Livre III

Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Introduction
Livre I
Livre II
Livre III
Appendice

 

TROISIÈME LIVRE - LA COURONNE D’ÉPINES

Ueberbildet werden in die Gottheit

Seuse

Beata e dolorosa.

Santa Catarina.

LE CAMPO SANTO DE PISE

 

I - Parallèle entre la vie du Christ et la vie de l’Église. — Doctrine de Catherine sur le pouvoir du Pape. — Lettres de Catherine pour la croisade. — Visites à la Chartreuse de Calci et à l’île de Gorgona. — Relations entre Catherine et le Condottiere anglais John Hawkwood. — Révolte en Italie contre le Pape. — Grégoire XI envoie Catherine à Lucques (Septembre 1375). — Miracles de la Sainte à Lucques. — Elle retourne à Pise. — Florence se met en tête de la guerre contre le Pape. — Catherine prédit le schisme prochain et retourne avant Noël à Sienne... 291

II - Lettre de Catherine à Grégoire XI (fin de 1373) . —  Grégoire XI cite les chefs de la révolte de Florence à Avignon. — Lettre de Catherine au Pape pour excuser les insurgés; elle écrit à Niccolò Soderini à Florence. — Bologne tombe au pouvoir des révoltés. — Hawkwood s’empare de Faenza. — Grégoire XI frappe Florence d’interdit. — Catherine s’interpose entre Florence et le Pontife. — Lettres de Catherine au Pape et à Raymond de Capoue. — Vision de Catherine dans la nuit du 1er avril (1376). — Jésus la charge de porter la croix et l’olivier à tout son peuple. — Catherine fait la connaissance de Stefano Maconi, qui la suit à Florence.,— Séjour à Florence. — Catherine entre en relations avec la famille Canigiani et avec Giovanni delle Celle. — Départ de Catherine pour Avignon... 313

III - Arrivée à Avignon (18 juin 1376). — Première audience près du Pape (20 juin). — Lettre de Catherine aux Florentins. — Arrivée des ambassadeurs de Florence. — Efforts de Catherine pour faire retourner le Pape à Rome. — Ses critiques des /ices du clergé. — Trois théologiens hostiles à Catherine la visitent. — Séjour de Catherine à Villeneuve-lez-Avignon près du duc d’Anjou. — Lettre de la Sainte à Charles V. — Influence de Catherine à Avignon. — Le Pape se décide à partir (13 septembre)... 330

IV - Lettres de Catherine à sa mère et à la mère de Stefano Maconi. — Retour de Catherine : Toulon, Varazze, Gênes où elle reçoit la visite du Pape, tenté de retourner à Avignon. — Départ du Pape pour Livourne, Pise et Corneto. — Catherine arrive à Pise; Stefano Maconi la précède à Sienne. —Arrivée du Pape à Rome (17 janvier 1377)... 350

V - De Sienne Catherine écrit au Pape. — Conversion de Nanni di Vanni Savini. — Savini donne à Catherine le château de Bel- caro; la Sainte y passe le mois d’avril 1377. Elle y fonde le monastère de Santa Maria degli Angeli et reçoit la nouvelle Je la prise de Cesena par les troupes papales. — Lettre de Catherine aux prisonniers de Sienne. — Mort de Niccolò Toldo. 373

VI - Catherine dans le Val d’Orcia. — Ses relations avec la famille Salimbeni. — Sa visite à Montepulciano et à Sant’Antimo. — Le gouvernement de Sienne la soupçonne d’intrigues politiques. — Sa défense. — Nouvelles relations avec Hawkwood. — Départ de Raymond de Capoue pour Rome.— Les communions de Catherine. — Ses voyages dans le Val d'Orcia et sur le Monte Amiata. — Suicide d’un de ses disciples...

VII - Catherine apprend à écrire. — La prière O Spirto Santo. — Préparation du « Dialogue ». — Florence réclame de nouveau l’intervention de la Sainte. — Catherine se rend à Florence (décembre 1377). — Barduccio Canigiani. — Mort de Grégoire XI (le 27 mars 1378). — Élection d'Urbain VI (8 avril). — Guerre civile à Florence — La populace veut tuer Catherine. — Lettre de la Sainte à Urbain VI. — Paix entre le Pape et Florence (18 juillet 1378). — Catherine quitte Florence (le 2 août)... 411

VIII - Catherine à San Rocco a Pilli. — Tempérament poétique de Catherine. — Sa langue imagée. — Sa doctrine psychologique. — « Le feu et le sang »... 435

IX - « Le Dialogue »... 460

X - Le grand schisme (20 septembre 1378). — Lettres de Catherine à Jeanne de Naples, etc. — En novembre Catherine se rend à Rome où elle fait la connaissance de sainte Catherine de Suède. — Sa maison à Rome... 481

XI - Catherine envoie Neri à Naples et Raymond de Capoue en France. — Adieux de Raymond et de Catherine. — La « mobilisation spirituelle » pour Urbain VI. — Noël à Rome. — Lettre de Catherine au Pape... 498

XII - Vie de la Sainte à Rome. — Lettres de Maconi à Catherine.— Prières de Catherine. — Carême de 1379. — L’armée de l’Anti-Pape marche contre Rome. — Deux victoires papales. — Lettres politiques de Catherine. — Raymond reste à Gênes, Catherine le blâme... 509

XIII - Lettres de Stefano Maconi à Catherine. — La Sainte écrit à Jeanne de Naples, à Louis de Hongrie, etc... 538

XIV - Révolte à Rome contre le pape. Prières extatiques de Catherine. — Sa vie à Rome. — Dans une vision elle reçoit sur ses épaules la navicella de l’Église (dimanche de la Sexagésime, le 29 janvier). — Dernières lettres à Urbain VI et à Raymond. 552

XV - Dernière maladie de Catherine.— Son testament spirituel.— Ses adieux à ses disciples. — Arrivée de Stefano Maconi et de Bartolommeo de Dominici. — Son dernier anniversaire (le 25 mars.) 573

XVI - Il Transito (le 29 avril 1380)... 564

XVII - Les disciples après sa mort...   591

ÉPILOGUE... 596

 

I - Parallèle entre la vie du Christ et la vie de l’Église. — Doctrine de Catherine sur le pouvoir du Pape. — Lettres de Catherine pour la croisade. — Visites à la Chartreuse de Calci et à l’île de Gorgona. — Relations entre Catherine et le Condottiere anglais John Hawkwood. — Révolte en Italie contre le Pape. — Grégoire XI envoie Catherine à Lucques (Septembre 1375). — Miracles de la Sainte à Lucques. — Elle retourne à Pise. — Florence se met en tête de la guerre contre le Pape. — Catherine prédit le schisme prochain et retourne avant Noël à Sienne... 291

 

« J’accomplis dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ, pour son corps qui est l’Église [1]. »

Cette parole du grand Apôtre semble avoir été la devise de sainte Catherine pendant la dernière période de sa vie. Son amour pour Jésus se dilate, devient insatiable, infini, s’étend désormais à tout son corps mystique : la sainte Église Catholique. De nos jours, cette notion de l’identité qui existe entre le Christ et l’Église est souvent oubliée ou déformée, mais la vie des apôtres et des membres de la primitive Église en était imprégnée. Selon le dogme catholique, Jésus de Nazareth n’est pas mort et n’a même pas quitté la terre; il possède un corps dans lequel il continuera de vivre jusqu’au dernier jour, et ce corps c’est l’Église. L’Église, c’est le Christ, sa voix est la voix du Christ, ses préceptes sont les préceptes du Christ, son autorité est celle du Christ, ses pouvoirs les pouvoirs du Christ. En vertu de cette consubstantialité intime, l’Église opère les mêmes œuvres que son Seigneur et son Maître, guérissant les malades, ressuscitant les morts, et, détestée par le monde à cause de ses bienfaits, elle est comme Lui persécutée, martyrisée et crucifiée... (291)

 D’où il résulte que l’histoire de l’Église est, sinon identique, du moins parallèle à l’histoire du Christ. L’Église, elle aussi, est née dans une crèche; elle a été visitée par les bergers de Palestine et par les derniers sages de la Grèce; l’ère des persécutions a renouvelé sur ses martyrs le massacre des innocents de Bethléem. Elle s’est retirée au désert dans les ermitages d'Égypte et les Laures des ascètes, dans la grotte de Subiaco de saint Benoît et dans les couvents des moines d’Occident. Comme son Maître, elle a prêché l’Évangile, parcourant la terre au cours des siècles, pour apporter la bonne nouvelle jusqu’à Thulé, dans la nuit polaire. Elle a connu les luttes doctrinales contre les scribes hérétiques et les sadducéens matérialistes. Elle aussi, a eu ses heures de triomphe, son entrée à Jérusalem, alors que la culture occidentale n’était qu’une cité sainte dont l’art et la poésie paraient toutes les voies de beauté, et que l’encens liturgique embaumait les rues étroites des communes du Moyen âge, tandis qu’un peuple à genoux chantait L’Hosannah : « Bénie soit celle qui vient au nom du Seigneur! »

Puis, ce fut le soufflet de Nogaret au visage du Vicaire du Christ : l’ère de la Passion s’ouvrit. A son tour l’Église fut attachée à la colonne de la flagellation, exposée aux injures et aux railleries des peuples qui hurlaient : « Nous ne voulons pas que celle-ci règne sur nous! Délivrez-nous-en et donnez-nous Barrabas! »

Mais au temps où vivait Catherine, on n’avait point encore tourné cette page dans l’histoire de la passion de l’Église. Ce n’était point encore l’aube du Vendredi Saint; l’Église n’en était point encore à gravir son (293) calvaire en dehors des murs de la culture, portant la croix d’ignominie; l’heure de la crucifixion, de l’agonie et de l’ensevelissement de l’Église, suivi des trois jours de repos dans la tombe, n’avait point encore sonné...

Toutefois les ténèbres « de la sixième heure » s’épaississaient peu à peu, et la Siennoise pouvait avec raison écrire dans une de ses lettres : « Le moment est venu de pleurer et de se lamenter, car l’Épouse du Christ est persécutée par ses membres perfides et corrompus. C’est pourquoi je vous conjure, mes fils et mes filles, de vous répandre devant Dieu en ferventes prières et en pieuses supplications pour la sainte Église qui est si violemment persécutée. » Et pourtant c’est du bien de l’Église que dépend le bien de l’homme, de son exaltation que dépend l’exaltation de l’humanité. Car dans l’Église seule l’âme peut puiser la vie. « Celui qui s’élève contre l’Église devient dès lors son propre ennemi, car elle n’est autre que le Christ lui-même et nous dispense les sacrements qui donnent la vie [2]. »

De même qu’il n’y a de salut que dans le Christ, il n’y a de salut que dans l’Église, puisque tous deux ne sont qu’un. « Le doux Jésus qui voulait être notre voie, notre maître et notre guide, ne pensant qu’à la gloire de son Père et à notre salut, prit pour Épouse notre Sainte Mère l’Église et, dans l’ardeur de son amour, il s’est si fortement attaché à elle et en même temps à ceux qui s’appuient sur elle et sont ses véritables fils, qu’aucun démon ni aucun homme ne pourront prévaloir contre elle pour l’éternité...

« Et si vous me dites : Il semble que l’Église marche (294) à reculons et qu’elle ne puisse ni s'aider elle-même ni venir au secours de ses enfants, je vous répondrai que ce n’est qu’une apparence extérieure. Considérez l’intérieur et vous y trouverez une force que ne possèdent pas ses ennemis... »

« Vous savez bien que Dieu est la puissance même et que toute puissance émane de Lui. L’Épouse jouit de cette même force dont ses ennemis sont dépourvus, étant détachés de son corps en qualité de membres corrompus... Combien est-il donc sot et ridicule au moindre des membres de se rebeller contre la tête, surtout quand il sait; que le ciel et la terre passeront, avant que cette tête perde sa puissance. Et si vous m’objectez encore ; « J’ignore à quel point ceci est exact, je vois que ces membres séparés vivent et prospèrent ! » — attendez un peu, cela ne saurait durer, car l’Esprit- Saint dit dans l’Écriture : « Si Dieu ne garde la ville, c’est en vain que veille celui qui la garde. » Bientôt nous verrons ces hommes marcher vers l’abîme, Dieu les ayant privés de la grâce qui leur est indispensable, pour s’être révoltés contre son Épouse [3]. »

A juste titre, on a traité Catherine d’esprit réformateur. Mais ses tentatives de réforme jaillissaient d’une autre source que celle de Luther ou de Calvin. Le principe sur lequel elle se basait pour renouveler toutes choses était une foi inébranlable en la divinité de l’Eglise qui, pour elle comme pour l’apôtre, était le « fondement et le pilier de la vérité ». Et cette Église qui était en quelque sorte le premier article de son Credo, n’est pas, comme pour les protestants, une vague « assemblée d’amis du Seigneur », non, c’est (294) la Sainte Église Catholique Romaine, celle dont le chef est le Pape, légitimement élu : « le Christ sur terre », il dolce nostro Cristo in terra, comme l’appelait volontiers la Siennoise. Il est inutile que nous cherchions un autre Jésus dans la prière ou dans les Écritures, nous le possédons vivant parmi nous. « Même s’il était un démon incarné, nous ne devrions pas lever la tête contre lui, mais la reposer avec confiance sur son sein [4]. »

Cette façon de considérer l’Église comme celle qui a toujours raison et vis-à-vis de laquelle, en cas de conflit, nous avons toujours tort, est la caractéristique de l’action politique de Catherine. Si, de prime abord, on ne se pénètre pas de cette pensée, on se méprend totalement sur son compte. Qu’on lise les paroles violentes qu’elle adresse au Gouvernement de Florence qui s’était soulevé contre le Souverain Pontife :

« Celui qui se révolte contre notre Père, le Christ de la terre, est condamné à mort, car ce que nous faisons contre lui, nous le faisons contre le Christ du ciel. En honorant le Pape, nous honorons le Christ; en méprisant le Pape, nous méprisons le Christ. Vous le voyez bien, et croyez, mes frères, que je vous le dis avec peine et gémissements, par votre désobéissance et vos persécutions vous êtes tombés dans la mort et dans la haine de Dieu. Or, il ne pouvait pas vous arriver un plus grand malheur que d’être privés de sa grâce !... Je sais que beaucoup ne croient pas avoir offensé Dieu et qu’ils s’imaginent bien plutôt lui rendre service en persécutant l’Église et ses ministres, car ils se défendent en disant : ils sont coupables et font beaucoup de (296) mal. Mais moi je vous dis ce que Dieu veut et vous ordonne : lors même que les pasteurs, de l’Église et le Christ de la terre seraient des démons incarnés, il vous faudrait leur être soumis, non pas à cause d’eux, mais en vertu de l’obéissance que nous devons à Dieu qu’ils représentent auprès de nous.

« Vous savez bien qu’un fils n’a jamais raison contre son père, quelque injuste et méchant que soit ce dernier, car l’existence qu’il a reçue de son père est un si grand bienfait que rien ne pourra jamais l’acquitter envers lui. Songez donc que la vie de la grâce à laquelle nous a enfantés l’Église est si précieuse qu’aucun acte, aucun hommage ne pourront jamais acquitter cette dette [5]. »

C’est la Théocratie absolue que soutient Catherine en parlant ainsi. Le devoir le plus formel de l’humanité est de s’incliner devant le Christ de la terre et de baiser sa main, même quand elle châtie rigoureusement, de même que l’enfant baise les verges qui le frappent. Toute puissance et toute autorité simplement humaines doivent être soumises à cette autorité suprême qui, prenant sa source en Dieu, nous impose l’obligation « d’assujettir notre conscience au joug de la foi ». C’est la même doctrine que proclamait saint François d’Assise dans son testament : « Je veux, même s’ils me persécutent, craindre, respecter et aimer comme mes maîtres les prêtres qui vivent selon la loi de la sainte Église Romaine, et je ne veux voir en eux aucun défaut parce qu'ils représentent le Fils de Dieu et qu’ils sont mes maîtres [6]. »

Toute violence contre le Saint-Siège et contre le Vicaire du Christ constitue dès lors un sacrilège, « Nous (296) ne sommes ni des juifs, ni des sarrasins mais des chrétiens baptisés, rachetés par le sang du Christ. Nous ne devons donc nous révolter contre notre Chef pour aucune injure reçue; nous ne devons pas lutter chrétiens contre chrétiens, mais combattre les infidèles qui nous font grand tort en gardant ce qui est à nous et non pas à eux. »

Voici donc les deux principaux mobiles de la politique de Catherine : soutenir l’infaillibilité du Pape et susciter ce qu’elle appelle il dolce mistero del santo passaggio, « le doux mystère de la sainte Croisade ».

Pendant les cinq dernières années de sa vie, son enthousiasme pour ces deux grandes idées ira sans cesse grandissant. Celui qui parcourt ses lettres constate comment son ardeur apostolique devient de plus en plus intense, jusqu’à ce qu’elle meure, consumée par son âme comme par une flamme. Pour l’instant, l’organisation de la Croisade qu’elle rêvait, absorbait la majeure partie de son temps et de ses forces. De Pise elle adressa de nombreuses lettres à des étrangers et à des amis : à Jeanne de Naples, la reine courtisane; à Bartolommeo di Smeduccio, le tyran de San Severino delle Marche; à la République de Gênes; au gouverneur de Sardaigne, Mariano d’Oristano. « Levons-nous! » s’exclame-t-elle dans une de ces lettres, « ne dormons plus sur un lit de paresse; l’heure est venue de faire de bonnes affaires, et quelles sont ces affaires? D’immoler notre vie pour la gloire de Dieu afin que nos péchés soient effacés de son livre ». « Il me semble que je respire comme un parfum de fleurs (298) qui commencent à s’épanouir, car notre Saint-Père, le Christ de la terre, voulant susciter une sainte croisade, déclare qu’il aidera de tout son pouvoir les chrétiens qui sont prêts à donner leur vie pour reconquérir la Terre Sainte. C’est ce que proclame la bulle qu’il vient d’envoyer à notre Provincial, au Ministre général des Frères Mineurs et à Frère Raymond, en leur intimant l’ordre de s’assurer de l’opinion populaire en Toscane et ailleurs pour qu’il puisse régler l’expédition. Je viens donc vous convier aux noces et à la vie éternelle en vous conjurant de rendre sang pour sang et de gagner à votre exemple autant de chrétiens que vous le pourrez, car on ne se rend point seul à une fête de noces ! [7] »

Catherine resta tout l’été à Pise, de février à septembre. Mais ses occupations extérieures, la correspondance et les entretiens politiques, ne la détournaient point de ses anciennes aspirations vers la vie claustrale. Elle allait fréquemment visiter les ermites du Campo Santo (les noms de deux d’entre eux, Bartolommeo et Jacopo, nous sont connus), et il est aisé d’imaginer avec quels sentiments la Siennoise a foulé la terre du cimetière, rapportée des lieux saints par les galères de Pise, ou s’est promenée dans le merveilleux cloître gothique dont les fresques, de Phaurati, nous dépeignent la pieuse vie érémitique, et où, par le pinceau, Orcagna a prêché la même doctrine que Catherine par la plume : « Tulto passa, tout passe! Aux violes d’amour succède le glas funèbre, aux étreintes joyeuses le linceul et le cercueil! »

 

(298)  

 

Mais Catherine s’en allait plus loin, tout à fait en dehors de la ville. Là-bas, au pied des montagnes pisanes, au pied des pentes boisées de vieux oliviers au feuillage touffu, s’élève encore de nos jours Calci, le couvent de Chartreux, en ce temps-là dénommé Valle Graziosa. Catherine en était l’hôte. Son sexe lui interdisant l’entrée du couvent, il ne lui a pas été donné d’admirer le vaste chiostro ensoleillé exhalant un parfum de buis où, de nos jours, l’eau jaillit par le bec de grands oiseaux de bronze; elle n’a point pu pénétrer dans les petites maisons des chartreux ni dans les jardinets attenant à chacune d’elles, pleins de citronniers dans de grands pots de terre cuite rouge et de vignes formant des tonnelles qui aboutissent à une loggia où deux sièges de pierre se font vis-à-vis sous l’arcade blanchie à la chaux — O beata solitudo! Mais elle a prié dans la blanche paix de l’église; la ferveur des solennelles prières nocturnes l’a pénétrée et, au plein soleil du jour, elle a erré sur les hauteurs du Monte Magno d’où, pour la première fois, elle aperçut au loin une ligne gris d’argent, ou bien étincelante, ou bleuâtre, qui était la mer ! Et là-bas, à l’horizon brumeux, telle la cime d’une montagne au-dessus d’une plaine, émergeait une île : Gorgona ! L’île de Gorgona avec son monastère de chartreux dont l’abbé avait dû s’enfuir chassé par les pirates sarrasins et que, précisément pendant le séjour de Catherine à Pise, Grégoire XI venait de réintégrer dans sa charge. Catherine désirait vivement se rendre dans cette île lointaine, peuplée de moines blancs; or, ce qu’elle voulait se réalisait le plus souvent. Accompagnée de sa brigata, (299) la jeune fille ne tarda donc pas à se mettre en route. Dans un navire aux voiles latines, elle descendit l’Arno en côtoyant les grandioses forêts de pins où des dromadaires allaient et venaient sur l’herbe; puis elle franchit Bocca d’Arnoet se laissa bercer parles vagues transparentes de la mer Tyrrhénienne. Sur le rivage sablonneux au bas de la côte escarpée de Gorgona se dresse une tour de guet, menaçant les pirates, près de laquelle se tenaient les moines blancs entourant leur prieur, Dom Bartolommeo Serafini, pour souhaiter la bienvenue à leurs visiteurs. Et, comme le soir tombait, ils conduisirent Catherine et ses amies à une hôtellerie située à une lieue de distance, tandis qu’ils reçurent les dominicains en leur couvent.

