ce qui se peut mieux faire est pour eux très mal fait; la médiocrité à leur
goût est un vice; ce qui n'est pas excès est un manquement; ce qui n'est pas
singulier est trop trivial. Ils ne trouvent grand que ce qui est immense. Ils
n'estiment que ce qui ravit ou qui étonne... Ils méprisent les ouvrages de tout
art qui sont inférieurs à la suprême idée (1).
Ne croirait-on pas qu'il définit le romantisme
et qu'il reproche au grand Arnauld de manquer de goût ? Profanes ou non, tous
les humanistes réagissent nécessairement de la même manière en face des
multiples aspects de l'inhumanité, de l'outrance. Voilà encore qui aurait
satisfait Sainte-Beuve, en l'éclairant sur la contradiction essentielle de son
Port-Royal. Le plus curieux des moralistes a certes le droit de s'attacher à
tant de personnages si compliqués et d'une diversité si riche, mais le plus
grand des lettrés modernes, s'il veut suivre la logique de son propre goût, ne
peut hésiter sérieusement entre le P. Bonal et Saint-Cyran. Je l'admire trop du
reste pour supposer qu'il n'ait pas senti ce désaccord. Ses notes, ses repentirs
nous montrent assez combien lui pesaient, dans l'âge mûr, les parti-pris
volontaires et provisoires de sa jeunesse. Au gré d'un parfait janséniste la «
médiocrité » est un vice ; au gré de Sainte-Beuve, elle ne peut être qu'une
vertu.
Il y a, continue le P. Bonal, des philosophes tragédiens
comme des poètes. Ceux-là font leurs sages, comme ceux-ci leurs personnages,
plus grands que la taille naturelle. Le christianisme a ses Zénon, ses
Chrysippe, ses Diogène, dont les préceptes ont une raideur de statue, une
hauteur de colosse... Chacune de leurs paroles est une hyperbole ; chaque maxime
est un paradoxe ; toutes leurs propositions sont hardies ; toutes leurs idées
sont extrêmes ; toutes leurs promesses sont immenses ; ce sont les géants des
sectes (2).
Cabotins ou matamores d'austérité, non pas;
c'est leur esprit même qui manque fatalement de mesure. Irréels,
402
excessifs, ils se font
une « religion de roman n' qui défie également la sagesse du dogme chrétien et
l'expérience humaine. Ils se passionnent très sincèrement pour les mythes que
leur imagination a créés : fabuleuse, leur conception du péché originel et de la
grâce ; fabuleux, le contraste absolu qu'ils imaginent entre la sainteté de
l'Église primitive et la décadence du christianisme moderne. Pour faire court et
pour éviter la théologie pure, ne retenons que cette dernière mythologie. Beau
sujet, qui n'a rien perdu de son intérêt et que Bonal développe avec autant de
pénétration que de hardiesse.
C'est une question à traiter à fond dans nos jours,
Théophron, où quelques-uns font profession d'avoir si mauvaise opinion de leur
siècle qu'ils n'en peuvent parler sans invective et comme d'un temps tout à fait
réprouvé, incurable et désespéré. Et pour cela, n'ont rien de si fréquent à la
bouche que la pureté de la primitive Eglise, comme si tout l'esprit du
christianisme s'en était envolé de la terre, il y a tantôt plus de mille ans...
La race des bons chrétiens a fini, dit-on... nous n'avons plus que les derniers
abois de l'Église finissante; Jésus-Christ est parti d'ici-bas et ne nous a
laissé que ses draps funèbres avec l'aloès et les autres parfums de ses
obsèques... je veux dire, quelques restes de dévotion extérieure avec les
cérémonies et les sacrements (2).
Bonal s'explique fort bien du reste « la
facilité qu'on a de croire que nos pères valaient mieux que nous, que les
premiers hommes étaient faits d'une plus riche étoffe ».
Les belles actions qu'on nous raconte et qu'on ne nous
montre point, viennent à notre connaissance avec tout leur appareil et tout leur
lustre, c'est-à-dire séparées de leurs circonstances odieuses et de leur
contrepoids... Il ne s'oppose rien en nous qui leur conteste la louange ou qui
diminue leur dignité, au lieu que nous ne regardons guère la plus parfaite vertu
des vivants autrement qu'accompagnée de toutes les conditions désavantageuses
qui peuvent rabattre de son estime...
403
Ainsi le
bien absent qui est un objet de l'ouïe, l'emporte facilement sur le bien
présent, qui est l'objet de la vue, soit que la censure de l'oeil soit plus
exacte et plus sévère... soit que les idées que nous concevons du bien moral
soient plus grandes que les actions qui se présentent (1).
Aux justes raisons que nous avons d'admirer
l'antiquité chrétienne et même, si l'on veut, de l'exalter au-dessus des
derniers âges de l'Église, se mêle a souvent beaucoup de tromperie ».
