Sermon pour la fête de Saint Benoît Abbé
Par Saint Odon de Cluny
Ms Orléans 323 (F1) p. 34 53
La solennité du bienheureux Benoît répand sa lumière par la grâce du Seigneur et,
comme toujours, elle augmente le sentiment de dévotion dans le cur des fidèles et
leur apporte une joie spirituelle. Cest à bon droit que les mêmes fidèles se
réjouissent de la mémoire dun tel Père afin que saccomplisse cette parole
prophétique : « Dites au juste quil est heureux » (Is. III, 10) et
encore : « La mémoire du juste est en bénédiction ». (Prov. X, 7). Il
apparaît en effet que la piété des chrétiens entourera un saint dune
vénération dautant plus grande quils auront reconnu quil est plus
honoré de Dieu. Cest pourquoi, par une sorte dinstinct divin, ils aiment ce
Père dune façon spéciale et célèbrent sa mémoire avec plus daffection.
Car ils nignorent pas que le Dieu Tout-Puissant la élevé merveilleusement au
rang des pères les plus grands de la sainte Eglise et la exalté de façon insigne
parmi les fondateurs de la sainte foi et les magistrats dun genre de vie céleste. A
la vérité, si le charisme du Saint-Esprit la orné par léclat des miracles
et par lexercice des vertus, cest pour quil apparaisse digne aux yeux du
monde de la multitude dun ordre si excellent. Cest pourquoi, chaque année,
lorsquarrivent cette solennité et les autres fêtes dédiées à ce nom si saint,
il y a tant de foules accourant à son saint tombeau avec tant de dévotion, tant de
spontanéité et de tant de lieux
Cest pourquoi tous confluent dans la
joie : non seulement les paysans, mais aussi le peuple de la ville et, en union
étroite avec eux, des gens de la noblesse, enfin des clercs illustres qui forment pour
ainsi dire une couronne de fleurs.
Comme si Dieu jugeait que cétait peu pour des dévots que les fidèles, une fois
par an seulement, célèbrent la solennité de ce Père, il accorde dautres motifs
qui permettent, par dautres solennités, daugmenter la joie des chrétiens. Il
existe beaucoup de documents relatant les miracles au sujet de la sainte translation et de
son ensevelissement, selon une disposition de la divine providence.[Note 123] Beaucoup se
souviennent de la translation du corps de Saint Benoît à Fleury et la plupart en ont
écrit le récit intégral. Voir la Bibliothèque de Fleury]. En ce lieu, de si nombreux
et de si grands miracles sont rapportés par écrit et sont accomplis sous les yeux, que
leur éclat pourrait ramener au respect même ceux qui sont éloignés. Bien que ces
miracles semblent tarir en ce temps proche de lAntéchrist car selon
lEcriture, « lindigence précède sa face » (Job XLI, 13)
cependant, par les mérites du saint, on peut encore obtenir la santé la plus
importante : celle de lâme. Ici comme ailleurs, cest lénormité
de nos péchés qui fait cesser les miracles divins : nous qui, après avoir reçu la
révélation de la grâce du Christ, sommes retournés en arrière. De notre Seigneur
Jésus-Christ lui-même, il est montré quà cause de laveuglement du peuple
infidèle, il ne put accomplir aucun miracle à Capharnaüm (Mt VI, 5). Nous ne sommes
donc pas dignes que ce père saint nous accorde sa faveur ou daigne nous consoler, lui qui
avait coutume de faire plaisir aux disciples quil agréait. Pour des gens comme
nous, le seul fait que nous puissions assister à sa solennité et nous réjouir de
lespérance de sa miséricorde, doit être considéré comme quelque chose de grand.
