SERMON CCCLII
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SERMON CCCLII.

DE LA PÉNITENCE. II.

 

ANALYSE. — Le lecteur ayant de lui-même lu un passage relatif à la pénitence, je vais vous entretenir de la pénitence. On distingue : 1° la pénitence qui précède le baptême. Elle est indispensable et unie au baptême, elle efface absolument tous les péchés ; ils semblent y périr comme périrent dans les eaux de la mer Rouge tous les Égyptiens qui poursuivaient les Hébreux. Aussi cette mer est la figure du baptême, comme la manne est sûrement la figure de l'Eucharistie. Venez donc au baptême sans hésitation. Voyez comme Dieu châtie Moïse d'avoir douté un instant. Ce doute, il est vrai, symbolisait d'avance le doute des disciples du Sauveur aux approches de sa passion ; mais après la résurrection ils en furent complètement guéris. Or, nous sommes aussi après la résurrection. Craindriez-vous de pécher encore après le baptême ? Comme Moïse, priez pour obtenir de vaincre Amalec. Mais c'est parler déjà d'une seconde sorte de pénitence, de la pénitence qui suit le baptême. Il y en a de deux sortes : la pénitence que doivent faire tous les chrétiens, et la pénitence que doivent faire certains grands pécheurs. — Donc on distingue : 2° la pénitence que doivent pratiquer tous les fidèles après le baptême. Jésus-Christ la rappelle dans l'oraison dominicale, et comme moyen pour chacun d'obtenir son pardon, il prescrit à chacun de pardonner à quiconque l'a offensé. On distingue : 3° la pénitence des fidèles qui sont tombés dans de grands crimes. Que pénétrés de contrition à la voix du Sauveur, ces pécheurs sortent, comme Lazare, du tombeau de leurs iniquités en en faisant l'aveu, et que, comme Lazare encore, ils se fassent délier par les Apôtres ou leurs successeurs. Point de désespoir ; le désespoir, plutôt que la trahison, a perdu Judas. En vain les païens nous reprochent d'encourager les crimes en en promettant le pardon : si les péchés étaient considérés comme irrémissibles, on s'y plongerait sans retour, on en commettrait bien davantage, En vain aussi des hommes présomptueux comptent trop sur le pardon : l'incertitude de la mort ne doit-elle pas les arrêter ?

 

1.    C'est un accent de pénitence qui s'est fait entendre dans ces paroles que nous avons répondues au chantre du psaume : « De mes péchés détournez votre face, et effacez toutes mes iniquités (1) ». Nous ne préparions point de discours pour votre charité ; mais nous

 

1 Ps. L, 11.

 

avons senti que le Seigneur nous commandait de vous entretenir de ce sujet. Nous voulions aujourd'hui vous laisser méditer, car nous savons avec quelle abondance vous avez été servis. Cependant votre faim de chaque jour s'accroît en raison du profit que vous lirez des divins aliments. Daigne donc le Seigneur.

 

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notre Dieu accorder, à nous les forces suffisantes, et à vous une attention salutaire. Nous n'ignorons pas que nous devons obtempérer à votre bonne et utile volonté. Néanmoins secondez-nous de vos vœux et de votre application, de vos vœux près de Dieu, de votre application à sa parole ; ainsi nous vous adresserons ce qu'il sait vous être utile, car c'est lui qui vous nourrit par notre ministère.

Dans ces paroles donc : « De mes péchés détournez votre face, et effacez tous mes crimes », se fait entendre l'accent de la pénitence. Ainsi c'est de la pénitence que le Ciel nous ordonne de vous entretenir. Ce n'est pas nous effectivement qui avons prescrit au lecteur de chanter ce psaume ; c'est Dieu même qui a indiqué au cœur de cet enfant ce qu'il vous jugeait utile d'entendre. Disons un mot de l'utilité de la pénitence, maintenant surtout que nous touchons au jour anniversaire aux approches duquel il convient de s'appliquer avec plus d'ardeur à humilier l'âme et à dompter le corps.

2.    L'Écriture parle, à un triple point de vue, de la pénitence à faire. D'abord, nul ne saurait recevoir avec fruit le baptême du Christ, par lequel s'effacent tous les péchés, sans faire pénitence de sa vie passée. Comment adopter une conduite nouvelle, si on n'a regret de l'ancienne ? Assurons-nous toutefois, par l'autorité des livres divins, si on doit faire pénitence avant le baptême.

Quand, conformément aux divines promesses, l'Esprit-Saint fut envoyé et que le Seigneur justifia la foi qu'on avait à sa parole ; une fois remplis du Saint-Esprit, les disciples, vous le savez, se mirent à parler toutes les langues, et chacun de ceux qui étaient là les entendait s'exprimer dans son propre idiome. Frappés de stupeur en face de ce miracle, plusieurs demandèrent aux Apôtres une règle de vie. Pierre alors leur annonça qu'ils devaient adorer Celui qu'ils avaient crucifié, afin de boire avec foi le sang qu'ils avaient répandu avec fureur. Quand Noire-Seigneur Jésus-Christ leur eut été prêché de la sorte, ils reconnurent leur crime, et pour accomplir ce qu'un prophète avait dit si longtemps d'avance, savoir : « Je me suis tourné vers l'affliction, tandis que je suis percé par la pointe de l'épine », ils se livrèrent à la componction, ils s'appliquèrent à exciter en eux la douleur du regret, quand pénétrait en eux l'épine du péché. Avant que s'enfonçât cette épine, ils s'imaginaient n'avoir fait aucun mal ; mais pour te faire entendre comment, à la parole de Pierre, pénétra cette épine, il est dit dans l'Écriture : « Pendant que Pierre parlait, ils furent touchés au fond du cœur ». Suivons : après ces mots : « Je me suis tourné vers l'affliction, tandis que je suis percé par la pointe de l'épine », on lit dans le même psaume : « J'ai connu mon péché, et je n'ai pas caché mon iniquité. Je me suis dit : J'avouerai contre moi ma faute au Seigneur, et vous m'avez pardonné l'impiété de mon cœur (1) ». Aussi, comme les Juifs, pénétrés de l'épine du remords, demandaient aux Apôtres : « Que ferons-nous donc ? » Pierre leur répondit : « Faites pénitence ; de plus, que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et vos péchés vous seront remis (2) ».