Si l'on se tenait dans les bornes de la vérité, tout irait
bien ; mais l'esprit humain prend la licence de bâtir sur un peu d'histoire
beaucoup de fable et surtout quand il fait en veillant ce beau songe qu'il a été
des années privilégiées et bienheureuses, toutes de fin or et qui ne viendront
plus, auxquelles le bien était tout pur (2).
Et néanmoins, « c'est un vieux mal que le
nôtre et de tout temps, il y a eu peu de parfaits (3) ».
Ce serait lourdement errer que d'aller croire que la grosse
masse des premiers chrétiens fut toute pure... On péchait en toutes manières du
temps des martyrs et des apôtres... L'art de faire des crimes n'est pas une
invention si moderne qu'on penserait bien... C'est songer les yeux ouverts que
de penser qu'il y ait jamais eu un peuple entier de vrais austères, une Eglise
toute faite de grands mortifiés. Le gros du christianisme a été de tout temps
composé d'infirmes et d'imparfaits (4).
Oui, peut-être, confessera le romantisme
historique du grand Arnauld et du Port-Royal, mais du moins l'Église primitive
opposait-elle à la faiblesse de ses enfants l'inflexible rigueur de sa
discipline pénitentielle, au lieu que l'Église d'aujourd'hui pactise trop
aisément avec la délicatesse du monde. Bonal n'esquivera pas cette objection;
404
il l'amplifie au
contraire avec une verve qui annonce les prochaines Provinciales.
Cela ne fournit-il pas matière d'invectiver contre
l'impénitence de notre temps, Theophron, par la comparaison de la sévérité
primitive avec nos relâchements prodigieux ? Cela ne donne-t-il pas envie de
crier : qui l'eût jamais dit que l'on dût un jour faire un jeu d'une si terrible
et si lamentable tragédie que celle (de l'ancienne pénitence) ?... Qui eût dit
qu'on inventerait des abrégés de pénitence, et que toutes ces pénibles suites de
travaux imposés aux premiers pécheurs se réduiraient enfin à la seule peine de
se confesser? Qui eût dit encore que non seulement la coutume de refaire les
mêmes crimes confessés, mais aussi celle de les redire souvent en toutes les
confessions, ferait avec le temps que comme on les commettrait presque sans
remords, on les raconterait aussi de même sans confusion ? Enfin qui eût dit que
la réconciliation après le péché mortel, qui coûtait anciennement è la plupart
un an entier de tristesse, de jeûne, viendrait à ne coûter à l'avenir que la
récitation de quelques oraisons dominicales ou de quelques psaumes, et que l'on
trouverait bien le moyen de trousser tout cela en moins d'une heure?
Ne semble-t-il pas que cette comparaison donne lieu
d'accuser la théologie complaisante du temps d'avoir décrassé le visage de la
pénitence primitive et que ce n'est plus cette pénitence mélancolique,
pleureuse, chétive, maigre et affamée du temps passé, mais qu'on a mis à sa
place une pénitence de belle humeur, civile, vermeille, grasse, refaite, en un
mot une douleur riante, un sabbat délicat, , une pénitence mignonne laquelle
n'incommode que fort peu le péché (1).
Faut-il qu'il soit paisible dans la possession
de sa vérité, pour faire la part aussi belle aux déclamations de ses adversaires
! C'est la sérénité du bon sens opposée aux ivresses morales (2) » du
puritanisme. Car enfin où ces réformateurs veulent-ils en venir?
S'il fallait entreprendre de réformer
généralement le
405
christianisme sur ces modèles sublimes, sur ces règles fières et hautaines, sur
ces paradoxes spécieux, sur ces hyperboles morales qui nous bravent au lieu de
nous corriger, ce ne serait pas un petit ouvrage. Certes, on aurait plutôt
replanté le paradis terrestre par toutes nos campagnes qu'on n'établirait, en ce
sens, ce qu'on peut appeler pureté de la primitive Église, dans toutes les vies
des chrétiens (1).
Pour lui, cette opposition entre l'ancienne
sévérité et l'indulgence présente de l'Eglise, ne le gêne aucunement.
Si l'on n'oblige plus le vieux christianisme à toutes les
rigueurs des anciens canons... à la confession publique, à la longue abstinence
de la communion, aux retardements de l'absolution... au sac, au cilice et à la
cendre visible, c'est qu'il n'est plus en âge de ces fortes et généreuses
pratiques qui demandaient une valeur robuste de jeunesse, une ferveur de novice,
une fougue de nouveau soldat. Il lui faut sur son déclin une réformation mitigée
(2).
Dégénérescence? Non pas, mais, au contraire,
développement normal et béni de Dieu, mais progrès peut-être.
Les grâces de l'Église jeune et robuste étaient la ferveur
du martyre et l'austérité de la vie pénitente. Maintenant le vrai partage de
l'antiquité de notre Église, vers la fin du monde, c'est la plénitude de la
doctrine et l'adresse de la direction et de la conduite.
Autrefois, Ignace d'Antioche et les stylites,
aujourd'hui François de Sales.
