PERSÉVÉRANCE
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DU DON DE LA PERSÉVÉRANCE.

Traduction de M. l'abbé BARDOT.

 

 In Oeuvres complètes de Saint Augustin, sous la direction de M. Raulx, Tome XVI ème Bar-le-Duc 1871, pp. 349-385.

CHAPITRE PREMIER. CE QU'ON ENTEND ICI PAR PERSÉVÉRANCE.

CHAPITRE II. LA PERSÉVÉRANCE EST UN DON DE DIEU. TÉMOIGNAGES DE SAINT PAUL, DE SAINT PIERRE ET DE SAINT CYPRIEN, EXPLIQUANT L'ORAISON DOMINICALE.

CHAPITRE III. TROISIÈME DEMANDE DE L'ORAISON DOMINICALE.

CHAPITRE IV. QUATRIÈME DEMANDE.

CHAPITRE V. DERNIÈRES DEMANDES.

CHAPITRE VI. ON NE SAURAIT PERDRE, MAIS ON PEUT OBTENIR LA PERSÉVÉRANCE.

CHAPITRE VII. DIEU VEUT QU'ON LUI DEMANDE LA PERSÉVÉRANCE AU NOM DE JÉSUS-CHRIST.

CHAPITRE VIII. DIEU DONNE AUX UNS LA GRACE PARCE QU'IL EST MISÉRICORDIEUX, IL LA REFUSE AUX AUTRES SANS ÊTRE INJUSTE.

CHAPITRE IX. LES JUGEMENTS DE DIEU SONT IMPÉNÉTRABLES.

CHAPITRE X. POURQUOI LE SEIGNEUR NE FIT-IL POINT SES GRANDS MIRACLES A TYR ET A SIDON.

CHAPITRE XI. DU SORT FAIT PAR DIEU AUX PETITS ENFANTS.

CHAPITRE XII. LA GRÂCE DE DIEU PUREMENT GRATUITE.

CHAPITRE XIII. LA GRACE DONNÉE ABSOLUMENT SELON LA VOLONTÉ DE DIEU.

CHAPITRE XIV. LE DOGME DE LA PRÉDESTINATION NE SAURAIT INTERDIRE LA PRÉDICATION.

CHAPITRE XV. ON PEUT ABUSER DU DOGME DE LA PRESCIENCE DIVINE, COMME DU DOGME DE LA PRÉDESTINATION.

CHAPITRE XVI. QUAND ON DOIT PRÊCHER ET QUAND ON DOIT TAIRE LA VÉRITÉ.

CHAPITRE XVII. LE DOGME DE LA PRÉDESTINATION NE DOIT PAS PLUS INTERDIRE L'EXHORTATION A LA VERTU QUE LE DOGME DE LA GRACE EN GÉNÉRAL.

CHAPITRE XVIII. LA PRESCIENCE ET LA PRÉDESTINATION.

CHAPITRE XIX. LA PRÉDESTINATION ENSEIGNÉE PAR SAINT CYPRIEN, SAINT AMBROISE, SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE.

CHAPITRE XX. AVANT MÊME L'HÉRÉSIE DE PÉLAGE, AUGUSTIN ENSEIGNAIT LA PRÉDESTINATION.

CHAPITRE XXI. QU’ELLE INGRATITUDE DE NIER LA GRACE.

CHAPITRE XXII. MANIÈRE DE PRÊCHER AU PEUPLE LA PRÉDESTINATION.

CHAPITRE XXIII. LA PRÉDESTINATION DANS LES PRIÈRES DE L'ÉGLISE.

CHAPITRE XXIV. MODÈLE DE PRÉDESTINATION DANS JÉSUS-CHRIST FAIT HOMME. — CONCLUSION.

 

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DU DON DE LA PERSÉVÉRANCE.

Traduction de M. l'abbé BARDOT.

 

Dans ce deuxième livre, qui fait suite au livre de la Prédestination et qui est adressé également à Prosper et à Hilaire, saint Augustin démontre : 1° Que la persévérance dans la grâce du Christ est véritablement un don de Dieu; 2° que pour maintenir l'homme dans les sentiments d'une humilité sincère , il est fort utile de publier cette vérité.

 

CHAPITRE PREMIER. CE QU'ON ENTEND ICI PAR PERSÉVÉRANCE.

 

1. Dans un livre précédent, où nous traitions du commencement de la foi, nous avons dit quelques mots de la persévérance: il s'agit maintenant de traiter ce sujet d'une manière plus complète. Or, nous prétendons que la persévérance, par laquelle on demeure jusqu'à la fin en Jésus-Christ, est un don de Dieu. Par le mot de fin, je désigne ici le terme de cette vie où nous ne courons d'autre péril que celui de tomber. Tant qu'un homme vit sur la terre, nous ignorons s'il a reçu ce don précieux. Car, s'il vient à tomber avant de mourir, on dit aussitôt qu'il n'a point persévéré, et on le dit en toute vérité. Comment, en effet, pourrait-on dire que celui qui n'a point persévéré a cependant reçu ou possédé la persévérance? Si quelqu'un, après avoir vécu dans la chasteté, vient à déchoir de cet état et à tomber dans le vice opposé; s'il perd de la même manière la justice, la patience, la foi même, on dit avec raison qu'il a possédé, mais qu'il ne possède plus ces vertus : il a été chaste, il a été juste, patient, fidèle autrefois; mais depuis qu'il a cessé de pratiquer ces vertus, il a cessé d'être ce qu'il était: comment donc un homme qui n'a point persévéré a-t-il pu posséder la persévérance , puisque ceux-là seuls possèdent ce don, qui persévèrent réellement? Et qu'on ne vienne point m'opposer ce raisonnement : Si un homme a vécu dix années, par exemple, depuis qu'il a embrassé la foi, et que son apostasie date seulement du milieu de ce temps, ne peut-on pas dire qu'il a persévéré pendant cinq années? Si l'on croit pouvoir employer e mot de persévérance dans ce sens, je ne

dispute point sur les mots : mais on ne peut en aucune manière dire que celui qui n'a point persévéré jusqu'à la fin, a cependant possédé cette persévérance dont nous traitons ici, et par laquelle on persévère réellement jusqu'à la fin en Jésus-Christ. Un homme qui a été chrétien seulement pendant un an, ou même pendant aussi peu de temps que l'on voudra, mais qui a vécu chrétiennement jusqu'à sa mort, a bien plus de part à cette persévérance que celui qui, après avoir été chrétien pendant de longues années, se laisse ébranler dans sa foi quelques instants avant de mourir.

 

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CHAPITRE II. LA PERSÉVÉRANCE EST UN DON DE DIEU. TÉMOIGNAGES DE SAINT PAUL, DE SAINT PIERRE ET DE SAINT CYPRIEN, EXPLIQUANT L'ORAISON DOMINICALE.

 

2. Ceci établi , voyons si cette persévérance dont il est dit : « Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé (1) », est un don de Dieu. Si elle n'est pas un don de Dieu, comment l'Apôtre a-t-il pu dire avec vérité : « Par rapport au Christ, il vous a été donné, non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui (2)? » Dans ce passage il s'agit de deux choses différentes, dont l'une a rapport au commencement et l'autre à la fin, mais qui toutes deux cependant sont des dons de Dieu, puisque l'Ecriture enseigne que l'une et l'autre ont été données, comme nous l'avons dit déjà précédemment. A quel moment, en effet , commence-t-on véritablement à être chrétien, si ce n'est lorsque, pour la première fois, on croit en Jésus-Christ? Et pour un chrétien, quelle autre fin meilleure que de souffrir

 

1. Matt. X, 22. — 2. Philipp. I, 29.

 

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pour Jésus-Christ? Or, par rapport à la foi en Jésus-Christ, nous avons rencontré je ne sais quelle contradiction ; on a prétendu que l'accroissement seul, et non point le commencement de la foi, devait être appelé un don de Dieu : nous avons, avec le secours du Seigneur, réfuté suffisamment et surabondamment cette opinion. Mais comment peut-on dire que la persévérance jusqu'à la fin en Jésus-Christ n'est pas un don, accordé gratuitement à celui à qui il est donné de souffrir pour Jésus-Christ, ou, pour employer une expression plus énergique, à celui à qui il est donné de mourir pour Jésus-Christ?

L'apôtre Pierre établit, lui aussi, que cette persévérance est un don de Dieu, quand il dit : « Il vaut mieux souffrir, si telle est, la volonté de Dieu, en faisant le bien qu'en faisant le mal (1) ». En disant : « Si telle est la volonté de Dieu, » il fait voir clairement que les souffrances endurées pour Jésus-Christ ; sont un don de la, part de Dieu, mais un don qui n'est pas même accordé à tous les saints. Car ceux de qui la volonté divine, n'exige pas qu'ils subissent .l'épreuve glorieuse des souffrances corporelles, n'obtiennent pas moins le royaume de Dieu, s'ils persévèrent jusqu'à la fin en Jésus-Christ. On dira peut-être que cette persévérance jusqu'à la fin en Jésus-Christ n'est point donnée à ceux qui meurent en Jésus-Christ, soit par l'effet d'une maladie corporelle, soit par suite d'un accident quelconque ; par la raison que ce don impose des sacrifices bien plus pénibles à ceux qui souffrent la mort même pour Jésus-Christ.  La persévérance devient en effet beaucoup plus difficile, quand on se voit persécuté par des hommes qui ont précisément pour but d'empêcher qu'on ne persévère, et qu'on se trouve ainsi obligé de souffrir la mort même pour persévérer. D'où il suit, que cette dernière sorte de persévérance exige plus de sacrifices que la première : mais Celui à qui rien n'est difficile peut facilement donner l'une et l'autre. Et Dieu les a promises toutes deux, quand il a dit : « Je mettrai dans leur coeur la crainte de mon nom , afin qu'ils. ne s'éloignent point de moi (2) ». Que signifient ces paroles, sinon : La crainte de mon nom, que je mettrai dans leur coeur, sera si vive et si profonde, qu'ils s'attacheront à moi avec persévérance ?

 

1. I Pierre, III, 17. — 2. Jérém. XXXII, 40.

 

3. Pourquoi d'ailleurs demandons-nous à Dieu cette persévérance, si elle n'est point un don accordé par lui ? Ou bien est-ce seulement, par un acte de dérision que irons lui demandons ce que nous savons bien qu'il ne donne pas, ce que l'homme peut obtenir par lui-même sans que Dieu le lui donne? Est-ce aussi par une semblable dérision que nous rendons grâces à Dieu de ce qu'il n'a point donné et de ce qu'il n'a point fait lui-même? Mais ce que j'ai dit ailleurs (1), je le dis encore ici avec l'Apôtre : « Ne vous y trompez point, on ne se moque pas de Dieu (2) ». O homme ! Dieu est témoin, non pas seulement de tes paroles, mais de tes pensées mêmes : si tu demandes avec un coeur sincère et de bonne foi quelque chose à ce Dieu infiniment riche, crois que tu recevras l'objet de ta demande de celui à qui tu la fais. Ne l'honore point des lèvres et ne t'élève point dans ton coeur au-dessus de lui, en croyant pouvoir trouver en toi-même ce que tu feins de lui demander. Mais peut-être qu'on ne lui demande point cette persévérance? Celui qui tient ce langage n'obtiendra pas ici de moi une réfutation en règle : il me suffira, pour l'accabler, de lui opposer le témoignage des prières des saints. Quel est, parmi les saints celui qui ne demande pas pour lui-même à Dieu la grâce de persévérer en lui; puisque, quand ils récitent l'Oraison dominicale , c'est-à-dire l’oraison enseignée par le Seigneur, ils ne font, pour ainsi, dire, aucune autre demande que celle de la persévérance ?

4. Lisez avec un peu plus d'attention l'explication qu'a donnée de cette oraison le bien, heureux martyr Cyprien dans un livre par lui composé à ce sujet, et qui a pour titre: De l’Oraison dominicale; et vous verrez depuis combien d'années un antidote merveilleux a été préparé contre les poisons que les Pélagiens devaient répandre. Il y a trois choses que l'Eglise catholique enseigne principalement contre ceux-ci : d'abord, que la grâce de Dieu ne nous est point donnée à raison de nos mérites, parce que tous les mérites des justes sont des dons de Dieu, à eux conférés par la grâce divine : ensuite, que personne, à quelque degré de justice qu'il sort parvenu, ne saurait vivre dans cette chair de corruption sans commettre absolument aucun péché : enfin, que les hommes naissent coupables

 

1. N. 39 du livre précédent. — 2. Gal. VI, 7.

 

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du péché d'Adam, et marqués du sceau de la réprobation jusqu'à ce que la souillure de leur origine soit effacée par le sacrement de la régénération. Ce dernier point seul n'est pas traité dans le livre susdit du glorieux martyr : mais les deux autres y sont discutés avec une telle clarté que les hérétiques dont nous venons de parler, ces nouveaux  ennemis de la grâce du Christ, y ont été réfutés sans réplique longtemps avant leur naissance. Voici en quels termes le bienheureux Cyprien en soigne que, comme tous les mérites des saints, la persévérance            elle-même n'est pas autre chose qu'un don de Dieu.

« Quand nous disons : Que votre nom soit sanctifié, nous ne souhaitons pas précisément que Dieu soit sanctifié par nos prières; nous lui demandons au contraire que son nom soit sanctifié en nous. Par qui du reste Dieu pourrait-il être sanctifié, puisque c'est lui-même qui, sanctifie? Mais parce qu'il a dit expressément : « Soyez saints, parce. que moi-même je suis saint  (1) », nous lui demandons dans nos prières la grâce de persévérer dans ce sue nous avons commencé à être lorsque nous avons été sanctifiés par le baptême». Un peu plus loin, traitant toujours le même sujet et voulant nous apprendre à demander au Seigneur la persévérance ( ce qui serait de sa part un contre-sens et une imposture s’il ne considérait point la persévérance comme étant aussi, un don de Dieu), il ajoute : « Nous demandons que cette sanctification demeure en nous : et parce que le Seigneur, qui est aussi notre juge, défendit à celui à qui il venait de rendre la santé et la vie, de pécher de nouveau, sous peine d'être exposé à des malheurs encore plus grands (2), nous formons ce voeu et cette prière continuelle, nous faisons jour et nuit cette demande : Que la sainteté et la vie communiquées à nos âmes par la grâce de Dieu, y soient conservées par la protection. de ce même Dieu ». Lors donc que, étant sanctifiés, nous disons: « Que votre nom soit sanctifié », nous demandons à Dieu, d'après le sentiment de ce docteur, la persévérance dans cet état ; en d'autres termes, nous demandons à Dieu de persévérer dans la sanctification. Et en effet, demander une chose que nous avons reçue, n'est-ce pas précisément demander qu'on nous

 

1. Lévit. XIX, 2. — 2. Jean, V, 14.

 

Accorde aussi la grâce de ne jamais perdre cette chose? Ainsi, quand un saint demande à Dieu d'être saint, il lui demande sans aucun doute de demeurer saint. Mais ce que nous disons ici de la sainteté, on peut le dire de la chasteté, de la virginité, de la justice, de la piété et des autres vertus que nous affirmons contre les Pélagiens être des dons de Dieu. Quand un homme chaste, quand un homme vierge, quand un homme juste, quand un homme pieux demande d'être chaste, d'être vierge, d'être juste, d'être pieux, il est certain qu'il demande de persévérer dans les biens qu'il sait avoir reçus. Et s'il obtient l'objet de sa demande, il reçoit par là même la persévérance, ce don suprême de Dieu qui consiste dans la conservation de tous les autres.

5. Quand nous disons : « Que votre règne arrive », demandons-nous autre chose sinon que ce règne qui doit, nous n'en doutons pas, venir pour tous les saints, vienne aussi pour nous-mêmes? Conséquemment ceux qui sont déjà saints ne demandent pas, ici non plus, autre chose que la grâce de persévérer dans la sainteté qui leur a été donnée. Le règne de Dieu, en effet, ne viendra pour eux qu'à cette condition; ce règne qui doit sans aucun doute venir, non pas pour tous les hommes, mais pour ceux-là seulement qui auront persévéré jusqu'à la fin.

 

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CHAPITRE III. TROISIÈME DEMANDE DE L'ORAISON DOMINICALE.

 

6. La troisième demande est ainsi conçue : « Que votre volonté soit faite au ciel et sur la terre » ; ou bien, comme portent la plupart des textes, et comme les fidèles récitent plus communément : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel », c'est-à-dire, suivant le plus grand nombre des interprètes ; que nous fassions nous-mêmes votre volonté comme les saints anges l'accomplissent. Le docteur et martyr Cyprien veut que, par les mots de ciel et de terre, on entende l'esprit et la chair; et, suivant lui, nous demandons ici la grâce de faire la volonté de Dieu, en triomphant des révoltes de celle-ci contre celui-là. Cependant il a vu aussi dans ces paroles un autre sens conforme à la foi la plus saine, et que nous avons déjà exposé précédemment : Ces paroles, dit-il, signifient (352) que les fidèles, revêtus de l'homme céleste et auxquels le nom de ciel s'applique avec justesse, prient pour les infidèles qui sont encore terre et qui n'ont reçu dans leur première naissance que l'homme terrestre. En s'exprimant ainsi, il fait voir de la manière la plus évidente que le commencement même de la foi est un don de Dieu, par cette raison que la sainte Eglise prie non-seulement pour les fidèles, afin que la foi s'accroisse ou persévère en eux, mais aussi pour les infidèles, afin qu'ils commencent à avoir la foi qu'ils n'avaient en aucune manière, et contre laquelle même leurs coeurs nourrissaient des sentiments hostiles. Mais il ne s'agit pas ici du commencement de la foi, dont nous avons déjà parlé longuement dans le livre précédent : nous discutons au contraire sur cette persévérance qu'il faut avoir jusqu'à la fin, et que les saints eux-mêmes, quoiqu'ils accomplissent la volonté de Dieu, demandent encore en disant dans l'oraison : « Que votre volonté soit faite ». Car, puisque cette volonté est déjà accomplie en eux, lorsqu'ils demandent qu'elle s'accomplisse encore, ils demandent par là même de persévérer dans ce qu'ils ont commencé d'être. On pourrait, à la vérité, dire ici : Les saints ne demandent pas que la volonté de Dieu soit faite dans le ciel, mais bien qu'elle soit faite sur la terre comme au ciel; en d'autres termes, que la terre imite le ciel, c'est-à-dire que l'homme imite l'ange, que l'infidèle imite le fidèle : et par là môme les saints demandent que ce qui n'est pas encore soit, et non pas que ce qui est, persévère. Car, à quelque degré de sainteté que les nommes soient parvenus, ils ne sont pas encore égaux aux anges de Dieu conséquemment la volonté de Dieu ne s'accomplit pas encore en eux comme dans le ciel. Si tel est réellement le sens de ces paroles, d'une part nous demandons que les hommes cessent d'être infidèles pour devenir fidèles, et alors ce n'est point la persévérance, mais le commencement qui semble être l'objet de nos voeux ; mais, d'autre part, nous demandons aussi que les hommes accomplissent la volonté divine avec autant de perfection que les anges de Dieu; et quand les saints récitent ces paroles, il est évident que leur prière a pour objet la persévérance; car personne ne parvient à cette béatitude souveraine qui existe dans le royaume, s'il n'a persévéré jusqu'à la fin dans la sainteté qu'il a commencé à pratiquer sur la terre.

 

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CHAPITRE IV. QUATRIÈME DEMANDE.

 

7. La quatrième demande est celle-ci : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ». Le bienheureux Cyprien montre comment, ici encore, la persévérance doit être regardée comme l'objet de notre prière. Il dit entre autres choses : « Nous demandons chaque jour que ce pain nous soit donné, de peur que nous, qui sommes en Jésus-Christ et qui recevons chaque jour l'Eucharistie comme l'aliment du salut, nous ne venions à commettre quelque faute plus grave, et qu'étant pour cette raison privés du pain céleste et éloignés de la communion, nous ne soyons séparés du corps de Jésus-Christ ». Ces paroles d'un homme de Dieu, d'un saint, font voir clairement que les saints demandent la persévérance au Seigneur, puisqu'ils disent : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien », pour obtenir de n'être point séparés du corps de Jésus-Christ, mais de demeurer constamment dans une sainteté telle qu'ils ne commettent aucune faute capable de les en séparer.

 

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CHAPITRE V. DERNIÈRES DEMANDES.

 

8. Nous disons en cinquième lieu dans cette oraison : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés ». C'est la seule invocation où la persévérance n'est pas de. mandée. Car les péchés que nous prions Dieu de nous pardonner sont passés; tandis que la persévérance, par laquelle on obtient le salut éternel , est nécessaire à la vie présente, non point par rapport au temps déjà écoulé, mais seulement par rapport au temps qui doit s'écouler encore jusqu'à la fin de cette vie. Toutefois il n'est pas sans utilité de considérer un instant comment, à propos de cette demande, la parole de Cyprien, semblables un trait enflammé , frappait déjà mortellement les hérétiques qui devaient naître longtemps après lui. Les Pélagiens, en effet, portent la témérité jusqu'à dire que l'homme juste en cette vie n'a absolument aucun péché, (353) et que les hommes de cette sorte forment dès le temps présent une Eglise qui n'a point de tache, ni de ride, ni rien de semblable (1), et qui est la seule et unique épouse du Christ comme si l'Eglise, qui sur toute la surface de la terre redit ces paroles qu'elle a apprises de la bouche du Christ : « Pardonnez-nous nos offenses », n'était point son épouse. Mais remarquez comment le très-glorieux Cyprien porte à ces hérétiques un coup mortel. Expliquant ces mêmes paroles de l'Oraison dominicale, il dit entre autres choses : « Combien il est nécessaire, combien il est sage et salutaire de notes avertir que notes sommes pécheurs, en nous obligeant à demander pardon de nos péchés !  afin qu'au moment même où nous implorons la miséricorde divine, le souvenir de l'état de notre conscience soit présent à notre esprit. De peur que personne ne se complaise en soi-même en se croyant innocent, de peur que l'orgueil ne nous fasse périr sans ressource, « on nous avertit, on nous rappelle que nous péchons chaque jour, en nous ordonnant ode demander chaque jour pardon de nos péchés. Enfin, saint Jean déclare lui-même dans une de ses épîtres, que si nous disons a que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes; et la vérité n'est a point en nous (2) » ; mais il serait trop long de citer ici le reste de ce passage.