Et pour lui, ce nest pas une puissance ou une bonté moindre que sil
multipliait les miracles. Mais tandis que les signes cessent dans toute lEglise, il
est nécessaire que soient manifestés quels sont ceux qui sattachent à la foi
universelle en raison des miracles présents en vue de la béatitude future. Ou plutôt,
alors que le terrible jugement est déjà imminent, ce sont les séides de
lAntéchrist qui feront des signes pour tendre une embûche à ceux qui pèchent
volontairement, comme il est écrit (Ezéch. III, 20). Cependant les vrais miracles ne
manquent pas encore tout à fait, car, au sépulcre saint de ce Père, comme dans les
autres lieux où lon célèbre sa mémoire, nous nignorons pas quil
sen produit.
En fait, ceux qui cherchent des signes et qui pensent quun père saint, quel
quil soit, est puissant ou impuissant selon la rareté ou la multiplicité des
signes, ceux-là doivent prendre en considération ce reproche du Seigneur :
« Cette génération mauvaise et adultère recherche un signe » (I Cor. II,
22) et il ne tait pas quils sont « ennemis de Dieu » comme il le dit
ailleurs (Rom. I, 30). Hérode désirait voir un signe de lui (Luc XXIII, 8) mais il ne
fut même pas digne de recevoir une réponse de sa part. Par contre il a mis la foi du
centurion au-dessus de celle de tout Israël (Mt. VIII, 13) car il na pas douté
quune seule injonction serait suffisante pour la guérison de son serviteur. Pour
ceux qui exigent que ces signes leur soient donnés de lextérieur, leur tiédeur se
refroidit complètement lorsquils viennent à manquer. Que cette prérogative du
bienheureux Père nous suffise donc : lui qui brille dun tel éclat que les
rayons émanent de son sein sur les sujets les plus éloignés de la chrétienté. Et la
cohorte des moines répandus sur toute la terre nignorent pas ce fait sublime, eux
qui sattachent à cette sainte Institution de préférence à toutes les autres, à
tel point en effet que même dans les monastères où des Pères ont édicté fidèlement
et religieusement une norme de sainte vie, leurs sujets ont préféré celle-là. Ils
pensent à juste titre que Dieu a prédestiné celui-ci comme un autre Moïse, pour
établir les décrets de la loi monastique.
Il y en a dautres, comme cela a été dit, qui ont été des législateurs dans
cette même institution, mais il est dit à celui-ci comme à Moïse : « Je
tai connu par ton nom ». Il a brillé dans cette discipline céleste dun
éclat paisible. En effet, avant Moïse les cérémonies sacrificielles et les rites de
circoncision étaient déjà en vigueur et on en faisait un fréquent usage, néanmoins
elles furent établies de façon particulière par Moïse (Exod. XXXV, 12 ; Gen.
VIII, 20 ; Exod. XII, 3). De même donc, notre bienheureux législateur na pas
à subir de préjudice de la part des autres pères qui ont détaillé les devoirs
dune sainte règle, mais ils viennent plutôt en approbateurs pour confirmer ce
quil a établi,. Et ce nest pas sans raison quil est comparé à Moïse
lorsque lun et lautre accomplissent en grand nombre des choses merveilleuses
presque semblables.
Sils sont séparés par la majesté du mystère, car du temps de Moïse
« toutes choses arrivaient seulement en figure » (I Cor. X, 11), pour le reste
tu trouveras que notre saint aaccompli beaucoup de choses semblables faites comme sous
limpulsion dun même esprit. Et assurément ils ont ce privilège en commun
quils sont tous deux des législateurs. Celui-là a persuadé la foule gémissante
des Hébreux de sortir dEgypte, celui-ci a pour ainsi dire arraché à leurs
ténèbres natives des foules nombreuses du peuple racheté et les a introduit sous sa
conduite dans la terre des vivants. Celui-là a divisé la mer Rouge ; celui-ci,
après Pierre miracle inusité a fait courir son disciple sur
les eaux. Dans lun et lautre fait il est clair que la nature des choses est
contredite, mais voyons lequel des deux lemporte, ou plutôt si ce nest pas
équivalent davoir divisé les eaux et davoir couru sur elles à pied sec.
