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DE LA CORRECTION ET DE LA GRÂCE.

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.

 

In Oeuvres complètes de Saint Augustin, sous la direction de M. Raulx, Tome XVI ème Bar-le-Duc 1871, pp. 295-320

CHAPITRE PREMIER. DE LA LIBERTÉ POUR LE BIEN ET POUR LE MAL.

CHAPITRE II. NOUS NE POUVONS AVOIR QUE CE QUI NOUS A ÉTÉ DONNÉ.

CHAPITRE III. LE PRÉCEPTE, LE REPROCHE ET LA PRIÈRE.

CHAPITRE IV. OBJECTION.

CHAPITRE V. UTILITÉ DE LA CORRECTION.

CHAPITRE VI. LA PERSÉVÉRANCE EST UN DON DE DIEU.

CHAPITRE VII. LES APPELÉS ET LES ÉLUS.

CHAPITRE VIII. LA VOLONTÉ OBTIENT LA LIBERTÉ PAR LA GRACE.

CHAPITRE IX. LES VRAIS ENFANTS DE DIEU.

CHAPITRE X. LE LIBRE ARBITRE DANS LES ANGES ET LE PREMIER HOMME.

CHAPITRE XI. LE PREMIER HOMME AVANT SA CHUTE.

CHAPITRE XII. QUE CELUI QUI SE GLORIFIE SE GLORIFIE DANS LE SEIGNEUR.

CHAPITRE XIII. LE NOMBRE DES ÉLUS EST DÉTERMINÉ.

CHAPITRE XIV. DIEU SEUL PEUT RENDRE LA CORRECTION EFFICACE ET SALUTAIRE.

CHAPITRE XV. DIEU VEUT QUE TOUS LES HOMMES SOIENT SAUVÉS.

CHAPITRE XVI. CONCLUSION.

 

DE LA CORRECTION ET DE LA GRÂCE  (1).

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.

 

Le moine Florus, chargé de la lettre de Valentin, apporta à l'évêque d'Hippone de bonnes nouvelles d'Adrumet. Mais il crut devoir lui soumettre une objection d'un de ses frères contre le livre de la Grâce et du Libre Arbitre. S'il est vrai, disait ce cénobite, que Dieu opère en nous le vouloir et le parfaire, il faut que nos supérieurs se bornent à nous instruire de nos devoirs et à demander à Dieu de nous aider à les remplir, au lieu de nous corriger quand nous y manquons; ce n'est pas notre faute si nous sommes privés d'un secours que Dieu seul peut nous donner. Une telle conséquence, contraire à la doctrine catholique, eût été féconde en désordres : la rébellion, l'inertie morale et aussi le désespoir religieux étaient au bout. Le livre de la Correction et de la Grâce fut la réponse d'Augustin. Le docteur agrandit même l'objection de manière à prévenir les objections nouvelles qui pourraient naître, et rien ne resta debout. Cet ouvrage est comme la clef de la doctrine de saint Augustin sur la Grâce, et renverse particulièrement et victorieusement toutes les bases du jansénisme. Les idées du docteur d'Hippone sur la prédestination, s'y trouvent développées pour la première fois.

 

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CHAPITRE PREMIER. DE LA LIBERTÉ POUR LE BIEN ET POUR LE MAL.

 

1. Après avoir lu la lettre que vous, Valentin et vos religieux, m'avez adressée par notre frère Florus et par ceux qui l'accompagnaient, j'ai offert au Seigneur les plus vives actions de grâces, tant j'étais heureux d'apprendre que vous possédez la paix du ciel, que vous marchez tous à la lumière de la vérité, et que vous êtes embrasés de toutes les flammes de la charité. Les embûches que vous avait dressées l'ennemi du salut, Dieu, dans sa miséricorde, a bien voulu les faire tourner à l'avantage de ses serviteurs qui, au lieu d'y trouver une occasion de ruine, y ont trouvé, au contraire, l'occasion de s'instruire et de se perfectionner. Il n'est donc pas nécessaire de reprendre le sujet qui me paraît avoir été suffisamment traité dans le livre que je vous ai adressé  (2), et que vous avez accueilli avec un si vif empressement. Toutefois, ne pensez pas l'avoir suffisamment compris après une seule lecture. Si donc vous voulez en retirer un véritable profit, ne craignez pas de l'étudier de nouveau, afin que vous sachiez que de semblables questions ne peuvent être résolues que par l'autorité divine, à laquelle nous devons rester

 

1. Voir la lettre CCXVI, tom. III, pag. 35 et suiv. — 2. Livre de la Grâce et du Libre Arbitre.

 

 étroitement unis, si nous voulons parvenir au terme que nous désirons.

2. Or, le Seigneur ne s'est point contenté de nous apprendre quel mal nous devons éviter et quel bien nous devons faire ; il suffirait pour cela de la lettre même de la loi ; mais il nous donne encore sa grâce pour nous aider à éviter le mal et à faire le bien  (1) ; ce qui ne peut se faire sans l'esprit de grâce. Si cette grâce nous fait défaut, la loi ne peut plus que nous rendre coupables et nous tuer. De là cette parole de l'Apôtre : « La lettre tue, mais l'esprit vivifie  (2) ». Celui donc qui fait de la loi un usage légitime, apprend par elle ce qui est bien et ce qui est mal puis, se défiant de sa propre force, il a recours à la grâce à l'aide de laquelle il peut éviter le mal et faire le bien. Or, si l'homme a recours à la grâce, n'est-ce point lorsque le Seigneur dirige les pas de l'homme, et daigne lui tracer la voie  (3) ? Voilà pourquoi le désir même du secours de la grâce est déjà le commencement de la grâce ; de là cette parole du Psalmiste : « Et j'ai dit : Je commence ; ce changement est l'oeuvre de la droite du Très-Haut  (4) ». Nous devons donc reconnaître en nous la présente du libre arbitre pour faire le bien et le mal ; mais pour faire le mal, tous, justes ou pécheurs, sont parfaitement libres, tandis

 

1. Ps. XXXVI, 27. — 2. II Cor. III, 6. — 3. Ps. XXXVI, 23. — 4. Id. LXXVI, 11.

 

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qu'on n'est libre de faire le bien qu'autant que l'on a été délivré par Celui qui a dit : « Si le Fils de l'homme vous délivre, vous a serez vraiment libres  (1) ». Ce n'est pas qu'une fois délivré de la tyrannie du péché on n'ait plus besoin du secours de son Libérateur; au contraire, en lui entendant dire : « Sans moi a vous ne pouvez rien faire  (2) », on doit crier vers lui: «Ah ! soyez mon soutien, ne m'abandonnez pas (3) ». Cette foi qui est véritablement la foi réelle, prophétique, apostolique et catholique, je suis heureux de l'avoir rencontrée dans notre frère Florus. Il n'y a donc plus de correction nécessaire que pour ceux qui ne comprenaient pas ma doctrine, et j'ai tout lieu de croire que dans sa miséricorde Dieu les a déjà convertis.

 

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CHAPITRE II. NOUS NE POUVONS AVOIR QUE CE QUI NOUS A ÉTÉ DONNÉ.

 

3. Telle est donc cette grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ; c'est par elle seule que les hommes sont délivrés du mal, et sans elle les hommes ne peuvent ni penser, ni vouloir, ni aimer, ni faire le bien. Non-seulement cette grâce nous apprend ce que nous devons faire, mais elle nous aide à faire avec amour le bien que nous connaissons. Cette inspiration d'une bonne volonté et des bonnes oeuvres, l'Apôtre l'implorait devant Dieu pour ceux auxquels il écrivait : « Nous demandons que vous ne commettiez aucun mal, et non pas que nous vous paraissions ce que nous sommes, mais que vous accomplissiez le bien (4) ». En présence de ces paroles, comment ne pas ouvrir les yeux, comment ne pas avouer que c'est à Dieu seul que nous devons d'éviter le mal et de faire le bien ? En effet, l'Apôtre ne dit pas : Nous vous avertissons, nous vous enseignons, nous vous exhortons, nous vous reprochons ; mais : « Nous demandons à Dieu que vous ne commettiez aucun mal, et que vous fassiez le bien ». Et cependant c'est à ces mêmes hommes qu'il prêchait, c'est pour eux qu'il faisait ce que je viens de rappeler : il avertissait, il enseignait, il exhortait, il réprimandait ; mais il savait que tout cela serait inutile ; que le zèle qu'il déployait publiquement pour planter et pour arroser ne porterait de fruit qu'autant que ses prières en faveur

 

1. Jean, VIII, 36. — 2. Id. XV, 5. — 3. Ps. XXVI,9. — 3. II Cor. XIII, 7.

 

des fidèles seraient exaucées par Celui qui dans le secret des coeurs peut seul donner l'accroissement. Voilà pourquoi ce même docteur des nations s'écriait : « Celui qui est quelque chose, ce n'est ni celui qui plante, ni celui qui arrose, mais Dieu seul qui donne l'accroissement (1) ».

4. Qu'ils déposent donc leur funeste illusion, ceux qui disent : « Pourquoi nous prêcher, nous commander d'éviter le mal et de faire le bien, si ce n'est pas nous qui le faisons, et si c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire (2) ? » Bien plutôt qu'ils comprennent, s'ils sont les enfants de Dieu, qu'ils sont conduits par l'Esprit de Dieu (3), afin qu'ils fassent ce qu'ils ont à faire; et quand ils l'auront fait, qu'ils rendent grâces à Dieu qui leur a donné le pouvoir de le faire. Si Dieu agit en eux, c'est afin qu'ils agissent en eux-mêmes, et non pas pour qu'ils refassent rien ; si donc Dieu leur montre ce qu'ils doivent faire, c'est afin qu'en faisant ce qu'ils doivent faire et en le faisant par amour pour la justice, ils se trouvent heureux d'avoir reçu cette suavité que Dieu leur a donnée, afin que la terre de leur coeur portât son fruit (4). Au contraire, quand ils ne font pas ce qui leur est connu, soit qu'ils s'en abstiennent absolument , soit qu'ils ne l'accomplissent point par charité , ils doivent recourir à la prière, afin que par elle ils obtiennent ce qu'ils n'ont pas encore. En effet, que peuvent-ils avoir qu'ils ne l'aient reçu ? et qu'auront-ils jamais, s'ils ne l'ont pas reçu (5) ?

 

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CHAPITRE III. LE PRÉCEPTE, LE REPROCHE ET LA PRIÈRE.

 

5. « Donc », ajoutent-ils, « que nos supérieurs se contentent de nous apprendre nos devoirs, et qu'ils demandent pour nous à Dieu le secours dont nous avons besoin pour les accomplir ; mais qu'ils ne nous réprimandent et ne nous corrigent point, si nous n'accomplissons pas ces devoirs ». Je dis au contraire que les supérieurs doivent remplir à la fois toutes ces obligations ; car c'est là ce que faisaient les Apôtres docteurs de l'Eglise: ils prescrivaient ce qu'il y avait à faire, ils réprimandaient ceux qui ne le faisaient pas, et ils priaient pour qu'ils pussent le faire.

 

1. I Cor. III, 7. — 2. Philipp. II, 13. — 3. Rom. VIII, 14. — 4. Ps. LXXXIV, 13. — 5. I Cor. IV, 7.

 

Voici un ordre de l'Apôtre : « Que toutes nos oeuvres se fassent avec charité (1) » ; une réprimande et un reproche : « C'est déjà certainement un péché parmi vous, d'avoir des procès les uns contre les autres. Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu'on vous fasse tort ? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu'on vous trompe ? Mais c'est vous-mêmes qui commettez l'injustice, c'est vous qui trompez; et cela à l'égard de vos propres frères. Ne savez-vous pas que ceux qui commettent l'injustice ne possèderont point le royaume de Dieu (2)?» Enfin, voici sa prière : « Que le Seigneur vous multiplie et vous fasse abonder dans la charité à l'égard les uns des autres et à l'égard de tous (3) ». Il commande la charité; il réprimande, parce qu'on n'a pas la charité ; il prie pour que la charité abonde. O homme, dans le précepte reconnaissez ce que vous  devez posséder ; dans le reproche qui vous est fait reconnaissez que c'est par votre faute que vous ne le possédez pas ; et dans la prière reconnaissez de quelle source vous pouvez recevoir ce que vous voulez posséder.

 

 

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CHAPITRE IV. OBJECTION.

 

6. « Comment donc », dit-on, « se peut-il que je sois coupable de ne point posséder ce que je n'ai pas reçu de Celui qui, seul à l'exclusion de tout autre, peut me donner ce dont j'ai besoin? » Souffrez un instant, mes frères, que je défende la vérité de la grâce céleste et divine, non point contre vous qui portez un coeur droit devant Dieu, mais contre ceux qui n'ont qu'une sagesse tout humaine, ou des pensées toutes terrestres. Ceux qui dans leurs oeuvres mauvaises ne veulent pas se laisser corriger par les prédicateurs de cette grâce, ne cessent de répéter : « Instruisez-moi de mes devoirs, et si je les accomplis rendez à Dieu pour moi de continuelles actions de grâces; mais si je ne les accomplis pas, je ne dois pas être réprimandé, mais il faut demander à Dieu pour moi qu'il me donne ce qu'il ne m'a pas donné, c'est-à-dire cette ardente charité pour Dieu et pour le prochain, avec laquelle j'accomplirai les préceptes. Demandez donc pour moi cette charité, et par elle je ferai généreusement et avec bonne

 

1. I Cor. XVI, 14. — 2. Id. VI, 7-9. — 3. I Thess. III, 12.

 

volonté ce qui m'est commandé. Je mériterais des reproches, si c'était par ma faute que fusse privé de cette charité, c’est-à-dire si, pouvant me la donner ou la prendre moi-même, je ne le faisais pas, ou si je refusais de l'accepter lorsque Dieu me la donne. Mais puisque c'est Dieu lui-même qui préparé la volonté (1), pourquoi m'adressez-vous des reproches, lorsque vous me voyez refuser d'accomplir ses préceptes? bien plutôt ne devriez-vous pas le prier d'opérer en moi le vouloir et le parfaire? »

 

 

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CHAPITRE V. UTILITÉ DE LA CORRECTION.

 

7. Nous répondons: Vous qui, n'accomplissant point les devoirs que vous connaissez, ne voulez pas que l'on vous adresse de reproches, vous méritez ces reproches précisément parce que vous ne voulez pas en recevoir. En effet, vous ne voulez pas qu'on vous montre vos défauts ; vous ne voulez pas que ces défauts soient punis, et que vous en ressentiez une douleur salutaire qui vous inspirerait de recourir au médecin. Vous ne voulez pas que Von vous montre à vos propres yeux, tel que vous êtes, et pourtant c'est en vous voyant difforme que vous désireriez un réformateur, et que vous le supplieriez de ne point vous abandonner à votre difformité. C'est par votre faute que vous êtes mauvais, et c'est par une faute bien plus grande encore que vous ne voulez pas que l'on corrige votre malice. En seriez-vous arrivé à croire que les vices sont dignes d'éloge, ou du moins ne méritent que l'indifférence, de telle socle qu'on ne puisse ni les louer ni les blâmer? Seriez-vous faussement persuadé que la crainte, la honte ou la douleur, causées par la correction, ne sont d'aucune utilité pour le coupable? Enfin, cette correction ne produit-elle pas un véritable et salutaire aiguillon qui nous porte à implorer l'infinie bonté de Dieu, dont la miséricorde sait convertir les méchants et les rendre bons et dignes de louanges? Tout homme qui, ne voulant pas être réprimandé, se contente de dire : Priez pour moi et ne me corrigez pas, mérite au contraire qu'on le réprimande , et qu'on l'oblige à prier pour lui-même. La douleur qu'il éprouve lorsqu'il sent l'aiguillon du reproche, lui

 

1. Prov. VIII, selon les Sept.

 

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inspire plus de zèle et d'affection pour la prière ; il a plus facilement recours à la miséricorde divine, afin que, aidé du secours de la charité, il renonce à ses oeuvres honteuses et criminelles, et se porte avec ardeur au bien et à la vertu.

