Bénédictin de
l'abbaye de Ligugé, de la Congrégation de France.
PARIS
AUX BUREAUX DU
CONTEMPORAIN
17, RUE CASSETTE, 17
Ou chez l'auteur à
LIGUGÉ (Vienne) 1882
Si le fait historique dont nous
allons discuter l'authenticité s'était passé de nos jours, il ne paraîtrait
assurément pas digne de faire l'objet d'une dissertation scientifique. Qu'une
église possède plus ou moins de saintes reliques, ou en dispute la possession à
sa voisine, c'est là, aux yeux de la plupart de nos contemporains, une question
tout au plus bonne à occuper les loisirs d'un sacristain.
Il n'en était pas de même au
moyen-âge. La possession d'une relique insigne donnait à une église ou à un
monastère une illustration qui rejaillissait sur toute la contrée, surtout si ce
corps saint était entier et si le bienheureux était l'objet d'une vénération
générale.
La dévotion des fidèles ne
tardait pas à transformer le lieu enrichi d'un tel trésor en un centre de
prières publiques, de progrès intellectuel, de commerce et de relations
sociales, parfois même internationales. A l'appui de cette observation, il
suffit de rappeler saint Pierre et saint Paul à Rome, saint Jacques à
Compostelle, saint Denis près Paris, saint Martin à Tours. Or le saint
patriarche des moines d'Occident, saint Benoît, acquit dès le VIIe siècle, en
France, une renommée qui ne fit que s'accroître au VIIIe, et qui, au IXe
siècle, s'étendait dans le monde entier. A la fin du VIIIe siècle, en Italie,
en Espagne, en Angleterre, et dans toutes les parties de la Germanie conquise à
la foi chrétienne, sa règle était devenue la loi générale de l'Ordre
monastique.
Pour les fidèles de ces contrées,
le lieu où reposait le corps de cet illustre législateur devenait dès lors un
centre de pèlerinage [2] vraiment international. Il est donc intéressant
d'étudier les titres que peut avoir la France à la revendication d'une telle
gloire.
Sans doute l'Italie, Subiaco et
le Mont-Cassin peuvent se glorifier de l'honneur inaliénable d'avoir donné le
jour au Moïse de l'Ordre monastique, d'avoir été le théàtre de ses
merveilleuses actions et de sa glorieuse mort, de posséder son sépulcre si
longtemps sanctifié par sa dépouille mortelle et toujours imprégné de sa vertu
vivifiante et miraculeuse.
Mais la France a-t-elle eu,
a-t-elle encore l'insigne faveur d'être enrichie des ossements sacrés de ce
grand homme et de ce grand saint? Dieu, qui la prédestinait à jouer un rôle
prépondérant dans la diffusion de la vie bénédictine, instrument de la
civilisation chrétienne, a-t-il voulu, par cette précieuse acquisition, l'aider
puissamment à remplir dignement la mission surnaturelle qu'il devait lui
confier ? Telle est, considérée à son véritable point de vue, la portée de la
question que nous nous proposons d'élucider dans le présent mémoire.
Son importance a'été justement appréciée par tous les hommes
qui ont étudié notre histoire nationale au point de vue religieux, et, depuis,
trois siècles, elle a donné lieu à des luttes passionnées et à des études
critiques qui ont contribué, dans une large mesure, au progrès de l'histoire
ecclésiastique et monastique,
D. Mabillon, le prince de la
science bénédictine, qui est entré personnellement en lice dans ce débat, a
publié dans ses Vetera Analecta le plus ancien monument qui fasse
mention de la translation du corps de saint Benoît du Mont-Cassin au monastère
de Fleury-sur-Loire, dans le diocèse d'Orléans. C'est un récit succinct du
fait, raconté par un contemporain, qui parait avoir toutes les qualités d'un
écrivain sincère et véridique.
Au milieu du IXe siècle, la
plupart des Églises d'Occident, .,non seulement avaient applaudi à ce fait
historique, mais encore en célébraient la mémoire par une fête spéciale,
lorsqu'un moine de Fleury, nommé Adrèvald, publia une légende plus détaillée,
mais moins véridique, sur le même sujet.
La croyance à la réalité de la
translation du corps de saint Benoît en France était générale à cette
époque. Paul Diacre, le plus illustre des écrivains du Mont-Cassin, l’avouait
sans détour à la fin du VIIIe siècle. Cet accord persévéra jusqu'au
commencement du XIe siècle. A cette date, un courant d'opinion se forma au
Mont-Cassin, qui tendait à revendiquer pour cette abbaye la [3] possession du
corps entier de son saint fondateur. Pour établir ce nouveau sentiment, un
moine du Mont-Cassin ne se fit pas scrupule de composer toute une série de
pièces fausses, qu'il encadra dans une sorte de chronique indigeste se
rapportant aux événements du VIe, du VIIe et du VIIIe siècle. Dans le but de
donner plus d'autorité à son oeuvre, l'auteur la plaça sous le nom estimé
d'Anastase, célèbre bibliothécaire de l'Église romaine pendant la seconde
moitié du IXe siècle, que le faussaire, dans son ignorance, faisait vivre un
siècle plus tôt. Cité pour la première fois, sous son nom emprunté, par D. Arnold
Wion, moine de la congrégation du Mont-Cassin à la fin du XVIe siècle (1), cet
ouvrage devint dès lors l'objet des plus sévères critiques. Mais lorsque
Muratori l'eut publié en son entier, en 1723 (2), il tomba aussitôt dans le
discrédit le plus complet et le plus unanime.
Toutefois, le faussaire n'avait
pas osé nier la réalité de la translation du corps de saint Benoît en France.
S'emparant habilement de la légende d'Adrevald, dans laquelle celui-ci raconte
les tentatives faites par les Cassinésiens pour obtenir la restitution du corps
de saint Benoît au Mont-Cassin, le faux Anastase affirmait que ces tentatives
avaient abouti, et il appuyait son assertion sur une foule de documents
apocryphes, forgés par lui.
Cependant cette manière
d'expliquer la prétendue présence du corps entier de saint Benoît dans leur
abbaye ne fut pas du goût des moines du Mont-Cassin au XIe siècle. L'opinion
qui niait carrément le fait même de toute translation en France finit par
prévaloir, en sorte que, à la fin de ce même XIe siècle, elle était devenue
générale dans le monastère. Les esprits les plus sages et les plus modérés se
tenaient seuls à l'écart dans une juste et prudente réserve.
Dans les dernières années du XIe
siècle, un homme intelligent mais passionné, qui plus tard fut élevé à la
dignité de cardinal évêque d'Ostie, contribua puissamment à donner au parti
antifrançais une autorité prépondérante au Mont-Cassin. Nous
4
voulons parler de Léon de Marsi, qui a composé sous l'abbé
Odérisius une Chronique du Cassin, qui, bien que remplie de fautes de
tout genre, n'en est pas moins une oeuvre estimable dans son ensemble. Nous
raconterons tout à l'heure les brillantes polémiques auxquelles donnèrent lieu
les diverses éditions de cet ouvrage.
Léon de Marsi, plus connu sous le
nom de Léon d'Ostie, ne put mettre la dernière main à sa Chronique; elle
fut terminée, et très probablement interpolée, par un autre moine du
Mont-Cassin, également intelligent, d'une naissance illustre, mais beaucoup
moins judicieux et surtout incomparablement moins consciencieux que son
devancier. Il se nommait Pierre, et il est connu dans l'histoire littéraire sous
le nom de Pierre Diacre. Non seulement il marcha sur les traces du faux
Anastase, mais encore il le surpassa dans la fabrication des pièces apocryphes,
dont il remplit les archives de son abbaye pendant le temps qu'il en eut la
garde. Il se fit le champion de l'opinion qui niait sans restriction que le
corps de saint Benoît eût jamais été enlevé de son tombeau par qui que ce soit.
Dans l'intérêt de cette thèse favorite, il composa une série de documents si
habilement forgés que plusieurs ont trompé, presque jusqu'à nos jours, la
vigilance de la critique historique. Grâce aux progrès de la science moderne,
nous espérons en démasquer tout le mensonge.
Cependant il a réussi à égarer la
conscience des écrivains italiens qui ont jusqu'ici traité plus ou moins directement
la question que nous nous proposons d'élucider. Un coup d'oeil sur l'histoire
bibliographique de cette discussion ne sera pas inutile.
La première édition de la Chronique
cassinésienne de Léon d'Ostie fut imprimée à Venise, le 12 mars 1513,
d'après un manuscrit interpolé au XVe siècle par le célèbre helléniste
Ambrosio Traversari. Dans son épître dédicatoire à D. Giovanni Cornaro, abbé de
Sainte-Justine de Padoue, l'éditeur, dom Laurenzo Vincentino, de la
congrégation bénédictine de SainteJustine ou du Mont-Cassin, eut le tort de
prétendre que le texte qu'il publiait était tiré des bibliothèques de ladite
congrégation (in bibliothecis nostris) et notamment d'un manuscrit
tombant de vétusté (propemodum vetustate confecta). Cette forfanterie
tout au moins inexacte lui attira de justes critiques. Loin de s'en émouvoir,
D. Laurenzo livra au public, toujours comme provenant [5] des mêmes sources,
une série de pièces apocryphes, parmi lesquelles figuraient des bulles de saint
Zacharie, de Benoît VIII et d'Urbain II, qui attestent la présence du corps de
saint Benoît au Mont-Cassin.
C'était provoquer la controverse
relative à la question de la translation en France des reliques du saint
patriarche.
Si D. Lorenzo Vincentino espérait
faire triompher la cause du Mont-Cassin, il dut éprouver une cruelle déception.
Ses documents furent généralement considérés comme apocryphes ou tout au moins
comme suspects.
Loin de se rendre, l'infatigable
bénédictin crut avoir raison de ses adversaires en éditant un appendice où il
avait accumulé une multitude de pièces plus manifestement fausses encore que
les premières. C'étaient une lettre des Siciliens à saint Benoît sur le martyre
de saint Placide, une autre de Gordien, confrère du saint martyr, au diacre
saint Maur, la réponse de celui-ci, etc. Tout cela était présenté comme extrait
des archives du Mont-Cassin. C'était, en effet, une production de Pierre
Diacre, qui avait cru faire une oeuvre utile à son monastère en extrayant du
faux Anastase ou en composant lui-même tout ce fatras indigeste, et en le
réunissant sous le titre de Regestrum sancti Placidi.
Le cardinal Baronius, dans ses Annales
ecclésiastiques, en fit une censure méritée, mais assurément trop
indulgente.
Les archives du Mont-Cassin
furent dès lors l'objet d'une déconsidération, qui persista longtemps dans
l'opinion des critiques, malgré les justifications tentées par les
Cassinésiens.
Toutes ces publications avaient
manifestement pour but d'affirmer contre les Français la présence du corps de
saint Benoît au Mont-Cassin. Le peu de confiance qu'inspiraient plusieurs de
ces documents empêcha que l'effet, sous ce rapport, fût aussi complet que
l'espérait D. Lorenzo.
Toutefois la science critique
était alors si peu avancée que plusieurs bénédictins, même instruits et
intelligents, furent ébranlés dans leur conviction relativement à la
translation des reliques de saint Benoît en France. Des résolutions furent
prises, en ce sens, par les chapitres généraux des congrégations de Bursfeld,
en Bavière (1), et de Valladolid, en Espagne (2).
6
La discussion était ouverte. Les
esprits modérés en Italie essayèrent, comme au commencement du XIe siècle, de
faire prévaloir une opinion mixte, qui, tout en sauvegardant les droits
prétendus du Mont-Cassin à la possession du corps de saint Benoît, concédait
néanmoins a l'abbaye de Fleury-sur-Loire la faveur de n’être pas, entièrement privée
de quelques reliques du saint patriarche. Dom Arnold Wion, originaire de Douai
en Flandre, mais profès de la congrégation du Mont-Cassin, se fit le champion
zélé de cette opinion dans son livre Lignum vitae déjà cité. D. Antonio
Yepez, abbbé de Saint-Benoît de Valladolid, le suivit dans cette voie (1), tout
en accordant à l'abbaye de Fleury une portion plus considérable du corps de
saint Benoît. L'un et l'autre, du reste, admettaient la vérité de la
translation d'une partie des reliques en France; ils s'appuyaient
principalement sur le .témoignage du faux Anastase. Le peu d'autorité d'un
pareil témoin et la modération même de leur sentiment les condamnèrent à
l'isolement.
Tandis qu'Antonio Yepez faisait
imprimer en Espagne le premier volume de ses Chroniques, paraissait à Lyon un
petit volume, (2) destiné à jouer un, rôle important dans la lutte engagée.
Composé par un bénédictin français, de l'ordre des Célestins; nommé Jean du
Bois, il contenait une chaîne de témoignages imposants en faveur de la tradition
française relativement à la translation du corps de saint Benoît dans l'abbaye
de Fleury. C'était en 1605. Cet ouvrage, malgré ses imperfections, n'était pas
sans mérite. Aussi fit-il une vive impression, même en Italie.
D. Jean du Boisbattait en brèche
les assertions de la Chronique du Mont-Cassin de Léon d'Ostie, dont
Jacques du Breul venait de donner une seconde édition à Paris en 1603. Le
bénédictin espagnol D. Matheo Laureto prit, la défense de la cause
cassinésienne, et il écrivit ab irato un livre ou plutôt un pamphlet
in-4°, sous ce titre : De vera existentia corporis sancti Benedicti in
7
Casinensi ecclesia, deque ejusdem translatione (1),
qu'il fit imprimer à Naples en 1607. Dom Vincent Barrali, de l'abbaye de Lérins,
alors unie à la congrégation du Mont-Cassin, s'unit à Laureto, et dans sa Chronologie
des Saints de son monastère il révoqua en doute la tradition de Fleury (2).
Mais la cause française trouva un
défenseur digne d'elle dans Charles de la Saussaye, docteur en théologie et
doyen de l'église cathédrale d'Orléans. Il inséra dans ses Annales Ecclesiae
Aurelianensis (3) une dissertation sur la translation du corps de saint
Benoît, qui a mérité les éloges de Mabillon. C'est en effet un prodige
d'érudition et de critique pour le temps.
Cependant on ne s'endormait pas
en Italie. Dom Matheo Laureto prenait dans le même temps la plume et publiait à
Naples, en 1616, une troisième édition de la Chronique de Léon d'Ostie,
expurgée, selon lui, de toutes les erreurs grossières dont ses éditeurs
l'avaient jusqu'alors chargée (4).
Le savant D. Hugues Ménard, l'une
des gloires de la congrégation de Saint-Maur (5), intervint peu de temps après
dans la lutte, et, avec le grand sens critique qui le distinguait, il sut
démontrer combien méritaient peu de confiance les autorités alléguées par les
moines du Mont-Cassin, et combien graves, au contraire, étaient les témoignages
qui déposaient en faveur de Fleury (6).
D. Matheo Laureto écrivit deux
appendices à son pamphlet De vera existentia, mais ils sont restés,
paraît-il, manuscrits au Mont-Cassin (7).
8
En 1658, Jean Bollandus eut occasion d'aborder la même
question, dans sa grande collection des Acta Sanctorum, au 10 février
(1), à propos de sainte Scholastique. Il la traita dans un sens manifestement
favorable à la tradition française. Ses disciples, Henschenius et Papebroch, au
21 mars, se tinrent sur une plus grande réserve. C'était en 1667.
L'année suivante, le P. Le
Cointe, de l'Oratoire, n'hésita pas, dans son troisième volume des Annales
Francorum, à se déclarer hautement en faveur de la translation à Fleury
(2).
D. Mabillon s'occupait alors à
éditer à Paris la Chronique de Léon d'Ostie, annotée par D. Angelo della
Noce, abbé du Mont-Cassin (3). Celui-ci voulut profiter de cette publication
pour y insérer une dissertation contre la tradition française. D. Mabillon, qui
dirigeait l'impression, la supprima. L'abbé du Mont-Cassin en fut fort irrité,
et il s'empressa de publier sa note, à Rome, la même année. D. Mabillon
imprimait alors (1668) son second volume des Acta Sanctorum ordinis sancti
Benedicti, dans lequel était une dissertation spéciale sur la Translation
de saint Benoît. Il y inséra de solides réponses à la note de D. Angelo della
Noce. Celui-ci, piqué au vif, fit paraître à Rome une brochure où le savant
bénédictin français est traité avec une rudesse imméritée (4).
Cette diatribe fut prise en
Italie pour un chef-d'œuvre, et elle fut réimprimée, ainsi que la première note
du même auteur, par Muratori (5) et par le cardinal Quirini (6), en 1723.
Le camaldule Macchiarelli prit un
ton moins fraternel encore dans un opuscule sur le même sujet (7). Mais D.
Petro-Maria Giustiniani, ancien moine du Mont-Cassin et devenu évêque de
Vintimille, les surpassa tous par la manière dont il trancha la
(1) Bolland. Act. SS., t. II feb.,
p. 397-399.
(2) Le Cointe, Annal. Francor., t. III, p. 681, an.
673, nis 42-57.
(3) Le savant W. Wattembach en a donné une dernière et
meilleure édition, en 1846, dans le tome VII des Monumenta Germaniae de
Pertz. Elle a été reproduite dans le tome CLXXIII de la Patrologie latine de
Migne.
(4) Il suit numéro par numéro la dissertation de D. Mabillon
insérée dans les Acta Sanctorum ord. S. Benedicti. Le lecteur impartial
qui lira les deux dissertations pourra dire de quel côté est le calme, la
raison, la justesse des observations, la vérité. L'abbé du Mont-Cassin ne nomme
jamais Mabillon par son nom; il l'appelle son adversaire.
(5) Muratori, Scriptor. Italici, t. IV,
p. 438, 623 (an. 1723).
(6) Quirini, Vita graece-latina S.
Benedicti, inter Varia, notae, n° 68. Venetiis 1723.
(7) Macchiarelli, La Favola del trasporto
di San Benedetto in Francia. Napoli 1713. In-4°.
9
question (1). Benoît XIV lui-même fut entraîné par le
torrent de l'opinion en Italie (2). Le savant Domenico Giorgi eut seul le
courage d'avouer l'irréfragable valeur des autorités alléguées par Mabillon
dans ses Acta 0. S. B. et dans sesAnnales benedictini (3), et
l'on peut dire que, s'il avait pu étudier sur une plus large échelle les
monuments liturgiques, il n'eût pas fait d'aussi grandes concessions aux
prétentions des cassinésiens.
Vers le même temps (1746)
paraissait le premier volume de septembre de la collection des Bollandistes. La
fête de saint Aygulphe étant célébrée le 3 septembre, le P. Jean Stilting fut
chargé de rédiger les observations critiques qui devaient être placées en tête
des Actes du saint martyr. Il le fit avec une grande science, mais avec une
partialité un peu trop marquée envers les documents cassinésiens (4). Sa
conclusion ressemble beaucoup à celle de Yépez : il accorde à Fleury et au
Mont-Cassin une portion à peu près égale du corps de saint Benoît. Ses
observations relatives à la part que prit saint Aygulphe à l'enlèvement des
saintes reliques et à la date qu'il faut assigner à cet évènement, sont
marquées au coin de la plus intelligente critique; nous en profiterons.
Les concessions faites à la
tradition ïrancaise par le savant Bollandiste ne furent pas du goût des
Italiens.
Le cardinal Quirini, qui
illustrait alors par son grand savoir la pourpre romaine et la congrégation du
Mont-Cassin, à laquelle il avait appartenu, prit la plume pour enlever aux
Français la part que leur concédait le disciple de Bollandus. Dans deux lettres
adressées au président de la congrégation bénédictine de Bavière (5), il essaya
de prouver que le Mont-Cassin n'avait jamais été dépouillé, même en partie, du
corps de saint Benoît. Le principal document sur lequel il crut devoir bâtir
son argumentation
10
était uhe chronique de Brescia, publiée par Muratori (1), et
dont ce savant faisait remonter la composition en 883. Aux yeux du
cardinal-évêque de Brescia, c'était une arme doublement puissante. Nous dirons
plus loin ce qu'il faut en penser.
Cependant la cause française
n'étaitpas entièrement délaissée, même en Italie. Les avocats chargés de
défendre les usurpations de la cour de Naples contre les droits immémorials de
l'abbaye du Mont-Cassin, publièrent contre les documents cassinésiens plusieurs
factums, où malheureusementla passion dénature jusqu'aux vérités qui s'y
rencontrent (2). Le docte Di Meo émit également dans ses Annali, une
opinion favorable à la tradition française (3).
Cette longue polémique, endormie
pendant la terrible révolution du dernier siècle, s'est réveillée de nos jours.
Un savant napolitain, Carlo Troya, qui a laissé en 16 volumes des documents et
des données précieuses sur l'histoire de l'Italie, consacra vers 1840 une assez
longue note (4) à la question de la translation de saint Benoît en France, à
propos d'un diplôme de Gisulphe II, duc de Bénévent, dont il soutenait
l'authenticité. Cette opinion l'entraîna fatalement à contester la translation
de saint Benoît à Fleury, bien que son esprit critique l'eut amené à des aveux
qui, logiquement, auraient dû le faire aboutir à une conclusion contraire.
Dom Tosti, de son côté, marchant
sur les traces de son savant prédécesseur, D. Erasme Gattola, archiviste comme
lui de l'abbaye du Mont-Cassin, dont ils ont écrit l'un et l'autre l’histoire,
a mis au service de la même cause, (5) toute l'habileté et la souplesse de son
talent. Mais, homme aimable autant qu'érudit, il a revêtu son sentiment de
cette forme modeste et gracieuse qui plaît à ceux-là même qui sont obligés de
la combattre.
11
Un écrivain anonyme a publié à
Bologne, en 1876, un opuscule dans un esprit et sur un ton absolument opposé
(1).
D'autre part, en 1846, la
tradition française acquit un défenseur exceptionnellement autorisé. Le R. P.
Dom Pitra, aujourd'hui cardinal-évêque de la sainte Eglise romaine, soutint
l'opinion de son illustre prédécesseur D. Mabillon, dans son Histoire de
saint Léger, évêque d'Autun et martyr (2), et nous savons qu'il est loin
d'avoir changé de sentiment.
Au contraire, S. E. le cardinal
Bartolini, préfet de la sacrée Congrégation des Rites, ayant eu récemment
occasion, dans son livre plein de recherches Di S. Zaccaria Papa (3), de
traiter la même question, a embrassé l'opinion cassinésienne, tout en faisant
d'assez larges concessions à la possession de Fleury. Enfin, on vient de
publier à Paris un volume plein d'intérêt contenant une série de témoignages en
faveur de la translation de saint Benoît en France (4).
La discussion est donc de nouveau
ouverte; et, comme au XVIIe siècle, les Français peuvent dire que l'attaque n'a
pas commencé de leur côté.
Il nous a semblé que le moment
était venu d'étudier le débat sous toutes ses faces et de porter un jugement
définitif sur les documents allégués par les deux parties.
Les procédés de la critique
moderne nous aideront puissamment dans cette tâche difficile et délicate à la
fois. D. Mabillon nous servira de modèle. A son exemple (5), « nous
éviterons tout ce qui serait injurieux à nos frères d'au-delà des monts, que
nous aimons et vénérons de tout coeur. La discussion entre serviteurs de
Dieu, dit saint Ambroise, doit avoir le caractère
12
d'une conférence et non pas d'une altercation. Nous
nons contenterons donc d'exposer avec calme et simplicité la vérité et les
droits de la critique, laissant au lecteur la liberté de tirer lui-même les
conclusions. »
Haut du document
Nous savons par saint Grégoire le
Grand (1), auteur contemporain, que saint Benoît et sa soeur sainte
Scholastique furent enterrés dans le même sépulcre, préparé par le saint
patriarche luimême sur le Mont-Cassin, dans l'oratoire dédié à saint
Jean-Baptiste (2). Ce double sépulcre devint célèbre par les nombreux miracles
qu'y opéraient le frère et la soeur (3), jusqu'au jour néfaste prédit par le
bienheureux législateur (4).
Un de ses amis, nommé Théoprobus,
le trouva un jour dans sa cellule pleurant amèrement. Par respect, il resta
quelque temps silencieux. devant lui; mais, voyant que ses pleurs, accompagnés
de gémissements, ne discontinuaient pas, il lui demanda le sujet d'une telle
douleur. Le serviteur de Dieu lui répondit : « Tout ce monastère,
que j'ai construit avec tant de peines et de soins, et tout ce que j'avais
préparé à mes frères, doivent un jour, par un juste jugement de Dieu
tout-puissant, devenir la proie des barbares. »
« Ce que Théoprobus a entendu de
ses oreilles, ajoute saint Grégoire, nous le voyons de nos yeux, nous qui savons
que le
13
monastère de saint Benoît a été de nos jours complètement
détruit par les Lombards. En effet, pendant la nuit, alors que les frères
reposaient dans un profond sommeil, les Lombards l'ont envahi à l'improviste,
il y a quelques années à peine (nuper). Toutefois, encore qu'ils y aient
tout ravagé, ils n'ont pu mettre la main sur aucun homme, Dieu tenant ainsi la
promesse qu'il avait faite à son serviteur de sauvegarder la vie des frères,
bien qu'il dût livrer tout le reste aux mains des gentils. »
Paul Diacre nous atteste (1) que
les moines emportèrent dans leur fuite le manuscrit contenant la sainte Règle
composée par le saint législateur (2), avec quelques autres documents, ainsi
que le poids de la livre de pain et la mesure de l'hémine de vin fixés pour les
repas monastiques, et tout le mobilier qu'ils purent soustraire avec leurs
personnes au vandalisme des barbares. Ils se réfugièrent à Rome. Ce lamentable
événement arriva, selon Mabillon, vers l'an 580 (3), lorsque Bonitus était abbé
du Mont-Cassin (4).
Paul Diacre, plus appliqué à
faire l'éloge des Lombards, ses compatriotes, qu'à raconter leurs dévastations,
passe rapidement sur ce fait et se contente d'ajouter que le Mont-Cassin resta
dès lors une vaste ruine solitaire (4) et inhabitée (5), sans nous faire
connaître les guerres incessantes et cruelles qui mirent obstacle à la
reconstruction du célèbre monastère.
Les Italiens modernes l'ont nié (6). Selon eux, l'abbé
Bonitus, peu de temps après l'invasion des Barbares (7), se hâta de renvoyer de
Rome au Mont-Cassin quelques-uns de ses moines, pour
14
continuer à faire rendre au corps de saint Benoît le culte
qui lui était dû. Pour accréditer cette opinion, ils font appel à tous les
arguments de la raison, du sentiment, de la convenance, ne craignant pas
d'ajouter que toute négligence contraire eût rendu les moines expulsés du
Mont-Cassin indignes de posséder plus longtemps un si vénérable dépôt
(1).
Nous prenons acte de cet aveu,
et, sans affirmer que ce fut le motif déterminant de la divine Providence, il
ajoute du moins un trait de vraisemblance de plus au fait de la translation.
Car si l'on écarte les suppositions gratuites et les raisons de sentiment,
comme le critique impartial doit le faire chaque fois qu'il s'agit de se
dégager de tout préjugé, on sera obligé d'avouer que les choses ne se sont
point passées de la manière que les Italiens modernes le prétendent.
Non seulement Paul Diacre nous
atteste que le Mont-Cassin demeura désert jusqu'au jour où les Français
accomplirent leur larcin (2) ; mais Léon d'Ostie parle dans le même
sens :
« Lorsque Dieu tout-puissant,
écrit-il (3), eut décrété dans sa miséricorde omnipotente de restaurer le
monastère du bienheureux Benoît, et de propager dans le monde entier
l'institution cénobitique qui y avait pris naissance, il arriva, par la
disposition divine, que Pétronax de Brescia, homme d'une insigne piété, poussé
par l'amour divin, vint à Rome. Le vénérable pape Grégoire III (de l'aveu de
tous, il faut dire Grégoire II) fut inspiré de lui confier la mission de se
rendre au Mont-Cassin et de restaurer par ses soins le monastère de saint
Benoît, qui
15
ÉTAIT RESTÉ détruit et ruiné depuis tant d'années.
Pétronax ayant consenti à cette proposition, le pontife l'envoya vers la sainte
montagne, en compagnie d'un certain nombre de moines de la communauté du Latran
(composée des moines jadis expulsés du Mont-Cassin par les Lombards). Pétronax
(1) étant donc arrivé au lieu où repose le corps sacré de saint Benoît, s'y
installa avec ses compagnons de voyage et aussi avec quelques hommes simples
qu'il y trouva déjà en résidence. C'était l'an du Seigneur 720. Avec l'aide de
Dieu et des mérites de saint Benoît, après avoir été fait abbé par les mêmes
frères, il construisit et organisa d'une façon modeste quelques cellules pour
les nouveaux religieux, et il réussit à réunir un grand nombre de membres d'une
fervente ommunauté. »
Nous l'avons déjà fait observer,
Paul Diacre est plus explicite sur l'abandon absolu du Mont-Cassin (locus ille hominum
destitutus erat... cum in monte Cassini vasta solitudo EXISTERET) ;
mais, on le voit, Léon d'Ostie n'affirme pas moins que jusqu'à l'arrivée de
Pétronax, malgré la présence de quelques hommes simples, le monastère de saint
Benoît ÉTAIT RESTÉ complètement détruit et dépourvu d'habitations,
puisque le premier soin de Pétronax fut d'en construire pour lui et ses
confrères (constructis decenter habitaculis) (2). Les hommes simples,
dont parle Léon d'Ostie après Paul Diacre, n'étaient donc que des paysans, ou
tout au plus deux ou trois solitaires qui s'étaient bâtis des cabanes sur les
flancs ou sur le sommet de la sainte montagne. Nous disons tout au plus deux
ou trois solitaires, car l'expression hommes simples convient mieux
à des paysans qu'à des solitaires de profession; d'autant que Léon d'Ostie,
après Paul Diacre, donne constamment, dans ce passage et ailleurs, le nom de
frères (fratres) aux religieux, et jamais celui d'hommes simples,
qui est inouï dans le langage monastique. Aussi bien, en associant de simples
paysans à son oeuvre de restauration, Pétronax ne faisait pas une chose
nouvelle. On ne distinguait pas encore les religieux en diverses classes, et saint
Benoît suppose, dans sa Règle (3), que l'esclave
16
et l'homme libre sont considérés dans le monastère sur le
pied de la plus parfaite égalité. Ce n'est qu'au XIe siècle que l'on établit
une distinction entre les religieux de choeur et les frères convers (1).
La seule bonne volonté de la part
de ces hommes simples, de coopérer à l'oeuvre de la restauration du
monastère suffit donc, aux yeux de Pétronax, pour les admettre au nombre des
frères.
Lorsqu'on lit attentivement la
vie, ou plutôt le journal de saint Willibald (2), l'un des plus précieux
monuments hagiographiques du VIIIe siècle, avec la vie de saint Wunébald son
frère (3), on y remarque une circonstance qui vient à l'appui de ce que nous
disons. Bien qu'ils eussent grand soin, dit leur biographe, de visiter les
principaux lieux de pèlerinages qui se trouvaient sur leur route (4), les
saints voyageurs passèrent auprès du Mont-Cassin, en se rendant de Rome en
Sicile par Terracine (5), sans s'arrêter pour implorer la protection du grand
saint Benoît. Et certes on ne peut pas dire qu'ils ignorassent la gloire du
saint législateur, eux qui venaient de l'Angleterre, où sa règle était alors en
usage dans tous les monastères. C'était en 720 ou 721 (6). Neuf ans après, en
729 (7), à leur retour des Lieux-Saints, ils s'empressent, au contraire, de
gravir la sainte montagne et y trouvent Pétronax à la tête d'un petit nombre
de moines (paucos monachos) (8). N'est-ce pas une nouvelle preuve que le
monastère, en 720, était encore à l'état de ruines et le pèlerinage délaissé ?
On le voit, tous les témoignages
contemporains, ceux des étrangers comme ceux du Mont-Cassin, sont d'accord pour
représenter sous la même physionomie la situation lamentable dans laquelle
gisait encore, au commencement du ville siècle, le monastère fondé par saint
Benoît.
17
Elle laissait une large porte
ouverte à un coup de main exécuté par des hommes babilles et discrets.
Qu'on veuille bien le remarquer,
nous faisons à dessein abstraction des causes surnaturelles qui ont pu
intervenir dans l'évènement que nous allons raconter.
Dans un litige on doit éviter de produire des preuves niées
à priori par la partie adverse. Or, les Italiens, qui se sont constitués les
adversaires de la tradition française, rejettent naturellement toute
intervention divine dans le larcin que nous prétendons avoir été commis à leur
préjudice, bien qu'ils l'admettent dans certains autres cas où leurs intérêts
ne sont pas en jeu. Nous écarterons donc, autant que possible, du débat, la
preuve du miracle. La seule force des témoignages nous servira d'appui et de
garantie.
Ces témoignages sont de plusieurs
sortes, mais tous portent en eux-mêmes le cachet de la véracité, et leur
ensemble forme comme un rempart inexpugnable contre les attaques de quiconque
oserait nier la réalité de la faveur dont jouissent les habitants de Fleury,
autrement dit Saint-Benoît-sur-Loire, de posséder le corps du saint patriarche
des moines d'Occident.
Nous aurions pu les présenter par ordre de matières; nous
avons préféré la méthode chronologique. Elle nous permettra de faire mieux
ressortir l'enchaînement des phases diverses par lesquelles est passée la
question que nous étudions, et ce sera pour le lecteur impartial comme une
lumière nouvelle qui l'aidera dans le jugement définitif qu'il devra prononcer.
Haut du document
Le monument qui parait être
chronologiquement le plus ancien est un récit succinct découvert par D.
Mabillon dans la bibliothèque de Saint-Emmeran de Ratisbonne et publié par lui
dans le quatrième volume de ses Analecta vetera, en 1685 (1).
D'après cet illustre maître en
paléographie, le manuscrit qui le contenait avait été écrit vers la fin du
VIIIe siècle, mais la
18
composition doit en être attribuée à un auteur contemporain
de l’évènement et très probablement allemand.
Quoi qu'il en soit de cette dernière
appréciation, il semble, en effet, résulter de diverses particularités du récit
légendaire, qu'il a dû être composé peu de temps après l'arrivée en France du
corps de saint Benoît. Nous ferons ressortir, au point de vue archéologique,
l'importance de certains détails que l'écrivain a naïvement racontés, sans en
soupçonner la portée.
Selon nous, c'est une des plus
fortes preuves de sa bonne foi et de sa véracité.
Voici, du reste, son récit dans
sa simplicité (1) : « Au nom du Christ. Il y avait en France; un prêtre
instruit à l'école de son pieux abbé. Il résolut. d'aller en Italie chercher où
gisaient sans honneurs les ossements du saint père Benoît. Enfin il parvint à
19
un lieu désert, à 70 ou 80 milles de Rome, où autrefois
saint Benoît avait bâti un monastère et l'avait affermi en faisant régner parmi
ceux qui l'habitaient la charité fraternelle.
« Cependant le susdit prêtre avec
ses compagnons de voyage n'était pas sans préoccupation, dans l'ignorance où il
était de l'état des lieux. Il ne trouvait pas trace de cimetière où il pût
faire ses recherches. Enfin, un bouvier, qu'il gagea à prix d'argent, lui
indiqua en détail les diverses parties du monastère. Mais pour obtenir la grâce
de connaître le sépulcre de saint Benoît, il jeûna, ainsi que ses compagnons,
pendant deux, puis trois jours. Au bout de ce temps, le secret tant souhaité
fut révélé pendant la nuit au frère cuisinier. Celui-ci, dès le matin, se hâta
d'indiquer le lieu de la sépulture. Ainsi ce fut le dernier d'entre eux qui eut
cet honneur, afin qu'apparut la vérité de cette parole de saint Paul : « Dieu
a choisi ce que le monde tenait pour méprisable, et il méprise ce que les
hommes estiment grand; » et encore cette parole du Seigneur : « Que
celui qui, parmi vous, veut être grand, soit votre serviteur;» et ailleurs
: «Celui qui, parmi vous, voudra être le premier, sera votre serviteur.
»
«S'étant alors livrés à un examen
plus attentif des lieux, ils découvrirent une pierre sépulcrale, qu'ils
perforèrent. L'ayant ensuite brisée, ils se trouvèrent en présence des
ossements du saint abbé Benoît. Dans le même monument, mais dans un
compartiment inférieur, séparé du premier par une pierre de marbre,
gisaient les ossements de sainte Scholastique, sa soeur, Dieu ayant voulu unir
dans la mort ceux que les liens du sang et de la charité avaient unis dans la
vie.
« Après avoir lavé et réuni ces
restes précieux, ils placèrent dans un cercueil très pur, probablement en soie,
chaque corps à part cependant, et ils les transportèrent dans leur pays, à
l'insu des Romains, qui n'auraient pas manqué, s'ils avaient eu connaissance du
larcin, de s'y opposer même par les armes.
« Dieu avait sans doute révélé
ces saintes reliques à ces pieux ravisseurs, afin de rendre plus éclatante aux
yeux des hommes la sainteté de son serviteur. Ce but fut presque immédiatement
atteint; car le linge employé à renfermer les deux corps parut comme teint d'un
sang si vermeil qu'on l'aurait cru émané de corps vivants. Jésus-Christ
manifestait par làque ces deux saints vivaient avec lui dans l'éternité,
puisque leurs corps morts produisaieut de tels prodiges. [20]
« Cependant, on mit le
précieux fardeau sur un cheval, qui le porta sans aucune fatigue, malgré la
longueur de la route à parcourir. Ni les forêts ni les sentiers étroits et
escarpés ne purent faire obstacle aux pèlerins, qui attribuèrent à saint Benoît
et à sainte Scholastique l'heureuse issue d'un tel voyage.lls arrivèrent ainsi
sans encombre en France, dans un monastère nommé Fleury. C'est là que les deux
corps saints reposent en paix, en attendant la résurrection glorieuse, et ils y
comblent de bienfaits ceux qui y prient, par leur intercession, Dieu le Père
par JesusChrist son Fils, qui vit et règne avec lui dans l'unité du SaintEsprit
dans les siècles des siècles. Amen. »
Tel est le récit de l'Anonyme
contemporain.
D. Petro Maria Giustiniani, dans
la longue dissertation dont nous avons parlé, a essayé de prouver que tous les
monuments allégués en faveur de la translation de saint Benoît en France n'ont
aucune valeur probante.
Dans sa première lettre à D.
Beda, président de la congrégation bénédictine de BaviLre, datée du 15
septembre 1753 (1), le savant cardinal Quirini, après un résumé assez
exactement fait de cette dissertation, l'appelle «une oeuvre d'erudition
copieusement et subtilement conduite, qui fournit à la cause casinésienne
un très puissant secours. »
Ces éloges nous paraissent peu mérités, car le docte prélat,
par excès de zèle, s'est écarté de cette critique calme et sérieuse qui impose
le respect à ses adversaires, quand elle ne parvient pas à les convaincre.
Ainsi, parce que cet anonyme est
en désaccord sur quelques points avec Adrévald, moine de Fleury, qui a écrit au
IXe siècle une seconde légende sur la translation de saint Benoît, tout son
récit, d'après l'évèque de Vintimille, n'est plus qu'un tissu de fables indigne
de l'estime qu'en avait Mabillon (2).
Cette conclusion est évidemment
sans valeur. En effet, selon le même critique, Adrévald est lui-mème rempli de
contradictions et de fables.
Il est donc raisonnable de ne le
pas suivre en aveugle, et l'on ne voit pas pourquoi un auteur serait
répréhensible pour avoir pris cetteliberté nécessaire. Lorsque deux témoinsse
contredisent,
21
ce n'est pas une raison de les rejeter tous les deux; il
faut seulement examiner lequel des deux présente le plus de garanties aux yeux
de la stricte impartialité. Mais ce qui passe toutes les bornes, c'est
l'interprétation que D. Giustiniani donne aux lacunes qui se trouvent dans la narration
de l'Anonyme. Parce que celui-ci n'indique ni le nom de l'abbé de Fleury ni
celui des moines qui coopérèrent au larcin des saintes reliques, il n'est plus
aux yeux du docte prélat qu'un faussaire, qui cache sous un silence déguisé son
ignorance et sa mauvaise foi (1).
De pareilles exagérations
enlèvent tout crédit à celui qui les présente comme des vérités. Si le silence
sur les noms des personnes qui ont été les principaux acteurs dans un fait
mémorable était considéré comme un signe de fausseté dans un récit historique,
que deviendrait l'authenticité des Evangiles? Qui connaît les noms des rois
mages, etc. ?
Une dernière objection du prélat
italien n'est pas plus concluante. D. Mabillon, dit-il, si l'on en croit les
bénédictins auteurs du Voyage littéraire, faisait remonter au VIIIe
siècle les panneaux de la porte de la basilique de Fleury-sur-Loire, aussi bien
que le manuscrit de Saint-Emmeran de Ratisbonne. Or l'antiquité attribuée à
ceux-là est une erreur manifeste. Donc il s'est également trompé relativement à
celui-ci.
D'abord on peut répondre que, en
1745, le docte Giustiniani, écrivant en Italie, ne pouvait pas plus sûrement
que Mabillon juger de la date exacte qu'il fallait assigner à la fabrication
des portes de la basilique de Fleury.
L'archéologie monumentale est une
science qui, au XVIIIe siècle, était aussi inconnue aux Italiens qu'aux
Français. La science de la diplomatique, au contraire, est une création du
génie de Mabillon. S'il y a commis des erreurs, comme il arrive aux inventeurs
de toute science nouvelle, son appréciation sur la date des manuscrits ne
mérite pas moins d'être prise en sérieuse considération, et certes aucun
Italien du XVIIIe siècle ne peut avoir la prétention de l'égaler sur ce point.
Mais, lors même qu'il y aurait
erreur sur la date du manuscrit, l'ouvrage qu'ilcontient ne pourrait-il pas
être néanmoins du VIIIesiècle? Mais les Italiens, à bout d'arguments, opposent
une fin de non recevoir d'un genre nouveau.
22
Ils repoussent a priori tous nos témoins, parce
qu'ils ne sont pas oculaires, mais seulement auriculaires, et que
ces témoins, sans garanties suffisantes de vérité, selon eux, ont été la source
unique d'où découle la tradition française (1) et sont contredits par des témoins
oculaires, tels que les légats du pape Alexandre II, Léon d'Ostie, Pierre
Diacre et plusieurs autres.
Si l'on exigeait quechacun des
faits de l'histoire fût attesté par des témoins oculaires, la certitude
historique serait réduite à des éléments si peu nombreux et si incomplets
qu'elle s'évanouirait en grande partie. Les Evangiles de saint Luc et de saint
Marc et tous les monuments de la tradition ecclésiastique devraient être
rejetés comme insuffisamment garantis. Quant aux prétendus témoins oculaires
qu'on nous oppose, le lecteur impartial les jugera bientôt à leur juste valeur.
Il ne reste donc plus qu'une
seule chose à examiner : le fait est-il vraisemblable en lui-même et dans la
manière dont il nous a été transmis par notre Anonyme?
Assurément un certain nombre de
récits même importants, qu'une trop facile crédulité avait fait accepter, ont
été dans la suite reconnus fabuleux. Mais ab actu ad possibile non valet
consecutio, du possible à l'acte on ne peut rien conclure, dit le vieil
axiome philosophique, et ce serait tomber dans le pyrrhonisme historique que de
révoquer en doute un fait, parce que, absolument parlant, il peut être faux. Il
existe d'ailleurs des règles de critique qui nous aident à distinguer le vrai
du faux. Lorsque les circonstances au milieu desquelles le fait allégué est
censé s'être produit sont en contradiction avec d'autres connues par ailleurs
et d'une certitude incontestable, on peut et l'on doit les considérer comme
nécessairement entachées d'erreur. Il en est de même si le temps, les lieux,
l'enchaînement des détails portent un cachet tellement extraordinaire, qu'ils
sont, aux yeux de tous, invraisemblables.
La question préalable dans le
sujet qui nous occupe est donc celle-ci: ce larcin attribué aux moinesde Fleury
était-il impossible et les lois de la critique historique sont-elles en
opposition avec les temps, les lieux, les personnes, les circonstances qui sont
représentés dans ce drame ?
23
Nous le nions hardiment.
Le lecteur n'a pas oublié le
tableau que nous ont laissé sur la situation du Mont-Cassin, au début du VIIIe
siècle, les deux écrivains les plus autorisés de ce même monastère, Paul Diacre
et Léon d'Ostie. Leur témoignage est formel. Paul Diacre attribue même le
larcin des Français à l'état de solitude et d'abandon auquel était
livrée la sainte montagne : « Comme le Mont-Cassin dit-il, était depuis
longtemps réduit à l'état de solitude profonde (vasta solitudo),et privé
de toute habitation humaine (locus ille habitatione hominum destitutus. erat),
les Français vinrent et emportèrent les ossements de saint Benoît et de sa
soeur (venientes Franci venerabilis Patris germanaeque ejus ossa aufererates...
asportarunt).
Telle était la croyance des
moines du Mont-Cassin avant la fin du VIIIe siècle, alors que l'on était à même
de savoir la vérité sur l'état du monastère avant sa restauration par Pétronax.
Les prétendues impossibilités
morales que nous opposent Angelo della Noce et D. Giustiniani, au XXIe et au
XVIIIe siècle, fussent-ils appuyés par Baronius, ne peuvent l'emporter sur un
témoignage aussi formel et aussi autorisé.
Car Paul Diacre n'est pas
seulement le plus érudit de tous les moines du Mont-Cassin qui ont écrit sur
les origines de cette illustre abbaye, il était encore presque contemporain de
la situation qu'il décrit et même du larcin qu'il avoue, ainsi que nous le
prouverons tout à l'heure. Rien donc ne s'opposait intrinsèquement à l'accomplissement
du projet attribué à l'abbé de Fleury par notre anonyme et par tous les
monuments de la tradition française. Sous ce rapport du moins la vraisemblable
est sauve.
L'est-elle moins sous le rapport
des principales circonstances du récit légendaire? Les tenants de l'opinion
contraire le prétendent. Étudions-les sans parti pris.
Le fond se réduit à ceci : «
Un abbé de Fleury, connaissant l'état d'abandon dans lequel persistait
l'antique monastère fondé par saint Benoît, envoie un de ses disciples pour
essayer d'en enlever le corps du saint fondateur et de sa soeur, sainte
Scholastique, ensevelis dans un même sépulcre. Le moine, chargé de cette
mission difficile et délicate, est accompagné de quelques-uns de ses frères,
dont l'un a pour office de préparer les repas des voyageurs. C'était une petite
caravane en apparence inoffensive, et fort en usage à la même époque, comme on
le voit par la [24] Vie de saint Wunébald (1) et celle de son frère, saint
Willibald (2), déjà citées, par les lettres de saint Boniface (3), etc. Les
nombreux pèlerinages anglo-saxons à Rome et dans les sanctuaires les plus
célèbres, au commencement du VIIIIe siècle, avaient accoutumé les Italiens à
voir venir de France, sans ombrage, les caravanes de ce genre. Paul Diacre l'atteste
expressément (4).
Lorsque les voyageurs se sont
acquittés de leurs devoirs de piété à Rome, ils se rendent au Mont-Cassin, se
trouvent en face de ruines accumulées, et, après une information discrète
auprès d'un paysan,qui leur explique le lieu où repose le saint patriarche, ils
se gardent bien de dévoiler leur secret. Ils scrutent le terrain, ils prient,
ils jeùnent, ils se livrent à des veilles prolongées. En tout cela, rien
d'insolite, rien qui ne fdt conforme aux habitudes de tous les pèlerins. Ils ne
pouvaient donc éveiller aucun soupçon; et en leur qualité de religieux ils
devaient avoir la plus grande liberté d'action.
Nous avons démontré que les seuls
habitants de la montagne, au commencement du VIIIe siècle, étaient des hommes
simples, disséminés dans des cabanes, puisque Pétronax, d'après le
témoignage de Paul Diacre, fut obligé, pour loger ses confrères, de
reconstruire des cellules au milieu des ruines jusque-là dépourvues
d'habitants. »
Les excubitores placés en
faction autour du tombeau de saint Benoît pour le vénérer et le protéger (5)
sont donc une invention moderne, et non pas une réalité confirmée par
l'histoire.
Au bout de cinq jours, le plus
humble de la caravane, le frère chargé de préparer les repas, a une vision qui
leur permet de diriger sans tâtonnement leurs recherches et d'exécuter leur
secret dessein.
Que l'on admette ou non
l'intervention divine en cette circonstance, elle ne contient rien assurément
d'invraisemblable. Qu'y
25
a-t-il de plus fréquent que la supériorité des hommes de
labour dans l'art de découvrir les moyens matériels les plus usités pour
accomplir une œuvre qui rentre dans le cercle de leurs attributions? Pourquoi
ce frère, chargé d'office de faire la cuisine aux voyageurs, n'aurait-il pas pu
avoir des connaissances spéciales dans la construction des édifices, et, par
conséquent, n'aurait-il pas pu mieux discerner que ses confrères
l'appropriation de chaque partie des ruines accumulées? A part même tout
miracle, l'intervention de ce frère cuisinier ne présente donc rien qui soit de
nature à jeter sur le récit de l'Anonyme le moindre discrédit.
Nos contradicteurs ne s'aviseront
sans doute pas d'objecter le nombre de jours passés par les pèlerins auprès du
tombeau de saint Benoît. L'histoire nous fournirait des exemples par milliers
de stations bien plus longues auprès des sépulcres vénérés.
La description du sépulcre est
encore plus digne de considération.
« Le monument funéraire,
dit le narrateur, était composé de deux loculi superposés et séparés l'un de
l'autre par une pierre de marbre. Les ossements de saint Benoît se
trouvaient dans le loculus supérieur; ceux de sainte Scholastique dans le loculus
inférieur. »
Sans s'en douter, assurément,
l'auteur de la légende a imprimé par ces détails à son récit un cachet
remarquable de véracité.
Ce fut, en effet, un antique
usage dans l'Église romaine de construire, sous les dalles des églises ou dans
les cimetières publics, de ces sortes de monuments funéraires, dans lesquels
les loculi contenant les corps des défunts étaient ainsi superposés
et séparés par une cloison de marbre ou de maçonnerie. Le prince de
l'épigraphie chrétienne a mis naguère en pleine lumière ce point de la science
archéologique (1). Adopté par plusieurs provinces de France et d'Italie (2),
cet usage a persévéré, ce semble, jusqu'au VIIe ou au VIIIe siècle. Il était
aboli au IXe. Voilà pourquoi le moine de Fleury, qui a écrit, vers le milieu du
IXe siècle, un nouveau récit de la même translation, n'a pas mentionné cette
particularité, soit qu'il l'ignorât, soit qu'il n'en comprit pas l'importance.
Léon d'Ostie et Pierre diacre, dont nous parlerons bientôt, ont imité son
silence. Le faux Anastase, qui ne connaissait
26
que les oeuvres d'Adrévald, a été moins réservé que
celui-ci, et il a inventé, comme tout le reste, un double tombeau côte à côte,
dont les deux sarcophages étaient séparés par une tablature en fer (1). On voit
par cette comparaison combien les informations de notre anonyme sont
préférables et plus historiques que toutes les autres.
Ce dernier ajoute que les moines
de Fleury brisèrent, après l'avoir perforé, la partie latérale du loculus du
saint patriarche; et, bien qu'il ne le dise pas, il est probable qu'ils
agirent de même à l'égard du loculus inférieur contenant le corps de sainte
Scholastique.
Ces détails sont beaucoup plus
précis et plus techniques que les expressions vagues employées plus tard par
Adrevald (2) et son imitateur le faux Anastase (3). Tous les deux néanmoins
confirment l'assertion de l'écrivain contemporain, en constatant l'effraction
d'un côté du sépulcre.
Du reste, cette manière de
fracturer les sépulcres vénérés n'était point insolite au moyen-àge. Le corps
de saint Mamert de Vienne en Dauphiné fut de la même façon enlevé de son
tombeau (et peut-être aussi au VIIIe siècle) par les clercs de l'église de
Sainte-Croix d'Orléans, où l'on en célébrait solennellement la translation le
13 octobre (4).
En 1860, des fouilles pratiquées
à l'entrée du chœur de l'église de Saint-Pierre de Vienne mirent à nu le
sépulcre de ce saint évêque du V° siècle, célèbre par l'institution des
Rogations (5). Or il se trouva que le devant de l'auge, ou loculus, où
le corps avait été déposé, avait été fracturé. Une large brèche y avait été
faite dans le but manifeste d'en extraire frauduleusement les saintes reliques.
« Mais, dit dans son rapport M. Allmer, cette extraction a été accomplie avec
tant de précipitation, qu'une
27
partie des ossements, qui étaient hors de la portée du bras,
tant du côté de la tête que des pieds, a été laissée dans le tombeau et vient
seulement d'être trouvée. »
On l'avouera, ce rapprochement ne
manque pas d'intérêt. Les clercs d'Orléans ont donc imité les moines de Fleury,
leurs voisins. Seulement ceux-ci, favorisés par l'état de ruine et d'abandon
dans lequel était enseveli le monastère du Mont-Cassïn, n'eurent pas, comme
leurs voisins, à redouter une surprise et de se hâter dans leur opération.
Toutefois, on peut admettre qu'ils laissèrent, eux aussi, quelques ossements
dans le loculus de saint Benoît, tout au moins.
Les récents travaux de l'archéologie française nous
fourniraient au besoin, à l'appui de cette opinion, un exemple frappant. Au Xe
siècle, les moines de Saint-Pair près Granville, fuyant devant les Normands,
enlevèrent de leurs tombeaux les corps de leurs deux saints fondateurs, Pair (Paternus)
et Scubilion, et les emportèrent avec eux dans leur exil. Or, le 14 septembre
1875, la commission archéologique chargée d'opérer des fouilles sous le choeur
de l'antique église de Saint-Pair découvrit les sarcophages primitifs des deux
saints abbés, et dans chacun d'eux, surtout dans celui de saint Scubilion, on
trouva un certain nombre d'ossements assez importants (1).
« Après avoir respectueusement
nettoyé les restes précieux des deux corps, ajoute le pieux anonyme du VIIIe
siècle, les moines de Fleury les déposèrent séparément dans un
linceul très pur. »
Ces détails prouvent
manifestement que les ravisseurs purent agir en toute liberté, sans craindré
d'étre surpris ni empêchés. Adrevald écrira,au IXe siècle, que les ossëments
furent placés dans une sportella, terme plus vague qui n'exclut
nullement le linceul (sindo) (2) dont parle notre anonyme, quoi qu'en
dise D.Giustiniani.
28
On sait d'ailleurs que, à
l'exemple de celuidu divin Rédempteur, les corps vénérés des martyrs et des
confesseurs ont toujours été enveloppés dans des linceuls de fin lin, ou, le
plus souvent, de soie précieuse (1).
Il est bon également de faire
remarquer la phrase suivante du narrateur anonyme :
« Ils transportèrent les saintes
reliques dans leur pays, à l'insu des Romains, qui n'auraient pas
manqué, s'ils avaient eu connaissance du larcin, de s'y opposer, même
par les armes. »
Ainsi, d'après ce récit
contemporain, les Romains n'eurent aucune connaissance du pieux larcin :
affirmation très conforme à la vraisemblance, et qui rend fort suspectes les
visions merveilleuses et contradictoires racontées par Adrevald et par les
autres légendaires qui l'ont copié.
Enfin, notre anonyme termine sa
narration en disant que, de son temps, « les deux corps saints reposaient en
paix dans le monastère de Fleury. »
Si l'on croyait D. Mabillon (2),
qui paraît ajouter foi à toutes les parties de la légende d'Adrevald, cette
assertion de notre écrivain serait une inexactitude que lui aurait fait
commettre son éloignement des lieux où les saintes reliques furent déposées.
Nous ne le pensons pas. Si l'on
étudie attentivement la légende d'Adrevald, on y découvre facilement la preuve
que les corps du frère et de la soeur reposèrent un certain temps à Fleury (3).
En effet, outre qu'Adrevald le dit expressément, l'ensemble de son récit le
suppose évidemment. Si les deux corps n'étaient restés que quelques jours
seulement à Fleury, celui de sainte Scholastique aurait naturellement été
réclamé et emporté au Mans par les envoyés de saint Béraire, qui, d'après Adrevald,
avaient été
29
les complices d'Aigulfe et l'avaient accompagné à son retour
à Fleury. On ne voit pas pourquoi ils seraient retournés au Mans sans y
apporter avec eux le trésor qu'ils avaient eu la mission d'aller chercher si
loin.
C'est pourtant ce qui arriva, si
l'on en croit Adrevald lui-même. Du moins, ils ne figurent nullement pendant la
fête de la déposition des saintes reliques dans l'église du vieux Fleury.
Puis, après un espace de temps assez considérable (cum morae fierent),
on voit apparaître, non pas ces envoyés, mais les notables (nobiles et
sapientes) de la ville du Mans, qui viennent humblement demander à Aigulfe
le corps de sainte Scholastique.Ils n'ont eu aucune communication avec les
envoyés de Béraire, car ils ignorent comment les choses se sont passées. Paul
Diacre, comme nous le verrons plus loin, paraît attribuer, il est vrai, aux
Manceaux, une certaine participation dans le vol commis au Mont-Cassin; mais
dans quelle mesure, et avec quelle certitude ? Quant à la légende d'Adrevald,
son incohérence laisse le champ libre à des opinions fort diverses sur ce
point.
Quoi qu'il en soit, il ressort
manifestement de ce qui précède que l'Anonyme contemporain a fort bien pu
écrire, sans la moindre inexactitude, que les corps de saint Benoît et
de sa soeur reposaient encore à Fleury. Il suffit pour cela que son ouvrage ait
été composé avant la translation de sainte Scholastique dans la ville du Mans.
Haut du document
L'auteur anonyme (1), dont nous
venons de faire ressortir l'importance et la véracité, fut sans aucun doute
étranger au Mont-Cassin; mais son témoignage y a trouvé un écho qui a eu un
juste retentissement. Nous voulons parler de Paul Winfrid, plus connu sous le
nom de Paul Diacre. Il naquit entre les années 720 et 725, d'une noble famille
lombarde. instruit dans les arts libéraux par un certain Flavianus, inconnu
d'ailleurs, il fut
30
introduit à la cour de Ratchis, roi des Lombards, par un de
ses oncles, nommé Félix, qui y jouissait d'une grande considération (744-749).
Lorsque le duc Didier se fut emparé de la couronne, Paul s'attacha à sa fortune
(756); et probablement, dès l'année suivante, il suivit à Bénévent Adalperga,
fille de Didier, dont le mari Arechis avait été créé duc de cette ville par le
nouveau roi (757) (1). Du moins, dès l'année 763, nous le voyons chanter, en
une pièce de vers, les louanges d'Adalperga et d'Arechis, dans les termes qui
ne conviennent qu'à un serviteur dévoué (2). Peu de temps après, il composait
pour la même princesse son Historia Miscella (3). Cependant, tout porte
à croire qu'il avait déjà embrassé la vie monastique au Mont-Cassin, l'exemple
de son ancien maître l'ayant sans doute entraîné dans cette voie (4).
Quoi qu'il en soit, il est du moins certain qu'il faut
reléguer parmi les fables tout ce que les annalistes du Mont-Cassin ont écrit
de lui au Xe et au XIe siècle depuis le chroniqueur de Salerne jusqu'à Léon
d'Ostie (5). II n'a donc jamais été ni conseiller intime de Didier jusqu'à la
chute de ce prince, en 774, ni menacé de mort, ni envoyé en exil par
Charlemagne, ni échappé de prison et transfuge irrité à la cour d'Arechis, duc
de Bénévent, ni forcé, par la mort de ce seigneur, à revêtir l'habit
monastique, comme pour se soustraire à la vengeance du roi des Francs. Dès
l'année 776, il avait acquis assez de célébrité et de considération dans le
port tranquille de l'état religieux, en dehors des conflits qui s'agitaient au
pied de la sainte montagne, pour oser demander à Charlemagne la grâce de son
frère, condamné à partager l'exil de son roi détrôné (6).
Charlemagne, qui désirait
ardemment se l'attacher (7), obtint de son abbé Theodemar qu'il vint en France.
Il y était encore en 782 (8). On sait d'ailleurs qu'il y visita en pèlerin
plusieurs
31
sanctuaires vénérés, notamment celui de Saint-Hilaire de
Poitiers, Où il composa l'épitaphe du poète Venance Fortunat (1).
C'est également pendant son
séjour en France, il nous le dit lui-même (2), qu'il écrivit les Gesta
episcoporum Metensium et la vie de saint Grégoire le Grand (3).
Il était de retour au Mont-Cassin
lorsqu'il composa son Homiliaire (4) et un recueil de sermons (5).
Enfin, pendant les dernières années de sa vie (6), il travailla
activement à un ouvrage qui lui assigne un rang distingué parmi les écrivains
du moyenâge. Nous voulons parler de son Histoire des Lombards, qu'il
laissa inachevée.
Encore que l'on ignore l'époque
précise à laquelle il mit la main à cette oeuvre, il est néanmoins constant que
ce ne fut qu'après son retour de France. Il l'atteste lui-même en plusieurs endroits
de son Histoire (7). Rien, absolument rien n'indique qu'il ait ébauché cette
oeuvre en France et qu'il l'ait ensuite achevée et corrigée en Italie, comme
l'ont prétendu Angelo della Noce, D. Giustiniani et autres (8).. Cette
assertion, inventée pour le besoin d'une opinion préconçue, est contredite par
l'auteur lui-même.
32
Pour la composer Paul Diacre se servit de tous les documents
historiques et traditionnels qu'il put recueillir dans ses voyages et au
Mont-Cassin. Mais, à l'exemple de Grégoire de Tours, à qui il emprunte ce qu'il
raconte des Francs, il a soin d'indiquer par le mot ferunt ou autres
expressions analogues ce qu'il ne tient que de la tradition orale. Les anciens,
une fois à l'abri de cette réserve qui couvrait leur responsabilité,
enregistraient sans difficulté les traditions les moins autorisées. Mais, qu'on
veuille bien le remarquer, il suit de là que, partout où cette réserve n'est
pas exprimée, les faits qu'il rapporte n'appartiennent pas, à ses yeux du
moins, à la catégorie des traditions populaires, mais bien à l'histoire
proprement dite.
Toutes ces observations étaient
nécessaires pour bien comprendre la haute portée du texte suivant (1) :
« Après un règne de seize ans, le
duc Romuald fut enlevé de ce monde; son fils Grimoald gouverna ensuite les
peuples du Samnium pendant trois ans. Grimoald étant mort, son frère Gisulfe
fut revêtu de la dignité ducale et fut préposé au gouvernement de Bénévent
pendant dix-sept ans. Il eut pour épouse Winiberte qui mit au monde Romoald.
VERS CE TEMPS-LA, comme le Castrum du Cassin, où repose le corps de saint
Benoît, n'était qu'une vaste solitude, depuis les longues années écoulées
(depuis la destruction du monastère), des Français y vinrent (2) du pays
du Mans ou d'Orléans. Ayant simulé des veilles prolongées auprès du
33
vénérable corps, ils enlevèrent les ossements du susdit
vénérable Père et de sa bienheureuse soeur Scholastique, ET LES EMPORTÈRENT
DANS LEUR PATRIE, où l'on a bâti séparément deux monastères en l'honneur des
deux saints Benoît et Scholastique. Il est néanmoins certain que cette bouche
vénérable et plus suave que le plus doux nectar, ces yeux qui contemplaient
sans cesse les choses célestes, et d'autres membres encore, NOUS SONT
RESTÉS, bien que réduits en décomposition. Car seul le corps du Seigneur
a été exempté (par sa propre vertu) de la corruption. Les corps de tous les
autres saints, devant être un jour transformés dans l'éternelle gloire, ont été
soumis à la corruption, à l'exception d'un petit nombre qui sont conservés
intacts, en vertu d'un miracle de la puissance divine. »
Tel est le fameux passage qui a
été l'objet de tant de commentaires de la part des deux opinions adversaires.
Deux questions également intéressantes s'en dégagent : Quelle est la date approximative
marquée au début : circa haec tempora ? Quel est le vrai sens du
contexte relativement au fait principal? Etudions-les successivement.
La science chronologique est
incontestablement très utile; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle était
inconnue avant le XVIe et même le XVIIe siècle, à plus forte raison au
moyen-âge et dans l'antiquité. Outre qu'elle était considérée comme fort
accessoire dans les récits historiques, elle présentait de graves difficultés
résultant de la diversité et de l'insuffisance des signes chronologiques en
usage chez les anciens. C'est ce qui rend encore si incertaine, malgré les
progrès de la science moderne, la date précise de tant de faits importants et
incontestables de l'antiquité et du moyen-âge.
En basant, malgré ses
protestations contraires, un des principaux arguments de son Apologie, sur la
diversité des opinions émises jusqu'ici, relativement à la date de la
Translation de saint Benoît, D. Giustiniani a oublié une des règles de la
critique historique. On doit se garder, dans l'étude impartiale des monuments,
d'exiger des anciens ce qu'ils ne peuvent nous donner, et de contester les
faits qu'ils nous ont transmis sous prétexte qu'ils ne sont pas datés, ou
qu'ils le sont d'une manière approximative, imparfaite, inexacte et même
fautive. Il appartient à l'érudition de rapprocher les données chronologiques
imparfaites, [34]
d'élaguer les inexactes et de faire prévaloir celles qui
sont plus conformes à l'ensemble des monuments.
Pour assigner au fait qui nops
occupe une époque précise, la critique n'avait eu jusqu'ici à sa disposition
que deux dates également approximatives : celle de Paul Diacre, dont on vient
de lire le texte, et celle d'Adrevald, moine de Fleury, qui écrivait plus de
soixante-dix ans après le célèbre Historien des Lombards.
On s'explique difficilement
pourquoi D. Mabillon, le P. Le Cointe et les autres critiqués du XVIIe et du
XVIIIe siècle ont unanimement, à l'exception du bollandiste Stilting, délaissé
la date assignée par Paul Diacre pour s'attacher à celle d'Adrevald, qui ne
méritait certainement pas la confiance sans bornes que l'on avait en lui. Cette
préférence a jeté les savants dans un réseau de difficultés dont ils n'ont pu
se dégager.
Mabillon notamment s'est vu
entraîné dans une fluctuation d’opinion peu conforme à la précision habituelle
de son génie. Enfin il s'arrêta à l'année 653 (1). C'était interpréter Adreveld
d’une manière peu vraisemblable, et lui faire dire, ce qu’il n'a pas dit, que
la translation avait eu lieu sous le règne de Clovis II. Cet auteur prétend, il
est vrai, que le monastère de Fleury fut fondé sous le règne de ce prince, mais
il ajoute presque aussitôt (2) : « Donc, dans la suite des temps, après
un certain nombre d'années écoulées, le susdit Leodebodus (fondateur dit
monastère) ayant quitté cette terre pour aller au ciel. Mummole, dont nous
avons parlé, et qui aimait la lecture, tomba un jour sur le passage des
Dialogues de saint Grégoire où ce grand Pape raconte comment saint Benoît
consomma sa vie mortelle dans la province de Bénévent... En conséquence, il
envoya dans cette, même province un de ses moines nommé Aigulfe. »
35
La preuve que, dans la pensée
d'Adrevald, la translation n'avait pas eu lien sous le règne de, Clovis II,
c'est que, dans le premier livre des Miracles de saint Benoît, il la
place sous le règne de l'empereur Constantin Pogonat (668-685), interprétant
pour cela à sa façon le texte de Paul Diacre cité plus haut (1).
Le P. Le Cointe s'est approché
plus prés de la vérité que Mabillon en assignant à la translation la date de
l'an 673 (2). Assurément le savant oratorien a eu tort de prétendre (3) que
cette note chronologique s'accordait avec celle de Paul Diacre. Il ne faisait
qu'imiter Adrevald, qui, comme on vient de le voir, a interprété le premier
texte de l'historien des Lombards dans un sens favorable à la date de 673. Ce
qui a donné le change à Adrevald, c'est que Paul Diacre, après avoir raconté
dans les trois premiers chapitres de son sixième livre les faits particulièrement
relatifs à la province de Bénévent qu'il habitait, revient ensuite
chronologiquement sur ses pas pour faire connaître les évènements qui
intéressent l'histoire générale de l'Eglise et du royaume des Lombards.
Cependant il avait donné lui-même la clef de cette transition, en commençant
son chapitre quatrième par ces mots significatifs: Dum in Italia geruntur,
etc. Le très perspicace bollandiste Stilting a parfaitement compris l'enchaînement
des idées de Paul Diacre, et il a démontré que le chapitre IV ne contredisait
pas le moins du monde la date approximative indiquée dans le chapitre II (4).
Cette date est nécessairement comprise entre les années 690 et 707, pendant
lesquelles le duc Gisulfe gouverna la province de Bénévent, puisque Paul Diacre
ne place son circa haec tempora qu'après avoir énuméré les années du
règne de ce prince. Cette observation n'a pas échappé au P. Stilting (5).
Or ce que le tact critique avait
fait deviner au savant Bollandiste, est confirmé d'une manière aussi
remarquable qu'inattendue par un chroniqueur contemporain, d'une autorité
36
d'autant plus grande qu'il était placé en dehors du conflit.
Il s'agit des Annales Laureshamenses, publiées de nos jours par Pertz
dans le tome Ier de ses Monumenta Germaniae.
On connaissait depuis longtemps
les Annales Laureshamenses. Citées avec honneur par Mabillon (1), on regrettait
de n'en pas connaître le texte primitif, qui devait remonter plus haut que
celui qu'avait publié Du Chesne. L'infatigable chercheur Ussermann découvrit ce
trésor dans la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Blaise de la Forêt-Noire, dans
le duché de Bade. Le manuscrit qui le contenait remontait, d'après ce savant, à
la fin du VIIIe ou au début du IXe siècle. Le Dr Pertz, qui eut communication
des notes d'Ussermann, s'empressa d'enrichir sa collection de ce précieux
document. Or le premier évènement signalé dans ces Annales est
précisément celui de la Translation du corps de saint Benoît en France.
« An 703, y lisons-nous,
(2), translation du CORPS de saint Benoît du Mont-Cassin (en
France). »
Voilà donc désormais déterminée
et précisée par un contemporain cette date si longtemps restée incertaine et
controversée, que le légendaire anonyme avait négligé de nous transmettre. Paul
Diacre ne nous l'avait donnée qu'approximativement, il est vrai, mais son
indication n'en est pas moins d'une exactitude parfaite. C'est bien sous le
gouvernement du duc Gisulfe que le mémorable larcin s'est accompli au
Mont-Cassin ; et le P. Stilting a la gloire d'avoir seul deviné juste parmi
tous les critiques qui se sont occupés jusqu'ici de cette question.
Cette date de 703 est une
véritable révélation historique. Elle vient en aide à la vraisemblance et à la
possibilité du larcin des moines de Fleury, et elle jette un grand jour sur les
causes qui ont amené la restauration du monastère du Cassin en 720.
En 703, Jean VI était assis
depuis deux ans sur le trône de saint Pierre. Or, en 702 (3), le duc Gisulfe,
on ne sait pourquoi,
37
envahit tout à coup la Campagne romaine, s'empara de Sora,
d'Arpino, d'Ara, et livra toute la Campagne à feu et à sang. Il revint à
Bénévent chargé de butin, et le pape racheta à prix d'argent les nombreux
captifs qu'il avait faits (1).
Quel est ce castrum Arcem
dont Gisulfe s'est emparé vers l'an 702? N'est-ce point le Castrum Casini,
qui, d'après Paul Diacre et le poète Marcus, portait ce même nom (2)?
Quoi qu'il en soit, ces
effroyables ravages durent disperser les habitants qui avaient échappé aux
barbares. Les moines de Fleury furent singuliérement favorisés dans leur
entreprise, par suite de cette invasion récente. Le sanctuaire de saint Benoît,
plus délaissé que jamais, facilitait providentiellement leur dessein. D'autre
part, nous l'avons déjà rappelé, au commencement du VIIIe siècle, on était
accoutumé à voir de nombreuses caravanes de pèlerins de France et d'Angleterre
visiter les lieux vénérés par les fidèles. Leur arrivée et leur séjour au
milieu des ruines du Cassin, leur interrogation discrète à l'un des paysans
échappés aux dévastations de Gisulfe, ne purent donner lieu à aucun soupçon.
Il est d'ailleurs très probable
que les hommes simples qui habitaient sur la montagne dix-sept ans
après le larcin des Français, étaient venus s'y fixer depuis l'invasion de
Gisulfe. Dans tous les cas, leur présence, qu'on veuille bien ne pas l'oublier,
n'a pas empêché Paul Diacre de qualifier le Mont-Cassin de vaste solitude
au moment de l'arrivée des moines de Fleury, et de dire que le monastère
était resté inhabité jusqu'au jour où Pétronax en eut reconstruit une
partie des bâtiments (3) et en
38
eut réconcilié l'église, notamment celle de
Saint-Martin (1) qu'il agrandit de seize coudées, sans doute parce qu'il en fit
provisoirement le sanctuaire principal de la communauté.
Haut du document
Deux points sont désormais
acquis: rien ne faisait obstacle, au contraire, tout était favorable à l'enlèvement
des reliques de saint Benoît au début du VIIIe siècle; c'est alors, en effet,
que le pieux larcin fut commis. Paul Diacre nous a fourni en grande partie les
éléments de cette double démonstration. Pour achever de faire ressortir toute
l'importance de son témoignage; il nous reste à mettre hors de toute
contestation le vrai sens du fameux passage ci-dessus allégué.
Nous prions le lecteur de le
relire de temps en temps, afin de mieux comprendre l'argumentation un peu
subtile à laquelle nous sommes contraint de nous livrer: Nous le répétons ici
en français : « Vers ce temps-là, comme le Castrum du Cassin, où repose le
corps de saint Benoît, n'était qu'une vaste solitude, depuis les longues années
écoulées (depuis la destruction du monastère), des Français y vinrent du pays
du Mans ou d'Orléans. Ayant simulé des veilles prolongées auprès du
vénérable corps, ils enlevèrent les ossements du susdit vénérable Père et
de sa bienheureuse soeur Scolastique et les emportérent dans leur patrie;
où l’on a bâti séparément deux monastères en l'honneur des deux saints susdits,
Benoît et Scholastique. »
« Il est néanmoins certain
que cette bouche vénérable et plus suave que le plus doux nectar, ces yeux qui
contemplaient sans cesse les choses célestes et d’autres membres encore, bien
que tombés en décomposition, NOUS SONT RESTÉS. Car seul le corps du Seigneur à
été exempt de la corruption, etc. »
Manifestement ce passage est
composé de deux phrases également
39
affirmatives, en corrélation d'idées, mais dont la seconde
contient certaines restrictions à l'égard de la première. Ces restrictions
ont pour but, non pas de contredire et de détruire les affirmations de la
première phrase, mais seulement de poser certaines limites à ces
affirmations.
Ce sens général est tellement
manifeste, que personne, pendant plus de sept cents ans., n'a songé à le
contester.
Adrevald, au IXe siècle,
l'apportait en preuve de la tradition française (1); le faux Anastase (2) au
commencement du XIe siècle, et Léon d'Ostie (3), à la fin du même siècle,
reconnaissaient franchement que telle avait bien été la pensée de l’historiographe
des Lombards.
Au XVIIesiècle, Angelo della
Noce, abbé du Mont-Cassin, avouait lui-même qu'on pouvait l'accepter comme
l'expression de l'opinion erronée ou de la condescendance, excessive de Paul
Diacre (4).
Il résulte de là qu'au IXe et
jusqu'au XVIIe siècle tout au moins personne ne doutait, même au Mont-Cassin,
que Paul Diacre n'eût admis la réalité du larcin commis par les Français. On
expliquait seulement de diverses manières le témoignage du célèbre écrivain.
Les Français l'entendaient dans le sens d'un larcin complet. Les
Italiens, au contraire, essayaient de l'atténuer. Les uns, comme le faux
Anastase, étendaient jusqu'à la moitié des deux corps saints la portion
laissée au Mont-Cassin par les ravisseurs et affirmaient que presque toute la
portion enlevée avait été restituée plus tard. Les autres, comme Léon d'Ostie,
traitaient de conte populaire le fait accepté par l'historien des
40
Lombards. Mais tous étaient d'accord sur ce point, que
celui-ci avait réellement cru au fait de la translation.
L'importance de cette observation
n'échappera pas, nous l'espérons, à la perspicacité du lecteur impartial. On
peut discuter sur le sens des restrictions apportées par Paul Diacre à son
aveu; mais ces restrictions ne doivent pas être interprétées de manière à infirmer
la réalité du fait même de la translation de saint Benoît en France. Ainsi ont
pensé tous ceux qui ont lu, avant le XVIIe siècle, le chapitre en question.
Cependant, à partir de la fin du XVIe
siècles les tenants de l'opinion cassinésienne, voulant échapper aux
conséquences du témoignage de Paul Diacre, presque contemporain du fait
contesté, ont commencé à lui donner une interprétation qui en détruit
complètement la portée et le sens jusqu'alors accepté.
Selon eux, il faudrait diviser le
texte en deux parties contradictoires. La première, expression d'une rumeur
recueillie, mais non pas admise par l'historien des Lombards, n'aurait
qu'un sens conditionnel, dont la seconde partie serait le désavoeu
formel. Laureto, Angelo delta Noce, Giustiniani, Quirini et tous ceux qui
les ont suivis, ont adopté avec enthousiasme cette explication, qui les
délivrait si heureusement d'un argument fort embarrassant. Examinons avec calme
si elle est vraiment acceptable.
D'où vient que les auteurs
anciens, même du Mont-Cassin, ne l'ont point connue? Si elle était aussi
évidente qu'on le prétend, elle devrait s'être présentée à l'esprit de tout
lecteur, et surtout de ceux qui étaient dans la disposition de la trouver. Loin
de là, tout le monde sans exception jusqu'au XVIIe siècle a donné aux paroles
de Paul Diacre le même sens défavorable à l'opinion qui nie le fait de
l'enlèvement, au moins partiel, du corps de saint Benoît. Celui que l'on veut,
après coup, substituer au premier, n'est donc ni obvie ni naturel.
En effet, sur quoi fonde-t-on ce
sens conditionnel ? Paul Diacre a-t-il écrit un mot qui puisse le confirmer?
Pas un seul. Le passage dans lequel il exprime toute sa pensée est composé, il
est vrai, de deux parties, mais tellement liées entre elles qu'elles ne forment
évidemment qu'un seul tout composé d'une phrase principale absolument
affirmative (Franci ossa auferentes-ossa asportarunt) et d'une phrase
incidente et restrictive, mais nullement négative (sed tamen certum est
nobis remansisse). C'est le sens grammatical et absolu. [41]
Aussi bien, ce sens est attesté
par Paul Diacre lui-même. En tête de chaque livre, il a écrit un résumé de
chacun des chapitres qui y sont renfermés. Or quel est le résumé du chapitre
second (1)? « De la mort de Romuald et de la manière dont le
corps du bienheureux Benoît fut transporté dans les Gaules. »
Est-ce assez évident ? Dans la
pensée de l'auteur même, ce qu'il devait raconter pouvait se résumer dans cette
proposition affirmative : Le corps de saint Benoît fut transporté en France.
D'autre part, il est constant,
nous l'avons démontré, que non seulement le premier livre de l'Histoire des
Lombards, mais ce passage tout entier (venientes... nobis remansisse)
a été écrit au Mont-Cassin.
Donc, encore une fois, à la fin
du VIIIe siècle, personne au Mont-Cassin ne songeait encore à nier le fait
de la translation de saint Benoît en France, puisqu'un religieux de ce
monastère, le secrétaire et l'intermédiaire officiel de son abbé Theodemar et
de ses autres confrères (2) a pu écrire sous leurs yeux et avec leur
assentiment le célèbre passage en litige. Il est même évident que c'est pour
satisfaire aux légitimes susceptibilités de ces mêmes confrères qu'il a
présenté ses réserves avec une telle vivacité : sed certum est.
C'est le point essentiel de la
question.
Cependant, plusieurs bons
esprits, notamment Muratori (3), se sont laissés préoccuper par une difficulté
qui vraiment n'en était pas une. Plusieurs manuscrits, ont-ils dit, contiennent
une variante importante qui, si elle était vraie, serait de nature à donner au
texte de Paul Diacre un sens entièrement favorable à l'opinion des
Cassinésiens. Au lieu de : Cum in castro Cassini, ubi sacrum corpus
requiescebat, ces manuscrits portent : requiescit; ce qui
laisserait à entendre que Paul Diacre, malgré les bruits dont il se faisait
l'écho, persistait à maintenir au Mont-Cassin la possession totale du
corps du saint patriarche.
Cette objection n'est pas
sérieuse, et l'on s'étonne que des esprits aussi distingués en aient été
impressionnés.
42
On pourrait répondre que des
manuscrits, copiés en Italie et à une époque où la controverse commençait à
s'enflammer, ont pu et dû subir l'influence favorable aux prétentions
italiennes. Ce soupçon ne serait pas dénué de preuves, car nous ddémontrerons
plus loin que de nombreux documents ont été forgés ou contrefaits pour les
besoins de la même cause. De plus, au IXe siècle, Adrevald lisait autrement le
mot en litige, et l'on ne voit pas pourquoi il aurait falsifié l'expression du
texte primitif. Mais nous l'avouerons sans peine : nous sommes persuadés que
Paul Diacre a réellement écrit ubi corpus requiescit et non pas requiescebat,
parce que toutes les fois qu'il a eu occasion de parler du Mont-Cassin ou du
tombeau de saint Benoît, il s'est constamment servi d'une expression analogue
(1). D'ailleurs, d'après les récentes recherches de M. Bethmann et de M. Waitz,
les meilleurs manuscrits portent requiescit.
Mais quelle est la vraie
signification de cette formule? La préoccupation seule a pu empêcher Muratori
et les autres critiques italiens de la comprendre.
Dans quelle partie du passage se
trouve-t-elle placée? Est-ce dans la seconde partie, que l'on prétend avoir été
postérieurement ajoutée par l'auteur comme une rétractation de la première
(2)? Nullement; c'est dans la. première, au milieu de la narration écrite,
dit-on, sous l'empire dé préjugés populaires ou erronés. Ou cette première
partie n’est pas recevable, ou elle doit être acceptée tout entière. Si elle
n'est pas recevable, la locution qui en est extraite doit être rejetée avec le
reste; si elle est recevable, il faut l'entendre dans un sens qui ne soit pas
en contradiction avec la phrase dont elle n'est qu'une incidence. il est
inadmissible que Paul Diacre détruise par une incidence ce qu'il raconte dans
la même phrase. Lui imputer une telle incohérence de pensée serait aussi
injurieux à sa mémoire qu'insolite
43
et contraire aux pluis vulgaires principes de la composition
historique.
Afin de mieux faire comprendre
l'évidence de notre observation, reproduisons là phrase en question avec
l'incidence expliquée à la façon italienne : « Alors que le castrum
du Cassin, où le corps de saint Benoît repose tout entier, n'était
qu'une vaste solitude, les Français vinrent, et enlevant les ossements sacrés
du même saint Benoît et de sa soeur, les emportèrent dans leur patrie.
Toutefois, il nous est resté, etc. »
Comprendrait-on un tel
galimatias? Si les Français ont emporté des ossements, le corps n'est plus
entier; et s'il est resté quelque chose, c'est qu'ils ont emporté
quelque chose.
Aussi bien, dans la phrase en
question, Paul Diacre laisse bien voir que cette formule n'a pas le sens qu'on
lui prête. Pour qu'elle fût une contradiction de ce qui suit, il eût fallu
écrire : ubi corpora requiescunt sancti Benedicti et sanctae
Scholasticae. Il raconte l'enlèvement des deux corps, et il ne parle que d'un
seul corps reposant au Mont-Cassin. Il croyait donc tout au moins que le
corps de sainte Scholastique n'y reposait plus.
Mais quel est le vrai sens des expressions
: ubi corpus requiescit (1), humatum est (2), ubi requiescit
(3), ad sacrum corpus perveniens (4), employées par Paul Diacre ?
C'est ici qu'il est nécessaire de
faire, appel aux règles les plus exactes de la critique historique. Mabillon
leur a donné le sens restreint de sepulcrum. Cette interprétation n'est
pas fausse, car elle s'applique évidemment au passage ad sacrum corpus
perveniens ; mais elle est inexacte, parce qu'elle est trop absolue.
La formule ubi requiescit, et à plus forte raison ubi üumatum est,
plus équivoque, était d'ordinaire employée au moyen-âge pour exprimer qu'un
tombeau, toujours vénéré par les fidèles, contenait, sinon tous les membres du
corps d'un saint, du moins quelques reliques, quelques vestiges, et surtout
toute la vertu divine qu'il avait acquise par le contact et la possession de ce
même corps. Ce sépulcre persévérant à être glorifié par des miracles, par suite
de la présence corporelle dont t il avait été jadis favorisé,
44
on pouvait dire sans mensonge que le corps du saint
continuait à y reposer par la puissance surnaturelle, qui était le seul point
de vue auquel le peuple fidèle l'envisageait.
Ce n'est point là une théorie,
c'est le commentaire verbal d'une multitude de monuments historiques qu'il
serait trop long d'énumérer ici, mais qui n'en forment pas moins les éléments
surabondants d'une loi générale de la critique hagiographique. Les chartes du
Poitou nous en fournissent un exemple d'autant plus remarquable que les
reliques de saint Hilaire de Poitiers ont eu un sort presque analogue à celles
de saint Renoit.
Vers la fin du IX siècle, on
transporta au Puy-en-Velay le corps de saint Hilaire de Poitiers, pour le
mettre à couvert des ravages des Normands (1). Il y fut déposé dans un
sarcophage reliquaire, selon la coutume du temps, avec une table de marbre
portant cette inscription : «Hic requiescunt membra sancti et gloriosissimi
Hilarii Pictaveiisis epi, » tracée en caractères qui, par leur beauté,
semblent attester une haute antiquité (2). Les anciens missels, proses et
martyrologes du Puy contenaient la mention et même l'histoire abrégée de cette
translation (3).
En 1162, puis en 1628 et enfin le
17 juillet 1655, on fit au Puy une reconnaissance solennelle de ces reliques.
Les procès-verbaux de 1162 et de 1655 nous ont été conservés (4). Dans une
caisse de quatre pieds de long, clouée et bardée de fer, se trouvaient, dans
deux compartiments séparés, le corps de saint Georges, premier évêque du Puy,
et celui de saint Hilaire, évêque de Poitiers. Le compartiment de ce dernier,
outre la table de marbre carrée sur laquelle était gravée l'inscription citée
plus haut, contenait un assez grand nombre d'ossements, qui avaient passé par
le feu sans doute, en 863, lorsque les farouches Normands brillèrent la ville
de Poitiers et l'église de saint Hilaire en particulier (5).
D'autre part, les chanoines de
Saint-Hilaire de Poitiers, dès le XIVe siècle au moins (6), étaient si bien
persuadés qu'ils ne possédaient
46
plus le corps de leur saint patron, que, en 1394, ils
acceptèrent avec reconnaissance un ossement que leur offrirent les moines de
Saint-Germain-des-Prés de Paris, et que, en 1667, ils reçurent avec plus de
gratitude encore l'humérus du bras gauche du même saint docteur, envoyé
par l'évêque du Puy-en-Velay.
Quelques écrivains sans valeur
ont dit que les reliques de saint Hilaire furent brûlées par les protestants en
1562. C'est une pure imagination. Nous avons les procès-verbaux des
dévastations commises à cette époque par les hérétiques dans l'église de
Saint-Hilaire. Il n'est pas dit un mot de cet acte sacrilège. D'ailleurs il
était impossible, puisqu'on ignorait depuis plusieurs siècles où était le
sépulcre du saint pontife.
Cependant les fidèles, après
comme avant le XIVe siècle, ne cessèrent jamais de venir, dans l'antique
basilique, vénérer le corps de l'illustre docteur, toujours glorifié par
des miracles.
Nous possédons une grande partie
du cartulaire de la célèbre abbaye dont il était patron, et mon excellent ami,
M. Rédet, ancien archiviste de la Vienne, en a publié les principaux documents
dans deux volumes des Mémoires de la Société des antiquaires de l'Ouest,
à Poitiers. Or, non seulement les chartes de février 868 et d'avril 878 portent
: « Concedo ad basilicam precellentissimi Hylarii confessoris atque pontificis,
ubi preciosus (h) umato corpore requiescit, » à une époque où l'on pourrait
discuter sur la question de savoir si le corps y était encore; mais dans une
autre de l'an 922 (1), alors que la translation, avait certainement eu lieu,
cette formule est de nouveau reproduite. Elle persévère dans des chartes
d'avril 940 (2), de l'an 1104 (3) de l'an 1119 environ (4), de l'an 1126
environ (5), de 1160 (6), de l'an 1161(7). Le pape Urbain IV, dans une bulle du
19 octobre
46
1263 (1), s'en sert également. Bien plus, longtemps après
que les chanoines eurent officiellement avoué n'avoir plus le corps de leur
saint patron, le roi Louis XI, en 1481, insérait les mêmes expressions dans des
lettres patentes en faveur de l'abbaye (2).
Après ces exemples multipliés, la
question est jugée. N'insistons pas.
Donc, si Mabillon a nié trop
absolument en fait que le sépulcre de saint Benoît au Mont-Cassin
renfermât des ossements du même saint, il avait néanmoins raison en
interprétant les paroles de Paul Diacre : ubi beatissimi Benedicti corpus
requiescit, dans le sens de sépulcre où a reposé jadis en réalité, et où
repose toujours par sa vertu, et par quelques restes tout au plus, le corps du
bienheureux Benoît. Tous les textes allégués par les partisans de l'opinion
cassinésienne n'ont par là même aucune valeur probante (3). Mais poursuivons
l'étude du texte de Paul Diacre.
Le P. Stilting a fait une
remarque qui, dans une certaine mesure, mérite considération : « Je ne vois
pas, dit-il, après avoir cité les paroles de Paul Diacre (4), je ne vois pas
sur quel fondement on puisse s'appuyer pour prétendre que Paul Diacre ne se
fait ici le rapporteur que d'un bruit populaire, car il raconte les faits avec
toutes leurs circonstances, de manière à ne pas laisser douter qu'il n'expose
son propre sentiment et non celui d'autrui. Il affirme l'enlèvement des os avec
une telle évidence,
47
qu'il est impossible de donner à ses paroles une autre explication.
Cependant, comme d'autre part, en deux endroits de son histoire, il attribue
non moins clairement au Mont-Cassin la possession du corps de saint Benoît,
il est utile de bien examiner ce qu'il avoue avoir été enlevé. Il ne dit pas,
en effet, que le corps, mais que des os ont été enlevés; il ne dit pas tous
les os, mais des os seulement. »
Cette remarque, nous venons de le
dire, contient une inexactitude, mais elle n'est pas sans valeur. Elle est
inexacte en ce qui concerne la signification attribuée par le savant Bollandiste
aux expressions ubi corpus requiescit, dont Paul Diacre s'est servi dans
les deux passages auxquels fait allusion le P. Stilting. Ces expressions n'ont
point la portée que leur prête le docte critique; nous venons de le démontrer.
Mais, à part cette réserve sur cette inexactitude et les suites qui en
découlent, nous ne refusons pas d'admettre comme probable le sens donné par le P.
Stilting au mot ossa. Paul Diacre aurait voulu exprimer par ce terme que
le corps entier n'avait pas été enlevé par les Français,. La phrase subsidiaire
: « sed, certum est, » semble indiquer que c'était en effet la
pensée de l'auteur. Nous n'avons aucun motif de nier ce sens restrictif.
Ce que nous nions, c'est
l'étendue que donnent les italiens à cette restriction de l'historien des
Lombards. Tout en prétendant que son monastère était en possession de restes (nobis
remansisse) considérables, l'énumération qu'il en fait nous met à même d'en
apprécier toute la portée. Ce sont des os de la bouche et des yeux, c’est-à-dire
de la partie antérieure de la tête, et quelques autres membres moins bien
conservés (defluxa) (1), ce qui, certes, laisse une large part aux
moines de Fleury.
Ces détails prouvent également
qu'il était parfaitement bien informé de ce qui était encore renfermé de son
temps dans le sépulcre dépouillé par les moines de Fleury. Son silence à
l'égard du corps de sainte Scholastique est significatif. Il affirme
48
que plusieurs os de saint Benoît sont encore au Mont-Cassin,
il ne dit pas un mot du corps de sa soeur.
Donc l'expression ossa dont
il s'est servi pour l'un et pour l'autre, doit s'entendre dans le sens général
de corpus, puisque, à l'égard de sainte Scholastique, c'est
incontestable.
Il semblerait impossible
d'admettre que les Bénédictins du Mont-Cassin aient jamais cherché à obscurcir
la gloire que fait rejaillir sur eux la réputation de Paul Diacre. Il en est
pourtant ainsi. Son témoignage en faveur de la translation de saint Benoît en
France est pour eux un vrai cauchemar. Aussi l'ont-ils dénaturé de toutes les
façons. Non contents d'en violenter le sens le plus manifeste, ils ont essayé
de lui enlever toute autorité. Léon d'Ostie leur a ouvert cette voie : « Du
reste, dit-il (1), ceux qui croient pouvoir s'appuyer à ce sujet sur le
témoignage de Paul Diacre, historien par ailleurs véridique et célèbre, doivent
savoir que c'est une coutume chez les historiens de suivre dans leurs récits
l'opinion du vulgaire. L'Evangile nous en fournit même des exemples. Ainsi,
dans saint Luc, la bienheureuse Vierge Marie donne à Joseph le nom de père du
Seigneur, lorsqu'elle dit à celui-ci : « Votre père et moi, nous vous avons
cherché avec bien de l'inquiétude. » Et dans saint Marc nous lisons
qu'Hérode fut contristé en entendant la jeune fille d'Hérodiade demander la
tête de Jean-Baptiste : deux choses, tout le monde le sait, qui sont également
fausses.. »
Un homme qui déraisonne à ce
point perd, par cela même, la cause qu'il prétend défendre. Laissons à D.
Hugues Ménard (2) le soin de relever le blasphème dérisoire contenu dans cette
application maladroite de l'Ecriture sainte; demandons seulement à ce chroniqueur
quelle preuve il peut nous fournir de l'accusation injurieuse qu'il fait à tous
les historiens en général et à Paul Diacre en particulier.
Puisque, de son aveu, l'illustre
écrivain du VIIIe siècle est en général véridique, il a le droit d'être
cru jusqu'à preuve du
49
contraire. La possession de véracité qu'on lui
reconnaît lui permet de réclamer ce privilège.
Nous l'avons déjà fait remarquer,
lorsque Paul Diacre emprunte quelque fait à la tradition populaire, il a soin
d'en avertir ses lecteurs. Ici rien de semblable, le fait est donné comme
publiquement avéré, constaté d'abord par l'énumération des ossements restés en
la possession du Mont-Cassin, et ensuite par la fondation de deux monastères
placés, à l'occasion de cet événement, sous le patronage de saint Benoît et de
sainte Scholastique. C'est là une double contre-épreuve, qui à elle seule
suffirait pour assurer àla translation du corps de saint Benoît une place parmi
les faits historiques les mieux constatés. Nous verrons bientôt qu'une foule de
monuments non moins incontestables se joignent à ceux-ci pour appuyer la
parfaite authenticité de cet événement mémorable, en sorte que, on peut le dire
sans crainte, bien peu de faits historiques réunissent en leur faveur autant
d'arguments démonstratifs.
Notes ne terminerons pas l'examen minutieux que nous venons
de faire du texte de Paul Diacre sans faire ressortir son parfait accord avec
la légende de l'anonyme allemand, dont il n'est qu'un résumé : nouvelle preuve
de l'exactitude de ce dernier.
L'harmonie n'est pas aussi
complète avec le récit d'Adrevald, moine de Fleury, dont il a été plus d'une
fois question. Il est temps de faire connaître cet écrivain et d'apprécier son œuvre.
Haut du document
Adrevald, qu'il faut définitivement identifier avec Adalbert
(l), fut élevé dès son enfance dans l'abbaye de Fleury, où il se consacra
50
à Dieu. Il nous apprend lui-même qu'il était tout enfant (parvulus)
en 826 (1). On croit avec raison qu'il ne survécut pas beaucoup à Charles le
Chauve. C'est du moins vers 878 ou 879 qu'il cessa d'écrire le récit des miracles
de saint Benoît, et qu'un moine de la même abbaye nommé Adelaire, prit la
plume à sa place. Or il avait composé l'Histoire de la translation avant
l'Histoire des miracles, puisqu'il en fait mention dans ce dernier
ouvrage (2). C'est donc vers le milieu du IXe siècle qu'il faut, ce semble, en
faire remonter la rédaction.
Pour apprécier cette œuvre d'une
manière impartiale, il est nécessaire de s'élever au-dessus des préjugés les
plus respectables et de n'avoir en vue que les intérêts de la vérité.
Nous l'avouerons donc
franchement, la légende de la translation composée par Adrevald est une
interpolation fâcheuse et maladroite. Le fond est certainement authentique (3),
comme nous l'avons précédemment démontré; mais sur ce fond vrai le moine de
Fleury a cru devoir broder des ornements accessoires, qui participent plus du
drame que de l'histoire. Sous prétexte de compléter le récit original qu'il
était chargé de remanier selon la mauvaise coutume de son temps, il s'est
permis d'ajouter des noms, des dates et des circonstances qui lui ont enlevé en
grande partie son caractère de véracité et ont créé aux défenseurs de la
translation des difficultés de tout genre. Cette inculpation n'est pas
nouvelle. Le P. Stilting l'avait déjà formulée dans ses notes préliminaires aux
Actes de saint Aigulphe (4). On peut juger de la licence qu'il s'est
permise à l'égard de l'histoire de la translation de saint Benoît par celles
qu'il a prises à l'égard de la Passion primitive du saint abbé de
Lerins.
Il en résulte, dirons-nous avec
le P. Stilting (5), qu'on peut a priori considérer comme des
interpolations tout ce qui ne se rencontre pas dans le récit anonyme dont nous
avons donné le texte, d'autant que d'ordinaire ces additions ont un cachet
marqué d'invraisemblance. Lorsqu'il y a divergence entre les deux récits,
51
on peut affirmer que l'anonyme est préférable au légendaire
du IXe siècle. Par contre, c'est un motif de plus pour ajouter une foi entière
à tout ce que les deux écrivains s'accordent à raconter. »
Afin de mieux faire comprendre la
vérité de cette observation, entrons dans quelques détails.
Le premier et le second chapitre
de l'Histoire de la translation ne sont qu'un commentaire de saint Grégoire le
Grand et de Paul Diacre, suivi d'un résumé du testament de Leodebodus,
fondateur de Fleury. L'authenticité de ce document, qui a été fort contestée
(1), n'intéressant que très indirectement la question de la translation, nous
n'en dirons rien. Il n'en est pas de même du nom de l'abbé de Fleury, qui,
d'après Adrevald (2), chargea un de ses moines d'aller au Mont-Cassin enlever à
son sépulcre les ossements de saint Benoît.
Selon le même légendaire, cet abbé était saint Mommole, et
ce moine était saint Aigulphe, devenu plus tard abbé de Lerins et couronné de
la gloire du martyre. Or, la Passion primitive de ce martyr, publiée par
les Bollandistes, se tait sur le nom de l'abbé qui l'admit à la profession
religieuse et sur la mission qui lui aurait été confiée (3). Adrevald, qui a
interpolé cette Passion, comme l'Histoire de la translation de saint Benoît,
n'a pas craint d'y ajouter le nom de Mommole et la mention du voyage en
Italie (4). Pour se justifier de cette dernière addition, il s'appuie du
témoignage de l'Histoire de la translation (5), sans indiquer, par
modestie sans doute, qu'il en est l'auteur.
C'est donc là qu'il a émis tout
d'abord cette double conjecture. Si l'on cherche les raisons qui l'ont porté à
faire ces additions, on en trouve une qui a dû avoir une grande influence sur
son esprit. Paul Diacre, dont il connaissait le texte, puisqu'il le
52
cite (1), paraît établir une certaine corrélation entre la
fondation du monastère de Fleury et la translation du corps de saint Benoît en
France (2). Or, saint Mommole, étant le plus illustre et l'un des premiers abbés
de Fleury, fixa facilement le choix du légendaire. Placer sous son abbatiat
l'époque indéterminée de la translation était une liberté si naturelle aux
chroniqueurs du IXe siècle, qu'elle dut passer pour évidente et indiscutable
aux contemporains d'Adrevald.
Ce premier nom une fois admis,
celui d'Aigulphe suivait comme nécessairement. Car si le Père abbé qui avait
reçu Aigulphe à la profession religieuse était Mommole, et cela n'était pas
improbable; si, d'autre part, c'était vers la même époque qu'avait eu lieu la
translation du corps de saint Benoît, il était assez naturel de penser que
l'abbé de Fleury avait choisi pour accomplir cette mission si difficile et si
délicate, celui qui, par ses vertus précoces, faisait présager déjà le futur martyr.
Si ces conjectures n'ont pas été
formulées de la même manière dans l'esprit d'Adrevald, elles ont du moins
abouti au même résultat. Il s'en applaudissait hautement : « Si quelqu'un,
écrivait-il (3), veut avoir, sur ce trait de la vie du saint martyr une connaissance
exempte de tout scrupule, il pourra l'acquérir en lisant l'opuscule composé
sur ce sujet (de la translation). »
Tout cet échafaudage de
conjectures, étant basé sur une fausse interprétation d'une parole inexacte et
très accessoire de Paul Diacre, croule devant la vérité mieux connue.
Il est inutile de poursuivre jusqu'au bout ce travail
d'investigation. Qu'il nous suffise de dire, en général, que ces observations
critiques détruisent d'un seul coup la partie fondamentale de la dissertation
de Mgr Giustiniani, dont il a été parlé plus haut. Nous nous en tenons au récit
de l'anonyme contemporain, et nous rejetons sans difficulté ce qui, dans la
légende d'Adrevald, est en contradiction avec lui, notamment la façon
imprudente et invraisemblable avec laquelle Aigulphe aurait découvert son
secret au vieillard mystérieux du Mont-Cassin, la vision du Pape,
l'avertissement donné par un Ange aux voyageurs, la manière
53
dont ceux-ci échappent aux poursuites des Romains, etc.