Celui-là, dans des terres brûlées, a tiré leau de la pierre pour un peuple
assoiffé (Nom. XX, 10) ; celui-ci, dune roche aride, a fait couler de
leau pour lusage des moines et aujourdhui, elle sécoule en
rivière. Celui-ci, par la verge de la loi a maté les murs brutales des Juifs
quil nomme « incrédules et rebelles » ; celui-ci soumet au joug
suave du Christ la troupe des moines obéissant volontairement au son de sa voix comme un
seul homme ; (puisquil parle) comme à un cur unique, il lappelle
« mon fils ».
Bien dautres choses pourraient être dites par lesquelles leur ressemblance
apparaîtrait clairement. Cest surtout la législation qui rend le bienheureux Père
comparable à Moïse. Mais la grandeur des miracles et des signes ne nous le montre pas
moins semblable à dautres hommes excellents. Ainsi nous la décrit ce
remarquable narrateur de sa vie je veux dire le pape Grégoire lui qui
lassimile à dautres personnages quil nomme explicitement, disant entre
autres choses : Dans leau produite de la pierre on reconnaît Moïse, dans le
fer ramené des profondeurs : Elisée ; dans la marche sur
leau : Pierre ; dans lobéissance du corbeau : Élie ;
dans les pleurs pour la mort de son ennemi, je vois et je nomme :David. Cet homme fut
rempli de lesprit de tous les justes. On ne saurait taire quil a été très
perspicace soit par le don de prophétie, soit pour discerner les pensées des hommes ou
connaître leurs secrets jugements. Mais surtout, parmi les multiples charismes
den-haut, il fut très éloquent : il a écrit la règle des moines avec une
parole lumineuse, brillant surtout par la « discrétion » (discernement) et
nos oreilles en sont toutes réjouies, en effet, cest une grande joie pour les
moines qui ont le goût de ce qui est sensé : la providence céleste leur donne un
chef et un précepteur si grand que le monde entier peut le reconnaître digne et capable
de promulguer la loi dun genre de vie céleste. Ils se réjouissent donc et, comme
sil allait devant eux, ils le suivent, fixant sur lui la fine pointe de leur esprit.
En militant sous sa conduite, ils espèrent être introduits dans le palais du roi des
cieux. Et comme ils ne présument rien de leurs propres mérites, ils ont confiance
dy être admis, grâce à lintercession de ce chef.
Ils regardent souvent vers cette lampe qui brille pour ainsi dire dans le
« stade » obscur de cette vie, et grâce à elle, ils voient où doit tendre
la marche de leurs uvres. Le bienheureux Benoît est donc une lumière, une lumière
dis-je, posée sur le chandelier, pour que brillant et éclairant ainsi que
la Vérité latteste de son précurseur elle resplendisse pour tous ceux qui
sont dans la maison (Matth. V, 13 ; Jn V, 35). Est-ce que celui-ci na pas
brûlé avec véhémence de lamour den-haut ? Est-ce que par la parole,
par les uvres autant que par la splendeur des signes, il na pas réfléchi
cette lumière ? Cest donc bien une lampe. Mais comment les légions de moines
appelleront-ils plus dignement leur précepteur, mieux leur maître ? Maître,
justement, de la même façon quÉlie est appelé maître dÉlisée, Que la
piété filiale lappelle donc affectueusement lampe. Mais, comme si cétait
trop peu, quil soit appelé aussi étoile. Et pas nimporte laquelle, mais
assez brillante pour éduquer des foules à la justice - comme dit David
pour de perpétuelles éternités. Quil soit appelé aussi soleil car il
brillera comme un soleil avec les justes, maintenant dans lÉglise, et plus tard
dans le royaume de leurs pères. Quon lappelle aussi ange car de sa bouche on
recherche la loi. Finalement, quils se réjouissent de voir combien il est
proprement appelé Béni (Benoît) lui que Dieu a béni à ce point de toute bénédiction
spirituelle et par qui tant de personnes posséderont la bénédiction en héritage.