Telle est l'utilité de la correction, variant toutefois selon la diversité des péchés; elle obtient toute son efficacité quand le suprême médecin daigne lui accorder un regard de complaisance. En effet, pour être utile, la correction doit avant tout inspirer au coupable le repentir de sa faute. Or, ce repentir n'est accordé que par Celui qui, aux négations de Pierre, répondit par un regard affectueux, et lui fit verser des larmes abondantes (1). Voilà pourquoi l'apôtre saint Paul, après avoir dit que l'on doit reprendre avec douceur ceux qui résistent à la vérité, ajoute aussitôt : « Dans l'espérance que Dieu pourra leur donner un jour l'esprit de pénitence, pour leur faire connaître cette vérité et les arracher aux a piéges du démon (2) ».

8. Pourquoi dès lors ceux qui repoussent toute correction osent-ils dire : « Contentez-vous de m'instruire de mes devoirs, et demandez pour moi la grâce de les accomplir? » Pourquoi ne pas tirer la conséquence de leur principe erroné? pourquoi ne pas dire aussi bien : Je veux que vous vous absteniez absolument de me commander quoi que ce soit, et de prier pour moi? En effet, voyons-nous que quelqu'un ait prié pour Pierre , et demandé pour lui cette pénitence qui lui a arraché tant de larmes sur son apostasie? Voyons-nous que quelqu'un ait enseigné à l'apôtre saint Paul les divins préceptes relatifs à la foi chrétienne? On l'entendait souvent répéter: « Je vous déclare, mes frères, que l'Evangile que je vous ai prêché n'a rien de l'homme, parce que je ne l'ai reçu ni appris d'aucun homme, mais par la révélation de Jésus-Christ (3) ». Mais ne pouvait-on pas lui répondre : Pourquoi donc nous contraindre à recevoir et à apprendre de vous ce que vous n'avez ni reçu ni appris de l'homme? Celui qui vous a tout donné peut également tout nous donner à nous-mêmes. Je dis donc que si nos adversaires n'osent tenir ce langage, et permettent que l'Evangile soit prêché par un homme, quoiqu'il puisse être donné par

 

1. Luc, XXII, 61, 62. — 2. II Tim. II, 25, 26. — 3. Gal. I, 11, 12.

 

Dieu lui-même, qu'ils avouent donc qu'ils sont tenus de se laisser réprimander par leurs supérieurs, chargés de leur prêcher la grâce chrétienne, quoique Dieu puisse fort bien, personne n'en doute, faire lui-même la correction sans le secours d'aucun intermédiaire, et, par des moyens aussi mystérieux qu'efficaces, produire dans la conscience des coupables une douleur salutaire. De même donc que nous ne devons pas cesser de prier pour ceux dont nous voulons la conversion, quoique Pierre , sans la prière de personne, ait été converti par un regard du Sauveur, et amené à pleurer son péché ; de même on ne doit point épargner les reproches aux coupables, quoique Dieu, quand il le veut, convertisse lui-même des hommes qui n'ont été l'objet d'aucune correction. Or, la correction ne profite au pécheur qu'autant qu'il reçoit en même temps la grâce et le secours de Celui qui parfois convertit lui-même sans le secours d'aucune correction antérieure. Demandera-t-on pourquoi ces modes si différents par lesquels les pécheurs sont appelés au repentir? Avant de répondre, qu'on n'oublie pas que ce n'est point à l'argile, mais au potier à juger.

 

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CHAPITRE VI. LA PERSÉVÉRANCE EST UN DON DE DIEU.

 

9. Nos adversaires ajoutent : « Voici ce que dit l'Apôtre : Qui donc met de la différence entre vous? Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu ? Mais si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier, comme si vous ne l'aviez pas reçu (1) ? Pourquoi donc nous corriger, nous reprendre, nous réprimander, nous accuser? Que faisons-nous, nous qui n'avons rien reçu? » Ceux qui tiennent ce langage voudraient se croire innocents de toutes les désobéissances dont ils se rendent coupables envers Dieu , sous prétexte que l'obéissance est elle-même un don de Dieu. Or, cette obéissance doit se trouver nécessairement dans celui qui possède cette charité, qui vient assurément de Dieu  (2), et que le Père donne à ses enfants. « Pourtant », disent. ils, « nous n'avons pas reçu cette obéissance; pourquoi donc nous corriger comme si nous pouvions nous la donner à nous-mêmes, et que nous refusions de nous faire ce présent? » Ils ne remarquent pas que, s'ils ne

 

1. I Cor. IV, 7. — 2. I Jean, IV, 7.

 

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sont point encore régénérés, il existe une cause première qui les rend désobéissants envers Dieu, et coupables à leurs propres regards, puisque Dieu a fait l'homme droit dès le commencement (1), et qu'en Dieu il ne saurait y avoir d'iniquité  (2). Par conséquent, c'est de l'homme que vient la première culpabilité qui le rend désobéissant envers Dieu; car en perdant, par l'effet de sa volonté mauvaise , la droiture dont le Seigneur l'avait originairement doué, il s'est dépravé et rendu coupable. Dira-t-on que cette dépravation ne doit pas être corrigée dans l'homme, parce qu'elle ne lui est pas personnelle, et qu'elle est commune à tous? Je dis au contraire que l'on doit corriger en chacun ce qui est commun à tous. Parce que cette dépravation est le triste apanage de tous, dira-t-on qu'elle ne l'est de personne en particulier? Le péché originel est pour nous personnellement un péché étranger, parce qu'il nous est transmis par nos parents; mais il nous devient personnel à chacun, dans ce sens que « tous ont péché dans un seul », comme parle l'Apôtre (3). On doit donc nous reprocher notre origine condamnable, afin que la douleur produite par ce reproche engendre le désir de la régénération, pourvu cependant que celui à qui s'adresse ce reproche soit l'enfant de la promesse, car pour celui-là, Dieu se sert du frémissement extérieur de la correction, afin de faire naître en lui, par une inspiration mystérieuse, le vouloir et le parfaire. Mais si le fidèle, après sa régénération et sa justification, retombe dans le péché par le fait de sa propre volonté, il ne lui est plus possible de dire : Je n'ai pas reçu la grâce, car cette grâce il l'a perdue par la dépravation de son libre arbitre. Enfin, si les reproches qui lui sont adressés soulèvent dans son coeur les gémissements du repentir, et le replacent dans la voie des bonnes œuvres, et peut-être d'une véritable perfection, ne sera-t-il pas évident que la correction lui a été très-utile? Du reste, toute correction humaine, qu'elle se fasse oui ou non par charité, ne peut profiter au coupable, qu'autant que Dieu même l'appuie et la féconde.

10. Celui donc qui se refuse à la correction peut-il dire encore : « Qu'ai-je fait, moi qui n'ai pas reçu la grâce? » puisqu'il est certain qu'il a reçu la grâce et qu'il ne l'a perdue

 

1. Eccl. VII, 30. — 2. Rom. IX, 14. — 3. Id. V, 12.

 

que par sa propre faute ? Il réplique: « Quand a vous me reprochez d'avoir par ma propre volonté quitté la voie droite pour me jeter dans le mal, je puis encore vous dire: Qu'ai-je donc fait, moi qui n'ai pas reçu la grâce ? J'ai reçu la foi qui opère par la charité, mais je n'ai pas reçu la grâce de la persévérance finale. Oserait-on dire que cette persévérance n'est point un don de Dieu, et a que ce bien si précieux soit tellement notre oeuvre propre, que celui qui le possède n'ait a pas à s'appliquer ces paroles de l'Apôtre : Qu'avez-vous donc que vous ne l'ayez reçu?» Nous sommes loin de nier de la persévérance finale qu'elle soit le plus précieux de tous les bienfaits de Dieu ; nous ne nions pas qu'elle soit un don de celui dont il est écrit : « Toute e grâce excellente et tout don parfait nous vient du ciel et descend du Père des lumières (1) ».

Mais il ne suit pas de là qu'à celui qui ne persévère point on doive épargner la correction, car ne peut-on pas espérer que Dieu lui accorde la grâce de faire pénitence et de s'arracher aux piéges du démon ? A l'utilité inhérente à toute correction l'Apôtre n'a-t-il pas ajouté cet avantage que j'ai rappelé plus haut : « Reprenant avec douceur ceux qui résistent à la vérité, dans l'espérance que Dieu pourra leur donner un jour l'esprit de pénitence (2) ? » Si nous disions de cette persévérance si louable et si précieuse, qu'elle est tellement le fait de l'homme, que Dieu y reste entièrement étranger, nous ôterions toute valeur à cette parole du Sauveur à saint Pierre : « J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point (3) ». Que demandait le Sauveur, si ce n'est la persévérance finale? Si donc cette grâce était dans l'homme l'oeuvre de l'homme, quel besoin y aurait-il de la demander à Dieu? De son côté, l'Apôtre s'écriait : « Nous demandons à Dieu que vous ne commettiez aucun mal (4) » ; n'était-ce point demander la persévérance? Car celui-là commet le mal, qui renonce au bien pour se laisser aller au mal qu'il devrait éviter; et par conséquent il ne persévère pas dans le bien. Ailleurs le même Apôtre disait: « Je rends grâces à mon Dieu toutes les fois que je me souviens de vous, et je ne fais jamais de prière que je ne prie aussi pour vous tous, ressentant

 

1. Jac. I, 17. — 2. II Tim. II, 26, 25. — 3. Luc, XXII, 32. — 4. II Cor. XIII, 7.

 

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une grande joie de ce que vous avez reçu l'Évangile, et y avez persévéré depuis cale premier jour jusqu'à cette heure. Car «j'ai une ferme confiance que celui qui a commencé le bien en vous, te perfectionnera jusqu'au jour de Jésus-Christ (1) », Ne promet-il pas aux fidèles, par la miséricorde de Dieu, la persévérance finale dans le bien? Il écrivait aux Colossiens : « Epaptiras, qui est de notre ville, vous salue ; c'est un serviteur de Jésus-Christ, qui combat sans cesse a pour vous dans ses prières, afin que vous demeuriez fermes et parfaits, et que vous accomplissiez pleinement tout ce que Dieu demande de vous (2)». « Afin que vous demeuriez », n'est-ce pas comme s'il eût dit: Afin que vous persévériez? Voilà pourquoi il est dit du démon qu' il ne demeura pas dans la vérité (3) »; et en effet il fut créé dans la vérité, mais il n'y persévéra point.

L'apôtre saint Jude écrivait : « A celui qui peut vous conserver sans péché et vous placer immaculés en présence de sa gloire et dans la joie (4) », n'est-ce point dire clairement que la persévérance finale dans le bien est un don de Dieu? Celui qui nous conserve sans péché, afin de nous placer immaculés en présence de sa gloire et dans la joie, ne donne-t-il pas la grâce de la persévérance ? Nous lisons dans les Actes des Apôtres : «A cette nouvelle les nations se réjouirent, elles reçurent la parole du Seigneur, et tous ceux qui avaient été prédestinés à la vie éternelle embrassèrent la foi (5) ». Qui donc a pu être prédestiné à la vie éternelle, si ce n'est par le don de la persévérance ? Car « celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (6) ». De quel salut, si ce n'est du salut éternel? Lorsque, dans l'oraison dominicale, nous disons à Dieu le Père : « Que votre nom soit sanctifié (7) », ne demandons-nous pas que son nom soit sanctifié en nous? Or, cette sanctification s'est opérée par le bain de la régénération ; pourquoi donc est-elle encore chaque jour demandée par les fidèles, si ce n'est afin que cette grâce déjà obtenue persévère en nous jusqu'à la fin?

Écoutons le bienheureux Cyprien commentant cette prière : «Nous disons : Que votre nom soit sanctifié, non pas que nous demandions à Dieu qu'il soit sanctifié dans nos prières, nous

 

1. Philipp. I, 3-6. — 2. Coloss. IV, 12. — 3. Jean, VIII, 44. — 4. Jude, 24. — 5. Act. XIII, 48. — 6. Matt. X, 22. — 7. VI, 9.

 

désirons que son nom soit sanctifié en nous. « D'ailleurs, par qui donc le Seigneur pourrait-il être sanctifié, lui qui est le principe de toute sanctification? Mais le Seigneur a dit lui-même : Soyez saints, parce que je suis saint (1) ; voilà pourquoi nous demandons que nous, qui avons été sanctifiés dans le baptême, nous puissions persévérer dans la grâce qui nous a été donnée ». Ainsi donc, d'après ce glorieux martyr, ce que les fidèles demandent chaque jour par ces paroles, c'est la persévérance dans la grâce qu'ils ont reçue. Or, demander à Dieu de persévérer dans le bien, n'est-ce pas confesser hautement que la persévérance est un don de Dieu ?

 

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CHAPITRE VII. LES APPELÉS ET LES ÉLUS.

 

3l. Voilà pourquoi nous adressons les plus justes reproches à ceux qui, après avoir mené une vie chrétienne, n'ont pas persévéré dans cet heureux état. En effet, c'est de leur propre volonté qu'ils ont quitté le sentier de la justice pour se jeter dans la voie de l'iniquité. Ils méritent donc de sérieux reproches; et s'ils refusent d'en profiter, s'ils persévèrent jusqu'à la mort dans leur dérèglement, ils n'ont plus à attendre que la damnation éternelle. Maintenant ils s'excusent en s'écriant: « Pourquoi cette correction qui nous est infligée ? » Diront-ils alors : Pourquoi cette condamnation qui nous frappe, puisque, si nous avons quitté le bien pour nous livrer au mal, c'est parce que nous n'avons pas reçu la grâce de persévérer dans le bien ? De semblables excuses ne les arracheront point à la rigueur d'une trop juste condamnation. L'éternelle vérité nous déclare que nul homme ne pourra se soustraire à la condamnation portée contre nous dans la personne d'Adam, que par la foi de Jésus-Christ; d'un autre côté, cette même condamnation frappera ceux-là mêmes qui pourront alléguer qu'ils n'ont pas entendu l'Évangile de Jésus-Christ, et que la foi vient de ce que l'on entend (2); combien moins encore pourra-t-on s'excuser en disant: Nous »'avons pas reçu la persévérance ! Ceux qui pourront dire : Nous n’avons pas entendu la prédication, ne sont-ils pas plus dignes d'indulgence que ceux qui diront : Nous n'avons pas reçu la persévérance? Car à ces

 

1. Lévit. XIX, 2. — 2. Rom. X, 17.

 

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derniers on pourrait répondre : Vous auriez persévéré, si vous l'aviez voulu, dans la foi que vous avez entendue et possédée; tandis qu'on ne saurait dire aux autres : Vous auriez cru, si vous l'aviez voulu, à ce que vous n'avez point entendu.