L'anonyme dit formellement, au contraire, que les Romains ignorèrent le larcin.
Mais, répétons-le avec les
Bollandistes, autant nous récusons volontiers l'autorité d'Adrevald, toutes les
fois qu'il dépare le récit simple et naïf de notre anonyme, autant nous
réclamons une créance entière en faveur des circonstances racontées par les
deux historiens réunis.
Parmi ces circonstances, celle
qui représente les pieux pèlerins passant plusieurs jours et plusieurs nuits en
prière, est reproduite presque dans les mêmes termes par l'anonyme (1) et par
Paul Diacre (2). Adrevald, au contraire, semble dire que l'enlèvement s'est
fait dans un seul jour, après une prière et la révélation provoquée par
l'indication du vieillard (3).
Ce n'est pas la seule marque
d'harmonie entre Paul Diacre et l'anonyme. Tandis qu'Adrevald se sert de
l'expression corpora (4) pour exprimer énergiquement la richesse du trésor que
ses confrères emportèrent à Fleury, l'anonyme (5), aussi bien que Paul Diacre
(6), emploie le mot ossa. Cette coïncidence est fort remarquable. Elle
démontre d'abord que l'expression ossa, chex Paul Diacre, n'a pas une
signification aussi restreinte que l'a prétendu le P. Stilting; elle prouve
ensuite que l'historien des Lombards a probablement emprunté cette expression à
notre anonyme contemporain : ce qui donnerait à ce dernier une autorité plus
grande encore, puisque son récit aurait ainsi reçu la sanction des moines du
Mont-Cassin eux-mêmes.
Nous ne raconterons pas avec
Adrevald l'arrivée des saintes reliques à Bonnée, les miracles qu'elles
commencèrent à y opérer, leur déposition à Fleury-le-Vieil d'abord, la cession
du corps de sainte Scholastique aux nobles députés de la ville du Mans, la
translation du corps de saint Benoît dans l'église de Saint-Pierre, puis dans
celle de Notre-Dame.
L'auteur a sans doute puisé ces
détails dans quelques documents
54
écrits ou traditionnels. D'ailleurs ils n'intéressent que
très incidemment la question de la translation.
Mais dans son livre des Miracles
de saint Benoît (1), le même Adrevald raconte longuement un fait qui mérite
de notre part une attention spéciale.
Selon lui, le prince Carloman,
frère de Pépin le Bref, qui, après avoir mené quelque temps la vie monastique à
Rome (2), s'était retiré au Mont-Cassin, suggéra à ses nouveaux confrères (3)
la pensée d'adresser au pape Zacharie une requête ayant pour but d'obtenir, par
son intervention et son autorité, la restitution du corps de saint Benoît.
Un certain nombre de Bénédictins,
ayant à leur tête le même Carloman, se rendirent en conséquence à Rome. Le
SouverainPontife, faisant droit à leur demande, envoya en France cette même
députation avec une lettre dans laquelle il expliquait à Pepin le but de leur
mission. Ce but consistait non seulement à réclamer le corps de saint Benoît,
mais encore à s'interposer comme médiateurs de paix entre Pépin et son frère
Griffon.
Adrevald donne le texte de cette
lettre pontificale.
Les moines italiens obtiennent de
Pépin un ordre enjoignant aux moines de Fleury d'avoir à livrer à Carloman et à
son frère naturel Remi, qualifié d'évêque de Rouen, les précieuses reliques
qu'ils avaient volées au Mont-Cassin.
Les envoyés de Pepin se transportent
à Fleury; l'abbé Medo proteste, et, laissant deux ou trois de ses moines à la
porte de l'église de Notre-Dame pour surveiller l'opération, il se retire avec
le reste de son couvent dans l'église de Saint-Pierre; où il attend dans la
prière et les larmes l'issue de cette affaire.
Dieu et saint Benoît
interviennent. Remi et ses assesseurs sont frappés de cécité en approchant de
la crypte où sont déposées les saintes reliques. A leurs cris d'alarme, l'abbé
accourt et obtient par ses prières leur guérison. Par condescendance toutefois
et par honneur pour le sépulcre de saint Benoît au Mont-
55
Cassin, il restitue quelques ossements du saint
patriarche (1). Jaffé (2) a relégué parmi les pièces apocryphes la lettre
du pape Zacharie citée parAdrevald, que Mabillon (3), Mansi et les autres
critiques (5) en général avaient acceptée comme authentique.
Mais tout récemment M. Hahn et M.
Loevenfeld, dans les Neues Archiv de Berlin, ont défendu avec talent,
et, croyons-nous, avec un plein succès, la parfaite authenticité de ce
document. M. Loevenfeld en a publié un texte plus correct, qui paraît
définitivement devoir être accepté (6).
Ce jugement des deux savants
critiques de Berlin sera-t-il également accepté par les Italiens? Nous en
doutons. Mais cette opposition, qui prend sa source dans une opinion préconçue,
ne nous enlève pas le droit d'affirmer que la lettre de saint Zacharie a tous
les caractères de l'authenticité la plus parfaite (7).
Quoi de plus vraisemblable,
d'ailleurs, que les moines du Mont-Cassin aient profité de la présence de
Carloman parmi eux et de l'affection paternelle que le pape témoignait à ce
généreux prince (8) et à leur abbaye (9), pour essayer d'obtenir la restitution
du dépôt sacré dont ils avaient été dépouillés? Le contraire serait étonnant.
Mais si ce document est
authentique, il dirime à lui seul la question, puisque le fait de la
translation y est attesté par des témoins irrécusables, le pape d'abord et tout
le couvent du Mont-Cassin ensuite (10).
56
Toutefois, autant la lettre
elle-même est revètue de tous les signes de véracité, autant le commentaire
dont Adrevald l'a accompagnée est justement suspect. Ainsi, il est faux que
Carloman soit venu du Mont-Cassin en France sous le pontificat de saint
Zacharie (1), et si saint Remi, fils naturel de Charles-Martel, a été chargé de
ravir à Fleury le trésor qu'une pieuse fraude lui avait procuré, ce ne fut
certes pas en qualité d'archevêque de Rouen, puisqu'il n'était pas encore assis
sur ce siège en 760 (2).
Ces réserves pourtant ne sont pas
de nature à infirmer le fond du récit d'Adrevald. Il est assez vraisemblable
qu'il y a eu restitution au Mont-Cassin de quelques ossements de saint Benoît.
Les termes employés par Paul Diacre, nobis remansisse, peuvent fort bien
s’entendre et de quelques ossements laissés dans le tombeau par les ravisseurs
et des reliques restituées au Mont-Cassin par les moines de Fleury.
Cette concession impartiale nous
permet de donner une double solution plus que satisfaisante à une difficulté
que le cardinal Quirini considérait comme une arme victorieuse contre la
tradition française (3).
Muratori (4) a publié, sous le
nom de Chronicon Brixiense, un centon de fragments incohérents (5), que
l'un de ses disciples. Jean Brunaccio, avait extrait à Pavie d'un manuscrit
dont l'âge est resté indéterminé. La seconde partie de ce centon consiste en
une sorte de note historique sur l'origine d'un monastère dit ad Leones,
situé à XII milles de Brescia. Or, dans cette note, l'auteur raconte que peu
de temps après l'inauguration du monastère, le fondateur Didier, roi des
Lombards, y installa des moines de la province de Bénévent (du Mont-Cassin), et
y fit transférer un os du bras de saint Benoît.
On se demande pourquoi ce texte
serait une preuve si triomphante en faveur de l'opinion italienne ?
57
Est-il sûr que cet os ait été
apporté du Mont-Cassin à Brescia? L'auteur de la note le dit; mais à quelle
époque a vécu cet écrivain? Muratori ne lui a assigné la date de 883 que parce
qu'il faisait de tout le centon une seule chronique composée par un seul
auteur; ce qui est insoutenable (1). L'insertion de cette note locale au milieu
de deux ou trois fragments de chroniques inachevées, se référant à des faits
généraux de l'histoire de l'Italie, n'a-t-elle pas été faite au XIIe ou même au
XVe siècle, au moment de l'effervescence des prétentions italiennes ? Quelle
autorité doit-elle avoir relativement aux origines vraiment historiques de
cette sainte relique? Le roi Didier ne l'aurait-il pas obtenue de France, alors
qu'il était dans les plus intimes relations avec la cour carolingienne ? Ne
provient-elle pas plutôt d'un don qu'auraient fait en passant à leurs confrères
de Brescia les moines du Mont-Cassin, venus en France en 753 avec Carloman, et
qui pendant les trois ou quatre ans qu'ils demeurèrent à la cour de Pepin (2),
eurent le temps et les moyens d'obtenir la restitution partielle du corps de
saint Benoît, ce qu'ils n'avaient pas pu faire par la lettre du pape Zacharie.
D'après cette explication, qui ne manque pas de probabilité, Adrevald n'aurait
eu qu'un tort, celui d'avoir confondu deux choses distinctes: la requête faite
au pape Zacharie et le voyage de Carloman en France, qui n'eut lieu que sous
Etienne II.
Ce sont là, sans doute, autant de
problèmes qu'il serait difficile de résoudre; mais précisément parce qu'on les
peut poser, la vertu probante qu'on attribuait à la chronique dite de Brescia
s'évanouit par là même.
Cet os du bras ne peut donc
servir d'instrument à une objection
58
sérieuse contre la translation du corps du saint législateur
à Fleury.-sur-Loire (1).
Haut du document
On a objecté, contre
l'authenticité de la translation des corps de saint Benoît et de sainte
Scholastique en France, plusieurs prétendues translations du même genre,
notamment celle des corps des saints Gervais et Protais à Cologne, que les
récentes fouilles faites à Milan ont démontrées absolument fausses (2).
Cette objection serait assurément
grave si le fait de la translation de saint Benoît et de sa soeur n'avait pas
de meilleures garanties historiques que celles qu'on nous oppose. Heureusement
il en est tout autrement. Aucune des translations contestées, qu'on veuille
bien le remarquer, n'a pour témoins des écrivains contemporains; aucune surtout
n'a été avouée par les représentants les plus autorisés de la partie intéressée;
car Paul Diacre est sans comparaison digne de cette qualification, sans parler
du faux Anastase et de saint Amé, qui, à divers titres, sont également des
représentants de la vraie tradition cassinésienne. Mais au-dessus de ces
témoignages, pourtant si graves, irréfragables même, il en est un qui place
notre tradition dans une situation exceptionnelle.
Tout le monde sait, et nous en
avons eu la preuve de nos jours à propos du miracle de Lourdes, de quelles
précautions l'Eglise s'entoure avant d'apposer à un fait surnaturel la haute et
suprême sanction de l'autorité liturgique. Mais si cette sanction est grave
lorsqu'il ne s'agit que d'approuver une fête locale, elle
59
revêt le caractère d'un jugement vraiment indéfectible
lorsque cette fête devient universelle. Sans doute, nous ne l'ignorons
pas, il faut pour cela que l'Eglise romaine y ajoute la force de son
approbation officielle, sans quoi cette universalité ne peut pas être appelée
vraiment catholique, ni être protégée contre une erreur possible.
Néanmoins, en fait, sinon en
droit, il est impossible de trouver dans l'histoire de l'Eglise un exemple
d'une pareille surprise.
Or, pendant plus de six cents ans
au moins, toutes les Eglises de l'Occident, à peu d'exceptions près, ont
célébré la translation du corps de saint Benoît en France, malgré les
antipathies nationales ou l'éloignement du lieu privilégié qui en avait été
favorisé. Yepez, D. Hugues Ménard, et surtout D. Mabillon, ont affirmé ce fait
d'une importance capitale, mais sans en produire les preuves particulières. Les
Italiens, jusque dans ces dernières années, ont osé le nier effrontément,
malgré les publications nombreuses qui permettaient de le contrôler dans une
certaine mesure.
Voulant rendre absolument
indéniable un argument d'une aussi haute valeur, nous nous sommes condamné à
compulser nous-même tous les manuscrits conservés dans les bibliothèques des
principales capitales de l'Europe. Nous offrons à nos lecteurs le résultat de
nos veilles et de nos recherches à Londres et à Oxford, à Bruxelles et à
Louvain, à Paris et à Lyon, à Florence, à Rome, à Venise et à Milan, à Munich,
à Vienne et à Cracovie, à Saint-Gall et à Einsiedeln, complétées à Oxford par
M. le docteur Warren, à Buda-Pesth par M. Alzilagyi et à Bruxelles par les
Bollandistes. Que MM. les bibliothécaires de tous ces riches dépôts veuillent
bien recevoir ici l'expression publique de notre vive gratitude.
La translation du corps de saint
Benoît eut lieu, comme nous l'avons démontré, au commencement du VIIIe siècle.
Or, avant la fin du même siècle, ce fait mémorable avait déjà pris rang parmi
les solennités liturgiques en France, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre et
jusqu'en Irlande.
Les manuscrits 12260 et 126 8 du
fond latin de la bibliothèque nationale de Paris en sont des témoins
irrécusables pour la France, puisqu'ils ont été écrits au commencement du IXe
siècle. Le premier contient un martyrologe, qu'on croit avoir [60] appartenu à
l'église d'Auxerre (1), et le second est le célèbre sacramentaire de Gellone
(2), écrit en 804 (3).
Dans ces deux documents, qui ont
entre eux plus d'un trait de ressemblance, trois fêtes de saint Benoît sont
indiquées, à savoir au 21 mars, au 11 juillet, au 4 décembre (4). Au 21 mars,
la fête est marquée dans les deux manuscrits par cette laconique rubrique : Benedicti
abbatis. Dans le calendrier de Gellone, celle du 11 juillet porte ce titre
: Depositio sancti Benedicti, et au 4 décembre on lit cette mention
significative (folio 275 verso) : « Monasterio Floriaco, a partibus Romae
adventus corporis sancti Benedicti. » Les rubriques du calendrier d'Auxerre
ne sont pas moins dignes de remarque. Au 11 juillet on lit : «Depositio
beatae memoriae Benedicti abbatis », expressions qui, par leur singularité
même, dénotent une très haute antiquité (5). La solennité du 4 décembre est
indiquée par le mot : « Depositio Benedicti abbatis », déjà employé au
11 juillet : ce qui en détermine le sens.
Par leur intime analogie et la
diversité de leur langage, ces deux antiques monuments réduisent à néant les
objections réunies par Mgr Giustiniani contre la force probante des livres
liturgiques (6).
Si l'on en croyait ce docte
prélat, les martyrologes et les calendriers liturgiques ne prouvent rien, parce
qu'ils ont reçu avec
61
le temps des additions arbitraires. D'ailleurs, selon lui,
ils ne désignent que vaguement le lieu où le corps de saint Benoît a été
transféré, et à quel saint Benoît se rapporte la fête du 11 juillet, encore
moins celle du 4 décembre, qui semble en contradiction avec celle-ci. Bien
plus, la translation de saint Benoît, dont les martyrologes font mention
au 11 juillet, n'exprimerait pas autre chose que la translation de la fête
du 21 mars en dehors du carême, conformément à l'antique usage liturgique qui
interdisait en ce saint temps toutes les fêtes des saints.
Voici notre réponse.
Sans doute, les martyrologes ont
reçu des accroissements successifs; mais, s'il est parfois difficile d'en
distinguer le fond primitif, il est du moins facile de déterminer l'époque
approximative d'un manuscrit liturgique, au moyen de la science paléographique
et des saints qui y sont mentionnés (1). Les deux documents que nous venons de
produire sont de ce nombre. Le calendrier de Gellone au 4 décembre lève toute
espèce de difficultés à l'égard du saint Benoît dont on fêtait la translation
en France; c'est bien le législateur des moines d'Occident. Aussi bien, est-il
possible de supposer que, en dehors du monastère de Fleury, on eût accepté de
célébrer la translation d'un autre saint Benoît ? Si l'on prétend que les
moines de Fleury étaient dans l'erreur relativement à cette attribution, qu'on
nous explique comment cette erreur a été partagée presque aussitôt par le monde
occidental tout entier ?
C'est d'ailleurs supposer la
question en litige; c'est une pétition de principe. Ou cette erreur a été
volontaire, ou elle a été involontaire. Dans le premier cas, c'est une injure
gratuite qu'il faudrait prouver; dans le second cas, c'est une hypothèse également
gratuite, encore moins admissible.
D'autre part, on le voit par nos
deux monuments, il n'y a nulle contradiction entre la solennité du 4 décembre
et celle du 11 juillet, puisque ces deux calendriers contemporains les
mentionnent à la fois. Avouons cependant que, selon Adrevald (2), c'était le 11
juillet et non le 4 décembre qui rappelait la mémoire de l'arrivée des saintes
reliques à Fleury. Le 4 décembre, d'après le
62
même auteur (1), aurait été consacré au souvenir de leur tumulation
dans le sépulcre qu'on leur avait préparé dans l'église de Notre-Dame.
Le calendrier de Gellone semble
être en désaccord sur ce point avec l'historiographe de Fleury. Quoi qu'il en
soit, nous croyons qu'il faut cette fois donner raison à celui-ci. Un étranger
à l'abbaye orléanaise a pu aisément se tromper sur la signification exacte de
deux fêtes consacrées à la translation d'un même saint dans un même lieu. Ce
sont là des détails intimes qui n'enlèvent rien à la réalité des deux faits
qu'ils rappellent.
Ce qu'il y a de certain, c'est
que, encore au milieu du IXe siècle, la solennité du 4 décembre était, en
France, au, moins aussi populaire que celle du 11 juillet; elle y était déjà
considérée comme très anciennement établie (2).
Néanmoins, la fête du 11 juillet,
rappelant le fait le plus saillant de la translation, ne tarda pas à l'emporter
sur celle du 4 décembre, qui, à partir du IXe siècle, disparut peu à peu de la
liturgie, en dehors des monastères affiliés plus ou moins directement à celui
de Fleury.
Nos deux martyrologes suffisent
également pour démontrer qu'il ne s'agissait pas d'une translation liturgique
effectuée en vertu d'une prescription relative aux observances du carême, mais
de la véritable translation d'un corps saint d'un lieu dans un autre. Le
manuscrit de Gellone le déclare formellement, et les trois fêtes, celles du 21
mars aussi, bien que celles du 11 juillet et du 4 décembre, subsistant à la
fois à Auxerre et à Gellone, prouvent que ces deux dernières solennités avaient
pour but de rappeler que le corps de saint Benoît avait été ces jours-là,
déposé dans un tombeau, ou tout au moins dans un sarcophage
reliquaire.
Disons plus, si les moines
bénédictins de France, par l'établissement de ces fêtes, n'avaient eu pour but
que de se donner une plus grande facilité de célébrer la mémoire de leur saint
législateur,
63
comment n'ont-ils pas choisi un jour plus rapproché de
Pâques, et pourquoi l'ont-ils rejetée jusqu'au milieu de l'été et dans le temps
de l'avent ? L'évêque de Vintimille eût été fort en peine de citer un seul
exemple d'une semblable translation arbitraire dans l'antiquité
ecclésiastique. Les fêtes de saint Ambroise, de saint Léon, etc., ont en effet
été rejetées hors du carême, mais elles ont été fixées à des jours qui
rappelaient des évènements mémorables de leur vie ou de leurs reliques.
L'arbitraire n'y a été pour rien. Le 11 juillet et le 4 décembre sont donc des
jours consacrés par des souvenirs de la vie ou des reliques de saint Benoît.
Aucun évènement de sa vie n'ayant été noté à ce point de vue, il s'agit donc
nécessairement de ses reliques. Aussi bien, si jamais le motif allégué devait
faire impression quelque part et y produire le transfert de la fête de saint
Benoît, c'est bien au Mont-Cassin, où, plus que nulle part ailleurs, on devait
désirer célébrer sans nulle entrave le glorieux passage à l'éternité du saint
patriarche. Or, les religieux de l'archimonastère n'y ont pas même songé.
Pourquoi les Français y auraient-ils été contraints ?
En effet, la règle ancienne qui
excluait du carême les fêtes des saints n'a jamais été observée d'une manière
absolue dans l'Église romaine, et en général dans l'église d'Occident. L'Eglise
d'Espagne a fait exception pendant quelque temps, mais elle n'a pas persévéré
dans cette voie. Cette règle, du reste, avait principalement en vue les
solennités que le peuple fidèle était obligé de célébrer avec l'évêque
et le clergé. Les fêtes des monastères, même les plus solennelles, ne créant
pas de semblables obligations, rien n'empêchait les religieux de les célébrer
avec toute la pompe qu'il leur plaisait de déployer ; rien par conséquent ne
les mettait dans la nécessité de les transférer dans un temps plus propice.
Ces ombres étant écartées, la
preuve que nous fournissent nos deux calendriers français apparaît dans sa
pleine lumière. Ainsi, plus d'un demi-siècle avant la rédaction de la légende
d'Adrevald, plusieurs monastères de France célébraient déjà liturgiquement, et
par deux fêtes distinctes, le fait mémorable et glorieux pour la France de la
translation du corps de saint Benoît.
On nous demandera peut-être quelle
légende on lisait alors dans les offices de la nuit du 11 juillet ou du 4
décembre.
Nous répondrons que, très probablement, même à Fleury on [64]
se contentait des leçons communes de l'Écriture sainte et des saints Pères;
tout au plus, relisait-on, ces jours-là, quelques fragments des Dialogues de
saint Grégoire le Grand, relatifs à la vie et à la mort de saint Benoît.
Ce serait une grave erreur de
croire que chaque fête de saint, au VIIIe et même au IXe siècle, était, comme
aujourd'hui, accompagnée d'une légende de ce saint. Cette manie germa plus tard
et ne s'épanouit qu'au XIIe et au XIIIe siècle.
Depuis le décret du pape Gélase,
la lecture des légendes dans les églises était soumise à des règles sévères :
le plus souventon se contentait de lire un passage d'un Père orthodoxe.
C'est l'expression dont se sert saint Benoît lui-même dans le chapitre IXe de
sa Règle, où il indique les lectures que l'on devait faire dans l'office de la
nuit. Il ne dit pas un mot des légendes des saints.
Non seulement saint Georges, dont
la légende avait été expressément prohibée par Gélase, mais saint Pierre
lui-même et les autres saints Apôtres en général, n'ont eu pendant de longs
siècles aucune légende liturgique.
Certains actes de martyrs
faisaient, dans l'antiquité, une exception à cette règle ; mais il faudrait
bien se garder de penser que, même pour les martyrs, cette exception fût
générale. Saint Cyprien parle de l'inscription des noms des martyrs et de la
date de leur triomphe, mais non pas du procès-verbal de leurs souffrances.
Les plus édifiants seulement
recevaient les honneurs d'une lecture publique pendant la célébration des
saints mystères. Quant aux saints confesseurs, une multitude innombrable ont
reçu un culte public, et parfois même assez étendu, avant qu'on ait songé à
faire, pendant l'office divin, la lecture de leurs actes.
Encore moins faisait-on mention
de leur translation, le jour consacré à en perpétuer le souvenir. L'office de
la Translation de saint Etienne, premier martyr, en offre une preuve frappante.
Certes, aucune translation ne présentait plus de garanties historiques que cet
évènement attesté par saint Augustin, Orose, Marcellin, Idace et tous les
monuments du Ve siècle. (1) Cependant, l'Église romaine n'a pas accepté dans sa
liturgie la lecture de cette légende d'une authenticité incontestable, composée
par le
65
prêtre Lucien lui-même (1), et l'office en général, au 3
août comme au 26 décembre, est tiré des passages des Actes des Apôtres.
Ces observations réduisent à
néant une autre objection de Mgr Giustiniani. Selon lui, parce que l'office et
la messe de la Translation de saint Benoît, dans les anciens manuscrits, ne
font aucune allusion à cet événement et sont les mêmes que le jour de sa mort,
c'est une raison pour douter de l'objet de la fête du 11 juillet ou du 4
décembre. Il faudrait en dire autant de saint Etienne et de beaucoup d'autres.
Nous n'osons pas dire que cette objection dénote dans le docte prélat une
grande ignorance des usages primitifs de la liturgie, mais nous sommes forcés
de protester contre un pareil oubli des principes.
Enfin, nos manuscrits français
nous permettent de résoudre une dernière difficulté plus grave encore.
On a dit: il peut se faire que quelques
reliques du corps de saint Benoît aient été transportées à Fleury, et, par
suite d'une exagération trop naturelle, les moines de cette abbaye ont
transformé en translation du corps entier la translation d'un ou
plusieurs ossements assez minimes.
Nous avons déjà réfuté plus d'une
fois cette objection. La chronique contemporaine de Laureshaim et les aveux
bien compris de Paul Diacre ont convaincu nos lecteurs que la presque totalité
du corps de saint Benoît, tout au moins, avait été enlevée de son sépulcre au
Mont-Cassin. Le calendrier du Sacramentaire de Gellone confirme cette vérité.
C'est l'arrivée en France du
corps (corporis), et non pas seulement de quelques reliques qu'il
indique au 4 décembre.
Ce témoignage n'est pas isolé.
Sans parler du martyrologe de Wandalbert,que nous ferons bientôt connaitre, et
d'un assez grand nombre de manuscrits liturgiques, un magnifique sacramentaire,
écrit de la main d'Hincmar lui-même, et conservé dans la bibliothèque de Reims,
s'exprime dans des termes analogues (1).
66
A vrai dire, une simple
observation générale suffirait pour résoudre péremptoirement la difficulté. On
concevrait, à la rigueur, que l'abbaye de Fleury eût célébré par une fête l'anniversaire
de la translation même d'une relique insigne du fondateur de l'Ordre
bénédictin, bien que ce fait eût été insolite dans l'histoire monastique
(témoin le monastère de Brescia, qui ne songea jamais à établir une pareille
fête). Mais il est absolument inadmissible que les diverses nations de l'Europe
aient accepté de célébrer liturgiquement cette translation partielle et locale.
Jamais, en un mot, la translation d'une simple relique n'a été célébrée par une
fête générale. La statistique liturgique dont nous commençons l'étude
établira donc péremptoirement l'authenticité de la translation du corps de
saint Benoît.
Avant de poursuivre notre
enquête, signalons en passant les divers martyrologes édités par les
Bollandistes à la suite de celui d'Usuard (1), et par D. Martène dans son Thesaurus
anecdotorum (2) et son Amplissima Collectio (3), qui tous (4)
renferment la fête de la Translation de saint Benoît. Or ces manuscrits sont de
provenances très diverses. Il y en a de l'abbaye de Renow, de Saint-Ulric d'Augsbourg,
de Sainte-Colombe de Sens, de Corbie, d'Angleterre, de Tours, de Lyre en
Normandie, de Stavelot en Belgique, d'Auxerre, de Saint-Maximin de Trèves, de
Rome même (5). Celui qui provient de la bibliothèque Barberini est
particulièrement remarquable : « V idus Julii, y lisons-nous, in
pagum Aurelianum (sic) inventio CORPORIS sancti Benedicti abbatis
et depositio ejusdem. » Celui de Stavelot dans le diocèse de Liège
s'exprime, au 4 décembre, dans des termes analogues au calendrier de Gellone
(6) : « Inlatio CORPORIS Benedicti in
67
Floriaco : » ce qui dénote assurément une haute
antiquité. Du reste, les manuscrits contenant ces divers martyrologes étaient
tous du VIIIe au IXe siècle. Mais, afin qu'on ne nous accuse pas de vieillir
nos documents afin de les rendre plus respectables, nous prions le lecteur de
vouloir bien nous accompagner à travers l'Europe, et de consigner avec nous le
résultat de nos laborieuses recherches.
Entrons ensemble dans la
Bibliothèque nationale de Paris, où nous avons déjà consulté les précieux
manuscrits de Gellone et d'Auxerre. La gracieuse réception de l'administrateur
général, M. Léopold Delisle, et des conservateurs avec leurs adjoints,
facilitera notre besogne.
Une centaine de manuscrits
liturgiques, sacramentaires, missels, bréviaires ou martyrologes, depuis le IXe
jusqu'au XVe siècle, nous permettront de nous rendre compte de l'extension
qu'avait prise en France la fête de la Translation de saint Benoît. Ils
représentent la plus grande partie des Églises de France, qui toutes, à
l'exception de deux ou trois, avaient adopté de célébrer les deux fêtes du 21 mars
et du 11 juillet, quelques-unes même celle du 4 décembre. Ce sont les Eglises
d'Aix (1), d'Alby (2), d'Amiens (3), d'Angers (4), d'Arles (5), d'Autun (6),
d'Auxerre (7), de Bayeux (8), de Beaumont-sur-Oise (9), de Beauvais (10), de
Bordeaux (11), de Bourgueil (12), de Carcassonne (13), de Châlons-sur-Marne
(14), de Chartres (15), de Clermont (16), de Cluny (17), de Corbie (18), de
Saint-Corneille de Compiègne (19), de Coutances (20), de Dijon (21),
d'Epternach (22), de Saint-Evroul (23), de Fontainebleau (24), de Glandève
(25), de Gellone (26), de Saint-Jozaphat (27), de Landais (28), de Langres
(29), de Laon (30), de
68
Liessies (1), de Lizieux (2), de Saint-Martial (3) et de
Saint-Etienne (4) de Limoges, de Lyon (5), de Maguelonne (6), de Marmoutier
(7), du Mans (8), de Meaux (9), de Saint-Pierre de Metz (10), de Montebourg
(11), de Nevers (12), de Nivellon (13), de Noyon (14), de Pamiers (15), des
Filles-Dieu de Paris (16), de Saint-Germain-des-Prés (17), de Notre-Dame (18)
et de la Sainte-Chapelle (19) de la même ville, du diocèse de Poitiers (20), et
de Luçon (21) qui en était un démembrement, du Puy-en-Velay (22), de Rennes
(23), de Remiremont (24), de Rodez (25), de Rouen (26), de Saintes (27), de
Seez (28), de Senlis (29), de Sens (30), de Saint-Corneille de Soissons (31),
de Tarentaise (32), de Toul (33), de Toulon (34), de Tournus (35), de Tours
(36), de Troyes (37), de Tulle (38), de Variville (39), de Verdun (40) et de
Vienne (41) en Dauphiné. Ce dernier manuscrit est un sacramentaire du Xe siècle
au moins. L'église métropolitaine de Vienne avait donc accordé, dès le IXe
siècle, au fait de la translation de saint Benoît, la haute sanction de son
antique et venérable liturgie, et son illustre évêque saint Adon, en insérant,
vers l'an 858, cette fête dans son martyrologe, n'avait que reproduit un fait
déjà inséré par sa future Église dans son calendrier festival (42). Et pourtant
c'est à Vienne qu'un siècle auparavant était mort le bienheureux Carloman,
moine du Mont-Cassin. Loin de détruire la conviction des Viennois en faveur de
la tradition des moines de Fleury, le
69
séjour de ce prince (1) n'avait donc fait que l'affermir. Il
y a dans cette coïncidence une insinuation d'une haute portée, qui.n'échappera
pas à nos lecteurs.
Adon nous avertit (2) que, pour
composer son martyrologe plus développé, il s'est principalement servi de celui
qu'un diacre de Lyon, nommé Florus, avait déjà donné au public.
D'autre part, des recherches
combinées des Pères Bollandistes Henschenius(3) et du Sollier (4), il résulte
que le texte édité au tome II de Mars de leur collection, sous le nom de Bède, est
tout au moins du diacre de Lyon. Or ce texte, assurément du IXe siècle,
s'il n'est pas du VIIIe , porte, à la date du 11 juillet, cette indication que
nous avons déjà rencontrée dans les calendriers antiques d'Auxerre et de
Gellone : « V Idus Julii, depositio sancti Benedicti abbatis (5). »
En 825 environ, époque à laquelle
Florus publia ses additions au martyrologe du vénérable Bède (6), l'Église
primatiale de Lyon avait donc adopté, aussi bien que celle de Vienne sa
voisine, la fête de la Translation de saint Benoît.
En effet, si l'on consulte les
manuscrits liturgiques qui sont encore conservés dans, la bibliothèque publique
et au grand séminaire de Lyon, on y constate facilement que, aussi loin que les
documents nous permettent de remonter, l'Eglise primatiale de Lyon et la
plupart des Eglises de la province célébraient la fête du 11 juillet, aussi
bien que celle du 21 mars; (7). .
70
Si nous parcourions les principales villes de France, nous y
trouverions la confirmation et le complément de ce que la bibliothèque
nationale de Paris et celle de Lyon nous ont fourni. Nous le savons par
expérience personnelle pour Reims (1), Arras (2), Tours (3), Angers (4), Poitiers
(5), et par la bienveillance de nos amis pour Amiens (6), Bordeaux (7) et
Auturi (8).
Ce qui précède démontre surabondamment que de la Saussaye,
chanoine d'Orléans, dans sa dissertation d'ailleurs fort savante, était bien
au-dessous de la vérité, lorsqu'il affirmait qu'un grand nombre d'Eglises de
France célébraient, de temps immémorial, la Translation du corps de saint Benoît
en France. Et le célèbre Usuard, moine de Saint-Germain-des-Prés, ne faisait que
reproduire, il le dit lui-même (9), ce que tous les martyrologes et les
calendriers composés depuis un siècle avaient adopté avant lui, en insérant
dans son martyrologe, écrit vers l'an 870, les trois fêtes de saint Benoît
(10).
Raoul Tortaire, moine de Fleury,
n'exagérait donc pas lorsqu'il
71
attestait que de son temps, au XIe siècle, toute la Gaule
(1) solennisait la mémoire de la Translation du corps de saint Benoît en France
Le même écrivain ne faisait également qu'exprimer la plus exacte vérité en
constatant que « la plupart des nations de l'Europe chrétienne s'étaient jointes
à, la France (2) pour célébrer par la louange divine un fait qui leur était
pourtant tout à fait étranger.
Si nos lecteurs veulent bien nous
suivre, ils ne tarderont pas à en être convaincus.
Haut du document
Allons à Bruxelles. Nous y
rencontrerons les savants Pères Bollandistes (3), qui mettront à notre
disposition leur bibliothèque, riche en livres liturgiques, malgré les
spoliations qu'elle a eu à subir.
Voici d'abord un Psautier du Xe
siècle, qui conserve tout son prix, même après la publication qu'en a faite le
trop célébré Nicolas de Hontheim (4.), suffragant du prince-évêque de Trèves.
Il est précédé d'un calendrier qui, au 21 mars et au 11 juillet, porte : Natalis
(5) sancti Benedicti abbatis. L'Église de Trèves avaitdonc
officiellement accepté la tradition française avant la fin du IXe siècle, car
le manuscrit est du commencement du Xe siècle au plus tard.
A côté de ce précieux manuscrit,
on nous montre un livre d'heures du XVIe siècle, ayant appartenu à
Philippe-Guillaume, comte du palatinat du Rhin, puis un diurnal de l'an 1400 à
l'usage
72
du couvent de Corsendoncanum, de la congrégation de
Windesheim près d'Anvers ; puis un bréviaire de Zutphen, en Hollande, du XIVe siècle;
puis divers martyrologes du XIVe et du XVe siècle, qui ont servi successivement
aux dames Prémontré de Tronchiennes près de Gand, et à celles de Grimerghen
près Vilvorde, aux chanoines réguliers de l'abbaye de Loo, et aux moniales de
Kleynen-Bygaird (Petit Bigard), près de Bruxelles.
Enfin, voici un manuscrit qui
nous transporte jusqu'en Angleterre. C'est un bréviaire du xiiie siècle, qui,
d'après l'avis motivé du savant Victor de Buck, a appartenu à quelque Église de
la province de Cantorbéry. Il nous permetd'espérer des révélations inattendues
de l'autre côté de la Manche. Un martyrologe du xre siècle, provenant du
monastère de Saint-Amorde Bilsen, dans le Limbourg près de Tongres; un missel
de Liège du XVe siècle et un bréviaire de Ratisbonne de 1472, nous sont
ensuite offerts.
Or tous ces documents sans
exception s'accordent sur la question liturgique dont nous poursuivons
l'examen.
Les imprimés ne sont pas moins
unanimes que les manuscrits. Un missel de Salisbury imprimé en 1527, un autre à
l'usage de la vénérable Église de Cambrai, un troisième ad consuetudinem
insignis Ecclesiae Parisiensis de 1516; un bréviaire à l'usage de
l'insigne Ég1ise de Sainte-Gudule de Bruxelles; un autre Breviarium
Coloniense de l'an 1498; un diurnal de la même Église, de l'an 1481, et un
bréviaire de la même année; un missel et un bréviaire de l'Église de Passau, le
premier imprimé à Venise en 1522 et le second à Vienne en 1565; un bréviaire de
Mayence en 1507, et un Breviarium Aberdonense (Haverden) en Angleterre,
réimprimé à Londres en 1854 sur l'édition de 1509, passent successivement sous
nos yeux. Ce sont autant de témoins en faveur de notre thèse.
Mais sortons de la rue des
Ursulines et faisons une course jusqu'à la Bibliothèque royale, et, sans perdre
une minute, gràce à la complaisance du conservateur des manuscrits, ouvrons le
n° 162, missel provenant d'Aix-la-Chapelle (XIVe siècle), puis divers autres
missels, bréviaires ou sacramentaires, précieuses dépouilles des anciens
Bollandistes (1).
73
Quatre manuscrits remarquables
par leur antiquité et provenant de l'illustre abbaye de Stavelot, méritent
d'attirer notre attention ; deux remontent au IXe siècle. Mais voici un
magnifique Liber Evangeliorum in 4° sur vélin, dont les titres sont
écrits en lettres d'or. Il est enrichi de plusieurs vignettes richement
encadrées sur fond de pourpre et d'or. Les trois couronnes entrelacées semblent
indiquer, selon l'observation de M. Marchal (1), qu'il a été offert aux trois
rois Charles le Chauve, Louis le Germanique et Lothaire. Il porte le n° 9428.
Or au folio 155 v°, on lit, écrit en lettres d'or, ce titre : « IN TRANSLATIONE
SCI BENEDICTI, Evangelium : Ecce nos reliquimus omnia. »
Après la constatation de ce beau
témoignage, nous pouvons quitter Bruxelles, et, en compagnie de mon vénérable
ami M. Périn, aller faire une excursion à l'Université de Louvain, dont la
bibliothèque nous offrira plus d'un épi à glaner (2).
Plus de doute pour la Belgique.
Aussi haut que nous permettent de remonter les sources manuscrites, la fête de
la Translation y apparaît établie dans presque toutes les églises monastiques
et même dans les cathédrales. Cologne, Aix-la-Chapelle, Ratisbonne, Passau nous
ont même déjà promis de loin, avec Cantorbéry, de joindre leurs témoignages à
ceux de toute la France. Un manuscrit de Paris (3) du XVe siècle nous signalait
l'Église de Saint-Martin de Worms comme étant acquise à notre cause. La
bibliothèque de Lyon nous a parlé de Strasbourg et de Genève; c'est donc tout
le bassin du Rhin qui est pour nous.
En effet, remontons ce fleuve
presque jusqu'à sa source, et, quittant à regret le beau lac de Constance,
descendons par la voie ferrée jusqu'à la petite ville de Saint-Gall, qui a si
radicalement renié son glorieux passé monastique. A l'ombre du cloître spolié
nous trouvons une hospitalité d'autant plus généreuse et cordiale, qu'elle est
plus secrète (4). La robe du moine a besoin de se dérober là où elle a été si
longtemps vénérée. L'aimable bibliothécaire, M. l'abbé Idtenson, est à nos
ordres et clous ouvre les
74
splendides armoires construites par les Bénédictins à la
veille de leurs désastres. Là ont travaillé Mabillon et tant de pieux et
illustres enfants de Saint-Benoît, depuis le VIIe siècle. Réprimons l'anathème
contre leurs ingrats spoliateurs, et enrichissons-nous de leur trésor.
Tous les siècles, depuis le
commencement du IXe jusqu'au XVIIe , y sont représentés. On peut suivre pas à
pas, relativement à la question en litige, l'opinion de cette illustre et
savante abbaye benédictine.
Le n° 348 est un manuscrit du
commencement du IXe siècle, contenant le sacramentaire dit Gélasien; cependant,
au folio 251, chacun peut lire : « V Idus Julii, Natalis sci Benedicti.
» Et afin que l'antiquité de cette fête à Saint-Gall soit mise hors de toute
contestation, le n° 397 le confirme d'une manière aussi péremptoire
qu'intéressante. Ce manuscrit a été écrit dès le début du IX° siècle, puisqu'on
a noté au fur et à mesure, à la marge, des indications nécrologiques relatives
aux principaux personnages contemporains (1).
Or, lui aussi, mentionne les deux
fêtes de saint Benoît, du 21 mars et du 11 juillet (2).
Les n° 184 et450,également du IXe
siècle, viendraient au besoin au secours de ces deux précieux documents,
puisqu'ils portent comme eux : « V Idus Julii, Depositio sancti
Benedicti abbatis. »
Après ces témoignages, il est
inutile d'énumérer ici tous les autres manuscrits du Xe, du XIe, du XIIe, du XIIIe,
du XIVe et du XVe siècle, qui tous font chorus au concert unanime de leurs
prédécesseurs (3).
Quoi d'étonnant, étant donnée une
tradition si ancienne et si
75
constante, que le B. Notker, à la fin du IXe siècle (1),
s'en soit fait énergiquement l'écho dans son fameux martyrologe? Certes, il n'avait
rien à emprunter à Adrevald; la bibliothèque de son monastère devait lui
fournir sur ce sujet de précieux documents que nous n'avons plus, mais dont les
anciens sacramentaires encore conservés sont les garants indiscutables.
Aussi bien, il eut évidemment pour but de fondre en un seul
les deux martyrologes de Raban Maur et d'Adon (2). Or la bibliothèque de
Saint-Gall possède encore, sous le n° 454, une copie de l'oeuvre du saint
évêque de Vienne, écrite au IXe siècle, cellelà même sans doute qui a servi au
pieux compilateur.
Quant au bienheureux Raban Maur,
la dédicace qu'il fit de son ouvrage à Grimold, abbé de Saint-Gall (3),
démontre assez quelles étroites relations existaient entre l'illustre abbé de
Fulda et la célèbre abbaye du diocèse de Constance.
Né en 776 (4) à Mayence, instruit
à l'école de son monastère et à celle du fameux Alcuin (5) qui lui voua une
estime particulière (6), Raban Maur, acquit bientôt un immense savoir et une
réputation universelle. Son opinion a, par là même, une haute valeur; d'autant
plus que, de son aveu, il s'est servi pour composer son martyrologe de tous les
documents anciens à sa portée, et qu'il a eu spécialement en vue les fêtes des
saints célébrées à Selgentadt (7), à Saint-Gall (8) et à Fulda (9). Ce
martyrologe est par conséquent un témoin irrécusable des traditions liturgiques
76
des bords du Rhin et de l'Allemagne du Nord, au commencement
du IXe siècle, et même à la fin du VIIIe, puisque l'auteur a puisé dans des
sources antérieures et que d'ailleurs, par sa jeunesse et son éducation. il
appartient autant au VIIIe qu'au IXe siècle. L'opinion qui fait de son travail
une simple compilation des martyrologes de saint Jérôme, de Bède et de Florus
(1), n'enlève rien à l'importance et à l'antiquité de ce témoignage. Du reste,
il est, dans tous les cas, incontestablement antérieur à la composition de la
légende d'Adrevald.
Son illustre maltre Alcuin, sous
la direction duquel il perfectionna ses études de l'an 801 à l'an 803, avait
lui-même publiquement accepté la tradition française relative à la translation
du corps de saint Benoît (2). Il avait même composé pour la fète de la
Translation une préface spéciale, que l'abbé de SaintGall, Grimold, l'ami de
Raban Maur, s'est fait un pieux devoir d'insérer dans son recueil (3).
Le précepteur de Charlemagne
n'avait, du reste, fait, en cela, que suivre l'exemple de ses compatriotes
d'outre-Manche, comme nous le constaterons bientôt.
Au milieu de ce courant unanime
qui avait déjà entraîné la plupart des Églises de France, d'Angleterre,
d'Allemagne et de Suisse, Raban Maur ne pouvait pas refuser son adhésion à la
tradition française relativement à la translation du corps de saint Benoît. En
conséquence, il reproduisit dans son martyrologe les expressions mêmes que nous
avons relevées dans les antiques sacramentaires de Gellone et d'Auxerre (4), au
11 juillet et au 4 décembre : « Depositio Benedicti abbatis... Monasterio
Floriaco, a partibus Romae adventus CORPORIS sancti Benedicti abbatis;
» soit qu'il les ait empruntées à des documents analogues, soit qu'il les ait
trouvées consignées dans le martyrologe de Florus, dont il s'est, dit-on,
servi.
77
La publication des martyrologes
de Florus de Lyon et de Raban de Fulda, inspira à un jeune moine, nommé
Wandalbert, de l'abbaye de Prum, au diocèse de Trèves, le désir de chanter en
vers les saints que ceux-ci avaient célébrés en prose (1). Telle fut l'origine
du fameux martyrologe de Wandalbert, dédié par son auteur, en 848, à l'empereur
Lothaire (2). Outre les manuscrits, tous du IXe siècle, qui ont servi à la
double édition du Spicilège de D. Luc d'Achery, il en existe encore un autre du
même temps dans la bibliothèque de Saint-Gall (3). Or voici ce que nous y avons
lu nous-mêmes, au mois de juin 1880. Pour le 21 mars
«
Tum duodena fide Benedicti et nomine fulget,
Coenobiale decus duce quo laetatur in orbe. »
Et pour le 11 juillet
«
Tam Beneventanis translata a montibus, almi
Busta
(4) Patris Benedicti nunc Liger altus honorat. »
Les Italiens n'ont pas ici la
ressource de dire que ces vers ont été ajoutés après coup ; le manuscrit est
contemporain de l'auteur.
Nous ne pouvons dire adieu à la
riche bibliothèque de SaintGall, sans avoir pris note d'un bréviaire de
Constance, du XIVe siècle (5),d'un autre de l'abbaye de Disentis (6),d'un
troisième de Saint-Pierre in Castello chez les Grisons (7), qui sont
d'accord avec ceux de Saint-Gall au sujet de la fête de la Translation de saint
Benoît.
Mais le même dépôt possède un
manuscrit qui mérite une attention particulière (8). Il a dû primitivement
appartenir à quelque monastère dédié à saint Benoît et entretenant des
relations intimes et directes avec le Mont-Cassin, car on y lit : « VIII Idibus
octobris, In Casino, dedicatio ecclesiae majorisi XII lectiones. » Et
: « Idus octobris, octava dedicationis ecclesiae
78
majoris sancti Benedicti. XII lectiones. » De plus,
au 22 octobre, (XI Kalendas novembris) est marquée la fête de saint
Berthaire, abbé (du Mont-Cassin), Et le 5 novembre (Nonis) : « In
Casino, dedicatio ecclesiae sancti Stephani, XII lectiones. Et le 15 du
même mois : « Idus (novembris) dedicatio ecclesiae B. Pauli. »
Néanmoins, malgré cette étroite
alliance avec l'archimonastère d'Italie, l'Église d'où provient ce précieux document
célébrait les trois fêtes de saint Benoît. Celle du 4 décembre est notée en ces
termes : « II Nonis (decembris) Benedicti abbatis tumulatio. »
Mais ce qui est écrit pour la
fête du 11 juillet surpasse en précision tous les textes allégués jusqu'ici :
« En la translation de saint
Benoît, lisons-nous à la page 526 (1), Collecte : « Dieu
tout-puissant et éternel, qui avez accordé aux peuples des Gaules de
recevoir par une miraculeuse translation les membres du corps vénérable du
bienheureux Benoît, donnez-nous, par l'intercession de ses mérites, de
marcher dans la voie de la sainte religion, de telle sorte que nous méritions
de jouir un jour de la société de notre bienheureux patron. »
Il est inutile d'insister sur
l'importance de ce monument. Il constate que, encore au XIIIe siècle, les amis
intimes du Mont-Cassin ne croyaient pas manquer au devoir de leur dévouement
envers cette illustre abbaye en restant fidèles au culte de l'antique tradition
française.
Nous ne pouvons quitter la Suisse
sans visiter l'insigne pèlerinage deNotre-Dame des Ermites. Là, habitent
encore, à l'ombre de leurs cloîtres, de dignes enfants de saint Benoît, dont la
douce hospitalité console le pèlerin attristé. Les manuscrits n'y sont ni aussi
nombreux ni aussi anciens qu'à Saint-Gall; toutefois, du Xe à la fin du XVe
siècle (2), ils forment une chaine non interrompue
79
de témoignages attestant la persistance, à Einsiedlen, de la
fête de la translation de Saint-Benoît en France. Il faut même descendre
jusqu'au XVIIIe siècle pour rencontrer des signes de défection à cet égard dans
l'illustre monastère de Saint-Meinrad. On y peut en outre consulter divers
documents précieux, provenant de l'église cathédrale de Constance (1), de
celles de Brixen (2) dans le Tyrol, de Bâle (3), de Coire (4), du monastère de
Nieder-Altaïch (Altahensis) (5), sans parler d'un diurnal de l'abbaye de
Marchiennes dans notre Flandre (6), et du fameux Missale integrum Teutonicum
(7), qui a excité la curiosité de D. Calmet (8), de D. Gerbert (9) et de
Binterim (10).
Tous ces documents ne
démontrent-ils pas l'antiquité et l'universalité de la fête de la Translation
de saint Benoît? Il n'est évidemment plus permis d'en douter, puisque toutes
les Églises, même cathédrales, du bassin du Rhin, depuis sa source jusqu'à son
embouchure, la célébraient à l'envi, dès le IXe ou le Xe siècle.
80
Haut du document
Puisque nous nous sommes avancé
jusqu'aux bords du lac de Constance, franchissons-le dans une barque légère,
et, prenant à Lindau la voie ferrée, allons à Munich dépouiller le riche trésor
de manuscrits déposés dans cette capitale. Le gracieux P. Odilon, bénédictin de
l'abbaye de Saint-Boniface, nous servira d'introducteur auprès du savant et aimable
sous-bibliothécaire, M. Meyer, dont la complaisance est vraiment inépuisable.
Mais pour nous stimuler dans nos
recherches, il est bon de rappeler qu'elles doivent nous fournir une solution à
l'une des plus délicates objections des Italiens. L'empereur saint Henri, comme
on sait, était duc de Bavière lorsqu'il fut appelé à ceindre la couronne impériale.
Or, parmi les évènements de sa vie il en est un qui se rapporte directement à
notre sujet. Pendant son expédition de Bénévent en 1022, il aurait été guéri
miraculeusement au Mont-Cassin de la main même de saint Benoît, qui lui aurait
apparu.
Plusieurs écrivains ont raconté
ce fait. L'auteur de la vie de saint Meinwericus, évêque de Paterborn et ami de
saint Henri, nous en a transmis un récit probablement emprunté à des documents
plus anciens et d'ailleurs assez vraisemblable.
Selon lui (1), saint Henri,
souffrant cruellement de la pierre, gravit la montagne du Cassin dans la pensée
d'y recourir à l'intercession de saint Benoît et de sainte Scholastique. Ayant
fait sa prière devant le sépulcre vénéré, il se retira dans les appartements
destinés aux hôtes et se mit au lit, épuisé de fatigues et de souffrances.
Durant son sommeil, saint Benoît lui apparut et l'assura que Dieu, en qui il
avait mis sa confiance, l'avait exaucé (2). En même temps, arrachant
lui-même le calcul avec un
81
instrument de fer, il le déposa dans la main du malade et
disparut. Le prince se réveilla aussitôt, appela les évêques et les principaux
seigneurs de sa cour, et leur montra, en rendant grâces à Dieu, le signe
manifeste du prodige que saint Benoît venait d'opérer. Plein de reconnaissance,
il combla l'abbaye de bienfaits, et fut dès lors pénétré d'une profonde
dévotion envers saint Benoît et envers tous ceux qui faisaient profession de la
vie monastique.
On le voit, l'hagiographe ne fait pas la moindre allusion à
la présence corporelle de saint Benoît dans son tombeau. Il est constant
d'ailleurs que les saints n'ont pas besoin pour opérer quelque part un miracle
d'y être corporellement présent. C'est ce qu'enseigne formellement saint
Grégoire le Grand dans la vie de saint Benoît (1).
Cependant, dès le milieu du XIe siècle,
il circulait au Mont-Cassin, à propos de cette même guérison de saint Henri,
une légende qui, par la suite des temps, a pris un caractère d'opposition à la
tradition française. Il est bon d'en faire toucher au doigt les phases et les
progrès.
Vers l'an 1070, un saint moine du
Mont-Cassin, nommé Amatus, né à Salerne et élevé plus tard à la dignité épiscopale,
entreprit d'écrire l'Histoire des princes normands en Italie. Il dédia à
son abbé Didier son ouvrage, qu'il poursuivit jusqu'à l'année 1078. Pierre
Dacre avait signalé cet auteur et son oeuvre dans son livre De Viris
illustribus Casinensibus (2) ; mais on le croyait perdu pour toujours,
lorsque M. Champollion Figeac en découvrit, dans un manuscrit de la Bibliothèque
nationale de Paris, une traduction française composée par un Italien,
probablement sujet du comte de Mileto en Calabre. Or, dans un passage de cette Histoire
des Normands, Amé trouva l'occasion de parler de la guérison de saint
Henri. Il est curieux de rapprocher son récit
82
de celui du biographe du saint évêque de Paterborn. Nous le
copions dans le texte édité par M. Champollion Figeac, en 1835(l).
« Un jor (2) cestui empéreor
senti grand dolor à lo flanc et plus grave que non soloit, quar estoit acostumé
d'avoir celle dolor. Et en celle dolor manifesta lo secret de son cuer à ceus
qui continuelment en avaient compassion, et dist : « Comment lo empère romain,
lo quel est subjett à nous entre li autre royalme de lo monde, est haucié par
la clef de saint Pierre apostole et par la doctrine de saint Paul ; ensi, par
la religion de lo saint père Benedit croirons a acroistre lo impère, se
avisons avec vous presentement son cors; car la prédication de ces ij
apostole par tout lo monde fu espasse la foi; mès pour la maistrie de lo Père
dona commencement de religion, et dona manière de conversation à tuit li moine. »
« Et quand il ot dite ceste
parole il s'endormi. Saint Benoît lui apparut, et le gari et lui dit : « O
empéreor, pourquoi désires-tu la présence moe corporal? Crois que je
voille laissier lo lieu où je fus amené de li angele, où la regule de li moine et
la vie je eseris, dont la masse de mon cors fu souterrée? »
« Et en ceste parole se
montre que quant li os d'aucun saint sont translaté de un lieu en autre,
toutes voiez, lo lieu où a esté premèrement pour la char qui est faite terre,
doit estre à l'omme en révérence; et plus se monstre par ce que je sequterai.
Et lo empéreor de loquet avait paour lo regne, ot paour de un moine.»
« Et lo saint lui dist que « sans
nul doute tu saches que mon cors veut ici ester, et de ce te donnerai-je
manifeste signe o la verge pastoral, loquel signe sera manifeste. C'est o la
croce
laquelle tenoit en main li saint. Et fit la croiz à lo costé
de l'empéreor, en loquel lui tenoit lo mal, et lui dit : Réveille-toi sain et
salve, et quar ceste enfermeté non auras plus. »
« Et maintenant li empéreor se
réveilla saisi et salve. Et si coment lo saint lui promisse, de celle enfermeté
non ot onques puiz
83
dolor. Et pour cest miracle tant ot dévotion a lo monastier,
quar coment il dist qu'il vouloit laissier la dignité impérial, et vivre en lo
monastier comme moine. »
Quiconque lira sans préjugé ce
passage du chroniqueur cassinésien du XIe siècle, y verra un aveu manifeste de
la translation du corps de saint Benoît. L'empereur éprouve le désir de se
faire ouvrir le sépulcre du saint patriarche (se avisons avec vous
présentement son cors),dans le but évident d'accroître sa dévotion et sa
confiance. Saint Benoît lui apparaît et lui reproche sa curiosité. (Pourquoi
désires-tu la présence moe corporal ?) et la pensée où il est que ce lieu
saint soit délaissé par lui (Crois que je voille laissier lo
lieu?) ; lieu où il fut amené par les anges, où il écrivit sa règle, « où
la masse de son cors fu souterrée », c'est-à-dire fut autrefois
enterrée, ce qui est un aveu formel qu'il n'y était plus. S'il y avait été, le
saint aurait dit : où la masse de mon cors EST souterrée, et non pas FU
souterrée (1).
En résumé, saint Benoît protesta,
selon le moine Amé, contre l'idée que le Mont-Cassin était privé de sa
présence, parce qu'il était privé de la présence de son corps. C'était
reproduire, en d'autres termes, la doctrine de saint Grégoire le Grand,
alléguée plus haut (2).
C'est ce que fait remarquer, du reste, le moine chroniqueur
(3). Saint Benoît lui-même explique ses paroles, en ajoutant : « Sache que
mon cors VEUT ici ester », ce qui signifie évidemment : « Je suis
ici corporellement par le désir, par l'amour que je porte à ce sanctuaire. »
Ce passage de saint Amé est donc
remarquable à tous les points de vue. Il nous initie au secret de la conviction
d'un grand nombre de religieux du Mont-Cassin, sous le gouvernement du saint
abbé Didier, qui devint plus lard le pape Victor III. On
84
croyait à la réalité de la translation du corps de saint
Benoît en France; on croyait sans doute aussi à la présence de quelques
ossements dans le sépulcre; mais on considérait comme une témérité la pensée
de l'ouvrir. Toutefois, à côté de cette opinion partagée par les hommes
graves et modérés, il y avait aussi un courant d'idées plus emportées.
L'auteur de la Chronique du
Mont-Cassin, attribuée à Léon de Marsi, représente ce parti extrême. Nous
l'avons déjà constaté à propos du texte de Paul Diacre; nous allons le voir
confirmé au sujet de la guérison de l'empereur Henri.
Le fait, déjà assez dramatique
par lui-même, prend sous sa plume des couleurs nouvelles (1).
Il est évident que le chroniqueur
emprunte ici, comme en une foule d'autres endroits (2), le fond de son récit à
son vénérable prédécesseur Amatus, qu'il se garde bien de nommer; mais c'est
pour en dénaturer le sens.
Le désir de saint Henri de se
faire ouvrir le sépulcre devient un scrupule presque permanent qui tourmentait
son esprit (3). L'apparition a lieu, non pas durant le sommeil, mais pendant un
demi-sommeil (4), afin que le discours qui va suivre paraisse plus
vraisemblable.
Saint Benoît ne reproche plus à
l'empereur sa curiosité. Il lui affirme la réalité de la présence de son corps
au Mont-Cassin, et sa guérison lui est accordée comme preuve et comme signe de
cette vérité (5).
L'empereur se lève et sa guérison
s'opère d'une façon assez singulière.
Le matin venu, il se rend au
chapitre, et là, en présence des frères, il prononce ces paroles : « Que me
conseillez-vous, mes
85
seigneurs, de donner au médecin qui m'a guéri ? » Et
comme les moines lui répondaient qu'ils lui donneraient volontiers tout ce
qu'il demanderait : « Non pas, répliqua-t-il ; au contraire, le père Benoît
m'ayant guéri cette nuit, il est de toute justice que je tire de ma cassette de
quoi payer son remède. » Et il se mit à leur raconter avec des larmes de joie
ce qu'il avait vu et entendu, et il ajouta (1) : « Maintenant, j'ai
pleinement reconnu pour certain que ce lieu est vraiment saint, et que nul
mortel ne doit désormais douter que le Père Benoît n'y repose, réellement avec
sa sainte soeur. » Et il montrait à tous les trois calculs qui le faisaient
auparavant souffrir. Et, séance tenante (2), il fit diverses donations au
monastère, approuvées par le pape.
Si, d'après Benoît XIV (3), une
apparition surnaturelle suivie d'une guérison instantanée peut être révoquée en
doute, alors même que la guérison qui parait en être la conséquence est
reconnue indubitable et miraculeuse, que faut-il penser d'une vision
racontée avec des détails si contradictoires, et surtout des discours qui sont
ici prêtés aux personnages en scène ? Évidemment ils n'ont aucune valeur
historique. Et cependant les Italiens en font un de leurs principaux arguments.
L'auteur de la Chronique du
Mont-Cassin, non content d'avoir
85
fait parler à sa guise le saint empereur Henri, lui prête
des actes de violence dont il ne s'est jamais rendu coupable (1) :
« Profondément convaincu, dit-il, par suite de la révélation qu'il avait
eue et de la santé qu'il avait recouvrée, que le corps de saint Benoît reposait
en cette abbaye (du Mont-Cassin); de retour en Bavière, partout où il
rencontrait la légende de la prétendue translation de saint Benoît en France,
il la livrait aux flammes, racontant à tous la vision dont Dieu l'avait
favorisé sur cette sainte montagne, et démontrant que toute la trame de la
légende n'était qu'un tissu de faussetés. »
Don Mabillon a depuis longtemps
opposé à ce racontage ce fait assurément grave, « que la translation de saint
Benoît continua à être célébrée dans les monastères de l'Allemagne et même de
l'Italie (2). »
Mgr Giustiniani crut suffisamment
résoudre cette difficulté en répliquant que l'empereur Henri n'ayant point
ordonné par un décret public de brûler les écrits favorables à la translation,
il n'est pas étonnant que les calendriers liturgiques aient continué à en faire
mention (3).
C'était esquiver la question. Il
ne s'agit pas d'une mention sans portée; il s'agit d'une mention emportant de
soi-même la célébration d'une fête, non pas dans quelques églises isolées, mais
dans presque toutes les églises de l'empire. Et s'il n'y a pas eu de décret
public, les actes de violences répétés, les raisons puissantes et convaincantes
alléguées par un empereur tel que saint Henri, étaient alors pour les évêques,
sujets de ce prince, des motifs plus que suffisants pour faire abolir la fête
du 11 juillet, d'autant plus qu'elle faisait un double emploi avec celle du 21
mars, universellement célébrée.
87
Ajoutez à cela que dans la bulle du pape Benoît VIII, (1)
dont nous parlerons en son lieu, il est écrit, que, presque tous les évêques,
archevêques et abbés de toute la Gaule et de l'Italie, avaient été témoins
du miracle au, Mont-Cassin. Dans ces conditions, un décret impérial était
inutile. Si l'empereur les avait réunis autour de lui, aussitôt après sa
guérison, comme le raconte l'auteur anonyme de la légende de saint Henri (2),
ils, en reçurent plus qu'une notification officielle; ils durent sortir de
cette scène dramatique tout au moins aussi indignés
que l'empereur contre la supercherie française; et leur
premier devoir, à leur retour dans leur diocèse et dans leur monastère, était
d'abolir à tout jamais une fête qui ne reposait que sur le mensonge.
On voit, par ces considérations,
quelle importance doit avoir, à nos yeux, l'argument liturgique que nous
poursuivons, et quel intérêt spécial s'attachait à l'étude des manuscrits de la
Bavière et de toute l'Allemagne en particulier. A partir du XIe siècle, ils
deviennent des témoins doublement précieux, attestant à la fois et l'antiquité
de la fête de la Translation dans ces pays, et la fausseté de la légende
inventée par Léon d'Ostie, ou son interpolateur.
La bibliothèque royale de Munich
est l'une des plus riches du monde en manuscrits liturgiques; la moisson sera
donc abondante. Malheureusement il est souvent difficile de déterminer à
l'usage de quel monastère ou de quelle église ont servi à l'origine tel ou tel
de ces nombreux documents. Néanmoins le catalogue indiquant soigneusement les
bibliothèques d'où ils ont été tirés ou plutôt arrachés, cette donnée générale
nous sera d'une grande utilité.
La fondation de l'évêché de
Bamberg est assurément l'un des principaux évènements de la vie de saint Henri
Ier. Fondée en 1007, honorée de la présence du pape Benoît VIII en
1020, cette Eglise a dû suivre plus que les autres les impressions de son
bienheureux fondateur. Or le magnifique missel n° 4456, déposé dans
88
la réserve de la bibliothèque, est une preuve encore
subsistante que Léon d'Ostie n'a raconté qu'une fable. Donné, dit-on, par saint
Henri lui-même à l'église cathédrale, il a continué à y servir au culte, comme
l'attestent deux lettres synodales de l'an 1058 et de l'an 1087 qui y sont
transcrites.
Or la fête de la Translation y
est marquée en beaux caractères en ces termes (1) : V Idus (Julii)
translatio Benedicti abbatis. Au 21 mars on lit : « XII kl Aprilis
Benedicti abbatis.
Après cet irrécusable témoignage,
on peut sans crainte interroger les manuscrits des moniales d'Altenhohem (2),
des Cisterciens de Bavière (3), des Bénédictins d'Aspach (4), de la cathédrale
d'Augsbourg (5), de l'église du Saint-Sauveur (6), de celles de Dietramszell
(7), de Benedictoburn (8), de Frisingue (9), de Chiemsee (10), de Diessensis
(11), Ebersbergensis (12), de Fürstenfeld (13), de Furstenzell (14),
de Kaisheim (15), du monastère d'Oberaltaich (16), de Palentina-Mannheimensis
(17), d'Indersdorfensis (18), de Passau (19), de Saint-Emmeran de Ratisbonne
(20), de Salzbourg (21), de l'abbaye des Prémontrés de Scheftlarn (22), de
Tegern (23), de Saint-Zenon de Reichenhall (24), de l'église collégiale Lateranensis
ad S.Nicolaum (25), etc., etc., sans parler des manuscrits non encore
catalogués, comme le n° 2204.2, etc.
La démonstration ne pouvait pas
être plus convaincante en ce qui concerne la Bavière. Le sera-t-elle également
pour le reste de l'empire?
Allons à Vienne, en Autriche. Le
baron de Dahmen nous servira
89
de guide; les excellents fils de saint Dominique nous
donneront un asile fraternel, et l'aimable M. Alfred Goldlin von Tiefenau, le
plus intelligent scriptor de la Bibliothèque impériale, nous en ouvrira
tous les trésors avec un dévouement sans bornes.
Nous y trouvons d'abord des
bréviaires de Salzbourg (1), qui confirment les données que nous avions
rencontrées dans la bibliothèque de Munich. Des bréviaires de l'abbaye de Lunaelacensis
(2), dans le même diocèse de Salzbourg, montrent que la fête de la Translation
de saint Benoît était générale dans ces contrées (3). Un bréviaire missel de
Passau (4) vient encore à l'appui des manuscrits de la capitale de la Bavière.
Mais voici des manuscrits de Brixen (5) dans le Tyrol, de la primatiale de Gran
(Strigoniensis en Hongrie (6), de Gmunde (7) dans l'Autriche supérieure,
de Melk (8), de Sainte-Croix près Vienne (9), de l'abbaye de Saint-Blaise dans
la Forêt-Noire (10), d'Opatovicensis (11).
A la cour même de l'empereur,
dans la chapelle du palais, jusqu'à la fin du XVe siècle, on n'a cessé de
célébrer la fête du 11 juillet (12).
L'apôtre de la Bohème, saint
Adalbert, dont nous recueillerons plus loin le précieux témoignage, ne pouvait
laisser son Église de Prague en dehors du mouvement liturgique qui entraînait
l'Occident tout entier à sanctionner la tradition française: En effet,
plusieurs manuscrits de Vienne constatent ce fait important (13).
90
Plusieurs incunables d'Olmulz en Moravie (1) montrent avec
quelle persévérance, dans ces pays éloignés, on conserva les usages transmis
par ceux qui y avaient implanté le christianisme. Mais, parmi ces livres rares,
il en est un qui doit attirer particulièrement notre attention, parce que, à
lui seul, il complète les affirmations de D. Yepez, relativement à la liturgie
du royaume d'Espagne. C'est le Missale mixtum secundum Regulam beali Isidori
dictum Mozarabes (2), corrigé par D. Alphonso Ortiz, chanoine de Tolède et
imprimé à Tolède en 1500, par l'autorité du cardinal Ximenès. La fête de la Translation
y est indiquée su 11 juillet, du même degré de solennité à six chappes
que, celle du 21 mars (3).
Avant de quitter ces provinces
frontières du monde catholique, à l'orient de l'Europe, faisons une course à
Cracovie. La bibliothèque des Jagellons nous permettra de constater que les
églises de la Pologne célébraient officiellement, elles aussi (4), le grand
évènement dont nous étudions l'histoire. De son côté, le savant bibliothécaire
de Buda-Pest, M. Aszilagyi, se chargera, avec un dévouement au-dessus de tout
éloge, de nous faire connaître les
91
nombreux manuscrits de Hongrie et de Transylvanie, qui
achèveront notre statistique générale (1).
Après tant de preuves accumulées,
qui ne sont pourtant que des débris échappés aux ruines du temps, peut-il
rester un doute à l'égard de la fabuleuse légende de Léon d'Ostie ? Non
seulement les Eglises soumises à l'empire, mais celles de la catholique Pologne
et du royaume apostolique de saint Etienne, protestent contre les prétentions
cassinésiennes.
Haut du document
L'Italie elle-même, depuis les
Alpes jusqu'à Rome, ne s'est pas séquestrée de ce concert européen.
Si le lecteur veut bien nous
suivre dans la capitale du monde chrétien, grâce à la protection dévouée de S.
Em. le cardinal Pitra, les portes des bibliothèques Vaticane, Barbérinienne,
Casanate, nous seront ouvertes.
L'aimable M. Stevenson, surtout,
mettra gracieusement tous les manuscrits de la Vaticane à notre disposition.
Sans doute, dans la capitale du
monde chrétien on doit s'attendre à trouver des livres liturgiques de toutes
les nations du monde catholique. Il ne faut donc pas s'étonner d'y rencontrer
des missels ou des bréviaires de l'Allemagne (2),
92
de l'Angleterre (1) et de la, France (2), attestant
unanimement la tradition de Fleury. Mais il y en a aussi de Rome ou de l'Italie
(3) qui prouvent que cette tradition y avait été officiellement acceptée par
plusieurs Églises, malgré l'opposition des moines du Mont-Cassin. Du reste, on
s'en souvient, les Bollandistes ont, depuis deux siècles, publié deux
calendriers ayant servi à l'usage de deux Eglises de Rome. Mais le savant
Dominico Georgi surtout, à la suite de sa belle édition du martyrologe d'Adon,
imprimé à Rome en 1745, n'a pas craint de donner en appendice plusieurs
documents liturgiques puisés dans les bibliothèques romaines, qui
93
presque tous contiennent la fête de la Translation de S.
Benoît (1). Rome n'est pas la seule ville où l'on trouve la preuve de
l'acceptation de la tradition française en Italie. La bibliothèque Laurentienne
à Florence possède plusieurs précieux documents à l'appui. Parmi les Srozziani
codices, le cod. CI (XIVe siècle) du diocèse de Lucques, et le CXIe (du Xe
siècle,) contiennent les fêtes du 21 mars et du 11 juillet. Le sacramentaire
cod. CXXI (du IXe siècle) mentionne également ces deux solennités dans son
calendrier (2), ainsi que le codex CXXIII (du Xe siècle), certainement
d'origine romaine (3). On doit ajouter le Missale Fesulanum (4) du Xe au
XIe siècle. Les manuscrits de Saint-Marc de Venise fournissent eux-mêmes leur
contingent (5), et nous donnent la limite extrême des Eglises où la fête de la
Translation avait pénétré au sud-est de l'Europe.
Enfin, le riche dépôt de
l'Ambrosienne à Milan nous permet d'affirmer que, si l'Église métropolitaine de
Milan elle-même s'est abstenue de célébrer les deux fêtes du 21 mars et du 11
juillet à la fois (6), elle n'a du moins choisi ce dernier jour pour
94
célébrer la mémoire du fondateur du Mont-Cassin, que parce
que toutes ses Églises suffragantes (1) et même quelques Églises de sa banlieue
s'étaient mises, sous ce rapport, en complet accord avec celles des Gaules,de
l'Allemagne,de l'Italie et de l'Angleterre.
Déjà, le lecteur s'en souvient, à Bruxelles, à Saint-Gall, à
Rome et ailleurs, nous avons rencontré plusieurs manuscrits liturgiques
attestant que l'Angleterre avait accepté, comme le reste de l'Europe, le parti
de la tradition française: Il est temps d'étudier de plus près cette partie de
notre démonstration. Malgré l'imperfection de nos recherches (2), nous, pouvons
citer un missel anglo-saxon du Xe siècle (3), un calendrier anglo-saxon
d'Exeter du XIV siècle (4), un autre en français normand du XIVe siècle (5), et
un missel de Sarum (Salisbury) du XIIIe siècle (6). En outre, D. Martène
a publié un Calendarium anglicanum, apporté en 1032 d'Angleterre à
l'abbaye de Jumièges, mais écrit en l'an 1000 (7). Il contient deux fêtes de
saint Benoît, le 21 mars et le 4 décembre. Cette dernière prouve l'antiquité de
cette solennité dans l'Église qui la célébrait, car, nous l'avons vu, elle a.
fait place de bonne heure à celle du 11 juillet. Ce manuscrit ne faisait qu'en
reproduire un autre beaucoup plus ancien.
Nous ne parlons pas du
martyrologe genuinum du vénérable Bède, publié par le Bollandiste
Henschenius, bien qu'il ait été
comme le prouvent les calendriers publiés par Muratori (Scrip.
Ital., t. II, part. II, p. 1027, 1038), et par Giorgi (Martyrol. Adonis,
p. 716, 717).
95
accepté unanimement comme authentique par les savants du
XVIIe siècle, de l'aveu même du P. du Sollier (1.). Nous ne voulons alléguer
que des documents indiscutables.
Dans sa Chronique de l'abbaye de Croyland, le savant
Ingulphe, à l'année 972, constate l'existence de la fête de la Translation de
saint Benoît en Angleterre. Dans les Statuts pour les moines du B.
Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, cette fête n'y est pas seulement mentionnée
comme déjà existante; elle y est même marquée comme une solennité de seconde
classe (2), sur le même pied que l'Épiphanie, la Purification et
l'Annonciation de la Sainte Vierge.
Il y a plus; dans le canon VIII
(3) d u concile d'Oxford de l'an 1222, elle est indiquée parmi les fêtes qui
sont chômées par le peuple jusqu'après la messe du jour.Or, un auteur
contemporain, Matthieu Paris (4), donne à ce concile le titre de concile
général d'Angleterre, présidé par Etienne de Langeton, archevêque de
Cantorbéry. C'était donc une fête absolument nationale en Angleterre, et dont
l'origine était au moins antérieure au Xe siècle, comme le prouvent et le
martyrologe de Bède, et l'exemple d'Alcuin, et les monuments liturgiques
précédemment cités.
Mais ce n'était pas l'Église
d'Angleterre seulement qui avait officiellement accepté dans sa liturgie la
tradition française; les Églises d'Ecosse et d'Irlande avaient été tout au
moins ses émules en ce point.
Le très docte évêque
anglican,Forbes a récemment édité une série de calendriers écossais tirés des
plus anciens manuscrits de l'Écosse et de l'Irlande (5). Le premier est le Kalendarium
96
Drummondiense, trouvé au château de Drummond, en
Écosse, mais qui semble d'origine irlandaise. Il est du Xe au XIe, siècle (1).
Vient ensuite le Kalendarium de Hyrdmanistoun (Herdmanston, en Écosse),
d'après un manuscrit du XIIIe siècle (2); un autre de Culenros, en
Ecosse, d'après un manuscrit du XIVe ou du XVe siècle (3); un quatrième de Nova
Farina (Ferne, en Écosse), d'après un manuscrit du XVe siècle; un
cinquième de Arbuthnott, en Écosse; et enfin celui de l'Église d'Aberdeen, le
même sans doute dont les Puséistes ont publié le bréviaire en 1854, d'après une
édition donnée en 1509 par l'évêque William Elphenston (4).
Mais le plus précieux sans
contredit et le plus ancien des documents relatifs à l'Irlande est le Felire
Festiloge, écrit par saint Aengus avant la fin du VIIIe, siècle, en vieil
irlandais ou celtique (5). Il en existe une excellente copie du XVIIe siècle,
dans le ms. 5100 de la Bibliothèque royale de Bruxelles (6), dont notre savant
ami le P. de Smedt, avec son dévouement habituel, a bien voulu nous envoyer un
fac-simile et un précieux commentaire tiré du martyrologe de Marianus (Maolmuire)
O'Gorman, écrit aussi en forme métrique, et dans la même langue, vers
1167. Or, dans le premier on lit, au 11 juillet: Benedicht balc aige mc
craibdech conlocha : ce que M. Rhys, professeur de celtique à l'université
d'Oxford, nous a traduit par : Benedictus, fortis columna, filius religiosus
Conlochi (7).
Le même savant a donné du texte
d'O'Gorman, l'interprétation suivante : « Translatio corporis regis clerici
Benedicti ex pugna (?); Pii papae, Romae filii Conlochi (mac Conlocha) regis
lucernae, (ricolarnd). »
97
il y a évidemment dans cet essai de traduction plus d'un
point obscur (1). Il en ressort pourtant ce fait essentiel que, dès la fin du
VIIIe siècle, la translation du corps de saint Benoît était déjà entrée
dans la liturgie irlandaise. N'est-ce pas une preuve que, dès cette époque,
l'authenticité de ce grave évènement était universellement reconnue, puisque
les pays les plus reculés de la chrétienté l'avaient jugé digne de la plus
haute sanction dont un fait humain puisse être revêtu dans l'Église?
Le savant Dominico Giorgi était
donc au-dessous de la vérité, lorsque,malgré ses préjugés italiens,il écrivait
cette note, en commentant le texte du martyrologe d'Adon, au 11 juillet (2) : «
La translation de saint Benoît de l'abbaye du Mont-Cassin dans celle de
Fleury-sur-Loire en France, eut aux yeux des Transalpins et surtout des moines
une telle importance, qu'elle fut insérée dans presque tous les martyrologes
des Eglises latines, et même dans les livres liturgiques à l'usage des
monastères. »
Qui oserait mépriser une pareille
unanimité? quel est le fait historique qui ait reçu une si belle approbation?
Cet accord, nous le savons, a diminué dans la seconde moitié du XVe siècle.
Mais cela n'enlève rien à la force probante qui résulte de cette universalité
dont nous venons d'étaler les étonnants monuments et qui a persévéré pendant
plus de six siècles. Qu'on ne nous parle pas de fables telles que celle de la papesse
Jeanne et autres de ce genre. Cette ridicule fiction a-t-elle été
officiellement et liturgiquement approuvée par une seule Église? Et les
exemples d'erreurs qu'on apporte ont-ils été revêtus de la sanction de toutes
les Églises de l'Occident.
Aussi bien, est-ce l'évidence de
la vérité qui a fait délaisser peu à peu cette fête si honorable à la nation
française ?
Nous allons tout à l'heure
examiner à la lumière de la critique historique les documents qu'on oppose à
cette unanimité des
98
témoignages favorables. à la tradition française, et le
lecteur impartial jugera si ces documents étaient de nature à jeter un légitime
discrédit sur le fait servant de base à cette tradition.
Mais, bien,que les revendications cassinésiennes aient été
pour quelque chose dans, ce délaissement, elles, eussent certainement été
insuffisantes à l'opérer, si des causes bien autrement graves n'étaient venues
leur prêter leur appui.
Personne n'ignore quelle
révolution profonde se fit peu à peu dans les esprits, pendant le XVe siècle.
Sous l’inspiration du grand schisme d'abord, un immense besoin de réforme se
répandit dans toute l'Église; et, sous l'influence de la renaissance profane
des lettres et des arts, un courant général d'opinion tendit à mépriser les
siècles,du moyen-âge accusés d'ignorance et à faire passer leurs croyances par
le crible d'un examen soi-disant progressiste. Le nombre des fêtes des saints
devint, en particulier, l'objet d'une critique plus ou moins judicieuse, et les
esprits les plus éminents proclamèrent comme un devoir urgent, de le réduire à
de justes proportions: « Dans ces derniers siècles, dit le savant Thomassin, on
a été dans la même pente de diminuer toujours les festes des saints dans les
diocèses particuliers, sans toucher à celles de l'Église universelle. Le
concile de Salsbourg; en 1420; sous l'archevêque Everhard; fit cette
demande : Festivitates sanctorum nimis multiplicatas restringant. »
« Gerson fit un ,discours devant
le concile provincial de Reims, en 1408, où il représenta les désordres
étranges qui s'étaient ensuivis de la multiplication excessive des fêtes
(chômées par le peuple). Nicolas de Clemangis, archidiacre de Bayeux, fit en,
même temps un discours contre l'institution des, fêtes nouvelles (et en faveur
de l'abolition des fêtes particulières) (2) Ce docteur allègue cette raison que
les fêtes des saints s'étaient tellement multipliées, qu'elles occupaient
entièrement l'esprit et la piété des fidèles, et ne leur donnaient pas la
liberté de s'occuper et de se remplir de Dieu. C'était un inconvénient même
pour les personnes plus spirituelles, que les fêtes des saints, ayant presque
pris la place de
99
toutes les féries, on lisait fort peu l'Écriture dans les
heures canoniales... Il ne faut donc pas, selon ce docteur, qu'une lecture trop
longue et trop fréquente des vies des saints dans l'Église empêche la lecture
des Écritures.»
Raoul de Tongres émettait les
mêmes principes dans son traité de Canonum observantia, en 1403 (1).
Sous l'empire de telles idées, la
fête de la Translation de saint Benoît devait nécessairement paraître superflue.
Pourquoi en effet, en Allemagne, en Italie, en Flandre, en Espagne et en
Angleterre, célébrer par une fête un évènement qui n'avait procuré d'avantages
qu'à la nation française, d'autant que l'on rendait déjà un culte suffisant à
saint Benoît le 21 mars ? Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'une fête de ce
genre n'ait pas été abolie plus tôt (2). La fête de la Translation de saint
Martin, le 4 juillet, résista moins longtemps au courant général d'opinion que
nous signalons.
L'institution universelle de la
fête de la Translation de saint Benoît en France est donc définitivement l'un
des faits les plus extraordinaires et les plus éclatants de l'histoire de la
liturgie catholique en Occident.
Le lecteur nous pardonnera
l'insistance que nous avons mise à dégager cet argument de toutes les
difficultés possibles et à l'élever à la hauteur d'une véritable démonstration,
au moyen d'un développement de preuves de toute nature, puisées dans les
bibliothèques de tous les pays du monde catholique. Nos adversaires nous ont
placés eux-mêmes sur ce terrain. La moitié de l'Apologia de l'évêque de
Vintimille est consacrée à combattre cet argument, et l'auteur du pamphlet
imprimé en 1876, à Bologne, dont nous avons parlé, n'a pas craint, à propos de
ce fait liturgique, de nous accuser d'exagération et même d'imposture (3).
100
Haut du document
Nous venons de le démontrer d'une
manière surabondante; à la fin du VIIIe siècle, dans tout le monde latin, même
au Mont-Cassin, on croyait à l'authenticité de la translation à Fleury, non pas
d'une relique quelconque, mais du corps entier,ou quasi entier de saint Benoît;
et cette conviction a persisté, sans contestation sérieuse, dans toutes les
Églises de la chrétienté occidentale. L'argument liturgique suffirait
assurément à lui seul. Néanmoins, il ne sera pas inutile, de le confirmer par
les autres graves témoignages que nous a transmis l'histoire.
Nous nous garderons d'alléguer en
notre faveur la bulle du pape Grégoire IV, publiée par Baluze (1), d'après une
copie transmise par le P. Sirmond. Cette pièce, tout au moins interpolée (2),
est un exemple que nous pourrons apporter plus tard, lorsque nous serons
obligés de battre en brèche l'authenticité de certaines parties du Bullaire du
Mont-Cassin.
Il n'en est pas de même de la bulle du pape Jean VIII, datée
du 5 septembre 878 (3), dont les Bénédictins ont fait ressortir, avec raison,
l'importance (4). Le Souverain Pontife, pendant l'une des sessions du concile
de Troyes, fut prié par l'abbé Théodebert de vouloir bien protéger son
monastère contre les envahisseurs laïques et ecclésiastiques dont il était
menacé. Or, parmi les considérants consignés dans la lettre pontificale donnant
satisfaction à ces réclamations, on lit ce qui suit (5) : «Attendu que, par
suite d'une révélation divine, le corps de saint Benoît
101
fut apporté jadis de la province de Bénévent dans ce
monastère, où il frit respectueusement déposé dans un sépulcre, comme cela est
constaté jusqu'à l'évidence (sicut manifestissima constat veritate),
etc. » Sans doute, cette donnée historique a été fournie par Théodebert;
mais il n'en est pas moins vrai, dirons-nous avec Mabillon, que le Pape, en
l'insérant dans son diplôme, atteste tout au moins qu'elle était généralement
acceptée en France comme authentique, et, en ce sens, il lui appose la haute
sanction de son autorité.
Jean VIII vient de nous apprendre
que les reliques de saint Benoît étaient déposées dans un sépulcre (ibique
reverenter humatum). Cela seul démontre que les moines de Fleury ne
possédaient pas seulement quelques ossements, mais bien la plus grande partie,
sinon la totalité, du corps du saint patriarche. On ne dépose pas une simple
relique dans un sépulcre.
La vérité de cette observation est confirmée par un fait que
raconte Adrevald. Parlant des dévastations normandes en 853 et
865, il nous apprend (1) que l'abbé Bernard avait tiré le corps de saint Benoît
du sépulcre où il avait été déposé depuis la translation, et l'avait placé dans
un sarcophage reliquaire facile à porter, afin de le soustraire, à la première
alerte, à la profanation des pirates.
C'était, en, effet, un usage
constant à cette époque de placer ainsi les corps saints dans des sarcophages
en pierre ou en métal, que les moines fugitifs portaient sur leurs épaules (2).
Dans la crypte de l'antique abbaye de Saint-Savin en Poitou, on conserve encore
un reliquaire en pierre entouré d'une double chaîne, et qui a servi à la
translation du corps de saint Marin.
La présence, du corps de saint Benoît à Fleury excitait
naturellement la dévotion des fidèles envers un lieu si vénérable. On signale,
entre autres (3), la généreuse donation du noble et riche comte
102
Échard, en 876. De concert, avec sa femme Richilde, il fit
don notamment de sa villa Patriciacus (Pressy) au monastère de Fleury, dédié,
dit-il, à Notre-Dame, à saint Pierre, et à saint Benoît, dont le corps, qui y
repose, est justement vénéré. Son but était de procurer aux moines de Fleury un
asile assuré contre les incursions des barbares. Il signa l'acte de donation
dans l'église même de Fleury, entre l'autel majeur et le corps du bienheureux
Père Benoît (1). Les moines de Fleury, après la mort d'Échard, fondèrent à
Pressy un monastère sous le patronage de la Sainte Vierge et de saint Benoît
(2), et l'enrichirent de reliques insignes du saint patriarche : nouvelle
preuve que le corps, et non une portion quelconque, de ce grand saint était
conservé dans leur abbaye. On n'enlève pas d'un dépôt composé seulement de
quelques ossements, des reliques relativement considérables.
Avant de quitter le IXe siècle,
nos lecteurs ne doivent pas oublier les nombreuses et importantes citations se
rapportant à cette époque, que nous avons précédemment produites. Nous ne
parlons que des documents qui n'ont aucun rapport avec la liturgie.
Après les, alertes, les ruines et
les incendies (3), les religieux de Fleury purent enfin, vers l'an 899 (4),
reconstruire en toute sécurité leur monastère détruit; et, en 900, le roi
Charles le Simple vint en personne les consoler et les encourager, en
confirmant solennellement (5) les privilèges jusqu'alors octroyés par ses
prédécesseurs Louis le Débonnaire et Charles le Chauve (6), et par le pape Jean
VIII.
A partir de ce moment les fidèles
ne cessèrent plus d'entourer
103
de leur vénération ce lieu sanctifié par la présence du saint
patriarche des moines d'Occident. Les princes (1), les saints, les évêques se
firent à l'envi un devoir,d'y venir implorer sa puissante protection, et Dieu
se plaisait à confirmer leur foi par des miracles aussi éclatants
qu'innombrables. Les Normands eux-mêmes apprirent à respecter ce sanctuaire
rempli de la gloire de Dieu (2).
Cependant la vie religieuse avait
souffert à Fleury pendant ces quarante ans de vie errante à travers les plaines
de l'Orléanais et de la Bourgogne. Saint-Benoît ne voulut pas que son corps
restât plus longtemps confié à des mains impures. Il chargea saint Odon, abbé
de Cluny, de cette oeuvre difficile et délicate de restauration monastique. Qui
ne tonnait l'immense autorité de saint Odon sur ses contemporains, les
admirables réformes qu'il exécuta dans la plupart des monastères de France et
d'Italie, notamment à Saint-Paul de Rome? Intimement lié avec les moines du
Mont-Cassin, on ne peut pas dire qu'il ne connaissait pas les arguments que
pouvaient faire valoir ces derniers contre la tradition française. Or,non
seulement il prêcha à Fleury le fameux panégyrique de saint Benoît (3), dans
lequel il attestait si hautement la translation du corps du saint patriarche
dans cette abbaye (4); mais
104
encore il composa lui-même un ouvrage, malheureusement
perdu, sur le même sujet (1). C'est à son disciple bien-aimé Jean, son
biographe, que nous devons cette donnée bibliographique. La perte de ce
document précieux est d'autant plus regrettable, qu'il aurait peut-être
rectifié Adrevald sur plusieurs points importants.
Quant au moine Jean, il mérite
lui-même une mention spéciale. Né probablement à Rome (2), où il fut pourvu
d'un canonicat (3), il y rencontra saint Odon (4), qui y était venu pour les
intérêts de l'Église universelle. Touché des vertus du saint abbé de Cluny, il
s'attacha à lui, comme un fils à son père, reçut de lui l'habit monastique à
Pavie, et mérita d'être chargé, en qualité de prieur (5), de poursuivre
l'oeuvre de la réforme à Saint-Paul de Rome (6) et à Naples (7), sous la haute
direction du saint abbé dont il était devenu le compagnon inséparable (8),
l'enfant de prédilection (9). Son noviciat était à peine achevé à Cluny (10),
lorsqu'il fut ramené par saint Odon en Italie, où il semble avoir passé le
reste de ses jours. On voit par sa biographie du saint réformateur que toutes
ses relations étaient italiennes. L'abbé de Saint-Paul de Rome, Baudouin, qui
devint plus tard abbé du Mont-Cassin, fut également l'un de ses amis (11). Au
moment où il écrivait son livre (12), sa vie s'était presque entièrement
écoulée sous l'influence des idées cassinésiennes. Et cependant il ne paraît
pas même soupçonner qu'on pût revoquer en doute la réalité de la
105
translation de saint Benoît en France. Il en parle comme
d'un fait constant : « Une autre fois, dit-il, comme le jour de la fête de
saint Benoît approchait, il plut à notre Père (Odon) de se rendre au susdit
monastère (de Fleury), pour y célébrer avec plus de dévotion les saintes
veilles DEVANT LE CORPS du bienheureux patriarche : ce qu'il fit en
effet. » Il ajoute qu'il avait appris cette particularité de la bouche même de
saint Odon : ce qui en augmentait, à ses yeux, la valeur et la certitude.
Ni les moines de Salerne, à qui
ce récit est dédié (2), ni les religieux de Saint-Paul de Rome, sous les yeux
desquels, ce semble, l'auteur écrivait, ni ceux du Mont-Cassin avec lesquels
il. était en relation directe, ne songeaient donc encore à contester la
translation de saint Benoît en France.
Dès lors, il n'est pas étonnant
de voir le même fait attesté dans les bulles du pape Léon VII, bien qu'il fût
Romain de naissance (3), et qu'il eût vécu de la vie monastique (4),
probablement dans quelque monastère de la Ville éternelle. Pendant son séjour à
Rome,saint Odon obtint de ce pontife un double privilège en faveur de son
abbaye de Fleury, qu'il venait de réformer avec tant de succès. Or dans l'un et
dans l'autre Léon VII affirmait la présence du corps de saint Benoît dans cette
abbaye (5).
106
Le célèbre Flodoard de Reims, l'un des plus exacts écrivains
du Xe siècle (1), a voulu joindre sontémoignage à celui de Léon VII, qui
l'avait comblé de bontés pendant le voyage qu'il fit, en 936, à Rome et en
Italie (2). Dans l'intéressant poème qu'il composa à la suite de ce voyage (3)
il ajouté à l'éloge de la vie de saint Benoît le récit abrégé de la translation
de son corps en France (4). Évidemment, il n'y avait pas alors de doute à ce
sujet. Le choix que saint Odon de Cantorbéry (5) et saint Oswald, son neveu
(6), firent du monastère de Fleury pour y prendre l'habit monastique, vers la
même époque, est une nouvelle preuve que les Anglais croyaient dès lors à
l'authenticité de cette translation. Saint Oswald, de retour en Angleterre,
conserva pour le monastère de Saint-Benoît le souvenir- le plus respectueux et
le plus filial. Aussi, étant devenu archevêque d'York, s'empressa-t-il de prier
l'abbé Oibolde de lui envoyer Abbon, déjà célèbre, pour y enseigner dans son
abbaye de Ramsey la science des lettres et surtout de la sainteté monastique.
C'était en 985.
Trois ans après, Abbon fut élu
abbé de Fleury, qu'il devait illustrer par son profond savoir et ses éminentes
vertus.
Il fut mêlé à tous les principaux
évènements de son temps. Il joua notamment un rôle très important dans le
concile de, Reims, réuni, en 995, pour Juger de l'intrusion du fameux Gerbert
sur ce siège métropolitain. Le vénérable Léon, abbé du monastère des saints
Boniface et Alexis à Rome, avait été envoyé comme légat par le pape Jean XV, pour
présider cette assemblée; il se lia d'une étroite amitié avec l'abbé de Fleury,
qui n'eut pas de peine à le convaincre de la présence du corps de saint Benoît
107
en France. En conséquence, le vénérable représentant du
Saint-Siège conjura le saint abbé de Fleury de vouloir bien lui envoyer à Rome
une relique insigne du saint législateur des moines d'Occident, lui promettant,
en échange, des ossements du corps du martyr saint Boniface (1). Saint Abbon se
rendit à Rome l'année suivante avec la pensée de faire l'échange sollicité;
mais Jean XV venait de mourir,et l'abbé de Saint-Boniface était absent. Abbon
revint en France avec les reliques promises. Mais, ayant appris l'heureuse
élection de Grégoire V (avril 996) (2) et la salutaire influence, que l'abbé
Léon exerçait sur le nouveau pontife, il s'empressa de lui envoyer les reliques
de saint Benoît par quelques-uns de ses moines.
Cependant Grégoire V désirait
ardemment lui-même connaître cet abbé de Fleury, dont l'abbé de Saint-Boniface
parlait avec tant d'éloge. Cette joie ne se fit pas longtemps attendre. Dès
l'année suivante, Abbon fut chargé d'une mission officielle auprès du
Saint-Siège. Le Pape le retint des semaines entières près de sa personne. Dans
le but de faire confirmer les privilèges concédés par les Souverains Pontifes à
son abbaye, l'abbé de Fleury fut naturellement amené à parler du précieux
trésor qu'elle possédait. Grégoire V en fut vivement frappé; et, non content de
faire droit aux demandes de saint Abbon par des lettres malheureusement perdues
(3), il le conjura, en outre, de lui envoyer une copie de la merveilleuse
translation en France (4) ; et,comme gage de sa dévotion envers ce lieu vénéré,
il demanda qu'on lui envoyât un missel écrit dans le monastère, afin qu'il pût
continuellement être uni de prières au saint autel avec le bienheureux abbé et
ses moines.
Au moment où le vénérable abbé de
Saint-Boniface recevait la lettre de son saint ami de France, une grande joie
régnait parmi
108
ses moines. Le grand apôtre des Slaves, saint Adalbert,
venait pour la seconde fois (1) chercher dans la. solitude du cloître la paix
que lui refusaient ses indociles enfants de la ville de Prague, en Bohème..
Mais. cette joie fut de courte durée. Le saint évêque fut bientôt contraint de
reprendre le chemin de l'Allemagne.
Toutefois, il ne voulut pas
retourner à son poste avant d'avoir visité en pèlerin les principaux
sanctuaires alors vénérés en France. Saint-Denis de Paris, Saint-Martin de
Tours, Saint-Maur sur Loire et surtout Fleury, le virent successivement
prosterné comme un simple pèlerin (2). Ce voyage à Fleury dit assez par
lui-même que le grand apôtre des Slaves, des Polonais et des Hongrois croyait
fermement à la présence du corps de saint Benoît dans ce monastère; et cela
nous explique pourquoi dans ces lointaines contrées évangélisées par cet
intrépide martyr, les Églises ont si unanimement adopté et si longtemps
maintenu avec une fidélité exceptionnelle la fête de la Translation de saint
Benoît en France, ainsi que nous l'avons constaté de nos propres yeux.
Mais s'il y avait un doute à
l'égard des sentiments qui animaient le saint archevêque de Prague, en son
pèlerinage à Fleury, il disparaîtrait devant les affirmations de ses deux
biographes.
Bien peu de saints ont eu la
bonne fortune d'avoir des narrateurs aussi sûrs et aussi fidèles. A peine
était-il tombé sous les coups des barbares Prussiens (23 avril 997), qu'un de
ses amis, moine de Saint-Boniface à Rome (3), et qui avait eu le bonheur de
vivre quelque temps avec lui dans ce monastère, entreprit, avec l'approbation
peut-être du pape Silvestre Il (4) et par ordre de son abbé, de transmettre à
la postérité les principales actions de ce grand homme. Nous sommes donc en
présence d'un Italien qui n'a point été élevé dans les préjugés de la France.
Or, lorsqu'il raconte le pèlerinage du saint à Fleury, il dit (5) : « Il
n'oublia
109
pas de s'arrêter à Fleury, qui a mérité de recevoir dans son
sein le corps si vénérable de notre Père saint Benoît, et où la vue
rendue aux aveugles, la marche aux boiteux et des milliers de prodiges
attestent quel est celui qui y est déposé. »
On le voit, aux yeux des moines
de Rome, à la fin du Xe siècle, notre tradition était incontestable.
Ce premier biographe vivait sous
le règne d'Othon III (983-1002) (1).
Le second écrivait dans les premières
années du règne de saint Henri (1002-1024) (2). Il ne s'exprime pas avec moins
d'énergie au sujet de la translation de saint Benoît :
« Après s'être prosterné devant
saint Denis, dit-il (3), il vole d'un pas rapide et impatient à Fleury,
ce vaste monastère où repose par son corps et où brille par ses miracles
le maître de tous ceux qui meurent au monde et cherchent Dieu de tout
leur coeur, je veux dire, le Benoît de fait et de nom, cette nourrice si
pleine de douceur pour ses petits enfants, cet excellent médecin des infirmes
placés à l'ombre de ses ailes. »
Et celui qui s'exprimait en
termes si convaincus et si touchants était, non pas un Français, mais un
Italien (4), qui avait suivi le saint martyr en Bohème, mais qui semble avoir
été quelque temps moine au Mont-Cassin, aussi bien qu'à Saint-Boniface, à Rome.
N'est-il pas évident qu'au commencement du XIe siècle, l'adhésion à la
tradition française était unanime,même en Italie?
Saint Adalbert était attaché à la
cour d'Othon III, sur lequel il exerçait la plus salutaire influence, lorsqu'il
entreprit le pèlerinage
110
dont nous venons de parler ; et il y retourna quelque temps encore
avant d'aller cueillir la palme du martyre. Or il ne manqua pas de communiquer
à toute la cour sa grande dévotion envers le tombeau de saint Benoît à Fleury.
On en a la preuve dans le témoignage de vénération que sainte Adélaïde, femme
du même empereur, donna avant sa mort (999) au monastère (1).
Cette croyance générale à la
présence du corps de saint Benoît en France s'affirme jusque dans les
expressions employées par la chancellerie impériale dans les diplômes
authentiques concernant l'abbaye du Mont-Cassin. Nous avons déjà démontré que
les formules : ubi corpus requiescit (2), ante corpus, et surtout
ubi corpus humatum est, qui signifie où le corps a été autrefois en
terre (3), ne pouvaient pas être invoquées comme preuve de la présence actuelle
d'un corps saint dans son sépulcre primitif. Mais lorsque les termes de ces
formules sont choisies de manière à éviter manifestement l'affirmation de cette
présence actuelle, on ne peut s'empêcher d'y voir une protestation
contre cette même présence actuelle du saint corps.
Or c'est ce qui apparaît dans tous
les diplômes authentiques des empereurs d'Occident en faveur du
Mont-Cassin, depuis celui de Lothaire, en 834, publiés par Gattula dans ses Accessiones
ad Historiam abbatiae Cassinensis. Voici cette formule : « Abbas N.
coenobii S. Benedicti in Castro Cassino ubi ipse corporis sepulturae locum
veneratione dicavit ou locus dicabitur ou dicatur (4), que
tout esprit non prévenu traduira ainsi « L'abbé un tel du monastère de saint
Benoît au mont Cassin, où le saint a consacré par la vénération (générale)
le lieu de la
111
sépulture de son corps, c'est-à-dire évidemment le
lieu qui possède son sépulcre vénéré. »
Que signifie cette formule vraiment extraordinaire au
moyen-âge, sinon une réserve expresse en faveur de la tradition
française ? Et remarquons-le bien, elle ne cesse pas après la fameuse
vision de saint Henri, en 1022, puisqu'on la retrouve dans un diplôme de ce
prince, donné à Paterborn le 4 janvier 1023, et dans un autre de Conrad le
Salique, daté de Bénévent, le 5 juin 1038, (1). Que dis-je ? elle persévère à
peu près, dans les mêmes termes, jusqu'au XIIIe siècle, comme on le voit par
les diplômes de Lothaire III, du 22 septembre 1137, de Henri VI, du 21 mai
1191, et de Frédéric II, du mois de janvier 1221 (n. s.) (2). Du reste on s'en
souvient, nous avons constaté, par un magnifique missel à l'usage de ce
dernier, empereur, combien avait été persistante à la cour impériale la
croyance à la translation de saint Benoît en France.
