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MÉDITATIONS
SUR L'ÉVANGILE.
SERMON DE NOTRE-SEIGNEUR SUR LA MONTAGNE.
PREMIÈRE JOURNÉE. Abrégé du sermon. La félicité éternelle proposée sous divers
noms dans les huit béatitudes. Matth., V, 1, 12.
IIe JOURNÉE. Première béatitude : être pauvres d'esprit. Matth., V, 3.
IIIe JOURNÉE. Seconde béatitude : être doux. Matth., V, 4.
IVe JOURNÉE. Troisième béatitude : être dans les pleurs. Matth., V, 5.
Ve JOURNÉE. Quatrième béatitude : avoir faim et soif de la justice. Matth., V,
6.
VIe JOURNÉE. Cinquième béatitude : être miséricordieux. Matth., V, 7.
VIIe JOURNÉE. Sixième béatitude : avoir le coeur pur. Matth., V, 8.
VIIIe JOURNÉE. Septième béatitude : être pacifiques. Matth., V, 9.
IXe JOURNÉE. Huitième et dernière béatitude : souffrir pour la justice. Matth.,
V, 10.
Xe JOURNÉE. Vrai caractère du chrétien dans les huit béatitudes avec les
caractères opposés. Matth., V, 3, 12; Luc, VI, 20, 27.
XIe JOURNÉE. Quatre caractères du chrétien. Matth., V, 13, 20.
XIIe JOURNÉE. Excellence de la justice chrétienne au-dessus de celle des païens
et des Juifs. Matth., V, 20, 47.
XIIIe JOURNÉE. Haine, colère, "parole injurieuse : quelle en est la punition.
Matth., V, 21, 22.
XIVe JOURNÉE. Réconciliation. Matth., V, 23, 26.
XVe JOURNÉE. Délicatesse de la chasteté : s'arracher l'œil : se couper la main
indissolubilité du mariage. Matth., V, 27, 32.
XVIe JOURNÉE. Ne jurer point : simplicité chrétienne. Matth., V, 33, 37.
XVIIe JOURNÉE. Charité fraternelle : étendue de la perfection chrétienne.
Matth., V, 38, 43.
XVIIIe JOURNÉE. Etendue de la perfection chrétienne. Matth., V, 40-48.
XIXe JOURNÉE. Rechutes. Luc, XI, 21, 26; S. Paul., Hebr., VI, 4, 9; II Petr.,
II, 20-22.
XXe JOURNÉE. Vaine gloire dans les bonnes œuvres. Matth., VI, I, 4.
XXIe JOURNÉE. Prière et présence de Dieu dans le secret. Matth., VI, 5-8.
XXIIe JOURNÉE. Oraison Dominicale : Notre Père. Matth., VI, 9.
XXIIIe JOURNÉE. Notre Père, qui êtes aux cieux. Matth. VI, 9.
XXIVe JOURNÉE. Votre nom soit sanctifié. Matth., VI, 9, 10.
XXVe JOURNÉE. Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour. Matth., VI,
11.
XXVIe JOURNÉE. Pardonnez-nous comme nous pardonnons. Matth., VI, 12, 14, 15.
XXVIIe JOURNÉE. Ne nous induisez point en tentation : mais délivrez-nous du
mal. Matth., VI, 13.
XXVIIIe JOURNÉE. Du jeune. Matth., VI, 46-18.
XXIXe JOURNÉE. Trésor dans le ciel : œil simple : impossibilité de servir deux
maîtres. Matth., VI, 10, 20, 24.
XXXe JOURNÉE. Ne se point inquiéter pour cette vie : se confier en la
Providence. Matth., VI, 25, 26 et suiv.
XXXIe JOURNÉE. Ne ressembler pas les païens. Matth., VI,32.
XXXIIe JOURNÉE. Chercher Dieu et sa justice, et comment. Matth., VI,33, 34.
XXXIIIe JOURNÉE. Encore de l'avarice et des richesses. Ne mettre pas sa
confiance en ce qu'on possède. Luc, XII, 15, 16 et suiv.
XXXIVe JOURNÉE. Considérer ce que Dieu fait pour le commun des plantes et des
animaux : se regarder comme son troupeau favori. Luc., XII, 22, 24, 29 et suiv.
XXXVe JOURNÉE. Le même sujet. Se garder de toute avarice. Luc, XII, 15, 21.
XXXVIe JOURNÉE. Ne point juger. Matth., VII, 1, 2 et suiv.
XXXVIIe JOURNÉE. Voir les moindres fautes d'autrui, et ne voir pas en soi les
plus grandes. Matth., VII, 3, 4, 5.
XXXVIIIe JOURNÉE. La chose sainte : discernement dans la prédication de
l'Evangile. Matth., VII, 6.
XXXIXe JOURNÉE. Prier avec foi : demander : chercher : frapper. Matth., VII, 7.
XLe JOURNÉE. Persévérance et humilité dans la prière. Matth., VII, 7, 8; Luc,
XI, 5, 6 et seq.
XLIe JOURNÉE. Prière perpétuelle. Luc, XVIII, 1, 8.
XLIIe JOURNÉE. Importuner Dieu par des cris vifs et redoublés. Luc, XVIII, 4,
5, 7.
XLIIIe JOURNÉE. Motifs d'espérance dans la prière. Matth., VII, 11.
XLIVe JOURNÉE. Demander par Jésus-Christ. Qualités d'une parfaite prière.
Joan., XVI, 23, 37.
XLVe JOURNÉE. Abrégé de la morale chrétienne, et à quoi elle se termine.
Matth., VII, 12, 20.
XLVIe JOURNÉE. En quoi consiste la vraie vertu. Matth., VII, 21.
XLVIIe JOURNÉE. Admirables effets et invincible puissance de la doctrine de
Jésus-Christ. Matth., VII, 28, 29.
Matth., chap. V, VI, VII.
Tout le but de l'homme est
d'être heureux. Jésus-Christ n'est venu que pour nous en donner le moyen. Mettre
le bonheur où il faut, c'est la source de tout le bien; et la source de tout
mal, est de le mettre où il ne faut pas. Disons donc : Je veux être heureux.
Voyons comment : voyons la fin où consiste le bonheur : voyons les moyens pour y
parvenir.
La fin est à chacune des huit
béatitudes ; car c'est partout la félicité éternelle sous divers noms. A la
première béatitude, comme royaume. A la seconde, comme la terre promise. A la
troisième, comme la véritable et parfaite consolation. A la quatrième, comme le
rassasiement de tous nos désirs. A la cinquième, comme la dernière miséricorde
qui ôtera tous les maux, et donnera tous les biens. A la sixième, sous son
propre nom, qui est la vue de Dieu. A la septième, comme la perfection de notre
adoption. A la huitième, encore une fois, comme le royaume des cieux. Voilà donc
la fin partout ; mais comme il y a plusieurs moyens, chaque béatitude en propose
un; et tous ensemble rendent l'homme heureux.
2
Si le sermon sur la montagne est
l'abrégé de toute la doctrine chrétienne, les huit béatitudes sont l'abrégé de
tout le sermon sur la montagne.
Si Jésus-Christ nous apprend que
notre justice doit surpasser celle des scribes et des pharisiens, cela est
compris dans cette parole : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la
justice. Car s'ils la désirent comme leur véritable nourriture, s'ils en
sont véritablement affamés, avec quelle abondance la recevront-ils, puisqu'elle
se présente de tous côtés pour nous remplir ? Alors aussi nous garderons
jusqu'aux moindres des préceptes, comme des hommes affamés qui ne laissent rien
et pas même, pour ainsi parler, une miette de leur pain.
Si l'on vous recommande de ne
pas maltraiter votre prochain de parole, c'est un effet de la douceur et de cet
esprit pacifique à qui est promis le royaume et la qualité d'enfant de Dieu.
Vous ne regarderez pas une femme
avec un mauvais désir : Bienheureux ceux qui ont le cœur pur : et vous
l'aurez parfaitement pur, lorsque vous l'aurez purifié de tous les désirs
sensuels.
Ceux-là sont heureux, qui passent leur vie plutôt dans le
deuil et dans une tristesse salutaire, que dans les plaisirs qui les enivrent.
« Ne jurez point; dites : Cela
est, cela n'est pas. » C'est encore un effet de la douceur : qui est doux est
humble : il n'est point trop attaché à son sens, ce qui rend l'homme trop
affirmatif : il dit simplement ce qu'il pense, en esprit de sincérité et de
douceur.
On pardonne aisément toutes les
injures, si l'on est rempli de cet esprit de miséricorde, qui nous attire une
miséricorde bien plus abondante.
On ne résiste pas à la violence,
on se laisse même engager à plus qu'on n'a promis, parce qu'on est doux et
pacifique.
On aime ses amis et ses ennemis,
non-seulement à cause qu'on est doux, miséricordieux, pacifique ; mais encore
parce qu'on est affamé de la justice, et qu'on la veut faire abonder en
soi-même, plus qu'elle n'est dans les pharisiens et dans les gentils.
3
Cette faim qu'on a pour la
justice, fait aussi qu'on la veut avoir pour le besoin, et non pour
l'ostentation.
On aime le jeune, quand on
trouve sa principale nourriture dans la vérité et dans la justice.
Par le jeune, on a le cœur pur
et on se purifie des désirs des sens.
On a le cœur pur, quand on
réserve aux yeux de Dieu ce qu'on fait de bien : qu'on se contente d'être vu de
lui ; et qu'on ne fait-pas servir la vertu comme d'un fard pour tromper le
monde, et s'attirer les regards et l'amour de la créature.
Quand on a le cœur pur, on a
l'œil lumineux et l'intention droite.
On évite l'avarice et la
recherche des biens, quand on est vraiment pauvre d'esprit.
On ne juge pas, quand on est
doux et pacifique, parce que cette douceur bannit l'orgueil.
La pureté de cœur fait qu'on se
rend digne de l'Eucharistie, et qu'on ne prend pas comme un chien ce pain
céleste.
On prie, on demande, on frappe,
quand on a faim et soif de la justice : on demande à Dieu les vrais biens et on
les attend de lui, quand on n'aspire qu'à son royaume et à la terre des vivants.
On entre volontiers par la porte
étroite, quand on s'estime heureux dans la pauvreté, dans les pleurs, dans les
afflictions qu'on souffre pour la justice.
Quand on a faim de la justice,
on ne se contente pas de dire de bouche : « Seigneur, Seigneur, » et on se
nourrit au dedans de sa vérité.
Alors on bâtit sur le roc, et on trouve le solide pour
affermir dessus tout son édifice.
Les béatitudes sont donc
l'abrégé de tout le sermon : mais un abrégé agréable, parce que la récompense
est jointe au précepte ; le royaume des cieux, sous plusieurs noms admirables, à
la justice ; la félicité, à la pratique.
4
Pour venir au détail,
Jésus-Christ commence en cette sorte : « Bienheureux sont les pauvres d'esprit :
» c'est-à-dire non-seulement ces pauvres volontaires, qui ont tout quitté pour
le suivre, et à qui il a promis le centuple dans cette vie et dans la vie future
la vie éternelle ; mais encore tous ceux qui ont l'esprit détaché des biens de
la terre ; ceux qui sont effectivement dans la pauvreté sans murmure et sans
impatience; qui n'ont pas l'esprit des richesses, le faste, l'orgueil,
l'injustice, l'avidité insatiable de tout tirer à soi. La félicité éternelle
leur appartient sous le titre majestueux de royaume. Parce que le mal de la
pauvreté sur la terre, c'est de rendre méprisable, faible, impuissant, la
félicité leur est donnée comme un remède à cette bassesse, sous le titre le plus
auguste, qui est celui de royaume.
A ce mot : Bienheureux,
le cœur se dilate et se remplit de joie. Il se resserre à celui de la pauvreté ;
mais il se dilate de nouveau à celui de royaume, et de royaume des cieux. Car
que ne voudrait-on pas souffrir pour un royaume, et encore pour un royaume dans
le ciel : un royaume avec Dieu, et inséparable du sien, éternel, spirituel,
abondant en tout, d'où tout malheur est banni ?
O Seigneur, je vous donne tout :
j'abandonne tout pour avoir part à ce royaume ! Puis-je être assez dépouillé de
tout pour une telle espérance ! Je me dépouille de cœur et en esprit : et quand
il vous plaira de me dépouiller en effet, je m'y soumets.
C'est à quoi sont obligés tous
les chrétiens. Mais l'humble religieuse se réjouit d'être actuellement
dessaisie, dépouillée, morte aux biens du monde, incapable de les posséder.
Heureux dépouillement, qui donne Dieu !
5
« Bienheureux ceux qui sont
doux. Apprenez de moi que je suis doux (1) : » sans aigreur, sans enflure, sans
dédain, sans prendre avantage sur personne, sans insulter au malheureux, sans
même choquer le superbe; mais tâchant de le gagner par douceur : doux même à
ceux qui sont aigres : n'opposant point l'humeur à l'humeur, la violence à la
violence : mais corrigeant les excès d'autrui par des paroles vraiment douces.
Il y a de feintes douceurs, des
douceurs dédaigneuses, pleines d'une fierté cachée : ostentation et affectation
de douceur, plus désobligeante, plus insultante que l'aigreur déclarée.
Mais considérons la douceur de
Jésus-Christ, dont le Saint-Esprit parle ainsi dans Isaïe : Mon fils, « mon
serviteur que j'ai élu, mon bien-aimé où j'ai mis ma complaisance : je mettrai
en lui mon esprit, et il annoncera la justice aux nations. Il ne sera point
contentieux : il ne criera point : et on n'entendra point sa voix dans les
places publiques : il ne brisera pas le roseau cassé, et n'éteindra pas la mèche
qui fume encore (2). » C'est ce qu'Isaïe en a vu en esprit ; c'est ce que saint
Matthieu a trouvé si beau, si remarquable, si digne de Jésus-Christ, qu'il prend
soin de le relever (3).
Il est doux envers les plus
faibles : quoiqu'un roseau déjà faible soit rendu encore plus faible en le
brisant, loin de prendre aucun avantage sur cette faiblesse, il se détournera
pour ne pas appuyer le pied dessus. Faites-en autant à votre prochain infirme.
Loin de chercher l'occasion de lui nuire, prenez garde que par mégarde, et comme
en passant, vous ne marchiez sur lui et n'acheviez de le rompre. Mais quel est
ce prochain infirme, si ce n'est le prochain en colère et le prochain qui
s'emporte ? Il est brisé par sa
1 Matth., XI, 29. — 2 Isa., XLII, 1-3. — 3
Matth., XII, 18-20.
6
propre colère, et ce faible roseau s'est cassé en frappant
; n'achevez pas de le rompre en le foulant encore aux pieds. C'est encore ce que
veut dire « la mèche fumante. » Elle brûle ; c'est la colère dans le cœur : elle
fume; c'est quelque injure, que le prochain irrité profère contre vous.
Gardez-vous bien de l'éteindre avec violence. Ecoutez ce que dit saint Paul : «
Ne vous vengez point, ne vous défendez point, mes bien-aimés; mais donnez lieu à
la colère. (1) » Laissez-la fumer un peu, et s'éteindre comme toute seule. Si
elle fume, c'est qu'elle s'éteint: ne l'éteignez pas avec force : mais laissez
cette fumée s'exhaler et se perdre inutilement au milieu de l'air, sans vous
blesser ni vous atteindre.
C'est ce que fait le Sauveur,
lorsqu'il souffre tant d'injures sans s'aigrir. « Vous êtes possédé du malin
esprit, » lui dit-on. « Qui est-ce qui songe à vous faire mourir (2) ? » Et il
répond sans s'émouvoir : « Je ne suis point possédé du malin esprit; mais je
rends honneur à mon Père, et vous, vous me déshonorez (3). » Et encore en un
autre endroit, lorsqu'on lui fait le même reproche : « Vous vous fâchez contre
moi, parce que j'ai fait un miracle le jour du sabbat, pour guérir un homme (4).
» Vous le voyez; il n'éteint pas la mèche fumante, mais il la laisse s'évaporer,
pour voir si ces malheureux lassés d'accabler d'injures un homme si humble et si
doux, ne reviendront point en leur bon sens.
Telle a été en général la
conduite du Fils de Dieu ; en particulier dans sa passion. « Quand on le maudit,
il ne maudit pas : quand on le frappe, il ne se plaint pas (5). »
« Si j'ai mal parlé, » dit-il à
celui qui lui donnait un soufflet, « faites-le-moi connaître : si j'ai bien dit,
pourquoi me frappez-vous (6)? » Il lui appartient de dire : « Apprenez de moi
que je suis doux (7). » Il est comparé à un agneau, le plus doux des animaux,
qui se laisse non-seulement « tondre, » mais encore « mener à la boucherie sans
se plaindre (8). »
On est bienheureux dans sa
douceur, « et on possède la terre. » La terre sainte promise à Abraham est
appelée « une terre coulante
1 Rom.,
XII, 19. — 2 Joan., VII, 20. — 3 Ibid., VIII, 49. — 4 Ibid.,
VII, 23. — 5 I Petr., II, 23. — 6 Joan., XVIII, 23.— 7
Matth., XI, 29. — 8 Isa., LIII, 7.
7
de lait et de miel (1) » Toute douceur y abonde : c'est la
figure du ciel et de l'Eglise. Ce qui rend l'esprit aigre, c'est qu'on répand
sur les autres le venin et l'amertume qu'on a en soi-même. Lorsqu'on a l'esprit
tranquille par la jouissance du vrai bien et par la joie d'une bonne conscience,
comme on n'a rien d'amer en soi, on n'a que douceur pour les autres : la vraie
marque de l'innocence, ou conservée, ou recouvrée, c'est la douceur.