Mais le lendemain les chartreux vinrent trouver Catherine, et le prieur la supplia de leur adresser quelques paroles, ce à quoi elle consentit après quelque résistance. Elle les entretint alors de la vie monastique, de ses conditions, de ses dangers et parla si chaleureusement, d’une façon si pénétrante, que tous l’écoutèrent avec une religieuse attention et que Dom Bartolommeo avoua ensuite à Raymond : « Étant le confesseur de tous les frères, je sais que chacun d’eux a précisément reçu les avis dont il avait besoin. » Catherine remit même dans la bonne voie un jeune moine qui, dans son désespoir d’être séparé de sa famille, nourrissait des idées de suicide. Une telle force et un charme si particulier émanaient de la vierge siennoise qu’au moment de son départ Dom Bartolommeo la pria de lui laisser sa cape, de même qu’Elisée reçut le manteau du prophète du (300) Seigneur lorsqu’un char de feu emporta ce dernier au ciel [8].

Pendant tout l’été, Catherine continua de travailler activement pour la croisade. Entre autres elle écrivit à Élisabeth de Pologne, mère du roi de Hongrie, qu’elle désirait gagner à sa cause. Mais un événement imprévu vint brusquement ruiner toutes les espérances d’une croisade prochaine.

L’armistice signé le 4 juin à Bologne par le légat pontifical, le cardinal de Sant’ Angelo, Guillaume Noëllet, et par Bernabo Visconti, ayant eu pour conséquence de remettre en liberté le condottiere anglais John Hawkwood et sa redoutable bande de mercenaires, ceux-ci menacèrent d’envahir la fertile Toscane. Or, le légat du Pape déclara se trouver dans l’impossibilité absolue de leur opposer aucune résistance, à moins que Florence ne consentît à lui prêter soixante mille florins, et de plus, il interdit l’exportation du blé des États pontificaux. Cette attitude révolta les Florentins qui virent dans cette manière d’agir un attentat manifeste contre la liberté de la Toscane. « On veut tout d’abord nous affamer, » dirent-ils, « puis nous envahir et nous opprimer. » A cela vinrent s’ajouter les efforts du parti Ricci pour renverser le parti Albizzi qui était au pouvoir et s’appuyait sur le clergé. L’esprit gibelin se réveillait au sein de la République, si ardemment guelfe jusqu’alors. Les Florentins eussent préféré prendre à leur solde Hawkwood et sa bande plutôt que d’envoyer au cardinal la somme demandée, et ils chargèrent Spinello Lucalberti et Simone Peruzzi de traiter avec le terrible (301) Anglais. Le jour de la Fête-Dieu (21 juin), ils réussirent à acheter la paix par la somme énorme de 130.ooo florins d’or, et Hawkwood se tourna d’un autre côté. « Le 28 juin, » raconte la Chronique, « il passa l’Arno à Cozano et à Mezano; puis, longeant les montagnes, il arriva à Montemagno dans la vallée de Calci, au-delà du château. Ses soldats pillèrent toute la vallée et firent le rapt de plus de deux cents personnes, hommes, femmes et enfants, ainsi que de plus de mille bestiaux, petits et grands. Et, se trouvant dans ladite vallée, ils brûlèrent la bourgade de Calci et certaines maisons de Montemagno et des environs de Calci, et volèrent, le blé et le bétail [9]. »

Hawkwood ne resta que peu de jours aux environs de Pise. « Le 2 juillet, » continue la Chronique, « il fut convenu avec ladite compagnie de lui payer 35.ooo florins à verser en trois fois et il fut proclamé que, l’accord étant signé, chacun pouvait en toute sûreté vaquer à ses affaires. Et deux mille hommes de ladite compagnie, sans autres armes que l’épée, entrèrent à Pise pour s’y rafraîchir. Le 8 du mois, qui était un dimanche, le soir, la Compagnie de Messer Giovanni Autj (!) quittait le territoire de Pise, ayant obtenu la. moitié de l’argent promis, et envahissait le territoire de Sienne; elle était restée treize jours sur le terrain de Pise. »

Ce fut pendant ces treize jours que. Catherine tenta audacieusement de gagner le grand capitaine à la sainte cause .de la Croisade, prêchée tout récemment par Grégoire dans sa bulle du Ier juillet 1375.

Un beau matin, les sentinelles postées à l’entrée (303) du camp de l’Anglais virent s’approcher deux Dominicains qui leur demandèrent, avec quelque crainte, de les introduire auprès de Messer Giovanni Aguto (les Italiens harmonisaient ainsi le nom barbare de l’étranger). Et quand les deux moines se trouvèrent en présence du redoutable guerrier, ils lui tendirent un parchemin en disant : « Catherine, la servante et l’esclave des serviteurs de Jésus-Christ, t’envoie ceci. » Alors l’Anglais lut ou se fit lire ce qui suit :

« Très cher et très doux frère dans le Christ Jésus!

« Il est grandement temps que vous rentriez un peu en vous-même et que vous considériez les peines et les tourments que vous avez endurés lorsque vous étiez au service du démon. Mon âme désire que vous changiez de manière de vivre et que vous vous enrôliez sous la croix de Jésus crucifié, vous et tous vos compagnons, pour former une compagnie du Christ et marcher contre les chiens infidèles qui possèdent les Lieux saints où la douce Vérité suprême a souffert pour nous la mort et a été ensevelie. Je vous supplie donc au nom du Christ Jésus de lutter contre les infidèles, puisque vous aimez tant guerroyer... Je m’étonne beaucoup que vous vouliez faire la guerre ici, car il m’avait été dit que vous aviez promis d’aller mourir pour le Christ dans cette sainte croisade; et voici que maintenant vous voulez combattre ici. Ce n’est pas là la sainte disposition que Dieu requiert de ceux qui désirent aller dans un lieu aussi saint et aussi vénérable. Il me semble que vous devriez vous préparer à vivre d’une vie vertueuse; vous vous montreriez ainsi un loyal et généreux chevalier.

 (303)

 

« C’est mon père et mon fils frère Raymond, qui vous remettra cette missive; écoutez ses conseils, car c’est un vrai et fidèle serviteur de Dieu.

« Je vous prie, mon très cher frère, de vous rappeler la brièveté du temps... Demeurez donc dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour. »

Le puissant condottiere qu’une fresque de Paoîo Uccello, dans la cathédrale de Florence, nous représente campé sur un fougueux coursier, ne tira point son épée pour fendre la tête du moine, ainsi qu’il l’avait fait, imitant la sagesse de Salomon, pour la religieuse de Cesena que se disputaient deux de ses hommes. Peut-être dans un premier accès d’humeur lui répondit-il ainsi qu’il avait coutume de répondre aux franciscains lorsque ceux-ci, selon l’usage, lui adressaient leur souhait habituel : « Que le Seigneur te donne la paix! », car il répliquait alors : « Que le Seigneur vous prive de vos aumônes! Faut-il donc que je meure de faim? Je vis de guerre comme vous vivez d’aumônes! » Mais il ne pouvait oublier qu’en 1365 déjà, sous Urbain V, il avait promis au Pontife romain de se tourner contre les infidèles. Aussi lisons- nous dans la vieille édition Aldine des lettres de la Sainte que frère Raymond ne quitta le camp de Hawkwood « que lorsque tous les chefs et ledit Messer Giovanni eurent promis avec serment de marcher contre les infidèles; ils soussignèrent cette promesse de leur propre main et y appuyèrent leur sceau [10]. »

En dépit de tant de solennité, Hawkwood tint aussi peu ce nouveau serment que la promesse précédemment faite à Urbain. Nous le verrons cependant plus (304) tard chercher à venir en aide au Pape contre son principal ennemi Bernabo Visconti, à un moment où le rude guerrier se trouvait de nouveau sous l’influence de celle qui l’avait, un jour, appelé son « très cher et très doux frère dans le Christ Jésus ».

Dans toute l’Italie la révolte grondait; l’indignation et la colère éclatèrent de toutes parts. Milan et Florence se tendirent la main contre le Pontife et conclurent, le 24 juillet 1375, une alliance de cinq ans.

A Prato, on découvrit un complot qui avait pour but de livrer la ville au Pape. Sur quoi, le peuple exaspéré se saisit d’un prêtre qu’on traîna par les rues après l’avoir écorché vif, et jeta aux chiens des lambeaux de sa chair, arrachés avec des tenailles brûlantes. Pise, Sienne, Lucques et Arezzo furent sollicitées de se joindre à la Ligue Milano-Florentine. Une nouvelle autorité prit le gouvernement de la république des bords de l’Arno : les huit de la guerre, gli otto della Guerra) ironiquement surnommés « les huit saints ». Un écrasant impôt frappa lesbiens de l’Église et le clergé [11].

Toutefois la guerre n’était pas encore ouvertement déclarée et, après un court séjour à Sienne en août 1375, Catherine se rendit selon le désir de Grégoire XI à Lucques, afin de prévenir au moins la défection de cette république. Dans son rapport au Pape elle décrit ainsi la situation de la petite république : « Ils sont en proie à une grande perplexité parce qu’ils ne reçoivent de vous aucun secours et qu’ils sont constamment travaillés et menacés par vos ennemis qui cherchent à les attirer. » Ces considérations ne peuvent (305) manquer d’être celles que les gouverneurs de Lucques, gli Anzani, « les anciens », exposèrent à Catherine; cependant elles ne semblent pas de tous points véridiques. Grégoire avait largement prêté main-forte à cette ville, mais, ainsi que l’a récemment démontré Lazzareschi, la petite république jouait un machiavélique double jeu par lequel elle réussit à mystifier le crédule pontife. La peine et l’indignation que ressentit Grégoire furent vives lorsque, par la suite, il découvrit que le gouvernement en qui il avait eu si pleinement confiance était de. connivence avec’ ses adversaires. Ce ne fut qu’au début de l’année Suivante qu’il s’en rendit compte. Or, la mission de Catherine à Lucques avait eu lieu auparavant. La Siennoise s’était fait précéder d’une lettre dont nous avons cité une partie au commencement de ce chapitre. Elle y développe sa doctrine politique en se servant des termes vigoureux qui lui sont familiers et représente aux Lucquésiens par l’effroyable exemple de Ponce Pilate jusqu’où peut mener la crainte des hommes. Elle affirme être envoyée vers eux par le Christ, de même que Jeanne d’Arc se disait envoyée de par Dieu. Mais, comme le fait encore judicieusement remarquer Lazzareschi : « Il y a bien assez de vrais diamants dans la couronne de Catherine pour qu’il soit inutile d’en ajouter de faux. » La vérité historique est que la mission politique de la Siennoise à Lucques échoua totalement. Il était naïf d’escompter que de pieuses exhortations auraient quelque influence sur la destinée d’une république au XIVe siècle! Poursuivant alors un but tout spirituel, Catherine se voua exclusivement au salut des âmes.

(306)

C’est en septembre qu’accompagnée de ses amis Caffarini, Bartolommeo di Dominici, Neri di Landoccio et probablement aussi de Tommaso della Fonte, elle franchit la chaîne de montagnes qui sépare la vallée de l’Arno de celle du Serchio, cette chaîne qui, comme le dit Dante : « fait que les Pisans ne peuvent voir Lucques ». L’Exaltation de la Sainte Croix était à Lucques un jour de grande fête; on montrait à la Cathédrale il volto santo, et Catherine se trouvait très certainement parmi les pieux fidèles qui, sous les voûtes romanes de la Cathédrale, s’inclinèrent devant l’image archaïque du Sauveur couronné d’épines. Caffarini raconte que le peuple affluait dans les rues pour voir la Santa, et Neri di Landoccio rappelle l'heure bienheureuse où, comme elle l’avait déjà fait maintes fois, sa Mamma dissipa le trouble de son âme et lui rendit la paix par la radieuse promesse qu’il serait un jour avec elle en paradis [12].

Ainsi que précédemment à Pise, nombre de pieuses personnes prirent la douce habitude de se réunir fréquemment autour de Catherine ; nous connaissons les noms de plusieurs de ses nouvelles amies : Monna Colomba, Monna Lippa, Monna Bartolomea, épouse d’un certain Messer Salvatico, Monna Mélina, épouse de Bartolommeo Balbani qui possédait une maison de campagne à Vicopelago et chez laquelle la Siennoise doit avoir demeuré pendant quelque temps. Toutes ces nobles dames étaient sans doute des Mantellate et il est vraisemblable que Catherine ait pris part à leurs réunions dans la chapelle qui leur était réservée à l’église San Romano, et leur ait adressé de religieuses (307) exhortations dans la maison voisine où plusieurs d’entre elles vivaient en communauté. Sa doctrine était toujours la même, prescrivant de se retirer du monde, de renoncer aux fêtes et aux frivolités pour se revêtir de l’amour de Dieu, d’embrasser la croix, de courir pour remporter le prix (il palio).

Un prêtre de Lucques qui refusait de croire aux dons surnaturels de Catherine, tenta un jour, tandis qu’elle était retenue au lit par la maladie, de la tromper en lui apportant en grande cérémonie, avec des cierges allumés, une hostie non consacrée comme si c’eût été réellement le Sacrement de l’autel... Cependant Catherine ne témoigna d’aucun respect, et lorsque le prêtre l’en réprimanda elle lui répondit à sa grande terreur : « N’avez-vous pas honte, mon Père, de m’apporter un vulgaire morceau de pain, comme si c’était la sainte communion, et de vouloir par là même me contraindre à l’idolâtrie! »

Fut-ce en cette circonstance, ou durant une autre matinée lucquésienne de Catherine, que se place la scène suivante, rapportée par Caffarini? « Bien que violemment tourmentée par la maladie, elle essaya de se lever pour se rendre à l’église. Mais il advint, selon les décrets de la Providence, qu’en dépit de tous ses efforts, la faiblesse l’empêcha de quitter sa chambre. Dès qu’elle eut reconnu que c’était impossible, elle se mit à prier dans sa cellule, s’abandonnant à la volonté divine. Mais à peine eut-elle commencé sa prière, qu’elle fut transportée en esprit dans un lieu qui avait l’aspect d’une église, et où un grand nombre de fidèles se trouvaient rassemblés pour assister au Saint Sacrifice, (308) solennellement offert par un pieux évêque. L’autel était orné de candélabres dorés et environné d’acolytes portant des torches; de mélodieux cantiques retentissaient... Et soudain Catherine eut le sentiment que l’évêque l’appelait auprès de lui et lui présentait le corps auguste de Notre-Seigneur qu’elle reçut avec un profond recueillement. Puis la vision s’évanouit aussitôt; mais lorsque cette sainte vierge eut repris ses sens, elle confessa qu’elle avait ressenti autant de douceur spirituelle ou, comme elle se plaisait à le dire, de dolcezza, dans cette communion mystique, que lorsqu’elle recevait de la main du prêtre le pain du ciel [13]. »

De Lucques, Catherine revint à Pise, pour un court séjour croyait-elle, mais la Providence en disposa autrement. Dans une lettre adressée à Tommaso della Fonte, sous la direction duquel elle était toujours demeurée, elle écrit : « Je crains d’être obligée de rester ici plus longtemps que vous ne m’y aviez autorisée, car l’archevêque a supplié notre Ministre général de permettre que je prolonge mon séjour en cette ville. Demandez à ce vénérable Espagnol » (Alfonso da Vadaterra) « d’implorer la miséricorde de Dieu en notre faveur afin que nous ne rentrions pas les mains vides... O très douce Vérité éternelle, donnez-nous à manger de bons morceaux ! Mon père, je ne puis que vous inviter de la part du Christ crucifié à remplir votre âme de la foi et de la faim des âmes!  [14] »

Fede e fame, « la foi et la faim des âmes », tels étaient les deux sentiments qui emplissaient l’âme de Catherine. Le second n’était d’ailleurs que la conséquence du premier : celui qui croit sincèrement met (309) instinctivement tout en. œuvre pour obtenir aux autres la grâce du salut. Or, Catherine croyait sincèrement et c’est pourquoi, comme le dit William Flete, on l’entendait souvent s’écrier tout à coup : « J’ai faim » ! C’était des âmes qu’elle avait faim, elle brûlait de les absorber dans sa personnalité afin de les unir par ce moyen à l’Être divin en qui seul se trouve le salut. « Elle aspirait à manger spirituellement tous les membres de l’Église de Dieu et à mâcher le monde entier par sa prière comme avec des dents », ajoute encore l’ermite de Lecceto15. Sans cesse ses lettres expriment ce souhait : « Que Dieu fasse de vous des mangeurs d’âmes, mangiatori delle anime! »

La besogne ne manquait pas à ceux qui désiraient ramener les âmes à l’Église de Dieu. Vers la fin d’octobre arriva à Pise Donato Barbadori, délégué par Florence pour décider Piero Gambacorti à rompre avec le Saint-Siège. Si la tentative échoua, ce fut cette fois, sans doute, grâce à l’influence de Catherine. Par contre, la Siennoise eut le chagrin de voir sa ville natale, fidèle à ses vieilles traditions gibelines, se liguer avec Florence contre le Souverain Pontife. Après son départ de Pise cette ville entra, elle aussi, le 12 mars 1376, dans la ligue anti-papale.

Et voici que maintenant la république des bords de l’Arno s’estimait assez puissante pour engager la lutte. En décembre, le neveu de l’abbé de Marmoutiers ayant outragé l’épouse d'un notable bourgeois de Pérouse, celle-ci, pour lui échapper, s’était jetée par la fenêtre et s’était tuée net. Révoltée par ce crime, la population se souleva contre la domination pontificale. « Mort aux (310) princes de l’Eglise », criait-on dans les rues de la ville, et l’on disposa à l’entrée du château qu’occupaient les ecclésiastiques français une formidable catapulte qui, projetant à l’intérieur de la forteresse des pierres chauffées à blanc, fut baptisée : « l’assommeur de prêtres ».

Città di Castello, Viterbo, Gubbio, Urbino, Todi et Forli s’insurgèrent en même temps. Non moins de quatre-vingts cités se soulevèrent contre la papauté en l’espace de dix jours. En signe de confraternité, Florence fit parvenir à chacune d’elles une bannière rouge portant l’inscription : Libertas. L’Italie tout entière fut saisie pour la liberté d’un enthousiasme analogue à celui que Byron et Shelley exprimaient dans leurs vers quatre siècles et demi plus tard, à l’époque de la sainte alliance :

Yet, Freedom, y et thy banner, torn but flying, streams like a thunderstorm against the wind.

Durant ce second séjour à Pise, Catherine demeura dans un hôpital situé près de Santa Caterina, l’église des Dominicains. Fra Raimondo et l’un de ses frères en religion, Fra Pietro da Velletri, terrifiés, vinrent l’y trouver un jour (c’était le 2 décembre) pour lui communiquer les affligeantes nouvelles. Catherine prit part à leur désolation, mais se hâta d’ajouter : « Il est prématuré de pleurer, gardez vos larmes pour une meilleure occasion. Ce que vous déplorez présentement est du lait et du miel en comparaison de ce que nous réserve l’avenir ». « Que pourrait-il arriver de pire! » s’écria Raymond trouvant que ces (312) paroles n’étaient guère consolantes, « la foi en Jésus- Christ sera-t-elle publiquement reniée »? Catherine répondit : « Pour l’instant, ce ne sont que les laïques qui se révoltent, bientôt viendra le tour du clergé. » Et en termes précis, elle lui prédit le schisme prochain [16].

Peu après, elle regagna Sienne avec ses compagnons pour y passer la Noël.

(312)

 

II - Lettre de Catherine à Grégoire XI (fin de 1373) . —  Grégoire XI cite les chefs de la révolte de Florence à Avignon. — Lettre de Catherine au Pape pour excuser les insurgés; elle écrit à Niccolò Soderini à Florence. — Bologne tombe au pouvoir des révoltés. — Hawkwood s’empare de Faenza. — Grégoire XI frappe Florence d’interdit. — Catherine s’interpose entre Florence et le Pontife. — Lettres de Catherine au Pape et à Raymond de Capoue. — Vision de Catherine dans la nuit du 1er avril (1376). — Jésus la charge de porter la croix et l’olivier à tout son peuple. — Catherine fait la connaissance de Stefano Maconi, qui la suit à Florence.,— Séjour à Florence. — Catherine entre en relations avec la famille Canigiani et avec Giovanni delle Celle. — Départ de Catherine pour Avignon... 313

 

« J’ai été à Pise et à Lucques et je les ai engagés de tout mon pouvoir à ne pas se liguer avec les membres corrompus qui se sont révoltés contre vous… Je vous prie d’écrire d’une manière plus pressante à Messer Picro (Gambacorti), faites-le avec affection et ne tardez pas. Je n’en dis pas davantage.

« J’ai entendu dire que vous alliez nommer des cardinaux. Il me semble que la gloire de Dieu et vos intérêts exigent que vous preniez soin de choisir des hommes vertueux. Agir contrairement serait offenser Notre-Seigneur et nuire à la sainte Église. En ce dernier cas, nous n’aurions point lieu de nous étonner si Dieu nous châtiait ensuite, en exerçant sur nous les rigueurs de sa justice. Je vous conjure de faire votre devoir avec courage et crainte de Dieu.