Je déclare que pour ceux qui aiment ce père, il plaît que celui-ci soit appelé
dun tel vocable, car dans lhabitude chrétienne, on a coutume de
lappliquer surtout au nom divin. Qui en effet, parlant avec piété, ne dirait pas
« Benoît » ou « bénédiction » lorsquil a obtenu quelque
chose ? Dautre part, faire résonner ses louanges conviendrait de quelque
manière à des hommes qui, selon lapôtre, savent « quelle est
lespérance de lappel de Dieu. » (Ephés. I, 18) :
cest-à-dire ceux qui ont reconnu être non seulement appelés à la foi commune aux
autres chrétiens, mais encore à gravir un degré supérieur institué par ce père pour
ceux qui « nont pas reçu en vain cette grâce » mais ont reconnu ce qui
leur a été donné par Dieu (II Cor. VI, 1). Et ceux-là, parce quils ont un seul
cur et une seule âme, Dieu les appelle un seul peuple lorsquil
dit : « Ils mécoutent de leurs oreilles » Lui que nous avons
lordre de « louer dans ses saints » (Ps. XVII, 45 ; CL, 1). Mais
quels doivent être ceux qui le louent, lÉcriture ne le tait pas lorsquelle
dit : « Vous qui craignez le Seigneur louez-le » et de même :
« Ils loueront le Seigneur ceux qui le cherchent » (Ps. XXI, 24,25). Et
à linverse elle dit : « La louange nest pas belle dans la bouche
des pécheurs » (Eccl. XV, 9). Que penser de nous qui sommes pécheurs au-delà de
toute mesure et qui osons essayer de le louer ? Mais, espérant les richesses de la
divine bonté, nous avons cette audace en nous appuyant sur la miséricorde de ce très
indulgent « patron ».
En effet, la même Écriture qui dit : « Que le louent les cieux » ajoute
aussitôt « et la terre » (Ps. Ps LXVIII, 35), afin que les pécheurs ne
désespèrent pas. Car sa miséricorde se multiplie à ce point quil sauve son
seulement les hommes mais les bêtes. Donc nous aussi, quoiquindignes,
réjouissons-nous de louer ce père. Et bien que ce ne soit pas à nous douvrir la
bouche dans notre confusion, cependant que chacun de nous dise cette parole de
Moïse : « Je sais que tu es miséricordieux, Seigneur. » (Ps. XXXV, 8).
Attendant dans la crainte et lespérance que selon la coutume propre aux rois, les
coupables soient absous au jour anniversaire de ceux-ci, de même, que ce prince de Dieu,
à cause de la joie de sa sainte solennité, délie nos liens. Nous revient également en
mémoire ce fait que, parmi les dons précieux des fils dIsraël, certains ont
apporté des poils de chèvres (Ex. XXV, 4). Et puisque par ceci est désigné la
confession des péchés, offrons du moins ce présent. En vérité, si manquent
lor de la sagesse, largent dune parole de louange, les pierres
précieuses des diverses vertus, si fait défaut, enfin, la pourpre de la chasteté, du
moins offrons ces poils de chèvres, parce quils pourront plaire eux aussi,
accompagnés dune confession sincère. Sincère bien entendu, car celui qui prend
encore plaisir à pécher avec consentement, il est faux de dire quil se repente
vraiment du passé. Mais pour parler dune manière humaine, lorsque le père de
famille, après un temps dabsence, revient à la maison, toute la famille se
réjouit ; même les petits chiens sautent aussi et montrent quils se
réjouissent par un mouvement de leurs membres. Et nous aussi, bien quà bon droit
nous soyons comparés à des bêtes, cependant si en lhonneur de cette solennité
qui représente dune certaine manière le Seigneur, nous nous serons réjouis, nous
pourrons espérer des miettes de sa miséricorde comme les petits chiens sous la table. Et
cela, non à cause de nous, mais à cause de la bonté du roi évangélique qui a daigné
convier à son festin les aveugles et les boîteux (Lc XIV, 13). Il agit avec bonté
envers nous, ce même père de famille qui ne dédaigne pas de nous faire participer à
ses solennités. Ô combien y en a-t-il qui habitent dans les régions les plus reculées
au-delà des mers et qui se réjouiraient grandement si leur était donné la
possibilité, ne serait-ce quune fois, de se rendre à son saint tombeau !