L'homme est si porté à
l'aigreur, qu'il s'aigrit très-souvent contre ceux qui lui font du bien. Un
malade, combien s'aigrit-il contre ceux qui le soulagent ? Presque tout le monde
est malade de cette maladie-là : c'est pourquoi on s'aigrit contre ceux qui nous
conseillent pour notre bien, et encore plus contre ceux qui le font avec
autorité que contre les autres. Ce fond d'orgueil qu'on porte en soi en est la
cause. « Bienheureux donc ceux qui sont doux, ils posséderont la terre, » où
abonde toute douceur, parce que la joie y est parfaite.
« Bienheureux ceux qui pleurent
(2) » soit qu'ils pleurent leurs misères, soit qu'ils pleurent leurs péchés :
ils sont heureux, et ils recevront la consolation véritable, qui est celle de
l'autre vie, « où toute affliction cesse, où toutes les larmes sont essuyées
(3). »
Abraham disait au mauvais riche
: « Tu as reçu tes biens en ce monde ; et Lazare a reçu ses maux : c'est
pourquoi il est consolé, et tu es dans les tourments (4). » Il est heureux, car
il a souffert avec patience : son état pénible le forçait souvent à pleurer des
maux extrêmes, et il n'avait point de consolation du côté des hommes. Le riche
impitoyable ne daignait pas le regarder; mais parce qu'il a souffert avec
patience, il est consolé : Dieu l'a reçu dans le lieu où il n'y a point de
douleur et de peine.
1 Exod., III, 8 et alibi.— 2 Matth., V, 5.— 3
Apoc., XXI, 4. — 4 Luc, XVI, 25.
8
« Le monde se réjouira, et vous
serez affligés : mais votre tristesse sera changée en joie (1). » C'est la
promesse du Sauveur à ses disciples. La tristesse et la joie viennent tour à
tour : qui s'est réjoui sera affligé : qui s'est affligé sera réjoui : «
Bienheureux donc ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »
Mais parmi tous ceux qui
pleurent, il n'y en a point qui soient plus tôt consolés que ceux qui pleurent
leurs péchés. Partout ailleurs la douleur, loin d'être un remède au mal, est un
autre mal qui l'augmente : le péché est le seul mal qu'on guérit en le pleurant.
Pleurons sans fin, pécheurs, tous tant que nous sommes: que nos yeux soient
changés en sources intarissables, dont le cours perpétuel creuse nos joues,
comme parle le Psalmiste. La rémission des péchés est le fruit de ces pieuses
larmes. Ah ! mille et mille fois heureux ceux qui pleurent leurs péchés : car
ils seront consolés.
Mais ceux qui pleurent d'amour
et de tendresse, qu'en dirons-nous? Heureux, mille fois heureux! Leur cœur se
fond en eux-mêmes , comme parle l'Ecriture, et semble vouloir s'écouler par
leurs yeux. Qui me dira la cause de ces larmes ? qui me la dira? Ceux qui les
ont expérimentées, souvent ne la peuvent dire, ni expliquer ce qui les touche.
C'est tantôt la bonté d'un père : c'est tantôt la condescendance d'un roi :
c'est tantôt l'absence d'un époux : tantôt l'obscurité qu'il laisse dans l’âme
lorsqu'il s'éloigne : et tantôt sa tendre voix, lorsqu'il se rapproche et qu'il
appelle sa fidèle épouse : mais le plus souvent, c'est je ne sais quoi qu'on ne
peut dire.
« Bienheureux ceux qui ont faim
et soif de la justice, car ils seront rassasiés. » Faim et soif, c'est une
ardeur vive, un désir avide et pressant, qui vient d'un besoin extrême.
1 Joan., XVI, 20.
9
« Cherchez le royaume de Dieu et
sa justice (1). » La justice règne dans les cieux : elle doit aussi régner dans
l'Eglise, qui est souvent appelée le royaume des cieux. Elle règne lorsqu'on
rend à Dieu ce qu'on lui doit : car alors on rend aussi pour l'amour de Dieu
tout ce qu'on doit à la créature qu'on regarde en lui. On se rend ce qu'on se
doit à soi-même : car on s'est donné tout le bien dont on est capable, quand on
s'est rempli de Dieu. Alors on a accompli toute justice, comme Jésus-Christ
disait à saint Jean. L'âme alors n'a plus de faim, n'a plus de soif : elle a sa
véritable nourriture: « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père, »
disait le Sauveur, « et d'accomplir son œuvre (2). » C'est aussi là ce que le
Sauveur appelle toute justice, d'accomplir en tout la volonté toute juste du
Père céleste, et d'en faire la règle de la nôtre. Mais quand nous faisons la
volonté de Dieu, il fait la nôtre. Le Psalmiste a chanté : « Il fera la volonté
de ceux qui le craignent (3), » et ainsi il rassasiera tous leurs désirs.
Bienheureux ceux qui désirent la justice avec le même empressement qu'on désire
manger et boire, lorsqu'on est travaillé de la faim et de la soif; car alors on
sera rassasié. De quoi sera-t-on rassasié, si ce n'est de la justice ? On le
sera dès cette vie : car le juste se rendra plus juste, et le saint se rendra
plus saint pour contenter son avidité. Mais le parfait rassasiement sera dans le
ciel, où la justice éternelle nous sera donnée avec la plénitude de l'amour de
Dieu. « Je serai rassasié, » disait le Psalmiste, « lorsque votre gloire
m'apparaîtra (4). »
Doit-on toujours avoir soif de
la justice? Puisque le Sauveur a dit à la Samaritaine : « Celui qui boit de
cette eau, » c'est-à-dire des plaisirs du monde, « a encore soif; mais celui qui
boira de l'eau dont je lui donnerai, n'aura jamais soif; mais l'eau que je lui
donnerai deviendra en lui une fontaine jaillissante pour la vie éternelle (5) »
Il n'aura donc point de soif ! Il n'en aura point en effet, parce qu'il ne
désirera plus d'autre plaisir, d'autre joie, d'autre bien, que celui qu'il goûte
en Jésus-Christ. Il aura pourtant toujours soif : car il ne cessera point de
désirer ce bien
10
suprême, et voudra le posséder de plus en plus. Le voilà
donc qui a toujours soif : mais toujours aussi il se désaltère, parce qu'il a en
lui la fontaine éternellement jaillissante. Il n'aura point cette soif fatigante
et insatiable de ceux qui cherchent les plaisirs des sens. Il aura toujours soif
de la justice; mais la bouche toujours attachée à la source qu'il a en lui-même,
sa soif ne le fatiguera, ni ne l'affaiblira jamais: « Celui qui croit en moi, »
dit le Fils de Dieu, « des fleuves d'eau vive couleront éternellement de ses
entrailles : qu'il vienne donc, et qu'il boive (1). » Venez, âmes saintes, venez
à Jésus : désirez, buvez, engloutissez : ne craignez point que cette eau céleste
vous manque : la fontaine est au-dessus de votre soif : son abondance est plus
grande que votre besoin : Fons vincit sitientem, disait saint Augustin.
« Bienheureux les
miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde (2). » Le plus bel effet de la
charité, c'est d'être touché des maux d'autrui. « Il est plus heureux de donner
que de recevoir (3), » disait Jésus-Christ. Cette parole n'avait pas été
rapportée par les évangélistes : mais Dieu a voulu donner à saint Paul la gloire
de la recueillir : « Souvenez-vous, » dit cet apôtre, « de cette parole du
Seigneur Jésus : Il est plus heureux de donner que de recevoir (4). »
Bienheureux donc ceux qui donnent, et qui aiment mieux donner que de recevoir.
Bienheureux, encore un coup, celui qui appelle à son festin, non point les
riches qui peuvent lui rendre le festin qu'il leur aura fait ; mais les pauvres,
les estropiés, les boiteux et les aveugles. « Alors, » dit le Sauveur, « vous
serez heureux, car ils n'ont rien à vous rendre : et il vous sera rendu à la
résurrection des justes (5). » Bienheureux donc les miséricordieux
1 Joan., VII, 37, 38. — 2 Matth., V, 7. — 3
Act., XX, 35. — 4 Ibid. — 5 Luc, XIV, 12-14.
11
qui donnent sans espérance de rien recevoir de ceux sur qui
ils exercent la miséricorde : car ils obtiendront de Dieu une miséricorde
infinie.
Ainsi ceux qui sont inflexibles,
insensibles, sans tendresse, sans pitié, sont dignes de trouver sur eux un ciel
d'airain, qui n'ait ni pluie ni rosée. Au contraire, ceux qui sont tendres à là
misère d'autrui auront part aux grâces de Dieu et à sa miséricorde : il leur «
sera pardonné comme ils auront pardonné aux autres : » il leur « sera donné
comme ils auront donné aux autres : » ils « recevront selon la mesure dont ils
se seront servis envers leurs frères (1); » c'est Jésus-Christ qui le dit; et
autant qu'ils auront eu de compassion, autant Dieu en aura-t-il pour eux.
Il faut exercer la miséricorde
envers tous ceux qu'on voit souffrir : envers les malades, envers les affligés ;
adoucir leurs maux par des paroles de consolation et par de sages conseils, si
on ne peut autrement : leur aider à les porter, les partager avec eux autant
qu'on peut. C'est le plus beau de tous les sacrifices : « J'aime mieux la
miséricorde que le sacrifice (2), » comme il l'a dit lui-même.
« Bienheureux ceux qui ont le
cœur pur. » Qui pourrait dire la beauté d'un cœur pur? Une glace parfaitement
nette, un or parfaitement affiné, un diamant sans aucune tache, une fontaine
parfaitement claire, n'égalent pas la beauté et la netteté d'un cœur pur. Il
faut en ôter toute ordure, et celles principalement qui viennent des plaisirs
des sens : car une goutte de ces plaisirs trouble cette belle fontaine. Qu'elle
est belle, qu'elle est ravissante cette fontaine incorruptible d'un cœur pur !
Dieu se plaît à s'y voir lui-même comme dans un beau miroir : il s'y imprime
lui-même dans toute sa beauté. Ce beau miroir devient un soleil par
1 Luc., VI, 37, 38. — 2 Matth., IX, 13.
12
les rayons qui le pénètrent : il est tout resplendissant.
La pureté de Dieu se joint à la nôtre, qu'il a lui-même opérée en nous; et nos
regards épurés le verront briller en nous-mêmes et y luire d'une éternelle
lumière. « Bienheureux » donc « ceux qui ont le cœur pur; car ils verront Dieu
(1). »
Aimons la chasteté plus que
toutes les autres vertus : c'est elle qui rend le cœur pur.
A chaque objet qui nous touche,
craignons toujours en l'aimant de ternir la pureté de notre cœur ; ou de
l'enfoncer davantage dans l'ordure, d'où il fallait le retirer.
« Bienheureux le cœur pur; il
verra Dieu : » il ne faut que ces deux mots pour nourrir l’âme tout un jour. Il
verra Dieu : il verra toute beauté, toute bonté, toute perfection, le bien, la
source de tout bien, tout le bien uni, comme il disait à Moïse : « Je te
montrerai tout le bien (2) » lorsqu'il se montra lui-même. Voir un objet si
parfait et l'aimer, c'est la même chose. Il verra donc et il aimera : mais s'il
aime, il sera aimé : il chantera les louanges de Dieu, qu'il verra et qu'il
aimera sans fin. Il sera rassasié de l'abondance de sa maison, et enivré du
torrent de ses délices. Heureuse créature ! mais pour cela il faut avoir le cœur
pur. Bienheureux donc celui qui a le cœur pur ! Que celui qui est pur ne cesse
de se purifier davantage. Que celui qui n'est pas pur, se tire de l'ordure où il
croupit : qu'il lave la saleté qui le déshonore et le défigure.
« Bienheureux les pacifiques; car ils seront appelés
enfants de Dieu (3). » Dieu est appelé « le Dieu de paix (4) : Il fait habiter dans sa maison ceux qui sont de même esprit et de même cœur : » lnhabitare
facit unius moris (unanimes) in domo (5) dit le
13
Psalmiste. Sa bonté concilie tout. Il a composé cet univers
des natures et des qualités les plus discordantes : il fait concourir ensemble
la nuit et le jour, l'hiver et l'été, le froid et le chaud, et ainsi du reste,
pour la bonne constitution de l'univers et pour la conservation du genre humain.
Il reçoit ses ennemis en sa paix ; et « il faut, » dit Jésus-Christ, qu'à son
exemple, « vous aimiez vos ennemis, et que vous fassiez du bien à ceux qui vous
haïssent (1). » Il faut « que vous le priiez pour ceux qui vous persécutent,
afin que vous soyez les enfants de votre Père céleste, qui fait lever son soleil
sur les bons et sur les mauvais, et qui pleut sur les justes et sur les injustes
(2), » comme nous verrons dans la suite. « Bienheureux » donc « les pacifiques :
» ceux qui aiment la paix et qui la procurent : « Ils seront appelés enfants de
Dieu, » parce qu'ils porteront le caractère d'un si bon Père.
Le soleil n'en est pas plus
nébuleux dans les pays où Dieu n'est pas connu : la pluie n'en arrose pas moins
abondamment les champs et les pâturages, et n'y est pas moins rafraîchissante,
ni moins féconde. Ainsi, comme disait saint Paul, « Dieu ne se laisse point sans
témoignage (3). » Le soleil, quand il se lève nous avertit de son immense bonté,
puisqu'il ne se lève pas plus tard ni avec des couleurs moins vives pour les
ennemis de Dieu que pour ses amis. Adorez donc, quand il se lève, la bonté de
Dieu qui pardonne, et ne témoignez pas à votre frère un visage chagrin; pendant
que le ciel et Dieu même, si l'on peut parler de la sorte, lui en montre un si
serein et si doux.
Jésus-Christ, le Fils unique du
Père céleste est le grand pacificateur : « Qui a annoncé la paix à ceux qui
étaient de loin, et à ceux qui étaient de près, faisant mourir en lui-même
toutes les inimitiés (4), » et « pacifiant par le sang qu'il a répandu sur la
croix, tout ce qui est dans le ciel et dans la terre (5), » comme dit saint
Paul.
A l'exemple du Fils unique, les
enfants d'adoption doivent prendre le caractère de leur père, et se montrer
vrais enfants de Dieu par l'amour de la paix.
14
Cette grâce d'être enfants de
Dieu se consomme dans la vie future, selon ce que dit le Sauveur : « Ils seront
vrais enfants de Dieu, parce qu'ils seront des enfants » nouvellement engendrés
« par la résurrection (1). »
Soyons donc vraiment pacifiques,
ayant toujours des paroles de réconciliation et de paix, pour adoucir l'amertume
que nos frères témoigneront contre nous ou contre les autres : cherchant
toujours à adoucir les mauvais rapports; à prévenir les inimitiés, les
froideurs, les indifférences; enfin à réconcilier ceux qui seront divisés. C'est
faire l'œuvre de Dieu et se montrer ses enfants, en imitant sa bonté.
Combien sont éloignés de cet
esprit ceux qui se plaisent à brouiller les autres qui, par de mauvais rapports
souvent faux dans le tout, souvent augmentés dans leurs circonstances, en disant
ce qu'il fallait taire, en réveillant le souvenir de ce qu'il fallait laisser
oublier, ou par des paroles piquantes et dédaigneuses , aigrissent leurs frères
et leurs sœurs déjà émus et infirmes par leur colère !
« Bienheureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux leur appartient (2).
» Tous ceux qui souffrent pour avoir bien fait, pour avoir donné bon exemple,
pour avoir obéi simplement, et avoir confondu par leur exemple ceux qui ne
vivent pas assez régulièrement; en sorte qu'on se prend à eux des reproches
qu'on fait aux autres, souffrent persécution pour la justice. Ceux qui portent
leur croix tous les jours, et persécutent persévéramment en eux-mêmes leurs
mauvais désirs, souffrent persécution pour la justice.
C'est ici la dernière et la plus
parfaite de toutes les béatitudes,
1 Luc., XX, 36. — 2 Matth., V, 10.
15
parce que c'est elle qui porte le plus vivement en
elle-même l'empreinte et le caractère du Fils de Dieu.
C'est pourquoi il s'arrête sur
celle-ci : non content d'en avoir parlé comme des autres, il reprend encore le
discours, en disant : « Vous serez heureux, quand vous serez maudits et
persécutés, et qu'on dira de vous pour l'amour de moi toute sorte de mal :
réjouissez-vous, et soyez remplis de joie, » ravis, transportés, « parce qu'ils
ont persécuté de la même sorte les prophètes qui ont été avant vous (1): » et
non-seulement les prophètes, mais encore le Messie lui-même.
On revient donc ici au
commencement, et au royaume des cieux, qui avait paru dès la première béatitude.
La pauvreté et la persécution pour la justice attirent également le royaume des
cieux.
Que la semaine s'est
heureusement écoulée, en parcourant huit béatitudes! La belle octave, où l'on
tâche d'imprimer en soi-même huit caractères du chrétien, qui enferment un
abrégé de la philosophie chrétienne ! La pauvreté, la douceur, les larmes ou le
dégoût de la vie présente, la miséricorde, l'amour de la justice, la pureté de
cœur, l'amour de la paix, la souffrance pour la justice.
Trois de ces caractères
paraissent assez semblables ; la douceur, la miséricorde, l'amour de la paix;
néanmoins ils ont chacun leur propriété. C'est autre chose d'être pacifique, et
de savoir finir toutes les querelles qu'on nous fait et qu'on fait aux autres :
autre chose, d'être doux sans jamais offenser ni aigrir personne : autre chose,
d'être bienfaisant et miséricordieux.
Les caractères opposés aux huit
qu'on vient de voir sont : l'esprit de propriété ou de richesses, l'aigreur,
l'amour du plaisir,
16
l'injustice, la dureté, la corruption du cœur, l'esprit de
querelle et de brouillerie, l'impatience dans les afflictions et la crainte qui
fait abandonner la règle de la vérité et de la justice.