« J’ai appris que vous souhaitiez élever à une autre dignité le Ministre général de notre ordre. S’il en est réellement ainsi, je vous conjure au nom du Christ crucifié de vous appliquer à nous donner un bon et vertueux Vicaire; notre ordre en a besoin, car il est bien inculte. Vous pourrez agiter cette question avec Messer Niccolò da Osimo et avec l’archevêque d’Otrante, puis je leur écrirai à ce sujet. »

Ce n’était pas la première fois que la fille du teinturier de Sienne s’adressait au Souverain Pontife.

(313)

Sa première lettre, écrite fin 1074 ou au commencement de 1375, après la visite de l’évêque de Jaën à Sienne, ne nous a pas été conservée. Mais son style n’a dû guère différer du ton de celle que nous venons de citer et où la jeune fille, à peine âgée de vingt-neuf ans, parle au Vicaire du Christ presque comme une souveraine à son sujet.

La nomination des cardinaux à laquelle Catherine fait allusion avait déjà eu lieu le 20 décembre 1375, et le pape avait, à cette occasion, choisi sept Français contre un Italien et un Espagnol. La critique de la dominicaine était donc parfaitement fondée, mais au premier abord on est surpris de voir celle qui exige des autres une soumission absolue vis-à-vis du Pape, le traiter elle-même avec tant de supériorité. Même dans une affaire de moindre importance telle que l’élection d’un nouveau chef de l’ordre dominicain, c’est elle qui sait ce qu’on doit faire et avec qui il fera bien de s’entendre. A cette condition, elle lui promet de l’appuyer de son influence : « J’écrirai aux intéressés à ce sujet. »

Voici en quoi le caractère de Catherine diffère totalement de celui d’un François d’Assise, par exemple. Etant absolument sûre d’elle-même, il ne lui vient jamais à l’esprit qu’elle pourrait avoir tort. François d’Assise qui était un homme et dès lors possédait tout le sens d’un homme pour le relatif, était sans cesse obsédé par la pensée que les autres pouvaient bien avoir raison contre lui. Aussi lorsqu’un malicieux dominicain lui proposa un cas de conscience personnel, ne ferma-t-il pas l’œil de la nuit, et se rendit-il à un chapitre général, pénétré du sentiment intime de (314) sa propre incapacité et de son indignité, décidé d’avance à approuver toutes les critiques et à s’en aller pour ne jamais revenir. Catherine de Sienne au contraire est une femme et, tout naturellement, elle considère son opinion comme étant la meilleure : de là l’absolutisme de sa volonté, les résultats obtenus par elle. François fonde un ordre au sein duquel se produisent des discordes et dont par conséquent l’union est à tout moment menacée. Catherine, de sa main ferme et intrépide, ramène à Rome la papauté exilée. Car à ses yeux, il n’y a qu’une seule personne compétente au monde, et cette personne unique, c’est elle-même.

On est presque tenté de dire que cette première et longue lettre au Saint-Père est tout entière animée d’une sainte insolence. De nos jours, une semblable missive aurait peine à être admise au Vatican, même si elle était dictée par d’aussi bonnes intentions.

La Siennoise commence par quelques formules de politesse : « Très Révérend et très aimé Père », et se nomme elle-même « indigne, pauvre, misérable ». Mais bien vite elle aborde son thème favori en parlant du respect humain qui met obstacle à l’accomplissement du devoir et qui n’est qu’une forme de l’amour-propre; alors elle ne fait plus de distinction de personne. « Celui qui s’aime lui-même », écrit-elle, « qu’il soit prélat ou subordonné, nourrit en lui ce funeste orgueil, source et principe de tout mal. Toute vertu est morte en lui : il ressemble à une femme qui met au monde des enfants morts, car il ne possède pas la vie de la charité et n’a en vue que la louange des hommes et sa propre gloire. Aussi je le déclare, s’il commande, il agit mal (315) puisque, par amour de lui-même et pour ne pas déplaire aux créatures dont l’intérêt et l’amour-propre le rendent esclave, il étouffe en lui la sainte justice. Il  fait semblant de ne pas voir les défauts et les péchés de ceux qui lui sont soumis afin de n’être pas obligé de les châtier, ou bien s’il les châtie c’est avec tant de nonchalance et avec une telle lâcheté de cœur que ses reproches ne sont qu’un onguent posé sur le vice. Et cela, parce que s’aimant lui- même il craint de déplaire aux autres et de s’attirer des ennemis. Mais je vous le dis, c’est la plus grande cruauté qu’il puisse commettre, car si la plaie, quand il le faut, n’est pas brûlée par le feu et taillée par le fer, si on y met seulement du baume, elle se corrompt sous le baume. » Encore ceci n’est-il qu’une considération générale. Mais voici qu’à présent Catherine, s’adressant au pape lui-même, lui parle sans détour, à l’exemple de saint Paul qui « résistait en face à Cephas ». « Hélas, hélas! Très doux Babbo mio! » gémit-elle, « c’est ce qui fait que ceux qui obéissent se perdent dans le désordre et l’iniquité… O misère humaine! Aveugle est le malade qui ne voit pas quelle est sa maladie, aveugle est le pasteur qui devrait être le médecin, mais qui n’ose jamais user du fer de la justice ni du feu d’une ardente charité. Dès lors, il advient ce qu’avait prédit le Christ : « Si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont tous deux dans l’abîme. » Ainsi le malade et le médecin se précipitent l’un et l’autre dans le gouffre de l’enfer. Un tel pasteur n’est qu’un mercenaire. Et pourquoi cela? Parce qu’il s’aime lui-même sans aimer Dieu, et ne suit pas Jésus le véritable pasteur... J’espère donc, mon vénérable Père, que vous étoufferez en vous (316) cet amour-propre et que vous ne vous aimerez plus pour vous-même       

« O babbo mio! doux Christ de la terre, suivez l’exemple de votre homonyme saint Grégoire. Vous pouvez faire ce qu’il a fait, car il était homme comme vous, et Dieu est toujours ce qu’il était alors; il ne nous manque que la vertu et le zèle pour le salut des âmes…

« C’est ainsi que je veux vous voir. Si jusqu’à présent vous n’avez pas été bien ferme, je vous demande avec instance d’agir désormais en homme courageux et de suivre le Christ dont vous êtes le vicaire. Ne craignez rien, ô Père, des orages qui vous menacent... Ne craignez rien, le secours de Dieu est proche! Ayez soin de placer dans vos cités de bons gouverneurs et de bons pasteurs, car ce sont les mauvais pasteurs et les mauvais gouverneurs qui sont cause de la révolte... Allez de l’avant et mettez en œuvre les résolutions que vous avez prises avec un saint zèle, c’est-à-dire, retournez à Rome et entreprenez la sainte et douce croisade. Courage, Très Saint-Père! Plus de négligence! Venez, oui, venez consoler les serviteurs de Dieu, vos enfants; nous vous attendons avec un ardent et tendre désir. Pardonnez-moi, Père, tout ce que je vous ai dit; vous le savez, c’est de l’abondance du cœur que parle la langue [1]. »

Le premier jour de l’année 1376, vers l’époque où cette épître parvint à Avignon, Pérouse tomba entre les mains des ennemis du Saint-Siège, et peu après Pise et Lucquesse joignirent à la Ligue Florentine. Grégoire XI comprit qu’il était temps d’agir et, le 6 janvier, il fit envoyer aux différents États italiens une circulaire dans (317) laquelle il affirmait sa volonté de rentrer à Rome avec toute la Curie, «de vivre et de mourir parmi les Romains et d’alléger les lourds fardeaux qui leur ont été imposés ». Toutefois ceci ne l’empêcha nullement de dresser, un mois plus tard, une assignation contre les Florentins, les sommant de lui livrer tous les chefs de la révolte qui auraient à se rendre à Avignon avant la fin du mois de mars. Au nombre des personnages ainsi assignés se trouvait l’ami de Catherine, le brave Niccolò Soderini qui avait fait partie du gouvernement pendant les deux premiers mois de 1376. La vierge siennoise saisit aussitôt la plume pour écrire au Pape au nom de Niccolò et au nom de tous les insurgés.

« Nous sommes entre vos mains, mon Père, » écrit- elle de leur part. « Je sais et je reconnais qu’ils ont mal agi et je ne veux pas excuser le péché, mais je veux vous dire qu’il leur a paru impossible de faire autrement à cause des peines, des injustices et des dommages qu’ils avaient à subir de la part des mauvais pasteurs et des mauvais gouverneurs (rettori) qui, vous le savez, sont infectés par le péché et sont des démons incarnés. Grâce! ô Père, ne vous arrêtez pas à l’ignorance et à l’orgueil de vos enfants, je vous le demande pour eux. Que votre Sainteté nous rende la paix à nous, vos malheureux enfants, qui vous avons offensé! Je vous le dis, ô très doux Christ de la terre, de la part du Christ du ciel : si vous agissez ainsi sans détour et sans colère, tous se repentiront de leurs fautes et viendront appuyer leur tête sur votre sein. Alors vous vous réjouirez et nous nous réjouirons, parce que votre amour aura ramené la brebis perdue dans le bercail de la sainte Église. Alors, (319) ô doux Babbo, vous pourrez accomplir la volonté divine et réaliser vos saints désirs en faisant cette croisade que je vous engage de la part du Seigneur à entreprendre le plus tôt possible. Tous se disposeront avec ardeur à donner leur vie pour le Christ. Au nom de Dieu, notre doux Amour, élevez bientôt, mon Père, l’étendard de la Sainte Croix et vous verrez les loups se changer en agneaux. La paix, la paix, la paix, afin que la guerre ne mette plus obstacle à cette douce croisade. Si vous avez soif de vengeance’ et de justice, vengez-vous sur moi, misérable, et faites-moi subir toutes les peines et les tourments qu’il vous plaira jusqu’à ce que je meure. Je crois en vérité que c’est l’infection de mes péchés qui a occasionné un grand nombre de ces malheurs et de ces discordes. Punissez donc à votre gré votre misérable petite fille. Hélas’ mon Père, je meurs de douleur et cependant je ne puis mourir. Venez, venez et ne résistez plus à la volonté de Dieu qui vous sollicite... Venez prendre place sur le trône de votre prédécesseur, sur le trône de l’apôtre Pierre Venez, venez, ne tardez pas davantage et ne craignez rien de ce qui pourrait vous advenir car le Seigneur sera avec vous. Je vous demande humblement votre bénédiction pour moi et pour tous mes enfants spirituels [2]. »

Catherine adressa en même temps à Niccolò Soderini une lettre citée dans le précédent chapitre, espérant ainsi réconcilier les deux partis adverses. A Soderini elle avait prêché le devoir de l’obéissance vis-à-vis du Saint-Père, tandis qu’elle rappelait à Grégoire qu’il devait avant tout être un père et le prince de la paix.

Sur ces entrefaites, le 20 mars, Bologna tomba au (319) pouvoir des révoltés ; huit jours plus tard, les troupes pontificales, maintenant commandées par Hawkwood, prirent la ville de Faenza et, au cri de Evviva la Chiesa, assommèrent les hommes et violèrent les femmes.

Trois jours après, les envoyés de Florence, Donato Barbadori et Alessandro dell’Antella se présentèrent à Avignon, devant le Pape, en déclarant au nom de la république que les chefs assignés n’étaient point en état de comparaître, un grand nombre d’entre eux se trouvant captifs. Par ailleurs, les Florentins qui se considéraient comme gravement lésés par les gouverneurs pontificaux, se souciaient peu d’être en grâce ou en disgrâce. Grégoire riposta en frappant Florence d’interdit et en excommuniant les huit chefs de la révolte, ainsi que cinquante et un bourgeois notables, parmi lesquels figurait Niccolò Soderini. Donato Barbadori entendit prononcer l’effroyable verdict en vertu duquel tous les Florentins, privés de leurs droits, pouvaient impunément être réduits à l’esclavage : nul n’avait plus l’obligation de leur tenir parole, nul ne devait plus traiter avec eux ni leur venir en aide d’aucune manière-, tous les princes chrétiens étaient conviés à prendre contre eux les armes, afin de les rayer du nombre des vivants. Alors, se tournant vers le crucifix au nom duquel venait d’être prononcée la terrible sentence, Donato gémit avec le psalmiste : « Abaisse ton regard sur moi, ô Dieu sauveur, et viens à mon secours, ne me délaisse point, car mon père et ma mère m’ont abandonné ! [3] »

Les Florentins sentirent vivement le poids de l’interdit et de l’excommunication qui les frappaient et (320) comprirent que leurs rivaux voulaient tirer profit de ces circonstances pour ruiner leur commerce en capturant leurs galères et en s’abstenant de payer les traites courantes.

« Dans l’univers entier », rapporte Raymond de Capoue, « les Florentins furent saisis et dépouillés de leurs biens par les gouvernements de chacune des contrées où ils exerçaient leur commerce. Si bien qu’ils se virent contraints de faire la paix avec le Souverain Pontife par l’intermédiaire de quelque personnage influent auprès du Pape. » Et naturellement ils songèrent à Catherine qui, d’ailleurs, était toute prête à plaider leur cause et qui, pour témoigner de sa bonne volonté et préparer les voies, dépêcha Raymond à Avignon dès la fin de mars, ainsi que Messer Giovanni Terzo et Fra Felice da Massa, tous trois chargés d’une nouvelle missive de sa part pour le Pape.

« Dieu requiert de vous trois choses principales », dit- elle dans cette lettre. « La première est de réformer l’Église, d’arracher les mauvaises herbes avec leurs racines, c’est-à-dire les mauvais pasteurs et les mauvais gouverneurs qui empoisonnent et corrompent le jardin, de les jeter au loin et de planter à leur place de belles fleurs odoriférantes ». « Combien il est scandaleux de voir vivre dans les délices, les pompes et les vanités du monde, mille fois plus que s’ils n’avaient pas quitté le siècle, ceux qui devraient être des miroirs de pauvreté volontaire, humbles comme des agneaux, pères des pauvres ! Beaucoup de séculiers doivent les couvrir de confusion par leur vie bonne et pieuse. »

Le second devoir du Pape est de rentrer à Rome, et (321) le troisième de prêcher et d’effectuer la croisade. Mais il doit avant tout user de douceur : « Ne vous écartez pas du chemin de la paix en raison de ce qui s’est produit à Bologna... Je vous conjure, Père, d'écouter ce que Frère Raymond et mes autres fils ont à vous dire; ils viennent de la part de Jésus crucifié et de la mienne [4] ».

« De la part du Christ crucifié et de la mienne », ces paroles sont hardies, mais n’ont rien d’excessif : Catherine était en vérité l’ambassadeur du Prince de la Paix auprès des représentants sanguinaires de l’Église et du monde. Une nouvelle vision vint l’affermir encore dans ce sentiment d’union avec Celui qui entra dans Jérusalem, monté sur le petit d’une ânesse.

« Pendant la nuit qui suivit le premier avril », écrivit-elle à Raymond, « Dieu me révéla plus particulièrement ses mystères et me fit connaître de telles merveilles que mon âme croyait avoir quitté mon corps; ses jouissances étaient si grandes et si abondantes qu’aucune langue ne les pourrait exprimer. Je reçus l’intelligence du mystère des persécutions qu’endure présentement la sainte Église; son renouvellement et son exaltation dans les siècles à venir me furent prédits. Pour me faire comprendre que les circonstances où elle se trouve actuellement sont permises pour lui rendre sa splendeur, la douce Vérité Première (Prima dolce Verità) me cita deux paroles du saint Évangile, à savoir : « Il est nécessaire que le scandale arrive dans le monde », puis cette autre : « Mais malheur à l’homme par qui vient le scandale! » comme si elle eût voulu dire : « Je permets ce temps (323) de persécution pour arracher les épines du corps de mon Épouse, mais je n’autorise point les pensées coupables des hommes à son sujet. Sais-tu ce que je fais? J’agis de même que lorsqu’étant sur la terre, je fis un fouet de cordes et chassai ceux qui vendaient et achetaient dans le temple, car la maison de Dieu est une maison de prière et ils l’avaient transformée en une caverne de voleurs. Je te dis qu’il en est de même encore aujourd’hui. Car j’ai fait des créatures un fouet avec lequel je chasse les marchands impurs, cupides, avares et enflés d’orgueil qui vendent et achètent les dons du Saint-Esprit...

« Tandis que le feu du désir augmentait en moi, je vis avec admiration les chrétiens et les infidèles entrer dans la plaie du côté de Jésus crucifié et, par la porte du désir et de l’amour, j’entrai avec eux dans le Christ, le doux Jésus, accompagnée de mon Père saint Dominique, de Jean, mon ami de prédilection* et de tous mes enfants spirituels. Alors, Il me plaçait la croix sur les épaules et l’olivier dans la main, ce que je désirais précisément, en m’enjoignant de les porter à tout le peuple. Et il me dit : « Va leur dire : Je vous annonce une grande joie! »... Et je me réjouis et tressaillis d’allégresse... et je m’écriai avec Siméon : « Maintenant, Seigneur, laisse mourir en paix ta servante. »  

« Mais quelle langue pourrait raconter les secrets divins? Ce n’est pas la mienne, ma pauvre et misérable

* C’est-à-dire Raymond de Capoue auquel Catherine donnait volontiers le nom de Giovanni (Jean). V. les notes au chap. 8 du 3e livre, n° I

(323)

 langue! Je veux donc garder le silence et me vouer tout entière à chercher l’honneur de Dieu et le salut des hommes, et contribuer à la rénovation et à l’exaltation de la sainte Église, persévérant ainsi jusqu’à la mort par la force et la grâce de l’Esprit-Saint. O Dieu, mon doux amour, réalise bientôt le désir de tes serviteurs. Je ne veux pas en dire davantage et pourtant je n’ai rien dit, je me meurs de désir; ayez compassion de moi, priez la divine Bonté et le Christ de la terre de bientôt purifier l’Église.

« Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Plongez-vous dans le sang du Christ crucifié… Réjouissez-vous de vos fatigues, aimez-vous, aimez-vous, aimez-vous les uns les autres [5]! »

Cette vision qui se produisit dans la nuit du 1er au 2 avril 1376 eut une influence décisive sur Catherine. Aux environs de Pâques, elle écrivit au gouvernement de Florence pour lui annoncer qu’elle consentait à servir de médiatrice entre la république et le Saint-Siège. D’Avignon, Raymond lui faisait parvenir des nouvelles satisfaisantes. Au commencement de mars, elle arriva à Florence, escortée de Neri di Landoccio, de Fra Bartolommeo di Dominici et d’un nouveau disciple qui devait être par la suite l’un de ses amis les plus intimes, le jeune gentilhomme sien- nois Stefano Maconi.

Plus tard, alors qu’il était devenu prieur de la Chartreuse de Pavie, Maconi lui-même fit le récit de sa première rencontre avec sa célèbre compatriote. Tous deux (nés en 1347) étaient du même âge, mais jusqu’au début de l’année 1376, le jeune homme se soucia peu de l’existence (325) de la pieuse dominicaine. « J’étais plongé dans les eaux de ce monde, » dit-il, se servant d’une expression du Dialogo de Catherine. Ce fut une circonstance purement profane qui l’amena à faire sa connaissance. La famille Maconi qui, deux années durant, avait eu des démêlés avec la puissante maison Tolomei, désirait mettre fin à ces luttes. Mais le parti adverse refusait d’entendre parler de paix. Sur le conseil de Pietro Bellanti, l’un des anciens convertis de Catherine, Stefano résolut enfin d’avoir recours à la vierge de Fontebranda. Celle-ci au lieu de le recevoir, ainsi qu’il l’avait imaginé, avec les manières affectées d’une vieille fille, lui fit un cordial accueil et s’avança vers lui « comme si j’eusse été son frère, rentrant au foyer d’un long voyage ». Après avoir imposé au jeune homme ses conditions ordinaires en lui enjoignant d’aller se confesser et de mener désormais une vie honnête, elle consentit à prendre en main sa cause. Ses démarches aboutirent, les deux familles hostiles promirent positivement de part et d’autre de signer la paix, et il fut décidé que la réconciliation aurait lieu dans l’église San Cristofano. Les Maconi s’y rendirent à l’heure dite mais n’y trouvèrent point les Tolomei, qui cependant n’avaient qu’à traverser la rue pour gagner- l’église. Ceci était manifestement un nouvel affront : les Maconi s’étaient laissé mystifier. Catherine se mit alors à prier, et voici que la puissance de sa prière contraignit la famille récalcitrante à traverser la place pour entrer dans l’église où la paix fut aussitôt conclue [6].

A dater de cette heure, Stefano devint un Caterinato enthousiaste. Matin et soir il était chez la vierge, (325) écrivant ses lettres sous sa dictée et, pour lui aussi, elle devint ce qu’elle était pour ses autres disciples : sa vénérée, adorée et bien-aimée Mamma! Toute la ville de Sienne en parlait, mais que lui importait? Un seul souci le hantait, le voyage imminent de Catherine qui avait pour but non seulement Florence mais encore le lointain Avignon. Or, un jour le dialogue suivant s’engagea entre eux :

« Mon très cher fils, » dit Catherine, « j’ai une heureuse nouvelle à t’annoncer. Ton vœu le plus ardent sera exaucé. »

« Très chère Mamma, » répondit Stefano, « j’ignore moi-même quel peut être ce souhait! »

Catherine sourit : «Sonde ton cœur, réfléchis bien. »

Et Stefano : « En vérité, très chère Mamma, je ne puis découvrir en moi de vœu plus ardent que celui de ne jamais vous quitter. »

« C’est précisément ce désir qui se réalisera, » répondit vivement Catherine.