Maintenant donc, s'il y a ici quelques-uns de ceux qui se disposent à recevoir le baptême, et je les crois d'autant plus appliqués à entendre la parole, qu'ils sont plus près de recevoir le pardon, ce sont eux que d'abord et en peu de mots nous invitons à s'attacher à l'espérance. Qu'ils aiment à devenir ce qu'ils ne sont point, qu'ils détestent ce qu'ils étaient. Que par l'ardeur de leurs désirs ils conçoivent déjà le nouvel homme qui doit naître en eux ; qu'ils ne doutent pas non plus de pouvoir obtenir le pardon de tout ce qui les tourmentait dans leur vie ancienne, de tout ce qui tourmentait leur conscience, de tout péché absolument, grand ou petit, qu'on le nomme ou qu'on ne le nomme pas ; autrement l'hésitation humaine retiendrait à leurs dépens ce que veut leur remettre la miséricorde divine.

3.    Que chacun aussi se rappelle fidèlement un trait du premier peuple de Dieu. « Toutes ces choses », dit l'Apôtre en parlant de sujets analogues, « étaient pour nous des figures ». Que venait-il de dire en effet ? « Je ne veux pas vous laisser ignorer, mes frères, que nos pères ont tous été sous la nuée, que dans la nuée encore et dans la mer tous ont été baptisés sous Moïse, que tous ont mangé la même nourriture spirituelle et qu'ils ont tous bu le même breuvage aussi spirituel. Or, ils buvaient à la pierre spirituelle qui les suivait, et cette pierre était le Christ (3)  ».

 

1 Ps. XXXI, 4, 5. — 2 Act. II, 37. — 3 I Cor. X, I-4.

 

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Tout cela était pour nous des figures, dit cet Apôtre que ne contredit jamais aucun fidèle. Il énumère beaucoup de ces figures, il n'y en a qu'une dont il donne l'explication, en ces termes : « Et cette pierre était le Christ ». En ne donnant que cette explication, il veut qu'on cherche les autres ; mais il prétend qu'en les cherchant on ne s'écarte pas du Christ, qu'on cherche sans hésiter et comme assis sur la pierre : « Or, cette pierre était le Christ ». Tout cela, d'après lui, était pour nous des figures, et tout cela était obscur. Qui saura développer, qui saura ouvrir, qui osera expliquer ces voiles mystérieux ? C'est comme un épais fourré, une ombre épaisse ; l'Apôtre pourtant y apporte un flambeau : « La pierre était le Christ ». À la lueur de ce flambeau, cherchons ce que signifient les autres traits, ce que désignent la mer, la nuée, la manne ; car l'Apôtre ne l'a pas dit, il s'est contenté de révéler la signification de la pierre.

Le passage de la mer désigne le baptême ; et comme l'eau du baptême n'est salutaire qu'autant qu'elle est consacrée au nom de Jésus-Christ, qui a pour nous versé son sang, sur cette eau est imprimé le signe de la croix. Pour rappeler cette circonstance, la mer était rouge. Le Seigneur en personne explique formellement ce que désignait la manne tombée du ciel. « Vos pères, dit-il, ont mangé la manne dans le désert, et ils sont morts ». Comment ne seraient-ils pas morts, attendu que si cet aliment figuratif pouvait signifier la vie, il ne pouvait être la vie ? « Ils ont mangé la manne et ils sont morts » ; c'est que la manne qu'ils ont mangée ne pouvait les préserver de la mort ; sans doute la manne ne leur donnait pas la mort, mais elle ne les en préservait point. Celui-là seul devait délivrer de la mort, qui était annoncé par la manne. La manne descendait sûrement du ciel ; voyez qui elle figurait : « Je suis, dit le Sauveur, le pain vivant descendu du ciel  ». Examinez avec ardeur et avec application ces paroles divines, afin de profiter, de savoir les lire et les entendre.

« Ils ont mangé », est-il écrit, « la même nourriture spirituelle ». Pourquoi cette expression, « la même », sinon pour rappeler celle que nous prenons ? Je vois quelques difficultés à exprimer et à expliquer ce que j'ai entrepris, mais je serai soutenu par votre

 

1  Jean, VI, 49, 51.

 