Nous trouverons dans saint Luc
(1) l'abrégé des béatitudes réduites à quatre : d'être pauvre, d'être affamé, de
pleurer , d'être haï et persécuté pour l'amour du Fils de Dieu. A ces quatre
béatitudes, Jésus-Christ joint quatre malédictions contre les hommes du monde :
« Malheur à vous, riches ; car vous avez votre consolation. Malheur à vous qui
êtes contents et rassasiés des biens de la terre , parce que viendra le temps
que vous aurez faim, et que vous manquerez de tout. Malheur à vous qui riez, et
qui vous laissez emporter aux joies du siècle; car vos joies seront changées en
pleurs. Malheur à vous, lorsque les hommes vous applaudissent; c'est ainsi qu'on
faisait aux faux prophètes (2). » Craignons donc d'avoir notre consolation sur
la terre : craignons de la chercher : craignons de la recevoir : craignons les
louanges et les applaudissements du monde. Aimons cet enchaînement de béatitudes
, qui de l'amour de la pauvreté nous pousse jusqu'à celui des souffrances; et
par celui des souffrances nous ramène jusqu'à celui de la pauvreté, et nous fait
trouver le même royaume des cieux dans l'un et dans l'autre.
Pour conclusion, la doctrine des
béatitudes est renfermée dans ces trois mots, que je vous laisse à peser.
Toute la doctrine des mœurs tend
uniquement à nous rendre heureux. Le Maître céleste commence par là. Apprenons
donc de lui le chemin du vrai et éternel bonheur.
Après cet abrégé du
christianisme, Jésus-Christ nous marque trois caractères éminents de ses
disciples : « D'être le sel de la
1 Luc, VI, 20-23. — 2 Ibid., 24, etc.
17
terre : d'être la lumière du monde : d'être d'une extrême
exactitude à observer ses commandements (1) » Il en ajoute après un quatrième,
qui est l'éminence et la perfection : « Si votre justice n'abonde : » et voilà
l'idée entière de la justice chrétienne.
Le sel assaisonne les viandes ;
il en relève le goût ; il en empêche la fadeur; il en prévient la corruption.
Ainsi la conversation du vrai chrétien doit ranimer dans les autres le goût de
la piété. C'est ce qui fait dire à saint Paul : « Que votre discours soit plein
de grâce, et assaisonné de sel (2). » Et c'est de quoi sont bien éloignés ceux
qui n'ont que de la langueur et de la mollesse dans toute leur conduite. Il faut
dans les paroles du chrétien une sainte vivacité; il faut reprendre avec force
et quelquefois piquer jusqu'au vif, comme un grain de sel. Mais ne mettez point
trop de sel ensemble : au lieu de piquer la langue pour réveiller l'appétit,
vous mettriez en feu toute la bouche.
Etre la lumière du monde, est un
degré encore au-dessus du précédent : car il emporte l'exemple qui édifie et qui
éclaire la maison de Dieu. C'est ce que nous nous devons les uns aux autres. Et
au contraire, si nous nous sommes à scandale les uns aux autres, cette
malédiction du Sauveur tombera sur nous : « Malheur au monde à cause des
scandales, » qui arriveront. « Il est impossible qu'il n'arrive des scandales ;
mais malheur à celui par qui ils arrivent : il vaudrait mieux pour lui qu'on le
jetât dans la mer avec une meule de moulin autour du col (3). » Pesez, pesez ces
paroles, chrétiens, qui ne craignez pas de scandaliser les infirmes et les
petits de l'Eglise.
« Vous êtes la lumière du monde : » cela s'entend , non-seulement des pasteurs, mais encore de tous les
chrétiens. Saint Paul le dit ainsi : « Vous devez luire au milieu d'une nation
mauvaise et corrompue , comme étant les luminaires dont le monde doit être
éclairé (4). Si quelqu'un parle, » comme dit saint Pierre, « que ce soit comme
des discours de Dieu (5) : » comme si Dieu parlait par sa bouche. Saint Mathias
disait, ainsi que le rapporte saint Clément d'Alexandrie, que lorsque quelqu'un
faisait mal dans le voisinage
1 Matth., V, 13-20. — 2
Coloss., IV, 6. — 3 Matth., XVIII; Marc, IX, 41. Luc, XVII, 1.
— 4 Philipp., II, 15 — 5 I Petr., IV, 11.
18
d'un chrétien, il fallait s'en prendre à ce voisin, qui ne
lui donnait pas assez bon exemple.
Enfin la vie chrétienne demande
une extrême exactitude. Il faut prendre garde aux moindres préceptes, et n'en
mépriser aucun. Le relâchement commence par les petites choses, et de là on
tombe dans les plus grands maux. « Qui méprise les petites choses, tombe peu à
peu (1). »
Pour établir cette exactitude de la justice chrétienne,
Jésus-Christ pose un beau principe, que « la parole de Dieu est inviolable, et
s'accomplira jusqu'au moindre trait. »
Il regarde ici en particulier ce
qui avait été prédit de lui dans la loi et dans les prophètes ; et c'est
pourquoi il dit : « Je viens tout accomplir. » Dans ce qui a été prédit dans la
loi, il y a les grands traits : la naissance de Jésus-Christ, sorti d'une
vierge, ses souffrances, sa croix, sa résurrection, la conversion du monde et
des gentils, avec la réprobation et le juste châtiment des Juifs. Voilà les
grands traits ; mais ce n'est pas tout. Il y a l’iota, et les moindres
traits qui doivent aussi s'accomplir. Il faut qu'on divise ses vêtements : il
faut qu'on joue sa tunique sans couture. Voyez quelle précision dans une
distinction si subtile et si exacte : c'est l’iota, c'est le petit trait. Il
sera vendu ; ce peut être un grand trait : mais ce sera trente deniers ; mais on
achètera le champ d'un potier : c'est l'iota, c’est le petit trait, qui ne doit
point échapper non plus que les autres. C'est ainsi qu'il faut qu'il soit
abreuvé de vinaigre. Il souffrira : voilà le grand trait; mais ce sera hors la
porte de la ville : voilà l’iota. Il sera immolé comme l'agneau pascal ;
mais ses os ne seront pas brisés sur la croix, non plus que ceux de cet agneau :
voilà l’iota, et ainsi du reste. Jésus-Christ veut dire encore plus
généralement que tout ce qui est dit en figure et en ombre dans la loi, sera
accompli en vérité dans l'Evangile, jusqu'aux moindres circonstances. Tout
jusqu'aux moindres choses, est significatif dans la loi : tout jusqu'aux
moindres choses, sera accompli dans l'Evangile. «Vous ne lierez pas la bouche au
bœuf qui foule le grain (2). » Saint Paul l'applique aux prédicateurs (3). Il en
est ainsi de ces autres traits : « Vous ne ferez point cuire
1 Eccli., XIX, 1. — 2 Deut., XXV, 4. — 3 I
Tim., V, 18.
19
l'agneau dans le lait de sa mère. Quand vous prendrez la
mère dans le nid, vous la laisserez aller en gardant ses petits (1). Que vos
habits ne soient point tissus de laine et de lin. Ayez des bordures et des
franges dans vos habits (2). Tous ces petits traits ont de grandes
significations pour inspirer aux chrétiens la douceur, la modération, la
simplicité, la droiture, et toutes les autres vertus.
Et ce que Jésus-Christ conclut
de là, c'est qu'il ne faut pas oublier les moindres préceptes : car si tout ce
que Dieu dit pour son Fils doit être accompli jusqu'au moindre trait et qu'il
n'en doive échapper aucun, il faut aussi accomplir tout ce qu'il a dit pour
nous.
Et voyez jusqu'à quel point : «
Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas (3). » Si le
soleil tout d'un coup allait disparaître, et que ce flambeau du monde s'éteignit
au milieu du jour; si le ciel se mettait en pièces, ou se retirait comme un
rouleau qui se renveloppe en lui-même ; si la terre manquait sous nos pieds, et
qu'un fondement si solide fût tout d'un coup réduit en poudre, quel malheur,
tout serait perdu pour nous! Le malheur est bien plus grand et tout est perdu
bien davantage, si le moindre des commandements de Jésus-Christ n'est pas
observé.
Que si on ne les observe pas,
Jésus-Christ qui a dit qu'ils seraient inviolablement observés, sera-t-il
menteur? A Dieu ne plaise ! Car il y a une condition, que si on manque à les
observer on sera puni. Donc si vous faites la faute et que vous évitiez le
châtiment, Jésus-Christ se sera trompé : mais si vous ne faites pas la moindre
faute, dont il ne soit parlé au jugement et qu'il y faille rendre raison,
non-seulement des paroles d'injustice et de médisances, mais encore des
inutiles, la vérité de Jésus-Christ demeure ferme.
La peine rectifie le désordre :
qu'on pèche, c'est un désordre; mais qu'on soit puni quand on pèche, c'est la
règle. Vous revenez donc par la peine dans l'ordre que vous éloigniez par la
faute. Mais que l'on pèche impunément, c'est le comble du désordre : ce serait
le désordre, non de l'homme qui pèche, mais de Dieu qui ne
1 Deut., XIV, 21. — 2 Ibid.,
XXII, 6, 7, 11, 12. — 3 Matth., XXIx, 23
20
punit pas. Ce désordre ne sera jamais, parce que Dieu ne
peut être déréglé en rien, lui qui est la règle.
Comme cette règle est parfaite,
droite parfaitement et nullement courbe, tout ce qui n'y convient pas, y est
brisé, et sentira l'effort de l'invincible et immuable rectitude de la règle.
Mais si les menaces sont
accomplies, les promesses le seront aussi. Viens, chrétien, à ton crucifix :
regardes-y toutes les prédictions accomplies jusqu'aux plus petites. Dis donc en
toi-même : Tout s'accomplira, et le bonheur qui m'est promis ne me manquera pas.
Je verrai Dieu, je l'aimerai et je le louerai durant les siècles des siècles :
et tous mes désirs seront rassasiés, toutes mes espérances accomplies : Amen,
amen.
Jésus-Christ, qui jusqu'ici n'a
donné qu'en général la forme et les caractères de la vie chrétienne, commence
ici les préceptes particuliers : et il donne pour fondement cette belle règle
(1), que la « justice » chrétienne doit « surpasser celle des » plus parfaits
d'entre les Juifs. Prenons donc garde ici à bien entendre la perfection de la
loi évangélique que nous avons juré d'observer; nous l'avons juré dans notre
baptême.
Pour nous y obliger,
Jésus-Christ a pris soin de nous élever à la perfection de la justice chrétienne
par trois degrés.
Premièrement il faut s'élever
au-dessus des plus sages des païens. C'est pour cela qu'il a dit : « Les païens
ne le font-ils pas (2) ? » voulant dire : Vous devez donc faire davantage. On
vous parle de mépriser les richesses : les sages païens ne l'ont-ils pas fait?
D'être fidèle à vos amis : les païens ne l'ont-ils pas été? D'éviter les fraudes
et les tromperies : les païens ne les ont-ils pas détestées ?
1 Matth., V, 20. — 2 Ibid., 47.
21
De fuir l'adultère : les païens les plus licencieux n'en
ont-ils pas eu honte ?
Le second degré est de s'élever
au-dessus de la justice de la loi, et de ceux qui connaissaient Dieu. Et cela
encore par trois degrés, en évitant trois défauts de la justice judaïque. Le
premier, c'est qu'elle n'était qu'extérieure : « Vous autres pharisiens, vous
êtes soigneux de laver l'extérieur du vaisseau : » et c'est pourquoi il les
appelait « des sépulcres blanchis (1). » Vous voyez la justice de ce pharisien
dans saint Luc : « Je ne suis pas, » disait-il, « comme le reste des hommes. »
Et en quoi excellez-vous donc? « Je jeune deux fois la semaine : je paie la dîme
de tout ce que j'ai de bien (2). » Il ne vante que l'extérieur : et ceux-là lui
ressemblent, qui ne s'attachent qu'aux choses extérieures. Dire son bréviaire,
aller à l'église , assister au sacrifice, à matines, à l'oraison, prendre de
l'eau bénite, se mettre à genoux, sans prendre l'esprit de tout cela : c'est une
justice pharisaïque qui semble avoir quelque exactitude, mais qui s'attire de
Jésus-Christ ce juste reproche : « Ce peuple m'honore des lèvres ; mais son cœur
est loin de moi (3). » C'est une fausse justice. Mais que dirons-nous de ceux
qui n'ont pas même cette justice et cette exactitude extérieure, si ce n'est
qu'ils sont pires que les pharisiens et que les Juifs ?
Le second défaut de la justice
judaïque, c'est comme dit saint Paul, qu'en « ignorant la justice » par laquelle
« Dieu » nous fait justes « et cherchant à établir leur propre justice, » se
croyant justes par eux-mêmes, « ils ne sont point soumis à la justice de Dieu
(4), » parce qu'ils ont cru faire le bien par eux-mêmes, au lieu de reconnaître
que c'est Dieu qui l'opère en eux.
Saint Paul avait eu cette justice; mais voyez comment il en
parle (5) : « Ma conduite était sans reproche selon la justice de la loi.»
Remarquez ces paroles : «Sans reproche : » on ne pouvait ce semble, porter la
perfection plus loin ; et cependant il ajoute aussitôt après : « Mais ce qui
m'était un gain » selon la loi, « je l'ai estimé une perte à cause de la
connaissance éminente que j'avais de Jésus-Christ, pour qui tout m'a été une
perte et comme du
1 Matth., XXIII, 25, 27. — 2 Luc,
XVIII, 11, 12. — 3 Matth., XV, 8. — * Rom.,
X, 3. — 5 Philipp., III, 6.
22
fumier et de l'ordure, afin de gagner Jésus-Christ et avoir
en lui, non pas ma propre justice qui vient de la loi, mais la justice qui vient
de la foi en Jésus-Christ ; justice qui vient de Dieu par la foi. (1) »
Voilà donc le second défaut de
la justice judaïque : c'est qu'on se croyait juste par soi-même : ce qui fait
que cette justice est impure et n'est qu'ordure selon saint Paul, parce qu'elle
n'est qu'orgueil. Etudions-nous donc à l'éviter, en rapportant humblement à Dieu
le peu de bien que nous faisons.
Mais le troisième défaut de la
justice des Juifs, c'est que les œuvres en étaient fort imparfaites, en
comparaison de la perfection où l'homme est élevé par l'Evangile. On y est
obligé à une plus grande perfection que ceux qui faisaient bien. Et pourquoi ? «
A cause de la connaissance éminente » qu'on a « de Jésus-Christ, » disait saint
Paul ; et c'est une des vérités que Jésus-Christ renferme dans cette parole : «
Si votre justice n'est plus abondante que celle des docteurs de la loi et des
pharisiens (2), etc. »
Voilà donc la justice chrétienne
élevée de deux degrés au-dessus de la justice des sages païens, au-dessus de la
justice des Juifs. C'est pourquoi et les païens et les Juifs s'élèveront contre
nous, les Ninivites, la reine de Saba, Sodome et Gomorrhe, dont nous aurons
surpassé les iniquités, nous qui devions surpasser la justice des plus sages,
C'est ainsi qu'il se faut former une grande idée de la justice chrétienne.
Mais voici encore quelque chose
de plus excellent, et c'est le troisième degré et la perfection. C'est que la
justice chrétienne se doit élever au-dessus d'elle-même : « Non, mes frères, »
disait saint Paul, «je ne crois pas encore avoir atteint la justice où je tends,
ni que je sois parfait : je poursuis ma course, » comme un homme qui ne croit
pas avoir obtenu ce qu'il souhaite : » Unum autem; mais tout ce que je
fais, tout mon but, toute ma pensée : « C'est qu'oubliant ce qui est derrière
moi : » voyez : tout le progrès qu'il a fait ne lui est rien : il ne s'y arrête
pas, il ne s'y repose pas : « Je m'étends à ce qui est devant (3) » Entendez ce
mot, il et s'étend : » il fait effort : il sort en quelque manière de lui-même :
1 Philipp. 7-9. — 2 Matth.,
V, 20. — 3 Philipp., III, 12, 13.
23
il s'allonge lui-même en quelque sorte par l'effort qu'il
fait pour s'avancer.
Voilà donc le vrai chrétien, le
vrai juste. Il croit n'avoir rien fait : car s'il croit être suffisamment juste,
il ne l'est point du tout. Il faut donc toujours avancer et sortir
continuellement de son état. « Soyez parfaits comme votre Père céleste (1). »
Ayez-en du moins la volonté : car c'est renoncer à la justice que de se reposer
dans celle qu'on a; comme si on était assuré qu'elle fût suffisante; d'autant
plus que si vous n'avancez, vous reculez. « Vous regardez en arrière, » contre
le précepte de l'Evangile. Et que décide le Sauveur? que vous « n'êtes pas
propre au royaume de Dieu (2). »
Voilà pourquoi il disait, qu'il
fallait « avoir faim et soif de la justice. » Ce n'est pas un désir ordinaire ;
c'est un désir comme celui qui nous porte à nous nourrir, et à vivre : désir
ardent et invincible, que vous devez sans cesse exciter. En quelque état que
vous soyez, vous devez toujours avoir cette faim et cette soif : parce que la
capacité de votre intérieur est infinie, comme l'est aussi la justice que vous
cherchez.
Sur ce fondement de la
perfection de la justice chrétienne, Jésus-Christ bâtit tout l'édifice,
c'est-à-dire, tous les préceptes de son Evangile, pour nous élever au-dessus des
païens, des Juifs, et de nous-mêmes. Ce qu'il a compris dans cette parole : «
Soyez parfaits comme votre Père céleste : » et ce que son Apôtre a exprimé de la
manière que nous avons vue.
Après cette belle préparation,
après cette belle idée de la justice chrétienne, Jésus-Christ commence à régler
ce qu'on doit au prochain, et il nous apprend jusqu'où l'on doit éviter de lui
nuire.