Elle tint parole. De Florence, Neri di Landoccio, porteur d’une missive adressée au Saint-Père, dut la précéder à Avignon, tandis que Stefano eut le privilège de rester auprès d’elle.

Ce séjour dans la république des bords de l’Arno dura quelques semaines au cours desquelles Catherine soutint avec énergie la théocratie devant le gouverne-ment florentin. « Les scribes et les pharisiens siègent sur la chaire de Moïse; ainsi, tout ce qu’ils vous disent, observez-le et faites-le, mais n’agissez pas selon leurs œuvres, » dit l’Évangile. Catherine établit la même distinction entre le prêtre et sa fonction. « Je sais (326) bien, » écrit-elle, « que plusieurs croient servir la cause de Dieu en persécutant l’Église et ses pasteurs et qu'ils disent pour se justifier : « Les prêtres sont si pervers! » Mais je vous le déclare, Dieu veut et ordonne que, même si les pasteurs de l’Église et le Christ de la terre étaient des démons incarnés — tandis que le pape ac-tuel est un doux et tendre père — nous leur obéissions humblement, non pas à cause d’eux, mais par respect envers Dieu dont ils sont les représentants » [7].

Soderini ne faisait plus partie du gouvernement à cette époque, et le membre de la Signoria. sur lequel Catherine exerça le plus d’influence fut Buonaccorso di Lapo. Tous, sinon pour des motifs surnaturels, du moins pour des raisons matérielles, souhaitaient la paix. Les conséquences fâcheuses de l’excommunication portée contre eux avaient dans toute l’Europe un profond retentissement. Au commencement de mai, tous les offices religieux furent suspendus à Florence. Le désespoir du peuple était immense. Chaque jour de longues processions de pénitents, psalmodiant le Miserere et flagellant leurs épaules nues, se déroulaient dans les rues. Quelques jeunes gentilshommes fortunés fondèrent ensemble une sorte de fraternité afin de pratiquer en commun des œuvres de miséricorde, et lorsque Catherine et ses compagnons arrivèrent à Florence, les patrons de tous les corps de métiers se tenaient à la porte de la ville pour recevoir celle qui, seule, pouvait les secourir [8].

Durant ce court séjour, Catherine fut reçue par l’archevêque de Florence, Angelo Ricasoli, et fit plusieurs autres connaissances. Ainsi elle entra en relations avec (327)

Monna Laudamia Strozzi, avec Buonaccorso di Lapo, déjà nommé, de même qu’avec le pieux tailleur Francesco di Pippino et sa femme Monna Agnese, auxquels elle écrivit si souvent dans la suite. L’atelier de l’humble artisan semble avoir été le lieu de réunion d’un petit nombre de dévots, entre autres le gentilhomme Bar- tolo Usimbardi et sa femme Monna Orsa, qui, eux aussi, se mirent en rapports avec Catherine. La Siennoise trouva également plusieurs amis dévoués au sein de la famille Canigiani; les deux frères Ristoro et Barduccio se placèrent sous sa direction, et le cadet qui devint son secrétaire, ne la quitta plus jusqu’à sa mort. Cinq des six lettres originales que nous possédons de Catherine, sont écrites de la main de Barduccio Canigiani.

Une autre personnalité marquante qui se lia également avec Catherine à cette époque, est le moine vallombrosien Giovanni delle Celle. Cet homme éminent avait longtemps été religieux à la Santa Trinità, à Florence. Là, tout d’abord, il avait entrepris des études humanitaires du genre de celles de Pétrarque et de Boccace, mais plus tard il s’était mis à cultiver la nécromancie. De même que le docteur Faust, il pouvait faire apparaître le diable qui, sans éveiller les soupçons de l’abbé du couvent, introduisait des jeunes femmes dans la cellule de Dom Giovanni. Néanmoins, parla suite, ces visites nocturnes à l’intérieur du couvent furent découvertes; le moine coupable dut s’accuser et fut sévèrement châtié par une année de cachot. Après avoir subi ce châtiment, il se retira dans l’ermitage de Vallombrosa où désormais il mena une vie (328) rigoureusement pénitente, « embrassant volontairement ce qui lui avait été imposé durant sa captivité, » dit son biographe, le vallombrosien Girolamo, « car sa couche se composait d’un peu de paille étendue sur la terre nue et il dormait tout habillé recouvert d’une simple couverture de laine. » Le surnom de delle Celle lui fut donné en raison de son existence érémitique. Il devint l’un des agents du mouvement religieux de ce temps-là [9]. Barduccio Canigiani avait été l’un de ses disciples; à une autre disciple, une femme, Dom Giovanni déconseilla de s’attacher à la Catarina santa qui (ainsi qu’il le croyait, partageant une erreur courante) avait déclaré qu’elle se joindrait elle-même à la croisade et entraînerait à sa suite les autres femmes. William Flete saisit la plume pour défendre Catherine contre cette accusation. Le malentendu s’expliqua et l’aventure se termina par l’admission de Giovanni delle Celle dans le cercle des amis et admirateurs de Catherine [10].

Puis, un jour de la fin de mai, Catherine quitta Florence, accompagnée d’Alessia, de Cecca et de Lisa ainsi que de Stefano Maconi, de Fra Bartolommeo de Dominici et des trois frères pisans Gherardo, Tommaso et Francesco Buonconti. La bella brigata, composée de Dominicains, de Mantellate et de Caterinati — vingt- trois personnes en tout — se dirigeait vers le Nord, par la route de Prato et de Pistoja. A Bologna, la grande dominicaine s’agenouilla sur le tombeau de son Père spirituel, en souhaitant d’être ensevelie près de lui, dans le cimetière du couvent. Puis elle continua sa route et s’achemina vers la France pour porter la croix et le rameau d’olivier à son dolce Babbo.

 

(329)

 

III - Arrivée à Avignon (18 juin 1376). — Première audience près du Pape (20 juin). — Lettre de Catherine aux Florentins. — Arrivée des ambassadeurs de Florence. — Efforts de Catherine pour faire retourner le Pape à Rome. — Ses critiques des /ices du clergé. — Trois théologiens hostiles à Catherine la visitent. — Séjour de Catherine à Villeneuve-lez-Avignon près du duc d’Anjou. — Lettre de la Sainte à Charles V. — Influence de Catherine à Avignon. — Le Pape se décide à partir (13 septembre)... 330

« Le sac de l’avare Babylone est tout rempli de la colère de Dieu et il est chargé de tant de vices qu’il se trouve sur le point d’éclater. Les dieux que s’est choisis cette cité ne sont point Jupiter et Pallas mais Vénus et Bacchus ». « La perverse et coupable Babylone qui, une fois, s’appelait Rome, est une source d’affliction, une maison de colère, un temple d’hérésies. Elle a été fondée dans une chaste et humble pauvreté, et maintenant, ô courtisane éhontée, tu dresses tes cornes contre tes fondateurs [1] ».

C’est en des termes aussi violents que Pétrarque stigmatisa l’Avignon pontifical. Et dans la lointaine ville de Sienne, la puanteur des péchés qui se commettaient à la cour du Vicaire du Christ était plus insupportable à la pieuse fille du teinturier que l’odeur de tannerie qui, de nos jours encore, emplit les rues avoisinant Fontebranda. Un soir d’été (c’était le 18 juin) elle approcha de cette Babylone occidentale. Le petit bateau qui la portait, elle et ses fidèles amis et amies, avançait lentement, car il allait contre le courant en remontant le Rhône; les voyageurs avaient donc tout le loisir (330) d’admirer les reflets nacrés de l’eau, les prairies verdoyantes des bords, les îles oblongues qui ressemblent à des péniches ancrées au milieu du fleuve, les huttes basses des pêcheurs, abritées par de hauts peupliers aux feuilles luisantes, les enfants jouant sur le rivage autour d’un bateau échoué. Puis ils virent apparaître au loin les quarante tours de la ville papale et peut-être l’un d’entre eux à qui Avignon était familier, a-t-il indiqué du doigt les principaux sanctuaires de la ville : Saint- Ruf, bâti sur l’emplacement où se réunissaient les premiers chrétiens (Saint Ruf avait donc été le Saint Ansano d’Avignon), Saint-Agricol datant du XIe siècle, Saint-Pierre du XIIe, la nouvelle église Saint-Didier, vieille seulement de vingt ou trente ans, la merveilleuse église du couvent des Templiers encore en construction, le monastère des moines Augustins, l’église Sainte-Catherine des Cisterciennes, Saint-Martin de l’ordre de Cluny; puis, bien entendu, il y a ici .un couvent de Dominicains, mais il est impossible de l’apercevoir car il s’élève dans une île située à l’ouest de la ville entre le Rhône et la Sorgue; c’est un immense bâtiment couvrant environ trois mille toises carrées...

Quelqu’un, connaissant le pays, peut avoir fourni ces indications à Catherine et lui avoir indiqué à la fin le rocher des Doms, ce rocher escarpé dominant la ville et le fleuve, sur lequel se dresse le palais des Papes, ce moles miranda — comme l’appelait Michel de l’Hospital — qui, avec ses majestueuses tours et ses pinacles crénelés, ressemble plus à un château féodal qu'à la tranquille demeure du Prince de la Paix... Puis, (331) allant plus loin, le regard de la vierge a dû se poser sur le pont Saint-Bénezet qui traverse le Rhône, le pont dont le pauvre petit pâtre Bénezet, inspiré par des voix angéliques, entreprit la construction en 1177... Tout d’abord, le peuple d’Avignon le tourna en dérision, mais Dieu permit alors que cet enfant accomplit le miracle de soulever sans nul aide une lourde pierre qu’un attelage de quatre bœufs n’avait pu ébranler, et le pont fut construit en l’espace de douze ans, à angle droit, car à cet endroit le Rhône contourne brusquement le rocher... Les dix-neuf arches du pont sont toutes basées sur le lit du fleuve, excepté au milieu où se trouve l’île Barthelasse, — c’est là, que le soir on danse dans les prairies : Sous le pont d’Avignon Von y danse tout en rond...

Le territoire qui s’étend au-delà du pont n’appartient plus aux États pontificaux, la France commence ici et c’est pourquoi Philippe le Bel fit construire, à la tête du pont, une tour de guet. C’est ce même Philippe qui fit également construire le palais aux grandes tours rondes qui s’élève sur le rocher. L’église Notre-Dame que nous apercevons là-bas, est plus récente et le grand couvent des Chartreux fut consacré par Innocent VL Une nouvelle ville se forme peu à peu de l’autre côté du fleuve où demeurent plusieurs cardinaux français : on l’appelle Villeneuve-lez-Avignon… (2)

C’est sous cet aspect que Catherine a dû contempler pour la première fois la cité pontificale des bords du Rhône. Et lorsque le bateau eut abordé, elle fut accueillie par les visages bien connus de trois amis très chers : Raymond, Messer Giovanni Tantucci de Lecceto et (332) Neri di Landoccio dont le mélancolique regard s’illumina un instant de la joie du revoir. Stefano Maconiet lui, deux anciens camarades d’école, avaient le même âge et étaient tous deux maintenant disciples de Catherine ; nous pouvons imaginer qu’ils avaient à se communiquer de multiples nouvelles. Puis tous ensemble, se frayant un passage au milieu de la foule bariolée, se dirigèrent par des rues étroites vers la demeure préparée pour recevoir Catherine et son escorte. C’était un palais cardinalice — une livrée, disait-on à Avignon — que s’était fait construire au début du siècle Annibal Ceccano; ses armes se trouvaient encore au- dessus de la porte. Depuis lors, il avait successivement appartenu au cardinal Gaillard de la Motte, fils d’une nièce de Clément V, et au cardinal Niccolò di Branca, archevêque de Cosenza, après la mort duquel il était resté inhabité. C’était une importante bâtisse aux allures de château, avec des pinacles crénelés [3].

Dès que le petit groupe des voyageurs en eut franchi le seuil, Catherine se retira dans la chapelle, au premier étage, pour prier…

Car elle se trouvait maintenant à la veille du jour décisif, maintenant elle était sur le champ de bataille. Demain elle irait au combat, non pas avec des armes matérielles mais avec le glaive de son esprit et de sa volonté-, elle aurait à lutter non pas contre la chair et le sang, mais contre les milices du mal spirituel, contre la puissance des ténèbres, contre le Prince de l’enfer et ses démons qui, se dissimulant sous l’apparence des cardinaux, portaient la pourpre romaine de même qu’ils portent [333] dans les gouffres éternels un manteau flamboyant. Voici qu’elle était sur le champ de bataille où, le lendemain, elle devrait faire triompher la cause de Dieu! Là- haut, sur le roc, se dressait la forteresse occupée par l’ennemi qui retenait prisonnier le vicaire du Christ, et elle, Catherine, devait le délivrer, de même que l’ange avait délivré saint Pierre en dépassant avec lui les sentinelles et en descendant avec lui la rue jusqu’à la demeure où les fidèles étaient réunis en prière pour son salut... C’était à elle qu’incombait cette tâche difficile, à elle, Catarina di Monna Lapa, Catarina la fille de Giacomo de Sienne, Catarina qui dès sa tendre enfance avait puisé à la source de Fontebranda et bu de son eau, de cette eau qui fait perdre la raison et rend fou d’une sainte folie : la folie de l’art, la folie de la poésie, la folie du patriotisme, la folie de la croix! Il lui fallait accomplir cette œuvre que n’avait pu achever la princesse suédoise, morte récemment à Rome... Elle seule, dans le vaste monde, pouvait entreprendre une telle mission — comme il n’y avait eu que le pauvre petit Bénezet pour bâtir le pont sur le fleuve... C’était en vain que de tous côtés elle cherchait quelqu’un qui voulût prendre sa place et la décharger de la croix qui pesait sur ses épaules   Et Catherine a dû éprouver le sentiment d’effroi qui accable l’âme quand elle découvre qu’elle est seule, parce qu’elle vient d’atteindre des sommets inaccessibles à tous les autres, parce que s’étant élevée au-dessus de tous elle ne trouve plus sa semblable…

Le 20 juin, Catherine se trouvait devant le Pape. Elle fut reçue dans la spacieuse salle gothique à (334) laquelle une restauration intelligente a restitué aujourd’hui sa splendeur primitive. La Siennoise se tenait au pied du trône de Grégoire et, durant les pauses, tandis que Raymond traduisait en latin son langage toscan que le Souverain Pontife ne pouvait comprendre, son regard a pu contempler, sur les murs et les voûtes, les fresques de ses compatriotes. Peut-être lut-elle les paroles à demi effacées que nous pouvons encore déchiffrer sur les papyrus des prophètes, la prophétie d’Ezéchiel sur les ossements desséchés du peuple d’Israël, les menaces du Seigneur à Michée : « Dans ma colère et mon indignation je me vengerai de ceux qui ont refusé de m’écouter, » les paroles de Nahum : « Les montagnes tremblent devant le Seigneur, les collines s’abaissent, la terre se soulève devant sa face, la terre et tous ceux qui l’habitent! » Au-dessous de ces menaçantes prophéties se déroule la scène du jugement dernier : des tombes quadrangulaires disposées sur le sol dallé d’un cimetière italien s’entr’ouvrent; dans les nuées du ciel apparaît Iç Fils de l’homme environné des célestes phalanges; et dans la lumière dorée, entre le ciel et la terre, entre le temps et l’éternité, plane solennellement l’archange solitaire et inexorable — en le regardant, on croit entendre la dernière trompette : tuba mirum...

Catherine parlait, Raymond traduisait, Grégoire écoutait. Catherine parlait, il est permis de le supposer, de l’olivier et de la croix, de la paix que le Saint- Père, monté sur le petit d’une ânesse, devait amener par la douceur et non par le glaive. Nous pouvons nous représenter le pape légèrement incliné en avant (336) pour écouter plus attentivement, tel ce pape qui, sur la fresque de Lorenzetti dans l’église San Francesco de Sienne, prend entre ses mains les mains de Louis ;de Toulouse. Et lorsque Catherine se tut, la brève réponse de Grégoire fut qu’il lui confiait entièrement sa cause, considérant que tout ce qu’elle ferait serait bien fait : « Seulement n’oublie pas la dignité de l’Église [4]! »

« Par la grâce de notre doux Sauveur, nous sommes arrivés ici, à Avignon, le 18 juin 1376, » écrivit Catherine à ses amis de Sienne. « Je me suis entretenue avec le Saint-Père et plusieurs cardinaux, ainsi qu’avec d’autres dignitaires laïques et la grâce de Dieu nous a grandement aidés dans l’affaire qui m’amène ici...[5] »

Si la paix n’avait pas encore été conclue entre Florence et le Saint-Siège, la faute en revenait uniquement à la république. Les ambassadeurs que les Florentins avaient promis de dépêcher à Avignon n’arrivaient toujours pas et, au cours d’une audience ultérieure, Grégoire dit à la pacificatrice : « Les Florentins se moquent à la fois de toi et de moi. Ou bien ils ne viendront pas du tout, ou bien s’ils viennent, ils ne seront pas munis des pouvoirs nécessaires. » Le 28 juin, Catherine écrivit aux « huit de la guerre » en leur reprochant d’avoir fait peser un nouvel impôt sur les clercs. « J’ai parlé au Saint-Père, » dit-elle, « il est tout à fait disposé en faveur de la paix et a résolu d’agir en bon père qui ne regarde pas de trop près les méfaits de ses enfants... Ma langue est incapable d’exprimer combien la perspective d’une paix prochaine (336) le rend heureux. Après un entretien d’une demi-heure, il a conclu en me disant qu’il était prêt à vous recevoir comme ses enfants et à faire ce qui me paraîtrait le meilleur. Je n’en dis pas davantage. Il est impossible que le Saint-Père vous donne une autre réponse avant l’arrivée de vos ambassadeurs. Je m’étonne qu’ils ne soient pas encore ici. Dès qu’ils seront là, j’irai les voir et revoir le Saint-Père et je vous tiendrai au courant des événements. Mais vous avez tout gâté en augmentant cet impôt à la légère. Mettez donc fin à cet abus, pour l’amour du Christ et dans votre propre intérêt [6]!

Les ambassadeurs florentins — Pazzino Strozzi, Alessandro dell’ Antella, Michèle Castellani — se pré-sentèrent enfin, mais les craintes du Pape se trouvèrent justifiées. Depuis le 6 juillet siégeait à Florence un nouveau gouvernement qui n’envoyait des ambas-sadeurs que pour endormir les soupçons du Souverain Pontife, mais qui, en réalité, n’était guère partisan de la paix. Les trois envoyés refusèrent catégoriquement l’offre d’intervention de Catherine en prétextant qu’ils n’avaient point mandat de traiter avec elle7. Sur quoi, Grégoire confia le soin des négociations à deux car-dinaux, Pierre d’Estaing et Gilles Acelyn de Montégut [8].

Dès lors, Catherine se voua aux deux grandes causes qui étaient les buts principaux de son voyage à Avignon : le retour du pape à Rome et l’organisation de la croisade. Sans la moindre timidité, elle parla au Saint-Père des péchés qui se commettaient à la cour pontificale et le fit avec tant de franchise (337) que Raymond manifesta quelque frayeur. Puis comme Grégoire hésitait toujours, elle usa de sa faculté de lire dans les âmes, en lui rappelant la promesse qu’il avait faite à Dieu, quand il était encore cardinal, de ramener le Siège de Pierre à Rome [9].

La présence de la sainte Italienne à la cour pontificale, souleva naturellement la curiosité tout d’abord, et ensuite l’opposition. La curiosité venait des dames de la cour, des jolies sœurs, nièces, amies et amantes des cardinaux dont l’un des sports favoris devint d’assister à la communion de Catherine et de constater ses extases en pinçant et en piquant de coups d’épingles son corps insensible. Élys de Turenne, femme du neveu du Pape, transperça même une fois son pied de telle sorte avec une longue épingle que pendant plusieurs jours Catherine fut hors d’état de poser le pied à terre [10]. Le voisinage de ces femmes mondaines était pour la vierge une vraie torture morale; elle tourna catégoriquement le dos à l’une d’entre elles, en refusant de lui adresser la parole : « Et si vous aviez comme moi senti la puanteur de ses péchés, vous eussiez fait de même », déclara-t-elle à Raymond de Capoue [11]. Ce fut à Avignon que Catherine recueillit les matériaux des terribles chapitres du Dialogue qui traitent des vices du clergé, et c’est d’après les souvenirs rapportés de ce séjour à la cour pontificale qu’elle esquissa ce portrait des «mauvais serviteurs de Dieu » :

« Leur amour-propre a fait de leur sensualité une reine à laquelle ils ont assujetti la pauvre âme comme une esclave... J’ai libéré mes oints de la servitude du monde pour les attacher à mon service, à moi, le (338) Dieu éternel, et les charger d’administrer les sacrements de la sainte Eglise. J’ai eu si grand souci de leur liberté que je n’ai pas voulu ni ne veux encore qu’aucun prince temporel se constitue leur juge. Sais- tu, fille bien-aimée, comment ils me remercient d'un tel bienfait? Leur gratitude consiste à m’outrager sans cesse par tant de crimes de toutes sortes, que la langue ne les pourrait raconter et que tu n’aurais pas la force de les entendre. Je veux néanmoins t’en dire quelque chose pour te fournir un sujet de compassion et de larmes...