12. Ainsi donc, qu'il s'agisse de ceux qui n'ont point entendu la prédication de l'Evangile, ou de ceux qui; après l'avoir entendue et l'avoir observée, n'ont pas reçu la persévérance, ou de ceux qui, résistant à la prédication, se sont refusé de venir à Jésus-Christ, c'est-à-dire de croire en lui, réalisant ainsi cette parole : « Personne ne vient à moi s'il n'en a reçu la grâce de mon Père (1) », ou enfin de ceux qui ont été moissonnés dans leur enfance, et sans avoir été purifiés de la tache originelle dans le bain de la régénération ; nous disons que tous subiront infailliblement, et dans une juste mesure, les effets de la condamnation portée contre le- premier homme. Quant aux élus, leur séparation de la foule des réprouvés a pour premier principe, non point leurs propres mérites, mais la grâce du Médiateur ; c'est-à-dire qu'ils sont justifiés gratuitement dans le sang du second Adam. L'Apôtre s'écrie: « Quel est donc celui qui met de la différence entre vous? Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu? Et si vous a l'avez reçu , pourquoi vous en glorifier comme si vous ne l'aviez point reçu (2) ?» Ces paroles ne prouvent-elles pas que, pour être séparé de cette masse de perdition qui remonte au premier Adam, il faut avoir reçu ce don par excellence et purement gratuit que nous appelons la grâce du Sauveur? D'ailleurs, ce passage de la lettre de saint Paul est d'une telle importance que le bienheureux Cyprien, écrivant à Quirinus, le pose comme thème d'un chapitre dans lequel il prouve que nous ne devons nous glorifier de rien, puisque de nous mêmes nous n'avons rien (3).

13. Bienheureux donc tous ceux qui ont été arrachés à cette condamnation originelle par la puissante efficacité de la grâce divine, car on ne saurait douter qu'en conséquence de cette grâce la Providence leur fournît l'occasion d'entendre l'Évangile; en l'entendant ils croient, et ils persévèrent jusqu'à la fin dans cette foi qui agit par la charité (4). Si plus tard il leur arrive de tomber, Dieu leur ménage

 

1. Jean, VI, 66. — 2. I Cor. IV, 7. — 3. Livre 3 des Témoignages, tit. ou chap. IV. — 5. Gal. V, 6.

 

la correction pour les convertir; quelques-uns, même en dehors de toute correction de la part des hommes, reviennent à la bonne voie qu'ils avaient abandonnée ; d'autres, après avoir reçu la grâce, n'importe à quel âge, se voient soustraits aux périls de cette vie par une mort plus ou moins prématurée. Toutes ces merveilles sont opérées dans ces élus par Celui quia fait d'eux autant de vases de miséricorde; par Celui qui .les a choisis pour les appeler à la grâce dans la personne de son Fils; avant la constitution du monde. « Si c'est par grâce, ce n'est donc point par les oeuvres; autrement la grâce ne serait plus une grâce (1) ». En effet, ils n'ont pas été appelés pour ne pas être élus; de là cette parole : « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus (2) » ; comme ils ont été appelés selon le décret de Dieu, ils sont également élus par l'élection de la grâce, et non point en conséquence de leurs mérites antérieurs; ils n'ont pour cela d'autres mérites que la grâce elle-même.

14. C'est à ces élus que s'applique cette parole de l'Apôtre : « Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qu'il a appelés selon son décret pour être saints; car ceux qu'il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût l'aîné entre plusieurs frères. Et ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés; et ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés (3) ». De ceux-là, aucun ne périt, parce qu'ils sont tous élus. Or, ils sont élus parce qu'ils ont été appelés selon le décret, non pas leur propre décret, ruais le décret de Dieu, comme nous le prouvent ces autres paroles : « Afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection, non à cause des oeuvres, mais par la volonté de celui qui appelle, et au nom duquel il fut dit à la mère : L'aîné sera assujéti au plus jeune (4) »; et ailleurs : « Ce n'est point selon nos oeuvres, mais selon son décret et la grâce (5) ». Par conséquent, cette proposition : « Ceux que Dieu a prédestinés, il les a aussi appelés », doit s'entendre en ce sens que Dieu les a appelés selon son décret; c'est ce que prouve clairement le contexte lui-même;

 

1. Rom. XI, 6. — 2. Matt. XX, 16. — 3. Rom. VIII, 28-30. — 4. Id. III, 11-13. — 5. II Tim. 1, 9.

 

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et d'abord : « Tout contribue au bien de ceux qui sont appelés selon le décret » ; puis il ajoute : « Car ceux qu'il a connus par sa prescience , il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût l'aîné entre plusieurs frères » enfin, après ces prémisses, il continue : «Ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés ». Il s'agit évidemment de ceux qu'il a appelés selon son décret; de telle sorte que parmi ces appelés il ne saurait y en avoir aucun qui ne fût pas élu, dans le sens de cette maxime du Sauveur : « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». En effet, tous ceux qui sont élus sont par jà même appelés, tandis que l'on peut être appelé sans que l'on soit élu. Nous parlons donc uniquement de ces élus qui ont été appelés selon le décret, et par conséquent prédestinés et connus par la prescience infinie. Parmi ces élus, s'il en est un seul pour périr, Dieu s'est trompé; et comme il ne saurait se tromper, j'en conclus que tous ces élus seront sauvés. Si l'un d'eux périssait, Dieu serait vaincu par la dépravation de l'homme; et comme Dieu ne peut être vaincu par quoi que ce soit, j'en conclus encore que tous ces élus seront sauvés. Or, ils sont élus pour régner avec Jésus-Christ, et non pas comme Judas pour accomplir l'oeuvre qui lui était assignée. En effet, Judas a été choisi par Celui qui sait tirer le bien du mal, de telle sorte que le crime de ce malheureux apôtre a été l'occasion pour le Sauveur d'accomplir l'importante mission pour laquelle il était venu sur la terre. Nous entendons Jésus-Christ s'écrier : « Ne vous ai-je pas choisis au nombre de douze, et l'un d'entre vous est un démon (1)? » Ces paroles ne signifient-elles pas que les onze ont été choisis dans des vues de miséricorde, et Judas dans des vues de justice? les onze pour les amener à la possession du royaume éternel, et Judas pour amener l'effusion du sang divin ?

15. De. ce cri lancé par l'Apôtre en vue du royaume des élus : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Si Dieu n'a pas épargné son propre Fils et s'il l'a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous aurait-il pas aussi donné toutes choses? Qui accusera les élus de Dieu? C'est Dieu même qui les justifie. Qui osera les condamner après que Jésus-Christ, non-seulement est

 

1. Jean, VI, 71.

 

mort, mais est ressuscité et assis à la droite de Dieu, où il intercède pour nous?» Ce qui suit nous apprend quelle grâce puissante a été conférée à ces élus pour assurer leur persévérance : « Qui donc nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction, ou les déplaisirs, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou la persécution, ou le fer?, selon qu'il est écrit : On nous fait mourir a tous les jours pour l'amour de vous, Seigneur; on nous regarde comme des brebis destinées à être égorgées. Mais parmi tous ces maux nous demeurons victorieux par Celui qui nous a aimés. Car je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni la violence, ni tout ce qu'il y a de plus haut ou de plus profond, ni aucune autre créature, ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur (1) ».

16. Dans sa lettre à Timothée, après avoir dit d'Hyménée et de Philète qu'ils ruinaient la foi dans l'âme d'un grand nombre de fidèles, l'Apôtre signale en ces termes le glorieux privilège des élus : « Mais le fondement de Dieu demeure inébranlable, ayant comme sceau cette parole : Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (2) ». Leur foi, agissant par la charité, ou bien ne déchoit jamais, ou bien, si parfois elle tombe, elle se relève avant la fin de cette vie, l'iniquité disparaît bientôt, et ils sont alors regardés comme ayant persévéré jusqu'à la fin. Quant à ceux qui ne doivent pas persévérer, et renonceront à la foi et à la conduite chrétiennes, de telle sorte que la mort les surprendra dans ce triste état, il est évident qu'on ne saurait les ranger au nombre des élus, même alors qu'ils mènent une vie sainte et pieuse. En effet, la prescience et la prédestination divines ne les ont pas séparés de la masse de perdition, et par conséquent ils n'ont été ni appelés, ni élus selon le décret éternel. Comme appelés, ils sont du nombre de ceux dont il a été dit: « Beaucoup sont appelés », mais ils ne sont pas de ceux dont il a été dit : « Peu sont élus ». Et cependant, lorsqu'ils croient, qu'ils reçoivent le baptême et qu'ils vivent selon Dieu, peut-on nier qu'ils soient élus? Pour nous, ils sont élus, parce que nous ignorons ce qu'ils deviendront plus tard ; mais ils ne le sont pas

 

1. Rom. VIII, 31-39. — 2. II Tim. II, 19.

 

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aux yeux de Celui qui sait qu'ils n'ont pas la persévérance finale, par laquelle seule nous pouvons parvenir à la vie bienheureuse; Dieu sait qu'ils sont maintenant debout, mais il prévoit également qu'ils feront une chute profonde et éternelle.

 

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CHAPITRE VIII. LA VOLONTÉ OBTIENT LA LIBERTÉ PAR LA GRACE.

 

17. Si l'on me demande pourquoi Dieu n'a pas donné la persévérance à ceux qui ont reçu de lui la charité pour vivre chrétiennement, j'avoue humblement sur ce point mon entière ignorance. Pénétré de mon néant, je recueille avec humilité ces paroles de l'Apôtre : « O homme ! qui êtes-vous donc pour oser répondre à Dieu (1) ? » Et encore : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables (2) ! ». Quand donc il plaît au Seigneur de nous révéler ses jugements, rendons-lui d'humbles actions de grâces; et quand il les cache à nos ,yeux, loin de murmurer, soyons persuadés que cette conduite de sa part est pour nous des plus salutaires.

Pour vous qui, dans ces questions téméraires, vous posez en ennemi de la grâce, que dites-vous vous-même? Heureusement; toutefois, vous affirmez que vous êtes chrétien, et vous vous flattez d'être catholique. Si donc vous confessez que la persévérance dans le bien jusqu'à la mort est un don de Dieu, quand il s'agit de savoir pourquoi celui-ci reçoit ce don, tandis que cet autre ne le reçoit pas, n'ai-je pas lieu de croire que vous et moi nous sommes sur ce point dans une égale ignorance, et qu'il nous est impossible de sonder les jugements impénétrables de Dieu?

Ou bien, si la persévérance ou la non-persévérance vous paraît dépendre exclusivement de ce libre arbitre de l'homme dont vous vous faites le panégyriste, non pas avec le concours, mais au détriment de la grâce de Dieu; si, dis-je, cette persévérance devient à vos yeux, non pas un don de Dieu, ruais un simple effet de la volonté humaine, qu'opposerez-vous donc à ces paroles du Sauveur : « Pierre, j'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille point (3) ? » Direz-vous que, malgré la prière de Jésus-Christ, la foi de Pierre aurait défailli

 

1. Rom. IX, 20. — 2. Id. XI, 33. — 3. Luc, XXII, 32.

 

si cet Apôtre l'avait voulu, c'est-à-dire s'il avait refusé d'y persévérer jusqu'à sa mort? c'est-à-dire, si sa volonté était devenue tout autre que le Sauveur demandait qu'elle fût? Qui ne sait que la foi  de Pierre aurait péri, et que lui-même aurait cessé d'être fidèle, si sa volonté avait défailli, et que sa foi devait rester intacte si sa volonté continuait à rester ce qu'elle était? Mais nous savons aussi que la volonté est préparée par le Seigneur; voilà pourquoi la prière de Jésus-Christ en faveur de Pierre ne pouvait rester stérile. Quand donc il demande que sa foi ne défaille point, que demande-t-il autre chose, si ce n'est, pour Pierre, l'insigne faveur d'avoir dans la foi une volonté très-libre, très-forte, invincible et d'une persévérance à toute épreuve? Voilà comment nous défendons, selon la grâce et non pas contre elle, la liberté de la volonté. En effet, la volonté humaine n'obtient pas la grâce par la liberté , mais la liberté par la grâce; c'est à la grâce qu'elle doit cette précieuse persévérance et cette force invincible.

18. Quoi donc ! à quelques-uns de ses enfants qu'il a régénérés en Jésus-Christ, auxquels il a donné la foi, l'espérance, la charité, Dieu n'accorde pas la persévérance, et à des infidèles, il pardonne des crimes si nombreux et si grands, il leur accorde sa grâce, il en fait ses enfants ! Comment ne pas s'en étonner? comment ne pas être saisi de stupeur? Ce qui doit également vous étonner, et pourtant ce qui est de toute vérité et d'une telle évidence que les ennemis mêmes de la grâce ne sauraient le nier, c'est que l'on voit des enfants, appartenant à des familles chrétiennes et amies de Dieu, mourir avant d'avoir pu recevoir la grâce du baptême, qu'un seul acte de sa volonté aurait pu leur procurer, puisque tout est soumis à son irrésistible puissance. On voit ce même Dieu priver de son royaume des enfants, tandis qu'il y appelle leurs pères, et qu'il permet que des enfants de païens ou d'impies tombent entre les mains des chrétiens, reçoivent le baptême et parviennent à ce royaume dont leurs pères seront exclus pour toujours. Pourtant il est hors de doute que ces enfants sont incapables de mérites bons ou mauvais, du moins quant à leur volonté propre, dont ils ne peuvent faire aucun usage. Tout cela néanmoins entre dans les jugements de Dieu, jugements incompréhensiles

 

1. Prov. VIII, selon les Sept.

 

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et justes, que nous ne pouvons ni mépriser, ni approfondir. Tout cela se rapporte à la prédestination et à la persévérance dont nous parlons. A la vue de ces mystères, écrions-nous donc : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que vos jugements sont incompréhensibles ! »

19. Nous ne sommes point étonnés de ne pouvoir pénétrer ses voies impénétrables. En effet, passant sous silence ces innombrables bienfaits que Dieu accorde aux uns et refuse aux autres, quoiqu'il n'y ait en lui aucune acception de personnes (1), et quoique ces dons ne soient mérités d'aucune manière, par exemple, l'agilité, la force, la bonne santé, la beauté du corps, le talent et autres qualités de l'esprit; par exemple encore, ces dons extérieurs, l'opulence, la noblesse, les honneurs et autres biens du même genre qu'il appartient à Dieu,seul de nous conférer; passant également sous silence le baptême des enfants, baptême absolument nécessaire pour entrer dans le royaume des cieux, quoique nous ne puissions savoir pourquoi il est donné à tel enfant, tandis qu'il est refusé à tel autre, quoiqu'il dépende absolument du pouvoir absolu de Dieu et qu'il soit la condition essentielle du bonheur éternel; passant, disons-nous, sous silence tous ces bienfaits, nous nous occupons exclusivement de la persévérance, c'est-à-dire de ceux qui, au lieu de persévérer dans le bien, se jettent dans une voie mauvaise et y meurent.