1 Matth., V, 48. — 2 Luc., IX, 62.
24
Saint Jean dit que « celui qui hait son frère est un
meurtrier (1). » Jésus-Christ le répute tel. C'est pourquoi il dit que ce n'est
pas seulement en le tuant « qu'on se rend digne d'être puni par le jugement, »
mais encore « si on se fâche contre lui. » Et que « si on témoigne son
indignation par quelque parole de colère ou de mépris, on mérite d'être condamné
par le conseil, » on est digne d'une plus grande peine; « mais que si on
s'emporte jusqu'à l'appeler insensé, on n'évitera pas le feu éternels. »
Il faut ici peser ces trois degrés, se mettre en colère,
témoigner sa colère par quelque parole d'emportement, dire des injures atroces
et traiter son frère de fou ; et les comparer avec les trois peines : le
jugement, le conseil, le feu.
Le jugement emportait la peine
capitale, puisqu'il est attribué, selon les anciens, au meurtre, que la loi
punissait de mort irrémissiblement. Mais Jésus-Christ, pour faire voir combien
la justice humaine était faible en comparaison de la divine qu'il venait
déclarer aux hommes, met le jugement, c'est-à-dire, la peine capitale des
jugements humains, pour le plus faible degré, qui est la colère. Il veut donc
dire que se mettre en colère contre son frère, est un péché digne de mort devant
Dieu. Et ainsi il ne faut pas douter qu'on ne commette un péché mortel,
lorsqu'on demeure volontairement aliéné de son frère : ce qui arrive lorsqu'on
demeure fâché contre lui, parce qu'alors la colère s'est tournée en haine. En
cet état rien n'excuse de péché mortel, que la résistance qu'on apporte à une
disposition si mauvaise : car lorsqu'elle domine dans le cœur, la charité s'y
éteint.
Le second degré de supplice est
le conseil ; ce qui se dit par rapport à la police des Juifs. Au-dessus du
jugement où l'on punissait les crimes particuliers jusqu'à la mort, il y avait
le sanhédrin ou le conseil suprême de la nation (3), d'autant plus sévère qu'on
y jugeait les crimes publics, qui regardaient l'état du peuple de Dieu dans la
religion et dans le gouvernement, sans aucun appel. Pour exprimer le juste
supplice de celui qui s'emporterait au second degré de colère, c'est-à-dire
jusqu'à témoigner sa haine par quelque parole de fureur ou de mépris,
Jésus-Christ le soumet
1 I Joan., III, 15. — 2 Matth.,
V, 21, 22. — 3 Joseph., Antiq. Judaic, XIV, 17
25
à ce qu'il y a de plus rigoureux et de plus inévitable
parmi les hommes, qui est la rigueur extrême du souverain conseil de la nation.
Le dernier degré suit après
cela, qui est de dire des injures atroces, comme d'appeler son frère fou : et
pour exprimer la vengeance qui en sera faite, il n'y a plus rien parmi les
hommes qu'une vallée auprès de Jérusalem, qu'on réputait abominable et qu'on
appelait la vallée des cadavres et des cendres, parce que c'était celle où, du
temps des idolâtries du peuple de Dieu, les Israélites brûlaient leurs enfants
en l'honneur de l'infâme idole de Moloch, et où on jetait leurs cendres et leurs
cadavres à demi brûlés.
La tradition enseignait encore
que les cadavres des soldats de Sennachérib y avaient été jetés à tas ; de sorte
qu'elle fourmillait de vers qui sortaient de ces cadavres : les marques du feu
étaient dans les cendres et dans les cadavres à demi brûlés (1). Cette vallée
s'appelait la vallée du fils d'Ennom, Ben-Ennom (2) et changeant le B en G,
Gehennom, Gehenna, Géhenne. Par où l'on exprima ensuite l'enfer, le feu dont les
damnés y sont dévorés et les vers qui les y rongent, dont le Sauveur dit : «
Leur ver ne meurt point et leur feu ne s'éteint jamais (3). »
C'est donc à cette vallée des
cadavres, qu'on appelait aussi la vallée de la mort, que Jésus-Christ compare le
supplice affreux de ceux qui traitent leurs frères d'insensés et de fois. Que
s'il ordonne ce supplice pour les injures, combien seront tourmentés ceux qui
frappent, ceux qui tuent? Le Fils de Dieu n'en parle pas, comme ne voulant pas
supposer que cela puisse arriver parmi les siens ; et laissant assez entendre
combien les actions violentes seront punies, si les paroles le sont avec une si
terrible rigueur.
Pesons donc toutes nos paroles,
puisqu'elles sont pesées avec une telle rigueur dans le souverain jugement de
Dieu.
1 Jos., XV, 8 et XVIII, 16. — 2 IV Reg.,
XXIII, 10; II Parai., XXVIII, 3. — 3 Marc, IX, 47.
26
C'est encore un beau et grand
précepte, et par lequel nous pouvons entendre combien Dieu aime la paix, de nous
ordonner comme il fait de nous réconcilier avec notre frère avant que
d'approcher de l'autel. Il ne veut point de l'oblation qui lui est offerte avec
un cœur plein de ressentiment et avec des mains portées à la vengeance.
On doit encore beaucoup
remarquer cette parole : « Si votre frère a quelque chose contre vous (1), » et
non-seulement si vous lui en avez donné sujet, mais encore s'il l'a pris mal à
propos : il faut s'éclaircir charitablement avec lui, de peur que vous ne veniez
à le haïr, lorsque vous saurez qu'il vous hait. Le premier présent qu'il faut
offrir à Dieu, c'est un cœur pur de toute froideur et de toute inimitié avec son
frère.
N'attendez pas même le jour de
la communion : celui d'entendre la messe où l'on se trouve plusieurs ensemble,
même quand on assisterait seul au saint sacrifice, ce jour doit être précédé de
la réconciliation.
Il faut encore porter plus loin
l'amour de la paix ; et saint Paul dit : « Que le soleil ne se couche point sur
votre colère (2). » Les ténèbres augmenteraient notre chagrin ; notre colère
nous reviendrait en nous éveillant et deviendrait plus aigre. Les passions
tristes et sombres, du nombre desquelles sont la vengeance, la jalousie,
s'aigrissent pendant la nuit, ainsi que les plaies, les fluxions, les maladies.
Dans les querelles, dans les
procès, dans toutes les dissensions, on se « livre » l'un l'autre « au juge, »
parce qu'on s'offense mutuellement : on doit donc craindre « la prison, d'où
l'on ne sort qu'après avoir tout payé » dans la dernière rigueur : et il faut
27
s'accorder volontairement l'un avec l'autre, plutôt que
d'en venir à un jugement qui augmenterait l'aigreur. C'est ce qu'il faut bien
considérer.
Saint Augustin dit que cet «
ennemi avec lequel il se faut réconcilier, pendant qu'on est dans la voie (1), »
c'est la vérité qui nous condamne dans cette vie et nous « livre » en l'autre «
à l'exécuteur, qui nous oblige à payer jusqu'au dernier sol; » c'est-à-dire à
demeurer éternellement dans cette affreuse prison, puisque nous ne pouvons
jamais satisfaire pour nos crimes.
En ce qui regarde la chasteté,
il faut craindre jusqu'à un regard : c'est par là qu'entre le poison. « Prenez
garde, » disait Moïse, « de ne point laisser aller vos yeux et vos pensées, en
vous souillant dans les objets qui vous environnent (2). » Job disait aussi dans
cette vue : « J'ai fait un pacte avec mes yeux (3), » que je les tiendrais
toujours modestes, jamais vagues ni dissipés. Le voile des vierges sacrées est
la marque et l'instrument de cette retenue ; leur vie est une retraite d'où il
faut que les yeux profanes soient bannis : elles ne doivent ni voir ni être
vues. C'est le premier enseignement de Jésus-Christ sur cette matière.
Le second est de renoncer aux
liaisons non-seulement les plus agréables, mais encore les plus nécessaires,
plutôt que de mettre son salut en péril. Le secret est de fuir, d'éviter les
occasions prochaines , c'est-à-dire celles où l'on a déjà fait naufrage ;
craindre même les plus éloignées, se précautionner de toutes parts, couper
jusqu'à sa main droite et jusqu'à son pied, arracher jusqu'à ses yeux; tout doit
être violent dans cette matière. Car il faut, autant qu'il se peut, éviter même
d'avoir à combattre, parce qu'on
1 Matth., V, 25, 26. — 2 Num.,
XV, 39. — 3 Job., XXXI, 1.
28
n'est pas longtemps courageux, ni ferme contre soi-même. «
Si votre œil.....si votre main droite vous scandalise (1), » c'est-à-dire si ces
personnes qui vous sont si chères, vous sont une occasion de tomber,
séparez-vous-en. Ajoutez : Si elles vous font « scandaliser » votre frère ; car
tout ce qui le fait tomber est aussi pour vous une chute semblable à celle d'un
homme qu'on « jetterait dans la mer une meule au col (2). »
Le troisième enseignement sur
cette matière regarde le mariage et son indissolubilité. Mais on peut encore
porter plus loin ses pensées. Car comme cet indissoluble lien du mariage
signifie l'inséparable union de Jésus-Christ avec son Eglise, les âmes qui sont
entrées dans ce bienheureux contrat doivent garder la foi à Jésus-Christ, et ne
faire jamais divorce avec lui.
Pour cela il faut éviter
jusqu'aux moindres choses qui déplaisent à l'Epoux céleste. Ce ne sont pas
seulement les ruptures qui sont à craindre dans les mariages, mais encore les
moindres froideurs. Tout va au divorce, si on n'y prend garde; et il faut
promptement réparer les moindres négligences : la délicatesse de l'Epoux en est
blessée : l'amour refroidi s'éteint bientôt.
Veille donc, âme chrétienne;
veille sur les moindres choses : rien ne plaît plus à celui qui aime que
l'attention à le contenter en tout : au contraire, il n'y a rien de plus
terrible que cette parole célèbre du Fils de Dieu : « Je voudrais que vous
fussiez froid ou chaud. » On vous pourrait tourner au bien et vous seriez
capable de quelque action ; « mais parce que vous êtes tiède » et sans efficace,
on ne peut rien faire de vous, « et je vous vomirai de ma bouche (3). »
Je trouve cet endroit un des
plus touchants de la doctrine chrétienne, parce que le Fils de Dieu y établit la
plus aimable de toutes
29
les vertus, qui est la sincérité. Le chrétien ne ment
jamais ; il dit : « Cela est, cela n'est pas (1) : » et cette parole tient lieu
de tout serment. Car au lieu de jurer ou par le ciel, ou par la terre, ou par la
sainte cité, ou par sa tête, ou en quelque autre manière que ce soit, on lui
ordonne pour toute réponse : « Cela est, cela n'est pas : oui » et « non. » Le
mensonge ne trouve point de place dans une expression si simple : elle ne
souffre point non plus de déguisement : car sans détour ni embarras, on répond :
« Cela est, cela n'est pas : » et la sincérité d'un chrétien doit être si
parfaite et si connue, qu'on s'en tienne à sa simple parole, comme s'il avait
fait mille serments de toutes les sortes.
Cette parole est bien forte : «
Tout ce qui est au delà vient du malin (2) : » ou du mal. Tout ce qu'on dit de
plus, que « cela est, cela n'est pas, » c'est la dureté des cœurs, c'est la
malice et la fourberie, c'est le démon en un mot qui l'a introduit. Revenons
donc à l'origine : rendons-nous si croyables par notre sincérité, qu'on se fie à
nous à cette simple parole : « Cela est, cela n'est pas : oui » et « non. »
Ne soyez pas si décisif, si
affirmatif, n'exagérez pas : « Ne jurez pas (3) : » c'est une partie de cette
douceur dont il est dit : « Bienheureux ceux qui sont doux (4). Ce que vous
direz de plus fort que la simple affirmation ou négation ne serait pas
nécessaire, si les cœurs étaient bien disposés. Soyez de votre côté dans cette
disposition : et s'il faut aller au delà, que ce soit uniquement pour les autres
qui ont besoin d'être poussés plus fortement.
Renouvelez-vous : « quittez le
vieux levain (5). » Le méchant est menteur, parce qu'il a intérêt de cacher et
de déguiser ce qu'il fait. « Revêtez-vous de l'homme nouveau, qui est
Jésus-Christ, qui est créé selon Dieu, en justice et dans la sainteté de la
vérité (6). » Ainsi quittant le mensonge, qui ne convient qu'au mauvais qui veut
se cacher : « Dites-vous la vérité les uns aux autres, parce que vous êtes
membres d'un même corps (7). » La main ne veut pas tromper la tête, lorsqu'elle
la prend pour guide parmi les ténèbres; l'œil ne veut pas tromper les pieds, ni
les pieds
30
cacher leur marche aux yeux et à la tête. Si ces membres se
pou-voient parler et interroger l'un l'autre, ils se diraient simplement la
vérité en toutes choses : Oui et non : cela est, cela n'est pas. Vivez ainsi,
chrétien : ne faites point le mystérieux ni l'important. Taisez-vous par
modération et par prudence, et non pas en faisant l'homme sage et l'homme grave.
N'ayez point de dissimulation ; surtout ne faites rien de mal, de douteux, ni de
suspect , afin que vous n'ayez rien à déguiser. Si vous péchez, car qui ne pèche
point? et qu'il vous faille découvrir votre péché à un confesseur, comme la
plaie à son médecin, dites : Cela est, cela n'est pas, sans chercher de vaines
excuses à votre faute, ni de longues circonlocutions pour l'envelopper.
L'humilité vous fera sincère : vous guérirez infailliblement, pourvu que vous
gardiez la sincérité.
On jure par le nom de Dieu et on
le prend à témoin, afin que notre parole, faible par elle-même, devienne ferme
et inviolable par l'interposition du nom de Dieu. Mais si nous sommes remplis de
Dieu et revêtus de Jésus-Christ, la vérité est en nous ; et nos discours étant
fermes par le mérite de la source d'où ils sont partis, ne demandent pas d'être
appuyés par la religion du serment.
Il y en avait qui croyaient
qu'on ne jurait pas, à moins d'interposer le nom de Dieu. Ils ne prenaient pas
pour serment de dire : Par le ciel, ou par la terre, ou par la sainte cité, et
ainsi du reste. Mais Jésus-Christ décide qu'il y a dans tout cela quelque chose
qui, ayant rapport à Dieu, doit être regardé avec une espèce de religion, sans
qu'il soit permis à l'homme de le profaner.
Cette parole est remarquable : «
Ne jurez point par votre tête ; car vous ne pouvez faire blanc ou noir un de vos
cheveux (1). » De tout ce que vous appelez vôtre, il n'y a rien dont vous
puissiez disposer, pas même de la couleur de vos cheveux. Ne dites donc pas : Je
jure par ma tête, c'est-à-dire : je me dévoue ou, comme on parle, je dévoue ma
tête à telle et à telle peine : car loin d'avoir pouvoir sur votre tête, vous
n'en avez pas même sur vos cheveux pour les faire venir ou croître, ni pour en
changer la
31
couleur. Soyez donc soumis à Dieu, et ne parlez jamais
comme pouvant disposer de la moindre chose.
Jésus-Christ revient encore à la
charité fraternelle, dont il avait déjà dit que, loin qu'il fût permis de tuer
ou de frapper, il ne fallait pas même se fâcher contre son frère, ni lui marquer
de l'aigreur par aucune injure; que si on avait quelque démêlé, il fallait être
facile à se raccommoder; n'employer point déjuge, s'il se peut, pour terminer
nos différends, ni même de médiateur pour concilier les esprits aliénés. Nous
avons un médiateur naturel de notre réconciliation mutuelle, qui est
Jésus-Christ et l'esprit de charité et de grâce qui nous anime. Il faut donc se
rendre traitables et se raccommoder de gré à gré avec son frère. Il a dit que si
nous sentions quelque aigreur dans le cœur de notre frère, il fallait le
prévenir pour le calmer, et préférer la réconciliation au sacrifice. Maintenant
il pousse plus loin l'obligation , et il exclut tout à fait l'esprit de
vengeance.
« Œil pour œil et dent pour dent
(1) : » c'est ce qu'on permettait aux anciens : il paraissait là une espèce de
justice : mais Jésus-Christ ne permet pas au chrétien de se la faire à lui-même,
ni de la rechercher. Si la justice publique réprime les violences, le chrétien
ne l'empêche pas et il respecte les ordres publics : mais pour lui, loin de se
venger de celui qui lui donne un soufflet, il tendra plutôt l'autre joue : il
abandonnera plutôt son manteau à celui qui lui dispute sa tunique que
d'entreprendre un procès pour peu de chose, et entrer dans un esprit de chicane
et de ressentiment (2). Il accordera plutôt de son bon gré deux mille pas à
celui qui l'aura forcé à en faire mille, qu'il ne se fera justice à lui-même, ou
qu'il ne songera à se venger de la violence qu'on lui aura faite.
1 Exod., XXI, 4. — 2 Matth., V, 39 et seq.
32
La tranquillité de son cœur lui
est plus chère que la possession de tout ce qu'on lui peut ravir avec injustice;
et s'il faut manquer à la charité pour recouvrer les Liens dont on l'a privé, il
n'en veut pointa ce prix. O Evangile, que tu es pur! ô doctrine chrétienne, que
tu es aimable ! Mais, ô chrétiens, que vous y répondez mal et que vous êtes peu
dignes d'un si beau nom !
« Donnez à qui vous demande. Ne
fuyez pas, » comme on fait ordinairement, « celui qui vous emprunte dans son
besoin (1). » Faites ce que vous pourrez pour le soulager : soyez libéral et
bienfaisant. Toutes les richesses de l'univers n'égalent pas le prix de ces deux
vertus, ni la récompense qu'elles nous attirent.