Doù il nous faut considérer ce qui nous a été donné par Dieu. De peur que si
nous sentions moins de révérence en sa présence ou quavec un cur souillé
- ce quà Dieu ne plaise nous arrivions vides de tout bien devant lui
présence, il ne dise cette parole du prophète : « Mon âme nest pas
attachée à ce peuple » (Is. XV, 1) et de même : « Tu es proche de leur
bouche et loin de leurs reins » (Jer. XII, 2). Cest pourquoi, lorsquil
entrera comme le roi évangélique pour voir ceux qui célèbrent la fête et qui sont
attablés pour ainsi dire au festin, il ne faudrait pas que quelquun dentre
nous risque doffenser ses regards paternels par le vêtement du cur ou du
corps (en effet, comme il est rempli de lesprit de Dieu, rien dans les créatures de
Dieu ne peut lui échapper ». Il a dit lui-même : « Toute exaltation
sapparente à la superbe » ; par elle, on se rend abominable à Dieu au
plus haut point ; lÉcriture le dit (Dt XXII, 5). Rappelons-nous cependant que
pour apaiser le juge den-haut ou les autorités du ciel, le souvenir ou la
confession des péchés est dune singulière utilité selon cette phrase :
« Si tu as quelque chose, dis-le, afin dêtre justifié » (Is. XLIII,
26). « Mon iniquité dit-il moi je la connais ». Et cest
pourquoi il demande avec une quasi-assurance : « Détourne ta face de mes
péchés » (Ps. L. 11). Mais celui qui veut voir quelle est la « face »
de son mérite, il faut quil regarde dans ce miroir, cest-à-dire quil
pèse avec soin les actes de ce bienheureux confesseur. En inspectant ses actions, autant
que notre petitesse le peut, nous pourrons voir dans quel abîme nous sommes, ou bien,
combien lui-même est sublime. Cest pourquoi, de tout pénitent, il est écrit .
« Quil regarde les hommes cest-à-dire les saints et
quil dise jai péché. » (Job, XXXIII, 27). Parce que, autant il
considère leur beauté, autant il se voit déformé. Lutilité que lon tire
de cette confession, cela est signalé dans le même endroit lorsquil est dit :
« Libérons-le de la superbe et de ce quil commis afin quil
naille pas à la perdition .» (Ibid. 17) . Mais puisque lEcriture
ordonne : « Le jour du Seigneur est saint, ne soyez pas tristes » (II
Esdr. VIII, 10), laissons tomber tout ce qui est triste en nous ou de nous, et comme si
lépoux était avec nous aujourdhui, osons nous réjouir. Offrant pour ainsi
dire le présent de notre confession aux pieds de sa paternelle bonté, relevons-nous pour
le louer et ladmirer de toute notre force. Les louanges, on les clamera dune
voix dautant plus haute quon laimera plus ardemment ou quon
scrutera sa vie avec plus de soin, elle qui, depuis le début, est digne de toute
admiration. En effet, comme il est magnifique, ce fait quayant abandonné les
richesses paternelles, il ait pris le Saint-Esprit, pour ainsi dire, comme domicile dans
sa sainte petite poitrine, lui qui, avec une âme déjà grande, a osé affronter la vaste
solitude du désert. Et cela, Martin lui-même, si admiré du monde entier, ne la
pas fait, daprès ce quon rapporte de lui. Et parce quil a
« porté le joug » non seulement « depuis ladolescence »
mais depuis lenfance (Lament. III, 25), comme Jérémie le dit ensuite :
« Il sest assis solitaire » dans le céleste capitole. Et il est clair
que ce nest pas sans un dessein providentiel de Dieu quil a expérimenté en
lui-même laiguillon si fort de la tentation. En effet, de même que Pierre, le chef
des bons, a dabord été révélé à lui-même avant dêtre mis à la tête
du troupeau de Dieu, de même pour celui-ci qui devait être miséricordieux envers ceux