Que nos adversaires nous disent, s'ils le peuvent, pourquoi ces hommes, pendant qu'ils vivaient dans la foi et la piété, n'ont pas été soustraits par Dieu aux dangers de ce monde, dans la crainte que leur méchanceté ne vînt à changer leur intelligence, et que le mensonge ne trompât leur âme. Est-ce que Dieu n'en avait pas le pouvoir, ou bien ignorait-il qu'ils devaient s'abandonner au mal? Une telle explication serait tout à la fois une folie et un crime. Pourquoi donc Dieu ne les a-t-il pas rappelés à lui? Qu'ils nous répondent, ceux qui se rient de nous entendre nous écrier dans notre étonnement : « Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables !» Ou bien Dieu agit ainsi selon son bon plaisir, ou bien l'Ecriture est menteuse quand elle nous dit de la mort prématurée de l'homme juste : « Il a été ravi à la terre, dans

 

1. Rom. II, 11.

 

la crainte que la malice ne changeât son intelligence ou que le mensonge ne trompât son âme (1) ». Pourquoi donc Dieu fait-il cette grâce aux uns, tandis qu'il la refusé aux autres, lui en qui il ne saurait y avoir ni iniquité, ni acception de personnes, et qui est parfaitement le maître d'arracher l'homme ou de le laisser à cette épreuve qui constitue notre vie sur la terre (2) ? Les Pélagiens sont contraints d'avouer que c'est à Dieu que l'homme doit de terminer sa vie avant de quitter le bien pour se livrer au mal; mais ils ignorent pourquoi cette faveur est accordée aux uns et refusée aux autres. Qu'ils avouent donc également avec nous que, d'après les Ecritures, dont j'ai cité les témoignages, la persévérance dans le bien est une grâce que Dieu seul peut nous accorder ; et quand ils voient cette grâce accordée aux uns et refusée aux autres, s'ils en ignorent, comme nous, la raison, qu'ils se gardent bien de murmurer contre Dieu.

 

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CHAPITRE IX. LES VRAIS ENFANTS DE DIEU.

 

20. Ne nous scandalisons pas de voir que Dieu n'accorde point à quelques-uns de ses enfants le don de la persévérance. Il n'en serait point ainsi s'ils étaient du nombre de ces prédestinés que Dieu a appelés selon son décret éternel et qui sont réellement les enfants de la promesse. Quand ces hommes vivent chrétiennement, nous disons d'eux qu'ils sont les enfants de Dieu ; ruais comme ils doivent se livrer à l'impiété et y mourir, la prescience de Dieu ne tient pas à leur égard le même langage. Les vrais enfants de Dieu ont cessé de vivre avec nous pour vivre avec Dieu; de là cette parole de saint Jean : « Jésus devait mourir pour son peuple, et non-seulement pour son peuple, mais encore afin de réunir les enfants de Dieu dispersés (3) ». Cette unité devait se faire par la foi à la prédication de l'Evangile ; et cependant même avant que a prodige fût accompli, ils étaient déjà les enfants de Dieu, et leur nom était écrit d'une manière indélébile dans la pensée du Père céleste.

Il en est d'autres encore que nous appelons enfants de Dieu à cause de la grâce qu'ils ont reçue temporairement, et qui cependant su sont pas regardés par Dieu comme ses enfants

 

1. Sag. IV, 11. — 2. Job, VII, 1. — 3. Jean, XI, 51, 52.

 

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C'est de ces hommes que saint Jean disait : « Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres; car s'ils eussent été des nôtres ils fussent demeurés avec nous (1) ». L'Apôtre ne dit pas : Ils sont sortis d'avec nous, et parce qu'ils ne sont pas demeurés avec nous ils n'étaient pas des nôtres ; voici ses paroles : « Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres » ; en d'autres termes : on les voyait parmi nous, mais ils n'étaient pas des nôtres. Supposant alors qu'on lui en demande la preuve, il ajoute : « S'ils eussent été des a nôtres, ils fussent demeurés avec nous ». Or, les enfants de Dieu s'écrient: Saint Jean a parlé, et il tenait le premier rang parmi les enfants de Dieu. Si donc les enfants de Dieu disent de ceux qui n'ont pas eu la persévérance : « Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres », et ajoutent : « S'ils eussent été des nôtres, ils fussent demeurés avec nous », n'est-ce pas comme s'ils disaient : Ils n'étaient pas les enfants de Dieu, même quand ils faisaient profession et qu'ils portaient le nom d'enfants de Dieu ? S'ils n'étaient pas les enfants de Dieu, ce n'est point qu'ils eussent simulé une justice qu'ils n'avaient pas, mais c'est parce qu'ils n'ont point persévéré dans cette justice. L'Apôtre ne dit pas: S'ils eussent été des nôtres, ils auraient eu avec nous une justice véritable et non point simulée ; mais, dit-il, « s'ils eussent été des nôtres, ils fussent demeurés avec nous ». Ce qu'il voulait, c'est qu'ils persévérassent dans le bien. Ainsi donc ils étaient dans le bien, mais parce qu'ils n'y sont pas demeurés, c'est-à-dire parce qu'ils n'y ont pas persévéré jusqu'à la fin, « ils n'étaient pas des nôtres », même quand ils étaient avec nous. En d'autres termes, ils n'étaient pas du nombre des enfants, même quand ils partageaient la foi des enfants ; car ceux qui sont vraiment les enfants de Dieu ont été connus par la prescience et prédestinés pour devenir conformes à l'image de son fils ; et ils ont été appelés selon le décret, afin de devenir des élus. Car celui qui périt, ce n'est pas l'enfant de la promesse, mais l'enfant de perdition (2).

21. Ces chrétiens, dont parle saint Jean, appartenaient donc à la multitude des appelés ; mais ils n'étaient pas du petit nombre des élus. Par conséquent, à ceux qui ne sont pas ses enfants prédestinés Dieu n'a pas donné la

 

1. I Jean, II, 19. — 2. Jean, XVII, 12.

 

persévérance, car ils auraient cette persévérance s'ils étaient du nombre de ses enfants véritables ; et alors même, qu'auraient-ils qu'ils ne l'aient reçu, leur dit en toute vérité l'apôtre saint Paul (1) ? D'un autre côté, de tels enfants auraient été donnés par le Père à son Fils, selon cette autre parole : « Afin que rien ne périsse de tout ce que vous m'avez donné, « et qu'ils aient la vie éternelle (2) ». Nous devons donc regarder comme ayant été donnés à Jésus-Christ tous ceux qui sont destinés à la vie éternelle. Tels sont ces prédestinés et ces appelés selon le décret, et dont aucun ne périt. Par conséquent, il ne saurait arriver qu'aucun d'entre eux meure en état de péché mortel, puisqu'il est destiné et donné à Jésus-Christ de telle sorte qu'il ne périsse pas et qu'il obtienne la vie éternelle. De même parmi ceux que nous regardons comme ses ennemis, ou les enfants de ses ennemis, il en est qui arrivent au bonheur de la régénération et qui meurent avec cette foi précieuse qui agit par la charité. Or, avant même qu'ils aient reçu la grâce, ils sont déjà les enfants de Dieu par la prédestination, ils sont déjà donnés à Jésus-Christ Fils de Dieu, afin qu'ils ne périssent pas et qu'ils aient la vie éternelle.

22. Le Sauveur a dit également : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes véritablement mes disciples (3)». Peut-on compter dans ce nombre Judas qui n'est point demeuré dans la parole de Jésus-Christ ? Peut-on compter également dans ce nombre ces auditeurs à qui venait d'être révélé le précepte de manger la chair de Jésus-Christ et de boire son sang, et dont la conduite à cette occasion nous est ainsi dépeinte dans l'Evangile : « Jésus prononça ces paroles dans la synagogue, à Capharnaüm. Or, plusieurs des disciples qui l'écoutaient s'écrièrent: Cette parole est dure, qui pourrait l'entendre ? Et Jésus sachant en lui-même qu'ils murmuraient contre la doctrine qu'il venait de formuler, leur dit: Cela vous scandalise? Et que diriez-vous si vous voyiez le Fils de l'homme remontant vers le séjour qu'il a quitté? C'est l'esprit qui vivifie, et la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai adressées sont esprit et vie. Mais il en est parmi vous qui refusent de croire. Or, depuis le commencement Jésus savait quels étaient ceux qui avaient la foi et quel était celui qui le trahirait. Il disait 

 

1. I Cor. IV, 7. — 2. Jean, CII, 15 ; VI, 39. — 3. Jean, VIII, 3l.

 

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donc: Voilà pourquoi j'ai proclamé que personne ne vient à moi, s'il n'en a reçu la grâce de mon Père. Depuis ce moment plusieurs de ses disciples se retirèrent et cessèrent de l'accompagner (1) ». L'Évangile ne donne-t-il pas à ces réfractaires le nom de disciples ? Et pourtant ils n'étaient pas véritablement ses disciples, puisqu'ils n'ont pas demeuré dans sa parole, selon ce mot de l'Évangile : « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez véritablement mes disciples ». Comme ils n'ont point eu la persévérance, ils n'ont été véritablement ni les disciples de Jésus-Christ, ni les enfants de Dieu, quoique nous donnions ce titre à ceux que nous voyons vivre chrétiennement après avoir été régénérés. Ils ne sont véritablement dignes du nom qui leur a été donné, qu'à la condition de demeurer fidèles à la doctrine dont ils portent le nom. Au contraire, s'ils n'ont pas la persévérance, c’est-à-dire s'ils ne demeurent pas dans la parole qu'ils ont commencé à recueillir, ils ne méritent plus le nom qu'ils portent, et ils ne sont pas ce qu'ils paraissent être ; ils ne le sont pas du moins aux yeux de Celui qui sait ce qu'ils deviendront, c'est-à-dire qu'après avoir été justes ils deviendront et resteront pécheurs.

23. L'Apôtre avait dit : « Nous savons que toutes choses contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu ». Mais sachant que plusieurs, après avoir aimé Dieu, ne persévéreraient pas dans cet amour jusqu'à la mort, il s'empressa d'ajouter: « De ceux qui sont appelés selon le décret ». En effet, ces derniers seulement demeurent jusqu'à la fin dans l'amour de Dieu, et s'ils tombent parfois, ils se relèvent et persévèrent ainsi jusqu'à la fin dans le bien qu'ils ont commencé à pratiquer. Mais, demanderons-nous, quels sont ceux que Dieu appelle selon son décret ? L'Apôtre lui répond par ces paroles déjà citées : « Ceux que Dieu a connus dans sa prescience, et qu'il a prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils , afin qu'il fût l'aîné entre plusieurs frères. Et ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés » selon son décret, « et ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés (2) ». « Il a connu dans sa prescience, il a prédestiné, il a appelé, il a justifié »; tout cela est chose faite, car tous ont été connus et prédestinés ; et beaucoup sont

 

1. Jean, V, 60-67. — 2. Rom. VIII, 28-30.

 

déjà appelés et justifiés. Mais s'il s'agit de la glorification, c'est-à-dire de cette gloire dont le même Apôtre a dit : « Lorsque le Christ votre vie aura apparu, vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (1) », cet acte suprême reste encore à accomplir. Sans doute, en disant : « Il a appelé et justifié », l'Apôtre n'entend pas que cet appel et cette justification se soient réalisés en tous, puisque, jusqu'à la fin du monde, il y aura des hommes à appeler et à justifier ; et cependant saint Paul se sert à dessein du temps passé pour indiquer des choses futures, pour nous faire entendre que dans la pensée de Dieu ce qui doit se faire est comme s'il était déjà fait. De là ce mot du prophète Isaïe : « Dieu a fait ce qui doit arriver (2) ». Par conséquent, tous ceux qui dans la prescience infinie de Dieu sont connus, prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés, lors même qu'ils ne seraient pas encore, je ne dis pas seulement régénérés, mais même nés, sont déjà les enfants de Dieu, et aucun d'eux ne saurait périr. lis viennent véritablement à Jésus-Christ, parce qu'ils y viennent selon cette parole : « Tout ce que mon Père me donne viendra à moi, et celui qui vient à moi je ne le jetterai pas dehors ». Et un peu plus loin : « Telle est la volonté de mon Père qui m'a envoyé, que je ne perde rien de tout ce qu'il m'a donné (3)». Par conséquent, c'est aussi de Dieu seul que peut venir la grâce de persévérer dans le bien jusqu'à la mort ; or, cette grâce n'est donnée qu'à ceux qui ne périront pas, puisque ceux qui ne persévèrent pas périront.

24. Pour ceux qui aiment Dieu de cette manière, tout contribue à leur bien; tout, même les fautes que parfois ils commettent, . car ces fautes deviennent un bien pour eux, en ce sens qu'elles les rendent plus humbles et plus instruits. Dans la vie sainte qu'ils mènent, ils apprennent à mêler toujours la crainte à la joie, à ne point se glorifier comme s'ils puisaient en eux-mêmes l'assurance de persévérer, et à ne jamais dire dans leur abondance . Jamais nous ne serons ébranlés. De là cette parole que le Prophète leur adresse : « Servez le Seigneur dans la crainte, et tressaillez en lui avec tremblement, de peur qu'il ne s'irrite contre nous, et que vous ne périssiez loin des voies de la justice (4) ». David

 

1. Coloss. III, 4. — 2. Isa. XIV, selon les Sept. — 3. Jean, VI, 37, 39. — 4. Ps. II, 11, 12.

 

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ne dit pas : De peur que vous ne veniez pas à la voie juste ; mais: « De peur que vous ne périssiez loin des voies de la justice». N'est-ce point un avertissement solennel donné à tous ceux qui marchent dans les voies de la justice, de servir Dieu avec crainte, c'est-à-dire de craindre au lieu de se livrer à l'orgueil de la présomption (1)? N'est-ce point leur dire de ne pas s'enorgueillir, mais d'être humbles? Tel est aussi le sens de ces autres paroles: « N'ayez a point de pensées présomptueuses, mais accoutumez-vous à ce qu'il y a de plus humble (2) ». Qu'ils tressaillent en Dieu, mais toujours avec crainte; qu'ils ne se glorifient de quoi que ce soit, car de nous-mêmes nous n'avons rien ; et que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (3); et tout cela dans la crainte de quitter les voies de la justice dans lesquelles ils ont commencé à marcher, ce qui leur arriverait infailliblement, s'ils s'attribuaient à eux-mêmes les heureuses dispositions qu'ils possèdent. Cette même vérité nous est enseignée par l'Apôtre en ces termes: « Opérez votre salut avec crainte et tremblement ». Pourquoi donc avec crainte et tremblement? Il répond : « Car c'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire selon son bon plaisir (4) ».

Cette crainte et ce tremblement n'étaient pas connus de celui qui s'écriait dans sa présomption : « Jamais je ne serai ébranlé ». Mais comme il était l'enfant de la promesse et non pas de la perdition, il éprouva bientôt les effets de l'abandon de Dieu et s'écria : « Seigneur, dans votre volonté vous avez donné la force à ma beauté; vous avez détourné de moi votre face, et le trouble s'est emparé de ma personne (1) ». Voilà donc que, devenu plus instruit, et par là même plus humble, il a repris les voies de la justice, comprenant et confessant que c'est Dieu qui dans sa volonté a donné la force à sa beauté, tandis qu'auparavant, présumant tout de lui-même et s'attribuant sa propre abondance, ilosait s'écrier : «Jamais je ne serai ébranlé ». Le trouble s'est emparé de sa personne,et alors seulement il s'est retrouvé lui-même, et, saisi d'une humilité profonde , il a compris que c'est en Dieu seul qu'il devait mettre son espérance non-seulement de la vie éternelle, mais encore de la justice ici-bas et de la persévérance.