Depuis que les miracles n'ont plus fait les conversions,
que la foi n'a plus été exposée aux martyres..., l'on a vu un autre âge du
christianisme plus froid, qui est comme l'âge de la prudence et de la raison
chrétienne, le temps de la science et de la théologie expliquée, la saison de
l'étude et de la persuasion (3).
406
Que,le lecteur veuille
bien suspendre son jugement sur ce parallèle, très curieux, très dense et qui ne
fait que commencer. La matière en est fort délicate. Elle gêne un peu, non pas
l'intelligence haute et pénétrante, mais les habitudes littéraires de Bonal.
Celui-ci, comme on l'a vu, recourt d'ordinaire aux redoublements de
l'amplification balzacienne. Tous les textes que j'ai cités de lui jusqu'ici
nous le montrent rompu à cette vieille méthode que nous négligeons trop
aujourd'hui, qui est excellente mais qui ne convient pas à tous les sujets. Il
faudrait ici plus de concision et, tout ensemble, plus de souplesse. La
nécessité où il se trouve d'employer une métaphore consacrée — jeunesse et
vieillesse de l'Église — ajoute à son embarras et lui impose des épithètes plus
ou moins équivoques. « Froid » par exemple s'oppose à « ardent », à «
fougueux », à enthousiasme»; c'est le froid de la raison, non celui de l'agonie.
La question a une telle importance qu'on me pardonnera ces minuties. Faisons
crédit à notre Bonal. Pour lui, vu du dehors, le dernier âge de l'Église est
moins éclatant, il n'est pas moins chrétien que le premier.
L'esprit du christianisme ne s'occupe pas toujours à faire
des prophètes, des martyrs et des anachorètes ; il s'applique à faire de bons
pères, de bons enfants, de bons maîtres et de bons valets (1).
Les multitudes sont venues à l'Église.
Prétendre les faire entrer, de gré ou de force, dans le cadre héroïque des
premiers temps, rien de plus chimérique.
Ce qui se peut et qui se doit faire et qui se fait par la
grâce de Dieu tous les jours, c'est de rétablir dans la vie des particuliers,
cette fidèle correspondance à notre vocation, cette riche médiocrité, cette
sobre sagesse qui doit régler nos devoirs suivant les lois de notre institut ou
de notre office et la capacité de nos forces (2).
407
Voilà ce qu'il appelait plus haut une «
réformation mitigée » : ainsi compris, le mot n'a rien d'inquiétant. « Riche
médiocrité », « sobre sagesse », cela ne veut pas dire que le chrétien
d'aujourd'hui soit dispensé de porter sa croix, mais seulement qu'on n'exige
plus de lui les pratiques des premiers temps. Changement tout superficiel et qui
loin
d'autoriser le
relâchement véritable, impose au contraire une vie spirituelle plus intense.
L'Église,
cette
sage mère se conduit aucunement sur le modèle de Dieu... qui gouverne autrement
les anciennes générations des hommes, autrement les modernes et qui, bien que la
Synagogue des hébreux et l'Église des chrétiens ne fasse devant ses yeux qu'une
même république, après avoir chargé les premiers d'un nombre étrange de
cérémonies scrupuleuses, n'impose aux seconds que ce qu'il y a de moral et de
spirituel dans toutes les immenses forêts des lois judaïques (1).
Pratiques et cérémonies, d'ailleurs
nécessaires, tout cela, l'Eglise le subordonne au moral, au spirituel, à
l'intime, en un mot au développement de ce royaume de Dieu qui « vient sans
fracas », qui « est au dedans des âmes ».
Dans le siècle où nous sommes, il est aisé de voir que la
vraie mortification de l'esprit est souvent plus sûre et plus propre que
l'excessive macération du corps et qu'enfin Dieu sanctifie bien plus d'âmes dans
l'Eglise finissante, par la vie commune de Jésus-Christ et de Moyse, que par la
vie austère de saint Jean-Baptiste et d'Élie.
A cette loi suprême de l'intimisme,
s'oppose en vain le formalisme un peu judaïque, le primitivisme puéril
des jansénistes.
C'est aussi pour cette considération, Théophron, que la
terreur et la sévérité doivent être aujourd'hui tellement ménagées dans la
direction des âmes que, pour trop vouloir gagner, on ne se mette pas en péril de
tout perdre. Tirons de nos
408
chrétiens l'essentiel, le capital et le nécessaire et leur faisons quitte du
surnuméraire (1).
Le « surnuméraire », c'est, par exemple, la
confession publique que le grand Arnauld, cet enfant solennel, rêve de
restaurer; c'est le pécheur couvert de cendres à la porte du temple; c'est tout
l'appareil dramatique de l'ancienne pénitence. « L'essentiel, le capital et le
nécessaire », c'est
la perfection intime,
c'est la charité, cette charité que les déclamations puritaines, paralysent,
étouffent même.