qui lui sont soumis. Cependant il a vaincu fortement dès le principe la violence de
lattaque à tel point quensuite, il nen a plus rien ressenti. Avec
quelle soumission et quelle netteté on doit préférer le bien commun au bien privé, ce
maître de discipline spirituelle le montre par ses actes. Car à peine eut-il gagné
cette chère solitude quil la quitta en se vainquant lui-même pour satisfaire aux
vux des suppliants. Mais comme ses actions saintes et admirables sont notoires, nous
nen parlerons pas pour le moment. Cependant, pour son honneur, mentionnons que ce
nest pas nimporte quel autre maître de lÉglise qui a relaté la
vie dun tel père mais linsigne et très éloquent pape Grégoire :
tout ce quil a écrit brille comme de lor.
Par une disposition divine, cet excellent législateur a été mis en évidence par Dieu
de différentes façons, ce qui assure le plus son autorité étant le fait que le
souverain pontife du siège apostolique a écrit sa vie. Et cette vie grâce au
« Dialogue » de ce pape sera connue de beaucoup, et pas seulement chez les
latins mais aussi chez les grecs. Et quon nomette pas ceci qui doit être pour
nous un grand sujet de joie : le bon plaisir divin nous a donné quune telle
splendeur soit venue dans notre région du couchant. Et ce nest pas sans raison,
nous le croyons, que se soit produit ceci :que le disciple aimé de façon unique, je
veux dire le bienheureux Maur, se soit dirigé de son vivant vers cet endroit et
quil ait voulu finalement sy établir. Et puisque cet esprit sanctifié fut à
ce point dilaté quil voyait le monde entier ensemble, peut-être a-t-il choisi ce
lieu spécialement par quelque intention secrète. Quiconque aura vu combien ce lieu est
désirable pour toujours et pour tant de monde ne refusera pas dadmettre en quelle
haute estime on doit le tenir et avec quelle révérence il doit être honoré. On a
coutume dévaluer le poids dune accusation non seulement en fonction du degré
dintelligence de linculpé et des circonstances, mais aussi du lieu : par
conséquent, la voix divine adresse un plus grand reproche lorsquelle porte plainte
contre limpie en disant. « Dans la terre des saints il a agi iniquement et il
ne verra pas la gloire du Seigneur » (Is. XXVI, 10) et de même : « Mon
bien-aimé a fait le mal dans ma maison. » (Jérém. XI, 15). Par ailleurs, celui
que la présence dun tel père nincline pas à la révérence semble
participer à lesprit de Judas. Lui dont ni la vue, ni les paroles ni le partage de
la table du seigneur en personne nont ramolli la dureté. Examinons donc ce qui nous
a été donné par Dieu et ne recevons pas en vains la grâce offerte. Quun tel
éclat illumine la cécité de notre esprit, quune telle bonté amollisse notre
dureté. Quune médecine si puissante guérisse nos blessures. Si, encore petit
enfant, il a réparé le crible au point que la cassure ne soit même plus visible, nous
qui par grâce sommes appelés des vases dhonneur dans la maison de Dieu, vu que
nous souffrons de nombreuses fractures dues à nos péchés, nous pourrons être réparés
par le même médecin qui est déjà associé à son roi. Si la noirceur des crimes a
altéré notre couleur, ne soyons pas comme les Éthiopiens qui ne changent pas de peau,
mais, en ayant recours à sa mains secourable, demandons-lui, comme le corbeau, une
bouchée de miséricorde. Si à bon droit nous sommes comptés parmi les individus
injurieux, demandons-lui cette affection qui le fit pleurer pour celui qui le haïssait.