9. Maintenant, quand les saints disent : «Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal (3) », que demandent-ils, sinon la grâce de persévérer dans la sainteté? En effet, quand les saints ont obtenu ce don de Dieu (il est suffisamment et manifestement prouvé que c'est un don de Dieu par le fait seul qu'on le lui demande) ; une fois donc que les saints ont obtenu ce dors de Dieu, de n'être pas induits en tentation, ils persévèrent nécessairement jusqu'à la fin dans la sainteté. Car jamais on ne cesse de persévérer dans une conduite chrétienne, sans avoir été auparavant induit en tentation. Si donc celui qui demande de n'y être pas induit, obtient l'effet de sa prière, il demeurera certainement, avec le secours de Dieu, dans l'état de sainteté où il a été placé par un premier bienfait de Dieu.

 

1. Eph. V, 27. — 2. Jean, I, 9. — 3. Matt. VI, 9-13.

 

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CHAPITRE VI. ON NE SAURAIT PERDRE, MAIS ON PEUT OBTENIR LA PERSÉVÉRANCE.

 

10. Vous m'écrivez : « Mais ces frères ne veulent pas qu'on dise de cette persévérance qu'elle ne peut ni être méritée par des supplications, ni être perdue par des actes d'une volonté perverse (1) ». Ils ne prêtent pas ici une attention sérieuse à leurs propres paroles. Nous traitons (le la persévérance par laquelle on persévère jusqu'à latin ; de cette persévérance que for doit considérer comme ayant été donnée ou comme n'ayant pas été donnée à un homme, suivant que cet homme a persévéré ou n'a point persévéré jusqu'à la fin , ainsi. que nous J'avons déjà expliqué suffisamment ci-dessus (2) . Les hommes ne doivent donc point dire que la persévérance jusqu'à la fin est donnée à quelqu'un, si ce n'est quand cette fin même est arrivée, et que celui à qui cette persévérance a été donnée est reconnu avoir persévéré jusqu'à la fin. Nous appelons chaste un homme dont la chasteté nous est connue, soit qu'il doive conserver, soit qu'il ne doive pas conserver cette vertu; s'il possède quelque autre don de la munificence divine qui puisse être ou conservé ou perdu, nous disons qu'il possède ce don, aussi longtemps qu'il le possède -réellement; s'il vient à le perdre, nous disons qu'il l'a possédé : quant à la persévérance finale au contraire, nul ne la possède, sinon celui qui persévère jusqu'à la fin; c'est pourquoi beaucoup peuvent la posséder, mais personne ne saurait la perdre. Il n'y a pas lieu, eu effet, de craindre qu'un nomme, après avoir persévéré jusqu'à la fin, voie naître en lui quelque volonté mauvaise qui l’empêche de persévérer jusqu'à la fin. Ce don de Dieu peut donc être obtenu par voie de supplication ; mais quand il a été donné, il ne peut plus être perdu par aucune désobéissance. Quand une personne a persévéré jusqu'à la fin, elle ne peut plus perdre ni ce don, ni les autres qu'elle pouvait perdre avant cette fin. Comment donc pourrait-on perdre une chose qui rend impossible la perte même de ce qui, sans elle, pourrait être perdu ?

11. Et qu'on ne vienne point dire : La persévérance finale ne saurait, à la vérité, être perdue, quand elle a été donnée, c'est-à-dire

 

1. Voir la lettre d'Hilaire, n. 3. — 2. N. 1.

 

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quand on a persévéré jusqu'à la fin; mais elle est perdue d'une certaine manière, quand un homme se met par sa désobéissance dans l'impossibilité de l'obtenir : comme nous disons d'un homme qui n'a pas persévéré jusqu'à la fin, qu'il a perdu la vie éternelle ou le royaume de Dieu; non pas en ce sens qu'il avait déjà reçu et qu'il possédait la vie éternelle, mais en ce sens qu'il l'aurait reçue et possédée, s'il avait persévéré : afin donc que personne ne tienne ce langage, et pour faire cesser toute dispute de mots, nous reconnaîtrons qu'on peut perdre certaines choses qu'on n'a pas encore, mais qu'on espère avoir. Mais qui donc osera me dire que Dieu ne peut donner ce qu'il a fait un précepte de lui demander? Certes, un homme qui raisonnerait ainsi, je ne dis pas qu'il manquerait de jugement, je dis qu'il aurait perdu la raison. Or, Dieu a commandé aux saints de lui dire à lui-même dans leurs prières : « Ne nous induisez pas en tentation ». Donc celui qui est exaucé dans cette demande, n'est point induit en une tentation de désobéissance qui lui donnerait le pouvoir ou qui le rendrait digne de perdre la persévérance dans la sainteté.

12. « Mais, dira-t-on, l'homme abandonne Dieu par sa propre volonté, pour être justement abandonné de Dieu ». Qui est-ce qui le nie? Nous demandons au contraire de n'être pas induits en tentation, précisément afin que cela n'arrive pas. Et si nous sommes exaucés, en réalité cela n'arrive pas, par la raison que Dieu rie le permet pas. Car rien ne se fait sans que Dieu le fasse ou sans qu'il permette qu'on le fasse. Ainsi il ale pouvoir de détourner les volontés du mal pour les porter vers le bien, de redresser celles qui déjà s'inclinent pour tomber, et de les diriger dans la voie qu'il lui plaît. Ce n'est pas en vain qu'on lui dit : « O Dieu ! vous nous convertirez pour nous rendre la vie (1) »; ce n'est pas en vain qu'on lui dit : « Ne faites point chanceler mes pieds  (2) »; et encore : « Seigneur, ne me livrez pas au pécheur suivant mes désirs (3) »; enfin, pour ne pas multiplier les citations, quand peut-être une foule de textes se présentent à votre esprit, ce n'est pas en vain qu'on lui dit : « Ne nous induisez pas en tentation ». En effet, quand on n'est pas induit en tentation, on n'est par là même induit en aucune tentation venant de la mauvaise

 

1. Ps. LXXXIV, 7. — 2. Id. CXV, 9. — 3. Id. CXXXIX, 9.

 

volonté propre; et celui qui n'est induit en aucune tentation venant de sa mauvaise volonté propre, n'est induit en aucune tentation absolument. Car, ainsi qu'il est écrit, « chacun est tenté par sa propre concupiscence, qui l'entraîne et le séduit; Dieu, au contraire, ne tente personne (1) », au moins d'une tentation nuisible. La tentation, en effet, devient véritablement utile, quand, au lieu de nous aveugler et de nous vaincre, elle sert à nous éprouver, suivant cette parole : « Eprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (2) ». Conséquemment, par rapport à cette tentation nuisible que l'Apôtre dépeint d'un seul trait: « De peur que celui qui tente ne vous eût peut-être tentés, et que notre travail ne fût inutile (3) » ; Dieu, comme je l'ai dit, n'emploie jamais ce genre de tentation; en d'autres termes, il n'induit ou ne fait entrer personne dans la tentation. Car être tenté, mais sans entrer dans la tentation, ce n'est pas un mal, c'est au contraire un bien, puisque c'est en cela que consiste l'épreuve. Aussi, quand nous disons à Dieu : « Ne nous induisez prit en tentation », nous ne disons pas autre; chose que ceci : Ne permettez pas que nous soyons induits. C'est pour cela que beaucoup, de fidèles récitent ainsi cette prière: « Ne souffrez pas que nous soyons induits en tentation » ; on trouve aussi ces paroles dans un grand nombre de textes, et le bienheureux Cyprien les a écrites dans ses livres. Cependant j'ai trouvé constamment dans l'Evangile grec ces mots seuls : « Ne nous induisez pas, en tentation ». Nous vivons donc dans une sécurité plus parfaite, quand nous donnons tout à Dieu, au lieu d'appuyer notre confiance en partie sur lui et en partie sur nous-mêmes. Ce vénérable martyr l'avait bien compris. Car, expliquant ces mêmes paroles de l'oraison, il dit après plusieurs autres réflexions: « Quand nous demandons dans nos prières de ne pas entrer dans la tentation, nous sommes avertis de notre faiblesse et de notre impuissance. Alors, en effet, l'objet de notre prière est que personne ne s'élève démesurément, que personne ne s'attribue quelque chose à soi-même, par orgueil ou par présomption; que personne ne regarde comme sienne la gloire, soit d'une confession qu'il a faite, soit des souffrances qu'il a endurées. Car le Seigneur lui-même a dit

 

1. Jacq. I, 14, 13. — 2. Ps. XXV, 2. — 3. I Thess. III, 5.

 

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pour nous enseigner l'humilité : Veillez et priez, de peur que vous n'entriez en tentation : à la vérité, l'esprit est prompt, mais la chair est faible (1). Quand nous aurons ainsi fait une confession pleine d'humilité et de soumission, quand nous aurons donné tout à Dieu, tout ce que nous demanderons d'une voix suppliante et avec la crainte de Dieu, nous sera accordé par la divine miséricorde ».

 

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CHAPITRE VII. DIEU VEUT QU'ON LUI DEMANDE LA PERSÉVÉRANCE AU NOM DE JÉSUS-CHRIST.

 

13. Ainsi, quand même nous n'aurions point d'autre preuve, cette oraison dominicale nous suffirait, à elle seule, pour défendre la cause de la grâce que nous défendons

car elle ne nous laisse rien en quoi nous puissions nous glorifier comme nous appartenant en propre. Elle nous montre, en effet, que la grâce même de ne pas nous éloigner de Dieu, De saurait nous être donnée que par Dieu, puisque c'est à lui qu'elle nous apprend à la demander. Or, ne pas s'éloigner de Dieu et ne pas être induit en tentation, sont une seule et même chose. Mais cette chose est absolument au-dessus des forces du libre arbitre, telles qu'elles sont aujourd'hui : elle fut le privilège de l'homme avant sa chute. L'histoire des anges nous apprend quelle fut la puissance de la libre volonté dans la perfection de cette condition première. Pendant que le démon tombait avec les siens, les anges demeurèrent dans la vérité et méritèrent de parvenir à cette sécurité contre toute chute future où nous sommes tout à fait certains qu'ils vivent aujourd'hui. Mais après la chute de l'homme, Dieu a voulu qu'il appartînt à sa grâce seule de rapprocher l'homme de lui ; il a voulu aussi qu'il appartînt à sa grâce seule d'empêcher l'homme de s'éloigner de lui.

14. Il a placé la source de cette grâce dans celui par qui nous avons obtenu d'être, appelés au christianisme, après avoir été prédestinés suivant les desseins de l'auteur de toutes choses. Conséquemment, de même que c'est Dieu qui opère notre rapprochement, c'est lui aussi qui empêche notre éloignement. C'est pour cela que le Prophète lui disait : « Que o votre main s'étende sur l'homme de votre

 

1.  Matt. XXVI, 41.

 

droite, et sur le fils de l'homme que vous a avez affermi pour vous-même; et nous ne nous éloignerons plus de vous (1) ». Certainement cet homme n'est pas le premier Adam, par qui nous avons été éloignés de Dieu : c'est au contraire le nouvel Adam, sur qui la main de Dieu s'étend pour nous empêcher de nous éloigner de lui. Le Christ en effet ne forme avec ses membres qu'un seul tout, à cause de l'Eglise qui est son corps, qui lui donne son intégrité parfaite. Et ainsi, quand la mails de Dieu s'étend sur lui pour nous empêcher de nous éloigner de Dieu, cette action de Dieu (car on peut appeler ainsi la main de Dieu) nous atteint aussi nous-mêmes : et c'est grâce à cette action de Dieu, que par l'intermédiaire du Christ nous demeurons unis à Dieu, tandis qu'Adam n'avait fait que nous en éloigner. Car c'est par le Christ que nous avons obtenu notre vocation, après avoir été prédestinés suivant les desseins de celui qui fait toutes choses. Cette main donc qui nous empêche de nous éloigner de Dieu, est la main de Dieu et non pas la nôtre. C'est, dis-je, la main de celui qui a prononcé ces paroles : « Je mettrai dans leur coeur la crainte de mon nom, afin qu'ils ne s'éloignent point de moi (2) ».

15. C'est pour cela que Dieu a voulu aussi qu'on lui demandât de n'être pas induit en tentation: car, dès lors que nous n'y sommes pas induits, nous ne nous éloignons de lui en aucune manière. Ce bienfait pouvait nous être accordé, même sans aucune prière de notre part ; mais il a voulu que notre prière nous rappelât de qui nous le recevons. De quel autre, en effet, le recevons-nous, sinon de celui qui nous a fait un précepte de le lui demander ?  L'Eglise n'a nullement besoin d'attendre que ce sujet ait été traité dans des discussions laborieuses : il lui suffit d'être attentive aux prières qu'elle récite chaque jour. Elle prie pour que les incrédules deviennent des croyants : c'est donc Dieu qui convertit à la foi. Elle prie pour que ceux qui ont. la foi persévèrent : c'est donc Dieu qui donne la persévérance finale. Dieu savait dans sa prescience qu'il ferait tout cela : voilà précisément cette prédestination des saints, «qu'il a élus en Jésus-Christ avant la formation du monde, afin qu'ils fussent saints et sans tache en sa présence dans la charité; les

 

1. Ps. LXXIX, 18, 19. — 2. Jérém. XXXII, 40.

 

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prédestinant à l'adoption de ses enfants par Jésus-Christ, selon le dessein de sa volonté, pour rendre plus éclatante la gloire de sa grâce qu'il leur a accordée par son Fils bien-aimé; par ce Fils dont le sang les a rachetés et leur a procuré la rémission de leurs péchés, suivant les richesses de la grâce divine, qui a été abondamment répandue sur eux, en toute sagesse et toute prudence; pour leur dévoiler le mystère de sa volonté, mystère dicté par cette bienveillance qui lui avait spontanément inspiré le dessein, lorsque les temps seraient accomplis et le moment opportun arrivé, de restaurer tout ce qui est au ciel et tout ce qui est sur la terre, dans le Christ, dans celui par qui nous avons aussi obtenu l'héritage, après avoir été prédestinés suivant les desseins de celui qui fait toutes choses (1) ». Quel est l'homme attentif et désireux de ne pas s'égarer dans sa foi, qui admettrait jamais une parole humaine contraire à ce langage si précis et si solennel de la vérité ?

 

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CHAPITRE VIII. DIEU DONNE AUX UNS LA GRACE PARCE QU'IL EST MISÉRICORDIEUX, IL LA REFUSE AUX AUTRES SANS ÊTRE INJUSTE.

 

16. Mais, dira-t-on, pourquoi la grâce rte Dieu n'est-elle point donnée suivant les mérites des pommes? Je réponds : parce que Dieu est miséricordieux. On ajoutera : Pourquoi donc n'est-elle pas donnée à tous ? Et ici je réponds : parce que Dieu est juge. Voilà comment, d'une part, la grâce est donnée par lui gratuitement, tandis que, d'autre part, son juste jugement à l'égard des autres fait voir le prix du bienfait que la grâce confère à ceux à qui. elle est donnée. Ne trouvons donc pas mauvais que, suivant le bon plaisir de sa volonté, et pour rendre plus éclatante la gloire de sa grâce, Dieu par sa miséricorde délivre un si grand nombre d'hommes d'une perdition trop méritée et dont il pourrait, sans injustice, ne délivrer personne. Car, par le fait d'un seul, tous ont été condamnés à subir un châtiment qui, loin d'être injuste, est parfaitement conforme à la justice. C'est pourquoi celui qui est délivré doit bénir la grâce avec amour; celui qui n'est pas délivré doit reconnaître ce qu'il mérite. Si la bonté se révèle dans la remise, et l'équité dans 1e paiement

 

1. Eph. I, 4-11.

 

exigé d'une dette, il est donc impossible de découvrir en Dieu aucune injustice.

17. « Mais », dit-on, « pourquoi des jugements si différents à l'égard, non-seulement de plusieurs petits enfants, mais à l'égard de plusieurs enfants jumeaux dont la condition est parfaitement identique? » Ne pourrait-on pas, avec autant de raison, demander aussi: Pourquoi un jugement identique pour des causes différentes? Rappelons-nous donc ces ouvriers qui travaillèrent à la vigne pendant tout le jour, et ceux qui y travaillèrent seulement pendant une heure : les causes ou les travaux accomplis étaient différents, et cependant, au paiement du salaire, le jugement fut le même. Est-ce que ceux qui murmuraient reçurent alors du père de famille, d'autre réponse que celle-ci : Telle est ma volonté ? Et, en effet, sa libéralité à l'égard des uns ne donnait lieu à aucune injustice vis-à-vis des autres. Il est vrai que tous recevaient une récompense proprement dite; mais, pour ce qui regarde la justice et la grâce, on peut, au sujet du coupable qui est délivré, dire avec raison au coupable condamné : « Prenez ce qui vous appartient, et allez-vous-en; je veux donner à celui-ci ce qui ne lui est point dû. Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux? Et votre oeil est-il mauvais, parce que moi-même je suis bon  (1) ?» Si ce coupable condamné disait alors : Pourquoi ne m'accordez-vous pas aussi à moi-même cette faveur? il recevrait cette réponse parfaitement juste : «  O homme, qui êtes-vous pour contester avec Dieu (2)?» Vous le voyez libéral et bienfaisant au-delà de toute mesure vis-à-vis d'un de vos semblables, tandis qu'il exige dans la limites de la plus rigoureuse justice le paiement de votre dette; mais certainement vous ne le voyez injuste à l'égard de personne. Car il pourrait, sans cesser d'être juste, punir l’un et l'autre ; et conséquemment, celui qui est délivré n'a que des actions de grâces à lui rendre ; celui qui est condamné n'a pas droit de lui faire des reproches.

18. « Mais alors », direz-vous, « si Dieu, quoi qu'il ne condamnât point tous les hommes, devait cependant montrer ce que tous méritaient, afin de faire mieux connaître là le prix du bienfait de la grâce accordée par lui aux vases de miséricorde, pourquoi

1. Matt. XX, 1-15. — 2. Rom. IX, 20.

 

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me punira-t-il plutôt qu'un autre dont la cause est la même que la mienne, ou bien a pourquoi me délivrera-t-il plutôt que cet a autre ? » Ici je ne fais aucune réponse : si vous en voulez savoir la raison, c'est parce que je m'avoue impuissant à en trouver une. Et si vous me demandez encore la raison de cette impuissance, je vous dirai : A cet égard, de même que sa colère est juste et sa miséricorde immense, de même aussi ses jugements sont impénétrables.

19. Vous poursuivrez encore en disant : « Pourquoi n'a-t-il pas donné la persévérance finale à certains hommes qui l'adoraient sincèrement?» Pourquoi, dites-moi, sinon parce qu'il ne ment point, celui qui a dit: « Ils sont sortis d'avec nous, mais ils n'étaient pas des nôtres; car s'ils avaient été des nôtres ils seraient certainement demeurés avec nous (1) ? » Est-ce à dire pour cela qu'il y a deux natures humaines différentes ? A Dieu ne plaise ! Si ces deux natures existaient, il n'y aurait aucune grâce, par la raison que la délivrance ne serait donnée gratuitement à personne, dès lors qu'elle serait payée comme une dette à l'une de ces deux natures. Il semble aux hommes que tous ceux qui paraissent être de véritables fidèles, auraient dû recevoir la persévérance finale. Mais Dieu a jugé qu'il serait mieux de mêler au nombre.déterminé de ses saints quelques hommes qui ne doivent pas persévérer, afin de rendre toute sécurité impossible à ceux à qui il n'est pas utile de vivre exempts de crainte au milieu des épreuves de cette vie. Car cette parole de l'Apôtre réprime dans beaucoup de coeurs un funeste penchant à l'orgueil : « C'est pourquoi », dit-il, « que celui qui paraît être ferme, prenne garde de tomber (2) ». Celui au contraire qui tombe ne doit imputer sa chute qu'à sa propre volonté ; tandis que celui qui reste debout, est redevable de sa fermeté à la volonté de Dieu. « Car Dieu a le pouvoir de l'affermir (3) ». Ce n'est donc pas à lui-même, mais à Dieu, qu'il est redevable de sa fermeté. Aussi il est avantageux de ne pas chercher à s'élever, mais de craindre (4). Nos propres pensées sont la cause immédiate de nos chutes ou de notre fermeté. Mais,suivant une parole de saint Paul que j'ai rappelée dans le livre précédent : « Nous ne sommes pas capables de former aucune pensée comme de

1. Jean, II,19. — 2. I Cor. X, 12. — 3. Rom. XIV, 4. — 4. Id. XI, 20.

 

nous-mêmes : c'est Dieu qui nous donne ce pouvoir (1) ». Le bienheureux Ambroise ne craint pas de dire, en s'appuyant sur l'autorité de l'Apôtre : « Notre coeur et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir ». Et quiconque a une piété humble et sincère, doit sentis que cela est parfaitement vrai.