bienveillance, qu'elle m'obtienne du Seigneur le pouvoir de le faire. « Ils ont mangé la même nourriture spirituelle ». Ne suffisait-il pas de dire : Ils ont mangé une nourriture spirituelle ? Il ajoute : « la même ». — « La « même », ne me paraît pouvoir désigner que la nourriture spirituelle dont nous faisons usage. — Quoi ! me dira-t-on, la manne était ce que nous prenons aujourd'hui ? Qu'avons-nous donc de plus que ce qui existait autrefois ? N'est-ce pas l'annihilation du scandale de la croix ? — « La même » n'a ici de sens qu'à cause du mot « spirituelle ». En effet, ceux qui en prenant la manne y voyaient seulement un moyen de subvenir à leurs besoins corporels, de nourrir leur corps et non leur âme, n'y recevaient rien de grand, ils n'y trouvaient qu'un soulagement matériel. Ainsi Dieu nourrissait simplement les uns, il révélait aux autres un mystère. Les premiers mangeaient une nourriture matérielle, et non pas une nourriture spirituelle. Quels sont ceux que l'Apôtre appelle « nos pères » et qui ont mangé une nourriture spirituelle ? A qui donne-t-il ce titre, mes frères, sinon à ceux qui étaient réellement ou plutôt qui sont réellement nos pères, car tous ils sont pleins de vie ? À quelques-uns des Juifs infidèles le Seigneur parle ainsi : « Vos pères ont mangé la manne au désert, et ils sont morts ». Que signifie : « Vos pères », sinon ceux dont vous imitez l'infidélité, dont vous suivez les traces en ne croyant pas et en résistant à Dieu ? C'est dans le même sens qu'il dit à d'autres : « Vous avez le diable pour père (1) ». Sans aucun doute nul homme n'a été ni créé ni engendré par le diable ; le diable toutefois se nomme le père des impies, parce que, s'ils ne sont pas engendrés par lui, ils l'imitent. Dans la même acception encore il est dit aux vrais fidèles : « Vous êtes ainsi la postérité d'Abraham (2) » ; bien qu'il s'agisse ici des gentils, qui ne descendaient point de la race d'Abraham. S'ils étaient ses fils, ce n'était point par la naissance, mais par l'imitation. Aussi le Seigneur déclare-t-il qu'Abraham cesse d'être le père de ses enfants quand ceux-ci trahissent leur foi. « Si vous étiez les fils d'Abraham, dit-il, vous feriez les œuvres d'Abraham (3) ». Afin encore de se faire mieux comprendre de ces arbres mauvais qui se glorifiaient d'être issus d'Abraham, le Seigneur

 

1 Jean, VIII, 44. — 2 Gal II, 29. — 3 Jean, VIII, 39.

 

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promet de tirer des pierres mêmes, des enfants d'Abraham (1). De même donc que dans ce passage : « Vos pères ont mangé la manne au désert, et ils sont morts », le Sauveur fait entendre que ces pères ne comprenaient pas ce qu'ils mangeaient, et que ne le comprenant pas ils n'y trouvaient qu'un aliment matériel ; ainsi par « nos pères » l'Apôtre entend, non pas les pères des infidèles, non pas les pères des impies, non pas les pères qui mangent et qui meurent, mais les pères des fidèles, les pères qui ont mangé la nourriture spirituelle, nourriture que pour cette raison il nomme la même. — « Nos pères, dit-il, ont mangé la même nourriture spirituelle, et ont bu le même breuvage spirituel ». Parmi les Israélites, en effet, il y en avait qui comprenaient ce qu'ils mangeaient, et dont le cœur était plus sensible à la suavité du Christ, que le palais au goût de la manne. Pourquoi parler des autres ? Parmi les premiers était d'abord Moïse, le serviteur de Dieu, le serviteur fidèle dans toute la maison de Dieu (2) : il savait ce qu'il distribuait, il savait que les mystères devaient être donnés comme ils l'étaient à cette époque, voilés pour ses contemporains, quand ils devaient être découverts aux âges futurs.

Je me résume en peu de mots. Tous ceux qui virent alors le Christ dans la manne, ont mangé la même nourriture que nous, et tous ceux qui n'ont cherché dans la manne que le rassasiement du corps, sont ces pères d'infidèles, qui ont mangé et qui sont morts. Ainsi en est-il du breuvage spirituel, « car la pierre était le Christ ». Ils ont donc bu le même breuvage spirituel que nous, le breuvage qu'ils prenaient par la foi, et non celui qu'ils prenaient par les lèvres. Si le breuvage était le même, « c'est que la pierre était le Christ », et que le Christ d'alors n'était pas différent du Christ d'aujourd'hui. Sans doute la pierre d'où jaillissait cette source différait de la pierre que Jacob se mit sous la tête (3) ; l'agneau immolé pour la manducation de la pâque (4) n'était pas le même que le bélier arrêté dans le buisson et qui dut être immolé quand Abraham reçut l'ordre d'épargner son fils, après avoir reçu l'ordre de l'offrir en holocauste (5) ; il y a ici différence entre brebis et brebis, entre pierre et pierre, mais c'est le

 

1 Matt. III, 9. — 2 Héb. III, 2.— 3 Exod. XVII, 6 ; Gen. XXVIII, 11. — 4 Exod. XII. — 5 Gen. XXII, 13.

 

même Christ ; voilà pourquoi l'Apôtre dit : « La même nourriture, et le même breuvage ». Ajoutons que pour en faire jaillir l'eau, Moïse frappa la pierre avec sa verge, sa verge de bois. Pourquoi avec du bois et non avec du fer, sinon pour figurer qu'à la croix devait être attaché le Christ pour répandre sur nous l'eau de la grâce ? C'est dans ce sens, par conséquent, que saint Paul dit : « La même nourriture, le même breuvage » ; mais pour ceux-là seulement qui comprenaient et qui croyaient. Pour qui ne comprenait pas, la manne n'était que la manne, et l'eau n'était que de l'eau ; la manne ne faisait qu'apaiser la faim, et l'eau qu'étancher la soif. Il n'en était pas de même pour qui avait la foi ; pour le croyant, en effet, c'était la même nourriture mystérieuse qu'aujourd'hui, c'était le Christ, encore à venir, comme aujourd'hui c'est le Christ venu. Être à venir ou être venu, ce sont des termes différents ; mais tous désignent le même Christ.

4. Puisque l'idée s'en présente naturellement, je dirai un mot du doute de Moïse, le serviteur de Dieu. Ce doute, en effet, représente les saints de l'ancienne loi.