 

1. Rom. XI, 20. — 2. Id. XII, 16. — 3. Jérém. IX, 23, 24. — 4. Phil. II, 12, 13. — 5. Ps. XXIX, 7, 8.

 

Saint Pierre aurait pu tenir le même langage. Fort de sa présomption il s'était écrié : « Je donnerai ma vie pour vous (1 », s'attribuant prématurément ce que le Seigneur ne devait lui accorder que plus tard. Or, Jésus-Christ détourna de lui sa face, et Pierre tomba dans un trouble tel que, plutôt que de mourir pour lui, il le renia trois fois. Mais de nouveau Jésus-Christ se tourna vers lui , et Pierre expia sa faute dans un déluge de larmes. En effet, ces mots : « Il le regarda ( 2) », ne signifient-ils pas qu'il tourna vers lui sa face, tandis qu'il la lui avait cachée précédemment? Le trouble et la frayeur s'étaient emparés de Pierre; mais comme il apprit à ne plus compter sur lui-même, cette défiance devint pour lui un heureux principe, sous l'action de celui qui fait que toutes choses contribuent au bien de ceux qui l'aiment. Pierre était appelé selon le décret, et personne ne pouvait l'arracher des mains de Jésus-Christ à qui il avait été donné.

25. Qu'on ne dise donc plus qu'il faut s'abstenir de corriger celui qui s'écarte des voies de la justice, et se contenter de demander à Dieu pour lui le retour et la persévérance. Ce langage ne sera jamais celui d'un chrétien prudent et fidèle. En effet, si ce pécheur a été appelé selon le décret, il est certain que toutes aloses, et surtout la correction, contribueront à son bien, par l'action même de Dieu. Mais comme le supérieur qui corrige ignore si le coupable est appelé ou ne l'est pas, il doit faire avec charité ce que son devoir lui impose. Or, son devoir lui commande de corriger en laissant à Dieu le soin de faire justice ou miséricorde ; miséricorde si celui qui est réprimandé a été, par la grâce, séparé de la masse de perdition, et se trouve du nombre, non point des vases de colère préparés pour la perdition, mais des vases de miséricorde que Dieu a préparés pour la gloire (3); justice enfin si le coupable est condamné avec les uns, et n'est pas prédestiné avec les autres.

 

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CHAPITRE X. LE LIBRE ARBITRE DANS LES ANGES ET LE PREMIER HOMME.

 

26. Ici se présente une autre question dont la solution, loin d'être à mépriser, doit être entreprise et cherchée avec le secours de Dieu

 

1. Jean, XIII, 37. — 2. Luc, XXII, 61. — 3. Rom. IX, 22, 23.

 

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qui tient dans ses mains nous et nos discours (1). Par rapport à ce don de Dieu que nous appelons la persévérance finale, on nous demande quelle application nous pouvons en faire au premier homme gui a été créé sans aucun vice, et dans une complète innocence. Je ne dis pas : S'il n'a point eu la persévérance, comment a-t-il pu être créé sans vice, puisqu'il a été privé d'une grâce aussi nécessaire? A cette question la réponse est facile : Il n'a point eu la persévérance, parce qu'il n'est point demeuré dans ce bien qui pour lui n'était mêlé d'aucun vice; car celui qui l'a fait tomber ne survint en lui que plus tard, et avant que ce vice survînt à Adam il n'y en avait aucun dans sa nature. Autre chose est de ne pas avoir de vice, autre chose est de ne point persévérer dans cette bonté qui ne connaissait aucun vice. Car, par cela même que l'on ne dit pas qu'il soit toujours demeuré sans vice, et que l'on affirme au contraire qu'il n'est pas demeuré sans vice, on prouve assez clairement qu'il était sans vice quand il possédait ce bien qu'on lui reproche d'avoir quitté.

La grande difficulté, c'est donc de répondre à ceux qui disent : « Si dans cette rectitude originelle le premier homme avait reçu le bienfait de la persévérance, il est impossible qu'il n'ait pas persévéré; et s'il a persévéré il n'a pas péché, et par là même il est resté uni à Dieu et doué de la rectitude primitive. Or, la vérité proclame qu'Adam a péché et qu'il a perdu l'innocence et la rectitude originelle. Donc il avait cette rectitude sans avoir la persévérance; et s'il ne possédait pas la persévérance, c'est qu'il ne l'avait point reçue; comment, en effet, s'il avait eu la persévérance, n'aurait-il pas persévéré ? D'un autre côté, si c'est parce qu'il ne l'avait point reçue qu'il n'a pas eu la persévérance, comment son défaut de persévérance peut-il être un crime, puisqu'il n'avait point reçu la persévérance? On ne peut pas dire qu'il n'avait point reçu la persévérance, parce que la grâce ne l'avait pas séparé de la masse de perdition. Car avant le péché d'Adam il n'y avait encore dans le genre humain aucune masse de perdition qui pût vicier notre nature dans son origine ».

27. Nous tournant donc vers ce Dieu, souverain Maître de toutes choses, qui a fait

 

1. Sag. VII, 16.

 

bonnes toutes les créatures, qui a prévu les moyens de tirer le bien du mal, qui a vu que sa bonté toute-puissante brillerait avec beaucoup plus d'éclat s'il tirait le bien du mal, plutôt que d'empêcher l'existence du mal lui-même, confessons hautement et croyons qu'en formant les Anges et les hommes, il a voulu montrer tout d'abord ce que pouvait leur libre arbitre, pour mieux prouver ensuite la puissance de sa grâce et la rigueur de sa justice. Certains anges, ayant à leur tête celui que nous appelons le démon, abusant de leur libre arbitre, se sont révoltés contre Dieu. Mais s'ils repoussèrent sa bonté qui les rendait heureux, ils ne. purent échapper à sa justice qui les frappa de châtiments éternels. Quant aux autres anges, le bon usage qu'ils firent de leur libre arbitre les retint dans la vérité, et ils méritèrent d'apprendre qu'ils étaient pour toujours confirmés dans la justice et la vérité. Si nous-mêmes nous avons pu savoir parles saintes Ecritures qu'aucun des saints anges ne peut tomber désormais; combien plus est-il vrai de dire que cette connaissance leur fut révélée d'une manière encore plus sublime? Nous avons reçu pour nous-mêmes la promesse de jouir éternellement de la vie bienheureuse ; et de ressembler aux anges; en vertu de cette promesse nous sommes assurés qu'il n'y aura plus pour nous aucune possibilité de tomber, lorsqu'après le jugement nous serons entrés dans le royaume des cieux ; si les anges n'avaient pas cette même assurance, leur félicité, loin d'être égale, deviendrait inférieure à la nôtre. Or, la vérité suprême ne nous a pro. mis que l'égalité avec les anges (1).

Il est donc certain que les anges connaissent par la vision intuitive ce que nous ne con. naissons encore que par la foi, à savoir qu'ils sont confirmés en grâce, et qu'aucun d'eux ne saurait plus déchoir. Quant au démon et à ses anges, quoiqu'ils eussent été heureux avant leur chute, et qu'ils eussent ignoré qu'ils devaient tomber dans le comble du malheur , toujours est-il qu'il restait quel que chose à ajouter à leur béatitude, si par leur libre arbitre ils fussent demeurés dans la vérité, jusqu'à ce qu'ils fussent parvenu si cette plénitude du souverain bonheur, qui leur était réservée comme une récompense de leur persévérance; je veux dire qu'en

 

1. Matt. XXII, 30.

 

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vertu d'une abondante charité versée en eux par le Saint-Esprit, toute chute fût devenue pour eux absolument impossible, et ils auraient eu la pleine connaissance de cette impossibilité. Jusque-là ils ne possédaient pas cette plénitude du bonheur ; mais parce qu'ils ignoraient leur misère future, leur félicité, quoique moindre, n'en était pas moins réelle, et exempte de tout vice quel qu'il fût. En admettant qu'ils eussent connu leur crime futur et l'éternel châtiment qui devait en être la suite, tout bonheur leur eût été impossible, car l'appréhension d'un si grand mal eût été plus que suffisant pour les rendre malheureux.

28. De même l'homme fut doué du libre arbitre, et quoiqu'il ignorât sa chute future, il était cependant heureux, parce qu'il sentait qu'il avait le pouvoir de ne pas mourir, et de ne point tomber dans l'infortune. Si, par son libre arbitre, il eût voulu persévérer dans cet état de rectitude et d'innocence, sans avoir fait l'expérience de la mort et de l'infortune, il eût reçu, comme récompense de sa persévérance, cette plénitude du bonheur qui constitue l'un des caractères de la félicité des anges, je veux dire la certitude bien connue par lui de ne pouvoir jamais déchoir de sa grandeur. Il règne au ciel un bonheur complet et sans nuage; or, même dans le ciel, on ne pourrait être heureux, si l'on y était poursuivi parla crainte de tomber dans le crime et l'infortune. Mais parce que, abusant de son libre arbitre, l'homme s'est révolté contre Dieu, il a été frappé d'une juste condamnation, qui du coupable devait s'étendre à toute sa race, dont il était le représentant et comme le résumé. Parmi ses descendants, ceux qui sont délivrés par la grâce de Dieu, sont également délivrés de la condamnation qui pesait sur eux par le fait même de leur origine. Par conséquent, supposé que nul ne fût délivré, personne n'aurait le droit d'accuser Dieu d'injustice. Or, si les élus sont en petit nombre, comparativement aux réprouvés, toujours est-il qu'en soi ce nombre est très-grand ; et quant à la grâce qu'ils obtiennent, elle est purement gratuite et mérite de leur part la plus vive reconnaissance, de telle sorte que personne ne se prévale de ses propres mérites, qu'il ne s'échappe aucune parole d'orgueil (1), et que celui qui se glorifie se glorifie uniquement dans le Seigneur.

 

1. Rom. III, 19.

 

 

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CHAPITRE XI. LE PREMIER HOMME AVANT SA CHUTE.

 

29. Quoi donc? Adam aurait-il été privé de la grâce de Dieu? Non, il a reçu cette grâce en grande abondance, mais sous un mode différent du nôtre. Il jouissait des biens qu'il tenait de la bonté de son Créateur; ces biens ne lui étaient acquis par aucun mérite de sa part, et ils étaient sans mélange d'aucun mal. Maintenant, au contraire, les justes quoique délivrés par la grâce se trouvent assaillis par des maux de tout genre, du milieu desquels ils ne cessent de crier vers Dieu : « Délivrez-nous du mal (1) ». Du sein de sa félicité le premier homme n'avait nul besoin de la mort de Jésus-Christ ; aujourd'hui il n'y a que le sang de l'Agneau qui puisse nous purifier de la souillure héréditaire et de nos propres péchés. Adam n'avait pas besoin de ce secours que les justes implorent en ces termes : « Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit, et qui me captive sous la loi du péché qui est dans mes membres. « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2) ». Dans ces justes de la terre, la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (3) ; et dans cette lutte à la fois difficile et périlleuse, ils demandent la force de combattre et de vaincre par la grâce de Jésus-Christ. Adam, au contraire, n'éprouvait pas en lui-même ces luttes et ces combats, et il jouissait de la paix la plus profonde dans son séjour de bonheur.

30. La grâce dont les justes ici-bas ont besoin, si elle ne doit pas être plus joyeuse, doit du moins être plus puissante; et quelle grâce plus puissante que le Fils unique de Dieu, égal à son Père, éternel comme lui, fait homme pour les hommes, exempt de tout péché soit originel, soit personnel et crucifié pour les hommes pécheurs? Quoiqu'il soit ressuscité le troisième jour et pour ne plus mourir, cependant lui qui a donné la vie aux morts, a subi la mort pour les mortels, afin que, rachetés par son sang, et appuyés sur ce gage infaillible, ils pussent s'écrier : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? Celui qui n'a pas épargné son

 

1. Matt. VI, 13. — 2. Rom. VII, 23-25. — 3. Gal. V, 17.

 

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propre Fils, et l'a livré pour nous tous, a comment avec lui ne nous aurait-il pas donné toutes choses (1) ? » Le Verbe a donc revêtu notre nature, c'est-à-dire l'âme raisonnable et la chair de l'homme, et cette opération mystérieuse n'a pu être déterminée par aucun mérite antérieur; c'est gratuitement et librement que le Fils de Dieu s'est fait homme, ne formant plus avec son humanité qu'une; seule et même personne, comme il n'était qu'une seule personne de toute éternité dans le sein de son Père. Il n'est sur ce mystère aucun homme qui porte l'aveuglement et l'ignorance jusqu'à dire que, après être né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie, le Fils de l'homme, par le bon usage qu'il fit de son libre arbitre, et par son exemption de tout péché, a mérité d'être le Fils de Dieu ; ce qui serait absolument contraire à cette parole de l'Evangile : « Le Verbe s'est fait chair (2) ». Où donc le Verbe s'est-il fait chair, si ce n'est dans le sein virginal de Marie, puisque c'est là qu'a pris naissance l'humanité qu'il a revêtue ? La Vierge demandait comment s'accomplirait ce qui lui était annoncé par l'ange; et cet ange lui répondit : « Le Saint-Esprit surviendra en  vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre; voilà pourquoi le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu (3) ». « Voilà pourquoi » ; ce n'est donc pas à cause des oeuvres, car quelles oeuvres peut faire celui qui n'est pas encore né? « Voilà pourquoi », c'est-à-dire, parce que « le Saint-Esprit surviendra en vous, et que la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre, le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu ».

Cette naissance parfaitement gratuite a uni dans l'unité de personne l'homme à Dieu, la chair au Verbe ; elle fut suivie de bonnes oeuvres de toute espèce, mais elle ne fut méritée par aucune. On n'avait pas à craindre que cette nature humaine, mystérieusement revêtue par le Verbe dans l'unité de personne, abusât de son libre arbitre pour pécher, puisque cette nature humaine ainsi revêtue par le Verbe, quoique douée encore d'une volonté propre, ne pouvait abuser de cette volonté, exclusivement dirigée par la personnalité divine et humaine. Par ce Médiateur, Dieu a montré que si les méchants deviennent

 

1. Rom. VIII, 31, 32. — 2. Jean, I, 34. — 3. Luc, I, 35.

 

éternellement bons, c'est lui-même qui opère gratuitement en eux cette transformation précieuse, en leur appliquant le sang de Jésus-Christ , ce sang divin qui n'a jamais été souillé de la faute originelle ou d'un péché personnel.

31. La grâce qui l'aurait empêché de vouloir pécher, le premier homme ne l'avait pas reçue ; mais s'il avait voulu persévérer dans celle qui lui avait été accordée, il n'aurait jamais péché ; sans cette grâce, il ne pouvait être bon, quelque eût été le concours de son libre arbitre, mais cette grâce elle-même, il pouvait la perdre par son libre arbitre. Dieu ne voulut pas le priver de cette grâce, et la déposa dans son libre arbitre. Car par lui-même le libre arbitre a plein pouvoir de pécher ; mais il est incapable de faire le bien, s'il n'est aidé par le secours de la grâce. Si donc le premier homme n'eût pas repoussé ce secours par son libre arbitre, il fût resté bon ; mais ayant repoussé ce secours, il en fut aussitôt dépouillé. Ce secours était tel, que l'homme pouvait le rejeter, s'il le voulait, et le conserver, s'il le voulait; mais il n'était pas libre de l'avoir comme et quand il le voudrait.