20. L'évêque de Milan a choisi, pour s'exprimer ainsi, un livre écrit par lui sur la fuite du siècle, et où il enseigne que cette fuite doit se faire non pas de corps, mais de coeur : et il a prouvé que cela n'est possible que par le secours de Dieu. « Nous parlons fréquemment », dit-il, « de la nécessité de fuir ce siècle; et plût à Dieu que notre sollicitude à cet égard fût aussi active et aussi prudente que nos paroles sont abondantes ! » mais, ce qu'il y a de plus déplorable, le charme des convoitises terrestres s'insinue à chaque instant dans nos esprits, qui se trouvent ainsi envahis par une multitude de frivolités; et de cette manière la pensée de a ce que nous cherchons à éviter est sans cesse présente à notre âme. Il est difficile à l'homme de se mettre en garde contre ce a piége, et il lui est impossible de s'en garantir complètement. Enfin le Prophète déclare que c'est là un voeu plutôt qu'une réalité : Inclinez mon coeur vers votre loi, et non point vers l'avarice (2) . Notre coeur, en effet, et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir; ils envahissent d'une manière imprévue notre esprit et notre âme, et après y avoir jeté ainsi le trouble, nous entraînent là où nous n'avions pas dessein d'aller : ils nous rappellent aux choses du siècle, nous suggèrent des sentiments mondains, allument en nous les flammes de la volupté, présentent à nos regards des attraits séducteurs, et au moment même où nous sommes disposés à élever nos esprits, nous nous trouvons le plus souvent ramenés vers les choses de la terre par les pensées vaines a qui nous captivent (3) ». Le pouvoir de devenir enfants de Dieu n'appartient donc pas aux hommes : c'est Dieu qui le leur donne (4). Ils reçoivent en effet ce pouvoir de celui qui fait naître dans le coeur humain ces pensées pieuses qui d'abord forment en nous la foi, pour que cette foi agisse ensuite par la charités ; mais pour acquérir ce bien précieux, et le conserver,

 

1. II Cor. III, 5. — 2. Ps. CXVIII, 36. — 3. De la Fuite du siècle, ch. I. — 4. Jean,  I, 12. — 5.  Gal. V, 6.

 

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pour le faire croître avec persévérance jusqu'à la fin, nous sommes incapables de former aucune pensée comme de nous-mêmes : notre pouvoir à cet égard vient de Dieu, qui tient en sa puissance notre coeur et nos pensées.

 

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CHAPITRE IX. LES JUGEMENTS DE DIEU SONT IMPÉNÉTRABLES.

 

21. Ainsi, de deux enfants également souillés par le péché originel, pourquoi l'un est-il choisi et l'autre délaissé ? De deux impies déjà avancés en âge, pourquoi l'un est-il appelé de telle sorte qu'il obéisse à la voix qui l'appelle, tandis que l'autre, ou bien n'est pas appelé, ou bien n'est pas appelé de cette manière? La réponse est dans l'impénétrabilité des jugements de Dieu. De deux personnes pieuses, au contraire, pourquoi la persévérance est-elle donnée à celle-ci, tandis qu'elle n'est pas donnée à celle-là ? C'est que les jugements de Dieu sont encore plus impénétrables. Cependant les fidèles doivent tenir comme une chose tout à fait indubitable, que l'une de ces deux personnes est d'entre les prédestinés, et que l'autre n'en est pas. « Car, s'ils avaient été d'entre nous », dit un des prédestinés qui avait appris ce mystère sur la poitrine du Seigneur, « ils seraient certainement demeurés avec nous ». Qu'est-ce à dire, je vous prie : « Ils n'étaient point d'entre nous; car, s'ils avaient été d'entre nous, ils seraient certainement demeurés avec nous ? » Est-ce que les uns et les autres n'avaient pas été créés par Dieu ? n'avaient-ils pas tous Adam pour père et la terre pour origine? n'avaient-ils pas tous reçu de celui qui a dit : « C'est moi qui ai fait tout ce qui respire », une âme d'une seule et même nature ? Enfin, est-ce que les uns et les autres n'avaient pas été appelés et n'avaient pas obéi à la voix qui les appelait ? tous n'étaient-ils pas sortis de l'état du péché pour entrer dans celui de la justice, et n'avaient-ils pas été renouvelés dans les eaux du sacrement de la régénération ? Si l'apôtre saint Jean, qui sans doute savait bien ce qu'il disait, si cet Apôtre entendait ce langage, il pourrait répondre en ces termes Ces faits sont incontestables, et sous tous ces rapports ces hommes étaient d'entre nous; cependant, à un autre point de vue, ils n'étaient point d'entre nous; car s'ils avaient été d'entre

 

1. Isa. LVII, 16.

 

nous, ils seraient certainement demeurés avec nous. Qu'est-ce donc qui les séparait de nous? Les livres divins sont ouverts, n'en détournons point nos regards : prêtons l'oreille aux paroles énergiques des saintes Ecritures. Ils n'étaient point d'entre eux, parce qu'ils n'étaient pas appelés suivant le décret : ils n'avaient pas été élus en Jésus-Christ avant la formation du monde, ils n'avaient pas obtenu par lui un droit à l'héritage, ils n'avaient pas été prédestinés suivant le décret de celui qui fait toutes choses. Autrement ils auraient été d'entre eux, et sans aucun doute ils seraient demeurés avec eux.

29. Je ne dirai pas ici combien il est facile à Dieu de convertir à sa foi les volontés humaines qui en sont le plus éloignées, et celles même qui y sont opposées; d'agir dans le coeur de ces hommes pour les empêcher de fléchir devant aucune contradiction et de s'éloigner de lui en se laissant vaincre par une tentation quelconque : car il peut bien, suivant l'expression de l'Apôtre, ne pas permettre qu'ils soient tentés au-delà de leurs forces (1) . Sans parler donc de tout cela, Dieu prévoyant que les hommes dont il s'agit devaient tomber, pouvait certainement les retirer de cette vie, avant que leur chute ne fût consommée. Faut-il revenir encore sur une question épuisée, et montrer de nouveau combien il est absurde de prétendre que les hommes, après leur mort, sont jugés même sur les péchés que Dieu a prévu qu'ils au. raient commis, s'ils avaient vécu plus long. temps ? Cette opinion est tellement opposée au sentiment chrétien et à tous les sentiments humains, qu'on rougit même de la réfuter, Si les hommes, alors même qu'ils n'ont pas entendu l'Evangile, pouvaient être jugés d'après la résistance ou la soumission avec la. quelle Dieu a prévu qu'ils l'auraient reçu, supposé qu'il leur eût été annoncé; pourquoi ne pas dire aussi que la prédication même de l'Evangile, qui a coûté et coûte encore aujourd'hui aux saints tant de travaux et de souffrances, pourquoi ne pas dire que celle prédication est une chose inutile? Tyr et Sidon ne devaient donc point être condamnées, pas même avec moins de sévérité que ces autre, cités qui virent, sans croire en lui, les prodiges opérés par le Seigneur Jésus-Christ: car, si ces prodiges eussent été accomplis au milieu

 

1. I Cor. X, 13.

 

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d'elles, elles auraient fait pénitence dans la cendre et sous le cilice, suivant les expressions de la Vérité même, par lesquelles le Seigneur Jésus nous découvre un mystère de prédestination plus profond.

23. En effet, si on nous,demande pourquoi des miracles si grands ont été opérés sous les yeux de ceux qui devaient les voir sans croire en Jésus-Christ, et pourquoi au contraire ils n'ont pas été opérés chez ceux qui auraient cru, s'ils les avaient vus, que répondrons-nous ? Dirons-nous ce que j'ai dit déjà dans le livre où j'ai répondu à, six questions des païens, mais sans préjudice des autres raisons que les hommes éclairés peuvent découvrir? Voici, comme vous le savez, la réponse que j'ai faite à cette question : Pourquoi la venue du Christ a-t-elle été précédée de tant de siècles? « C'est que le Christ prévoyait que dans tous les siècles et dans tous les lieux où son Evangile n'a pas été prêché, cette prédication aurait été accueillie comme elle l'a été par la multitude de ceux qui, témoins de son existence corporelle, n'ont point voulu croire en lui, alors même qu'il ressuscitait les morts ». J'ai dit aussi un peu plus loin dans le même livre, et pour répondre à la même question : «       Qu'y a-t-il d'étonnant en cela? Le Christ voyait, durant a les siècles précédents, cet univers généralement rempli d'infidèles à qui il ne voulait pas que son nom fût prêché, par cette raison excellente qu'il prévoyait que ces hommes ne croiraient ni à ses paroles, ni à ses miracles (1) ». Il nous est certainement impossible de dire cela de Tyr et de Sidon, et nous voyons par elles que les jugements de Dieu sont fondés sur ces raisons cachées de prédestination, sans préjudice desquelles j'ai dit alors que je répondais de cette manière. Il nous est facile en effet d'accuser l'infidélité des Juifs, puisqu'elle vient de leur libre volonté qui a refusé de croire aux prodiges si éclatants accomplis au milieu d'eux. Le Seigneur lui-même leur adressait à ce sujet des reproches accablants : « Malheur à toi, Corozaïn et Bethzaïde ! car si. les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, elles auraient fait autrefois pénitence sous le cilice et dans la cendre ». Mais pouvons-nous dire de même que Tyr et Sidon n'ont pas voulu croire à de

 

1. Lettre CII, quest. 2.

 

semblables miracles opérés au milieu d'elles, ou qu'elles n'auraient pas voulu y croire si elles en avaient été témoins? Le Seigneur lui-même leur rend témoignage au contraire qu'elles auraient fait pénitence avec une humilité profonde, si ces merveilles de la puissance divine s'étaient opérés sous leurs yeux. Et cependant au jour du jugement elles seront châtiées, quoique leur supplice doive être moins dur que celui des cités qui n'ont pas voulu croire aux miracles opérés au milieu d'elles. Car le Seigneur ajoute : « Cependant je vous le dis : Tyr et Sidon seront traitées avec plus d'indulgence que vous au jour du jugement (1) ». Ainsi, les uns seront châtiés avec plus de sévérité, les autres avec plus d'indulgence : mais tous seront châtiés. Or, si les morts sont jugés même d'après ce qu'ils auraient fait, supposé que leur vie eût été prolongée, les habitants de Tyr et de Sidon qui auraient été fidèles dans le cas où l'Evangile leur eût été annoncé avec des miracles aussi éclatants, ne devraient donc pas être châtiés. Mais ils le seront certainement, et par là même il est faux aussi que les morts soient jugés suivant ce qu'ils auraient fait, si l'Evangile leur eût été annoncé pendant qu'ils vivaient. Et si cela est faux, on n'est donc plus autorisé à dire, par rapport aux enfants qui meurent sans avoir reçu le baptême, que ce malheur les frappe justement par la raison que Dieu a prévu, dans le cas où ils vivraient et où l'Evangile leur serait annoncé, leur obstination à ne pas croire. Il ne reste donc plus qu'à considérer ces enfants comme coupables du péché originel exclusivement et comme envoyés à la damnation pour ce seul motif; quoique nous voyions ce même péché pardonné dans le sacrement de la régénération, et par une faveur tout à fait gratuite de Dieu, à d'autres enfants dont la condition est identique; et que, en même temps, par un jugement caché, mais juste — car il n'y a en Dieu aucune injustice (2) — nous en voyions d'autres qui courent à leur perte en vivant dans le désordre après leur baptême; lesquels néanmoins sont conservés sur cette terre jusqu'à ce que leur perte soit consommée, alors même qu'ils n'eussent point dû périr, si la mort corporelle, prévenant leur chute, fût venue à leur secours. Personne, en effet, n'est jugé après sa mort suivant le bien ou le mal qu'il aurait fait, si la mort ne l'avait point

 

1. Matt. XI, 21, 22. — 2. Rom. IX, 14.

 

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frappé : autrement les habitants de Tyr et de Sidon ne subiraient pas un châtiment poux ce qu'ils ont fait; mais, au. contraire, ils seraient sauvés à raison de la pénitence héroïque qu'ils auraient faite et de la foi qu'ils auraient eue en Jésus-Christ, si les miracles évangéliques eussent été opérés au milieu d'eux.

 

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CHAPITRE X. POURQUOI LE SEIGNEUR NE FIT-IL POINT SES GRANDS MIRACLES A TYR ET A SIDON.

 

24. Un homme qui s'est fait un nom dans la controverse catholique, a donné une autre explication de cet endroit de l'Evangile. Suivant lui, le Seigneur prévoyait que les Tyriens et les Sidoniens abandonneraient plus tard la foi, après avoir cru aux miracles opérés au milieu d'eux, et c'est plutôt par un acte de miséricorde qu'il n'a point accompli ces prodiges dans leurs villes ; car en abandonnant là foi après l'avoir d'abord embrassée, ils eussent mérité un châtiment plus rigoureux que si jamais ils ne l'avaient embrassée. Qu'ai-je besoin de dire ici ce qu'il peut y avoir de très-contestable dans cette doctrine d'un homme docte et quelque peu subtil, puisque cette doctrine elle-même vient appuyer ce que nous voulons établir? Car si le Seigneur, en n'opérant pas au milieu d'eux ces miracles à l'aide desquels ils auraient pu parvenir à la foi ; si le Seigneur a fait en cela un acte de miséricorde, et s'il a voulu les préserver par là du châtiment plus rigoureux qu'ils auraient mérité en, retournant à l'infidélité, ainsi qu'il prévoyait que cela aurait lieu; il est donc suffisamment et surabondamment prouvé que personne , après la mort, n'est jugé sur les péchés que Dieu a prévu devoir être commis par lui; dans le cas où, par un moyen quelconque, ce même Dieu ne fût pas venu à son secours pour l'empêcher de les commettre : car, supposé que cette opinion soit vraie, le Christ est venu au secours des habitants de Tyr et de Sidon, en préférant ne pas les voir embrasser la foi plutôt que de les voir ensuite se rendre coupables d'un crime beaucoup plus grand par l'abandon de cette foi, comme il prévoyait que cet abandon aurait lieu s'ils venaient à croire en lui. Cependant, si on demandait pourquoi Dieu ne les a pas d'abord appelés à la foi pour leur faire ensuite la grâce de sortir de ce monde avant d'avoir renoncé à la foi, je ne vois pas ce que l'on pourrait répondre. Car en disant qu'il a été accordé comme un bien. fait à ceux qui devaient cesser de croire, de ne pas commencer à posséder une chose à laquelle ils n'auraient pu renoncer sans se rendre coupables d'un crime plus, odieux, on dit par là même que l'homme n'est pointasses jugé sur le mal que Dieu a prévu devoir être commis par lui, puisque Dieu, par un bienfait réel, l'empêche de le commettre. Il adonc été pourvu au salut de celui qui « a été enlevé de ce monde, de peur que la méchanceté ne vînt corrompre son esprit (1) ». Mais pour quoi les mêmes mesures n'ont-elles pas été prises en faveur des Tyriens et des Sidoniens ? pourquoi n'ont-ils pas été d'abord appelés à la foi, puis, enlevés de ce monde, de peur que la méchanceté ne vint corrompre leur esprit ? Celui à qui il a plu de résoudre cette question de cette manière, pourrait peut-être donner ici une réponse. Pour moi, en me renfermant dans les limites de mon sujet, une chose me suffit, si je ne me trompe : c'est que, même suivant cette opinion, il est démontré que les hommes ne sont point jugés sur les actions qu'ils n'ont pas faites, alors même, que Dieu a prévu qu'ils les auraient faites. Mais, je l’ai dit et je le répète, on rougit même de réfuter cette opinion suivant laquelle ceux que la mort frappe ou qu'elle a déjà frappés, seraient punis pour des péchés que Dieu a prévu qu' ils auraient commis, si une vie plus longue leur eût été accordée : car nous ne voulons point paraître avoir considéré cette opinion comme sérieuse, quoique nous ayons mieux aimé la discuter et la réfuter que de la passer sous silence.

 

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CHAPITRE XI. DU SORT FAIT PAR DIEU AUX PETITS ENFANTS.

 

25. Ainsi donc, suivant l'expression l'Apôtre, « cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (1) ». C'est Dieu qui vient au secours des petits enfants qu'il lui plaît même indépendamment de leur volonté et de leurs efforts, pourvu seulement qu'il les ait choisis dans le Christ avant la formation monde, pour leur donner plus tard la grâce gratuitement, c'est-à-dire, sans que précédemment ils aient mérité cette grâce, soit par

 

1. Sag. IV, 11. —  2. Rom. IX, 16.

 

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leur foi, soit par leurs oeuvres ; c'est Dieu encore qui, suivant son bon plaisir, refuse son secours aux adultes qu'il a prévu devoir ajouter foi à ses miracles, si ces miracles eussent été accomplis au milieu d'eux ; et cela, parce que dans sa prédestination il a, d'une manière cachée, il est vrai, mais conforme à la justice, porté sur eux un jugement différent. Car il n'y a en Dieu aucune injustice; mais ses jugements sont impénétrables et ses voies sont inaccessibles (1); et toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (2). C'est donc par sa miséricorde inaccessible qu'il a pitié de celui qu'il lui plaît, sans aucun mérite précédent de celui-ci; et c'est par sa vérité inaccessible qu'il endurcit celui qu'il veut (3), non plus, il est vrai, sans que celui-ci l'ait mérité, mais le plus. souvent sans qu'il l'ait mérité autrement que celui à qui il est fait miséricorde. Ainsi, de deux jumeaux dont l'un est choisi et l'autre délaissé, la fin est différente , quoique les mérites soient les mêmes; mais dans ce cas, le premier est délivré par la grande bonté de Dieu; sans que le second soit condamné par aucune injustice de la part de ce même Dieu. Car y a-t-il en lui aucune injustice? Non, certes : mais ses voies sont inaccessibles. C'est pourquoi , croyons sans hésiter que la miséricorde de Dieu s'exerce à l'égard de ceux qui sont délivrés, et sa vérité à l'égard de ceux qui sont châtiés : ne nous efforçons pas d'approfondir ce qui ne peut être approfondi, ni de pénétrer ce qui est impénétrable. C'est en effet de la bouche des petits enfants, de ceux encore à la mamelle, que Dieu recueille ses louanges les plus parfaites (4). Nous voyons d'un côté des enfants dont la délivrance ne saurait être attribuée à aucun mérite précédent de leur part, tandis que, d'un autre côté, nous en voyons dont la damnation a été précédée uniquement de la faute originelle commune à tous : n'hésitons aucunement à croire qu'il en est de même à l'égard des adultes, c'est-à-dire, ne pensons point que la grâce soit donnée à chacun suivant ses mérites, ni que personne soit puni uniquement parce qu'il a mérité d'être puni, dans le cas où il y a culpabilité égale entre ceux qui sont délivrés et ceux qui sont punis, comme dans le cas où la culpabilité des uns diffère de la culpabilité des autres. Ainsi, que celui qui croit être

 

1. Rom. XI, 33. — 2. Ps. XXIV, 10. — 3. Rom. IX, 18. — 4. Ps. VIII, 3.

 

debout prenne garde de tomber (1) ; et que celui qui se glorifie ne se glorifie point en lui-même, mais dans le Seigneur (2).

26. Mais pourquoi ne pas souffrir », suivant les expressions de votre lettre, « que la condition des petits enfants soit comparée à celle des adultes (3)», quand en croit contre les Pélagiens à l'existence du péché originel, qui est entré dans le monde par un seul homme; quand on ne doute pas que tous aient été condamnés par le fait d'un seul (4)? Ces dernières maximes sont rejetées également par les Manichéens , lesquels non-seulement dénient toute autorité aux livres de l'Ancien Testament sans exception, mais encore reçoivent les livres du Nouveau de telle sorte que, par un privilège à eux particulier, ou plutôt par un procédé sacrilège, ils en reçoivent certaines parties et en rejettent certaines autres suivant leurs caprices : c'est contre eux que, dans mes livres sur le Libre arbitre, j'ai fait des raisonnements où les Pélagiens prétendent puiser contre nous des arguments sans réplique. Or, en évitant de donner une solution précise à certaines questions incidentes, mais pleines de difficultés, je n'avais d'autre but que de ne pas donner à mon oeuvre une longueur démesurée, alors que l'autorité des divines Ecritures n'était pour moi d'aucun secours contre des adversaires si pervers. Et de quelque côté que fût la vérité, par rapport aux questions sur lesquelles je ne me prononçais pas clairement, je pouvais cependant conclure d'une manière certaine que, dans toute hypothèse, Dieu devait être loué pour toutes ses oeuvres, sans qu'il fût nullement nécessaire de croire , comme les Manichéens, au mélange des deux substances coéternelles du bien et du mal.

27. Au reste, dans le premier livre de mes rétractations, ouvrage que vous n'avez pas encore lu, lorsque j'en vins à corriger ces livres du libre arbitre, je m'exprimai en ces termes : « Dans ces livres où un grand nombre de sujets ont été discutés, la solution de plusieurs questions incidentes, soit qu'il me fût impossible de les résoudre, soit que pour le moulent elles eussent exigé de trop longs développements, a été différée; mais de telle sorte que, quelque parti que l'on adoptât par rapport aux réponses plus

 

1. I Cor. X, 12. — 2. Id. I, 31. — 3. Voir la lettre d'Hilaire, n. 8. — 4. Rom. V, 12, 16.

 

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ou moins spécieuses qui pouvaient être faites et dont il était difficile de reconnaître le degré de conformité réelle avec la vérité; de telle sorte, dis-je, que la conclusion de nos raisonnements fût constamment celle-ci : de quelque côté que soit la vérité, on doit croire, ou même il est démontré que Dieu doit être loué. Cette discussion a été établie, en effet, contre ceux qui nient que l'origine du mal vienne du libre arbitre de la volonté, et qui prétendent que, dans ce cas, Dieu devrait être accusé pour avoir créé tous les êtres : leur but étant d'introduire par ce moyen, et conformément à leur erreur tout à fait impie (car ils sont Manichéens), une certaine nature mauvaise, immuable et éternelle comme Dieu (1) ». Un peu plus loin j'ai ajouté pareillement : « Il a été dit ensuite de quel état malheureux, très-justement infligé aux pécheurs , la grâce nous délivre : que l'homme, par lui-même, c'est-à-dire par son libre arbitre, a bien pu tomber, mais non pas se relever : que l'ignorance et la difficulté qui pèsent sur tout homme dès le jour de sa naissance, sont des effets de cet état malheureux auquel nous avons été justement condamnés : que personne n'est délivré de l'une et de l'autre, si ce n'est par la grâce de Dieu : que suivant les Pélagiens qui nient le péché originel, cet état malheureux ne vient point de cette juste condamnation ; mais, que quand même cette ignorance et cette difficulté seraient la condition naturelle primitive de l'homme, Dieu ne devrait pas être accusé, il devrait au contraire être loué à ce sujet, comme nous l'avons démontré précisément dans ce livre troisième. Cette démonstration, ai-je dit encore, doit être regardée comme dirigée contre les Manichéens qui ne reçoivent pas les saints livres de l'Ancien Testament où le péché originel est affirmé, et qui prétendent que les citations de l'Ancien Testament qu'on lit dans les écrits des Apôtres, y ont été introduites par l'impudence sacrilège de faussaires abominables, mais qu'elles n'ont pas été écrites de la main des Apôtres. Dans les controverses. avec les Pélagiens, au contraire, on et doit s'attacher à maintenir ce que l'une et l'autre Ecriture enseignent, puisqu'ils font profession de les admettre (2) ». Je me suis

 

1. Rétract. liv. I, ch. IX, n. 2. — 2. Id. n. 6.

 

exprimé ainsi dans le premier livre des rétractations, quand j'ai revu les livres sur le Libre arbitre. Ce n'est point là assurément tout ce que j'ai dit en cet endroit au sujet de ces livres; mais j'ai cru qu'il serait trop long d'insérer une multitude d'autres réflexions dans cet ouvrage que je vous adresse, et, d'ailleurs, cela ne m'a point paru nécessaire: vous en jugerez ainsi vous-mêmes, je pense, quand vous les aurez lues entièrement. Voici donc l'argumentation que j'ai employée dans le troisième livre du Libre arbitre, au sujet des petits enfants : Alors même qu'il serait vrai, comme les Pélagiens le prétendent, que l'ignorance et la faiblesse dont nul homme n'est exempt au moment de sa naissance, sont la condition primitive de notre nature, et non point l'effet d'un châtiment; les Manichéens n'en seraient pas moins convaincus d'erreur lorsqu'ils proclament l'existence de deux substances coéternelles, l'une bonne el l'autre mauvaise : mais parce que j'ai employé ce raisonnement, est-ce un motif pour révoquer en doute, ou même pour abandonner la foi que l'Eglise catholique défend précisément contre les Pélagiens , lorsqu'elle proclame l'existence du péché originel, dont la souillure contractée dans la génération doit être effacée dans le sacrement de la régénération? Si donc nos adversaires admettent avec nous cette vérité, s'ils nous prêtent leur concours pour confondre l'erreur da Pélagiens à cet égard, pourquoi croient-ils devoir douter encore que Dieu arrache à la puissance des ténèbres et transporte dans le royaume du Fils de sa charité (1), même les petits enfants auxquels il donne sa grâce par le sacrement de baptême? Pourquoi refusent ils de célébrer la miséricorde et la justice du Seigneur (2), lorsqu'il donne cette grâce aux uns et qu'il la refuse aux autres? Qui donc a connu la pensée du Seigneur (3) et le motif pour lequel la grâce est donnée à ceux-ci plutôt qu'à ceux-là? Qui a le pouvoir de pénétrer ce qui est impénétrable et de s'élever jusqu'à ce qui est inaccessible?