Ce fut près du rocher que ce doute s'éleva dans Moïse ; il s'éleva en lui quand Moïse frappa la pierre pour en faire jaillir l'eau. Qui ne serait porté, en voyant ce doute, à lire sans s'arrêter, sans oser même chercher à comprendre ? Le Seigneur Dieu s'en montra offensé, et non content d'en reprendre Moïse, il l'en punit ; car ce fut pour ce motif qu'il dit à Moïse : « Tu ne feras pas entrer ce peuple dans la terre promise (1) » ; et encore : « Monte sur la montagne, et meurs (2) ». On le voit, Dieu se montre ici irrité. Que deviendra donc Moïse, mes frères ? Tant de travaux, tant de zèle pour son peuple, cette ardente charité qui lui faisait dire : « Si vous leur pardonnez ce péché, ah ! pardonnez-le ; sinon, effacez-moi de votre livre (3) » ; tout cela est-il perdu par ce doute soudain et imprévu ? Comment aussi le lecteur a-t-il pu dire, en terminant la leçon de l'Apôtre : « Jamais la charité ne succombe (4) ? » Je voulais vous proposer certaines questions à résoudre ; votre attention m'a porté à en examiner une autre dont peut-être vous n'auriez pas eu l'idée. Sondons-la, travaillons à pénétrer ce

 

 

1 Nomb. XX, 12.— 2 Deut. XXXII, 40.— 3 Exod. XXIII, 31, 32.— 4 I Cor. XIII, 8

 

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mystère autant que nous en sommes capables. Dieu s'irrite, il affirme que Moïse n'introduira point le peuple dans la terre promise, il lui ordonne de monter sur la montagne et d'y mourir. Néanmoins il lui transmet beaucoup d'ordres, il lui apprend ce qu'il doit faire lui-même, comment il doit conduire le peuple sans le laisser errant et inoccupé. Si Moïse était réprouvé, Dieu daignerait-il lui communiquer de tels ordres ? Voici quelque chose de plus merveilleux encore.

Le Seigneur ayant dit à Moïse, et il se plut à le lui dire en vue d'un mystère déterminé et de la communication de quelques grâces, que lui-même n'introduirait point le peuple dans la terre promise, un autre est choisi pour remplir cette mission, c'est Jésus, fils de Navé. Or, il ne portait pas ce nom de Jésus, mais celui de Navé  ; et ce fut au moment où Moïse l'appela pour le charger de la conduite du peuple, qu'il changea ce nom en celui de Jésus. Ainsi ce n'était point par Moïse, mais par Jésus ; ce n'était point par la loi, mais par la grâce que le peuple de Dieu devait être introduit dans la terre promise. Ce Jésus cependant n'était point le vrai Jésus, il n'en était que la figure ; ainsi cette terre promise n'était pas la véritable terre promise, elle en était l'ombre : l'ancien peuple ne devait la garder qu'un temps déterminé, tandis que nous garderons, nous, éternellement la véritable : ces biens temporels étaient alors la promesse et le symbole des biens éternels. Eh bien ! de même que ni ce Jésus ni cette terre n'étaient pas la vérité, mais la figure, ainsi la pierre dont nous parlons n'était pas la vraie pierre, elle en était seulement le symbole ; ainsi en est-il du reste.

Que penser donc du doute de Moïse ? N'y aurait-il pas là quelque figure aussi, destinée à donner l'éveil à l'intelligence, à exciter, à provoquer les investigations de l'esprit ? Je remarque en effet qu'à la suite de ce doute, et de la colère divine, et des menaces de mort, et de la défense de faire entrer le peuple dans la terre promise, Dieu parle souvent à Moïse comme auparavant, comme à son ami ; Dieu va même jusqu'à proposer à Jésus, fils de Navé, Moïse comme un modèle d'obéissance, et jusqu'à l'avertir de le servir comme l'a servi Moïse ; il lui promet enfin d'être avec lui comme il était avec Moïse. Évidemment,

 

1 Rom. XIII, 17.

 

mes frères, c'est Dieu même qui nous contraint à ne point condamner le doute de Moïse comme un doute vulgaire, mais à en comprendre l'enseignement. Il y a figure dans la pierre immobile, figure dans la verge qui frappe, figure aussi dans l'eau qui jaillit, figure enfin dans Moïse hésitant. Or, Moïse a douté au moment de frapper ; le doute s'est élevé en lui au moment où la verge a frappé la pierre. Encore une fois, que les esprits vifs qui s'envolent, attendent donc avec patience les esprits plus lents. Le doute s'éleva dans Moïse lorsque le bois toucha la pierre, ainsi les disciples doutèrent quand ils virent le Seigneur crucifié. Moïse était donc la figure de ces disciples, la figure de Pierre dans son triple reniement. Pourquoi Pierre se laissa-t-il aller au doute ? Parce qu'il vit le bois de la croix rapproché de la pierre. En effet, lorsque le Seigneur prédisait le genre de sa mort, son crucifiement, Pierre lui-même trembla : « Loin de vous, Seigneur, cela ne sera pas », s'écria-t-il . Ainsi tu doutes parce que tu vois en quelque sorte la verge s'élever sur la pierre. C'est pour la même raison que les disciples perdirent alors l'espoir qu'ils avaient mis dans le Seigneur ; cet espoir fut comme étouffé quand ils le virent crucifié, quand ils pleurèrent sa mort. Lui-même, après sa résurrection, en rencontra d'entre eux qui s'entretenaient avec tristesse de ce sujet ; et retenant leurs yeux pour qu'ils ne le reconnussent pas, ne refusant pas de se montrer s'ils croyaient, mais différant de le faire, parce qu'ils doutaient, il se mêla, comme troisième interlocuteur, à leur conversation, et leur demanda de quoi ils s'entretenaient. Eux s'étonnent de ce que seul il ignorait, de ce qu'il cherchait à savoir ce qui s'était fait en lui. « Êtes-vous seul assez étranger à Jérusalem », lui disent-ils ? Puis ils lui racontent ce qui est arrivé à Jésus ; et dès le début ils lui montrent la profondeur de leur doute : ce sont des malades qui découvrent, à leur insu, leur plaie au médecin. « Nous espérions, disent-ils, qu'en lui serait la rédemption d'Israël  ». Ainsi, c'est parce qu'à la pierre s'est appliqué le bois de la croix, que le doute s'est élevé en eux : voilà accompli ce dont nous avons vu la figure dans Moïse.