Voici donc trois degrés de
charité envers ses ennemis : les aimer, leur faire du bien, prier pour eux. Le
premier est la source du second : si on aime, on donne. Le dernier est celui
qu'on croit pouvoir faire le plus aisément, mais c'est pourtant le plus
difficile, parce que c'est celui qu'on fait par rapport à Dieu. Dieu ne doit
être plus sincère, ni plus cordial, ni plus véritable que ce qu'on présente à
celui qui voit tout jusqu'au fond du cœur.
Examinez-vous sur ces trois
degrés : aimer, faire du bien, prier, a Qu'est-ce qu'aimer ceux qui nous aiment?
Les publicains le font bien. Qu'est-ce que saluer ceux qui vous saluent? Les
païens le font bien. » Ce n'est pas pour rien qu'on vous propose un héritage
éternel et une immuable félicité : ce n'est pas pour vous laisser demeurer à
l'égal, ou même au-dessous des païens. Dites-vous la même chose, ô chrétien!
dans tout le reste de votre conduite! Quelle récompense méritez-vous, femmes
chrétiennes, si vous méprisez les vaines parures? Les païennes l'ont bien fait.
Quelle sera votre gloire, si vous méprisez les richesses? Les philosophes
1 Matth., V, 42.
33
l'ont bien fait. Dites-vous la même chose sur la chasteté :
les vestales l'ont bien gardée; sur la cordialité : les païens, les sages du
monde en ont fait gloire. Portez donc plus haut vos pensées, « et soyez parfaits
(1). » Mais comme qui? Comme les philosophes, comme les païens, comme les Juifs,
ou comme les pharisiens et les docteurs de la loi, qui étaient les plus parfaits
d'entre les Juifs? Non : Jésus-Christ vous a dit que « vous n'aurez point de
part à son royaume, si votre justice ne surpasse la leur (2). Soyez parfaits
comme votre Père céleste est parfait (3). » Et comme vous ne pouvez jamais
l'égaler, croissez toujours pour vous approcher de cette perfection.
L'entreprise est grande ; mais le secours est égal au travail : Dieu qui vous
appelle si haut vous tend la main : son Fils, qui lui est égal, descend à vous
pour vous porter. Dites donc avec saint Paul : Courage, mon âme : « je puis tout
avec celui qui me fortifie (4). »
O chrétien , qui es si loin de
la perfection de ton état, quand commenceras-tu à surmonter ta nonchalance?
Que chacun se dise à soi-même
dans le fond du cœur : Çà! je veux apprendre à être chrétien. « On a dit aux
anciens : Et moi je vous dis. » Qui est celui qui nous a donné cette loi
nouvelle? Jésus-Christ, le Fils de Dieu en personne, la lumière et la vérité
éternelle, le Maître qui nous est envoyé du ciel pour nous enseigner; mais en
même temps le Sauveur qui nous aide et qui, comme on vient de voir, mesure ses
grâces au travail qu'il nous impose. Disons donc avec saint Paul : « Si la loi
qui a été donnée aux anciens Juifs par le ministère des anges est demeurée
ferme, et que toute transgression et désobéissance contre cette loi ait reçu un
juste châtiment, comment l'éviterons-nous, si nous négligeons une doctrine aussi
salutaire que celle qui nous est enseignée par Jésus-Christ, qui ayant pris son
commencement par l'explication qu'il en a faite lui-même, nous a été confirmée
par ceux qui l'ont ouïe de sa propre bouche : Dieu y rendant témoignage par tant
de signes, par tant de miracles, par tant de prodiges, et enfin par l'effusion
manifeste de son Saint-Esprit (5)? » Et
34
encore avec le même saint Paul : « Si, lorsqu'on avait
violé la loi de Moïse, » qui n'était que le serviteur, « on périssait sans
miséricorde sur la déposition de deux ou de trois témoins, quel supplice
mériteront ceux qui ont foulé aux pieds le Fils de Dieu ; qui ont tenu pour
profane le sang de l'alliance par lequel ils ont été sanctifiés, et qui auront
fait outrage à l'esprit de la grâce? Car nous savons combien puissant est celui
qui dit : A moi appartient la vengeance et je la saurai bien faire. Et encore :
Le Seigneur jugera son peuple. Il est horrible de tomber entre les mains du Dieu
vivant (1). »
Pour nous affermir contre les
rechutes, appuyons sur ce qui est, dit dans saint Luc du « fort armé (2). »
« Le fort armé, » c'est le
démon. Considérez ces paroles : « Ce qu'il possède est en paix. » Songez à la
malheureuse paix dont jouissent les pécheurs. La conscience assoupie, on se voit
périr de sang-froid et sans s'émouvoir : les sens nous enchantent et le démon
règne tranquillement. Jésus-Christ a chassé ce fort armé, quand il a ébranlé ce
cœur endurci, et qu'on a fait pénitence. Mais ce n'est pas tout, et il ne quitte
pas prise : il revient avec sept démons plus méchants que lui. Pesez tout : ces
esprits immondes souillent de nouveau la maison que la pénitence a nettoyée, et
ils y établissent leur demeure : « Et le dernier état de cet homme est pire que
le premier (3). » Si toujours à chaque rechute, l'état devient pire, si le joug
du démon s'affermit, si l'on s'enfonce de plus en plus dans le mal, si les
forces se diminuent sans cesse, où en sera-t-on à la fin, et comment sortir de
cet abîme? Dieu peut nous en tirer, je le sais : mais s'il n'y a rien à
désespérer, tout est à craindre.
1 Hebr., X, 28-31. — 2 Luc, XI, 21 et seq. — 3
Ibid., 26.
35
« Il est impossible » à l'homme,
dit saint Paul, selon le cours ordinaire des choses humaines, et il n'y a que
Dieu qui le puisse faire par un effort, pour ainsi parler, de sa toute-puissance
: « Il est impossible, dis-je , que ceux qui ont été une fois illuminés par la
grâce du baptême; qui ont goûté le don céleste et ont été faits participants du
Saint-Esprit, et qui ensuite sont déchus, soient renouvelés (1). » Si saint Paul
parle ainsi de ceux qui ont violé la sainteté du baptême, que doivent craindre
ceux qui ont ajouté à cette profanation celle de la pénitence si souvent
réitérée et si souvent méprisée? « La terre qui boit souvent la pluie qui tombe
sur elle , et qui ne produit que des épines et des chardons, est à la veille
d'être maudite, et enfin on y met le feu (2). »
Ces paroles sont capables de
vous remplir de frayeur; mais relevez votre espérance par les suivantes, et
croyez que toute l'Eglise vous dit avec saint Paul : « Nous espérons de vous de
meilleures choses (3). »
Après avoir ouï saint Paul,
écoutons encore saint «Pierre : « Il vaudroit mieux n'avoir pas connu le chemin
de la justice que de retourner en arrière comme un chien qui ravale ce qu'il a
vomi et comme un pourceau qui se vautre de nouveau dans la boue (4). » Cela fait
horreur seulement à entendre ; et ces expressions soulèvent le cœur : mais ce
qu'on voit faire à ces animaux est au-dessous de ce qui arrive au pénitent qui
retombe.
Après avoir porté la justice
chrétienne au souverain degré de perfection et jusqu'à prendre pour modèle la
perfection de Dieu même, Jésus-Christ voit que l’homme enclin à la vanité
voudrait tirer de la gloire des pratiques extérieures d'une justice si parfaite;
et c'est ce qui donne lieu à ce précepte (5) : « Prenez garde à ne pas
1 Hebr., VI, 4 et seq. — 2 Ibid., 7, 8. — 3
Ibid., 9. — 4 II Petr., n. 21, 22. — 5 Matth., VI, 1 et
seq.
36
faire votre justice devant les hommes, pour en être
regardé. » Il ne défend pas de pratiquer la justice chrétienne en toute
rencontre pour édifier le prochain; au contraire, il a dit : « Que votre lumière
luise devant les hommes, afin que votre Père céleste soit glorifié » dans vos
bonnes œuvres : mais « Prenez garde de ne les pas faire pour être regardés des
hommes : autrement vous perdez votre récompense (1). » Demandez-la aux hommes
pour qui vous agissez : mais n'attendez de Dieu que la punition qu'il a réservée
aux hypocrites.
Toutes les fois qu'on vous loue,
craignez cette parole du Sauveur : « En vérité, je vous le dis, vous avez reçu
votre récompense (2). » Parole si importante, que Jésus-Christ la répète à
chaque action qu'il marque en particulier dans ce chapitre.
Souvenez-vous de ce qu'il a dit
du mauvais riche : « Il a reçu ses biens en cette vie. » Et ailleurs dans la
parabole du festin : « On vous a rendu ce qu'on a reçu de vous (3). »
Heureux donc ceux dont « la vie
est cachée en Dieu (4), » comme dit saint Paul ; que le monde ne connaît pas,
qui vivent dans le secret de Dieu, qui se contentent de ses yeux : car quelle
erreur et quelle folie de ne se pas contenter d'un tel spectateur ? « Ils sont
comme inconnus (5), » dit le même saint Paul : car ils ne sont point dans les
vains discours des hommes : « Mais ils sont connus : » Dieu les regarde d'autant
plus que personne ne songe à eux, et qu'ils sont comme n'étant pas sur la terre.
Heureux : heureux ! « Si je plaisais encore aux hommes, » dit saint Paul, « je
ne serais pas serviteur de Jésus-Christ (6). »
Il faut bien prendre garde ici à
une certaine nonchalance qui fait négliger les actions du dehors qui édifient le
prochain. On dit : Que m'importe de ce qu'il pense? Comme qui dirait : Que
m'importe de le scandaliser? A Dieu ne plaise! Dans les actions du dehors
édifiez le prochain, et que tout soit réglé en vous jusqu'à un clin d'oeil ;
mais que tout cela se fasse naturellement et simplement, et que la gloire en
retourne à Dieu.
Gardez-vous bien aussi de vous
contenter de vous régler à
37
l'extérieur : il faut à Dieu son spectacle, c'est-à-dire,
dans le secret un cœur qui le cherche.
« Que votre gauche ne sache pas
ce que fait la droite (1). » Cachez votre aumône à vos plus intimes amis : «
Cachez-la dans le sein du pauvre (2), » dit le Sage ; que le pauvre même, s'il
se peut, ne vous connaisse point. Il faudrait, s'il se pouvait, vous pouvoir
cacher à vous-même le bien que vous faites : cachez-en du moins le mérite à vos
yeux : croyez toujours que vous faites peu, que vous ne faites rien, que vous
êtes un serviteur inutile : craignez toujours dans vos bonnes œuvres que votre
intention ne soit pas assez pure, assez dégagée des vues du monde : laissez
connaître à Dieu seul le mérite de vos actions : faites bien sans retour sur
vous-même : occupez-vous tellement de la bonne œuvre en elle-même , que vous ne
songiez jamais à ce qui vous en reviendra : laissez tout au jugement de Dieu :
ainsi il vous verra seul : vous vous cacherez à vous-même.
« Ne sonnez pas de la trompette
devant vous (3), » comme ceux qui parlent sans cesse de ce qu'ils font et de ce
qu'ils disent. Ils sont eux-mêmes leur trompette, tant ils craignent de n'être
pas vus.
« Entrez dans votre cabinet, »
dans le plus intime de la maison; mais entrez dans le plus intime de votre cœur.
Soyez dans un parfait recueillement : « Fermez la porte sur vous ; » fermez tous
vos sens : ne donnez accès à aucune pensée étrangère : « Priez en secret : »
épanchez votre cœur devant Dieu seul : qu'il soit le dépositaire de vos secrètes
peines.
« Ne parlez pas beaucoup. » Il
n'est pas ici question d'apprendre à Dieu par un long discours vos besoins
secrets : « Il sait tout avant que vous parliez. » Dites intérieurement ce qui
peut vous
1 Matth., VI, 3, 4. — 2 Eccli., XXIX, 15. — 3
Matth., VI, 2.
38
profiter à vous-même, vous exciter, vous recueillir en
Dieu. Les prières des païens qui ne connaissent pas Dieu, ne sont qu'une
surabondance de paroles inconsidérées. Parlez peu de la bouche et beaucoup du
cœur. Ne multipliez pas vos pensées : car c'est ainsi qu'on s'étourdit et qu'on
se dissipe soi-même. Arrêtez vos regards sur quelque importante vérité qui aura
saisi votre esprit et votre cœur. Considérez : pesez : goûtez : ruminez :
jouissez. La vérité est le pain de l'aine. Il ne faut pas engloutir d'abord,
pour ainsi parler, chaque morceau : il ne faut pas sans cesse passer d'une
pensée à une autre, d'une vérité à une autre : tenez-en une : serrez-la jusqu'à
vous l'incorporer : attachez-y votre cœur plutôt que votre esprit : tirez-en
pour ainsi dire tout le suc à force de la presser par votre attention.
« Dieu vous voit dans le secret.
» Songez qu'il vous voit jusque dans le fond, infiniment plus que vous-même.
Faites un acte de foi simple et vif sur sa présence. Ame chrétienne, mettez-vous
sous ses yeux tout entière. Il est intime, il est présent: car il donne l'être
et le mouvement à tout. Ne vous arrêtez pas néanmoins à cette présence, dont
toutes les créatures animées et inanimées sont également capables. Croyez par
une foi vive qu'il vous est présent, comme vous donnant au dedans toutes les
bonnes pensées, comme tenant en sa main la source d'où elles sortent : et
non-seulement les bonnes pensées, mais encore les bons désirs, les bonnes
résolutions et toutes les bonnes volontés, depuis le premier principe qui les
fait naître jusqu'à la dernière perfection. Croyez encore qu'il est dans les
justes et qu'il y fait sa demeure, selon cette parole du Seigneur : « Nous
viendrons à lui et nous ferons notre demeure en lui (1). » Il y est d'une
manière stable et permanente : il y établit sa demeure. Souhaitez qu'il soit en
vous de cette sorte : offrez-lui votre intérieur, afin qu'il y soit et qu'il en
fasse son temple. Sortez quelquefois de vous-même; et avec la même foi qui vous
le fait voir dans vous-même, regardez-le dans le ciel, où il se manifeste à ses
bien-aimés. C'est là qu'il vous attend. Courez : volez : rompez vos liens :
rompez toutes ces attaches qui vous lient à la chair et au sang. O Dieu, quand
vous
1 Joan., XIV, 23.
39
verrai-je? Quand aurai-je ce « cœur pur, qui fait qu'on »
vous « voit » en soi-même, hors de soi-même, partout? O lumière qui éclairez
toutl ô vie qui animez tout ! ô vérité qui nourrissez tout! ô bien qui rassasiez
tout ! ô amour qui unissez tout! je vous loue, mon Père céleste, qui me voyez
dans le secret.
Regardez : dans toutes les
demandes un exercice d'amour.
« Notre Père : » dès ce premier
mot de l'Oraison Dominicale, le cœur se fond en amour. Dieu veut être notre Père
par une adoption particulière. Il a un Fils unique qui lui est égal, en qui il a
mis sa complaisance : il adopte les pécheurs! Les hommes n'adoptent des enfants
que lorsqu'ils n'en ont point : Dieu qui avait un tel Fils nous adopte encore.
L'adoption est un effet de l'amour ; car on choisit celui qu'on adopte : la
nature donne les autres enfants : l'amour seul fait les adoptifs. Dieu qui aime
son Fils unique de tout son amour et jusqu'à l'infini, étend sur nous l'amour
qu'il a pour lui. C'est ce que dit Jésus-Christ dans cette admirable prière
qu'il fait à son Père pour nous : « Que l'amour dont vous m'aimez soit en eux,
et moi je suis en eux (1). » Aimons donc un tel Père. Disons mille et mille fois
: Notre Père, notre Père, notre Père, ne vous aimerons-nous jamais? Ne
serons-nous jamais de vrais enfants pénétrés de vos tendresses paternelles ?
Encore une fois, notre Père.
Qu'est-ce qui nous fait dire : Notre Père? Apprenons-le de saint Paul : « Parce
que vous êtes enfants, Dieu envoie en vous l'Esprit de son Fils, qui crie en
vous : Père, Père (2). » C'est donc le Saint-Esprit qui est en nous : c'est lui
qui forme en nous ce cri intime de notre cœur par lequel nous invoquons Dieu
comme un Père toujours prêt à nous entendre.
Le même saint Paul dit ailleurs
: «Ceux qui sont mus, qui
1 Joan., XVII, 26.— 2 Galat., IV, 6.
40
sont conduits par l'Esprit de Dieu, sont les enfants de
Dieu..., et » Dieu nous envoie « l'Esprit d'adoption, par lequel nous crions :
Père, Père (1). » C'est donc encore une fois le Saint-Esprit qui nous donne ce
cri filial par lequel nous recourons à Dieu comme à notre Père.
Pourquoi l'appelle-t-il un cri ?
Un grand besoin fait crier. Un enfant ne crie que lorsqu'il souffre ou qu'il a
besoin. Mais à qui est-ce qu'il crie dans son besoin, sinon à son père, à sa
mère, à sa nourrice, à tous ceux dans qui la nature lui fait sentir quelque
chose de paternel? Crions donc, car nos besoins sont extrêmes. Nous défaillons :
le péché nous gagne : le plaisir des sens nous entraîne. Crions, nous n'en
pouvons plus ; mais crions à notre Père. Qu'est-ce qui nous porte à crier? Le
Saint-Esprit, le Dieu-Amour, l'amour du Père et du Fils : « Celui qui répand
l'amour dans nos cœurs (2). » Crions, crions donc avec ardeur, et que tous nos
os crient : O Dieu, vous êtes notre Père !
« Abraham » et les autres pères,
dont nous venons selon la chair, « nous ont ignorés; et Isaac ne nous a pas
connus. Mais vous, ô Dieu notre vrai Père, » vous nous connaissez; et c'est vous
qui nous envoyez du sein intime de votre cœur et de la source infinie qui est
votre amour, cet Esprit qui nous fait crier à vous comme à notre Père.