 

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CHAPITRE XII. LA GRÂCE DE DIEU PUREMENT GRATUITE.

 

28. Ainsi donc, il demeure établi quels grâce de Dieu n'est point donnée suivant les

 

1. Coloss. I, 13. — 2. Ps. C, 1. — 3. Rom. XI, 34.

 

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mérites de ceux qui la reçoivent, mais suivant le bon plaisir de la volonté divine, pour la louange et la gloire de la grâce même de Dieu (1), afin que celui qui se glorifie ne se glorifie point en lui-même, mais dans le Seigneur (2). Car Dieu donne aux hommes à qui il lui plaît, parce qu'il est miséricordieux ; il pourrait ne pas leur donner, et ce serait justice de sa part; et il ne donne pas à ceux à qui il ne veut pas, afin de manifester les richesses de sa gloire en faveur des vases de miséricorde (3). En effet, en donnant à quelques-uns ce qu'ils ne méritent pas, il a voulu faire voir que sa grâce est gratuite et par là même qu'elle est une grâce véritable : en ne faisant pas ce don à tous, il a montré ce que tous méritent. Ainsi la bonté de Dieu se révèle dans le bienfait accordé aux uns, et sa justice dans le châtiment infligé aux autres: sa bonté se révèle même à l'égard de tous, en ce sens qu'on agit par bonté quand on rend ce qui est dû; et sa justice se révèle pareillement à l'égard de tous, en ce sens qu'on agit conformément à la justice quand, sans léser qui que ce soit, on donne une chose qui n'était point due.

29. De plus, nous soutenons que la grâce est indépendante de tout mérite, en d'autres termes, qu'elle est une grâce véritable, quand même, suivant le sentiment des Pélagiens, les enfants baptisés ne seraient pas arrachés à la puissance des ténèbres par la raison que, suivant ces mêmes Pélagiens, ils ne sont coupables d'aucun péché; mais qu'ils seraient seulement transférés dans le royaume du Seigneur : car, même dans ce cas, le royaume de Dieu est donné aux uns sans aucun mérite de leur part, et il est refusé aux autres sans qu'ils aient davantage mérité d'en être privés. C'est la réponse que nous faisons ordinairement aux Pélagiens, quand ils nous objectent que nous faisons dépendre là grâce de Dieu d'un aveugle destin, en disant qu'elle n'est point donnée suivant nos mérites. Car ce sont plutôt eux-mêmes qui, par rapport aux enfants, font dépendre la grâce du destin, puisqu'ils prétendent que, si l'on n'admet pas le mérite, il faut admettre le destin. Il est impossible, en effet, de l'aveu même des Pélagiens, de trouver dans les enfants aucun mérite qui autorise à envoyer ceux-ci dans le royaume du Seigneur et à en repousser ceux-

 

1. Eph. I, 5. — 2. I Cor. I, 31. — 3. Rom. IX, 23.

 

. Je viens de prouver que la grâce de Dieu n'est point donnée suivant nos mérites; pour faire cette démonstration j'ai cru devoir admettre, comme principe ou comme point de départ, l'un et l'autre sentiment, notre sentiment à nous qui prétendons que les enfants sont coupables du péché originel, et le sentiment des Pélagiens qui nient l'existence du péché originel ; et cependant je ne doute pas pour cela que les enfants aient réellement besoin du pardon de celui qui sauve son peuple des péchés dont il est coupable (1) : eh bien ! de même aussi dans le livre troisième du Libre arbitre, j'ai combattu les Manichéens en me plaçant dans l'une et l'autre hypothèse, soit que l'ignorance et la faiblesse, dont nul homme n'est exempt en venant au monde, fussent un châtiment, soit qu'elles fussent la condition primitive de la nature ; et cependant je regarde l'un de ces deux sentiments comme certain, et je l'ai fait voir assez clairement en cet endroit : car j'ai dit que ce n'est point là la nature de l'homme tel qu'il a été créé, mais un châtiment auquel il a été condamné (2).

30. C'est donc en vain que l'on m'objecte ce livre écrit par moi il y a longtemps, pour m'empêcher de traiter comme je dois le faire la question des enfants, et de prouver par ce moyen même, avec l'évidence d'une vérité tout à fait palpable, que la grâce de Dieu n'est point donnée suivant les mérites des hommes. J'ai commencé les livres du Libre arbitre, étant laïque, et je les ai terminés étant prêtre. Or, quand même j'aurais encore douté, à cette époque, de la damnation des enfants. qui n'ont pas été régénérés, et de la délivrance de ceux qui ont été régénérés, personne, ce me semble, ne serait assez injuste et assez pervers pour m'interdire de faire aucun progrès, et pour déclarer que je dois toujours rester dans ce doute. Mais on peut, et avec plus de raison, ne pas voir dans ces livres un motif de croire que j'aie douté réellement de cette vérité, et voici pourquoi : c'est que les adversaires contre lesquels je dirigeais mes efforts, me parurent devoir être réfutés de telle sorte que, supposé l'existence d'un châtiment infligé aux enfants à cause du péché originel, ce qui est conforme à la vérité, ou supposé l'absence de cette peine, comme plusieurs le croient faussement, il fût cependant impossible,

 

1. Matt. I, 21. — 2. Chap. XX, XXIII.

 

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dans l'un et l'autre cas, de croire à ce mélange de deux substances, l'une bonne et l'autre mauvaise. introduites par l'erreur manichéenne. A Dieu ne plaise donc que j'abandonne cette question des enfants, et que je dise qu'il n'est pas certain pour nous si les enfants qui meurent après avoir été régénérés en Jésus-Christ obtiennent le salut éternel, et si ceux qui n'ont pas été régénérés vont à une seconde mort. Car il est impossible de donner une autre interprétation raisonnable à ces paroles de saint Paul,: « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché la mort; et la mort a passé ainsi dans tous les hommes (1) » ; et personne, soit parmi les enfants, soit parmi les adultes, n'est délivré de la mort éternelle, qui est le très juste châtiment du péché, si ce n'est par celui qui est mort pour la rémission de nos péchés, originel et personnels, sans avoir lui-même aucun péché ni originel ni personnel. Mais pourquoi délivre-t-il ceux-ci plutôt que ceux-là ? Nous dirons et nous répéterons, sans nous fatiguer jamais : « O homme, qui êtes-vous pour oser contester avec Dieu (2) ? Ses jugements sont impénétrables et ses voies sont inaccessibles (3) ».Et nous ajouterons encore ceci : « Ne cherchez point ce qui est au-dessus de vous, et ne scrutez point ce qui est au-dessus de vos forces (4) ».

31. Vous voyez donc, mes très-chers, combien il serait absurde, combien il serait contraire à la pureté de la foi et à la sainteté de la vérité, de dire que les enfants sont jugés après leur mort sur les actions que Dieu a prévu qu'ils auraient faites s'ils avaient vécu. Certes, le sens humain, de quelques faibles lueurs de raison qu'il soit éclairé, et surtout le sens chrétien, repoussent énergiquement . dans tout homme cette opinion ; mais ceux-là ont été amenés invinciblement à l'adopter, qui, tout en voulant s'écarter de l'erreur des Pélagiens, ont pensé néanmoins jusqu'à présent qu'ils devaient croire et même soutenir dans leurs controverses, que la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, laquelle est pour chacun de nous un secours puissant après la chute du premier homme en qui nous sommes tous tombés, que cette grâce, dis-je, nous est donnée suivant nos mérites. Pélage, en présence des évêques d'Orient réunis pour le juger, condamna précisément

 

1. Rom. V, 12. — 2. Id. IX, 20. — 3. Id. XI, 33. — 4. Eccli. III, 22.

 

cette opinion, dans la crainte de se voir condamné lui-même. Or, s'il n'est plus permis de raisonner ainsi au sujet des oeuvres bonnes ou mauvaises que les morts auraient faites, dans le cas où une vie plus longue leur eût été accordée, oeuvres qui par là même n'ont aucune existence réelle, et que Dieu lui-même prévoyait ne devoir pas exister; si donc on ne tient plus ce langage, dont vous voyez toute la fausseté, que nous restera-t-il, sinon ô confesser, toute obscurité introduite par la discussion étant dissipée à nos yeux, que la grâce de Dieu n'est point donnée suivant nos mérites, comme l'Eglise catholique le Soutient contre l'hérésie pélagienne ? que nous restera-t-il , sinon à reconnaître que cette vérité est d'une évidence plus grande encore par rapport aux enfants ? Car Dieu ne se trouve point, de par le destin, dans la nécessité de venir au secours de certains enfants, et dans l'impuissance devenir au secours des autres, alors que la condition de tous est la même : ou bien nous devrons penser que, en ce qui regarde les enfants, les choses humaines ne sont point dirigées par la divine Providence, mais bien par le hasard, car il s'agit ici de la damnation ou de la délivrance d'âmes raisonnables; et cependant un passereau ne tombe pas sur la terre sans la volonté de notre Père qui est aux cieux (1) : ou bien la mort des enfants qui n'ont pas reçu le baptême devra être attribuée à la négligence de leurs parents, de telle sorte que les jugements d'en haut n'y aient aucune part; comme si ces enfants qui meurent de cette mort malheureuse, s'étaient, de leur volonté propre, choisi à eux-mêmes les parents négligents dont ils devraient naître ; mais, s'il en est ainsi, que dirai-je quand parfois un enfant aura, expiré avant qu'il ait été possible de lui procurer le bienfait du sacrement de baptême ? Souvent, en effet, le baptême n'est point donné à un enfant, malgré l'empressement des parents et lorsque les ministres sont déjà prêts pour l'administration de ce sacrement, et cela parce que Dieu ne voulant point que cd enfant fût baptisé, lui a refusé un instant de vie nécessaire pour cela. Que dirai-je encore, quand d'autres fois le bienfait du baptêmes pu être accordé à des enfants nés de parent infidèles, pour les empêcher d'aller à la perdition, tandis que le même bienfait n'a pu

 

1. Matt. X, 29.

 

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être procuré à des enfants nés de parents fidèles ? Ces faits prouvent certainement qu'il n'y a en Dieu aucune acception de personnes (1) : autrement il délivrerait plutôt les enfants de ses serviteurs que ceux de ses ennemis.

 

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CHAPITRE XIII. LA GRACE DONNÉE ABSOLUMENT SELON LA VOLONTÉ DE DIEU.

 

32. Mais, puisque nous traitons maintenant du don de la persévérance, pourquoi, quand un enfant qui n'est pas baptisé doit mourir, pourquoi Dieu ne vient-il pas le secourir et l'empêcher de mourir sans baptême? Et quand celui qui est baptisé doit tomber , pourquoi ne vient-il pas aussi le secourir en le faisant mourir auparavant ? Accueillerons-nous encore cette allégation absurde, qu'il n'y a pour l'homme aucun avantage à mourir avant d'être tombé, par la raison que chacun sera jugé suivant les actions que Dieu a prévu qu'il commettrait, si sa vie était prolongée? Mais qui pourrait entendre de sang-froid un langage si abominable et si radicalement opposé aux principes de la foi? Qui pourrait le supporter ? Et cependant, ceux qui ne veulent pas reconnaître due la grâce de Dieu n'est point donnée suivant nos mérites, sont forcés de parler ainsi. Ceux au contraire qui refusent de dire que chacun est jugé, après sa mort, suivant les actions que Dieu a prévu qu'il aurait faites, s'il eût continué à vivre, parce qu'ils voient la fausseté manifeste et l'absurdité révoltante d'une telle doctrine ; ceux-là, dis-je, n'ont plus aucune raison pour adopter un langage que l'Eglise a condamné dans les Pélagiens et qu'elle a fait condamner par Pélage lui-même ; ils ne peuvent plus soutenir que la grâce de Dieu est donnée suivant nos mérites. Car ils voient des enfants qui n'ont pas été régénérés, enlevés de ce monde pour aller à la mort éternelle, tandis que d'autres qui ont été régénérée sont frappés d'une mort semblable pour aller à la vie éternelle ; et parmi ceux mêmes qui ont été régénérés, ils voient les uns quittant cette terre après avoir persévéré jusqu'à la fin, et les autres retenus ici-bas jusqu'à ce qu'ils tombent, quoique évidemment leur chute n'eût pas dû avoir lieu, si la mort les avait frappés avant que leur faute ne fût

 

1. Rom. II, 11.

 

commise; et par contre ils en voient d'autres qui, après leur chute, continuent à vivre jusqu'à ce qu'ils reviennent à résipiscence, quoique assurément aussi ils eussent dû périr si la mort les avait frappés avant leur retour.

33. Il est prouvé assez clairement par ce qui précède, que la grâce de Dieu, soit pour commencer, soit pour persévérer jusqu'à la fin, n'est point donnée suivant nos mérites; triais qu'elle est donnée suivant la volonté même de Dieu, volonté très-mystérieuse, mais aussi très-juste, très-sage et infiniment libérale : car ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés (1) de cette vocation dont il a été dit : « Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance (2) ». Nul homme ne peut affirmer avec certitude qu'un autre homme a reçu cette vocation, si ce n'est lorsque celui-ci aura quitté cette terre ; mais dans la vie présente de l'homme, laquelle est une tentation sur la terre (3), que celui qui paraît être debout, prenne garde de tomber (4). Car nous l'avons déjà dit plus haut (5), ceux qui ne doivent pas persévérer sont par la volonté de Dieu, toujours infiniment sage, mêlés à ceux qui doivent persévérer, afin que nous apprenions à ne point aspirer par orgueil aux choses élevées, mais à nous incliner vers ce qui est humble (6), et à opérer notre propre salut avec crainte et tremblement : car c'est Dieu qui opère en nous et le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (7). Ainsi nous voulons réellement, mais c'est Dieu qui nous fait vouloir nous agissons réellement, mais c'est Dieu qui nous fait agir selon sa bonne volonté. Voilà ce qu'il nous est utile et de croire et de dire: le langage de la piété et en même temps de la vérité, c'est une confession pleine d'humilité et de soumission, et par laquelle nous attribuons tout à Dieu. Nous croyons par la pensée, c'est la pensée qui nous rend la parole possible, c'est la pensée qui nous fait agir toutes les fois que nous agissons ; mais dans tout ce qui regarde la voie de la piété et le vrai culte de Dieu, nous ne sommes pas capables de former aucune pensée comme de nous-mêmes, notre capacité à cet égard nous vient de Dieu (8). « Car notre coeur et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir » : c'est pourquoi le même Ambroise, qui a écrit ces

 

1. Rom. VIII, 30. — 2. Id. XI, 29. — 3. Job, VII, 1. — 4. I Cor. X, 12. — 5. Chap. VIII, n. 19. — 6. Rom. XII, 16. — 7. Philipp. II, 12, 13. — 8. II Cor. III, 5.

 

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paroles (1), a écrit aussi celles-ci : « Mais où est l'homme assez heureux pour voir son coeur s'élever sans cesse? Cela est-il possible au contraire sans le secours de Dieu? Non, assurément. Enfin », ajoute-t-il, « la même Ecriture dit ailleurs : Bienheureux l'homme qui reçoit de vous son secours,  Seigneur; son coeur s'élève sans cesse (2) ». Certes, ce langage n'était pas seulement un souvenir de la lecture des saintes lettres, mais, comme on doit le croire sans hésiter d'un tel homme, c'était le récit de ce que Ambroise éprouvait dans son coeur. Ainsi donc, quand, pendant la célébration des mystères, on dit aux fidèles d'élever leur coeur vers le Seigneur, il s'agit d'un bienfait de Dieu : bienfait dont le prêtre, après avoir prononcé ces paroles, les avertit de rendre grâces au Seigneur notre Dieu; et ils répondent que cela est convenable et juste (3). En effet, puisque notre coeur n'est point en notre pouvoir, mais qu'il a besoin d'être aidé du secours de Dieu pour s'élever et pour goûter les choses d'en-haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu, et non point les choses qui sont sur la terre (4) : à qui devons-nous rendre grâces pour une élévation si grande, sinon à celui qui en est l'auteur, au Seigneur notre Dieu, qui nous a délivrés par un tel bienfait de l'abîme de ce monde, après nous avoir choisis et prédestinés avant la formation du monde?

 

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CHAPITRE XIV. LE DOGME DE LA PRÉDESTINATION NE SAURAIT INTERDIRE LA PRÉDICATION.

 

34. Mais, disent nos adversaires, «la définition de la prédestination suppose que la prédication est inutile (5) ». Comme si la prédestination avait empêché l'Apôtre de prêcher. Ce docteur des nations n'a-t-il pas, de bonne foi et en toute sincérité, enseigné souvent la doctrine de la prédestination, et en même temps prêché la parole de Dieu avec une persévérance qui ne s'est jamais démentie? Quoiqu'il eût dit : «C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (6) », ne nous a-t-il pas cependant exhortés à vouloir et à faire ce qui est agréable à Dieu? ou bien parce qu'il avait dit : « Celui

 

1. De la Fuite du siècle, ch. I. — 2. Ps. LXXXIII, 6. — 3. Préface, au canon de la Messe. — 4. Coloss. III, 1, 2. — 5. Voir tom. III, les lettres de saint Hilaire et de saint Prosper. — 6. Philipp. II, 13.

 

qui a commencé en vous la bonne oeuvre, l'achèvera jusqu'au jour de Jésus-Christ (1) », a-t-il craint pour cela d'exhorter les hommes à commencer et à persévérer jusqu'à la fin? Le Seigneur lui-même a commandé aux hommes de croire : « Croyez en Dieu», a-t-il dit, « et croyez en moi (2) » : et cependant, cette autre maxime et cette autre affirmation, également tombées de ses lèvres, ne sont pas pour cela fausses et dénuées de fondement : « Personne », dit-il, « ne vient à moi », c'est-à-dire personne ne croit en moi, « si cela ne lui a été donné par mon Père (3) ». Et réciproquement, parce que cette affirmation est vraie, il ne s'ensuit pas que le commandement précédent soit illusoire. Pourquoi donc croirions-nous que les enseignements, les préceptes; les exhortations, les réprimandes qui se succèdent sans interruption dans les divines Ecritures, sont rendues inutiles par cette doctrine de la prédestination, telle qu'elle est enseignée dans les mêmes Ecritures divines ?