5. Voyons-en une autre également. « Monte sur la montagne, et meurs ». Cette mort  

 

1 Matt, XVI, 22. — 2 Luc, XXIV, 13-21.

 

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corporelle de Moïse désigne la mort du doute, mais dans l'âme. Merveilleux mystères ! une fois exposés et compris ne sont-ils pas plus doux que la manne ? Le doute nait près de la pierre, il expire sur la montagne. Dans l'humiliation de sa passion, le Christ était comme une pierre tombée sous nos yeux : quoi d'étonnant qu'on doutât de lui ? Tant d'abaissements ne faisaient pressentir rien de bien grand en lui, et c'est avec raison qu'il est représenté alors comme une pierre d'achoppement. Mais combien il se montre grand lorsqu'il est glorifié par sa résurrection ! c'est une montagne. Maintenant donc, qu'il expire sur la montagne, ce doute qui s'est élevé en face de la pierre ! Ô disciples, reconnaissez où est votre salut, ranimez vos espérances. Considère comment finit ce doute, considère comment expire Moïse sur la montagne. Qu'il n'entre point dans la terre promise ; là, nous ne voulons point de doute ; qu'il meure. C'est au Christ de nous le montrer mourant.

Pierre trembla et renia trois fois son maître. « La pierre était le Christ ». Le Christ ressuscita, il devint une montagne et servit à l'affermissement de Pierre. Mais il s'agit de la mort du doute ; comment meurt le doute ? « Pierre, m'aimes-tu ? » Le Christ voit son cœur, il le connaît et l'interroge ; il veut savoir de lui qu'il est aimé. Or, ce n'est pas assez de le lui demander une fois, il le lui demande jusqu'à fatiguer Pierre, pour ainsi dire ; car Pierre s'étonne, et d'être questionné par Celui qui sait tout d'avance, et de l'être tant de fois, quand une seule réponse aurait suffi pour instruire celui-là même qui n'aurait rien su. Toutefois, Pierre, ne semble-t-il pas que le Seigneur te dise : J'attends que tu aies assez répondu, confesse trois fois par amour Celui que par crainte tu as renié trois fois (1). Si donc le Seigneur réitérait ses interrogations, c'était pour mettre à mort le doute sur la montagne.

6. Que conclure, mes frères, si vous voyez clair dans ces rapprochements ? Ce n'est pas pour nous induire en erreur, mais pour nous faire plaisir que ces vérités sont voilées ; car on ne les saisirait pas avec tant de joie si elles se montraient partout comme ce qui est vulgaire. Regarde donc ce que tu as à faire, toi qui vas demander le baptême ; toi à qui j'avais

 

1 Jean, XXI, 15-17; Matt, XXVI, 69-74.

 

commencé à adresser la parole. La mer Rouge était l'eau du baptême, et le peuple était baptisé en la traversant ; cette traversée même était un baptême, mais un baptême reçu sous la nuée ; car ce qu'il annonçait était voilé encore, ce qu'il promettait restait encore couvert. La nuée maintenant a disparu, la vérité manifestée brille d'un vif éclat ; aussi a-t-on vu disparaître le voile sous lequel parlait Moïse, Un voile aussi était suspendu dans le temple, afin d'en dérober les mystères aux regards humains ; mais pour les mettre ensuite au jour, ce voile se rompit pendant que le Seigneur était en croix. Viens donc recevoir le baptême ; entre sans trembler dans ce chemin ouvert à travers la mer Rouge ; ne t'inquiète pas plus de tes péchés passés que des Égyptiens qui poursuivaient les Hébreux. Il est vrai, tes péchés étaient pour toi un dur fardeau, un dur esclavage, mais quand tu étais en Égypte, livré à l'amour du siècle, jeté dans un exil lointain ; ils te poussaient alors à faire des ouvrages terrestres, à façonner en quelque sorte des briques, tes actions étaient des actions de boue. Tes péchés te pressent ? viens sans hésiter au baptême ; l'ennemi pourra te poursuivre jusque dans l'eau ; il y mourra. Redoute encore pour ta vie passée, crains qu'il ne reste quelqu'un de tes péchés, s'il est resté un seul des Égyptiens.

J'entends la voix des lâches : je ne crains rien, me dit l'un d'eux, pour mes péchés anciens, je ne crains pas qu'ils ne soient tous effacés dans l'eau sainte, par la charité même de l'Église ; mais je redoute de nouveaux péchés. — Veux-tu donc rester en Égypte ? Commence par échapper à l'ennemi présent, à cet ennemi qui t'accable et qui te dompte. Pourquoi penser tant aux ennemis de l'avenir ? Quand même tu ne le voudrais pas, ce que tu as fait n'en est pas moins fait ; mais ce que tu crains de faire, tu ne le feras pas, si tu ne le veux. — La route pourtant est dangereuse ; pour avoir passé la mer Rouge, je ne serai pas aussitôt dans la terre promise, le peuple ancien n'y est entré qu'en traversant d'immenses déserts. — Commence par sortir de l'Égypte. Crois-tu n'avoir pas en route le secours de Celui qui t'a délivré de ton ancien esclavage ? Quoi ! il ne comprimerait pas la fureur de tes ennemis nouveaux, et c'est lui qui t'a tiré des mains des anciens ? Seulement, passe sans crainte, marche sans hésiter, sois soumis

 

 

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et en obéissant garde-toi de murmurer contre le divin Moïse dont le premier n'était que l'emblème. Je l'avoue, les ennemis ne nous font pas défaut. S'il y en avait alors pour poursuivre les Hébreux quand ils prirent la fuite, il y en eut aussi pour s'opposer à leur marche ; et tout cela, mes chers frères, était la figure de ce qui nous arrive. Toutefois, qu'il n'y ait plus en toi de quoi contrister Moïse ; ne sois pas cette eau d'amertume dont le peuple ne put boire après le passage de la mer Rouge ; car là aussi il y eut pour lui une tentation. Quand néanmoins pareille tentation arrive aujourd'hui, quand les peuples sont exposés à s'aigrir, nous leur montrons le Christ, ce que pour eux il a souffert, comment il a répandu son sang pour eux ; ils s'apaisent alors : ne dirait-on pas que nous jetons le morceau de bois dans ces eaux d'amertume ?