La même réserve se fait remarquer
dans les écrits des personnages recommandables qu'a produits en si grand nombre
le Mont-Cassin. Nous citerons, entre autres, l'évêque Laurentius, ancien moine
du Mont-Cassin. au Xe siècle. Dans son homélie sur saint Benoît, publiée par le
cardinal Mai (3), il se sert du mot pignora pour exprimer ce que
possédait le Mont-Cassin des dépouilles mortelles de saint Benoît. Saint
Berthaire, abbé du Mont-Cassin, et martyrisé par les Sarrasins en 884, s’était
servi du même terme dans son Carmen de sancto Benedicto (4).
112
Ces deux textes sont une preuve
qu'au IXe et au Xe siècle, au Mont-Cassin, on croyait, il est vrai, avec Paul
Diacre, que le tombeau de saint Benoît contenait encore quelques reliques,
mais non son corps entier. En effet, le mot pignus, pignora, chez
les écrivains ecclésiastiques du moyen-âge, a la signification de reliques
en général, mais surtout de reliques partielles, de portions de
reliques. C'est ce qu'il nous serait facile d'établir par une foule
d'exemples (1). Ouvrons au hasard les ouvrages de saint Grégoire de Tours. Dans
l'éloge qu'il fait de sainte Radegonde (2), nous lisons qu'elle envoya des
clercs en Orient chercher des reliques des saints apôtres et martyrs, et qu'en
effet ces clercs lui apportèrent lesdites reliques (pignora).
Certes, personne n'a jamais dit
que ces reliques aient été des corps entiers de saints, ni même des reliques
considérables. Le saint évéque historien nous fournirait, à lui seul, des
textes sans nombre à l'appui de cette observation. Dans le seul premier livre
de Gloria martyrum, nous en avons relevé plus d'une douzaine (3).
Aussi bien, n'est-il pas évident
que saint Berthaire, aussi bien que l'évéque Laurentius,ont voulu éviter d'em
ployer l'expression corpora, puisque ni les règles de l'art d'écrire, ni
les besoins de la mesure des vers, ne les forçaient à préférer pignora à
corpora Leur réserve était donc intentionnelle.
13
Haut du document
Après un aveu formel, au VIIIe
siècle et au IXe siècle, après un silence significatif au Xe, les moines du
Mont-Cassin commencèrent, au XIe siècle, à tenir un langage tout différent.
Toutefois cette réaction, dont
nous ne voulons pas sonder les causes multiples, ne se produisit pas
brusquement et sans hésitations.
La première tentative, nous
l'avons déjà dit, fut faite par l'auteur qu'on est convenu d'appeler le faux
Anastase. C'était; un moine du Mont-Cassin qui vivait vraisemblablement au
commencement du XIe siècle (1). Préoccupé de la pensée qu'il rendrait service à
son illustre abbaye, s'il démontrait qu'elle était encore en possession des
corps vénérés de saint Benoît et de sainte Scholastique, il ne se fit pas
scrupule de forger, dans ce but, toute une série de faits et de documents. Il
les rassembla sous le titre de Chronicon Casinense, dont il attribua la
composition à Anastase, bibliothécaire de l'Église romaine, au IXe siècle, et
que le faussaire fait vivre au VIIIe.
L'auteur se propose de prouver,
au moyen de son fabuleux récit et de ses pièces apocryphes, que la moitié des
corps de saint Benoît et de sainte Scholastique avait été, il est vrai, enlevée
par saint Aigulphe, qu'il traite de vagabond et de scélérat; mais que, gràce à
la puissante intervention de Pépin et de Carloman, tout le précieux trésor fut
reporté au Mont-Cassin, et réuni à ce qui avait été laissé dans le tombeau fracturé.
Il raconte avec les
114
détails les plus invraisemblables et les plus fabuleux la
cérémonie de cette réversion et de cette réintégration, « accomplie, selon lui
(1), par le pape Etienne II en personne, accompagné de Pépin et de ses fils, de
Carloman son frère, du sénat et du peuple romain et de toute l'armée des
Francs, des Allemands, des Suèves et des Burgondes, sans compter un concours
immense d'évêques, d'archevêques, de cardinaux et du clergé de Rome. »
Sans nous inquiéter des inepties
de cette fabuleuse chronique dont des Cassinésiens rougissent aujourd'hui, il
en ressort néanmoins ce fait incontestable: au commencement du XIe siècle, on
continuait au Mont-Cassin à avouer la réalité de la translation. On y cherchait
seulement à concilier ce fait avec la rétention, ou, si l'on veut? avec
l'espoir de posséder, malgré tout, le corps presque entier de saint Benoît.
Cependant, cette concession partielle
à la tradition française ne fit qu'augmenter l'agitation des esprits dans
l'archi-monastère de Saint-Benoît.
Nous avons constaté par le
témoignage de saint Amé, moine du Mont-Cassin, que, même à la fin du XIe
siècle, plusieurs saints religieux persistaient à donner gain de cause à la
tradition française. Mais, nous l'avons dit aussi, ils devaient être en petit
nombre. L'hésitation était générale. Cela ressort de deux légendes
contradictoires dans la conclusion, mais également affirmatives relativement à
l’état des esprits au Mont-Cassin à cette époque.
La première est représentée par
les Cassinésiens comme péremptoire contre nous. La voici :
Un certain Adam, moine et
sacristain du Mont-Cassin, se rendit à Rome pour ses affaires, vers le
commencement du XIe siècle (2). Il prit l'hospitalité dans l'abbaye de
Saint-Paul-hors-les-Murs, qui dépendait alors, comme aujourd'hui, du
Mont-Cassin. L'abbé, nommé Léon, lui demanda ce qu'il fallait penser des
rumeurs qui circulaient alors, selon lesquelles, dit-il (3) «, le corps
115
de saint Benoît ne reposerait plus dans votre monastère,
mais au-delà des Alpes, où on l'aurait furtivement emporté. Et pour preuve de
leur assertion, ajouta l'abbé, ils prétendent qu'il ne se fait plus aucun
prodige, ni aucun miracle chez vous, tandis qu'en France il s'en opère des milliers
par jour, en témoignage de la vérité de la translation. »
A ces paroles, Adam, poussant un
profond soupir et prenant la main de l'abbé, le conduisit devant l'autel de
l'apôtre saint Paul, et là, étant seul, posant la main sur l'autel, Adam
s'exprima ainsi :
« Par ce corps du bienheureux
Paul, le docteur des Gentils (1 ), que toute la chrétienté croit y reposer, je
jure que ce que je vais vous dire est la pure vérité et sans alliage de
mensonge. Moi aussi, en entendant ce qui se dit relativement au corps de
notre bienheureux Père Benoît, je me suis livré à des pensées non pas seulement
d'hésitation, mais de découragement et de tristesse, au point que je n'avais
plus ni dévotion ni respect pour l'autel construit sur le tombeau du saint.
M'étant laissé abattre pendant quelque temps, par ces doutes et ces idées
sombres, je me prosternai un jour, après Complies, avec une dévotion plus
grande qu'à l'ordinaire,devant le sépulcre vénéré ; et là, tandis que je
répandais des larmes avec mes prières, saint Benoît daigna m'apparaitre dans
une vision : Frère Adam, me dit-il, pourquoi es-tu ainsi triste et désolé? Et
pourquoi te laisses-tu aller à la tentation de si mal penser à mon sujet, au
point de croire que je ne repose en aucune manière corporellement ici (quasi
ego hic corporaliter minime jaceam) ? Mais parce que ton service et ta
dévotion me sont agréables, sois très assuré que je repose ici avec ma soeur
Scholastique, et qu'au dernier jour je ressusciterai avec elle en ce lieu.
Et même, le jour et la nuit, toutes les fois que vous psalmodiez dévotement,
que vous priez avec attention ou que vous marchez modestement, je suis avec
vous. Afin de te
116
convaincre de la vérité de ce que je viens de te dire,
demain matin, avant matines, lorsque, selon ta coutume, tu entreras le premier
dans l'église, tu verras sortir de mon sépulcre comme un léger nuage d'encens
parfumé. »
« M'éveillant aussitôt, et
méditant en moi-même le mystère d'une si grande vision, attendri jusqu'aux
larmes, je bénis le Seigneur et le bienheureux Benoît; et bientôt après,
entrant non sans effroi dans l'église, je regardai, je vis le signe, et je
crus. Quant à l'assertion qu'il ne s'opère pas de miracles en notre église,
c'est une impudente fausseté : car si je pouvais vous raconter tous les
prodiges que j'ai appris de nos anciens, ou qui ont eu lieu de nos jours devant
le saint tombeau, vous verriez avec évidence que l'assertion de nos
contradicteurs ne peut provenir que de l'envie ou de l'ignorance. »
Et après avoir rapporté la
guérison d'un démoniaque, l'écrivain ajoute : « Telle fut la déclaration
qu'Adam, contraint par la nécessité, fit à l'abbé Léon devant le corps de saint
Paul. Par humilité, il n'en parla à personne, tant qu'il vécut, en sorte que
nul ici n'en put rien savoir, jusqu'au jour olé, le saint homme étant mort, le
vénérable abbé Léon en fit le récit à quelques-uns de nos frères. »
Nous avons voulu rapporter en
entier ce récit dramatique, afin de donner au lecteur l'idée des légendes qu'on
oppose à notre tradition. Aussi bien, l'auteur de la chronique où se trouve
cette narration, est ce même Léon Marsicanus, dont nous avons fait connaître
les sacrilèges objections à propos du passage de Paul Diacre favorable à la
translation de saint Benoît.
Un écrivain qui accuse les évangélistes
d'inepties est un témoin suspect de passion et de partialité.
Le drame qu'on vient de lire, on
en conviendra, a plus la couleur d'un roman que de l'impartiale histoire. Il
prête aux Français et à ceux qui, en Italie, étaient partisans de la translation
de saint Benoît, des sentiments contraires à la vérité.
Il est faux, nous l'avons
démontré, que l'authenticité du fait de la translation ne se fonde que sur les
prodiges qui l'ont accompagné et suivi. Il est faux que les Français ou leurs
adhérents, au XIe siècle,refusassent au sépulcre vénéra de saint Benoît, au
MontCassin, la vertu miraculeuse. Il est faux qu'ils prétendissent dénier à
l'illustre abbaye la possession de quelques reliques du corps da saint
patriarche. Adrevaid, dont la légende [117] prédominait alors, dit formellement
le contraire (1) ; et si Mabillon l'a nié, son opinion n'avait certainement pas
cours au moment où Léon Marsicanus écrivait sa chronique.
Saint Benoît avait donc eu raison
de reprocher au moine Adam, qu'il pensait très mal (de me tam male sentire),
soit au sujet de la réalité de sa présence corporelle au Mont-Cassin, soit à
l'égard de l'opinion adverse, qu'il calomniait, et qui certes n'était pas une
rumeur née d'hier et répandue par quelques brouillons, comme il le prétendait.
Après ces explications
nécessaires, il est évident que, même en admettant la réalité de l'apparition
et l'exactitude de tout le discours prêté à saint Benoît, on ne pourrait
absolument rien eu conclure contre la vérité de la translation telle que nous
la défendons. Alors, comme aujourd'hui, il était permis de nier dans un sens
très accepté en style ecclésiastique (2), que saint Benoît ne reposât pas
DU TOUT corporellement au Mont-Cassin (hic corporaliter MINIME jaceam).
Quant à la question de savoir en
quel lieu les saints, dont les ossements auront été dispersés par la dévotion
des fidèles ou autrement, ressusciteront au dernier jour, c'est un mystère
qu'une révélation particulière, même parfaitement autorisée, est insuffisante à
résoudre. Celle du moine Adam est, en ce point, fort suspecte; car, lors même
qu'il serait certain que saint Benoît ressuscitera au Mont-Cassin, il serait
faux, tout au moins, qu'il dût y ressusciter, PARCE QUE son corps y est en
entier. La déposition de D. Angelo de la Noce, dont nous parlerons plus loin,
démontre que le Mont-Cassin ne réclame qu'une portion fort peu considérable du
corps de son saint fondateur. Celui-ci n'a donc pu parler dans le sens que le
moine Adam, ou plutôt Léon
(1) Adrevald, Miracul. S. Benedicti, I,
17 ; « Medo abbas (Floriacensis) petentibus... ex ejusdem pretiosissimi
confessoris corpore reliquias benignissime contulit. » Nous
ne chercherons donc pas à contester le fait relaté par Mabillon (Annal.
bened. lib. XII, an. 915, n° 94), d'après lequel un moine de la Nouvelle
Corbie aurait rapporté du Mont-Cassin en 910 : « insignem portiunculam de
sancto Patre nostro Benedicto. » Mais cela n'infirme en rien la réalité de
la translation. On y croyait dans la nouvelle comme dans l'ancienne Corbie.
(2) Le bienheureux Didier, abbé du Mont-Cassin et depuis
pape sous le nom de Victor III, nous fournirait, entre mille, un exemple de
cette vérité. Racontant dans ses Dialogues un fait analogue arrivé dans le
monastère de Sainte-Sophie, prés de Bénévent (Dialog. III, ad finem,
apud Patrol. lat., CXLIX,1018), fait dire au moine favorisé de la vision
. « Sanctum Benedictum et sanctum Gregorium cognovi B. Donatum et
Felicem, cum reliquis qui in hac ecclesia requiescunt sanctis. »
Est-ce que les corps de saint Benoît et de saint Grégoire
reposaient en entier à Sainte-Sophie ?
118
Marsicanus, ou son interpolateur Pierre Diacre, lui
attribue: Car le récit du vénérable custode ne nous est pas parvenu
directement. Il a passé par le souvenir assurément faillible de l'abbé de saint
Paul, et surtout par la plume passionnée du chroniqueur, qui, à lui seul,
suffirait pour mettre en suspicion la vision elle-même.
Mais que faut-il penser d'une
opinion qui ne s'appuie,histtatiquement que sur des révélations et des songes,
lesquels, dans les procès de canofiisation, nous a dit Benoît XIV, n'ont pais
de valeur probante, quand ils sont seuls ? Saint Jérôme repousse énergiquement
uttie pareille démonstration, relativement aü përsonnage immolé entré le temple
et l'autel, dont il est parlé dans l'Évangile de saint Matthieu (1).
Si les Cassinésiens veulent
absolument attribuer à leurs visions une autorité historique, en voici une qui
détruit complètement celle du moine Adam et qui est revêtue de tous les
caractères désirables de véracité. Elle fournit en outre, une nouvelle preuve
que, vers le milieu du XIe siècle, les esprits au Mont-Cassin étaint encore
divisés au sujet de la translation du corps de saint Benoît en France.
Le récit qui va suivre est, à la
vérité, d'un moine de Fleury, nommé André; mais celui-ci est absolument
contemporain du fait qu'il rapporte ; il cite ses témoins, et le rôle
qu'il leur prête est en tout point conforme à la vérité historique. En outre,
les ouvrages qu’il a composés et les autres événements qu’il raconte sont tous
marqués au coin de la plus parfaite exactitude (2). Sa valeur comme historien
est donc incontestable et sa véracité éprouvée. Or voici ce qu’il rapporte
(3) :
119
« En ce temps-là (1056), j'ai appris d'une personne
d'une véracité au-dessus de tout soupçon, et d'une manière également digne de
foi, le fait que je vais raconter. Il s'agit d'une vision du vénérable Richard,
abbé du Mont-Cassin. Gervin, abbé de Saint-Riquier, a été de nos jours la
gloire et l'ornement de l'Ordre monastique. Or voici ce qu'il affirmait avoir
appris de la bouche vénérable du pape Léon IX, de pieuse mémoire (1), en
présence du susdit abbé du Mont-Cassin. Une discussion s'était élevée vers
cette époque entre les moines du très saint monastère du Mont-Cassin au sujet
de l'opinion qui déniait à cette abbaye la possession du corps de son fondateur
(2). D'un commun accord, un jeûne de trois jours est ordonné, pendant lequel, avec
un coeur contrit et un esprit humilié, accompagné de pieuses prostrations et de
gémissements plaintifs, d'oraisons multipliées et de psalmodies prolongées
pendant la nuit, ils prièrent Dieu le plus dévotement qu'il leur fut possible
de faire cesser leur hésitation à vénérer, en son tombeau, le corps de leur
Père. Or, à la fin du troisième jour de jeune, voici que le très clément père
Benoît apparaît en vision au susdit abbé Richard (3). Il était accompagné de
deux vénérables personnages. Interpellant le susdit abbé, le saint patriarche
lui parla en ces termes :
« Reconnais-tu ces deux
personnes que tu vois ? Ce sont le saint Précurseur et le bienheureux Martin, qui
par leurs saintes
120
prières gardent et protègent ce lieu. Tu as pris la
résolution de faire tout ton possible pour avoir le bonheur de palper de tes
mains les membres de mon corps; mais cette violation de mon sépulcre déplairait
à Dieu. En effet, par la volonté agissante de mon Dieu tout puissant, dont la
providence règle toutes choses, et par la libre élection que j'en ai faite moi-même,
mes ossements reposent dignement ensevelis dans l'abbaye de Fleury en France. Du
reste, soyez bien persuadé que je vous suis réellement présent ici (1),
d'autant que la très miséricordieuse bonté de Dieu m'a commis à la garde de
l'un comme de l'autre monastère. Et, en conséquence de cette double a mission,
je prends soin jour et nuit des deux sanctuaires...
« Efforcez-vous donc les uns
et les autres de remplir fidèlement les prescriptions de la sainte Règle, afin
qu'un jour, par le secours de mes prières, vous puissiez être éternellement
heureux avec le Christ. Qu'il vous suffise, à vous, que je vous sois présent
spirituellement, et gardez-vous de vouloir jamais violer mon sépulcre. » Il
dit, et la céleste vision disparut.
« Tel est le fait que nous
raconta à nous-mêmes le susdit Gervin, abbé de Saint-Riquier, en présence
d'illustres personnages, à savoir: Ragnerius, abbé de ce monastère (de Fleury),
Hugues, abbé de Saint-Denis, Raynaud, ex-abbé de saint-Médard (2) (de
Soissons), et d'un grand nombre d'autres personnes de haute distinction. »
L'abbé Gervin suivit en effet
saint Léon IX, lorsque ce pontife retourna de France à Rome, en 1049 (3).
André de Fleury n'est également
que l'écho fidèle de l'histoire lorsqu'il décerne à ce vénérable abbé de
Saint-Riquier le titre d'ornement insigne de l'Ordre monastique au XIe siècle
(4).
Il n'est pas moins vrai que cet
abbé, et Richard, abbé du Mont-Cassin, se sont rencontrés en présence du pape
Léon IX, puisque, en 1050, ils assistaient l'un et l'autre au concile de Rome
(5). Du reste, le saint Pontife devait nécessairement admettre dans
121
son intimité le pieux abbé de Saint-Riquier, qu'il avait
attaché à sa cour précisément dans le but de profiter de ses conseils.
D'autre part, l'abbé du
Mont-Cassin ne pouvait pas être privé de la même faveur ; la haute
considération dont il jouissait à la cour pontificale(1) en est un gage assuré.
Il avait pu faire confidence de sa vision à saint Léon IX, lorsque celui-ci
alla au Mont-Cassin le 29 mars 1048 (2).
L'authenticité de la conversation
rapportée par le vénérable Gervin est donc environnée de toutes les garanties
historiques désirables.
Quant aux paroles attribuées à
saint Benoît, elles sont analogues à celles de la vision de saint Henri,
d'après la version de saint Amé.
Enfin, le chroniqueur de Fleury ne
craint pas d'appeler en témoignage de sa véracité les principaux personnages
encore vivants qui ont entendu,comme lui, la narration de l'abbé de Saint-Riquier.
Tout concourt ainsi en faveur de
l'authenticité de ce récit. Or il est absolument contradictoire à celui du
moine Adam. Il en détruit donc l'autorité.
On répondra peut-être que
l'opinion des Cassinésiens a pour elle d'autres preuves bien plus graves.
Nous répliquerons que le
chroniqueur du XIe siècle ne les allègue pas : ce qu'il n'aurait pas manqué de
faire, cependant, si les prétendus documents qui furent produits plus tard
avaient alors été mis en circulation. En effet, la manière dont il parle de la
question démontre qu'il faisait partie du groupe des réactionnaires contre la
tradition française, qui finit par l'emporter au Mont-Cassin, vers la fin du XIe
siècle.
Nous ne voulons pas, cependant,
accuser de faux le vénérable chroniqueur, si toutefois il est vraiment l'auteur
de ce passage. Bien que son oeuvre renferme de nombreuses erreurs, il donne
trop de preuves de sa bonne foi pour qu'on puisse récuser ses bonnes
intentions. Mais cela ne suffit pas pour établir la vérité des faits jusque
dans les moindres détails. La passion excessive qui l'animait contre les
tenants de la tradition française ont dû
122
nécessairement avoir sur son appréciation des faits une
influence fâcheuse, au point de vue de la critique historique.
Nous ne devons pas taire,
néanmoins, une grave objection que l’on peut élever contre l'authenticité de la
vision même du custode Adam.
Le B. Victor III parla avec éloge
de ce religieux dans ses Dialogues; il raconte même de lui une vision,
rapportée presque dans les mêmes termes par Léon de Marsi (1) ; et cependant il
ne dit rien de l'apparition de saint Benoît. Pourquoi cette omission ? L'auteur
des Dialogues et celui de la Chronique ont puisé à la même source. Est-ce
que l'abbé de Saint-Paul n'aurait pas osé proposer à la piété du vénérable abbé
Didier la première vision du custode? Cette réserve la rendrait suspecte, et le
soupçon s'aggraverait encore si Didier l'avait omise volontairement.
Nous l'avouons pourtant sans
peine, il circulait alors au Mont-Cassin plus d'un fait de ce genre. Les
imaginations, de plus en plus surexcitées par la controverse engagée, étaient
naturellement portées à transformer en révélations surnaturelles les produits
d'une agitation nerveuse. C'est précisément, d'après les plus éminents
théologiens, ce qui oblige à recevoir avec une extrême précaution les
renseignements qui proviennent de semblables illuminations.
Le vénérable abbé du Mont-Cassin
Oderisius (1087-1105), tout en y ajoutant foi dans une certaine mesure, était
loin d'en tirer des conclusions pratiques contre l'authenticité de la
translation à Fleury. Il appartenait évidemment à cette fraction des modérés,
qui, dans le doute où les jetait l'agitation des esprits, s'abstenaient de
porter un jugement sur la question.
Il a exprimé, du reste, d'une
manière formelle, son opinion dans une lettre célèbre adressée aux moines de
Fleury et publiée par un ardent champion de la cause cassinésienne. « Sous
l'inspiration d'un profond dévouement et d'une sincère charité, dit-il (2),
nous nous sommes déterminés à écrire avec simplicité
123
à votre sainteté, dans le but d'établir entre votre abbaye et
la nôtre une alliance éternelle, en vertu de laquelle nous ne formions qu'un
seul et unique monastère, nids par une dilection spirituelle et inviolable. Il
y a en effet un motif certain et supérieur qui engage votre convent, aussi bien
que le nôtre, à une mutuelle fraternité: c'est que l'un comme l'autre se
glorifie avec une égale joie de posséder d'incomparable trésor des reliques de
notre bienheureux Père Benoît. Encore que la vérité de notre possession ait été
confirmée par un grand nombre de miracles, de prodiges et de révélations, voire
même par les visions de quelques-uns d'entre nous; néanmoins, SOIT QU’UNE
OCCASION QUELCONQUE VOUS AIT FAIT RÉLLEMENT ACQUÉRIR CE TRÉSOR, soit que
vous ayez seulement la joyeuse espérance d'en posséder quelque chose, nous n’en
sommes pas moins obligés à une affection particulière et exceptionnelle les uns
envers les autres. »
Cette lettre du vénérable abbé
mérite une attention spéciale à tous les points de vue. Elle nous initie à la
pensée intime des saints religieux du Mont-Cassin, dont le B. Amé nous a déjà
découvert les secrets.
Les nombreux miracles prodiges et
apparitions de saint Benoît en faveur des pèlerins de ce sanctuaire vénéré
étaient à leurs yeux autant de preuves de la vérité de la possession. AU
MOINS PARTIELLE, du corps de saint Benoît. Il ressort des paroles passionnées
de Léon de Marsi (1), que les deux parties mettaient en avant ces attestations
surnaturelles comme des preuves confirmatives de leur opinion.
Seulement les partisans de la
tradition française avaient en leur faveur des témoignages historiques de toute
sorte, tandis que les Cassinésiens n'avaient à alléguer que ces signes
assurément fort éclatants, mais dont la signification était absolument incertaine.
En se plaçant sur le terrain
mouvant des inductions tirées des faits plus ou moins surnaturels, un esprit
sage, comme le vénérable Oderisius, devait évidemment se borner à un doute
prudent. Léon de Marsi et ses pareils allaient; on vient de le voir, beaucoup
plus loin.
124
Quoi qu'il en soit, le texte du saint abbé nous apprend que
les Cassinésiens n'avaient aucune donnée précise sur la réalité, ou du moins
sur la quantité des reliques de saint Benoît qu'ils possédaient,
puisqu'il concède aux moines de Fleury la joie de posséder, soit le corps
presque entier, soit au moins une portion notable des restes précieux de
saint Benoît (sive ILLUD THESAVRUM HABERE VOS quaelibet occasio
fecerit, sive QUID ILLIUS gratulanter speratis).
Après des paroles aussi
explicites, ce serait évidemment faire injure à ce saint personnage de soutenir
qu'il s'est exprimé ainsi par pure condescendance. Les condescendances de la
charité ne doivent jamais blesser les droits de la vérité. Si Oderisius
connaissait la découverte du corps de saint Benoît dont nous parlerons tout à
l'heure, il se devait à lui-même, il devait d l'honneur de son monastère de
proclamer hautement ses droits à la POSSESSION PLEINE ET ENTIÈRE de
ce précieux trésor. Il devait surtout ne pas laisser planer le moindre
doute sur ce fait éclatant, en laissant croire aux moines de Fleury qu'ils
pouvaient aussi légitimement que le Mont-Cassin se réjouir de la possession
d'un bien qui n'était en réalité qu'un mensonge anathématisé par Urbain II du
haut de la Chaire apostolique.
Qu'on veuille bien remarquer les expressions dont se sert le
vénérable cardinal-abbé en parlant de la translation de saint Benoît en France.
« Soit que, dit-il, une occasion quelconque vous ait réellement fait
acquérir ce trésor. »
On pouvait donc, sans aller
contre la vraisemblance historique, croire au fait de la translation, considéré
en lui-même et en dehors des accessoires contestés, ainsi que nous l'avons
considéré nous-même. Il ne s'était donc pas produit au Mont-Cassin d'évènement
qui fût de nature à détruire complètement la probabilité de cette translation.
Nous prions le lecteur de ne pas
perdre de vue cette considération générale. La discussion qui va suivre nous
forcera d'y revenir souvent.
125
Haut du document
Après avoir déterminé le sens précis
et incontestable des textes cassinésiens du XIe siècle qui se réfèrent plus ou
moins directement à la question de la présence du corps de saint Benoît dans le
sanctuaire vénéré de l'illustre abbaye, nous pouvons plus sûrement aborder un
passage de Léon de Marsi, qui a donné lieu à d'ardentes polémiques.
Nous en donnerons d'abord, selon
notre habitude, une traduction aussi fidèle que possible, afin de mettre le
lecteur à même d'en apprécier le sens exact.
Après un juste éloge du saint
abbé Didier, le chroniqueur s'exprime en ces termes (1) : « Donc la IXe année
de son ordination abbatiale, l'an de la divine Incarnation 1066, au mois de
mars, indiction Ive, après avoir eu soin de construire préalablement l'église
de Saint-Pierre, près de l'infirmerie, pour que les frères pussent, durant les
travaux, y chanter l'office divin, l'abbé Didier commença à démolir de fond en
comble la basilique de Saint-Benoît, absolument indigne, par son exiguïté et sa
difformité, du précieux trésor qu'elle renfermait. Et il résolut d'aplanir et
de creuser le sol aussi largement qu'il était nécessaire de le faire pour les
fondations de la nouvelle église. Enfin, ayant aplani, non sans difficulté,
l'espace destiné au sanctuaire,
(1) Leon. Marsican. Chronic. Casin. III, 26 apud Patrol.
lat CLXXIII, 746 : « Anno itaque ordinationis suae nono, divinae autem
Incarnationis millesimo sexagesimo sexto mense Martio , indictione
quarta, eonstruta prius juxta infirmantium domum non satis magna B. Petri
basilica, in qua videlicet fratres ad divina interim officia convenirent,
supradictam beati Benedicti ecclesiam, tam parvitate quam deformitate thesauro
tanto tantaeque fratrum congregationis prorsus incongruam evertere a
fundamentis aggressus est. Et... statuit... quantum spatium
fundandae basilicae posset sufficere, locum in imo defossum quo fundamenta
jaceret complanare.... Tandem igitur totius basilicae aditum cum difficultate
non parva spatio complanato.... jactis in Christi nomine fundamentis, coepit
ejusdem basilicae fabricam......... Aditum interea cum planitiei basilica, quae
cubitorum ferme sex putabatur, consequenter disponeret coaequare, tres non
integras ulnas fodiens, subito venerabilem Patris Benedicti tumulum repperit. Inde,
cum religiosis fratribus et altioris consilii viris communicato consilio, ne
illum aliquatenus mutare praesumeret, CONFESTIM ne quis aliquid de
TANTO POSSET THESAURO surripere, eumdem tumulum eodum quo situs fuerat loco,
pretiosis lapidi bus reoperuit ac super ipsum arcam de Pario marmore per
transversum basilicae, id est a septentrione in meridiem..... construxit.
126
il se mit à construire l'édifice sacré. Or, au
début du travail d'aplanissement du sanctuaire, dont il vient d'être parlé,
après avoir creusé à moins de trois aunes de profondeur, tout à coup on se
trouva en présence du vénérable tombeau du bienheureux Père Benoît. Après
en avoir délibéré avec les religieux de meilleur conseil, il se décida, pour
protéger ce précieux trésor contre toute profanation et toute soustraction
frauduleuse, à faire IMMÉDIATEMENT recouvrir de pierres précieuses ce
même tombeau, à la place où il était auparavant; et au-dessus il fit élever
transversalement, c'est-à-dire du nord au midi, un arceau en marbre de
Paros. »
Telle est la
description faite par un contemporain de la première découverte authentiquement
constatée du tombeau de saint Benoît au Mont-Cassin, Nous la croyons
officielle.
On y sent la main
modératrice de vénérable abbé Oderisins, sous la direction duquel cette partie
de la chronique semble avoir été écrite. Elle contraste, d'une manière
frappante, avec les autres passages où nous avons relevé, non pas la mauvaise
foi, mais l'exagération et la partialité du même auteur.
Le mot corpus
n'y est même pas exprimé, comme dans une autre narration, également attribuée à
Léon d'Ostie (1). Cette suppression est significative. Évidemment Oderisius a
tenu à ce que, sur ce point du moins, le chroniqueur se contentât d'exposer les
faits sans commentaire et de résumer le procès-verbal, qui fut peut-être dressé
à l'occasion de cette importante découverte.
Or que dit-il ? Il
nous apprend que le saint abbé Didier, en abaissant le niveau du sanctuaire de
l'église qu'il voulait , reconstruire et agrandir, découvrit le tombeau de
saint Benoît et qu'il le fit IMMÉDIATEMENT (CONFESTIM) RECOUVRIR pour le
protéger contre toute profanation et toute soustraction frauduleuse.
Il, n'y a donc pas
eu de reconnaissance des reliques, mais seulement découverte du tombeau. Ou
celui-ci était ouvert, et alors le silence du chroniqueur officiel prouve qu'on
n'y a rien trouvé; ou il était fermé, et alors ce silence signifie seulement
que le B. Didier n'a pas osé sonder le mystère qu'il recouvrait. C'est ce
qu'indique manifestement les mots confestim reoperuit.
Qu’on ne dise pas
que le chroniqueur n’a pas rendu compte, de
127
toutes les particularités de cette découverte.
Il a consacré plus de quatre pages à la description de la réédification et de
la consécration de la nouvelle basilique, et il aurait oublié de faire
connaître le point fondamental qui préoccupait, de son aveu, tous les esprits
de son temps? Un pareil oubli de la part d'un partisan outré de la présence
corporelle de saint Benoît au Mont-Cassin est absolument inadmissible et
invraisemblable.
Aussi bien, la
reconnaissance officielle d'un trésor tel que le corps du saint législateur des
moines d'Occident, ne se fait pas en un instant. Elle exige du temps, des
formalités, de la publicité. Or le temps qui s'écoula entre la découverte du
tombeau et sa fermeture ne fut pas employé à examiner les ossements, les
vénérer, à les replacer dans le sarcophage, mais à délibérer sur l'utilité de
protéger IMMÉDIATEMENT le tombeau contre toute indiscrétion. Ce sont les
termes formels du narrateur. Donc il n'y a pas eu ouverture du loculus : ce qui
explique le langage indécis du vénérable Oderisius, dont nous avons fait
ressortir l'importance.
Cette description
officielle et laconique ne fut pas du goût des imaginations exaltées. Léon de
Marsi, ayant été fait cardinal par le pape Paschal II(1), ne put achever son
oeuvre. On en confia la continuation à un jeune moine, dont Angelo della Noce,
abbé du Mont-Cassin, a fait le portrait que voici (2) : « Quant à l’estime
qu'il mérite au point de vue littéraire, il vaut mieux n'en rien dire.
L'écriture est l'image et le miroir de l'âme. Il a beaucoup écrit, mais sans
tact, SANS AUCUNE CRITIQUE. Il avait, il est vrai,l'esprit vif, mais précipité
et téméraire dans ses jugements. »
Ailleurs, parlant
précisément de la découverte dont il est question, et répondant à D. Mabillon
qui avait objecté le silence du saint abbé Didier relativement aux additions
invraisemblables que Pierre Diacre s'est permis de faire au récit de Léon
d'Ostie, le même prélat fait des aveux plus graves encore (3).
128
« J'avoue, dit-il, qu'on peut tirer de ce
silence une induction assez grave... Peut-être le jugement sévère de Didier,
n'ajoutant pas une entière créance aux miracles dont Pierre s'est fait plus
tard l'écho, l'obligea-t-il à les passer sous silence? Si quelqu'un veut
accuser Pierre Diacre d'avoir montré, à ce propos, son esprit téméraire et
précipité, je me contenterai d'éviter le coup, et je me garderai bien de le
défendre. »
Ce jugement n'est
pas assez sévère. Pierre Diacre, né de la famille des comtes de Tusculum, fut
offert encore enfant par ses parents à l'abbé Girard en 1115. Après son
noviciat, il se livra pendant huit ans à l'étude de l'exégèse et de l'histoire,
sous des maîtres habiles. Mais il ne profita guère de leurs leçons. Son défaut
de jugement lui fit oublier tous les devoirs qu'imposent au chrétien et surtout
au religieux les droits de la vérité, Il se fit comme un mérite de dénaturer
les faits les plus authentiques par ses superfétations maladroites et ses
falsifications mensongères. Son imagination exaltée lui présentait comme des
vérités les conjectures et trop souvent les inventions de son esprit
présomptueux.
De peur qu'on ne
nous accuse de charger trop nos couleurs, citons des faits indéniables.
Le premier ouvrage
sorti de la plume de Pierre Diacre est la Passio beati Marci et sociorum
ejus, puis l'Inventio corporis beati martyris Marci, et miracula
martyrum Mariae, Nicandri et Marciani.
Or il ne fit que
corrompre les documents qu'il avait entre les mains pour la composition de ces
oeuvres hagiographiques. Il employa le même procédé à l'égard du martyre de
saint Placide, disciple de saint Benoît (1), et probablement à l'égard d'une
129
foule d'autres documents dont il remplit les
archives de son abbaye. Après deux années d'exil forcé, il fut nommé, par son
abbé Seniorectus, archiviste et bibliothécaire du Mont-Cassin : ce qui
lui permit de donner un libre cours à sa manie pour la fabrication des pièces
apocryphes (1). Il les consigna avec soin dans un magnifique cartulaire, écrit
de sa main, et célèbre sous le titre de Regestrum Petri Diaconi (2).
Le savant D. Erasme
Gattola, archiviste du Mont-Cassin, a essayé, au XVIIIe siècle, de défendre
l'authenticité et l'autorité de ce recueil contre les attaques multipliées dont
il avait déjà été l'objet. Mais, en voulant trop prouver, il a perdu sa cause.
Assurément il serait absurde de dire que tous les documents renfermés dans le
cartulaire cassinésien sont apocryphes. Il y en a de très authentiques, et tout
critique impartial les reconnaîtra facilement. Mais il n'en est pas moins vrai
que, le compilateur étant notoirement coupable d'imposture, son oeuvre est par
là même marquée d'un stigmate flétrissant, dont la prudence fait un devoir de
tenir compte.
On a voulu faire
intervenir l'autorité du Saint-Siège en cette question. C'est habile,
mais ce n'est pas sérieux. Les Italiens sont les premiers à récuser cette
autorité lorsqu'il s'agit des bulles favorables à la tradition française.
Pourquoi l'invoquent-ils à l'appui des documents qui concernent le Mont-Cassin
?Est-ce que le tribunal de la Rote est supérieur, en autorité, à tel ou tel
Pape concédant une faveur ou prononçant une sentence arbitrale?
Au fond, il y a,
sur ce point, plus d'équivoque que de réelle difficulté. Que le sacré tribunal
de la Rote, ou même la cour pontificale, ait eu raison d'affirmer
l'authenticité, sinon des documents, du moins des droits de l'abbaye du
Mont-Cassin contestés par les princes de Bénévent ou la cour de Naples,
personne n'y contredira. Mais jamais ni Honorius III ni aucun Pape n'ont
prétendu s'ériger en juges, non pas seulement respectables, mais absolument
infaillibles dans les questions de paléographie et de diplomatique, d'autant
que, de l'aveu de nos confrères du Mont
130
Cassin, il est très difficile de déterminer
l'âge de l'écriture lombarde, qui caractérise presque tous les documents des
archives de l'illustre archimonastère.
Du reste, nous
aimons à le répéter, l'accusation, malheureusement trop prouvée, que nous
portons contre les oeuvres de Pierre Diacre, n'infirme en rien la légitimité
des droits de l'abbaye contestés, au XVIIIe siècle, par la cour de Naples. Nous
avons lu à Rome les factums de D. Damiano Romano, avocat de la cour de
Naples, contre les archives du Mont-Cassin (l) ; et, nous l'avouons volontiers,
les vérités y sont rares, et les exagérations multipliées, aggravées par des
conclusions d'une injustice criante.
En effet, au
moyen-âge, les chartes fausses reposaient ordinairement sur un fondement vrai.
Un document constatant la donation de tel ou tel domaine ou privilège venait-il
à périr par un incendie, ou à disparaître à la suite d'une guerre ou d'un
pillage, on s'empressait de le reproduire dans sa substance (2).
Ces fabrications
sont incontestablement blâmables, bien que la nécessité de sauvegarder les
intérêts de la propriété les excuse jusqu'à un certain point. Mais ce qui est
inexcusable, c'est la falsification des pièces se rapportant uniquement à des
intérêts spirituels. C'est la faute que l'on a justement reprochée à Pierre
Diacre, comme nous le démontrerons surabondamment.
En ce moment, il
s'agit du fait si grave et si intéressant de la découverte du tombeau de saint
Benoît. Nous avons approuvé le récit de Léon d'Ostie ; voyons de quel nom il
faut qualifier celui de Pierre Diacre.
Ce n'est point
toutefois dans la Chronique du Mont-Cassin, oeuvre trop officielle et
trop surveillée par ses abbés Seniorectus
131
et Rainaldus (1127-1137), qu'il a osé
contrefaire entièrement ce fait historique. Maître des archives, il y a déposé
son élucubration sous la forme d'une allocution à ses confrères, allocution
qu'il n'a probablement jamais prononcée en public. Nous en devons la
connaissance aux Bollandistes (1).
Il commence par
préciser l'époque de la découverte du tombeau : c'était, selon lui, le jour de
l'octave de la fête de saint Benoît. Comme les déblaiements ont commencé au
mois de mars; d'après Léon d'Ostie, cette date n'est pas impossible, bien
qu'elle ne doit pas certaine, n'ayant pour appui que l'affirmation d'un auteur
aussi suspect. N'oublions pas d'ailleurs que Pierre Diacre écrivait près d'un
siècle après l'évènement.
Mais voici où
commence la falsification du texte primitif.
Léon d'Ostie avait
dit: « Après avoir creusé à moins de trois aunes de profondeur, tout à coup
Didier se trouve en présence du vénérable tombeau du B. Père Benoît. Après en
avoir délibéré avec les religieux de meilleur conseil, pour protéger ce
précieux trésor contre tout danger de le déplacer et contre toute soustraction
frauduleuse, il se décide à le faire IMMÉDIATEMENT recouvrir de marbres
précieux. »
Évidemment le mot
trésor s'applique au tombeau de saint Benoît, et non pas à son corps. Pierre
Diacre se garde bien de l'entendre ainsi. « Tout à coup, dit-il (2), à la
grande surprise de tous (addition malheureuse et invraisemblable, car le B.
Didier devait bien savoir où était le lieu du sépulcre), on découvre le
sépulcre, dans lequel était renfermé le trésor caché d'un si saint Père.
On peut déjà
constater l'intention de l'interpolateur.
« Aussitôt,
ajoute-t-il (3), un grand tremblement de terre se
132
fit sentir, et une odeur d'une telle suavité
émana du tombeau, que tout le monde en resta stupéfait. Toute la montagne
fut ébranlée depuis la base jusqu'au sommet ( !!!), car elle subit,
ce jour-là, jusqu'à dix-sept secousses différentes. Au-dessus des sépulcres (voilà
le tombeau de sainte Scholastique introduit subrepticement dans le récit), à
droite de l'autel, on découvrit une brique sur laquelle était inscrit le nom du
bienheureux confesseur. En ce même jour fut guéri un démoniaque de
Cominium. Ce malheureux, au moment de la découverte du sépulcre, se mit à crier
: « Benoît me chasse, Benoît me chasse. » Un autre possédé, venu de
la ville de Bari, fut également délivré. »
Le lecteur se
souvient-il de l'opinion émise par D. Angelo della Noce, abbé du Mont-Cassin
lui-même, à l'égard des miracles racontés par l'ardent interpolateur ? La
guérison du démoniaque de Bari pourrait bien être une contrefaçon d'un miracle
inséré par le B. Didier dans le second livre de ses Dialogues (1).
Mais que dire de
ces dix-sept tremblements du Mont-Cassin en un seul jour, de ce parfum exquis,
de cette brique portant le nom de saint Benoît? Autant de circonstances
importantes au premier chef, et pourtant entièrement inconnues au saint abbé
Didier, témoin oculaire, et à Léon d'Ostie, adversaire passionné de la
tradition française.
Nous avions d'abord
cru que tout cela était de l'invention de l'interpolateur. D. Mabillon nous a
mis sur la voie de la vérité. Il avait déjà constaté, par des rapprochements
d'une similitude frappante, que Pierre Diacre avait puisé une partie de sa
relation apocryphe dans la fabuleuse chronique du faux Anastase. Mais
comme, au moment où le savant Bénédictin composa sa magistrale dissertation sur
la Translation de saint Benoît, on ne connaissait encore de cet imposteur que
les fragments insérés par D. Arnold Wion dans son Lignum vitae, il ne
put pas sonder tout le mystère de la supercherie. En publiant en son entier
l'oeuvre du moine cassinésien, caché sous le nom d'Anastase, Muratori nous a
permis d'étudier à fond cette question. Or nous avons découvert, en comparant
les deux textes, que Pierre Diacre n'avait fait que transporter à la découverte
du tombeau faite en 1066 ce
133
que son devancier avait raconté à l'occasion
de la prétendue réversion au Mont-Cassin de la moitié du corps de saint Benoît,
au VIIIe siècle. Ce sont les mêmes prodiges, les mêmes expressions.
« Aussitôt, dit le
faux Anastase (1), que les saintes reliques furent réintégrées dans le lieu
d'où elles avaient été enlevées, un grand tremblement de terre se fit
sentir, et il s'exhala du tombeau une odeur d'une suavité telle, que
l'infirmité humaine ne peut l'exprimer. »
N'est-ce pas mot à
mot ce que vient de dire Pierre Diacre? Celui-ci a seulement ajouté les dix-sept
absurdes commotions de la montagne entière, depuis la base jusqu'au
sommet.
« Le soir venu,
continue-t-il (1), le vénérable abbé Didier députa des frères en grand nombre
pour célébrer les vigiles toute là nuit auprès du corps du très saint Père
Benoît; et lorsque tous les autres furent sortis, Georges, gardien de la
même église, dit à ses confrères : « Si vous le trouvez bon, inspectons les
saintes reliques, avant que le seigneur abbé ne vienne.»
« Tous ayant agréé
cette proposition, ils approchèrent du lieu (de la sépulture) et trouvèrent
un voile d'une blancheur éclatante étendu sur les sépulcres (de saint
Benoît et de sainte Scholastique), lequel voile disparaissait lorsqu'on
voulait le toucher. Levant ensuite la pierre de ces tombeaux, ils se trouvèrent
en présence de deux sarcophages dans lesquels les reliques étaient placées
ainsi qu'il suit : A droite des sépulcres était un loculus de marbre de quatre
pieds de long et de deux pieds environ de large dans lequel
134
les ossements du très saint Père Benoît et
de sa soeur avaient été déposés. Ils étaient placés de façon que leurs têtes
fussent du côté du chœur et leurs pieds du côté de l'autel de saint Jean
Baptiste. A leurs pieds furent également trouvés des sarcophages dans lesquels
reposaient Carloman et Simplice. Ce fut au côté droit de l'autel qu'ils
découvrirent le bienheureux Père Benoît, et au côté
gauche la bienheureuse Scholastique. Cependant le susdit Georges, enlevant une
des dents du très saint Père Benoît, la déposa dans un vase d'argent et
retourna à sa place. Mais il fut immédiatement saisi d'un mal violent qui
l'empêchait de manger, de boire et même de s'asseoir. Repentant de sa faute, il
remit près du corps des saints la dent volée avec le vase d'argent qui la
contenait et il fut aussitôt délivré de son mal. »
Rapprochons
maintenant de ce merveilleux récit la narration fabuleuse du faux Anastase. La
scène se passe en 752, sous le pape Etienne II. « Lorsqu'ils eurent
gravi le Mont-Cassin, dit l'imposteur (1), le très saint pape Etienne II
ordonna d'ouvrir le sépulcre du Père Benoît et de sa soeur la vierge
Scholastique. Lorsqu'il fut ouvert, ils se trouvèrent en présence de
deux sarcophages contigus. Ils placèrent à droite du double sépulcre un loculus
en marbre, de quatre pieds de long et de deux pieds environ de large, dans
lequel ils déposèrent les ossements du très saint Père Benoît et de sa. soeur,
apportés de France avec ceux qu'ils trouvèrent dans, le tombeau. Or, à gauche
des dits sarcophages, ils placèrent une caisse en bois de cèdre contenant la
poussière des deux saints corps. Ils les placèrent dans l'ordre suivant: leurs
têtes du côté du choeur; leurs pieds du côté de l'autel de saint Jean-Baptiste.
Au pied du double sépulcre ils trouvèrent les corps entiers de
135
Constantin et de Simplice (les deux premiers successeurs de saint Benoît). Ayant ensuite
fermé les deux sépulcres, ils étendirent dessus un voile d'une blancheur
éclatante, et posèrent au-dessus de tous ces sépulcres vénérés un autel fait
d'une seule pierre... Le roi Pépin porta au Mont-Cassin le corps de son frère
Carloman, renfermé dans une caisse en or, et, conformément au désir que
celui-ci avait exprimé avant sa mort, il l’inhuma aux pieds du bienheureux
Père saint Benoît. »
La Chronique du
faux Anastase est manifestement antérieure à la fin du XIe siècle (1). A partir
de cette époque, aucun moine du Mont-Cassin n'aurait eu la pensée d'écrire que les
Français avaient réellement possédé, pendant un siècle, les corps de saint
Benoît et de sainte Scholastique. La surexcitation des esprits, les
visions, sans compter le rêve du moine Adam, qui circulait alors, s'opposaient
absolument à une pareille concession.
Or si cette oeuvre
fabuleuse est antérieure à Pierre Diacre, celui-ci lui a évidemment emprunté le
merveilleux récit qu'on vient de lire. C'est un fait indéniable. Les
expressions des deux narrations sont identiques. Donc Pierre Diacre est pris en
flagrant délit de faux. Il a remontré dans ses archives cette chronique
indigeste et cousue de pièces forgées à plaisir, et, non content d'insérer dans
son Regestrum, comme des monuments authentiques, la plupart des
documents qu'il y a rencontrés, il a aggravé sa faute en forgeant à son tour
une relation de la découverte du tombeau de saint Benoît, en 1066, au moyen
d'un récit fabuleux se rapportant à l'année 752 (2). C'est une oeuvre de
faussaire greffée sur une oeuvre de mensonge.
Cette observation
générale suffit pour faire repousser par tout critique impartial les faits et
les conséquences de cette narration fabuleuse.
Toutefois, ne
dédaignons pas d'en montrer l'absurdité. N'est-elle pas contraire à toute
convenance, aussi bien qu'à toute vraisemblance, cette proposition du moine
Georges, de faire une reconnaissance de si précieuses reliques, en cachette,
et contre la volonté du saint abbé Didier?
Dans de telles
conditions quelle valeur historique peut avoir
136
une pareille découverte ? On exige des conditions
insolites dans les procès-verbaux relatifs aux saintes reliques de Fleury,
et on accepte sans difficulté le témoignage de religieux assez téméraires pour
ouvrir le tombeau de leur saint fondateur, non seulement sans l'assentiment de
l'autorité compétente, mais encore contre son gré, pendant la nuit, et
avec l'intention formelle de lui en dérober les résultats. (Si vobis oequum
videtur, sacratas reliquias, ANTEQIIAM DOMINOS ABBAS VENIAT, inspiciamus.
)
Ou cette
découverte, entreprise dans des conditions si absolument anticanoniques, est
demeurée secrète, ou les coupables ont avoué postérieurement leur faute. Dans
le premier cas, comment Pierre Diacre l'a-t-il apprise? Et de quelle autorité
peut être le récit clandestin d'une action contraire à toutes les convenances
et à toutes les règles? Dans le second cas, comment l'abbé Didier a-t-il pu
approuver une pareille infraction aux lois de l'église et au respect dû à
l'autorité dont il était le représentant? Comment expliquer alors son silence
absolu sur un fait d'une si haute portée et d'une telle importance pour la
gloire de son abbaye? Il parle de ce même custode Georges, qu'il appelle
Grégoire (1 ), dans le second livre de ses Dialogues (2), et il lui
donne le titre de venerabilis monachus. Mériterait-il cette
qualification s'il s'était rendu coupable de la faute que lui impute Pierre
Diacre ? L'heureux succès d'une mauvaise action n'enlève rien à sa malice
intrinsèque.
Mais le faussaire
s'est chargé lui-même de dévoiler sa supercherie.
Il nous a bien dit
comment les moines indociles ont procédé à l'ouverture des tombeaux; et il a
oublié de nous apprendre comment ils s'y sont pris pour les refermer. Le
scellement s'est donc fait aussi en dehors de toute autorité compétente, de
tout procès-verbal authentique? Est-il possible d'admettre une aussi complète
violation de toutes les prescriptions canoniques?
Mais pourquoi tant
insister sur les signes multipliés de faussetés accumulées dans ce
document ? Le récit de Léon d'Ostie en est une condamnation manifeste.
Selon ce dernier, AUSSITÔT que le tombeau de saint Benoît fut. découvert, le
saint abbé Didier
137
réunit en conseil les plus sages religieux,
et, de concert avec eux, se décida à faire IMMÉDIATEMENT recouvrir de marbres
précieux ce même tombeau (CONFESTIN...eumdem tumulum pretiosis lapidibus
reoperuit.) Il a donc été impossible aux moines chargés, selon Pierre
Diacre, de veiller pendant la nuit, d'exécuter la téméraire opération inventée
par ce faussaire; à moins que l'on ne dise, ce qui serait le comble de l'audace
et du sacrilège, qu'ils descellèrent les pierres précieuses dont leur abbé
avait enveloppé le tombeau.
Enfin, d'après le
chroniqueur contemporain, ce fut Didier lui-même qui découvrit et fit fermer le
sépulcre, et non pas les religieux agissant pendant la nuit à l'insu du
vénérable abbé-cardinal.
Nous avons insisté
sur la fausseté du récit de Pierre Diacre, parce qu'il est le fondement sur
lequel les Cassinésiens ont élevé toutes leurs prétentions insoutenables. Une
fois cette base enlevée, leur opinion, comme nous allons le voir, n'a plus
aucune consistance.
Haut du document
Son Éminence le cardinal Bartolini a publié
(1) pour la première fois le texte original, d'un procès-verbal du 18 novembre
1486, qui est d'une grande importance. Nous l'en remercions respectueusement;
mais nous lui demandons la permission d'en tirer une conclusion contraire à la
sienne. Le voici presque en entier (3) : « Au nom de Notre-Seigneur
Jésus-Christ,
138
Amen. L'an de la Nativité du même Seigneur
1486, du pontificat de notre saint père le pape Innocent VIII l'an IIIe, le 18e
jour
139
du mois de novembre, en la Ve indicition, dans
le saint monastère du Cassin, nous déclarons par le présent acte public, et
affirmons
140
que, au temps où le magnifique et excellent
seigneur Jean-Antoine Carrafa, chevalier, fils de l'illustre et excellent comte
de Madaloni, lieutenant du roi en l'abbaye du Mont-Cassin, y fut envoyé
gouverneur au nom de sa sacrée majesté le roi Ferdinand d'Aragon, ayant appris
par quelques personnes fidèles, intègres, dignes de foi et craignant Dieu, et
surtout par expérience, maitresse, dit-on, de toutes choses, que les très
glorieux corps du bienheureux Père saint Benoît et de sainte Scholastique, sa
soeur, ainsi que ceux de Simplice, Constantin et Charlemagne, empereur et moine
du Mont-Cassin, avaient été déposés sous l'autel majeur de saint Benoît, AU
TÉMOIGNAGE D'UN CERTAIN ÉCRIT en ces termes, à savoir, que « le loculus où
furent déposés les corps des dits saints est en marbre et à droite des
sépulcres, ayant quatre pieds de long, et deux environ de large, dans lequel
les os du très saint Père Benoît et de sa sœur ont été placés. D'autre part, au
côté gauche du sépulcre, était un loculus de bois (1), dans lequel
avaient été déposés LEUR CHAIR (caro) (2). Ils avaient été placés dans
l'ordre suivant : leurs têtes du côté du chœur, leurs pieds du côté de l'autel
de saint Jean-Baptiste. A leurs pieds furent trouvés des sarcophages où
reposaient Charlemagne, empereur et moine, saint Constantin et Simplice. Ce fut
au côté droit de l'autel que furent découverts le très saint Père Benoît et sa
saur Scholastique. »
Après les citations
de Pierre Diacre et du faux Anastase que que nous avons faites plus haut, il
est facile de se convaincre que toute cette description est extraite mot à mot
de ce dernier écrivain, dont l'imposture est avouée par tout le monde. C'est
donc l'ouvrage de ce faussaire que le procès-verbal appelle en témoignage (testante
scriptura). Quel témoin!
Mais continuons : « Et parce que diverses
personnes prétendaient que le corps de saint Benoît n'était pas en ce lieu (le
doute persistait donc malgré tout), feu l'illustrissime et révérendissime
141
seigneur Jean d'Aragon, fils de roi et par la
miséricorde divine cardinal prêtre de la sainteÉglise Romaine, du titre de
Saint-Adrien, de concert avec le R. P. en Dieu Louis de Borsis, évêque
d'Aquila, son auditeur, et quelques autres personnes, souhaitant rechercher
la vérité, inspiré soit par un ardent désir de découvrir le corps de si
grands saints, soit par la pensée d'embellir l'église, démolit ou fit démolir
l'autel majeur, le 18 novembre 1481, et le fit transporter au-dessous de la
grande tribune de la dite église, où avait été auparavant l'autel de saint
Jean-Baptiste.
Or, lorsque les
ouvriers eurent enlevé le dit grand autel, et qu'ils commencèrent à creuser un
peu au dessous, il se fit un grand tremblement de terre, et une grande
tempête s'éleva, accompagnée de vents violents et de tonnerres, au point qu'on
ne pouvait plus distinguer le jour de la nuit; les ouvriers effrayés et
stupéfaits, ayant suspendu leur travail d'exploration, la tempête cessa
aussitôt. Mais comme ils allaient de nouveau recommencer à creuser (1), un
second orage et de nouveaux tremblements de terre les arrêtèrent. Ils
suspendirent leur travail et l'orage cessa. Ils revinrent une troisième fois au
lieu de l'exploration, et une troisième fois l'orage s'éleva. Sur l'ordre du
susdit illustrissime et révérendissime seigneur cardinal, les ouvriers
continuèrent malgré tout leur eeuvre d'exploration, et trouvèrent les très saints
corps (2) dans l'ordre décrit plus haut. Et, après avoir enlevé de
leurs sarcophages le corps de Charlemagne et ceux de Constantin et de Simplice
et les avoir, déposés dans la sacristie, avec d'autres saintes reliques, ils
retournèrent aux corps (3). Ils virent que de leur chair découlait
sur une table de porphyre une sorte de manne qui s'y conservait et n'en sortait
pas. »
Il est nécessaire
de faire ici une observation importante. Dans une note précédente nous avons
fait remarquer que l'auteur de ce document avait corrompu le texte du faux
Anastase qu'il reproduisait, en substituant le mot caro au mot pulvis,
que ce dernier avait écrit. Il s'ensuit qu'ici il faut entendre par leur chair la
poussière de leurs ossements. En effet, malgré sa mauvaise foi, le faux
Anastase a cependant eu la naïveté de faire
142
cet aveu que, à gauche des sarcophages de
saint Benoît et de sainte Scholastique, était une petite caisse en bois de
cèdre contenant de la. poussière de leurs ossements. Pierre Diacre s'est
bien gardé de reproduire cet aveu, et l'auteur du présent procès-verbal a fait
plus mal encore; il l'a dénaturé.
Mais quelle est
cette table de porphyre. Il n'en est parlé nulle part. Quant à la manne qui
s'en échappe, c'est, avec les tonnerres et les tremblements de terre, une
imitation des suaves parfums dont nous ont parlé Pierre Diacre et le faux
Anastase.
Mais poursuivons la
traduction de ce curieux document. « Les ouvriers ne retirèrent pas de là (donc
il s'agissait de sarcophages et non de corps) les corps des saints; et
aussitôt ils firent garder, les corps mêmes par les moines. »
On avouera qu'il
était temps. Voilà toute une exploration faite sans qu'il soit question de la
présence d'aucun témoin autorisé. L'abbé donne ses ordres, mais c'est de loin,
et rien n'indique que toute cette excavation ait été faite sous la surveillance
d'un de ses mandataires quelconque. Au contraire, le texte dit formellement que
ce sont les ouvriers seuls qui ont travaillé, se sont enfuis, sont retournés au
chantier, ont enlevé et transporté à la sacristie les reliques des saints
Carloman (appelé constamment Charlemagne), Constantin et Simplice ; et enfin ce
sont eux qui confient aux moines la garde des corps de saint Benoît et de
sainte Scholastique. Mais voilà qui est plus extraordinaire. « Tandis
qu'ils (les moines? les ouvriers?) étaient là debout, tout à coup le seigneur
cardinal, abbé commendataire du Mont-Cassin,donne l'ordre de chasser tous les
novices du monastère et de les remettre entre les mains de leurs, parents. »
Que s'était-il
passé? Pourquoi cette expulsion ? Y a-t-il eu révolte, protestations, à
propos de l'ouverture des tombeaux? Ce silence du procès-verbal est
significatif.
« Peu de temps
après, continue-t-il, le même illustrissime et révérendissime seigneur cardinal
se rendit, sur l'ordre du roi, à Rome auprès du souverain Pontife. Il y tomba
malade de la fièvre quarte, et en mourut, ainsi que ledit évêque d'Aquila et
presque tous les gens de sa maison qui avaient assisté à l'enlèvement des
saints corps (ammotioni sanctorum corporum interfuerunt).
Remarquons encore
une fois l'expression sanctorum corporum employée dans le sens d'autel
ou de sépulcre. Car on ne peut pas [143] l'entendre dans le sens des corps
de saint Benoît et de sainte Scholastique, puisqu'il vient d'être dit qu'on
les laissa dans leurs tombeaux et qu'on ne les en retira point (dicta
corpora sanctorum non ammoverunt). Tout au plus pourrait-on interpréter les
termes dictorum corporum ammotioni des reliques de Carloman et autres.
Cette observation
est importante, celle qui suit est bien autrement grave. Si, comme l'insinue
l'auteur de l'acte, les corps de saint Benoît et de sainte Scholastique furent
réellement mis à nu et confiés à la garde des moines, que devinrent-ils? Quand
furentilsde nouveau renfermés dans leurs sarcophages ou dans quelque loculus
quelconque ? Par qui se fit cette opération essentielle? Quel sceau fut
apposé sur la pierre, le bronze ou le bois du reliquaire ? Lorsque le cardinal
abbé partit pour Rome, la tombe était-elle refermée et scellée ? Autant de
points d'une extrême gravité que l'auteur du procès-verbal ne touche même pas
d'un mot.
« Bientôt après
s'élevèrent guerres et batailles entre le souverain pontife et le seigneur roi
da Naples, et tous les domaines de l'abbaye du Mont-Cassin souffrirent des
tribulations infinies; et dans, tout le royaume les barons et les grands se
révoltèrent presque tous contre le roi. Il n'y eut pas jusqu'à son secrétaire
qui ne s'unit secrètement aux barons conjurés. Ils ne cherchaient que
l'occasion de le surprendre et de le mettre à mort. Durant ces guerres et
tribulations, l'abbaye fut livrée à un châtelain, qui l'occupa avec une
garnison. Il en chassa tous les moines avec le prieur, qui se réfugièrent à
San-Germano. Il ne resta dans le monastère que trois religieux avec le
sacristain. Les soldats de la garnison s'emparèrent du dortoir et de la
sacristie où ils s'installèrent militairement par ordre du châtelain. Pendant
ce temps d'invasion un grand nombre de bénéfices de l'abbaye, même de la mense
conventuelle, furent concédés à des laïques. L'illustrissime François d'Aragon,
fils du seigneur roi, à qui était, disait-on, destinée la commende, de
l'abbaye, mourut à Naples. On profita de cet évènement tragique pour faire
savoir au roi l'état déplorable où était réduit le monastère, et par la
médiation du susdit seigneur Jean Antoine Carrafa, avant même la complète
pacification du royaume,dix moines avec le prieur furent autorisés par ledit
seigneur à rentrer dans ladite abbaye. Bientôt après la paix fut faite entre le
Pape et le roi. Cependant les bruits les plus [144] alarmants circulaient dans
le royaume. On parlait d'une invasion des Turcs. Toutes ces choses considérées,
et ledit seigneur Jean Antoine étant persuadé que toutes les affreuses
calamités qui bouleversaient le royaume provenaient de l'audace sacrilège avec
laquelle on avait déplacé l'autelde saint Benoît et découvert leurs corps (1 ).
Afin que lesdits corps ne fussent plus à découvert, il fit réédifier et
construire à nouveau l'autel majeur à la place qu'il occupait antérieurement et
fit reporter dans leurs sépulcres primitifs, aux pieds de saint Benoît et de
sainte Scholastique, dans des cassettes de plomb, les corps des saints
Carloman, Constantin et Simplice, qui avaient été déposés dans la sacristie.
Sur la cassette de plomb il fit graver leurs noms, et les replaça dans le grand
autel, le même jour, dans le même mois, à la même heure qu'ils avaient été
enlevés et découverts. »
Arrêtons-nous ici.
S'il fallait entendre à la lettre les expressions du procès-verbal, il
s'ensuivrait que les corps de saint Benoît et de sainte Scholastique
auraient été laissés À DÉCOUVERT (ne dicta corpora sic remaneant
discooperta) pendant les deux ans de guerres et de perturbations dont on
vient de lire l'intéressante chronique.
Si l'on admet cela,
on enlève par là même aux reliques de saint Benoît et de sainte Scholastique
conservées au Mont-Cassin tout caractère d'authenticité. Car qui dira ce qu'ont
pu faire ces soudards logés jusque dans la sacristie pendant deux ans? Si l'on
restreint le sens des mots dicta corpora, et qu'on les interprète, comme
nous l'avons fait, par sépulcres, alors le fait devient vraisemblable.
Mais on en devra conclure que ces expressions n'ont pas, dans le présent
document, la portée que les Cassinésiens leur attribuent. Quand on y
lit que les ouvriers trouvèrent les saints corps, il faut l'entendre des
sépulcres et non pas des ossements sacrés.
« Du reste, ajoute
le document, sous ledit autel, il y a plusieurs autres corps saints qui ne
sont point indiqués ici. »
Cette remarque est
aussi importante qu'inattendue. Elle fait planer le doute sur la provenance
réelle de toutes les reliques trouvées plus tard sous l'autel majeur et dans la
crypte de saint Benoît. Nous insisterons sur ce point lorsque nous reproduirons
les protestations de D. Angelo della Noce, abbé du Mont-Cassin. Il y avait
clans cette crypte, en 1484, plusieurs ossements (multa
145
alia corpora sanctorum) dont on ignorait la provenance. C'est là un fait qu'il ne faut plus
oublier.
« Après
avoir vu les corps de saint Benoît, de sainte Scholastique et des autres
saints susnommés, continue le procès-verbal, le susdit seigneur Jean-Antoine
les fit recouvrir, et au-dessus du sépulcre des corps des bienheureux Benoît et
Scholastique il fit poser une table de marbre, un arceau en brique, et sur ces
briques une autre table de marbre sur laquelle était gravée en lettres d'or
l'inscription suivante : « SOUS CETTE SÉPULTURE GISENT LES CORPS DU BIENHEUREUX
PÈRE SAINT BENOÎT ET DE SAINTE SCHOLASTIQUE SA SOEUR, PAR ORDRE DE JEAN-ANTOINE
CARRAFA, CHEVALIER FILS DU COMTE DE MATALONA, LIEUTENANT DU ROI EN CETTE ABBAYE
DU CASSIN, MU PAR UNE DÉVOTION TOUTE SPONTANÉE. »
Répétons encore que
par VIVI CORPORIBUS sancti Benedicti et sanctce Scholasticae, il faut
entendre leurs sépulcres et non pas leurs corps proprement dits. Comment
croire que les corps vénérés fussent restés à découvert pendant deux ans,
exposés à toutes les profanations de la soldatesque ?
«Toutes ces choses
étant parachevées, dit l'auteur du procès-verbal, nous avons été, de la part
des dits prieur et convent, requis avec beaucoup d'instance et interpellé à
cette fin que de tout ce que dessus, pour éternelle mémoire, nous ayons à
dresser acte public. Nous, considérant que notre office, étant public, ne peut
être refusé légalement à personne, avons des choses susdites dressé le présent
acte public, et avons inscrit dans le registre du Cassin chacune et toutes ces
choses, ainsi que nous les avons vues et examinées de bonne foi. Chacune
et toutes ces choses ont été écrites par nous notaire, Christophe Peroni de
San-Germano, procureurdu dit sacré monastère cassinésien, afin que tous
croient fermement que les corps desdits saints, comme il a été dit (et dans
le sens indiqué plus haut), sont placés sous l'autel majeur et y reposent de la
manière, en la forme et dans l'ordre susdits. Fait en l'année du Seigneur, sous
le pontificat, les jour, mois, indiction, lieu, mode et formes que dessus,
étant présents à ce, ledit seigneur Jean-Antoine Carrafa, le seigneur Mercure
Carrafa, Zénobio de San-Germano, juge aux causes et contrats, etc. Et moi,
Christophe Peroni de San Germano, notaire public par autorités impériale et
abbatiale, ai été témoin de chacune des choses susdites avec lesdits juge et
témoins, et j'ai fidèlement annoté toutes et chacune des choses comme je les
ai ENTENDUES et vues, [146] et en ai dressé le présent acte public
et l'ai transcrit de ma propre main dans le registre du Cassin.
« Les choses étant
ainsi, le T. R. P. Chrysostome de Naples, abbé du susdit monastère (1527-1531)
et président de toute la Congrégation du Mont-Cassin ayant eu la pensée et pris
la résolution de changer de place le susdit autel majeur, et de l'établir dans
la chapelle de saint Jean-Baptiste avec une magnifique statue (de saint Benoît)
récemment sculptée, il changea plus tard d'avis, et en conséquence il ordonna
que, pour en perpétuer la mémoire, le présent acte, RÉDIGÉ EN MEILLEUR
STYLE, mais sans altération substantielle, serait transcrit en lettres
lisibles sur une tablette ou dans un registre spécial. »
Nous avons montré
en détail les sources apocryphes, les équivoques et les inéxactitudes du
document que nous venons de traduire: Considéré dans son ensemble, il ne nous,
apprend absolument rien sur l'état réel des reliques de saint Benoît et de
sainte Scholastique conservées au Mont-Cassin. Tout y est emprunté et d'une
manière fautive à une source empoisonnée, repoussée par les Cassinésiens
eus-mêmes.
Tout au plus,
peut-on en conclure qu'en 1484, sous le cardinal abbé Jean d'Aragon, sous un
prétexte quelconque, on a changé de place l'autel majeur de. l'église du
Mont-Cassin; que des fouilles ont eu pour résultat la constatation de la
présence, sous la crypte, à côté du tombeau de saint Benoît, des corps vénérés
de Carloman et des abbés Constantin et Simplice.
Le reste est très confus, très équivoque. Le
double sépulcre du frère et de la soeur y est appelé corpora dans un but
facile à comprendre. Une cassette contenant les restes réduits en poussière
des deux saints y est mentionnée, mais avec une indication mensongère. Des
prodiges, des circonstances invraisemblables, anticanoniques au premier chef,
laissent planer sur le tout des soupçons de fraudes, justifiés par des
réticences calculées. Telle est la physionomie générale de cette pièce
indigeste, intéressante comme chronique locale, nulle et suspecte comme
procès-verbal.
Il y a plus. Elle
ne peut avoir aucune valeur au point de vue canonique. Elle est censée rédigée deux
ans après la découverte des reliques et des tombeaux, non pas par ordre du
prélat qui avait procédé à l'exploration, mais après sa mort et après celle des
témoins et de tous les agents employés, après la dispersion des religieux,
l'expulsion de tous les novices et la profanation du [147] sanctuaire.
Le notaire, qui est censé dresser l'acte, atteste ce qu'il a vu et ce qu'il
a ouï dire (quae vidi et audivi). Assurément, il n'avait point vu
l'ouverture des tombeaux; il n'y était pas. Tout au plus les a-t-il vus fermés.
Mais il a vu surtout la pièce apocryphe du faux Anastase, qu'on lui a
fait transcrire (testante scriptura) ; et le reste, on le lui a raconté
(audivi).
Ce n'est pas assez
dire. Nous ne possédons plus l'acte original dressé en 1486. Celui qui a été
publié a été écrit plus de quarante ans après, sous l'abbé Chrysostome de
Naples; et si l'on s'en tient à ce qu'il insinue, nous n'avons que la
SUBSTANCE et non pas le texte même de l'acte original.
Le critique sérieux
ne saurait ajouter une foi entière à une œuvre de seconde main, remaniée, et
dont les éléments sont plus que suspects.
Haut du document
Son Éminence le
cardinal Bartolini nous permettra de révoquer, en doute la parfaite exactitude,
ou du moins l'autorité historique d'un autre document inédit également publié
par lui (1).
C'est une note de
D. Honorat Medici, qui fit profession au Mont-Cassin en 1571. Il a mentionné,
dans un manuscrit quelconque, un fait qui, selon lui, se serait passé en 1545.
En 1545, le jeune
profès de 1571 n'était certainement pas né. Il n'a donc pas pu être témoin de
ce qu'il raconte. De qui tenait-il ce fait? A quelle époque l'a-t-il écrit ?
Si c'est au
commencement du XVIIe siècle, ce serait plus d'un demi-siècle après
l'évènement.
Aussi bien, si
l'abbé Geronimo de Piacenza a fait réellement la découverte du corps de saint Benoît
en 1545, pourquoi n'a-t-il pas enfin fait dresser un procès-verbal authentique
de cette découverte ? D'où vient que toutes ces reconnaissances n'ont
abouti jusqu'ici qu'à des actes secrets, et à des protestations
148
emphatiques (1), ne reposant que sur le
témoignage d'un seul homme ? Testis unus, testis nullus. C'est un axiome
juridique.
De plus, il est
temps de le dire : tous ces documents peuvent être récusés à bon droit, comme
étant radicalement entachés de partialité. Ils ont tous été. produits et
façonnés au milieu de l'effervescence de la polémique, le prétendu
procès-verbal aussi bien que la note de D. Honorat Medici.
La première édition
de la Chronique de Léon de Marsi, on s'en souvient, avait paru à Venise en
1513; cette publication avait été comme le signal des discussions les plus
vives entre les Français et les Italiens.
Mais voici une
dernière invention des reliques que les Cassinésiens considèrent comme
une démonstration de la vérité de leur opinion.
« Le 7 aoùt 1659,
D. Angelo della Noce, abbé du Mont-Cassin, visita le tombeau de saint Benoît :
c'est lui-même qui l'atteste, ou plutôt qui s'en glorifie. « En présence de
tous les religieux du Mont-Cassin, dit-il (2), et d'une foule innombrable
accourue à ce spectacle et versant des larmes de joie, nous avons nous-mêmes vu
ce trésor. Et considérant cet évènement comme le plus heureux de ma vie, j'ai
chanté du fond du coeur : « Maintenant, Seigneur, vous pouvez envoyer en
paix votre serviteur, puisque a mes yeux ont vu le très saint patriarche,
la gloire de l'Italie, le désiré de la France. »
Ce chant de
triomphe est-il l'expression fidèle de la vérité? Qu'avait vu le pieux abbé? Il
le dit ailleurs (3) : «Il y avait dans la même cassette (IN EADEM
CAPSULA) quelques côtes, les portions les plus épaisses du crâne, l'os
appelé sacrum, quoique en partie
149
corrodé, outre de petits fragments réduits en
poussière en très grand nombre. »
Est-ce donc là un
corps entier, ou la majeure partie d'un corps?
Comment un corps
entier en 1486 était-il réduit à de si faibles portions en 1659 ? Angelo della
Noce dit (1) que les têtes de saint Benoît et de sainte Scholastique étaient
encore intactes en 1545.
Où en est la
preuve? La note de D. Honorat Medici dit seulement que (2) l'abbé Geronimo de
Piacenza, prit les têtes de saint Benoît et de sainte Scholastique et
les fit baiser à tous les moines.» Il ne dit pas un mot de leur l'état
de conservation. Qui osera nier que par le mot têtes on ne puisse
entendre un os quelconque de cette partie du corps?
Mais, allons plus
loin : l'affirmation de D. Honorat est-elle bien exacte ? Nous avons montré
qu'elle ne pouvait pas être considérée comme un témoignage suffisamment
autorisé. D. Angelo della Noce nous en fournit la preuve.
Si la tête de
sainte Scholastique reposait au Mont-Cassin en 1545, d'où vient qu'elle n'y
était plus en 1659 ? car l'abbé D. Angelo n'y a trouvé que la tète de saint
Benoît. Qui l'avait enlevée ? Cette disparition rend fort suspecte, du moins en
ce point, l'assertion de D. Honorat Medici.
Dans tous les cas,
nous sommes loin de la comparaison que l'on propose avec ce qui s'est passé
récemment à Milan. On y a découvert des corps entiers et non pas deux ou
trois ossements épars. Loin donc d'infirmer la vérité de la tradition
française, la découverte de D. Angelo della Noce ne fait que lui donner une
nouvelle autorité. Mais ces ossements sont-ils ceux de saint Benoît ou ceux de ces
saints innommés dont fait mention le procès-verbal de 1486 ? Ou du moins,
n'a-t-on pas mêlé de ces derniers aux restes du saint Patriarche ?
En effet, des
textes fournis par les Cassinésiens eux-mêmes ressort un argument invincible
contre les documents produits par le faux Anastase, Pierre Diacre, et le
prétendu procès-verbal de 1486. Dans toutes ces pièces copiées les unes sur les
autres, les corps de
150
saint Benoît et de sainte Scholastique sont
représentés REPOSANT EN ENTIER dans leurs tombeaux, et non pas dans un
reliquaire quelconque. Disons mieux : sous l'empire d'un zèle mal réglé, le
faux Anastase et Pierre Diacre, imités par l'auteur du procès-verbal, ont
détourné de son sens primitif le mot corpus, qui, on s'en souvient,
signifie souvent, au moyen-âge, le tombeau toujours vénéré d'un saint,
lors même qu'il est plus ou moins complètement privé des restes mortels qui l'ont
sanctifié (1). Paul Diacre l'a manifestement employé dans ce sens, et Léon
d'Ostie, sous la haute surveillance du saint abbé Oderisius, a levé l'équivoque
en ne parlant que du tombeau (tumulus) plus ou moins vide, découvert en
1066.
Pierre Diacre, en copiant
le faux Anastase, a complètement dénaturé le texte de Léon d'Ostie. Il s'ensuit
que, selon lui et d'après les documents apocryphes dont il sera question tout à
l'heure, les corpora sanctorum sont distincts des sepulcra, mais
y reposent intacts.
Le faux Anastase et
le prétendu procès-verbal de 1486 ont pourtant eu la naïveté de parler D'UNE
CASSETTE, contenant des os de saint Benoît et de sainte Scholastique réduits
en poussière (loculus ex lignis Sethin eorum pulverem continens) et
qui était déposée à gauche de leurs tombeaux (in sinistro sepulcrorum latere).
L'auteur du
procès-verbal suppose, il est vrai, que cette cassette contenait la
chair des deux saints ; mais c'est là une interpolation évidente du texte
qui lui sert de guide. Or, s'il en est ainsi, nous sommes obligés de demander
d'où vient cette chair (caro), d'où viennent ces os introduits dans la
cassette? Par qui, à quelle époque y ont-ils été mêlés avec la poussière qui
SEULE y était contenue au XIe siècle ? Ces reliques nouvelles y auraient-elles
été mises seulement en 1486 ou en 1545 ? Les a-t-on prises dans les sarcophages
des deux saints, ou dans les reliquaires de Carloman,
151
de Constantin ou de Simplice, ou encore parmi
CES CORPS SAINTS qui, d'après le procès-verbal, se conservaient à côté du
double sépulcre de saint Benoît (sub dicto altari multa alia corpora
sanctorum quae hic non sont ascripta) ?
Ce sont là autant
de mystères extrêmement graves, que les Cassinésiens n'ont jamais songé à
éclaircir, et dont la solution est cependant nécessaire pour donner à leurs
reliques de saint Benoît une parfaite authenticité (1). Car D. Angelo della
Noce avoue que c'est bien de cette cassette (CAPSULA) qu'il retira les
reliques dont il fait l'énumération.
Nous pouvons même
ajouter une donnée récente que nous puisons dans les archives de notre famille
religieuse.
Voici ce que notre
regretté et vénéré père dom Prosper Guéranger, abbé de Solesmes, nous raconta,
le 4 décembre 1874, dans une de ces conférences spirituelles de doux souvenir,
où il savait si bien allier la science et la piété: « En 1856, nous dit-il,
lorsque j'allai au Mont-Cassin, le révérendissime Père abbé me proposa lui-même
de visiter les reliques de saint Benoît. C'était le soir après vêpres. Nous
descendîmes avec lui, quelques moines et des domestiques, dans la crypte sous
le maltre-autel. En examinant l'agencement des dalles, nous vîmes que toutes convergeaient
vers une dalle de marbre blanc de quatre pieds a environ. Sur mes instances, on
enleva cette dalle, et nous nous trouvâmes en présence d'un coffret long
d'une coudée et haut comme une palme : c'était le loculus contenant le précieux
dépôt. Malheureusement, nous n'étions pas pourvus des instruments nécessaires
pour aller plus loin. »
Évidemment, c'était
bien la cassette ouverte par D. Angelo della Noce et signalée par le faux
Anastase et le procès-verbal de 1486. Une conclusion s'impose à quiconque a
suivi, sans parti pris, les pièces de la cause que nous venons de mettre
successivement sous les yeux du lecteur : les corps de saint Benoît et de
sa soeur furent réellement enlevés de leur double tombeau par les moines
152
de Fleury. Mais, soit que ceux-ci n'aient pas
dérobé tous les os des deux corps, soit qu'on en ait postérieurement restitué
quelques reliques, il paraît très probable que le Mont-Cassin a possédé
quelques ossements du saint patriarche. Seulement un zèle trop ardent a poussé
deux écrivains de cette illustre abbaye à des actes déplorables qui ont engagé
leurs confrères dans une fausse voie. Ne pouvant se résoudre à avouer la perte
de la plus grande partie d'un dépôt si cher, ils ont employé, depuis le XIe
siècle, des moyens injustifiables pour jeter le discrédit sur la tradition
française. Loin d'atteindre leur but, ils n'ont réussi qu'à rendre suspecte
l'authenticité des reliques de saint Benoît conservées dans la crypte de leur
illustre basilique.
Haut du document
A priori nous pouvons désormais affirmer que tout document postérieur au
commencement du VIIIe siècle qui contredirait l'ensemble des témoignages réunis
par nous en faveur de la translation du corps de saint Benoît en France, devrait
par là même être répudié comme apocryphe.
Sans avoir toutes
les données que nous possédons, Philippe Jaffé est arrivé à la même
conclusion pratique dans ses Regesta Pontificum Romanorum. On sait de
quelle autorité jouissent aux yeux de la science moderne les appréciations,
sous ce rapport, de l'éminent critique allemand. Or il a relégué parmi les
pièces apocryphes les bulles alléguées par les Cassinésiens à l'encontre de la
tradition française. Cette censure générale constitue, on l'avouera, ; un préjugé
fort grave contre l'authenticité de ces documents.
Mais, puisqu'on a
revoqué en doute la légitimité de cette sentence, nous allons en démontrer la
parfaite justesse.
Les Cassinésiens nous opposent le témoignage
de quatre Bulles pontifiçales : une de saint Zacharie, une autre de Benoît
VIII (1), une
153
troisième d'Alexandre II, et la dernière
d'Urbain II. Étudions-les avec toute l'impartialité de la critique.
Celle de saint
Zacharie 1er est censée écrite du mois de janvier et datée du mois
de mars 742, la première année de son pontificat (1).
154
En voici les principaux passages, relatifs à
la question en litige.
Zacharie pape,
évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les enfants de l'Eglise
catholique, salut et bénédiction apostolique.
Nous rendons grâces
à Dieu tout-puissant, dont la miséricorde est préférable aux plus douces
vies.... En effet, il a daigné dans sa puissance établir le Bienheureux Benoît
Père de tous les moines, l'ayant disposé (par sa grâce) à être le législateur
et l'organisateur de l'institut monastique. Par cette même Providence et les
mérites du même Bienheureux, le monastère du Cassin, où celui-ci a vécu si
saintement et est mort si glorieusement, est devenu le chef de tous les
monastères dans le monde entier. Ce très saint Père menait encore la vie
érémitique lorsque, averti par une révelation divine, il parvint en ce lieu
accompagné de deux anges, avec les bienheureux Maur et Placide, fils du patrice
Tertullus et quelques autres. Là, après avoir détruit les temples des idoles et
construit un monastère, il décora ce lieu de vertus apostoliques.
Cependant, ayant eu révélation que ce même lieu
155
serait détruit, et à cause de cela versant des
larmes inconsolables, il entendit la voix de Dieu tout-puissant qui lui disait
: «O Benoît, rempli de grâces et de mérites, ne livre pas ton âme à la
tristesse à cause des malheurs que tu as appris devoir arriver à ce lieu,
car ce que Dieu a une fois déterminé est immuable et irrévocable; seules les
vies de ceux qui habiteront en ce lieu t'ont été concédées, grâce à ton
mérite. Mais viendra un jour la consolation de Dieu tout-puissant qui rétablira
ce lieu dans un état plus ample et de beaucoup meilleur que celui où il
est actuellement, et la doctrine de cet ORDRE rayonnera de ce lieu dans
le monde entier. »
Ce qui fut consommé
après la mort du même Bienheureux Père.
En effet, il (le
monastère) fut envahi et incendié par les Lombards. Mais les Frères, venant (se
réfugier) auprès du Siège Apostolique, par concession de notre saint
prédécesseur Pelage, construisirent un monastère près du palais de Latran et y
habitèrent pendant longtemps. Mais Dieu tout-puissant ayant résolu de restaurer
le monastère du Cassin, et de propager de ce lieu l'institut cénobitique
qui y avait pris sa source, notre cher fils Petronax y fut envoyé par
notre prédécesseur le Révérendissime Grégoire III. Petronax étant venu audit
lieu, notre commun Père Grégoire fut enlevé de ce monde. Mais, après son
trépas, lorsque notre petitesse eut succédé (à ce pontife), 1'œuvrepar
lui commencée de la restauration du même monastère fut, grâces à Dieu, menée à
bonne fin. Or le jour où nous avons consacré l'église du très saint Père
(Benoit), notre petitesse offrit ces choses, à savoir les livres de la
sainte Écriture et le livre de la Règle que le très saint Père avait écrit de
sa propre main, et de plus le poids de la livre de pain et la mesure de vin,
aini que divers ornements utiles au ministère ecclésiastique; et avec une
libéralité toute apostolique nous avons concédé des possessions (audit
monastère).
D'autre part
(auteur), voyant comment étaient posés les restes du même Père et de sa
soeur, et les trouvant intacts, par respect d'un tel Père, nous n'avons pas osé
y toucher.
A la dédicace de la
même église à laquelle j'assistais (adessem), avec treize archevêques et
soixante-huit évêques, le même (Petronax) notre très cher fils se prit à
demander que nous confirmassions par notre privilège les possessions
offertes au même monastère par tous les fidèles sans
156
exception. Cédant aux désirs de ces
(évêques ?) qui sont dignes de notre affection, nous confirmons à
perpétuité par le présent privilège ce qui a été concédé dans le même lieu
par nous et par les autres fidèles :les églises que saint Benoît avait
construites avec toutes leurs dépendances, le castrum du Cassin avec ses
dépendances, le monastère de Subiaco avec ses dépendances, et les dix-huit curtes
que le patrice Tertullus avec son fils Placide offrit au Bienheureux Benoît avec
sept mille esclaves, et le port de Palerme et celui de Messine, etc.... (1)
Nous vous concédons
également et confirmons à perpétuité et corroborons tous les biens aux
environs, soit dans la plaine, soit sur les montagnes, que notre cher fils
Gisulfe, duc de Bénévent, a concédé à perpétuité au même monastère...... (2)
En outre, nous
corroborons et confirmons à perpétuité au même cher fils et à ses successeurs
de (tenir), dans toute assemblée d'évêques et de princes une place
supérieure à tous les abbés, et de siéger et de proférer son jugement le
premier parmi les hommes de son Ordre, dans les conciles et les plaids,
en considération du respect dû à un tel lieu, qui a mérité de posséder à
jamais, vivant et mort, le législateur de la Règle monastique, lequel (3),
après avoir écrit et promulgué sa Règle dans ce même monastère du Cassin,
devint, par la parole et par l'exemple, une lumière plus éclatante que le
soleil pour ceux qui, dans le monde entier, veulent embrasser la vie
cénobitique.
Pour tous ces
motifs, voulant exalter le monastère Cassinésïen, nous décrétons et confirmons
à perpétuité que le susdit lieu aura en dignité, puissance et honneur la
préseance sur tous les monastères construits ou à construire dans tout
l'univers, et que l'abbé du même lieu surpasse en élévation et en
illustration tous les abbés observant la même Règle. Que la loi de l'Ordre
monastique ait chef et principat là où le rédacteur de la même loi, le très
saint Père Benoît écrivant ladite Règle, l'a promulguée. Que là aussi les
157
abbés et les moines rendent honneur et
révérence à saint Benoît, et que, jusqu'au jour du jugement, ils
cherchent le docteur (??) là où l'universel maître et docteur des moines,
le glorieux Père Benoît, reposant corporellementavec sa soeur, attend le
jour de la résurrection.
Après la mort de
l'abbé, etc....
De plus, par le
présent privilège nous confirmons le susdit lieu avec toutes les églises
et possessions lui appartenant dans le monde entier, et par autorité
apostolique nous défendons qu'il soit soumis à la juridiction d'une Église
autre que le Pontife romain ; en sorte que nul évêque n'ait la présomption de
célébrer dans les dites possessions, à moins qu'il n'ait été invité par l'abbé
ou le prévôt : privilège que nous décrétons devoir être irrévocablement en
vigueur à partir de la présente première indiction, etc..... (Ici très
longs anathèmes), le promulguant par l'autorité du Prince des Apôtres, etc....
Nous avons également concédé par ce (présent) privilège apostolique, que, pour
l'oblation ou l'ordination des prêtres, diacres et sous-diacres, la
consécration des autels et la consécration du chréme, ils (les moines?)
puissent inviter, dans toutes les dépendances dudit monastère, l'évêque qu'il
leur plaira de choisir, etc...
………………………………………………………………………………..
Écrit par la main de Léon, notaire et
regionnaire et scriniaire de la TRÈS CHÈRE Église
Romaine, au mois de janvier, pendant l'indiction première susdite.
Donné LE DOUZIÈME DES CALENDES DE MARS, Aquin, par la main de Benoît, évêque
de l'Eglise Selva Candida, et bibliothécaire du Saint Siège apostolique, l'an
premier, Dieu étant propice, du pontificat de notre seigneur Zacharie,
Souverain Pontife et pape universel par le Siège du bienheureux apôtre Pierre,
AU MOIS DE MARS, Indiction première susdite. »
On conservait à
lavérité, au Mont-Cassin, vers lafin du XIe siècle, une bulle du pape Zacharie
concédant à cette abbaye de grands privilèges. Du moins l'auteur de la Chronique
du Mont-Cassin en résume les dispositions en ces termes (1) : « Le susdit
abbé (Petronax) fut le premier à recevoir de ce très saint pape (Zacharie) un
privilège d'après lequel ce monastère, avec toutes ses dépendances construites,
dans n'importe quelle partie du monde,
158
est déclaré libre de toute juridiction
épiscopale, par honneur, et révérence du très saint Père Benoît ; de telle
sorte qu'il ne soit soumis à l'autorité d'aucun autre que du Pontife romain. »
Encore que, même
après les savantes recherches de Wattembach, il y aurait lieu d'examiner de
plus près la part qu'a prise Pierre Diacre dans la rédaction définitive de la
Chronique de Léon d'Ostie, nous ne contesterons pas l'existence de cette bulle.
Il en ressort que,
au moment où il a été écrit, le privilège de Zacharie ne contenait pas la
mention des donations faites par ce Pape au Mont-Cassin, mais uniquement celle
de l'exemption de la juridiction épiscopale. En effet, immédiatement avant le
passage qu'on vient de lire, le chroniqueur venait de faire l'énumération des
dons du saint pontife tels qu'ils sont contenus dans Paul Diacre (1), et, après
cette énumération, il ajoutait: « De ce même pape l'abbé Petronax reçut
encore un privilège, etc. » Donc ce privilège était, de son temps,
distinct de la dite donation. Donc la bulle actuelle, qui contient cette
donation, a été tout au moins interpolée sur ce point.
D'autre part, Paul
Diacre, qui nous a fait connaltre avec tant de complaisance tous les dons
offerts par le même pape, se tait sur ce privilège. Ce silence est significatif
et forme une forte présomption contre son authenticité.
Afin d'éclaircir ce
point délicat, recueillons les aveux d'un savant Napolitain moderne, Carlo Troya,
qui s'est constitué le défenseur de la bulle, même dans sa forme actuelle.
Selon lui,
l'original de cette bulle n'existait plus en 1231, lorsque les moines du
Mont-Cassin en obtinrent là confirmation du pape Grégoire IX. Il avait péri
dans l'incendie des archives du Mont-Cassin, soit en 883, lors de la
destruction de l'abbaye par les Sarrasins, soit en 896 dans le désastre plus
complet encore qu'eurent à subir, à Teano, les religieux échappés au premier
incendie (2). Après ce double accident, toujours selon Troya (3),
159
il ne testait plus que le sceau, publié par D.
Tosti dans son Histoire du Mont-Cassin. »
« Quant à la
pièce aujourd'hui conservée au Mont-Cassin et si souvent éditée, elle n'est,
d'après D. Tosti lui-même, qu'une copie du XIe siècle, et c'est cette même
copie que présentèrent les Cassinésiens au pape Grégoire IX, en 1231. »
Après cet aveu,
Troya essaie de prouver, par une foule de suppositions invraisemblables, que le
texte de cette copie reproduit intégralement celui de l'original incendié. Léon
d'Ostie nous fournit une solution beaucoup plus naturelle. Il nous raconte
naïvement comment l'abbé Angelarius, de 884 à 889, ordonna à l'un de ses
moines, nommé Maio, de reconstituer les principaux documents que l'incendie
avait dévorés (1).
Ainsi, tout au plus
pourrait-on~croire que la bulle originale de saint Zacharie, qui, de l'aveu de
nos adversaires, fut détruite par ce sinistre, fut reconstituée de mémoire par
le même archiviste. Il est inutile de faire observer qu'une pareille copie ne
présenterait aucune garantie de véracité.
On a dit (2) : le
pape Grégoire IX en a reconnu l'authenticité, en 1231.
Alors même que
cette assertion serait exacte, ce ne serait assurément pas, nous l'avons déjà
dit, une preuve infaillible au point de vue critique. Cela prouverait seulement
que les clercs de la chancellerie romaine, très experts alors pour découvrir
les signes de faux dans les bulles du XIIIe siècle, l'étaient beaucoup
moins à l'égard des pièces d'une époque antérieure.
Mais heureusement
la vérité est que les lettres confirmatives de Grégoire IX n'ont aucun rapport
avec la question d'authenticité (3). Le Pape n'a pour but, il le dis
expressément, que de
160
garantir contre des revendications injustes,
les droits antiques et incontestables de l'abbaye du Mont-Cassin. Mais ilneveut
pas conférer au document une force et une autorité qu'il n'aurait pas en
lui-même. Cette réserve est si insolite, qu'on doit y voir la volonté de ne pas
toucher à la question d'authenticité.
Les expressions,
privilegio diligenter inspecto de verbo ad verbum n'ont plus dès lors la
signification qu'on leur a gratuitement attribuée. Elles signifient tout
simplement que la pièce a été lue avec soin et reproduite avec exactitude, et
que, par conséquent, lors même que l'exemplaire présenté viendrait à
disparaître, la copie insérée dans la bulle de confirmation et dans le registre
pontifical, pourrait, au besoin, en tenir lieu.
En sens inverse de
Troya nous tirons cette conclusion si l'on avait examiné avec plus de calme
cette bulle de Grégoire IX on n'y aurait pas vu un argument en faveur des
prétentions casinésiennes.
Aussi bien il est
invraisemblable que Grégoire 1X, en 1231, ait approuvé un document repoussé
comme apocryphe en 1171, par son prédécesseur Alexandre III.
D. Gabriele
Jannelli, chanoine de l'église cathédrale de Capoue, dans son livre intitulé : Sacra
Guida della cathedrale di Capua (1), a publié une bulle de ce dernier
Pontife dans laquelle celle de Zacharie est rejetée comme suspecte et non
digne de foi (2). Ce jugement est fondé sur le mauvais style de la pièce,
sur le peu d'ancienneté du parchemin et sur la mention de l'achat simoniaque
d'une église. Cette dernière raison offre une difficulté qui n'est pas
insoluble. Il n'est pas question, il est vrai, dans le texte présenté à
Grégoire IX de ce contrat
161
simoniaque ; mais rien n'empéche de croire
qu'il fit partie du texte présenté en 1171. On a pu le retrancher après cette
époque et imiter un parchemin plus ancien, qui a trompé les clercs de la
chancellerie pontificale en 1231 (1), lesquels, du reste, n'ont pas voulu trancher,
on vient de le voir, la question d'authenticité.
Tous les autres
caractères, nous allons le montrer, conviennent parfaitement à la bulle de
Zacharie dont nous parlons, et on ne tonnait pas dans les archives du
Mont-Cassin un autre privilège de ce Pape où soit mentionnée l'église de
santa Maria in Cingla comme dépendant de cette illustre abbaye. Or, c'est à
l'occasion de cette question de dépendance que fut prononcée la sentence
d'Alexandre III.
Quoi qu'il en soit,
il est du moins évident que la bulle de Zacharie, telle qu'elle nous a été
conservée, renferme surabondamment des incorrections de langage contraires aux
règles de la grammaire et de la chancellerie romaine en usage sous le
pontificat de saint Zacharie. Nous ne dirons pas, quoique ce soit très vrai,
qu'elle est d'une longueur démesurée; mais nous invitons nos lecteurs à
constater qu'elle renferme des longueurs absolument insolites dans les
lettres pontificales. Dans quel privilège authentique les Papes ont-ils
raconté la vie d'un saint, ses visions, ses prophéties, l'histoire de ses
oeuvres, les plus minutieux détails des donations faites au monastère (nous en
avons supprimé des pages entières pour ne pas ennuyer le lecteur) et ces
particularités intimes qui n'appartiennent qu'aux chroniqueurs?
Et que
d'incorrections et d'incohérences de langage ! Le privilège, contrairement
aux habitudes des Papes au VIIIe siècle, n'est pas adressé à l'abbé et à ses
frères ou au convent du Mont-Cassin, mais à tous les enfants de l'Église
catholique. Et cependant, oubliant ce début, le faussaire s'exprime en
plusieurs passages comme s'il adressait la parole aux moines de
l'archimonastère : « Concedimus VOBIS atque in perpetuum confirmamus,
etc. » D'autre fois, au contraire, après avoir parlé du monastère (eidem
monasterio), il emploie des expressions qui ne
162
conviennent qu'aux moines et à l'abbé. «
ILLORUM desideriis utpote amabilium annuentes. » Une fois, il s'oublie
jusqu'à parles comme un simple chroniqueur : Una cum episcopis adessem,
au lieu d'adessemus. Le mot locus est répété à satiété et dans
des sens que repousse le latin le moins chàtié. Le terme Ordo y est
employé dans le sens de communauté ou d'ordre religieux, absolument inconnu au
VIIIe siècle. En parlant de son prédécesseur Zacharie l'appelle communis
Pater noster, expression inusitée en pareil cas, aussi bien que celle de parvitas
nostra.
Ne disons rien du
style ampoulé : « Verbe et exemplo coenobitale propositum appetentibus
IN TOTO MUNDO sole clarius evibravit... Hujus Ordinis doctrina DE
HOC iterum PER TOTUM ORBEM radiabit LOCO » ; mais comment
expliquer cette phrase incohérente : « Pro reverentia TANTI LOCI QUI primum
et summum monastice legislatorem vivum et mortuum in perpetuum retinere
promeruit, QUIQUE ipsius lationem in eodem Casinensi coenobio scribens,
verbo et exemplo evibravit? (1)
Dans la première
partie QUI se rapporte à locus; dans la seconde à Benedictus,
contrairement à toutes les règles du langage. Ailleurs, le Pape se range parmi
les simples fidèles: « Quae A NOBIS ALIISQUE fidelibus concessa.
»
Nous craindrions de
lasser le lecteur en relevant toutes les fautes de ce genre accumulées dans
cette pièce indigeste.
Les inexactitudes
historiques n'y sont pas rares.
Les paroles que
l'on met dans la bouche de Dieu tout-puissant (ou plutôt d'un ange, car
il parle de Dieu tout-puissant comme d'une personne distincte),
renferment une prophétie qui parait bien être une invention du faussaire. Saint
Grégoire-le-le-Grand nous a conservé les détails de la célèbre vision de saint
Benoît relative à l'avenir que Dieu réservait à son monastère.
163
Mais il ne nous parle que d'une prédiction
désolante et non pas d'un désastre qui devait être avantageusement réparé par
une restauration splendide. Dans ce dernier cas, on ne concevrait pas pourquoi
saint Benoît, après une pareille révélation, qui devain avoir, en définitive,
un tel résultat, aurait paru inconsolable. Cette dernière partie de la
prédiction, ajoutée au récit de saint Grégoire, est donc une prophétie faite
après coup.
Aussi bien, le
discours prêté à Dieu lui-même ne soutient pas l'examen. D'une part, Dieu
défend à saint Benoît de se lamenter, parce que, dit-il, tout ce que Dieu a
déterminé une fois est par là même irrévocable; et, d'autre part, il
accorde à ses mérites, et sans doute à sa prière, la restauration
future de son monastère. La prière peut donc quelque chose sur les décrets
divins. SaintGrégoire l'enseigne formellement, en nous disant que saint Benoît obtint
A GRAND'PEINE par ses larmes (1) que ses enfants fussent épargnés lors de la
destruction de son oeuvre.
Mais la plus grave
inexactitude se rapporte au récit de la restauration du monastère du
Mont-Cassin. Paul Diacre atteste expressément (2) que ce fut le pape GRÉGOIRE
II qui ENVOYA Pétronax au Mont-Cassin, et tous les critiques sont d'accord sur
ce point. Le faux Anastase, et après lui Léon d'Ostie, crurent qu'il s'agissait
de Grégoire III dans ce passage, parce que, dans le même chapitre, sans dire un
mot de ce dernier Pontife, l'historien des Lombards parle du Pape saint
Zacharie.
Les Italiens ont
voulu justifier Léon d'Ostie de cette méprise; mais elle est manifeste (3). Or
l'auteur de la prétendue bulle de Zacharie répète l'erreur de Léon d'Ostie,
qu'il a copié servilement : « A REVERENTISSIMO Gregorio tertio paedecessore
nostro directus. »
Évidemment le vrai
pape Zacharie ne pouvait confondre les actes de Grégoire III avec ceux de
Grégoire II.
164
Aussi bien, le mensonge éclate presque à
chaque phrase de ce document. Est-ce que saint Benoît menait encore la vie
érémitique (dum vitam eremeticam duceret) lorsqu'il alla fonder le
monastère du Mont-Cassin? Est-il vrai que l'institut cénobitique a pris sa
source au Mont-Cassin : « Ac cœnobialem institutionem quae INDE
PRINCIPIUM SUMPSERAT » ?