35. Quelqu'un osera-t-il dire que Dieu n'a point connu d'avance ceux à qui il devait donner de croire, ou ceux qu'il devait donner à son Fils, pour que celui-ci ne perdît pas un seul d'entre eux (4)? Mais s'il a eu certainement cette prescience, il a eu nécessairement aussi la prescience de ses propres bienfaits par lesquels il daigne nous délivrer. Or, telle est précisément la prédestination des saints: elle n'est rien autre chose que la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par lesquels sont infailliblement délivrés tous ceux qui reçoivent leur délivrance. Les autres sont, par un juste jugement de Dieu, abandonnés, mais uniquement dans la masse de perdition. C'est de cette manière que les habitants de Tyr et de Sidon ont été abandonnés, quoi qu'ils eussent pu parvenir à la foi, s'ils eussent vu ces prodiges admirables du Christ. Mais parce qu'il ne leur avait pas été donné de croire, les moyens pour parvenir à la foi leur ont été pareillement refusés. On voit par là que certains hommes ont reçu de Dieu, et comme don naturel, une intelligence qui fait le caractère particulier de leur esprit et qui les porte à croire dès qu'ils entendent des paroles ou qu'ils voient des signes capables de

satisfaire leur raison; et cependant si, par un jugement de Dieu plus profond, ils n'ont pas

 

1. Philipp. I, 6. — 2. Jean, XIV, l. — 3. Id. VI, 66. —  4. Id. XVIII, 9.

 

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été prédestinés à la grâce et séparés de la masse de perdition, ils sont privés précisément de ces paroles ou de ces actions divines, au moyen desquelles ils auraient pu croire, dans le cas où ils auraient vu les unes ou entendu les autres. Dans cette même masse de perdition ont été abandonnés aussi les Juifs qui n'ont pu croire aux actions si prodigieuses et aux miracles si éclatants accomplis sous leurs yeux. Car l'Evangile ne tait point la raison pour laquelle les Juifs ne pouvaient parvenir à la foi : « Quoiqu'il eût fait », dit-il, « de si grands miracles devant eux, ils ne crurent pas en lui, afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie: Seigneur, qui a cru à ce qu'il a entendu de notre bouche? et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé? Et une autre raison pour laquelle ils ne pouvaient pas croire, c'est qu'Isaïe a dit encore : Il a aveuglé leurs yeux et il a endurci leurs coeurs, afin que leurs yeux ne a voient point, que leurs coeurs ne comprennent point, qu'eux-mêmes ne se convertissent point , et que je ne les guérisse pas (1) ». Les yeux des Tyriens et des Sidoniens n'étaient donc pas aveuglés , leurs coeurs n'étaient pas endurcis de cette manière : car ils auraient cru, s'ils avaient vu des miracles pareils à ceux dont les Juifs ont été témoins. Mais il n'a servi de rien aux uns d'avoir pu croire, parce qu'ils n'avaient pas été prédestinés par celui dont les jugements sont impénétrables et dont les voies sont in.compréhensibles; et l'impuissance où étaient les autres de parvenir à la foi n'aurait pas été un obstacle pour eux, s'ils avaient été prédestinés de telle sorte que Dieu dût les éclairer dans leur aveuglement et consentir à leur ôter leurs coeurs endurcis comme la pierre. On pourrait peut-être donner une autre interprétation à ce que le Seigneur a dit des Tyriens et des Sidoniens ; mais quiconque a su, en entendant la parole de Dieu, ouvrir les oreilles de son coeur aussi bien que celles de son corps, reconnaîtra nécessairement que personne ne vient à Jésus-Christ, sinon celui à qui ce don est accordé, et que ceux-là seulement reçoivent cette faveur, qui ont été choisis en Jésus-Christ avant la formation du monde. Et toutefois cette prédestination, qui est du reste assez clairement définie par les paroles mêmes de l'Evangile, n'a pas empêché

 

1. Jean, XII, 37-10.

 

le Seigneur de prononcer, par rapport au commencement, ces autres paroles que j'ai rapportées un peu plus haut : « Croyez en Dieu, et croyez en moi » ; et par rapport à la persévérance, celles-ci : « Il faut toujours prier, et ne point se lasser (1) ». Ces paroles sont entendues et mises en pratique par ceux à qui ce don a été accordé: mais elles ne sont point pratiquées par ceux à qui ce don a été refusé, soit qu'ils les aient entendues, soit qu'ils ne les aient pas entendues. « Il vous a été donné », dit-il, « de connaître le mystère du royaume des cieux; mais, pour eux, cela ne leur a pas été donné (2) ». L'un est l'effet de la miséricorde, l'autre est l'effet de la justice de celui à qui notre âme s'adresse en ces termes : « Je chanterai votre miséricorde et vos jugements, Seigneur (3) ».

36. La prédication de la prédestination ne doit donc pas être un obstacle à la prédication de la persévérance et des progrès dans la foi, afin que ceux à qui il a été donné d'entendre, entendent ce qu'ils ont besoin d'entendre : car comment entendront-ils, si personne ne leur prêche (4)? Et réciproquement, l'exhortation aux progrès et à la constance jusqu'au dernier moment dans la foi, ne doit pas être un obstacle à la prédication de la prédestination, afin que celui qui vit fidèlement et avec obéissance, ne s'enorgueillisse point de cette obéissance même comme d'un bien qui lui appartiendrait, et qu'il n'aurait point reçu ; mais que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (5). Car nous ne devons nous glorifier de rien, « puisque rien ne nous appartient ». Cyprien avait reconnu cette vérité parfaitement rigoureuse, et en l'affirmant avec assurance (6), il affirmait par là même la réalité incontestable de la prédestination. En effet, si nous ne devons nous glorifier en rien, parce que rien ne nous appartient », il s'ensuit nécessairement que nous ne devons pas même nous glorifier de la persévérance la plus absolue dans l'obéissance; et que cette obéissance ne doit pas non plus être appelée nôtre, comme si elle ne nous avait pas été donnée d'en haut. Conséquemment, cette obéissance même est un don de Dieu, mais un don que, comme tout homme chrétien le confesse, Dieu dans sa prescience a prévu devoir être donné par

 

1. Luc, XVIII, 1. — 2. Matt. XIII, 11. — 3. Ps. C, 1. — 4. Rom. X, 14. — 5. I Cor. I, 31. — 6. Liv. III à Quirin. ch. IV.

 

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lui à ceux qui seraient appelés de cette vocation dont il a été dit : « Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance (1) ». Telle est donc la prédestination que nous prêchons avec autant de sincérité que d'humilité. Et cependant ce même Cyprien, qui enseignait et qui agissait conformément à ses enseignements, qui non-seulement croyait en Jésus-Christ, mais qui persévéra dans une sainte obéissance jusqu'à souffrir la mort pour Jésus-Christ, ce même Cyprien, quoiqu'il eût dit : « Nous ne devons nous glorifier en rien, parce que rien ne nous appartient », ne cessa pas pour cela de prêcher l'Evangile, d'exhorter les hommes à croire, à rendre leurs moeurs conformes à la piété, et à persévérer jusqu'à la fin. Il avait par ces paroles déclaré sans aucune ambiguïté que la grâce de Dieu est une grâce véritable, c'est-à-dire, qu'elle ne nous est point donnée suivant nos mérites; et puisque Dieu a prévu qu'il la donnerait, ces mêmes paroles sont donc évidemment une prédication de la prédestination : or, si cette prédication de la prédestination n'a pas empêché Cyprien de prêcher aussi l'obéissance, elle ne doit pas non plus nous empêcher nous-même de le faire.

37. Ainsi, quoique nous disions que l'obéissance est un don de Dieu , nous ne laissons pas pour cela d'exhorter les hommes à la pratiquer. Mais ceux-1à seulement entendent les exhortations de la vérité avec une obéissance réelle, qui ont reçu de Dieu ce dots, c'est-à-dire le don de les entendre avec obéissance : ceux à qui la même faveur n'a pas été accordée, ne les entendent pas de cette manière. Chacun en effet ne va pas à Jésus-Christ. « Personne », dit-il lui-même , « ne vient à moi, sinon celui à qui cela a été donné par mon Père (2) » ; et encore : « Il vous a été donné, à vous, de connaître le mystère du royaume des cieux; mais pour eux, cette faveur ne leur a pas été accordée (3) ». Ailleurs, parlant de la continence : « Tous », dit-il, « ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela a été donné (4) ». Enfin l'Apôtre disait en exhortant les époux à l'honnêteté conjugale : « Je voudrais que tous les hommes fussent et comme moi-même ; mais chacun a reçu de Dieu un don particulier, l'un d'une manière,

 

1. Rom. XI, 29. — 2. Jean, VI, 66. — 3. Matt. XIII, 11. — 4. Id. XIX, 11.

 

et l'autre d'une autre manière (1) ». Il montrait assez par ces paroles que la continence n'est pas seule un don de Dieu, mais aussi la chasteté conjugale. Cependant, quoique tout cela soit incontestablement vrai, nous ne laissons pas d'exhorter à la pratique de ces vertus, autant du moins qu'il a été donné à chacun de nous de pouvoir exhorter; car c'est encore ici un don de Celui dans la main de qui nous sommes, nous et nos discours (2). De là ces paroles de saint Paul : « J'ai, comme un sage architecte, posé le fondement selon la grâce qui m'a été donnée ». Et ailleurs : « A chacun suivant le don que le Seigneur lui a départi : moi, j'ai planté, Apollo a arrosé; mais Dieu a donné la croissance. Ainsi, ni celui qui plante, ni celui qui arrose, ne sont quelque chose ; mais celui-là seulement qui donne la croissance, Dieu (3) ». Conséquemment, de même que pour exhorter et polar prêcher comme il faut, il est nécessaire d'avoir reçu ce don; de même aussi, pour entendre avec obéissance celui qui exhorté et qui prêche coulure il faut, il est absolument indispensable d'avoir reçu ce, autre don. C'est . pour cette raison que le Seigneur, parlant à des hommes qui ouvraient les oreilles de leur corps, disait néanmoins : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende (4) », sachant sans doute que tous n'avaient pas cette sorte d'oreilles. Le même Seigneur nous apprend de qui les ont reçues ceux qui les possèdent, quand il dit: « Je leur donnerai un coeur pour me connaître, et des oreilles qui entendront (5) ». Les oreilles pour entendre sont donc précisément le don d'obéir, et elles devaient être données, afin que ceux qui les auraient reçues vinssent à celui à qui nous ne pouvons aller, si cela ne nous a été donné par son Père même. Nous exhortons et nous prêchons: Ceux qui ont des oreilles pour entendre, nous entendent avec obéissance ; mais pour ceux qui n'ont pas ces oreilles, cette parole de l'Écriture s'accomplit en eux : « Afin qu'en entendant ils n'entendent point (6)», c'est-à-dire, afin qu'en entendant, par le sens corporel de l'ouïe , ils n'entendent point par l'assentiment du coeur. Quant à la question de savoir pourquoi ceux-ci ont des oreilles pour entendre, tandis que ceux-là n'en ont

 

1. I Cor. VII, 7. — 2. Sag. VII, 16. — 3. I Cor. III, 10, 5, 6, 7. — 4. Luc, VIII, 8. — 5. Baruch, II, 31. — 6. Matt. XIII, 13.

 

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pas; en d'autres termes, pourquoi le Père a donné à ceux-ci de venir au Fils, tandis que ce don n'a pas été accordé à ceux-là, qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui a été son conseiller (1)? Ou bien, qui êtes-vous, ô homme, pour oser contester avec Dieu (2)? Ce qui est manifeste doit-il donc être nié, parce que ce qui est caché ne peut être compris? Quand nous voyons clairement qu'une chose existe, dirons-nous qu'elle n'existe pas, parce que nous ne pouvons découvrir comment elle existe de cette manière ?

 

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CHAPITRE XV. ON PEUT ABUSER DU DOGME DE LA PRESCIENCE DIVINE, COMME DU DOGME DE LA PRÉDESTINATION.

 

38. Mais, disent nos adversaires dans votre lettre, « personne ne pourrait être excité par l'aiguillon de la réprimande, si, en présence d'une multitude assemblée dans une Eglise, on tenait ce langage : Voici par rapport à votre prédestination, les desseins bien arrêtés de la volonté de Dieu : il a voulu que, parmi vous, les uns sortant de l'infidélité vinssent à la foi, après avoir reçu la volonté d'obéir, ou bien il a voulu qu'ils demeurassent dans la foi, après avoir reçu le don de la persévérance ; pour vous, au contraire, qui continuez à vivre dans les délités du péché, si jusqu'à présent vous n'êtes point sortis de là , c'est que la grâce miséricordieuse n'est pas encore venue vous secourir et vous tirer de cet état. Cependant, vous qui peut-être n'êtes pas encore appelés, si Dieu par sa grâce vous a prédestinés pour nous choisir , vous recevrez cette même grâce par laquelle vous voudrez être et vous serez réellement élus : et vous qui peut-être obéissez, si vous êtes prédestinés pour être rejetés, les forces nécessaires pour obéir vous seront retirées, afin que vous cessiez de pratiquer l'obéissance ». Ces paroles ne doivent pas nous faire craindre de confesser que la grâce de Dieu est une grâce véritable; en d'autres termes, qu'elle ne nous est point donnée suivant nos mérites, et que la prédestination des saints n'a point d'autre origine que cette grâce ; pas plus que nous ne craindrions de confesser la prescience de Dieu, lors même que quelqu'un dirait, en

 

1. Rom. XI, 34. — 2. Id. IX, 10.

 

parlant au peuple de cette prescience : « Que votre conduite soit bonne, ou qu'elle soit mauvaise aujourd'hui, vous serez plus tard tels que Dieu a prévu que vous seriez; bons, s'il a prévu que vous seriez bons ; méchants, s'il a prévu que vous seriez méchants ». Si plusieurs, après avoir entendu ces paroles, se laissaient aller à une insouciance apathique, et, secouant toute espèce de joug, se livraient sans aucune retenue au dérèglement de leurs passions, faudrait-il pour cette raison regarder comme erroné ce qui aurait été dit de la prescience divine? Est-il vrai que, si Dieu a prévu qu'ils devaient être bons, ils le seront réellement, quelque mauvaise que soit leur conduite actuelle ; et que, si Dieu a prévu au contraire qu'ils seraient méchants, ils le seront réellement, quelque bonne que soit visiblement leur conduite actuelle? Il y a eu dans notre monastère un homme qui, faisant certaines choses qu'il n'aurait pas dû faire, et omettant celles qu'il devait faire, répondait aux frères qui le reprenaient à ce sujet : Quelle que soit ma conduite actuelle, je serai un jour ce que Dieu, dans sa prescience, a prévu que je serais; assurément, il disait vrai, mais cette vérité ne lui faisait pas faire de progrès vers le bien il fit au contraire tant de progrès dans la voie du mal, qu'après avoir abandonné la communauté du monastère, il devint comme un chien qui est retourné à son vomissement : et cependant aujourd'hui encore on ne sait pas avec certitude ce qu'il sera un jour. Faut-il donc, pour des âmes de cette sorte, nier ou taire ce que l'on peut dire avec vérité de la prescience de Dieu; alors surtout que ce silence même ne les empêcherait pas de tomber dans d'autres erreurs ?

 

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CHAPITRE XVI. QUAND ON DOIT PRÊCHER ET QUAND ON DOIT TAIRE LA VÉRITÉ.

 

39. Il y a aussi des hommes qui ne prient pas du tout, ou qui prient sans ferveur, parce qu'ils ont appris du Seigneur lui-même que Dieu sait ce qui nous est nécessaire, avant que nous lui en fassions la demande (1). Pense-t-on qu'on ne doive, par égard pour des hommes de cette sorte, tenir aucun compte de la vérité de cette maxime, qu'on

 

1. Matt. VI, 8.

 

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doive même l'effacer de l'Évangile ? Mais puisqu'il est certain au contraire que Dieu a préparé certains dons à ceux mêmes qui ne prient pas, comme le commencement de la foi; et d'autres dons à ceux-là seuls qui prient, comme la persévérance finale : il est évident que celui qui croit avoir par lui-même cette persévérance, ne prie point pour l'obtenir. Il faut donc prendre garde que,. au moment même où nous craignons que les exhortations ne deviennent de moins en moins chaleureuses, la flamme de la prière ne vienne à s'éteindre et le foyer de l'orgueil à s'enflammer.

40. Il faut donc dire la vérité, surtout lorsqu'une question posée exige qu'on la dise; et puis, que ceux qui le pourront la comprennent, de peur que, en gardant le silence à cause de ceux qui ne peuvent comprendre, on ne prive peut-être de la vérité et on n'induise même en erreur ceux qui, pouvant comprendre la première, seraient par là même préservés de la seconde. Il est toujours facile, parfois même il est utile, de taire certaines vérités à cause de ceux qui sont incapables de les comprendre, comme l'indiquent ces paroles du Seigneur : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent (1) » ; et ces autres de saint Paul : « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels : je vous ai nourris. de lait comme de petits enfants en Jésus-Christ, mais je ne vous ai point donné de viandes solides; car vous n'en étiez pas capables alors, et vous ne l'êtes pas même encore aujourd'hui (2) ». Mais on peut aussi, par une certaine, manière de s'exprimer, faire en sorte que ce que l'on dit soit à la fois du lait pour les petits enfants, et une nourriture solide pour ceux qui sont plus âgés. Ainsi, ces paroles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (3) », quel chrétien peut ne pas les prononcer ? qui peut les comprendre ? ou bien, que peut-on trouver de plus sublime dans la saine doctrine ? Et cependant on les répète à l'oreille des petits enfants, à l'oreille des personnes plus âgées, et celles-ci n'en font pas un secret pour les premiers. Mais il y a encore d'autres raisons de taire la vérité, et d'autres motifs pressants de la dire. Il serait trop long de rechercher et d'exposer ici toutes les

 

1. Jean, XVI, 12. — 2. I Cor. III, 1, 2. — 3. Jean, I, 1.

 

premières : une de ces raisons cependant, c'est qu'il ne faut pas; en voulant rendre plus doctes ceux qui comprennent, aggraver la culpabilité de ceux qui ne comprennent pas, et qui, si nous avions gardé le silence sur une vérité de cette sorte, ne seraient pas, il est vrai, devenus plus instruits, mais ne seraient pas non plus devenus plus mauvais. Au contraire, lorsqu'une chose, quoique vraie, doit cependant, si nous la disons, rendre. plus mauvais celui qui ne peut la comprendre, et, si nous la taisons, tourner au détriment de celui qui peut la comprendre: que pensons-nous qu'on doive faire alors ? N'est-il pas évident qu'il faut alors dire la vérité, afin que celui qui peut la comprendre la comprenne, plutôt que de la taire de telle sorte que, non-seule-, ment ni l'un ni l'autre ne la comprenne, mais que celui précisément dont l'intelligence est plus développée devienne plus mauvais par suite de notre silence ? D'autant plus que, s'il vient à l'entendre et à la comprendre, plu. sieurs l'auront bientôt apprise par lui. Car plus on a de capacité pour apprendre, plus aussi on a d'aptitude pour enseigner les autres. L'ennemi de la grâce travaille avec une ardeur infatigable et par tous les moyens possibles à faire croire que la grâce nous est donnée suivant nos mérites, et qu'ainsi la grâce n'est plus une grâce (1) : et nous ne voudrons pas dire ce que nous pouvons dire d'après le témoignage de l'Écriture ? Nous craindrons de scandaliser, si nous parlons, celui qui ne peut comprendre la vérité; si nous ne craindrons pas que, par suite da notre silence, celui qui peut comprendre la vérité ne devienne victime de l'erreur?

41. Ou bien, en effet, la prédestination doit être prêchée, comme elle est clairement exprimée dans la sainte Écriture, en ce seul que dans les prédestinés les dons et la vocation de Dieu sont sans repentir; ou bien, on doit confesser que la grâce de Dieu est donnée suivant nos mérites, comme les Pélagiens le pensent, quoique, comme nous l’avons déjà dit souvent , on lise la condamnation de cette opinion par Pélage lui-même dans actes des évêques orientaux (2). Or, voici jusqu'à quel point ceux pour qui nous écrivons en ce moment sont éloignés de l'abominable hérésie des Pélagiens : ils ne veulent pas encore avouer, il est vrai, que ceux qui par

 

1. Rom. XI, 6. — 2. Actes de Pelage, n. 30.

 

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la grâce de Dieu deviennent obéissants et continuent à vivre dans l'obéissance, soient prédestinés ; mais ils reconnaissent cependant que cette grâce prévient la volonté de ceux qui la reçoivent : par là ils veulent faire entendre, non point que la grâce n'est point donnée gratuitement, conformément au langage de la vérité, mais plutôt qu'elle est donnée par suite des mérites antérieurs de la volonté, suivant l'erreur pélagienne dont le langage est ici directement contraire au langage de la vérité. Ainsi donc, la grâce prévient la foi elle-même : autrement, si la grâce était prévenue par la foi, elle le serait certainement aussi par la volonté, puisque la foi ne peut exister sans le concours de la volonté. Et si la grâce prévient la foi, par cette raison qu'elle prévient la volonté, elle prévient nécessairement toute obéissance ; elle prévient aussi la charité, par laquelle seule on obéit à Dieu sincèrement et avec joie; et la grâce opère toutes ces choses dans celui-là seulement à qui elle est donnée et en qui elle les a prévenues.

 

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CHAPITRE XVII. LE DOGME DE LA PRÉDESTINATION NE DOIT PAS PLUS INTERDIRE L'EXHORTATION A LA VERTU QUE LE DOGME DE LA GRACE EN GÉNÉRAL.

 

Parmi ces biens se trouve aussi la persévérance finale, qu'il est inutile de demander chaque jour au Seigneur, si elle n'est pas l'oeuvre du Seigneur lui-même par sa grâce dans celui dont il exauce les prières. Or, voyez combien il est contraire à la vérité, de nier que la persévérance, jusqu'à la fin de la vie présente, soit un don de Dieu : car c'est lui qui met un terme à cette vie au moment où il lui plaît ; et s'il choisit pour le faire le moment qui précède une chute imminente, il fait par là même persévérer l'homme jusqu'à la fin. Mais la libéralité et la bonté divines sont plus admirables encore et plus manifestes aux yeux des fidèles, quand elles donnent cette grâce même aux petits enfants, auxquels leur âge ne permet pas de recevoir l'obéissance. Dieu a donc sans aucun doute prévu qu'il donnerait ces dons qui sont sa propriété, à tous ceux à qui il les donne, et il les leur a préparés dans sa prescience. Ainsi, ceux qu'il a prédestinés il les a aussi appelés (1) de cette Vocation que je rappelle souvent

 

1. Rom. VIII, 30.

 

sans me lasser jamais, et dont il a été dit : « Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentir (1) ». Car, disposer dans sa prescience, qui n'est point sujette à l'erreur et au changement, ses opérations futures, c'est en cela uniquement, et pas en autre chose, que consiste de la part de Dieu la prédestination. Mais comme celui que Dieu a prévu devoir être chaste, sans qu'il en soit lui-même assuré, travaille cependant à être chaste; de même aussi celui que Dieu a prédestiné pour être chaste, quoiqu'il n'ait pas non plus d'assurance à cet égard, ne refuse pas de travailler également à l'être, sous prétexte qu'il a appris que l'état futur de son âme dépend d'un don de Dieu ; sa charité trouve au contraire un sujet de joie dans cette doctrine, et elle ne s'enfle point (2), comme s'il ne s'agissait pas d'un don gratuit. Ainsi non-seulement la prédication de la prédestination n'apporte point d'obstacle à ce travail, mais encore elle nous aide à nous glorifier dans le Seigneur toutes les fois que nous nous glorifions (3).