Et, malgré leur indignité, il naura pas daversion pour ceux qui le
supplient lui qui se lamentait pour celui qui persévérait dans la malice.
Réjouissons-nous donc et à légard de notre maître, manifestons nos sentiments
damour avec toute la force dont nous sommes capables. En effet de nombreux péchés
ont été remis à Marie parce quelle a beaucoup aimé (Luc VII, 47).
Finalement, chacun doit désirer « ajouter aux louanges » de ce prince de Dieu
selon lexpression du psalmiste, mais sil est en notre pouvoir de manifester
notre affection, jamais nous ne serons capables daccomplir à la perfection une
telle tâche. Cest pourquoi, ce nest pas seulement une voix, une seule
assemblée, ni une seule ville ou province qui proclame ses louanges, mais partout où
lÉvangile est répandu, la louange de Benoît est célébrée par les tribus, par
les nations, par les langues. Si « un peuple nombreux assure la notoriété
dun roi » comme le dit Salomon (Prov. XIV, 28), quelle sera
pensons-nous la notoriété de ce roi suivi dune armée de moines si
nombreuse ? Quel roi ou quel empereur a jamais commandé en tant de parties du monde
ou a enrôlé des légions originaires de nations si diverses, en dispose de si nombreuses
engagées librement par serment dans la milice du Christ, de tout sexe et âge ? Ils
regardent vers lui comme sil était présent et en suivant létendard de son
institution, ils brisent virilement les lignes diaboliques. Cette parole prophétique leur
convient : « Tes yeux verront celui qui tinstruit » (Is. XXX, 20).
Enfin cest une opinion digne de foi que chacun des saints se lèvera avec ceux-ci
lors de la régénération que le Seigneur nous a acquise. Lors donc que tous ceux qui ont
suivi cette institution seront convoqués en un seul lieu, quel signe pour
lapostolat de Benoît constituera cette nombreuse armée ? Quel frémissement
de joie pour celui qui aura pu se mêler à ces cohortes ! Que tous maintenant
dirigent le regard de leur cur vers lui, proches par le lieu ou par
laffection. Il sest fait tout à tous. Dans son enfance, les enfants trouvent
un modèle : quils le suivent ! Afin que, ayant été offerts à Dieu à
linstar dIsaac, ils se gardent de laisser fermenter leurs prémices. Et
ensuite, dans la succession des années, quils soient parfaits en bon sens afin que,
nourris par sa paternelle bonté, ils ne dégénèrent pas. De peur que sils tombent
dun degré si excellent, leur chute ne soit dautant plus lourde. Mais nous
aussi qui avons failli, quelque nous soyons, ne nous décourageons nullement
despérer dans sa clémence, parce que, de son vivant et après son décès, il a
ressuscité des morts, réparé ce qui était brisé, soigné ce qui était désespéré.
Et quoique nous nayons pas fait sa volonté, invoquons-le comme notre maître et que
nos yeux soient toujours fixés sur ses mains jusquà ce que lui-même se tourne
vers nous et aie pitié de nous. Que Benoît soit toujours dans notre cur, Benoît
à la bouche, Benoît dans nos actes afin que (pour emprunter le langage de
lapôtre) sil y a quelque vertu, quelque louange de conduite, que nous voyons
en lui, que nous entendons de lui ou par lui : nous suivions cela afin quil
soit avec nous. Dieu de paix par lui, pour les siècles des siècles ! Amen.
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