Telle est cette première grâce donnée au premier Adam, mais combien n'est-elle pas plus puissante dans le second Adam ? Par cette grâce donnée à Adam,l'homme pouvait avoir la justice, s'il le voulait; la seconde grâce est plus puissante, car elle fait elle-même que nous voulions; elle fait que nous voulions avec tant d'énergie, et que nous aimions avec tant d'ardeur que l'esprit devient sûre ment vainqueur de la chair, qui convoite contre nous par une volonté contraire. Quoi qu'il en soit, elle n'était point sans importance, cette première grâce par laquelle nous fut dévoilée la puissance du libre arbitre; car elle lui aidait tellement, que sans ce se. cours le libre arbitre ne pouvait persévérer dans le bien, tout en restant parfaitement libre de repousser ce secours, s'il le voulait, Quant à la seconde grâce, elle est d'autant plus grande que ce serait peu pour l'homme de recouvrer par elle sa liberté perdue ; que ce serait peu de ne pouvoir sans elle, ou embrasser le bien, ou y persévérer, s'il le veut; il faut encore que cette volonté même, il la trouve dans cette grâce.

32. Ainsi donc, Dieu avait donné à l'homme (311) la bonne volonté, car cette volonté faisait nécessairement partie de cette rectitude dans laquelle il l'avait créé. De plus, il lui avait donné un secours sans lequel l'homme, l'eût-il voulu, n'aurait pu persévérer dans cette rectitude : quant à la puissance de vouloir, il l'avait déposée dans son libre arbitre. Il pouvait donc persévérer, s'il le voulait, car il possédait le secours qui lui conférait ce pouvoir, et sans lequel toute persévérance lui eût été impossible, lors même qu'il eût voulu persévérer. Mais comme il refusa de persévérer, il devint coupable, tandis qu'il eût bien mérité, s'il eût voulu persévérer. Tels les saints anges ; car tandis que les rebelles tombaient par leur libre arbitre, les bons persévéraient par ce même libre arbitre, et méritaient la récompense due à leur persévérance, c'est-à-dire la plénitude du bonheur avec la certitude absolue que jamais ils ne pourraient déchoir. Si ce secours eût manqué à l'ange ou à l'homme au moment de sa création, comme il était de l'essence de toute créature qu'elle ne pût persévérer sans le secours divin, l'ange et l'homme seraient tombés sans aucune faute de leur part, puisqu'ils auraient été privés d'un secours sans lequel toute persévérance leur devenait impossible.

Aujourd'hui, dans la condition où nous sommes, la privation d'un tel secours est déjà le châtiment anticipé du péché ; tandis que le don qui nous en est fait, est un don purement gratuit, sans aucun mérite de notre part. Il y a plus encore, car ce don que Dieu nous fait par Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne nous est pas seulement nécessaire en ce sens que, sans lui, nous ne puissions persévérer si nous en avions la volonté; mais en ce sens encore que c'est par lui que nous obtenons cette volonté de persévérer. Cette grâce que Dieu nous donne pour faire le bien, et pour persévérer, nous accorde non-seulement de pouvoir ce que nous voulons, mais encore de vouloir ce que nous pouvons. Or, il n'en fut pas de même pour le premier homme, la grâce n'avait pas pour lui cette double efficacité. En effet, pour recevoir le bien, il n'avait pas besoin de la grâce, puisqu'il ne l'avait pas perdue; mais pour y persévérer, il avait besoin du secours de la grâce, sans lequel toute persévérance lui devenait impossible; il avait reçu la grâce de pouvoir, s'il voulait, mais il n'eut pas celle de vouloir ce qu'il pouvait;

car s'il avait eu cette dernière grâce, il eût persévéré. Il pouvait donc persévérer, s'il le voulait; s'il ne l'a pas voulu, la faute en est à son libre arbitre, car alors il était parfaitement libre de pouvoir vouloir le bien et vouloir le mal. Or, qu'y aura-t-il de plus libre que le libre arbitre, quand il ne pourra plus se faire l'esclave du péché ? et pourtant cette liberté fût devenue la récompense du premier homme, s'il eût persévéré, comme elle a été la récompense des saints anges. Maintenant donc que le péché a fait perdre tous les mérites, toute délivrance est l'oeuvre propre du don de la grâce, laquelle devait être la récompense du mérite.

 

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CHAPITRE XII. QUE CELUI QUI SE GLORIFIE SE GLORIFIE DANS LE SEIGNEUR.

 

33. Nous ne saurions dès lors étudier avec trop de soin la différence qui existe entre ces deux propositions : pouvoir ne pas pécher, et ne pouvoir pas pécher; pouvoir ne pas mourir, et ne pouvoir pas mourir; pouvoir ne pas quitter le bien, et ne pouvoir pas quitter le bien. En effet, le premier homme pouvait ne pas pécher, il pouvait ne pas mourir, il pouvait ne pas abandonner le bien. Mais serait-il vrai de dire : Doué comme il l'était du libre arbitre, il ne pouvait pécher ? ou bien, il ne pouvait mourir, lui à qui il avait été dit: Si vous péchez, vous mourrez de mort (1)? ou bien, il ne pouvait abandonner le bien, quand il l'a réellement abandonné en péchant, et a mérité la mort ? La première liberté de la volonté était donc de pouvoir ne pas pécher; la dernière et cette fois beaucoup plus grande, sera de ne pouvoir pas pécher. La première immortalité était de pouvoir ne pas mourir ; la dernière et cette fois encore beaucoup plus grande, sera de ne pouvoir pas mourir. La première puissance de la persévérance était de pouvoir ne pas quitter le bien ; la dernière félicité de la persévérance sera de ne pouvoir pas quitter le bien. Parce que ces derniers privilèges seront beaucoup plus grands et plus précieux, s'ensuit-il que les premiers n'avaient ni prix, ni importance ?

34. Nous avons à établir la même distinction parmi les secours qui nous sont accordés. Autre chose est le secours sans lequel telle

 

1. Gen. II, 17.

 

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oeuvre ne se fait pas, et autre chose est le secours avec lequel cette oeuvre s'accomplit. Sans aliments aucuns nous ne pouvons vivre, et cependant la présence de ces aliments ne saurait faire vivre celui qui veut mourir. Par conséquent, les aliments sont un de ces secours sans lesquels telle oeuvre ne se fait pas, et non pas de ceux par lesquels telle oeuvre s'accomplit. S'il s'agit de la béatitude, tel homme pouvait en être privé, mais il suffit qu'elle lui soit accordée, pour que ce même homme soit heureux. Par conséquent, la béatitude est un secours sans lequel telle oeuvre ne se fait pas, et par lequel telle oeuvre s'accomplit. Il participe donc à la double efficacité du secours, car si la béatitude est accordée à l'homme, aussitôt il devient heureux; et si elle lui est refusée pour toujours, jamais il ne sera heureux. Il n'en est pas de même des aliments, ils ne font pas nécessairement que l'homme vive , et cependant sans eux l'homme; ne saurait vivre.

Quant au premier homme, qui avait été créé dans la rectitude du bien, et qui possédait le pouvoir de ne pas pécher, de ne pas mourir et de ne pas quitter le bien, il avait aussi reçu le secours de la persévérance, non pas ce secours qui l'aurait fait persévérer, mais ce secours sans lequel il ne pouvait persévérer même avec son libre arbitre. S'il s'agit des saints qui sont prédestinés au royaume éternel par la grâce de Dieu, le secours qu'ils reçoivent en vue de la persévérance est tel, que c'est la persévérance elle-même qui leur est accordée; non-seulement en ce sens qu'en dehors de ce don ils ne puissent persévérer, mais encore en ce sens que par ce don ils persévéreront infailliblement. En effet, si le Sauveur a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faire », il a dit également : « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi-même qui vous ai choisis et placés afin que vous alliez et que vous portiez des fruits, et que vos fruits demeurent (1) ». Ces paroles prouvent clairement que le Sauveur leur avait donné, non-seulement la justice, mais encore la persévérance dans la justice. Quand on voit le Sauveur les placer afin qu'ils aillent, qu'ils portent des fruits, et que leurs fruits demeurent; qui donc oserait dire : ils ne demeureront pas? qui oserait dire : Peut-être ne

 

1.Jean, XV, 5, 16.

 

demeureront-ils pas? « Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentante (1) », j'entends la vocation de ceux qui sont appelés selon le décret. Puisque c'est pour eux que Jésus-Christ intercède, afin que leur foi ne défaille point, n'est-il pas certain qu'elle ne défaillira jamais? par conséquent elle persévérera jusqu'à la fin, c'est-à-dire jusqu'au moment où elle sera remplacée par la vue intuitive dans la gloire éternelle.

35. Contre ces tentations si grandes et si nombreuses que nous subissons aujourd'hui, et qui n'étaient point connues dans le paradis terrestre, nous avons besoin d'une plus grande liberté, fortifiée et soutenue par le don de persévérance, pour nous assurer la victoire sur ce monde, ses séductions, ses terreurs et ses mensonges. Telle était la doctrine des saints martyrs. D'un côté, personne ne tentait d'essayer la terreur contre le premier homme; de l'autre côté, Dieu lui avait intimé ses ordres et leur terrible sanction, et cependant; s'inspirant de son libre arbitre, Adam ne sut pas persévérer dans son bonheur et dans l'extrême facilité où il était de ne pas pécher. Nos martyrs, au contraire, bravant, non pas seulement les menaces, mais la barbarie et les persécutions du monde, restèrent inébranlables dans la foi, n'ayant pour se soutenir que l'espérance de biens futurs qu'ils ne voyaient pas, tandis que le premier homme pouvait contempler tous ces biens présents que son crime allait lui ravir. Pouvons-nous expliquer cette différence sans remonter à ce Dieu de qui nos martyrs ont obtenu miséricorde afin d'être fidèles (2) ; de qui ils ont reçu l'esprit, non pas de crainte , pour faiblir devant leurs persécuteurs, mais l'esprit de force, de charité et de continence (3), pour triompher de toutes les menaces, de toutes les séductions, de tous les tourments? Adam, sans péché, reçut la volonté libre avec laquelle il fut créé, et cette volonté il l'a fait servir au péché ; la volonté des martyrs avait été primitivement asservie au péché, mais elle fut ensuite délivrée par Celui qui a dit : « Si le Fils vous délivre, vous serez véritablement libres (4) ». Cette grâce leur avait conféré une si grande liberté que, malgré la nécessité où ils se trouvaient en cette vie de combattre contre les convoitises du péché et les défaillances

 

1. Rom. XI, 29. — 2. I Cor. VII, 25. — 3. II Tim. I, 7. — 4. Jean, VIII, 36.

 

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accidentelles qui chaque jour leur arrachaient cette prière : « Pardonnez-nous nos offenses (1) », jamais cependant ils ne devinrent les esclaves de ce péché qui conduit à la mort, et dont l'apôtre saint Jean nous a dit : « Il est un péché qui va à la mort, et je ne dis pas que l'on doive prier pour lui (2) ». Comme cette espèce de péché n'est point déterminée, les opinions peuvent se former aussi nombreuses que variées ; pour moi, ce péché consiste à renoncer jusqu'à la mort à cette foi qui opère par la charité. Ceux qui se rendent coupables de ce péché ne jouissent pas, comme Adam, de la liberté primitive; ils ont dû être délivrés dans le second Adam par la grâce de Dieu, et cette rédemption leur a conféré le libre arbitre pour servir le Seigneur et non pour se constituer les esclaves du démon. Ayant donc été affranchis du péché, ils sont devenus les serviteurs de la justice (3), dans laquelle ils persévéreront jusqu'à la fin par l'efficacité de cette persévérance qui leur a été donnée par Celui qui les a connus dans sa prescience, les a prédestinés, appelés selon son décret, justifiés et glorifiés. Car toutes ces promesses qui regardaient l'avenir sont déjà pour eux réalisées. Ne lisons-nous pas: « Abraham crut » à ces promesses, « et sa foi lui fut imputée à justice? » Car il rendit gloire à Dieu, étant pleinement persuadé qu'il est tout-puissant pour accomplir a tout ce qu'il a promis ».

36. Ainsi donc, Dieu rend bons ses élus afin qu'ils fassent le bien. Quand Dieu promettait à Abraham que de nombreux élus sortiraient de sa race, était-ce parce que dans sa prescience il voyait que ces élus se sanctifieraient par leur propre vertu ? Dans ce cas, ce n'était point son oeuvre qu'il aurait annoncée, mais celle de ces élus. Or, tel ne fut point l'objet de la foi d'Abraham, car « il ne fut pas ébranlé dans sa foi, mais il rendit gloire à Dieu, étant pleinement persuadé qu'il est tout-puissant pour accomplir ses promesses (4) ». L'Apôtre ne dit pas que Dieu peut promettre ce qu'il a prévu, ou qu'il peut montrer ce qu'il a prédit, ou qu'il peut connaître par sa prescience ce qu'il a promis; il affirme hautement « qu'il est tout-puissant pour accomplir ses promesses ». C'est donc Dieu lui-même qui fait persévérer dans le bien ceux

 

1. Matt. VI, 12. — 2. I Jean V, 16. — 3. Rom. VI, 18. —  4. Id. IV, 3, 19-21.

 

qu'il a rendus bons. Quant à ceux qui tombent et périssent, ils ne furent jamais du nombre des prédestinés. Ces autres paroles de l'Apôtre . « Qui êtes-vous donc pour oser ainsi condamner le serviteur d'autrui? s'il tombe ou s'il reste debout, cela regarde son maître », s'appliquent sans doute à tous ceux qui sont régénérés et qui vivent chrétiennement ; toutefois sa pensée se reporte aussitôt sur les prédestinés, et il ajoute : « Mais il restera debout, parce que Dieu est tout-puissant pour l'affermir (1) ». La persévérance nous vient donc réellement de Celui qui est tout-puissant pour affermir ceux qui sont debout et les conserver dans cet heureux état, ou relever ceux qui sont tombés; car c'est Dieu qui relève ceux qui tombent (2).

37. Sans avoir reçu de Dieu ce don précieux, c'est-à-dire la persévérance dans le bien, le premier homme était libre de persévérer ou de ne pas persévérer, car sa volonté avait pour cela les forces nécessaires, puisqu'elle avait été créée dans l'innocence, et qu'elle n'avait à lutter en elle-même contre aucune concupiscence. Par conséquent, à son libre arbitre était confié le soin de conserver les effets de cette immense bonté de Dieu, et la facilité si grande qu'il avait de vivre dans la justice et l'innocence. De son côté, Dieu savait dans sa prescience que l'homme ferait le mal; il le savait, mais il ne l'y forçait pas; il savait en même temps de quel juste châtiment il punirait sa faute. Aujourd'hui cette grande liberté a été perdue par le fait du péché ; il ne nous est resté qu'une immense faiblesse qui a besoin de secours plus puissants et plus nombreux. En effet, Dieu s'est plu à étouffer l'orgueil de la présomption humaine, « afin que toute chair », c'est-à-dire tout homme, «ne pût désormais se glorifier en sa présence ». De quoi donc pouvait-elle se glorifier, si ce n'est de ses propres mérites? mérites qu'elle a pu avoir, mais qu'elle a perdus, et perdus par son libre arbitre, comme c'est par son libre arbitre qu'elle avait pu les acquérir. Voilà pourquoi il ne reste d'autre espérance de rédemption que dans la grâce du Libérateur. Voilà pourquoi toute chair a cessé de se glorifier en présence du Seigneur.