N'en doute pas, tu rencontreras Amalec, ton ennemi, te fermant le passage. Moïse alors priait, il étendait alors les mains. Les baissait-il ? Amalec l'emportait. Les étendait-il ? il succombait. Toi aussi, étends les mains, afin d'abattre Amalec, qui te tente et s'oppose à ta marche ; sois vigilant et sobre, appliqué à la prière, aux bonnes œuvres, mais sans te séparer du Christ, car Moïse étendant les mains représentait le Christ en croix. Sur cette croix était étendu l'Apôtre quand il disait : « Le monde m'est crucifié, et je le suis au monde (1) ». Qu'Amalec donc ait le dessous, qu'il soit vaincu et n'empêche pas de passer le peuple de Dieu. Renonces-tu aux bonnes œuvres, à la croix du Christ ? Amalec l'emportera. Mais garde-toi par tout moyen, soit de te dire que tu seras toujours fort, soit de succomber en désespérant complètement. Quand on voit les mains du serviteur de Dieu, de Moïse, tantôt s'abaisser et tantôt s'élever avec force, comment ne penser pas aux alternatives que présente ta vie ? Comme lui donc tu fléchis sous le poids des tentations, mais tu ne succombes pas. Moïse en effet abaissait un peu ses mains, il ne tombait pas complètement. « Quand je disais : Mon pied chancelle ; votre miséricorde, Seigneur, me soutenait aussitôt (2) ». Ne crains donc pas ; s'il n'a pas manqué de te tirer de l'Égypte, il ne manquera pas non plus de t'aider durant le voyage. Ne crains pas,

 

1 Gal. VI, 14. — 2 Ps. XCIII, 18.

 

lance-toi dans la carrière, espère et sois en paix. Tantôt Moïse abaissait ses mains, tantôt il les élevait ; Amalec n'en fut pas moins vaincu (1). Il put bien résister, il ne put vaincre.

7. Nous voilà ainsi amenés à parler de la seconde espèce de pénitence ; car j'ai annoncé que d'après la sainte Écriture on peut envisager la pénitence sous un triple aspect. La première pénitence est celle des postulants, de ceux qui ont vraiment soif du baptême ; j'en ai parlé d'après nos livres saints, Il en est une autre qu'on doit faire chaque jour. Où montrer cette pénitence de chaque jour ? Je ne vois pas où la montrer plus clairement que dans l'oraison de chaque jour, dans la prière que nous a enseignée le Seigneur même, où il nous a appris ce que nous devons dire à son père et où il a mis ces paroles : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2) ». Quelles sont ces offenses, mes frères ? Les offenses ne peuvent signifier ici que les péchés : demandons-nous donc ici le pardon des péchés déjà pardonnés dans le baptême ? Sûrement il ne survécut aucun des Égyptiens qui poursuivaient les Hébreux. Or, s'il ne survécut alors aucun ennemi, pourquoi implorer le pardon, sinon parce que nos mains fléchissent en présence d'Amalec ? « Pardonnez-nous, comme nous pardonnons ». Voilà tout à la fois un remède donné, et un contrat établi. Pour remède, Jésus donne une prière, le contrat indique l'effet de la prière : il sait d'après quelles lois on agit au ciel, par quel moyen on peut y obtenir ce qu'on souhaite. Veux-tu obtenir le pardon ? accorde-le, s'écrie le Seigneur. Que peux-tu donner à Dieu, quand tu demandes qu'il te donne ? Le Christ, notre Sauveur, vit-il encore sur la terre ? Zachée le reçoit-il encore avec joie dans sa demeure (3) ? Marthe lui prépare-t-elle encore le vivre et le couvert (4) ? Il ne ressent aucun de ces besoins, il est assis à la droite de son Père. Mais « ce que vous avez fait à l'un de ces petits d'entre les miens, vous me l'avez fait à moi-même (5)  ». Faire cela, c'est étendre les mains pour vaincre Amalec.

Sans doute, en donnant à qui a faim, tu te montres généreux envers le pauvre, mais si tu perds ce que tu lui donnes, c'est sur la terre, et non au ciel. Que dis-je ? sur la terre

 

1 Exod. XVII, 11-13. — 2 Matt. VI, 12. — 3 Luc, XIX, 6. — 4 Id. X, 40. — 5 Matt. XXV, 40.

 

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même, Celui à qui tu obéis en donnant, te dédommage de ce que tu donnes. C'est cette vérité que rappelle l'Apôtre en ces termes : « Celui qui fournit la semence au semeur, lui fournira aussi du pain pour se nourrir  ». Tu es l'ouvrier de Dieu même, lorsque tu donnes à l'indigent ; tu sèmes alors en hiver, pour moissonner en été. Crains-tu donc, homme sans foi, que dans cette riche moisson le divin Père de famille laisse son ouvrier sans nourriture ? Tu en auras donc, mais assez pour tes besoins ; Dieu accordera tout ce qui est nécessaire, non ce que peut désirer la passion. Travaille alors sans crainte, étends les mains, triomphe d'Amalec. Je le répète, ici tu ne verras plus dans ta maison ce que tu y voyais avant de l'avoir donné ; tu ne l'y verras plus avant que Dieu te le rende. Mais lorsque tu pardonnes sincèrement, que perds-tu dans ton cœur, dis-le-moi ? Oui, que perds-tu dans le cœur lorsque tu pardonnes à qui t'a offensé ? Non, en pardonnant tu ne perds rien, au contraire. Il y avait dans ton cœur comme un flot de charité qui semblait jaillir d'une artère intérieure ; en conservant de la haine contre ton frère, tu obstrues cette source jaillissante. Ainsi donc, au lieu de perdre quoi que ce soit en pardonnant, tu sens la source couler en toi plus abondante, car la charité ne s'épuise pas. C'est toi qui en gènes l'écoulement dans ton âme, lorsque tu y mets une pierre d'achoppement. Je me vengerai, je me vengerai, je lui montrerai, je lui ferai sentir : quelle agitation ! quelle fatigue ! quand on peut, en pardonnant, être tranquille, vivre tranquille, prier tranquille !