« Cet esprit, » ajoute saint
Paul, « rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu (3). » O
Dieu, qui entendra ce témoignage du Saint-Esprit, qui nous dit intérieurement
que nous sommes enfants de Dieu? Quelle voix, lorsque dans la paix d'une bonne
conscience et d'un cœur qui n'a rien à se reprocher qui le sépare de Dieu, je ne
sais quoi nous dit secrètement et dans l'intime silence de notre cœur : Dieu est
ton Père : tu es son enfant! Passons : cette voix est trop intime : trop peu de
personnes l'entendent. Passons : un autre fois nous l'entendrons mieux : il faut
être plus affermi, plus enraciné dans le bien. Le Saint-Esprit ne rend pas à
tous ce témoignage secret. Quant à lui, il voudrait le rendre à tous; mais tous
n'en sont pas dignes. O Dieu, faites-nous-en dignes ! C'est bien fait de le
demander à Dieu ; car en effet
1 Rom.,
VIII, 14, 15. — 2 Rom.,
V, 5. — 3 Rom., VIII,
16.
41
c'est lui qui le donne : mais il nous répond : Agis avec
moi : travaille de ton côté : ouvre-moi ton cœur : fais taire les créatures :
dis-moi souvent dans le secret : Notre Père, notre Père.
Encore un coup : « Notre Père :
» mais ajoutons à cette fois : « Notre Père qui êtes dans les cieux. » Vous êtes
partout : mais vous êtes dans les cieux comme dans le lieu où vous rassemblez
vos enfants, où vous vous montrez à eux, où vous leur manifestez votre gloire,
où vous leur avez assigné leur héritage.
Saint Paul nous disait :
« L'Esprit rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. »
Mais écoutons ce qu'il ajoute : « Que si nous sommes enfants, nous sommes aussi
héritiers. » Ce n'est pas tout : concevons le comble de notre bonheur : «
Héritiers de Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ (1), » nous aurons le même
héritage, le même royaume : nous serons assis dans son trône : nous aurons part
à sa gloire : nous serons heureux en lui, par lui, avec lui : et c'est pourquoi
nous crions : « Notre Père qui êtes dans les cieux, » afin de bien concevoir où
il nous appelle.
Aimons celui qui nous fait ses
héritiers et les cohéritiers de son cher Fils Jésus-Christ. Qui pourrait ne
l'aimer pas? Qui pourrait ne pas désirer ce bel héritage ? Il n'est donné qu'à
ceux qui l'aiment. Notre héritage, c'est Dieu même : il est notre bien : il est
lui seul notre récompense. « Je suis, » dit-il, « ton protecteur et ta trop
grande récompense (2) : » trop grande pour tes mérites, mais proportionnée à
l'immense bonté de ton Dieu.
1 Rom., VIII, 16, 17. — 2 Genes., XV, 1.
42
« Votre nom soit sanctifié :
votre règne arrive : votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. » C'est
la perpétuelle continuation de l'exercice d'aimer. Sanctifier le nom de Dieu,
c'est le glorifier en tout et ne respirer que sa gloire. Désirer son règne,
c'est vouloir lui être soumis de tout son cœur et vouloir qu'il règne sur nous,
et non-seulement sur nous, mais encore sur toutes les créatures. Son règne est
dans le ciel : son règne éclatera sur toute la terre dans le dernier jugement.
Mettons-nous donc en état de désirer ce glorieux jour : puissions-nous être de
ceux dont Jésus-Christ dit : « Quand ces choses commenceront à se faire, » quand
les signes avant-coureurs du dernier jugement paraîtront ; aux approches de ce
grand jour, pendant que le reste des hommes séchera de crainte,. « regardez et
levez la tète, parce que votre rédemption approche (1). »
Jésus-Christ arrive pour chacun
de nous, quand notre vie finit. Mois donc, aux approches de ce dernier jour,
quand Jésus-Christ frappe à la porte pour nous appeler , il faudrait être en
état de le recevoir avec joie et de lui dire : « Que votre règne arrive ; » car
je désire que « ce qu'il y a » en moi « de mortel soit englouti par la vie (2).
»
Mais qui de nous désire le règne
de Dieu? Qui de nous dit de hon cœur : « Que votre royaume nous arrive? » C'est
néanmoins où nous préparait cette parole : « Notre Père qui êtes dans les cieux.
» C'est là notre maison; c'est notre demeure, puisque c'est là qu'est celle de
notre Père.
Nous ne sommes donc pas de bonne
foi, quand nous disons : « Que votre règne arrive; » ou, ce qui est dans le fond
la même chose : « Que votre royaume nous arrive. » Ce qui étouffe en nous
1 Luc, XXI, 28. — 2 II Cor., V, 4.
42
ce désir qui devrait être si naturel aux chrétiens, c'est
que nous aimons le monde et ses plaisirs : nous aimons cette vie pleine de
toutes sortes de maux, et ce qui est pis, pleine de péché, qui est le plus grand
de tous les maux.
Rompons ces liens, et disons : «
Voire volonté soit faite. » C'est le vrai et parfait exercice de l'amour, de
conformer sa volonté à celle de Dieu. O notre Père qui êtes dans les cieux! on
vous y aime, et c'est pourquoi on y fait son bonheur de votre volonté. Que ce
qui se fait dans le ciel se fasse sur la terre ! Que ce qui s'achève là se
commence ici!
Cette vie ne doit pas être aimée, mais supportée, dit saint
Augustin : Non amanda, sed toleranda : c'est le lieu de pèlerinage, le
lieu d'exil, le lieu de gémissements et de pleurs.
Donc, ô notre Père céleste, que
votre règne arrive : que votre volonté soit faite.
« Donnez-nous aujourd'hui notre
pain de chaque jour. » C'est ici le vrai discours d'un enfant qui demande en
confiance à son père tous ses besoins, jusqu'aux moindres. O notre Père, vous
nous avez donné un corps mortel : vous ne l'avez pas fait tel d'abord; mais nous
vous avons désobéi, et la mort est devenue notre partage. Ce corps infirme et
mortel a besoin tous les jours de nourriture; ou il tombe en défaillance, ou il
périt. Donnez-la-nous; donnez-la-nous simple : donnez-la-nous autant qu'elle est
nécessaire. Que nous apprenions en la demandant que c'est vous qui nous la
donnez jour à jour. Vous donnez à vos enfants, à vos serviteurs, à vos soldats,
si on veut qu'ils combattent sous vos étendards; vous leur donnez chaque jour
leur pain. Que nous le demandions avec confiance ! que nous le recevions comme
de votre main avec action de grâces !
44
Mais si vous trouvez à propos de
nous refuser, ô Dieu notre bon Père ! cela est rare que ceux qui vous servent
manquent de pain. Vous refusez souvent ce qui nourrit les convoitises et les
appétits déréglés ; car ils sont mauvais, et il est plus digne de vous de les
modérer que de les contenter. Mais pour le nécessaire de la vie, vous ne le
refusez guère à ceux qui vous craignent et qui vous le demandent avec humilité.
Vous avez chargé les riches de la subsistance des pauvres; et vous avez tant
attaché de biens à l'aumône, que la source n'en peut point tarir dans votre
Eglise. Mais enfin, s'il vous plaît, ô notre Père, que nous manquions de ce pain
ou de quelqu'autre chose nécessaire, que dirons-nous ? Il en faudra revenir à la
demande précédente : « Votre volonté soit faite ; « car, » ma vraie viande, «
disait Jésus-Christ, » c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé (1). »
Une autre version porte : «
Donnez-nous notre pain qui est au-dessus de toute substance; » par où l'on
entend le pain de l'Eucharistie. O Dieu, donnez-le-nous aujourd'hui :
donnez-le-nous tous les jours. Fussions-nous dignes de communier toutes les fois
que nous assistons à votre sacrifice ! La table est prête : les convives
manquent : mais, ô Jésus, vous les appelez. Désirons ce pain de vie, désirons-le
avec ardeur et avidité. Ceux qui ont faim et soif de la justice le désirent; car
toute grâce y abonde : et le parfait exercice de l'amour, c'est de désirer sans
cesse de recevoir Jésus-Christ.
« Pardonnez-nous comme nous
pardonnons. » C'est une chose admirable comment Dieu fait dépendre le pardon que
nous attendons de lui, de celui qu'il nous ordonne d'accorder à ceux qui nous
ont offensés. Non content d'avoir partout inculqué cette obligation, il nous la
met à nous-mêmes à la bouche dans la prière
1 Joan., IV, 34.
45
journalière, afin que si nous manquons à pardonner, il nous
dise comme à ce mauvais serviteur : «Je te juge par ta propre bouche, mauvais
serviteur (1). » Tu m'as demandé pardon à condition de pardonner : tu as
prononcé ta sentence, lorsque tu as refusé de pardonner à ton frère. Va-t'en au
lieu malheureux, où il n'y a plus ni pardon ni miséricorde.
C'est ce que Jésus-Christ appuie
en cet endroit, et c'est ce qu'il explique encore d'une manière terrible dans la
parabole du serviteur rigoureux.
« Ne nous induisez point en
tentation. » On ne prie pas seulement pour s'empêcher de succomber à la
tentation, mais pour la prévenir, conformément à cette parole : « Veillez et
priez, de peur que vous n'entriez en tentation (2). » Non-seulement de peur que
vous n'y succombiez, mais de peur que vous n'y entriez.
Il faut entendre par ces paroles
la nécessité de prier en tout temps, et quand le besoin presse, et avant qu'il
presse. N'attendez pas la tentation; car alors le trouble et l'agitation de
votre esprit vous empêchera de prier. Priez avant la tentation et provenez
l'ennemi.
« Dieu ne tente personne (3), »
dit saint Jacques. Ainsi lorsque nous lui disons : « Ne nous induisez point en
tentation, » visiblement il faut entendre : Ne permettez pas que nous y
entrions. C'est aussi comme parle saint Paul : « Dieu est fidèle en ses
promesses, et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces
(4) ; » mais nos forces consistent principalement dans nos prières.
« Délivrez-nous du mal. »
L'Eglise explique : Délivrez-nous de tout mal, passé, présent et à venir. Le mal
passé, mais qui laisse
1 Luc., XIX, 22. — 2 Matth., XXVI, 41. — 3
Jacob., I, 13. — 4 I Cor., X, 13.
46
de mauvais restes, c'est le péché commis; le mal présent,
c'est le péché où nous sommes encore, le mal à venir est le péché que nous avons
à craindre. Tous les autres maux ne sont rien qu'autant qu'ils nous portent au
péché par le murmure et l'impatience. C'est principalement en cette vue que nous
demandons d'être délivrés des autres maux.
« Délivrez-nous du mal. »
Délivrez-nous du péché et de toutes les suites du péché : par conséquent delà
maladie, de la douleur, de la mort, afin que nous soyons parfaitement libres.
Alors aussi nous serons souverainement heureux.
Une autre version porte : «
Délivrez-nous du mauvais, » c'est-à-dire, du démon notre ennemi et de toutes ses
tentations.
Quand nous demandons des forces
contre la tentation, ce n'est pas seulement contre le démon, c'est encore contre
nous-mêmes, selon ce que dit saint Jacques : « Chacun est tenté par sa propre
concupiscence, qui l'attire et qui l'emporte (1) : » c'est la grande tentation,
et le démon même ne nous peut prendre que par celle-là. Quelle est donc notre
faiblesse , puisque nous sommes nous-mêmes nos plus grands ennemis! Et nous ne
craignons pas! e! nous dormons! et nous négligeons notre salut ! et nous ne
concevons pas la nécessité de prier !
Jésus-Christ joint ici la
doctrine du jeûne à celle de l'oraison et de l'aumône. Ce sont trois sacrifices
qui vont ensemble, selon cette sentence de Tobie : «L'oraison est bonne avec le
jeune et l'aumône (2). » Par l'aumône on sacrifie ses biens : par le jeune on
immole son corps : par l'oraison on offre à Dieu les affections et pour ainsi
dire le plus pur encens de son esprit.
Ce qui est dit ici du jeûne, est
semblable à ce qui est dit de
1 Jacob., I, 14. — 2 Tob., XII, 8.
47
l'oraison et de l'aumône ; qu'il ne faut le faire que pour
Dieu seul et à ses yeux, sans aucune vue des hommes. Lors pourtant qu'on a mal
édifié l'Eglise en négligeant ce qu'on devait observer, il est bon de l'édifier
en l'observant plus sévèrement. Mais cela demande beaucoup de précaution ; et il
y faut éviter l'ostentation, comme la peste des bonnes œuvres.
Par le jeûne il faut entendre
toutes les autres austérités par où l'on mortifie son corps. Il les faut
soigneusement cacher, « et n'avoir pas un air triste comme les hypocrites, mais
oindre sa tête et laver sa face, » témoigner à tout le monde de la douceur et de
la joie; n'être pas comme ceux qui portant impatiemment les austérités, semblent
s'en prendre à tous ceux à qui ils parlent, en les traitant durement et leur
devenant fâcheux. L'austérité qu'on a pour soi-même doit rendre plus doux, plus
traitable ; corriger, et non exciter la mauvaise humeur. C'est ce que signifie
cette onction de la tète et ce visage lavé : c'est la douceur et la joie.
Jésus-Christ déracine l'avarice,
et empêche de craindre jamais la pauvreté. « Avoir son trésor dans le ciel (1),
» c'est y mettre son affection et son espérance : avoir son trésor dans le ciel,
c'est y envoyer ses richesses par les mains des pauvres.
« Où est votre trésor, là est
votre cœur (2) » Cette parole est grande. De quoi êtes-vous rempli ? Où se
tournent naturellement vos pensées, c'est là votre trésor : c'est là qu'est
votre cœur. Si c'est Dieu, vous êtes heureux : si c'est quelque chose de mortel
que la rouille, que la corruption, que la mortalité consume sans cesse, votre
trésor vous échappe et votre cœur demeure pauvre et épuisé.
1 Matth., VI, 20. — 2 Ibid., 21.
48
Cet « œil simple (1), » c'est la
pureté d'intention. L'œil est simple, quand l'intention est droite : et
l'intention est droite, quand le cœur ne se partage pas. C'est ce qu'on appelle
simplicité et droiture. L'intention, c'est le regard de l’âme. L'œil ne regarde
jamais fixement qu'un seul objet ; et l’âme ne peut s'arrêter qu'à un seul bien.
Lorsque les regards sont vagues et dissipés, on voit tout, et on ne voit rien.
Ainsi quand l’âme se dissipe en vagues désirs, elle ne sait ce qu'elle veut et
elle tombe dans la nonchalance. Dieu veut un regard arrêté et fixe.
Cela se confirme par les paroles
suivantes : « On ne peut servir deux maîtres (2), » ni aimer deux choses à la
fois. Quand on ne sait ce qu'on aime, et qu'on se partage entre Dieu et la
créature, Dieu refuse ce qu'on lui offre et la créature a tout. Il faut donc se
déterminer, s'appliquer agir avec efficace dans la voie de la piété.
La bonne intention sanctifie
toutes les actions de l’âme, comme le regard arrêté assure et éclaire tous les
pas du corps.
C'est cette bonne intention
qu'il faut renouveler souvent pendant le jour, et continuellement prier Dieu de
la fortifier. Il faut sans cesse se redresser et se réduire tout entier à un
regard simple.
« Vous ne pouvez servir Dieu et
les richesses (3). » Selon saint Paul, « l'avarice est un culte des idoles (4).
» Ceux qui aiment la bonne chère ont « leur ventre pour leur Dieu (5). » Selon
le même Apôtre, nous faisons un Dieu de tous les objets de notre amour. Tout
attachement vicieux est une idolâtrie. Qui est-ce qui voudrait servir une idole,
transporter la gloire de Dieu à une fausse divinité? Cela fait horreur. C'est
néanmoins ce que font tous ceux qui aiment quelque chose plus que Dieu. Les
pensées, les affections, le plus pur encens du cœur, toute son adoration va là.
Hélas ! qu'on est misérable ! Une créature raisonnable se peut-elle donner
elle-même? se peut-elle sacrifier à un autre qu'à Dieu?
Déracinez l'avarice, déracinez
l'ambition, déracinez l'amour du bien sensible et tout amour de la créature :
c'est autant d'idoles
1 Matth., VI, 22. — 2 Ibid.,
24. — 3 Ibid. — 4 Coloss., III, 5. — 5 Philipp., III, 19.
49
que vous abattez dans votre cœur. Que la créature, loin
d'avoir tout le cœur, n'en occupe pas la moindre partie. Donnez tout à Dieu :
fouillez jusqu'au fond, et videz votre cœur pour Dieu : il saura bien l'occuper
et le remplir.
Se remplir de la créature, c'est
se remplir de ces viandes qui chargent et qui gonflent sans nourrir; et qui
aussitôt vous affament, parce qu'elles n'ont aucun suc, et que rien ne s'en
tourne en votre substance. Qu'on est vide, quand on n'est plein que de cette
sorte !
« Ne vous inquiétez point. »
Cela n'exclut pas une prévoyance modérée ni un travail réglé, mais seulement
l'inquiétude et l'agitation de l'esprit.
« La vie est plus que la
nourriture et le corps est plus que l'habit (1). » Dieu qui vous a donné la vie
et qui a formé votre corps avant que vous puissiez (a) en prendre aucun soin,
vous donnera tout le reste. Qui a fait le plus, ne dédaignera pas de faire le
moins.
«Ils ne sèment, ni ne
moissonnent, ni ne recueillent; ils ne travaillent ni ne filent : et votre Père
céleste les nourrit et les habille (2). Heureux ces petits animaux, heureuses
les fleurs, heureuses mille et mille fois toutes ces petites créatures, si elles
pou-voient sentir leur bonheur! Heureuses des soins paternels que Dieu prend
d'elles ! Heureuses de tout recevoir de sa main ! Pour nous, notre péché nous
assujettit à mille travaux : mais ne les poussons pas jusqu'à l'agitation.