Est-il plus exact
de dire que le pape Zacharie a donné des domaines (possessiones) à
l'abbaye restaurée? Paul Diacre et Léon d'Ostie parlent bien (1) de choses
utiles au monastère, mais nullement de propriétés.
Et cette donation
de sept mille esclaves faite à saint Benoît par le père de saint
Placide, n'est-ce pas un emprunt fait au faux Anastase?
Carlo Troya lui-même
(2) la croyait invraisemblable. Prétendre avec ce savant Napolitain que le pape
Zacharie, en parlant de sept mille esclaves, s'est fait l'écho de la
tradition populaire qui avait exagéré la donnée vraiment historique consignée
dans l'acte original, c'est prêter au Souverain Pontife et à Petronax un rôle
indigne de leur caractère.
Les signes de faux ne sont pas moins
manifestes dans l'énoncé des privilèges que le Pape est censé accorder à l'abbé
et même aux moines du Mont-Cassin.
Assurément, nous
n'avons pas la pensée de révoquer en doute la réalité et l'antiquité des
privilèges de l'archimonastère. Mais quiconque est tant soit peu versé dans
l'histoire de la discipline monastique sait que les privilèges des abbés et
l'exemption des monastères n'ont pas eu, à l'origine, toute l'extension qu'ils
ont eu au Xe et surtout au XIe siècle. Un document qui représente un Pape du
VIIIe siècle concédant des privilèges qui n'ont été en vigueur qu'au XIe, et
qui même sont inouis dans l'histoire monastique, est par là même marqué d'un
caractère indélébile de mensonge. Or voici quels sont les droits dont saint
Zacharie, si
165
l'on en croit la bulle qui porte son nom,
aurait favorisé l'abbaye du Mont-Cassin :
Droit pour Petronax
et ses successeurs d'occuper le premier rang parmi les abbés dans toutes les
assemblées des évêques et des princes (1).
Ce privilège, en
742, renferme à la fois une invraisemblance et une erreur historique.
Il ne faut pas oublier qu'à cette date
l'abbaye était à peine relevée de ses ruines et peuplée de religieux sortis du
monastère du Latran, qui continua à subsister, comme l'a prouvé Gattola (2). Il
est dès lors invraisemblable que le pape Zacharie ait voulu assigner le premier
rang au Mont-Cassin au détriment des plus anciennes et des plus illustres
abbayes du monde entier, sans en excepter l'Orient.
L'assertion n'eût
pas été acceptable, lors même qu'elle se fût bornée à parler des abbés de
l'Ordre bénédictin; dans sa teneur elle est absurde.
Il y a plus. Au
milieu du vine siècle, les assemblées mixtes composées de princes et
d'évêques étaient encore inconnues, surtout en Italie. Ce n'est qu'au IXe
siècle qu'elles furent inaugurées par les Carolvingiens. Comment le pape
Zacharie, en 742, pouvait-il parler d'une institution politique qui n'existait
pas encore?
En outre, au XIe et
au XIIe siècle, les abbés occupaient un rang distingué dans les assemblées
conciliaires; ils avaient même voix délibérative dans les conciles
oecuméniques; en 742, leur rôle était encore subordonné (3). Cependant le
faussaire ne se contente pas du terme corroboramus, employé dans la
bulle d'Alexandre II, où il a copié ce passage; il ajoute celui de confirmamus,
afin d'insinuer que ce prétendu privilège était déjà ancien.
Mais pousuivons.
Sans doute, au VIIIe siècle, la faveur de relever directement de la juridiction
du Saint-Siège était déjà en vigueur. Néanmoins, elle n'excluait pas tous les
droits épiscopaux, notamment ceux qui concernaient la distribution du saint
chrème et surtout elle ne s'étendait guère au-delà des limites du monastère.
Or, d'après le texte que nous étudions, non seulement
166
l'abbaye ( coenobium) doit avoir la
prééminence sur tous les monastères construits ou A CONSTRUIRE DANS LE
MONDE ENTIER (même en Orient) (1); mais encore dans toutes les celles du
monde entier dépendant dudit monastère, nul évêque, excepté le Pape, ne pourra
célébrer la messe, à moins d'y être invité par ,abbé ou le prieur du lieu »
(2).
Une pareille
exemption n'appartient pas au VIIIe, mais au Xe siècle au plus tôt.
Il faut en dire autant du privilège (3) de
n'être pas contraint d'assister aux synodes diocésains, de tenir des assemblées
d'abbés ou de prieurs, etc. Ce dernier usage était inconnu au VIIIe siècle, les
congrégations ou les Ordres religieux dans le sens moderne étant une
institution plus récente. D'ailleurs de tels privilèges pouvaient-ils
s'appliquer à un monastère à peine restauré?
Nous nous
contentons de ces observations, bien qu'elles ne soient pas les seules à
relever dans ce document manifestement apocryphe. Ajoutons néanmoins cette
remarque importante. S'il avait existé au XIe siècle, le moine Adam n'aurait
pas dû l'ignorer. D’où vient qu'il se livrait à des doutes si poignants au
sujet de la présence du corps de saint Benoît au Mont-Cassin, avant sa vision?
Pourquoi l'abbé Oderisius ne s'appuyait-il pas sur cette bulle pontificale dans
sa lettre aux moines de Fleury? A l'époque où il écrivait, la bulle de
Zacharie, si elle existait, ne renfermait donc pas encore le passage relatif au
corps de saint Benoît resté intact dans son tombeau du Mont-Cassin?
Et, en effet, quoi
qu'il en soit de la question de savoir s'il a existé ou non un bulle de saint
Zacharie, nous sommes convaincu que le texte actuel est l'Oeuvre de Pierre
Diacre.
En voici la preuve
: Cette bulle a été composée par un homme qui avait en main les archives du
Mont-Cassin la souscription le démontre :
167
Répétons-la :
« Ecrit de la main de Léon notaire et régionaire et archiviste DE
LA TRÈS CHÈRE (quelle épithète ! absolument insolite en diplomatique) Eglise
romaine... Daté par la main de Benoît, évêque de la sainte Eglise de Selva
Candidaet bibliothécaire du Saint-Siège apostolique. »
Or ces deux
personnages, inconnus au VIIIe siècle (1), ne sont pas autres que ceux qui
figurent également ensemble ET ABSOLUMENT AVEC LES MEMES TITRES ET DANS
LES MEMES TERMES, dans une bulle du pape Marin II, en date du 21 janvier 944,
par laquelle ce Pontife confirme les possessions et les privilèges du
Mont-Cassin (2).
Le faussaire avait
évidemment cette bulle authentique sous les yeux; car il l'a fait entrer
presque en entier dans son texte interpolé. En comparant les deux bulles, on
voit que celle de saint Zacharie n'est qu'une mauvaise contrefaçon de celle de
Marin II (3).
Mais, les preuves
multipliées que nous venons d'apporter seraient-elles sans valeur, que la
prétendue bulle de Zacharie n'en serait pas moins condamnée par la science
diplomatique.
Créée par le génie
de Dom Mabillon à la fin du XVIIe siècle, développée par les auteurs du Nouveau
Traité de diplomatique, cette science a fait de nos jours d'immenses progrès,
grâce aux travaux des savants français et allemands. On est arrivé, notamment,
à préciser les signes qui caractérisent le style de la chancellerie pontificale
aux diverses époques de l'histoire. C'est là un fait acquis, qu'on ne peut
nier, sans encourir justement le reproche d'ignorance.
Or trois points
principaux ont fixé l'attention des savants diplomatistes dans les lettres des
Papes : la forme du salut, au
168
commencement; la mention du scribe et du
dataire, et la date elle-même, à la fin. Jaffé est parvenu, le premier, à
préciser l'époque où les Papes ont commencé à mentionner l'année de leur pontificat,
et les noms du scriniaire et du dataire.
« Adrien Ier,
dit-il (1), dans le courant de son pontificat, employa un nouveau mode
d'indiquer la date des lettres pontificales. En effet, après avoir encore, le
22 avril 77 mentionné l'année de l'empereur grec, selon l'usage de ses
prédécesseurs (2), par un changement subit, qui n'a pas cessé depuis, il
commença, le 1er décembre 781 à dater en indiquant et l'année de son
pontificat et par les mains de qui ses lettres étaient écrites et datées. »
Quant au salut: salutem
et apostolicam benedictionem,il est encore plus moderne; il est, désormais
acquis à la science qu'on ne le rencontre pas, en ces termes, avant la fin du
Xe siècle (3).
D. Mabillon (4) et
après lui, les savants diplomatistes (5), avaient hésité sur ce point de
critique. Une découverte récente de M. Léopold Delisle, administrateur général
de la bibliothèque nationale de Paris et le plus éminent paléographe de notre
temps, a définitivement tranché la question, et a donné clairement raison à la
perspicacité de Jaffé.
Les hésitations de
D. Mabillon étaient principalement fondées sur deux bulles écrites sur papyrus,
qu'il n'avait pas vues, il est vrai, de ses yeux, mais dont on lui avait envoyé
le fac-simile, reproduit dans son traité De re diplomatica (6).
Conservées dans les archives de l'abbaye de Saint-Benigne de Dijon, examinées,
vidimées et reconnues authentiques, le 12 janvier 1663, par Philibert de la
Mare, conseiller au Parlement de Bourgogne,
169
elles avaient été l'objet de discussions et
d'appréciations en sens contradictoire (1).
Elles paraissaient être des papes Jean V et
Sergius Ier (2); elles contenaient l'une et l'autre le salutem et
apostolicam benedictionem, et étaient datées per manus Joannis
bibliothecarii, la première de la première année (685) du
pontificat, du pape Jean V, la seconde de la dixième année (698) du pape
Sergius. Mais ces dates étaient en désaccord avec les indictions marquées.
Les défenseurs de
l'authenticité de ces deux bulles cherchaient à expliquer de diverses manières
ces notes discordantes. D. Mabillon, fort de ce double exemple, concluait (3) :
« qu'on avait bien tort de reculer jusqu'au XIe siècle le premier emploi de la
formule : salutem et apostolicam benedictionem. » Marino Marini, de son
côté, s'appuyait sur ladite bulle de Jean V pour défendre l'opinion de
Mabillon.
« Jaffé, continue
M. Léopold Delisle, a condamné les deux anciennes bulles de Saint-Benigne ; il
les a classées parmi les literae spuriae (4). C'est la meilleure place
qu'on puisse leur assigner. En effet, dans l'une et dans l'autre, l'indiction
ou l'année du pontificat est fautive; toutes les deux sont expédiées par un
bibliothécaire et datées de l'année du pontificat; toutes les deux renferment
la formule : « salutem et apostolicam benedictionem. » Comment supposer
que tant d'irrégularités et d'anomalies puissent se rencontrer à la fois dans
deux bulles émanées de deux pontifes différents ? Comment n'y pas voir la main
d'un faussaire, qui ne se doutait pas que les usages du IXe siècle n'avaient
rien de commun avec ceux du VIIe ? « Telle était l'opinion que j'émettais
en 1867 (5). Je n'avais vu alors aucun des papyrus soumis par les religieux de
Saint-Benigne à la critique de Philibert de la Mare. »
Ainsi parle M. L.
Delisle.
Ce n'est pas le
lieu de raconter comment ce savant paléographe découvrit la fraude cachée sous
ce dehors d'antiquité; comment un moine de Saint-Benigne, probablement au XIe
siècle, avait
170
coupé en deux une bulle authentique du pape
Jean XV, datée du 26 mai 995, après avoir essayé d'en faire disparaître la
trace par un grattage heureusement insuffisant, et avait écrit sur le verso de
chaque fragment les deux bulles prétendues de Jean V et de Sergius Ier, en
reproduisant d'une manière quelconque le style et l'écriture lombarde de celle
qu'il avait détruite (1).
Ce qu'il nous importe
de constater, c'est la conclusion pratique de cette découverte.
Les règles diplomatiques relatives à l'emploi
de la formule salutem et apostolicam benedictionem, de l'année du pontificat
et du nom du scriniaire ou du bibliothécaire, ne souffrent plus désormais
d'exception. Or la bulle prétendue de saint Zacharie renferme tous les défauts
de celles de Jean V et de Sergius Ier : contradiction entre l'année du
pontificat et l’indiction, souscription du scriniaire et du bibliothécaire,
année du pontificat, formule : salutem et apostolicam benedictionem,
aggravée par le mot Papa joint à Episcopus.
Il est donc
impossible de réunir en une seule pièce plus de preuves évidentes et
irrécusables de fausseté.
Le lecteur nous
pardonnera la surabondance de cette démonstration; l'importance que les
Cassinésiens ont attachée, depuis trois siècles, à cette bulle, nous faisait
une nécessité de la réduire à sa juste valeur.
Ils invoquent
encore contre nous une bulle de Benoît VIII tout aussi peu digne de foi.
Le Pontife y est
censé confirmer de son autorité apostolique tout ce qui est raconté dans la
légende de saint Henri, dont nous avons précédemment parlé.
Comme nous avons
amplement prouvé l'invraisemblance, tout au moins, des circonstances
dramatiques dont ce fait a été orné par le chroniqueur du Mont-Cassin, la
lettre en question reproduisant ces circonstances devient dès lors fort
suspecte.
Elle renferme, du
reste, tous les caractères des bulles apocryphes, ainsi que l'ajustement
remarqué Philippe Jaffé (3). C'est une sorte de charte-notice, racontant dans
les plus minutieux détails,
171
empruntés mot pour mot à la Chronique de Léon
d'Ostie (1), la vision et la guérison de saint Henri Ier. Pèlerinage du saint
empereur, doute sur la présence corporelle de saint Benoît au Mont-Cassin,
apparition du saint patriarche et son discours, récit détaillé de sa guérison,
discours du prince aux moines réunis au chapitre, ostension des trois pierres
enlevées par saint Benoît de la vessie du monarque (le premier récit ne parle
que d'une seule pierre), énumération de tous les dons offerts à cette occasion
à l'archimonastère : rien n'y manque.
Le Pape ajoute :
« Quapropter ego qui supra Benedictus episcopus, servus servorum Dei,
una cum praedicto imperatore, etc. »
Ainsi, la formule
initiale des lettres apostoliques est répétée au milieu d'une bulle ! Ce
trait seul suffirait pour démontrer que cette pièce est l'oeuvre d'un faussaire
maladroit.
Mais les signes de
falsifications y abondent. Elle n'est ni signée ni datée. Au lieu de cela, elle
se termine par cette singulière observation: « Interfuere huic rei (Quel
style!) Puppo patriarcha Aquiley ensis (sic), Belgrinus archiepiscopus
Coloniensis cum omnibus fere episcopis et abbatibus TOTIUS GALLIAE et
Italiae. » L'empereur Henri était donc roi de France? A quel titre
aurait-il réuni autour de sa personne LA PRESQUE TOTALITÉ des évêques et des
abbés, non pas de la Germanie, mais de la Gaule?
Ce document
indigeste faisant partie du Registre de Pierre Diacre, celui-ci en est
probablement l'auteur. Il y a lieu de s'étonner que le savant D. Tosti ait cru
à son authenticité; et l'ait jugé digne de figurer parmi les pièces
justificatives de son Histoire de l'abbaye du Mont-Cassin (2).
Haut du document
Il est une autre
lettre pontificale qui, aux yeux des moines du
Mont-Cassin, forme, en leur faveur, un
argument exceptionnellement
172
péremptoire. Elle porte le nom du pape
Alexandre II et est datée du 1er octobre 1071 (1).
Remarquons d'abord
que le préambule: « Pastoralis sollicitudinis, jusqu'à ut opportet
innitimur, est emprunté mot pour mot à une bulle du même pape, en date du
10 mai 1067, qui paraît authentique (2).
Cet emprunt est
déjà un signe de falsification. Le Pape est censé continuer en ces termes, sans
aucune transition : « Mais parce que la série des évènements est (d'ordinaire)
confiée à la foi de l'écriture, de peur que la vérité ne soit soustraite au
souvenir de la postérité, nous avons soin de dévoiler ce, qui s'est accompli de
notre temps. »
Tout cela est écrit
dans le style des chartes-notices, et non pas dans celui des lettres
pontificales.
« Car lorsque
notre bien-aimé fils Didier reconstruisait ladite église (du Mont-Cassin) et se
disposait à égaliser le sol de l'abside, en creusant du côté droit de
l'autel, à moins de trois aunes de profondeur, il découvrit une brique sur
laquelle était écrit le stem du bienheureux confesseur Benoît. Après avoir
écarté les débris de l'autel, il trouva un voile d'une éclatante blancheur
étendu sur les sépulcres, mais qui s'évanouissait lorsqu'on voulait le toucher. »
Ce que nous avons
souligné est emprunté textuellement au faux Anastase interpolé, comme nous
l'avons constaté, par Pierre Diacre : nouveau signe que cette pièce est une
oeuvre de supercherie, à moins qu'on ne veuille soutenir que le vénérable abbé
(1) Elle a été publiée par Margarini dans son Bullarium
Cassinense, . II, p.103, puis, de nos jours, par D. Tosti (loc. cit.,
I, 408), et par S. E. le cardinal Bartolini (loc. cit., Docum.,
p. 65), d'après le prétendu original conservé au Mont-Cassin. Elle a été
également reproduite par Migne (Patrol. lat., CXLVI, 1425). Nous avons
vu de nos yeux ce document en 1880, au Mont-Cassin.
(2) D. Tosti, loc. cit. I, 422; Patrol.
lat., t. CX14Vl, col. 1325 . Jaffé, Regesta,
394. Elle paraît pourtant interpolée dans la souscription, comme nous le dirons
plus loin.
(3) Sed quia rerum gestarum series ad hoc
litterarum fidei committuntur, ne illarum veritas posterorum memoriae
subtrahatur, ea quae nostris temporibus acta sunt pandere curamus. Nam cum
dilectissimus filius nosier Desiderius eamdem renovaret ecclesiam, et aditum
basilicae disponeret adaequare, cumires non integras ulnas fodisset, in
dextero altaris latere laterem repperit nomen ejusdem confessoris continentem.
Cumque fragmenta altaris remota fuissent, invenit super sepulchra sindonem
expansam candidissimam quae cum tangebatur evanescebat. Ac (pour Hac)
visione certissimus redditus, reserari sanctissimi Patris precepit
tumulum. Quo facto, sanctissima corpora intemerata et indiminuta inveniens,
nuntios nostros ascissens, pretiosissimaque corpora eis ostendens, tam
presentes quam fuloros certissimos et indubios de sanctis corporibus reddidit.
» (loc. cit.)
173
Didier en a imposé au souverain Pontife en lui
faisant ajouter foi à un mensonge.
La pièce continue :
« Cette vision ayant eu pour effet de rendre l'abbé Didier très certain(de la
présence des corps de saint Benoît et de sainte Scholastique), il ordonna
d'ouvrir le tombeau du très saint Père (Benoît).Cela fait, AYANT TROUVÉ LES
TRÈS SAINTS CORPS INVIOLÉS ET SANS AUCUNE DIMINUTION, il fit aussitôt venir
nos légats, et leur montrant les très précieux corps, il rendit les
personnes présentes et futures très certaines et convaincues relativement à
ces saints corps. »
Le lecteur a sans
doute remarqué que ces prétendues lettres pontificales ont toutes un même but :
celui de faire cesser les doutes persistants sur la présence du corps de saint Benoît
sou Mont-Cassin. En outre, le faux Anastase, interpolé par Pierre Diacre, est
constamment la source où ont été puisés les passages relatifs à cette prétendue
conservation des saintes reliques.
Toutefois, le
faussaire a ici varié le tableau. Ce n'est plus une scène nocturne qui se passe
à l'insu de l'abbé. Celui-ci est devenu l'acteur principal. Mais sa vision (car
ce n'est que cela) n'en a pas moins pour objet ce voile fantastique blanc
comme neige qui s'évanouit au toucher. Et ce fantôme, inventé par le faux
Anastase, suffit pour faire cesser tous les doutes du saint abbé-cardinal.
Il avait donc des
doutes. Mais s'ils ont fui comme une ombre, à l'exemple du voile mystérieux,
pourquoi le vénérable abbé a-t-il continué de s'exprimer avec l'excessive
réserve que nous avons signalée, toutes les fois qu'il a eu occasion de parler
du tombeau de saint Benoît? Jamais, nous le répétons, dans ses Dialogues,
il n'emploie le mot corpus, bien que Paul Diacre lui fournit un exemple
facile à suivre.
Si, en 1066, il a
découvert les corps inviolés et sans diminution aucune, pourquoi lui, ou son
chroniqueur Léon d'Ostie, ou son successeur Oderisius, n'ont-ils pas proclamé
hautement un fait si éclatant et si glorieux pour le Mont-Cassin ? Si, en 1071,
le pape l'a confirmé de son autorité apostolique, pourquoi une fête solennelle
n'a-t-elle pas été instituée pour en perpétuer la mémoire ? C'était en quelque
sorte un devoir, pour l’abbé et ses religieux, de protester par cette solennité
contre la fête de la Translation française, qui devenait dès lors une oeuvre de
mensonge. Loin de là : Didier, Léon d'Ostie, Oderisius gardent le silence; que dis-je
? ce dernier, dans sa lettre aux moines de [174] Fleury, leur reconnaît le
droit de conserver leur opinion traditionnelle. Tout cela ne forme-t-il pas une
démonstration évidente de la fausseté du document qu'on nous oppose?
Ce n'est pas assez.
L'abbé Didier y est représenté découvrant les corps intacts et indiminués,
puis faisant venir, de Rome sans doute (asciscens), les légats du
Pape et leur faisant constater le parfait état de conservation des saintes
reliques.
Or Léon d'Ostie,
dans son récit officiel, raconte tout autrement cette découverte. Il n'est
nullement question des légats du Saint-Siège, dont la présence n'aurait pas dû
être oubliée dans un procès-verbal aussi circonstancié. Car le chroniqueur ne
consacre pas moins de quatre chapitres (1) à décrire les divers incidents de la
reconstruction et de la consécration de la basilique cassinésienne; il nous
apprend que le Souverain Pontife fut invité par le saint abbé et consentit à
venir faire lui-même cette solennelle consécration; mais il ne dit pas un mot
de la prétendue mission des légats apostoliques pendant l'exécution des
travaux. Il laisse même assez entendre le contraire.
En effet, ou les
légats furent envoyés de Rome pour constater la découverte, ou ils étaient
présents lorsque le saint tombeau apparut sous les yeux des travailleurs. Dans
le premier cas, Léon d'Ostie a parlé très inexactement, en attestant que l'abbé
Didier fit recouvrir (reoperuit) le tombeau, non point après un voyage à
Rome (2), mais aussitôt (CONFESTIM) après la découverte. Dans le second
cas, son récit n'est pas moins invraisemblable car, selon lui, après la
découverte, le vénérable abbé réunit ses plus sages religieux et les hommes de
meilleur conseil (cum religiosis fratribus et altioris consilii viris
communicato consilio) et délibéra avec eux sur ce qu'il y avait à faire. Si
les légats étaient présents, il aurait dû les consulter avant tous les autres.
Dira-t-on que Léon d'Ostie les a désignés sous les expressions altioris
consilii viris ? Qui croira à une pareille interprétation ?
Remarquez qu'ils sont mentionnés après les simples religieux.
La mission des
légats apostoliques au Mont-Cassin avant l'arrivée du Pape est donc une fable,
et le document qui la rapporte, une oeuvre apocryphe.
175
Du reste, la
prétendue bulle d'Alexandre 11, relativement aux corps de saint Benoît et de sa
soeur, n'est qu'une reproduction de celle attribuée à Zacharie; le faussaire a
seulement précisé le sens des affirmations premières, en ajoutant indiminuta
à intemerata et en substituant corpora à pignora .
Après cette
digression relative à la prétendue découverte des saintes reliques, le pontife
est censé continuer en ces termes (1) « Donc, étant venu pour consacrer ladite
église, notre cher fils Didier s'est plaint que certains hommes, foulant aux
pieds la crainte de Dieu et des hommes, s'approprient les domaines de saint Benoît,
etc. »
C'est peut-être là
la seule partie authentique d'un privilège que Pierre Diacre a interpolé de
toutes façons? Toutefois, il est remarquable que Léon d'Ostie, dans le récit
détaillé qu'il nous a laissé de la dédicace de la basilique (2), ne fait aucune
mention de cette bulle de privilège concédée à cette occasion.
Mais il est temps
de produire contre l'authenticité de la prétendue lettre pontificale que nous
étudions, la démonstration indiscutable de la science diplomatique.
Ce n'est point par
suite d'un système préconçu (3), mais en vertu des lois les plus élémentaires
de la diplomatique, que Philippe Jaffé a rejeté cette bulle d'Alexandre II
parmi les apocryphes.
Nous possédons du
pontificat d'Alexandre II assez de monuments pour connaître les dataires qui
ont successivement été chargés de contresigner les bulles de ce saint Pape aux
diverses époques de son règne (4). Or c'est précisément ce tableau historique
qui condamne la prétendue bulle originale que nous présentent les Cassinésiens.
Cette bulle est
ainsi souscrite (1) : « Datum in Castro Casino die
176
Kalendarum octobrium (1er octobre) per manus Petri Sancte Romane Ecclesie
SUBDIACONI, atque vice Domni Annonis Coloniensis Archiepiscopi
bibliothecarii, anno decimo pontificatus domni Alexandri Pape secundi; ab
Incarnatione vero Domini millesimoseptuagesimo primo, indictione nona. »
Deux erreurs sont
renfermées dans cette formule : Pierre n'était plus sous-diacre 1er
octobre 1071, et saint Annon, archevêque de Cologne, n'a jamais été
bibliothécaire (1), mais seulement Archichancelier de la Sainte Église Romaine.
Les lettres
authentiques énumérées par Philippe Jaffé sont datées, dès le 7 janvier 1063
(2), per manus Petri bibliothecarii. Le 23 mars (Kal. 10 Aprilis) de la
même année (3), le même Pierre prend le titre de bibliothecarii S.R.E. Acolyti,
vice domni Annonis Coloniensis archiepiscopi et ipsius Sancte Romanae Ecclesiae
Archicancellarii. Le 8 mai de la même année 1063 (4), il signe : S. R.
E. SUBDIACONI atque CANCELLARII vice domini Annonis Coloniensis
Archiepiscopi. — Il conserve son double titre de sous-diacre de
l'Église Romaine (5) jusqu'au 27 janvier 1069.
Mais, dès le 28
janvier de l'année suivante (1070) (6), il était devenu CARDINAL-PRÊTRE et
signait avec cette qualité, sans abandonner son ancien titre de bibliothécaire
; et dans la suite, jusqu'à sa mort, arrivée sous saint Grégoire VII, il ne
cessa plus de dater ainsi les lettres pontificales.
Donc celui qui, le
1er octobre 1071, lui donne la qualification de SOUS-DIACRE, est un
faussaire maladroit, qui n'a pas su distinguer les temps.
Cette preuve est
sans réplique.
177
Aussi bien, le même Pape n'a pas pu, à un an
de distance, se contredire. Or, les archives de Fleury possèdent une bulle
d'Alexandre Il, originale, écrite en caractères lombards, parfaitement datée,
et ayant par conséquent tous les caractères de l'authenticité la plus
indéniable (1). Elle est souscrite en ces termes : « Datum Luce, VIII Idus
Novembris, per manus Petri Sancte Romane Ecclesie Presbyteri Cardinalis, anno XII
Pontiftcatus Domni Alexandri Pape, Indictione X (2).
Au-dessus de cette
souscription, une inscription circulaire, entre deux cercles concentriques et
en lettres capitales, est ainsi conçue : « DEUS NOSTRUM REFUGIUM ET VIRTUS.
Dans l'aire du
cercle on lit cette devise : « MAGNUS DOMINUS NOSTER ET MAGNA VIRTUS EJUS. » Le
nom du Pape n'y est point marqué.
Or ces signes sont
absolument ceux que M. N. de Vailly, dans ses Eléments de paléographie
(3),a donnés comme caractéristiques des bulles d'Alexandre II.
178. .
Elle est adressée à
Guillaume, abbé de Fleury. A l'exemple de ses prédécesseurs, le Pape y confirme
les privilèges des abbés du monastère OU REPOSE, dit-il, LE VÉNÉRABLE CORPS DU
BIENHEUREUX BENOÎT. Plus loin il ajoute : « Puisque le vénérable Père
Benoît, le législateur des moines, est, par la grâce divine, le chef de tout
l'Ordre monastique, il est juste que Celui qui est à la tête dudit monastère (où
repose son corps) ait, le premier rang entre les abbés de France. »
On ne peut pas être
plus explicite.
On nous oppose une
bulle du saint pape Urbain Il (2), tout aussi apocryphe que les trois
premières, et probablement forgée par le même faussaire, Pierre Diacre.
A priori, elle est invraisemblable. Le Souverain Pontife y raconte qu'étant
venu au Mont-Cassin, dont il fait un éloge que tout Bénédictin applaudira, il
eut un accès violent d'un point de côté dont il souffrait habituellement. Après
ce préambule il continue en ces termes (3) : « Lorsque tout espoir semblait
perdu pour nous et que nous nous livrions à des pensées de doute au sujet de
la présence dans ce lieu du même Père Benoît, pendant la nuit où l'on
célébrait la fête solennelle (21 mars) dudit bienheureux Père, celui-ci,
apparaissant à notre petitesse, dit: « Pourquoi doutez-vous de notre
présence corporelle (ici) ? » Comme je lui demandais qui il était, le
saint du Seigneur (4) répondit:
179
« Je suis le frère Benoît, gardien de ce
monastère, et j'y ai établi ma demeure à jamais. Mais puisque vous avez douté
que je repose ici, afin de faire cesser votre doute et vous convaincre que
mon corps et celui de ma soeur reposent ici, voici ce qui en sera la preuve
: Au premier son de l'office des nocturnes, vous serez délivré de votre mal. »
La promesse s'étant
réalisée, Urbain II réunit les évêques et les cardinaux qui l'avaient accompagné
et rendit avec eux grâces à Dieu et à saint Benoît du bienfait obtenu.
Nos lecteurs
n'auront pas eu de peine à reconnaître dans ce récit tous les traits de la
légendaire vision de saint Henri. Le discours prêté à saint Benoît est
substantiellement et presque mot à mot le même dans les deux cas.
On peut admettre
que le B. Urbain ait été guéri au Mont-Cassin, mais ce ne fut certainement pas
avec les particularités énoncées dans ce document.
Toutes les preuves
accumulées dans ce mémoire en sont la condamnation formelle, La lettre du
vénérable Oderisius, plusieurs fois citée, démontre qu'on ignorait encore, en
1104, l'existence de cette bulle au Mont-Cassin et la cause qui l'avait
provoquée. Et cependant, selon Pierre Diacre lui-même (1), le Pape, après sa
guérison miraculeuse, serait allé trouver ce même abbé Oderisius et lui aurait
tenu ce langage : « Jusqu'ici, je l'avoue, j'avais douté que le corps de saint
Benoît reposât ici ; mais, comme cette nuit il m'a visiblement guéri et m'a
appuis que son corps et celui de sa sueur y reposent certainement, levons-nous
et rendons à Dieu de solennelles actions de grâces. »
Si tout cela était
vrai, la liberté d'opinion laissée par Oderisius aux moines de Fleury,serait
inexcusable, d'autant plus que,comme conséquence logique de sa vision, Urbain
II, d'après le texte de la bulle, aurait lancé les plus formidables anathèmes
contre quiconque désormais oserait célébrer la fête de la translation de
saint Benoît et contredire la présente constitution (2).
180
C'était condamner
l'illustre abbaye de Cluny d'où il était sorti, saint Odon, la gloire de
l'Ordre bénédictin tout entier, sans parler du diocèse de Reims où le saint
Pontife avait pris naissance. Une pareille sentence n'est-elle pas
invraisemblable ?
Aussi bien, malgré
la solennité de ses foudres, elle a été inconnue à toutes les Églises du monde
catholique qui ont continué â fêter, comme par le passé, le grand évènement de
la translation en France du corps de saint Benoît. Que dis-je ? moins de
soixante ans après, Pierre le Vénérable, l'un des grands abbés de Cluny,
composait pour cette même fête des hymnes célèbres qui ont été adoptées par la
plupart des Congrégations bénédictines d'Occident.
N'insistons pas sur
le style de cette pièce apocryphe ; demandons seulement aux Italiens comment
les doutes persistaient toujours dans les esprits sérieux, malgré les
reconnaissances officielles du corps de saint Benoît sous les papes Zacharie et
Alexandre II?
Mais si, malgré
tant de signes de fausseté, on voulait encore défendre l'authenticité de ce
document, la science diplomatique viendrait de nouveau terminer le débat.
La bulle se termine
ainsi :
« Datum Capuae
die Kalendarum Aprilis per manum Joannis Diaconi Cardinalis, Indictione quarta
decima, anno Dominicae incarnationis millesimo nonagesimo secundo, Pontificatus
vero Domni Urbani secundi Papae anno quarto. »
Si cette pièce nous
était présentée comme une simple copie, tant de fausses indications en si peu
de lignes seraient jugées inexcusables. Mais D. Tosti l'a publiée, d'après
l'original, portant la signature du Pape et celle des cardinaux. Les erreurs
accumulées dans cette souscription deviennent dès lors des signes manifestes et
indéniables de supercherie.
L'indiction XIVe et
la IVe année du pontificat d'Urbain II s'accordent bien entre elles ; mais ce
n'est pas en mil quatre-vingt-douze, c'est en 1091. Comment le notaire
a-t-il pu se tromper sur l'année de l'Incarnation ou sur l'année du pontificat,
et de l’indiction? »
Ce n'est pas tout:
ni en 1091, ni en 1092, le Pape n'était à Capoue LE 1er AVRIL.
En 1091, il était encore ce jour-là occupé à
présider le concile [181] général de Bénévent, comme le prouve une bulle
authentique publiée par Ughelli (1).
En 1092, il
résidait à Anagni depuis le 28 janvier au moins (2); par conséquent il était
loin de Capoue.
Les signatures des
cardinaux ne sont pas plus exactes.
La bulle est signée
par Otho Ostiensis episcopus, Ubbaldus Savinensis episcopus, Joannes
Tusculanensis episcopus, Gualterius Albanensis episcopus, Winmundus Aversanus
episcopus, Sasso Cassanensis episcopus, Albertus S. R. E. presbyter cardinalis,
Brunus presbyter (sic) cardinalis, Rainerius praesbyter cardinalis, Rangerius
praesbyter cardinalis, Gregorius diaconus cardinalis, Damianus diaconus
cardinalis, Joannes diaconus cardinalis.
Or, en 1091 et en
1092, Othon ou Oddon n'était pas encore évêque d' Ostie, mais seulement évêque
d'Albano (3). En conséquence, Gualterius ne pouvait pas être évêque de
cette dernière ville, à la même époque. Ce n'est que le 12 juillet 1096 qu'il
est mentionné avec le titre d'évêque d'Albano (4).
Brunus n'était pas
cardinal-prêtre, mais évêque de Signi (5). On rencontre pourtant un
cardinal-prêtre dont le nom est presque semblable à Brunus, c'est Bonus
(6).
Rangerius ou
Rogerius n'était encore que cardinal-diacre le 18 février 1095 (7).
Damianus, cardinal-diacre, est complètement inconnu sous le règne d'Urbain II.
Est-ce assez de marques de fausseté ?
Jaffé n'a donc fait
que son devoir de critique en classant cette oeuvre de mensonge parmi les Litterae
spuriae (8).
Il ne nous reste
plus qu'à dire un mot d'une historiette racontée par Pierre Diacre, et déjà
réfutée par D. Mabillon (9). Si
182
l’on en croit le célèbre chroniqueur
cassinésien, le pape Pascal II vint à Fleury-sur-Loire le 11 juillet?
1107 (1). A la suite de prodiges tous plus invraisemblables les uns que les
autres, il ordonna à l'abbé et au convent réunis (2) de démolir l'autel de
saint Benoît, ne voulant pas que l'on trompât désormais le public, en laissant
croire que le corps de saint Benoît y était renfermé, attendu que, sous le
pontificat d'Alexandre II, il avait appris de, source certaine qu'on avait
découvert ce même corps au Mont-Cassin. Les moines de Fleury, se
prosternant aux pieds du Pontife, le conjurèrent de ne pas les condamner à
fouiller l'autel ; car ce serait la ruine de leur monastère. N'ayant pour
appuyer leurs prétentions au sujet du corps de saint Benoît d'autre garant que
la tradition transmise par leurs prédécesseurs, si l'on ne trouvait rien
dans l'autel, leur monastère serait certainement voué à la destruction et.
leurs biens dilapidés. Alors le Pape, se laissant fléchir, garda le silence, et
se contenta de leur interdire, par l'autorité du Siège Apostolique, de
célébrer dorénavant la très fausse translation. »
Cette fable
renferme presque autant d'erreurs que de mots. Cependant, D. Gustiniani (3) a
cru qu'il suffisait d'une réponse dédaigneuse aux arguments allégués par D.
Mabillon contre les téméraires assertions de Pierre Diacre. Étudions donc ce
document sans parti pris.
Pascal II a été
dans l'impossibilité physique de se trouver à Fleury le 11 juillet 1107.
L'itinéraire de ce Pontife en France, grâce au tableau chronologique dressé par
Jaffé, est beaucoup mieux connue aujourd'hui que du temps de D. Mabillon. On
peut suivre, pour ainsi dire, jour par jour les traces de son passage parles
dates
183
apposées aux lettres pontificales ou aux
privilèges accordés aux Eglises et aux monastères. En 1107 il était, le 2
avril, à Marmoutier, le 14 à Chartres, le 30 à Saint-Denis, le 3 mai à Lagny et
à Châlons, le 23 à Troyes où il séjourna jusqu'au 29. Le 30, on le voit à
Clamecy, le 6 juin à Sauvigny, le 28 à Soucilanges, près de Clermont en
Auvergne, et le 13 juillet à Privas, encore plus au Midi, sur le chemin
d'Avignon et de l'Italie. Or il est matériellement impossible qu'il ait pu
aller de Soucilanges à Fleury et de Fleury à Privas du 29 juin au 13 juillet.
Le récit de Pierre
Diacre croule donc par la base.
Les paroles qu'il
prête au Pape et aux moines de Fleury montrent sa complète ignorance des lieux
et des choses. Il suppose que les reliques de saint Benoît étaient alors
cachées dans ou sous l'autel de la crypte, comme au Mont-Cassin, en
sorte que la démolition de l'autel aurait mis à découvert la prétendue fraude
des moines de Fleury. Nous verrons dans le chapitre suivant qu'en fait et en
droit cette supposition est absurde.
Haut du document
Le corps de saint Benoît,
et moins encore celui de sainte Scholastique, ne sont plus au Mont-Cassin, nous
venons de le démontrer. On peut, en effet, résumer ce que nous avons dit
jusqu'ici en deux propositions contradictoires.
D'un côté, en
faveur de la tradition française, tous les monuments historiques, même ceux
du Mont- Cassin jusqu'à la fin du XIe siècle, attestent expressément que le
corps du saint législateur des moines d'Occident et celui de sa sueur ont été
enlevés du Mont-Cassin, pendant que ce monastère était en ruine, et ont été
transportés en France.
A partir du XIe
siècle, il s'est formé au Mont-Cassin une opinion contraire à cette croyance
commune. D'abord timide et partielle, elle s'est changée, au XIIe siècle, en
une négation absolue. Mais ce qui prouve combien elle était peu fondée, c'est
que ceux qui l'ont émise n'ont eu d'autre ressource pour la soutenir que de
[184] fabriquer des pièces fausses. La question est donc dès à présent jugée à
tout jamais.
Cependant, encore
que, par plusieurs arguments péremptoires, nous ayons démontré la fausseté de
l'assertion qui prétend qu'une partie seulement, et non pas les corps
entiers, a été apportée en France, nous croyons utile de faire voir que; matériellement
parlant, cette dernière opinion est insoutenable. Pour cela, il nous
suffira de retracer brièvement l'histoire du dépôt primitif apporté au Mans et
à Fleury et des portions plus ou moins nombreuses qui en ont été successivement
extraites, et d'ajouter à ces reliques connues historiquement celles qui
subsistent encore. Ce simple rapprochement nous donnera évidemment, du moins
d'une manière approximative, la quantité des ossements enlevés au Mont-Cassin.
Le corps de sainte
Scholastique, nous l'avons dit, fut transféré au Mans, après un assez court
séjour à Fleury-sur-Loire. La ville du Mans s'en montra justement fière, et se
plaça, à une époque fort reculée, sous le patronage de cette admirable vierge
(1).
Cependant Dieu
permit que son précieux trésor lui fût en grande partie arraché par un acte de
violence analogue à celui qui l'en avait enrichie. En 874, la reine Richilde,
femme du roi Charles le Chauve, obtint, après divers incidents, de Robert
évêque du Mans, plus de la moitié du saint corps, à l'insu des habitants de la
ville (2); et elle en fit don à son monastère de Juvigny, qu'elle venait de
fonder (3). L'église de Juvigny, aujourd'hui paroissiale, possède encore la
plus grande partie de ce dépôt sacré, conservé presque miraculeusement à
travers les siècles et les révolutions. La. part qui avait été laissée au Mans,
après avoir échappé au vandalisme des huguenots (4), a été détruite par
l'impiété révolutionnaire de,1793. Toutefois, les Manceaux n'en continuent pas
moins,de l'honorer comme la patronne de leur cité.
Malgré la perte regrettable de la portion de
ces reliques restées au Mans, on peut encore aujourd'hui juger, par ce qui est
conservé à Juvigny, de la richesse du dépôt primitif. C'était
185
évidemment le corps entier de sainte
Scholastique, puisque les reliques actuelles forment plus de la moitié d'un
corps, ainsi que l'attestent ceux qui ont eu le bonheur de les vénérer.
Il faut en dire
autant des reliques de saint Benoît encore vénérées à Fleury.
Lorsqu'elles furent
apportées du Mont-Cassin, elles furent provisoirement placées dans l'église de
Saint-Pierre, puis, à la suite d'un prodige (1), dans l'église de Notre-Dame.
Selon l'usage généralement observé à cette époque (2), l'abbé fit construire
pour les recevoir une sorte de sépulcre (tumba, sepulcrum, tumulus,
mausoleum), dans lequel fut déposé le sindo ou sportella
enveloppant directement les ossements sacrés, et le loculus ou sarcophage
reliquaire en bois bardé de métal, qui les protégeait contre l'humidité du sol
(3). Ce tombeau était situé en face et derrière l'autel majeur dédié à la
sainte Vierge (4).
En 856, sous
l'impression de la terreur causée par les Normands qui avaient pris et pillé la
ville d'Orléans, l'abbé !Bernard enleva hors du tombeau les saintes reliques et
renferma le scrinium-loculus primitif dans un loculus plus grand,
mais disposé de façon à être facilement porté sur les épaules, en cas que
l'on fût contraint de fuir à l'improviste (5).
188
Les précautions
prises furent inutiles en 856 ; mais il n'en fut pas de même en 865 (1). Les
moines n'eurent que le temps de s'échapper avec leurs trésors de reliques et ce
qu'ils avaient de plus précieux. Les barbares avaient remonté audacieusement le
cours de la Loire; et tandis qu'une de leurs bandes saccageait Orléans, une
autre s'abattait sur Fleury, qu'elle mettait à feu et à sang. Cette fois, ces
pirates ne retournèrent pas dans leurs repaires avant d'avoir promené
l'incendie et le pillage dans toute la contrée.
Pendant ce temps,
les moines de Fleury, errant à travers les campagnes, n'étaient consolés que
par les nombreux prodiges opérés parles précieux restes de leur bienheureux
Père saint Benoît (2).
A leur retour, ils
ne trouvèrent que des ruines. Ils furent contraints, en attendant la
reconstruction de leur église, de transformer en oratoire l'ancien dortoir, que
l'incendie avait moins endommagé que les autres parties du monastère. lis y
déposèrent provisoirement, dans sa châsse portative, le corps de saint Benoît
(3):
De nouvelles invasions les tenant dans de
continuelles alertes, ils se réfugièrent avec leur trésor dans la ville
d'Orléans, mise par son évêque en état de défense (4), d'Qù ils le reportèrent
enfin en triomphe, et non sans miracles, dans leur abbaye en partie restaurée,
à la fin du ixe siècle (5).
Vers la même époque, fut fondé par le pieux
comte Eccard les prieuré de Pressy en Bourgogne (6); et les moines de Fleury
l'enrichirent de plusieurs ossements insignes du saint patriarche (7).
Pour qu'ils pussent se dépouiller à ce point,
sans nuire à leur
(1) Adrevald., loc. cit. D. Bouquet,
Vil, 71, 89.
(2) Adrevalit., loc. cit. « Non tamen,
infra haec temporis spatia, gratis divina servos suos, quanquam miserabiliter
peregre incertisque diebus jactatos, oblivisci dignata est, quia miraculis
solaretur per dilectissimum suum patratis. »
(3) Adrevald., loc. cit. : « Quo etiam
in loco corpus beatissimi deferunt Benedicti, in loculo adhuc gestatorio
positum. »
(4) Gallia Christiana, VIII,1426.
(5) D. Mabillon, Acta SS. O. S. B. saec.,
IV, Parte II, De illatione S. Benedicti, n° 15; Annal. bened.,
lib. XXXVIII, an. 878, nis 11, 12.
(6) Aimoin, De miraculis S. Benedicti,
III, 15. - D. Mabillon, Annal. bened., XXXVIII, 81-83.
(7) Aimoin, loc. cit., III, 15, 16. En
1693, l'abbé de Fleury, Jean de Saint-Léger visitant ce prieuré, y vénéra deux
reliques de saint Benoît; un os du bras et un fragment du tibia, échappés aux
dévastations des protestants. (D. Chazal. Hist. Abb. Floriac. p.676.
187
dépôt sacré, il fallait qu'ils fussent en
possession de presque tous les membres du corps du saint législateur.
Un autre prieuré,
fondé vers le même temps à Saint-Benoît du Sault, dans le diocèse de Bourges,
fut également pourvu de reliques considérables, extraites du même trésor; et,
comme à Pressy, elles devinrent l'objet de la dévotion des fidèles et
l'instrument de nombreux miracles (1).
D'autre part, il
parait constant que la reine Richilde, qui, on s'en souvient, obtint pour son
monastère de Juvigny la plus grande partie du corps de sainte Scholastique, se
procura aussi, on ne sait comment, des reliques importantes de saint Benoît;
car, vers l'an 1090 (2), l'abbesse Galburge pouvait donner au monastère de
Saint-Hubert une dent et un os du doigt du même saint.
Cependant les
Normands renouvelèrent leurs ravages, et l'abbé de Fleury, nommé Lambert, fut
contraint, comme l'abbé Bernard, de faire sortir encore une fois le corps de
saint Benoît du sépulcre où il reposait et de fuir avec ses moines, emportant
sur leurs épaules leur incomparable trésor (3). C'était vers l'année 909. Mais,
par la protection du saint patriarche, ils ne tardèrent pas à rentrer dans leur
monastère ravagé.
Tant de désastres
répétés avaient relâché les liens de la discipline. Saint Benoît y porta
remède. Il chargea le grand saint Odon, abbé de Cluny, de la délicate mission
de faire refleurir la piété dans ce sanctuaire vénéré. C'était en 930. Saint
Odon prit, d'une main paternelle et ferme à la fois, l'administration de
l'abbaye, et bientôt, par son immense influence, le pèlerinage au tombeau de
saint Benoît à Fleury prit un développement merveilleux (4), surtout à
l'occasion de la célébration des fêtes
188
du 21 mars, du 11 juillet et du 4 décembre. On
sait que c'est pendant une des solennités du 11 juillet que l'illustre abbé
prononça son fameux discours, dans lequel il atteste et la multitude
innombrable des assistants et la présence du corps du saint patriarche des
moines d'Occident.
Après la mort de saint Odon (18 novembre 942),
les abbés Archembaud, Wulfaldus (1) et Richard marchèrent sur ses traces.
Cependant, par un insondable jugement de Dieu, sous ce dernier abbé, en 974,
l'abbaye devint, à deux reprises, la proie d'un vaste incendie, et le corps de
saint Benoît fut à grand'peine sauvé des flammes par le courageux dévouement
des moines (2). Mais, grâce au zèle intelligent du vénérable abbé, au bout de
trois ans, le monastère était non seulement reconstruit, mais agrandi. Pendant
les travaux de réparation, le corps de saint Benoît avait été transporté
dans l'église de Saint-Pierre, où la piété de ses enfants le gardait avec un
soin jaloux (2). »
Il semble que le
démon fût acharné contre l'église qui possédait un pareil trésor. Sous le
bienheureux Abbon, un nouvel incendie dévora encore la basilique de Notre-Dame.
Les reliques de saint Benoît furent heureusement enlevées 'à temps et
transportées dans le cimetière des moines, à l'orient de la basilique (4).
Après la réparation
du désastre, saint Abbon (5) voulut laisser un monument spécial de sa dévotion
filiale envers les précieux restes de son glorieux Père saint Benoît. Saint
Odon avait
189
construit, avons-nous dit (1), une crypte, où
les pèlerins pouvaient vénérer le corps du saint patriarche, surtout depuis que
l'abbé Vulfaldus y avait transféré les reliques de saint Benoît et de saint
Paul de Léon (2). Abbon revêtit d'une boiserie la paroi qui avoisinait le
tombeau de saint Benoît, et il la fit incruster d'une lame d'argent, sur
laquelle étaient ciselés les principaux miracles de la vie de ce grand saint
(3).
En 1026, sous
l'abbé Gauzlin, nouveau sinistre et semblable préservation des précieux restes
(4).
Malgré tous les
soins qu'on avait mis à la restaurer, l'église de Notre-Dame avait
nécessairement souffert de tant d'accidents accumulés. L'abbé Guillaume
(1067-1080) entreprit de la reconstruire entièrement et sur de plus grandes
proportions (5). Cette grande oeuvre ne s’acheva pas sans peine et sans labeur.
Pour subvenir aux frais considérables qu'elle entraînait, on recourut à des
quêtes publiques (6) et à la générosité des princes et des fidèles de France.
Le roi Philippe Ier
lui-même vint encourager les travaux par sa présence et ses bienfaits (7). Il
ne faisait, du reste, que marcher sur les traces des rois ses prédécesseurs,
qui avaient presque tous (8) tenu à honneur de venir à Fleury rendre leurs
hommages au chef et au législateur de l'Ordre monastique (9).
190
On commença naturellement par la construction
de la magnifique crypte s'étendant sous tout le sanctuaire de la future
basilique, et destinée à être comme un immense reliquaire en pierre où devaient
reposer les ossements révérés du saint patriarche (1).
Ces travaux de
soubassement obligèrent l'abbé Guillaume à enlever toutes les reliques qui
étaient placées dans cette partie de l'ancienne église. Celles de saint Benoît
furent respectueusement déposées avec l'ancienne châsse, dans la nef, derrière
une statue représentant le Sauveur du monde (2).
On ne les enleva
momentanément que pendant le temps que dura l'incendie de 1095 (3).
Cet état de choses
persévéra jusqu'au 20 mars 1108, jour assigné par l'abbé Simon, après le
complet achèvement de la basilique, pour la translation du corps de saint
Benoît dans le splendide martyrium de la crypte que lui avait préparé la piété
filiale de l'abbé Guillaume.
On. voit maintenant combien est ridicule la
fable inventée par Pierre Diacre, à propos d'un prétendu voyage du pape Pascal
II, à Fleury, le 11 juillet 1107. A cette date, en effet, l'église était encore
inachevée, et les restes de saint Benoît, loin d'être cachés
191
dans un autel, afin de tromper la bonne foi
des fidèles, étaient provisoirement exposés, à la vue
de tous, derrière une statue du Sauveur.
Mais laissons ces
mensonges, et continuons à suivre pas à pas l'histoire intéressante de notre
incomparable trésor.
Profitant de la
circonstance qui l'obligeait à enlever de son antique sépulcre le corps de son
glorieux Père, l'abbé Guillaume fit renouveler la caisse en bois plaquée de
cuivre qui contenait, depuis le vide siècle, les saintes dépouilles. Mais on se
garda bien de jeter au rebut ce bois vénérable. On s'en servit comme de remède
pour la guérison d'un grand nombre de malades (1), notamment du moine Véran,
qui devait être le successeur de l'abbé Guillaume (2).
Nous le disions
tout à l'heure, la basilique ne fut achevée que sous l'abbé Simon (1096-1108),
après plus de trente ans de travaux continuels. Celui-ci voulut donner à la
consécration du nouvel édifice et à la translation du corps de saint Benoît
dans son nouveau sépulcre, tout l'éclat et toute la pompe que réclamaient les
circonstances. Les fidèles, le clergé, la noblesse, les abbés et les évêques
répondirent en foule à son appel (3). Le roi Philippe Ier, alors malade à
Melun, ne pouvant venir en personne, y envoya son fils Louis le Gros, déjà
couronné du vivant de son père. Cependant, par un insondable jugement de Dieu,
le vénérable abbé Simon, comme Moïse et Aaron, fut privé de voir de ses yeux
mortels le magnifique triomphe qu'il avait préparé à son glorieux Père saint Benoît.
Il mourut dans la nuit même qui précédait le 19 mars. Malgré cette mort
inopinée, la cérémonie néanmoins eut lieu au jour fixé, à cause du concours
immense de peuples déjà réunis pour la fête. On enterra, le 20 mars (4), le
192
défunt sous le cloître, et l'on procéda à la
consécration de l'autel majeur et de l'autel matutinal, dédié à saint Benoît et
placé immédiatement au-dessus de la Confession. On porta ensuite dans la
crypte, au chant des hymnes et des cantiques, les membres sacrés du saint
patriarche, qu'on avait enfermés dans une nouvelle châsse d'or, enrichie de
pierres précieuses. C'était un don de la munificence royale. L'émotion générale
était telle que le jeune roi et les princes, aussi bien que les moines et les
abbés, versaient des larmes de joie, au point d'être obligés d'interrompre les
chants sacrés. Le lendemain, on célébra la fête de saint Benoît.
Aussitôt après la
solemnité liturgique, Louis le Gros s'empressa d'aller rejoindre son père
étendu sur un lit de souffrance à Melun. Depuis longtemps déjà celui-ci avait
manifesté ta volonté d'être enterré près dit tombeau de saint Benoît, à
Fleury-sur-Loire. Comme on lui demandait pourquoi il ne choisissait pus sa
sépulture près des tombeaux de ses prédécesseurs, à Saint-Denis :
« Je sais, répondit-il (1), que la sépulture des rois de France est à
Saint-Denis; mais je me sens trop grand pécheur pour oser aller reposer près du
corps de ce glorieux martyr. Je craindrais un sort semblable à celui qui,
dit-on, est advenu à Charles Martel. J'aime saint Benoît ; j'ai une humble
confiance en ce Père miséricordieux des moines; voilà pourquoi je désire être
enterré dans son église, sur les bords de la Loire. Il est clément et plein de
condescendance, et il accueille avec bonté tous les pécheurs qui veulent faire
pénitence et se réconcilier avec Dieu, selon les prescriptions de sa règle. »
193
Son désir fut accompli. Il mourut à Melun le
30 juillet, et son corps, transporté à Fleury, au milieu d'un nombreux cortège
funèbre présidé par son fils, fut enterré entre le choeur et le sanctuaire (1).
Il est bien
probable que, à l'occasion de ces diverses translations, on enleva plus d'un
ossement important du dépôt sacré. On l'infère évidemment d'un fait raconté par
Raoul Tortaire, précisément à l'occasion de la reconstruction de la basilique
sous l'abbé Guillaume.
Le directeur des travaux (praefectus operi),
nommé Gallebert, guérit à Vitry-aux-Bois un paralytique avec une relique du
saint patriarche qu'il portait avec lui (2). Si un simple particulier possédait
de telles reliques, à plus forte raison les églises et les monastères
devaient-ils en réclamer pour les offrir à la vénération publique.
C'est donc vers
cette époque, croyons-nous (3), qu'il faut reporter le don fait d'une vertèbre
du saint législateur au monastère de Saint-Symphorien d'Autun, aujourd'hui
encore vénérée dans l'église paroissiale qui a pris le nom de ce saint martyr.
Cependant (4),
l'usage d'exposer les saintes reliques sur les autels commençant à se
généraliser en France, les moines de Fleury crurent qu'il était convenable de
ne pas laisser dans l'ombre d'une crypte le riche trésor qu'ils possédaient. En
conséquence, le 11 juillet 1207 eut lieu une autre translation solennelle
194
du corps de saint Benoît par les soins de
l'abbé Garnier (1). Celui-ci, voulant donner à cette cérémonie toute la
solennité possible, fit fabriquer une châsse plus riche et plus ornée que celle
qu'avait donnée, un siècle auparavant, le roi Philippe Ier; et il invita, pour
présider la solennité les archevêques de Bourges et de Sens, ainsi qu’un grand
nombre d'évêques et d'abbés. Les documents conservés dans les archives de
Fleury signalent notamment comme ayant assisté à la fête : Eude évêque de
Paris, Manassès, d'Orléans, Guillaume d'Auxerre et Guillaume de Nevers.
On procéda selon
toutes les formes canoniques. On vénéra les saintes, reliques, on lut toutes
les' pièces attestant leur parfaite authenticité, et, après les avoir,
scellées, on les déposa dans la nouvelle châsse, que l'on transporta en grande
pompe au-dessus de l'autel majeur. Les fidèles pouvaient ainsi contempler de
loin le précieux dépôt qui Dieu leur avait confié.
Tout cela est
raconté dans la gloire officielle que publia à cette occasion saint Guillaume,
archevêque de Bourges, et que l'on garde religieusement dans les archives de
Fleury (2).
Le saint prélat
ajoute que, « comme il est convenable et utile au salut des âmes que le très
saint confesseur Benoît soit vénéré avec plus d'empressement pendant les fêtes
de la Translation, il remet miséricordieusement sept jours de la pénitence
canonique à tous ceux qui viendront visiter ces lieux et y prier
dévotement, depuis la veille de la prochaine fête de la Translation célébrée en
juillet jusqu'au lendemain de l’octave. »
De leur côté,
Pierre, archevêque de Sens, et. les évêques de Paris, d'Orléans, d'Auxerre et
de Nevers, rédigèrent; à peu près dans les mêmes termes, une attestation
analogue (3)
195
Deux observations s'imposent à la suite de ce
que nous venons de dire : d'abord, les moines de Fleury ont, depuis le VIIIe
siècle, conservé avec un soin filial et jaloux le corps vénéré de leur Père
saint Benoît, l'appréciant comme le plus précieux dépôt de leur riche trésor
(1) Que dis-je ? ils ont construit pour lui seul cette magnifique confession,
véritable reliquaire sculpté, qui est le centre et l'unique raison d'être de la
vaste crypte si justement admirée aujourd'hui. De plus, ils n'ont pas craint, à
diverses reprises, notamment en 1108 et en 1207, d'étaler au grand jour et de
soumettre à l'examen des princes et des évêques ces ossements sacrés dont on
leur contestait, ils ne l'ignoraient pas, la réelle possession.
Ces considérations
frappaient déjà les abbés cisterciens réunis en chapitre général à Citeaux, en
1234. Aussi décrétèrent-ils que l'on célébrerait désormais dans tout l'Ordre
comme une fête de première classe la Translation de saint Benoît :
« Les Cassinésiens, disaient-ils dans leurs considérants (2), prétendent,
il est; vrai, avoir le corps du saint patriarche; mais les moines de Fleury
font mieux : ils le montrent à découvert à quiconque va les visiter. »
Après la visite
officielle des reliques faites en 1207; il n'est pas étonnant que le pape
Honorius III, le 2 mars 1218, ait appelé Fleury (3) un lieu qui inspire une
religieuse terreur et la vénération à cause du respect dû à la présence du
bienheureux confesseur Benoît,: instituteur de l'Ordre monastique. »
Clément IV, de son
côté, par sa bulle du 2 août 1267 (4), en
196
concédant 100 jours d'indulgence à ceux
qui, pénitents et confessés, visiteront l'église de Fleury le jour du Natalis
et celui de la Translation de saint Benoît, attestait implicitement et
la légitimité de cette dernière fête et la réalité de la présence du corps de
saint Benoît à Fleury.
En 1207 et en 1108, on distribua plusieurs
ossements de saint Benoît aux églises et aux monastères de France. De là
viennent sans doute ces nombreuses reliques du saint patriarche que l'on trouve
indiquées dans les inventaires des trésors des reliques au xve et au zvie
siècle, et dont plusieurs sont encore conservées.
Dans
l'impossibilité d'énumérer toutes celles de France (1), indiquons seulement
celles que l'on vénérait dans diverses églises de Cologne (2), de Trèves,
d'Augsbourg, de Luxembourg, et de plusieurs villes de Belgique et d'Allemagne
(3).
On comprend
d'ailleurs facilement que là où l'on célébrait avec solennité la Translation du
corps de saint Benoît en France, on fût désireux d'obtenir de Fleury quelques
parcelles de ce précieux trésor. Or, nous l'avons vu, toute l'Allemagne, aussi
bien que la Belgique, célébrait cette fête.
Il faut en dire
autant de l'Espagne, où l'on se glorifiait de posséder plusieurs ossements de
saint Benoît (4).
Pendant le XIVe
siècle, les documents historiques nous signalent deux importantes donations de
reliques extraites du dépôt de Fleury. L'une se fit par ordre du pape Urbain V,
qui écrivit, le 7 janvier 1364, à l'abbé de Fleury,pour lui demander « le
quart
197
environ de la tête, un os du bras droit et
plusieurs palmes du drap qui enveloppaient alors les saintes reliques (1).
En 1393, l'abbaye
de Saint-Denis près Paris fut également enrichie de deux fragments de la tète et
du bras (2).
Malgré tant de donations successives, la plus
grande partie du corps du saint patriarche reposait encore dans sa chasse
splendide,lorsque les protestants commencèrent leurs sacrilèges déprédations.
L'abbaye de Fleury avait malheureusement alors, pour abbé commendataire
l'indigne cardinal Odet de Châtillon, qui foulant aux pieds les serments les
plus sacrés, devint l'un des plus ardents promoteurs de l'hérésie.
Or, le 1er mai
1562, il envoya à Fleury le sieur d'Avantigny, un de ses agents dévoués, avec
la mission d'enlever du trésor de l'abbaye tous les vases d'or et d'argent,
notamment les riches reliquaires, dons de la piété des fidèles et des princes.
Afin d'assurer l'exécution de ses ordres, il écrivit au prieur claustral, D.
Antoine Foubert, une lettre hypocrite, dans laquelle il lui disait (3 ): « Quant
aux reliquaires et autres choses que vous aurez à serrer, pour ce qu'il
vous en saura bien faire entendre mon intention, je m'en remettrai sur la
créance que je lui ai baillée. »
Le sacrilège
gentilhomme ne fut que trop fidèle à son mandat. Il fit jeter au feu les corps
de saint Maur martyr, de saint Frogent, de saint Paul de Léon et de sainte
Tenestine, dont les précieux reliquaires furent transportés à la Tour-Neuve
d'Orléans, où le prince de Condé faisait battre monnaie (4).
La chasse de saint Benoît
eut le même sort. Ses reliques allaient également devenir la proie des flammes,
lorsque le prieur obtint par ses supplications de les conserver intactes.
Laissant
au ravisseur le métal de la grande capse, il
put emporter et déposer secrètement dans un des appartements du palais abbatial
le coffret en bois qui contenait les ossements sacrés du 'saint patriarche (1).
Grâce à l'inviolabilité de cet asile, ils furent protégés contre le fanatisme
des huguenots. Le 22 mai 1581, l'abbé commendataire Claude Sublet, après un
procès-verbal canonique, les transféra dans un reliquaire de bois doré(2).
Parmi les
nombreuses reliques laissées à son fils par le prétendant au trône du Portugal,
D. Antoine, en 1594, on remarque deux ossements de saint Benoît, provenant de
l'abbaye de Fleury, et une vertèbre de sainte Scholastique. extraite du trésor
du Mans (3).
En 1599 et en 1608,
reconnaissance canonique des reliques par Charles de la Saussaye, doyen du
chapitre d'Orléans (4).
Les religieux de
Fleury, heureux et fiers de leur dépôt, le gardaient avec un soin d'autant plus
jaloux, que sa conservation leur paraissait plus exceptionnelle et. plus
miraculeuse. En effet, de tous les corps saints dont s'honorait jadis l'Église
de France, celui de saint Benoît avait seul échappé à la fureur des hérétiques.
Aussi refusèrent-ils, en 1606, de s'en dépouiller, même en partie, en faveur
d'une communauté de religieuses bénédictines, malgré les instances que leur fit
à ce sujet le savant Gabriel de l'Aubépine, évêque d'Orléans.
Un peu plus tard
néanmoins, ils se montrèrent plus faciles, et ils accordèrent des reliques à
plusieurs monastères de l'Ordre de saint Benoît. Ainsi le 21 juin 1625,
l'abbesse de Notre-Dame d'Almenesche, au diocèse de Séez, obtint; une vertèbre,
à la condition de faire célébrer dans son monastère la fête de l'Illation. Le
17 octobre de la même année, un petit os fut accordé à Mme de Beauvilliers,
abbesse de Montmartre (5).
Sur la demande de
la reine-mère Marie de Médicis, le cardinal de Richelieu, abbé commendataire de
Fleury, fit ouvrir la chasse le 7 octobre 1627, en présence du notaire royal et
du bailli Philibert Le Ber,
199
qui dressèrent l'un et l'autre procès-verbal,
et le prieur en tira un os du bras de notable grandeur (1). Cette insigne
relique fut portée et offerte à la reine (2), au nom de la Congrégation de
Saint-Maur, par dom Bernard Jerandac, procureur de l'abbaye (3).
Cependant, les Bénédictins de la dite
Congrégation, qui venaient de prendre possession de l'abbaye (22 juin 1627),
gémissaient de voir les ossements de leur, saint patriarche renfermés dans un
reliquaire si peu digne de lui.
La divine
Providence leur permit bientôt de mettre un terme à cette situation.
Grâce à la générosité de Gaston d'Orléans (4),
frère deLouis XIII, à la libéralité de plusieurs gentilhommes et bourgeois et
aux dons offerts par soixante-quatorze monastères de France (5), deux chasses
furent fabriquées à Blois, par l'un des plus habiles orfèvres du temps, nommé
Poilly. La plus petite, en forme de chef, destinée à contenir le crâne et la
mâchoire inférieure (6) de saint Benoît, était d'argent doré et ciselé. La plus
grande, en argent massif plaqué d'or ciselé, avait trois pieds et demi en
hauteur et en longueur, et plus d'un pied et demi en largeur. C'était un
édicule orné de statuettes encastrées entre plusieurs colonnettes élégantes
(7).
La cérémonie de la
translation fut fixée au 2 et au 3 mai de l'année 1663, en la veille et au jour
de l'Ascension (8). Elle eut
200
lieu en présence du chapitre général de la
Congrégation de Saint-Maur, réuni, cette année-là, dans, l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire,
et sous la présidence de Jean d'Estrades, ancien évêque de, Condom et abbé
commendataire de Notre-Dame de Charlieu, qui, depuis quelques années, s'était
retiré dans la solitude du cloître à Fleury.
Dans le
procès-verbal dressé au nom de ce prélat, il est dit (1) qu'il remplissait cet
office dé président de la cérémonie de la translation, à la prière du Révérend
Père dom: Jean Harel, président du chapitre général de la Congrégation de
Saint-Maur, et du consentement 'de Monseigneur Aphonse d'Elbène, évêque
d'Orléans.
Le 2 mai, à deux
heures du soir, on enleva les ossements sacrés du reliquaire et de l'enveloppe
de soie où ils reposaient; on en retira le crâne et la mâchoire inférieure que
l'on transféra dans la petite châsse d'argent doré (2) préalablement bénite par
le susdit prélat, qui célébra ensuite pontificalement les premières vêpres de
l'Ascension.
Le lendemain, à
neuf heures du matin; en présenté des mêmes personnes, à savoir du président,
des définiteurs et des autres Pères du chapitre général, des moines de l'abbaye
et d'un grand nombre de prêtres et laïques des deux sexes, on enleva de nouveau
de l'ancienne châsse, qu'on avait religieusement fermée et transportée dans le
Jubé, tous les ossements qui restaient du corps de saint Benoît. On les fit
voir et vénérer à toutes les personnes présentes; puis on mit dans un
coffret en bois le suaire broché d'or contenant les saintes reliques, et l'on
renferma le tout dans la magnifique châsse préparée à cet effet. Après quoi on
porta le saint corps en procession à travers les rues de la, ville et les
jardins du monastère. En tête du cortège s'avançaient dix curés du voisinage
avec leurs clercs, leurs croix et leurs bannières ; tandis. qu'une foule
innombrable l'escortait ou le suivait.
Au retour; de la
procession Mgr d'Estrades célébra, pontificalement
201
une messe solennelle, et à deux heures du soir
les secondes vêpres, précédées d'un sermon prêché par un des membres du
chapitre général.
Le 6 mai, vers huit
heures du matin, le même prélat transféra dans un nouveau reliquaire les
quelques ossements des saints Maur, Frogent et Aigulphe martyrs, échappés à
l'incendie lors de la combustion générale de leurs corps vénérés sous l'abbé
apostat Odet de Châtillon.
Tel est, en
substance, le procès-verbal canonique de l'ex-évêque de Condom, qui est encore
conservé dans les archives de l'évêché d'Orléans et de la fabrique de Saint-Benoît-sur-Loire.
Malgré leur vif
désir de conserver désormais intact leur précieux trésor (1), les religieux de
Fleury ne purent répondre par un refus à toutes les sollicitations qui leur
furent faites. Ainsi, en 1689, le grand-duc de Toscane obtint une vertèbre
authentiquée solennellement par le notaire royal de la châtellenie, par le
prieur, les moines de l'abbaye et un certain nombre de notables du pays (2).
En 1725, nouveau
don de quelques ossements à l'abbaye du Bec, en Normandie, sur les instances de
Mgr Fleuriau d'Armenonville (3).
Le 9 novembre 1736
un os fut également concédé au roi de Pologne Stanislas pour l'abbaye de
Saint-Léopold en Russie (4); mais ce ne fut pas sans résistance. Dans le refus
qu'ils opposèrent à la première demande du pieux monarque, les religieux, après
avoir énuméré les principales donations des reliques de saint Benoît extraites
de leur précieux dépôt, alléguaient déjà un motif qui est malheureusement plus,
frappant aujourd'hui. « En continuant, disaient-ils, d'accorder ainsi ces
saintes reliques, il arriverait bientôt que l'on ne posséderait plus qu'une
trop faible portion du corps de saint Benoît pour dire avec vérité
202
que ce corps sacré repose dans l'église de ce
monastère de saint Benoist de Fleury. »
Cependant la dévotion des fidèles envers ces
restes vénérés ne discontinuait pas; et les annales de l'abbaye au XVIIIe
siècle, relatent un grand nombre de faits miraculeux arrivés pendant cette
époque pourtant si peu croyante.
Survint la
tourmente révolutionnaire. Les habitants de la petite ville de Fleury,
justement fiers de leur incomparable dépôt, s'en constituèrent eux-mêmes les
gardiens après la dispersion des religieux en 1792. Ils tolérèrent, il est
vrai, qu'on enlevât l'or et l'argent dans lesquels les reliques étaient
renfermées depuis 1663; mais ils ne souffrirent pas qu'on leur ravit la moindre
portion des ossements sacrés. Ce fait, si glorieux pour la municipalité de
Fleury, est peut-être unique en France. Il est constaté par un procès-verbal,
que nous croyons devoir rapporter en entier, à cause de son importance (1)
« Le deuxième
jour de janvier mil sept cent quatre-vingt-treize, en exécution d'une
commission à lui adressée par le citoyen evesque du département du Loiret, D.
A. Jarente (2), et contresignée par le citoyen Septier, vicaire épiscopal,
et d'une lettre du procureur syndic de Gien, en date du 22 décembre 1792,
signée Mauroux, moy Guillaume Jacques Gravet, curé de Sully, me suis transporté
aujourd'hui à Saint-Benoist et étant chez le citoyen Mauduison, curé de la
ville de Saint-Benoist, j'ai été averti de passer dans la sacristie du
ci-devant monastère des religieux bénédictins de la ville de Saint-Benoist; et
assisté du citoyen curé, ainsi que portait ma commission, j'y ai trouvé le
citoyen Nicolas Privé, membre du district de Gien et commissaire nommé par le
directoire du même district à l’effet de faire enlever l'argenterie des
châsses du ci-devant monastère pour l'envoyer à Gien, et plusieurs autres
citoyens qu'on m'a dit être les maires et officiers municipaux de la ville de
Saint-Benoist. Et aussitôt le citoyen Privé a ordonné, en sa qualité de
commissaire, au citoyen Leblave, orfèvre à Gien, et au citoyen Richard,
serrurier à Sully, appelés pour la même
203
cause, de détacher le buste de saint
Benoist, qui était en vermeil (1), de son soc, qui était en bois d'ébesne.
Il s'est trouvé dans la partie supérieure du chef une portion de crâne,
couverte d'un verre, qu'on m'a dit être de la tête de saint Benoist, et qui m'a
paru (tel) suivant l'inscription. Ensuite, on a ouvert le socle ou piédestal,
où j'ai vu un reliquaire d'argent bien fermé et resté intact, où il m'a paru au
travers du verre être la mâchoire inférieure qu'on m'a dit pareillement être de
saint Benoist, et suivant l'inscription. J’ai tiré moi-même la partie du
crâne qui était dans le chef et je l'ai mise dans le socle (2), que
j'ai fait arrêter et sceller avec des clous en présence de tous les assistants.
J'ay apposé sur la planche qui avait été ôtée et remise, une bande de galon blanc;
et j'ay mis aux deux bouts mon cachet portant un chiffre. »
Ici ledit
commissaire rapporte ce qu'il a fait à l'égard des autres reliques de saint
Placide, etc., conservées dans le même trésor de ladite église. « Ensuite,
continue-t-il, nous sommes passés dans le choeur de l'église ; et après qu'on
eut ouvert les portes d'un enfoncement, qui est derrière le maître-autel,
au-dessus du tabernacle, j'ay trouvé une châsse en vermeil doré (sic), de la
longueur de trois pieds en hauteur, qu'on a démontée et défaite par morceaux.
Cela fait, j'y ai trouvé un coffre de bois d'orme tout brut, et qui était fermé
de quatre serrures, deux au-dessus et une devant et l'autre par derrière. On
m'a dit que dans ce coffre étaient renfermées des reliques de saint Benoist,
sans aucune inscription, ainsi que tous les procès-verbaux qui attestaient
l'authenticité de toutes les reliques dont on a fait mention dans ce
procès-verbal. N'ayant pas voulu faire ouvrir la châsse et vérifier ces
faits (3), j'ai mis une bande de galon blanc sur chacune des serrures et
apposé mon cachet, et j'ai laissé ledit coffre dans la même place (4),
ainsi que tous les reliquaires désignés ci-dessus, qui sont restés dans la
sacristie de la paroisse de Saint-Benoist et à la garde du citoyen curé et des
citoyens maire et officiers municipaux de ladite ville: dont du tout j'ai
fait acte, le jour et an que
204
dessus et en ai laissé une tapie entre les
mains dit citoyen Mauduison, curé de Saint-Benoist, qui a signé avec
moy. »
Ainsi signé :
Gravet curé de Sully, commissaire. Mauduison, curé de Saint-Benoist.
Ainsi, non
seulement la municipalité de Fleury ne profana pas les restes vénérés de saint
Benoît, mais encore elle s'en constitua officiellement la gardienne
respectueuse et dévouée.
Les convulsions
politiques qui agitèrent la France de 1793 à 1801 ne permirent pas à l'autorité
ecclésiastique d'apposer sa sanction définitive à ce qui s'était fait en son
nom en 1793. Mais lorsque la paix religieuse fut affermie, Mgr Bernier, évêque
d'Orléans, se fit un devoir de parachever l'oeuvre du curé de Sully.
Celui-ci, dans une
lettre datée du 31 août 1805 (1), résumait fidèlement le résultat de la mission
qu'il avait remplie en 1793, et engageait 1s célèbre prélat à faire une
reconnaissance canonique des saintes reliques de l'église autrefois abbatiale,
aujourd'hui paroissiale de Saint-Benoît, l'assurant qu'il trouverait toutes
choses dans l'état où il les avait laissées.
Mgr Bernier
s'empressa de faire droit à la demande de l'ancien commissaire de son
prédécesseur; et, le 5 septembre suivant, il se rendit à Fleury, à l’effet,
dit-il, de vérifier l'authenticité et la conservation des reliques déposées
dans cette église de Saint-Benoît-sur-Loire. Il se fit assister dans cette
oeuvre importante par MM., Jacques Demandières, son vicaire général, chanoine
et grand archidiacre de l'église cathédrale, Joseph Clavelot, chanoine de
l'église cathédrale et archidiacre de Gien, Jacques Florent Patu, prêtre
chanoine de ladite cathédrale, Louis-Pierre Baron,curé desservant de la dite
paroisse de Saint-Benoît, François Maudui, son prêtre, ancien curé de la
même paroisse, Simon-Pierre Burdel, maire de ladite paroisse, Jean-Baptiste
Prochasson, adjoint de M. le maire, Jean-Louis Boujouant et Emery Bouard,
fabriciers de ladite église, et autres notables habitants de ladite paroisse,
et même de celles environnantes.
Son procès-verbal
constate qu'on lui présenta d'abord une grande châsse de bois couverte extérieurement
d'une étoffe de soie, et fermant dans la partie supérieure à deux clefs
(3).
205
C'était
manifestement celle qui vient d'être décrite par le curé de Sully.
Outre les nombreux documents signalés en
général par le curé-commissaire, et que le prélat énumère avec détails, la
caisse contenait trois boites distinctes, dans l'une desquelles étaient
renfermées des reliques de saint Benoît d'Aniane, de saint Barthélemy apôtre,
de saint Germain, évêque de Paris, de saint Marc, de saint Robert, abbé de
Molesme, de saint Léger martyr, évoque d'Autun, et de saint Brieuc, évêque en
Bretagne, à côté du voile de soie blanche dans lequel reposaient les restes
du saint patriarche des moines d'Occident.
Ces petites
reliques avaient sans doute été placées dans la caisse de saint Benoît par les
derniers moines de Fleury avant leur dispersion, dans le but de les soustraire
à la profanation.
Mgr Bernier fit
examiner les ossements du saint patriarche par M. Burdel, maire de Fleury, en
sa qualité de chirurgien et d'anatomiste. Mais la science du docteur n'était
pas très grande, car, à part quelques os faciles à déterminer, il rangea tous
les autres dans la catégorie des indéfinissables. Il est vrai qu'à cette époque
la science anatomique était peu avancée.
Quoi qu'il en soit,
l'évêque d'Orléans, après avoir extrait du dépôt, pour satisfaire sa piété
personnelle, trois fragments de côte (1) et une dent, enveloppa de
nouveau tous les ossements de Saint Benoît dans le même linge et sous la
même couverture en soie où il les avait trouvés, et il fixa le tout par un
ruban de soie rose en forme de croix, scellé de son sceau au milieu et aux deux
extrémités. Puis il déposa ces restes vénérés dans la boite de sapin de forme
carrée oblongue, à côté de la petite boîte (2) contenant les reliques de saint
Barthélemy et autres, comme avant la vérification. Cette boîte, fermée par un
ruban blanc muni de son sceau aux deux extrémités, fut déposée dans le grand
coffre aux
206
deux serrures, que l'on replaça derrière le
maître-autel (1). Le célèbre prélat retira ensuite le crâne de saint Benoît du
socle d'ébène, où l'avait déposé M. Gravet, à côté de la mâchoire inférieure du
même saint, pour le mettre, mais sous scellés, dans la chasse contenant
quelques petits ossements de saint Maur martyr, etc. C'est encore là qu'il se
trouve aujourd'hui.
La cérémonie se termina par la récitation du Te
Deum. Le lendemain, 6 septembre, le pontife chanta une messe solennelle en
l'honneur de saint Benoît, avec mémoire des autres saints dont il avait
également vérifié les reliques; et il ordonna que, le dimanche 22 septembre,
une fête solennelle serait célébrée avec octave, en mémoire de l'heureuse
conservation de ces saintes reliques pendant les derniers troubles de la,France
et en l'honneur des saints dont elles sont les restes précieux (2). Afin de
rendre cette solennité plus attrayante pour les fidèles, il obtint du cardinal
Caprara, légat a latere, une approbation de la vérification canonique
des saintes reliques et 100 jours d'indulgence pour ceux qui assisteraient à la
fête du 22 septembre. La lettre du cardinal est du 11 septembre 1805.
Bien que le
procès-verbal n'en fasse pas mention, il est certain que plusieurs ossements de
saint Benoît furent distribués à cette occasion (3).
Le 17 juillet 1835,
Mgr Jean Brumaud-de Beauregard, évêque d'Orléans, fut encore plus prodigue. Il
chargea M. Pierre-François Richard, chanoine de la cathédrale, secrétaire
général de l'évêché et son secrétaire particulier, d'ouvrir, en son nom, la
châsse de saint Benoît et d'en extraire seize ossements plus ou moins
insignes, destinés à être distribués aux monastères de la Congrégation de
la Trappe alors existant en France (4).
207
Le lendemain, 18 juillet, Mgr de Beauregard
lui-même fit scier la partie postérieure du cràne de saint Benoît, qu'il
voulait offrir aux Bénédictins récemment établis à Solesmes. Mais cette
précieuse relique nef ut réellement concédée à Mgr Bouvier, évêque du Mans,
chargé de la transmettre aux disciples du Révérendissime Père dora Guéranger,
que le 11 octobre 1838 (1).
Le 22 novembre 1852, nouvelle reconnaissance
des saintes reliques, faite au nom de Mgr Dupanloup par M. François Edmond
Desnoyers, vicaire général, official du diocèse et archidiacre de Gien, assisté
de M. Alexandre Rabotin, alors chanoine honoraire et secrétaire de l'évêché,
délégué, aussi bien que l'official, par l'évêque d'Orléans.
A cette occasion,
les dons furent plus nombreux que jamais. La plupart des maisons
ecclésiastiques ou religieuses de la ville d'Orléans et un certain nombre de
laïques reçurent des ossements plus ou moins considérables; le grand séminaire
d'Orléans, en particulier, fut gratifié de la moitié supérieure du radius
gauche mesurant 13 centimètres en longueur (2).. Le petit séminaire,
les Carmélites, l'association de la Sainte-Enfance, les Pères de la
Miséricorde, etc., eurent leur part à la distribution (3).
Le 8 août 1856, Mgr
Dupanloup, chargea M. le chanoine Rabotin, son secrétaire, d'aller porter aux
Bénédictins d'Einsiedeln, en Suisse, une côte extraite par lui du corps du
saint patriarche (4).
Mais ce fut surtout
envers les religieux Bénédictins de la Pierre-qui-Vive que l'évêque d'Orléans
se montra le plus généreux. Il leur donna, le 21 juillet 1865,1° la moitié
inférieure du radius droit ; 2° la partie inférieure du péroné gauche; 3°
l'angle antérieur de l'os molaire droit (5).
Cependant, le
procès-verbal de Mgr Dupanloup ayant soulevé des difficultés à Rome (6), Mgr
Coullié, son successeur, voulut y
208
faire droit, en provoquant une enquête
solennelle revôtue de toutes les formes canoniques qu'on peut désirer. Comme Sa
Grandeur m'a fait .l'honneur de~participer àcette vérification juridique, on
nous permettra d'en reproduire les principales circonstances, d'après le très
exact procès-verbal rédigé authentiquement et officiellement par M. le chanoine
Sejourné, chancelier de l'évêché, notaire ecclésiastique de la ville et du
diocèse d'Orléans, missionnaire apostolique et licencié en théologie.
Mgr Coullié, évêque
actuel d'Orléans, avait invité à la cérémonie Mgr François-Marie-Benjamin
Richard, archevèque de Larisse in partibus infid. et coadjuteur de Paris, les
révérendissimes Pères abbés de Solesmes et de Ligugé, M. le docteur Desormeaux,
chirurgien honoraire des hôpitaux de Paris, officier de la Légion d'honneur,
etc., l'une des sommités de la science anatomique de France, M. le docteur
Marie-Paul-Edmond Pilate, chirurgien-adjoint de l'Hôtel-Dieu d'Orléans, et
également fort habile anatomiste, M. le docteur Louis-Jacques-Jules Lorraine,
membre correspondant de la société anatomique de Paris, etc., M. le docteur
Jules-Auguste-Eugène Deville, de Saint-Benoît-surLoire, M. Benoît-Augustin
Mahy, médecin à Saint-Benoît-sur Loire, et Mgr Louis-Alexandre Rabotin,
protonotaire apostolique ad instar participantium, qui avait rédigé le
procès-verbal de 1852.
Le samedi 9 juillet
1881, les personnes sus-indiquées, moins le révérendissime abbé de Solesmes
retardé malgré lui, étaientarrivées à Saint-Benoît, autrement dit
Fleury-sur-Loire. Se réunirent à eux, comme témoins autorisés, M.
Jean-Baptiste-Théodore Luche, maire de Saint-Benoît-sur-Loire, conseiller
général du département et chevalier de la Légion d'honneur, M. Louis-Stanislas
Marchon, ancien notaire, adjoint au maire de Sain t-Benoît-sur-Loire, M.
Dominique-Jean-Antoine Reulet, chanoine titulaire de NotreDame de Paris,
secrétaire particulier de Son Eminence le Cardinal Guibert, archevêque de
Paris, etc., M. Aignan-Félix-Edmond Sejourné, déjà cité et chargé, en qualité
de notaire épiscopal, de veiller à la rédaction des notes nécessaires au
procès-verbal, M. Louis-Toussaint Tranchau, chanoine et archiprêtre de la
cathédrale d'Orléans, M. Jean-Louis-François Martin, chanoine honoraire
d'Orléans, aumônier des religieuses de la Visitatioti de la même ville et
ancien curé de Saint-Benoît-sur-Loire, M. BasileIsidore Gilbert, curé-doyen
d'Ouzouer-sur-Loire, [209] M. Timothée-Ferdinand Brettes, premier vicaire de
Clignancourt, en la banlieue de Paris, docteur en théologie, chanoine honoraire
d'Antioche, les RR. Pères D. Ignace Jean, D. Arthur Baudart et D. Joseph
Bouchard, religieux de la congrégation de la Pierre-Qui-Vire, et le R. P. D.
François Chamard, bénédictin de la congrégagation de France et doyen de
l'abbaye de Ligugé.
Nous ne pouvons entrer dans tous les détails
de la procédure énumérés dans le procès-verbal officiel. Il nous suffit de dire
que Mgr le protonotaire Rabotin compléta par des explications plus que
suffisantes lesdonnées du procès-verbal du 22 novembre 1852. Il attesta sur la
foi du serment, et M. le docteur Lorraine, qui, en 1852, avait présidé à
l'examen anatomique, confirma son témoignage, que les délégués de Mgr Dupanloup
avaient trouvé, à cette date, les reliques de saint Benott scellées du sceau de
Mgr de Beauregard, jadis évêque d'Orléans. M. le chanoine Martin, en qualité
d'ancien curé de Saint-Benoît-sur-Loire, affirma, également sur la foi du
serment, que chaque fois que les archidiacres de Gien, vicaires généraux de
l'évèque d'Orléans, avaient ouvert, par délégation spéciale, la chàsse de saint
Benoît, ils l'avaient trouvée scellée et l'avaient soigneusement munie du sceau
épiscopal.
Après ces
dépositions préalables, Mgr Coullié brisa les sceaux et MM. les docteurs
médecins prétèrent serment de s'acquitter de leur mission avec la plus
consciencieuse fidélité.
Or voici le
résultat de leur examen scientifique :
« Nous
soussignés, docteurs en médecine, convoqués à Saint Benoît-sur-Loire le samedi
9 juillet 1881, par Mgr l'évêque d'Orléans, pour procéder à la reconnaissance
des restes de saint Benoît, après la rupture des sceaux fermant les
reliquaires, avons fait les constatations suivantes :
« En premier lieu,
dans le grand reliquaire en bois fermé par « un couvercle à coulisse, se
trouvent les os ci-après désignés
« Dix-sept
fragments de côtes.
« Deux fémurs
entiers, le droit et le gauche, présentant l'un et l'autre du sommet du
grand trochanter au bord articulaire du condyle externe, 42 centimètres 5
millimètres, de la fossette du ligament rond jusqu'au bord inférieur du condyle
interne, 42 centimètres 5 millimètres ; de la même fossette à la partie la plus
saillante du grand trochanter, 10 centimètres; pour la circonférence de la
partie articulaire de la tète, 16 centimètres. [210]
« Le sacrum et
les deux os coxaux s'articulent exactement entre eux.
« Le sacrum
comprend les deux premières vertèbres sacrées et un fragment de la troisième;
les faces articulaires latérales sont presque intactes. Il se voit la première
paire des trous de conjugaison. La face antérieure mesure, transversalement
au-dessus des surfaces articulaires, 13 centimètres. Chaque os coxal mesure, de
l'épine iliaque antero-supérieure, au sommet de l'ischion, 18 centimètres 5
millimètres. Pour le diamètre de la cavité cotyloïde, 6 centimètres. Le trou
sous-pubien présente la conformation ovale caractéristique d'un bassin
appartenant à un sujet du sexe masculin.
« Neuf vertèbres
presque intactes, parmi lesquelles on distingue « l'axis avec la troisième et
la quatrième vertèbre cervicale, cinq vertèbres dorsales et une vertèbre
lombaire.
« Deux parties
d'omoplate : A. Partie supérieure externe de l'omoplate droite supportant
l'épine de l'omoplate presque dans son entier avec l'acromion, ainsi que la
cavité glénoïde surmontée de l'apophyse coracolde : le diamètre vertical de la
cavité glénoide mesure 4 centimètres, et son diamètre horizontal, 2 centimètres
5 millimètres. B. Une partie de l'angle inférieur de l'omoplate, longue de 5
centimètres.
« La seconde
pièce de l'os sternum, qui mesure en longueur 11 centimètres et en largeur
4 centimètres.
« Le métatarsien
du gros orteil du pied gauche, ayant 7 cent. de longueur.
« L'astragale
entier du pied droit, mesurant 6 cent. de longueur.
« Deux os
cuboïdes, égaux entre eux, le droit et le gauche : le premier cunéiforme du
pied gauche s'articulant avec le métatarsien signalé plus haut. Le deuxième et
le troisième cunéiforme du pied droit.
« Un fragment
diaphysaire du péroné, de 8 cent. 8 millim. de longueur.
« Une petite
portion du temporal, de 4 cent. de longueur, sur 3 cent. de largeur,
offrant sur sa face interne deux sillons de l'artère méningée moyenne.
« Un fragment de la
partie postérieure du maxillaire supérieur gauche, avec une grosse molaire.
(N. B. « Le
procès-verbal de 1852 indique sous le n° 12 par [211] simple erreur de
rédaction le mot dextram au lieu de sinistram, ainsi que
l'affirme M. le docteur Lorraine, présent à la reconnaissance faite à cette
époque (1).
« En second lieu,
dans un petit reliquaire en métal vitré, se trouve un maxillaire inférieur
dépourvu de dents et présentant toutes les alvéoles ouvertes, sauf celle de la
troisième molaire gauche, qui est obstruée, sans dépression ni amincement du
corps de l'os. Les deux condyles et le bord postérieur des deux branches
montantes sont détruites.
« Enfin, dans un
reliquaire contenant des os de diverses provenances se trouve une portion de
la voûte du crâne présentant une section faite par une scie (2), et dont
l'arc mesure 16 cent. 5 millim. La largeur de cette portion cranienne mesure 10
centimètres.
« Ces deux os,
quoique ne se trouvant pas dans le grand reliquaire, nous ont été présentés,
avec les pièces authentiques, comme appartenant à saint Benoît.
« Pour terminer une
reconnaissance des reliques de saint Benoît, il nous a été présenté deux autres
fragments d'os :
« La moitié
supérieure du radius gauche (3), mesurant 13 cent. de longueur; la
circonférence de l'extrémité articulaire est de 7 centimètres ;
« Un fragment de
côte, de 8 cent. de longueur (4).
« Les médecins
experts, observant que les os du bassin s'articulent exactement entre eux et
avec les deux fémurs, affirment que ces cinq os, constituant une partie
importante du squelette, appartiennent au même sujet.
« De plus, considérant
les proportions comparatives des autres os, leur état de conservation, leur structure,
ils pensent naturel d'admettre QU'ILS APPARTIENNENT TOUS A CE MÊME SUJET, doué
d'une taille au-dessus de la moyenne, décédé à un âge ayant dépassé la moitié
de la vie; et ils ne trouvent aucune raison à faire valoir en faveur d'une
opinion contraire. »
Pour qui connait la
réserve des médecins français, cette attestation sera considérée comme une
preuve physique de la plus haute portée à l'appui des démonstrations
historiques développées
212
plus haut en faveur de l'unité du corps
saint vénéré à Fleury sous le nom de saint Benoît. Or, comme d'autre part
la taille et l'âge concordent parfaitement, avec les données transmises sur ce
point par la tradition bénédictine, il s'ensuit que la science médicale
elle-môme, grâce au progrès de l'anatomie moderne, atteste à sa manière la
réalité et l'authenticité de la translation en France du corps entier du
saint fondateur du Mont-Cassin.
En effet, si,
malgré les dons multipliés, dans les siècles précédents et le nôtre, des
ossements importants extraits du précieux dépôt de Fleury, il reste encore une
portion si considérable du corps de saint Benoît, il faut nécessairement que le
dépôt primitif ait été composé du corps entier, ou à peu près, du saint
patriarche.
Toutes les
objections des Italiens se trouvent ainsi réduites à néant.
Il ne nous reste
plus qu'à laisser nos lecteurs juges du litige soulevé, depuis huit siècles,
entre le Mont-Cassin et Fleury.
On peut résumer en
deux mots le résultat de nos recherches et de nos travaux : du côté de Fleury,
possession solide, fondée. sur des monuments historiques de toute nature et
d'une authenticité incontestable; du côté du Mont-Cassin, aveu formel pendant
plusieurs siècles, suivi d'hésitations d'abord, de dénégations ensuite, mais
qui n'ont pour appui qu'un amas de pièces apocryphes, forgées à plaisir pour le
besoin de la cause, et à jamais condamnées par la critique historique.
Laissons à
l'impartiale histoire le soin de prononcer sa sentence définitive; elle ne peut
que nous être favorable, nous avons pour nous LA VÉRITÉ.
213
Haut du document
TABLE DES MATIÈRES
PROLÉGOMÈNES . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . 1
CHAPITRE Ier.—LE MONT-CASSIN AVANT LA
TRANSLATION . . 12
CHAPITRE II.—LA TRANSLATION ET SON PREMIER
TÉMOIN…. 17
CHAPITRE III.—PAUL DIACRE ET LA DATE DE LA
TRANSLATION…29
CHAPITRE IV.—PAUL DIACRE ET LE VRAI SENS DE
SON TÉMOIGNAGE . .38
CHAPITRE V.—ADREVALD ET SA LÉGENDE DE LA
TRANSLATION … 49.
CHAPITRE VI.—LE TÉMOIGNAGE LITURGIQUE EN
GÉNÉRAL ET LES MANUSCRITS FRANÇAIS EN PARTICULIER. . . . . . . . . . . . . . .
. 58
CHAPITRE VII.—LES MANUSCRITS DE BRUXELLES, DE
SAINT-GALL ET D'EINSIEDELN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
CHAPITRE VIII.—LES MANUSCRITS DE LA BATIÈRE,
DE L'AUTRICHE, DE
LA HONGRIE ET DE LA POLOGNE . . . . . . . . . .
. . . . 80
CHAPITRE IX.—LES MANUSCRITS D'ITALIE ET
D'ANGLETERRE . . . . . 91
CHAPITRE X.—LA CROYANCE A LA TRANSLATION DU
CORPS DE SAINT BENOIT EN FRANCE DEPUIS LE IX* JUSQU'AU DÉBUT DU XIe SIÈCLE.
.100
CHAPITRE XI.—LA PÉRIODE DES HÉSITATIONS ET DES
DÉNÉGATIONS…113
CHAPITRE XII.—LA DÉCOUVERTE DU TOMBEAU DE
SAINT BENDIT EN 1066 (v. s.). . . . . . . . . . . .125
CHAPITRE XIII.—LE TOMBEAU EN 1454 ET LE
PROCÈS-VERBAL DE 1486…..138
CHAPITRE XIV.—LES RELIQUES DE SAINT BENOIT EN
1545, 1659 ET 1856, AU MONT-CASSIN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .147
CHAPITRE XV.—LES BULLES DE SAINT ZACHARIE ET
DE BENOIT VIII….152
CHAPITRE XVI.—LES BULLES D'ALEXANDRE II ET
D'URBAIN II ET LA SENTENCE DE PASCAL II …..171
CHAPITRE XVII.—LES RELIQUES DE SAINTE
SCHOLASTIQUE ET DE SAINT BENOIT AU MANS ET A FLEURY. . . . . . . . 183
214
Haut du document
ERRATA
Page 18, note 1, ligne 23, au lieu de tridunm,
lisez triduum.
Page 18, ligne 25, au lieu de quad
Paulus, lisez quod Paulus.
Page 18, ligne 46, au lieu de obstaculem,
lisez obstaculum.
Page 19, ligne 29, au lieu de cercueil
très pur, lisez linceul très pur.
Page 23, ligne 18, au lieu de au XIIe et au
XVIIIe, lisez au XVIIe et au XVIIIe.
Page 25, ligne 1, au lieu de labour,
lisez labeur.
Page 26, note 5, au lieu de Antiquités
France, lisez Antiquaires de France.
Page 28, ligne 18, au lieu de si l'on
croyait, lisez si l'on en croyait.
Page 29, mettez le signe de renvoi de la note
avant le mot Instruit.
Page 32, les deux dernières lignes de la note
1 doivent être placées entre là première et la deuxième ligne.
Page 33, ligne 15, au lieu d'opinions adversaires,
lire opinions adverses.
Page 34, note 1, ligne 5, au lieu de 638,
lisez 658.
Page 35, ligne 2, au lieu de n'avait pas
eu lieu, lisez n'a pas eu lieu.
Page 35 note 4, au lieu de Nat. praeviae,
lisez Not. praeviae.
Page 36, note 2, lignes 1 et 2, au lieu de cororis,
lisez corporis, et ligne 3, au lieu de an. 663, lisez an. 653.
Page 37, ligne 2, au lieu de Campagne,
lisez Campanie, et ligne 6, au lieu de Pau, lisez Paul.
Page 39, note 1, lignes 1 et 2, au lieu de transationi,
lisez translationi.
Page 47, ligne 26 : « Ce sont des os
de la bouche et des yeux ». Une étude plus approfondie nous oblige à
rétracter cette concession. Le Mont-Cassin n'a pas pu conserver ces parties de
la tête qui ont été transportées à Fleury. On peut tout au plus admettre que
quelque os sans importance de la tête furent restitués par l'abbé Medo en 753.
Pave 58, note 1, au lieu de saint Wandrégisile,
lisez saint Vandrille.
Page 71, dans le titre, au lieu de Einsiedlen,
lisez Einsiedeln; la même correction doit être faite deux fois à la page
79.
Page 79, ligne 7, du monastère de Nieder-Altaïch.
C'est une erreur dans laquelle j'ai été induit par mon très aimable et si
obligeant confrère le bibliothécaire d'Einsiedeln, qui me prie de la rectifier.
Page 81, ligne 24, au lieu de Paul Dacre,
lisez Paul Diacre.
Page 85, ligne 1, au lieu de comm,
lisez comme.
Page 89, note 4, ligne 2, au lieu de 1590,
lisez 1490.
Page 90, note 3, ligne 3, au lieu de 2134,
lisez 2934, et ligne 4, au lieu de 24 mars, lisez 21 mars
Pages 92, 93 et 97, au lieu de Georgi,
lisez Domenico Giorgi.
Page 96, ligne 27, au lieu de ricolarn,
lisez rilocarn.
Page 134, ligne 19, au lieu de treuvèrent,
lisez trouvèrent.
Page 134, note 1, ligne 3, au lieu de aperice,
lisez aperire, et ligne 12, au lieu de invenerunta, lisez invenerunt.
Page 138, note ligne 3, au lieu de recordita,
lisez recondita; ligne 19, au lieu de reperiend, lisez reperiendi;
ligne 21, au lieu de subitus, lisez subtus; ligne 37, au lieu de amoveunt,
lisez amoverunt; ligne 41, au lieu de urben, lisez urbem.
Page 139, note, ligne 48, au lieu de licct,
lisez licet; ligne 51, au lieu de constueri, lisez constitueri.
Page 143, ligne 20, au lieu de souffriront,
lisez souffrirent.
Page 152, dernière ligne, au lieu de : une de
saint Zacharie VIII, une autre de Benoît, lisez : une autre de
saint Zacharie, une autre de Benoît VIII.
Bénédictin de
l'abbaye de Ligugé, de la Congrégation de France.
PARIS
AUX BUREAUX DU
CONTEMPORAIN
17, RUE CASSETTE, 17
Ou chez l'auteur à
LIGUGÉ (Vienne) 1882
I
LE MONT-CASSIN AVANT LA TRANSLATION.
II
LA TRANSLATION ET SON PREMIER TÉMOIN.
III
PAUL DIACRE ET LA DATE DE LA TRANSLATION.
IV
PAUL DIACRE ET LE VRAI SENS DE SON TÉMOIGNAGE.
V
ADREVALD ET SA LÉGENDE DE LA TRANSLATION.
VI
LE TÉMOIGNAGE LITURGIQUE EN GÉNÉRAL ET LES MANUSCRITS
FRANÇAIS EN PARTICULIER.
VII
LES MANUSCRITS DE BRUXELLES, DE SAINT-GALL
ET D'EINSIEDLEN.