L'abrégé de la vraie dévotion spirituelle et la fin du
précepte comme l'enseigne saint Paul, c'est la charité;... ce qui n'a rien de
commun avec cette noire religion toujours effrayée, inquiète et fiévreuse qui
pour faire la vertu austère et fière, érige la mélancolie en titre de perfection
et consacre la tristesse comme une chose céleste; qui d'un pensif, d'un
scrupuleux et d'un chagrin veut faire un inspiré, un saint, un prophète ; qui
canonise ses peurs et ses vapeurs, ses songes et ses fantômes, ses convulsions
et ses maladies et les débite pour visions, pour oracles, pour révélations et
pour souffrances divines. Rien de tout cela n'est christianisme, puisque pour
l'homme intérieur, la fin du précepte, c'est la charité qui vient du fond d'un
coeur purifié et de la bonne conscience, bien loin de toute superstition
tremblante, sombre, embarrassée et maladive, qui craint Dieu comme un tyran au
lieu de l'aimer comme un père; qui se défie de lui comme d'un chicaneur au lieu
de s'abandonner à lui comme à un protecteur ; qui tâtonne à chaque pas qu'elle
fait ; qui s'alarme d'une ombre ; qui se désespère d'un néant; qui prend toute
tentation pour péché et tout soupir pour dévotion (2).
Les adoucissements que l'indulgence de
l'Église a apportés à la discipline extérieure, ont-ils entraîné une sensible
diminution de ferveur intime, Bonal ne le croit pas, et s'il voulait nous livrer
toute sa pensée, il croirait plutôt le contraire.
Que si aujourd'hui l'Église finissante a la vieillesse et
la stérilité pour son partage, c'est à la façon de ces illustres et
409
saintes
femmes, Sara et Elisabeth, qui, stériles par nature et vieilles par l'âge, ne
laissent pas d'avoir une vieillesse féconde et de concevoir par miracle. Il y a
des Isaac et des Jean-Baptiste qui naissent dans le dernier âge du
christianisme. Il y a de vrais chrétiens encore dans notre siècle cassé, flétri,
froid et ridé.
On ne conteste pas d'innombrables
défaillances, mais
il se
trouvera, à tout prendre, un aussi grand nombre d'âmes saintes que jamais dans
le sein de l'Eglise, en qui la foi reluit avec toute sa lumière, en qui la
charité brûle avec toute sa chaleur. A tourner la tête sur les siècles passés,
et même sans excepter les cinq premiers... les affaires de la république
chrétienne ont été souvent en plus mauvais termes qu'elles ne sont et le
christianisme a été encore plus malade qu'on ne le voit aujourd'hui... On
pourrait encore dire quelque chose de plus à l'avantage de notre siècle en
particulier, si l'on voulait faire ici en détail une exacte comparaison avec les
précédents ; mais nous consolons notre humilité et nous n'affectons point de
plaider en forme la cause de notre préséance.
Qu'il nous suffise d'affirmer
que dans
le plus fort de l'hiver des siècles, l'esprit chrétien par une sorte
d'antipéristase, se réchauffe en plusieurs fidèles et qu'il se produit
aujourd'hui des actions de perfection évangélique aussi pures qu'on en puisse
trouver dans l'âge d'or et dans la plus haute innocence du christianisme (1).
Il est temps du reste, d'abandonner enfin une
métaphore importune dont nos adversaires ont trop abusé.
A proprement parler, l'Église de Dieu peut être ancienne,
mais non pas vieille... L'Epouse de Dieu, cette Eglise, ce temple sacré qu'il
bâtit de pierres vives pour régner en lui dans l'éternité, ne relève point de la
juridiction du temps, ni ne doit point de tribut à la vieillesse... C'est-à-dire
que, quelque temps qu'il fasse, quelque froid qui gèle les âmes, quelque sommeil
qui assoupisse le monde, à quelque heure que l'on cherche cette sage Epouse de
Dieu, l'on trouvera, en toute saison, du feu et de la lumière dans son logis, de
la doctrine
410
et de la
sainteté, jusqu'à la fin du monde. Oui, l'on trouvera dans nos jours des saints
de tous degrés. Il y en a quelques-uns qui surpassent beaucoup d'anciens ;
plusieurs qui les égalent; quantité qui les suivent de loin et montent lentement
à la montagne du Seigneur, mais qui à la fin y parviennent; une infinité qui,
après être tombés ou après avoir rebroussé chemin, reprennent leur cours et leur
voyage et doublent le pas, pour arriver au moins sur le tard, malgré leur
lassitude, leur amusement et leurs chutes au gîte du salut (1).
IV. Sur le fond même de la doctrine et sur ce
roman cruel que les jansénistes ont édifié sur la théologie de la grâce, Bonal
ne paraît ni moins sensé ni moins éloquent. Il y a plus que du plaisir à suivre
les réactions spontanées, les répulsions invincibles de ce noble penseur en face
de ce qu'il appelle tout uniment, d'un mot qui est pour lui décisif, « la
théologie inhumaine (2) ». Quelques-uns, dit-il, trouvent ce système
fort
chrétien, quoiqu'ils ne se puissent empêcher de le sentir et de l'avouer non
seulement dur, mais encore horrible. Mais aussi, comme ils confondent leur
langage avec celui de saint Paul, la dureté même et la terreur semblent raffiner
leur dévotion et plus ils tremblent de peur, plus ils s'imaginent être transis
de piété... Il se trouve des yeux faits ainsi, qui ne prendront qu'un fade
plaisir à voir des tableaux de paysage divertissants dans une galerie et qui se
repaîtront d'une terrible volupté dans les peintures des embrasements, des
naufrages... parce que ce sont des objets plus piquants et amusants, plus ils
sont funestes et tragiques (3).