Les pécheurs ne se glorifient pas; et de quoi donc pourraient-ils se glorifier ? Les justes ne se glorifient pas davantage, car par

 

1. Rom. XIV, 4. — 2. Ps. CXLV, 8.

 

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eux-mêmes ils n'ont rien, ils n'ont d'autre gloire que Celui à qui ils disent : « Vous êtes ma gloire et l'ornement de mon front (1) ». C'est donc à tous les hommes que s'appliquent ces paroles : « Nulle chair ne doit se glorifier en présence du Seigneur ». Et aux justes il est dit : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur ». Telle est bien la pensée de l'Apôtre, car après avoir dit : « Que nulle chair ne se glorifie en présence du Seigneur », craignant sans doute que les saints ne se crussent restés sans aucune gloire, il ajoute aussitôt : « C'est par cette voie que a vous êtes établis en Jésus-Christ, qui nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, selon ce qui est écrit, celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur (2) ». Voilà pourquoi, dans ce lieu de misères, sur cette terre où la vie de l'homme n'est qu'une épreuve et un combat (3), « la vertu se perfectionne dans la faiblesse (4) » ; et cette vertu, quelle est-elle, si ce n'est que celui qui se glorifie ne doit se glorifier qu'en Dieu? »

38. Quant à la persévérance dans le bien, Dieu pouvait-il permettre à ses saints de se glorifier dans leurs propres forces, et non pas uniquement en lui-même ? En effet, il leur donne le même secours qu'il a donné au premier homme, et sans lequel ils ne pourraient persévérer, lors même qu'ils en auraient la volonté; mais il opère en eux le vouloir lui-même. Si donc il est certain qu'ils ne persévéreront qu'autant qu'ils en auront le pouvoir et la volonté, il n'est pas moins certain que le pouvoir et la volonté de persévérer leur sont accordés par la munificence de la grâce divine. Leur volonté se trouve tellement enflammée par le Saint-Esprit, qu'ils peuvent précisément parce qu'ils veulent, et ils veulent parce que Dieu opère en eux le vouloir. Nous savons d'ailleurs que la faiblesse dont nous souffrons en cette vie était nécessaire pour perfectionner la vertu en réprimant l'orgueil; or, si dans cette grande faiblesse Dieu abandonnait les hommes à leur propre volonté, de telle sorte que, s'ils le voulaient, ils demeurassent dans le secours de Dieu sans lequel ils ne pourraient persévérer, et que Dieu cessât d'opérer en eux le vouloir, n'est-il pas évident qu'au sein de toutes ces tentations

 

1. Ps. III, 9. — 2. I Cor. I, 29-31. — 3. Job, VII, 1. — 4. II Cor. XII, 9.

 

leur volonté succomberait sous le poids de sa propre faiblesse? N'est-il pas évident qu'ils ne pourraient persévérer, parce que, succombant sous le poids de cette faiblesse, ou bien ils ne voudraient pas, ou bien leur volonté serait tellement faible qu'ils n'auraient par elle aucun pouvoir?

Le Seigneur a donc pourvu à la faiblesse de la volonté humaine, en lui prodiguant la grâce divine à l'aide de laquelle cette même volonté devient persévérante et invincible. Par elle-même, sans doute, elle reste toujours faible, et cependant avec la grâce elle est loin de défaillir ou de se laisser vaincre par l'adversité quelle qu'elle soit De là vient que la volonté humaine, malgré son impuissance et sa faiblesse, pourrait, par la vertu de Dieu, persévérer dans un bien si léger fût-il, tandis que la volonté du premier homme, malgré sa force et son intégrité natives, malgré la puissance intégrale de son libre arbitre, n'a point persévéré dans un bien dont l'importance était pour lui plus sensible et plus grande, Ajoutons qu'Adam avait reçu de Dieu ce secours sans lequel il n'aurait pu persévérer, s'il l'eût voulu; tandis qu'il était privé de cela autre secours par lequel Dieu aurait opérées lui le vouloir. Comme Adam était très-fort, Dieu l'abandonna quelque peu à lui-même et le laissa faire ce qu.'il voudrait; aux saints qui étaient si faibles, il donna la grâce de vouloir invinciblement ce qui était bien et de refuser invinciblement de quitter ce bien. Le Sauveur a dit : « J'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille point (1) »; comprenons que cette parole s'adressait à celui qui est édifié sur la pierre. Par conséquent cet Apôtre devenu l'homme de Dieu, non-seulement parce qu'il avait obtenu miséricorde pour être fidèle, mais encore parce que sa foi n'a jamais failli, devait s'appliquer cette parole : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur ».

 

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CHAPITRE XIII. LE NOMBRE DES ÉLUS EST DÉTERMINÉ.

 

39. Ces paroles s'appliquent à ceux qui soul! prédestinés au royaume de Dieu, et dont le nombre est tellement précisé qu'il ne sera mi augmenté, ni diminué d'un seul homme. Mais je ne veux nullement parler de ceux qui après la promulgation solennelle de la

 

1. Luc, XXII, 32.

 

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révélation, se sont multipliés au-delà de tout calcul (1). De ces hommes on peut dire qu'ils sont appelés, mais non pas qu'ils sont élus, car ils n'ont pas été appelés selon le décret. Quoiqu'il en soit, il est certain que le nombre des élus ne sera ni augmenté ni diminué, malgré la contradiction apparente qui semblerait résulter de ces paroles du Précurseur: « Faites donc de dignes fruits de pénitence et gardez-vous de dire en vous-mêmes, nous avons Abraham pour père; car Dieu pourrait avec les pierres se former des enfants d'Abraham (2) ». Saint Jean voulait montrer que ces Juifs devaient être rejetés, s'ils ne faisaient pas de dignes fruits de pénitence, de telle sorte cependant que le nombre des enfants promis à Abraham resterait complet. Cette pensée est plus clairement formulée dans l'Apocalypse : « Conservez ce que vous avez, dans la crainte qu'un autre ne reçoive la couronne qui vous était destinée (3) ». Si un autre ne reçoit cette couronne qu'autant qu'elle aura été perdue par celui à qui elle était destinée, n'est-ce pas une preuve que le nombre des élus est parfaitement déterminé?

40. D'un autre côté, quand il s'agit  des saints qui doivent persévérer, nous voyons la sainte Ecriture leur parler comme si leur persévérance était incertaine et douteuse. Mais le but de ces paroles est de nous défendre de porter trop loin nos investigations et de nous déterminer à faire notre salut avec crainte et tremblement (4). En effet, tant qu'il vit au sein de notre malheureuse mortalité, quel fidèle oserait lui-même se ranger au nombre des prédestinés? Cette prédestination reste un secret pour nous sur cette terre, car notre ennemi le plus redoutable c'est l'orgueil, et ne voyons-nous pas le grand Apôtre souffleté par l'ange de Satan, Dieu le permettant ainsi pour lui ôter jusqu'à la moindre pensée d'orgueil (5)? De là cette parole du Sauveur à ses Apôtres : « Si vous demeurez en moi (6) », et cependant il savait fort bien que ses Apôtres demeureraient en lui. Le Prophète disait également : « Si vous voulez et si vous écoutez ma parole (7) » ; et cependant le Seigneur connaissait ceux en qui il opérait le vouloir (8).

Des oracles de ce genre se rencontrent fréquemment dans les saintes Ecritures. Car la

 

1. Ps. XXXIX, 6. — 2. Matt. IV, 8, 9. — 3. Apoc. III, 11. — 4. Rom. XI, 20. — 5. II Cor. XII, 7. — 6. Jean, XV, 7. — 7. Isa. I, 19. — 8. Philipp. II, 13.

 

prédestination, en restant un secret pour nous, devait avoir pour effet de nous soustraire à toute pensée d'orgueil et de laisser sous l'heureuse influence d'une crainte légitime ceux mêmes qui courent la carrière de la justice, puisque le but pour eux est toujours incertain. Grâce au secret de la prédestination, nous devons croire que certains enfants de perdition, privés du bienfait de la persévérance finale, commencent par moments à vivre de cette foi qui opère par la charité, arrivent même parfois jusqu'à la fidélité et la justice, retombent ensuite et sont frappés par la mort avant d'avoir pu se convertir. Si ces cruelles alternatives ne se présentaient jamais, cette crainte religieuse et salutaire que l'Esprit-Saint nous offre comme le seul remède au vice de l'orgueil, n'aurait de prise sur les hommes que jusqu'au moment où ils auraient obtenu la grâce de Jésus-Christ pour vivre chrétiennement ; cela fait, ils resteraient dans une entière sécurité et regarderaient tonte chute comme absolument impossible. Or, dans ce lieu d'épreuves, avec la faiblesse qui nous caractérise, le plus grand danger pour nous résulterait précisément de cette présomption et de cette sécurité si favorables à l'orgueil. Oui, sans doute, nous aussi, comme les anges, nous serons un jour confirmés en grâce, mais ce sera seulement lorsque l'orgueil ne pourra plus nous atteindre. Quant au nombre des élus, prédestinés par la grâce de Dieu au royaume éternel, et gratifiés de la persévérance finale, il arrivera tout entier au séjour de la gloire, et y possédera le bonheur suprême ; et après avoir joui ici-bas de la miséricorde du Sauveur soit pour opérer leur conversion, soit pour soutenir les combats du Seigneur, ils la béniront à jamais sous l'éclat de la couronne immortelle.

41. Que cette couronne soit pour eux l'effet de la miséricorde divine, c'est ce que nous atteste la sainte Ecriture, quand elle met sur les lèvres de David ces belles paroles qu'il adresse à son âme pour la gloire de son Dieu : « Qu'il te couronne dans sa bienfaisance et sa miséricorde (1)». L'apôtre saint Jacques nous dit également : « Un jugement sans miséricorde attend celui qui n'aura pas fait miséricorde (2) » ; ce qui nous prouve que dans ce jugement qui décernera la récompensa; aux justes et le châtiment aux pécheurs, les

 

1. Ps. CCI, 4. — 2. Jacq. II, 13.

 

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uns seront jugés avec miséricorde et les autres sans miséricorde. De là cette parole de la mère des Macchabées à l'un de ses enfants : « Afin que dans cette miséricorde il vous reçoive avec vos frères (1) ». Nous lisons ailleurs : « Lorsque le roi dans sa justice aura pris place sur son trône, le mal ne pourra a supporter sa présence. Qui donc se glorifiera de la chasteté de son coeur? qui donc se flattera d'être pur de tout péché (2)? » Par conséquent, celui à qui Dieu n'aura imputé aucun péché devra trouver encore dans la miséricorde divine le principe et la cause de son bonheur.

Toutefois, il est vrai de dire que dans ce juste jugement la miséricorde elle-même sera accordée selon le mérite des bonnes oeuvres. « Un jugement sans miséricorde attend celui qui n'a pas fait miséricorde » ; ces paroles prouvent qu'un jugement miséricordieux est réservé à tous ceux qui présenteront des oeuvres de miséricorde ; d'où il suit que la miséricorde elle-même sera proportionnée aux mérites des bonnes oeuvres. Il n'en est pas de même en cette vie, car sans aucun mérite antérieur de leur part et souvent même après de nombreux péchés commis par eux, nous voyons la miséricorde prévenir les hommes pour les délivrer des fautes qu'ils ont commises et de celles mêmes qu'ils auraient commises s'ils n'avaient pas été régénérés par la grâce de Dieu ; et par là même elle leur épargne les châtiments éternels qu'ils auraient subis s'ils n'avaient pas été arrachés à la puissance des ténèbres et transférés dans le royaume du Fils bien-aimé de Dieu (3).

N'oublions pas, cependant, que la vie éternelle, qui sera la récompense des bonnes oeuvres, nous est elle-même désignée par l'Apôtre comme étant une grâce de Dieu (4), c'est-à-dire un don purement gratuit, et non pas une dette de rigoureuse justice acquise par des mérites exclusivement personnels. Par conséquent, la vie éternelle reste une grâce, puisqu'elle n'est que la récompense des mérites que la grâce a conférés à l'homme. C'est elle qui nous est clairement désignée par ces mots de l'Evangile : « La grâce pour la grâce (5) », c'est-à-dire pour les mérites que nous aurons acquis par la grâce.

42. Quant à ceux qui ne sont pas du nombre

 

1. II Macch. VII, 29. — 2. Prov. XX, 8, 9. selon les Sept. — 3. Coloss. I, 13. — 4. Rom. VI, 23. — 5. Jean, I, 16.

 

des prédestinés que la grâce de Dieu conduit au royaume éternel, soit qu'ils n'aient pu faire usage de leur libre-arbitre (1) ; soit qu'ils aient correspondu à la grâce par leur volonté devenue véritablement libre, puisqu'elle avait été délivrée par la grâce ; ceux donc qui ne sont pas de ce nombre fixe et bienheureux des prédestinés, subiront le juste jugement qu'ils auront mérité. En effet, ou bien ils sont encore sous le joug du péché originel, et alors ils seront traités comme solidaires d'un crime qui n'a pas été effacé par la régénération ;ou bien ils ont commis d'autres fautes volontaires et personnelles sous l'influence de leur propre volonté ; volonté libre, mais non pas délivrée ; libre au point de vue de la justice, mais esclave du péché dans lequel ils se sont jetés plus ou moins pour satisfaire leurs passions criminelles ; tous ces hommes sont coupables et leurs châtiments seront proportion nés à la gravité de leurs fautes. Peut-être reçoivent-ils la grâce de Dieu, mais ce n'est que temporairement, et ils ne persévéreront pas; ils se séparent du Seigneur et le Seigneur les abandonne. Par un juste et mystérieux des sein de Dieu, ils sont laissés à leur libre arbitre, sans avoir reçu le don de la persévérance.

 

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CHAPITRE XIV. DIEU SEUL PEUT RENDRE LA CORRECTION EFFICACE ET SALUTAIRE.

 

43. Que les hommes se laissent donc corriger quand ils pèchent, et que la correction ne  leur donne pas lieu d'accuser la grâce, pas plus qu'ils ne doivent s'appuyer sur la grâce pour incriminer la correction. En effet, tout péché mérite son châtiment ; or, à ce châtiment appartient une juste correction, laquelle a toujours une vertu médicinale, alors même que la vie du malade paraît incertaine et compromise. Quand donc celui qui reçoit la correction appartient au nombre des élus, la correction devient pour lui un remède sala taire ; s'il n'est pas du nombre des prédestinés, la correction conserve encore pour lui son caractère de tourment pénal. Devant une semblable incertitude, on doit toujours faire preuve de charité , quelque douteux que puisse paraître le résultat ; mais à la correction il faut toujours joindre la prière. Or, lorsque la correction a pour effet d'amener

 

1. Comme les enfants morts après leur baptême.

 

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ou de ramener les hommes dans la voie de la justice, quel autre opère réellement le salut dans le coeur, si ce n'est Celui qui seul peut donner l'accroissement, c'est-à-dire Dieu lui-même, à l'exclusion de celui qui plante ou de celui qui arrose, de celui qui cultive les champs ou taille les arbrisseaux? Quand donc Dieu dans ses décrets a voulu le salut d'un homme, rien ne saurait empêcher sa volonté. Libre à Dieu de vouloir ou de ne pas vouloir, mais dans l'un ou l'autre cas la volonté divine ne saurait être entravée ni vaincue. Le Seigneur ne fait-il pas ce qu'il veut de ceux-là même qui ne font pas ce qu'il veut ?