Travaillons : c'est là la plus juste peine que Dieu ait imposée à notre péché :
travaillons en esprit de pénitence; mais abandonnons à Dieu le succès de notre
travail.
1 Matth., VI,85. — 2 Ibid., 26, 28, 30.
(a) Les éditions récentes disent : Pussiez.
50
« Gens de petite foi, votre Père
sait que vous avez besoin de ces choses l. » Doutez-vous qu'il ne sache ce qui
vous est nécessaire? Il vous a faits : doutez-vous qu'il veuille pourvoir à vos
besoins? Il vous l'a promis. Lui qui vous a prévenus en tout, et qui vous a
donné l'être qu'il ne vous avait pas promis, vous refusera-t-il ce qu'il vous a
promis, après vous avoir faits? « Ne vous inquiétez donc pas. »
Voyez comment vous croissez :
comment votre corps se nourrit. Pourriez-vous « ajouter une coudée à votre
taille (2)? » Pendant que vous dormiez, Dieu vous faisait croître ; et d'enfant
il vous a fait homme. Croyez qu'il fera ainsi tout ce qui convient à votre corps
: reposez-vous sur sa puissance et sur sa bonté.
A ces mots : « Ne vous inquiétez
pas, » que saint Matthieu a rapportés, saint Luc joint ceux-ci : « Ne soyez
point comme suspendus en l'air (3) : » comme en péril de tomber et toujours dans
l'agitation : car c'est l'effet de l'inquiétude. Soyez donc non pas comme
suspendus, mais solidement appuyés sur la divine providence.
« Les païens recherchent ces
choses (4). » Voyez toujours comment Jésus-Christ nous élève au-dessus des vices
des païens, et même au-dessus de leurs vertus. « Les publicains le font bien,
les gentils le pratiquent bien (5), » nous disait-il tout à l'heure : songeons
en quoi nous les surpassons. Ce n'est pas sans raison que Jésus-Christ dit que «
les Ninivites et tous les païens s'élèveront contre nous au jour du jugement
(6). » A quoi nous sertie christianisme, si nous menons une vie païenne? Hélas !
hélas ! que de paganisme au milieu des fidèles! Combien de chrétiens vivent
1 Matth., VI, 30, 32. — 2 Ibid.,
27. — 3 Luc., XII, 29. — 4 Matth., VI, 32. — 5 Matth., V,
40, 47. — 6 Matth., XII, 4.
51
comme s'ils ne connaissaient pas Dieu ! Il n'y a point en
effet de Dieu pour eux. Hélas ! où trouverons-nous assez de larmes pour déplorer
notre aveuglement !
« Cherchez donc le royaume de
Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît (1). »
Le royaume Dieu et sa justice :
non pas une justice simplement morale à la manière des païens; mais la justice
chrétienne, fondée sur l'exemple de Jésus-Christ et sur les règles de
l'Evangile, que vous venez de voir : une justice qui vous fasse vivre autrement
que ceux qui ne connaissaient pas Dieu, autrement qu'on ne vivait avant que
Jésus-Christ eût paru : une justice conforme à votre vocation, à votre état, et
aux grâces que vous avez reçues : car c'est là ce qui s'appelle « le royaume de
Dieu et sa justice. »
« Cherchez : » dans tout le
reste dont il a parlé il n'a point dit ce mot : « Cherchez : » car il suppose
que Dieu par sa bonté nous peut tout donner et le fait sans que nous en prenions
aucun soin. Cela arrive souvent à l'égard des biens de la terre ; mais pour le
royaume de Dieu, cherchez : « Opérez votre salut avec crainte et tremblement, »
comme dit saint Paul (2). C'est la seule chose qui mérite vos inquiétudes.
Et toutefois, je l'oserai dire,
il faut encore bannir l'agitation et l'inquiétude de cette recherche. Car comme
ajoute le même saint Paul (3) : « Dieu opère en vous le vouloir et le faire,
selon sa bonne volonté. » Tremblez donc en opérant votre salut : et toutefois ne
vous défiez pas trop de vos forces, car Dieu travaille avec vous : c'est
lui-même qui fait avec vous tout ce que vous faites. Espérez donc en son secours
: abandonnez-vous entre, ses bras. Il est bon : il aura pitié de votre faiblesse
: il opérera en vous par sa bonne
52
volonté ce qu'il faut aussi que vous opériez. Opérez donc
votre salut : travaillez-y avec soin et même avec tremblement : mais
travaillez-y toutefois avec une espèce de repos, comme celui qui attend tout
secours d'un Dieu tout-puissant et tout bon.
« Ne vous inquiétez pas du
lendemain : le lendemain sera inquiet pour lui-même : à chaque jour suffit son
mal (1). » Ce précepte si important pour tous les soins de la vie, l'est encore
plus pour les affaires du salut. Il y en a qui se tourmentent en disant : Voilà
qui est bien : je me suis confessé : j'ai commencé à me convertir : mais que de
peines viendront dans la suite, que de tentations, que d'ennuis ! Je n'y pourrai
résister : la vie est longue : je succomberai sous tant de travaux. Allez, mon
fils, allez, ma fille; surmontez les difficultés de ce jour : ne vous inquiétez
pas de celles de demain : les unes après les autres vous les vaincrez toutes. «
A chaque jour suffit son mal. » Celui qui vous a aidé aujourd'hui, ne vous
abandonnera pas demain : trop de prévoyance et d'inquiétude vous perd.
Joignons ici ce qui est dit dans
saint Luc : « Donnez-vous de garde de toute avarice (2). » Déracinez un si grand
mal tout entier et jusqu'à la moindre fibre : n'en souffrez pas en vous le plus
petit sentiment.
Quelque riche que vous soyez, il
vous manque toujours quelque chose, ou dans les biens, ou dans la santé, ou dans
la fortune et dans la grandeur. Réjouissez-vous de ce manquement : acceptez avec
joie et consolation cette partie de la pauvreté qui vous est échue. Aimez-la
comme un caractère du christianisme, comme une imitation de Jésus-Christ. Aimez
votre pauvreté, votre dépouillement. Renoncez à tout esprit de propriété, si
vous êtes
1 Matth., VI,34. — 2 Luc., XII, 15.
53
Religieux : réjouissez-vous en Notre-Seigneur de ce que
non-seulement vous ne possédez aucun bien, mais encore de ce que vous êtes par
choix et par état incapable d'en posséder.
« En quelque abondance qu'on
soit, la vie ne consiste pas en ce qu'on possède (1). » Vous avez beau dire :
J'ai de quoi vivre : vous n'en vivrez pas davantage. Vous avez beau dire : Je
n'ai rien à craindre ; j'ai tout avec abondance. « Insensé ! vous mourrez cette
nuit. » Mais comment? « On vous redemandera votre âme (2) : » elle n'est pas à
vous, vous n'avez la vie que par emprunt. On vous la redemandera : on vous en
demandera compte. Et quand? « Cette nuit. » On vous trouvera demain mort dans
votre lit, sans que tout ce grand bien que vous vantiez vous ait pu procurer le
moindre secours, ni prolonger votre vie d'un moment.
« Que ferai-je, » dit cet homme
riche (3), dans une si grande abondance de toutes sortes de biens? Voilà le
premier effet des grandes richesses : l'inquiétude. Que ferai-je? Où les
mettrai-je? Comment les garder? « Mes greniers n'y suffisent pas : j'en ferai
d'autres, et je dirai à mon âme : Réjouis-toi : fais grande (a) chère (4) : » ne
refuse rien à tes sens : « bois, mange, repose-toi » dans ton abondance. Et
pendant que tu t'imagines pouvoir te reposer dans tes richesses, on t'ôte, non
pas ces richesses, mais cette âme même que tu invitais à la jouissance. « Et à
qui sera ce grand bien que tu avais acquis (5)? » Qui est-ce qui en jouira pour
toi, quand tu n'y seras plus pour en jouir?
« Ainsi est celui qui amasse des
trésors sur la terre, et qui n'est pas riche en Dieu (6), » qui ne met pas en
lui toutes ses richesses. Telle est son aventure : tel est son état : telle est
la fin de sa vie : c'est à cela qu'aboutissent toutes ses richesses.
Après toutes ces réflexions,
revenez encore aux paroles du Fils de Dieu : relisez-les : savourez-les encore
une fois : vous les trouverez sans comparaison plus fortes par elles-mêmes que
tout ce que nous avons pu dire ou penser, pour vous en faire sentir la vertu.
1 Luc., XII, 15. — 2 Ibid.,
20. — 3 Ibid., 17. — 4 Ibid., 18. — 5 Ibid., 20. — 6
Ibid., 21.
(a) Les éditions récentes disent : Grand'chère.
54
« C'est pour cela que je vous
dis : Ne soyez point en inquiétude : considérez les corbeaux (1). »
Dans saint Matthieu il est dit
en général : « Les oiseaux du ciel (2). » Dans saint Luc on lit les corbeaux,
animal des plus voraces, et néanmoins sans greniers ni provision : qui sans
semer et sans labourer, trouve de quoi se nourrir. Dieu lui fournit ce qu'il lui
faut, à lui « et à ses petits qui l'invoquent, » dit le Psalmiste (3). Dieu
écoute leurs cris, quoique rudes et désagréables : et il les nourrit aussi bien
que les rossignols et les autres, dont la voix est la plus mélodieuse et la plus
douce.
Jésus-Christ nous apprend dans
ce sermon admirable à considérer la nature, les fleurs, les oiseaux, les
animaux, notre corps, notre âme, notre accroissement insensible, afin d'en
prendre occasion de nous élever à Dieu. Il nous fait voir toute la nature d'une
manière plus relevée, d'un œil plus perçant, comme l'image de Dieu. Le ciel est
son trône : la terre est l'escabeau de ses pieds : la capitale du royaume est le
siège de son empire : son soleil se lève, la pluie se répand pour vous assurer
de sa bonté. Tout vous en parle : il ne s'est pas laissé sans témoignage.
Nous avons déjà remarqué que, pour signifier l'inquiétude,
Jésus-Christ se sert de ce mot dans saint Luc : « Ne demeurez pas comme
suspendus en l'air (4), » comme quand on ne sait ni comment ni sur quoi on est
soutenu, et qu'on se croit toujours prêt à tomber. Ne soyez point dans cette
terrible inquiétude, mais croyez que Dieu vous soutient.
Mais de toutes les paroles qui
sont particulières à saint Luc dans ce discours du Fils de Dieu, les plus
capables de nous
1 Luc., XII, 22, 24. — 2
Matth., VI, 26. — 3 Psal. CXLVI, 9. — 4 Luc., XII, 29.
55
inspirer du courage parmi nos misères et nos faiblesses
sont celles-ci : « Ne craignez point, petit troupeau, parce qu'il a plu à votre
Père céleste de vous donner son royaume (1). » Dans tout ce qui précède, on nous
apprend à ne pas craindre de manquer de nourriture : car Dieu y pourvoit, et sa
conduite ordinaire est de ne pas laisser manquer du nécessaire ceux qui se fient
en lui. Mais ici, il nous élève plus haut. Car après tout, quand vous viendriez
à manquer de pain, qu'en serait-il? Vous auriez encore « un royaume. » Et quel
royaume? Celui de Dieu. « Ne craignez pas, petit troupeau, car Dieu vous donne
son royaume. » Ce royaume n'est pas pour les grands du monde : c'est pour les
petits, c'est pour les humbles, c'est pour ce petit troupeau que le monde compte
pour rien, mais que le Père regarde : qui en effet semble n'être rien en
comparaison de la multitude immense et de l'éclat des impies. Mais c'est pour ce
petit troupeau que Dieu conserve le reste des hommes.
Que craignez-vous donc? De
mourir de faim? Combien de martyrs en sont morts dans les prisons? Cette mort
les a-t-elle empêchés de recevoir la couronne du martyre? Au contraire, c'est
par elle qu'elle a été mise sur leur tête. « Ne craignez donc rien, petit
troupeau : vendez tout : donnez tout aux pauvres, et faites-vous un trésor qu'on
ne puisse ni voler ni diminuer (2) : » c'est celui des bonnes œuvres.
On ne saurait trop méditer cet
admirable discours de Notre-Seigneur : « Donnez-vous garde de toute avarice (1).
» Il y a plusieurs sortes d'avarice. Il y en a une triste et sordide, qui amasse
sans fin et sans jouir : « qui n'ose toucher à ses richesses et qui semble,
comme dit le Sage, ne s'être réservé sur elles aucun droit
1 Luc, XII, 32. — 2 Ibid., 33. — 3 Ibid., 15.
56
que celui de les regarder et de dire : Je les ai (1). »
Mais il y a une autre avarice plus gaie et plus libérale, qui veut amasser sans
fin comme l'autre, mais pour jouir, pour se satisfaire; et telle était l'avarice
de l'homme qui nous est dépeint dans cet évangile.
Un tel avare a beaucoup de
dédain pour cette sorte d'avarice où l'on se plaint tout à soi-même au milieu de
l'abondance. Il s'imagine être bien plus sage, parce qu'il jouit : mais
cependant Dieu l'appelle « insensé (2). »
L'un est fol par trop d'épargne,
et parce qu'il s'imagine pouvoir être heureux par un bien dont il ne fait aucun
usage : mais l'autre est fol pour trop jouir, et parce qu'il s'imagine un repos
solide dans un bien qu'il va perdre la nuit suivante. « Donnez-vous donc de
garde de toute avarice, » et autant de celle qui jouit, que de celle qui se
refuse tout. Soyez « riche en Dieu : » faites de Dieu et de sa bonté tout votre
trésor. C'est ce trésor-là dont on ne peut trop jouir : c'est ce trésor-là où il
n'y a jamais rien à épargner, parce que plus on l'emploie plus il s'augmente.
« Ne jugez pas (3). » Il y a un
Juge au-dessus de vous : un Juge qui jugera vos jugements, qui vous en demandera
compte : qui par un juste jugement vous punira d'avoir jugé sans pouvoir et sans
connaissance, qui sont les plus grands défauts d'un jugement.
Sans pouvoir. « Qui êtes-vous
pour juger le serviteur d'autrui ? S'il tombe, ou s'il demeure ferme, cela
regarde son maître (4) : » c'est à lui de le juger. Ne jugez donc pas celui dont
vous n'êtes pas le juge.
Ce que saint Paul ajoute, juge téméraire, vous ferme encore
1 Eccle., V, 9, 10. — 2 Luc,
XII, 20. — 3 Matth., VII, 1. — 4 Rom.,
XIV, 4.
57
plus la bouche. Vous prononcez sur l'état du serviteur
d'autrui, et vous, vous dites ou qu'il tombe ou qu'il va tomber. « Mais il ne
tombera pas, dit saint Paul : Dieu est assez puissant pour l'affermir (1). » Ne
jugez donc pas qu'il va tomber.
Saint Paul continue : « Pourquoi
jugez-vous votre frère, ou pourquoi méprisez-vous votre frère (2)? » C'est votre
frère, c'est votre égal : il ne vous appartient pas de le juger. Vous êtes tous
deux justiciables du grand Juge, devant qui tous les hommes ont à comparaître :
« Nous avons tous à comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ; chacun y
rendra compte pour lui-même (3). Ne songez donc point à juger les autres :
songez au compte qu'il vous faudra rendre de vous-même.
Saint Jacques n'est pas moins
fort : « Il n'y a, dit-il, qu'un législateur et qu'un juge, qui peut perdre un
homme ou le délivrer (4). » D'où il conclut : « Qui êtes-vous donc, vous qui
jugez votre frère. » Ce qu'il tire de ce beau principe : « Celui qui juge son
frère ou qui médit de son frère, juge la loi et médit de la loi (5). » Car la
loi vous a interdit ce jugement que vous usurpez : « Mais, poursuit ce grand
Apôtre, si vous jugez la loi, vous ne voulez donc pas vous en rendre
l'observateur, mais le juge (6). » Vous vous élevez au-dessus de votre règle :
la loi retombera bientôt sur vous de tout son poids, et vous en serez accablé.
Voyez en deux versets de cet Apôtre quelle force et quelle lumière de la vérité
contre vos jugements téméraires.
Vous voyez que vous jugez sans
pouvoir : mais vous jugez encore sans connaissance. Vous ne connaissez pas celui
que vous jugez : vous n'en voyez pas l'intérieur : vous ne savez pas son
intention, qui peut-être le justifie; ou si son crime est manifeste, vous ne
savez pas s'il ne s'en est pas repenti, ou s'il n'est pas déjà ou ne sera pas
bientôt de ceux dont la conversion réjouira le ciel. « Ne jugez donc pas. »
« La charité n'est point
soupçonneuse : elle ne pense pas le mal : elle est douce : elle est patiente :
elle souffre tout : elle croit tout : elle espère tout : elle ne se réjouit pas
du mal d'autrui ;
1 Rom.,
XIV, 4. — 2 Ibid., 10. — 3 Ibid., 10, 12.— 4 Jacob., IV, 12. — 5
Ibid., 11 — 6 Ibid.
58
mais elle se réjouit » quand tout le monde fait bien « en
vérité (1). » Ainsi elle ne se plaît pas à juger, d'autant plus qu'en jugeant
les autres, elle se jugerait et se condamnerait elle-même. « Vous êtes
inexcusable, ô tout homme qui jugez, parce qu'en ce que vous jugez les autres
vous vous condamnez vous-même, puisque vous faites les mêmes choses que vous
condamnez (2). » Vous êtes jugé par votre propre bouche, mauvais serviteur, et
vous-même vous prononcez votre sentence. « En telle forme que vous jugerez, vous
serez jugé : et la mesure que vous aurez faite aux autres, sera votre règle (3).
»
Quelle joie à un criminel
d'entendre de la propre bouche de son juge : « Vous ne serez pas jugé (4) ! »
Mais pour cela il faut qu'il ne juge pas.