VIII
LES MANUSCRITS DE LA BAVIÈRE, DE L'AUTRICHE, DE LA HONGRIE ET DE LA
POLOGNE.
IX
LES MANUSCRITS D'ITALIE ET D'ANGLETERRE.
X
LA CROYANCE A LA TRANSLATION DU CORPS DE SAINT BENOIT EN FRANCE
DEPUIS LE IXe JUSQU'AU DÉBUT DU XIe SIÈCLE.
XI
LA PÉRIODE DES HÉSITATIONS ET DES DÉNÉGATIONS.
XII
LA DÉCOUVERTE DU TOMBEAU DE SAINT BENOÎT, EN 1066.
XIII
LE
TOMBEAU EN 1484 ET LE PROCÈS-VERBAL DE 1486.
XIV
LES
RELIQUES DE SAINT BENOÎT, EN 1545; 1659 ET 1856, AU MONT- CASSIN.
XV
LES
BULLES DE SAINT ZACHARIE ET DE BENOÎT VIII.
XVI
LES
BULLES D'ALEXANDRE II ET D'URBAIN II ET LA SENTENCE DE PASCAL II.
XVII
LES
RELIQUES DE SAINTE SCHOLASTIQUE ET DE SAINT BENOIT AU MANS ET A FLEURY.
Si le fait historique dont nous
allons discuter l'authenticité s'était passé de nos jours, il ne paraîtrait
assurément pas digne de faire l'objet d'une dissertation scientifique. Qu'une
église possède plus ou moins de saintes reliques, ou en dispute la possession à
sa voisine, c'est là, aux yeux de la plupart de nos contemporains, une question
tout au plus bonne à occuper les loisirs d'un sacristain.
Il n'en était pas de même au
moyen-âge. La possession d'une relique insigne donnait à une église ou à un
monastère une illustration qui rejaillissait sur toute la contrée, surtout si ce
corps saint était entier et si le bienheureux était l'objet d'une vénération
générale.
La dévotion des fidèles ne
tardait pas à transformer le lieu enrichi d'un tel trésor en un centre de
prières publiques, de progrès intellectuel, de commerce et de relations
sociales, parfois même internationales. A l'appui de cette observation, il
suffit de rappeler saint Pierre et saint Paul à Rome, saint Jacques à
Compostelle, saint Denis près Paris, saint Martin à Tours. Or le saint
patriarche des moines d'Occident, saint Benoît, acquit dès le VIIe siècle, en
France, une renommée qui ne fit que s'accroître au VIIIe, et qui, au IXe
siècle, s'étendait dans le monde entier. A la fin du VIIIe siècle, en Italie,
en Espagne, en Angleterre, et dans toutes les parties de la Germanie conquise à
la foi chrétienne, sa règle était devenue la loi générale de l'Ordre
monastique.
Pour les fidèles de ces contrées,
le lieu où reposait le corps de cet illustre législateur devenait dès lors un
centre de pèlerinage [2] vraiment international. Il est donc intéressant
d'étudier les titres que peut avoir la France à la revendication d'une telle
gloire.
Sans doute l'Italie, Subiaco et
le Mont-Cassin peuvent se glorifier de l'honneur inaliénable d'avoir donné le
jour au Moïse de l'Ordre monastique, d'avoir été le théàtre de ses
merveilleuses actions et de sa glorieuse mort, de posséder son sépulcre si
longtemps sanctifié par sa dépouille mortelle et toujours imprégné de sa vertu
vivifiante et miraculeuse.
Mais la France a-t-elle eu,
a-t-elle encore l'insigne faveur d'être enrichie des ossements sacrés de ce
grand homme et de ce grand saint? Dieu, qui la prédestinait à jouer un rôle
prépondérant dans la diffusion de la vie bénédictine, instrument de la
civilisation chrétienne, a-t-il voulu, par cette précieuse acquisition, l'aider
puissamment à remplir dignement la mission surnaturelle qu'il devait lui
confier ? Telle est, considérée à son véritable point de vue, la portée de la
question que nous nous proposons d'élucider dans le présent mémoire.
Son importance a'été justement appréciée par tous les hommes
qui ont étudié notre histoire nationale au point de vue religieux, et, depuis,
trois siècles, elle a donné lieu à des luttes passionnées et à des études
critiques qui ont contribué, dans une large mesure, au progrès de l'histoire
ecclésiastique et monastique,
D. Mabillon, le prince de la
science bénédictine, qui est entré personnellement en lice dans ce débat, a
publié dans ses Vetera Analecta le plus ancien monument qui fasse
mention de la translation du corps de saint Benoît du Mont-Cassin au monastère
de Fleury-sur-Loire, dans le diocèse d'Orléans. C'est un récit succinct du
fait, raconté par un contemporain, qui parait avoir toutes les qualités d'un
écrivain sincère et véridique.
Au milieu du IXe siècle, la
plupart des Églises d'Occident, .,non seulement avaient applaudi à ce fait
historique, mais encore en célébraient la mémoire par une fête spéciale,
lorsqu'un moine de Fleury, nommé Adrèvald, publia une légende plus détaillée,
mais moins véridique, sur le même sujet.
La croyance à la réalité de la
translation du corps de saint Benoît en France était générale à cette
époque. Paul Diacre, le plus illustre des écrivains du Mont-Cassin, l’avouait
sans détour à la fin du VIIIe siècle. Cet accord persévéra jusqu'au
commencement du XIe siècle. A cette date, un courant d'opinion se forma au
Mont-Cassin, qui tendait à revendiquer pour cette abbaye la [3] possession du
corps entier de son saint fondateur. Pour établir ce nouveau sentiment, un
moine du Mont-Cassin ne se fit pas scrupule de composer toute une série de
pièces fausses, qu'il encadra dans une sorte de chronique indigeste se
rapportant aux événements du VIe, du VIIe et du VIIIe siècle. Dans le but de
donner plus d'autorité à son oeuvre, l'auteur la plaça sous le nom estimé
d'Anastase, célèbre bibliothécaire de l'Église romaine pendant la seconde
moitié du IXe siècle, que le faussaire, dans son ignorance, faisait vivre un
siècle plus tôt. Cité pour la première fois, sous son nom emprunté, par D. Arnold
Wion, moine de la congrégation du Mont-Cassin à la fin du XVIe siècle (1), cet
ouvrage devint dès lors l'objet des plus sévères critiques. Mais lorsque
Muratori l'eut publié en son entier, en 1723 (2), il tomba aussitôt dans le
discrédit le plus complet et le plus unanime.
Toutefois, le faussaire n'avait
pas osé nier la réalité de la translation du corps de saint Benoît en France.
S'emparant habilement de la légende d'Adrevald, dans laquelle celui-ci raconte
les tentatives faites par les Cassinésiens pour obtenir la restitution du corps
de saint Benoît au Mont-Cassin, le faux Anastase affirmait que ces tentatives
avaient abouti, et il appuyait son assertion sur une foule de documents
apocryphes, forgés par lui.
Cependant cette manière
d'expliquer la prétendue présence du corps entier de saint Benoît dans leur
abbaye ne fut pas du goût des moines du Mont-Cassin au XIe siècle. L'opinion
qui niait carrément le fait même de toute translation en France finit par
prévaloir, en sorte que, à la fin de ce même XIe siècle, elle était devenue
générale dans le monastère. Les esprits les plus sages et les plus modérés se
tenaient seuls à l'écart dans une juste et prudente réserve.
Dans les dernières années du XIe
siècle, un homme intelligent mais passionné, qui plus tard fut élevé à la
dignité de cardinal évêque d'Ostie, contribua puissamment à donner au parti
antifrançais une autorité prépondérante au Mont-Cassin. Nous
4
voulons parler de Léon de Marsi, qui a composé sous l'abbé
Odérisius une Chronique du Cassin, qui, bien que remplie de fautes de
tout genre, n'en est pas moins une oeuvre estimable dans son ensemble. Nous
raconterons tout à l'heure les brillantes polémiques auxquelles donnèrent lieu
les diverses éditions de cet ouvrage.
Léon de Marsi, plus connu sous le
nom de Léon d'Ostie, ne put mettre la dernière main à sa Chronique; elle
fut terminée, et très probablement interpolée, par un autre moine du
Mont-Cassin, également intelligent, d'une naissance illustre, mais beaucoup
moins judicieux et surtout incomparablement moins consciencieux que son
devancier. Il se nommait Pierre, et il est connu dans l'histoire littéraire sous
le nom de Pierre Diacre. Non seulement il marcha sur les traces du faux
Anastase, mais encore il le surpassa dans la fabrication des pièces apocryphes,
dont il remplit les archives de son abbaye pendant le temps qu'il en eut la
garde. Il se fit le champion de l'opinion qui niait sans restriction que le
corps de saint Benoît eût jamais été enlevé de son tombeau par qui que ce soit.
Dans l'intérêt de cette thèse favorite, il composa une série de documents si
habilement forgés que plusieurs ont trompé, presque jusqu'à nos jours, la
vigilance de la critique historique. Grâce aux progrès de la science moderne,
nous espérons en démasquer tout le mensonge.
Cependant il a réussi à égarer la
conscience des écrivains italiens qui ont jusqu'ici traité plus ou moins directement
la question que nous nous proposons d'élucider. Un coup d'oeil sur l'histoire
bibliographique de cette discussion ne sera pas inutile.
La première édition de la Chronique
cassinésienne de Léon d'Ostie fut imprimée à Venise, le 12 mars 1513,
d'après un manuscrit interpolé au XVe siècle par le célèbre helléniste
Ambrosio Traversari. Dans son épître dédicatoire à D. Giovanni Cornaro, abbé de
Sainte-Justine de Padoue, l'éditeur, dom Laurenzo Vincentino, de la
congrégation bénédictine de SainteJustine ou du Mont-Cassin, eut le tort de
prétendre que le texte qu'il publiait était tiré des bibliothèques de ladite
congrégation (in bibliothecis nostris) et notamment d'un manuscrit
tombant de vétusté (propemodum vetustate confecta). Cette forfanterie
tout au moins inexacte lui attira de justes critiques. Loin de s'en émouvoir,
D. Laurenzo livra au public, toujours comme provenant [5] des mêmes sources,
une série de pièces apocryphes, parmi lesquelles figuraient des bulles de saint
Zacharie, de Benoît VIII et d'Urbain II, qui attestent la présence du corps de
saint Benoît au Mont-Cassin.
C'était provoquer la controverse
relative à la question de la translation en France des reliques du saint
patriarche.
Si D. Lorenzo Vincentino espérait
faire triompher la cause du Mont-Cassin, il dut éprouver une cruelle déception.
Ses documents furent généralement considérés comme apocryphes ou tout au moins
comme suspects.
Loin de se rendre, l'infatigable
bénédictin crut avoir raison de ses adversaires en éditant un appendice où il
avait accumulé une multitude de pièces plus manifestement fausses encore que
les premières. C'étaient une lettre des Siciliens à saint Benoît sur le martyre
de saint Placide, une autre de Gordien, confrère du saint martyr, au diacre
saint Maur, la réponse de celui-ci, etc. Tout cela était présenté comme extrait
des archives du Mont-Cassin. C'était, en effet, une production de Pierre
Diacre, qui avait cru faire une oeuvre utile à son monastère en extrayant du
faux Anastase ou en composant lui-même tout ce fatras indigeste, et en le
réunissant sous le titre de Regestrum sancti Placidi.
Le cardinal Baronius, dans ses Annales
ecclésiastiques, en fit une censure méritée, mais assurément trop
indulgente.
Les archives du Mont-Cassin
furent dès lors l'objet d'une déconsidération, qui persista longtemps dans
l'opinion des critiques, malgré les justifications tentées par les
Cassinésiens.
Toutes ces publications avaient
manifestement pour but d'affirmer contre les Français la présence du corps de
saint Benoît au Mont-Cassin. Le peu de confiance qu'inspiraient plusieurs de
ces documents empêcha que l'effet, sous ce rapport, fût aussi complet que
l'espérait D. Lorenzo.
Toutefois la science critique
était alors si peu avancée que plusieurs bénédictins, même instruits et
intelligents, furent ébranlés dans leur conviction relativement à la
translation des reliques de saint Benoît en France. Des résolutions furent
prises, en ce sens, par les chapitres généraux des congrégations de Bursfeld,
en Bavière (1), et de Valladolid, en Espagne (2).
6
La discussion était ouverte. Les
esprits modérés en Italie essayèrent, comme au commencement du XIe siècle, de
faire prévaloir une opinion mixte, qui, tout en sauvegardant les droits
prétendus du Mont-Cassin à la possession du corps de saint Benoît, concédait
néanmoins a l'abbaye de Fleury-sur-Loire la faveur de n’être pas, entièrement privée
de quelques reliques du saint patriarche. Dom Arnold Wion, originaire de Douai
en Flandre, mais profès de la congrégation du Mont-Cassin, se fit le champion
zélé de cette opinion dans son livre Lignum vitae déjà cité. D. Antonio
Yepez, abbbé de Saint-Benoît de Valladolid, le suivit dans cette voie (1), tout
en accordant à l'abbaye de Fleury une portion plus considérable du corps de
saint Benoît. L'un et l'autre, du reste, admettaient la vérité de la
translation d'une partie des reliques en France; ils s'appuyaient
principalement sur le .témoignage du faux Anastase. Le peu d'autorité d'un
pareil témoin et la modération même de leur sentiment les condamnèrent à
l'isolement.
Tandis qu'Antonio Yepez faisait
imprimer en Espagne le premier volume de ses Chroniques, paraissait à Lyon un
petit volume, (2) destiné à jouer un, rôle important dans la lutte engagée.
Composé par un bénédictin français, de l'ordre des Célestins; nommé Jean du
Bois, il contenait une chaîne de témoignages imposants en faveur de la tradition
française relativement à la translation du corps de saint Benoît dans l'abbaye
de Fleury. C'était en 1605. Cet ouvrage, malgré ses imperfections, n'était pas
sans mérite. Aussi fit-il une vive impression, même en Italie.
D. Jean du Boisbattait en brèche
les assertions de la Chronique du Mont-Cassin de Léon d'Ostie, dont
Jacques du Breul venait de donner une seconde édition à Paris en 1603. Le
bénédictin espagnol D. Matheo Laureto prit, la défense de la cause
cassinésienne, et il écrivit ab irato un livre ou plutôt un pamphlet
in-4°, sous ce titre : De vera existentia corporis sancti Benedicti in
7
Casinensi ecclesia, deque ejusdem translatione (1),
qu'il fit imprimer à Naples en 1607. Dom Vincent Barrali, de l'abbaye de Lérins,
alors unie à la congrégation du Mont-Cassin, s'unit à Laureto, et dans sa Chronologie
des Saints de son monastère il révoqua en doute la tradition de Fleury (2).
Mais la cause française trouva un
défenseur digne d'elle dans Charles de la Saussaye, docteur en théologie et
doyen de l'église cathédrale d'Orléans. Il inséra dans ses Annales Ecclesiae
Aurelianensis (3) une dissertation sur la translation du corps de saint
Benoît, qui a mérité les éloges de Mabillon. C'est en effet un prodige
d'érudition et de critique pour le temps.
Cependant on ne s'endormait pas
en Italie. Dom Matheo Laureto prenait dans le même temps la plume et publiait à
Naples, en 1616, une troisième édition de la Chronique de Léon d'Ostie,
expurgée, selon lui, de toutes les erreurs grossières dont ses éditeurs
l'avaient jusqu'alors chargée (4).
Le savant D. Hugues Ménard, l'une
des gloires de la congrégation de Saint-Maur (5), intervint peu de temps après
dans la lutte, et, avec le grand sens critique qui le distinguait, il sut
démontrer combien méritaient peu de confiance les autorités alléguées par les
moines du Mont-Cassin, et combien graves, au contraire, étaient les témoignages
qui déposaient en faveur de Fleury (6).
D. Matheo Laureto écrivit deux
appendices à son pamphlet De vera existentia, mais ils sont restés,
paraît-il, manuscrits au Mont-Cassin (7).
8
En 1658, Jean Bollandus eut occasion d'aborder la même
question, dans sa grande collection des Acta Sanctorum, au 10 février
(1), à propos de sainte Scholastique. Il la traita dans un sens manifestement
favorable à la tradition française. Ses disciples, Henschenius et Papebroch, au
21 mars, se tinrent sur une plus grande réserve. C'était en 1667.
L'année suivante, le P. Le
Cointe, de l'Oratoire, n'hésita pas, dans son troisième volume des Annales
Francorum, à se déclarer hautement en faveur de la translation à Fleury
(2).
D. Mabillon s'occupait alors à
éditer à Paris la Chronique de Léon d'Ostie, annotée par D. Angelo della
Noce, abbé du Mont-Cassin (3). Celui-ci voulut profiter de cette publication
pour y insérer une dissertation contre la tradition française. D. Mabillon, qui
dirigeait l'impression, la supprima. L'abbé du Mont-Cassin en fut fort irrité,
et il s'empressa de publier sa note, à Rome, la même année. D. Mabillon
imprimait alors (1668) son second volume des Acta Sanctorum ordinis sancti
Benedicti, dans lequel était une dissertation spéciale sur la Translation
de saint Benoît. Il y inséra de solides réponses à la note de D. Angelo della
Noce. Celui-ci, piqué au vif, fit paraître à Rome une brochure où le savant
bénédictin français est traité avec une rudesse imméritée (4).
Cette diatribe fut prise en
Italie pour un chef-d'œuvre, et elle fut réimprimée, ainsi que la première note
du même auteur, par Muratori (5) et par le cardinal Quirini (6), en 1723.
Le camaldule Macchiarelli prit un
ton moins fraternel encore dans un opuscule sur le même sujet (7). Mais D.
Petro-Maria Giustiniani, ancien moine du Mont-Cassin et devenu évêque de
Vintimille, les surpassa tous par la manière dont il trancha la
(1) Bolland. Act. SS., t. II feb.,
p. 397-399.
(2) Le Cointe, Annal. Francor., t. III, p. 681, an.
673, nis 42-57.
(3) Le savant W. Wattembach en a donné une dernière et
meilleure édition, en 1846, dans le tome VII des Monumenta Germaniae de
Pertz. Elle a été reproduite dans le tome CLXXIII de la Patrologie latine de
Migne.
(4) Il suit numéro par numéro la dissertation de D. Mabillon
insérée dans les Acta Sanctorum ord. S. Benedicti. Le lecteur impartial
qui lira les deux dissertations pourra dire de quel côté est le calme, la
raison, la justesse des observations, la vérité. L'abbé du Mont-Cassin ne nomme
jamais Mabillon par son nom; il l'appelle son adversaire.
(5) Muratori, Scriptor. Italici, t. IV,
p. 438, 623 (an. 1723).
(6) Quirini, Vita graece-latina S.
Benedicti, inter Varia, notae, n° 68. Venetiis 1723.
(7) Macchiarelli, La Favola del trasporto
di San Benedetto in Francia. Napoli 1713. In-4°.
9
question (1). Benoît XIV lui-même fut entraîné par le
torrent de l'opinion en Italie (2). Le savant Domenico Giorgi eut seul le
courage d'avouer l'irréfragable valeur des autorités alléguées par Mabillon
dans ses Acta 0. S. B. et dans sesAnnales benedictini (3), et
l'on peut dire que, s'il avait pu étudier sur une plus large échelle les
monuments liturgiques, il n'eût pas fait d'aussi grandes concessions aux
prétentions des cassinésiens.
Vers le même temps (1746)
paraissait le premier volume de septembre de la collection des Bollandistes. La
fête de saint Aygulphe étant célébrée le 3 septembre, le P. Jean Stilting fut
chargé de rédiger les observations critiques qui devaient être placées en tête
des Actes du saint martyr. Il le fit avec une grande science, mais avec une
partialité un peu trop marquée envers les documents cassinésiens (4). Sa
conclusion ressemble beaucoup à celle de Yépez : il accorde à Fleury et au
Mont-Cassin une portion à peu près égale du corps de saint Benoît. Ses
observations relatives à la part que prit saint Aygulphe à l'enlèvement des
saintes reliques et à la date qu'il faut assigner à cet évènement, sont
marquées au coin de la plus intelligente critique; nous en profiterons.
Les concessions faites à la
tradition ïrancaise par le savant Bollandiste ne furent pas du goût des
Italiens.
Le cardinal Quirini, qui
illustrait alors par son grand savoir la pourpre romaine et la congrégation du
Mont-Cassin, à laquelle il avait appartenu, prit la plume pour enlever aux
Français la part que leur concédait le disciple de Bollandus. Dans deux lettres
adressées au président de la congrégation bénédictine de Bavière (5), il essaya
de prouver que le Mont-Cassin n'avait jamais été dépouillé, même en partie, du
corps de saint Benoît. Le principal document sur lequel il crut devoir bâtir
son argumentation
10
était uhe chronique de Brescia, publiée par Muratori (1), et
dont ce savant faisait remonter la composition en 883. Aux yeux du
cardinal-évêque de Brescia, c'était une arme doublement puissante. Nous dirons
plus loin ce qu'il faut en penser.
Cependant la cause française
n'étaitpas entièrement délaissée, même en Italie. Les avocats chargés de
défendre les usurpations de la cour de Naples contre les droits immémorials de
l'abbaye du Mont-Cassin, publièrent contre les documents cassinésiens plusieurs
factums, où malheureusementla passion dénature jusqu'aux vérités qui s'y
rencontrent (2). Le docte Di Meo émit également dans ses Annali, une
opinion favorable à la tradition française (3).
Cette longue polémique, endormie
pendant la terrible révolution du dernier siècle, s'est réveillée de nos jours.
Un savant napolitain, Carlo Troya, qui a laissé en 16 volumes des documents et
des données précieuses sur l'histoire de l'Italie, consacra vers 1840 une assez
longue note (4) à la question de la translation de saint Benoît en France, à
propos d'un diplôme de Gisulphe II, duc de Bénévent, dont il soutenait
l'authenticité. Cette opinion l'entraîna fatalement à contester la translation
de saint Benoît à Fleury, bien que son esprit critique l'eut amené à des aveux
qui, logiquement, auraient dû le faire aboutir à une conclusion contraire.
Dom Tosti, de son côté, marchant
sur les traces de son savant prédécesseur, D. Erasme Gattola, archiviste comme
lui de l'abbaye du Mont-Cassin, dont ils ont écrit l'un et l'autre l’histoire,
a mis au service de la même cause, (5) toute l'habileté et la souplesse de son
talent. Mais, homme aimable autant qu'érudit, il a revêtu son sentiment de
cette forme modeste et gracieuse qui plaît à ceux-là même qui sont obligés de
la combattre.
11
Un écrivain anonyme a publié à
Bologne, en 1876, un opuscule dans un esprit et sur un ton absolument opposé
(1).
D'autre part, en 1846, la
tradition française acquit un défenseur exceptionnellement autorisé. Le R. P.
Dom Pitra, aujourd'hui cardinal-évêque de la sainte Eglise romaine, soutint
l'opinion de son illustre prédécesseur D. Mabillon, dans son Histoire de
saint Léger, évêque d'Autun et martyr (2), et nous savons qu'il est loin
d'avoir changé de sentiment.
Au contraire, S. E. le cardinal
Bartolini, préfet de la sacrée Congrégation des Rites, ayant eu récemment
occasion, dans son livre plein de recherches Di S. Zaccaria Papa (3), de
traiter la même question, a embrassé l'opinion cassinésienne, tout en faisant
d'assez larges concessions à la possession de Fleury. Enfin, on vient de
publier à Paris un volume plein d'intérêt contenant une série de témoignages en
faveur de la translation de saint Benoît en France (4).
La discussion est donc de nouveau
ouverte; et, comme au XVIIe siècle, les Français peuvent dire que l'attaque n'a
pas commencé de leur côté.
Il nous a semblé que le moment
était venu d'étudier le débat sous toutes ses faces et de porter un jugement
définitif sur les documents allégués par les deux parties.
Les procédés de la critique
moderne nous aideront puissamment dans cette tâche difficile et délicate à la
fois. D. Mabillon nous servira de modèle. A son exemple (5), « nous
éviterons tout ce qui serait injurieux à nos frères d'au-delà des monts, que
nous aimons et vénérons de tout coeur. La discussion entre serviteurs de
Dieu, dit saint Ambroise, doit avoir le caractère
12
d'une conférence et non pas d'une altercation. Nous
nons contenterons donc d'exposer avec calme et simplicité la vérité et les
droits de la critique, laissant au lecteur la liberté de tirer lui-même les
conclusions. »
Haut du document
Nous savons par saint Grégoire le
Grand (1), auteur contemporain, que saint Benoît et sa soeur sainte
Scholastique furent enterrés dans le même sépulcre, préparé par le saint
patriarche luimême sur le Mont-Cassin, dans l'oratoire dédié à saint
Jean-Baptiste (2). Ce double sépulcre devint célèbre par les nombreux miracles
qu'y opéraient le frère et la soeur (3), jusqu'au jour néfaste prédit par le
bienheureux législateur (4).
Un de ses amis, nommé Théoprobus,
le trouva un jour dans sa cellule pleurant amèrement. Par respect, il resta
quelque temps silencieux. devant lui; mais, voyant que ses pleurs, accompagnés
de gémissements, ne discontinuaient pas, il lui demanda le sujet d'une telle
douleur. Le serviteur de Dieu lui répondit : « Tout ce monastère,
que j'ai construit avec tant de peines et de soins, et tout ce que j'avais
préparé à mes frères, doivent un jour, par un juste jugement de Dieu
tout-puissant, devenir la proie des barbares. »
« Ce que Théoprobus a entendu de
ses oreilles, ajoute saint Grégoire, nous le voyons de nos yeux, nous qui savons
que le
13
monastère de saint Benoît a été de nos jours complètement
détruit par les Lombards. En effet, pendant la nuit, alors que les frères
reposaient dans un profond sommeil, les Lombards l'ont envahi à l'improviste,
il y a quelques années à peine (nuper). Toutefois, encore qu'ils y aient
tout ravagé, ils n'ont pu mettre la main sur aucun homme, Dieu tenant ainsi la
promesse qu'il avait faite à son serviteur de sauvegarder la vie des frères,
bien qu'il dût livrer tout le reste aux mains des gentils. »
Paul Diacre nous atteste (1) que
les moines emportèrent dans leur fuite le manuscrit contenant la sainte Règle
composée par le saint législateur (2), avec quelques autres documents, ainsi
que le poids de la livre de pain et la mesure de l'hémine de vin fixés pour les
repas monastiques, et tout le mobilier qu'ils purent soustraire avec leurs
personnes au vandalisme des barbares. Ils se réfugièrent à Rome. Ce lamentable
événement arriva, selon Mabillon, vers l'an 580 (3), lorsque Bonitus était abbé
du Mont-Cassin (4).
Paul Diacre, plus appliqué à
faire l'éloge des Lombards, ses compatriotes, qu'à raconter leurs dévastations,
passe rapidement sur ce fait et se contente d'ajouter que le Mont-Cassin resta
dès lors une vaste ruine solitaire (4) et inhabitée (5), sans nous faire
connaître les guerres incessantes et cruelles qui mirent obstacle à la
reconstruction du célèbre monastère.
Les Italiens modernes l'ont nié (6). Selon eux, l'abbé
Bonitus, peu de temps après l'invasion des Barbares (7), se hâta de renvoyer de
Rome au Mont-Cassin quelques-uns de ses moines, pour
14
continuer à faire rendre au corps de saint Benoît le culte
qui lui était dû. Pour accréditer cette opinion, ils font appel à tous les
arguments de la raison, du sentiment, de la convenance, ne craignant pas
d'ajouter que toute négligence contraire eût rendu les moines expulsés du
Mont-Cassin indignes de posséder plus longtemps un si vénérable dépôt
(1).
Nous prenons acte de cet aveu,
et, sans affirmer que ce fut le motif déterminant de la divine Providence, il
ajoute du moins un trait de vraisemblance de plus au fait de la translation.
Car si l'on écarte les suppositions gratuites et les raisons de sentiment,
comme le critique impartial doit le faire chaque fois qu'il s'agit de se
dégager de tout préjugé, on sera obligé d'avouer que les choses ne se sont
point passées de la manière que les Italiens modernes le prétendent.
Non seulement Paul Diacre nous
atteste que le Mont-Cassin demeura désert jusqu'au jour où les Français
accomplirent leur larcin (2) ; mais Léon d'Ostie parle dans le même
sens :
« Lorsque Dieu tout-puissant,
écrit-il (3), eut décrété dans sa miséricorde omnipotente de restaurer le
monastère du bienheureux Benoît, et de propager dans le monde entier
l'institution cénobitique qui y avait pris naissance, il arriva, par la
disposition divine, que Pétronax de Brescia, homme d'une insigne piété, poussé
par l'amour divin, vint à Rome. Le vénérable pape Grégoire III (de l'aveu de
tous, il faut dire Grégoire II) fut inspiré de lui confier la mission de se
rendre au Mont-Cassin et de restaurer par ses soins le monastère de saint
Benoît, qui
15
ÉTAIT RESTÉ détruit et ruiné depuis tant d'années.
Pétronax ayant consenti à cette proposition, le pontife l'envoya vers la sainte
montagne, en compagnie d'un certain nombre de moines de la communauté du Latran
(composée des moines jadis expulsés du Mont-Cassin par les Lombards). Pétronax
(1) étant donc arrivé au lieu où repose le corps sacré de saint Benoît, s'y
installa avec ses compagnons de voyage et aussi avec quelques hommes simples
qu'il y trouva déjà en résidence. C'était l'an du Seigneur 720. Avec l'aide de
Dieu et des mérites de saint Benoît, après avoir été fait abbé par les mêmes
frères, il construisit et organisa d'une façon modeste quelques cellules pour
les nouveaux religieux, et il réussit à réunir un grand nombre de membres d'une
fervente ommunauté. »
Nous l'avons déjà fait observer,
Paul Diacre est plus explicite sur l'abandon absolu du Mont-Cassin (locus ille hominum
destitutus erat... cum in monte Cassini vasta solitudo EXISTERET) ;
mais, on le voit, Léon d'Ostie n'affirme pas moins que jusqu'à l'arrivée de
Pétronax, malgré la présence de quelques hommes simples, le monastère de saint
Benoît ÉTAIT RESTÉ complètement détruit et dépourvu d'habitations,
puisque le premier soin de Pétronax fut d'en construire pour lui et ses
confrères (constructis decenter habitaculis) (2). Les hommes simples,
dont parle Léon d'Ostie après Paul Diacre, n'étaient donc que des paysans, ou
tout au plus deux ou trois solitaires qui s'étaient bâtis des cabanes sur les
flancs ou sur le sommet de la sainte montagne. Nous disons tout au plus deux
ou trois solitaires, car l'expression hommes simples convient mieux
à des paysans qu'à des solitaires de profession; d'autant que Léon d'Ostie,
après Paul Diacre, donne constamment, dans ce passage et ailleurs, le nom de
frères (fratres) aux religieux, et jamais celui d'hommes simples,
qui est inouï dans le langage monastique. Aussi bien, en associant de simples
paysans à son oeuvre de restauration, Pétronax ne faisait pas une chose
nouvelle. On ne distinguait pas encore les religieux en diverses classes, et saint
Benoît suppose, dans sa Règle (3), que l'esclave
16
et l'homme libre sont considérés dans le monastère sur le
pied de la plus parfaite égalité. Ce n'est qu'au XIe siècle que l'on établit
une distinction entre les religieux de choeur et les frères convers (1).
La seule bonne volonté de la part
de ces hommes simples, de coopérer à l'oeuvre de la restauration du
monastère suffit donc, aux yeux de Pétronax, pour les admettre au nombre des
frères.
Lorsqu'on lit attentivement la
vie, ou plutôt le journal de saint Willibald (2), l'un des plus précieux
monuments hagiographiques du VIIIe siècle, avec la vie de saint Wunébald son
frère (3), on y remarque une circonstance qui vient à l'appui de ce que nous
disons. Bien qu'ils eussent grand soin, dit leur biographe, de visiter les
principaux lieux de pèlerinages qui se trouvaient sur leur route (4), les
saints voyageurs passèrent auprès du Mont-Cassin, en se rendant de Rome en
Sicile par Terracine (5), sans s'arrêter pour implorer la protection du grand
saint Benoît. Et certes on ne peut pas dire qu'ils ignorassent la gloire du
saint législateur, eux qui venaient de l'Angleterre, où sa règle était alors en
usage dans tous les monastères. C'était en 720 ou 721 (6). Neuf ans après, en
729 (7), à leur retour des Lieux-Saints, ils s'empressent, au contraire, de
gravir la sainte montagne et y trouvent Pétronax à la tête d'un petit nombre
de moines (paucos monachos) (8). N'est-ce pas une nouvelle preuve que le
monastère, en 720, était encore à l'état de ruines et le pèlerinage délaissé ?
On le voit, tous les témoignages
contemporains, ceux des étrangers comme ceux du Mont-Cassin, sont d'accord pour
représenter sous la même physionomie la situation lamentable dans laquelle
gisait encore, au commencement du ville siècle, le monastère fondé par saint
Benoît.
17
Elle laissait une large porte
ouverte à un coup de main exécuté par des hommes babilles et discrets.
Qu'on veuille bien le remarquer,
nous faisons à dessein abstraction des causes surnaturelles qui ont pu
intervenir dans l'évènement que nous allons raconter.
Dans un litige on doit éviter de produire des preuves niées
à priori par la partie adverse. Or, les Italiens, qui se sont constitués les
adversaires de la tradition française, rejettent naturellement toute
intervention divine dans le larcin que nous prétendons avoir été commis à leur
préjudice, bien qu'ils l'admettent dans certains autres cas où leurs intérêts
ne sont pas en jeu. Nous écarterons donc, autant que possible, du débat, la
preuve du miracle. La seule force des témoignages nous servira d'appui et de
garantie.
Ces témoignages sont de plusieurs
sortes, mais tous portent en eux-mêmes le cachet de la véracité, et leur
ensemble forme comme un rempart inexpugnable contre les attaques de quiconque
oserait nier la réalité de la faveur dont jouissent les habitants de Fleury,
autrement dit Saint-Benoît-sur-Loire, de posséder le corps du saint patriarche
des moines d'Occident.
Nous aurions pu les présenter par ordre de matières; nous
avons préféré la méthode chronologique. Elle nous permettra de faire mieux
ressortir l'enchaînement des phases diverses par lesquelles est passée la
question que nous étudions, et ce sera pour le lecteur impartial comme une
lumière nouvelle qui l'aidera dans le jugement définitif qu'il devra prononcer.
Haut du document
Le monument qui parait être
chronologiquement le plus ancien est un récit succinct découvert par D.
Mabillon dans la bibliothèque de Saint-Emmeran de Ratisbonne et publié par lui
dans le quatrième volume de ses Analecta vetera, en 1685 (1).
D'après cet illustre maître en
paléographie, le manuscrit qui le contenait avait été écrit vers la fin du
VIIIe siècle, mais la
18
composition doit en être attribuée à un auteur contemporain
de l’évènement et très probablement allemand.
Quoi qu'il en soit de cette dernière
appréciation, il semble, en effet, résulter de diverses particularités du récit
légendaire, qu'il a dû être composé peu de temps après l'arrivée en France du
corps de saint Benoît. Nous ferons ressortir, au point de vue archéologique,
l'importance de certains détails que l'écrivain a naïvement racontés, sans en
soupçonner la portée.
Selon nous, c'est une des plus
fortes preuves de sa bonne foi et de sa véracité.
Voici, du reste, son récit dans
sa simplicité (1) : « Au nom du Christ. Il y avait en France; un prêtre
instruit à l'école de son pieux abbé. Il résolut. d'aller en Italie chercher où
gisaient sans honneurs les ossements du saint père Benoît. Enfin il parvint à
19
un lieu désert, à 70 ou 80 milles de Rome, où autrefois
saint Benoît avait bâti un monastère et l'avait affermi en faisant régner parmi
ceux qui l'habitaient la charité fraternelle.
« Cependant le susdit prêtre avec
ses compagnons de voyage n'était pas sans préoccupation, dans l'ignorance où il
était de l'état des lieux. Il ne trouvait pas trace de cimetière où il pût
faire ses recherches. Enfin, un bouvier, qu'il gagea à prix d'argent, lui
indiqua en détail les diverses parties du monastère. Mais pour obtenir la grâce
de connaître le sépulcre de saint Benoît, il jeûna, ainsi que ses compagnons,
pendant deux, puis trois jours. Au bout de ce temps, le secret tant souhaité
fut révélé pendant la nuit au frère cuisinier. Celui-ci, dès le matin, se hâta
d'indiquer le lieu de la sépulture. Ainsi ce fut le dernier d'entre eux qui eut
cet honneur, afin qu'apparut la vérité de cette parole de saint Paul : « Dieu
a choisi ce que le monde tenait pour méprisable, et il méprise ce que les
hommes estiment grand; » et encore cette parole du Seigneur : « Que
celui qui, parmi vous, veut être grand, soit votre serviteur;» et ailleurs
: «Celui qui, parmi vous, voudra être le premier, sera votre serviteur.
»
«S'étant alors livrés à un examen
plus attentif des lieux, ils découvrirent une pierre sépulcrale, qu'ils
perforèrent. L'ayant ensuite brisée, ils se trouvèrent en présence des
ossements du saint abbé Benoît. Dans le même monument, mais dans un
compartiment inférieur, séparé du premier par une pierre de marbre,
gisaient les ossements de sainte Scholastique, sa soeur, Dieu ayant voulu unir
dans la mort ceux que les liens du sang et de la charité avaient unis dans la
vie.
« Après avoir lavé et réuni ces
restes précieux, ils placèrent dans un cercueil très pur, probablement en soie,
chaque corps à part cependant, et ils les transportèrent dans leur pays, à
l'insu des Romains, qui n'auraient pas manqué, s'ils avaient eu connaissance du
larcin, de s'y opposer même par les armes.
« Dieu avait sans doute révélé
ces saintes reliques à ces pieux ravisseurs, afin de rendre plus éclatante aux
yeux des hommes la sainteté de son serviteur. Ce but fut presque immédiatement
atteint; car le linge employé à renfermer les deux corps parut comme teint d'un
sang si vermeil qu'on l'aurait cru émané de corps vivants. Jésus-Christ
manifestait par làque ces deux saints vivaient avec lui dans l'éternité,
puisque leurs corps morts produisaieut de tels prodiges. [20]
« Cependant, on mit le
précieux fardeau sur un cheval, qui le porta sans aucune fatigue, malgré la
longueur de la route à parcourir. Ni les forêts ni les sentiers étroits et
escarpés ne purent faire obstacle aux pèlerins, qui attribuèrent à saint Benoît
et à sainte Scholastique l'heureuse issue d'un tel voyage.lls arrivèrent ainsi
sans encombre en France, dans un monastère nommé Fleury. C'est là que les deux
corps saints reposent en paix, en attendant la résurrection glorieuse, et ils y
comblent de bienfaits ceux qui y prient, par leur intercession, Dieu le Père
par JesusChrist son Fils, qui vit et règne avec lui dans l'unité du SaintEsprit
dans les siècles des siècles. Amen. »
Tel est le récit de l'Anonyme
contemporain.
D. Petro Maria Giustiniani, dans
la longue dissertation dont nous avons parlé, a essayé de prouver que tous les
monuments allégués en faveur de la translation de saint Benoît en France n'ont
aucune valeur probante.
Dans sa première lettre à D.
Beda, président de la congrégation bénédictine de BaviLre, datée du 15
septembre 1753 (1), le savant cardinal Quirini, après un résumé assez
exactement fait de cette dissertation, l'appelle «une oeuvre d'erudition
copieusement et subtilement conduite, qui fournit à la cause casinésienne
un très puissant secours. »
Ces éloges nous paraissent peu mérités, car le docte prélat,
par excès de zèle, s'est écarté de cette critique calme et sérieuse qui impose
le respect à ses adversaires, quand elle ne parvient pas à les convaincre.
Ainsi, parce que cet anonyme est
en désaccord sur quelques points avec Adrévald, moine de Fleury, qui a écrit au
IXe siècle une seconde légende sur la translation de saint Benoît, tout son
récit, d'après l'évèque de Vintimille, n'est plus qu'un tissu de fables indigne
de l'estime qu'en avait Mabillon (2).
Cette conclusion est évidemment
sans valeur. En effet, selon le même critique, Adrévald est lui-mème rempli de
contradictions et de fables.
Il est donc raisonnable de ne le
pas suivre en aveugle, et l'on ne voit pas pourquoi un auteur serait
répréhensible pour avoir pris cetteliberté nécessaire. Lorsque deux témoinsse
contredisent,
21
ce n'est pas une raison de les rejeter tous les deux; il
faut seulement examiner lequel des deux présente le plus de garanties aux yeux
de la stricte impartialité. Mais ce qui passe toutes les bornes, c'est
l'interprétation que D. Giustiniani donne aux lacunes qui se trouvent dans la narration
de l'Anonyme. Parce que celui-ci n'indique ni le nom de l'abbé de Fleury ni
celui des moines qui coopérèrent au larcin des saintes reliques, il n'est plus
aux yeux du docte prélat qu'un faussaire, qui cache sous un silence déguisé son
ignorance et sa mauvaise foi (1).
De pareilles exagérations
enlèvent tout crédit à celui qui les présente comme des vérités. Si le silence
sur les noms des personnes qui ont été les principaux acteurs dans un fait
mémorable était considéré comme un signe de fausseté dans un récit historique,
que deviendrait l'authenticité des Evangiles? Qui connaît les noms des rois
mages, etc. ?
Une dernière objection du prélat
italien n'est pas plus concluante. D. Mabillon, dit-il, si l'on en croit les
bénédictins auteurs du Voyage littéraire, faisait remonter au VIIIe
siècle les panneaux de la porte de la basilique de Fleury-sur-Loire, aussi bien
que le manuscrit de Saint-Emmeran de Ratisbonne. Or l'antiquité attribuée à
ceux-là est une erreur manifeste. Donc il s'est également trompé relativement à
celui-ci.
D'abord on peut répondre que, en
1745, le docte Giustiniani, écrivant en Italie, ne pouvait pas plus sûrement
que Mabillon juger de la date exacte qu'il fallait assigner à la fabrication
des portes de la basilique de Fleury.
L'archéologie monumentale est une
science qui, au XVIIIe siècle, était aussi inconnue aux Italiens qu'aux
Français. La science de la diplomatique, au contraire, est une création du
génie de Mabillon. S'il y a commis des erreurs, comme il arrive aux inventeurs
de toute science nouvelle, son appréciation sur la date des manuscrits ne
mérite pas moins d'être prise en sérieuse considération, et certes aucun
Italien du XVIIIe siècle ne peut avoir la prétention de l'égaler sur ce point.
Mais, lors même qu'il y aurait
erreur sur la date du manuscrit, l'ouvrage qu'ilcontient ne pourrait-il pas
être néanmoins du VIIIesiècle? Mais les Italiens, à bout d'arguments, opposent
une fin de non recevoir d'un genre nouveau.
22
Ils repoussent a priori tous nos témoins, parce
qu'ils ne sont pas oculaires, mais seulement auriculaires, et que
ces témoins, sans garanties suffisantes de vérité, selon eux, ont été la source
unique d'où découle la tradition française (1) et sont contredits par des témoins
oculaires, tels que les légats du pape Alexandre II, Léon d'Ostie, Pierre
Diacre et plusieurs autres.
Si l'on exigeait quechacun des
faits de l'histoire fût attesté par des témoins oculaires, la certitude
historique serait réduite à des éléments si peu nombreux et si incomplets
qu'elle s'évanouirait en grande partie. Les Evangiles de saint Luc et de saint
Marc et tous les monuments de la tradition ecclésiastique devraient être
rejetés comme insuffisamment garantis. Quant aux prétendus témoins oculaires
qu'on nous oppose, le lecteur impartial les jugera bientôt à leur juste valeur.
Il ne reste donc plus qu'une
seule chose à examiner : le fait est-il vraisemblable en lui-même et dans la
manière dont il nous a été transmis par notre Anonyme?
Assurément un certain nombre de
récits même importants, qu'une trop facile crédulité avait fait accepter, ont
été dans la suite reconnus fabuleux. Mais ab actu ad possibile non valet
consecutio, du possible à l'acte on ne peut rien conclure, dit le vieil
axiome philosophique, et ce serait tomber dans le pyrrhonisme historique que de
révoquer en doute un fait, parce que, absolument parlant, il peut être faux. Il
existe d'ailleurs des règles de critique qui nous aident à distinguer le vrai
du faux. Lorsque les circonstances au milieu desquelles le fait allégué est
censé s'être produit sont en contradiction avec d'autres connues par ailleurs
et d'une certitude incontestable, on peut et l'on doit les considérer comme
nécessairement entachées d'erreur. Il en est de même si le temps, les lieux,
l'enchaînement des détails portent un cachet tellement extraordinaire, qu'ils
sont, aux yeux de tous, invraisemblables.
La question préalable dans le
sujet qui nous occupe est donc celle-ci: ce larcin attribué aux moinesde Fleury
était-il impossible et les lois de la critique historique sont-elles en
opposition avec les temps, les lieux, les personnes, les circonstances qui sont
représentés dans ce drame ?
23
Nous le nions hardiment.
Le lecteur n'a pas oublié le
tableau que nous ont laissé sur la situation du Mont-Cassin, au début du VIIIe
siècle, les deux écrivains les plus autorisés de ce même monastère, Paul Diacre
et Léon d'Ostie. Leur témoignage est formel. Paul Diacre attribue même le
larcin des Français à l'état de solitude et d'abandon auquel était
livrée la sainte montagne : « Comme le Mont-Cassin dit-il, était depuis
longtemps réduit à l'état de solitude profonde (vasta solitudo),et privé
de toute habitation humaine (locus ille habitatione hominum destitutus. erat),
les Français vinrent et emportèrent les ossements de saint Benoît et de sa
soeur (venientes Franci venerabilis Patris germanaeque ejus ossa aufererates...
asportarunt).
Telle était la croyance des
moines du Mont-Cassin avant la fin du VIIIe siècle, alors que l'on était à même
de savoir la vérité sur l'état du monastère avant sa restauration par Pétronax.
Les prétendues impossibilités
morales que nous opposent Angelo della Noce et D. Giustiniani, au XXIe et au
XVIIIe siècle, fussent-ils appuyés par Baronius, ne peuvent l'emporter sur un
témoignage aussi formel et aussi autorisé.
Car Paul Diacre n'est pas
seulement le plus érudit de tous les moines du Mont-Cassin qui ont écrit sur
les origines de cette illustre abbaye, il était encore presque contemporain de
la situation qu'il décrit et même du larcin qu'il avoue, ainsi que nous le
prouverons tout à l'heure. Rien donc ne s'opposait intrinsèquement à l'accomplissement
du projet attribué à l'abbé de Fleury par notre anonyme et par tous les
monuments de la tradition française. Sous ce rapport du moins la vraisemblable
est sauve.
L'est-elle moins sous le rapport
des principales circonstances du récit légendaire? Les tenants de l'opinion
contraire le prétendent. Étudions-les sans parti pris.
Le fond se réduit à ceci : «
Un abbé de Fleury, connaissant l'état d'abandon dans lequel persistait
l'antique monastère fondé par saint Benoît, envoie un de ses disciples pour
essayer d'en enlever le corps du saint fondateur et de sa soeur, sainte
Scholastique, ensevelis dans un même sépulcre. Le moine, chargé de cette
mission difficile et délicate, est accompagné de quelques-uns de ses frères,
dont l'un a pour office de préparer les repas des voyageurs. C'était une petite
caravane en apparence inoffensive, et fort en usage à la même époque, comme on
le voit par la [24] Vie de saint Wunébald (1) et celle de son frère, saint
Willibald (2), déjà citées, par les lettres de saint Boniface (3), etc. Les
nombreux pèlerinages anglo-saxons à Rome et dans les sanctuaires les plus
célèbres, au commencement du VIIIIe siècle, avaient accoutumé les Italiens à
voir venir de France, sans ombrage, les caravanes de ce genre. Paul Diacre l'atteste
expressément (4).
Lorsque les voyageurs se sont
acquittés de leurs devoirs de piété à Rome, ils se rendent au Mont-Cassin, se
trouvent en face de ruines accumulées, et, après une information discrète
auprès d'un paysan,qui leur explique le lieu où repose le saint patriarche, ils
se gardent bien de dévoiler leur secret. Ils scrutent le terrain, ils prient,
ils jeùnent, ils se livrent à des veilles prolongées. En tout cela, rien
d'insolite, rien qui ne fdt conforme aux habitudes de tous les pèlerins. Ils ne
pouvaient donc éveiller aucun soupçon; et en leur qualité de religieux ils
devaient avoir la plus grande liberté d'action.
Nous avons démontré que les seuls
habitants de la montagne, au commencement du VIIIe siècle, étaient des hommes
simples, disséminés dans des cabanes, puisque Pétronax, d'après le
témoignage de Paul Diacre, fut obligé, pour loger ses confrères, de
reconstruire des cellules au milieu des ruines jusque-là dépourvues
d'habitants. »
Les excubitores placés en
faction autour du tombeau de saint Benoît pour le vénérer et le protéger (5)
sont donc une invention moderne, et non pas une réalité confirmée par
l'histoire.
Au bout de cinq jours, le plus
humble de la caravane, le frère chargé de préparer les repas, a une vision qui
leur permet de diriger sans tâtonnement leurs recherches et d'exécuter leur
secret dessein.
Que l'on admette ou non
l'intervention divine en cette circonstance, elle ne contient rien assurément
d'invraisemblable. Qu'y
25
a-t-il de plus fréquent que la supériorité des hommes de
labour dans l'art de découvrir les moyens matériels les plus usités pour
accomplir une œuvre qui rentre dans le cercle de leurs attributions? Pourquoi
ce frère, chargé d'office de faire la cuisine aux voyageurs, n'aurait-il pas pu
avoir des connaissances spéciales dans la construction des édifices, et, par
conséquent, n'aurait-il pas pu mieux discerner que ses confrères
l'appropriation de chaque partie des ruines accumulées? A part même tout
miracle, l'intervention de ce frère cuisinier ne présente donc rien qui soit de
nature à jeter sur le récit de l'Anonyme le moindre discrédit.
Nos contradicteurs ne s'aviseront
sans doute pas d'objecter le nombre de jours passés par les pèlerins auprès du
tombeau de saint Benoît. L'histoire nous fournirait des exemples par milliers
de stations bien plus longues auprès des sépulcres vénérés.
La description du sépulcre est
encore plus digne de considération.
« Le monument funéraire,
dit le narrateur, était composé de deux loculi superposés et séparés l'un de
l'autre par une pierre de marbre. Les ossements de saint Benoît se
trouvaient dans le loculus supérieur; ceux de sainte Scholastique dans le loculus
inférieur. »
Sans s'en douter, assurément,
l'auteur de la légende a imprimé par ces détails à son récit un cachet
remarquable de véracité.
Ce fut, en effet, un antique
usage dans l'Église romaine de construire, sous les dalles des églises ou dans
les cimetières publics, de ces sortes de monuments funéraires, dans lesquels
les loculi contenant les corps des défunts étaient ainsi superposés
et séparés par une cloison de marbre ou de maçonnerie. Le prince de
l'épigraphie chrétienne a mis naguère en pleine lumière ce point de la science
archéologique (1). Adopté par plusieurs provinces de France et d'Italie (2),
cet usage a persévéré, ce semble, jusqu'au VIIe ou au VIIIe siècle. Il était
aboli au IXe. Voilà pourquoi le moine de Fleury, qui a écrit, vers le milieu du
IXe siècle, un nouveau récit de la même translation, n'a pas mentionné cette
particularité, soit qu'il l'ignorât, soit qu'il n'en comprit pas l'importance.
Léon d'Ostie et Pierre diacre, dont nous parlerons bientôt, ont imité son
silence. Le faux Anastase, qui ne connaissait
26
que les oeuvres d'Adrévald, a été moins réservé que
celui-ci, et il a inventé, comme tout le reste, un double tombeau côte à côte,
dont les deux sarcophages étaient séparés par une tablature en fer (1). On voit
par cette comparaison combien les informations de notre anonyme sont
préférables et plus historiques que toutes les autres.
Ce dernier ajoute que les moines
de Fleury brisèrent, après l'avoir perforé, la partie latérale du loculus du
saint patriarche; et, bien qu'il ne le dise pas, il est probable qu'ils
agirent de même à l'égard du loculus inférieur contenant le corps de sainte
Scholastique.
Ces détails sont beaucoup plus
précis et plus techniques que les expressions vagues employées plus tard par
Adrevald (2) et son imitateur le faux Anastase (3). Tous les deux néanmoins
confirment l'assertion de l'écrivain contemporain, en constatant l'effraction
d'un côté du sépulcre.
Du reste, cette manière de
fracturer les sépulcres vénérés n'était point insolite au moyen-àge. Le corps
de saint Mamert de Vienne en Dauphiné fut de la même façon enlevé de son
tombeau (et peut-être aussi au VIIIe siècle) par les clercs de l'église de
Sainte-Croix d'Orléans, où l'on en célébrait solennellement la translation le
13 octobre (4).
En 1860, des fouilles pratiquées
à l'entrée du chœur de l'église de Saint-Pierre de Vienne mirent à nu le
sépulcre de ce saint évêque du V° siècle, célèbre par l'institution des
Rogations (5). Or il se trouva que le devant de l'auge, ou loculus, où
le corps avait été déposé, avait été fracturé. Une large brèche y avait été
faite dans le but manifeste d'en extraire frauduleusement les saintes reliques.
« Mais, dit dans son rapport M. Allmer, cette extraction a été accomplie avec
tant de précipitation, qu'une
27
partie des ossements, qui étaient hors de la portée du bras,
tant du côté de la tête que des pieds, a été laissée dans le tombeau et vient
seulement d'être trouvée. »
On l'avouera, ce rapprochement ne
manque pas d'intérêt. Les clercs d'Orléans ont donc imité les moines de Fleury,
leurs voisins. Seulement ceux-ci, favorisés par l'état de ruine et d'abandon
dans lequel était enseveli le monastère du Mont-Cassïn, n'eurent pas, comme
leurs voisins, à redouter une surprise et de se hâter dans leur opération.
Toutefois, on peut admettre qu'ils laissèrent, eux aussi, quelques ossements
dans le loculus de saint Benoît, tout au moins.
Les récents travaux de l'archéologie française nous
fourniraient au besoin, à l'appui de cette opinion, un exemple frappant. Au Xe
siècle, les moines de Saint-Pair près Granville, fuyant devant les Normands,
enlevèrent de leurs tombeaux les corps de leurs deux saints fondateurs, Pair (Paternus)
et Scubilion, et les emportèrent avec eux dans leur exil. Or, le 14 septembre
1875, la commission archéologique chargée d'opérer des fouilles sous le choeur
de l'antique église de Saint-Pair découvrit les sarcophages primitifs des deux
saints abbés, et dans chacun d'eux, surtout dans celui de saint Scubilion, on
trouva un certain nombre d'ossements assez importants (1).
« Après avoir respectueusement
nettoyé les restes précieux des deux corps, ajoute le pieux anonyme du VIIIe
siècle, les moines de Fleury les déposèrent séparément dans un
linceul très pur. »
Ces détails prouvent
manifestement que les ravisseurs purent agir en toute liberté, sans craindré
d'étre surpris ni empêchés. Adrevald écrira,au IXe siècle, que les ossëments
furent placés dans une sportella, terme plus vague qui n'exclut
nullement le linceul (sindo) (2) dont parle notre anonyme, quoi qu'en
dise D.Giustiniani.
28
On sait d'ailleurs que, à
l'exemple de celuidu divin Rédempteur, les corps vénérés des martyrs et des
confesseurs ont toujours été enveloppés dans des linceuls de fin lin, ou, le
plus souvent, de soie précieuse (1).
Il est bon également de faire
remarquer la phrase suivante du narrateur anonyme :
« Ils transportèrent les saintes
reliques dans leur pays, à l'insu des Romains, qui n'auraient pas
manqué, s'ils avaient eu connaissance du larcin, de s'y opposer, même
par les armes. »
Ainsi, d'après ce récit
contemporain, les Romains n'eurent aucune connaissance du pieux larcin :
affirmation très conforme à la vraisemblance, et qui rend fort suspectes les
visions merveilleuses et contradictoires racontées par Adrevald et par les
autres légendaires qui l'ont copié.
Enfin, notre anonyme termine sa
narration en disant que, de son temps, « les deux corps saints reposaient en
paix dans le monastère de Fleury. »
Si l'on croyait D. Mabillon (2),
qui paraît ajouter foi à toutes les parties de la légende d'Adrevald, cette
assertion de notre écrivain serait une inexactitude que lui aurait fait
commettre son éloignement des lieux où les saintes reliques furent déposées.
Nous ne le pensons pas. Si l'on
étudie attentivement la légende d'Adrevald, on y découvre facilement la preuve
que les corps du frère et de la soeur reposèrent un certain temps à Fleury (3).
En effet, outre qu'Adrevald le dit expressément, l'ensemble de son récit le
suppose évidemment. Si les deux corps n'étaient restés que quelques jours
seulement à Fleury, celui de sainte Scholastique aurait naturellement été
réclamé et emporté au Mans par les envoyés de saint Béraire, qui, d'après Adrevald,
avaient été
29
les complices d'Aigulfe et l'avaient accompagné à son retour
à Fleury. On ne voit pas pourquoi ils seraient retournés au Mans sans y
apporter avec eux le trésor qu'ils avaient eu la mission d'aller chercher si
loin.
C'est pourtant ce qui arriva, si
l'on en croit Adrevald lui-même. Du moins, ils ne figurent nullement pendant la
fête de la déposition des saintes reliques dans l'église du vieux Fleury.
Puis, après un espace de temps assez considérable (cum morae fierent),
on voit apparaître, non pas ces envoyés, mais les notables (nobiles et
sapientes) de la ville du Mans, qui viennent humblement demander à Aigulfe
le corps de sainte Scholastique.Ils n'ont eu aucune communication avec les
envoyés de Béraire, car ils ignorent comment les choses se sont passées. Paul
Diacre, comme nous le verrons plus loin, paraît attribuer, il est vrai, aux
Manceaux, une certaine participation dans le vol commis au Mont-Cassin; mais
dans quelle mesure, et avec quelle certitude ? Quant à la légende d'Adrevald,
son incohérence laisse le champ libre à des opinions fort diverses sur ce
point.
Quoi qu'il en soit, il ressort
manifestement de ce qui précède que l'Anonyme contemporain a fort bien pu
écrire, sans la moindre inexactitude, que les corps de saint Benoît et
de sa soeur reposaient encore à Fleury. Il suffit pour cela que son ouvrage ait
été composé avant la translation de sainte Scholastique dans la ville du Mans.
Haut du document
L'auteur anonyme (1), dont nous
venons de faire ressortir l'importance et la véracité, fut sans aucun doute
étranger au Mont-Cassin; mais son témoignage y a trouvé un écho qui a eu un
juste retentissement. Nous voulons parler de Paul Winfrid, plus connu sous le
nom de Paul Diacre. Il naquit entre les années 720 et 725, d'une noble famille
lombarde. instruit dans les arts libéraux par un certain Flavianus, inconnu
d'ailleurs, il fut
30
introduit à la cour de Ratchis, roi des Lombards, par un de
ses oncles, nommé Félix, qui y jouissait d'une grande considération (744-749).
Lorsque le duc Didier se fut emparé de la couronne, Paul s'attacha à sa fortune
(756); et probablement, dès l'année suivante, il suivit à Bénévent Adalperga,
fille de Didier, dont le mari Arechis avait été créé duc de cette ville par le
nouveau roi (757) (1). Du moins, dès l'année 763, nous le voyons chanter, en
une pièce de vers, les louanges d'Adalperga et d'Arechis, dans les termes qui
ne conviennent qu'à un serviteur dévoué (2). Peu de temps après, il composait
pour la même princesse son Historia Miscella (3). Cependant, tout porte
à croire qu'il avait déjà embrassé la vie monastique au Mont-Cassin, l'exemple
de son ancien maître l'ayant sans doute entraîné dans cette voie (4).
Quoi qu'il en soit, il est du moins certain qu'il faut
reléguer parmi les fables tout ce que les annalistes du Mont-Cassin ont écrit
de lui au Xe et au XIe siècle depuis le chroniqueur de Salerne jusqu'à Léon
d'Ostie (5). II n'a donc jamais été ni conseiller intime de Didier jusqu'à la
chute de ce prince, en 774, ni menacé de mort, ni envoyé en exil par
Charlemagne, ni échappé de prison et transfuge irrité à la cour d'Arechis, duc
de Bénévent, ni forcé, par la mort de ce seigneur, à revêtir l'habit
monastique, comme pour se soustraire à la vengeance du roi des Francs. Dès
l'année 776, il avait acquis assez de célébrité et de considération dans le
port tranquille de l'état religieux, en dehors des conflits qui s'agitaient au
pied de la sainte montagne, pour oser demander à Charlemagne la grâce de son
frère, condamné à partager l'exil de son roi détrôné (6).
Charlemagne, qui désirait
ardemment se l'attacher (7), obtint de son abbé Theodemar qu'il vint en France.
Il y était encore en 782 (8). On sait d'ailleurs qu'il y visita en pèlerin
plusieurs
31
sanctuaires vénérés, notamment celui de Saint-Hilaire de
Poitiers, Où il composa l'épitaphe du poète Venance Fortunat (1).
C'est également pendant son
séjour en France, il nous le dit lui-même (2), qu'il écrivit les Gesta
episcoporum Metensium et la vie de saint Grégoire le Grand (3).
Il était de retour au Mont-Cassin
lorsqu'il composa son Homiliaire (4) et un recueil de sermons (5).
Enfin, pendant les dernières années de sa vie (6), il travailla
activement à un ouvrage qui lui assigne un rang distingué parmi les écrivains
du moyenâge. Nous voulons parler de son Histoire des Lombards, qu'il
laissa inachevée.
Encore que l'on ignore l'époque
précise à laquelle il mit la main à cette oeuvre, il est néanmoins constant que
ce ne fut qu'après son retour de France. Il l'atteste lui-même en plusieurs endroits
de son Histoire (7). Rien, absolument rien n'indique qu'il ait ébauché cette
oeuvre en France et qu'il l'ait ensuite achevée et corrigée en Italie, comme
l'ont prétendu Angelo della Noce, D. Giustiniani et autres (8).. Cette
assertion, inventée pour le besoin d'une opinion préconçue, est contredite par
l'auteur lui-même.
32
Pour la composer Paul Diacre se servit de tous les documents
historiques et traditionnels qu'il put recueillir dans ses voyages et au
Mont-Cassin. Mais, à l'exemple de Grégoire de Tours, à qui il emprunte ce qu'il
raconte des Francs, il a soin d'indiquer par le mot ferunt ou autres
expressions analogues ce qu'il ne tient que de la tradition orale. Les anciens,
une fois à l'abri de cette réserve qui couvrait leur responsabilité,
enregistraient sans difficulté les traditions les moins autorisées. Mais, qu'on
veuille bien le remarquer, il suit de là que, partout où cette réserve n'est
pas exprimée, les faits qu'il rapporte n'appartiennent pas, à ses yeux du
moins, à la catégorie des traditions populaires, mais bien à l'histoire
proprement dite.
Toutes ces observations étaient
nécessaires pour bien comprendre la haute portée du texte suivant (1) :
« Après un règne de seize ans, le
duc Romuald fut enlevé de ce monde; son fils Grimoald gouverna ensuite les
peuples du Samnium pendant trois ans. Grimoald étant mort, son frère Gisulfe
fut revêtu de la dignité ducale et fut préposé au gouvernement de Bénévent
pendant dix-sept ans. Il eut pour épouse Winiberte qui mit au monde Romoald.
VERS CE TEMPS-LA, comme le Castrum du Cassin, où repose le corps de saint
Benoît, n'était qu'une vaste solitude, depuis les longues années écoulées
(depuis la destruction du monastère), des Français y vinrent (2) du pays
du Mans ou d'Orléans. Ayant simulé des veilles prolongées auprès du
33
vénérable corps, ils enlevèrent les ossements du susdit
vénérable Père et de sa bienheureuse soeur Scholastique, ET LES EMPORTÈRENT
DANS LEUR PATRIE, où l'on a bâti séparément deux monastères en l'honneur des
deux saints Benoît et Scholastique. Il est néanmoins certain que cette bouche
vénérable et plus suave que le plus doux nectar, ces yeux qui contemplaient
sans cesse les choses célestes, et d'autres membres encore, NOUS SONT
RESTÉS, bien que réduits en décomposition. Car seul le corps du Seigneur
a été exempté (par sa propre vertu) de la corruption. Les corps de tous les
autres saints, devant être un jour transformés dans l'éternelle gloire, ont été
soumis à la corruption, à l'exception d'un petit nombre qui sont conservés
intacts, en vertu d'un miracle de la puissance divine. »
Tel est le fameux passage qui a
été l'objet de tant de commentaires de la part des deux opinions adversaires.
Deux questions également intéressantes s'en dégagent : Quelle est la date approximative
marquée au début : circa haec tempora ? Quel est le vrai sens du
contexte relativement au fait principal? Etudions-les successivement.
La science chronologique est
incontestablement très utile; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle était
inconnue avant le XVIe et même le XVIIe siècle, à plus forte raison au
moyen-âge et dans l'antiquité. Outre qu'elle était considérée comme fort
accessoire dans les récits historiques, elle présentait de graves difficultés
résultant de la diversité et de l'insuffisance des signes chronologiques en
usage chez les anciens. C'est ce qui rend encore si incertaine, malgré les
progrès de la science moderne, la date précise de tant de faits importants et
incontestables de l'antiquité et du moyen-âge.
En basant, malgré ses
protestations contraires, un des principaux arguments de son Apologie, sur la
diversité des opinions émises jusqu'ici, relativement à la date de la
Translation de saint Benoît, D. Giustiniani a oublié une des règles de la
critique historique. On doit se garder, dans l'étude impartiale des monuments,
d'exiger des anciens ce qu'ils ne peuvent nous donner, et de contester les
faits qu'ils nous ont transmis sous prétexte qu'ils ne sont pas datés, ou
qu'ils le sont d'une manière approximative, imparfaite, inexacte et même
fautive. Il appartient à l'érudition de rapprocher les données chronologiques
imparfaites, [34]
d'élaguer les inexactes et de faire prévaloir celles qui
sont plus conformes à l'ensemble des monuments.
Pour assigner au fait qui nops
occupe une époque précise, la critique n'avait eu jusqu'ici à sa disposition
que deux dates également approximatives : celle de Paul Diacre, dont on vient
de lire le texte, et celle d'Adrevald, moine de Fleury, qui écrivait plus de
soixante-dix ans après le célèbre Historien des Lombards.
On s'explique difficilement
pourquoi D. Mabillon, le P. Le Cointe et les autres critiqués du XVIIe et du
XVIIIe siècle ont unanimement, à l'exception du bollandiste Stilting, délaissé
la date assignée par Paul Diacre pour s'attacher à celle d'Adrevald, qui ne
méritait certainement pas la confiance sans bornes que l'on avait en lui. Cette
préférence a jeté les savants dans un réseau de difficultés dont ils n'ont pu
se dégager.
Mabillon notamment s'est vu
entraîné dans une fluctuation d’opinion peu conforme à la précision habituelle
de son génie. Enfin il s'arrêta à l'année 653 (1). C'était interpréter Adreveld
d’une manière peu vraisemblable, et lui faire dire, ce qu’il n'a pas dit, que
la translation avait eu lieu sous le règne de Clovis II. Cet auteur prétend, il
est vrai, que le monastère de Fleury fut fondé sous le règne de ce prince, mais
il ajoute presque aussitôt (2) : « Donc, dans la suite des temps, après
un certain nombre d'années écoulées, le susdit Leodebodus (fondateur dit
monastère) ayant quitté cette terre pour aller au ciel. Mummole, dont nous
avons parlé, et qui aimait la lecture, tomba un jour sur le passage des
Dialogues de saint Grégoire où ce grand Pape raconte comment saint Benoît
consomma sa vie mortelle dans la province de Bénévent... En conséquence, il
envoya dans cette, même province un de ses moines nommé Aigulfe. »
35
La preuve que, dans la pensée
d'Adrevald, la translation n'avait pas eu lien sous le règne de, Clovis II,
c'est que, dans le premier livre des Miracles de saint Benoît, il la
place sous le règne de l'empereur Constantin Pogonat (668-685), interprétant
pour cela à sa façon le texte de Paul Diacre cité plus haut (1).
Le P. Le Cointe s'est approché
plus prés de la vérité que Mabillon en assignant à la translation la date de
l'an 673 (2). Assurément le savant oratorien a eu tort de prétendre (3) que
cette note chronologique s'accordait avec celle de Paul Diacre. Il ne faisait
qu'imiter Adrevald, qui, comme on vient de le voir, a interprété le premier
texte de l'historien des Lombards dans un sens favorable à la date de 673. Ce
qui a donné le change à Adrevald, c'est que Paul Diacre, après avoir raconté
dans les trois premiers chapitres de son sixième livre les faits particulièrement
relatifs à la province de Bénévent qu'il habitait, revient ensuite
chronologiquement sur ses pas pour faire connaître les évènements qui
intéressent l'histoire générale de l'Eglise et du royaume des Lombards.
Cependant il avait donné lui-même la clef de cette transition, en commençant
son chapitre quatrième par ces mots significatifs: Dum in Italia geruntur,
etc. Le très perspicace bollandiste Stilting a parfaitement compris l'enchaînement
des idées de Paul Diacre, et il a démontré que le chapitre IV ne contredisait
pas le moins du monde la date approximative indiquée dans le chapitre II (4).
Cette date est nécessairement comprise entre les années 690 et 707, pendant
lesquelles le duc Gisulfe gouverna la province de Bénévent, puisque Paul Diacre
ne place son circa haec tempora qu'après avoir énuméré les années du
règne de ce prince. Cette observation n'a pas échappé au P. Stilting (5).
Or ce que le tact critique avait
fait deviner au savant Bollandiste, est confirmé d'une manière aussi
remarquable qu'inattendue par un chroniqueur contemporain, d'une autorité
36
d'autant plus grande qu'il était placé en dehors du conflit.
Il s'agit des Annales Laureshamenses, publiées de nos jours par Pertz
dans le tome Ier de ses Monumenta Germaniae.
On connaissait depuis longtemps
les Annales Laureshamenses. Citées avec honneur par Mabillon (1), on regrettait
de n'en pas connaître le texte primitif, qui devait remonter plus haut que
celui qu'avait publié Du Chesne. L'infatigable chercheur Ussermann découvrit ce
trésor dans la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Blaise de la Forêt-Noire, dans
le duché de Bade. Le manuscrit qui le contenait remontait, d'après ce savant, à
la fin du VIIIe ou au début du IXe siècle. Le Dr Pertz, qui eut communication
des notes d'Ussermann, s'empressa d'enrichir sa collection de ce précieux
document. Or le premier évènement signalé dans ces Annales est
précisément celui de la Translation du corps de saint Benoît en France.
« An 703, y lisons-nous,
(2), translation du CORPS de saint Benoît du Mont-Cassin (en
France). »
Voilà donc désormais déterminée
et précisée par un contemporain cette date si longtemps restée incertaine et
controversée, que le légendaire anonyme avait négligé de nous transmettre. Paul
Diacre ne nous l'avait donnée qu'approximativement, il est vrai, mais son
indication n'en est pas moins d'une exactitude parfaite. C'est bien sous le
gouvernement du duc Gisulfe que le mémorable larcin s'est accompli au
Mont-Cassin ; et le P. Stilting a la gloire d'avoir seul deviné juste parmi
tous les critiques qui se sont occupés jusqu'ici de cette question.
Cette date de 703 est une
véritable révélation historique. Elle vient en aide à la vraisemblance et à la
possibilité du larcin des moines de Fleury, et elle jette un grand jour sur les
causes qui ont amené la restauration du monastère du Cassin en 720.
En 703, Jean VI était assis
depuis deux ans sur le trône de saint Pierre. Or, en 702 (3), le duc Gisulfe,
on ne sait pourquoi,
37
envahit tout à coup la Campagne romaine, s'empara de Sora,
d'Arpino, d'Ara, et livra toute la Campagne à feu et à sang. Il revint à
Bénévent chargé de butin, et le pape racheta à prix d'argent les nombreux
captifs qu'il avait faits (1).
Quel est ce castrum Arcem
dont Gisulfe s'est emparé vers l'an 702? N'est-ce point le Castrum Casini,
qui, d'après Paul Diacre et le poète Marcus, portait ce même nom (2)?
Quoi qu'il en soit, ces
effroyables ravages durent disperser les habitants qui avaient échappé aux
barbares. Les moines de Fleury furent singuliérement favorisés dans leur
entreprise, par suite de cette invasion récente. Le sanctuaire de saint Benoît,
plus délaissé que jamais, facilitait providentiellement leur dessein. D'autre
part, nous l'avons déjà rappelé, au commencement du VIIIe siècle, on était
accoutumé à voir de nombreuses caravanes de pèlerins de France et d'Angleterre
visiter les lieux vénérés par les fidèles. Leur arrivée et leur séjour au
milieu des ruines du Cassin, leur interrogation discrète à l'un des paysans
échappés aux dévastations de Gisulfe, ne purent donner lieu à aucun soupçon.
Il est d'ailleurs très probable
que les hommes simples qui habitaient sur la montagne dix-sept ans
après le larcin des Français, étaient venus s'y fixer depuis l'invasion de
Gisulfe. Dans tous les cas, leur présence, qu'on veuille bien ne pas l'oublier,
n'a pas empêché Paul Diacre de qualifier le Mont-Cassin de vaste solitude
au moment de l'arrivée des moines de Fleury, et de dire que le monastère
était resté inhabité jusqu'au jour où Pétronax en eut reconstruit une
partie des bâtiments (3) et en
38
eut réconcilié l'église, notamment celle de
Saint-Martin (1) qu'il agrandit de seize coudées, sans doute parce qu'il en fit
provisoirement le sanctuaire principal de la communauté.
Haut du document
Deux points sont désormais
acquis: rien ne faisait obstacle, au contraire, tout était favorable à l'enlèvement
des reliques de saint Benoît au début du VIIIe siècle; c'est alors, en effet,
que le pieux larcin fut commis. Paul Diacre nous a fourni en grande partie les
éléments de cette double démonstration. Pour achever de faire ressortir toute
l'importance de son témoignage; il nous reste à mettre hors de toute
contestation le vrai sens du fameux passage ci-dessus allégué.
Nous prions le lecteur de le
relire de temps en temps, afin de mieux comprendre l'argumentation un peu
subtile à laquelle nous sommes contraint de nous livrer: Nous le répétons ici
en français : « Vers ce temps-là, comme le Castrum du Cassin, où repose le
corps de saint Benoît, n'était qu'une vaste solitude, depuis les longues années
écoulées (depuis la destruction du monastère), des Français y vinrent du pays
du Mans ou d'Orléans. Ayant simulé des veilles prolongées auprès du
vénérable corps, ils enlevèrent les ossements du susdit vénérable Père et
de sa bienheureuse soeur Scolastique et les emportérent dans leur patrie;
où l’on a bâti séparément deux monastères en l'honneur des deux saints susdits,
Benoît et Scholastique. »
« Il est néanmoins certain
que cette bouche vénérable et plus suave que le plus doux nectar, ces yeux qui
contemplaient sans cesse les choses célestes et d’autres membres encore, bien
que tombés en décomposition, NOUS SONT RESTÉS. Car seul le corps du Seigneur à
été exempt de la corruption, etc. »
Manifestement ce passage est
composé de deux phrases également
39
affirmatives, en corrélation d'idées, mais dont la seconde
contient certaines restrictions à l'égard de la première. Ces restrictions
ont pour but, non pas de contredire et de détruire les affirmations de la
première phrase, mais seulement de poser certaines limites à ces
affirmations.
Ce sens général est tellement
manifeste, que personne, pendant plus de sept cents ans., n'a songé à le
contester.
Adrevald, au IXe siècle,
l'apportait en preuve de la tradition française (1); le faux Anastase (2) au
commencement du XIe siècle, et Léon d'Ostie (3), à la fin du même siècle,
reconnaissaient franchement que telle avait bien été la pensée de l’historiographe
des Lombards.
Au XVIIesiècle, Angelo della
Noce, abbé du Mont-Cassin, avouait lui-même qu'on pouvait l'accepter comme
l'expression de l'opinion erronée ou de la condescendance, excessive de Paul
Diacre (4).
Il résulte de là qu'au IXe et
jusqu'au XVIIe siècle tout au moins personne ne doutait, même au Mont-Cassin,
que Paul Diacre n'eût admis la réalité du larcin commis par les Français. On
expliquait seulement de diverses manières le témoignage du célèbre écrivain.
Les Français l'entendaient dans le sens d'un larcin complet. Les
Italiens, au contraire, essayaient de l'atténuer. Les uns, comme le faux
Anastase, étendaient jusqu'à la moitié des deux corps saints la portion
laissée au Mont-Cassin par les ravisseurs et affirmaient que presque toute la
portion enlevée avait été restituée plus tard. Les autres, comme Léon d'Ostie,
traitaient de conte populaire le fait accepté par l'historien des
40
Lombards. Mais tous étaient d'accord sur ce point, que
celui-ci avait réellement cru au fait de la translation.
L'importance de cette observation
n'échappera pas, nous l'espérons, à la perspicacité du lecteur impartial. On
peut discuter sur le sens des restrictions apportées par Paul Diacre à son
aveu; mais ces restrictions ne doivent pas être interprétées de manière à infirmer
la réalité du fait même de la translation de saint Benoît en France. Ainsi ont
pensé tous ceux qui ont lu, avant le XVIIe siècle, le chapitre en question.
Cependant, à partir de la fin du XVIe
siècles les tenants de l'opinion cassinésienne, voulant échapper aux
conséquences du témoignage de Paul Diacre, presque contemporain du fait
contesté, ont commencé à lui donner une interprétation qui en détruit
complètement la portée et le sens jusqu'alors accepté.
Selon eux, il faudrait diviser le
texte en deux parties contradictoires. La première, expression d'une rumeur
recueillie, mais non pas admise par l'historien des Lombards, n'aurait
qu'un sens conditionnel, dont la seconde partie serait le désavoeu
formel. Laureto, Angelo delta Noce, Giustiniani, Quirini et tous ceux qui
les ont suivis, ont adopté avec enthousiasme cette explication, qui les
délivrait si heureusement d'un argument fort embarrassant. Examinons avec calme
si elle est vraiment acceptable.
D'où vient que les auteurs
anciens, même du Mont-Cassin, ne l'ont point connue? Si elle était aussi
évidente qu'on le prétend, elle devrait s'être présentée à l'esprit de tout
lecteur, et surtout de ceux qui étaient dans la disposition de la trouver. Loin
de là, tout le monde sans exception jusqu'au XVIIe siècle a donné aux paroles
de Paul Diacre le même sens défavorable à l'opinion qui nie le fait de
l'enlèvement, au moins partiel, du corps de saint Benoît. Celui que l'on veut,
après coup, substituer au premier, n'est donc ni obvie ni naturel.
En effet, sur quoi fonde-t-on ce
sens conditionnel ? Paul Diacre a-t-il écrit un mot qui puisse le confirmer?
Pas un seul. Le passage dans lequel il exprime toute sa pensée est composé, il
est vrai, de deux parties, mais tellement liées entre elles qu'elles ne forment
évidemment qu'un seul tout composé d'une phrase principale absolument
affirmative (Franci ossa auferentes-ossa asportarunt) et d'une phrase
incidente et restrictive, mais nullement négative (sed tamen certum est
nobis remansisse). C'est le sens grammatical et absolu. [41]
Aussi bien, ce sens est attesté
par Paul Diacre lui-même. En tête de chaque livre, il a écrit un résumé de
chacun des chapitres qui y sont renfermés. Or quel est le résumé du chapitre
second (1)? « De la mort de Romuald et de la manière dont le
corps du bienheureux Benoît fut transporté dans les Gaules. »
Est-ce assez évident ? Dans la
pensée de l'auteur même, ce qu'il devait raconter pouvait se résumer dans cette
proposition affirmative : Le corps de saint Benoît fut transporté en France.
D'autre part, il est constant,
nous l'avons démontré, que non seulement le premier livre de l'Histoire des
Lombards, mais ce passage tout entier (venientes... nobis remansisse)
a été écrit au Mont-Cassin.
Donc, encore une fois, à la fin
du VIIIe siècle, personne au Mont-Cassin ne songeait encore à nier le fait
de la translation de saint Benoît en France, puisqu'un religieux de ce
monastère, le secrétaire et l'intermédiaire officiel de son abbé Theodemar et
de ses autres confrères (2) a pu écrire sous leurs yeux et avec leur
assentiment le célèbre passage en litige. Il est même évident que c'est pour
satisfaire aux légitimes susceptibilités de ces mêmes confrères qu'il a
présenté ses réserves avec une telle vivacité : sed certum est.
C'est le point essentiel de la
question.
Cependant, plusieurs bons
esprits, notamment Muratori (3), se sont laissés préoccuper par une difficulté
qui vraiment n'en était pas une. Plusieurs manuscrits, ont-ils dit, contiennent
une variante importante qui, si elle était vraie, serait de nature à donner au
texte de Paul Diacre un sens entièrement favorable à l'opinion des
Cassinésiens. Au lieu de : Cum in castro Cassini, ubi sacrum corpus
requiescebat, ces manuscrits portent : requiescit; ce qui
laisserait à entendre que Paul Diacre, malgré les bruits dont il se faisait
l'écho, persistait à maintenir au Mont-Cassin la possession totale du
corps du saint patriarche.
Cette objection n'est pas
sérieuse, et l'on s'étonne que des esprits aussi distingués en aient été
impressionnés.
42
On pourrait répondre que des
manuscrits, copiés en Italie et à une époque où la controverse commençait à
s'enflammer, ont pu et dû subir l'influence favorable aux prétentions
italiennes. Ce soupçon ne serait pas dénué de preuves, car nous ddémontrerons
plus loin que de nombreux documents ont été forgés ou contrefaits pour les
besoins de la même cause. De plus, au IXe siècle, Adrevald lisait autrement le
mot en litige, et l'on ne voit pas pourquoi il aurait falsifié l'expression du
texte primitif. Mais nous l'avouerons sans peine : nous sommes persuadés que
Paul Diacre a réellement écrit ubi corpus requiescit et non pas requiescebat,
parce que toutes les fois qu'il a eu occasion de parler du Mont-Cassin ou du
tombeau de saint Benoît, il s'est constamment servi d'une expression analogue
(1). D'ailleurs, d'après les récentes recherches de M. Bethmann et de M. Waitz,
les meilleurs manuscrits portent requiescit.
Mais quelle est la vraie
signification de cette formule? La préoccupation seule a pu empêcher Muratori
et les autres critiques italiens de la comprendre.
Dans quelle partie du passage se
trouve-t-elle placée? Est-ce dans la seconde partie, que l'on prétend avoir été
postérieurement ajoutée par l'auteur comme une rétractation de la première
(2)? Nullement; c'est dans la. première, au milieu de la narration écrite,
dit-on, sous l'empire dé préjugés populaires ou erronés. Ou cette première
partie n’est pas recevable, ou elle doit être acceptée tout entière. Si elle
n'est pas recevable, la locution qui en est extraite doit être rejetée avec le
reste; si elle est recevable, il faut l'entendre dans un sens qui ne soit pas
en contradiction avec la phrase dont elle n'est qu'une incidence. il est
inadmissible que Paul Diacre détruise par une incidence ce qu'il raconte dans
la même phrase. Lui imputer une telle incohérence de pensée serait aussi
injurieux à sa mémoire qu'insolite
43
et contraire aux pluis vulgaires principes de la composition
historique.
Afin de mieux faire comprendre
l'évidence de notre observation, reproduisons là phrase en question avec
l'incidence expliquée à la façon italienne : « Alors que le castrum
du Cassin, où le corps de saint Benoît repose tout entier, n'était
qu'une vaste solitude, les Français vinrent, et enlevant les ossements sacrés
du même saint Benoît et de sa soeur, les emportèrent dans leur patrie.
Toutefois, il nous est resté, etc. »
Comprendrait-on un tel
galimatias? Si les Français ont emporté des ossements, le corps n'est plus
entier; et s'il est resté quelque chose, c'est qu'ils ont emporté
quelque chose.
Aussi bien, dans la phrase en
question, Paul Diacre laisse bien voir que cette formule n'a pas le sens qu'on
lui prête. Pour qu'elle fût une contradiction de ce qui suit, il eût fallu
écrire : ubi corpora requiescunt sancti Benedicti et sanctae
Scholasticae. Il raconte l'enlèvement des deux corps, et il ne parle que d'un
seul corps reposant au Mont-Cassin. Il croyait donc tout au moins que le
corps de sainte Scholastique n'y reposait plus.
Mais quel est le vrai sens des expressions
: ubi corpus requiescit (1), humatum est (2), ubi requiescit
(3), ad sacrum corpus perveniens (4), employées par Paul Diacre ?
C'est ici qu'il est nécessaire de
faire, appel aux règles les plus exactes de la critique historique. Mabillon
leur a donné le sens restreint de sepulcrum. Cette interprétation n'est
pas fausse, car elle s'applique évidemment au passage ad sacrum corpus
perveniens ; mais elle est inexacte, parce qu'elle est trop absolue.
La formule ubi requiescit, et à plus forte raison ubi üumatum est,
plus équivoque, était d'ordinaire employée au moyen-âge pour exprimer qu'un
tombeau, toujours vénéré par les fidèles, contenait, sinon tous les membres du
corps d'un saint, du moins quelques reliques, quelques vestiges, et surtout
toute la vertu divine qu'il avait acquise par le contact et la possession de ce
même corps. Ce sépulcre persévérant à être glorifié par des miracles, par suite
de la présence corporelle dont t il avait été jadis favorisé,
44
on pouvait dire sans mensonge que le corps du saint
continuait à y reposer par la puissance surnaturelle, qui était le seul point
de vue auquel le peuple fidèle l'envisageait.
Ce n'est point là une théorie,
c'est le commentaire verbal d'une multitude de monuments historiques qu'il
serait trop long d'énumérer ici, mais qui n'en forment pas moins les éléments
surabondants d'une loi générale de la critique hagiographique. Les chartes du
Poitou nous en fournissent un exemple d'autant plus remarquable que les
reliques de saint Hilaire de Poitiers ont eu un sort presque analogue à celles
de saint Renoit.
Vers la fin du IX siècle, on
transporta au Puy-en-Velay le corps de saint Hilaire de Poitiers, pour le
mettre à couvert des ravages des Normands (1). Il y fut déposé dans un
sarcophage reliquaire, selon la coutume du temps, avec une table de marbre
portant cette inscription : «Hic requiescunt membra sancti et gloriosissimi
Hilarii Pictaveiisis epi, » tracée en caractères qui, par leur beauté,
semblent attester une haute antiquité (2). Les anciens missels, proses et
martyrologes du Puy contenaient la mention et même l'histoire abrégée de cette
translation (3).
En 1162, puis en 1628 et enfin le
17 juillet 1655, on fit au Puy une reconnaissance solennelle de ces reliques.
Les procès-verbaux de 1162 et de 1655 nous ont été conservés (4). Dans une
caisse de quatre pieds de long, clouée et bardée de fer, se trouvaient, dans
deux compartiments séparés, le corps de saint Georges, premier évêque du Puy,
et celui de saint Hilaire, évêque de Poitiers. Le compartiment de ce dernier,
outre la table de marbre carrée sur laquelle était gravée l'inscription citée
plus haut, contenait un assez grand nombre d'ossements, qui avaient passé par
le feu sans doute, en 863, lorsque les farouches Normands brillèrent la ville
de Poitiers et l'église de saint Hilaire en particulier (5).
D'autre part, les chanoines de
Saint-Hilaire de Poitiers, dès le XIVe siècle au moins (6), étaient si bien
persuadés qu'ils ne possédaient
46
plus le corps de leur saint patron, que, en 1394, ils
acceptèrent avec reconnaissance un ossement que leur offrirent les moines de
Saint-Germain-des-Prés de Paris, et que, en 1667, ils reçurent avec plus de
gratitude encore l'humérus du bras gauche du même saint docteur, envoyé
par l'évêque du Puy-en-Velay.
Quelques écrivains sans valeur
ont dit que les reliques de saint Hilaire furent brûlées par les protestants en
1562. C'est une pure imagination. Nous avons les procès-verbaux des
dévastations commises à cette époque par les hérétiques dans l'église de
Saint-Hilaire. Il n'est pas dit un mot de cet acte sacrilège. D'ailleurs il
était impossible, puisqu'on ignorait depuis plusieurs siècles où était le
sépulcre du saint pontife.
Cependant les fidèles, après
comme avant le XIVe siècle, ne cessèrent jamais de venir, dans l'antique
basilique, vénérer le corps de l'illustre docteur, toujours glorifié par
des miracles.
Nous possédons une grande partie
du cartulaire de la célèbre abbaye dont il était patron, et mon excellent ami,
M. Rédet, ancien archiviste de la Vienne, en a publié les principaux documents
dans deux volumes des Mémoires de la Société des antiquaires de l'Ouest,
à Poitiers. Or, non seulement les chartes de février 868 et d'avril 878 portent
: « Concedo ad basilicam precellentissimi Hylarii confessoris atque pontificis,
ubi preciosus (h) umato corpore requiescit, » à une époque où l'on pourrait
discuter sur la question de savoir si le corps y était encore; mais dans une
autre de l'an 922 (1), alors que la translation, avait certainement eu lieu,
cette formule est de nouveau reproduite. Elle persévère dans des chartes
d'avril 940 (2), de l'an 1104 (3) de l'an 1119 environ (4), de l'an 1126
environ (5), de 1160 (6), de l'an 1161(7). Le pape Urbain IV, dans une bulle du
19 octobre
46
1263 (1), s'en sert également. Bien plus, longtemps après
que les chanoines eurent officiellement avoué n'avoir plus le corps de leur
saint patron, le roi Louis XI, en 1481, insérait les mêmes expressions dans des
lettres patentes en faveur de l'abbaye (2).
Après ces exemples multipliés, la
question est jugée. N'insistons pas.
Donc, si Mabillon a nié trop
absolument en fait que le sépulcre de saint Benoît au Mont-Cassin
renfermât des ossements du même saint, il avait néanmoins raison en
interprétant les paroles de Paul Diacre : ubi beatissimi Benedicti corpus
requiescit, dans le sens de sépulcre où a reposé jadis en réalité, et où
repose toujours par sa vertu, et par quelques restes tout au plus, le corps du
bienheureux Benoît. Tous les textes allégués par les partisans de l'opinion
cassinésienne n'ont par là même aucune valeur probante (3). Mais poursuivons
l'étude du texte de Paul Diacre.
Le P. Stilting a fait une
remarque qui, dans une certaine mesure, mérite considération : « Je ne vois
pas, dit-il, après avoir cité les paroles de Paul Diacre (4), je ne vois pas
sur quel fondement on puisse s'appuyer pour prétendre que Paul Diacre ne se
fait ici le rapporteur que d'un bruit populaire, car il raconte les faits avec
toutes leurs circonstances, de manière à ne pas laisser douter qu'il n'expose
son propre sentiment et non celui d'autrui. Il affirme l'enlèvement des os avec
une telle évidence,
47
qu'il est impossible de donner à ses paroles une autre explication.
Cependant, comme d'autre part, en deux endroits de son histoire, il attribue
non moins clairement au Mont-Cassin la possession du corps de saint Benoît,
il est utile de bien examiner ce qu'il avoue avoir été enlevé. Il ne dit pas,
en effet, que le corps, mais que des os ont été enlevés; il ne dit pas tous
les os, mais des os seulement. »
Cette remarque, nous venons de le
dire, contient une inexactitude, mais elle n'est pas sans valeur. Elle est
inexacte en ce qui concerne la signification attribuée par le savant Bollandiste
aux expressions ubi corpus requiescit, dont Paul Diacre s'est servi dans
les deux passages auxquels fait allusion le P. Stilting. Ces expressions n'ont
point la portée que leur prête le docte critique; nous venons de le démontrer.
Mais, à part cette réserve sur cette inexactitude et les suites qui en
découlent, nous ne refusons pas d'admettre comme probable le sens donné par le P.
Stilting au mot ossa. Paul Diacre aurait voulu exprimer par ce terme que
le corps entier n'avait pas été enlevé par les Français,. La phrase subsidiaire
: « sed, certum est, » semble indiquer que c'était en effet la
pensée de l'auteur. Nous n'avons aucun motif de nier ce sens restrictif.
Ce que nous nions, c'est
l'étendue que donnent les italiens à cette restriction de l'historien des
Lombards. Tout en prétendant que son monastère était en possession de restes (nobis
remansisse) considérables, l'énumération qu'il en fait nous met à même d'en
apprécier toute la portée. Ce sont des os de la bouche et des yeux, c’est-à-dire
de la partie antérieure de la tête, et quelques autres membres moins bien
conservés (defluxa) (1), ce qui, certes, laisse une large part aux
moines de Fleury.
Ces détails prouvent également
qu'il était parfaitement bien informé de ce qui était encore renfermé de son
temps dans le sépulcre dépouillé par les moines de Fleury. Son silence à
l'égard du corps de sainte Scholastique est significatif. Il affirme
48
que plusieurs os de saint Benoît sont encore au Mont-Cassin,
il ne dit pas un mot du corps de sa soeur.
Donc l'expression ossa dont
il s'est servi pour l'un et pour l'autre, doit s'entendre dans le sens général
de corpus, puisque, à l'égard de sainte Scholastique, c'est
incontestable.
Il semblerait impossible
d'admettre que les Bénédictins du Mont-Cassin aient jamais cherché à obscurcir
la gloire que fait rejaillir sur eux la réputation de Paul Diacre. Il en est
pourtant ainsi. Son témoignage en faveur de la translation de saint Benoît en
France est pour eux un vrai cauchemar. Aussi l'ont-ils dénaturé de toutes les
façons. Non contents d'en violenter le sens le plus manifeste, ils ont essayé
de lui enlever toute autorité. Léon d'Ostie leur a ouvert cette voie : « Du
reste, dit-il (1), ceux qui croient pouvoir s'appuyer à ce sujet sur le
témoignage de Paul Diacre, historien par ailleurs véridique et célèbre, doivent
savoir que c'est une coutume chez les historiens de suivre dans leurs récits
l'opinion du vulgaire. L'Evangile nous en fournit même des exemples. Ainsi,
dans saint Luc, la bienheureuse Vierge Marie donne à Joseph le nom de père du
Seigneur, lorsqu'elle dit à celui-ci : « Votre père et moi, nous vous avons
cherché avec bien de l'inquiétude. » Et dans saint Marc nous lisons
qu'Hérode fut contristé en entendant la jeune fille d'Hérodiade demander la
tête de Jean-Baptiste : deux choses, tout le monde le sait, qui sont également
fausses.. »
Un homme qui déraisonne à ce
point perd, par cela même, la cause qu'il prétend défendre. Laissons à D.
Hugues Ménard (2) le soin de relever le blasphème dérisoire contenu dans cette
application maladroite de l'Ecriture sainte; demandons seulement à ce chroniqueur
quelle preuve il peut nous fournir de l'accusation injurieuse qu'il fait à tous
les historiens en général et à Paul Diacre en particulier.
Puisque, de son aveu, l'illustre
écrivain du VIIIe siècle est en général véridique, il a le droit d'être
cru jusqu'à preuve du
49
contraire. La possession de véracité qu'on lui
reconnaît lui permet de réclamer ce privilège.
Nous l'avons déjà fait remarquer,
lorsque Paul Diacre emprunte quelque fait à la tradition populaire, il a soin
d'en avertir ses lecteurs. Ici rien de semblable, le fait est donné comme
publiquement avéré, constaté d'abord par l'énumération des ossements restés en
la possession du Mont-Cassin, et ensuite par la fondation de deux monastères
placés, à l'occasion de cet événement, sous le patronage de saint Benoît et de
sainte Scholastique. C'est là une double contre-épreuve, qui à elle seule
suffirait pour assurer àla translation du corps de saint Benoît une place parmi
les faits historiques les mieux constatés. Nous verrons bientôt qu'une foule de
monuments non moins incontestables se joignent à ceux-ci pour appuyer la
parfaite authenticité de cet événement mémorable, en sorte que, on peut le dire
sans crainte, bien peu de faits historiques réunissent en leur faveur autant
d'arguments démonstratifs.
Notes ne terminerons pas l'examen minutieux que nous venons
de faire du texte de Paul Diacre sans faire ressortir son parfait accord avec
la légende de l'anonyme allemand, dont il n'est qu'un résumé : nouvelle preuve
de l'exactitude de ce dernier.
L'harmonie n'est pas aussi
complète avec le récit d'Adrevald, moine de Fleury, dont il a été plus d'une
fois question. Il est temps de faire connaître cet écrivain et d'apprécier son œuvre.
Haut du document
Adrevald, qu'il faut définitivement identifier avec Adalbert
(l), fut élevé dès son enfance dans l'abbaye de Fleury, où il se consacra
50
à Dieu. Il nous apprend lui-même qu'il était tout enfant (parvulus)
en 826 (1). On croit avec raison qu'il ne survécut pas beaucoup à Charles le
Chauve. C'est du moins vers 878 ou 879 qu'il cessa d'écrire le récit des miracles
de saint Benoît, et qu'un moine de la même abbaye nommé Adelaire, prit la
plume à sa place. Or il avait composé l'Histoire de la translation avant
l'Histoire des miracles, puisqu'il en fait mention dans ce dernier
ouvrage (2). C'est donc vers le milieu du IXe siècle qu'il faut, ce semble, en
faire remonter la rédaction.
Pour apprécier cette œuvre d'une
manière impartiale, il est nécessaire de s'élever au-dessus des préjugés les
plus respectables et de n'avoir en vue que les intérêts de la vérité.
Nous l'avouerons donc
franchement, la légende de la translation composée par Adrevald est une
interpolation fâcheuse et maladroite. Le fond est certainement authentique (3),
comme nous l'avons précédemment démontré; mais sur ce fond vrai le moine de
Fleury a cru devoir broder des ornements accessoires, qui participent plus du
drame que de l'histoire. Sous prétexte de compléter le récit original qu'il
était chargé de remanier selon la mauvaise coutume de son temps, il s'est
permis d'ajouter des noms, des dates et des circonstances qui lui ont enlevé en
grande partie son caractère de véracité et ont créé aux défenseurs de la
translation des difficultés de tout genre. Cette inculpation n'est pas
nouvelle. Le P. Stilting l'avait déjà formulée dans ses notes préliminaires aux
Actes de saint Aigulphe (4). On peut juger de la licence qu'il s'est
permise à l'égard de l'histoire de la translation de saint Benoît par celles
qu'il a prises à l'égard de la Passion primitive du saint abbé de
Lerins.
Il en résulte, dirons-nous avec
le P. Stilting (5), qu'on peut a priori considérer comme des
interpolations tout ce qui ne se rencontre pas dans le récit anonyme dont nous
avons donné le texte, d'autant que d'ordinaire ces additions ont un cachet
marqué d'invraisemblance. Lorsqu'il y a divergence entre les deux récits,
51
on peut affirmer que l'anonyme est préférable au légendaire
du IXe siècle. Par contre, c'est un motif de plus pour ajouter une foi entière
à tout ce que les deux écrivains s'accordent à raconter. »
Afin de mieux faire comprendre la
vérité de cette observation, entrons dans quelques détails.
Le premier et le second chapitre
de l'Histoire de la translation ne sont qu'un commentaire de saint Grégoire le
Grand et de Paul Diacre, suivi d'un résumé du testament de Leodebodus,
fondateur de Fleury. L'authenticité de ce document, qui a été fort contestée
(1), n'intéressant que très indirectement la question de la translation, nous
n'en dirons rien. Il n'en est pas de même du nom de l'abbé de Fleury, qui,
d'après Adrevald (2), chargea un de ses moines d'aller au Mont-Cassin enlever à
son sépulcre les ossements de saint Benoît.
Selon le même légendaire, cet abbé était saint Mommole, et
ce moine était saint Aigulphe, devenu plus tard abbé de Lerins et couronné de
la gloire du martyre. Or, la Passion primitive de ce martyr, publiée par
les Bollandistes, se tait sur le nom de l'abbé qui l'admit à la profession
religieuse et sur la mission qui lui aurait été confiée (3). Adrevald, qui a
interpolé cette Passion, comme l'Histoire de la translation de saint Benoît,
n'a pas craint d'y ajouter le nom de Mommole et la mention du voyage en
Italie (4). Pour se justifier de cette dernière addition, il s'appuie du
témoignage de l'Histoire de la translation (5), sans indiquer, par
modestie sans doute, qu'il en est l'auteur.
C'est donc là qu'il a émis tout
d'abord cette double conjecture. Si l'on cherche les raisons qui l'ont porté à
faire ces additions, on en trouve une qui a dû avoir une grande influence sur
son esprit. Paul Diacre, dont il connaissait le texte, puisqu'il le
52
cite (1), paraît établir une certaine corrélation entre la
fondation du monastère de Fleury et la translation du corps de saint Benoît en
France (2). Or, saint Mommole, étant le plus illustre et l'un des premiers abbés
de Fleury, fixa facilement le choix du légendaire. Placer sous son abbatiat
l'époque indéterminée de la translation était une liberté si naturelle aux
chroniqueurs du IXe siècle, qu'elle dut passer pour évidente et indiscutable
aux contemporains d'Adrevald.
Ce premier nom une fois admis,
celui d'Aigulphe suivait comme nécessairement. Car si le Père abbé qui avait
reçu Aigulphe à la profession religieuse était Mommole, et cela n'était pas
improbable; si, d'autre part, c'était vers la même époque qu'avait eu lieu la
translation du corps de saint Benoît, il était assez naturel de penser que
l'abbé de Fleury avait choisi pour accomplir cette mission si difficile et si
délicate, celui qui, par ses vertus précoces, faisait présager déjà le futur martyr.