Système malsain et d'autant plus que le
caractère de piété rigide qu'il affecte augmente sa puissance de contagion sur
les âmes religieuses si souvent portées au scrupule. Quoique l'on puisse penser
des victimes des Provinciales— et je suis de ceux que ce chef-d'oeuvre
n'a pas convaincus — nos auteurs n'appartiennent pas à cette
412
école. Ils estiment
néanmoins la morale janséniste aussi dangereuse que la morale relâchée, et même
bien davantage, cette dernière après tout ne pouvant tromper que ceux qui
veulent se laisser tromper par elle.
Les fruits de la doctrine trop rigide... ne sont pas moins
à craindre et à fuir que les effets de la théologie trop indulgente. Il y a bien
de quoi déplorer l'injure que font à Jésus-Christ ceux qui, par leur
complaisance, flattent la mollesse des âmes, affaiblissent la vigueur de
l'esprit chrétien, s'accommodent avec les relâchements du temps et promettent
impunité aux vices. Mais il n'y a pas lieu d'approuver pour cela le génie
bravache de ceux qui prennent le christianisme d'une si merveilleuse hauteur que
personne n'y peut atteindre (1).
Yves de Paris, plus philosophe, va encore plus
loin.
On a toujours moins offensé, dit-il, la dévotion du
christianisme, en prêchant un grand relâche de vie, où la conscience ne consent
pas, qu'en réduisant ses pratiques à des rigueurs insupportables, au deça de
toutes les règles de la discrétion. Car la nature ne pouvant pas souffrir ces
violences, recourt à sa liberté par un grand effort et pour n'y point faillir,
elle s'emporte jusque dans les autres extrémités... C'est de là, dit Platon, que
les superstitions qui donnent à Dieu ce qui ne lui convient pas, se terminent
ordinairement en une impiété qui le nie. Car on cesse de le croire et de
l'adorer, après se l'être figuré sous des conditions impossibles et
déraisonnables (2).
« Où la conscience ne consent pas a, voilà en
deux mots, selon moi, la réponse la plus concluante aux indignations de Pascal.
Ou bien il a mal compris les casuistes, ou s'il les a bien compris, ceux-ci ne
sont pas si redoutables. Ils ne feront pas ce que nul ici-bas n'a encore pu
faire, ils n'étoufferont
pas la voix de la conscience. Tout au plus fourniront-ils un prétexte à
l'hypocrisie. Mais il y a dans les parties inférieures du sentiment religieux,
quelque chose qui « consent aux terreurs énervantes de la
412
deisidaimonia
antique, de l'affreuse superstition dont Lucrèce a maudit les cauchemars.
Horribili super aspectu mortalibus instans,
et qui, même au sein du christianisme, peut
encore inspirer tant de crimes et causer tant de souffrances. Tantum relligio
potuit... Port-Royal a eu ses Iphigénies, Marie-Claire Arnauld, par exemple,
torturée par Saint-Cyran. Sous couleur d'exalter l'Eglise primitive et de
défendre la grâce, il peut se former, dit encore Bonal,
une
secte hardie et superbe de réformateurs qui effaroucheront les plus doux
naturels... et qui, à force de hérisser le christianisme et d'en faire une
profession épineuse, effroyable et inaccessible, feront peut-être, avec quelque
petit nombre d'austères suffisants, beaucoup d'infirmes désespérés et plus
encore de libertins impénitents (1).
Nos auteurs s'accordent en effet à marquer
cette liaison quasi-nécessaire entre le rigorisme dogmatique et moral d'une part
et le libertinage de l'autre.
Quel plaisir ont les relâchés et les impies de pouvoir se
persuader et dire que tout le monde se trompe ; qu'ils ne sont pas les seuls
mauvais chrétiens ; que ceux qui vivent toujours et absolument mal, sont autant
avancés que ceux qui s'efforcent souvent de mieux vivre ; que ceux qui se
confessent et communient souvent, avec une disposition imparfaite et ordinaire,
sont autant impénitents, et si vous voulez, plus sacrilèges encore que ceux qui
ne communient jamais! Enfin la doctrine la plus sévère leur est un champ
ouvert.., pour rendre méprisable la dévotion possible et réelle, à force de
rendre nécessaire une réformation idéale et inaccessible.
Que rapportent-ils de leur commerce avec les
réformateurs,
sinon
ces trois vices... qui sont un désespoir d'être jamais bons chrétiens au prix où
l'on met le christianisme; après cela,
413
une
mauvaise opinion de tout leur siècle, qui n'est point de la couleur ou de la
mesure de leur auteur ou de leur parti, et enfin, une audace et une opiniâtreté
prête à décider tous les points de la foi et des moeurs, autrement que l'Église
ne les juge et ne les décide (1) ?