«  Ils doivent demeurer, par le saint désir, à la table de la très sainte Croix et s’y nourrir des âmes qu’ils sauvent pour mon honneur à moi. Ceci est, au fond, le devoir de toute créature raisonnable et combien plus de ceux que j’ai élus pour vous distribuer le corps et le sang du Christ crucifié, mon fils unique, et pour vous donner l’exemple d’une bonne et sainte vie... Mais leur table à eux, elle est dans les tavernes; c’est là qu’on les trouve jurant et se parjurant comme des hommes privés de raison. Leurs vices ont fait d’eux des animaux; chez eux actions, gestes, paroles, tout est lascif.

« L’office, ils ne savent plus guère ce que c’est, et si parfois ils le récitent, c’est seulement des lèvres, leur cœur est loin de moi. Ils se conduisent en fripons et en joueurs (barattieri). De même qu’ils ont joué leur âme, qu’ils ont engagée au démon, ils jouent maintenant les richesses de l’Eglise et ses biens temporels, dissipant ainsi ce qu’ils ont reçu par la vertu du sang du Christ. En conséquence, les pauvres ne reçoivent (339) plus la part qui leur est due et l’Église étant dépouillée ne possède même plus les objets nécessaires au culte. Ils sont devenus les temples du démon, comment s’étonner qu’ils ne prennent plus soin de mon temple 1 Ces ornements dont ils devraient enrichir l’Église, c’est à présent aux maisons qu’ils habitent qu’ils les réservent. Et bien pis encore, ces démons incarnés parent des dépouilles de l’Église la complice diabolique de leur injustice et de leur impudicité. Sans nulle honte, ils la feront assister à l’office pendant qu’ils célèbrent à l’autel, sans trouver mauvais que cette malheureuse, tenant ses enfants par la main, se présente à l’offrande avec le peuple !

« O démons plus démons que les démons… Est-ce donc là la pureté que j’exige de mon ministre quand il monte à l’autel? Le matin, l’âme souillée dans un corps corrompu, il se lève de la couche où il gisait dans le péché mortel, pour s’en aller célébrer! O tabernacle du démon, où sont les veilles de la nuit dans la solennité pieuse de l’office divin? Où la prière assidue et fervente? [12] »

Comment mettre en doute que, durant son séjour dans la ville des Papes, Catherine ait prononcé de vive voix des paroles analogues à celles qui jaillissent ici de sa plume. Il n’est donc nullement surprenant qu’à Avignon, de même qu’auparavant à Sienne, le clergé lui fît opposition. Trois théologiens se présentèrent un jour chez le Saint-Père pour lui demander l’autorisation d’éprouver l’orthodoxie de la prophétesse. Et l’ayant obtenue, ils allèrent frapper à la porte de Catherine. « C’était en été après la neuvième heure. » (340)  se rappelle Stefano Maconi; elle les reçut entourée de Messer Giovanni Tantucci et de plusieurs autres membres de sa famille spirituelle. Les trois savants commencèrent alors à l’interroger sur ses extases, sur son jeûne continuel, en l’appelant avec dédain vile donnucciola, et finirent par lui signifier qu’on avait déjà vu des enfants de ténèbres revêtir l’apparence d’anges de lumière. Leur visite se prolongea jusqu’au soir; de temps à autre Messer Giovanni tentait de répondre pour Catherine, mais celle-ci savait triompher elle-même des difficultés et lorsqu’enfin les trois hommes se retirèrent, la victoire lui était acquise. « Mais si Catherine n’eût fait preuve d’une fermeté inébranlable vis-à-vis de ces trois théologiens, ils lui auraient infligé un triste sort, » affirma le lendemain un compatriote de la Sainte, Francesco Cassini da Siena, médecin du Saint-Père, à Stefano. Elle avait couru les risques de l’inquisition. Pour en finir, Grégoire conseilla tout simplement à Catherine de fermer la porte au nez de ces trois visiteurs si jamais ils se représentaient chez elle [13].

Les trois inquisiteurs dont l’un était un archevêque franciscain, devinrent plus tard les fervents amis de Catherine. D’autres personnalités dont elle fit la connaissance à Avignon, furent Bartolommeo Prignano, archevêque d’Acerenza, le futur Pape Urbain VI, et le cardinal espagnol Pedro di Luna, futur antipape.

Cependant, pressé par les exhortations sans cesse renouvelées de Catherine, Grégoire se disposait à partir pour l’Italie. Pour le détourner de ce projet, le roi de France envoya son frère, le duc d’Anjou, à Avignon et celui-ci ayant rapidement découvert que la (341) résolution du Souverain Pontife n’était inspirée que par la vierge siennoise, comprit qu’il fallait avant tout se l’allier. Catherine passa trois jours dans le château ducal situé à Villeneuve sur l’autre rive du Rhône. Le duc ne parvint pas à la convertir, mais ce fut elle qui le convertit, si bien qu’il devint un partisan enthousiaste de la croisade et promit d’équiper à ses frais une armée. En outre, sur sa demande, Catherine écrivit à Charles V pour le gagner, lui aussi, à il santo e dolce passaggio. Par une fine allusion au surnom du monarque « le Sage », elle l’exhorte à la vraie sagesse qui consiste à mépriser le monde, à pratiquer la justice dans son royaume, à faire la paix avec l’Angleterre et la Navarre et, en revanche, à dresser l’étendard de la très sainte croix contre les infidèles. « C’est ainsi que vous suivrez les traces du Christ crucifié et que vous ferez la volonté de Dieu et la mienne [14]. »

Non contente de l’influence qu’elle pouvait exercer de vive voix sur le Pape tandis qu’elle était à Avignon, Catherine lui adressa toute une série d’épîtres dans lesquelles elle réfutait les objections que faisait valoir le parti français opposé au départ pour Rome et que Grégoire lui communiquait soit par l’entremise de Raymond de Capoue, soit par son notaire Tommaso di Petra. Sans cesse il implorait les conseils et les prières de la Siennoise et elle continuait à lutter contre l’amour-propre du Saint-Père, cause de toutes ses indécisions, « Très saint et bienheureux Père dans le Christ, le doux Jésus, votre indigne et misérable petite fille Catherine vous encourage dans le précieux sang avec le désir de vous voir délivré de toute crainte servile, car (342)  celui qui est craintif perd toute la force des saintes résolutions et des bons désirs. Je prierai donc le bon et doux Jésus de vous dépouiller de toute crainte servile en vous laissant seulement une sainte crainte. Que l’ardeur de la charité soit en vous pour vous empêcher d’entendre la voix des démons incarnés qui veulent, m’assure-t-on, mettre obstacle à votre retour en vous suggérant pour vous effrayer que vous vous livrez à une mort certaine. Et moi je vous dis de la part du Christ crucifié, très doux et très Saint-Père, de ne rien craindre. Venez en toute assurance, confiez-vous dans le Christ, le doux Jésus. Si vous faites votre devoir, Dieu vous protégera et personne ne pourra rien contre vous.

« Courage, mon Père, soyez un homme. Je vous dis que vous n’avez rien à redouter. Mais si au contraire vous négligiez d’accomplir votre devoir, vous auriez raison de craindre. Vous devez venir à Rome, venez-y donc; venez avec douceur, sans rien craindre, et si quelqu’un voulait vous en empêcher, répondez-lui hardiment comme le Christ répondit à saint Pierre qui voulait par tendresse lui éviter la passion. Le Christ se tourna vers lui en disant : « Retire-toi de moi, Satan, tu m’es un sujet de scandale, car tu n’as pas de goût pour les choses de Dieu mais pour les choses des  hommes. Ne faut-il pas que j’accomplisse la volonté de mon Père? » Faites de même, très cher Père, imitez Celui dont vous êtes le Vicaire et dites à ceux qui vous entourent : « Quand je devrais perdre mille fois la vie, je veux accomplir la volonté de mon Père ? »... Laissez-les dire ce qu’ils veulent et restez ferme dans votre sainte résolution. Mon Père, Frère Raymond m’a (343) demandé de votre part de prier Dieu pour savoir si votre retour à Rome soulèverait des difficultés. Je viens de le faire avant et après la communion; or je n’ai vu ni mort, ni aucun des dangers dont vous parlent certaines personnes [15]! »

Dans une lettre de la même époque environ, adressée à Buonaccorso di Lapo, résidant à Florence, Catherine annonce le départ imminent du Saint-Père. « Voici qu’il va rejoindre son épouse, la cité de saint Pierre et de saint Paul, » s’écrie-t-elle, « allez-y au plus vite lui rendre visite. Courez vers lui avec une sincère humilité de cœur et avec le regret de vos fautes. En le faisant, vous obtiendrez la paix spirituelle et temporelle. Ainsi agissaient nos pères et ils étaient moins éprouvés que nous, car nous attirons sur nous la colère de Dieu et n’avons aucune part au sang de l’Agneau! [16] »

La prière à laquelle Catherine fait allusion dans sa lettre à Grégoire XI a été transcrite et conservée par Tommaso di Petra qui, messager du pape en cette occasion, avait entendu prier la sainte.

Ainsi qu’à l’ordinaire, elle commence par exprimer le sentiment de la profonde indignité qui toujours oppressait son âme : « Hélas! hélas, Seigneur! » s’écrie- t-elle, « je ne suis qu’une pécheresse, aie pitié de moi ! Peccavi, Domine, miserere mei. O Éternelle bonté, ne considère point nos péchés mais jette un regard miséricordieux sur l’Église ton unique Épouse, et dessille les yeux de ton Vicaire afin qu’au lieu de t’aimer et de s’aimer pour lui-même, il t’aime pour toi-même et ne s’aime lui-même qu’en toi. Car s’il t’aime par pur égoïsme, nous serons tous précipités dans l’abîme, (344) puisque notre vie et notre mort dépendent de lui, tandis que s’il t’aime pour toi-même et s’aime lui-même en toi, nous vivrons, car alors, en bon Pasteur, il nous guidera dans la voie droite. O Divinité suprême et incommensurable, j’ai péché et suis indigne de te prier, mais il est en ton pouvoir à toi de m’en rendre digne. Châtie mes péchés et juge-moi selon mes torts, Seigneur! Voici mon corps que je t’offre en holocauste, voici ma chair, voici mon sang. Fais couler mon sang, mets mon corps en pièces, livre mes os pour le salut de ceux en faveur desquels je t’implore.

« Si c’est ta volonté, que ton Vicaire sur la terre piétine mes os et la moelle de mes os, pourvu que toi, ô mon Époux, tu m’exauces et permettes que ton Vicaire, n’ayant égard qu’à ta sainte volonté, s’en éprenne et l’accomplisse afin que nous ne périssions pas ! Donne- lui un cœur nouveau, un cœur qui grandisse sans cesse dans la grâce, un cœur assez viril pour dresser l’étendard de la très sainte croix en sorte que des mécréants tels que nous puissent participer au mérite de la passion de ton Fils unique par le moyen du sang de l’Agneau sans tache. O Divinité suprême, éternelle, indicible! Peccavi, Domine, miserere mei! »

Dans une autre prière, Catherine exprime des sentiments analogues. « O Divinité, Divinité, éternelle Divinité! J gémit-elle, « je confesse que tu es un océan de paix qui nourrit l’âme qui se repose en toi avec amour et confiance; puis tu l’attires dans le royaume de l’amour afin qu’elle conforme sa volonté à ta suprême et éternelle volonté qui n’a d’autre but que notre sanctification. Et l’âme voyant ceci se dépouille (345) de sa volonté propre pour se revêtir de la tienne. Il me semble, ô très doux amour, que le caractère distinctif de ceux qui vivent en toi est de se soumettre à ta volonté selon tes vues et non selon les leurs... Mais moi, pauvre misérable créature, j’ai été indocile, j’ai péché, j’ai aimé le péché... Seigneur, punis mes fautes; purifie-moi, ô toi éternelle Bonté, indicible Divinité! Exauce ta servante sans considérer mes nombreuses transgressions. Je te supplie de fixer en toi la volonté et le cœur de tous les serviteurs de l’Église pour qu’ils te suivent, toi l’Agneau de Dieu, pauvre, doux et humble, dans la voie de la très sainte Croix, à ta façon et non de la leur. Qu’ils vivent comme des anges sur la terre et non pas comme des animaux privés de raison, car ils sont les ministres du Sacrifice de l'Agneau sans tache... Unis-les et plonge-les dans le paisible océan de ta Bonté, ne permets pas qu’ils tardent davantage et gaspillent le temps propice en vue du temps qui ne viendra peut-être jamais. Peccavi, Domine, miserere mei. Exauce ta servante. Moi, misérable, je te conjure d’écouter ma voix, je crie vers toi, Père très miséricordieux! Je t’implore également pour les enfants spirituels que tu m’as donnés et que j’aime en toi d’un amour tout particulier, ô éternelle et indicible Bonté. Amen [I7]. »

« Mais après avoir énoncé de telles paroles, » écrit Tommaso Buonconti de Pise, qui était alors présent, « elle demeura comme précédemment silencieuse, immobile, raide et privée de ses sens. Ses mains étaient étendues, ses bras en croix, et elle demeura ainsi pendant une heure environ. Finalement nous aspergeâmes (346)   d’eau bénite son visage en invoquant le nom de Jésus et nous la secouâmes jusqu’à ce que, son âme commençant à revivre en elle, elle murmura doucement : « Dieu soit loué, maintenant et toujours et de plus en plus [18]! »

Le Pape s’inclina devant la volonté de Catherine, mais non les Florentins. La lettre de la Siennoise adressée à Buonaccorso di Lapo resta sans fruits. Au lieu d’accepter les ouvertures de paix du Saint-Père, le gouvernement de Florence fit porter des messages à l'Empereur, au roi de Hongrie et aux Doges de Venise et de Gênes, les engageant à former une ligue contre la puissance temporelle du Pape, dont le siège allait être transféré à Rome.

Voulant faire un suprême effort pour tenter une dernière fois de retenir Grégoire, les cardinaux français chargèrent le franciscain, Pierre d’Aragon, personnage fort réputé pour sa sainteté, d’adresser au Souverain Pontife une lettre d’avertissement pour le prévenir qu’une mort certaine l’attendait à Rome. Grégoire communiqua cette épître à Catherine qui la lui renvoya avec une apostille enflammée, déclarant que ceci était l'œuvre d’un dimonio incarnato. Cet homme pieux parlait des risques d’un empoisonnement, mais Catherine fait observer avec finesse « qu’il se trouve assurément tout autant de poison à Avignon qu’à Rome et qu’en tous lieux on peut se procurer cet article ». Ce n’est pas pour rien qu’elle avait passé quatre mois dans la Babylone des bords du Rhône; par ailleurs, elle savait aussi qu'Urbain V avait été empoisonné dès son retour d’Italie. S’il eût fait son devoir, en restant à (347) Rome, il aurait pu vivre de longs jours encore. En des termes plus énergiques que jamais, elle exhorte Grégoire : « Ne soyez pas un enfant timide, soyez un homme ! ouvrez la bouche et prenez ce qui est amer pour ce qui est doux! » Et elle exprime le souhait de le revoir encore une fois avant son départ [19].

Une telle lettre porte à comprendre ce que dit Caffarini au sujet de Catherine, qu’elle inspirait « une sorte de terreur » à tous ceux qui entraient en rapports avec elle. On l’admirait et on la redoutait tout à la fois comme la flamme. On devinait la volonté dévorante qui animait cette jeune fille, on pressentait que dans son ardent amour pour Jésus elle voulait, voulait, voulait façonner toutes les âmes à la ressemblance de son Époux bien-aimé, enfoncer la couronne d'épines sur tous les fronts, transpercer toutes les mains et tous les pieds avec les saints clous, en sorte qu’il leur devînt impossible de marcher dans une autre voie que dans la voie étroite et douloureuse de la croix.

On frémissait devant elle, car on se rendait compte de sa puissance; la béatitude du crucifiement qui émanait de son être, poussait à se laisser vaincre par le redoutable adversaire, à tuer sa volonté, son moi et à renoncer au monde pour devenir le martyr de sa conscience et s’offrir à Dieu, comme elle, en holocauste. Nous ignorons ce que Catherine a pu dire à Grégoire dans cette dernière audience, nous savons seulement qu’elle l’obtint. Et nous savons encore qu’au matin du 13 septembre 1376, le Pape franchit le seuil de son palais, non point pour faire une agréable promenade matinale au-delà du pont Saint-Bénézet, sous les arches (348) duquel on danse si gaiement dans les vertes prairies, mais pour entreprendre le voyage d’où il ne devait jamais revenir, pour parcourir les routes périlleuses menant à la lointaine Rome hostile — vado Romam crucifigi! Vainement, les cardinaux éclatèrent en sanglots; vainement, le père de Grégoire, le vieux comte Guillaume de Beaufort, s’étendit sur le seuil de la porte en conjurant son fils de rester. L’âme toute pleine de l’énergie surnaturelle de Catherine, Grégoire passa sur la tête grise de son père, tandis que ses lèvres murmuraient : « Il est écrit : Tu marcheras sur l’aspic et sur le basilic. Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem [20]. »

(349)

 

IV - Lettres de Catherine à sa mère et à la mère de Stefano Maconi. — Retour de Catherine : Toulon, Varazze, Gênes où elle reçoit la visite du Pape, tenté de retourner à Avignon. — Départ du Pape pour Livourne, Pise et Corneto. — Catherine arrive à Pise; Stefano Maconi la précède à Sienne. —Arrivée du Pape à Rome (17 janvier 1377)... 350

« Ma très chère Mère dans le Christ, le doux Jésus, votre indigne et misérable petite fille Catherine vous encourage et vous console dans le précieux sang du Fils de Dieu. Je désire ardemment vous voir la Mère véritable, non seulement de mon corps mais aussi de mon âme, sachant que si vous aimiez plus mon âme que mon corps, toute tendresse exagérée mourrait en vous. Alors vous ne souffririez pas tant de mon absence et ce vous serait au contraire une consolation de songer qu’il s’agit de l’honneur de Dieu...

« Il est donc bien vrai, ma très douce Mère, qu’en aimant plus mon âme que mon corps vous serez consolés au lieu d’être affligée. Je veux que vous écoutiez Marie, cette douce Mère, qui, pour l’honneur de Dieu et le salut de nos âmes, nous a donné son Fils en le livrant à la mort de la croix. Et lorsqu’il fut remonté au ciel, elle resta avec les disciples. Mais elle renonça également à cette consolation de vivre auprès d’eux et consentit à les laisser se disperser par le monde pour la gloire et l’honneur de son Fils. Elle préféra la peine de leur départ à la consolation de leur présence, à cause de l’amour qu’elle avait pour l’honneur de Dieu et pour notre salut. Je veux que vous profitiez de son exemple, (350) ma très chère Mère. Vous savez qu’il faut que j’accomplisse la volonté de Dieu et je sais que vous désirez qu’il en soit ainsi. Sa volonté était que je parte et ce départ n’a été ni sans desseins secrets (mistero) de sa part, ni sans fruits.

« Si je suis restée ici, c’est par sa volonté et non par la volonté de l’homme; celui qui prétendrait le contraire ne dirait pas la vérité... Et vous, comme ma bonne et très douce Mère, vous devez vous réjouir et ne point vous désoler...

« Rappelez-vous que vous ne vous opposiez jamais au départ de vos fils lorsqu’ils s’éloignaient de vous en vue de bénéfices matériels; et maintenant qu’il s’agit delà vie éternelle, vous parlez de mourir si je ne vous réponds pas aussitôt ! Ceci vient de ce que vous aimez davantage la partie de moi-même que j’ai tirée de vous que celle que j’ai reçue de Dieu : vous aimez la chair dont vous m’avez revêtue. Élevez donc un peu votre cœur et votre âme vers la très sainte croix qui adoucit toute peine, et ne croyez pas être abandonnée de Dieu ni de moi. Nous reviendrons bientôt, avec la grâce de Dieu, dès que Neri, qui a été malade, sera suffisamment rétabli pour se mettre en route. Messer Giovanni et Fra Bartolommeo, eux aussi, ont été malades... Je n’en dis pas davantage. Demeurez en la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [1]. »

Ce fut peu avant son retour d’Avignon que Catherine écrivit cette lettre à sa mère qui gémissait de son absence. L’âme foncièrement indépendante de la dominicaine témoignait de quelque impatience, presque de quelque colère vis-à-vis de tous ceux qui voulaient (351) l’accaparer, se cramponner à elle, l’entraver dans sa marche et mettre obstacle à son œuvre. Elle s’irritait parfois, pour ainsi dire, d’être tant aimée et, pour faire place à Dieu et à son œuvre, elle allait jusqu’à repousser durement l’affection que lui offraient les hommes. A ceux qui lui étaient profondément attachés, elle demandait de renoncer à elle en se contentant de la savoir satisfaite. « Aimez mon âme, » leur criait-elle, « réjouissez-vous de ce que je sois à mon affaire et heureuse! »...