Si ces conjectures n'ont pas été
formulées de la même manière dans l'esprit d'Adrevald, elles ont du moins
abouti au même résultat. Il s'en applaudissait hautement : « Si quelqu'un,
écrivait-il (3), veut avoir, sur ce trait de la vie du saint martyr une connaissance
exempte de tout scrupule, il pourra l'acquérir en lisant l'opuscule composé
sur ce sujet (de la translation). »
Tout cet échafaudage de
conjectures, étant basé sur une fausse interprétation d'une parole inexacte et
très accessoire de Paul Diacre, croule devant la vérité mieux connue.
Il est inutile de poursuivre jusqu'au bout ce travail
d'investigation. Qu'il nous suffise de dire, en général, que ces observations
critiques détruisent d'un seul coup la partie fondamentale de la dissertation
de Mgr Giustiniani, dont il a été parlé plus haut. Nous nous en tenons au récit
de l'anonyme contemporain, et nous rejetons sans difficulté ce qui, dans la
légende d'Adrevald, est en contradiction avec lui, notamment la façon
imprudente et invraisemblable avec laquelle Aigulphe aurait découvert son
secret au vieillard mystérieux du Mont-Cassin, la vision du Pape,
l'avertissement donné par un Ange aux voyageurs, la manière
53
dont ceux-ci échappent aux poursuites des Romains, etc.
L'anonyme dit formellement, au contraire, que les Romains ignorèrent le larcin.
Mais, répétons-le avec les
Bollandistes, autant nous récusons volontiers l'autorité d'Adrevald, toutes les
fois qu'il dépare le récit simple et naïf de notre anonyme, autant nous
réclamons une créance entière en faveur des circonstances racontées par les
deux historiens réunis.
Parmi ces circonstances, celle
qui représente les pieux pèlerins passant plusieurs jours et plusieurs nuits en
prière, est reproduite presque dans les mêmes termes par l'anonyme (1) et par
Paul Diacre (2). Adrevald, au contraire, semble dire que l'enlèvement s'est
fait dans un seul jour, après une prière et la révélation provoquée par
l'indication du vieillard (3).
Ce n'est pas la seule marque
d'harmonie entre Paul Diacre et l'anonyme. Tandis qu'Adrevald se sert de
l'expression corpora (4) pour exprimer énergiquement la richesse du trésor que
ses confrères emportèrent à Fleury, l'anonyme (5), aussi bien que Paul Diacre
(6), emploie le mot ossa. Cette coïncidence est fort remarquable. Elle
démontre d'abord que l'expression ossa, chex Paul Diacre, n'a pas une
signification aussi restreinte que l'a prétendu le P. Stilting; elle prouve
ensuite que l'historien des Lombards a probablement emprunté cette expression à
notre anonyme contemporain : ce qui donnerait à ce dernier une autorité plus
grande encore, puisque son récit aurait ainsi reçu la sanction des moines du
Mont-Cassin eux-mêmes.
Nous ne raconterons pas avec
Adrevald l'arrivée des saintes reliques à Bonnée, les miracles qu'elles
commencèrent à y opérer, leur déposition à Fleury-le-Vieil d'abord, la cession
du corps de sainte Scholastique aux nobles députés de la ville du Mans, la
translation du corps de saint Benoît dans l'église de Saint-Pierre, puis dans
celle de Notre-Dame.
L'auteur a sans doute puisé ces
détails dans quelques documents
54
écrits ou traditionnels. D'ailleurs ils n'intéressent que
très incidemment la question de la translation.
Mais dans son livre des Miracles
de saint Benoît (1), le même Adrevald raconte longuement un fait qui mérite
de notre part une attention spéciale.
Selon lui, le prince Carloman,
frère de Pépin le Bref, qui, après avoir mené quelque temps la vie monastique à
Rome (2), s'était retiré au Mont-Cassin, suggéra à ses nouveaux confrères (3)
la pensée d'adresser au pape Zacharie une requête ayant pour but d'obtenir, par
son intervention et son autorité, la restitution du corps de saint Benoît.
Un certain nombre de Bénédictins,
ayant à leur tête le même Carloman, se rendirent en conséquence à Rome. Le
SouverainPontife, faisant droit à leur demande, envoya en France cette même
députation avec une lettre dans laquelle il expliquait à Pepin le but de leur
mission. Ce but consistait non seulement à réclamer le corps de saint Benoît,
mais encore à s'interposer comme médiateurs de paix entre Pépin et son frère
Griffon.
Adrevald donne le texte de cette
lettre pontificale.
Les moines italiens obtiennent de
Pépin un ordre enjoignant aux moines de Fleury d'avoir à livrer à Carloman et à
son frère naturel Remi, qualifié d'évêque de Rouen, les précieuses reliques
qu'ils avaient volées au Mont-Cassin.
Les envoyés de Pepin se transportent
à Fleury; l'abbé Medo proteste, et, laissant deux ou trois de ses moines à la
porte de l'église de Notre-Dame pour surveiller l'opération, il se retire avec
le reste de son couvent dans l'église de Saint-Pierre; où il attend dans la
prière et les larmes l'issue de cette affaire.
Dieu et saint Benoît
interviennent. Remi et ses assesseurs sont frappés de cécité en approchant de
la crypte où sont déposées les saintes reliques. A leurs cris d'alarme, l'abbé
accourt et obtient par ses prières leur guérison. Par condescendance toutefois
et par honneur pour le sépulcre de saint Benoît au Mont-
55
Cassin, il restitue quelques ossements du saint
patriarche (1). Jaffé (2) a relégué parmi les pièces apocryphes la lettre
du pape Zacharie citée parAdrevald, que Mabillon (3), Mansi et les autres
critiques (5) en général avaient acceptée comme authentique.
Mais tout récemment M. Hahn et M.
Loevenfeld, dans les Neues Archiv de Berlin, ont défendu avec talent,
et, croyons-nous, avec un plein succès, la parfaite authenticité de ce
document. M. Loevenfeld en a publié un texte plus correct, qui paraît
définitivement devoir être accepté (6).
Ce jugement des deux savants
critiques de Berlin sera-t-il également accepté par les Italiens? Nous en
doutons. Mais cette opposition, qui prend sa source dans une opinion préconçue,
ne nous enlève pas le droit d'affirmer que la lettre de saint Zacharie a tous
les caractères de l'authenticité la plus parfaite (7).
Quoi de plus vraisemblable,
d'ailleurs, que les moines du Mont-Cassin aient profité de la présence de
Carloman parmi eux et de l'affection paternelle que le pape témoignait à ce
généreux prince (8) et à leur abbaye (9), pour essayer d'obtenir la restitution
du dépôt sacré dont ils avaient été dépouillés? Le contraire serait étonnant.
Mais si ce document est
authentique, il dirime à lui seul la question, puisque le fait de la
translation y est attesté par des témoins irrécusables, le pape d'abord et tout
le couvent du Mont-Cassin ensuite (10).
56
Toutefois, autant la lettre
elle-même est revètue de tous les signes de véracité, autant le commentaire
dont Adrevald l'a accompagnée est justement suspect. Ainsi, il est faux que
Carloman soit venu du Mont-Cassin en France sous le pontificat de saint
Zacharie (1), et si saint Remi, fils naturel de Charles-Martel, a été chargé de
ravir à Fleury le trésor qu'une pieuse fraude lui avait procuré, ce ne fut
certes pas en qualité d'archevêque de Rouen, puisqu'il n'était pas encore assis
sur ce siège en 760 (2).
Ces réserves pourtant ne sont pas
de nature à infirmer le fond du récit d'Adrevald. Il est assez vraisemblable
qu'il y a eu restitution au Mont-Cassin de quelques ossements de saint Benoît.
Les termes employés par Paul Diacre, nobis remansisse, peuvent fort bien
s’entendre et de quelques ossements laissés dans le tombeau par les ravisseurs
et des reliques restituées au Mont-Cassin par les moines de Fleury.
Cette concession impartiale nous
permet de donner une double solution plus que satisfaisante à une difficulté
que le cardinal Quirini considérait comme une arme victorieuse contre la
tradition française (3).
Muratori (4) a publié, sous le
nom de Chronicon Brixiense, un centon de fragments incohérents (5), que
l'un de ses disciples. Jean Brunaccio, avait extrait à Pavie d'un manuscrit
dont l'âge est resté indéterminé. La seconde partie de ce centon consiste en
une sorte de note historique sur l'origine d'un monastère dit ad Leones,
situé à XII milles de Brescia. Or, dans cette note, l'auteur raconte que peu
de temps après l'inauguration du monastère, le fondateur Didier, roi des
Lombards, y installa des moines de la province de Bénévent (du Mont-Cassin), et
y fit transférer un os du bras de saint Benoît.
On se demande pourquoi ce texte
serait une preuve si triomphante en faveur de l'opinion italienne ?
57
Est-il sûr que cet os ait été
apporté du Mont-Cassin à Brescia? L'auteur de la note le dit; mais à quelle
époque a vécu cet écrivain? Muratori ne lui a assigné la date de 883 que parce
qu'il faisait de tout le centon une seule chronique composée par un seul
auteur; ce qui est insoutenable (1). L'insertion de cette note locale au milieu
de deux ou trois fragments de chroniques inachevées, se référant à des faits
généraux de l'histoire de l'Italie, n'a-t-elle pas été faite au XIIe ou même au
XVe siècle, au moment de l'effervescence des prétentions italiennes ? Quelle
autorité doit-elle avoir relativement aux origines vraiment historiques de
cette sainte relique? Le roi Didier ne l'aurait-il pas obtenue de France, alors
qu'il était dans les plus intimes relations avec la cour carolingienne ? Ne
provient-elle pas plutôt d'un don qu'auraient fait en passant à leurs confrères
de Brescia les moines du Mont-Cassin, venus en France en 753 avec Carloman, et
qui pendant les trois ou quatre ans qu'ils demeurèrent à la cour de Pepin (2),
eurent le temps et les moyens d'obtenir la restitution partielle du corps de
saint Benoît, ce qu'ils n'avaient pas pu faire par la lettre du pape Zacharie.
D'après cette explication, qui ne manque pas de probabilité, Adrevald n'aurait
eu qu'un tort, celui d'avoir confondu deux choses distinctes: la requête faite
au pape Zacharie et le voyage de Carloman en France, qui n'eut lieu que sous
Etienne II.
Ce sont là, sans doute, autant de
problèmes qu'il serait difficile de résoudre; mais précisément parce qu'on les
peut poser, la vertu probante qu'on attribuait à la chronique dite de Brescia
s'évanouit par là même.
Cet os du bras ne peut donc
servir d'instrument à une objection
58
sérieuse contre la translation du corps du saint législateur
à Fleury.-sur-Loire (1).
Haut du document
On a objecté, contre
l'authenticité de la translation des corps de saint Benoît et de sainte
Scholastique en France, plusieurs prétendues translations du même genre,
notamment celle des corps des saints Gervais et Protais à Cologne, que les
récentes fouilles faites à Milan ont démontrées absolument fausses (2).
Cette objection serait assurément
grave si le fait de la translation de saint Benoît et de sa soeur n'avait pas
de meilleures garanties historiques que celles qu'on nous oppose. Heureusement
il en est tout autrement. Aucune des translations contestées, qu'on veuille
bien le remarquer, n'a pour témoins des écrivains contemporains; aucune surtout
n'a été avouée par les représentants les plus autorisés de la partie intéressée;
car Paul Diacre est sans comparaison digne de cette qualification, sans parler
du faux Anastase et de saint Amé, qui, à divers titres, sont également des
représentants de la vraie tradition cassinésienne. Mais au-dessus de ces
témoignages, pourtant si graves, irréfragables même, il en est un qui place
notre tradition dans une situation exceptionnelle.
Tout le monde sait, et nous en
avons eu la preuve de nos jours à propos du miracle de Lourdes, de quelles
précautions l'Eglise s'entoure avant d'apposer à un fait surnaturel la haute et
suprême sanction de l'autorité liturgique. Mais si cette sanction est grave
lorsqu'il ne s'agit que d'approuver une fête locale, elle
59
revêt le caractère d'un jugement vraiment indéfectible
lorsque cette fête devient universelle. Sans doute, nous ne l'ignorons
pas, il faut pour cela que l'Eglise romaine y ajoute la force de son
approbation officielle, sans quoi cette universalité ne peut pas être appelée
vraiment catholique, ni être protégée contre une erreur possible.
Néanmoins, en fait, sinon en
droit, il est impossible de trouver dans l'histoire de l'Eglise un exemple
d'une pareille surprise.
Or, pendant plus de six cents ans
au moins, toutes les Eglises de l'Occident, à peu d'exceptions près, ont
célébré la translation du corps de saint Benoît en France, malgré les
antipathies nationales ou l'éloignement du lieu privilégié qui en avait été
favorisé. Yepez, D. Hugues Ménard, et surtout D. Mabillon, ont affirmé ce fait
d'une importance capitale, mais sans en produire les preuves particulières. Les
Italiens, jusque dans ces dernières années, ont osé le nier effrontément,
malgré les publications nombreuses qui permettaient de le contrôler dans une
certaine mesure.
Voulant rendre absolument
indéniable un argument d'une aussi haute valeur, nous nous sommes condamné à
compulser nous-même tous les manuscrits conservés dans les bibliothèques des
principales capitales de l'Europe. Nous offrons à nos lecteurs le résultat de
nos veilles et de nos recherches à Londres et à Oxford, à Bruxelles et à
Louvain, à Paris et à Lyon, à Florence, à Rome, à Venise et à Milan, à Munich,
à Vienne et à Cracovie, à Saint-Gall et à Einsiedeln, complétées à Oxford par
M. le docteur Warren, à Buda-Pesth par M. Alzilagyi et à Bruxelles par les
Bollandistes. Que MM. les bibliothécaires de tous ces riches dépôts veuillent
bien recevoir ici l'expression publique de notre vive gratitude.
La translation du corps de saint
Benoît eut lieu, comme nous l'avons démontré, au commencement du VIIIe siècle.
Or, avant la fin du même siècle, ce fait mémorable avait déjà pris rang parmi
les solennités liturgiques en France, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre et
jusqu'en Irlande.
Les manuscrits 12260 et 126 8 du
fond latin de la bibliothèque nationale de Paris en sont des témoins
irrécusables pour la France, puisqu'ils ont été écrits au commencement du IXe
siècle. Le premier contient un martyrologe, qu'on croit avoir [60] appartenu à
l'église d'Auxerre (1), et le second est le célèbre sacramentaire de Gellone
(2), écrit en 804 (3).
Dans ces deux documents, qui ont
entre eux plus d'un trait de ressemblance, trois fêtes de saint Benoît sont
indiquées, à savoir au 21 mars, au 11 juillet, au 4 décembre (4). Au 21 mars,
la fête est marquée dans les deux manuscrits par cette laconique rubrique : Benedicti
abbatis. Dans le calendrier de Gellone, celle du 11 juillet porte ce titre
: Depositio sancti Benedicti, et au 4 décembre on lit cette mention
significative (folio 275 verso) : « Monasterio Floriaco, a partibus Romae
adventus corporis sancti Benedicti. » Les rubriques du calendrier d'Auxerre
ne sont pas moins dignes de remarque. Au 11 juillet on lit : «Depositio
beatae memoriae Benedicti abbatis », expressions qui, par leur singularité
même, dénotent une très haute antiquité (5). La solennité du 4 décembre est
indiquée par le mot : « Depositio Benedicti abbatis », déjà employé au
11 juillet : ce qui en détermine le sens.
Par leur intime analogie et la
diversité de leur langage, ces deux antiques monuments réduisent à néant les
objections réunies par Mgr Giustiniani contre la force probante des livres
liturgiques (6).
Si l'on en croyait ce docte
prélat, les martyrologes et les calendriers liturgiques ne prouvent rien, parce
qu'ils ont reçu avec
61
le temps des additions arbitraires. D'ailleurs, selon lui,
ils ne désignent que vaguement le lieu où le corps de saint Benoît a été
transféré, et à quel saint Benoît se rapporte la fête du 11 juillet, encore
moins celle du 4 décembre, qui semble en contradiction avec celle-ci. Bien
plus, la translation de saint Benoît, dont les martyrologes font mention
au 11 juillet, n'exprimerait pas autre chose que la translation de la fête
du 21 mars en dehors du carême, conformément à l'antique usage liturgique qui
interdisait en ce saint temps toutes les fêtes des saints.
Voici notre réponse.
Sans doute, les martyrologes ont
reçu des accroissements successifs; mais, s'il est parfois difficile d'en
distinguer le fond primitif, il est du moins facile de déterminer l'époque
approximative d'un manuscrit liturgique, au moyen de la science paléographique
et des saints qui y sont mentionnés (1). Les deux documents que nous venons de
produire sont de ce nombre. Le calendrier de Gellone au 4 décembre lève toute
espèce de difficultés à l'égard du saint Benoît dont on fêtait la translation
en France; c'est bien le législateur des moines d'Occident. Aussi bien, est-il
possible de supposer que, en dehors du monastère de Fleury, on eût accepté de
célébrer la translation d'un autre saint Benoît ? Si l'on prétend que les
moines de Fleury étaient dans l'erreur relativement à cette attribution, qu'on
nous explique comment cette erreur a été partagée presque aussitôt par le monde
occidental tout entier ?
C'est d'ailleurs supposer la
question en litige; c'est une pétition de principe. Ou cette erreur a été
volontaire, ou elle a été involontaire. Dans le premier cas, c'est une injure
gratuite qu'il faudrait prouver; dans le second cas, c'est une hypothèse également
gratuite, encore moins admissible.
D'autre part, on le voit par nos
deux monuments, il n'y a nulle contradiction entre la solennité du 4 décembre
et celle du 11 juillet, puisque ces deux calendriers contemporains les
mentionnent à la fois. Avouons cependant que, selon Adrevald (2), c'était le 11
juillet et non le 4 décembre qui rappelait la mémoire de l'arrivée des saintes
reliques à Fleury. Le 4 décembre, d'après le
62
même auteur (1), aurait été consacré au souvenir de leur tumulation
dans le sépulcre qu'on leur avait préparé dans l'église de Notre-Dame.
Le calendrier de Gellone semble
être en désaccord sur ce point avec l'historiographe de Fleury. Quoi qu'il en
soit, nous croyons qu'il faut cette fois donner raison à celui-ci. Un étranger
à l'abbaye orléanaise a pu aisément se tromper sur la signification exacte de
deux fêtes consacrées à la translation d'un même saint dans un même lieu. Ce
sont là des détails intimes qui n'enlèvent rien à la réalité des deux faits
qu'ils rappellent.
Ce qu'il y a de certain, c'est
que, encore au milieu du IXe siècle, la solennité du 4 décembre était, en
France, au, moins aussi populaire que celle du 11 juillet; elle y était déjà
considérée comme très anciennement établie (2).
Néanmoins, la fête du 11 juillet,
rappelant le fait le plus saillant de la translation, ne tarda pas à l'emporter
sur celle du 4 décembre, qui, à partir du IXe siècle, disparut peu à peu de la
liturgie, en dehors des monastères affiliés plus ou moins directement à celui
de Fleury.
Nos deux martyrologes suffisent
également pour démontrer qu'il ne s'agissait pas d'une translation liturgique
effectuée en vertu d'une prescription relative aux observances du carême, mais
de la véritable translation d'un corps saint d'un lieu dans un autre. Le
manuscrit de Gellone le déclare formellement, et les trois fêtes, celles du 21
mars aussi, bien que celles du 11 juillet et du 4 décembre, subsistant à la
fois à Auxerre et à Gellone, prouvent que ces deux dernières solennités avaient
pour but de rappeler que le corps de saint Benoît avait été ces jours-là,
déposé dans un tombeau, ou tout au moins dans un sarcophage
reliquaire.
Disons plus, si les moines
bénédictins de France, par l'établissement de ces fêtes, n'avaient eu pour but
que de se donner une plus grande facilité de célébrer la mémoire de leur saint
législateur,
63
comment n'ont-ils pas choisi un jour plus rapproché de
Pâques, et pourquoi l'ont-ils rejetée jusqu'au milieu de l'été et dans le temps
de l'avent ? L'évêque de Vintimille eût été fort en peine de citer un seul
exemple d'une semblable translation arbitraire dans l'antiquité
ecclésiastique. Les fêtes de saint Ambroise, de saint Léon, etc., ont en effet
été rejetées hors du carême, mais elles ont été fixées à des jours qui
rappelaient des évènements mémorables de leur vie ou de leurs reliques.
L'arbitraire n'y a été pour rien. Le 11 juillet et le 4 décembre sont donc des
jours consacrés par des souvenirs de la vie ou des reliques de saint Benoît.
Aucun évènement de sa vie n'ayant été noté à ce point de vue, il s'agit donc
nécessairement de ses reliques. Aussi bien, si jamais le motif allégué devait
faire impression quelque part et y produire le transfert de la fête de saint
Benoît, c'est bien au Mont-Cassin, où, plus que nulle part ailleurs, on devait
désirer célébrer sans nulle entrave le glorieux passage à l'éternité du saint
patriarche. Or, les religieux de l'archimonastère n'y ont pas même songé.
Pourquoi les Français y auraient-ils été contraints ?
En effet, la règle ancienne qui
excluait du carême les fêtes des saints n'a jamais été observée d'une manière
absolue dans l'Église romaine, et en général dans l'église d'Occident. L'Eglise
d'Espagne a fait exception pendant quelque temps, mais elle n'a pas persévéré
dans cette voie. Cette règle, du reste, avait principalement en vue les
solennités que le peuple fidèle était obligé de célébrer avec l'évêque
et le clergé. Les fêtes des monastères, même les plus solennelles, ne créant
pas de semblables obligations, rien n'empêchait les religieux de les célébrer
avec toute la pompe qu'il leur plaisait de déployer ; rien par conséquent ne
les mettait dans la nécessité de les transférer dans un temps plus propice.
Ces ombres étant écartées, la
preuve que nous fournissent nos deux calendriers français apparaît dans sa
pleine lumière. Ainsi, plus d'un demi-siècle avant la rédaction de la légende
d'Adrevald, plusieurs monastères de France célébraient déjà liturgiquement, et
par deux fêtes distinctes, le fait mémorable et glorieux pour la France de la
translation du corps de saint Benoît.
On nous demandera peut-être quelle
légende on lisait alors dans les offices de la nuit du 11 juillet ou du 4
décembre.
Nous répondrons que, très probablement, même à Fleury on [64]
se contentait des leçons communes de l'Écriture sainte et des saints Pères;
tout au plus, relisait-on, ces jours-là, quelques fragments des Dialogues de
saint Grégoire le Grand, relatifs à la vie et à la mort de saint Benoît.
Ce serait une grave erreur de
croire que chaque fête de saint, au VIIIe et même au IXe siècle, était, comme
aujourd'hui, accompagnée d'une légende de ce saint. Cette manie germa plus tard
et ne s'épanouit qu'au XIIe et au XIIIe siècle.
Depuis le décret du pape Gélase,
la lecture des légendes dans les églises était soumise à des règles sévères :
le plus souventon se contentait de lire un passage d'un Père orthodoxe.
C'est l'expression dont se sert saint Benoît lui-même dans le chapitre IXe de
sa Règle, où il indique les lectures que l'on devait faire dans l'office de la
nuit. Il ne dit pas un mot des légendes des saints.
Non seulement saint Georges, dont
la légende avait été expressément prohibée par Gélase, mais saint Pierre
lui-même et les autres saints Apôtres en général, n'ont eu pendant de longs
siècles aucune légende liturgique.
Certains actes de martyrs
faisaient, dans l'antiquité, une exception à cette règle ; mais il faudrait
bien se garder de penser que, même pour les martyrs, cette exception fût
générale. Saint Cyprien parle de l'inscription des noms des martyrs et de la
date de leur triomphe, mais non pas du procès-verbal de leurs souffrances.
Les plus édifiants seulement
recevaient les honneurs d'une lecture publique pendant la célébration des
saints mystères. Quant aux saints confesseurs, une multitude innombrable ont
reçu un culte public, et parfois même assez étendu, avant qu'on ait songé à
faire, pendant l'office divin, la lecture de leurs actes.
Encore moins faisait-on mention
de leur translation, le jour consacré à en perpétuer le souvenir. L'office de
la Translation de saint Etienne, premier martyr, en offre une preuve frappante.
Certes, aucune translation ne présentait plus de garanties historiques que cet
évènement attesté par saint Augustin, Orose, Marcellin, Idace et tous les
monuments du Ve siècle. (1) Cependant, l'Église romaine n'a pas accepté dans sa
liturgie la lecture de cette légende d'une authenticité incontestable, composée
par le
65
prêtre Lucien lui-même (1), et l'office en général, au 3
août comme au 26 décembre, est tiré des passages des Actes des Apôtres.
Ces observations réduisent à
néant une autre objection de Mgr Giustiniani. Selon lui, parce que l'office et
la messe de la Translation de saint Benoît, dans les anciens manuscrits, ne
font aucune allusion à cet événement et sont les mêmes que le jour de sa mort,
c'est une raison pour douter de l'objet de la fête du 11 juillet ou du 4
décembre. Il faudrait en dire autant de saint Etienne et de beaucoup d'autres.
Nous n'osons pas dire que cette objection dénote dans le docte prélat une
grande ignorance des usages primitifs de la liturgie, mais nous sommes forcés
de protester contre un pareil oubli des principes.
Enfin, nos manuscrits français
nous permettent de résoudre une dernière difficulté plus grave encore.
On a dit: il peut se faire que quelques
reliques du corps de saint Benoît aient été transportées à Fleury, et, par
suite d'une exagération trop naturelle, les moines de cette abbaye ont
transformé en translation du corps entier la translation d'un ou
plusieurs ossements assez minimes.
Nous avons déjà réfuté plus d'une
fois cette objection. La chronique contemporaine de Laureshaim et les aveux
bien compris de Paul Diacre ont convaincu nos lecteurs que la presque totalité
du corps de saint Benoît, tout au moins, avait été enlevée de son sépulcre au
Mont-Cassin. Le calendrier du Sacramentaire de Gellone confirme cette vérité.
C'est l'arrivée en France du
corps (corporis), et non pas seulement de quelques reliques qu'il
indique au 4 décembre.
Ce témoignage n'est pas isolé.
Sans parler du martyrologe de Wandalbert,que nous ferons bientôt connaitre, et
d'un assez grand nombre de manuscrits liturgiques, un magnifique sacramentaire,
écrit de la main d'Hincmar lui-même, et conservé dans la bibliothèque de Reims,
s'exprime dans des termes analogues (1).
66
A vrai dire, une simple
observation générale suffirait pour résoudre péremptoirement la difficulté. On
concevrait, à la rigueur, que l'abbaye de Fleury eût célébré par une fête l'anniversaire
de la translation même d'une relique insigne du fondateur de l'Ordre
bénédictin, bien que ce fait eût été insolite dans l'histoire monastique
(témoin le monastère de Brescia, qui ne songea jamais à établir une pareille
fête). Mais il est absolument inadmissible que les diverses nations de l'Europe
aient accepté de célébrer liturgiquement cette translation partielle et locale.
Jamais, en un mot, la translation d'une simple relique n'a été célébrée par une
fête générale. La statistique liturgique dont nous commençons l'étude
établira donc péremptoirement l'authenticité de la translation du corps de
saint Benoît.
Avant de poursuivre notre
enquête, signalons en passant les divers martyrologes édités par les
Bollandistes à la suite de celui d'Usuard (1), et par D. Martène dans son Thesaurus
anecdotorum (2) et son Amplissima Collectio (3), qui tous (4)
renferment la fête de la Translation de saint Benoît. Or ces manuscrits sont de
provenances très diverses. Il y en a de l'abbaye de Renow, de Saint-Ulric d'Augsbourg,
de Sainte-Colombe de Sens, de Corbie, d'Angleterre, de Tours, de Lyre en
Normandie, de Stavelot en Belgique, d'Auxerre, de Saint-Maximin de Trèves, de
Rome même (5). Celui qui provient de la bibliothèque Barberini est
particulièrement remarquable : « V idus Julii, y lisons-nous, in
pagum Aurelianum (sic) inventio CORPORIS sancti Benedicti abbatis
et depositio ejusdem. » Celui de Stavelot dans le diocèse de Liège
s'exprime, au 4 décembre, dans des termes analogues au calendrier de Gellone
(6) : « Inlatio CORPORIS Benedicti in
67
Floriaco : » ce qui dénote assurément une haute
antiquité. Du reste, les manuscrits contenant ces divers martyrologes étaient
tous du VIIIe au IXe siècle. Mais, afin qu'on ne nous accuse pas de vieillir
nos documents afin de les rendre plus respectables, nous prions le lecteur de
vouloir bien nous accompagner à travers l'Europe, et de consigner avec nous le
résultat de nos laborieuses recherches.
Entrons ensemble dans la
Bibliothèque nationale de Paris, où nous avons déjà consulté les précieux
manuscrits de Gellone et d'Auxerre. La gracieuse réception de l'administrateur
général, M. Léopold Delisle, et des conservateurs avec leurs adjoints,
facilitera notre besogne.
Une centaine de manuscrits
liturgiques, sacramentaires, missels, bréviaires ou martyrologes, depuis le IXe
jusqu'au XVe siècle, nous permettront de nous rendre compte de l'extension
qu'avait prise en France la fête de la Translation de saint Benoît. Ils
représentent la plus grande partie des Églises de France, qui toutes, à
l'exception de deux ou trois, avaient adopté de célébrer les deux fêtes du 21 mars
et du 11 juillet, quelques-unes même celle du 4 décembre. Ce sont les Eglises
d'Aix (1), d'Alby (2), d'Amiens (3), d'Angers (4), d'Arles (5), d'Autun (6),
d'Auxerre (7), de Bayeux (8), de Beaumont-sur-Oise (9), de Beauvais (10), de
Bordeaux (11), de Bourgueil (12), de Carcassonne (13), de Châlons-sur-Marne
(14), de Chartres (15), de Clermont (16), de Cluny (17), de Corbie (18), de
Saint-Corneille de Compiègne (19), de Coutances (20), de Dijon (21),
d'Epternach (22), de Saint-Evroul (23), de Fontainebleau (24), de Glandève
(25), de Gellone (26), de Saint-Jozaphat (27), de Landais (28), de Langres
(29), de Laon (30), de
68
Liessies (1), de Lizieux (2), de Saint-Martial (3) et de
Saint-Etienne (4) de Limoges, de Lyon (5), de Maguelonne (6), de Marmoutier
(7), du Mans (8), de Meaux (9), de Saint-Pierre de Metz (10), de Montebourg
(11), de Nevers (12), de Nivellon (13), de Noyon (14), de Pamiers (15), des
Filles-Dieu de Paris (16), de Saint-Germain-des-Prés (17), de Notre-Dame (18)
et de la Sainte-Chapelle (19) de la même ville, du diocèse de Poitiers (20), et
de Luçon (21) qui en était un démembrement, du Puy-en-Velay (22), de Rennes
(23), de Remiremont (24), de Rodez (25), de Rouen (26), de Saintes (27), de
Seez (28), de Senlis (29), de Sens (30), de Saint-Corneille de Soissons (31),
de Tarentaise (32), de Toul (33), de Toulon (34), de Tournus (35), de Tours
(36), de Troyes (37), de Tulle (38), de Variville (39), de Verdun (40) et de
Vienne (41) en Dauphiné. Ce dernier manuscrit est un sacramentaire du Xe siècle
au moins. L'église métropolitaine de Vienne avait donc accordé, dès le IXe
siècle, au fait de la translation de saint Benoît, la haute sanction de son
antique et venérable liturgie, et son illustre évêque saint Adon, en insérant,
vers l'an 858, cette fête dans son martyrologe, n'avait que reproduit un fait
déjà inséré par sa future Église dans son calendrier festival (42). Et pourtant
c'est à Vienne qu'un siècle auparavant était mort le bienheureux Carloman,
moine du Mont-Cassin. Loin de détruire la conviction des Viennois en faveur de
la tradition des moines de Fleury, le
69
séjour de ce prince (1) n'avait donc fait que l'affermir. Il
y a dans cette coïncidence une insinuation d'une haute portée, qui.n'échappera
pas à nos lecteurs.
Adon nous avertit (2) que, pour
composer son martyrologe plus développé, il s'est principalement servi de celui
qu'un diacre de Lyon, nommé Florus, avait déjà donné au public.
D'autre part, des recherches
combinées des Pères Bollandistes Henschenius(3) et du Sollier (4), il résulte
que le texte édité au tome II de Mars de leur collection, sous le nom de Bède, est
tout au moins du diacre de Lyon. Or ce texte, assurément du IXe siècle,
s'il n'est pas du VIIIe , porte, à la date du 11 juillet, cette indication que
nous avons déjà rencontrée dans les calendriers antiques d'Auxerre et de
Gellone : « V Idus Julii, depositio sancti Benedicti abbatis (5). »
En 825 environ, époque à laquelle
Florus publia ses additions au martyrologe du vénérable Bède (6), l'Église
primatiale de Lyon avait donc adopté, aussi bien que celle de Vienne sa
voisine, la fête de la Translation de saint Benoît.
En effet, si l'on consulte les
manuscrits liturgiques qui sont encore conservés dans, la bibliothèque publique
et au grand séminaire de Lyon, on y constate facilement que, aussi loin que les
documents nous permettent de remonter, l'Eglise primatiale de Lyon et la
plupart des Eglises de la province célébraient la fête du 11 juillet, aussi
bien que celle du 21 mars; (7). .
70
Si nous parcourions les principales villes de France, nous y
trouverions la confirmation et le complément de ce que la bibliothèque
nationale de Paris et celle de Lyon nous ont fourni. Nous le savons par
expérience personnelle pour Reims (1), Arras (2), Tours (3), Angers (4), Poitiers
(5), et par la bienveillance de nos amis pour Amiens (6), Bordeaux (7) et
Auturi (8).
Ce qui précède démontre surabondamment que de la Saussaye,
chanoine d'Orléans, dans sa dissertation d'ailleurs fort savante, était bien
au-dessous de la vérité, lorsqu'il affirmait qu'un grand nombre d'Eglises de
France célébraient, de temps immémorial, la Translation du corps de saint Benoît
en France. Et le célèbre Usuard, moine de Saint-Germain-des-Prés, ne faisait que
reproduire, il le dit lui-même (9), ce que tous les martyrologes et les
calendriers composés depuis un siècle avaient adopté avant lui, en insérant
dans son martyrologe, écrit vers l'an 870, les trois fêtes de saint Benoît
(10).
Raoul Tortaire, moine de Fleury,
n'exagérait donc pas lorsqu'il
71
attestait que de son temps, au XIe siècle, toute la Gaule
(1) solennisait la mémoire de la Translation du corps de saint Benoît en France
Le même écrivain ne faisait également qu'exprimer la plus exacte vérité en
constatant que « la plupart des nations de l'Europe chrétienne s'étaient jointes
à, la France (2) pour célébrer par la louange divine un fait qui leur était
pourtant tout à fait étranger.
Si nos lecteurs veulent bien nous
suivre, ils ne tarderont pas à en être convaincus.
Haut du document
Allons à Bruxelles. Nous y
rencontrerons les savants Pères Bollandistes (3), qui mettront à notre
disposition leur bibliothèque, riche en livres liturgiques, malgré les
spoliations qu'elle a eu à subir.
Voici d'abord un Psautier du Xe
siècle, qui conserve tout son prix, même après la publication qu'en a faite le
trop célébré Nicolas de Hontheim (4.), suffragant du prince-évêque de Trèves.
Il est précédé d'un calendrier qui, au 21 mars et au 11 juillet, porte : Natalis
(5) sancti Benedicti abbatis. L'Église de Trèves avaitdonc
officiellement accepté la tradition française avant la fin du IXe siècle, car
le manuscrit est du commencement du Xe siècle au plus tard.
A côté de ce précieux manuscrit,
on nous montre un livre d'heures du XVIe siècle, ayant appartenu à
Philippe-Guillaume, comte du palatinat du Rhin, puis un diurnal de l'an 1400 à
l'usage
72
du couvent de Corsendoncanum, de la congrégation de
Windesheim près d'Anvers ; puis un bréviaire de Zutphen, en Hollande, du XIVe siècle;
puis divers martyrologes du XIVe et du XVe siècle, qui ont servi successivement
aux dames Prémontré de Tronchiennes près de Gand, et à celles de Grimerghen
près Vilvorde, aux chanoines réguliers de l'abbaye de Loo, et aux moniales de
Kleynen-Bygaird (Petit Bigard), près de Bruxelles.
Enfin, voici un manuscrit qui
nous transporte jusqu'en Angleterre. C'est un bréviaire du xiiie siècle, qui,
d'après l'avis motivé du savant Victor de Buck, a appartenu à quelque Église de
la province de Cantorbéry. Il nous permetd'espérer des révélations inattendues
de l'autre côté de la Manche. Un martyrologe du xre siècle, provenant du
monastère de Saint-Amorde Bilsen, dans le Limbourg près de Tongres; un missel
de Liège du XVe siècle et un bréviaire de Ratisbonne de 1472, nous sont
ensuite offerts.
Or tous ces documents sans
exception s'accordent sur la question liturgique dont nous poursuivons
l'examen.
Les imprimés ne sont pas moins
unanimes que les manuscrits. Un missel de Salisbury imprimé en 1527, un autre à
l'usage de la vénérable Église de Cambrai, un troisième ad consuetudinem
insignis Ecclesiae Parisiensis de 1516; un bréviaire à l'usage de
l'insigne Ég1ise de Sainte-Gudule de Bruxelles; un autre Breviarium
Coloniense de l'an 1498; un diurnal de la même Église, de l'an 1481, et un
bréviaire de la même année; un missel et un bréviaire de l'Église de Passau, le
premier imprimé à Venise en 1522 et le second à Vienne en 1565; un bréviaire de
Mayence en 1507, et un Breviarium Aberdonense (Haverden) en Angleterre,
réimprimé à Londres en 1854 sur l'édition de 1509, passent successivement sous
nos yeux. Ce sont autant de témoins en faveur de notre thèse.
Mais sortons de la rue des
Ursulines et faisons une course jusqu'à la Bibliothèque royale, et, sans perdre
une minute, gràce à la complaisance du conservateur des manuscrits, ouvrons le
n° 162, missel provenant d'Aix-la-Chapelle (XIVe siècle), puis divers autres
missels, bréviaires ou sacramentaires, précieuses dépouilles des anciens
Bollandistes (1).
73
Quatre manuscrits remarquables
par leur antiquité et provenant de l'illustre abbaye de Stavelot, méritent
d'attirer notre attention ; deux remontent au IXe siècle. Mais voici un
magnifique Liber Evangeliorum in 4° sur vélin, dont les titres sont
écrits en lettres d'or. Il est enrichi de plusieurs vignettes richement
encadrées sur fond de pourpre et d'or. Les trois couronnes entrelacées semblent
indiquer, selon l'observation de M. Marchal (1), qu'il a été offert aux trois
rois Charles le Chauve, Louis le Germanique et Lothaire. Il porte le n° 9428.
Or au folio 155 v°, on lit, écrit en lettres d'or, ce titre : « IN TRANSLATIONE
SCI BENEDICTI, Evangelium : Ecce nos reliquimus omnia. »
Après la constatation de ce beau
témoignage, nous pouvons quitter Bruxelles, et, en compagnie de mon vénérable
ami M. Périn, aller faire une excursion à l'Université de Louvain, dont la
bibliothèque nous offrira plus d'un épi à glaner (2).
Plus de doute pour la Belgique.
Aussi haut que nous permettent de remonter les sources manuscrites, la fête de
la Translation y apparaît établie dans presque toutes les églises monastiques
et même dans les cathédrales. Cologne, Aix-la-Chapelle, Ratisbonne, Passau nous
ont même déjà promis de loin, avec Cantorbéry, de joindre leurs témoignages à
ceux de toute la France. Un manuscrit de Paris (3) du XVe siècle nous signalait
l'Église de Saint-Martin de Worms comme étant acquise à notre cause. La
bibliothèque de Lyon nous a parlé de Strasbourg et de Genève; c'est donc tout
le bassin du Rhin qui est pour nous.
En effet, remontons ce fleuve
presque jusqu'à sa source, et, quittant à regret le beau lac de Constance,
descendons par la voie ferrée jusqu'à la petite ville de Saint-Gall, qui a si
radicalement renié son glorieux passé monastique. A l'ombre du cloître spolié
nous trouvons une hospitalité d'autant plus généreuse et cordiale, qu'elle est
plus secrète (4). La robe du moine a besoin de se dérober là où elle a été si
longtemps vénérée. L'aimable bibliothécaire, M. l'abbé Idtenson, est à nos
ordres et clous ouvre les
74
splendides armoires construites par les Bénédictins à la
veille de leurs désastres. Là ont travaillé Mabillon et tant de pieux et
illustres enfants de Saint-Benoît, depuis le VIIe siècle. Réprimons l'anathème
contre leurs ingrats spoliateurs, et enrichissons-nous de leur trésor.
Tous les siècles, depuis le
commencement du IXe jusqu'au XVIIe , y sont représentés. On peut suivre pas à
pas, relativement à la question en litige, l'opinion de cette illustre et
savante abbaye benédictine.
Le n° 348 est un manuscrit du
commencement du IXe siècle, contenant le sacramentaire dit Gélasien; cependant,
au folio 251, chacun peut lire : « V Idus Julii, Natalis sci Benedicti.
» Et afin que l'antiquité de cette fête à Saint-Gall soit mise hors de toute
contestation, le n° 397 le confirme d'une manière aussi péremptoire
qu'intéressante. Ce manuscrit a été écrit dès le début du IX° siècle, puisqu'on
a noté au fur et à mesure, à la marge, des indications nécrologiques relatives
aux principaux personnages contemporains (1).
Or, lui aussi, mentionne les deux
fêtes de saint Benoît, du 21 mars et du 11 juillet (2).
Les n° 184 et450,également du IXe
siècle, viendraient au besoin au secours de ces deux précieux documents,
puisqu'ils portent comme eux : « V Idus Julii, Depositio sancti
Benedicti abbatis. »
Après ces témoignages, il est
inutile d'énumérer ici tous les autres manuscrits du Xe, du XIe, du XIIe, du XIIIe,
du XIVe et du XVe siècle, qui tous font chorus au concert unanime de leurs
prédécesseurs (3).
Quoi d'étonnant, étant donnée une
tradition si ancienne et si
75
constante, que le B. Notker, à la fin du IXe siècle (1),
s'en soit fait énergiquement l'écho dans son fameux martyrologe? Certes, il n'avait
rien à emprunter à Adrevald; la bibliothèque de son monastère devait lui
fournir sur ce sujet de précieux documents que nous n'avons plus, mais dont les
anciens sacramentaires encore conservés sont les garants indiscutables.
Aussi bien, il eut évidemment pour but de fondre en un seul
les deux martyrologes de Raban Maur et d'Adon (2). Or la bibliothèque de
Saint-Gall possède encore, sous le n° 454, une copie de l'oeuvre du saint
évêque de Vienne, écrite au IXe siècle, cellelà même sans doute qui a servi au
pieux compilateur.
Quant au bienheureux Raban Maur,
la dédicace qu'il fit de son ouvrage à Grimold, abbé de Saint-Gall (3),
démontre assez quelles étroites relations existaient entre l'illustre abbé de
Fulda et la célèbre abbaye du diocèse de Constance.
Né en 776 (4) à Mayence, instruit
à l'école de son monastère et à celle du fameux Alcuin (5) qui lui voua une
estime particulière (6), Raban Maur, acquit bientôt un immense savoir et une
réputation universelle. Son opinion a, par là même, une haute valeur; d'autant
plus que, de son aveu, il s'est servi pour composer son martyrologe de tous les
documents anciens à sa portée, et qu'il a eu spécialement en vue les fêtes des
saints célébrées à Selgentadt (7), à Saint-Gall (8) et à Fulda (9). Ce
martyrologe est par conséquent un témoin irrécusable des traditions liturgiques
76
des bords du Rhin et de l'Allemagne du Nord, au commencement
du IXe siècle, et même à la fin du VIIIe, puisque l'auteur a puisé dans des
sources antérieures et que d'ailleurs, par sa jeunesse et son éducation. il
appartient autant au VIIIe qu'au IXe siècle. L'opinion qui fait de son travail
une simple compilation des martyrologes de saint Jérôme, de Bède et de Florus
(1), n'enlève rien à l'importance et à l'antiquité de ce témoignage. Du reste,
il est, dans tous les cas, incontestablement antérieur à la composition de la
légende d'Adrevald.
Son illustre maltre Alcuin, sous
la direction duquel il perfectionna ses études de l'an 801 à l'an 803, avait
lui-même publiquement accepté la tradition française relative à la translation
du corps de saint Benoît (2). Il avait même composé pour la fète de la
Translation une préface spéciale, que l'abbé de SaintGall, Grimold, l'ami de
Raban Maur, s'est fait un pieux devoir d'insérer dans son recueil (3).
Le précepteur de Charlemagne
n'avait, du reste, fait, en cela, que suivre l'exemple de ses compatriotes
d'outre-Manche, comme nous le constaterons bientôt.
Au milieu de ce courant unanime
qui avait déjà entraîné la plupart des Églises de France, d'Angleterre,
d'Allemagne et de Suisse, Raban Maur ne pouvait pas refuser son adhésion à la
tradition française relativement à la translation du corps de saint Benoît. En
conséquence, il reproduisit dans son martyrologe les expressions mêmes que nous
avons relevées dans les antiques sacramentaires de Gellone et d'Auxerre (4), au
11 juillet et au 4 décembre : « Depositio Benedicti abbatis... Monasterio
Floriaco, a partibus Romae adventus CORPORIS sancti Benedicti abbatis;
» soit qu'il les ait empruntées à des documents analogues, soit qu'il les ait
trouvées consignées dans le martyrologe de Florus, dont il s'est, dit-on,
servi.
77
La publication des martyrologes
de Florus de Lyon et de Raban de Fulda, inspira à un jeune moine, nommé
Wandalbert, de l'abbaye de Prum, au diocèse de Trèves, le désir de chanter en
vers les saints que ceux-ci avaient célébrés en prose (1). Telle fut l'origine
du fameux martyrologe de Wandalbert, dédié par son auteur, en 848, à l'empereur
Lothaire (2). Outre les manuscrits, tous du IXe siècle, qui ont servi à la
double édition du Spicilège de D. Luc d'Achery, il en existe encore un autre du
même temps dans la bibliothèque de Saint-Gall (3). Or voici ce que nous y avons
lu nous-mêmes, au mois de juin 1880. Pour le 21 mars
«
Tum duodena fide Benedicti et nomine fulget,
Coenobiale decus duce quo laetatur in orbe. »
Et pour le 11 juillet
«
Tam Beneventanis translata a montibus, almi
Busta
(4) Patris Benedicti nunc Liger altus honorat. »
Les Italiens n'ont pas ici la
ressource de dire que ces vers ont été ajoutés après coup ; le manuscrit est
contemporain de l'auteur.
Nous ne pouvons dire adieu à la
riche bibliothèque de SaintGall, sans avoir pris note d'un bréviaire de
Constance, du XIVe siècle (5),d'un autre de l'abbaye de Disentis (6),d'un
troisième de Saint-Pierre in Castello chez les Grisons (7), qui sont
d'accord avec ceux de Saint-Gall au sujet de la fête de la Translation de saint
Benoît.
Mais le même dépôt possède un
manuscrit qui mérite une attention particulière (8). Il a dû primitivement
appartenir à quelque monastère dédié à saint Benoît et entretenant des
relations intimes et directes avec le Mont-Cassin, car on y lit : « VIII Idibus
octobris, In Casino, dedicatio ecclesiae majorisi XII lectiones. » Et
: « Idus octobris, octava dedicationis ecclesiae
78
majoris sancti Benedicti. XII lectiones. » De plus,
au 22 octobre, (XI Kalendas novembris) est marquée la fête de saint
Berthaire, abbé (du Mont-Cassin), Et le 5 novembre (Nonis) : « In
Casino, dedicatio ecclesiae sancti Stephani, XII lectiones. Et le 15 du
même mois : « Idus (novembris) dedicatio ecclesiae B. Pauli. »
Néanmoins, malgré cette étroite
alliance avec l'archimonastère d'Italie, l'Église d'où provient ce précieux document
célébrait les trois fêtes de saint Benoît. Celle du 4 décembre est notée en ces
termes : « II Nonis (decembris) Benedicti abbatis tumulatio. »
Mais ce qui est écrit pour la
fête du 11 juillet surpasse en précision tous les textes allégués jusqu'ici :
« En la translation de saint
Benoît, lisons-nous à la page 526 (1), Collecte : « Dieu
tout-puissant et éternel, qui avez accordé aux peuples des Gaules de
recevoir par une miraculeuse translation les membres du corps vénérable du
bienheureux Benoît, donnez-nous, par l'intercession de ses mérites, de
marcher dans la voie de la sainte religion, de telle sorte que nous méritions
de jouir un jour de la société de notre bienheureux patron. »
Il est inutile d'insister sur
l'importance de ce monument. Il constate que, encore au XIIIe siècle, les amis
intimes du Mont-Cassin ne croyaient pas manquer au devoir de leur dévouement
envers cette illustre abbaye en restant fidèles au culte de l'antique tradition
française.
Nous ne pouvons quitter la Suisse
sans visiter l'insigne pèlerinage deNotre-Dame des Ermites. Là, habitent
encore, à l'ombre de leurs cloîtres, de dignes enfants de saint Benoît, dont la
douce hospitalité console le pèlerin attristé. Les manuscrits n'y sont ni aussi
nombreux ni aussi anciens qu'à Saint-Gall; toutefois, du Xe à la fin du XVe
siècle (2), ils forment une chaine non interrompue
79
de témoignages attestant la persistance, à Einsiedlen, de la
fête de la translation de Saint-Benoît en France. Il faut même descendre
jusqu'au XVIIIe siècle pour rencontrer des signes de défection à cet égard dans
l'illustre monastère de Saint-Meinrad. On y peut en outre consulter divers
documents précieux, provenant de l'église cathédrale de Constance (1), de
celles de Brixen (2) dans le Tyrol, de Bâle (3), de Coire (4), du monastère de
Nieder-Altaïch (Altahensis) (5), sans parler d'un diurnal de l'abbaye de
Marchiennes dans notre Flandre (6), et du fameux Missale integrum Teutonicum
(7), qui a excité la curiosité de D. Calmet (8), de D. Gerbert (9) et de
Binterim (10).
Tous ces documents ne
démontrent-ils pas l'antiquité et l'universalité de la fête de la Translation
de saint Benoît? Il n'est évidemment plus permis d'en douter, puisque toutes
les Églises, même cathédrales, du bassin du Rhin, depuis sa source jusqu'à son
embouchure, la célébraient à l'envi, dès le IXe ou le Xe siècle.
80
Haut du document
Puisque nous nous sommes avancé
jusqu'aux bords du lac de Constance, franchissons-le dans une barque légère,
et, prenant à Lindau la voie ferrée, allons à Munich dépouiller le riche trésor
de manuscrits déposés dans cette capitale. Le gracieux P. Odilon, bénédictin de
l'abbaye de Saint-Boniface, nous servira d'introducteur auprès du savant et aimable
sous-bibliothécaire, M. Meyer, dont la complaisance est vraiment inépuisable.
Mais pour nous stimuler dans nos
recherches, il est bon de rappeler qu'elles doivent nous fournir une solution à
l'une des plus délicates objections des Italiens. L'empereur saint Henri, comme
on sait, était duc de Bavière lorsqu'il fut appelé à ceindre la couronne impériale.
Or, parmi les évènements de sa vie il en est un qui se rapporte directement à
notre sujet. Pendant son expédition de Bénévent en 1022, il aurait été guéri
miraculeusement au Mont-Cassin de la main même de saint Benoît, qui lui aurait
apparu.
Plusieurs écrivains ont raconté
ce fait. L'auteur de la vie de saint Meinwericus, évêque de Paterborn et ami de
saint Henri, nous en a transmis un récit probablement emprunté à des documents
plus anciens et d'ailleurs assez vraisemblable.
Selon lui (1), saint Henri,
souffrant cruellement de la pierre, gravit la montagne du Cassin dans la pensée
d'y recourir à l'intercession de saint Benoît et de sainte Scholastique. Ayant
fait sa prière devant le sépulcre vénéré, il se retira dans les appartements
destinés aux hôtes et se mit au lit, épuisé de fatigues et de souffrances.
Durant son sommeil, saint Benoît lui apparut et l'assura que Dieu, en qui il
avait mis sa confiance, l'avait exaucé (2). En même temps, arrachant
lui-même le calcul avec un
81
instrument de fer, il le déposa dans la main du malade et
disparut. Le prince se réveilla aussitôt, appela les évêques et les principaux
seigneurs de sa cour, et leur montra, en rendant grâces à Dieu, le signe
manifeste du prodige que saint Benoît venait d'opérer. Plein de reconnaissance,
il combla l'abbaye de bienfaits, et fut dès lors pénétré d'une profonde
dévotion envers saint Benoît et envers tous ceux qui faisaient profession de la
vie monastique.
On le voit, l'hagiographe ne fait pas la moindre allusion à
la présence corporelle de saint Benoît dans son tombeau. Il est constant
d'ailleurs que les saints n'ont pas besoin pour opérer quelque part un miracle
d'y être corporellement présent. C'est ce qu'enseigne formellement saint
Grégoire le Grand dans la vie de saint Benoît (1).
Cependant, dès le milieu du XIe siècle,
il circulait au Mont-Cassin, à propos de cette même guérison de saint Henri,
une légende qui, par la suite des temps, a pris un caractère d'opposition à la
tradition française. Il est bon d'en faire toucher au doigt les phases et les
progrès.
Vers l'an 1070, un saint moine du
Mont-Cassin, nommé Amatus, né à Salerne et élevé plus tard à la dignité épiscopale,
entreprit d'écrire l'Histoire des princes normands en Italie. Il dédia à
son abbé Didier son ouvrage, qu'il poursuivit jusqu'à l'année 1078. Pierre
Dacre avait signalé cet auteur et son oeuvre dans son livre De Viris
illustribus Casinensibus (2) ; mais on le croyait perdu pour toujours,
lorsque M. Champollion Figeac en découvrit, dans un manuscrit de la Bibliothèque
nationale de Paris, une traduction française composée par un Italien,
probablement sujet du comte de Mileto en Calabre. Or, dans un passage de cette Histoire
des Normands, Amé trouva l'occasion de parler de la guérison de saint
Henri. Il est curieux de rapprocher son récit
82
de celui du biographe du saint évêque de Paterborn. Nous le
copions dans le texte édité par M. Champollion Figeac, en 1835(l).
« Un jor (2) cestui empéreor
senti grand dolor à lo flanc et plus grave que non soloit, quar estoit acostumé
d'avoir celle dolor. Et en celle dolor manifesta lo secret de son cuer à ceus
qui continuelment en avaient compassion, et dist : « Comment lo empère romain,
lo quel est subjett à nous entre li autre royalme de lo monde, est haucié par
la clef de saint Pierre apostole et par la doctrine de saint Paul ; ensi, par
la religion de lo saint père Benedit croirons a acroistre lo impère, se
avisons avec vous presentement son cors; car la prédication de ces ij
apostole par tout lo monde fu espasse la foi; mès pour la maistrie de lo Père
dona commencement de religion, et dona manière de conversation à tuit li moine. »
« Et quand il ot dite ceste
parole il s'endormi. Saint Benoît lui apparut, et le gari et lui dit : « O
empéreor, pourquoi désires-tu la présence moe corporal? Crois que je
voille laissier lo lieu où je fus amené de li angele, où la regule de li moine et
la vie je eseris, dont la masse de mon cors fu souterrée? »
« Et en ceste parole se
montre que quant li os d'aucun saint sont translaté de un lieu en autre,
toutes voiez, lo lieu où a esté premèrement pour la char qui est faite terre,
doit estre à l'omme en révérence; et plus se monstre par ce que je sequterai.
Et lo empéreor de loquet avait paour lo regne, ot paour de un moine.»
« Et lo saint lui dist que « sans
nul doute tu saches que mon cors veut ici ester, et de ce te donnerai-je
manifeste signe o la verge pastoral, loquel signe sera manifeste. C'est o la
croce
laquelle tenoit en main li saint. Et fit la croiz à lo costé
de l'empéreor, en loquel lui tenoit lo mal, et lui dit : Réveille-toi sain et
salve, et quar ceste enfermeté non auras plus. »
« Et maintenant li empéreor se
réveilla saisi et salve. Et si coment lo saint lui promisse, de celle enfermeté
non ot onques puiz
83
dolor. Et pour cest miracle tant ot dévotion a lo monastier,
quar coment il dist qu'il vouloit laissier la dignité impérial, et vivre en lo
monastier comme moine. »
Quiconque lira sans préjugé ce
passage du chroniqueur cassinésien du XIe siècle, y verra un aveu manifeste de
la translation du corps de saint Benoît. L'empereur éprouve le désir de se
faire ouvrir le sépulcre du saint patriarche (se avisons avec vous
présentement son cors),dans le but évident d'accroître sa dévotion et sa
confiance. Saint Benoît lui apparaît et lui reproche sa curiosité. (Pourquoi
désires-tu la présence moe corporal ?) et la pensée où il est que ce lieu
saint soit délaissé par lui (Crois que je voille laissier lo
lieu?) ; lieu où il fut amené par les anges, où il écrivit sa règle, « où
la masse de son cors fu souterrée », c'est-à-dire fut autrefois
enterrée, ce qui est un aveu formel qu'il n'y était plus. S'il y avait été, le
saint aurait dit : où la masse de mon cors EST souterrée, et non pas FU
souterrée (1).
En résumé, saint Benoît protesta,
selon le moine Amé, contre l'idée que le Mont-Cassin était privé de sa
présence, parce qu'il était privé de la présence de son corps. C'était
reproduire, en d'autres termes, la doctrine de saint Grégoire le Grand,
alléguée plus haut (2).
C'est ce que fait remarquer, du reste, le moine chroniqueur
(3). Saint Benoît lui-même explique ses paroles, en ajoutant : « Sache que
mon cors VEUT ici ester », ce qui signifie évidemment : « Je suis
ici corporellement par le désir, par l'amour que je porte à ce sanctuaire. »
Ce passage de saint Amé est donc
remarquable à tous les points de vue. Il nous initie au secret de la conviction
d'un grand nombre de religieux du Mont-Cassin, sous le gouvernement du saint
abbé Didier, qui devint plus lard le pape Victor III. On
84
croyait à la réalité de la translation du corps de saint
Benoît en France; on croyait sans doute aussi à la présence de quelques
ossements dans le sépulcre; mais on considérait comme une témérité la pensée
de l'ouvrir. Toutefois, à côté de cette opinion partagée par les hommes
graves et modérés, il y avait aussi un courant d'idées plus emportées.
L'auteur de la Chronique du
Mont-Cassin, attribuée à Léon de Marsi, représente ce parti extrême. Nous
l'avons déjà constaté à propos du texte de Paul Diacre; nous allons le voir
confirmé au sujet de la guérison de l'empereur Henri.
Le fait, déjà assez dramatique
par lui-même, prend sous sa plume des couleurs nouvelles (1).
Il est évident que le chroniqueur
emprunte ici, comme en une foule d'autres endroits (2), le fond de son récit à
son vénérable prédécesseur Amatus, qu'il se garde bien de nommer; mais c'est
pour en dénaturer le sens.
Le désir de saint Henri de se
faire ouvrir le sépulcre devient un scrupule presque permanent qui tourmentait
son esprit (3). L'apparition a lieu, non pas durant le sommeil, mais pendant un
demi-sommeil (4), afin que le discours qui va suivre paraisse plus
vraisemblable.
Saint Benoît ne reproche plus à
l'empereur sa curiosité. Il lui affirme la réalité de la présence de son corps
au Mont-Cassin, et sa guérison lui est accordée comme preuve et comme signe de
cette vérité (5).
L'empereur se lève et sa guérison
s'opère d'une façon assez singulière.
Le matin venu, il se rend au
chapitre, et là, en présence des frères, il prononce ces paroles : « Que me
conseillez-vous, mes
85
seigneurs, de donner au médecin qui m'a guéri ? » Et
comme les moines lui répondaient qu'ils lui donneraient volontiers tout ce
qu'il demanderait : « Non pas, répliqua-t-il ; au contraire, le père Benoît
m'ayant guéri cette nuit, il est de toute justice que je tire de ma cassette de
quoi payer son remède. » Et il se mit à leur raconter avec des larmes de joie
ce qu'il avait vu et entendu, et il ajouta (1) : « Maintenant, j'ai
pleinement reconnu pour certain que ce lieu est vraiment saint, et que nul
mortel ne doit désormais douter que le Père Benoît n'y repose, réellement avec
sa sainte soeur. » Et il montrait à tous les trois calculs qui le faisaient
auparavant souffrir. Et, séance tenante (2), il fit diverses donations au
monastère, approuvées par le pape.
Si, d'après Benoît XIV (3), une
apparition surnaturelle suivie d'une guérison instantanée peut être révoquée en
doute, alors même que la guérison qui parait en être la conséquence est
reconnue indubitable et miraculeuse, que faut-il penser d'une vision
racontée avec des détails si contradictoires, et surtout des discours qui sont
ici prêtés aux personnages en scène ? Évidemment ils n'ont aucune valeur
historique. Et cependant les Italiens en font un de leurs principaux arguments.
L'auteur de la Chronique du
Mont-Cassin, non content d'avoir
85
fait parler à sa guise le saint empereur Henri, lui prête
des actes de violence dont il ne s'est jamais rendu coupable (1) :
« Profondément convaincu, dit-il, par suite de la révélation qu'il avait
eue et de la santé qu'il avait recouvrée, que le corps de saint Benoît reposait
en cette abbaye (du Mont-Cassin); de retour en Bavière, partout où il
rencontrait la légende de la prétendue translation de saint Benoît en France,
il la livrait aux flammes, racontant à tous la vision dont Dieu l'avait
favorisé sur cette sainte montagne, et démontrant que toute la trame de la
légende n'était qu'un tissu de faussetés. »
Don Mabillon a depuis longtemps
opposé à ce racontage ce fait assurément grave, « que la translation de saint
Benoît continua à être célébrée dans les monastères de l'Allemagne et même de
l'Italie (2). »
Mgr Giustiniani crut suffisamment
résoudre cette difficulté en répliquant que l'empereur Henri n'ayant point
ordonné par un décret public de brûler les écrits favorables à la translation,
il n'est pas étonnant que les calendriers liturgiques aient continué à en faire
mention (3).
C'était esquiver la question. Il
ne s'agit pas d'une mention sans portée; il s'agit d'une mention emportant de
soi-même la célébration d'une fête, non pas dans quelques églises isolées, mais
dans presque toutes les églises de l'empire. Et s'il n'y a pas eu de décret
public, les actes de violences répétés, les raisons puissantes et convaincantes
alléguées par un empereur tel que saint Henri, étaient alors pour les évêques,
sujets de ce prince, des motifs plus que suffisants pour faire abolir la fête
du 11 juillet, d'autant plus qu'elle faisait un double emploi avec celle du 21
mars, universellement célébrée.
87
Ajoutez à cela que dans la bulle du pape Benoît VIII, (1)
dont nous parlerons en son lieu, il est écrit, que, presque tous les évêques,
archevêques et abbés de toute la Gaule et de l'Italie, avaient été témoins
du miracle au, Mont-Cassin. Dans ces conditions, un décret impérial était
inutile. Si l'empereur les avait réunis autour de lui, aussitôt après sa
guérison, comme le raconte l'auteur anonyme de la légende de saint Henri (2),
ils, en reçurent plus qu'une notification officielle; ils durent sortir de
cette scène dramatique tout au moins aussi indignés
que l'empereur contre la supercherie française; et leur
premier devoir, à leur retour dans leur diocèse et dans leur monastère, était
d'abolir à tout jamais une fête qui ne reposait que sur le mensonge.
On voit, par ces considérations,
quelle importance doit avoir, à nos yeux, l'argument liturgique que nous
poursuivons, et quel intérêt spécial s'attachait à l'étude des manuscrits de la
Bavière et de toute l'Allemagne en particulier. A partir du XIe siècle, ils
deviennent des témoins doublement précieux, attestant à la fois et l'antiquité
de la fête de la Translation dans ces pays, et la fausseté de la légende
inventée par Léon d'Ostie, ou son interpolateur.
La bibliothèque royale de Munich
est l'une des plus riches du monde en manuscrits liturgiques; la moisson sera
donc abondante. Malheureusement il est souvent difficile de déterminer à
l'usage de quel monastère ou de quelle église ont servi à l'origine tel ou tel
de ces nombreux documents. Néanmoins le catalogue indiquant soigneusement les
bibliothèques d'où ils ont été tirés ou plutôt arrachés, cette donnée générale
nous sera d'une grande utilité.
La fondation de l'évêché de
Bamberg est assurément l'un des principaux évènements de la vie de saint Henri
Ier. Fondée en 1007, honorée de la présence du pape Benoît VIII en
1020, cette Eglise a dû suivre plus que les autres les impressions de son
bienheureux fondateur. Or le magnifique missel n° 4456, déposé dans
88
la réserve de la bibliothèque, est une preuve encore
subsistante que Léon d'Ostie n'a raconté qu'une fable. Donné, dit-on, par saint
Henri lui-même à l'église cathédrale, il a continué à y servir au culte, comme
l'attestent deux lettres synodales de l'an 1058 et de l'an 1087 qui y sont
transcrites.
Or la fête de la Translation y
est marquée en beaux caractères en ces termes (1) : V Idus (Julii)
translatio Benedicti abbatis. Au 21 mars on lit : « XII kl Aprilis
Benedicti abbatis.
Après cet irrécusable témoignage,
on peut sans crainte interroger les manuscrits des moniales d'Altenhohem (2),
des Cisterciens de Bavière (3), des Bénédictins d'Aspach (4), de la cathédrale
d'Augsbourg (5), de l'église du Saint-Sauveur (6), de celles de Dietramszell
(7), de Benedictoburn (8), de Frisingue (9), de Chiemsee (10), de Diessensis
(11), Ebersbergensis (12), de Fürstenfeld (13), de Furstenzell (14),
de Kaisheim (15), du monastère d'Oberaltaich (16), de Palentina-Mannheimensis
(17), d'Indersdorfensis (18), de Passau (19), de Saint-Emmeran de Ratisbonne
(20), de Salzbourg (21), de l'abbaye des Prémontrés de Scheftlarn (22), de
Tegern (23), de Saint-Zenon de Reichenhall (24), de l'église collégiale Lateranensis
ad S.Nicolaum (25), etc., etc., sans parler des manuscrits non encore
catalogués, comme le n° 2204.2, etc.
La démonstration ne pouvait pas
être plus convaincante en ce qui concerne la Bavière. Le sera-t-elle également
pour le reste de l'empire?
Allons à Vienne, en Autriche. Le
baron de Dahmen nous servira
89
de guide; les excellents fils de saint Dominique nous
donneront un asile fraternel, et l'aimable M. Alfred Goldlin von Tiefenau, le
plus intelligent scriptor de la Bibliothèque impériale, nous en ouvrira
tous les trésors avec un dévouement sans bornes.
Nous y trouvons d'abord des
bréviaires de Salzbourg (1), qui confirment les données que nous avions
rencontrées dans la bibliothèque de Munich. Des bréviaires de l'abbaye de Lunaelacensis
(2), dans le même diocèse de Salzbourg, montrent que la fête de la Translation
de saint Benoît était générale dans ces contrées (3). Un bréviaire missel de
Passau (4) vient encore à l'appui des manuscrits de la capitale de la Bavière.
Mais voici des manuscrits de Brixen (5) dans le Tyrol, de la primatiale de Gran
(Strigoniensis en Hongrie (6), de Gmunde (7) dans l'Autriche supérieure,
de Melk (8), de Sainte-Croix près Vienne (9), de l'abbaye de Saint-Blaise dans
la Forêt-Noire (10), d'Opatovicensis (11).
A la cour même de l'empereur,
dans la chapelle du palais, jusqu'à la fin du XVe siècle, on n'a cessé de
célébrer la fête du 11 juillet (12).
L'apôtre de la Bohème, saint
Adalbert, dont nous recueillerons plus loin le précieux témoignage, ne pouvait
laisser son Église de Prague en dehors du mouvement liturgique qui entraînait
l'Occident tout entier à sanctionner la tradition française: En effet,
plusieurs manuscrits de Vienne constatent ce fait important (13).
90
Plusieurs incunables d'Olmulz en Moravie (1) montrent avec
quelle persévérance, dans ces pays éloignés, on conserva les usages transmis
par ceux qui y avaient implanté le christianisme. Mais, parmi ces livres rares,
il en est un qui doit attirer particulièrement notre attention, parce que, à
lui seul, il complète les affirmations de D. Yepez, relativement à la liturgie
du royaume d'Espagne. C'est le Missale mixtum secundum Regulam beali Isidori
dictum Mozarabes (2), corrigé par D. Alphonso Ortiz, chanoine de Tolède et
imprimé à Tolède en 1500, par l'autorité du cardinal Ximenès. La fête de la Translation
y est indiquée su 11 juillet, du même degré de solennité à six chappes
que, celle du 21 mars (3).
Avant de quitter ces provinces
frontières du monde catholique, à l'orient de l'Europe, faisons une course à
Cracovie. La bibliothèque des Jagellons nous permettra de constater que les
églises de la Pologne célébraient officiellement, elles aussi (4), le grand
évènement dont nous étudions l'histoire. De son côté, le savant bibliothécaire
de Buda-Pest, M. Aszilagyi, se chargera, avec un dévouement au-dessus de tout
éloge, de nous faire connaître les
91
nombreux manuscrits de Hongrie et de Transylvanie, qui
achèveront notre statistique générale (1).
Après tant de preuves accumulées,
qui ne sont pourtant que des débris échappés aux ruines du temps, peut-il
rester un doute à l'égard de la fabuleuse légende de Léon d'Ostie ? Non
seulement les Eglises soumises à l'empire, mais celles de la catholique Pologne
et du royaume apostolique de saint Etienne, protestent contre les prétentions
cassinésiennes.
Haut du document
L'Italie elle-même, depuis les
Alpes jusqu'à Rome, ne s'est pas séquestrée de ce concert européen.
Si le lecteur veut bien nous
suivre dans la capitale du monde chrétien, grâce à la protection dévouée de S.
Em. le cardinal Pitra, les portes des bibliothèques Vaticane, Barbérinienne,
Casanate, nous seront ouvertes.
L'aimable M. Stevenson, surtout,
mettra gracieusement tous les manuscrits de la Vaticane à notre disposition.
Sans doute, dans la capitale du
monde chrétien on doit s'attendre à trouver des livres liturgiques de toutes
les nations du monde catholique. Il ne faut donc pas s'étonner d'y rencontrer
des missels ou des bréviaires de l'Allemagne (2),
92
de l'Angleterre (1) et de la, France (2), attestant
unanimement la tradition de Fleury. Mais il y en a aussi de Rome ou de l'Italie
(3) qui prouvent que cette tradition y avait été officiellement acceptée par
plusieurs Églises, malgré l'opposition des moines du Mont-Cassin. Du reste, on
s'en souvient, les Bollandistes ont, depuis deux siècles, publié deux
calendriers ayant servi à l'usage de deux Eglises de Rome. Mais le savant
Dominico Georgi surtout, à la suite de sa belle édition du martyrologe d'Adon,
imprimé à Rome en 1745, n'a pas craint de donner en appendice plusieurs
documents liturgiques puisés dans les bibliothèques romaines, qui
93
presque tous contiennent la fête de la Translation de S.
Benoît (1). Rome n'est pas la seule ville où l'on trouve la preuve de
l'acceptation de la tradition française en Italie. La bibliothèque Laurentienne
à Florence possède plusieurs précieux documents à l'appui. Parmi les Srozziani
codices, le cod. CI (XIVe siècle) du diocèse de Lucques, et le CXIe (du Xe
siècle,) contiennent les fêtes du 21 mars et du 11 juillet. Le sacramentaire
cod. CXXI (du IXe siècle) mentionne également ces deux solennités dans son
calendrier (2), ainsi que le codex CXXIII (du Xe siècle), certainement
d'origine romaine (3). On doit ajouter le Missale Fesulanum (4) du Xe au
XIe siècle. Les manuscrits de Saint-Marc de Venise fournissent eux-mêmes leur
contingent (5), et nous donnent la limite extrême des Eglises où la fête de la
Translation avait pénétré au sud-est de l'Europe.
Enfin, le riche dépôt de
l'Ambrosienne à Milan nous permet d'affirmer que, si l'Église métropolitaine de
Milan elle-même s'est abstenue de célébrer les deux fêtes du 21 mars et du 11
juillet à la fois (6), elle n'a du moins choisi ce dernier jour pour
94
célébrer la mémoire du fondateur du Mont-Cassin, que parce
que toutes ses Églises suffragantes (1) et même quelques Églises de sa banlieue
s'étaient mises, sous ce rapport, en complet accord avec celles des Gaules,de
l'Allemagne,de l'Italie et de l'Angleterre.
Déjà, le lecteur s'en souvient, à Bruxelles, à Saint-Gall, à
Rome et ailleurs, nous avons rencontré plusieurs manuscrits liturgiques
attestant que l'Angleterre avait accepté, comme le reste de l'Europe, le parti
de la tradition française: Il est temps d'étudier de plus près cette partie de
notre démonstration. Malgré l'imperfection de nos recherches (2), nous, pouvons
citer un missel anglo-saxon du Xe siècle (3), un calendrier anglo-saxon
d'Exeter du XIV siècle (4), un autre en français normand du XIVe siècle (5), et
un missel de Sarum (Salisbury) du XIIIe siècle (6). En outre, D. Martène
a publié un Calendarium anglicanum, apporté en 1032 d'Angleterre à
l'abbaye de Jumièges, mais écrit en l'an 1000 (7). Il contient deux fêtes de
saint Benoît, le 21 mars et le 4 décembre. Cette dernière prouve l'antiquité de
cette solennité dans l'Église qui la célébrait, car, nous l'avons vu, elle a.
fait place de bonne heure à celle du 11 juillet. Ce manuscrit ne faisait qu'en
reproduire un autre beaucoup plus ancien.
Nous ne parlons pas du
martyrologe genuinum du vénérable Bède, publié par le Bollandiste
Henschenius, bien qu'il ait été
comme le prouvent les calendriers publiés par Muratori (Scrip.
Ital., t. II, part. II, p. 1027, 1038), et par Giorgi (Martyrol. Adonis,
p. 716, 717).
95
accepté unanimement comme authentique par les savants du
XVIIe siècle, de l'aveu même du P. du Sollier (1.). Nous ne voulons alléguer
que des documents indiscutables.
Dans sa Chronique de l'abbaye de Croyland, le savant
Ingulphe, à l'année 972, constate l'existence de la fête de la Translation de
saint Benoît en Angleterre. Dans les Statuts pour les moines du B.
Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, cette fête n'y est pas seulement mentionnée
comme déjà existante; elle y est même marquée comme une solennité de seconde
classe (2), sur le même pied que l'Épiphanie, la Purification et
l'Annonciation de la Sainte Vierge.
Il y a plus; dans le canon VIII
(3) d u concile d'Oxford de l'an 1222, elle est indiquée parmi les fêtes qui
sont chômées par le peuple jusqu'après la messe du jour.Or, un auteur
contemporain, Matthieu Paris (4), donne à ce concile le titre de concile
général d'Angleterre, présidé par Etienne de Langeton, archevêque de
Cantorbéry. C'était donc une fête absolument nationale en Angleterre, et dont
l'origine était au moins antérieure au Xe siècle, comme le prouvent et le
martyrologe de Bède, et l'exemple d'Alcuin, et les monuments liturgiques
précédemment cités.
Mais ce n'était pas l'Église
d'Angleterre seulement qui avait officiellement accepté dans sa liturgie la
tradition française; les Églises d'Ecosse et d'Irlande avaient été tout au
moins ses émules en ce point.
Le très docte évêque
anglican,Forbes a récemment édité une série de calendriers écossais tirés des
plus anciens manuscrits de l'Écosse et de l'Irlande (5). Le premier est le Kalendarium
96
Drummondiense, trouvé au château de Drummond, en
Écosse, mais qui semble d'origine irlandaise. Il est du Xe au XIe, siècle (1).
Vient ensuite le Kalendarium de Hyrdmanistoun (Herdmanston, en Écosse),
d'après un manuscrit du XIIIe siècle (2); un autre de Culenros, en
Ecosse, d'après un manuscrit du XIVe ou du XVe siècle (3); un quatrième de Nova
Farina (Ferne, en Écosse), d'après un manuscrit du XVe siècle; un
cinquième de Arbuthnott, en Écosse; et enfin celui de l'Église d'Aberdeen, le
même sans doute dont les Puséistes ont publié le bréviaire en 1854, d'après une
édition donnée en 1509 par l'évêque William Elphenston (4).
Mais le plus précieux sans
contredit et le plus ancien des documents relatifs à l'Irlande est le Felire
Festiloge, écrit par saint Aengus avant la fin du VIIIe, siècle, en vieil
irlandais ou celtique (5). Il en existe une excellente copie du XVIIe siècle,
dans le ms. 5100 de la Bibliothèque royale de Bruxelles (6), dont notre savant
ami le P. de Smedt, avec son dévouement habituel, a bien voulu nous envoyer un
fac-simile et un précieux commentaire tiré du martyrologe de Marianus (Maolmuire)
O'Gorman, écrit aussi en forme métrique, et dans la même langue, vers
1167. Or, dans le premier on lit, au 11 juillet: Benedicht balc aige mc
craibdech conlocha : ce que M. Rhys, professeur de celtique à l'université
d'Oxford, nous a traduit par : Benedictus, fortis columna, filius religiosus
Conlochi (7).
Le même savant a donné du texte
d'O'Gorman, l'interprétation suivante : « Translatio corporis regis clerici
Benedicti ex pugna (?); Pii papae, Romae filii Conlochi (mac Conlocha) regis
lucernae, (ricolarnd). »
97
il y a évidemment dans cet essai de traduction plus d'un
point obscur (1). Il en ressort pourtant ce fait essentiel que, dès la fin du
VIIIe siècle, la translation du corps de saint Benoît était déjà entrée
dans la liturgie irlandaise. N'est-ce pas une preuve que, dès cette époque,
l'authenticité de ce grave évènement était universellement reconnue, puisque
les pays les plus reculés de la chrétienté l'avaient jugé digne de la plus
haute sanction dont un fait humain puisse être revêtu dans l'Église?
Le savant Dominico Giorgi était
donc au-dessous de la vérité, lorsque,malgré ses préjugés italiens,il écrivait
cette note, en commentant le texte du martyrologe d'Adon, au 11 juillet (2) : «
La translation de saint Benoît de l'abbaye du Mont-Cassin dans celle de
Fleury-sur-Loire en France, eut aux yeux des Transalpins et surtout des moines
une telle importance, qu'elle fut insérée dans presque tous les martyrologes
des Eglises latines, et même dans les livres liturgiques à l'usage des
monastères. »
Qui oserait mépriser une pareille
unanimité? quel est le fait historique qui ait reçu une si belle approbation?
Cet accord, nous le savons, a diminué dans la seconde moitié du XVe siècle.
Mais cela n'enlève rien à la force probante qui résulte de cette universalité
dont nous venons d'étaler les étonnants monuments et qui a persévéré pendant
plus de six siècles. Qu'on ne nous parle pas de fables telles que celle de la papesse
Jeanne et autres de ce genre. Cette ridicule fiction a-t-elle été
officiellement et liturgiquement approuvée par une seule Église? Et les
exemples d'erreurs qu'on apporte ont-ils été revêtus de la sanction de toutes
les Églises de l'Occident.
Aussi bien, est-ce l'évidence de
la vérité qui a fait délaisser peu à peu cette fête si honorable à la nation
française ?
Nous allons tout à l'heure
examiner à la lumière de la critique historique les documents qu'on oppose à
cette unanimité des
98
témoignages favorables. à la tradition française, et le
lecteur impartial jugera si ces documents étaient de nature à jeter un légitime
discrédit sur le fait servant de base à cette tradition.
Mais, bien,que les revendications cassinésiennes aient été
pour quelque chose dans, ce délaissement, elles, eussent certainement été
insuffisantes à l'opérer, si des causes bien autrement graves n'étaient venues
leur prêter leur appui.
Personne n'ignore quelle
révolution profonde se fit peu à peu dans les esprits, pendant le XVe siècle.
Sous l’inspiration du grand schisme d'abord, un immense besoin de réforme se
répandit dans toute l'Église; et, sous l'influence de la renaissance profane
des lettres et des arts, un courant général d'opinion tendit à mépriser les
siècles,du moyen-âge accusés d'ignorance et à faire passer leurs croyances par
le crible d'un examen soi-disant progressiste. Le nombre des fêtes des saints
devint, en particulier, l'objet d'une critique plus ou moins judicieuse, et les
esprits les plus éminents proclamèrent comme un devoir urgent, de le réduire à
de justes proportions: « Dans ces derniers siècles, dit le savant Thomassin, on
a été dans la même pente de diminuer toujours les festes des saints dans les
diocèses particuliers, sans toucher à celles de l'Église universelle. Le
concile de Salsbourg; en 1420; sous l'archevêque Everhard; fit cette
demande : Festivitates sanctorum nimis multiplicatas restringant. »
« Gerson fit un ,discours devant
le concile provincial de Reims, en 1408, où il représenta les désordres
étranges qui s'étaient ensuivis de la multiplication excessive des fêtes
(chômées par le peuple). Nicolas de Clemangis, archidiacre de Bayeux, fit en,
même temps un discours contre l'institution des, fêtes nouvelles (et en faveur
de l'abolition des fêtes particulières) (2) Ce docteur allègue cette raison que
les fêtes des saints s'étaient tellement multipliées, qu'elles occupaient
entièrement l'esprit et la piété des fidèles, et ne leur donnaient pas la
liberté de s'occuper et de se remplir de Dieu. C'était un inconvénient même
pour les personnes plus spirituelles, que les fêtes des saints, ayant presque
pris la place de
99
toutes les féries, on lisait fort peu l'Écriture dans les
heures canoniales... Il ne faut donc pas, selon ce docteur, qu'une lecture trop
longue et trop fréquente des vies des saints dans l'Église empêche la lecture
des Écritures.»
Raoul de Tongres émettait les
mêmes principes dans son traité de Canonum observantia, en 1403 (1).
Sous l'empire de telles idées, la
fête de la Translation de saint Benoît devait nécessairement paraître superflue.
Pourquoi en effet, en Allemagne, en Italie, en Flandre, en Espagne et en
Angleterre, célébrer par une fête un évènement qui n'avait procuré d'avantages
qu'à la nation française, d'autant que l'on rendait déjà un culte suffisant à
saint Benoît le 21 mars ? Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'une fête de ce
genre n'ait pas été abolie plus tôt (2). La fête de la Translation de saint
Martin, le 4 juillet, résista moins longtemps au courant général d'opinion que
nous signalons.
L'institution universelle de la
fête de la Translation de saint Benoît en France est donc définitivement l'un
des faits les plus extraordinaires et les plus éclatants de l'histoire de la
liturgie catholique en Occident.
Le lecteur nous pardonnera
l'insistance que nous avons mise à dégager cet argument de toutes les
difficultés possibles et à l'élever à la hauteur d'une véritable démonstration,
au moyen d'un développement de preuves de toute nature, puisées dans les
bibliothèques de tous les pays du monde catholique. Nos adversaires nous ont
placés eux-mêmes sur ce terrain. La moitié de l'Apologia de l'évêque de
Vintimille est consacrée à combattre cet argument, et l'auteur du pamphlet
imprimé en 1876, à Bologne, dont nous avons parlé, n'a pas craint, à propos de
ce fait liturgique, de nous accuser d'exagération et même d'imposture (3).
100
Haut du document
Nous venons de le démontrer d'une
manière surabondante; à la fin du VIIIe siècle, dans tout le monde latin, même
au Mont-Cassin, on croyait à l'authenticité de la translation à Fleury, non pas
d'une relique quelconque, mais du corps entier,ou quasi entier de saint Benoît;
et cette conviction a persisté, sans contestation sérieuse, dans toutes les
Églises de la chrétienté occidentale. L'argument liturgique suffirait
assurément à lui seul. Néanmoins, il ne sera pas inutile, de le confirmer par
les autres graves témoignages que nous a transmis l'histoire.
Nous nous garderons d'alléguer en
notre faveur la bulle du pape Grégoire IV, publiée par Baluze (1), d'après une
copie transmise par le P. Sirmond. Cette pièce, tout au moins interpolée (2),
est un exemple que nous pourrons apporter plus tard, lorsque nous serons
obligés de battre en brèche l'authenticité de certaines parties du Bullaire du
Mont-Cassin.
Il n'en est pas de même de la bulle du pape Jean VIII, datée
du 5 septembre 878 (3), dont les Bénédictins ont fait ressortir, avec raison,
l'importance (4). Le Souverain Pontife, pendant l'une des sessions du concile
de Troyes, fut prié par l'abbé Théodebert de vouloir bien protéger son
monastère contre les envahisseurs laïques et ecclésiastiques dont il était
menacé. Or, parmi les considérants consignés dans la lettre pontificale donnant
satisfaction à ces réclamations, on lit ce qui suit (5) : «Attendu que, par
suite d'une révélation divine, le corps de saint Benoît
101
fut apporté jadis de la province de Bénévent dans ce
monastère, où il frit respectueusement déposé dans un sépulcre, comme cela est
constaté jusqu'à l'évidence (sicut manifestissima constat veritate),
etc. » Sans doute, cette donnée historique a été fournie par Théodebert;
mais il n'en est pas moins vrai, dirons-nous avec Mabillon, que le Pape, en
l'insérant dans son diplôme, atteste tout au moins qu'elle était généralement
acceptée en France comme authentique, et, en ce sens, il lui appose la haute
sanction de son autorité.
Jean VIII vient de nous apprendre
que les reliques de saint Benoît étaient déposées dans un sépulcre (ibique
reverenter humatum). Cela seul démontre que les moines de Fleury ne
possédaient pas seulement quelques ossements, mais bien la plus grande partie,
sinon la totalité, du corps du saint patriarche. On ne dépose pas une simple
relique dans un sépulcre.
La vérité de cette observation est confirmée par un fait que
raconte Adrevald. Parlant des dévastations normandes en 853 et
865, il nous apprend (1) que l'abbé Bernard avait tiré le corps de saint Benoît
du sépulcre où il avait été déposé depuis la translation, et l'avait placé dans
un sarcophage reliquaire facile à porter, afin de le soustraire, à la première
alerte, à la profanation des pirates.
C'était, en, effet, un usage
constant à cette époque de placer ainsi les corps saints dans des sarcophages
en pierre ou en métal, que les moines fugitifs portaient sur leurs épaules (2).
Dans la crypte de l'antique abbaye de Saint-Savin en Poitou, on conserve encore
un reliquaire en pierre entouré d'une double chaîne, et qui a servi à la
translation du corps de saint Marin.
La présence, du corps de saint Benoît à Fleury excitait
naturellement la dévotion des fidèles envers un lieu si vénérable. On signale,
entre autres (3), la généreuse donation du noble et riche comte
102
Échard, en 876. De concert, avec sa femme Richilde, il fit
don notamment de sa villa Patriciacus (Pressy) au monastère de Fleury, dédié,
dit-il, à Notre-Dame, à saint Pierre, et à saint Benoît, dont le corps, qui y
repose, est justement vénéré. Son but était de procurer aux moines de Fleury un
asile assuré contre les incursions des barbares. Il signa l'acte de donation
dans l'église même de Fleury, entre l'autel majeur et le corps du bienheureux
Père Benoît (1). Les moines de Fleury, après la mort d'Échard, fondèrent à
Pressy un monastère sous le patronage de la Sainte Vierge et de saint Benoît
(2), et l'enrichirent de reliques insignes du saint patriarche : nouvelle
preuve que le corps, et non une portion quelconque, de ce grand saint était
conservé dans leur abbaye. On n'enlève pas d'un dépôt composé seulement de
quelques ossements, des reliques relativement considérables.
Avant de quitter le IXe siècle,
nos lecteurs ne doivent pas oublier les nombreuses et importantes citations se
rapportant à cette époque, que nous avons précédemment produites. Nous ne
parlons que des documents qui n'ont aucun rapport avec la liturgie.
Après les, alertes, les ruines et
les incendies (3), les religieux de Fleury purent enfin, vers l'an 899 (4),
reconstruire en toute sécurité leur monastère détruit; et, en 900, le roi
Charles le Simple vint en personne les consoler et les encourager, en
confirmant solennellement (5) les privilèges jusqu'alors octroyés par ses
prédécesseurs Louis le Débonnaire et Charles le Chauve (6), et par le pape Jean
VIII.
A partir de ce moment les fidèles
ne cessèrent plus d'entourer
103
de leur vénération ce lieu sanctifié par la présence du saint
patriarche des moines d'Occident. Les princes (1), les saints, les évêques se
firent à l'envi un devoir,d'y venir implorer sa puissante protection, et Dieu
se plaisait à confirmer leur foi par des miracles aussi éclatants
qu'innombrables. Les Normands eux-mêmes apprirent à respecter ce sanctuaire
rempli de la gloire de Dieu (2).
Cependant la vie religieuse avait
souffert à Fleury pendant ces quarante ans de vie errante à travers les plaines
de l'Orléanais et de la Bourgogne. Saint-Benoît ne voulut pas que son corps
restât plus longtemps confié à des mains impures. Il chargea saint Odon, abbé
de Cluny, de cette oeuvre difficile et délicate de restauration monastique. Qui
ne tonnait l'immense autorité de saint Odon sur ses contemporains, les
admirables réformes qu'il exécuta dans la plupart des monastères de France et
d'Italie, notamment à Saint-Paul de Rome? Intimement lié avec les moines du
Mont-Cassin, on ne peut pas dire qu'il ne connaissait pas les arguments que
pouvaient faire valoir ces derniers contre la tradition française. Or,non
seulement il prêcha à Fleury le fameux panégyrique de saint Benoît (3), dans
lequel il attestait si hautement la translation du corps du saint patriarche
dans cette abbaye (4); mais
104
encore il composa lui-même un ouvrage, malheureusement
perdu, sur le même sujet (1). C'est à son disciple bien-aimé Jean, son
biographe, que nous devons cette donnée bibliographique. La perte de ce
document précieux est d'autant plus regrettable, qu'il aurait peut-être
rectifié Adrevald sur plusieurs points importants.
Quant au moine Jean, il mérite
lui-même une mention spéciale. Né probablement à Rome (2), où il fut pourvu
d'un canonicat (3), il y rencontra saint Odon (4), qui y était venu pour les
intérêts de l'Église universelle. Touché des vertus du saint abbé de Cluny, il
s'attacha à lui, comme un fils à son père, reçut de lui l'habit monastique à
Pavie, et mérita d'être chargé, en qualité de prieur (5), de poursuivre
l'oeuvre de la réforme à Saint-Paul de Rome (6) et à Naples (7), sous la haute
direction du saint abbé dont il était devenu le compagnon inséparable (8),
l'enfant de prédilection (9). Son noviciat était à peine achevé à Cluny (10),
lorsqu'il fut ramené par saint Odon en Italie, où il semble avoir passé le
reste de ses jours. On voit par sa biographie du saint réformateur que toutes
ses relations étaient italiennes. L'abbé de Saint-Paul de Rome, Baudouin, qui
devint plus tard abbé du Mont-Cassin, fut également l'un de ses amis (11). Au
moment où il écrivait son livre (12), sa vie s'était presque entièrement
écoulée sous l'influence des idées cassinésiennes. Et cependant il ne paraît
pas même soupçonner qu'on pût revoquer en doute la réalité de la
105
translation de saint Benoît en France. Il en parle comme
d'un fait constant : « Une autre fois, dit-il, comme le jour de la fête de
saint Benoît approchait, il plut à notre Père (Odon) de se rendre au susdit
monastère (de Fleury), pour y célébrer avec plus de dévotion les saintes
veilles DEVANT LE CORPS du bienheureux patriarche : ce qu'il fit en
effet. » Il ajoute qu'il avait appris cette particularité de la bouche même de
saint Odon : ce qui en augmentait, à ses yeux, la valeur et la certitude.
Ni les moines de Salerne, à qui
ce récit est dédié (2), ni les religieux de Saint-Paul de Rome, sous les yeux
desquels, ce semble, l'auteur écrivait, ni ceux du Mont-Cassin avec lesquels
il. était en relation directe, ne songeaient donc encore à contester la
translation de saint Benoît en France.
Dès lors, il n'est pas étonnant
de voir le même fait attesté dans les bulles du pape Léon VII, bien qu'il fût
Romain de naissance (3), et qu'il eût vécu de la vie monastique (4),
probablement dans quelque monastère de la Ville éternelle. Pendant son séjour à
Rome,saint Odon obtint de ce pontife un double privilège en faveur de son
abbaye de Fleury, qu'il venait de réformer avec tant de succès. Or dans l'un et
dans l'autre Léon VII affirmait la présence du corps de saint Benoît dans cette
abbaye (5).
106
Le célèbre Flodoard de Reims, l'un des plus exacts écrivains
du Xe siècle (1), a voulu joindre sontémoignage à celui de Léon VII, qui
l'avait comblé de bontés pendant le voyage qu'il fit, en 936, à Rome et en
Italie (2). Dans l'intéressant poème qu'il composa à la suite de ce voyage (3)
il ajouté à l'éloge de la vie de saint Benoît le récit abrégé de la translation
de son corps en France (4). Évidemment, il n'y avait pas alors de doute à ce
sujet. Le choix que saint Odon de Cantorbéry (5) et saint Oswald, son neveu
(6), firent du monastère de Fleury pour y prendre l'habit monastique, vers la
même époque, est une nouvelle preuve que les Anglais croyaient dès lors à
l'authenticité de cette translation. Saint Oswald, de retour en Angleterre,
conserva pour le monastère de Saint-Benoît le souvenir- le plus respectueux et
le plus filial. Aussi, étant devenu archevêque d'York, s'empressa-t-il de prier
l'abbé Oibolde de lui envoyer Abbon, déjà célèbre, pour y enseigner dans son
abbaye de Ramsey la science des lettres et surtout de la sainteté monastique.
C'était en 985.
Trois ans après, Abbon fut élu
abbé de Fleury, qu'il devait illustrer par son profond savoir et ses éminentes
vertus.
Il fut mêlé à tous les principaux
évènements de son temps. Il joua notamment un rôle très important dans le
concile de, Reims, réuni, en 995, pour Juger de l'intrusion du fameux Gerbert
sur ce siège métropolitain. Le vénérable Léon, abbé du monastère des saints
Boniface et Alexis à Rome, avait été envoyé comme légat par le pape Jean XV, pour
présider cette assemblée; il se lia d'une étroite amitié avec l'abbé de Fleury,
qui n'eut pas de peine à le convaincre de la présence du corps de saint Benoît
107
en France. En conséquence, le vénérable représentant du
Saint-Siège conjura le saint abbé de Fleury de vouloir bien lui envoyer à Rome
une relique insigne du saint législateur des moines d'Occident, lui promettant,
en échange, des ossements du corps du martyr saint Boniface (1). Saint Abbon se
rendit à Rome l'année suivante avec la pensée de faire l'échange sollicité;
mais Jean XV venait de mourir,et l'abbé de Saint-Boniface était absent. Abbon
revint en France avec les reliques promises. Mais, ayant appris l'heureuse
élection de Grégoire V (avril 996) (2) et la salutaire influence, que l'abbé
Léon exerçait sur le nouveau pontife, il s'empressa de lui envoyer les reliques
de saint Benoît par quelques-uns de ses moines.
Cependant Grégoire V désirait
ardemment lui-même connaître cet abbé de Fleury, dont l'abbé de Saint-Boniface
parlait avec tant d'éloge. Cette joie ne se fit pas longtemps attendre. Dès
l'année suivante, Abbon fut chargé d'une mission officielle auprès du
Saint-Siège. Le Pape le retint des semaines entières près de sa personne. Dans
le but de faire confirmer les privilèges concédés par les Souverains Pontifes à
son abbaye, l'abbé de Fleury fut naturellement amené à parler du précieux
trésor qu'elle possédait. Grégoire V en fut vivement frappé; et, non content de
faire droit aux demandes de saint Abbon par des lettres malheureusement perdues
(3), il le conjura, en outre, de lui envoyer une copie de la merveilleuse
translation en France (4) ; et,comme gage de sa dévotion envers ce lieu vénéré,
il demanda qu'on lui envoyât un missel écrit dans le monastère, afin qu'il pût
continuellement être uni de prières au saint autel avec le bienheureux abbé et
ses moines.
Au moment où le vénérable abbé de
Saint-Boniface recevait la lettre de son saint ami de France, une grande joie
régnait parmi
108
ses moines. Le grand apôtre des Slaves, saint Adalbert,
venait pour la seconde fois (1) chercher dans la. solitude du cloître la paix
que lui refusaient ses indociles enfants de la ville de Prague, en Bohème..
Mais. cette joie fut de courte durée. Le saint évêque fut bientôt contraint de
reprendre le chemin de l'Allemagne.
Toutefois, il ne voulut pas
retourner à son poste avant d'avoir visité en pèlerin les principaux
sanctuaires alors vénérés en France. Saint-Denis de Paris, Saint-Martin de
Tours, Saint-Maur sur Loire et surtout Fleury, le virent successivement
prosterné comme un simple pèlerin (2). Ce voyage à Fleury dit assez par
lui-même que le grand apôtre des Slaves, des Polonais et des Hongrois croyait
fermement à la présence du corps de saint Benoît dans ce monastère; et cela
nous explique pourquoi dans ces lointaines contrées évangélisées par cet
intrépide martyr, les Églises ont si unanimement adopté et si longtemps
maintenu avec une fidélité exceptionnelle la fête de la Translation de saint
Benoît en France, ainsi que nous l'avons constaté de nos propres yeux.
Mais s'il y avait un doute à
l'égard des sentiments qui animaient le saint archevêque de Prague, en son
pèlerinage à Fleury, il disparaîtrait devant les affirmations de ses deux
biographes.
Bien peu de saints ont eu la
bonne fortune d'avoir des narrateurs aussi sûrs et aussi fidèles. A peine
était-il tombé sous les coups des barbares Prussiens (23 avril 997), qu'un de
ses amis, moine de Saint-Boniface à Rome (3), et qui avait eu le bonheur de
vivre quelque temps avec lui dans ce monastère, entreprit, avec l'approbation
peut-être du pape Silvestre Il (4) et par ordre de son abbé, de transmettre à
la postérité les principales actions de ce grand homme. Nous sommes donc en
présence d'un Italien qui n'a point été élevé dans les préjugés de la France.
Or, lorsqu'il raconte le pèlerinage du saint à Fleury, il dit (5) : « Il
n'oublia
109
pas de s'arrêter à Fleury, qui a mérité de recevoir dans son
sein le corps si vénérable de notre Père saint Benoît, et où la vue
rendue aux aveugles, la marche aux boiteux et des milliers de prodiges
attestent quel est celui qui y est déposé. »
On le voit, aux yeux des moines
de Rome, à la fin du Xe siècle, notre tradition était incontestable.
Ce premier biographe vivait sous
le règne d'Othon III (983-1002) (1).
Le second écrivait dans les premières
années du règne de saint Henri (1002-1024) (2). Il ne s'exprime pas avec moins
d'énergie au sujet de la translation de saint Benoît :
« Après s'être prosterné devant
saint Denis, dit-il (3), il vole d'un pas rapide et impatient à Fleury,
ce vaste monastère où repose par son corps et où brille par ses miracles
le maître de tous ceux qui meurent au monde et cherchent Dieu de tout
leur coeur, je veux dire, le Benoît de fait et de nom, cette nourrice si
pleine de douceur pour ses petits enfants, cet excellent médecin des infirmes
placés à l'ombre de ses ailes. »
Et celui qui s'exprimait en
termes si convaincus et si touchants était, non pas un Français, mais un
Italien (4), qui avait suivi le saint martyr en Bohème, mais qui semble avoir
été quelque temps moine au Mont-Cassin, aussi bien qu'à Saint-Boniface, à Rome.
N'est-il pas évident qu'au commencement du XIe siècle, l'adhésion à la
tradition française était unanime,même en Italie?
Saint Adalbert était attaché à la
cour d'Othon III, sur lequel il exerçait la plus salutaire influence, lorsqu'il
entreprit le pèlerinage
110
dont nous venons de parler ; et il y retourna quelque temps encore
avant d'aller cueillir la palme du martyre. Or il ne manqua pas de communiquer
à toute la cour sa grande dévotion envers le tombeau de saint Benoît à Fleury.
On en a la preuve dans le témoignage de vénération que sainte Adélaïde, femme
du même empereur, donna avant sa mort (999) au monastère (1).
Cette croyance générale à la
présence du corps de saint Benoît en France s'affirme jusque dans les
expressions employées par la chancellerie impériale dans les diplômes
authentiques concernant l'abbaye du Mont-Cassin. Nous avons déjà démontré que
les formules : ubi corpus requiescit (2), ante corpus, et surtout
ubi corpus humatum est, qui signifie où le corps a été autrefois en
terre (3), ne pouvaient pas être invoquées comme preuve de la présence actuelle
d'un corps saint dans son sépulcre primitif. Mais lorsque les termes de ces
formules sont choisies de manière à éviter manifestement l'affirmation de cette
présence actuelle, on ne peut s'empêcher d'y voir une protestation
contre cette même présence actuelle du saint corps.