Voici une autre raison de ne
juger pas : votre crime est plus grand que celui que vous condamnez. « Pourquoi
voyez-vous un fétu? Une poutre vous crève les yeux et vous ne la voyez pas (5).
»
« Hypocrite ! » La plus mauvaise
hypocrisie, c'est de condamner tout le monde. Ou l'ait par là le vertueux : on
prétend faire admirer la régularité de ses mœurs, la sévérité de sa doctrine :
c'est un homme incorruptible, qui ne flatte et qui n'épargne personne : mais
l'hypocrite qu'il est, il ne songe pas seulement à se corriger. Il épilogue sans
cesse sur les défauts les plus légers des autres : et il ne songe pas seulement
aux vices énormes qui l'accablent. Il n'y a point d'hommes plus indulgents pour
eux-mêmes que ces impitoyables censeurs de la vie des autres.
1 I Cor., XIII, 4-7.— 2 Rom.,
II, 1.— 3 Matth., VII, 2.— 4 Ibid., 1.— 5 Ibid., 3.
59
« La chose sainte, » c'est le
corps de Jésus-Christ : « Il ne le faut pas donner aux chiens (1), » aux impurs,
aux impudents, à ceux qui jappent indifféremment contre tout le monde; à ceux
qui retombent dans leurs péchés, et que saint Pierre nous a figurés sous l'image
« d'un chien qui retourne à son vomissement et d'un pourceau qui s'étant lavé,
se vautre de nouveau dans la boue (2). » Nous en avons parlé dans les
méditations précédentes, à l'occasion d'un passage de saint Pierre.
En général la chose sainte
signifie tous les mystères que les pasteurs de l'Eglise sont avertis de donner
avec beaucoup de discernement, et de ne les pas donner à profaner aux indignes.
« Les perles devant les
pourceaux, » sont les saints discours devant ceux qui sont incapables de les
goûter, et qui pour cette raison se tournent avec une espèce de fureur contre
ceux qui leur présentent une chose si peu convenable à leur nature.
Considère, chrétien, à quoi tu
te réduis par ton péché. Dieu qui t'avait fait à son image et qui avait mis ton
âme renouvelée par la grâce au rang de ses épouses, te met au rang « des chiens
et des pourceaux. » Aie pitié de ton état et songe à t'en retirer, ayant recours
à la prière, dont il va être parlé ci-après.
1 Matth., VII, 6. — 2 II Petr.,
II, 21, 22.
60
Après avoir fait voir au pécheur
l'état déplorable et honteux où il tombe, Notre-Seigneur lui montre dans la
prière le moyen d'en sortir.
« Demandez : cherchez : frappez
(1). » Ce sont trois degrés et comme trois instances qu'il faut faire
persévéramment et coup sur coup. Mais que faut-il demander à Dieu, pour sortir
de cet état plus que bestial où le péché nous avait mis? Il faut l'apprendre de
ces paroles de saint Jacques (2) : « Si quelqu'un manque de sagesse, qu'il la
demande à Dieu, qui donne abondamment à tous, sans jamais reprocher ses
bienfaits : mais il la faut demander avec foi et sans hésiter. »
C'est ce que Notre-Seigneur nous
apprend lui-même : « En vérité, je vous le dis : Si vous avez la foi et que vous
n'hésitiez pas, vous obtiendrez tout, jusqu'à précipiter les montagnes dans la
mer. Et je vous le dis encore un coup : Tout ce que vous demanderez dans votre
prière, croyez que vous le recevrez et il vous arrivera (3). »
Regardez donc où vous en êtes
par votre péché, et demandez avec foi votre conversion. Ne dites pas qu'elle est
impossible : quand vos péchés seraient d'un poids aussi accablant que celui
d'une montagne, priez et il cédera à la prière : « Croyez fermement que vous
obtiendrez ce que vous demanderez, et il vous sera donné. » Jésus-Christ se sert
exprès de ces comparaisons si extraordinaires, pour montrer que tout est
possible à celui qui prie.
Animez votre courage, chrétien,
et ne désespérez jamais de votre salut.
1 Matth., VII, 7. — 2 Jacob., I,
5, 6. — 3 Matth., XXI, 21, 22; Marc, XI, 23, 24.
61
« Frappez : » Persévérez à
frapper, jusqu'à vous rendre importun s'il se pouvait. Il y a une manière de
forcer Dieu et de lui arracher ses grâces, et cette manière est de demander sans
relâche avec une ferme foi. D'où il faut conclure avec l'Evangile : « Demandez ,
et on vous donnera : cherchez, et vous trouverez : frappez , et il vous sera
ouvert (1). » Ce qu'il répète encore une fois, en disant : « Car quiconque
demande reçoit; et quiconque cherche trouve; et on ouvre à quiconque frappe. »
Il faut donc prier pendant le jour, prier pendant la nuit et tout autant de fois
qu'on s'éveille. Et quoique Dieu semble ou n'écouter pas, ou même nous rebuter,
il faut frapper toujours, attendre tout de Dieu, et néanmoins agir aussi. Car il
ne faut pas demander comme si Dieu devait tout faire lui tout seul ; mais encore
chercher de son côté et faire agir sa volonté avec la grâce : car tout se fait
par ce concours. Mais il ne faut jamais oublier que c'est toujours Dieu qui
prévient : car c'est là le fondement de l'humilité.
« Il faut prier toujours, et ne
cesser jamais (2). » Cette prière perpétuelle ne consiste pas en une perpétuelle
tension de l'esprit, qui ne ferait qu'épuiser les forces et dont on ne viendrait
peut-être pas à bout. Cette prière perpétuelle se fait, lorsqu'ayant prié
1 Luc, XI, 9, 10.— 2 Luc, XVIII, 1.
62
à ses heures, on recueille de sa prière et de sa lecture
quelque vérité ou quelque mot qu'on conserve dans son cœur et qu'on rappelle
sans effort de temps en temps, en se tenant le plus qu'on peut dans un état de
dépendance envers Dieu, en lui exposant son besoin, c'est-à-dire en l'y
remettant devant les yeux sans rien dire. Alors comme la terre entr'ouverte et
desséchée semble demander la pluie seulement en exposant au ciel sa sécheresse,
ainsi l’âme, en exposant ses besoins a Dieu. Et c'est ce que dit David : « Mon
âme, ô Seigneur, est devant vous comme une terre desséchée (1). » Seigneur, je
n'ai pas besoin de vous prier : mon besoin vous prie : mon indigence vous prie :
ma nécessité vous prie. Tant que cette disposition dure, on prie sans prier :
tant qu'on demeure attentif à éviter ce qui nous met en péril, on prie sans
prier : et Dieu entend ce langage. O Seigneur, devant qui je suis et à qui ma
misère paraît tout entière, ayez-en pitié ; et toutes les fois qu'elle paraîtra
à vos yeux, ô Dieu très-bon, qu'elle sollicite pour moi vos miséricordes ! Voilà
une des manières de prier toujours, et peut-être la plus efficace.
L'importunité dont il faut se
servir envers Dieu, c'est cette manière pressante dont il a été parlé ci-devant.
Songez à ce cri des élus, qui
s'élève nuit et jour devant Dieu, Il faut être persuadé que nos injustices, nos
scandales, tout ce que nous faisons qui édifie mal les saints et qui les fait
souffrir, crie vengeance nuit et jour contre nous, et que nous ne pouvons
apaiser ce cri que par un cri continuel de pénitence. Miséricorde, mon Dieu,
miséricorde. C'est ce qu'il faut crier nuit et jour; c'est ce que notre besoin
crie sans cesse.
Songez au triste état de ce
juge, « qui ne se soucie ni de Dieu
1 Psal. CXLII, 6.
63
ni des hommes (1). » Quand rien ne retient, il n'y a plus
d'espérance : quand on a quelque frein et qu'en ne craignant point Dieu, on est
du moins un peu retenu par la crainte des hommes, on peut espérer et les
passions souffrent quelque sorte de modération.
Le fondement que Jésus-Christ
établit pour prier et pour obtenir, c'est de bien comprendre que Dieu est un
père. Combien plutôt, dit-il, « votre Père céleste sera-t-il libéral envers
vous (2) ! »
« Si vous donnez, vous qui êtes
mauvais (3), » combien plus Dieu qui est la bonté même? Si vous donnez ce qui
vous a été donné et que vous n'avez que par emprunt, combien plutôt Dieu
donnera-t-il, lui qui est la source du bien, et dont la nature est pour ainsi
parler de donner?
« Si vous qui êtes mauvais. » Mais est-on mauvais « même à
ses enfants? » Le Fils de Dieu nous veut faire entendre que l'homme est mauvais,
même à ses enfants. L'expérience ne le fait que trop voir, et qu'on se regarde
soi-même plutôt qu'eux dans les biens qu'on leur procure. Il n'y a que Dieu qui
étant la bonté et le bien par essence, ne peut donner que du bien à ceux qui ont
recours à lui.
Disons-nous toujours à nous
mêmes : On peut tout espérer d'un père. Disons encore avec Jésus-Christ : Qu'est
ce qu'un corbeau? Notre Père céleste le nourrit. Qui nourrit les serviteurs,
laissera t il les enfants sans secours? Mais qui nourrit les animaux, sera-t-il
insensible au besoin de ses enfants? On peut donc tout demander, et on doit
espérer de tout obtenir dès qu'on demande à un père.
1 Luc, XVIII, 4. — 2 Matth.,
VII, 11. — 3 Ibid.
64
Il faut apprendre à demander par
Jésus-Christ. Demander par Jésus-Christ, c'est demander ce qu'il commande ;
c'est demander sa gloire, c'est interposer le nom du Sauveur; c'est mettre sa
confiance en ses bontés et aux mérites infinis de son sang. Ce qu'on demande par
le Sauveur doit regarder principalement le salut, et le reste comme un
accessoire. En demandant en un tel nom , auquel le père ne peut rien refuser, on
est assuré d'obtenir : car Jésus-Christ l'a promis ; et douter, c'est faire
Jésus-Christ menteur. « En vérité, en vérité je vous le dis : Si vous demandez
quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera (1). »
Quand donc on n'obtient pas, il
faut tenir pour assuré qu'on a mal prié, selon ce que dit saint Jacques : « Vous
demandez et n'obtenez pas, parce que vous demandez mal, pour avoir de quoi
satisfaire vos mauvais désirs (2). »
Demander mal, c'est demander
sans foi, comme dit le même saint Jacques : « Si vous avez besoin de la sagesse,
demandez-la; mais demandez-la avec foi sans hésiter (3) : » sans craindre, en
croyant certainement que vous obtiendrez si vous demandez bien, si vous demandez
avec foi, si vous demandez avec persévérance.
Le Sauveur ne nous donne pas ce
que nous demandons contre notre salut. Demandons notre conversion :
attachons-nous à cela : nous l'obtiendrons.
Ame religieuse, le fruit de la
doctrine de Jésus-Christ sur la prière doit être principalement d'être fidèle
aux heures qu'on y consacre. Fussiez-vous distraite au dedans, si vous gémissez
de l'être, si vous souhaitez seulement de ne l'être pas et que vous demeuriez
fidèle, humble et recueillie au dehors, l'obéissance que
1 Joan., XVI, 23. — 2 Jacob.,
IV, 3. — 3 Jacob., I, 5, 6.
65
vous y rendez à Dieu, à l'Eglise et à la règle , en
conservant les génuflexions, les inclinations et tout le reste de l'extérieur de
la piété, conserve l'esprit de prière. On prie alors par état, par disposition,
par volonté, mais surtout si on s'humilie de ses sécheresses et de ses
distractions. O que cette prière est agréable à Dieu! Qu'elle mortifie le corps
et l’âme! Qu'elle obtient de grâces et qu'elle expie de péchés !
« Faites comme vous voulez qu'on
vous fasse. » Rien de plus simple que ce principe : rien de plus étendu dans la
pratique : toute la société humaine y est renfermée. La nature même nous
enseigne cette règle. Mais Jésus-Christ l'élève, en ajoutant : « C'est ici la
loi et les prophètes (1). » C'en est le précis et l'abrégé de toute justice. La
racine en est dans ce précepte : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même
(2). »
« Efforcez-vous (3). » Le salut ne doit pas être entrepris
avec mollesse. « La porte est étroite: » par la mortification, la pauvreté et la
pénitence. « Le chemin est large » dans la licence. Le grand nombre, le petit
nombre : sujet infini de méditer et inépuisable consolation pour les humbles.
« Un bon arbre porte de bons fruits : un mauvais arbre en
porte de mauvais (4) : » c'est ce qui fait discerner la bonne pénitence d'avec
la mauvaise.
Etrange état d'une créature
raisonnable, qui, faute de porter de bons fruits, n'est plus propre que pour le
feu.
« Vous connaîtrez les bons
arbres par leurs fruits (5), » et non par leurs feuilles; c'est-à-dire par leurs
œuvres, non par leurs paroles.
1 Matth., VII, 12. — 2 Matth.,
XXII, 39. — 3 Matth., VII, 13, 14. — 4 Ibid., 17.19. — 5 Ibid.,
20.
66
Le figuier que Jésus-Christ maudit avait des feuilles :
mais parce qu'il n'avait pas de fruits, Jésus-Christ le rendit sec. « Que jamais
fruit ne naisse de toi (1) ! » Par punition d'être infructueux, il le devient
encore davantage. Si on ne produit des fruits dans le temps et lorsque le maître
en attend, il vient un temps qu'on n'en peut plus produire aucun.
Un sage confesseur doit demander
à son pénitent du fruit, et non des feuilles, ni des fruits commencés dans la
fleur. Il faut de vrais fruits : autrement il a raison de douter que la
pénitence soit sincère.
Jésus-Christ vient de parler des
arbres qui n'ont point de fruits : en voici une mauvaise espèce. C'est le
chrétien qui n'a que l'apparence du bien et qui en effet ne porte rien de bon,
celui qui parle beaucoup et ne fait rien : « Seigneur, Seigneur, » dit-il : il
vaudrait bien mieux ne pas tant répéter qu'il est le Seigneur, et faire ce qu'il
dit.
Il y en a qui ne résistent à
rien; tout ce que vous leur proposez, ils l'entreprennent : — Oui je le ferai,
je parlerai, je prierai, j'assisterai à tout ; — mais quand il faut venir à
l'exécution, tout demeure. Les Juifs étaient de ceux qui disent beaucoup; et
Jésus leur dit : « Les femmes de mauvaise vie et les publicains font mieux que
vous (2). » Votre piété tout extérieure vous entretient dans une fausse opinion
de vertu. Ceux qui sont manifestement mauvais ont honte d'eux-mêmes et se
convertiront à la fin plutôt que vous.
Considérez ces deux jeunes
hommes de la parabole (3). L'un a honte de désobéir ouvertement à son père, en
lui disant, Je ne veux pas; et après lui avoir dit : « Je le veux, » il suit
pourtant son penchant, et « il ne fait rien. » L'autre dit ouvertement : « Je
n'en ferai rien; » et il a honte de son insolence, et « il obéit. »
1 Matth., XXI, 19, 20. — 2
Matth., XX, 31, 32. — 3 Matth., XXI, 28-30.
67
L'un a la présomption de vouloir passer pour vertueux et il
ne l'est qu'en paroles, c'est pourquoi il tombe ; l'autre a horreur de sa
témérité, et il s'en repent.
Il ne faut donc ni trop déférer
aux discours présomptueux de ceux qui promettent tout, ni désespérer de ceux qui
semblent tout refuser. Les grands crimes mènent plutôt à la pénitence que la
fade et inefficace pudeur, qui fait tout promettre sans avoir un véritable désir
de l'exécution; ou que la fausse piété, qui ne consiste qu'en paroles, où l'on
croit tout faire quand on parle bien de la loi et de la vertu, comme les Juifs.
Ame fidèle, évertuez-vous.
Avez-vous promis quelque chose, quelque grande qu'elle soit, faites plus encore;
avez-vous refusé, ayez-en honte; et faites ce que vous aviez dit que vous ne
vouliez ou vous ne pouviez pas.
Celui qui écoute et qui fait, en
qui la vertu se tourne en habitude par la pratique, « c'est l'homme sage qui
bâtit sur la pierre (1).» Les tentations viennent, les maladies accablent, les
afflictions fondent sur cette âme ; elle se soutient. Ceux qui ne font
qu'écouter, qui se délectent de la beauté ou de la vérité de la sainte parole,
sans en venir aux effets ou qui n'y viennent qu'imparfaitement, « ont bâti sur
le sable : ils tombent à la première occasion, et leur ruine est grande. »
Considérez la doctrine de
Jésus-Christ : elle est si belle et si solide , qu'elle cause de l'admiration à
tout le peuple. Car qui n'en admirerait la pureté, la sublimité, l'efficace?
Elle a converti le monde : elle a peuplé les déserts : elle a fait prodiguer à
des millions de martyrs de toute condition, de tout âge et de tout sexe,
1 Matth., VII, 24-27.
68
jusqu'à leur sang. Elle a rendu les richesses et les
plaisirs méprisables : les honneurs du monde ont perdu tout leur éclat. L'homme
est devenu un ange; et il s'est porté à se proposer pour modèle Dieu même. Qui
ne l'admirerait donc cette belle, cette ravissante doctrine? Mais ce n'est pas
tout de l'admirer. « Jésus enseigne comme ayant puissance : » il faut que tout
cède et que tout orgueil humain baisse la tête.
Dieu vous préserve d'un docteur
timide, qui n'ose vous dire vos vérités ou qui vous flatte dans vos défauts à la
manière des scribes et des pharisiens, qui ne songeaient qu'à s'attacher le
peuple, et non à le corriger. Demandez à Dieu un docteur qui vous parle avec
efficace et avec puissance, sans vous épargner dans vos vices. C'est à celui-là
que votre conversion est réservée. Amen, amen.
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