Mais il y avait à Sienne une autre mère qui, elle aussi, soupirait après son enfant : c’était Monna Giovanna di Gorrado, la mère de Stefano Maconi. Elle aussi prit la plume pour réclamer son fils que Catherine avait emmené à Avignon. Et la jeune fille, qui sait bien que l’être humain est tout amour et que, du matin au soir, chacune de nos actions, chacun de nos mouvements, chacun de nos pas sont une œuvre d’amour, cherche à guider le cœur de Monna Giovanna. Ses conseils sont toujours les mêmes : Entre dans la cellule de la connaissance de toi-même et de la connaissance de Dieu, tiens-toi au pied de la croix sur laquelle l’agneau répand son sang, apprends-y la patience, apprends à aimer vraiment l’âme de ton enfant, apprends toutes les vertus. « Courage, très chère Mère, je ne veux pas que vous dormiez plus longtemps dans la négligence et dans l’amour sensitif; mais relevez- vous par un immense et ardent amour, baignez-vous dans le sang du Christ, cachez-vous dans les plaies du Crucifié... et dites à Corrado de faire de même [2]. »

Ce fut de Gênes que Catherine expédia ces deux (352) missives. Le 13 septembre, après avoir assisté au départ de Grégoire pour Marseille où il devait s’embarquer pour l’Italie, elle avait elle-même entrepris le voyage du retour. Entourée de sa petite escorte, elle suivit la route qui mène à Toulon. « Mais quand nous fûmes arrives en ladite ville de Toulon, » raconte Raymond, « et entrés dans l’hôtellerie, elle se retira aussitôt, selon son habitude, dans sa chambre. Nous ne disions mot à son sujet aux habitants de la ville, mais c’était comme si les pierres elles-mêmes eussent proclamé son arrivée et crié que la vierge sainte était dans les murs de la cité. Tout d’abord les femmes, puis les hommes commencèrent à envahir l’hôtellerie et à demander où se trouvait la sainte femme qui revenait de la cour de Rome. Et comme l’hôtelier était instruit de sa présence que, dès lors nous ne pouvions nier, force nous fut de permettre que les femmes au moins pénétrassent chez Catherine [3]. » L’évêque de Toulon vint visiter la célèbre voyageuse. Pour se soustraire à d’autres hommages du même genre, Catherine résolut de faire le reste du voyage par mer.

Elle s’embarqua, en effet, mais le temps était si contraire que le petit vaisseau de la brigata catherinienne dut bientôt chercher un port. La tradition veut que ce soit à Saint-Tropez que la Siennoise débarqua, après avoir manqué faire naufrage sur les écueils des Iles d’Or. C’est en cette occurrence qu’il faut sans doute placer l’épisode rapporté par Raymond. Le bateau raconte-t-il, se trouvant sur le point de sombrer, la dominicaine dut rassurer les disciples apeurés. « Que craignez-vous? Etes-vous donc chargés de veiller (353) sur vous-même? » leur demanda-t-elle, se servant de l’une de ses expressions favorites. Et dès qu’elle eut commencé de prier, la tempête se calma et un vent favorable s’éleva, si bien que Raymond et les autres religieux reprirent paisiblement la récitation de leur office, « et nous entrâmes au port en chantant le Te Deum [4] »

Ensuite, la petite « compagnie » suivit la Via Aurélia — cette vieille route romaine qui, au moyen âge, était en si mauvais état que Dante la comparait aux ascensions pénibles du Purgatoire. Nous savons que Neri dei Pagliaresi était un lecteur assidu du grand Florentin ; peut-être en escaladant, à la suite de sa Mamma, les sentiers abrupts qui, sur les falaises de l’Estérel, longent la mer, a-t-il récité [5] :

...fra Lerici e Turbia, la più diserta, lapiù romita via...

Désert et solitaire, étroit et difficile était le chemin. Des siècles devaient encore s’écouler avant que la « Côte d’azur » fût découverte et que les automobiles soulevassent des tourbillons de poussière sur la route qui mène des luxueux hôtels de Cannes et de Menton au Casino de Monte-Carlo. Mais la mer était alors ce qu’elle est aujourd’hui, d’un bleu vert là où elle se brise contre les rochers rouges, plus loin, bleue, infinie, miroitante de soleil, parsemée de voiles rouges. Le chemin côtoie la falaise en serpentant, ou bien s’enfonce dans des bois de pins et traverse des ravins où fleurit le genêt d’or. Tout le long de la courbe que dessine la côte, luisent de petites cités blanches qui rappellent de plus en plus l’Italie. Des caps bleus (354) s’avancent dans la mer et l’on distingue à l’horizon une île : l’île de Lérins, l’antique Lerinum, maintenant l’île Saint-Honorat avec son célèbre couvent où prient aujourd’hui encore des moines blancs, tandis que le vent de mer mugit dans les pins et que la Méditerranée se brise sur les récifs.

Il est probable qu’après avoir affronté le mistral glacé d’Avignon et respiré l’atmosphère spirituellement viciée de la cour pontificale, Catherine a dû éprouver un certain soulagement en se promenant avec ses amis le long de la côte tiède, à la douce clarté du soleil de septembre, et il se peut bien que ce soit le souvenir de ces promenades qui ait dicté à Stefano Maconi quelques-unes des pages de ses mémoires. Un jour, raconte-t-il, notre Mamma fut saisie d’enthousiasme à la vue d’un pré parsemé de fleurettes éclatantes et s’écria : « Ne voyez-vous donc pas que toutes choses louent le Seigneur et nous parlent de Lui! Ces fleurs rouges nous rappellent manifestement les plaies sanglantes de Jésus-Christ! » Dans une autre circonstance, elle s’arrêta avec émerveillement devant une fourmilière en disant aux disciples qui l’accompagnaient : « Ces êtres infimes sont aussi bien que moi sortis de la sainte pensée de Dieu et il ne lui en a pas coûté davantage de créer les anges que de créer ces animaux ou les arbres fleuris. » Ce furent-là, durant toute la vie de Catherine, les deux seules occasions où elle témoigna d’un vif enthousiasme pour la nature. Elle ne possédait point l’âme de François d’Assise. En vraie dominicaine, jamais elle ne s’arrête aux choses visibles; pour elle, ce monde n’est que le symbole (355) d’un monde supérieur. « Jamais elle ne parlait que de Dieu et de ce qui se rapporte à Dieu, » écrit au même endroit Stefano Maconi [6].

La Voie Aurélienne, après avoir traversé les forêts de pins de l’Estérel, passe par Auribeau, Vallauris, Antibes, Cimiez, Èze et entre en Italie aux environs de Vintimille. Tout ce pays était couvert d’une véritable floraison de petites chapelles romanes dont beaucoup . existent encore et font les délices des artistes. Et facilement, on s’imagine la Siennoise en prière dans un de ces petits sanctuaires, si blancs entre les cyprès noirs, qu’on trouve à tout instant sur les collines : Sainte- Anne près de Saint-Tropez, Saint-Gassien près de Cannes, ou la merveilleuse chapelle de Notre-Dame-de- Vie près de Mougins [7].

Des traditions locales nous font voir Catherine suivant toujours la côte ligurienne. Un peu avant d’arriver à Vintimille, mais déjà en Italie, on montre dans la villa Hanbury, au cap Mortola, quelques centaines de mètres de la route qu’elle a parcourue et dont les pierres vénérables, mises à nu par des fouilles récentes, ont été également foulées par Machiavelli en mai 1511 et par Charles-Quint en 1536. Non loin de là, entre Porto Maurizio et Oneglia, se trouve une vieille tour dans laquelle, dit-on, la voyageuse apostolique se reposa une nuit et s’endormit au bruit incessant des vagues, au ruissellement des petites perles du ressac.

Le 3 octobre, veille de la fête de saint François d’Assise, Catherine et ses amis atteignirent la petite ville de Varazze, située un peu au nord de Gênes. De nos jours, Varazze, plage fort recherchée, est une (357) jolie petite bourgade avec des rues étroites remplies d’ombre, de petites églises d’un rose pâle, des jardins de citronniers et de figuiers. A l’entour s’élèvent les montagnes couvertes d’oliviers dans lesquels, à l’heure chaude de midi, les cigales chantent sans arrêt leur chanson grêle et perçante. Catherine trouva la ville dévastée par la peste, l’herbe croissait dans les rues, c’est à peine si les voyageurs purent découvrir une habitation pour y passer la nuit. Ici, à Varazze, était né un homme pour lequel Catherine éprouvait une toute spéciale admiration : le bienheureux Jacques de Varazze, auteur du livre le plus répandu au moyen âge, la Légende dorée. Le lendemain matin avant de reprendre sa route vers Gênes, elle donna aux habitants qui avaient survécu le conseil de bâtir une chapelle en l’honneur de leur saint compatriote défunt : ce qu’ils firent aussitôt, et la peste cessa [8].

Le jour suivant les voyageurs arrivèrent à Gênes et furent reçus au Palazzo Scotti, chez la pieuse Monna Orietta Scotti. La famille se disait originaire d’Écosse; déjà, en 1120, il est question d’elle dans l’histoire de Gènes. Le Palazzo Scotti (plus tard Centurioni, portant actuellement le n° 44) s’élève dans la Via del Canneto, tout près du port, à mi-chemin entre le célèbre palais de la Compagnia di San Giorgo — l’une des premières banques du monde, et de plus le siège du gouvernement de Gênes — et la cathédrale San Lorenzo. Ainsi que Catherine le donne à entendre dans sa lettre à Monna Lapa, les voyageurs siennois furent éprouvés par la maladie durant ce séjour à Gênes. Peut-être fut-ce une conséquence de (357) la nuit passée dans une maison infectée de Varazze? Neri, le premier, tomba gravement malade-, seules les prières de sa Mamma l’ont sauvé, déclarèrent les médecins. Stefano Maconi s’alita ensuite et, de nouveau, Catherine dut faire violence au ciel par ses prières. Stefano lui-même nous raconte que, lorsqu’elle priait, il l’entendait parfois s’écrier : « Je veux qu’il en soit ainsi! » « Et quand elle parlait sur ce ton à son époux céleste, ses désirs étaient toujours exaucés. » C’est ainsi qu’elle pria pour la guérison de Stefano et elle l’obtint. S’approchant de son lit, elle lui demanda ce dont il souffrait; il répondit qu’il ne le savait pas au juste. « Écoutez donc cet enfant, plaisanta-t-elle; il dit qu’il ne sait pas ce qu’il a et pourtant il est en proie à une fièvre intense! » Sur quoi elle toucha son front en déclarant : « Je ne puis permettre que tu fasses comme les autres malades ; au nom de la sainte obéissance, guéris-toi! Je veux absolument que tu guérisses afin de pouvoir assister les autres et les soigner, ainsi que tu l’as fait jusqu’ici. » Et la fièvre le quitta instantanément; il se leva et fit ce qu’elle lui avait ordonné [9].

Peut-être le bruit de la maladie de Stefano parvint-il à Sienne? toujours est-il que Catherine dut adresser à Monna Giovanna une nouvelle lettre. De nouveau elle prêche à la mère anxieuse la sévère doctrine du renoncement de soi-même : « Revêtez-vous de la robe nuptiale, revêtez-vous du Christ! Mais nul ne peut le faire sans s’être auparavant dépouillé de l’amour sensible que l’on a pour soi-même, pour ses enfants, ou pour n’importe quelle autre créature... Nul ne peut servir deux maîtres. » Puis, comme devinant les protestations (358) du cœur maternel, elle ajoute : « Et si maintenant vous me demandez : Comment dois-je donc aimer? je vous répondrai que vous ne devez aimer vos enfants et les autres créatures que par amour de Celui qui les a créés et non pas par amour pour vous-même ou pour vos enfants, et qu’il ne faut jamais offenser Dieu à cause d’eux... Et si vous voyez que Dieu les appelle, ne résistez pas à sa douce volonté. S’il les prend d’une main, donnez-les-lui des deux... Réjouissez-vous de l’état auquel Dieu les appelle. Les mères qui aiment leurs enfants selon le monde, disent souvent : Je ne m’oppose pas à ce que mes enfants servent Dieu, mais ils peuvent bien servir en même temps le monde... Celles-là veulent imposer des lois et des règles à l’Esprit- Saint... Elles n’aiment pas leurs enfants en Dieu, mais hors de Dieu, d’un amour sensible, et elles aiment plus leurs corps que leurs âmes... Bien-aimée sœur et fille dans le Christ, le doux Jésus, j’espère qu’il ne vous arrivera rien de tel, mais qu’en vraie et bonne mère vous offrirez vos enfants pour l’honneur du nom de Dieu et qu’ainsi vous pourrez vous revêtir de la robe nuptiale. »

L’alternative se pose ici dans toute sa rigueur : si Monna Giovanna exige que son fils quitte Catherine et la voie dans laquelle il marche à ses côtés, il n'y aura point de salut pour son âme. Il faut qu’elle renonce à son fils, sans quoi il lui est impossible de se « revêtir de Jésus crucifié ». Et, tout en continuant à nommer « ma fille » une femme plus âgée qu’elle, Catherine ajoute encore, comme pour s’excuser d’avoir pendant plusieurs mois retenu Stefano dans son cercle (359) magique : « Consolez-vous, soyez patiente et ne vous troublez pas de ce que j’ai gardé Stefano aussi longtemps, car j’ai tendrement veillé sur lui. L'affection et le dévouement ont fait de nous deux une même chose et je ne crois pas qu'il lui soit arrivé rien de fâcheux près de moi. Je veux, pour lui et pour vous, faire jusqu’à la mort tout ce que je pourrai faire. Vous, sa mère, vous l’avez enfanté une fois; et moi je veux vous enfanter, lui, vous et votre famille, en offrant sans cesse à Dieu mes prières, mes larmes et le désir du salut de vos âmes » [10].

Toute la conscience qu’a Catherine d’elle-même est contenue dans cette lettre. Qu’une mère aime son fils et veuille le posséder à son foyer, cela est répréhensible. Que ce fils aime Catherine et veuille demeurer auprès d’elle, c’est l’appel de Dieu, car il trouvera le salut dans cette affection. Celle qu’il appelle si volontiers sa Mamma. promet de l’enfanter de nouveau à la vie éternelle. De cette absolue sûreté d’elle-même provenait la puissance apostolique de Catherine. Étant fermement convaincue que la volonté divine et sa volonté ne faisaient qu’une, elle cherchait à Soumettre les autres vouloirs aux siens. C’est dans ce sens qu’elle exerça son apostolat à Gênes, rendit visite aux Bénédictins de San Fruttuoso à Portofino, écrivit au Prieur de la Chartreuse de Cervaja, réprimanda un Tertiaire franciscain qui « avait avec une femme une liaison spirituelle dont il souffrait beaucoup ». Catherine admoneste sévèrement cet homme « qui, séduit par l’apparence de la dévotion, s’est laissé prendre par le diable avec l’hameçon de l’amour et qui maintenant a perdu son Dieu et l’amour (360) de la prière. Sa volonté étant affaiblie, il fortifie ses ennemis et finalement tombera dans une ruine complète. » Pour avertir cet infortuné, elle se sert d’une comparaison qui exprime avec une clarté cruelle toute la loi de la déchéance morale. « Tu as conçu la mort, l’heure de l’enfanter viendra bientôt. » Nous allons là où nous entraîne notre cœur « et au lieu de fuir cette femme comme du poison, tu recherches sa compagnie... Hélas! hélas! Soyons donc des hommes, étouffons en nous le plaisir féminin (il piacere femminile) qui amollit le cœur et le rend pusillanime [11]. »

Catherine était un homme et devait avant peu trouver l’occasion d’en fournir la preuve. Grégoire n’ayant plus à ses côtés son ange tutélaire, n’avait quitté la France qu’à regret, après bien des lenteurs (le 2 octobre) . « Par une triste journée, — jamais on ne vit tant de pleurs et de gémissements — » nous raconte l’historien, « le pape sort du cloître de Saint-Victor de Marseille et s’embarque sur la galère d’Ancône, commandée par le grand-maître des chevaliers de Saint-Jean, Jean Ferdinand d’Hérédia. Au moment où les voiles commencent à gonfler sous l’effort de la brise, l’émotion le saisit, il regrette sa patrie, ses larmes coulent. Des tempêtes obligent la flotte pontificale à relâcher à Port-Miou (3 octobre), à Saint-Nazaire, à Ranzels (le 6), à Reneston, à Saint-Tropez (le 7), à Antibes (le 8), à Nice et à Villefranche (le 9). En vue de Monaco, un violent ouragan se déchaîne et contraint l’amiral à revenir en arrière. Les navires sont ballottés en tous sens par les flots en furie ; les voiles se déchirent, les cordages se brisent, les ancres cèdent, les matelots affolés redoutent (361) un naufrage. Le 17 octobre, une accalmie permet de se rendre à Savone, puis d’aborder le 18, à Gênes [12]. »

Là, les voyageurs furent accueillis par de désastreuses nouvelles. Rome était en pleine insurrection, les Florentins luttaient avec succès contre les troupes pontificales au nord et à l’est. Le doge de Gênes se montra bienveillant mais tout en manifestant le désir de garder sa neutralité. Un consistoire fut réuni et la majorité des cardinaux vota le retour à Avignon.

Alors, le faible Grégoire hésita de nouveau. Rien de décisif n’était encore accompli — il pouvait repartir... Déjà, il revoyait en esprit les douces collines de Provence et, au lieu de l’idiome génois, il entendait résonner à ses oreilles l’harmonieuse langue d’Oc, qui ruisselle en clapotant gaiement comme le Rhône sous le pont Saint-Bénézet et comme la Sorgue quand elle tourne les grandes roues des moulins. Une seule considération le retenait : « Catherine! » Que dirait Catherine s’il agissait ainsi? Il savait qu’elle était à Gênes, jamais elle ne lui permettrait de s’en retourner; et il ne pourrait passer sur elle en citant un verset des Écritures. Si, au contraire, elle l’autorisait à repartir, il pourrait le faire, la conscience en paix. Or, elle devait bien comprendre... En tout cas, il fallait qu’il lui parlât!

Mais il ne pouvait être question de la faire mander. Les cardinaux se révolteraient. Lui-même irait la trouver.

Et ainsi il advint qu’un soir, sans escorte, vêtu comme un simple prêtre, le Souverain des Chrétiens se (362) présenta au Palais Scotti et demanda Catherine. On l’introduisit dans sa chambre où, surprise et accablée, elle se prosterna aux pieds du Vicaire du Christ. Mais il la releva, et il s’ensuivit un entretien qui se prolongea dans la nuit, jusqu’à ce que Grégoire se retirât « édifié et fortifié ». Nous pouvons nous faire une idée de cet entretien en lisant la prière que, selon la vieille rubrique, Catherine « récita à Gênes pour prévenir le départ du pape Grégoire, qui avait été décrété par le Consistoire en raison des difficultés que suscitait le voyage de Rome ». Elle y compare la venue du Pape à Rome à la venue du Christ en ce monde. « Et si ses lenteurs » (celles du Saint-Père) « te déplaisent, ô Amour éternel, punis-les sur mon corps que je t’offre pour que tu l’affliges et le détruises selon ton bon plaisir... Fais donc, éternelle Bonté, que ton Vicaire devienne un mangeur d’âmes, qu’il brûle d’un zèle ardent pour ta gloire et s’attache à toi seul ! [13] »

Grégoire revint auprès des cardinaux plein d'une fermeté nouvelle. Le 29 octobre, il fit voile vers Livourne où il arriva le 7 novembre. Là il fut reçu magnifiquement par Piero Gambacorti qui ne devait se rallier aux ennemis du Pape qu’au mois de mars de l’année suivante. « Les gouverneurs de Pise, » nous dit la chronique, « présentèrent au Saint-Père quatre veaux, huit moutons, quatre fûts de vin grec, dix sacs de pain, cinquante livres de sucreries, cent livres de cire, cinquante paires de chapons..., et firent don aux cardinaux de deux veaux, quatre chapons, quatre sacs de pain [14]. »

 (363)  

Après un séjour d’une semaine à Livourne la flotte papale continua vers le sud, augmentée d’une galère pisane commandée par Andrea Gambacorti. Le 25 novembre, elle arriva à Piombino et, le 5 décembre, le Pape putenfin poser le pied sur le sol des États pontificaux à Corneto où, de son temps, Urbain V avait également débarqué. L’année étant fort avancée, Grégoire décida de passer la Noël en ce lieu. Et ce fut là qu’il reçut une épître de Catherine tout imprégnée des pensées de Noël et se terminant par ce souhait de Noël « qu’enfin il fît sortir une grande paix de cette grande guerre! » « La paix, la paix, très Saint-Père ! » recommande-t-elle, comme si souvent auparavant. « O Babbo, plus de guerre d’aucune sorte… Détournez, ainsi qu’il convient, la guerre contre les infidèles ! Imitez l’Agneau sans tache, notre doux Jésus, dans sa patience et sa mansuétude; souvenez-vous que vous êtes son Vicaire. J’espère de Notre-Seigneur qu’il opérera ceci en vous et qu’il accomplira son désir et le mien, car je ne désire rien en cette vie hormis l’honneur de Dieu, votre paix, la réforme de la Sainte Église et le triomphe de la grâce en toute créature raisonnable. » Elle excuse Sienne qui, durant son absence, s’est jointe à la ligue formée contre Rome : « Ils y ont été contraints par la nécessité, » dit-elle, et elle supplie instamment Grégoire d’attirer ses compatriotes « avec l’hameçon de l’amour ». « Je vous conjure de vous rendre le plus tôt possible dans votre cité qui est la cité des glorieux apôtres Pierre et Paul [15]. »

Catherine resta encore un certain temps à Gênes et ce ne fut point seulement le Pape qui vint s’entretenir (365) avec elle au Palazzo Scotti. Caffarini énumère tous ceux qui gravirent son escalier : des docteurs en théologie, des professeurs de science sacrée et profane, des hommes de loi, des sénateurs et autres personnages notables. Elle les accueillait tous avec sa grâce toscane et avec le radieux sourire qui éclairait son pâle visage.

Et tous la quittaient étrangement saisis, presque épouvantés, comme s’ils se fussent trouvés en présence de quelqu’un de redoutable.