Que vas-tu faire bientôt ? Tu vas prier. Dois-je dire à quel moment ? C'est aujourd'hui même que tu vas prier ; supposerais-je que tu ne prieras point ? Rempli donc de haine et de colère, tu menaces de te venger, tu ne pardonnes pas du fond du cœur. Te voilà donc en prière, car l'heure de la prière est arrivée, et tu commences à écouter ou à prononcer les paroles dominicales. Après avoir écouté ou prononcé les premiers mots, tu arriveras au verset du pardon. Où irais-tu, pour n'y pas arriver ? Afin de ne pardonner pas à ton ennemi, t'éloigneras-tu du Christ ? Supposons que tu t'égares dans ta prière, que tu refuses de dire : « Pardonnez-nous nos offenses », par la raison que tu ne peux ajouter : « Comme nous

 

1 II Cor. IX, 10

 

pardonnons à ceux qui nous ont offensés », sans qu'on le réponde à l'instant même : Eh bien ! je pardonne, comme tu pardonnes ; supposons donc qu'incapable de prononcer ces mots parce que tu ne veux point pardonner, tu passes ce verset sous silence et que tu arrives au suivant : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation » ; c'est là que l'arrête le créancier dont tu voulais en quelque sorte éviter le regard, comme le débiteur qui rencontre dans une rue celui à qui il a affaire et qui quitte sa route, s'il peut échapper quelque part, qui va même d'un autre côté pour ne pas rencontrer l'œil de son créancier. Voilà ce que tu penses avoir fait en passant ce verset. Effectivement, si tu as évité de dire : Pardonnez comme je pardonne, c'était pour que Dieu ne pardonnât pas comme tu pardonnes, en d'autres termes, pour qu'il ne pardonnât pas du tout. Ainsi c'est pour échapper au regard de ton créancier que tu n'as point dit ces paroles. Mais qui cherches-tu à éviter ? Qui es-tu pour y réussir ? Où iras-tu ? Où pourras-tu te trouver sans qu'il s'y trouve ? Tu diras bientôt : « Où irai-je loin de votre esprit ? où fuirai-je loin de votre face ? Si je monte au ciel, vous y êtes ; si je descends en enfer, vous y voilà ». Eh ! comment ce débiteur peut-il fuir le Christ, sinon pour aller en enfer ? Là même encore se trouve ce débiteur terrible. Que faire alors, sinon ce qui suit : « Je prendrai mon essor en droite ligne ; je m'envolerai aux extrémités de la mer (1) » ; autrement : appuyé sur mon espérance, je songerai à la fin du siècle ; fidèle à vos préceptes, je vivrai ; je m'élèverai sur les deux ailes de la charité. Vole, vole sur ces deux ailes ; aime le prochain comme toi-même et ne conserve pas cette haine qui te porte à éviter ton divin créancier.

8. Il est une troisième sorte de pénitence : je dois en dire quelques mots, afin de m'acquitter, avec l'aide du Seigneur, de ce que j'ai avancé, de ce que j'ai promis. C'est une pénitence plus sévère et plus douloureuse ; ceux qui la pratiquent sont appelés dans l'Église les pénitents proprement dits, et éloignés de la participation du Sacrement de l'autel, dans la crainte qu'en le recevant indignement, ils ne mangent et ne boivent leur condamnation. Ainsi cette pénitence est une pénitence livrée aux larmes.

 

1 Ps. CXXXVIII, 7-9.

 

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On est gravement blessé ; on est coupable, soit d'adultère, soit d'homicide, soit de sacrilège ; on a commis un péché grave ; la blessure est profonde, meurtrière, mortelle ; mais on a un médecin tout-puissant. Après la pensée, le plaisir, le consentement et la perpétration du crime, on est comme un mort de quatre jours qui sent mauvais déjà. Mais le Seigneur a-t-il délaissé le mort de quatre jours ? n'a-t-il pas crié : « Lazare, sors, viens ? » Devant ce cri de miséricorde s'est renversée la pierre du sépulcre, la mort a fait place à la vie, les ténèbres à la lumière. Lazare s'est levé, il est sorti du tombeau ; mais il était lié comme le sont les pénitents qui accusent leurs péchés. Déjà effectivement ils ont échappé à la mort ; se confesseraient-ils s'ils étaient encore glacés par elle ? Se confesser c'est quitter les ombres et les ténèbres. Que dit le Seigneur à son Église ? « Ce que vous délierez sur la terre, sera délié aussi dans le ciel (1)». Aussi, lorsque Lazare sort du tombeau, comme le Seigneur dans sa miséricorde a amené à la confession ce mort qui se cachait tout en répandant l'infection, les ministres de l'Église font ce qui reste, conformément à ces paroles : « Déliez-le et le laissez aller (2) ».