42. Ce que j'ai dit de la chasteté peut se dire en toute vérité de la foi, de la piété, de la charité, de la persévérance ; et, pour ne pas nommer chaque vertu en particulier, cela peut se dire de toute sorte d'obéissance à Dieu. Mais ceux qui prétendent que le commencement seul de la foi et la persévérance finale sont en notre pouvoir ; qui ne les regardent point comme des dons de Dieu ; qui croient que les pensées et la volonté nécessaires pour les obtenir et les conserver ne sont pas en nous l'oeuvre de Dieu, et qui avouent cependant que les autres vertus sont des dons de Dieu, accordés par lui à la foi de ceux qui les demandent; pourquoi ceux-là ne craignent-ils pas que la doctrine de la prédestination ne soit un obstacle pour l'exhortation aux autres vertus et pour la prédication de ces mêmes vertus ? Oseront-ils dire que celles-ci ne sont pas un objet de prédestination? Mais alors elles ne seraient pas des dons de Dieu, ou bien Dieu n'aurait pas su qu'il les donnerait un jour. Si au contraire elles sont des dons de Dieu, et si en même temps Dieu a prévu qu'il les donnerait, elles sont nécessairement l'objet d'un acte de prédestination de sa part. Conséquemment, puisqu'ils font eux-mêmes des exhortations à la chasteté, à la charité, à la piété et aux autres vertus qu'ils

 

1. Rom. XI, 29. — 2. I Cor. XIII, 4. — 3. Id. 31.

 

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reconnaissent être des dons de Dieu ; puisqu'ils ne peuvent nier que ces dons aient été connus d'avance par Dieu, et par là même qu'ils aient été l'objet d'un acte de prédestination; puisqu'ils ne disent pas néanmoins que leurs exhortations sont rendues impossibles par la prédication de la prédestination divine, c'est-à-dire, par la prédication de la prescience de Dieu relativement à ces dons qu'il devait donner lui-même : qu'ils reconnaissent donc aussi que leurs exhortations à la foi et à la persévérance finale ne sont pas rendues impossibles parce qu'on dit, ce qui est parfaitement vrai, que l'une et l'autre sont toujours des dons de Dieu, mais des dons connus d'avance par lui, c'est-à-dire, destinés d'avance à être octroyés; qu'ils reconnaissent que cette prédication de la prédestination empêche plutôt et confond l'erreur pernicieuse suivant laquelle la grâce de Dieu est donnée d'après nos mérites, de telle sorte que celui qui se glorifie devrait se glorifier, non pas dans le Seigneur, mais en lui-même.

43. Notre désir est de rendre cette vérité tout à fait évidente pour les esprits les plus lents : que ceux à qui il a été donné une intelligence saisissant rapidement la vérité, me pardonnent cette longueur. L'apôtre saint Jacques dit : « Si quelqu'un parmi vous manque de sagesse, il doit la demander à Dieu qui donne à tous en abondance et ne reproche rien; et elle lui sera donnée (1) ». Il est écrit aussi dans les Proverbes de Salomon : « Le Seigneur donne la sagesse (2) ». Et au livre de la Sagesse, dont l'autorité a été invoquée par de grands et doctes personnages qui ont étudié les divines Ecritures longtemps avant nous; au livre de la Sagesse donc, on lit par rapport à la continence : « Je a savais que personne ne peut être chaste, s'il ne reçoit de Dieu ce don : et c'était déjà un acte de sagesse, de savoir de qui venait ce don (3) ». Toutes deux, c'est-à-dire, pour ne point parler des autres, la continence et la sagesse, sont ainsi des dons de Dieu. Nos adversaires mêmes en conviennent : car ils ne sont pas Pélagiens et ne luttent pas avec la malignité et l'opiniâtreté des hérétiques contre une vérité si manifeste. «Mais », disent-ils, « pour qu'elles nous soient données par Dieu , il faut qu'elles soient méritées par la

 

1. Jacq. I, 5. — 2. Prov. II, 6. — 3. Sag. VIII, 21.

 

foi dont le commencement nous appartient » : car ils prétendent glie le commencement de la foi et la persévérance jusqu'à la fin dans cette même foi, nous appartiennent à nous-mêmes, comme si nous ne les recevions point de Dieu. Or, sans aucun doute, ils contredisent en cela ces paroles de l'Apôtre : « Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu (1) ? » Ils contredisent pareillement celles-ci de Cyprien, martyr : « Nous ne devons nous glorifier en rien, puisque rien ne nous appartient (2) ». Nous avons dit déjà tout cela, et beaucoup d'autres choses qu'il serait fastidieux de répéter; nous avons montré que le commencement de la foi aussi bien que la persévérance finale sont des dons de Dieu; que Dieu n'a pas pu ne pas connaître d'avance tous les dons qu'il devait accorder dans la suite, et les personnes auxquelles il devait les accorder; que par là même ceux qu'il délivre et qu'il couronne ont été prédestinés par lui: nos adversaires croient devoir répondre à cela que « la doctrine de la prédestination rend inutile la prédication, par la raison qu'après avoir entendu cette doctrine, personne ne peut plus être excité par l'aiguillon des réprimandes ». Tel est leur langage, et, suivant eux , « on ne doit pas prêcher aux hommes que c'est par un don de Dieu que l'on arrive à la foi et que l'on persévère dans la foi, de peur de paraître, au lieu d'exhorter ses auditeurs, les porter plutôt au désespoir, quand ils penseront en eux-mêmes qu'il est impossible à l'ignorance humaine de connaître ceux à qui Dieu accorde ces dons et ceux à qui il ne les accorde pas ». Pourquoi donc eux-mêmes aussi bien que nous, prêchent-ils que la sa. gesse et la continence sont des dons de Dieu? Et si l'on prêche que l'une et l'autre sont des dons de Dieu, sans que les exhortations adressées aux hommes afin de les porter à pratiquer ces vertus deviennent pour cela impraticables, quelle raison ont-ils de penser que les exhortations par lesquelles nous engageons les hommes à venir à la foi et à y demeurer jusqu'à la fin, ne sont plus possibles, quand nous déclarons que ces deux choses sont des dons de Dieu, comme le témoignage des divines Ecritures le prouve clairement ?

44. Mais, pour ne rien dire de la continence,

 

1. I Cor. IV, 7. —2. A Quirin. liv. III, ch. IV.

 

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et pour circonscrire le débat dans les limites de ce qui a rapport à la sagesse, l'apôtre saint Jacques, déjà nommé par nous ci-dessus, s'exprime en ces termes : « La sagesse qui vient d'en haut est premièrement chaste ; elle est a ensuite pacifique , modeste , facile à persuader, pleine de miséricorde et de bons a fruits, au-dessus de tout prix, sans dissimulation (1) ». Voyez-vous, dites-moi , combien sont nombreux et grands les biens que la sagesse apporte avec elle en descendant du Père des lumières? Car, comme dit ailleurs le même apôtre, « toute grâce excellente et tout don parfait vient d'en haut, et descend du Père des lumières (2)». Pourquoi donc, sans parler des autres , réprimandons-nous les impudiques et les querelleurs, en même temps que nous leur prêchons que la sagesse, pudique et pacifique, est un don de Dieu? Comment ne craignons-nous pas que, effrayés par l'incertitude où ils sont relativement à la volonté divine, ils ne trouvent dans cette prédication, au lieu d'une exhortation véritable, un sujet de désespoir? Comment ne craignons-nous pas que l'aiguillon de nos réprimandes, au lieu de les exciter contre eux-mêmes, ne les excite plutôt contre nous, quand nous leur reprochons de ne pas avoir des choses qui; de notre propre aveu, ne sont pas du domaine de la volonté de l'homme, mais bien des dons de la libéralité divine ? Pourquoi enfin la prédication de cette grâce n'a-t-elle pas fait craindre à ce même apôtre saint Jacques de réprimander les esprits enclins à la discorde, et de leur dire : « Si vous avez dans le coeur une jalousie pleine d'amertume et un esprit de contention, ne vous en glorifiez point et ne mentez point a contre la vérité : ce n'est point là la sagesse qui vient d'en haut, mais une sagesse terrestre, animale, diabolique : car là où subsiste l'amour de la discorde et l'esprit de la contention , là se trouve aussi l'inconstance et toute sorte d'oeuvres perverses (3) ? » Ainsi il faut réprimander les esprits inquiets ; nous avons sur ce point le témoignage des divines Ecritures et celui de notre manière d'agir à cet égard, laquelle nous est commune avec nos adversaires ; et quoique nous prêchions que la sagesse pacifique par laquelle sont redressés et guéris les esprits contentieux, est un don de Dieu, cela ne rend nullement cette

 

1. Jacq. III, 17. — 2. Id. I, 17. — 3. Id. III, 14-16.

 

réprimande impraticable; mais il faut réprimander de même aussi ceux qui n'ont pas la foi , ou ceux qui ne persévèrent pas dans la foi, et cette réprimande ne sera pas rendue impossible par la prédication de la grâce de Dieu, suivant laquelle la foi et la constance dans la foi sont pareillement des dons de Dieu. Car, quoique la sagesse soit obtenue par la foi (le même apôtre saint Jacques, après avoir dit : « Si quelqu'un parmi vous a besoin de sagesse, qu'il la demande à Dieu ; car Dieu donne à tous en abondance, et ne reproche rien ; et elle lui sera donnée », le même Apôtre ajoute aussitôt : « Mais qu'il demande avec foi , sans hésiter aucunement (1) »); quoique, d'autre part, la foi soit donnée avant qu'elle ait été demandée par celui à qui elle est donnée; ce n'est pas une raison pour dire que la foi n'est pas un don de Dieu, mais qu'elle vient de nous-mêmes, puisqu'elle nous a été donnée sans même que nous l'ayons demandée. Saint Paul dit en effet en termes très-clairs : « Que la paig et la charité avec la foi soient à nos frères, par Dieu le Père et par le Seigneur Jésus-Christ (2) ». La foi vient donc aussi de celui de qui viennent la paix et la charité ; et c'est pour cette raison que nous lui demandons, non-seulement de l'augmenter dans ceux qui la possèdent, mais aussi de la donner à ceux qui ne l'ont pas encore.

45. D'ailleurs, ceux pour qui nous écrivons en ce moment et qui soutiennent que la prédication de la prédestination et de la grâce rend les exhortations impossibles ; ceux-là mêmes n'exhortent pas seulement les hommes aux vertus qu'ils prétendent ne pas être données par Dieu, mais venir de nous-mêmes, tels que le commencement de la foi et la persévérance jusqu'à la 6n : ils devraient cependant le faire et se borner à exhorter à la foi ceux qui ne croient pas, et à la persévérance dans la foi ceux qui croient. Quant aux vertus qu'ils reconnaissent comme nous être des dons de Dieu (et en cela ils s'unissent à nous pour confondre l'erreur des Pélagiens), par exemple la chasteté, la continence, la patience et les autres vertus nécessaires pour bien vivre; quant à ces dons, dis-je, que nous obtenons du Seigneur par la foi, nos adversaires devraient seulement montrer d'abord qu'il faut les demander dans la prière, et ensuite les

 

1. Jacq. I, 5, 6. — 2. Eph. VI, 23.

 

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demander soit pour eux-mêmes, soit pour les autres; mais ils ne devraient exhorter personne à les acquérir et à les conserver. Et puisque au contraire ils font autant qu'il est en eux des exhortations à ce sujet; puisqu'ils avouent qu'on doit exhorter les hommes à acquérir et à conserver ces vertus, ils montrent assez par là que les exhortations soit à la foi, soit à la persévérance jusqu'à la fin,ne sont nullement rendues impossibles, par le fait seul que nous prêchons que l'une et l'autre sont des dons de Dieu, et que personne ne doit se les attribuer à soi-même, mais à Dieu.

46. Cependant, disent-ils, « c'est toujours par sa propre faute qu'un homme abandonne la foi; c'est parce qu'il cède et consent à la tentation avec laquelle il agit en abandonnant la foi». Qui le nie? Mais ce n'est point là une raison pour dire que la persévérance dans la foi n'est pas un don de Dieu. Car celui-là demande chaque jour la persévérance, qui répète ces paroles : « Et ne nous induisez pas en tentation (1) » ; et s'il est exaucé, il la reçoit : et par là même qu'il demande chaque jour de persévérer, il est évident qu'il ne place pas en lui-même, mais en Dieu, l'espoir de sa propre persévérance. Au reste, je ne veux rien dire d'offensant, et j'aime mieux leur laisser à penser comment doit être qualifiée cette opinion qu'ils se sont formée à eux-mêmes, et suivant « laquelle la prédication de la prédestination, au lieu d'être une exhortation véritable, est plutôt une source de désespoir pour les auditeurs ». C'est enseigner par là que l'homme désespère de son salut, dès qu'il a appris à placer son espérance, non pas en lui-même, mais en Dieu ; tandis que le Prophète s'écrie : « Maudit soit quiconque place son espérance dans l'homme (2) ».

47. Ainsi donc, ces dons que Dieu donne aux élus appelés selon son décret, ces dons parmi lesquels se trouvent le commencement de la foi et la persévérance dans la foi jusqu'au terme de cette vie, comme nous l'avons prouvé par des témoignages si nombreux de la raison et de l'autorité; ces dons de Dieu, dis-je, si la prédestination que nous défendons n'existe pas, n'ont pas été connus de la prescience divine; or, ils l'ont été certainement, et par là même la prédestination que nous défendons existe sans aucun doute.

 

1. Matt. VI, 13. — 2. Jérém. XVII, 5.

 

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CHAPITRE XVIII. LA PRESCIENCE ET LA PRÉDESTINATION.

 

C'est pour cela que cette même prédestination est quelquefois désignée sous le nom de prescience, comme dans ces paroles de l'Apôtre : « Dieu n'a point rejeté son peuple qu'il a connu dans sa prescience ». Ici ces mots; « Qu'il a connu dans sa prescience », ne peuvent pas être interprétés autrement que dans ce sens : « Qu'il a prédestiné » ; le contexte même le prouve d'ailleurs clairement, Saint Paul parlait des restes des Juifs qui furent sauvés, tandis que les autres périrent. Car il avait dit plus haut que le Prophète avait adressé à Israël ces paroles : « J'ai pendant tout le jour tendu les mains à ce peuple incrédule et contredisant » ; et comme s'il eût été répondu à saint Paul : Où sont donc les promesses que Dieu a faites à Israël? il ajoute aussitôt : « Je dis donc : Est-ce que Dieu a rejeté son peuple? Non, certes; car moi-même je suis israélite, de la race d'Abraham, de la tribu de Benjamin » ; comme s'il disait: Car moi aussi je suis de ce peuple même. Il ajoute ensuite ces paroles sur les quelles s'appuie notre argumentation. « Dieu n'a point rejeté son peuple, qu'il a connu dans sa prescience ». Et pour montrer qui ces restes ont survécu par la grâce de Dieu, et non point par le mérite de leurs oeuvres personnelles, il continue en ces termes: « Ne savez-vous pas ce qui est dit d'Elie dans l'Ecriture; comment il demande justice à Dieu contre Israël? » etc. « Mais », ajoute-t-il, « qu'est-ce que Dieu lui répond ? Je me sui réservé sept mille hommes qui n'ont point fléchi le genou devant Baal ». Dieu ne dit point : « Sept mille hommes m'ont été réservés » ; ni : « Sept mille hommes se sont réservés à moi » ; mais il dit: « Je me les suis réservés ». Saint Paul continue : « De même donc, en ce temps aussi, un reste a été sauvé par l'élection de la grâce. Mais si c'est par la grâce, ce n'est donc point par les oeuvres; autrement. la grâce ne serait plus une grâce ». Puis, revenant à ce que j’ai rapporté tout à l'heure : « Qu'est-il dont arrivé? » dit-il, et il répond : « Ce qui cherchait Israël, il ne l'a point trouvé; ceux au contraire qui ont été choisis, l'ont trouvé; les autres ont été aveuglés (1) ». Par

 

1. Rom. X, 21, XI, 7.

 

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cette élection donc, et par ces restes dont le salut a été l'effet de l'élection de la grâce, il a voulu faire entendre le peuple que Dieu n'a point rejeté, précisément parce qu'il l'a connu dans sa prescience. C'est là cette élection par laquelle Dieu a choisi ceux qu'il a voulu en Jésus-Christ avant la formation du monde, pour qu'ils fussent saints et sans tache en sa présence, dans la charité, les prédestinant à être adoptés pour ses enfants (1). Conséquemment, dès lors que l'on comprend ces paroles, il n'est plus permis de nier ou même de douter que saint Paul voulait parler de la prédestination, quand il disait : « Dieu n'a point rejeté son peuple, qu'il a connu dans sa prescience ». Il a connu, en effet, dans sa prescience les restes qu'il devait se réserver selon l'élection de la grâce. Et voilà précisément en quoi consiste la prédestination : car sans aucun doute il a connu dans sa prescience, s'il a prédestiné ; et avoir prédestiné, ce n'est pas autre chose qu'avoir connu dans sa prescience ce qu'il devait faire lui-même.

 

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CHAPITRE XIX. LA PRÉDESTINATION ENSEIGNÉE PAR SAINT CYPRIEN, SAINT AMBROISE, SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE.

 

48. Conséquemment, quand nous voyons dans les livres de quelques interprètes de la parole divine le mot de prescience de Dieu », et qu'il s'agit de la vocation des élus; ne pouvons-nous pas entendre par ces mots la prédestination elle-même ? Peut-être, en effet, ont-ils mieux aimé se servir de cette expression dans cette circonstance, parce que d'une part elle est plus facilement comprise, et que d'autre part, loin d'être opposée, elle est tout à fait conforme au dogme de la prédestination de la grâce tel que l'enseigne l'Eglise. Personne, je le sais, n'a pu, si ce n'est par erreur, discuter contre la prédestination telle que nous la défendons en nous appuyant sur les saintes Ecritures. Mais je crois aussi que, pour ceux qui désirent connaître le sentiment des auteurs qui ont traité ce sujet, les témoignages si clairs que nous avons cités de Cyprien et d'Ambroise, doivent leur suffire; l'autorité de ces hommes dont la sainteté, la foi et la connaissance profonde du christianisme sont publiées par tout l'univers, doit suffire à leur persuader, d'une part, que leur

 

1. Eph. I, 4, 5.

 

devoir est de croire et de prêcher d'une manière absolue la gratuité de la grâce divine, comme on doit réellement la croire et la prêcher; et d'autre part, qu'ils ne doivent point regarder cette prédication comme opposée à celle par laquelle nous stimulons les paresseux ou par laquelle nous réprimandons les méchants : car ces deux personnages prêchaient la grâce de Dieu, l'un en ces termes : « Nous ne devons nous glorifier en rien, puisque rien ne nous appartient  (1) » ; et l'autre en ceux-ci : « Notre coeur et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir (2) » ; et cependant, ils ne cessaient pas pour cela d'exhorter et de réprimander, dans le but (le faire observer les commandements de Dieu. Ils ne craignaient pas qu'on leur dît : Pourquoi nous exhortez-vous ? pourquoi nous réprimandez-vous, s'il ne nous appartient pas de parvenir à aucun bien, et si notre coeur lui-même n'est pas en notre pouvoir? La crainte de s'entendre adresser ce reproche ne pouvait pas se présenter à leur esprit, parce qu'ils voyaient qu'il est donné seulement à un très-petit nombre de recevoir la doctrine du salut, de Dieu directement ou par le ministère d'un ange céleste, sans avoir entendu aucune prédication humaine; tandis qu'il est donné à un grand nombre de recevoir la foi divine par le ministère des hommes. Mais, de quelque manière que la parole de Dieu parvienne aux oreilles humaines, il est certain que c'est un don de Dieu de l'entendre de telle sorte qu'on y obéisse.

49. C'est pour cela que ces doctes interprètes de la parole divine, dont nous avons plus haut cité les noms, ont enseigné, comme on doit le croire, que la grâce de Dieu est une grâce véritable; en d'autres termes, qu'elle n'est prévenue par aucun mérite de l'homme; en même temps que, d'autre part, ils faisaient des exhortations pressantes en faveur de l'observation des préceptes divins, afin que ceux qui auraient reçu le don d'obéissance apprissent par ce moyen à quels ordres ils devaient obéir. Car s'il est Certain que la grâce n'est prévenue par aucun mérite de notre part, il est évident aussi que nos actions, nos paroles , nos pensées sont méritoires toutes les fois qu'elles sont inspirées par une volonté bonne ; mais Cyprien a renfermé en

 

1. Cyprien à Quirinus, liv. III, ch. IV. — 2. Ambr. De la Fuite du siècle, ch. I.

 

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deux mots tous les genres de mérites, quand il a dit : « Nous ne devons nous glorifier en rien, parce que rien ne nous appartient ». Et en disant : « Notre coeur et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir », Ambroise n'a point voulu exclure les actions et les paroles, car il n'y a aucune action ni aucune parole qui rie procède du coeur et de la pensée. Mais Cyprien, ce martyr si glorieux, ce docteur dont le langage répand tant de lumières, que pouvait-il ajouter encore, après nous avoir avertis que nous sommes obligés, quand nous récitons l'Oraison dominicale, de prier même pour les ennemis de la foi chrétienne? Il montre aussi en cet endroit que, par rapport au commencement de la foi, sa pensée est que ce commencement est un don de Dieu; et, par rapport à la persévérance finale, il prouve que l'Eglise de Jésus-Christ prie tous les jours précisément parce que Dieu seul accorde ce don à ceux qui ont persévéré.