Il n’y a là rien d’étonnant, car celui qui voit Jéhovah face à face meurt; celui qui l’entrevoit frémit; or, Catherine ressemblait à ce buisson de l’Horeb embrasé par la flamme du Seigneur, par le feu qui est Dieu lui-même… [16]

Catherine et ses compagnons arrivèrent à Livourne peu de jours après le départ du pape. De Livourne ils gagnèrent Pise, où Monna Lapa était venue à la rencontre de sa fille, si amèrement regrettée. Fra Tommaso et plusieurs membres de la « famille » restée à Sienne l’avaient accompagnée. Peut-être apportaient- ils un message de Monna Giovanna di Corrado? Ce qui est certain c’est que Catherine renvoya aussitôt chez lui Stefano Maconi tandis qu’elle resta encore un mois avec les autres à Pise.

Ce fut bien à contre-cœur que le jeune Siennois reprit seul le chemin de retour et dit adieu à sa Mamma quoique ce fût pour peu de temps. Une lettre écrite dès son arrivée au foyer exprime l'ardent désir de revoir Catherine. Elle est adressée à Neri di Landoccio, « aux bons soins des Frères de Saint-Dominique (365) au couvent de Sainte-Catherine », et est ainsi conçue :

« Très cher Frère! La présente t’annoncera que, le vendredi qui suivit notre départ, nous sommes heureusement arrivés à Sienne, bien que notre voyage ne se soit pas effectué sans quelque frayeur, car la route de Peccioli * est peu sûre et il venait justement de s’y produire plusieurs incidents terribles. Si j’en eusse été prévenu, je n’aurais certes pas choisi cette voie et je vous en avertis vous-même afin que vous soyez prudents. Mais je suis fermement convaincu que les prières de notre douce Mamma nous ont grandement secourus, — pour ne pas dire que je leur attribue exclusivement notre salut, — puisque tout s’est si bien passé.

« J’ai remis à Sano » (di Maco, en quelque sorte gérant du groupe), « toutes les lettres et autres choses que tu m’avais confiées; puis j’ai distribué les autres lettres et me suis acquitté de toutes les commissions dont j’étais chargé. Les fils et les filles de notre Mamma se sont très fort réjouis et l’attendent ainsi que moi avec une impatience extrême. Il me semble qu’elle tarde beaucoup trop.

« Je te supplie au nom du Christ crucifié de ne point faire ce que tu avais l’intention de faire à Avignon... mais de contribuer de tout ton pouvoir à hâter l’arrivée de notre bien-aimée Mamma, car je crois bien que si vous restez trop longtemps absents, je me repentirai d’être revenu et peut-être en ce cas irai-je moi-même vous porter une lettre. Je n’en dis pas

* Entre Pontedera et Volterra.

(366)

davantage, sinon que tu embrasses de ma part notre douce Mamma et que tu la pries de ne pas oublier ce que je lui ai demandé. Recommande-moi à mes Pères, Frère Raymond, Frère Maître, Frère Tom- maso, Frère Bartolommeo, Frère Felice; embrasse Monna Lapa et salue pour moi mes Mères, Monna Cecca, Monna Alessia, Monna Lisa et demande-leur de prier pour moi, misérable. Dieu sait ce que je ferais si la pensée que cette séparation sera seulement de courte durée ne me consolait [17]. »

Cette missive est datée du 29 novembre et pourtant, « dès le 5 décembre, Stefano écrit de nouveau deux lettres. Le 8, nous le retrouvons encore à son écritoire, composant une épître à sa chère et lointaine Mamma. Comme d’ordinaire, elle est adressée à Neri : « Salue mille fois et plus notre très douce Mamma, et fais- lui savoir que j’ai réalisé son désir relativement à il ridotto... » Cette lettre n’est d’ailleurs, pour ainsi dire, qu’une énumération des noms de tous les membres du cercle dans lequel il a si longtemps vécu et dont les voix retentissent encore à ses oreilles. A chaque instant il croit distinguer leurs formes et leurs visages dans la rue — mais, hélas, ce ne sont point eux ! Cette lettre est surtout une salutation à nostra dolce Mamma, nostra dolcissima Mamma, et une interrogation anxieuse et pleine de désir : « Ne reviendrez-vous donc pas bientôt? [18] »

Dans son message, Stefano fait allusion à un ridotto qu’il est occupé à remettre en état, « et dis aussi à Monna Alessia que sa cellule est devenue très jolie et qu’elle est prête à la recevoir ». Comme tous ceux qui sont (367) dans l’attente, Stefano cherche à tuer le temps en travaillant. Le mot ridotto a donné lieu à pas mal d’explications; c'est vraisemblablement la chapelle que Catherine avait obtenu de Grégoire la permission de faire aménager dans sa maison. Car elle rapportait d’Avignon deux bulles pontificales : l’une, lui permettant d’emmener partout avec elle trois prêtres destinés à entendre les confessions de ceux qu’elle convertirait par sa parole (ces trois prêtres furent : Raymond, Maître Giovanni Tantucci et Fra Bartolommeo di Dominici) ; l’autre, l’autorisant à pos- se'der un autel portatif afin de pouvoir faire célébrer la messe en n’importe quel lieu. On conserve encore à San Domenico, à Sienne, cet autel, qui est une pierre quadrangulaire juste assez grande pour que l’on puisse poser dessus le calice et la patène. Selon la tradition, cet autel serait un fragment de la pierre sur laquelle saint Thomas de Canterbury subit le martyre et il aurait été donné à Catherine par son ami anglais William Flete.

Vers Noël, les voyageurs si impatiemment attendus rentrèrent enfin. Grégoire était à Corneto; la cause pontificale semblait en mauvaise posture. Ascoli tomba le 14 décembre aux mains des anti-cléricaux, Bolsena s’insurgea et l’armée de renfort envoyée par Jeanne de Naples fut vaincue par les Florentins. Le frère de Raymond de Capoue, Luigi delle Vigne, fut fait prisonnier en cette rencontre. Mais Rome se soumit. Le 21 décembre, les clefs de la ville furent remises aux cardinaux d’Estaing, Corsini et Tebaldeschi. La flotte papale ayant quitté Corneto le 13 janvier, atteignit (368) Ostie trois jours plus tard. Et le 17 janvier 1377, Grégoire fit son entrée dans la ville éternelle; il descendit à Saint-Paul Hors les Murs et fit le reste du trajet monté sur une mule blanche. Autour de lui le peuple romain se livrait à des danses de joie; de toutes les fenêtres, des balcons et des toits, pleuvaient sur le cortège des confettis et des fleurs et, lorsqu’au crépuscule, il parvint à la place Saint-Pierre, celle-ci se trouvait illuminée par huit cents lampions. Les cardinaux eux- mêmes, accoutumés au faste, étaient éblouis. « Jamais je n’eusse imaginé, écrit l’aumônier du pape, Pierre Amely d’Alète, que je serais témoin d’une telle magnificence [19]. »

Et Catherine? Où était-elle en ce moment de gloire et de triomphe pour elle? Se trouvait-elle parmi les danseurs, les chanteurs, les joueurs de luth et les sonneurs de trompe qui entouraient le Pape? La vit-on s’avancer, comme sur la fresque de Matteo di Giovanni, conduisant le palefroi du vicaire du Christ, de son dolce Babbo?

Catherine n’était qu’en esprit près de Grégoire XI. Revenue à la maison paternelle, parcourant à nouveau les rues qu’elle avait parcourues dans son enfance, revenue de ses voyages et ramenée aux sonneries de San Domenico et au ruissellement de Fontebranda, revenue à la sombre cellule de la Via del Tiratoio, elle disait et redisait, brisée par la gratitude, le Magnificat et y ajoutait le Nunc dimittis.

 

 (369)

 

V - De Sienne Catherine écrit au Pape. — Conversion de Nanni di Vanni Savini. — Savini donne à Catherine le château de Belcaro; la Sainte y passe le mois d’avril 1377. Elle y fonde le monastère de Santa Maria degli Angeli et reçoit la nouvelle Je la prise de Cesena par les troupes papales. — Lettre de Catherine aux prisonniers de Sienne. — Mort de Niccolò Toldo. 373

 

« Très saint et très révérend Père dans le Christ, le doux Jésus, votre indigne petite fille Catherine vous écrit avec le désir de vous voir parvenir à une paix parfaite, la paix avec vous-même et avec vos enfants. Dieu exige que vous fassiez cette paix et il veut qu’elle soit aussi complète que possible. Hélas, il ne me semble point que Dieu veuille que nous nous attachions à la puissance temporelle de manière à occasionner la perte des âmes et les outrages envers lui qu’entraîne nécessairement la guerre. Mais il me semble au contraire que Dieu veut que nous fixions le regard de notre intelligence sur la beauté de l’âme et sur le sang de son Fils, ce sang qui purifie nos âmes et dont vous êtes le ministre. C’est pour cela que je vous ai toujours exhorté à être affamé des âmes, car celui qui a faim de l’honneur de Dieu et du salut de son troupeau expose volontiers sa vie, et combien plus encore sacrifie ses richesses pour les sauver de l’emprise du démon. Vous m’objecterez peut-être, Très Saint-Père, que vous êtes obligé, en conscience, de défendre et de recouvrer les biens de la sainte Église. Hélas! je l’avoue, c’est la vérité ; mais je (370) trouve qu’il y a des avantages plus dignes d’être considérés. Le trésor de l’Église, c’est le sang du Christ versé pour le rachat des hommes et non en vue des richesses temporelles de l’Église. En admettant que vous ayez le devoir de reconquérir et de garder les villes que l’Église avait perdues, vous êtes tenu bien davantage de ramener au bercail un si grand nombre de brebis égarées. Il vaut donc mieux négliger les intérêts temporels que les intérêts spirituels. Faites seulement ce qui sera en votre pouvoir et vous serez excusé devant Dieu et devant les hommes. Vous obtiendrez bien plus avec la baguette de la clémence qu’avec les verges de la guerre. Mon âme qui désire si ardemment la réforme de la sainte Église et le bonheur du monde entier n’envisage pas de meilleur moyen que la paix pour atteindre ce double but. Je vous demande donc la paix, la paix pour l’amour du Christ crucifié! N’ayez point égard à l’ignorance, à l’aveuglement et à l’orgueil de vos enfants... C’est par la vertu que vous chasserez le démon... Tandis qu’avec toutes ces guerres et tous ces troubles vous ne pourrez avoir une heure de tranquillité. »

Ces paroles de Catherine parvinrent à Grégoire peu après son arrivée à Rome. Ainsi que de coutume, elle le pressait également de donner à l’Église de bons pasteurs « et non de ces animaux impurs ni de ces feuilles agitées par le vent du monde ». L’Église a perdu son influence pour deux motifs : à cause des vices du clergé et parce que celui-ci se mêle de faire la guerre. Le remède contre le premier mal est «d'écouter les véritables serviteurs de Dieu » (dont fait (371) partie le porteur de la lettre, frère Jacopo da Padova, prieur du couvent Olivetain de Florence), et les maux de la guerre seront guéris parla « sainte paix » [1].

Catherine elle-même se voua de son mieux à l’œuvre de la paix et, selon son habitude, exerça une influence pacificatrice à Sienne. En quoi elle ne faisait que suivre les grandes traditions du moyen âge. A cette époque, la paix que suivant l’Évangile de saint Jean, le Christ laissa à ses apôtres, n’était pas seulement une paix intérieure : la paix du cœur, mais aussi la paix extérieure, la paix entre les hommes. Le christianisme d’alors était avant tout une morale. Le catholicisme des XIIIe et XIVe siècles ne connaissait guère les triduum et les neuvaines des temps modernes avec leurs centaines de cierges allumés et les interminables prières que personne n’écoute ni ne comprend. Mais il prenait très sérieusement à tâche de visiter les pauvres et les orphelins. Une lettre de Giovanni delle Celle le donne clairement à entendre. Le riche bourgeois florentin Guido di Messer Tommaso di Neri di Lippo ayant demandé à Dom Giovanni des conseils sur la vie chrétienne, le moine lui écrivit :

« Adresse-toi au saint Évangile et regardes-y, comme dans un miroir, cinq riches (comme toi) qui étaient de saints hommes (ce que tu n’es pas). Apprends alors de Joseph d’Arimathie à détacher le Christ de la croix et à te rendre chez Pilate, le Podestat de Jérusalem, pour réclamer hardiment son corps. Ceci tu le feras en venant au secours des opprimés et des crucifiés et en les délivrant par ton influence; en assistant dans leurs besoins les veuves et les orphelins et en t’élevant (372) courageusement contre leurs persécuteurs. Mais si cela ne te convient pas, mets-toi à l’école de saint Nicodème qui venait s’entretenir avec le Christ pendant la nuit et qui, durant le jour, se gardait d’être vu auprès de lui. Vas avec lui oindre le corps du Christ d’onguents précieux. Tu le feras en allant secrètement trouver les persécutés et les crucifiés pour panser leurs plaies et les réconforter, en visitant les malades et les prisonniers et en les consolant par des paroles et par des actes. Mais si cela ne te convient pas, considère alors Zachée qui reçut avec tant de joie le Christ dans sa demeure. Tu l’imiteras en accordant l’hospitalité aux pauvres pèlerins, en leur donnant à manger, en leur préparant une belle chambre, en les recevant comme le Christ lui-même, en leur lavant les pieds et en leur procurant de l’eau pour se laver les mains...[2] »

Dom Giovanni delle Celle cite encore comme modèles le centurion romain qui se trouvait au pied de la croix, puis Cornélius qui donna l’hospitalité à saint Pierre, à Joppé. Mais ce qui précède doit suffire à prouver qu’en ce temps-là le christianisme était avant tout une action et non pas simplement une orthodoxie et un culte.

« Mais à cette époque vivait à Sienne un homme extrêmement versé dans les sciences profanes et fortement enchaîné par les liens du démon; il se nommait Nanni di Ser Vanni, » raconte Raymond de Capoue. C’était ce même Nanni di Vanni Savini qui, en 1071, avait été condamné à une grosse amende pour conspiration contre le gouvernement. Pour ce motif ou pour d’autres, il passait sa vie en querelles, ne songeant qu’à (373) la haine et à la vengeance. On ne sait comment il avait fait la connaissance du moine augustin anglais de Lecceto, William Flete; ce dernier lui avait adressé de pressantes exhortations et obtenu de lui la promesse qu’il rendrait visite à Catherine et prêterait l’oreille à ses avis. Ser Nanni tint parole, mais s’arrangea pour choisir une heure où il ne trouverait pas la sainte chez elle. Il l’attendit un moment, puis se leva pour se retirer en disant au confesseur de la sainte qui était présent : « J’avais promis à Fra Guglielmo de venir trouver Catherine et je viens de le faire. Mais je suis un homme occupé et n’ai guère le loisir d’attendre plus longtemps; veuillez avoir la bonté delà saluer de ma part. » Et déjà il s’approchait de la porte avec la satisfaction de celui qui, délivré d’un joug pesant, s’évade de nouveau dans la délicieuse liberté du caprice. Le confesseur tenta de le retenir en commençant à lui parler de ses ennemis. Etait-il donc impossible de négocier la paix? etc, etc... Ser Nanni répondit: « Vous êtes prêtre et moine et Catherine est une sainte personne. Je ne veux pas vous en faire accroire; je vous avouerai donc franchement que c’est moi qui refuse de conclure la paix. Les autres la désirent, mais moi je n’en veux pas et ne m’y prêterai jamais. Maintenant, je vous ai parlé sans détours, ne m’importunez plus. C’est déjà beaucoup que je vous aie confessé ceci ! »

A cet instant, Catherine rentra et se mit à converser avec Ser Nanni, « le blessant et le pansant à la fois », dit Raymond. Longtemps il résista. Enfin il consentit : « Soit, je ne veux pas être assez grossier pour dire non à tout ce que vous me demandez. J’entretiens quatre (374) inimitiés, je vous en sacrifierai une. » Puis ayant dit ceci, il se leva pour sortir. Mais déjà la suavité du pardon, la paix et la joie de la bonté l’envahissaient. « O mon Dieu ! s’écria-t-il, jamais auparavant je n’ai rien éprouvé de semblable. Je ne puis m’en aller, je ne puis vous refuser aucune chose. » Puis s’exclamant : « Tu as vaincu! », il s’affaissa devant Catherine. Raymond entendit sa confession et se dit à part lui : a Décidément cette petite femme fait ce qu’elle veut de nous tous [3]. »

Peu après il advint que Ser Nanni, qui jusque-là avait réussi dans toutes ses entreprises, eut à subir de grands revers et finalement fut mis en prison. Raymond murmurait contre Dieu : « Est-ce donc là la récompense de sa conversion? mais Catherine envisageait cette épreuve sous un autre aspect : « Auparavant il était du monde, c’est pourquoi le monde l’aimait. A présent, il s’est retiré du monde, c’est pourquoi le monde le hait. Ce châtiment lui est imposé par Dieu afin qu’il échappe aux supplices éternels. » A quelque temps de là, Nanni di Ser Vanni fut remis en liberté et témoigna de son affection à l’égard de Catherine en exauçant l’un de ses vœux les plus chers par le don de son château de Belcaro situé hors de Sienne, pour qu’elle pût y fonder une communauté de dominicaines. Déjà elle avait reçu l’autorisation du Saint-Père au sujet de cette fondation. Le 25 janvier 1377, le gouvernement siennois permit également à « l’humble servante de Jésus- Christ, Catherine, fille de Monna Lapa, du quartier (Contrada) de Fontebranda » de transformer la susdite place forte en un monastère de femmes, qui reçut le nom de « Notre-Dame des Anges » et fut consacré avec (375) grande solennité. L’abbé de Sant’Antimo, Fra Giovanni di Gano, figura en qualité de représentant pontifical à cette cérémonie; la première messe fut célébrée par William Flete, venu de Lecceto [4].

De nos jours Belcaro est un château appartenant à la famille Camaiori de Sienne; sous sa forme actuelle, il date du XVIe siècle. Mais en se promenant sur la galerie supérieure qui contourne les murs du château, on voit se déployer, au-dessus des chênes-verts taillés, qui forment en quelque sorte une autre muraille plus basse et plus large, la même perspective que celle qui s’offrait jadis aux regards de sainte Catherine et de ses amies. Tout près, il y a des bois de pins, des champs d’oliviers et de vignes couvrant les collines avoisinantes; puis des fermes jaune d’ocre ou rose pâle, entourées de meules de paille, et une petite église romane avec ses deux cloches dans le clocheton. Plus loin, le paysage s’étend, rayé de champs rouges et verts, moucheté de cyprès : ici se dressent il Monistero et Santa Bonda; là, c’est Sienne avec la tour Mangia, la Cathédrale et San Domenico. De l’autre côté, à l’ouest, apparaissent Lecceto, avec sa menaçante tour carrée, campé sur une hauteur boisée, et la Montagnuola, l’onduleuse chaîne de montagnes qui sépare la contrée de Sienne de la Maremma toscane. Plus loin, vers le sud, luit le désert siennois, le pays jaune de la Creta dans les replis duquel se cache Mont’ Oliveto. Et tout à fait au loin bleuit la double cime du Mont Amiata, et sur la route qui mène à Rome se dresse comme un donjon le cône du Radicofani.

Catherine passa en ce lieu presque tout le mois (376) d’avril 1077 — avril, le plus beau mois de Sienne, l’époque où chante la Capinera, où la pervenche bleue et la verte ellébore fleurissent sur les pentes ensoleillées qui environnent Belcaro et dans les bois profonds de San Leonardo al Lago. Mais hélas, ce n’était point le temps de cueillir des fleurs ni de se réjouir avec ses amis du chant des oiseaux et de la paix printanière. D’effroyables événements se déroulaient dans le monde : Hawkwood et ses troupes, toujours à la solde de l’Église, prirent d’assaut Cesena et passèrent au fil de l’épée quatre-vingt mille de ses habitants. Les prédications de Bernardin de Sienne communiquent encore le frisson d’épouvante qui secoua toute l’Italie au moment de la chute de Cesena. « Les enfants et les femmes furent violés, les maisons consumées, les palais détruits, les œuvres d’art détériorées, tous les métiers ruinés; ce qu’on ne pouvait emporter fut brûlé, rendu inutilisable, éparpillé sur le sol. » C’est en ces termes que le grand prédicateur franciscain dépeint la conduite des troupes mercenaires. « Néron lui-même n’a jamais commis de telles cruautés, » écrivit un chroniqueur de l’époque. « Ainsi en est-il quand les hommes d’Église sont les maîtres, » fit observer un gibelin [5].