Or c'est ce qui apparaît dans tous
les diplômes authentiques des empereurs d'Occident en faveur du
Mont-Cassin, depuis celui de Lothaire, en 834, publiés par Gattula dans ses Accessiones
ad Historiam abbatiae Cassinensis. Voici cette formule : « Abbas N.
coenobii S. Benedicti in Castro Cassino ubi ipse corporis sepulturae locum
veneratione dicavit ou locus dicabitur ou dicatur (4), que
tout esprit non prévenu traduira ainsi « L'abbé un tel du monastère de saint
Benoît au mont Cassin, où le saint a consacré par la vénération (générale)
le lieu de la
111
sépulture de son corps, c'est-à-dire évidemment le
lieu qui possède son sépulcre vénéré. »
Que signifie cette formule vraiment extraordinaire au
moyen-âge, sinon une réserve expresse en faveur de la tradition
française ? Et remarquons-le bien, elle ne cesse pas après la fameuse
vision de saint Henri, en 1022, puisqu'on la retrouve dans un diplôme de ce
prince, donné à Paterborn le 4 janvier 1023, et dans un autre de Conrad le
Salique, daté de Bénévent, le 5 juin 1038, (1). Que dis-je ? elle persévère à
peu près, dans les mêmes termes, jusqu'au XIIIe siècle, comme on le voit par
les diplômes de Lothaire III, du 22 septembre 1137, de Henri VI, du 21 mai
1191, et de Frédéric II, du mois de janvier 1221 (n. s.) (2). Du reste on s'en
souvient, nous avons constaté, par un magnifique missel à l'usage de ce
dernier, empereur, combien avait été persistante à la cour impériale la
croyance à la translation de saint Benoît en France.
La même réserve se fait remarquer
dans les écrits des personnages recommandables qu'a produits en si grand nombre
le Mont-Cassin. Nous citerons, entre autres, l'évêque Laurentius, ancien moine
du Mont-Cassin. au Xe siècle. Dans son homélie sur saint Benoît, publiée par le
cardinal Mai (3), il se sert du mot pignora pour exprimer ce que
possédait le Mont-Cassin des dépouilles mortelles de saint Benoît. Saint
Berthaire, abbé du Mont-Cassin, et martyrisé par les Sarrasins en 884, s’était
servi du même terme dans son Carmen de sancto Benedicto (4).
112
Ces deux textes sont une preuve
qu'au IXe et au Xe siècle, au Mont-Cassin, on croyait, il est vrai, avec Paul
Diacre, que le tombeau de saint Benoît contenait encore quelques reliques,
mais non son corps entier. En effet, le mot pignus, pignora, chez
les écrivains ecclésiastiques du moyen-âge, a la signification de reliques
en général, mais surtout de reliques partielles, de portions de
reliques. C'est ce qu'il nous serait facile d'établir par une foule
d'exemples (1). Ouvrons au hasard les ouvrages de saint Grégoire de Tours. Dans
l'éloge qu'il fait de sainte Radegonde (2), nous lisons qu'elle envoya des
clercs en Orient chercher des reliques des saints apôtres et martyrs, et qu'en
effet ces clercs lui apportèrent lesdites reliques (pignora).
Certes, personne n'a jamais dit
que ces reliques aient été des corps entiers de saints, ni même des reliques
considérables. Le saint évéque historien nous fournirait, à lui seul, des
textes sans nombre à l'appui de cette observation. Dans le seul premier livre
de Gloria martyrum, nous en avons relevé plus d'une douzaine (3).
Aussi bien, n'est-il pas évident
que saint Berthaire, aussi bien que l'évéque Laurentius,ont voulu éviter d'em
ployer l'expression corpora, puisque ni les règles de l'art d'écrire, ni
les besoins de la mesure des vers, ne les forçaient à préférer pignora à
corpora Leur réserve était donc intentionnelle.
13
Haut du document
Après un aveu formel, au VIIIe
siècle et au IXe siècle, après un silence significatif au Xe, les moines du
Mont-Cassin commencèrent, au XIe siècle, à tenir un langage tout différent.
Toutefois cette réaction, dont
nous ne voulons pas sonder les causes multiples, ne se produisit pas
brusquement et sans hésitations.
La première tentative, nous
l'avons déjà dit, fut faite par l'auteur qu'on est convenu d'appeler le faux
Anastase. C'était; un moine du Mont-Cassin qui vivait vraisemblablement au
commencement du XIe siècle (1). Préoccupé de la pensée qu'il rendrait service à
son illustre abbaye, s'il démontrait qu'elle était encore en possession des
corps vénérés de saint Benoît et de sainte Scholastique, il ne se fit pas
scrupule de forger, dans ce but, toute une série de faits et de documents. Il
les rassembla sous le titre de Chronicon Casinense, dont il attribua la
composition à Anastase, bibliothécaire de l'Église romaine, au IXe siècle, et
que le faussaire fait vivre au VIIIe.
L'auteur se propose de prouver,
au moyen de son fabuleux récit et de ses pièces apocryphes, que la moitié des
corps de saint Benoît et de sainte Scholastique avait été, il est vrai, enlevée
par saint Aigulphe, qu'il traite de vagabond et de scélérat; mais que, gràce à
la puissante intervention de Pépin et de Carloman, tout le précieux trésor fut
reporté au Mont-Cassin, et réuni à ce qui avait été laissé dans le tombeau fracturé.
Il raconte avec les
114
détails les plus invraisemblables et les plus fabuleux la
cérémonie de cette réversion et de cette réintégration, « accomplie, selon lui
(1), par le pape Etienne II en personne, accompagné de Pépin et de ses fils, de
Carloman son frère, du sénat et du peuple romain et de toute l'armée des
Francs, des Allemands, des Suèves et des Burgondes, sans compter un concours
immense d'évêques, d'archevêques, de cardinaux et du clergé de Rome. »
Sans nous inquiéter des inepties
de cette fabuleuse chronique dont des Cassinésiens rougissent aujourd'hui, il
en ressort néanmoins ce fait incontestable: au commencement du XIe siècle, on
continuait au Mont-Cassin à avouer la réalité de la translation. On y cherchait
seulement à concilier ce fait avec la rétention, ou, si l'on veut? avec
l'espoir de posséder, malgré tout, le corps presque entier de saint Benoît.
Cependant, cette concession partielle
à la tradition française ne fit qu'augmenter l'agitation des esprits dans
l'archi-monastère de Saint-Benoît.
Nous avons constaté par le
témoignage de saint Amé, moine du Mont-Cassin, que, même à la fin du XIe
siècle, plusieurs saints religieux persistaient à donner gain de cause à la
tradition française. Mais, nous l'avons dit aussi, ils devaient être en petit
nombre. L'hésitation était générale. Cela ressort de deux légendes
contradictoires dans la conclusion, mais également affirmatives relativement à
l’état des esprits au Mont-Cassin à cette époque.
La première est représentée par
les Cassinésiens comme péremptoire contre nous. La voici :
Un certain Adam, moine et
sacristain du Mont-Cassin, se rendit à Rome pour ses affaires, vers le
commencement du XIe siècle (2). Il prit l'hospitalité dans l'abbaye de
Saint-Paul-hors-les-Murs, qui dépendait alors, comme aujourd'hui, du
Mont-Cassin. L'abbé, nommé Léon, lui demanda ce qu'il fallait penser des
rumeurs qui circulaient alors, selon lesquelles, dit-il (3) «, le corps
115
de saint Benoît ne reposerait plus dans votre monastère,
mais au-delà des Alpes, où on l'aurait furtivement emporté. Et pour preuve de
leur assertion, ajouta l'abbé, ils prétendent qu'il ne se fait plus aucun
prodige, ni aucun miracle chez vous, tandis qu'en France il s'en opère des milliers
par jour, en témoignage de la vérité de la translation. »
A ces paroles, Adam, poussant un
profond soupir et prenant la main de l'abbé, le conduisit devant l'autel de
l'apôtre saint Paul, et là, étant seul, posant la main sur l'autel, Adam
s'exprima ainsi :
« Par ce corps du bienheureux
Paul, le docteur des Gentils (1 ), que toute la chrétienté croit y reposer, je
jure que ce que je vais vous dire est la pure vérité et sans alliage de
mensonge. Moi aussi, en entendant ce qui se dit relativement au corps de
notre bienheureux Père Benoît, je me suis livré à des pensées non pas seulement
d'hésitation, mais de découragement et de tristesse, au point que je n'avais
plus ni dévotion ni respect pour l'autel construit sur le tombeau du saint.
M'étant laissé abattre pendant quelque temps, par ces doutes et ces idées
sombres, je me prosternai un jour, après Complies, avec une dévotion plus
grande qu'à l'ordinaire,devant le sépulcre vénéré ; et là, tandis que je
répandais des larmes avec mes prières, saint Benoît daigna m'apparaitre dans
une vision : Frère Adam, me dit-il, pourquoi es-tu ainsi triste et désolé? Et
pourquoi te laisses-tu aller à la tentation de si mal penser à mon sujet, au
point de croire que je ne repose en aucune manière corporellement ici (quasi
ego hic corporaliter minime jaceam) ? Mais parce que ton service et ta
dévotion me sont agréables, sois très assuré que je repose ici avec ma soeur
Scholastique, et qu'au dernier jour je ressusciterai avec elle en ce lieu.
Et même, le jour et la nuit, toutes les fois que vous psalmodiez dévotement,
que vous priez avec attention ou que vous marchez modestement, je suis avec
vous. Afin de te
116
convaincre de la vérité de ce que je viens de te dire,
demain matin, avant matines, lorsque, selon ta coutume, tu entreras le premier
dans l'église, tu verras sortir de mon sépulcre comme un léger nuage d'encens
parfumé. »
« M'éveillant aussitôt, et
méditant en moi-même le mystère d'une si grande vision, attendri jusqu'aux
larmes, je bénis le Seigneur et le bienheureux Benoît; et bientôt après,
entrant non sans effroi dans l'église, je regardai, je vis le signe, et je
crus. Quant à l'assertion qu'il ne s'opère pas de miracles en notre église,
c'est une impudente fausseté : car si je pouvais vous raconter tous les
prodiges que j'ai appris de nos anciens, ou qui ont eu lieu de nos jours devant
le saint tombeau, vous verriez avec évidence que l'assertion de nos
contradicteurs ne peut provenir que de l'envie ou de l'ignorance. »
Et après avoir rapporté la
guérison d'un démoniaque, l'écrivain ajoute : « Telle fut la déclaration
qu'Adam, contraint par la nécessité, fit à l'abbé Léon devant le corps de saint
Paul. Par humilité, il n'en parla à personne, tant qu'il vécut, en sorte que
nul ici n'en put rien savoir, jusqu'au jour olé, le saint homme étant mort, le
vénérable abbé Léon en fit le récit à quelques-uns de nos frères. »
Nous avons voulu rapporter en
entier ce récit dramatique, afin de donner au lecteur l'idée des légendes qu'on
oppose à notre tradition. Aussi bien, l'auteur de la chronique où se trouve
cette narration, est ce même Léon Marsicanus, dont nous avons fait connaître
les sacrilèges objections à propos du passage de Paul Diacre favorable à la
translation de saint Benoît.
Un écrivain qui accuse les évangélistes
d'inepties est un témoin suspect de passion et de partialité.
Le drame qu'on vient de lire, on
en conviendra, a plus la couleur d'un roman que de l'impartiale histoire. Il
prête aux Français et à ceux qui, en Italie, étaient partisans de la translation
de saint Benoît, des sentiments contraires à la vérité.
Il est faux, nous l'avons
démontré, que l'authenticité du fait de la translation ne se fonde que sur les
prodiges qui l'ont accompagné et suivi. Il est faux que les Français ou leurs
adhérents, au XIe siècle,refusassent au sépulcre vénéra de saint Benoît, au
MontCassin, la vertu miraculeuse. Il est faux qu'ils prétendissent dénier à
l'illustre abbaye la possession de quelques reliques du corps da saint
patriarche. Adrevaid, dont la légende [117] prédominait alors, dit formellement
le contraire (1) ; et si Mabillon l'a nié, son opinion n'avait certainement pas
cours au moment où Léon Marsicanus écrivait sa chronique.
Saint Benoît avait donc eu raison
de reprocher au moine Adam, qu'il pensait très mal (de me tam male sentire),
soit au sujet de la réalité de sa présence corporelle au Mont-Cassin, soit à
l'égard de l'opinion adverse, qu'il calomniait, et qui certes n'était pas une
rumeur née d'hier et répandue par quelques brouillons, comme il le prétendait.
Après ces explications
nécessaires, il est évident que, même en admettant la réalité de l'apparition
et l'exactitude de tout le discours prêté à saint Benoît, on ne pourrait
absolument rien eu conclure contre la vérité de la translation telle que nous
la défendons. Alors, comme aujourd'hui, il était permis de nier dans un sens
très accepté en style ecclésiastique (2), que saint Benoît ne reposât pas
DU TOUT corporellement au Mont-Cassin (hic corporaliter MINIME jaceam).
Quant à la question de savoir en
quel lieu les saints, dont les ossements auront été dispersés par la dévotion
des fidèles ou autrement, ressusciteront au dernier jour, c'est un mystère
qu'une révélation particulière, même parfaitement autorisée, est insuffisante à
résoudre. Celle du moine Adam est, en ce point, fort suspecte; car, lors même
qu'il serait certain que saint Benoît ressuscitera au Mont-Cassin, il serait
faux, tout au moins, qu'il dût y ressusciter, PARCE QUE son corps y est en
entier. La déposition de D. Angelo de la Noce, dont nous parlerons plus loin,
démontre que le Mont-Cassin ne réclame qu'une portion fort peu considérable du
corps de son saint fondateur. Celui-ci n'a donc pu parler dans le sens que le
moine Adam, ou plutôt Léon
(1) Adrevald, Miracul. S. Benedicti, I,
17 ; « Medo abbas (Floriacensis) petentibus... ex ejusdem pretiosissimi
confessoris corpore reliquias benignissime contulit. » Nous
ne chercherons donc pas à contester le fait relaté par Mabillon (Annal.
bened. lib. XII, an. 915, n° 94), d'après lequel un moine de la Nouvelle
Corbie aurait rapporté du Mont-Cassin en 910 : « insignem portiunculam de
sancto Patre nostro Benedicto. » Mais cela n'infirme en rien la réalité de
la translation. On y croyait dans la nouvelle comme dans l'ancienne Corbie.
(2) Le bienheureux Didier, abbé du Mont-Cassin et depuis
pape sous le nom de Victor III, nous fournirait, entre mille, un exemple de
cette vérité. Racontant dans ses Dialogues un fait analogue arrivé dans le
monastère de Sainte-Sophie, prés de Bénévent (Dialog. III, ad finem,
apud Patrol. lat., CXLIX,1018), fait dire au moine favorisé de la vision
. « Sanctum Benedictum et sanctum Gregorium cognovi B. Donatum et
Felicem, cum reliquis qui in hac ecclesia requiescunt sanctis. »
Est-ce que les corps de saint Benoît et de saint Grégoire
reposaient en entier à Sainte-Sophie ?
118
Marsicanus, ou son interpolateur Pierre Diacre, lui
attribue: Car le récit du vénérable custode ne nous est pas parvenu
directement. Il a passé par le souvenir assurément faillible de l'abbé de saint
Paul, et surtout par la plume passionnée du chroniqueur, qui, à lui seul,
suffirait pour mettre en suspicion la vision elle-même.
Mais que faut-il penser d'une
opinion qui ne s'appuie,histtatiquement que sur des révélations et des songes,
lesquels, dans les procès de canofiisation, nous a dit Benoît XIV, n'ont pais
de valeur probante, quand ils sont seuls ? Saint Jérôme repousse énergiquement
uttie pareille démonstration, relativement aü përsonnage immolé entré le temple
et l'autel, dont il est parlé dans l'Évangile de saint Matthieu (1).
Si les Cassinésiens veulent
absolument attribuer à leurs visions une autorité historique, en voici une qui
détruit complètement celle du moine Adam et qui est revêtue de tous les
caractères désirables de véracité. Elle fournit en outre, une nouvelle preuve
que, vers le milieu du XIe siècle, les esprits au Mont-Cassin étaint encore
divisés au sujet de la translation du corps de saint Benoît en France.
Le récit qui va suivre est, à la
vérité, d'un moine de Fleury, nommé André; mais celui-ci est absolument
contemporain du fait qu'il rapporte ; il cite ses témoins, et le rôle
qu'il leur prête est en tout point conforme à la vérité historique. En outre,
les ouvrages qu’il a composés et les autres événements qu’il raconte sont tous
marqués au coin de la plus parfaite exactitude (2). Sa valeur comme historien
est donc incontestable et sa véracité éprouvée. Or voici ce qu’il rapporte
(3) :
119
« En ce temps-là (1056), j'ai appris d'une personne
d'une véracité au-dessus de tout soupçon, et d'une manière également digne de
foi, le fait que je vais raconter. Il s'agit d'une vision du vénérable Richard,
abbé du Mont-Cassin. Gervin, abbé de Saint-Riquier, a été de nos jours la
gloire et l'ornement de l'Ordre monastique. Or voici ce qu'il affirmait avoir
appris de la bouche vénérable du pape Léon IX, de pieuse mémoire (1), en
présence du susdit abbé du Mont-Cassin. Une discussion s'était élevée vers
cette époque entre les moines du très saint monastère du Mont-Cassin au sujet
de l'opinion qui déniait à cette abbaye la possession du corps de son fondateur
(2). D'un commun accord, un jeûne de trois jours est ordonné, pendant lequel, avec
un coeur contrit et un esprit humilié, accompagné de pieuses prostrations et de
gémissements plaintifs, d'oraisons multipliées et de psalmodies prolongées
pendant la nuit, ils prièrent Dieu le plus dévotement qu'il leur fut possible
de faire cesser leur hésitation à vénérer, en son tombeau, le corps de leur
Père. Or, à la fin du troisième jour de jeune, voici que le très clément père
Benoît apparaît en vision au susdit abbé Richard (3). Il était accompagné de
deux vénérables personnages. Interpellant le susdit abbé, le saint patriarche
lui parla en ces termes :
« Reconnais-tu ces deux
personnes que tu vois ? Ce sont le saint Précurseur et le bienheureux Martin, qui
par leurs saintes
120
prières gardent et protègent ce lieu. Tu as pris la
résolution de faire tout ton possible pour avoir le bonheur de palper de tes
mains les membres de mon corps; mais cette violation de mon sépulcre déplairait
à Dieu. En effet, par la volonté agissante de mon Dieu tout puissant, dont la
providence règle toutes choses, et par la libre élection que j'en ai faite moi-même,
mes ossements reposent dignement ensevelis dans l'abbaye de Fleury en France. Du
reste, soyez bien persuadé que je vous suis réellement présent ici (1),
d'autant que la très miséricordieuse bonté de Dieu m'a commis à la garde de
l'un comme de l'autre monastère. Et, en conséquence de cette double a mission,
je prends soin jour et nuit des deux sanctuaires...
« Efforcez-vous donc les uns
et les autres de remplir fidèlement les prescriptions de la sainte Règle, afin
qu'un jour, par le secours de mes prières, vous puissiez être éternellement
heureux avec le Christ. Qu'il vous suffise, à vous, que je vous sois présent
spirituellement, et gardez-vous de vouloir jamais violer mon sépulcre. » Il
dit, et la céleste vision disparut.
« Tel est le fait que nous
raconta à nous-mêmes le susdit Gervin, abbé de Saint-Riquier, en présence
d'illustres personnages, à savoir: Ragnerius, abbé de ce monastère (de Fleury),
Hugues, abbé de Saint-Denis, Raynaud, ex-abbé de saint-Médard (2) (de
Soissons), et d'un grand nombre d'autres personnes de haute distinction. »
L'abbé Gervin suivit en effet
saint Léon IX, lorsque ce pontife retourna de France à Rome, en 1049 (3).
André de Fleury n'est également
que l'écho fidèle de l'histoire lorsqu'il décerne à ce vénérable abbé de
Saint-Riquier le titre d'ornement insigne de l'Ordre monastique au XIe siècle
(4).
Il n'est pas moins vrai que cet
abbé, et Richard, abbé du Mont-Cassin, se sont rencontrés en présence du pape
Léon IX, puisque, en 1050, ils assistaient l'un et l'autre au concile de Rome
(5). Du reste, le saint Pontife devait nécessairement admettre dans
121
son intimité le pieux abbé de Saint-Riquier, qu'il avait
attaché à sa cour précisément dans le but de profiter de ses conseils.
D'autre part, l'abbé du
Mont-Cassin ne pouvait pas être privé de la même faveur ; la haute
considération dont il jouissait à la cour pontificale(1) en est un gage assuré.
Il avait pu faire confidence de sa vision à saint Léon IX, lorsque celui-ci
alla au Mont-Cassin le 29 mars 1048 (2).
L'authenticité de la conversation
rapportée par le vénérable Gervin est donc environnée de toutes les garanties
historiques désirables.
Quant aux paroles attribuées à
saint Benoît, elles sont analogues à celles de la vision de saint Henri,
d'après la version de saint Amé.
Enfin, le chroniqueur de Fleury ne
craint pas d'appeler en témoignage de sa véracité les principaux personnages
encore vivants qui ont entendu,comme lui, la narration de l'abbé de Saint-Riquier.
Tout concourt ainsi en faveur de
l'authenticité de ce récit. Or il est absolument contradictoire à celui du
moine Adam. Il en détruit donc l'autorité.
On répondra peut-être que
l'opinion des Cassinésiens a pour elle d'autres preuves bien plus graves.
Nous répliquerons que le
chroniqueur du XIe siècle ne les allègue pas : ce qu'il n'aurait pas manqué de
faire, cependant, si les prétendus documents qui furent produits plus tard
avaient alors été mis en circulation. En effet, la manière dont il parle de la
question démontre qu'il faisait partie du groupe des réactionnaires contre la
tradition française, qui finit par l'emporter au Mont-Cassin, vers la fin du XIe
siècle.
Nous ne voulons pas, cependant,
accuser de faux le vénérable chroniqueur, si toutefois il est vraiment l'auteur
de ce passage. Bien que son oeuvre renferme de nombreuses erreurs, il donne
trop de preuves de sa bonne foi pour qu'on puisse récuser ses bonnes
intentions. Mais cela ne suffit pas pour établir la vérité des faits jusque
dans les moindres détails. La passion excessive qui l'animait contre les
tenants de la tradition française ont dû
122
nécessairement avoir sur son appréciation des faits une
influence fâcheuse, au point de vue de la critique historique.
Nous ne devons pas taire,
néanmoins, une grave objection que l’on peut élever contre l'authenticité de la
vision même du custode Adam.
Le B. Victor III parla avec éloge
de ce religieux dans ses Dialogues; il raconte même de lui une vision,
rapportée presque dans les mêmes termes par Léon de Marsi (1) ; et cependant il
ne dit rien de l'apparition de saint Benoît. Pourquoi cette omission ? L'auteur
des Dialogues et celui de la Chronique ont puisé à la même source. Est-ce
que l'abbé de Saint-Paul n'aurait pas osé proposer à la piété du vénérable abbé
Didier la première vision du custode? Cette réserve la rendrait suspecte, et le
soupçon s'aggraverait encore si Didier l'avait omise volontairement.
Nous l'avouons pourtant sans
peine, il circulait alors au Mont-Cassin plus d'un fait de ce genre. Les
imaginations, de plus en plus surexcitées par la controverse engagée, étaient
naturellement portées à transformer en révélations surnaturelles les produits
d'une agitation nerveuse. C'est précisément, d'après les plus éminents
théologiens, ce qui oblige à recevoir avec une extrême précaution les
renseignements qui proviennent de semblables illuminations.
Le vénérable abbé du Mont-Cassin
Oderisius (1087-1105), tout en y ajoutant foi dans une certaine mesure, était
loin d'en tirer des conclusions pratiques contre l'authenticité de la
translation à Fleury. Il appartenait évidemment à cette fraction des modérés,
qui, dans le doute où les jetait l'agitation des esprits, s'abstenaient de
porter un jugement sur la question.
Il a exprimé, du reste, d'une
manière formelle, son opinion dans une lettre célèbre adressée aux moines de
Fleury et publiée par un ardent champion de la cause cassinésienne. « Sous
l'inspiration d'un profond dévouement et d'une sincère charité, dit-il (2),
nous nous sommes déterminés à écrire avec simplicité
123
à votre sainteté, dans le but d'établir entre votre abbaye et
la nôtre une alliance éternelle, en vertu de laquelle nous ne formions qu'un
seul et unique monastère, nids par une dilection spirituelle et inviolable. Il
y a en effet un motif certain et supérieur qui engage votre convent, aussi bien
que le nôtre, à une mutuelle fraternité: c'est que l'un comme l'autre se
glorifie avec une égale joie de posséder d'incomparable trésor des reliques de
notre bienheureux Père Benoît. Encore que la vérité de notre possession ait été
confirmée par un grand nombre de miracles, de prodiges et de révélations, voire
même par les visions de quelques-uns d'entre nous; néanmoins, SOIT QU’UNE
OCCASION QUELCONQUE VOUS AIT FAIT RÉLLEMENT ACQUÉRIR CE TRÉSOR, soit que
vous ayez seulement la joyeuse espérance d'en posséder quelque chose, nous n’en
sommes pas moins obligés à une affection particulière et exceptionnelle les uns
envers les autres. »
Cette lettre du vénérable abbé
mérite une attention spéciale à tous les points de vue. Elle nous initie à la
pensée intime des saints religieux du Mont-Cassin, dont le B. Amé nous a déjà
découvert les secrets.
Les nombreux miracles prodiges et
apparitions de saint Benoît en faveur des pèlerins de ce sanctuaire vénéré
étaient à leurs yeux autant de preuves de la vérité de la possession. AU
MOINS PARTIELLE, du corps de saint Benoît. Il ressort des paroles passionnées
de Léon de Marsi (1), que les deux parties mettaient en avant ces attestations
surnaturelles comme des preuves confirmatives de leur opinion.
Seulement les partisans de la
tradition française avaient en leur faveur des témoignages historiques de toute
sorte, tandis que les Cassinésiens n'avaient à alléguer que ces signes
assurément fort éclatants, mais dont la signification était absolument incertaine.
En se plaçant sur le terrain
mouvant des inductions tirées des faits plus ou moins surnaturels, un esprit
sage, comme le vénérable Oderisius, devait évidemment se borner à un doute
prudent. Léon de Marsi et ses pareils allaient; on vient de le voir, beaucoup
plus loin.
124
Quoi qu'il en soit, le texte du saint abbé nous apprend que
les Cassinésiens n'avaient aucune donnée précise sur la réalité, ou du moins
sur la quantité des reliques de saint Benoît qu'ils possédaient,
puisqu'il concède aux moines de Fleury la joie de posséder, soit le corps
presque entier, soit au moins une portion notable des restes précieux de
saint Benoît (sive ILLUD THESAVRUM HABERE VOS quaelibet occasio
fecerit, sive QUID ILLIUS gratulanter speratis).
Après des paroles aussi
explicites, ce serait évidemment faire injure à ce saint personnage de soutenir
qu'il s'est exprimé ainsi par pure condescendance. Les condescendances de la
charité ne doivent jamais blesser les droits de la vérité. Si Oderisius
connaissait la découverte du corps de saint Benoît dont nous parlerons tout à
l'heure, il se devait à lui-même, il devait d l'honneur de son monastère de
proclamer hautement ses droits à la POSSESSION PLEINE ET ENTIÈRE de
ce précieux trésor. Il devait surtout ne pas laisser planer le moindre
doute sur ce fait éclatant, en laissant croire aux moines de Fleury qu'ils
pouvaient aussi légitimement que le Mont-Cassin se réjouir de la possession
d'un bien qui n'était en réalité qu'un mensonge anathématisé par Urbain II du
haut de la Chaire apostolique.
Qu'on veuille bien remarquer les expressions dont se sert le
vénérable cardinal-abbé en parlant de la translation de saint Benoît en France.
« Soit que, dit-il, une occasion quelconque vous ait réellement fait
acquérir ce trésor. »
On pouvait donc, sans aller
contre la vraisemblance historique, croire au fait de la translation, considéré
en lui-même et en dehors des accessoires contestés, ainsi que nous l'avons
considéré nous-même. Il ne s'était donc pas produit au Mont-Cassin d'évènement
qui fût de nature à détruire complètement la probabilité de cette translation.
Nous prions le lecteur de ne pas
perdre de vue cette considération générale. La discussion qui va suivre nous
forcera d'y revenir souvent.
125
Haut du document
Après avoir déterminé le sens précis
et incontestable des textes cassinésiens du XIe siècle qui se réfèrent plus ou
moins directement à la question de la présence du corps de saint Benoît dans le
sanctuaire vénéré de l'illustre abbaye, nous pouvons plus sûrement aborder un
passage de Léon de Marsi, qui a donné lieu à d'ardentes polémiques.
Nous en donnerons d'abord, selon
notre habitude, une traduction aussi fidèle que possible, afin de mettre le
lecteur à même d'en apprécier le sens exact.
Après un juste éloge du saint
abbé Didier, le chroniqueur s'exprime en ces termes (1) : « Donc la IXe année
de son ordination abbatiale, l'an de la divine Incarnation 1066, au mois de
mars, indiction Ive, après avoir eu soin de construire préalablement l'église
de Saint-Pierre, près de l'infirmerie, pour que les frères pussent, durant les
travaux, y chanter l'office divin, l'abbé Didier commença à démolir de fond en
comble la basilique de Saint-Benoît, absolument indigne, par son exiguïté et sa
difformité, du précieux trésor qu'elle renfermait. Et il résolut d'aplanir et
de creuser le sol aussi largement qu'il était nécessaire de le faire pour les
fondations de la nouvelle église. Enfin, ayant aplani, non sans difficulté,
l'espace destiné au sanctuaire,
(1) Leon. Marsican. Chronic. Casin. III, 26 apud Patrol.
lat CLXXIII, 746 : « Anno itaque ordinationis suae nono, divinae autem
Incarnationis millesimo sexagesimo sexto mense Martio , indictione
quarta, eonstruta prius juxta infirmantium domum non satis magna B. Petri
basilica, in qua videlicet fratres ad divina interim officia convenirent,
supradictam beati Benedicti ecclesiam, tam parvitate quam deformitate thesauro
tanto tantaeque fratrum congregationis prorsus incongruam evertere a
fundamentis aggressus est. Et... statuit... quantum spatium
fundandae basilicae posset sufficere, locum in imo defossum quo fundamenta
jaceret complanare.... Tandem igitur totius basilicae aditum cum difficultate
non parva spatio complanato.... jactis in Christi nomine fundamentis, coepit
ejusdem basilicae fabricam......... Aditum interea cum planitiei basilica, quae
cubitorum ferme sex putabatur, consequenter disponeret coaequare, tres non
integras ulnas fodiens, subito venerabilem Patris Benedicti tumulum repperit. Inde,
cum religiosis fratribus et altioris consilii viris communicato consilio, ne
illum aliquatenus mutare praesumeret, CONFESTIM ne quis aliquid de
TANTO POSSET THESAURO surripere, eumdem tumulum eodum quo situs fuerat loco,
pretiosis lapidi bus reoperuit ac super ipsum arcam de Pario marmore per
transversum basilicae, id est a septentrione in meridiem..... construxit.
126
il se mit à construire l'édifice sacré. Or, au
début du travail d'aplanissement du sanctuaire, dont il vient d'être parlé,
après avoir creusé à moins de trois aunes de profondeur, tout à coup on se
trouva en présence du vénérable tombeau du bienheureux Père Benoît. Après
en avoir délibéré avec les religieux de meilleur conseil, il se décida, pour
protéger ce précieux trésor contre toute profanation et toute soustraction
frauduleuse, à faire IMMÉDIATEMENT recouvrir de pierres précieuses ce
même tombeau, à la place où il était auparavant; et au-dessus il fit élever
transversalement, c'est-à-dire du nord au midi, un arceau en marbre de
Paros. »
Telle est la
description faite par un contemporain de la première découverte authentiquement
constatée du tombeau de saint Benoît au Mont-Cassin, Nous la croyons
officielle.
On y sent la main
modératrice de vénérable abbé Oderisins, sous la direction duquel cette partie
de la chronique semble avoir été écrite. Elle contraste, d'une manière
frappante, avec les autres passages où nous avons relevé, non pas la mauvaise
foi, mais l'exagération et la partialité du même auteur.
Le mot corpus
n'y est même pas exprimé, comme dans une autre narration, également attribuée à
Léon d'Ostie (1). Cette suppression est significative. Évidemment Oderisius a
tenu à ce que, sur ce point du moins, le chroniqueur se contentât d'exposer les
faits sans commentaire et de résumer le procès-verbal, qui fut peut-être dressé
à l'occasion de cette importante découverte.
Or que dit-il ? Il
nous apprend que le saint abbé Didier, en abaissant le niveau du sanctuaire de
l'église qu'il voulait , reconstruire et agrandir, découvrit le tombeau de
saint Benoît et qu'il le fit IMMÉDIATEMENT (CONFESTIM) RECOUVRIR pour le
protéger contre toute profanation et toute soustraction frauduleuse.
Il, n'y a donc pas
eu de reconnaissance des reliques, mais seulement découverte du tombeau. Ou
celui-ci était ouvert, et alors le silence du chroniqueur officiel prouve qu'on
n'y a rien trouvé; ou il était fermé, et alors ce silence signifie seulement
que le B. Didier n'a pas osé sonder le mystère qu'il recouvrait. C'est ce
qu'indique manifestement les mots confestim reoperuit.
Qu’on ne dise pas
que le chroniqueur n’a pas rendu compte, de
127
toutes les particularités de cette découverte.
Il a consacré plus de quatre pages à la description de la réédification et de
la consécration de la nouvelle basilique, et il aurait oublié de faire
connaître le point fondamental qui préoccupait, de son aveu, tous les esprits
de son temps? Un pareil oubli de la part d'un partisan outré de la présence
corporelle de saint Benoît au Mont-Cassin est absolument inadmissible et
invraisemblable.
Aussi bien, la
reconnaissance officielle d'un trésor tel que le corps du saint législateur des
moines d'Occident, ne se fait pas en un instant. Elle exige du temps, des
formalités, de la publicité. Or le temps qui s'écoula entre la découverte du
tombeau et sa fermeture ne fut pas employé à examiner les ossements, les
vénérer, à les replacer dans le sarcophage, mais à délibérer sur l'utilité de
protéger IMMÉDIATEMENT le tombeau contre toute indiscrétion. Ce sont les
termes formels du narrateur. Donc il n'y a pas eu ouverture du loculus : ce qui
explique le langage indécis du vénérable Oderisius, dont nous avons fait
ressortir l'importance.
Cette description
officielle et laconique ne fut pas du goût des imaginations exaltées. Léon de
Marsi, ayant été fait cardinal par le pape Paschal II(1), ne put achever son
oeuvre. On en confia la continuation à un jeune moine, dont Angelo della Noce,
abbé du Mont-Cassin, a fait le portrait que voici (2) : « Quant à l’estime
qu'il mérite au point de vue littéraire, il vaut mieux n'en rien dire.
L'écriture est l'image et le miroir de l'âme. Il a beaucoup écrit, mais sans
tact, SANS AUCUNE CRITIQUE. Il avait, il est vrai,l'esprit vif, mais précipité
et téméraire dans ses jugements. »
Ailleurs, parlant
précisément de la découverte dont il est question, et répondant à D. Mabillon
qui avait objecté le silence du saint abbé Didier relativement aux additions
invraisemblables que Pierre Diacre s'est permis de faire au récit de Léon
d'Ostie, le même prélat fait des aveux plus graves encore (3).
128
« J'avoue, dit-il, qu'on peut tirer de ce
silence une induction assez grave... Peut-être le jugement sévère de Didier,
n'ajoutant pas une entière créance aux miracles dont Pierre s'est fait plus
tard l'écho, l'obligea-t-il à les passer sous silence? Si quelqu'un veut
accuser Pierre Diacre d'avoir montré, à ce propos, son esprit téméraire et
précipité, je me contenterai d'éviter le coup, et je me garderai bien de le
défendre. »
Ce jugement n'est
pas assez sévère. Pierre Diacre, né de la famille des comtes de Tusculum, fut
offert encore enfant par ses parents à l'abbé Girard en 1115. Après son
noviciat, il se livra pendant huit ans à l'étude de l'exégèse et de l'histoire,
sous des maîtres habiles. Mais il ne profita guère de leurs leçons. Son défaut
de jugement lui fit oublier tous les devoirs qu'imposent au chrétien et surtout
au religieux les droits de la vérité, Il se fit comme un mérite de dénaturer
les faits les plus authentiques par ses superfétations maladroites et ses
falsifications mensongères. Son imagination exaltée lui présentait comme des
vérités les conjectures et trop souvent les inventions de son esprit
présomptueux.
De peur qu'on ne
nous accuse de charger trop nos couleurs, citons des faits indéniables.
Le premier ouvrage
sorti de la plume de Pierre Diacre est la Passio beati Marci et sociorum
ejus, puis l'Inventio corporis beati martyris Marci, et miracula
martyrum Mariae, Nicandri et Marciani.
Or il ne fit que
corrompre les documents qu'il avait entre les mains pour la composition de ces
oeuvres hagiographiques. Il employa le même procédé à l'égard du martyre de
saint Placide, disciple de saint Benoît (1), et probablement à l'égard d'une
129
foule d'autres documents dont il remplit les
archives de son abbaye. Après deux années d'exil forcé, il fut nommé, par son
abbé Seniorectus, archiviste et bibliothécaire du Mont-Cassin : ce qui
lui permit de donner un libre cours à sa manie pour la fabrication des pièces
apocryphes (1). Il les consigna avec soin dans un magnifique cartulaire, écrit
de sa main, et célèbre sous le titre de Regestrum Petri Diaconi (2).
Le savant D. Erasme
Gattola, archiviste du Mont-Cassin, a essayé, au XVIIIe siècle, de défendre
l'authenticité et l'autorité de ce recueil contre les attaques multipliées dont
il avait déjà été l'objet. Mais, en voulant trop prouver, il a perdu sa cause.
Assurément il serait absurde de dire que tous les documents renfermés dans le
cartulaire cassinésien sont apocryphes. Il y en a de très authentiques, et tout
critique impartial les reconnaîtra facilement. Mais il n'en est pas moins vrai
que, le compilateur étant notoirement coupable d'imposture, son oeuvre est par
là même marquée d'un stigmate flétrissant, dont la prudence fait un devoir de
tenir compte.
On a voulu faire
intervenir l'autorité du Saint-Siège en cette question. C'est habile,
mais ce n'est pas sérieux. Les Italiens sont les premiers à récuser cette
autorité lorsqu'il s'agit des bulles favorables à la tradition française.
Pourquoi l'invoquent-ils à l'appui des documents qui concernent le Mont-Cassin
?Est-ce que le tribunal de la Rote est supérieur, en autorité, à tel ou tel
Pape concédant une faveur ou prononçant une sentence arbitrale?
Au fond, il y a,
sur ce point, plus d'équivoque que de réelle difficulté. Que le sacré tribunal
de la Rote, ou même la cour pontificale, ait eu raison d'affirmer
l'authenticité, sinon des documents, du moins des droits de l'abbaye du
Mont-Cassin contestés par les princes de Bénévent ou la cour de Naples,
personne n'y contredira. Mais jamais ni Honorius III ni aucun Pape n'ont
prétendu s'ériger en juges, non pas seulement respectables, mais absolument
infaillibles dans les questions de paléographie et de diplomatique, d'autant
que, de l'aveu de nos confrères du Mont
130
Cassin, il est très difficile de déterminer
l'âge de l'écriture lombarde, qui caractérise presque tous les documents des
archives de l'illustre archimonastère.
Du reste, nous
aimons à le répéter, l'accusation, malheureusement trop prouvée, que nous
portons contre les oeuvres de Pierre Diacre, n'infirme en rien la légitimité
des droits de l'abbaye contestés, au XVIIIe siècle, par la cour de Naples. Nous
avons lu à Rome les factums de D. Damiano Romano, avocat de la cour de
Naples, contre les archives du Mont-Cassin (l) ; et, nous l'avouons volontiers,
les vérités y sont rares, et les exagérations multipliées, aggravées par des
conclusions d'une injustice criante.
En effet, au
moyen-âge, les chartes fausses reposaient ordinairement sur un fondement vrai.
Un document constatant la donation de tel ou tel domaine ou privilège venait-il
à périr par un incendie, ou à disparaître à la suite d'une guerre ou d'un
pillage, on s'empressait de le reproduire dans sa substance (2).
Ces fabrications
sont incontestablement blâmables, bien que la nécessité de sauvegarder les
intérêts de la propriété les excuse jusqu'à un certain point. Mais ce qui est
inexcusable, c'est la falsification des pièces se rapportant uniquement à des
intérêts spirituels. C'est la faute que l'on a justement reprochée à Pierre
Diacre, comme nous le démontrerons surabondamment.
En ce moment, il
s'agit du fait si grave et si intéressant de la découverte du tombeau de saint
Benoît. Nous avons approuvé le récit de Léon d'Ostie ; voyons de quel nom il
faut qualifier celui de Pierre Diacre.
Ce n'est point
toutefois dans la Chronique du Mont-Cassin, oeuvre trop officielle et
trop surveillée par ses abbés Seniorectus
131
et Rainaldus (1127-1137), qu'il a osé
contrefaire entièrement ce fait historique. Maître des archives, il y a déposé
son élucubration sous la forme d'une allocution à ses confrères, allocution
qu'il n'a probablement jamais prononcée en public. Nous en devons la
connaissance aux Bollandistes (1).
Il commence par
préciser l'époque de la découverte du tombeau : c'était, selon lui, le jour de
l'octave de la fête de saint Benoît. Comme les déblaiements ont commencé au
mois de mars; d'après Léon d'Ostie, cette date n'est pas impossible, bien
qu'elle ne doit pas certaine, n'ayant pour appui que l'affirmation d'un auteur
aussi suspect. N'oublions pas d'ailleurs que Pierre Diacre écrivait près d'un
siècle après l'évènement.
Mais voici où
commence la falsification du texte primitif.
Léon d'Ostie avait
dit: « Après avoir creusé à moins de trois aunes de profondeur, tout à coup
Didier se trouve en présence du vénérable tombeau du B. Père Benoît. Après en
avoir délibéré avec les religieux de meilleur conseil, pour protéger ce
précieux trésor contre tout danger de le déplacer et contre toute soustraction
frauduleuse, il se décide à le faire IMMÉDIATEMENT recouvrir de marbres
précieux. »
Évidemment le mot
trésor s'applique au tombeau de saint Benoît, et non pas à son corps. Pierre
Diacre se garde bien de l'entendre ainsi. « Tout à coup, dit-il (2), à la
grande surprise de tous (addition malheureuse et invraisemblable, car le B.
Didier devait bien savoir où était le lieu du sépulcre), on découvre le
sépulcre, dans lequel était renfermé le trésor caché d'un si saint Père.
On peut déjà
constater l'intention de l'interpolateur.
« Aussitôt,
ajoute-t-il (3), un grand tremblement de terre se
132
fit sentir, et une odeur d'une telle suavité
émana du tombeau, que tout le monde en resta stupéfait. Toute la montagne
fut ébranlée depuis la base jusqu'au sommet ( !!!), car elle subit,
ce jour-là, jusqu'à dix-sept secousses différentes. Au-dessus des sépulcres (voilà
le tombeau de sainte Scholastique introduit subrepticement dans le récit), à
droite de l'autel, on découvrit une brique sur laquelle était inscrit le nom du
bienheureux confesseur. En ce même jour fut guéri un démoniaque de
Cominium. Ce malheureux, au moment de la découverte du sépulcre, se mit à crier
: « Benoît me chasse, Benoît me chasse. » Un autre possédé, venu de
la ville de Bari, fut également délivré. »
Le lecteur se
souvient-il de l'opinion émise par D. Angelo della Noce, abbé du Mont-Cassin
lui-même, à l'égard des miracles racontés par l'ardent interpolateur ? La
guérison du démoniaque de Bari pourrait bien être une contrefaçon d'un miracle
inséré par le B. Didier dans le second livre de ses Dialogues (1).
Mais que dire de
ces dix-sept tremblements du Mont-Cassin en un seul jour, de ce parfum exquis,
de cette brique portant le nom de saint Benoît? Autant de circonstances
importantes au premier chef, et pourtant entièrement inconnues au saint abbé
Didier, témoin oculaire, et à Léon d'Ostie, adversaire passionné de la
tradition française.
Nous avions d'abord
cru que tout cela était de l'invention de l'interpolateur. D. Mabillon nous a
mis sur la voie de la vérité. Il avait déjà constaté, par des rapprochements
d'une similitude frappante, que Pierre Diacre avait puisé une partie de sa
relation apocryphe dans la fabuleuse chronique du faux Anastase. Mais
comme, au moment où le savant Bénédictin composa sa magistrale dissertation sur
la Translation de saint Benoît, on ne connaissait encore de cet imposteur que
les fragments insérés par D. Arnold Wion dans son Lignum vitae, il ne
put pas sonder tout le mystère de la supercherie. En publiant en son entier
l'oeuvre du moine cassinésien, caché sous le nom d'Anastase, Muratori nous a
permis d'étudier à fond cette question. Or nous avons découvert, en comparant
les deux textes, que Pierre Diacre n'avait fait que transporter à la découverte
du tombeau faite en 1066 ce
133
que son devancier avait raconté à l'occasion
de la prétendue réversion au Mont-Cassin de la moitié du corps de saint Benoît,
au VIIIe siècle. Ce sont les mêmes prodiges, les mêmes expressions.
« Aussitôt, dit le
faux Anastase (1), que les saintes reliques furent réintégrées dans le lieu
d'où elles avaient été enlevées, un grand tremblement de terre se fit
sentir, et il s'exhala du tombeau une odeur d'une suavité telle, que
l'infirmité humaine ne peut l'exprimer. »
N'est-ce pas mot à
mot ce que vient de dire Pierre Diacre? Celui-ci a seulement ajouté les dix-sept
absurdes commotions de la montagne entière, depuis la base jusqu'au
sommet.
« Le soir venu,
continue-t-il (1), le vénérable abbé Didier députa des frères en grand nombre
pour célébrer les vigiles toute là nuit auprès du corps du très saint Père
Benoît; et lorsque tous les autres furent sortis, Georges, gardien de la
même église, dit à ses confrères : « Si vous le trouvez bon, inspectons les
saintes reliques, avant que le seigneur abbé ne vienne.»
« Tous ayant agréé
cette proposition, ils approchèrent du lieu (de la sépulture) et trouvèrent
un voile d'une blancheur éclatante étendu sur les sépulcres (de saint
Benoît et de sainte Scholastique), lequel voile disparaissait lorsqu'on
voulait le toucher. Levant ensuite la pierre de ces tombeaux, ils se trouvèrent
en présence de deux sarcophages dans lesquels les reliques étaient placées
ainsi qu'il suit : A droite des sépulcres était un loculus de marbre de quatre
pieds de long et de deux pieds environ de large dans lequel
134
les ossements du très saint Père Benoît et
de sa soeur avaient été déposés. Ils étaient placés de façon que leurs têtes
fussent du côté du chœur et leurs pieds du côté de l'autel de saint Jean
Baptiste. A leurs pieds furent également trouvés des sarcophages dans lesquels
reposaient Carloman et Simplice. Ce fut au côté droit de l'autel qu'ils
découvrirent le bienheureux Père Benoît, et au côté
gauche la bienheureuse Scholastique. Cependant le susdit Georges, enlevant une
des dents du très saint Père Benoît, la déposa dans un vase d'argent et
retourna à sa place. Mais il fut immédiatement saisi d'un mal violent qui
l'empêchait de manger, de boire et même de s'asseoir. Repentant de sa faute, il
remit près du corps des saints la dent volée avec le vase d'argent qui la
contenait et il fut aussitôt délivré de son mal. »
Rapprochons
maintenant de ce merveilleux récit la narration fabuleuse du faux Anastase. La
scène se passe en 752, sous le pape Etienne II. « Lorsqu'ils eurent
gravi le Mont-Cassin, dit l'imposteur (1), le très saint pape Etienne II
ordonna d'ouvrir le sépulcre du Père Benoît et de sa soeur la vierge
Scholastique. Lorsqu'il fut ouvert, ils se trouvèrent en présence de
deux sarcophages contigus. Ils placèrent à droite du double sépulcre un loculus
en marbre, de quatre pieds de long et de deux pieds environ de large, dans
lequel ils déposèrent les ossements du très saint Père Benoît et de sa. soeur,
apportés de France avec ceux qu'ils trouvèrent dans, le tombeau. Or, à gauche
des dits sarcophages, ils placèrent une caisse en bois de cèdre contenant la
poussière des deux saints corps. Ils les placèrent dans l'ordre suivant: leurs
têtes du côté du choeur; leurs pieds du côté de l'autel de saint Jean-Baptiste.
Au pied du double sépulcre ils trouvèrent les corps entiers de
135
Constantin et de Simplice (les deux premiers successeurs de saint Benoît). Ayant ensuite
fermé les deux sépulcres, ils étendirent dessus un voile d'une blancheur
éclatante, et posèrent au-dessus de tous ces sépulcres vénérés un autel fait
d'une seule pierre... Le roi Pépin porta au Mont-Cassin le corps de son frère
Carloman, renfermé dans une caisse en or, et, conformément au désir que
celui-ci avait exprimé avant sa mort, il l’inhuma aux pieds du bienheureux
Père saint Benoît. »
La Chronique du
faux Anastase est manifestement antérieure à la fin du XIe siècle (1). A partir
de cette époque, aucun moine du Mont-Cassin n'aurait eu la pensée d'écrire que les
Français avaient réellement possédé, pendant un siècle, les corps de saint
Benoît et de sainte Scholastique. La surexcitation des esprits, les
visions, sans compter le rêve du moine Adam, qui circulait alors, s'opposaient
absolument à une pareille concession.
Or si cette oeuvre
fabuleuse est antérieure à Pierre Diacre, celui-ci lui a évidemment emprunté le
merveilleux récit qu'on vient de lire. C'est un fait indéniable. Les
expressions des deux narrations sont identiques. Donc Pierre Diacre est pris en
flagrant délit de faux. Il a remontré dans ses archives cette chronique
indigeste et cousue de pièces forgées à plaisir, et, non content d'insérer dans
son Regestrum, comme des monuments authentiques, la plupart des
documents qu'il y a rencontrés, il a aggravé sa faute en forgeant à son tour
une relation de la découverte du tombeau de saint Benoît, en 1066, au moyen
d'un récit fabuleux se rapportant à l'année 752 (2). C'est une oeuvre de
faussaire greffée sur une oeuvre de mensonge.
Cette observation
générale suffit pour faire repousser par tout critique impartial les faits et
les conséquences de cette narration fabuleuse.
Toutefois, ne
dédaignons pas d'en montrer l'absurdité. N'est-elle pas contraire à toute
convenance, aussi bien qu'à toute vraisemblance, cette proposition du moine
Georges, de faire une reconnaissance de si précieuses reliques, en cachette,
et contre la volonté du saint abbé Didier?
Dans de telles
conditions quelle valeur historique peut avoir
136
une pareille découverte ? On exige des conditions
insolites dans les procès-verbaux relatifs aux saintes reliques de Fleury,
et on accepte sans difficulté le témoignage de religieux assez téméraires pour
ouvrir le tombeau de leur saint fondateur, non seulement sans l'assentiment de
l'autorité compétente, mais encore contre son gré, pendant la nuit, et
avec l'intention formelle de lui en dérober les résultats. (Si vobis oequum
videtur, sacratas reliquias, ANTEQIIAM DOMINOS ABBAS VENIAT, inspiciamus.
)
Ou cette
découverte, entreprise dans des conditions si absolument anticanoniques, est
demeurée secrète, ou les coupables ont avoué postérieurement leur faute. Dans
le premier cas, comment Pierre Diacre l'a-t-il apprise? Et de quelle autorité
peut être le récit clandestin d'une action contraire à toutes les convenances
et à toutes les règles? Dans le second cas, comment l'abbé Didier a-t-il pu
approuver une pareille infraction aux lois de l'église et au respect dû à
l'autorité dont il était le représentant? Comment expliquer alors son silence
absolu sur un fait d'une si haute portée et d'une telle importance pour la
gloire de son abbaye? Il parle de ce même custode Georges, qu'il appelle
Grégoire (1 ), dans le second livre de ses Dialogues (2), et il lui
donne le titre de venerabilis monachus. Mériterait-il cette
qualification s'il s'était rendu coupable de la faute que lui impute Pierre
Diacre ? L'heureux succès d'une mauvaise action n'enlève rien à sa malice
intrinsèque.
Mais le faussaire
s'est chargé lui-même de dévoiler sa supercherie.
Il nous a bien dit
comment les moines indociles ont procédé à l'ouverture des tombeaux; et il a
oublié de nous apprendre comment ils s'y sont pris pour les refermer. Le
scellement s'est donc fait aussi en dehors de toute autorité compétente, de
tout procès-verbal authentique? Est-il possible d'admettre une aussi complète
violation de toutes les prescriptions canoniques?
Mais pourquoi tant
insister sur les signes multipliés de faussetés accumulées dans ce
document ? Le récit de Léon d'Ostie en est une condamnation manifeste.
Selon ce dernier, AUSSITÔT que le tombeau de saint Benoît fut. découvert, le
saint abbé Didier
137
réunit en conseil les plus sages religieux,
et, de concert avec eux, se décida à faire IMMÉDIATEMENT recouvrir de marbres
précieux ce même tombeau (CONFESTIN...eumdem tumulum pretiosis lapidibus
reoperuit.) Il a donc été impossible aux moines chargés, selon Pierre
Diacre, de veiller pendant la nuit, d'exécuter la téméraire opération inventée
par ce faussaire; à moins que l'on ne dise, ce qui serait le comble de l'audace
et du sacrilège, qu'ils descellèrent les pierres précieuses dont leur abbé
avait enveloppé le tombeau.
Enfin, d'après le
chroniqueur contemporain, ce fut Didier lui-même qui découvrit et fit fermer le
sépulcre, et non pas les religieux agissant pendant la nuit à l'insu du
vénérable abbé-cardinal.
Nous avons insisté
sur la fausseté du récit de Pierre Diacre, parce qu'il est le fondement sur
lequel les Cassinésiens ont élevé toutes leurs prétentions insoutenables. Une
fois cette base enlevée, leur opinion, comme nous allons le voir, n'a plus
aucune consistance.
Haut du document
Son Éminence le cardinal Bartolini a publié
(1) pour la première fois le texte original, d'un procès-verbal du 18 novembre
1486, qui est d'une grande importance. Nous l'en remercions respectueusement;
mais nous lui demandons la permission d'en tirer une conclusion contraire à la
sienne. Le voici presque en entier (3) : « Au nom de Notre-Seigneur
Jésus-Christ,
138
Amen. L'an de la Nativité du même Seigneur
1486, du pontificat de notre saint père le pape Innocent VIII l'an IIIe, le 18e
jour
139
du mois de novembre, en la Ve indicition, dans
le saint monastère du Cassin, nous déclarons par le présent acte public, et
affirmons
140
que, au temps où le magnifique et excellent
seigneur Jean-Antoine Carrafa, chevalier, fils de l'illustre et excellent comte
de Madaloni, lieutenant du roi en l'abbaye du Mont-Cassin, y fut envoyé
gouverneur au nom de sa sacrée majesté le roi Ferdinand d'Aragon, ayant appris
par quelques personnes fidèles, intègres, dignes de foi et craignant Dieu, et
surtout par expérience, maitresse, dit-on, de toutes choses, que les très
glorieux corps du bienheureux Père saint Benoît et de sainte Scholastique, sa
soeur, ainsi que ceux de Simplice, Constantin et Charlemagne, empereur et moine
du Mont-Cassin, avaient été déposés sous l'autel majeur de saint Benoît, AU
TÉMOIGNAGE D'UN CERTAIN ÉCRIT en ces termes, à savoir, que « le loculus où
furent déposés les corps des dits saints est en marbre et à droite des
sépulcres, ayant quatre pieds de long, et deux environ de large, dans lequel
les os du très saint Père Benoît et de sa sœur ont été placés. D'autre part, au
côté gauche du sépulcre, était un loculus de bois (1), dans lequel
avaient été déposés LEUR CHAIR (caro) (2). Ils avaient été placés dans
l'ordre suivant : leurs têtes du côté du chœur, leurs pieds du côté de l'autel
de saint Jean-Baptiste. A leurs pieds furent trouvés des sarcophages où
reposaient Charlemagne, empereur et moine, saint Constantin et Simplice. Ce fut
au côté droit de l'autel que furent découverts le très saint Père Benoît et sa
saur Scholastique. »
Après les citations
de Pierre Diacre et du faux Anastase que que nous avons faites plus haut, il
est facile de se convaincre que toute cette description est extraite mot à mot
de ce dernier écrivain, dont l'imposture est avouée par tout le monde. C'est
donc l'ouvrage de ce faussaire que le procès-verbal appelle en témoignage (testante
scriptura). Quel témoin!
Mais continuons : « Et parce que diverses
personnes prétendaient que le corps de saint Benoît n'était pas en ce lieu (le
doute persistait donc malgré tout), feu l'illustrissime et révérendissime
141
seigneur Jean d'Aragon, fils de roi et par la
miséricorde divine cardinal prêtre de la sainteÉglise Romaine, du titre de
Saint-Adrien, de concert avec le R. P. en Dieu Louis de Borsis, évêque
d'Aquila, son auditeur, et quelques autres personnes, souhaitant rechercher
la vérité, inspiré soit par un ardent désir de découvrir le corps de si
grands saints, soit par la pensée d'embellir l'église, démolit ou fit démolir
l'autel majeur, le 18 novembre 1481, et le fit transporter au-dessous de la
grande tribune de la dite église, où avait été auparavant l'autel de saint
Jean-Baptiste.
Or, lorsque les
ouvriers eurent enlevé le dit grand autel, et qu'ils commencèrent à creuser un
peu au dessous, il se fit un grand tremblement de terre, et une grande
tempête s'éleva, accompagnée de vents violents et de tonnerres, au point qu'on
ne pouvait plus distinguer le jour de la nuit; les ouvriers effrayés et
stupéfaits, ayant suspendu leur travail d'exploration, la tempête cessa
aussitôt. Mais comme ils allaient de nouveau recommencer à creuser (1), un
second orage et de nouveaux tremblements de terre les arrêtèrent. Ils
suspendirent leur travail et l'orage cessa. Ils revinrent une troisième fois au
lieu de l'exploration, et une troisième fois l'orage s'éleva. Sur l'ordre du
susdit illustrissime et révérendissime seigneur cardinal, les ouvriers
continuèrent malgré tout leur eeuvre d'exploration, et trouvèrent les très saints
corps (2) dans l'ordre décrit plus haut. Et, après avoir enlevé de
leurs sarcophages le corps de Charlemagne et ceux de Constantin et de Simplice
et les avoir, déposés dans la sacristie, avec d'autres saintes reliques, ils
retournèrent aux corps (3). Ils virent que de leur chair découlait
sur une table de porphyre une sorte de manne qui s'y conservait et n'en sortait
pas. »
Il est nécessaire
de faire ici une observation importante. Dans une note précédente nous avons
fait remarquer que l'auteur de ce document avait corrompu le texte du faux
Anastase qu'il reproduisait, en substituant le mot caro au mot pulvis,
que ce dernier avait écrit. Il s'ensuit qu'ici il faut entendre par leur chair la
poussière de leurs ossements. En effet, malgré sa mauvaise foi, le faux
Anastase a cependant eu la naïveté de faire
142
cet aveu que, à gauche des sarcophages de
saint Benoît et de sainte Scholastique, était une petite caisse en bois de
cèdre contenant de la. poussière de leurs ossements. Pierre Diacre s'est
bien gardé de reproduire cet aveu, et l'auteur du présent procès-verbal a fait
plus mal encore; il l'a dénaturé.
Mais quelle est
cette table de porphyre. Il n'en est parlé nulle part. Quant à la manne qui
s'en échappe, c'est, avec les tonnerres et les tremblements de terre, une
imitation des suaves parfums dont nous ont parlé Pierre Diacre et le faux
Anastase.
Mais poursuivons la
traduction de ce curieux document. « Les ouvriers ne retirèrent pas de là (donc
il s'agissait de sarcophages et non de corps) les corps des saints; et
aussitôt ils firent garder, les corps mêmes par les moines. »
On avouera qu'il
était temps. Voilà toute une exploration faite sans qu'il soit question de la
présence d'aucun témoin autorisé. L'abbé donne ses ordres, mais c'est de loin,
et rien n'indique que toute cette excavation ait été faite sous la surveillance
d'un de ses mandataires quelconque. Au contraire, le texte dit formellement que
ce sont les ouvriers seuls qui ont travaillé, se sont enfuis, sont retournés au
chantier, ont enlevé et transporté à la sacristie les reliques des saints
Carloman (appelé constamment Charlemagne), Constantin et Simplice ; et enfin ce
sont eux qui confient aux moines la garde des corps de saint Benoît et de
sainte Scholastique. Mais voilà qui est plus extraordinaire. « Tandis
qu'ils (les moines? les ouvriers?) étaient là debout, tout à coup le seigneur
cardinal, abbé commendataire du Mont-Cassin,donne l'ordre de chasser tous les
novices du monastère et de les remettre entre les mains de leurs, parents. »
Que s'était-il
passé? Pourquoi cette expulsion ? Y a-t-il eu révolte, protestations, à
propos de l'ouverture des tombeaux? Ce silence du procès-verbal est
significatif.
« Peu de temps
après, continue-t-il, le même illustrissime et révérendissime seigneur cardinal
se rendit, sur l'ordre du roi, à Rome auprès du souverain Pontife. Il y tomba
malade de la fièvre quarte, et en mourut, ainsi que ledit évêque d'Aquila et
presque tous les gens de sa maison qui avaient assisté à l'enlèvement des
saints corps (ammotioni sanctorum corporum interfuerunt).
Remarquons encore
une fois l'expression sanctorum corporum employée dans le sens d'autel
ou de sépulcre. Car on ne peut pas [143] l'entendre dans le sens des corps
de saint Benoît et de sainte Scholastique, puisqu'il vient d'être dit qu'on
les laissa dans leurs tombeaux et qu'on ne les en retira point (dicta
corpora sanctorum non ammoverunt). Tout au plus pourrait-on interpréter les
termes dictorum corporum ammotioni des reliques de Carloman et autres.
Cette observation
est importante, celle qui suit est bien autrement grave. Si, comme l'insinue
l'auteur de l'acte, les corps de saint Benoît et de sainte Scholastique furent
réellement mis à nu et confiés à la garde des moines, que devinrent-ils? Quand
furentilsde nouveau renfermés dans leurs sarcophages ou dans quelque loculus
quelconque ? Par qui se fit cette opération essentielle? Quel sceau fut
apposé sur la pierre, le bronze ou le bois du reliquaire ? Lorsque le cardinal
abbé partit pour Rome, la tombe était-elle refermée et scellée ? Autant de
points d'une extrême gravité que l'auteur du procès-verbal ne touche même pas
d'un mot.
« Bientôt après
s'élevèrent guerres et batailles entre le souverain pontife et le seigneur roi
da Naples, et tous les domaines de l'abbaye du Mont-Cassin souffrirent des
tribulations infinies; et dans, tout le royaume les barons et les grands se
révoltèrent presque tous contre le roi. Il n'y eut pas jusqu'à son secrétaire
qui ne s'unit secrètement aux barons conjurés. Ils ne cherchaient que
l'occasion de le surprendre et de le mettre à mort. Durant ces guerres et
tribulations, l'abbaye fut livrée à un châtelain, qui l'occupa avec une
garnison. Il en chassa tous les moines avec le prieur, qui se réfugièrent à
San-Germano. Il ne resta dans le monastère que trois religieux avec le
sacristain. Les soldats de la garnison s'emparèrent du dortoir et de la
sacristie où ils s'installèrent militairement par ordre du châtelain. Pendant
ce temps d'invasion un grand nombre de bénéfices de l'abbaye, même de la mense
conventuelle, furent concédés à des laïques. L'illustrissime François d'Aragon,
fils du seigneur roi, à qui était, disait-on, destinée la commende, de
l'abbaye, mourut à Naples. On profita de cet évènement tragique pour faire
savoir au roi l'état déplorable où était réduit le monastère, et par la
médiation du susdit seigneur Jean Antoine Carrafa, avant même la complète
pacification du royaume,dix moines avec le prieur furent autorisés par ledit
seigneur à rentrer dans ladite abbaye. Bientôt après la paix fut faite entre le
Pape et le roi. Cependant les bruits les plus [144] alarmants circulaient dans
le royaume. On parlait d'une invasion des Turcs. Toutes ces choses considérées,
et ledit seigneur Jean Antoine étant persuadé que toutes les affreuses
calamités qui bouleversaient le royaume provenaient de l'audace sacrilège avec
laquelle on avait déplacé l'autelde saint Benoît et découvert leurs corps (1 ).
Afin que lesdits corps ne fussent plus à découvert, il fit réédifier et
construire à nouveau l'autel majeur à la place qu'il occupait antérieurement et
fit reporter dans leurs sépulcres primitifs, aux pieds de saint Benoît et de
sainte Scholastique, dans des cassettes de plomb, les corps des saints
Carloman, Constantin et Simplice, qui avaient été déposés dans la sacristie.
Sur la cassette de plomb il fit graver leurs noms, et les replaça dans le grand
autel, le même jour, dans le même mois, à la même heure qu'ils avaient été
enlevés et découverts. »
Arrêtons-nous ici.
S'il fallait entendre à la lettre les expressions du procès-verbal, il
s'ensuivrait que les corps de saint Benoît et de sainte Scholastique
auraient été laissés À DÉCOUVERT (ne dicta corpora sic remaneant
discooperta) pendant les deux ans de guerres et de perturbations dont on
vient de lire l'intéressante chronique.
Si l'on admet cela,
on enlève par là même aux reliques de saint Benoît et de sainte Scholastique
conservées au Mont-Cassin tout caractère d'authenticité. Car qui dira ce qu'ont
pu faire ces soudards logés jusque dans la sacristie pendant deux ans? Si l'on
restreint le sens des mots dicta corpora, et qu'on les interprète, comme
nous l'avons fait, par sépulcres, alors le fait devient vraisemblable.
Mais on en devra conclure que ces expressions n'ont pas, dans le présent
document, la portée que les Cassinésiens leur attribuent. Quand on y
lit que les ouvriers trouvèrent les saints corps, il faut l'entendre des
sépulcres et non pas des ossements sacrés.
« Du reste, ajoute
le document, sous ledit autel, il y a plusieurs autres corps saints qui ne
sont point indiqués ici. »
Cette remarque est
aussi importante qu'inattendue. Elle fait planer le doute sur la provenance
réelle de toutes les reliques trouvées plus tard sous l'autel majeur et dans la
crypte de saint Benoît. Nous insisterons sur ce point lorsque nous reproduirons
les protestations de D. Angelo della Noce, abbé du Mont-Cassin. Il y avait
clans cette crypte, en 1484, plusieurs ossements (multa
145
alia corpora sanctorum) dont on ignorait la provenance. C'est là un fait qu'il ne faut plus
oublier.
« Après
avoir vu les corps de saint Benoît, de sainte Scholastique et des autres
saints susnommés, continue le procès-verbal, le susdit seigneur Jean-Antoine
les fit recouvrir, et au-dessus du sépulcre des corps des bienheureux Benoît et
Scholastique il fit poser une table de marbre, un arceau en brique, et sur ces
briques une autre table de marbre sur laquelle était gravée en lettres d'or
l'inscription suivante : « SOUS CETTE SÉPULTURE GISENT LES CORPS DU BIENHEUREUX
PÈRE SAINT BENOÎT ET DE SAINTE SCHOLASTIQUE SA SOEUR, PAR ORDRE DE JEAN-ANTOINE
CARRAFA, CHEVALIER FILS DU COMTE DE MATALONA, LIEUTENANT DU ROI EN CETTE ABBAYE
DU CASSIN, MU PAR UNE DÉVOTION TOUTE SPONTANÉE. »
Répétons encore que
par VIVI CORPORIBUS sancti Benedicti et sanctce Scholasticae, il faut
entendre leurs sépulcres et non pas leurs corps proprement dits. Comment
croire que les corps vénérés fussent restés à découvert pendant deux ans,
exposés à toutes les profanations de la soldatesque ?
«Toutes ces choses
étant parachevées, dit l'auteur du procès-verbal, nous avons été, de la part
des dits prieur et convent, requis avec beaucoup d'instance et interpellé à
cette fin que de tout ce que dessus, pour éternelle mémoire, nous ayons à
dresser acte public. Nous, considérant que notre office, étant public, ne peut
être refusé légalement à personne, avons des choses susdites dressé le présent
acte public, et avons inscrit dans le registre du Cassin chacune et toutes ces
choses, ainsi que nous les avons vues et examinées de bonne foi. Chacune
et toutes ces choses ont été écrites par nous notaire, Christophe Peroni de
San-Germano, procureurdu dit sacré monastère cassinésien, afin que tous
croient fermement que les corps desdits saints, comme il a été dit (et dans
le sens indiqué plus haut), sont placés sous l'autel majeur et y reposent de la
manière, en la forme et dans l'ordre susdits. Fait en l'année du Seigneur, sous
le pontificat, les jour, mois, indiction, lieu, mode et formes que dessus,
étant présents à ce, ledit seigneur Jean-Antoine Carrafa, le seigneur Mercure
Carrafa, Zénobio de San-Germano, juge aux causes et contrats, etc. Et moi,
Christophe Peroni de San Germano, notaire public par autorités impériale et
abbatiale, ai été témoin de chacune des choses susdites avec lesdits juge et
témoins, et j'ai fidèlement annoté toutes et chacune des choses comme je les
ai ENTENDUES et vues, [146] et en ai dressé le présent acte public
et l'ai transcrit de ma propre main dans le registre du Cassin.
« Les choses étant
ainsi, le T. R. P. Chrysostome de Naples, abbé du susdit monastère (1527-1531)
et président de toute la Congrégation du Mont-Cassin ayant eu la pensée et pris
la résolution de changer de place le susdit autel majeur, et de l'établir dans
la chapelle de saint Jean-Baptiste avec une magnifique statue (de saint Benoît)
récemment sculptée, il changea plus tard d'avis, et en conséquence il ordonna
que, pour en perpétuer la mémoire, le présent acte, RÉDIGÉ EN MEILLEUR
STYLE, mais sans altération substantielle, serait transcrit en lettres
lisibles sur une tablette ou dans un registre spécial. »
Nous avons montré
en détail les sources apocryphes, les équivoques et les inéxactitudes du
document que nous venons de traduire: Considéré dans son ensemble, il ne nous,
apprend absolument rien sur l'état réel des reliques de saint Benoît et de
sainte Scholastique conservées au Mont-Cassin. Tout y est emprunté et d'une
manière fautive à une source empoisonnée, repoussée par les Cassinésiens
eus-mêmes.
Tout au plus,
peut-on en conclure qu'en 1484, sous le cardinal abbé Jean d'Aragon, sous un
prétexte quelconque, on a changé de place l'autel majeur de. l'église du
Mont-Cassin; que des fouilles ont eu pour résultat la constatation de la
présence, sous la crypte, à côté du tombeau de saint Benoît, des corps vénérés
de Carloman et des abbés Constantin et Simplice.
Le reste est très confus, très équivoque. Le
double sépulcre du frère et de la soeur y est appelé corpora dans un but
facile à comprendre. Une cassette contenant les restes réduits en poussière
des deux saints y est mentionnée, mais avec une indication mensongère. Des
prodiges, des circonstances invraisemblables, anticanoniques au premier chef,
laissent planer sur le tout des soupçons de fraudes, justifiés par des
réticences calculées. Telle est la physionomie générale de cette pièce
indigeste, intéressante comme chronique locale, nulle et suspecte comme
procès-verbal.
Il y a plus. Elle
ne peut avoir aucune valeur au point de vue canonique. Elle est censée rédigée deux
ans après la découverte des reliques et des tombeaux, non pas par ordre du
prélat qui avait procédé à l'exploration, mais après sa mort et après celle des
témoins et de tous les agents employés, après la dispersion des religieux,
l'expulsion de tous les novices et la profanation du [147] sanctuaire.
Le notaire, qui est censé dresser l'acte, atteste ce qu'il a vu et ce qu'il
a ouï dire (quae vidi et audivi). Assurément, il n'avait point vu
l'ouverture des tombeaux; il n'y était pas. Tout au plus les a-t-il vus fermés.
Mais il a vu surtout la pièce apocryphe du faux Anastase, qu'on lui a
fait transcrire (testante scriptura) ; et le reste, on le lui a raconté
(audivi).
Ce n'est pas assez
dire. Nous ne possédons plus l'acte original dressé en 1486. Celui qui a été
publié a été écrit plus de quarante ans après, sous l'abbé Chrysostome de
Naples; et si l'on s'en tient à ce qu'il insinue, nous n'avons que la
SUBSTANCE et non pas le texte même de l'acte original.
Le critique sérieux
ne saurait ajouter une foi entière à une œuvre de seconde main, remaniée, et
dont les éléments sont plus que suspects.
Haut du document
Son Éminence le
cardinal Bartolini nous permettra de révoquer, en doute la parfaite exactitude,
ou du moins l'autorité historique d'un autre document inédit également publié
par lui (1).
C'est une note de
D. Honorat Medici, qui fit profession au Mont-Cassin en 1571. Il a mentionné,
dans un manuscrit quelconque, un fait qui, selon lui, se serait passé en 1545.
En 1545, le jeune
profès de 1571 n'était certainement pas né. Il n'a donc pas pu être témoin de
ce qu'il raconte. De qui tenait-il ce fait? A quelle époque l'a-t-il écrit ?
Si c'est au
commencement du XVIIe siècle, ce serait plus d'un demi-siècle après
l'évènement.
Aussi bien, si
l'abbé Geronimo de Piacenza a fait réellement la découverte du corps de saint Benoît
en 1545, pourquoi n'a-t-il pas enfin fait dresser un procès-verbal authentique
de cette découverte ? D'où vient que toutes ces reconnaissances n'ont
abouti jusqu'ici qu'à des actes secrets, et à des protestations
148
emphatiques (1), ne reposant que sur le
témoignage d'un seul homme ? Testis unus, testis nullus. C'est un axiome
juridique.
De plus, il est
temps de le dire : tous ces documents peuvent être récusés à bon droit, comme
étant radicalement entachés de partialité. Ils ont tous été. produits et
façonnés au milieu de l'effervescence de la polémique, le prétendu
procès-verbal aussi bien que la note de D. Honorat Medici.
La première édition
de la Chronique de Léon de Marsi, on s'en souvient, avait paru à Venise en
1513; cette publication avait été comme le signal des discussions les plus
vives entre les Français et les Italiens.
Mais voici une
dernière invention des reliques que les Cassinésiens considèrent comme
une démonstration de la vérité de leur opinion.
« Le 7 aoùt 1659,
D. Angelo della Noce, abbé du Mont-Cassin, visita le tombeau de saint Benoît :
c'est lui-même qui l'atteste, ou plutôt qui s'en glorifie. « En présence de
tous les religieux du Mont-Cassin, dit-il (2), et d'une foule innombrable
accourue à ce spectacle et versant des larmes de joie, nous avons nous-mêmes vu
ce trésor. Et considérant cet évènement comme le plus heureux de ma vie, j'ai
chanté du fond du coeur : « Maintenant, Seigneur, vous pouvez envoyer en
paix votre serviteur, puisque a mes yeux ont vu le très saint patriarche,
la gloire de l'Italie, le désiré de la France. »
Ce chant de
triomphe est-il l'expression fidèle de la vérité? Qu'avait vu le pieux abbé? Il
le dit ailleurs (3) : «Il y avait dans la même cassette (IN EADEM
CAPSULA) quelques côtes, les portions les plus épaisses du crâne, l'os
appelé sacrum, quoique en partie
149
corrodé, outre de petits fragments réduits en
poussière en très grand nombre. »
Est-ce donc là un
corps entier, ou la majeure partie d'un corps?
Comment un corps
entier en 1486 était-il réduit à de si faibles portions en 1659 ? Angelo della
Noce dit (1) que les têtes de saint Benoît et de sainte Scholastique étaient
encore intactes en 1545.
Où en est la
preuve? La note de D. Honorat Medici dit seulement que (2) l'abbé Geronimo de
Piacenza, prit les têtes de saint Benoît et de sainte Scholastique et
les fit baiser à tous les moines.» Il ne dit pas un mot de leur l'état
de conservation. Qui osera nier que par le mot têtes on ne puisse
entendre un os quelconque de cette partie du corps?
Mais, allons plus
loin : l'affirmation de D. Honorat est-elle bien exacte ? Nous avons montré
qu'elle ne pouvait pas être considérée comme un témoignage suffisamment
autorisé. D. Angelo della Noce nous en fournit la preuve.
Si la tête de
sainte Scholastique reposait au Mont-Cassin en 1545, d'où vient qu'elle n'y
était plus en 1659 ? car l'abbé D. Angelo n'y a trouvé que la tète de saint
Benoît. Qui l'avait enlevée ? Cette disparition rend fort suspecte, du moins en
ce point, l'assertion de D. Honorat Medici.
Dans tous les cas,
nous sommes loin de la comparaison que l'on propose avec ce qui s'est passé
récemment à Milan. On y a découvert des corps entiers et non pas deux ou
trois ossements épars. Loin donc d'infirmer la vérité de la tradition
française, la découverte de D. Angelo della Noce ne fait que lui donner une
nouvelle autorité. Mais ces ossements sont-ils ceux de saint Benoît ou ceux de ces
saints innommés dont fait mention le procès-verbal de 1486 ? Ou du moins,
n'a-t-on pas mêlé de ces derniers aux restes du saint Patriarche ?
En effet, des
textes fournis par les Cassinésiens eux-mêmes ressort un argument invincible
contre les documents produits par le faux Anastase, Pierre Diacre, et le
prétendu procès-verbal de 1486. Dans toutes ces pièces copiées les unes sur les
autres, les corps de
150
saint Benoît et de sainte Scholastique sont
représentés REPOSANT EN ENTIER dans leurs tombeaux, et non pas dans un
reliquaire quelconque. Disons mieux : sous l'empire d'un zèle mal réglé, le
faux Anastase et Pierre Diacre, imités par l'auteur du procès-verbal, ont
détourné de son sens primitif le mot corpus, qui, on s'en souvient,
signifie souvent, au moyen-âge, le tombeau toujours vénéré d'un saint,
lors même qu'il est plus ou moins complètement privé des restes mortels qui l'ont
sanctifié (1). Paul Diacre l'a manifestement employé dans ce sens, et Léon
d'Ostie, sous la haute surveillance du saint abbé Oderisius, a levé l'équivoque
en ne parlant que du tombeau (tumulus) plus ou moins vide, découvert en
1066.
Pierre Diacre, en copiant
le faux Anastase, a complètement dénaturé le texte de Léon d'Ostie. Il s'ensuit
que, selon lui et d'après les documents apocryphes dont il sera question tout à
l'heure, les corpora sanctorum sont distincts des sepulcra, mais
y reposent intacts.
Le faux Anastase et
le prétendu procès-verbal de 1486 ont pourtant eu la naïveté de parler D'UNE
CASSETTE, contenant des os de saint Benoît et de sainte Scholastique réduits
en poussière (loculus ex lignis Sethin eorum pulverem continens) et
qui était déposée à gauche de leurs tombeaux (in sinistro sepulcrorum latere).
L'auteur du
procès-verbal suppose, il est vrai, que cette cassette contenait la
chair des deux saints ; mais c'est là une interpolation évidente du texte
qui lui sert de guide. Or, s'il en est ainsi, nous sommes obligés de demander
d'où vient cette chair (caro), d'où viennent ces os introduits dans la
cassette? Par qui, à quelle époque y ont-ils été mêlés avec la poussière qui
SEULE y était contenue au XIe siècle ? Ces reliques nouvelles y auraient-elles
été mises seulement en 1486 ou en 1545 ? Les a-t-on prises dans les sarcophages
des deux saints, ou dans les reliquaires de Carloman,
151
de Constantin ou de Simplice, ou encore parmi
CES CORPS SAINTS qui, d'après le procès-verbal, se conservaient à côté du
double sépulcre de saint Benoît (sub dicto altari multa alia corpora
sanctorum quae hic non sont ascripta) ?
Ce sont là autant
de mystères extrêmement graves, que les Cassinésiens n'ont jamais songé à
éclaircir, et dont la solution est cependant nécessaire pour donner à leurs
reliques de saint Benoît une parfaite authenticité (1). Car D. Angelo della
Noce avoue que c'est bien de cette cassette (CAPSULA) qu'il retira les
reliques dont il fait l'énumération.
Nous pouvons même
ajouter une donnée récente que nous puisons dans les archives de notre famille
religieuse.
Voici ce que notre
regretté et vénéré père dom Prosper Guéranger, abbé de Solesmes, nous raconta,
le 4 décembre 1874, dans une de ces conférences spirituelles de doux souvenir,
où il savait si bien allier la science et la piété: « En 1856, nous dit-il,
lorsque j'allai au Mont-Cassin, le révérendissime Père abbé me proposa lui-même
de visiter les reliques de saint Benoît. C'était le soir après vêpres. Nous
descendîmes avec lui, quelques moines et des domestiques, dans la crypte sous
le maltre-autel. En examinant l'agencement des dalles, nous vîmes que toutes convergeaient
vers une dalle de marbre blanc de quatre pieds a environ. Sur mes instances, on
enleva cette dalle, et nous nous trouvâmes en présence d'un coffret long
d'une coudée et haut comme une palme : c'était le loculus contenant le précieux
dépôt. Malheureusement, nous n'étions pas pourvus des instruments nécessaires
pour aller plus loin. »
Évidemment, c'était
bien la cassette ouverte par D. Angelo della Noce et signalée par le faux
Anastase et le procès-verbal de 1486. Une conclusion s'impose à quiconque a
suivi, sans parti pris, les pièces de la cause que nous venons de mettre
successivement sous les yeux du lecteur : les corps de saint Benoît et de
sa soeur furent réellement enlevés de leur double tombeau par les moines
152
de Fleury. Mais, soit que ceux-ci n'aient pas
dérobé tous les os des deux corps, soit qu'on en ait postérieurement restitué
quelques reliques, il paraît très probable que le Mont-Cassin a possédé
quelques ossements du saint patriarche. Seulement un zèle trop ardent a poussé
deux écrivains de cette illustre abbaye à des actes déplorables qui ont engagé
leurs confrères dans une fausse voie. Ne pouvant se résoudre à avouer la perte
de la plus grande partie d'un dépôt si cher, ils ont employé, depuis le XIe
siècle, des moyens injustifiables pour jeter le discrédit sur la tradition
française. Loin d'atteindre leur but, ils n'ont réussi qu'à rendre suspecte
l'authenticité des reliques de saint Benoît conservées dans la crypte de leur
illustre basilique.
Haut du document
A priori nous pouvons désormais affirmer que tout document postérieur au
commencement du VIIIe siècle qui contredirait l'ensemble des témoignages réunis
par nous en faveur de la translation du corps de saint Benoît en France, devrait
par là même être répudié comme apocryphe.
Sans avoir toutes
les données que nous possédons, Philippe Jaffé est arrivé à la même
conclusion pratique dans ses Regesta Pontificum Romanorum. On sait de
quelle autorité jouissent aux yeux de la science moderne les appréciations,
sous ce rapport, de l'éminent critique allemand. Or il a relégué parmi les
pièces apocryphes les bulles alléguées par les Cassinésiens à l'encontre de la
tradition française. Cette censure générale constitue, on l'avouera, ; un préjugé
fort grave contre l'authenticité de ces documents.
Mais, puisqu'on a
revoqué en doute la légitimité de cette sentence, nous allons en démontrer la
parfaite justesse.
Les Cassinésiens nous opposent le témoignage
de quatre Bulles pontifiçales : une de saint Zacharie, une autre de Benoît
VIII (1), une
153
troisième d'Alexandre II, et la dernière
d'Urbain II. Étudions-les avec toute l'impartialité de la critique.
Celle de saint
Zacharie 1er est censée écrite du mois de janvier et datée du mois
de mars 742, la première année de son pontificat (1).
154
En voici les principaux passages, relatifs à
la question en litige.
Zacharie pape,
évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les enfants de l'Eglise
catholique, salut et bénédiction apostolique.
Nous rendons grâces
à Dieu tout-puissant, dont la miséricorde est préférable aux plus douces
vies.... En effet, il a daigné dans sa puissance établir le Bienheureux Benoît
Père de tous les moines, l'ayant disposé (par sa grâce) à être le législateur
et l'organisateur de l'institut monastique. Par cette même Providence et les
mérites du même Bienheureux, le monastère du Cassin, où celui-ci a vécu si
saintement et est mort si glorieusement, est devenu le chef de tous les
monastères dans le monde entier. Ce très saint Père menait encore la vie
érémitique lorsque, averti par une révelation divine, il parvint en ce lieu
accompagné de deux anges, avec les bienheureux Maur et Placide, fils du patrice
Tertullus et quelques autres. Là, après avoir détruit les temples des idoles et
construit un monastère, il décora ce lieu de vertus apostoliques.
Cependant, ayant eu révélation que ce même lieu
155
serait détruit, et à cause de cela versant des
larmes inconsolables, il entendit la voix de Dieu tout-puissant qui lui disait
: «O Benoît, rempli de grâces et de mérites, ne livre pas ton âme à la
tristesse à cause des malheurs que tu as appris devoir arriver à ce lieu,
car ce que Dieu a une fois déterminé est immuable et irrévocable; seules les
vies de ceux qui habiteront en ce lieu t'ont été concédées, grâce à ton
mérite. Mais viendra un jour la consolation de Dieu tout-puissant qui rétablira
ce lieu dans un état plus ample et de beaucoup meilleur que celui où il
est actuellement, et la doctrine de cet ORDRE rayonnera de ce lieu dans
le monde entier. »
Ce qui fut consommé
après la mort du même Bienheureux Père.
En effet, il (le
monastère) fut envahi et incendié par les Lombards. Mais les Frères, venant (se
réfugier) auprès du Siège Apostolique, par concession de notre saint
prédécesseur Pelage, construisirent un monastère près du palais de Latran et y
habitèrent pendant longtemps. Mais Dieu tout-puissant ayant résolu de restaurer
le monastère du Cassin, et de propager de ce lieu l'institut cénobitique
qui y avait pris sa source, notre cher fils Petronax y fut envoyé par
notre prédécesseur le Révérendissime Grégoire III. Petronax étant venu audit
lieu, notre commun Père Grégoire fut enlevé de ce monde. Mais, après son
trépas, lorsque notre petitesse eut succédé (à ce pontife), 1'œuvrepar
lui commencée de la restauration du même monastère fut, grâces à Dieu, menée à
bonne fin. Or le jour où nous avons consacré l'église du très saint Père
(Benoit), notre petitesse offrit ces choses, à savoir les livres de la
sainte Écriture et le livre de la Règle que le très saint Père avait écrit de
sa propre main, et de plus le poids de la livre de pain et la mesure de vin,
aini que divers ornements utiles au ministère ecclésiastique; et avec une
libéralité toute apostolique nous avons concédé des possessions (audit
monastère).
D'autre part
(auteur), voyant comment étaient posés les restes du même Père et de sa
soeur, et les trouvant intacts, par respect d'un tel Père, nous n'avons pas osé
y toucher.
A la dédicace de la
même église à laquelle j'assistais (adessem), avec treize archevêques et
soixante-huit évêques, le même (Petronax) notre très cher fils se prit à
demander que nous confirmassions par notre privilège les possessions
offertes au même monastère par tous les fidèles sans
156
exception. Cédant aux désirs de ces
(évêques ?) qui sont dignes de notre affection, nous confirmons à
perpétuité par le présent privilège ce qui a été concédé dans le même lieu
par nous et par les autres fidèles :les églises que saint Benoît avait
construites avec toutes leurs dépendances, le castrum du Cassin avec ses
dépendances, le monastère de Subiaco avec ses dépendances, et les dix-huit curtes
que le patrice Tertullus avec son fils Placide offrit au Bienheureux Benoît avec
sept mille esclaves, et le port de Palerme et celui de Messine, etc.... (1)
Nous vous concédons
également et confirmons à perpétuité et corroborons tous les biens aux
environs, soit dans la plaine, soit sur les montagnes, que notre cher fils
Gisulfe, duc de Bénévent, a concédé à perpétuité au même monastère...... (2)
En outre, nous
corroborons et confirmons à perpétuité au même cher fils et à ses successeurs
de (tenir), dans toute assemblée d'évêques et de princes une place
supérieure à tous les abbés, et de siéger et de proférer son jugement le
premier parmi les hommes de son Ordre, dans les conciles et les plaids,
en considération du respect dû à un tel lieu, qui a mérité de posséder à
jamais, vivant et mort, le législateur de la Règle monastique, lequel (3),
après avoir écrit et promulgué sa Règle dans ce même monastère du Cassin,
devint, par la parole et par l'exemple, une lumière plus éclatante que le
soleil pour ceux qui, dans le monde entier, veulent embrasser la vie
cénobitique.
Pour tous ces
motifs, voulant exalter le monastère Cassinésïen, nous décrétons et confirmons
à perpétuité que le susdit lieu aura en dignité, puissance et honneur la
préseance sur tous les monastères construits ou à construire dans tout
l'univers, et que l'abbé du même lieu surpasse en élévation et en
illustration tous les abbés observant la même Règle. Que la loi de l'Ordre
monastique ait chef et principat là où le rédacteur de la même loi, le très
saint Père Benoît écrivant ladite Règle, l'a promulguée. Que là aussi les
157
abbés et les moines rendent honneur et
révérence à saint Benoît, et que, jusqu'au jour du jugement, ils
cherchent le docteur (??) là où l'universel maître et docteur des moines,
le glorieux Père Benoît, reposant corporellementavec sa soeur, attend le
jour de la résurrection.
Après la mort de
l'abbé, etc....
De plus, par le
présent privilège nous confirmons le susdit lieu avec toutes les églises
et possessions lui appartenant dans le monde entier, et par autorité
apostolique nous défendons qu'il soit soumis à la juridiction d'une Église
autre que le Pontife romain ; en sorte que nul évêque n'ait la présomption de
célébrer dans les dites possessions, à moins qu'il n'ait été invité par l'abbé
ou le prévôt : privilège que nous décrétons devoir être irrévocablement en
vigueur à partir de la présente première indiction, etc..... (Ici très
longs anathèmes), le promulguant par l'autorité du Prince des Apôtres, etc....
Nous avons également concédé par ce (présent) privilège apostolique, que, pour
l'oblation ou l'ordination des prêtres, diacres et sous-diacres, la
consécration des autels et la consécration du chréme, ils (les moines?)
puissent inviter, dans toutes les dépendances dudit monastère, l'évêque qu'il
leur plaira de choisir, etc...
………………………………………………………………………………..
Écrit par la main de Léon, notaire et
regionnaire et scriniaire de la TRÈS CHÈRE Église
Romaine, au mois de janvier, pendant l'indiction première susdite.
Donné LE DOUZIÈME DES CALENDES DE MARS, Aquin, par la main de Benoît, évêque
de l'Eglise Selva Candida, et bibliothécaire du Saint Siège apostolique, l'an
premier, Dieu étant propice, du pontificat de notre seigneur Zacharie,
Souverain Pontife et pape universel par le Siège du bienheureux apôtre Pierre,
AU MOIS DE MARS, Indiction première susdite. »
On conservait à
lavérité, au Mont-Cassin, vers lafin du XIe siècle, une bulle du pape Zacharie
concédant à cette abbaye de grands privilèges. Du moins l'auteur de la Chronique
du Mont-Cassin en résume les dispositions en ces termes (1) : « Le susdit
abbé (Petronax) fut le premier à recevoir de ce très saint pape (Zacharie) un
privilège d'après lequel ce monastère, avec toutes ses dépendances construites,
dans n'importe quelle partie du monde,
158
est déclaré libre de toute juridiction
épiscopale, par honneur, et révérence du très saint Père Benoît ; de telle
sorte qu'il ne soit soumis à l'autorité d'aucun autre que du Pontife romain. »
Encore que, même
après les savantes recherches de Wattembach, il y aurait lieu d'examiner de
plus près la part qu'a prise Pierre Diacre dans la rédaction définitive de la
Chronique de Léon d'Ostie, nous ne contesterons pas l'existence de cette bulle.
Il en ressort que,
au moment où il a été écrit, le privilège de Zacharie ne contenait pas la
mention des donations faites par ce Pape au Mont-Cassin, mais uniquement celle
de l'exemption de la juridiction épiscopale. En effet, immédiatement avant le
passage qu'on vient de lire, le chroniqueur venait de faire l'énumération des
dons du saint pontife tels qu'ils sont contenus dans Paul Diacre (1), et, après
cette énumération, il ajoutait: « De ce même pape l'abbé Petronax reçut
encore un privilège, etc. » Donc ce privilège était, de son temps,
distinct de la dite donation. Donc la bulle actuelle, qui contient cette
donation, a été tout au moins interpolée sur ce point.
D'autre part, Paul
Diacre, qui nous a fait connaltre avec tant de complaisance tous les dons
offerts par le même pape, se tait sur ce privilège. Ce silence est significatif
et forme une forte présomption contre son authenticité.
Afin d'éclaircir ce
point délicat, recueillons les aveux d'un savant Napolitain moderne, Carlo Troya,
qui s'est constitué le défenseur de la bulle, même dans sa forme actuelle.
Selon lui,
l'original de cette bulle n'existait plus en 1231, lorsque les moines du
Mont-Cassin en obtinrent là confirmation du pape Grégoire IX. Il avait péri
dans l'incendie des archives du Mont-Cassin, soit en 883, lors de la
destruction de l'abbaye par les Sarrasins, soit en 896 dans le désastre plus
complet encore qu'eurent à subir, à Teano, les religieux échappés au premier
incendie (2). Après ce double accident, toujours selon Troya (3),
159
il ne testait plus que le sceau, publié par D.
Tosti dans son Histoire du Mont-Cassin. »
« Quant à la
pièce aujourd'hui conservée au Mont-Cassin et si souvent éditée, elle n'est,
d'après D. Tosti lui-même, qu'une copie du XIe siècle, et c'est cette même
copie que présentèrent les Cassinésiens au pape Grégoire IX, en 1231. »
Après cet aveu,
Troya essaie de prouver, par une foule de suppositions invraisemblables, que le
texte de cette copie reproduit intégralement celui de l'original incendié. Léon
d'Ostie nous fournit une solution beaucoup plus naturelle. Il nous raconte
naïvement comment l'abbé Angelarius, de 884 à 889, ordonna à l'un de ses
moines, nommé Maio, de reconstituer les principaux documents que l'incendie
avait dévorés (1).
Ainsi, tout au plus
pourrait-on~croire que la bulle originale de saint Zacharie, qui, de l'aveu de
nos adversaires, fut détruite par ce sinistre, fut reconstituée de mémoire par
le même archiviste. Il est inutile de faire observer qu'une pareille copie ne
présenterait aucune garantie de véracité.
On a dit (2) : le
pape Grégoire IX en a reconnu l'authenticité, en 1231.
Alors même que
cette assertion serait exacte, ce ne serait assurément pas, nous l'avons déjà
dit, une preuve infaillible au point de vue critique. Cela prouverait seulement
que les clercs de la chancellerie romaine, très experts alors pour découvrir
les signes de faux dans les bulles du XIIIe siècle, l'étaient beaucoup
moins à l'égard des pièces d'une époque antérieure.
Mais heureusement
la vérité est que les lettres confirmatives de Grégoire IX n'ont aucun rapport
avec la question d'authenticité (3). Le Pape n'a pour but, il le dis
expressément, que de
160
garantir contre des revendications injustes,
les droits antiques et incontestables de l'abbaye du Mont-Cassin. Mais ilneveut
pas conférer au document une force et une autorité qu'il n'aurait pas en
lui-même. Cette réserve est si insolite, qu'on doit y voir la volonté de ne pas
toucher à la question d'authenticité.
Les expressions,
privilegio diligenter inspecto de verbo ad verbum n'ont plus dès lors la
signification qu'on leur a gratuitement attribuée. Elles signifient tout
simplement que la pièce a été lue avec soin et reproduite avec exactitude, et
que, par conséquent, lors même que l'exemplaire présenté viendrait à
disparaître, la copie insérée dans la bulle de confirmation et dans le registre
pontifical, pourrait, au besoin, en tenir lieu.
En sens inverse de
Troya nous tirons cette conclusion si l'on avait examiné avec plus de calme
cette bulle de Grégoire IX on n'y aurait pas vu un argument en faveur des
prétentions casinésiennes.
Aussi bien il est
invraisemblable que Grégoire 1X, en 1231, ait approuvé un document repoussé
comme apocryphe en 1171, par son prédécesseur Alexandre III.
D. Gabriele
Jannelli, chanoine de l'église cathédrale de Capoue, dans son livre intitulé : Sacra
Guida della cathedrale di Capua (1), a publié une bulle de ce dernier
Pontife dans laquelle celle de Zacharie est rejetée comme suspecte et non
digne de foi (2). Ce jugement est fondé sur le mauvais style de la pièce,
sur le peu d'ancienneté du parchemin et sur la mention de l'achat simoniaque
d'une église. Cette dernière raison offre une difficulté qui n'est pas
insoluble. Il n'est pas question, il est vrai, dans le texte présenté à
Grégoire IX de ce contrat
161
simoniaque ; mais rien n'empéche de croire
qu'il fit partie du texte présenté en 1171. On a pu le retrancher après cette
époque et imiter un parchemin plus ancien, qui a trompé les clercs de la
chancellerie pontificale en 1231 (1), lesquels, du reste, n'ont pas voulu trancher,
on vient de le voir, la question d'authenticité.
Tous les autres
caractères, nous allons le montrer, conviennent parfaitement à la bulle de
Zacharie dont nous parlons, et on ne tonnait pas dans les archives du
Mont-Cassin un autre privilège de ce Pape où soit mentionnée l'église de
santa Maria in Cingla comme dépendant de cette illustre abbaye. Or, c'est à
l'occasion de cette question de dépendance que fut prononcée la sentence
d'Alexandre III.
Quoi qu'il en soit,
il est du moins évident que la bulle de Zacharie, telle qu'elle nous a été
conservée, renferme surabondamment des incorrections de langage contraires aux
règles de la grammaire et de la chancellerie romaine en usage sous le
pontificat de saint Zacharie. Nous ne dirons pas, quoique ce soit très vrai,
qu'elle est d'une longueur démesurée; mais nous invitons nos lecteurs à
constater qu'elle renferme des longueurs absolument insolites dans les
lettres pontificales. Dans quel privilège authentique les Papes ont-ils
raconté la vie d'un saint, ses visions, ses prophéties, l'histoire de ses
oeuvres, les plus minutieux détails des donations faites au monastère (nous en
avons supprimé des pages entières pour ne pas ennuyer le lecteur) et ces
particularités intimes qui n'appartiennent qu'aux chroniqueurs?
Et que
d'incorrections et d'incohérences de langage ! Le privilège, contrairement
aux habitudes des Papes au VIIIe siècle, n'est pas adressé à l'abbé et à ses
frères ou au convent du Mont-Cassin, mais à tous les enfants de l'Église
catholique. Et cependant, oubliant ce début, le faussaire s'exprime en
plusieurs passages comme s'il adressait la parole aux moines de
l'archimonastère : « Concedimus VOBIS atque in perpetuum confirmamus,
etc. » D'autre fois, au contraire, après avoir parlé du monastère (eidem
monasterio), il emploie des expressions qui ne
162
conviennent qu'aux moines et à l'abbé. «
ILLORUM desideriis utpote amabilium annuentes. » Une fois, il s'oublie
jusqu'à parles comme un simple chroniqueur : Una cum episcopis adessem,
au lieu d'adessemus. Le mot locus est répété à satiété et dans
des sens que repousse le latin le moins chàtié. Le terme Ordo y est
employé dans le sens de communauté ou d'ordre religieux, absolument inconnu au
VIIIe siècle. En parlant de son prédécesseur Zacharie l'appelle communis
Pater noster, expression inusitée en pareil cas, aussi bien que celle de parvitas
nostra.
Ne disons rien du
style ampoulé : « Verbe et exemplo coenobitale propositum appetentibus
IN TOTO MUNDO sole clarius evibravit... Hujus Ordinis doctrina DE
HOC iterum PER TOTUM ORBEM radiabit LOCO » ; mais comment
expliquer cette phrase incohérente : « Pro reverentia TANTI LOCI QUI primum
et summum monastice legislatorem vivum et mortuum in perpetuum retinere
promeruit, QUIQUE ipsius lationem in eodem Casinensi coenobio scribens,
verbo et exemplo evibravit? (1)
Dans la première
partie QUI se rapporte à locus; dans la seconde à Benedictus,
contrairement à toutes les règles du langage. Ailleurs, le Pape se range parmi
les simples fidèles: « Quae A NOBIS ALIISQUE fidelibus concessa.
»
Nous craindrions de
lasser le lecteur en relevant toutes les fautes de ce genre accumulées dans
cette pièce indigeste.
Les inexactitudes
historiques n'y sont pas rares.
Les paroles que
l'on met dans la bouche de Dieu tout-puissant (ou plutôt d'un ange, car
il parle de Dieu tout-puissant comme d'une personne distincte),
renferment une prophétie qui parait bien être une invention du faussaire. Saint
Grégoire-le-le-Grand nous a conservé les détails de la célèbre vision de saint
Benoît relative à l'avenir que Dieu réservait à son monastère.
163
Mais il ne nous parle que d'une prédiction
désolante et non pas d'un désastre qui devait être avantageusement réparé par
une restauration splendide. Dans ce dernier cas, on ne concevrait pas pourquoi
saint Benoît, après une pareille révélation, qui devain avoir, en définitive,
un tel résultat, aurait paru inconsolable. Cette dernière partie de la
prédiction, ajoutée au récit de saint Grégoire, est donc une prophétie faite
après coup.
Aussi bien, le
discours prêté à Dieu lui-même ne soutient pas l'examen. D'une part, Dieu
défend à saint Benoît de se lamenter, parce que, dit-il, tout ce que Dieu a
déterminé une fois est par là même irrévocable; et, d'autre part, il
accorde à ses mérites, et sans doute à sa prière, la restauration
future de son monastère. La prière peut donc quelque chose sur les décrets
divins. SaintGrégoire l'enseigne formellement, en nous disant que saint Benoît obtint
A GRAND'PEINE par ses larmes (1) que ses enfants fussent épargnés lors de la
destruction de son oeuvre.