44. Il est écrit que Dieu a veut que tous les « hommes soient sauvés (1) », et pourtant en réalité tous ne sont pas sauvés. Ce passage est susceptible d'interprétations différentes que nous avons indiquées dans un certain nombre de nos ouvrages (2). Ici je me bornerai à une seule- réflexion. Ces paroles : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés », ne doivent s'entendre que des prédestinés ; car ils renferment toutes les classes de l'humanité. Le Sauveur disait aux Pharisiens : « Vous donnez la dîme de toutes les     récoltes (3) » ; ce qui doit s'entendre de toutes les récoltes qui leur appartenaient ; car ils ne donnaient pas la dîme de toutes les récoltes produites sur toute la face de l'univers. C'est dans le même sens qu'il est dit : « Comme je tâche moi-même de plaire à tous en toutes choses (4) ». Est-ce que l'Apôtre qui tenait ce langage plaisait également à ses nombreux persécuteurs ? Non, sans doute , mais il plaisait au genre humain réuni dans le sein de l'Eglise de Jésus-Christ et composé de ceux qui étaient déjà convertis et de ceux qui devaient se convertir.

45. Il n'est pas douteux que Dieu, qui a fait dans le ciel et sur la terre tout ce qu'il a voulu (5), et qui même a déjà fait ce qui doit arriver (6), peut imposer sa volonté à toutes les volontés humaines et faire tout ce qui lui plaît; car il fait toujours ce qu'il veut, lorsqu'il le veut, des volontés humaines. Je ne citerai que fort peu d'exemples. Quand Dieu voulut donner l'empire à Saül, les Israélites étaient-ils si parfaitement libres de se soumettre ou de ne pas se soumettre à ce roi, qu'ils

 

1. I Tim. II, 4. — 2. Enchirid. chap. CIII; Cité de Dieu, liv. XXII, ch. I, II; Contre Julien, liv. IV, ch. VIII, etc. — 3. Luc, XI, 42. — 4. II Cor. X, 33. — 5. Ps. CXXXIV, 6. — 6. Isa. XLV, selon les Sept.

 

eussent le pouvoir de résister à Dieu? Il est vrai, cependant le Seigneur, avant de prendre cette mesure, voulut consulter les dispositions de son peuple, quoiqu'il eût plein pouvoir d'incliner les coeurs de quelque côté qu'il eût voulu. Voici ce que nous lisons : « Samuel congédia le peuple et chacun retourna à sa demeure; de son côté, Saül se retira dans sa maison de Gabaa, et les principaux, dont Dieu avait touché le coeur, se mirent à la suite de Saül. Et les opposants s'écrièrent : « Qui donc nous sauvera? Sera-ce cet homme? Et ils le couvrirent d'outrages, et refusèrent de lui offrir des présents (1) ». Dira-t-on que de tous ceux dont Dieu avait touché le coeur, personne ne dut accompagner Saül; ou bien qu'il fut accompagné par un seul des opposants dont Dieu n'avait pas touché le coeur?

Au sujet de David, dont les glorieuses victoires avaient constaté le choix que le Seigneur avait fait de lui pour monter sur le trône, nous lisons également: « Et David marchait de triomphe en triomphe; sa gloire allait toujours en croissant, et le Seigneur était avec lui (2) ». Cela posé, le texte sacré ajoute aussitôt : « Alors Amasa , qui était le premier entre les trente, tout transporté par l'Esprit-Saint, lui répondit : Nous sommes à vous, ô David, et nous serons toujours avec vous, ô Fils de Jessé. La paix, la paix soit avec vous et avec ceux qui prennent votre défense, car Dieu vous protège ». Est-ce que cet Amasaï pouvait s'opposer à la volonté de Dieu, et ne pas obéir à Celui qui avait agi sur son cœur par l'action directe de l'Esprit-Saint dont il fut revêtu et qui lui inspirait de vouloir, de parler et d'agir en ce sens? Un peu plus loin nous lisons : « Tous ces guerriers qui ne demandaient qu'à combattre, vinrent avec un cœur parfait trouver David à Hébron, pour l'établir roi surtout Israël (3)». C'est donc bien par leur propre volonté qu'ils choisirent David pour leur roi. Qui ne le voit pas? Qui pourrait le nier? Ce qu'ils firent dans toute la paix de leur coeur, l'ont-ils fait malgré eux et par force? Et pourtant cette détermination leur fut réellement inspirée par celui qui agit à sa volonté sur le cœur des hommes. De là ces paroles déjà citées : « David faisait tous les jours de nouveaux progrès; sa gloire allait toujours croissant, et le Seigneur était avec lui ». Or, ce Dieu

 

1. I Rois, X, 25-27. — 2. I Par. XI, 9. — 3. I Paral. XII, 18, 38.

 

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tout-puissant qui était avec David inspira à ces Israélites la volonté de se choisir pour roi le fils de Jessé. Et comment donc leur inspira-t-il cette volonté ? Est-ce par la contrainte et en les chargeant de chaînes corporelles? Il agit intérieurement, il s'empara de leur coeur et les entraîna par la force même des résolutions qu'il avait fait naître dans leur volonté. Si donc, lorsqu'il veut établir des rois sur la terre, Dieu est plus maître des volontés des hommes qu'ils ne le sont eux-mêmes, quel autre que lui peut rendre la correction efficace et salutaire ; quel autre que lui peut donner à la correction d'un coupable la vertu de le placer dans le royaume des cieux ?

 

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CHAPITRE XV. DIEU VEUT QUE TOUS LES HOMMES SOIENT SAUVÉS.

 

46. Que des frères se soumettent donc avec docilité à la correction que leur infligent des supérieurs guidés en cela par la charité, et s'efforçant de proportionner toujours cette correction à la gravité plus ou moins grande des fautes de leurs subordonnés. Il n'est pas même jusqu'à l'excommunication portée par un évêque et regardée dans l'Eglise comme la peine la plus grave, qui ne puisse, si Dieu le veut, devenir un puissant moyen de salut pour ceux qui l'ont méritée. En effet, savons-nous ce qui nous arrivera le jour suivant? Tant qu'un homme est en vie, devons-nous désespérer de son salut? Peut-on empêcher Dieu de jeter un regard miséricordieux sur tel coupable, de lui accorder la grâce de la pénitence, d'accepter le sacrifice d'un esprit troublé et d'un coeur contrit, de l'absoudre d'une condamnation méritée, et de lever la sentence de condamnation sur un condamné? N'oublions pas cependant qu'il est du devoir d'un pasteur d'arrêter: la contagion du mal, et de soustraire les brebis saines au contact d'une brebis galeuse; ce qui ne veut pas dire cependant qu'il soit impossible à Dieu de ménager dans cette séparation même un remède efficace pour la brebis malade. Nous ignorerons toujours que tel homme appartienne au nombre des prédestinés, et que tel autre ne lui appartienne pas; et par conséquent la charité nous fait un devoir et un besoin de Vouloir efficacement le salut de tous.

En vertu de ce  principe , nous devons accueillir tous ceux qui se présentent, et nous efforcer de leur procurer la justification par la foi et la paix avec Dieu (1), cette paix que l'Apôtre prêchait en ces termes : « Nous remplissons donc la charge d'ambassadeurs de Jésus-Christ, et c'est Dieu qui vous exhorte par notre bouche. Ainsi, nous vous conjurons, au nom de Jésus-Christ, de vous réconcilier avec Dieu (2) ». Or, se réconcilier avec Dieu, n'est-ce pas rentrer en paix avec lui ? C'est en parlant de cette paix que le Sauveur disait à ses disciples : « Dans quelque maison que vous puissiez entrer, dites d'abord : Que la paix soit dans cette demeure; et s'il y a là un enfant de la paix, votre paix se reposera sur lui; autrement elle vous reviendra (3) ». Lorsque cette paix nous est annoncée par ces hommes dont il est dit: « Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent la paix , qui annoncent les biens (4) ! » chacun de nous devient l'enfant de la paix, pourvu qu'il obéisse à l'Evangile, qu'il embrasse la foi, qu'il reçoive la justification par la foi, et qu'il rentre en paix avec Dieu. Selon l'ordre de la prédestination divine, cet homme était déjà l'enfant de la paix.

Remarquons, en effet, qu'il n'est pas dit: Celui sur qui se reposera votre paix deviendra l'enfant de la paix; mais : « S'il y a là un enfant de la paix, votre paix se reposera sur

cette demeure ». Avant donc que la paix lui fût annoncée, cet homme était déjà l'enfant de la paix, en vertu de la connaissance et de la prescience qu'avait de lui, non pas l'évangéliste, mais Dieu lui-même. Pour nous, qui ne savons si tel homme est ou n'est pas enfant de la paix, il ne nous appartient de faire aucune exception, ni aucun discernement parmi les personnes, et nous devons vouloir, le salut de tous ceux à qui nous prêchons la paix. Quand, sans le savoir, nous prêchons cette paix à un homme qui n'est pas l'enfant de la paix, ne craignons pas qu'elle soit perdue pour nous, car elle nous revient ; c'est-à-dire que pour nous cette prédication porte tous ses fruits, tandis qu'elle reste inutile pour celui à qui elle s'adresse. Et. si cette paix se repose sur lui, elle profite en même temps et à lui et à nous.

47. Puisque nous ne connaissons pas celui qui seront sauvés, Dieu nous ordonne de vouloir le salut de tous ceux à qui nous

 

1. Rom. V, I. — 2. II Cor. V, 20. — 3. Luc, X, 5, 6. — 4. Isa. LII, 7.

 

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prêchons cette paix, et lui-même opère en nous cette volonté en répandant la charité dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (1). Ces paroles : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » , pourraient donc également s'interpréter en ce sens que Dieu nous fait vouloir ce salut de tous les hommes; c'est ainsi que ces mots : « Il a envoyé l'Esprit de son Fils criant Abba, Père (2) », signifient que cet Esprit nous fait crier : Abba , Père. Parlant de ce même Esprit, l'Apôtre nous dit encore : « Nous avons reçu l'Esprit d'adoption des enfants, dans lequel nous crions : « Abba, Père (3) ». C'est nous qui crions ; mais parce que c'est l'Esprit qui nous fait crier, nous disons qu'il crie lui-même. Si donc la sainte Ecriture a pu dire de l'Esprit-Saint qu'il crie lui-même, parce qu'il nous fait crier, ne peut-on pas dire également de Dieu qu'il veut, parce qu'il nous fait vouloir? Et parce que, dans toute correction, nous ne devons avoir d'autre but que d'empêcher les coupables de s'éloigner de Dieu ou de les ramener à Dieu, n'est-ce point pour nous une obligation réelle de repousser de nos oeuvres toute pensée de désespoir? Si celui que nous corrigeons est l'enfant de la paix, notre paix se reposera sur lui, autrement elle nous reviendra.

48. On dira, sans doute, que, malgré le dépérissement de la foi dans un certain nombre de chrétiens, les décrets de Dieu restent inébranlables, car Dieu connaît ceux qui sont à lui. Toutefois, rien de tout cela ne nous autorise à nous montrer paresseux et négligents dans la répression de ceux qui doivent être corrigés. Car ce n'est pas en vain qu'il a été dit : « Les mauvais discours corrompent les bonnes moeurs (4) » ; et encore : « Vous perdrez, avec votre science, votre frère encore faible pour qui Jésus-Christ est mort (5) ». Pour échapper à ces, préceptes et à cette terreur salutaire, gardons-nous de dire : Si les discours mauvais corrompent les bonnes moeurs, et si notre frère périt, que nous importe? Les décrets de Dieu restent inébranlables, et il n'y a pour périr que l'enfant de perdition.

 

1. Rom. V, 5. — 2. Gal. IV, 6. — 3. Rom. VIII, 15. — 4. I Cor. XV, 33.Id. VIII, 11.

 

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CHAPITRE XVI. CONCLUSION.

 

Sur la foi de tels sophismes gardons-nous de nous croire en sûreté dans notre négligence. Il est bien vrai qu'il n'y a pour périr que l'enfant de perdition, mais Dieu nous dit par la voix du prophète Ezéchiel : « Il mourra dans son péché, mais je demanderai compte de son sang à celui qui devait veiller à son salut (1) ».

49. Pour nous qui ne pouvons discerner ceux qui sont prédestinés de ceux qui ne le sont pas, et qui par là même devons vouloir le salut de tous, c'est pour nous une obligation rigoureuse d'user médicinalement d'une correction sévère à l'égard des coupables pour les empêcher ou de périr, ou d'en entraîner d'autres à leur perte. Du reste, à Dieu seul il appartient de rendre celte correction utile et efficace à l'égard de ceux qu'il a connus dans sa prescience et qu'il a prédestinés pour devenir conformes à l'image de son Fils. Si donc quelquefois nous nous abstenons de corriger, dans la crainte que cette correction ne soit pour quelques-uns une occasion de périr, pourquoi ne ferions-nous pas cette correction dans le but d'empêcher que la perte ne devienne plus grande? Ne nous flattons pas de mieux comprendre la charité que l'Apôtre, qui disait : « Corrigez ceux qui sont déréglés, consolez ceux qui ont l'esprit abattu, supportez les faibles, soyez patients envers tous, prenez garde que nul ne rende à un autre le mal pour le mal (2)». Ces paroles ne signifient-elles pas que, si l'on rend le mal pour le mal, c'est surtout en s'abstenant de corriger celui qui a besoin de correction, et en l'abandonnant par une coupable dépravation? L'Apôtre nous dit ailleurs: «Corrigez les pécheurs en présence de tous les autres fidèles, afin d'inspirer aux autres une crainte salutaire (3) ». Il est évidemment question des péchés publics, car autrement le langage de saint Paul serait en contradiction avec celui du Sauveur. En effet, Jésus disait à ses disciples : « Si votre frère pèche contre vous, reprenez-le entre vous et lui » ; ce qui ne l'empêche pas de porter la sévérité de la correction jusqu'à s'écrier : « S'il n'écoute pas l'Eglise, qu'il soit pour vous comme un

 

1. Ezéch. III, 18. — 2. I Thess. V, 14, 15. — 3. I Tim. V, 20.

 

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païen et un publicain (1) ». Qui donc a plus aimé les faibles que celui qui s'est fait faible pour tous et qui, dans sa faiblesse volontaire, a été crucifié pour le genre humain tout entier ?

De là concluons que la grâce n'exclut pas la correction, pas plus que la correction n'exclut la grâce. Par conséquent, nous devons, en prescrivant ce qui est juste, implorer de Dieu par la prière la grâce dont on a besoin pour faire ce qui est commandé ; et ni la grâce, ni la prière n'excluent une juste correction. Du reste, tout doit se faire avec la plus grande charité, car la charité ne pèche jamais et couvre la multitude des péchés.

 

1. Matt. XVIII, 15, 17.

 

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.

 

 

 

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