Quand elle ne mène pas droit au désespoir, la
doctrine janséniste est une prime à la paresse.
Quoi de plus doux, écrit Jacques d'Autun, que de souffrir
les mouvements de Dieu et de les attendre et de ne pas embarrasser son esprit de
satisfaction ni de pénitence ; de croire que si l'on est prédestiné, elle est
superflue, et sans profit à qui est du nombre des réprouvés ; qu'en vue du péché
d'origine, notre sort est jeté et que, si Dieu nous laisse dans cette masse, il
faut périr dans la corruption, mais que s'il nous en doit tirer, c'est assez de
le souffrir ; qu'il opère en nous le pouvoir, le vouloir et le faire, et que
notre concours ne sert de rien pour la conversion du pécheur; que nos bonnes
oeuvres sont toutes de Dieu et que, ne méritant rien, nos empressements sont
inutiles (2) !
Raisonnement extrême jusqu'à l'absurde, que
manifestement nul janséniste sérieux n'a jamais tenu et qui, lui non plus, ne
saurait émouvoir une conscience honnête. Mais si l'on se rappelle l'éclat qui
fut imprudemment donné à la prédication de ce déterminisme théologique, on
trouvera moins excessives les craintes de Bonal et de Jacques d'Autun. Un
aimable témoin, assez désintéressé dans la querelle, ne leur donne que trop
raison.
Elle (la marquise de Sablé) trouve donc mauvais que j'aie
prononcé une sentence de rigueur contre M. Arnauld, écrivait Mme de Choisy à Mme
de Maure, voyons s'il est juste qu'un particulier, sans ordre du Roi, sans bref
du Pape, sans caractère d'évêque ni de curé, se mêle d'écrire incessamment pour
réformer la religion et exciter par ce procédé-là des embarras dans les esprits,
qui ne font d'autre effet que de faire des libertins et des impies. J'en parle
comme savante,
414
voyant
comment les courtisans et les mondains sont détraqués depuis ces propositions de
la grâce, disant à tous moments : Hé ! qu'importe-t-il comme l'on fait, puisque
si nous avons la grâce, nous serons sauvés, et si nous ne l'avons point, nous
serons perdus. Et puis ils concluent par dire : « Tout cela sont fariboles ;
voyez comme ils s'étranglent trétous; les uns soutiennent une chose, les autres
une autre ».
Avant toutes ces questions-ci, quand Pâques arrivaient, ils
étaient étonnés comme des fondeurs de cloches, ne sachant où se fourrer et ayant
de grands scrupules. Présentement ils sont gaillards et ne songent plus à se
confesser, disant : ce qui est écrit est écrit. Voilà ce que les jansénistes ont
opéré à l'égard des mondains. Pour Ies véritables chrétiens, il n'était pas
besoin qu'ils écrivissent tant pour les instruire, chacun sachant fort bien ce
qu'il- faut faire pour vivre selon la loi (1).
VI. Mais ce que nous devons surtout retenir
dans ces longues controverses de l'humanisme dévot contre l'esprit janséniste,
ce sont les manifestations positives, les certitudes passionnées de l'esprit
contraire. Qu'il s'agisse du salut des infidèles, du sort des enfants morts sans
baptême, de l'administration des sacrements, de la définition même du
christianisme et de la grâce, nos auteurs et Sonal en particulier, puisque nous
l'avons choisi comme porte-parole de son parti, s'expliquent avec une décision,
une générosité, une chaleur éloquente qui, je le crois, rallieront presque tous
les suffrages.
Se doit-on imaginer que Dieu n'a pris aucun
soin et qu'il n'a tendresse quelconque pour toutes ces âmes sans nombre qui
n'ont jamais rien vu ou connu des mystères de l'Evangile? Peut-on se former une
certitude si hardie que de dire sans douter que tant de gens qui n'ont point
porté le nom de chrétien, n'ont eu aucune part à la grâce chrétienne? Il s'en
trouve qui l'assurent de la sorte, comme si Dieu le leur avait révélé. Et, qui
plus est, il y en a qui croient honorer Dieu et,
415
sa grâce
par cette créance sauvage!... Arrêt véritablement farouche, qui se discrédite
par l'horreur de ses propres termes, et qui bien loin de tenir rien de cet air
divin que les saintes lettres appellent : le sens du Seigneur, n'a pas seulement
un rayon, ni une apparence de sens humain, puisqu'il ne respire qu'inhumanité
(1).
«Sauvage », le mot est
fort. Qui le trouvera trop dur? Non,
l'église
de Dieu ne reçoit point de sentiments si cruels et ne se peut pas persuader que
durant plus de quarante siècles, depuis Caïn jusques après la mort de
Jésus-Christ et de ses apôtres, il se soit fait, à faute de grâce, un débris si
général et si effroyable de tant d'âmes perdues sans ressource, et qu'il s'en
fasse encore autant jusqu'à la fin du monde, partout où l'on ne peut avoir
aucune nouvelle de Jésus-Christ (2).