Mais la plus grave
inexactitude se rapporte au récit de la restauration du monastère du
Mont-Cassin. Paul Diacre atteste expressément (2) que ce fut le pape GRÉGOIRE
II qui ENVOYA Pétronax au Mont-Cassin, et tous les critiques sont d'accord sur
ce point. Le faux Anastase, et après lui Léon d'Ostie, crurent qu'il s'agissait
de Grégoire III dans ce passage, parce que, dans le même chapitre, sans dire un
mot de ce dernier Pontife, l'historien des Lombards parle du Pape saint
Zacharie.
Les Italiens ont
voulu justifier Léon d'Ostie de cette méprise; mais elle est manifeste (3). Or
l'auteur de la prétendue bulle de Zacharie répète l'erreur de Léon d'Ostie,
qu'il a copié servilement : « A REVERENTISSIMO Gregorio tertio paedecessore
nostro directus. »
Évidemment le vrai
pape Zacharie ne pouvait confondre les actes de Grégoire III avec ceux de
Grégoire II.
164
Aussi bien, le mensonge éclate presque à
chaque phrase de ce document. Est-ce que saint Benoît menait encore la vie
érémitique (dum vitam eremeticam duceret) lorsqu'il alla fonder le
monastère du Mont-Cassin? Est-il vrai que l'institut cénobitique a pris sa
source au Mont-Cassin : « Ac cœnobialem institutionem quae INDE
PRINCIPIUM SUMPSERAT » ?
Est-il plus exact
de dire que le pape Zacharie a donné des domaines (possessiones) à
l'abbaye restaurée? Paul Diacre et Léon d'Ostie parlent bien (1) de choses
utiles au monastère, mais nullement de propriétés.
Et cette donation
de sept mille esclaves faite à saint Benoît par le père de saint
Placide, n'est-ce pas un emprunt fait au faux Anastase?
Carlo Troya lui-même
(2) la croyait invraisemblable. Prétendre avec ce savant Napolitain que le pape
Zacharie, en parlant de sept mille esclaves, s'est fait l'écho de la
tradition populaire qui avait exagéré la donnée vraiment historique consignée
dans l'acte original, c'est prêter au Souverain Pontife et à Petronax un rôle
indigne de leur caractère.
Les signes de faux ne sont pas moins
manifestes dans l'énoncé des privilèges que le Pape est censé accorder à l'abbé
et même aux moines du Mont-Cassin.
Assurément, nous
n'avons pas la pensée de révoquer en doute la réalité et l'antiquité des
privilèges de l'archimonastère. Mais quiconque est tant soit peu versé dans
l'histoire de la discipline monastique sait que les privilèges des abbés et
l'exemption des monastères n'ont pas eu, à l'origine, toute l'extension qu'ils
ont eu au Xe et surtout au XIe siècle. Un document qui représente un Pape du
VIIIe siècle concédant des privilèges qui n'ont été en vigueur qu'au XIe, et
qui même sont inouis dans l'histoire monastique, est par là même marqué d'un
caractère indélébile de mensonge. Or voici quels sont les droits dont saint
Zacharie, si
165
l'on en croit la bulle qui porte son nom,
aurait favorisé l'abbaye du Mont-Cassin :
Droit pour Petronax
et ses successeurs d'occuper le premier rang parmi les abbés dans toutes les
assemblées des évêques et des princes (1).
Ce privilège, en
742, renferme à la fois une invraisemblance et une erreur historique.
Il ne faut pas oublier qu'à cette date
l'abbaye était à peine relevée de ses ruines et peuplée de religieux sortis du
monastère du Latran, qui continua à subsister, comme l'a prouvé Gattola (2). Il
est dès lors invraisemblable que le pape Zacharie ait voulu assigner le premier
rang au Mont-Cassin au détriment des plus anciennes et des plus illustres
abbayes du monde entier, sans en excepter l'Orient.
L'assertion n'eût
pas été acceptable, lors même qu'elle se fût bornée à parler des abbés de
l'Ordre bénédictin; dans sa teneur elle est absurde.
Il y a plus. Au
milieu du vine siècle, les assemblées mixtes composées de princes et
d'évêques étaient encore inconnues, surtout en Italie. Ce n'est qu'au IXe
siècle qu'elles furent inaugurées par les Carolvingiens. Comment le pape
Zacharie, en 742, pouvait-il parler d'une institution politique qui n'existait
pas encore?
En outre, au XIe et
au XIIe siècle, les abbés occupaient un rang distingué dans les assemblées
conciliaires; ils avaient même voix délibérative dans les conciles
oecuméniques; en 742, leur rôle était encore subordonné (3). Cependant le
faussaire ne se contente pas du terme corroboramus, employé dans la
bulle d'Alexandre II, où il a copié ce passage; il ajoute celui de confirmamus,
afin d'insinuer que ce prétendu privilège était déjà ancien.
Mais pousuivons.
Sans doute, au VIIIe siècle, la faveur de relever directement de la juridiction
du Saint-Siège était déjà en vigueur. Néanmoins, elle n'excluait pas tous les
droits épiscopaux, notamment ceux qui concernaient la distribution du saint
chrème et surtout elle ne s'étendait guère au-delà des limites du monastère.
Or, d'après le texte que nous étudions, non seulement
166
l'abbaye ( coenobium) doit avoir la
prééminence sur tous les monastères construits ou A CONSTRUIRE DANS LE
MONDE ENTIER (même en Orient) (1); mais encore dans toutes les celles du
monde entier dépendant dudit monastère, nul évêque, excepté le Pape, ne pourra
célébrer la messe, à moins d'y être invité par ,abbé ou le prieur du lieu »
(2).
Une pareille
exemption n'appartient pas au VIIIe, mais au Xe siècle au plus tôt.
Il faut en dire autant du privilège (3) de
n'être pas contraint d'assister aux synodes diocésains, de tenir des assemblées
d'abbés ou de prieurs, etc. Ce dernier usage était inconnu au VIIIe siècle, les
congrégations ou les Ordres religieux dans le sens moderne étant une
institution plus récente. D'ailleurs de tels privilèges pouvaient-ils
s'appliquer à un monastère à peine restauré?
Nous nous
contentons de ces observations, bien qu'elles ne soient pas les seules à
relever dans ce document manifestement apocryphe. Ajoutons néanmoins cette
remarque importante. S'il avait existé au XIe siècle, le moine Adam n'aurait
pas dû l'ignorer. D’où vient qu'il se livrait à des doutes si poignants au
sujet de la présence du corps de saint Benoît au Mont-Cassin, avant sa vision?
Pourquoi l'abbé Oderisius ne s'appuyait-il pas sur cette bulle pontificale dans
sa lettre aux moines de Fleury? A l'époque où il écrivait, la bulle de
Zacharie, si elle existait, ne renfermait donc pas encore le passage relatif au
corps de saint Benoît resté intact dans son tombeau du Mont-Cassin?
Et, en effet, quoi
qu'il en soit de la question de savoir s'il a existé ou non un bulle de saint
Zacharie, nous sommes convaincu que le texte actuel est l'Oeuvre de Pierre
Diacre.
En voici la preuve
: Cette bulle a été composée par un homme qui avait en main les archives du
Mont-Cassin la souscription le démontre :
167
Répétons-la :
« Ecrit de la main de Léon notaire et régionaire et archiviste DE
LA TRÈS CHÈRE (quelle épithète ! absolument insolite en diplomatique) Eglise
romaine... Daté par la main de Benoît, évêque de la sainte Eglise de Selva
Candidaet bibliothécaire du Saint-Siège apostolique. »
Or ces deux
personnages, inconnus au VIIIe siècle (1), ne sont pas autres que ceux qui
figurent également ensemble ET ABSOLUMENT AVEC LES MEMES TITRES ET DANS
LES MEMES TERMES, dans une bulle du pape Marin II, en date du 21 janvier 944,
par laquelle ce Pontife confirme les possessions et les privilèges du
Mont-Cassin (2).
Le faussaire avait
évidemment cette bulle authentique sous les yeux; car il l'a fait entrer
presque en entier dans son texte interpolé. En comparant les deux bulles, on
voit que celle de saint Zacharie n'est qu'une mauvaise contrefaçon de celle de
Marin II (3).
Mais, les preuves
multipliées que nous venons d'apporter seraient-elles sans valeur, que la
prétendue bulle de Zacharie n'en serait pas moins condamnée par la science
diplomatique.
Créée par le génie
de Dom Mabillon à la fin du XVIIe siècle, développée par les auteurs du Nouveau
Traité de diplomatique, cette science a fait de nos jours d'immenses progrès,
grâce aux travaux des savants français et allemands. On est arrivé, notamment,
à préciser les signes qui caractérisent le style de la chancellerie pontificale
aux diverses époques de l'histoire. C'est là un fait acquis, qu'on ne peut
nier, sans encourir justement le reproche d'ignorance.
Or trois points
principaux ont fixé l'attention des savants diplomatistes dans les lettres des
Papes : la forme du salut, au
168
commencement; la mention du scribe et du
dataire, et la date elle-même, à la fin. Jaffé est parvenu, le premier, à
préciser l'époque où les Papes ont commencé à mentionner l'année de leur pontificat,
et les noms du scriniaire et du dataire.
« Adrien Ier,
dit-il (1), dans le courant de son pontificat, employa un nouveau mode
d'indiquer la date des lettres pontificales. En effet, après avoir encore, le
22 avril 77 mentionné l'année de l'empereur grec, selon l'usage de ses
prédécesseurs (2), par un changement subit, qui n'a pas cessé depuis, il
commença, le 1er décembre 781 à dater en indiquant et l'année de son
pontificat et par les mains de qui ses lettres étaient écrites et datées. »
Quant au salut: salutem
et apostolicam benedictionem,il est encore plus moderne; il est, désormais
acquis à la science qu'on ne le rencontre pas, en ces termes, avant la fin du
Xe siècle (3).
D. Mabillon (4) et
après lui, les savants diplomatistes (5), avaient hésité sur ce point de
critique. Une découverte récente de M. Léopold Delisle, administrateur général
de la bibliothèque nationale de Paris et le plus éminent paléographe de notre
temps, a définitivement tranché la question, et a donné clairement raison à la
perspicacité de Jaffé.
Les hésitations de
D. Mabillon étaient principalement fondées sur deux bulles écrites sur papyrus,
qu'il n'avait pas vues, il est vrai, de ses yeux, mais dont on lui avait envoyé
le fac-simile, reproduit dans son traité De re diplomatica (6).
Conservées dans les archives de l'abbaye de Saint-Benigne de Dijon, examinées,
vidimées et reconnues authentiques, le 12 janvier 1663, par Philibert de la
Mare, conseiller au Parlement de Bourgogne,
169
elles avaient été l'objet de discussions et
d'appréciations en sens contradictoire (1).
Elles paraissaient être des papes Jean V et
Sergius Ier (2); elles contenaient l'une et l'autre le salutem et
apostolicam benedictionem, et étaient datées per manus Joannis
bibliothecarii, la première de la première année (685) du
pontificat, du pape Jean V, la seconde de la dixième année (698) du pape
Sergius. Mais ces dates étaient en désaccord avec les indictions marquées.
Les défenseurs de
l'authenticité de ces deux bulles cherchaient à expliquer de diverses manières
ces notes discordantes. D. Mabillon, fort de ce double exemple, concluait (3) :
« qu'on avait bien tort de reculer jusqu'au XIe siècle le premier emploi de la
formule : salutem et apostolicam benedictionem. » Marino Marini, de son
côté, s'appuyait sur ladite bulle de Jean V pour défendre l'opinion de
Mabillon.
« Jaffé, continue
M. Léopold Delisle, a condamné les deux anciennes bulles de Saint-Benigne ; il
les a classées parmi les literae spuriae (4). C'est la meilleure place
qu'on puisse leur assigner. En effet, dans l'une et dans l'autre, l'indiction
ou l'année du pontificat est fautive; toutes les deux sont expédiées par un
bibliothécaire et datées de l'année du pontificat; toutes les deux renferment
la formule : « salutem et apostolicam benedictionem. » Comment supposer
que tant d'irrégularités et d'anomalies puissent se rencontrer à la fois dans
deux bulles émanées de deux pontifes différents ? Comment n'y pas voir la main
d'un faussaire, qui ne se doutait pas que les usages du IXe siècle n'avaient
rien de commun avec ceux du VIIe ? « Telle était l'opinion que j'émettais
en 1867 (5). Je n'avais vu alors aucun des papyrus soumis par les religieux de
Saint-Benigne à la critique de Philibert de la Mare. »
Ainsi parle M. L.
Delisle.
Ce n'est pas le
lieu de raconter comment ce savant paléographe découvrit la fraude cachée sous
ce dehors d'antiquité; comment un moine de Saint-Benigne, probablement au XIe
siècle, avait
170
coupé en deux une bulle authentique du pape
Jean XV, datée du 26 mai 995, après avoir essayé d'en faire disparaître la
trace par un grattage heureusement insuffisant, et avait écrit sur le verso de
chaque fragment les deux bulles prétendues de Jean V et de Sergius Ier, en
reproduisant d'une manière quelconque le style et l'écriture lombarde de celle
qu'il avait détruite (1).
Ce qu'il nous importe
de constater, c'est la conclusion pratique de cette découverte.
Les règles diplomatiques relatives à l'emploi
de la formule salutem et apostolicam benedictionem, de l'année du pontificat
et du nom du scriniaire ou du bibliothécaire, ne souffrent plus désormais
d'exception. Or la bulle prétendue de saint Zacharie renferme tous les défauts
de celles de Jean V et de Sergius Ier : contradiction entre l'année du
pontificat et l’indiction, souscription du scriniaire et du bibliothécaire,
année du pontificat, formule : salutem et apostolicam benedictionem,
aggravée par le mot Papa joint à Episcopus.
Il est donc
impossible de réunir en une seule pièce plus de preuves évidentes et
irrécusables de fausseté.
Le lecteur nous
pardonnera la surabondance de cette démonstration; l'importance que les
Cassinésiens ont attachée, depuis trois siècles, à cette bulle, nous faisait
une nécessité de la réduire à sa juste valeur.
Ils invoquent
encore contre nous une bulle de Benoît VIII tout aussi peu digne de foi.
Le Pontife y est
censé confirmer de son autorité apostolique tout ce qui est raconté dans la
légende de saint Henri, dont nous avons précédemment parlé.
Comme nous avons
amplement prouvé l'invraisemblance, tout au moins, des circonstances
dramatiques dont ce fait a été orné par le chroniqueur du Mont-Cassin, la
lettre en question reproduisant ces circonstances devient dès lors fort
suspecte.
Elle renferme, du
reste, tous les caractères des bulles apocryphes, ainsi que l'ajustement
remarqué Philippe Jaffé (3). C'est une sorte de charte-notice, racontant dans
les plus minutieux détails,
171
empruntés mot pour mot à la Chronique de Léon
d'Ostie (1), la vision et la guérison de saint Henri Ier. Pèlerinage du saint
empereur, doute sur la présence corporelle de saint Benoît au Mont-Cassin,
apparition du saint patriarche et son discours, récit détaillé de sa guérison,
discours du prince aux moines réunis au chapitre, ostension des trois pierres
enlevées par saint Benoît de la vessie du monarque (le premier récit ne parle
que d'une seule pierre), énumération de tous les dons offerts à cette occasion
à l'archimonastère : rien n'y manque.
Le Pape ajoute :
« Quapropter ego qui supra Benedictus episcopus, servus servorum Dei,
una cum praedicto imperatore, etc. »
Ainsi, la formule
initiale des lettres apostoliques est répétée au milieu d'une bulle ! Ce
trait seul suffirait pour démontrer que cette pièce est l'oeuvre d'un faussaire
maladroit.
Mais les signes de
falsifications y abondent. Elle n'est ni signée ni datée. Au lieu de cela, elle
se termine par cette singulière observation: « Interfuere huic rei (Quel
style!) Puppo patriarcha Aquiley ensis (sic), Belgrinus archiepiscopus
Coloniensis cum omnibus fere episcopis et abbatibus TOTIUS GALLIAE et
Italiae. » L'empereur Henri était donc roi de France? A quel titre
aurait-il réuni autour de sa personne LA PRESQUE TOTALITÉ des évêques et des
abbés, non pas de la Germanie, mais de la Gaule?
Ce document
indigeste faisant partie du Registre de Pierre Diacre, celui-ci en est
probablement l'auteur. Il y a lieu de s'étonner que le savant D. Tosti ait cru
à son authenticité; et l'ait jugé digne de figurer parmi les pièces
justificatives de son Histoire de l'abbaye du Mont-Cassin (2).
Haut du document
Il est une autre
lettre pontificale qui, aux yeux des moines du
Mont-Cassin, forme, en leur faveur, un
argument exceptionnellement
172
péremptoire. Elle porte le nom du pape
Alexandre II et est datée du 1er octobre 1071 (1).
Remarquons d'abord
que le préambule: « Pastoralis sollicitudinis, jusqu'à ut opportet
innitimur, est emprunté mot pour mot à une bulle du même pape, en date du
10 mai 1067, qui paraît authentique (2).
Cet emprunt est
déjà un signe de falsification. Le Pape est censé continuer en ces termes, sans
aucune transition : « Mais parce que la série des évènements est (d'ordinaire)
confiée à la foi de l'écriture, de peur que la vérité ne soit soustraite au
souvenir de la postérité, nous avons soin de dévoiler ce, qui s'est accompli de
notre temps. »
Tout cela est écrit
dans le style des chartes-notices, et non pas dans celui des lettres
pontificales.
« Car lorsque
notre bien-aimé fils Didier reconstruisait ladite église (du Mont-Cassin) et se
disposait à égaliser le sol de l'abside, en creusant du côté droit de
l'autel, à moins de trois aunes de profondeur, il découvrit une brique sur
laquelle était écrit le stem du bienheureux confesseur Benoît. Après avoir
écarté les débris de l'autel, il trouva un voile d'une éclatante blancheur
étendu sur les sépulcres, mais qui s'évanouissait lorsqu'on voulait le toucher. »
Ce que nous avons
souligné est emprunté textuellement au faux Anastase interpolé, comme nous
l'avons constaté, par Pierre Diacre : nouveau signe que cette pièce est une
oeuvre de supercherie, à moins qu'on ne veuille soutenir que le vénérable abbé
(1) Elle a été publiée par Margarini dans son Bullarium
Cassinense, . II, p.103, puis, de nos jours, par D. Tosti (loc. cit.,
I, 408), et par S. E. le cardinal Bartolini (loc. cit., Docum.,
p. 65), d'après le prétendu original conservé au Mont-Cassin. Elle a été
également reproduite par Migne (Patrol. lat., CXLVI, 1425). Nous avons
vu de nos yeux ce document en 1880, au Mont-Cassin.
(2) D. Tosti, loc. cit. I, 422; Patrol.
lat., t. CX14Vl, col. 1325 . Jaffé, Regesta,
394. Elle paraît pourtant interpolée dans la souscription, comme nous le dirons
plus loin.
(3) Sed quia rerum gestarum series ad hoc
litterarum fidei committuntur, ne illarum veritas posterorum memoriae
subtrahatur, ea quae nostris temporibus acta sunt pandere curamus. Nam cum
dilectissimus filius nosier Desiderius eamdem renovaret ecclesiam, et aditum
basilicae disponeret adaequare, cumires non integras ulnas fodisset, in
dextero altaris latere laterem repperit nomen ejusdem confessoris continentem.
Cumque fragmenta altaris remota fuissent, invenit super sepulchra sindonem
expansam candidissimam quae cum tangebatur evanescebat. Ac (pour Hac)
visione certissimus redditus, reserari sanctissimi Patris precepit
tumulum. Quo facto, sanctissima corpora intemerata et indiminuta inveniens,
nuntios nostros ascissens, pretiosissimaque corpora eis ostendens, tam
presentes quam fuloros certissimos et indubios de sanctis corporibus reddidit.
» (loc. cit.)
173
Didier en a imposé au souverain Pontife en lui
faisant ajouter foi à un mensonge.
La pièce continue :
« Cette vision ayant eu pour effet de rendre l'abbé Didier très certain(de la
présence des corps de saint Benoît et de sainte Scholastique), il ordonna
d'ouvrir le tombeau du très saint Père (Benoît).Cela fait, AYANT TROUVÉ LES
TRÈS SAINTS CORPS INVIOLÉS ET SANS AUCUNE DIMINUTION, il fit aussitôt venir
nos légats, et leur montrant les très précieux corps, il rendit les
personnes présentes et futures très certaines et convaincues relativement à
ces saints corps. »
Le lecteur a sans
doute remarqué que ces prétendues lettres pontificales ont toutes un même but :
celui de faire cesser les doutes persistants sur la présence du corps de saint Benoît
sou Mont-Cassin. En outre, le faux Anastase, interpolé par Pierre Diacre, est
constamment la source où ont été puisés les passages relatifs à cette prétendue
conservation des saintes reliques.
Toutefois, le
faussaire a ici varié le tableau. Ce n'est plus une scène nocturne qui se passe
à l'insu de l'abbé. Celui-ci est devenu l'acteur principal. Mais sa vision (car
ce n'est que cela) n'en a pas moins pour objet ce voile fantastique blanc
comme neige qui s'évanouit au toucher. Et ce fantôme, inventé par le faux
Anastase, suffit pour faire cesser tous les doutes du saint abbé-cardinal.
Il avait donc des
doutes. Mais s'ils ont fui comme une ombre, à l'exemple du voile mystérieux,
pourquoi le vénérable abbé a-t-il continué de s'exprimer avec l'excessive
réserve que nous avons signalée, toutes les fois qu'il a eu occasion de parler
du tombeau de saint Benoît? Jamais, nous le répétons, dans ses Dialogues,
il n'emploie le mot corpus, bien que Paul Diacre lui fournit un exemple
facile à suivre.
Si, en 1066, il a
découvert les corps inviolés et sans diminution aucune, pourquoi lui, ou son
chroniqueur Léon d'Ostie, ou son successeur Oderisius, n'ont-ils pas proclamé
hautement un fait si éclatant et si glorieux pour le Mont-Cassin ? Si, en 1071,
le pape l'a confirmé de son autorité apostolique, pourquoi une fête solennelle
n'a-t-elle pas été instituée pour en perpétuer la mémoire ? C'était en quelque
sorte un devoir, pour l’abbé et ses religieux, de protester par cette solennité
contre la fête de la Translation française, qui devenait dès lors une oeuvre de
mensonge. Loin de là : Didier, Léon d'Ostie, Oderisius gardent le silence; que dis-je
? ce dernier, dans sa lettre aux moines de [174] Fleury, leur reconnaît le
droit de conserver leur opinion traditionnelle. Tout cela ne forme-t-il pas une
démonstration évidente de la fausseté du document qu'on nous oppose?
Ce n'est pas assez.
L'abbé Didier y est représenté découvrant les corps intacts et indiminués,
puis faisant venir, de Rome sans doute (asciscens), les légats du
Pape et leur faisant constater le parfait état de conservation des saintes
reliques.
Or Léon d'Ostie,
dans son récit officiel, raconte tout autrement cette découverte. Il n'est
nullement question des légats du Saint-Siège, dont la présence n'aurait pas dû
être oubliée dans un procès-verbal aussi circonstancié. Car le chroniqueur ne
consacre pas moins de quatre chapitres (1) à décrire les divers incidents de la
reconstruction et de la consécration de la basilique cassinésienne; il nous
apprend que le Souverain Pontife fut invité par le saint abbé et consentit à
venir faire lui-même cette solennelle consécration; mais il ne dit pas un mot
de la prétendue mission des légats apostoliques pendant l'exécution des
travaux. Il laisse même assez entendre le contraire.
En effet, ou les
légats furent envoyés de Rome pour constater la découverte, ou ils étaient
présents lorsque le saint tombeau apparut sous les yeux des travailleurs. Dans
le premier cas, Léon d'Ostie a parlé très inexactement, en attestant que l'abbé
Didier fit recouvrir (reoperuit) le tombeau, non point après un voyage à
Rome (2), mais aussitôt (CONFESTIM) après la découverte. Dans le second
cas, son récit n'est pas moins invraisemblable car, selon lui, après la
découverte, le vénérable abbé réunit ses plus sages religieux et les hommes de
meilleur conseil (cum religiosis fratribus et altioris consilii viris
communicato consilio) et délibéra avec eux sur ce qu'il y avait à faire. Si
les légats étaient présents, il aurait dû les consulter avant tous les autres.
Dira-t-on que Léon d'Ostie les a désignés sous les expressions altioris
consilii viris ? Qui croira à une pareille interprétation ?
Remarquez qu'ils sont mentionnés après les simples religieux.
La mission des
légats apostoliques au Mont-Cassin avant l'arrivée du Pape est donc une fable,
et le document qui la rapporte, une oeuvre apocryphe.
175
Du reste, la
prétendue bulle d'Alexandre 11, relativement aux corps de saint Benoît et de sa
soeur, n'est qu'une reproduction de celle attribuée à Zacharie; le faussaire a
seulement précisé le sens des affirmations premières, en ajoutant indiminuta
à intemerata et en substituant corpora à pignora .
Après cette
digression relative à la prétendue découverte des saintes reliques, le pontife
est censé continuer en ces termes (1) « Donc, étant venu pour consacrer ladite
église, notre cher fils Didier s'est plaint que certains hommes, foulant aux
pieds la crainte de Dieu et des hommes, s'approprient les domaines de saint Benoît,
etc. »
C'est peut-être là
la seule partie authentique d'un privilège que Pierre Diacre a interpolé de
toutes façons? Toutefois, il est remarquable que Léon d'Ostie, dans le récit
détaillé qu'il nous a laissé de la dédicace de la basilique (2), ne fait aucune
mention de cette bulle de privilège concédée à cette occasion.
Mais il est temps
de produire contre l'authenticité de la prétendue lettre pontificale que nous
étudions, la démonstration indiscutable de la science diplomatique.
Ce n'est point par
suite d'un système préconçu (3), mais en vertu des lois les plus élémentaires
de la diplomatique, que Philippe Jaffé a rejeté cette bulle d'Alexandre II
parmi les apocryphes.
Nous possédons du
pontificat d'Alexandre II assez de monuments pour connaître les dataires qui
ont successivement été chargés de contresigner les bulles de ce saint Pape aux
diverses époques de son règne (4). Or c'est précisément ce tableau historique
qui condamne la prétendue bulle originale que nous présentent les Cassinésiens.
Cette bulle est
ainsi souscrite (1) : « Datum in Castro Casino die
176
Kalendarum octobrium (1er octobre) per manus Petri Sancte Romane Ecclesie
SUBDIACONI, atque vice Domni Annonis Coloniensis Archiepiscopi
bibliothecarii, anno decimo pontificatus domni Alexandri Pape secundi; ab
Incarnatione vero Domini millesimoseptuagesimo primo, indictione nona. »
Deux erreurs sont
renfermées dans cette formule : Pierre n'était plus sous-diacre 1er
octobre 1071, et saint Annon, archevêque de Cologne, n'a jamais été
bibliothécaire (1), mais seulement Archichancelier de la Sainte Église Romaine.
Les lettres
authentiques énumérées par Philippe Jaffé sont datées, dès le 7 janvier 1063
(2), per manus Petri bibliothecarii. Le 23 mars (Kal. 10 Aprilis) de la
même année (3), le même Pierre prend le titre de bibliothecarii S.R.E. Acolyti,
vice domni Annonis Coloniensis archiepiscopi et ipsius Sancte Romanae Ecclesiae
Archicancellarii. Le 8 mai de la même année 1063 (4), il signe : S. R.
E. SUBDIACONI atque CANCELLARII vice domini Annonis Coloniensis
Archiepiscopi. — Il conserve son double titre de sous-diacre de
l'Église Romaine (5) jusqu'au 27 janvier 1069.
Mais, dès le 28
janvier de l'année suivante (1070) (6), il était devenu CARDINAL-PRÊTRE et
signait avec cette qualité, sans abandonner son ancien titre de bibliothécaire
; et dans la suite, jusqu'à sa mort, arrivée sous saint Grégoire VII, il ne
cessa plus de dater ainsi les lettres pontificales.
Donc celui qui, le
1er octobre 1071, lui donne la qualification de SOUS-DIACRE, est un
faussaire maladroit, qui n'a pas su distinguer les temps.
Cette preuve est
sans réplique.
177
Aussi bien, le même Pape n'a pas pu, à un an
de distance, se contredire. Or, les archives de Fleury possèdent une bulle
d'Alexandre Il, originale, écrite en caractères lombards, parfaitement datée,
et ayant par conséquent tous les caractères de l'authenticité la plus
indéniable (1). Elle est souscrite en ces termes : « Datum Luce, VIII Idus
Novembris, per manus Petri Sancte Romane Ecclesie Presbyteri Cardinalis, anno XII
Pontiftcatus Domni Alexandri Pape, Indictione X (2).
Au-dessus de cette
souscription, une inscription circulaire, entre deux cercles concentriques et
en lettres capitales, est ainsi conçue : « DEUS NOSTRUM REFUGIUM ET VIRTUS.
Dans l'aire du
cercle on lit cette devise : « MAGNUS DOMINUS NOSTER ET MAGNA VIRTUS EJUS. » Le
nom du Pape n'y est point marqué.
Or ces signes sont
absolument ceux que M. N. de Vailly, dans ses Eléments de paléographie
(3),a donnés comme caractéristiques des bulles d'Alexandre II.
178. .
Elle est adressée à
Guillaume, abbé de Fleury. A l'exemple de ses prédécesseurs, le Pape y confirme
les privilèges des abbés du monastère OU REPOSE, dit-il, LE VÉNÉRABLE CORPS DU
BIENHEUREUX BENOÎT. Plus loin il ajoute : « Puisque le vénérable Père
Benoît, le législateur des moines, est, par la grâce divine, le chef de tout
l'Ordre monastique, il est juste que Celui qui est à la tête dudit monastère (où
repose son corps) ait, le premier rang entre les abbés de France. »
On ne peut pas être
plus explicite.
On nous oppose une
bulle du saint pape Urbain Il (2), tout aussi apocryphe que les trois
premières, et probablement forgée par le même faussaire, Pierre Diacre.
A priori, elle est invraisemblable. Le Souverain Pontife y raconte qu'étant
venu au Mont-Cassin, dont il fait un éloge que tout Bénédictin applaudira, il
eut un accès violent d'un point de côté dont il souffrait habituellement. Après
ce préambule il continue en ces termes (3) : « Lorsque tout espoir semblait
perdu pour nous et que nous nous livrions à des pensées de doute au sujet de
la présence dans ce lieu du même Père Benoît, pendant la nuit où l'on
célébrait la fête solennelle (21 mars) dudit bienheureux Père, celui-ci,
apparaissant à notre petitesse, dit: « Pourquoi doutez-vous de notre
présence corporelle (ici) ? » Comme je lui demandais qui il était, le
saint du Seigneur (4) répondit:
179
« Je suis le frère Benoît, gardien de ce
monastère, et j'y ai établi ma demeure à jamais. Mais puisque vous avez douté
que je repose ici, afin de faire cesser votre doute et vous convaincre que
mon corps et celui de ma soeur reposent ici, voici ce qui en sera la preuve
: Au premier son de l'office des nocturnes, vous serez délivré de votre mal. »
La promesse s'étant
réalisée, Urbain II réunit les évêques et les cardinaux qui l'avaient accompagné
et rendit avec eux grâces à Dieu et à saint Benoît du bienfait obtenu.
Nos lecteurs
n'auront pas eu de peine à reconnaître dans ce récit tous les traits de la
légendaire vision de saint Henri. Le discours prêté à saint Benoît est
substantiellement et presque mot à mot le même dans les deux cas.
On peut admettre
que le B. Urbain ait été guéri au Mont-Cassin, mais ce ne fut certainement pas
avec les particularités énoncées dans ce document.
Toutes les preuves
accumulées dans ce mémoire en sont la condamnation formelle, La lettre du
vénérable Oderisius, plusieurs fois citée, démontre qu'on ignorait encore, en
1104, l'existence de cette bulle au Mont-Cassin et la cause qui l'avait
provoquée. Et cependant, selon Pierre Diacre lui-même (1), le Pape, après sa
guérison miraculeuse, serait allé trouver ce même abbé Oderisius et lui aurait
tenu ce langage : « Jusqu'ici, je l'avoue, j'avais douté que le corps de saint
Benoît reposât ici ; mais, comme cette nuit il m'a visiblement guéri et m'a
appuis que son corps et celui de sa sueur y reposent certainement, levons-nous
et rendons à Dieu de solennelles actions de grâces. »
Si tout cela était
vrai, la liberté d'opinion laissée par Oderisius aux moines de Fleury,serait
inexcusable, d'autant plus que,comme conséquence logique de sa vision, Urbain
II, d'après le texte de la bulle, aurait lancé les plus formidables anathèmes
contre quiconque désormais oserait célébrer la fête de la translation de
saint Benoît et contredire la présente constitution (2).
180
C'était condamner
l'illustre abbaye de Cluny d'où il était sorti, saint Odon, la gloire de
l'Ordre bénédictin tout entier, sans parler du diocèse de Reims où le saint
Pontife avait pris naissance. Une pareille sentence n'est-elle pas
invraisemblable ?
Aussi bien, malgré
la solennité de ses foudres, elle a été inconnue à toutes les Églises du monde
catholique qui ont continué â fêter, comme par le passé, le grand évènement de
la translation en France du corps de saint Benoît. Que dis-je ? moins de
soixante ans après, Pierre le Vénérable, l'un des grands abbés de Cluny,
composait pour cette même fête des hymnes célèbres qui ont été adoptées par la
plupart des Congrégations bénédictines d'Occident.
N'insistons pas sur
le style de cette pièce apocryphe ; demandons seulement aux Italiens comment
les doutes persistaient toujours dans les esprits sérieux, malgré les
reconnaissances officielles du corps de saint Benoît sous les papes Zacharie et
Alexandre II?
Mais si, malgré
tant de signes de fausseté, on voulait encore défendre l'authenticité de ce
document, la science diplomatique viendrait de nouveau terminer le débat.
La bulle se termine
ainsi :
« Datum Capuae
die Kalendarum Aprilis per manum Joannis Diaconi Cardinalis, Indictione quarta
decima, anno Dominicae incarnationis millesimo nonagesimo secundo, Pontificatus
vero Domni Urbani secundi Papae anno quarto. »
Si cette pièce nous
était présentée comme une simple copie, tant de fausses indications en si peu
de lignes seraient jugées inexcusables. Mais D. Tosti l'a publiée, d'après
l'original, portant la signature du Pape et celle des cardinaux. Les erreurs
accumulées dans cette souscription deviennent dès lors des signes manifestes et
indéniables de supercherie.
L'indiction XIVe et
la IVe année du pontificat d'Urbain II s'accordent bien entre elles ; mais ce
n'est pas en mil quatre-vingt-douze, c'est en 1091. Comment le notaire
a-t-il pu se tromper sur l'année de l'Incarnation ou sur l'année du pontificat,
et de l’indiction? »
Ce n'est pas tout:
ni en 1091, ni en 1092, le Pape n'était à Capoue LE 1er AVRIL.
En 1091, il était encore ce jour-là occupé à
présider le concile [181] général de Bénévent, comme le prouve une bulle
authentique publiée par Ughelli (1).
En 1092, il
résidait à Anagni depuis le 28 janvier au moins (2); par conséquent il était
loin de Capoue.
Les signatures des
cardinaux ne sont pas plus exactes.
La bulle est signée
par Otho Ostiensis episcopus, Ubbaldus Savinensis episcopus, Joannes
Tusculanensis episcopus, Gualterius Albanensis episcopus, Winmundus Aversanus
episcopus, Sasso Cassanensis episcopus, Albertus S. R. E. presbyter cardinalis,
Brunus presbyter (sic) cardinalis, Rainerius praesbyter cardinalis, Rangerius
praesbyter cardinalis, Gregorius diaconus cardinalis, Damianus diaconus
cardinalis, Joannes diaconus cardinalis.
Or, en 1091 et en
1092, Othon ou Oddon n'était pas encore évêque d' Ostie, mais seulement évêque
d'Albano (3). En conséquence, Gualterius ne pouvait pas être évêque de
cette dernière ville, à la même époque. Ce n'est que le 12 juillet 1096 qu'il
est mentionné avec le titre d'évêque d'Albano (4).
Brunus n'était pas
cardinal-prêtre, mais évêque de Signi (5). On rencontre pourtant un
cardinal-prêtre dont le nom est presque semblable à Brunus, c'est Bonus
(6).
Rangerius ou
Rogerius n'était encore que cardinal-diacre le 18 février 1095 (7).
Damianus, cardinal-diacre, est complètement inconnu sous le règne d'Urbain II.
Est-ce assez de marques de fausseté ?
Jaffé n'a donc fait
que son devoir de critique en classant cette oeuvre de mensonge parmi les Litterae
spuriae (8).
Il ne nous reste
plus qu'à dire un mot d'une historiette racontée par Pierre Diacre, et déjà
réfutée par D. Mabillon (9). Si
182
l’on en croit le célèbre chroniqueur
cassinésien, le pape Pascal II vint à Fleury-sur-Loire le 11 juillet?
1107 (1). A la suite de prodiges tous plus invraisemblables les uns que les
autres, il ordonna à l'abbé et au convent réunis (2) de démolir l'autel de
saint Benoît, ne voulant pas que l'on trompât désormais le public, en laissant
croire que le corps de saint Benoît y était renfermé, attendu que, sous le
pontificat d'Alexandre II, il avait appris de, source certaine qu'on avait
découvert ce même corps au Mont-Cassin. Les moines de Fleury, se
prosternant aux pieds du Pontife, le conjurèrent de ne pas les condamner à
fouiller l'autel ; car ce serait la ruine de leur monastère. N'ayant pour
appuyer leurs prétentions au sujet du corps de saint Benoît d'autre garant que
la tradition transmise par leurs prédécesseurs, si l'on ne trouvait rien
dans l'autel, leur monastère serait certainement voué à la destruction et.
leurs biens dilapidés. Alors le Pape, se laissant fléchir, garda le silence, et
se contenta de leur interdire, par l'autorité du Siège Apostolique, de
célébrer dorénavant la très fausse translation. »
Cette fable
renferme presque autant d'erreurs que de mots. Cependant, D. Gustiniani (3) a
cru qu'il suffisait d'une réponse dédaigneuse aux arguments allégués par D.
Mabillon contre les téméraires assertions de Pierre Diacre. Étudions donc ce
document sans parti pris.
Pascal II a été
dans l'impossibilité physique de se trouver à Fleury le 11 juillet 1107.
L'itinéraire de ce Pontife en France, grâce au tableau chronologique dressé par
Jaffé, est beaucoup mieux connue aujourd'hui que du temps de D. Mabillon. On
peut suivre, pour ainsi dire, jour par jour les traces de son passage parles
dates
183
apposées aux lettres pontificales ou aux
privilèges accordés aux Eglises et aux monastères. En 1107 il était, le 2
avril, à Marmoutier, le 14 à Chartres, le 30 à Saint-Denis, le 3 mai à Lagny et
à Châlons, le 23 à Troyes où il séjourna jusqu'au 29. Le 30, on le voit à
Clamecy, le 6 juin à Sauvigny, le 28 à Soucilanges, près de Clermont en
Auvergne, et le 13 juillet à Privas, encore plus au Midi, sur le chemin
d'Avignon et de l'Italie. Or il est matériellement impossible qu'il ait pu
aller de Soucilanges à Fleury et de Fleury à Privas du 29 juin au 13 juillet.
Le récit de Pierre
Diacre croule donc par la base.
Les paroles qu'il
prête au Pape et aux moines de Fleury montrent sa complète ignorance des lieux
et des choses. Il suppose que les reliques de saint Benoît étaient alors
cachées dans ou sous l'autel de la crypte, comme au Mont-Cassin, en
sorte que la démolition de l'autel aurait mis à découvert la prétendue fraude
des moines de Fleury. Nous verrons dans le chapitre suivant qu'en fait et en
droit cette supposition est absurde.
Haut du document
Le corps de saint Benoît,
et moins encore celui de sainte Scholastique, ne sont plus au Mont-Cassin, nous
venons de le démontrer. On peut, en effet, résumer ce que nous avons dit
jusqu'ici en deux propositions contradictoires.
D'un côté, en
faveur de la tradition française, tous les monuments historiques, même ceux
du Mont- Cassin jusqu'à la fin du XIe siècle, attestent expressément que le
corps du saint législateur des moines d'Occident et celui de sa sueur ont été
enlevés du Mont-Cassin, pendant que ce monastère était en ruine, et ont été
transportés en France.
A partir du XIe
siècle, il s'est formé au Mont-Cassin une opinion contraire à cette croyance
commune. D'abord timide et partielle, elle s'est changée, au XIIe siècle, en
une négation absolue. Mais ce qui prouve combien elle était peu fondée, c'est
que ceux qui l'ont émise n'ont eu d'autre ressource pour la soutenir que de
[184] fabriquer des pièces fausses. La question est donc dès à présent jugée à
tout jamais.
Cependant, encore
que, par plusieurs arguments péremptoires, nous ayons démontré la fausseté de
l'assertion qui prétend qu'une partie seulement, et non pas les corps
entiers, a été apportée en France, nous croyons utile de faire voir que; matériellement
parlant, cette dernière opinion est insoutenable. Pour cela, il nous
suffira de retracer brièvement l'histoire du dépôt primitif apporté au Mans et
à Fleury et des portions plus ou moins nombreuses qui en ont été successivement
extraites, et d'ajouter à ces reliques connues historiquement celles qui
subsistent encore. Ce simple rapprochement nous donnera évidemment, du moins
d'une manière approximative, la quantité des ossements enlevés au Mont-Cassin.
Le corps de sainte
Scholastique, nous l'avons dit, fut transféré au Mans, après un assez court
séjour à Fleury-sur-Loire. La ville du Mans s'en montra justement fière, et se
plaça, à une époque fort reculée, sous le patronage de cette admirable vierge
(1).
Cependant Dieu
permit que son précieux trésor lui fût en grande partie arraché par un acte de
violence analogue à celui qui l'en avait enrichie. En 874, la reine Richilde,
femme du roi Charles le Chauve, obtint, après divers incidents, de Robert
évêque du Mans, plus de la moitié du saint corps, à l'insu des habitants de la
ville (2); et elle en fit don à son monastère de Juvigny, qu'elle venait de
fonder (3). L'église de Juvigny, aujourd'hui paroissiale, possède encore la
plus grande partie de ce dépôt sacré, conservé presque miraculeusement à
travers les siècles et les révolutions. La. part qui avait été laissée au Mans,
après avoir échappé au vandalisme des huguenots (4), a été détruite par
l'impiété révolutionnaire de,1793. Toutefois, les Manceaux n'en continuent pas
moins,de l'honorer comme la patronne de leur cité.
Malgré la perte regrettable de la portion de
ces reliques restées au Mans, on peut encore aujourd'hui juger, par ce qui est
conservé à Juvigny, de la richesse du dépôt primitif. C'était
185
évidemment le corps entier de sainte
Scholastique, puisque les reliques actuelles forment plus de la moitié d'un
corps, ainsi que l'attestent ceux qui ont eu le bonheur de les vénérer.
Il faut en dire
autant des reliques de saint Benoît encore vénérées à Fleury.
Lorsqu'elles furent
apportées du Mont-Cassin, elles furent provisoirement placées dans l'église de
Saint-Pierre, puis, à la suite d'un prodige (1), dans l'église de Notre-Dame.
Selon l'usage généralement observé à cette époque (2), l'abbé fit construire
pour les recevoir une sorte de sépulcre (tumba, sepulcrum, tumulus,
mausoleum), dans lequel fut déposé le sindo ou sportella
enveloppant directement les ossements sacrés, et le loculus ou sarcophage
reliquaire en bois bardé de métal, qui les protégeait contre l'humidité du sol
(3). Ce tombeau était situé en face et derrière l'autel majeur dédié à la
sainte Vierge (4).
En 856, sous
l'impression de la terreur causée par les Normands qui avaient pris et pillé la
ville d'Orléans, l'abbé !Bernard enleva hors du tombeau les saintes reliques et
renferma le scrinium-loculus primitif dans un loculus plus grand,
mais disposé de façon à être facilement porté sur les épaules, en cas que
l'on fût contraint de fuir à l'improviste (5).
188
Les précautions
prises furent inutiles en 856 ; mais il n'en fut pas de même en 865 (1). Les
moines n'eurent que le temps de s'échapper avec leurs trésors de reliques et ce
qu'ils avaient de plus précieux. Les barbares avaient remonté audacieusement le
cours de la Loire; et tandis qu'une de leurs bandes saccageait Orléans, une
autre s'abattait sur Fleury, qu'elle mettait à feu et à sang. Cette fois, ces
pirates ne retournèrent pas dans leurs repaires avant d'avoir promené
l'incendie et le pillage dans toute la contrée.
Pendant ce temps,
les moines de Fleury, errant à travers les campagnes, n'étaient consolés que
par les nombreux prodiges opérés parles précieux restes de leur bienheureux
Père saint Benoît (2).
A leur retour, ils
ne trouvèrent que des ruines. Ils furent contraints, en attendant la
reconstruction de leur église, de transformer en oratoire l'ancien dortoir, que
l'incendie avait moins endommagé que les autres parties du monastère. lis y
déposèrent provisoirement, dans sa châsse portative, le corps de saint Benoît
(3):
De nouvelles invasions les tenant dans de
continuelles alertes, ils se réfugièrent avec leur trésor dans la ville
d'Orléans, mise par son évêque en état de défense (4), d'Qù ils le reportèrent
enfin en triomphe, et non sans miracles, dans leur abbaye en partie restaurée,
à la fin du ixe siècle (5).
Vers la même époque, fut fondé par le pieux
comte Eccard les prieuré de Pressy en Bourgogne (6); et les moines de Fleury
l'enrichirent de plusieurs ossements insignes du saint patriarche (7).
Pour qu'ils pussent se dépouiller à ce point,
sans nuire à leur
(1) Adrevald., loc. cit. D. Bouquet,
Vil, 71, 89.
(2) Adrevalit., loc. cit. « Non tamen,
infra haec temporis spatia, gratis divina servos suos, quanquam miserabiliter
peregre incertisque diebus jactatos, oblivisci dignata est, quia miraculis
solaretur per dilectissimum suum patratis. »
(3) Adrevald., loc. cit. : « Quo etiam
in loco corpus beatissimi deferunt Benedicti, in loculo adhuc gestatorio
positum. »
(4) Gallia Christiana, VIII,1426.
(5) D. Mabillon, Acta SS. O. S. B. saec.,
IV, Parte II, De illatione S. Benedicti, n° 15; Annal. bened.,
lib. XXXVIII, an. 878, nis 11, 12.
(6) Aimoin, De miraculis S. Benedicti,
III, 15. - D. Mabillon, Annal. bened., XXXVIII, 81-83.
(7) Aimoin, loc. cit., III, 15, 16. En
1693, l'abbé de Fleury, Jean de Saint-Léger visitant ce prieuré, y vénéra deux
reliques de saint Benoît; un os du bras et un fragment du tibia, échappés aux
dévastations des protestants. (D. Chazal. Hist. Abb. Floriac. p.676.
187
dépôt sacré, il fallait qu'ils fussent en
possession de presque tous les membres du corps du saint législateur.
Un autre prieuré,
fondé vers le même temps à Saint-Benoît du Sault, dans le diocèse de Bourges,
fut également pourvu de reliques considérables, extraites du même trésor; et,
comme à Pressy, elles devinrent l'objet de la dévotion des fidèles et
l'instrument de nombreux miracles (1).
D'autre part, il
parait constant que la reine Richilde, qui, on s'en souvient, obtint pour son
monastère de Juvigny la plus grande partie du corps de sainte Scholastique, se
procura aussi, on ne sait comment, des reliques importantes de saint Benoît;
car, vers l'an 1090 (2), l'abbesse Galburge pouvait donner au monastère de
Saint-Hubert une dent et un os du doigt du même saint.
Cependant les
Normands renouvelèrent leurs ravages, et l'abbé de Fleury, nommé Lambert, fut
contraint, comme l'abbé Bernard, de faire sortir encore une fois le corps de
saint Benoît du sépulcre où il reposait et de fuir avec ses moines, emportant
sur leurs épaules leur incomparable trésor (3). C'était vers l'année 909. Mais,
par la protection du saint patriarche, ils ne tardèrent pas à rentrer dans leur
monastère ravagé.
Tant de désastres
répétés avaient relâché les liens de la discipline. Saint Benoît y porta
remède. Il chargea le grand saint Odon, abbé de Cluny, de la délicate mission
de faire refleurir la piété dans ce sanctuaire vénéré. C'était en 930. Saint
Odon prit, d'une main paternelle et ferme à la fois, l'administration de
l'abbaye, et bientôt, par son immense influence, le pèlerinage au tombeau de
saint Benoît à Fleury prit un développement merveilleux (4), surtout à
l'occasion de la célébration des fêtes
188
du 21 mars, du 11 juillet et du 4 décembre. On
sait que c'est pendant une des solennités du 11 juillet que l'illustre abbé
prononça son fameux discours, dans lequel il atteste et la multitude
innombrable des assistants et la présence du corps du saint patriarche des
moines d'Occident.
Après la mort de saint Odon (18 novembre 942),
les abbés Archembaud, Wulfaldus (1) et Richard marchèrent sur ses traces.
Cependant, par un insondable jugement de Dieu, sous ce dernier abbé, en 974,
l'abbaye devint, à deux reprises, la proie d'un vaste incendie, et le corps de
saint Benoît fut à grand'peine sauvé des flammes par le courageux dévouement
des moines (2). Mais, grâce au zèle intelligent du vénérable abbé, au bout de
trois ans, le monastère était non seulement reconstruit, mais agrandi. Pendant
les travaux de réparation, le corps de saint Benoît avait été transporté
dans l'église de Saint-Pierre, où la piété de ses enfants le gardait avec un
soin jaloux (2). »
Il semble que le
démon fût acharné contre l'église qui possédait un pareil trésor. Sous le
bienheureux Abbon, un nouvel incendie dévora encore la basilique de Notre-Dame.
Les reliques de saint Benoît furent heureusement enlevées 'à temps et
transportées dans le cimetière des moines, à l'orient de la basilique (4).
Après la réparation
du désastre, saint Abbon (5) voulut laisser un monument spécial de sa dévotion
filiale envers les précieux restes de son glorieux Père saint Benoît. Saint
Odon avait
189
construit, avons-nous dit (1), une crypte, où
les pèlerins pouvaient vénérer le corps du saint patriarche, surtout depuis que
l'abbé Vulfaldus y avait transféré les reliques de saint Benoît et de saint
Paul de Léon (2). Abbon revêtit d'une boiserie la paroi qui avoisinait le
tombeau de saint Benoît, et il la fit incruster d'une lame d'argent, sur
laquelle étaient ciselés les principaux miracles de la vie de ce grand saint
(3).
En 1026, sous
l'abbé Gauzlin, nouveau sinistre et semblable préservation des précieux restes
(4).
Malgré tous les
soins qu'on avait mis à la restaurer, l'église de Notre-Dame avait
nécessairement souffert de tant d'accidents accumulés. L'abbé Guillaume
(1067-1080) entreprit de la reconstruire entièrement et sur de plus grandes
proportions (5). Cette grande oeuvre ne s’acheva pas sans peine et sans labeur.
Pour subvenir aux frais considérables qu'elle entraînait, on recourut à des
quêtes publiques (6) et à la générosité des princes et des fidèles de France.
Le roi Philippe Ier
lui-même vint encourager les travaux par sa présence et ses bienfaits (7). Il
ne faisait, du reste, que marcher sur les traces des rois ses prédécesseurs,
qui avaient presque tous (8) tenu à honneur de venir à Fleury rendre leurs
hommages au chef et au législateur de l'Ordre monastique (9).
190
On commença naturellement par la construction
de la magnifique crypte s'étendant sous tout le sanctuaire de la future
basilique, et destinée à être comme un immense reliquaire en pierre où devaient
reposer les ossements révérés du saint patriarche (1).
Ces travaux de
soubassement obligèrent l'abbé Guillaume à enlever toutes les reliques qui
étaient placées dans cette partie de l'ancienne église. Celles de saint Benoît
furent respectueusement déposées avec l'ancienne châsse, dans la nef, derrière
une statue représentant le Sauveur du monde (2).
On ne les enleva
momentanément que pendant le temps que dura l'incendie de 1095 (3).
Cet état de choses
persévéra jusqu'au 20 mars 1108, jour assigné par l'abbé Simon, après le
complet achèvement de la basilique, pour la translation du corps de saint
Benoît dans le splendide martyrium de la crypte que lui avait préparé la piété
filiale de l'abbé Guillaume.
On. voit maintenant combien est ridicule la
fable inventée par Pierre Diacre, à propos d'un prétendu voyage du pape Pascal
II, à Fleury, le 11 juillet 1107. A cette date, en effet, l'église était encore
inachevée, et les restes de saint Benoît, loin d'être cachés
191
dans un autel, afin de tromper la bonne foi
des fidèles, étaient provisoirement exposés, à la vue
de tous, derrière une statue du Sauveur.
Mais laissons ces
mensonges, et continuons à suivre pas à pas l'histoire intéressante de notre
incomparable trésor.
Profitant de la
circonstance qui l'obligeait à enlever de son antique sépulcre le corps de son
glorieux Père, l'abbé Guillaume fit renouveler la caisse en bois plaquée de
cuivre qui contenait, depuis le vide siècle, les saintes dépouilles. Mais on se
garda bien de jeter au rebut ce bois vénérable. On s'en servit comme de remède
pour la guérison d'un grand nombre de malades (1), notamment du moine Véran,
qui devait être le successeur de l'abbé Guillaume (2).
Nous le disions
tout à l'heure, la basilique ne fut achevée que sous l'abbé Simon (1096-1108),
après plus de trente ans de travaux continuels. Celui-ci voulut donner à la
consécration du nouvel édifice et à la translation du corps de saint Benoît
dans son nouveau sépulcre, tout l'éclat et toute la pompe que réclamaient les
circonstances. Les fidèles, le clergé, la noblesse, les abbés et les évêques
répondirent en foule à son appel (3). Le roi Philippe Ier, alors malade à
Melun, ne pouvant venir en personne, y envoya son fils Louis le Gros, déjà
couronné du vivant de son père. Cependant, par un insondable jugement de Dieu,
le vénérable abbé Simon, comme Moïse et Aaron, fut privé de voir de ses yeux
mortels le magnifique triomphe qu'il avait préparé à son glorieux Père saint Benoît.
Il mourut dans la nuit même qui précédait le 19 mars. Malgré cette mort
inopinée, la cérémonie néanmoins eut lieu au jour fixé, à cause du concours
immense de peuples déjà réunis pour la fête. On enterra, le 20 mars (4), le
192
défunt sous le cloître, et l'on procéda à la
consécration de l'autel majeur et de l'autel matutinal, dédié à saint Benoît et
placé immédiatement au-dessus de la Confession. On porta ensuite dans la
crypte, au chant des hymnes et des cantiques, les membres sacrés du saint
patriarche, qu'on avait enfermés dans une nouvelle châsse d'or, enrichie de
pierres précieuses. C'était un don de la munificence royale. L'émotion générale
était telle que le jeune roi et les princes, aussi bien que les moines et les
abbés, versaient des larmes de joie, au point d'être obligés d'interrompre les
chants sacrés. Le lendemain, on célébra la fête de saint Benoît.
Aussitôt après la
solemnité liturgique, Louis le Gros s'empressa d'aller rejoindre son père
étendu sur un lit de souffrance à Melun. Depuis longtemps déjà celui-ci avait
manifesté ta volonté d'être enterré près dit tombeau de saint Benoît, à
Fleury-sur-Loire. Comme on lui demandait pourquoi il ne choisissait pus sa
sépulture près des tombeaux de ses prédécesseurs, à Saint-Denis :
« Je sais, répondit-il (1), que la sépulture des rois de France est à
Saint-Denis; mais je me sens trop grand pécheur pour oser aller reposer près du
corps de ce glorieux martyr. Je craindrais un sort semblable à celui qui,
dit-on, est advenu à Charles Martel. J'aime saint Benoît ; j'ai une humble
confiance en ce Père miséricordieux des moines; voilà pourquoi je désire être
enterré dans son église, sur les bords de la Loire. Il est clément et plein de
condescendance, et il accueille avec bonté tous les pécheurs qui veulent faire
pénitence et se réconcilier avec Dieu, selon les prescriptions de sa règle. »
193
Son désir fut accompli. Il mourut à Melun le
30 juillet, et son corps, transporté à Fleury, au milieu d'un nombreux cortège
funèbre présidé par son fils, fut enterré entre le choeur et le sanctuaire (1).
Il est bien
probable que, à l'occasion de ces diverses translations, on enleva plus d'un
ossement important du dépôt sacré. On l'infère évidemment d'un fait raconté par
Raoul Tortaire, précisément à l'occasion de la reconstruction de la basilique
sous l'abbé Guillaume.
Le directeur des travaux (praefectus operi),
nommé Gallebert, guérit à Vitry-aux-Bois un paralytique avec une relique du
saint patriarche qu'il portait avec lui (2). Si un simple particulier possédait
de telles reliques, à plus forte raison les églises et les monastères
devaient-ils en réclamer pour les offrir à la vénération publique.
C'est donc vers
cette époque, croyons-nous (3), qu'il faut reporter le don fait d'une vertèbre
du saint législateur au monastère de Saint-Symphorien d'Autun, aujourd'hui
encore vénérée dans l'église paroissiale qui a pris le nom de ce saint martyr.
Cependant (4),
l'usage d'exposer les saintes reliques sur les autels commençant à se
généraliser en France, les moines de Fleury crurent qu'il était convenable de
ne pas laisser dans l'ombre d'une crypte le riche trésor qu'ils possédaient. En
conséquence, le 11 juillet 1207 eut lieu une autre translation solennelle
194
du corps de saint Benoît par les soins de
l'abbé Garnier (1). Celui-ci, voulant donner à cette cérémonie toute la
solennité possible, fit fabriquer une châsse plus riche et plus ornée que celle
qu'avait donnée, un siècle auparavant, le roi Philippe Ier; et il invita, pour
présider la solennité les archevêques de Bourges et de Sens, ainsi qu’un grand
nombre d'évêques et d'abbés. Les documents conservés dans les archives de
Fleury signalent notamment comme ayant assisté à la fête : Eude évêque de
Paris, Manassès, d'Orléans, Guillaume d'Auxerre et Guillaume de Nevers.
On procéda selon
toutes les formes canoniques. On vénéra les saintes, reliques, on lut toutes
les' pièces attestant leur parfaite authenticité, et, après les avoir,
scellées, on les déposa dans la nouvelle châsse, que l'on transporta en grande
pompe au-dessus de l'autel majeur. Les fidèles pouvaient ainsi contempler de
loin le précieux dépôt qui Dieu leur avait confié.
Tout cela est
raconté dans la gloire officielle que publia à cette occasion saint Guillaume,
archevêque de Bourges, et que l'on garde religieusement dans les archives de
Fleury (2).
Le saint prélat
ajoute que, « comme il est convenable et utile au salut des âmes que le très
saint confesseur Benoît soit vénéré avec plus d'empressement pendant les fêtes
de la Translation, il remet miséricordieusement sept jours de la pénitence
canonique à tous ceux qui viendront visiter ces lieux et y prier
dévotement, depuis la veille de la prochaine fête de la Translation célébrée en
juillet jusqu'au lendemain de l’octave. »
De leur côté,
Pierre, archevêque de Sens, et. les évêques de Paris, d'Orléans, d'Auxerre et
de Nevers, rédigèrent; à peu près dans les mêmes termes, une attestation
analogue (3)
195
Deux observations s'imposent à la suite de ce
que nous venons de dire : d'abord, les moines de Fleury ont, depuis le VIIIe
siècle, conservé avec un soin filial et jaloux le corps vénéré de leur Père
saint Benoît, l'appréciant comme le plus précieux dépôt de leur riche trésor
(1) Que dis-je ? ils ont construit pour lui seul cette magnifique confession,
véritable reliquaire sculpté, qui est le centre et l'unique raison d'être de la
vaste crypte si justement admirée aujourd'hui. De plus, ils n'ont pas craint, à
diverses reprises, notamment en 1108 et en 1207, d'étaler au grand jour et de
soumettre à l'examen des princes et des évêques ces ossements sacrés dont on
leur contestait, ils ne l'ignoraient pas, la réelle possession.
Ces considérations
frappaient déjà les abbés cisterciens réunis en chapitre général à Citeaux, en
1234. Aussi décrétèrent-ils que l'on célébrerait désormais dans tout l'Ordre
comme une fête de première classe la Translation de saint Benoît :
« Les Cassinésiens, disaient-ils dans leurs considérants (2), prétendent,
il est; vrai, avoir le corps du saint patriarche; mais les moines de Fleury
font mieux : ils le montrent à découvert à quiconque va les visiter. »
Après la visite
officielle des reliques faites en 1207; il n'est pas étonnant que le pape
Honorius III, le 2 mars 1218, ait appelé Fleury (3) un lieu qui inspire une
religieuse terreur et la vénération à cause du respect dû à la présence du
bienheureux confesseur Benoît,: instituteur de l'Ordre monastique. »
Clément IV, de son
côté, par sa bulle du 2 août 1267 (4), en
196
concédant 100 jours d'indulgence à ceux
qui, pénitents et confessés, visiteront l'église de Fleury le jour du Natalis
et celui de la Translation de saint Benoît, attestait implicitement et
la légitimité de cette dernière fête et la réalité de la présence du corps de
saint Benoît à Fleury.
En 1207 et en 1108, on distribua plusieurs
ossements de saint Benoît aux églises et aux monastères de France. De là
viennent sans doute ces nombreuses reliques du saint patriarche que l'on trouve
indiquées dans les inventaires des trésors des reliques au xve et au zvie
siècle, et dont plusieurs sont encore conservées.
Dans
l'impossibilité d'énumérer toutes celles de France (1), indiquons seulement
celles que l'on vénérait dans diverses églises de Cologne (2), de Trèves,
d'Augsbourg, de Luxembourg, et de plusieurs villes de Belgique et d'Allemagne
(3).
On comprend
d'ailleurs facilement que là où l'on célébrait avec solennité la Translation du
corps de saint Benoît en France, on fût désireux d'obtenir de Fleury quelques
parcelles de ce précieux trésor. Or, nous l'avons vu, toute l'Allemagne, aussi
bien que la Belgique, célébrait cette fête.
Il faut en dire
autant de l'Espagne, où l'on se glorifiait de posséder plusieurs ossements de
saint Benoît (4).
Pendant le XIVe
siècle, les documents historiques nous signalent deux importantes donations de
reliques extraites du dépôt de Fleury. L'une se fit par ordre du pape Urbain V,
qui écrivit, le 7 janvier 1364, à l'abbé de Fleury,pour lui demander « le
quart
197
environ de la tête, un os du bras droit et
plusieurs palmes du drap qui enveloppaient alors les saintes reliques (1).
En 1393, l'abbaye
de Saint-Denis près Paris fut également enrichie de deux fragments de la tète et
du bras (2).
Malgré tant de donations successives, la plus
grande partie du corps du saint patriarche reposait encore dans sa chasse
splendide,lorsque les protestants commencèrent leurs sacrilèges déprédations.
L'abbaye de Fleury avait malheureusement alors, pour abbé commendataire
l'indigne cardinal Odet de Châtillon, qui foulant aux pieds les serments les
plus sacrés, devint l'un des plus ardents promoteurs de l'hérésie.
Or, le 1er mai
1562, il envoya à Fleury le sieur d'Avantigny, un de ses agents dévoués, avec
la mission d'enlever du trésor de l'abbaye tous les vases d'or et d'argent,
notamment les riches reliquaires, dons de la piété des fidèles et des princes.
Afin d'assurer l'exécution de ses ordres, il écrivit au prieur claustral, D.
Antoine Foubert, une lettre hypocrite, dans laquelle il lui disait (3 ): « Quant
aux reliquaires et autres choses que vous aurez à serrer, pour ce qu'il
vous en saura bien faire entendre mon intention, je m'en remettrai sur la
créance que je lui ai baillée. »
Le sacrilège
gentilhomme ne fut que trop fidèle à son mandat. Il fit jeter au feu les corps
de saint Maur martyr, de saint Frogent, de saint Paul de Léon et de sainte
Tenestine, dont les précieux reliquaires furent transportés à la Tour-Neuve
d'Orléans, où le prince de Condé faisait battre monnaie (4).
La chasse de saint Benoît
eut le même sort. Ses reliques allaient également devenir la proie des flammes,
lorsque le prieur obtint par ses supplications de les conserver intactes.
Laissant
au ravisseur le métal de la grande capse, il
put emporter et déposer secrètement dans un des appartements du palais abbatial
le coffret en bois qui contenait les ossements sacrés du 'saint patriarche (1).
Grâce à l'inviolabilité de cet asile, ils furent protégés contre le fanatisme
des huguenots. Le 22 mai 1581, l'abbé commendataire Claude Sublet, après un
procès-verbal canonique, les transféra dans un reliquaire de bois doré(2).
Parmi les
nombreuses reliques laissées à son fils par le prétendant au trône du Portugal,
D. Antoine, en 1594, on remarque deux ossements de saint Benoît, provenant de
l'abbaye de Fleury, et une vertèbre de sainte Scholastique. extraite du trésor
du Mans (3).
En 1599 et en 1608,
reconnaissance canonique des reliques par Charles de la Saussaye, doyen du
chapitre d'Orléans (4).
Les religieux de
Fleury, heureux et fiers de leur dépôt, le gardaient avec un soin d'autant plus
jaloux, que sa conservation leur paraissait plus exceptionnelle et. plus
miraculeuse. En effet, de tous les corps saints dont s'honorait jadis l'Église
de France, celui de saint Benoît avait seul échappé à la fureur des hérétiques.
Aussi refusèrent-ils, en 1606, de s'en dépouiller, même en partie, en faveur
d'une communauté de religieuses bénédictines, malgré les instances que leur fit
à ce sujet le savant Gabriel de l'Aubépine, évêque d'Orléans.
Un peu plus tard
néanmoins, ils se montrèrent plus faciles, et ils accordèrent des reliques à
plusieurs monastères de l'Ordre de saint Benoît. Ainsi le 21 juin 1625,
l'abbesse de Notre-Dame d'Almenesche, au diocèse de Séez, obtint; une vertèbre,
à la condition de faire célébrer dans son monastère la fête de l'Illation. Le
17 octobre de la même année, un petit os fut accordé à Mme de Beauvilliers,
abbesse de Montmartre (5).
Sur la demande de
la reine-mère Marie de Médicis, le cardinal de Richelieu, abbé commendataire de
Fleury, fit ouvrir la chasse le 7 octobre 1627, en présence du notaire royal et
du bailli Philibert Le Ber,
199
qui dressèrent l'un et l'autre procès-verbal,
et le prieur en tira un os du bras de notable grandeur (1). Cette insigne
relique fut portée et offerte à la reine (2), au nom de la Congrégation de
Saint-Maur, par dom Bernard Jerandac, procureur de l'abbaye (3).
Cependant, les Bénédictins de la dite
Congrégation, qui venaient de prendre possession de l'abbaye (22 juin 1627),
gémissaient de voir les ossements de leur, saint patriarche renfermés dans un
reliquaire si peu digne de lui.
La divine
Providence leur permit bientôt de mettre un terme à cette situation.
Grâce à la générosité de Gaston d'Orléans (4),
frère deLouis XIII, à la libéralité de plusieurs gentilhommes et bourgeois et
aux dons offerts par soixante-quatorze monastères de France (5), deux chasses
furent fabriquées à Blois, par l'un des plus habiles orfèvres du temps, nommé
Poilly. La plus petite, en forme de chef, destinée à contenir le crâne et la
mâchoire inférieure (6) de saint Benoît, était d'argent doré et ciselé. La plus
grande, en argent massif plaqué d'or ciselé, avait trois pieds et demi en
hauteur et en longueur, et plus d'un pied et demi en largeur. C'était un
édicule orné de statuettes encastrées entre plusieurs colonnettes élégantes
(7).
La cérémonie de la
translation fut fixée au 2 et au 3 mai de l'année 1663, en la veille et au jour
de l'Ascension (8). Elle eut
200
lieu en présence du chapitre général de la
Congrégation de Saint-Maur, réuni, cette année-là, dans, l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire,
et sous la présidence de Jean d'Estrades, ancien évêque de, Condom et abbé
commendataire de Notre-Dame de Charlieu, qui, depuis quelques années, s'était
retiré dans la solitude du cloître à Fleury.
Dans le
procès-verbal dressé au nom de ce prélat, il est dit (1) qu'il remplissait cet
office dé président de la cérémonie de la translation, à la prière du Révérend
Père dom: Jean Harel, président du chapitre général de la Congrégation de
Saint-Maur, et du consentement 'de Monseigneur Aphonse d'Elbène, évêque
d'Orléans.
Le 2 mai, à deux
heures du soir, on enleva les ossements sacrés du reliquaire et de l'enveloppe
de soie où ils reposaient; on en retira le crâne et la mâchoire inférieure que
l'on transféra dans la petite châsse d'argent doré (2) préalablement bénite par
le susdit prélat, qui célébra ensuite pontificalement les premières vêpres de
l'Ascension.
Le lendemain, à
neuf heures du matin; en présenté des mêmes personnes, à savoir du président,
des définiteurs et des autres Pères du chapitre général, des moines de l'abbaye
et d'un grand nombre de prêtres et laïques des deux sexes, on enleva de nouveau
de l'ancienne châsse, qu'on avait religieusement fermée et transportée dans le
Jubé, tous les ossements qui restaient du corps de saint Benoît. On les fit
voir et vénérer à toutes les personnes présentes; puis on mit dans un
coffret en bois le suaire broché d'or contenant les saintes reliques, et l'on
renferma le tout dans la magnifique châsse préparée à cet effet. Après quoi on
porta le saint corps en procession à travers les rues de la, ville et les
jardins du monastère. En tête du cortège s'avançaient dix curés du voisinage
avec leurs clercs, leurs croix et leurs bannières ; tandis. qu'une foule
innombrable l'escortait ou le suivait.
Au retour; de la
procession Mgr d'Estrades célébra, pontificalement
201
une messe solennelle, et à deux heures du soir
les secondes vêpres, précédées d'un sermon prêché par un des membres du
chapitre général.
Le 6 mai, vers huit
heures du matin, le même prélat transféra dans un nouveau reliquaire les
quelques ossements des saints Maur, Frogent et Aigulphe martyrs, échappés à
l'incendie lors de la combustion générale de leurs corps vénérés sous l'abbé
apostat Odet de Châtillon.
Tel est, en
substance, le procès-verbal canonique de l'ex-évêque de Condom, qui est encore
conservé dans les archives de l'évêché d'Orléans et de la fabrique de Saint-Benoît-sur-Loire.
Malgré leur vif
désir de conserver désormais intact leur précieux trésor (1), les religieux de
Fleury ne purent répondre par un refus à toutes les sollicitations qui leur
furent faites. Ainsi, en 1689, le grand-duc de Toscane obtint une vertèbre
authentiquée solennellement par le notaire royal de la châtellenie, par le
prieur, les moines de l'abbaye et un certain nombre de notables du pays (2).
En 1725, nouveau
don de quelques ossements à l'abbaye du Bec, en Normandie, sur les instances de
Mgr Fleuriau d'Armenonville (3).
Le 9 novembre 1736
un os fut également concédé au roi de Pologne Stanislas pour l'abbaye de
Saint-Léopold en Russie (4); mais ce ne fut pas sans résistance. Dans le refus
qu'ils opposèrent à la première demande du pieux monarque, les religieux, après
avoir énuméré les principales donations des reliques de saint Benoît extraites
de leur précieux dépôt, alléguaient déjà un motif qui est malheureusement plus,
frappant aujourd'hui. « En continuant, disaient-ils, d'accorder ainsi ces
saintes reliques, il arriverait bientôt que l'on ne posséderait plus qu'une
trop faible portion du corps de saint Benoît pour dire avec vérité
202
que ce corps sacré repose dans l'église de ce
monastère de saint Benoist de Fleury. »
Cependant la dévotion des fidèles envers ces
restes vénérés ne discontinuait pas; et les annales de l'abbaye au XVIIIe
siècle, relatent un grand nombre de faits miraculeux arrivés pendant cette
époque pourtant si peu croyante.
Survint la
tourmente révolutionnaire. Les habitants de la petite ville de Fleury,
justement fiers de leur incomparable dépôt, s'en constituèrent eux-mêmes les
gardiens après la dispersion des religieux en 1792. Ils tolérèrent, il est
vrai, qu'on enlevât l'or et l'argent dans lesquels les reliques étaient
renfermées depuis 1663; mais ils ne souffrirent pas qu'on leur ravit la moindre
portion des ossements sacrés. Ce fait, si glorieux pour la municipalité de
Fleury, est peut-être unique en France. Il est constaté par un procès-verbal,
que nous croyons devoir rapporter en entier, à cause de son importance (1)
« Le deuxième
jour de janvier mil sept cent quatre-vingt-treize, en exécution d'une
commission à lui adressée par le citoyen evesque du département du Loiret, D.
A. Jarente (2), et contresignée par le citoyen Septier, vicaire épiscopal,
et d'une lettre du procureur syndic de Gien, en date du 22 décembre 1792,
signée Mauroux, moy Guillaume Jacques Gravet, curé de Sully, me suis transporté
aujourd'hui à Saint-Benoist et étant chez le citoyen Mauduison, curé de la
ville de Saint-Benoist, j'ai été averti de passer dans la sacristie du
ci-devant monastère des religieux bénédictins de la ville de Saint-Benoist; et
assisté du citoyen curé, ainsi que portait ma commission, j'y ai trouvé le
citoyen Nicolas Privé, membre du district de Gien et commissaire nommé par le
directoire du même district à l’effet de faire enlever l'argenterie des
châsses du ci-devant monastère pour l'envoyer à Gien, et plusieurs autres
citoyens qu'on m'a dit être les maires et officiers municipaux de la ville de
Saint-Benoist. Et aussitôt le citoyen Privé a ordonné, en sa qualité de
commissaire, au citoyen Leblave, orfèvre à Gien, et au citoyen Richard,
serrurier à Sully, appelés pour la même
203
cause, de détacher le buste de saint
Benoist, qui était en vermeil (1), de son soc, qui était en bois d'ébesne.
Il s'est trouvé dans la partie supérieure du chef une portion de crâne,
couverte d'un verre, qu'on m'a dit être de la tête de saint Benoist, et qui m'a
paru (tel) suivant l'inscription. Ensuite, on a ouvert le socle ou piédestal,
où j'ai vu un reliquaire d'argent bien fermé et resté intact, où il m'a paru au
travers du verre être la mâchoire inférieure qu'on m'a dit pareillement être de
saint Benoist, et suivant l'inscription. J’ai tiré moi-même la partie du
crâne qui était dans le chef et je l'ai mise dans le socle (2), que
j'ai fait arrêter et sceller avec des clous en présence de tous les assistants.
J'ay apposé sur la planche qui avait été ôtée et remise, une bande de galon blanc;
et j'ay mis aux deux bouts mon cachet portant un chiffre. »
Ici ledit
commissaire rapporte ce qu'il a fait à l'égard des autres reliques de saint
Placide, etc., conservées dans le même trésor de ladite église. « Ensuite,
continue-t-il, nous sommes passés dans le choeur de l'église ; et après qu'on
eut ouvert les portes d'un enfoncement, qui est derrière le maître-autel,
au-dessus du tabernacle, j'ay trouvé une châsse en vermeil doré (sic), de la
longueur de trois pieds en hauteur, qu'on a démontée et défaite par morceaux.
Cela fait, j'y ai trouvé un coffre de bois d'orme tout brut, et qui était fermé
de quatre serrures, deux au-dessus et une devant et l'autre par derrière. On
m'a dit que dans ce coffre étaient renfermées des reliques de saint Benoist,
sans aucune inscription, ainsi que tous les procès-verbaux qui attestaient
l'authenticité de toutes les reliques dont on a fait mention dans ce
procès-verbal. N'ayant pas voulu faire ouvrir la châsse et vérifier ces
faits (3), j'ai mis une bande de galon blanc sur chacune des serrures et
apposé mon cachet, et j'ai laissé ledit coffre dans la même place (4),
ainsi que tous les reliquaires désignés ci-dessus, qui sont restés dans la
sacristie de la paroisse de Saint-Benoist et à la garde du citoyen curé et des
citoyens maire et officiers municipaux de ladite ville: dont du tout j'ai
fait acte, le jour et an que
204
dessus et en ai laissé une tapie entre les
mains dit citoyen Mauduison, curé de Saint-Benoist, qui a signé avec
moy. »
Ainsi signé :
Gravet curé de Sully, commissaire. Mauduison, curé de Saint-Benoist.
Ainsi, non
seulement la municipalité de Fleury ne profana pas les restes vénérés de saint
Benoît, mais encore elle s'en constitua officiellement la gardienne
respectueuse et dévouée.
Les convulsions
politiques qui agitèrent la France de 1793 à 1801 ne permirent pas à l'autorité
ecclésiastique d'apposer sa sanction définitive à ce qui s'était fait en son
nom en 1793. Mais lorsque la paix religieuse fut affermie, Mgr Bernier, évêque
d'Orléans, se fit un devoir de parachever l'oeuvre du curé de Sully.
Celui-ci, dans une
lettre datée du 31 août 1805 (1), résumait fidèlement le résultat de la mission
qu'il avait remplie en 1793, et engageait 1s célèbre prélat à faire une
reconnaissance canonique des saintes reliques de l'église autrefois abbatiale,
aujourd'hui paroissiale de Saint-Benoît, l'assurant qu'il trouverait toutes
choses dans l'état où il les avait laissées.
Mgr Bernier
s'empressa de faire droit à la demande de l'ancien commissaire de son
prédécesseur; et, le 5 septembre suivant, il se rendit à Fleury, à l’effet,
dit-il, de vérifier l'authenticité et la conservation des reliques déposées
dans cette église de Saint-Benoît-sur-Loire. Il se fit assister dans cette
oeuvre importante par MM., Jacques Demandières, son vicaire général, chanoine
et grand archidiacre de l'église cathédrale, Joseph Clavelot, chanoine de
l'église cathédrale et archidiacre de Gien, Jacques Florent Patu, prêtre
chanoine de ladite cathédrale, Louis-Pierre Baron,curé desservant de la dite
paroisse de Saint-Benoît, François Maudui, son prêtre, ancien curé de la
même paroisse, Simon-Pierre Burdel, maire de ladite paroisse, Jean-Baptiste
Prochasson, adjoint de M. le maire, Jean-Louis Boujouant et Emery Bouard,
fabriciers de ladite église, et autres notables habitants de ladite paroisse,
et même de celles environnantes.
Son procès-verbal
constate qu'on lui présenta d'abord une grande châsse de bois couverte extérieurement
d'une étoffe de soie, et fermant dans la partie supérieure à deux clefs
(3).
205
C'était
manifestement celle qui vient d'être décrite par le curé de Sully.
Outre les nombreux documents signalés en
général par le curé-commissaire, et que le prélat énumère avec détails, la
caisse contenait trois boites distinctes, dans l'une desquelles étaient
renfermées des reliques de saint Benoît d'Aniane, de saint Barthélemy apôtre,
de saint Germain, évêque de Paris, de saint Marc, de saint Robert, abbé de
Molesme, de saint Léger martyr, évoque d'Autun, et de saint Brieuc, évêque en
Bretagne, à côté du voile de soie blanche dans lequel reposaient les restes
du saint patriarche des moines d'Occident.
Ces petites
reliques avaient sans doute été placées dans la caisse de saint Benoît par les
derniers moines de Fleury avant leur dispersion, dans le but de les soustraire
à la profanation.
Mgr Bernier fit
examiner les ossements du saint patriarche par M. Burdel, maire de Fleury, en
sa qualité de chirurgien et d'anatomiste. Mais la science du docteur n'était
pas très grande, car, à part quelques os faciles à déterminer, il rangea tous
les autres dans la catégorie des indéfinissables. Il est vrai qu'à cette époque
la science anatomique était peu avancée.
Quoi qu'il en soit,
l'évêque d'Orléans, après avoir extrait du dépôt, pour satisfaire sa piété
personnelle, trois fragments de côte (1) et une dent, enveloppa de
nouveau tous les ossements de Saint Benoît dans le même linge et sous la
même couverture en soie où il les avait trouvés, et il fixa le tout par un
ruban de soie rose en forme de croix, scellé de son sceau au milieu et aux deux
extrémités. Puis il déposa ces restes vénérés dans la boite de sapin de forme
carrée oblongue, à côté de la petite boîte (2) contenant les reliques de saint
Barthélemy et autres, comme avant la vérification. Cette boîte, fermée par un
ruban blanc muni de son sceau aux deux extrémités, fut déposée dans le grand
coffre aux
206
deux serrures, que l'on replaça derrière le
maître-autel (1). Le célèbre prélat retira ensuite le crâne de saint Benoît du
socle d'ébène, où l'avait déposé M. Gravet, à côté de la mâchoire inférieure du
même saint, pour le mettre, mais sous scellés, dans la chasse contenant
quelques petits ossements de saint Maur martyr, etc. C'est encore là qu'il se
trouve aujourd'hui.
La cérémonie se termina par la récitation du Te
Deum. Le lendemain, 6 septembre, le pontife chanta une messe solennelle en
l'honneur de saint Benoît, avec mémoire des autres saints dont il avait
également vérifié les reliques; et il ordonna que, le dimanche 22 septembre,
une fête solennelle serait célébrée avec octave, en mémoire de l'heureuse
conservation de ces saintes reliques pendant les derniers troubles de la,France
et en l'honneur des saints dont elles sont les restes précieux (2). Afin de
rendre cette solennité plus attrayante pour les fidèles, il obtint du cardinal
Caprara, légat a latere, une approbation de la vérification canonique
des saintes reliques et 100 jours d'indulgence pour ceux qui assisteraient à la
fête du 22 septembre. La lettre du cardinal est du 11 septembre 1805.
Bien que le
procès-verbal n'en fasse pas mention, il est certain que plusieurs ossements de
saint Benoît furent distribués à cette occasion (3).
Le 17 juillet 1835,
Mgr Jean Brumaud-de Beauregard, évêque d'Orléans, fut encore plus prodigue. Il
chargea M. Pierre-François Richard, chanoine de la cathédrale, secrétaire
général de l'évêché et son secrétaire particulier, d'ouvrir, en son nom, la
châsse de saint Benoît et d'en extraire seize ossements plus ou moins
insignes, destinés à être distribués aux monastères de la Congrégation de
la Trappe alors existant en France (4).
207
Le lendemain, 18 juillet, Mgr de Beauregard
lui-même fit scier la partie postérieure du cràne de saint Benoît, qu'il
voulait offrir aux Bénédictins récemment établis à Solesmes. Mais cette
précieuse relique nef ut réellement concédée à Mgr Bouvier, évêque du Mans,
chargé de la transmettre aux disciples du Révérendissime Père dora Guéranger,
que le 11 octobre 1838 (1).
Le 22 novembre 1852, nouvelle reconnaissance
des saintes reliques, faite au nom de Mgr Dupanloup par M. François Edmond
Desnoyers, vicaire général, official du diocèse et archidiacre de Gien, assisté
de M. Alexandre Rabotin, alors chanoine honoraire et secrétaire de l'évêché,
délégué, aussi bien que l'official, par l'évêque d'Orléans.
A cette occasion,
les dons furent plus nombreux que jamais. La plupart des maisons
ecclésiastiques ou religieuses de la ville d'Orléans et un certain nombre de
laïques reçurent des ossements plus ou moins considérables; le grand séminaire
d'Orléans, en particulier, fut gratifié de la moitié supérieure du radius
gauche mesurant 13 centimètres en longueur (2).. Le petit séminaire,
les Carmélites, l'association de la Sainte-Enfance, les Pères de la
Miséricorde, etc., eurent leur part à la distribution (3).
Le 8 août 1856, Mgr
Dupanloup, chargea M. le chanoine Rabotin, son secrétaire, d'aller porter aux
Bénédictins d'Einsiedeln, en Suisse, une côte extraite par lui du corps du
saint patriarche (4).
Mais ce fut surtout
envers les religieux Bénédictins de la Pierre-qui-Vive que l'évêque d'Orléans
se montra le plus généreux. Il leur donna, le 21 juillet 1865,1° la moitié
inférieure du radius droit ; 2° la partie inférieure du péroné gauche; 3°
l'angle antérieur de l'os molaire droit (5).
Cependant, le
procès-verbal de Mgr Dupanloup ayant soulevé des difficultés à Rome (6), Mgr
Coullié, son successeur, voulut y
208
faire droit, en provoquant une enquête
solennelle revôtue de toutes les formes canoniques qu'on peut désirer. Comme Sa
Grandeur m'a fait .l'honneur de~participer àcette vérification juridique, on
nous permettra d'en reproduire les principales circonstances, d'après le très
exact procès-verbal rédigé authentiquement et officiellement par M. le chanoine
Sejourné, chancelier de l'évêché, notaire ecclésiastique de la ville et du
diocèse d'Orléans, missionnaire apostolique et licencié en théologie.
Mgr Coullié, évêque
actuel d'Orléans, avait invité à la cérémonie Mgr François-Marie-Benjamin
Richard, archevèque de Larisse in partibus infid. et coadjuteur de Paris, les
révérendissimes Pères abbés de Solesmes et de Ligugé, M. le docteur Desormeaux,
chirurgien honoraire des hôpitaux de Paris, officier de la Légion d'honneur,
etc., l'une des sommités de la science anatomique de France, M. le docteur
Marie-Paul-Edmond Pilate, chirurgien-adjoint de l'Hôtel-Dieu d'Orléans, et
également fort habile anatomiste, M. le docteur Louis-Jacques-Jules Lorraine,
membre correspondant de la société anatomique de Paris, etc., M. le docteur
Jules-Auguste-Eugène Deville, de Saint-Benoît-surLoire, M. Benoît-Augustin
Mahy, médecin à Saint-Benoît-sur Loire, et Mgr Louis-Alexandre Rabotin,
protonotaire apostolique ad instar participantium, qui avait rédigé le
procès-verbal de 1852.
Le samedi 9 juillet
1881, les personnes sus-indiquées, moins le révérendissime abbé de Solesmes
retardé malgré lui, étaientarrivées à Saint-Benoît, autrement dit
Fleury-sur-Loire. Se réunirent à eux, comme témoins autorisés, M.
Jean-Baptiste-Théodore Luche, maire de Saint-Benoît-sur-Loire, conseiller
général du département et chevalier de la Légion d'honneur, M. Louis-Stanislas
Marchon, ancien notaire, adjoint au maire de Sain t-Benoît-sur-Loire, M.
Dominique-Jean-Antoine Reulet, chanoine titulaire de NotreDame de Paris,
secrétaire particulier de Son Eminence le Cardinal Guibert, archevêque de
Paris, etc., M. Aignan-Félix-Edmond Sejourné, déjà cité et chargé, en qualité
de notaire épiscopal, de veiller à la rédaction des notes nécessaires au
procès-verbal, M. Louis-Toussaint Tranchau, chanoine et archiprêtre de la
cathédrale d'Orléans, M. Jean-Louis-François Martin, chanoine honoraire
d'Orléans, aumônier des religieuses de la Visitatioti de la même ville et
ancien curé de Saint-Benoît-sur-Loire, M. BasileIsidore Gilbert, curé-doyen
d'Ouzouer-sur-Loire, [209] M. Timothée-Ferdinand Brettes, premier vicaire de
Clignancourt, en la banlieue de Paris, docteur en théologie, chanoine honoraire
d'Antioche, les RR. Pères D. Ignace Jean, D. Arthur Baudart et D. Joseph
Bouchard, religieux de la congrégation de la Pierre-Qui-Vire, et le R. P. D.
François Chamard, bénédictin de la congrégagation de France et doyen de
l'abbaye de Ligugé.
Nous ne pouvons entrer dans tous les détails
de la procédure énumérés dans le procès-verbal officiel. Il nous suffit de dire
que Mgr le protonotaire Rabotin compléta par des explications plus que
suffisantes lesdonnées du procès-verbal du 22 novembre 1852. Il attesta sur la
foi du serment, et M. le docteur Lorraine, qui, en 1852, avait présidé à
l'examen anatomique, confirma son témoignage, que les délégués de Mgr Dupanloup
avaient trouvé, à cette date, les reliques de saint Benott scellées du sceau de
Mgr de Beauregard, jadis évêque d'Orléans. M. le chanoine Martin, en qualité
d'ancien curé de Saint-Benoît-sur-Loire, affirma, également sur la foi du
serment, que chaque fois que les archidiacres de Gien, vicaires généraux de
l'évèque d'Orléans, avaient ouvert, par délégation spéciale, la chàsse de saint
Benoît, ils l'avaient trouvée scellée et l'avaient soigneusement munie du sceau
épiscopal.
Après ces
dépositions préalables, Mgr Coullié brisa les sceaux et MM. les docteurs
médecins prétèrent serment de s'acquitter de leur mission avec la plus
consciencieuse fidélité.
Or voici le
résultat de leur examen scientifique :
« Nous
soussignés, docteurs en médecine, convoqués à Saint Benoît-sur-Loire le samedi
9 juillet 1881, par Mgr l'évêque d'Orléans, pour procéder à la reconnaissance
des restes de saint Benoît, après la rupture des sceaux fermant les
reliquaires, avons fait les constatations suivantes :
« En premier lieu,
dans le grand reliquaire en bois fermé par « un couvercle à coulisse, se
trouvent les os ci-après désignés
« Dix-sept
fragments de côtes.
« Deux fémurs
entiers, le droit et le gauche, présentant l'un et l'autre du sommet du
grand trochanter au bord articulaire du condyle externe, 42 centimètres 5
millimètres, de la fossette du ligament rond jusqu'au bord inférieur du condyle
interne, 42 centimètres 5 millimètres ; de la même fossette à la partie la plus
saillante du grand trochanter, 10 centimètres; pour la circonférence de la
partie articulaire de la tète, 16 centimètres. [210]
« Le sacrum et
les deux os coxaux s'articulent exactement entre eux.
« Le sacrum
comprend les deux premières vertèbres sacrées et un fragment de la troisième;
les faces articulaires latérales sont presque intactes. Il se voit la première
paire des trous de conjugaison. La face antérieure mesure, transversalement
au-dessus des surfaces articulaires, 13 centimètres. Chaque os coxal mesure, de
l'épine iliaque antero-supérieure, au sommet de l'ischion, 18 centimètres 5
millimètres. Pour le diamètre de la cavité cotyloïde, 6 centimètres. Le trou
sous-pubien présente la conformation ovale caractéristique d'un bassin
appartenant à un sujet du sexe masculin.
« Neuf vertèbres
presque intactes, parmi lesquelles on distingue « l'axis avec la troisième et
la quatrième vertèbre cervicale, cinq vertèbres dorsales et une vertèbre
lombaire.
« Deux parties
d'omoplate : A. Partie supérieure externe de l'omoplate droite supportant
l'épine de l'omoplate presque dans son entier avec l'acromion, ainsi que la
cavité glénoïde surmontée de l'apophyse coracolde : le diamètre vertical de la
cavité glénoide mesure 4 centimètres, et son diamètre horizontal, 2 centimètres
5 millimètres. B. Une partie de l'angle inférieur de l'omoplate, longue de 5
centimètres.
« La seconde
pièce de l'os sternum, qui mesure en longueur 11 centimètres et en largeur
4 centimètres.
« Le métatarsien
du gros orteil du pied gauche, ayant 7 cent. de longueur.
« L'astragale
entier du pied droit, mesurant 6 cent. de longueur.
« Deux os
cuboïdes, égaux entre eux, le droit et le gauche : le premier cunéiforme du
pied gauche s'articulant avec le métatarsien signalé plus haut. Le deuxième et
le troisième cunéiforme du pied droit.
« Un fragment
diaphysaire du péroné, de 8 cent. 8 millim. de longueur.
« Une petite
portion du temporal, de 4 cent. de longueur, sur 3 cent. de largeur,
offrant sur sa face interne deux sillons de l'artère méningée moyenne.
« Un fragment de la
partie postérieure du maxillaire supérieur gauche, avec une grosse molaire.
(N. B. « Le
procès-verbal de 1852 indique sous le n° 12 par [211] simple erreur de
rédaction le mot dextram au lieu de sinistram, ainsi que
l'affirme M. le docteur Lorraine, présent à la reconnaissance faite à cette
époque (1).
« En second lieu,
dans un petit reliquaire en métal vitré, se trouve un maxillaire inférieur
dépourvu de dents et présentant toutes les alvéoles ouvertes, sauf celle de la
troisième molaire gauche, qui est obstruée, sans dépression ni amincement du
corps de l'os. Les deux condyles et le bord postérieur des deux branches
montantes sont détruites.
« Enfin, dans un
reliquaire contenant des os de diverses provenances se trouve une portion de
la voûte du crâne présentant une section faite par une scie (2), et dont
l'arc mesure 16 cent. 5 millim. La largeur de cette portion cranienne mesure 10
centimètres.
« Ces deux os,
quoique ne se trouvant pas dans le grand reliquaire, nous ont été présentés,
avec les pièces authentiques, comme appartenant à saint Benoît.
« Pour terminer une
reconnaissance des reliques de saint Benoît, il nous a été présenté deux autres
fragments d'os :
« La moitié
supérieure du radius gauche (3), mesurant 13 cent. de longueur; la
circonférence de l'extrémité articulaire est de 7 centimètres ;
« Un fragment de
côte, de 8 cent. de longueur (4).
« Les médecins
experts, observant que les os du bassin s'articulent exactement entre eux et
avec les deux fémurs, affirment que ces cinq os, constituant une partie
importante du squelette, appartiennent au même sujet.
« De plus, considérant
les proportions comparatives des autres os, leur état de conservation, leur structure,
ils pensent naturel d'admettre QU'ILS APPARTIENNENT TOUS A CE MÊME SUJET, doué
d'une taille au-dessus de la moyenne, décédé à un âge ayant dépassé la moitié
de la vie; et ils ne trouvent aucune raison à faire valoir en faveur d'une
opinion contraire. »
Pour qui connait la
réserve des médecins français, cette attestation sera considérée comme une
preuve physique de la plus haute portée à l'appui des démonstrations
historiques développées
212
plus haut en faveur de l'unité du corps
saint vénéré à Fleury sous le nom de saint Benoît. Or, comme d'autre part
la taille et l'âge concordent parfaitement, avec les données transmises sur ce
point par la tradition bénédictine, il s'ensuit que la science médicale
elle-môme, grâce au progrès de l'anatomie moderne, atteste à sa manière la
réalité et l'authenticité de la translation en France du corps entier du
saint fondateur du Mont-Cassin.
En effet, si,
malgré les dons multipliés, dans les siècles précédents et le nôtre, des
ossements importants extraits du précieux dépôt de Fleury, il reste encore une
portion si considérable du corps de saint Benoît, il faut nécessairement que le
dépôt primitif ait été composé du corps entier, ou à peu près, du saint
patriarche.
Toutes les
objections des Italiens se trouvent ainsi réduites à néant.
Il ne nous reste
plus qu'à laisser nos lecteurs juges du litige soulevé, depuis huit siècles,
entre le Mont-Cassin et Fleury.
On peut résumer en
deux mots le résultat de nos recherches et de nos travaux : du côté de Fleury,
possession solide, fondée. sur des monuments historiques de toute nature et
d'une authenticité incontestable; du côté du Mont-Cassin, aveu formel pendant
plusieurs siècles, suivi d'hésitations d'abord, de dénégations ensuite, mais
qui n'ont pour appui qu'un amas de pièces apocryphes, forgées à plaisir pour le
besoin de la cause, et à jamais condamnées par la critique historique.
Laissons à
l'impartiale histoire le soin de prononcer sa sentence définitive; elle ne peut
que nous être favorable, nous avons pour nous LA VÉRITÉ.
213
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TABLE DES MATIÈRES
PROLÉGOMÈNES . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . 1
CHAPITRE Ier.—LE MONT-CASSIN AVANT LA
TRANSLATION . . 12
CHAPITRE II.—LA TRANSLATION ET SON PREMIER
TÉMOIN…. 17
CHAPITRE III.—PAUL DIACRE ET LA DATE DE LA
TRANSLATION…29
CHAPITRE IV.—PAUL DIACRE ET LE VRAI SENS DE
SON TÉMOIGNAGE . .38
CHAPITRE V.—ADREVALD ET SA LÉGENDE DE LA
TRANSLATION … 49.
CHAPITRE VI.—LE TÉMOIGNAGE LITURGIQUE EN
GÉNÉRAL ET LES MANUSCRITS FRANÇAIS EN PARTICULIER. . . . . . . . . . . . . . .
. 58
CHAPITRE VII.—LES MANUSCRITS DE BRUXELLES, DE
SAINT-GALL ET D'EINSIEDELN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
CHAPITRE VIII.—LES MANUSCRITS DE LA BATIÈRE,
DE L'AUTRICHE, DE
LA HONGRIE ET DE LA POLOGNE . . . . . . . . . .
. . . . 80
CHAPITRE IX.—LES MANUSCRITS D'ITALIE ET
D'ANGLETERRE . . . . . 91
CHAPITRE X.—LA CROYANCE A LA TRANSLATION DU
CORPS DE SAINT BENOIT EN FRANCE DEPUIS LE IX* JUSQU'AU DÉBUT DU XIe SIÈCLE.
.100
CHAPITRE XI.—LA PÉRIODE DES HÉSITATIONS ET DES
DÉNÉGATIONS…113
CHAPITRE XII.—LA DÉCOUVERTE DU TOMBEAU DE
SAINT BENDIT EN 1066 (v. s.). . . . . . . . . . . .125
CHAPITRE XIII.—LE TOMBEAU EN 1454 ET LE
PROCÈS-VERBAL DE 1486…..138
CHAPITRE XIV.—LES RELIQUES DE SAINT BENOIT EN
1545, 1659 ET 1856, AU MONT-CASSIN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .147
CHAPITRE XV.—LES BULLES DE SAINT ZACHARIE ET
DE BENOIT VIII….152
CHAPITRE XVI.—LES BULLES D'ALEXANDRE II ET
D'URBAIN II ET LA SENTENCE DE PASCAL II …..171
CHAPITRE XVII.—LES RELIQUES DE SAINTE
SCHOLASTIQUE ET DE SAINT BENOIT AU MANS ET A FLEURY. . . . . . . . 183
214
Haut du document
ERRATA
Page 18, note 1, ligne 23, au lieu de tridunm,
lisez triduum.
Page 18, ligne 25, au lieu de quad
Paulus, lisez quod Paulus.
Page 18, ligne 46, au lieu de obstaculem,
lisez obstaculum.
Page 19, ligne 29, au lieu de cercueil
très pur, lisez linceul très pur.
Page 23, ligne 18, au lieu de au XIIe et au
XVIIIe, lisez au XVIIe et au XVIIIe.
Page 25, ligne 1, au lieu de labour,
lisez labeur.
Page 26, note 5, au lieu de Antiquités
France, lisez Antiquaires de France.
Page 28, ligne 18, au lieu de si l'on
croyait, lisez si l'on en croyait.
Page 29, mettez le signe de renvoi de la note
avant le mot Instruit.
Page 32, les deux dernières lignes de la note
1 doivent être placées entre là première et la deuxième ligne.
Page 33, ligne 15, au lieu d'opinions adversaires,
lire opinions adverses.
Page 34, note 1, ligne 5, au lieu de 638,
lisez 658.
Page 35, ligne 2, au lieu de n'avait pas
eu lieu, lisez n'a pas eu lieu.
Page 35 note 4, au lieu de Nat. praeviae,
lisez Not. praeviae.
Page 36, note 2, lignes 1 et 2, au lieu de cororis,
lisez corporis, et ligne 3, au lieu de an. 663, lisez an. 653.
Page 37, ligne 2, au lieu de Campagne,
lisez Campanie, et ligne 6, au lieu de Pau, lisez Paul.
Page 39, note 1, lignes 1 et 2, au lieu de transationi,
lisez translationi.
Page 47, ligne 26 : « Ce sont des os
de la bouche et des yeux ». Une étude plus approfondie nous oblige à
rétracter cette concession. Le Mont-Cassin n'a pas pu conserver ces parties de
la tête qui ont été transportées à Fleury. On peut tout au plus admettre que
quelque os sans importance de la tête furent restitués par l'abbé Medo en 753.
Pave 58, note 1, au lieu de saint Wandrégisile,
lisez saint Vandrille.
Page 71, dans le titre, au lieu de Einsiedlen,
lisez Einsiedeln; la même correction doit être faite deux fois à la page
79.
Page 79, ligne 7, du monastère de Nieder-Altaïch.
C'est une erreur dans laquelle j'ai été induit par mon très aimable et si
obligeant confrère le bibliothécaire d'Einsiedeln, qui me prie de la rectifier.
Page 81, ligne 24, au lieu de Paul Dacre,
lisez Paul Diacre.
Page 85, ligne 1, au lieu de comm,
lisez comme.
Page 89, note 4, ligne 2, au lieu de 1590,
lisez 1490.
Page 90, note 3, ligne 3, au lieu de 2134,
lisez 2934, et ligne 4, au lieu de 24 mars, lisez 21 mars
Pages 92, 93 et 97, au lieu de Georgi,
lisez Domenico Giorgi.
Page 96, ligne 27, au lieu de ricolarn,
lisez rilocarn.
Page 134, ligne 19, au lieu de treuvèrent,
lisez trouvèrent.
Page 134, note 1, ligne 3, au lieu de aperice,
lisez aperire, et ligne 12, au lieu de invenerunta, lisez invenerunt.
Page 138, note ligne 3, au lieu de recordita,
lisez recondita; ligne 19, au lieu de reperiend, lisez reperiendi;
ligne 21, au lieu de subitus, lisez subtus; ligne 37, au lieu de amoveunt,
lisez amoverunt; ligne 41, au lieu de urben, lisez urbem.
Page 139, note, ligne 48, au lieu de licct,
lisez licet; ligne 51, au lieu de constueri, lisez constitueri.
Page 143, ligne 20, au lieu de souffriront,
lisez souffrirent.
Page 152, dernière ligne, au lieu de : une de
saint Zacharie VIII, une autre de Benoît, lisez : une autre de
saint Zacharie, une autre de Benoît VIII.