Il est vrai, mes très-chers frères, personne ne doit se proposer cette espèce de pénitence, nul ne s'y doit préparer : si toutefois on tombe dans le crime, qu'on se garde de désespérer. Ce qui a perdu complètement le traître Judas, c'est moins le crime commis par lui que le désespoir du pardon. Il n'était pas digne de ce pardon ; voilà pourquoi son cœur ne fut ni éclairé ni excité à recourir à la clémence de Celui qu'il avait livré, comme y recoururent plus tard ceux qui le crucifièrent ; au contraire, il se tua par désespoir, il se tua en se pendant, en s'étranglant. Ce qu'endura son corps était l'image de ce qui se passait dans son âme. En effet, on donne aussi le nom de spiritus, esprit, à cet air agité. De même donc que la mort, quand on se pend, vient de ce que l'air n'entre plus dans la poitrine, ainsi, quand on désespère d'obtenir de Dieu le pardon, on s'étrangle en quelque sorte par le désespoir et on se met dans l'impossibilité d'être visité par l'Esprit-Saint.

9. Cette pénitence établie dans l'Église est pour les païens un moyen d'insulter les chrétiens.

 

1 Matt. XVIII, 18. — 2 Jean, XI, 39-44.

 

L'Église catholique a déjà soutenu, contre certaines hérésies, la nécessité de faire pénitence. Il y a eu en effet des hommes qui ont prétendu que pour certains péchés il n'y avait point de pénitence ; aussi ont-ils été séparés de l'Église et déclarés hérétiques. Quelques péchés que l'on ait commis, l'Église ne perd point ses entrailles maternelles. Mais les païens eux-mêmes, je le répète, prennent de là occasion de nous insulter, sans savoir, hélas ! ce qu'ils disent, car ils ne comprennent pas encore la parole de Dieu, cette parole qui rend éloquente la langue des enfants. En promettant le pardon, crient-ils, à ceux qui font pénitence, vous faites pécher davantage ; vous lâchez la bride, au lieu de recourir au frein. Et chacun, de toutes ses forces, développe cette idée ; aussi bruyante qu'elle est peu sûre d'elle-même leur langue ne se tait point sur ce sujet ; fussent-ils même convaincus par nos raisonnements, ils ne se rendent point. Néanmoins, que votre charité apprenne en peu de mots comment on les convainc, car tout est établi dans l'Église à un haut degré de perfection, par la miséricorde de Dieu.

C'est parce que nous montrons le port de la pénitence que, selon eux, nous autorisons le péché. Mais si nous fermions la porte au repentir, le coupable n'entasserait-il pas d'autant plus péchés sur péchés que davantage il désespérerait du pardon ? Il se dirait : Je le reconnais, j'ai péché, j'ai commis ce crime, il n'y a plus pour moi de miséricorde, la pénitence n'est pour moi d'aucune utilité, je suis réprouvé : pourquoi ne pas vivre selon mes fantaisies ? Ne trouvant plus en moi la charité, je satisferai au moins la convoitise. Pourquoi me priver ? Ce séjour m'étant fermé absolument, je perds tout ce que je puis faire ici, puisque je ne saurais plus acquérir la vie qui suivra la vie présente. Pourquoi ne me livrer pas à mes passions, ne chercher pas à les contenter, à les rassasier, à faire, non ce qui est permis, mais ce qui est agréable ? — On lui répondra sans doute : Mais tu finiras, misérable, par être pris, accusé, soumis à la torture et puni. Les méchants savent qu'on parle et qu'on agit ainsi dans le monde : mais ils remarquent aussi que beaucoup de scélérats et de grands coupables se livrent impunément au crime. Eux-mêmes peuvent tenir secrets ou racheter bien des forfaits, se faire pardonner jusqu'à

 

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la vieillesse une vie de hontes, de blasphèmes, de sacrilèges, de perdition enfin. Eh quoi ! disent-ils dans leurs calculs, un tel après tant d'actes coupables n'est-il pas mort comblé d'années ? — Oublies-tu que si ce pécheur, ce scélérat n'est mort que dans la vieillesse, c'est que Dieu voulait montrer en lui sa patience et l'attendait à pénitence ? Ce qui fait dire à l'Apôtre : « Ignores-tu que la patience de Dieu t'invite à la pénitence ? Mais par la dureté et l'impénitence de son cœur, le coupable s'est amassé un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres  ». Ainsi donc, il est nécessaire que l'âme soit sous l'impression de la crainte, il est nécessaire que celui qui ne veut pas pécher songe à la présence de Dieu, non-seulement lorsqu'il est en public, mais encore lorsqu'il est dans sa propre demeure : que dis-je ? il faut qu'il voie Dieu présent dans sa chambre, et durant la nuit, et sur son lit, et dans son cœur.

Il est vrai, par conséquent, qu'en détruisant le port de la pénitence on ne fait qu'accroître les péchés par le désespoir ; ainsi se trouvent réfutés les esprits qui prétendent

 

1 Rom. II, 4-6.

 

au contraire qu'on favorise le crime en montrant, avec la foi chrétienne, ce port de salut aux coupables.

Mais quoi ! Dieu ne devait-il pas empêcher aussi que l'espoir du pardon ne contribuât de son côté à encourager le vice ? Il n'a pas voulu que le désespoir multipliât l'iniquité ; ne devait-il pas empêcher aussi que l'espérance ne la multipliât à son tour ? Car si le désespoir tend à favoriser le péché, l'espoir y tend également, puisqu'avec l'espérance du pardon on peut se dire : Je vais faire ce que je veux ; Dieu est bon, il me pardonnera quand je me convertirai. — Oui, dis-toi : Il me pardonnera quand je me convertirai, si tu es sur du lendemain. N'est-ce pas pour ce motif que l'Écriture te crie : « Ne tarde pas de le convertir au Seigneur, et ne diffère pas de jour en jour ; car sa colère fondra soudain, et au jour de la vengeance il te perdra (1)? »

Ainsi la providence divine veille à nous préserver de deux dangers. Pour nous préserver des nombreux péchés qu'engendrerait le désespoir, elle nous montre le port de la pénitence ; et pour nous faire échapper d'autre part aux iniquités que produirait l'espérance, elle a rendu incertain le jour de la mort.

 

1 Eccli. V, 8, 9.