Le bienheureux Ambroise, expliquant ces paroles de l'Evangéliste saint Luc : « Il m'a paru, à moi aussi (1) », dit dans le même sens : « Ce que l'Evangéliste déclare avoir vu, peut n'avoir pas été vu par lui seul. Car cette vision n'a pas été seulement un acte de la volonté humaine, elle a été aussi un effet du bon plaisir de celui qui parle en nous, du Christ qui opère en nous, afin que ce qui est bon en soi nous paraisse bon aussi à nous-mêmes : car il appelle tous ceux dont il a compassion. C'est pourquoi celui qui suit le Christ, quand on lui demande pourquoi il a voulu être chrétien, peut répondre : Il m'a paru, à moi aussi. Et en s'exprimant ainsi, il ne nie point que Dieu ait vif la même chose ; car c'est Dieu qui prépare la volonté des hommes (2) ». C'est en effet par la grâce de Dieu, que Dieu est glorifié « par les saints (3) ». Dans le même ouvrage , c'est-à-dire , dans l'explication du même Evangile, quand il fut arrivé à cet endroit où il est rapporté que les Samaritains ne voulurent pas recevoir le Seigneur allant à Jérusalem, il dit pareillement : « Apprenez encore ici que le Seigneur ne voulut pas être reçu par des hommes dont la conversion n'avait pas été faite avec une simplicité d'esprit véritable. Car, s'il l'avait voulu, il leur aurait donné là piété qu'ils n'avaient

 

1. Luc, I, 3. — 2. Prov. VIII, suivant les Sept. — 3. Préface du Commentaire sur saint Luc.

 

pas. L'Evangéliste lui-même a d'ailleurs fait connaître la raison pour laquelle les Samaritains ne le reçurent point: « Ce fut », dit-il, « parce qu'il leur parut être un voyageur allant à Jérusalem (1). Les disciples, au contraire, désiraient ardemment être reçus dans la Samarie. Mais Dieu appelle ceux à qui il daigne accorder cette faveur, et il rend religieux ceux qu'il veut (2) ». Que demanderons-nous de plus évident , de plus manifeste aux autres auteurs qui ont traité de la parole de Dieu, si nous avons le désir d'apprendre d'eux aussi les choses qui sont clairement contenues dans les Ecritures?

Mais aux témoignages de ces deux auteurs, qui ont dû être suffisants, ajoutons-en un troisième, celui de saint Grégoire, qui déclare que croire en Dieu et confesser cette foi, ce sont deux dons de Dieu : « Confessez, je vous prie », dit-il, « la Trinité en un seul Dieu, ou, si vous préférez ces autres expressions, dites que la Trinité existe en une seule nature divine; et des prières seront adressées à Dieu, afin que le Saint-Esprit vous donne de prononcer cette parole » ; c'est-à-dire, des prières seront adressées à Dieu, afin que par lui le pouvoir vous soit donné de confesser de bouche ce qui fait l'objet de votre croyance. « Car il vous donnera ce pouvoir, j'en ai la certitude; après vous avoir donné la première chose, il vous donnera aussi la seconde (3) » ; celui qui vous a donné de croire, vous donnera aussi de confesser votre croyance.

50. Ainsi, ces docteurs si grands et si saints disent qu'il n'y a aucune chose dont nous puissions nous glorifier comme nous appartenant en propre, et comme ne nous ayant pas été donnée par Dieu; que notre coeur lui. même et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir: ils donnent tout à Dieu et confessent que nous recevons de lui la grâce de nous convertir à lui, de manière à persévérer dans cet état; ils confessent que nous recevons de lui la grâce de reconnaître comme bon ce qui est bon en soi et de le vouloir, la grâce de le glorifier lui-même et de recevoir le Christ, de devenir dévots et pieux, après avoir vécu sans dévotion; de croire à la Trinité, et de confesser de bouche ce que nous croyons ; or, en parlant ainsi ils attribuent

 

1. Luc, IX, 53. — 2. Liv. VII sur saint Luc, n. 27. — 3. Grég. de Naz. Disc. XLIV, sur la Pentecôte.

 

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par là même tout à Dieu, ils reconnaissent les dons de Dieu et attestent que ces dons nous viennent de lui et non pas de nous-mêmes. Qui pourra dire que ces docteurs, en même temps qu'ils confessaient ainsi la grâce de Dieu, osaient néanmoins nier la prescience divine qui est confessée non-seulement par les hommes instruits, mais même par les hommes les plus ignorants? Si donc ils savaient, d'une part, que ces dons viennent de Dieu, et si, d'autre part, ils n'ignoraient pas que Dieu a vu dans sa prescience qu'il devait les donner, et que ce même Dieu n'a pas pu ne pas connaître d'avance ceux qui devaient les recevoir, ils croyaient évidemment la doctrine de la prédestination telle qu'elle a été enseignée par les Apôtres, et telle que nous la défendons plus explicitement , et avec un soin plus minutieux contre de nouveaux hérétiques : et cependant, quand ils prêchaient l'obéissance, et qu'ils exhortaient à la pratique de cette vertu avec toute l'ardeur dont ils étaient capables, personne n'aurait eu le droit de leur dire : Si vous ne voulez pas que l'obéissance, à laquelle vous nous excitez d'une manière si chaleureuse, vienne à se refroidir dans notre coeur, ne nous prêchez point cette grâce divine par laquelle vous dites que Dieu donne les vertus que vous nous exhortez à pratiquer.

51. Conséquemment, si les Apôtres et les docteurs de l'Église qui. leur ont succédé et les ont imités, ont tous fait l'une et l'autre chose, c'est-à-dire, s'ils ont prêché avec sincérité que la grâce de Dieu ne nous est pas donnée suivant nos mérites; et si en même temps ils ont travaillé à faire pratiquer avec piété l'obéissance aux préceptes du salut comment nos adversaires, obligés de se rendre intérieurement à la force irrésistible de la vérité, pensent-ils pouvoir nous dire intérieurement avec raison : « Quoique ce que l'on dit de la prédestination des bienfaits de Dieu, soit véritable, il ne faut pas cependant le prêcher aux peuples (1) ». Il faut certainement le prêcher, afin que celui qui a des oreilles pour entendre, l'entende (2). Mais qui possède ces oreilles, s'il ne les a point reçues de Celui qui dit : « Je leur donnerai un coeur pour me connaître, et des oreilles qui entendront (3)? » Certes, celui qui ne les a point reçues, peut rejeter

 

1. Voir, tom. III, les lettres de saint Hilaire et de saint Prosper. — 2. Luc, VIII, 8. — 3. Baruch, II, 31.

 

ce qu'il entend ; mais celui qui comprend, doit recueillir ces paroles et s'en nourrir, il doit s'en nourrir et y puiser la vie. On doit prêcher la piété, afin que celui qui a des oreilles pour entendre, rende à Dieu le culte qui lui est dû ; on doit prêcher la chasteté, afin que celui qui a des oreilles pour entendre, ne fasse servir ses membres à aucune action déshonnête; on doit prêcher la charité, afin que celui qui a des, oreilles pour entendre, aime Dieu et le prochain ; mais il faut de même aussi prêcher la prédestination des bienfaits de Dieu, afin que celui qui a des oreilles pour entendre, ne se glorifie pas en lui-même, mais dans le Seigneur.

 

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CHAPITRE XX. AVANT MÊME L'HÉRÉSIE DE PÉLAGE, AUGUSTIN ENSEIGNAIT LA PRÉDESTINATION.

 

52. Nos adversaires disent encore : « Il n'était pas nécessaire de jeter, par l'incertitude que fait naître une question de ce genre, le trouble dans le coeur d'une foule de personnes dont l'intelligence est bornée : car, sans cette doctrine de la prédestination, la foi catholique n'a pas été défendue avec moins d'avantages durant bien des années, contre tels ou tels hérétiques, mais surtout contre les Pélagiens, par cette multitude de livres qu'avaient écrits des hommes catholiques ou non catholiques, et par ceux que nous avions écrits à notre tour (1) ». Je suis grandement étonné qu'ils tiennent un pareil langage : comment peuvent-ils perdre ainsi de vue, sans parler ici des autres, les livres que nous avons écrits nous-mêmes, et publiés avant que les Pélagiens eussent commencé à paraître? Comment ne voient-ils pas que dans beaucoup d'endroits de ces livres nous avons, sans même savoir qu'elle devait exister, porté des coups mortels à l'hérésie pélagienne, en prêchant la grâce par laquelle Dieu nous délivre de nos erreurs et de nos moeurs mauvaises, sans aucun mérite précédent de notre part, et seulement par un acte de sa miséricorde toute gratuite? C'est en effet ce que j'ai commencé à développer d'une manière plus complète, dans la discussion écrite que j'adressai à Simplicien, d'heureuse mémoire, évêque de l'Église de Milan; au commencement de mon épiscopat, quand j'eus appris que le commencement de la foi est un don

 

1. Voir, tom. III, la lettre d'Hilaire, n. 8.

 

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de Dieu, et que je l'enseignais expressément.

53. Parmi mes opuscules, en est-il un seul qui ait pu être lu plus souvent et avec plus d'intérêt que les livres de mes Confessions? Quoique je les aie publiées avant la naissance de l'hérésie pélagienne, il est certain que j'y ai dit à notre Dieu, et que je le lui ai dit bien des fois : « Donnez ce que vous commandez, et commandez ce que vous voulez (1) ». Ces paroles écrites de ma main, ayant été citées en présence de Pélage, à Rome, par un de mes frères, mon collègue dans l'épiscopat, Pélage ne put les supporter et il mit dans sa réplique une vivacité telle qu'il fut sur le point d'en venir aux mains avec celui qui les avait citées. Mais qu'est-ce que Dieu nous commande tout d'abord, et par dessus tout, sinon de croire en lui? C'est donc lui-même qui donne précisément cette grâce, si j'ai eu raison de lui dire : « Donnez ce que vous commandez ». Et quand, dans ces mêmes livres encore, j'ai fait l'histoire de ma conversion (2), quand j'ai rapporté que j'avais été converti par Dieu à cette même foi contre laquelle je dirigeais auparavant les traits impuissants et sans cesse renouvelés de mon verbiage furibond, ne vous souvenez-vous pas que mon récit indiquait clairement que mon salut avait été accordé aux larmes sincères et quotidiennes de ma mère ? Aux mêmes endroits aussi j'ai déclaré hautement que Dieu par sa grâce convertit à la vraie foi, non-seulement les volontés humaines qui sont éloignées, mais celles même qui sont ennemies de cette foi. Quant aux progrès dans la persévérance, vous savez, et, si vous le voulez, vous pouvez vous en convaincre de nouveau; vous savez, dis-je, comment j'ai prié Dieu de me les accorder. Ainsi tous les dons de Dieu qui ont été dans cet ouvrage l'objet de mes voeux ou de mes louanges, qui oserait, je ne dis pas nier, mais seulement douter que Dieu, dans sa prescience, ait su qu'il devait les donner, et qu'il n'ait jamais pu ne pas connaître ceux à qui il devait les donner? Or, telle est la prédestination manifeste et incontestable des saints : prédestination que nous avons été plus lard dans la nécessité de défendre d'une manière plus complète et avec plus de soin , dès que nous avons discuté contre les Pélagiens. Car

 

1. Liv. X, chap. XIX, XXXI, XXXVII. — 2. Liv. III, chap. XI, XII, et liv. IX, chap. VIII.

 

nous avons appris que chaque hérésie en particulier a fait naître au sein de l'Eglise des discussions spéciales dans lesquelles il fallait défendre les divines Ecritures avec plus de soin que si on n'avait pas été obligé de le faire par des motifs de ce genre. Et si nous avons été obligé de défendre, avec plus de développements et plus d'éclaircissements, dans le présent ouvrage, les passages des Ecritures où la prédestination est enseignée, n'est-ce pas précisément parce que les Pélagiens prétendent que la grâce de Dieu est donnée suivant nos mérites? doctrine qui évidemment n'est pas autre chose que la négation complète de la grâce.

 

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CHAPITRE XXI. QU’ELLE INGRATITUDE DE NIER LA GRACE.

 

54. C'est donc pour détruire cette opinion contraire à la reconnaissance que nous devons à Dieu et ennemie des bienfaits gratuits par lesquels il nous délivre, c'est pour cela que, suivant les Ecritures où nous avons déjà puisé beaucoup de preuves, nous établissons que le commencement de la foi et la persévérance jusqu'à la fin dans la foi, sont des dons de Dieu. Car si nous disons que le commence. ment de la foi vient de nous, et que, parce commencement, nous méritons de recevoir les autres dons de Dieu, les Pélagiens concluent de là que la grâce de Dieu nous est donnée par suite de nos mérites : doctrine qui répugne tellement à la foi catholique, que Pélage l'a condamnée pour n'être pas condamné lui-même. Pareillement, si nous disons que notre persévérance nous vient de nous-mêmes, et non pas du Seigneur, ils répondent que le commencement de la foi vient de nous-mêmes aussi bien que la fin, et voici comment ils raisonnent pour le prouver: Si nous pouvons par nous-mêmes persévérer jusqu'à la fin dans la foi, à plus forte raison nous pouvons par nous-mêmes aussi commencer à croire, car il est plus difficile de donner à une chose sa dernière perfection que de la commencer : voilà comment parfois ils prétendent établir que la grâce de Dieu est donnée suivant nos mérites. Si, au con. traire, l'un et l'autre sont des dons de Dieu, et si Dieu a su dans sa prescience qu'il donnerait un jour ces dons qui lui appartiennent (qui oserait affirmer qu'il ne l'a pas su?), on (379) doit donc prêcher la prédestination, afin de pouvoir démontrer par des preuves inattaquables que la grâce de Dieu est une grâce véritable, c'est-à-dire qu'elle n'est pas donnée suivant nos mérites.

55. A la vérité, dans le livre qui a pour titre : De la Correction et de la Grâce, et dont les exemplaires n'ont pu suffire à tous nos amis, je crois avoir déclaré que la persévérance finale est un don de Dieu (1), en des termes plus explicites et plus clairs, si mes souvenirs ne me trompent, que dans aucun autre, ou du moins dans presque aucun autre de mes écrits antérieurs. Mais pour enseigner la même doctrine aujourd'hui, il me suffit de répéter ce que d'autres ont dit avant moi. Car, le bienheureux Cyprien expliquant, comme nous l'avons montré déjà, les demandes que nous faisons dans l'Oraison dominicale, a dit que , dans la première demande même, la persévérance est l'objet de notre prière; il a affirmé qu'en disant, après avoir été déjà sanctifiés dans le baptême: « Que votre nom soit sanctifié (2) », nous demandons précisément de persévérer dans ce que nous avons commencé d'être. Cependant, que ceux à qui je ne puis déplaire, parce qu'ils m'ont donné leur affection, et qui , comme vous me l'écrivez, font profession d'embrasser tous mes sentiments , même dans les choses étrangères à la question présente; que ceux-là, dis-je, voient si dans les dernières parties du premier des deux livres que j'ai écrits à Simplicien, évêque de Milan, au commencement de mon épiscopat, avant la naissance de l'hérésie pélagienne, il reste quelque passage où serait révoquée en doute la vérité de ce principe, que la grâce de Dieu n'est point donnée suivant nos mérites; qu'ils voient si je n'ai pas établi suffisamment en cet endroit, que le commencement de la foi est, lui aussi, un don de Dieu ; si; quoique je ne l'aie pas dit en termes exprès, il ne ressort pas clairement de l'ensemble de mes paroles, que la persévérance finale est donnée par celui-là seul qui nous a prédestinés pour son royaume et pour sa gloire. De plus, la lettre même que j'ai écrite à saint Paulin, évêque de Nole, contre les Pélagiens, il est vrai, ruais sans qu'elle ait été jusqu'à ces derniers temps l'objet d'aucune contradiction de la part de nos adversaires; cette lettre n'a-t-elle pas été

 

1. Ci-dessus, de la Correction et de la Grâce, n. 10. — 2. Matt. VI, 9.

 

publiée par moi depuis plusieurs années ? Qu'ils lisent aussi avec attention celle que j'adressai à Sixte, prêtre de l'Eglise romaine, au moment où la lutte entre les Pélagiens et moi était poussée avec le plus d'ardeur; et ils la trouveront semblable à celle qui fut adressée à Paulin. Ils reconnaîtront par là que ce qui, à mon grand étonnement, leur déplaît aujourd'hui, a été dit et mis par écrit depuis plusieurs années déjà contre l'hérésie pélagienne. Je ne prétends pas cependant que l'on doive embrasser tous mes sentiments et me prendre pour guide, même en dehors des choses où l'on reconnaît que je ne suis point dans l'erreur : car j'écris aujourd'hui des livres où j'ai entrepris de revoir mes faibles ouvrages, précisément afin de montrer que moi-même j'ai quelquefois varié dans mes enseignements. Je crois au contraire avoir, par la miséricorde de Dieu, fait des progrès en écrivant, mais non pas avoir commencé par la perfection ; et il y aurait dans mes paroles plus de présomption que de vérité, si même aujourd'hui je disais que, dans cet âge avancé, je suis parvenu enfin à écrire d'une manière parfaite et sans aucune erreur. Ce qui est important au contraire, c'est de savoir jusqu'où va une erreur et en quoi elle consiste; c'est de savoir aussi avec quelle facilité telle ou telle personne corrige son erreur, ou avec quelle opiniâtreté elle s'efforce de la soutenir. Il y a, en effet, pour un homme que le dernier jour de sa vie trouve marchant dans la voie du progrès, tout lieu d'espérer que la mort lui donnera ce à quoi il n'était pas encore parvenu, malgré ses efforts, et que le jugement lui procure sa dernière perfection plutôt que son châtiment.

56. C'est pourquoi, si je ne consens pas à être ingrat à l'égard des hommes qui m'ont donné leur affection, parce que mes travaux ont été pour eux d'une certaine utilité : à combien plus forte raison ne serai-je pas ingrat vis-à-vis de Dieu, que nous n'aimerions pas, si lui-même ne nous avait aimés auparavant et ne nous avait donné la grâce de l'aimer? Car c'est de lui que vient la charité (1) : comme il a été dit par des hommes à qui il a donné non-seulement d'avoir pour lui un amour ardent, mais encore d'être de grands prédicateurs de sa parole. Or, quelle ingratitude plus odieuse que de nier la grâce

 

1. I Jean, IV, 7.

 

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même de Dieu, en disant qu'elle est donnée suivant nos mérites? La foi catholique a repoussé avec horreur cette doctrine enseignée par les Pélagiens ; elle en a fait contre Pélage le sujet d'une accusation capitale : Pélage lui-même l'a condamnée, non pas, il est vrai, par amour pour la vérité de Dieu, mais par la crainte de sa propre condamnation. Cependant, quiconque a, comme tout catholique fidèle, horreur de dire que la grâce de Dieu est donnée suivant nos mérites, ne doit pas non plus se dispenser de croire à la grâce de Dieu par laquelle il a obtenu miséricorde pour devenir fidèle; et de plus, il doit attribuer pareillement à la grâce de Dieu la persévérance finale par laquelle il obtient miséricorde pour ne pas être induit en tentation, comme il le demande chaque jour dans ses prières. D'autre part, les dons par lesquels nous menons une vie régulière et qui, de l'aveu même de nos adversaires, sont accordés gratuitement par Dieu à notre foi, ces dons sont comme des liens intermédiaires entre le commencement de la foi et la perfection de la persévérance. Or, Dieu a su, dans sa prescience, qu'il donnerait à ceux qui sont appelés par lui toutes ces choses, savoir, le commencement de la foi et les autres dons qu'il accorde jusqu'à la fin. C'est donc par une opiniâtreté incompréhensible que l'on ose contredire la doctrine de la prédestination, ou révoquer en doute une vérité aussi incontestable.

 

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CHAPITRE XXII. MANIÈRE DE PRÊCHER AU PEUPLE LA PRÉDESTINATION.

 

57. Il ne faut pas cependant prêcher cette doctrine aux peuples, de telle sorte que, aux yeux de la foule ignorante ou dont l'intelligence est trop peu exercée, elle paraisse être opposée au but qu'elle a en vue, de même qu'on paraîtrait réfuter la doctrine de la prescience de Dieu (doctrine que nos adversaires ne peuvent certainement pas rejeter), si l'on disait aux hommes : « Soit que vous couriez, soit que vous demeuriez en repos, vous serez tels que vous avez été vus dans la prescience de celui qui ne peut se tromper ». Il n'appartient qu'à un médecin fourbe ou ignorant de faire d'un remède utile par lui-même, une application telle qu'il ne serve de rien, ou même qu'il devienne nuisible. Voici au contraire le langage que l'on doit tenir : « Courez de telle sorte que vous a remportiez le prix (1) », et que par votre course même vous appreniez que vous avez été connus d'avance comme devant, la remplir avec succès; on peut également, en prêchant la prescience de Dieu, employer toute autre forme de langage, pourvu qu'on ne paraisse pas autoriser les hommes à demeurer oisifs et paresseux.

        58. Ainsi, d'après les desseins bien arrêtés de la volonté divine par rapport à la prédestination, les uns doivent cesser un jour d'être infidèles, et, après avoir reçu la volonté d'obéir, se convertir à la foi, ou persévérer dans la foi; les autres, au contraire, retenus jusqu'à présent dans les délices coupables du péché, s'ils ont été, eux aussi, prédestinés, ne sont pas encore sortis de cet état par la raison que la grâce, en tant qu'elle fait miséricorde, ne les en a pas encore tirés. Car, si quelques-uns n'ont pas encore été appelés parmi ceux que Dieu par sa grâce a prédestinés pour être élus, ils recevront certainement cette même grâce qui leur donnera de vouloir être élus et de l'être réellement; si quelques autres, au contraire, obéissent, mais sans avoir été prédestinés pour le royaume de Dieu et pour sa gloire, leur fidélité n'est que temporaire, ils ne persévéreront pas jusqu'à la fin dans cette obéissance. Cependant, quoique tout cela soit véritable, il ne faut pas, quand on expose cette doctrine devant une foule d'auditeurs, s'adresser directement à ceux-ci et répéter devant eux ces paroles de nos adversaires, insérées par vous dans vos lettres, et que je viens de reproduire moi-même : « Les desseins bien arrêtés de la volonté divine par rapport à la prédestination, ont été que, parmi vous, les uns, cessant d'être infidèles et recevant en même temps la volonté d'obéir, vinssent à la foi ». Qu'est-il besoin de dire : « Les uns parmi vous? » quand nous parlons à l'Église de Dieu; quand nous parlons à des croyants; à quoi bon, en disant qu'une partie d'entre eux sont venus à la foi, paraître faire injure aux autres; tandis que nous pouvons dire, sans offenser personne : Les desseins bien arrêtés de la volonté divine, par rapport à la prédestination , ont été que, cessant d'être infidèles, vous vinssiez à la foi après avoir reçu la volonté d'obéir; ces mêmes desseins

 

1. I Cor. IX, 24.

 

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sont aujourd'hui que vous demeuriez dans la foi et que vous receviez la persévérance?