Bonal montre, s'il se peut, plus de tendresse
encore, aux enfants morts sans baptême.
Certes si Periclès a dit autrefois, haranguant les
Athéniens, que priver la république de la jeunesse, ce serait la même chose que
d'ôter le printemps à l'année, nous aurions encore meilleure raison de dire que
priver les enfants du salut
416
éternel,
ce serait arracher toutes les fleurs de l'Eglise militante et triomphante. Il
n'y a point d'apparence que celui qui a ouvert le royaume des cieux aux femmes
débauchées et aux publicains, ait voulu le fermer à ces petites âmes innocentes,
qui n'ont jamais eu le loisir ni la volonté de pécher. Depuis que le Verbe
incarné a uni sa divinité aux membres d'un enfant et qu'il a consacré les
entrailles où il a été conçu, le sein qu'il a sucé, les maillots qui l'ont
enveloppé et le berceau où il a bégayé, il n'y a point de si petit âge qui soit
incapable de salut et qui ne soit assez mûr pour la grâce (1).
Ceci n'est qu'un prélude. Quand il en arrive
au point douloureux de cette obscure controverse, Bonal hésite naturellement
davantage. Au moins dit-il fermement que ceux qui « n'ont senti aucun plaisir de
leur coulpe... ne sentiront aucun déplaisir de leur peine » et que « dans une
paisible indolence, ils
n'auront ni bien ni mal en l'autre monde » (2). Telle était l'opinion presque
générale des bons esprits de ce temps. Pourquoi faut-il que cette opinion ait
scandalisé Bossuet?
Païens d'avant le Christ, enfants, pécheurs
endurcis, il voudrait sauver tout le monde.
L'histoire de la Genèse représentant la disgrâce de
la misérable Agar... raconte que, comme elle errait dans le désert de Barsabée,
la provision d'eau vint à lui manquer. En cette extrémité, cette mère désolée
n'eut pas le courage de voir mourir son fils. Elle le mit au pied d'un arbre et
se détourna loin à l'écart, aimant mieux avancer sa perte que d'y assister. Mais
un Ange l'appela du ciel pour lui dire que « Dieu avait exaucé la voix de
l'enfant n, et dès lors les yeux lui furent
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ouverts,
pour découvrir un puits tout proche, d'où elle puisa de l'eau pour sa vie et
pour celle de son Ismaël.
Cela ne veut-il pas dire, Théophron, que Dieu est le
premier père des créatures délaissées, et des mères sans consolation et des
enfants sans secours... S'il est obligeant envers le fils de la mère libre, il
n'est pas cruel pourtant à celui de la mère esclave. S'il écoute les prières et
la dévotion du peuple fidèle qui sait implorer son saint nom, il ne dédaigne
point l'ignorance et l'aveuglement des nations infidèles qui ne connaissent
point les mystères de son culte ni les secrets de sa révélation. Car, quand il
n'y aurait ni cri, ni larme, la misère des enfants. est une voix qui monte
jusqu'au trône du Père infini et il n'a pas besoin de requête, d'avertissement
ni de mémoire, ni pour pardonner à la personne du pécheur, ni pour se souvenir
et de quel limon est pétrie cette nature infirme et que tout homme n'est rien
que chair. C'est assez demander que d'être misérable devant ses yeux... Enfin,
Théophron, s'il y a de l'eau assez au milieu des sablonnières et de la
sécheresse du désert, il y a de la grâce de Dieu suffisamment pour les âmes des
réprouvés au milieu de leur erreur et de leur malice. Et cela, parce que « le
Fils de l'homme est venu chercher et sauver tout ce qui était perdu ; et que ce
n'est pas la volonté de Votre Père qui est aux cieux, qu'aucun de ces petits
périsse » (1).
Les portes de Port-Royal ne prévaudront pas
contre la solide et bienfaisante beauté de cette page. Quelle noble sensibilité
ne nous cachaient pas la « sobre sagesse » de Bonal, son bon sens paisible et la
discrétion de son goût ! Il n'a pas les éclats soudains d'un Pascal ou d'un
Bossuet. Rien qui ressemble à l'enthousiasme d'un prophète. Tous
tes excès, même de plume,
lui font peur.
Les esprits modérés et sincères, dit-il
quelque part, cherchent un christianisme plus calme et plus pacifique (que celui
de Jansénius) qui assure et console le coeur et non pas une religion fiévreuse
et agitée qui d'abord fait des transports au cerveau et qui tourmente et gêne la
conscience au lieu de la guérir (2).
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Réduire, écrit-il ailleurs, toute la vie
chrétienne a « massacrer le corps de peines indiscrètes (et) l'esprit de
terreurs paniques,
ce sont
les deux partis de la fausse et superbe dévotion, laquelle ne connaît point les
bornes du culte raisonnable et tranquille que Dieu demande de nous et ne croit
point que les sacrifices soient assez religieux, s'ils ne sont passionnés et
tragiques. Comme ces amants de théâtre qui pensent que leur scène est plate et
froide s'ils font l'amour sans fureur... (1)
« Raisonnable », a paisible », « modéré », ces
épithètes reviennent sans cesse sous sa plume d'humaniste et il prend toujours «
tragique » dans le mauvais sens. Ces riens jugent l'homme. Quelle chaleur
néanmoins dans tout ce qu'il pense et comme il se donne de toute son
âme généreuse à ses
convictions !