59. De même, on doit toujours éviter de prononcer les paroles qui . suivent celles que nous venons de citer . « Vous, au contraire, qui êtes encore retenus dans les délices du péché, si jusqu'à présent vous n'êtes pas sortis de cet état, c'est parce que la grâce, en tant qu'elle fait miséricorde, ne vous en a pas encore tirés », tandis qu'on peut leur dire très-bien et en termes très-convenables : Si quelques-uns parmi vous sont encore retenus dans les délices coupables du péché, qu'ils embrassent un genre de vie salutaire; mais quand vous aurez fait cela, ne tirez point vanité de vos oeuvres, comme si elles vous appartenaient ; ne vous en glorifiez point comme si elles n'étaient pas l'effet de la grâce que vous avez reçue ; car c'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (1) ; et vos pas sont dirigés par le Seigneur, afin que vous demeuriez toujours dans ses voies (2) : par votre course même dans la voie du bien et de la justice, apprenez que vous appartenez à la prédestination de la grâce divine.

60. Il en est de même de ces paroles qui suivent : « Cependant, si quelques-uns parmi «vous, quoique Dieu par sa grâce les ait prédestinés pour être élus, n'ont pas jusqu'à présent été appelés, ils recevront la même grâce qui leur donnera de vouloir être élus et de l'être réellement » . Ces paroles nous paraîtront réellement d'une dureté excessive, si nous réfléchissons que nous ne parlons pas à des hommes quelconques, mais à l'Église du Christ. Pourquoi, en effet, ne pas s'exprimer plutôt ainsi : Si quelques-uns parmi vous ne sont pas encore appelés, prions pour eux afin qu'ils le soient? Il est possible qu'ils soient prédestinés de telle sorte que leur vocation sera accordée à nos prières, et qu'ils recevront par ce moyen cette grâce qui leur donnera de vouloir être élus et de le devenir réellement. Car, Dieu qui accomplit tout ce qu'il a décrété dans ses desseins éternels, nous a commandé de le prier même pour les ennemis de la foi, afin précisément de nous faire comprendre que c'est lui-même qui donne aux infidèles de croire, et qui leur fait vouloir ce qu'ils ne voulaient pas.

61. Quant aux paroles ajoutées à celles qui

 

1. Philipp. II, 13. — 2. Ps. XXXVI, 23.

 

précèdent, je me demande comment il peut se faire que dans le peuple chrétien il y ait un seul homme assez faible d'esprit pour entendre, sans en être indigné, un prédicateur disant publiquement : « Vous qui obéissez, si vous êtes prédestinés pour être rejetés, vous serez privés des forces nécessaires pour obéir, afin que vous cessiez de pratiquer l'obéissance ». Un pareil langage semble-t-il être autre chose qu'une malédiction, ou, en un certain sens, une prédiction de malheurs? S'il plaît au prédicateur, ou même si le prédicateur se trouve obligé de dire quelque chose de ceux qui ne persévèrent point, pourquoi du moins ne s'exprimerait-il pas plutôt de la manière que j'indiquais tout à l'heure? D'abord, il ne doit pas appliquer ces paroles directement à une partie du peuple qui l'entend, il doit seulement les appliquer à d'autres devant eux ; ainsi il ne doit pas dire : « Vous qui obéissez , si vous êtes prédestinés pour être rejetés », mais plutôt : « Ceux qui obéissent, s'ils sont prédestinés..... etc. », parlant à la troisième personne du verbe, et non pas à la seconde. Car il ne s'agit pas dans ces paroles d'une chose désirable, mais d'une chose abominable, et il est trop dur, il est trop odieux de les jeter comme un outrage à la face des auditeurs,en leur disant : « Vous qui peut-être obéissez, si vous êtes prédestinés pour être rejetés, vous serez privés des forces nécessaires pour obéir, et vous cesserez ainsi de pratiquer l'obéissance ». En quoi la même pensée serait-elle affaiblie, si l'on disait : Ceux qui peut-être obéissent, mais qui n'ont pas été prédestinés pour le royaume de Dieu et pour sa gloire, n'ont qu'une fidélité temporaire, ils ne persévéreront pas jusqu'à la fin dans la même obéissance? On dit ainsi la même chose avec plus de vérité et en termes plus convenables, puisque non-seulement on ne paraît pas souhaiter de mal à ses auditeurs, mais on semble même adresser à d'autres ce qui sans cela exciterait leur indignation , et par ce moyen, au lieu de penser qu'ils sont eux-mêmes dans cet état, ils se bornent à espérer et à demander des choses meilleures. Si l'on voulait employer, par rapport à la prescience divine que nos adversaires ne peuvent certainement pas nier, la même forme de langage dont ils croient qu'on doit se servir par rapport à la prédestination; on pourrait exprimer (382) la même pensée presque dans les mêmes termes, et dire : « Vous qui peut-être obéissez, si vous avez été connus d'avance comme devant être rejetés, vous cesserez d'obéir ». Ces paroles, dira-t-on , sont très-vraies ; oui, assurément, mais elles sont très-regrettables, très-déplacées et tout à fait hors de propos; ce langage n'est pas contraire à la vérité, mais il n'est pas appliqué comme un remède propre à guérir l'homme de ses infirmités.

62. Je ne crois pas même que cette manière de s'exprimer dont nous avons dit qu'on devait se servir dans la prédication de la prédestination, puisse suffire à celui qui parle au peuple, à moins qu'il n'ajoute ceci ou quelque chose de semblable: Vous devez donc espérer aussi que la persévérance même dans l'obéissance vous sera donnée par le Père des lumières, de qui descend toute grâce excellente et tout don parfait (1) ; vous devez la lui demander chaque jour dans vos prières, et avoir la confiance, en agissant ainsi, que vous n'êtes pas exclus de la prédestination de son peuple; car c'est lui-même qui vous donne la grâce d'agir de cette manière. A Dieu rie plaise cependant que vous désespériez de vous-mêmes parce qu'on vous ordonne de placer votre espérance, non pas en vous, mais dans le Seigneur. Car, maudit soit quiconque place son espérance dans l'homme (2) ; il vaut mieux mettre sa confiance dans le Seigneur que de la mettre dans l'homme (3); bienheureux sont tous ceux qui se confient en lui. Vous affermissant dans cette espérance, servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en lui avec tremblement (4) : par rapport à la vie éternelle promise avant tous les temps aux enfants de promission par Dieu qui ne ment point, personne ne peut avoir de sécurité à cet égard avant la consommation de la vie présente qui est une tentation sur la terre (5) ; mais celui à qui nous disons chaque jour : « Ne nous induisez point en tentation (6) », nous donnera de persévérer en lui jusqu'à la fin de cette vie. Quand nous tenons ce langage ou un langage à peu près semblable, soit devant un petit nombre de chrétiens, soit devant la multitude assemblée à l’Eglise, pourquoi craindrions-nous de prêcher que les sains sont prédestinés et que la grâce de Dieu est une grâce véritable, c'est-à-dire qu'elle n'est

 

1. Jacq. I, 17. — 2. Jérém. XVII, 5. — 3. Ps. CXVII, 8. — 4. Id. II, 13, 11. — 5. Job, VII, 1. — 6. Matt. VI, 13.

 

point donnée suivant nos mérites, comme la sainte Ecriture l'enseigne expressément? Ou bien, doit-on craindre que l'homme ne désespère de lui-même, si on lui montre qu'il doit placer son espérance en Dieu, et croire que ce désespoir ne l'atteindrait pas, s'il était assez orgueilleux et assez malheureux pour placer cette espérance en lui-même?

 

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CHAPITRE XXIII. LA PRÉDESTINATION DANS LES PRIÈRES DE L'ÉGLISE.

 

63. Plût au ciel que ceux dont le coeur est appesanti et qui, à cause de leur faiblesse, ne peuvent pas, ou du moins ne peuvent pas encore comprendre les Ecritures ou les explications des Ecritures, plût au ciel, dis-je, que, soit qu'ils entendent, soit qu'ils n'entendent pas nos argumentations relatives à cette question, ils prêtent du moins une attention plus sérieuse aux prières qu'ils récitent, et qui, après avoir été en usage dans l’Eglise depuis sa fondation, y seront encore jusqu'à la fin des siècles. Car, par rapport à cette vérité que nous sommes aujourd'hui forcé, non-seulement de rappeler, mais de protéger et de défendre expressément contre de nouveaux hérétiques, l'Eglise dans ses prières n'a jamais gardé le silence à cet égard, quoique autrefois elle n'ait pas cru devoir la développer dans les discussions publiques, parce que aucune contradiction ne rendait ces développements nécessaires. A quelle époque, en effet, l'Eglise n'a-t-elle pas demandé la grâce de la foi pour les infidèles et pour ses propres ennemis ? Quand est-ce qu'un fidèle ayant un ami, un parent,un époux infidèle, n'a pas demandé à Dieu tour cet infidèle un esprit docile aux vérités de la foi chrétienne ? Qui est-ce qui jamais a omis de demander pour lui-même la grâce de persévérer dans le Seigneur? Si parfois le prêtre adressant à Dieu des prières pour les fidèles, disait : Donnez-leur, Seigneur, de persévérer en vous jusqu'à la fin, qui a jamais osé lui en faire un reproche, je ne dis pas de vive voix, mais même dans sa pensée? Qui est-ce qui, confessant de bouche ce qu'il croyait de coeur, n'a pas plutôt répondu à une bénédiction semblable du prêtre : Ainsi soit-il ? Car, quand ils récitent l'Oraison dominicale, mais surtout quand ils prononcent ces paroles; (383) « Ne nous induisez pas en tentation », les fidèles ne demandent pas autre chose que de persévérer dans la sainte obéissance. Conséquemment, de même que l'Eglise a toujours fait usage de ces prières, de même aussi elle est née, elle a pris et elle prend encore ses accroissements dans la foi à cette vérité, que la grâce de Dieu n'est pas donnée suivant les mérites de ceux qui la reçoivent. L'Eglise en effet ne demanderait pas que la foi fût donnée aux infidèles, si elle ne croyait que c'est Dieu qui convertit à lui les volontés des hommes, lorsqu'elles sont éloignées ou même ennemies de lui ; elle ne demanderait pas de persévérer dans la foi du Christ, sans être ni trompée ni vaincue par les tentations du monde, si elle ne croyait pas que le Seigneur a tellement notre coeur en son pouvoir, que le bien même que nous accomplissons par notre propre volonté, ne pourrait être accompli si Dieu ne nous donnait cette volonté. Car si l'Eglise,qui demande à Dieu ces grâces,croit cependant qu'elle les reçoit d'elle-même, ses prières ne sont pas des prières véritables, mais des prières dérisoires; ce qu'à Dieu ne plaise. Comment, en effet, pourrait-on gémir sincèrement dans le désir de recevoir une chose que l'on demande au Seigneur, si l'on pensait qu'on reçoit cette chose de soi-même, et non pas du Seigneur ;

64. Surtout quand l'Apôtre dit,: « Nous ne savons ce que nous devons demander dans la prière; mais l'Esprit lui-même demande pour nous avec des gémissements inénarrables; et celui qui scrute les coeurs, sait ce qui plaît à l'Esprit : car c'est selon Dieu qu'il demande pour les saints (1) ? » Que veulent dire ces paroles : « L'Esprit lui-même demande », sinon : L'Esprit fait demander, « avec des gémissements inénarrables », mais sincères, car l'Esprit est vérité ? C'est de lui en effet que l'Apôtre a dit ailleurs : « Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils, lequel Esprit crie : Abba, Père (2) ». Ici encore, que signifient ces mots : « L'Esprit crie », sinon : L'Esprit fait crier; par un trope semblable à celui qui nous permet de dire: Un jour heureux, pour : Un jour qui nous rend heureux? Le même Apôtre explique clairement cette vérité, quand il dit en un autre endroit : « Vous n'avez point reçu de nouveau l'Esprit de servitude qui inspire la

 

1. Rom. VIII, 26, 27. — 2. Gal. IV, 6.

 

crainte ; mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption des enfants, par lequel nous crions: « Abba, Père (1) ». Tout à l'heure il disait : « L'Esprit qui crie » ; ici il dit : « L'esprit par lequel nous crions» ; montrant ainsi en quel sens il a dit : « L'Esprit qui crie », c'est-à-dire, comme je l'ai déjà expliqué, dans le sens de ces mots: L'Esprit qui nous fait crier. Cela nous fait comprendre que c'est encore par un don de Dieu que nous crions vers lui intérieurement et dans la sincérité de notre coeur. Que nos adversaires considèrent donc combien on se trompe, quand on pense que nous avons par nous-mêmes, et sans l'avoir reçu de personne, le pouvoir de demander, de chercher, de frapper; quand on dit que la grâce est précédée par notre mérite, en ce sens qu'elle en est le résultat toutes les fois que nous recevons l'objet de nos demandes, que nous trouvons l'objet de nos recherches et qu'on ouvre à nos efforts; quand, enfin, on ne veut pas comprendre que c'est encore par un bienfait de Dieu, que nous prions, c'est-à-dire, que nous demandons, que nous cherchons et que nous frappons. Car nous avons reçu l'esprit d'adoption des enfants, par lequel nous crions : Abba, Père. Le bienheureux Ambroise l'avait compris, lui aussi. Car il dit (2) : « C'est une grâce spirituelle, même de prier Dieu; ainsi qu'il est écrit

Personne ne dit : Seigneur Jésus, si ce n'est par le Saint-Esprit  (3) ».

65. Ainsi, ces dons que l'Eglise demande au Seigneur et qu'elle n'a cessé de lui demander depuis le premier jour de sa fondation, Dieu, dans sa prescience, a prévu qu'il les donnerait à ses élus, mais de telle sorte que par la prédestination même il les donnait déjà : c'est ce que l'Apôtre déclare de la manière la plus explicite. Ecrivant à Timothée : « Prends part », lui dit-il, « aux travaux de l'Evangile, selon la puissance de Dieu qui nous sauve et nous appelle par sa vocation sainte, non pas suivant nos oeuvres,mais suivant son décret et suivant la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant le commencement des temps, et qui a été manifestée de nos jours par l'avènement de notre Sauveur Jésus-Christ (4)». Que celui-là donc enseigne que cette doctrine de la prédestination et de la grâce, aujourd'hui défendue avec des soins plus attentifs contre de

 

1. Rom. VIII, 15. — 2. Dans son Comment. sur Isaïe. — 3. I Cor. XII, 3. — 4. II Tim. I, 8-10.

 

384

 

nouveaux hérétiques, n'a pas toujours fait partie de la foi de l'Eglise; que celui-là, dis-je, tienne ce langage, qui ose enseigner aussi que l'Eglise n'a pas toujours prié, ou du moins qu'elle n'a pas prié sincèrement, soit pour la conversion des infidèles à la foi, soit pour la persévérance des fidèles. Si l'Eglise a toujours demandé ces biens dans ses prières, nécessairement elle a toujours cru aussi qu'ils sont des dons de Dieu ; et jamais il ne lui a été permis de nier qu'ils eussent été connus de la prescience divine. D'où il suit qu'en aucun temps la foi en cette prédestination, défendue aujourd'hui avec une sollicitude nouvelle contre des hérétiques nouveaux, n'a été étrangère à l'Eglise du Christ.

 

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CHAPITRE XXIV. MODÈLE DE PRÉDESTINATION DANS JÉSUS-CHRIST FAIT HOMME. — CONCLUSION.

 

66. Mais pourquoi m'étendre davantage? Je crois avoir montré suffisamment, et même plus que suffisamment, que commencer à croire au Seigneur et persévérer en lui jusqu'à la fin, sont deux dons de Dieu. Quant aux autres biens relatifs à la vie pieuse par laquelle on rend à Dieu des hommages dignes de lui, ceux mêmes pour qui nous écrivons ces lignes reconnaissent que ces biens sont des dons de Dieu. D'autre part, il ne leur est pas possible de nier que Dieu dans sa prescience a connu tous ses dons, et les personnes à qui il devait les accorder. Conséquemment, de même que l'on doit prêcher les autres dons de Dieu, afin que celui qui fait cette prédication soit entendu avec un esprit d'obéissance ; de même aussi on doit prêcher la prédestination, afin que celui qui entend cette prédication avec un esprit soumis, se glorifie, non pas dans un homme, et par conséquent non pas en lui-même, mais dans le Seigneur : car c'est encore ici un précepte du Seigneur; et entendre avec un esprit soumis ce précepte, « que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (1) », c'est un don de Dieu semblable aux autres. Celui qui n'a pas ce don, je n'hésite pas à le dire, quels que soient les autres dons qu'il possède, il les possède inutilement. Nos voeux sont, à l'égard des Pélagiens, qu'ils arrivent à le posséder; à l'égard de nos disciples

 

1. I Cor. I, 31.

 

fidèles, qu'ils le possèdent d'une manière plus abondante. Ne soyons donc pas ardents pour la discussion et paresseux pour la prière. Prions, mes très-chers, prions afin que le Dieu de la grâce donne même à nos ennemis, mais surtout à nos frères et amis, de comprendre et de confesser que personne, après la chute profonde, inexprimable que nous avons tous faite dans la personne d'un seul, ne peut être délivrée, si ce n'est parla grâce de Dieu ; et que cette grâce n'est point payée comme une récompense due aux mérites de ceux qui la reçoivent, mais qu'elle leur est donnée gratuitement comme une grâce véritable, sans aucun mérite précédent de leur part.

67. Au reste, personne ne nous offre un exemple plus illustre de prédestination, que Jésus lui-même . je l'ai déjà établi dans le premier livre (1), et j'ai voulu le rappeler en. tore à la fin de celui-ci : Personne ne nous offre un exemple plus illustre de prédestination que le Médiateur lui-même. Que tout fidèle qui veut se former une juste idée de la prédestination, considère attentivement Jésus-Christ, et en Jésus-Christ il se retrouvera lui-même : tout fidèle, dis-je, qui croit et confesse qu'en Jésus-Christ la nature humaine, c'est-à-dire, notre nature, quoi qu'elle ait été prise par le Dieu-Verbe d'une manière individuelle, a cependant été élevée à la dignité sublime de Fils unique de Dieu, de telle sorte que celui qui a pris, et ce quia été pris par lui ne sont qu'une seule personne dans la Trinité. Car cette union de l'homme avec le Verbe n'a point formé une quaternité; la Trinité subsiste après comme auparavant, l'unité de personne dans le Dieu-Homme ayant été le résultat ineffable de cette union, En effet, nous ne disons pas que le Christ est Dieu seulement, comme le prétendent les hérétiques Manichéens; nous ne disons pas qu'il est homme seulement, comme le prétendent les hérétiques Photiniens; nous ne disons pas non plus qu'il est homme, mais que comme homme il manque de certaines aloses essentielles à la nature humaine, par exemple, qu'il n'a point d'âme, ou bien quo son âme est dépourvue d'un esprit raisonnable, ou bien que sa chair, au lieu d'avoir été formée du sang d'une femme, a été formée du Verbe, changé lui-même et transformé

 

1. De la Prédestination des Saints, n. 30, 31.

 

385

 

en chair : car ces trois opinions, aussi fausses que puériles, ont divisé les hérétiques Apollinaristes en trois partis différents et même opposés : nous disons au contraire que le Christ est Dieu véritable, né de Dieu le Père, sans aucun commencement temporel; que ce même Christ est homme véritable, né d'une mère humaine dans une certaine plénitude des temps; et que l'humanité du Christ, par laquelle il est inférieur au Père, n'ôte rien à sa divinité par laquelle il est égal au Père. Cet Homme-Dieu n'est cependant qu'un seul Christ, lequel en tant que Dieu a dit en termes parfaitement vrais : « Le Père et moi nous sommes une seule chose (1). » ; et avec autant de vérité en tant qu'homme : « Le Père est plus grand que moi (2) ». Celui donc qui a formé cet homme de la race d'Abraham et lui a donné, sans aucun mérite précédent de sa volonté, une justice qu'il ne devait jamais perdre, est le même qui rend justes ceux qui ne le sont pas, sans aucun mérite précédent de leur volonté personnelle, afin que le premier soit le chef, et que ceux-ci soient les membres. Celui qui a donné à cet homme, sans aucun mérite précédent de sa part, de ne contracter dans son origine et de ne commettre par sa volonté aucun péché dont il eût besoin d'obtenir le pardon, est le même qui donne à d'autres hommes, sans aucun mérite précédent de leur part, de croire en lui, afin de leur remettre lui-

 

1. Jean, X, 30. — 2. Id. XIV, 28.

 

même tous leurs péchés : celui qui a formé cet homme, tel que jamais il n'a eu, et qu'il n'aura jamais une volonté mauvaise, est le même qui rend bonne la volonté mauvaise des membres de cet homme. Il a donc prédestiné et celui-ci et nous-mêmes; car s'il a prévu que cet homme deviendrait notre chef et que nous deviendrions son corps, il a prévu ces deux choses, non point comme devant être la récompense de mérites antérieurs de notre part, mais comme devant être ses propres oeuvres.

68. Que ceux qui lisent ces pages, s'ils les comprennent, rendent grâces à Dieu : que ceux au contraire qui ne les comprennent pas, adressent leurs prières à Celui dont la face est la source de la science et de l'intelligence (1), afin qu'il devienne lui-même leur docteur intérieur. Quant à ceux qui pensent que je me suis trompé, qu'ils méditent ce que j'ai écrit avec l'attention la plus soutenue, de peur que peut-être ils ne soient eux-mêmes dans l'erreur. Pour moi, quand je reçois non-. seulement des lumières nouvelles, mais même des corrections de la part de ceux qui lisent mes oeuvres, je reconnais en cela la miséricorde de Dieu à mon égard : c'est ce que j'attends principalement des docteurs de l'Eglise, si ce livre vient à se trouver entre leurs mains et qu'ils daignent prendre connaissance de ce que j'y ai écrit.

 

1. Prov. II, suiv. les Sept.

 

Traduction de M. l'abbé BARDOT.

 

 

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