Certes, Théophron, nous serions bien malheureux si nous
avions un Père au ciel de l'humeur que nous ne voudrions pas avoir un père en
terre, c'est-à-dire qui n'eût pas les entrailles plus tendres que cela. Le Dieu
des chrétiens n'a pas un cœur de roche ni des yeux de fer pour faire naître et
pour voir traîner tant d'hommes au monde, destitués de tout aide surnaturel, qui
n'ont d'autre crime que celui d'être nés d'Adam, n'étant point en leur pouvoir
de naître d'un autre et qui cependant, pour cela seulement, sont destinés
irrémissiblement par son divin ordre à ne recevoir de lui aucun bien et
condamnés à ne souffrir que du mal. Notre foi nous élève dans de meilleurs
sentiments (2).
Notre foi, ce n'est pas là en effet une vague
sentimentalité, c'est une théologie. Port-Royal parle toujours comme s'il était
seul à défendre le dogme de la grâce. Rien ne lui donne droit à ce monopole. Le
conflit n'est pas entre grâce et nature, mais entre deux conceptions, l'une
inhumaine, l'autre humaine, de l'ordre surnaturel.
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La grâce, dit Jacques d'Autun, a plus de complaisance que
la nature; comme elle est soeur de l'amour, ou l'amour même, elle fait tout par
douceur (1).
Et notre Bonal :
La grâce opère tout entière dans les moindres actions de la
vie ou domestique ou populaire. Cette grâce est comme une lumière ou influence
céleste, souple, pure et facile. Partout où elle se trouve, elle conserve sa
dignité. Elle ne force rien ; elle s'accommode à toute sorte de matière..., elle
règle le trafic des marchands et l'ordre des familles privées, comme la
discipline des armées et la politique des conseils ; elle sanctifie les sobres
repas de ceux qui ont besoin de manger et de boire, comme les austères
abstinences de ceux qui jeûnent; elle conduit le ménage d'une simple femmelette
dans la voie de salut, comme la direction d'un contemplatif dans les vols
d'esprit de la vie extatique. La même pluie arrose les cèdres du Liban et l'hyssope
de la campagne (2).
Grâce qui n'est refusée à personne, et dont
les inspirations travaillent chacun de nous.
Sur la connaissance que nous pouvons tirer de la pratique
des hommes, mais bien plus encore sur le soin que nous savons et sentons, chacun
à part nous, que Dieu prend de notre homme intérieur, ne feignons point
d'avancer hardiment que dans toutes les parties de la terre habitable, dans
toute secte, dans toute superstition, dans tout genre de vie, il y a peu de
personnes qui n'expérimentent, presque tous les jours, qui plus, qui moins, ce
commerce profond et cette communication interne et continuelle de Dieu,
touchant, excitant, prévenant, avertissant, reprochant, appelant, sollicitant,
ou d'une manière ou d'une autre. Il en est, sans doute, qui n'y prêtent
ordinairement que la superficie de leur attention, comme qui sommeille ou qui
dort. Et si encore ne peuvent-ils s'empêcher d'ouïr très souvent, dans les
cavernes obscures de leurs coeurs, retentir l'écho de cette divine voix, qui
leur dit : sauve ton âme; retourne, retourne, ne pèche plus. Mais, au bout, il
n'en est point du tout, ni n'en sera d'un bout du monde à
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l'autre
qui, jamais, en aucune rencontre, en aucune bonne heure de sa vie, n'ait reçu un
seul bon mouvement, ni aucune inspiration de Dieu. Qui niera que partout où il y
a conscience, il n'y ait quelque impression de la grâce de Dieu (1) ?
Ainsi nos humanistes ne paraissent jamais plus
humains que lorsqu'ils glorifient la grâce. Ils feraient un moindre crédit à
notre nature s'ils ne la voyaient pas divinisée, dès le lendemain de la chute,
par les mérites du rédempteur. Si pour eux « théologie inhumaine » est synonyme
de théologie inexacte, c’est que Dieu a créé l'homme à son image et l'a racheté
en se faisant homme. Bien loin de répugner à la grâce, tout ce qui est noblement
et profond dément humain s'accorde merveilleusement avec elle. Elle nous achève.
Elle nous couronne sans nous mutiler.
Qu'est-ce donc que le chrétien, Théophron ? Premièrement
notre chrétien suppose en chaque condition l'homme de bien, l'honnête homme,
l'homme d'honneur, et puis par-dessus tout cela, c'est l'homme de Dieu (2).
S'il entend bien cette formule, — qui est la
formule même de l'humanisme dévot — un vrai janséniste ne la souscrira jamais.
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