« De notre nouveau Monastère qui se nomme Santa Maria degli Angeli, » Catherine écrivit à Grégoire. Infatigable comme elle l’est, de nouveau elle exhorte le Vicaire du Christ à se souvenir du Prince de la paix au nom duquel il règne. Elle ne parle pas ouvertement du sang répandu à Cesena, mais le mot sangue reparaît dans chacune des phrases qui tombent de sa plume : « Le sang du Fils unique de Dieu », « le sang du (377) Christ que vos mains seules peuvent nous dispenser », « le sang qui n’est jamais sans le feu » (comme Cesena fut en flammes et ruissela de sang). Puis sa voix s’élève, clamant ce tragique appel : « O Très Saint- Père, je vous conjure par l’amour que vous portez au Christ crucifié, de suivre ses traces. Hélas! hélas, la paix, la paix pour l’amour de Dieu, la paix... Hélas! hélas! Babbo mio, malheur à mon âme misérable qui par ses péchés est cause de tout le mal qui advient; il semble que le démon soit devenu le maître du monde! » Longtemps elle continue à répéter son cri de paix jusqu’à ce qu’enfîn elle succombe : « Je n’en puis plus, je meurs, sans cependant pouvoir mourir. Je n’en dis pas davantage... J’ai un grand désir de me retrouver en présence de Votre Sainteté, car j’aurais bien des choses à vous exposer. Mais j’en suis empêchée par nombre d’affaires bonnes et utiles à l’Église. La paix, la paix, pour l’amour du Christ, et non plus la guerre. Il n’y a pas d’autre remède [6]. »

Peu de temps devait s’écouler avant que Catherine fût à Rome et de là tentât d’exercer son influence sur les grands événements. En attendant elle se contenta, selon son habitude, de faire du bien dans son entourage immédiat. L’une des caractéristiques les plus frappantes de l’évolution des idées, telle qu’elle s’est produite durant ces cinq ou six derniers siècles, est assurément la différence qui existe entre la conception que se faisaient, des prisons et des prisonniers, les grands chrétiens du moyen âge, et la manière de voir moderne. Dans la très ancienne liturgie du vendredi saint, se trouve une prière ainsi conçue : « Prions tous Dieu, le Père tout-puissant, de (379) purger le monde des abus, de nous préserver des épidémies, de prévenir la famine, d’ouvrir les prisons, de briser les chaînes, d’accorder aux pèlerins la grâce d’un heureux retour, aux malades la santé, aux marins une mer favorable. » On implorait donc tout simplement du Seigneur la liberté de tous les prisonniers sans aucune espèce de condition, ce que l’Etat moderne ne peut nullement souhaiter. Mais c’est ainsi que sentait l’Eglise primitive, et telle était encore l’opinion du moyen âge relativement à ceux qui gémissaient dans les fers et languissaient dans des cachots. Sentiment et conception qui font penser aux vers d’Oscar Wilde dans The Ballad of Reading goal :

This too I know, and vise it were
if each could know she same,
that every prison that men build
is built with bricks of shame
and bound with bars, lest Christ should see
how men their brothers maim.

En l’année 1377, le jeudi saint tombale 9 avril. Ce jour-là, environnée du soleil printanier et du chant des oiseaux de Belcaro, Catherine écrivit une lettre « aux prisonniers de Sienne ». Elle les intitule ses « très chers fils dans le Christ, le doux Jésus », et pas un seul mot de cette missive n’a trait à leurs délits et à la justice du châtiment qui leur est infligé. Son unique préoccupation est de les exhorter à la patience. Et où trouverons-nous la patience? Dans le Christ. Sur quoi elle trace un vigoureux portrait de la patience de Jésus : « Il a supporté les peines, les opprobres, les mauvais traitements, les outrages; il a été lié, flagellé, cloué à la croix; il a été (379) abreuvé d’injures et d’affronts, tourmenté et dévoré par la soif sans qu’on lui procurât d’autre soulagement que du vinaigre mêlé de fiel, offert avec de rudes paroles. Mais il a tout souffert avec patience en priant pour ceux qui le crucifiaient et en les excusant. » L’application pratique est directe : les prisonniers, eux aussi, savent ce que c’est d’être outragés, bafoués, flagellés et torturés; ils connaissent le goût d’une nourriture peu abondante et grossière, présentée avec des injures et ils n’ignorent pas l’angoisse d’attendre de jour en jour une mort atroce. Mais le Christ a enduré des supplices plus terribles encore et, de même que Lui a tenu bon, les prisonniers eux aussi doivent tenir bon. « Il fut un chevalier combattant sur le champ de bataille... La couronne d’épines était son casque, sa chair flagellée sa cuirasse, les clous de ses mains ses gantelets, la lance de son côté le glaive, et les clous de ses pieds ses éperons. Voyez comme notre chevalier est bien armé! Nous devons le suivre et chercher en lui toute consolation dans nos épreuves et nos tribulations7. »

Ce fut pour apporter elle-même à un pauvre prisonnier ces consolations du Christ et la compatissante tendresse d’une femme, qu’un jour de ce printemps-là, étant de retour de Belcaro, Catherine parcourut le chemin, si familier pour elle, qui mène à la prison de Sienne. Magnifici Domini et Patres Domini Defensores Populi civitatis Senarum (ainsi que se désignaient eux-mêmes en termes pompeux les gouverneurs de Sienne) exerçaient un sévère régime. Agnolo d’Andrea fut condamné à mort pour avoir donné un grand festin sans y convier aucun des membres du (380) gouvernement. Un jeune gentilhomme de Pérouse, Niccolò Toldo, qui était au service du Sénateur, ou bien du Podesta, dut subir le même sort pour cause d’insultes vis-à-vis des Défenseurs. Tommaso Caffarini se rendit dans son cachot où il le trouva en proie à un désespoir farouche. « Il arpentait sa cellule comme un fou furieux et refusait énergiquement de se confesser et d'entendre soit un prêtre, soit un moine [8]. » Il est aisé de se représenter l’état d’âme de ce jeune Pérugin. Quoi! mourir ainsi, au printemps, dans la fleur de la première jeunesse; être traîné sur la charrette des criminels au lieu du supplice, au Corposanto al Pecorile ; poser sa tête sur le billot, tandis que les prés à l’entour étaient blancs de pâquerettes et que les alouettes chantaient joyeusement dans le ciel clair, et que bleuissaient les lointaines montagnes qui cachaient Pérouse, la ville natale, le foyer, la liberté, la vie!... Que venait-on lui parler des impénétrables décrets de Dieu, de sa Providence et de son amour paternel? Ils pouvaient jaser à leur aise, les prêtres ascétiques et les moines corpulents, ce n’étaient point eux qui devaient mourir, ce n’était pas leur tête que la hache du bourreau trancherait dans peu de jours (il connaissait si bien le bruit de l’acier tranchant les chairs et les cartilages)... Eux pouvaient croire en Dieu, l’aimer si cela leur plaisait, car II se montrait miséricordieux à leur égard, Il les laissait vivre... Mais le Dieu qui envoyait Niccolo Toldo à la mort pour une vétille, pour quelques paroles inconsidérées prononcées par espièglerie sous l’influence du vin, n’était pas un Dieu bon, un tendre père; c’était un diable et, qui plus est, un diable stupide... Et (381) le jeune homme éclata en abondants blasphèmes, ces blasphèmes qui grondent toujours sous la piété populaire italienne... [9].

Catherine accourut auprès de cet infortuné jeune homme, et c’est elle-même qui a fait le récit de cette visite dans une lettre à Raymond de Capoue. « Courage, mon Père bien-aimé, et ne dormons plus, » lui écrit-elle, « car j’entends des nouvelles si grandes que jamais plus je ne voudrais ni lit ni autre commodité. J’ai déjà reçu une tête dans mes mains et j’en ai ressenti une douceur que le cœur ne peut comprendre, ni la bouche raconter, ni l’œil voir, ni l’oreille entendre...

« Je suis allée visiter celui que vous savez et il en reçut tant de consolation et de joie, qu’il se confessa et se trouva dans les meilleures dispositions. Il me fit promettre pour l’amour de Dieu que lorsque viendrait l’heure de la justice, je serais auprès de lui; et, ce que j’ai promis, je l’ai fait. Le matin, avant le premier coup de cloche, je l’allai trouver et il fut grandement consolé. Je le menai entendre la messe; il reçut la Sainte Communion dont il s’était toujours éloigné. Sa volonté était unie et soumise à la volonté de Dieu, il lui restait seulement la crainte d’être faible au moment suprême et il me disait : « Reste avec moi, ne m’abandonne pas, en ce cas tout ira bien et je mourrai content. » Et il reposait sa tête sur ma poitrine. Alors je sentis une joie et un parfum de son sang qui était comme mêlé avec le mien que je désire répandre pour le doux Époux Jésus. Ce désir augmentait dans mon âme et, remarquant combien il était angoissé, je murmurai : « Courage, mon doux frère, car bientôt nous serons aux noces éternelles; (382) tu iras baigné dans le doux sang du Fils de Dieu avec le doux nom de Jésus qui ne doit jamais sortir de ta mémoire, et je t’attendrai au lieu de la justice! » O mon Père et mon Fils, toute crainte s’évanouit alors de son cœur et la tristesse de son visage se changea en joie, et dans son allégresse, il disait : « D’où me vient une si grande grâce que la douceur de mon âme m’attende au lieu saint de la justice? » Voyez quelle lumière il avait reçue puisqu’il appelait saint le lieu de la justice. Il ajoutait : « Oui, j’irai fort et joyeux et il me semble que j’ai encore mille années à attendre quand je songe que vous y serez. » Et il énonçait de si douces paroles que c’est d’en éclater, parce que le bon Dieu est si bon !

« Je l’attendis donc au lieu de la justice en priant et en invoquant sans cesse l’assistance de Marie et de Catherine vierge et martyre. Avant son arrivée je me baissais et je plaçais mon cou sur le billot, mais sans obtenir ce que je désirais et je priais et faisais violence au ciel et je disais : Maria! Je voulais obtenir la grâce qu’elle lui procurât la lumière et la paix du cœur à ses derniers instants... Mon âme alors fut tellement enivrée de la douce promesse qui m’était faite que je ne distinguai personne, bien qu’il y eût sur la place une grande multitude.

« Il arriva enfin comme un agneau paisible et en me voyant, il se mit à sourire. Il voulut que je fisse sur lui le signe de la croix. Quand il l’eut reçu je lui dis tout bas : « Va, mon doux frère; sous peu tu seras aux noces éternelles! » Il s’étendit avec une grande douceur; je lui découvris le cou et, inclinée vers lui, je lui rappelai le sang de l’Agneau. Ses lèvres ne (383) proféraient que « Jésus! », « Catherine! » Et je fermai les yeux en disant : « Je veux! » et je reçus sa tête entre mes mains.

« Aussitôt je vis l’Homme-Dieu dont la clarté ressemblait à celle du soleil... Cette âme entra dans la blessure ouverte de son côté, et la Vérité me fit comprendre que cette âme était sauvée par pure miséricorde, par grâce, sans aucun mérite de sa part...

« Et cette âme fit quelque chose d’une douceur telle que mille cœurs ne pourraient la contenir... Déjà elle commençait à goûter la suavité divine; alors elle se retourna, comme fait l’Epouse quand elle est arrivée au seuil de la maison de l’Époux : elle regarde en arrière et incline la tête pour saluer et remercier ceux qui l’ont accompagnée.

« Lorsque le cadavre eut été emporté, mon âme se reposa dans une paix délicieuse, et je jouissais tant du parfum de ce sang que je ne voulais pas souffrir qu’on lavât celui qui avait jailli sur mes vêtements.

« Hélas ! pauvre misérable, je ne veux plus rien dire. Comment pourrais-je supporter de continuer à vivre ici- bas sur la terre? [10] »

 

 

 

DANS LE VAL D’ORCIA.

VI - Catherine dans le Val d’Orcia. — Ses relations avec la famille Salimbeni. — Sa visite à Montepulciano et à Sant’Antimo. — Le gouvernement de Sienne la soupçonne d’intrigues politiques. — Sa défense. — Nouvelles relations avec Hawkwood. — Départ de Raymond de Capoue pour Rome.— Les communions de Catherine. — Ses voyages dans le Val d'Orcia et sur le Monte Amiata. — Suicide d’un de ses disciples...

« Il nous faut faire pour 1 honneur de Dieu ce que firent les apôtres après avoir reçu l’Esprit Saint : ils se séparèrent les uns des autres et dirent adieu à leur douce mère Marie. Nous pouvons supposer que tout leur bonheur était d’habiter ensemble et cependant ils renoncèrent à ce bonheur en vue de l’honneur de Dieu et du salut des âmes... C’est là la règle que nous- mêmes devons suivre. Je sais que ma présence vous est une vive consolation, mais pour pratiquer la vraie obéissance, vous ne devez ni rechercher votre consolation personnelle ni écouter le démon qui vous suggère des doutes au sujet de mon affection à votre égard... Si, je vous aime, mais en Dieu et pour Dieu... Il nous unit et nous sépare selon les besoins du moment. Et présentement notre doux Sauveur désire que nous soyons séparés pour son honneur...

« Vous êtes à Sienne, Cecca et « Grand’mère » sont à Montepulciano, Fra Bartolommeo et Fra Matteo y ont été ou s’y rendront. Alessia et Monna Bruna sont à Monte Giovi... Elles séjournent près de la comtesse

(385)  

et de Madonna Isa. Fra Raimondo et Fra Tommaso, Monna Tomma, Lisa et moi nous sommes à la Rocca au milieu des chenapans (mascalzoni), et nous avons à manger tant de démons incarnés que Fra Tommaso prétend qu’il en a mal à l’estomac, et pourtant il ne peut s’en rassasier. Ils prennent goût de plus en plus à leur travail et en trouvent, d’ailleurs, à bon marché. ; Priez la Bonté divine de leur donner de bons morceaux doux et amers. Songez que c’est Une immense consolation de travailler pour l’honneur de Dieu et le salut des âmes,.. Vous ne devez vouloir ni désirer autre chose. Voué né pouvez rien faire qui plaise davantage au Seigneur ainsi qu’à moi. Courage donc, mes filles, sacrifiez votre volonté propre à l’éternelle et suprême volonté de Dieu [1]. »

La plus puissante des grandes familles siennoises, la famille Salimbeni, possédait au sud de Sienne, dans la sauvage vallée d'Orcia, au pied du Mont Amiata, un château imprenable, Rocca di Tentennano, qui était pour ainsi dire le centre du royaume des Salimbeni, de ce petit état que cette famille énergique et intelligente avait su se tailler dans les possessions de l'état Siennois. Nous avons parlé plus haut de la bataille de Monteaperti en 1260, c'était à cette occasion que Salimbene Salimbeni avait prêté à la Commune de Sienne la somme énorme de cent mille florins d'or, afin de couvrir les frais de la guerre. Pour s'acquitter de cette dette le gouvernement siennois avait dû céder aux héritiers du grand banquier les châteaux de Tentennano, de Castiglioncello del Trinoto, de Montecuccori, de la Selva et de Montorsaio.

(386)

Au temps de Catherine, la famille était divisée en deux branches : celle de Andrea et de Cione di Sandro, accusés de haute trahison ,et exilés de leur ville natale, après la guerre de 1357 entre Sienne et Pérouse — et celle dont le chef était Giovanni di Angelino qui, en secondes noces, avait épousé Bianchina Trinci, sœur de Trincio et de Corriado Trinci, appartenant à la maison seigneuriale de Foligno. C’est de Giovanni di Angelino Salimbene que la chronique raconte qu’il fut « pour ainsi dire pendant dix ans le maître absolu de Sienne ». Ce fut lui que la commune envoya en 1362 comme ambassadeur à la rencontre de l’empereur Charles IV ;  malheureusement il mourut peu de temps après, des suites d’une chute de cheval. Son fils, Agno lino di Giovanni, continuait pourtant les grandes traditions de la famille; les Salimbeni acquirent encore les châteaux de Castiglione, dans la vallée d’Orcia, de Piancastagnaio et de Monte Giovi sur l’Amiata, de Rocca Federighi dans la Maremma, de Boccheggiano vers le Nord, dans le Val de Merse. Des alliances vinrent consolider encore la situation de la grande famille siennoise; la sœur d’Agnolino, Benedetta ou Bandeca épousa un Farnese; une autre sœur, Isa, fut demandée en mariage par son cousin Paolo Trinci.

Mais une scission , se produisit entre les deux branches de la famille : Cione et Agnolino entrèrent en querelle, puis en lutte ouverte. Et le bonheur des deux jeunes comtesses s’effondra sous les, coups répétés de l’épreuve. Leurs époux succombèrent. Paolo Trinci et son oncle Trincio trouvèrent la mort dans les mouvements populaires qui se produisirent à Foligno; (387) nous possédons encore la lettre de consolation qu’envoya Catherine à la sœur de Trincio, Monna Jacopa d’Este. Une seconde union de Bandeca fut rompue par un semblable malheur : la mort violente de son nouveau mari. Alors les deux sœurs résolurent de se retirer du monde.

Catherine à laquelle elles s’ouvrirent de leur projet, ne put que l’approuver. « Le Christ est le seul Époux qui nous reste toujours », écrit-elle à Bandeca, « les autres époux meurent et passent comme le vent, tu en as fait l’expérience. » Et elle l’invite à venir se réfugier comme dans la terre promise au nouveau monastère de Santa Maria degli Angeli, à Belcaro. A Isa, elle donne le même conseil. « Cela ne vous empêchera nullement de garder une grande dévotion vis-à-vis de votre glorieux père saint François », dit-elle à la jeune veuve qui, probablement, pendant son séjour à Foligno [3], était devenue tertiaire franciscaine.

Ce fut dans le but d’affermir ces deux fondations religieuses, puis pour chercher à amener la paix entre les deux branches ennemies de la famille que, sur une invitation de Monna Bianchina, Catherine se rendit, durant l’été de 1377, à la Rocca des Salimbeni.

Elle était suivie d’une partie de sa famille spirituelle (Alessa, Cecca, Lisa, Tomma ou Tommasina, puis Raymond, Tommaso della Fonte, Bartolommeo di Domenici, Matteo Tolomei, Neri, Pietro di Giovanni Ventura, Gabriele Piccolomini, Francesco Malavolti, d’autres encore). Ce fut probablement en plein été, sous un soleil brûlant, que la brigata catherinienne (388) parcourut l’antique Via Francigena qui, franchissant la Porta Romana, arrive par Malamerenda, Isola d’Arbia, Monteroni et Torrenieri, à San Quirico in Osenna, la vieille cité aux belles églises romanes.

Comme trois ans auparavant Catherine voulut faire un pèlerinage au tombeau de son amie du ciel, sainte Agnès de Montepulciano. Pendant ce séjour (peut-être par l’intermédiaire du poète Neri) Catherine fit la connaissance du noble Giacomo del Pecora, poète lui aussi, et descendant du chevalier du même nom qui, un siècle auparavant, avait joué un si grand rôle dans la vie de Marguerite de Cortone. La Sainte siennoise gagna à Dieu le cœur du jeune poète, lequel devait plus tard la célébrer dans de douces poésies et reprocher à Sienne de ne pas l’apprécier à sa juste valeur [4].

C’est aussi pendant ce séjour à Montepulciano qu’il faut placer un petit épisode délicieux qui nous fait pénétrer dans la vie intime de la bella brigata de Catherine. Un soir, au moment où la Mamma souhaitait une bonne nuit à ses amis devant la porte du couvent de Sainte-Agnès où elle demeurait, l’un d’entre eux s’avance, inquiet et attristé. C’est un des derniers convertis, le jeune Siennois Pietro di Giovanni Ventura. La mélancolie du soir et la tristesse d’avoir à se séparer de celle qu’il aime pèsent sur son cœur, encore trop attaché aux consolations.

« Mamma, » dit-il, « pour l’amour de Dieu je te prie de penser à moi cette nuit de manière à ce que j’éprouve quelque consolation dans le Seigneur! » Souriant de son doux sourire elle le lui promet : « Je prierai la Sainte Vierge pour toi! » dit-elle. Sa prière (389) fut exaucée. Le matin suivant, l’heureux Caterinato put raconter aux autres que, dans une vision, leur Mamma lui était apparue, accompagnée de deux frères du couvent voisin de Mont-Oliveto, et qu’elle lui avait tendu une hostie.

Dès ce jour le jeune disciple reçut des faveurs spéciales. Dans l’église du couvent de Montepulciano il vit Catherine en extase s’élever en l’air et vit la sainte hostie s’échapper des mains de Frère Raymond pour survoler les lèvres de la vierge [5].

De Montepulciano Catherine se rendit directement à Castiglioncello del Trinoro, le château de Cione di Sandro Salimbeni. La femme du farouche guerrier (il venait de prendre la ville de Chiusi), Monna Stricca, était déjà en relations épistolaires avec la Pacificatrice. La mission, ainsi préparée, obtint un heureux résultat : Cione consentit à faire la paix avec son cousin. Porteuse de cette bonne nouvelle, Catherine se rendit alors à la Rocca di Tentennano où la lettre, citée au commencement de ce chapitre, nous la montre installée en qualité de chef d’une armée spirituelle, dispersée sur un vaste champ de bataille (6).

Cecca di Gori et Monna Lapa (« Grand’mère », ainsi que l’on avait peu à peu pris l’habitude de l’appeler dans le cercle qui donnait à Catherine le nom de Mamma) étaient restées à Montepulciano, où la fille de Cecca, Justina, était novice dans le monastère de Sainte-Agnès. D’autres disciples, Alessia Saracini et Bruna — généralement ignorée — étaient partis pour le château de Monte Giovi en compagnie des deux comtesses Salimbeni, Bandeca et Isa. Mais le quartier (390) général était à Rocca di Tentennano ou Rocca d’Orcia : c’est là que se trouvait Catherine avec. Raymond de Capoue, Tommaso della Fonte, Lisa Colombini, Neri di Landoccio, Francesco Malavolti et plusieurs autres, disciples, c'est là qu’ils s’adonnèrent. en commun à l'occupation favorite de Catherine: « à manger des démons », c’est-à-dire à convertir des pécheurs. Ils le firent avec si grand’ succès que Raymond se plaignait de ne pouvoir suffire à entendre toutes les confessions que lui attirait Catherine. Et pourtant il n’était point seul à la tâche; outre Tommaso della Fonte et Bartolommeo dit Dominici, trois ou quatre autres prêtres lui venaient en aide.

Catherine, dans la lettre citée,, déclare : «. Nous sommes ici à la Rocca, au milieu de chenapans. »

La population du Val d’Orcia était en effet, des plus sauvages et des plus rudes; le bienheureux Colombini qui, dix ans avant Catherine, avait parcouru la contrée,, se plaint amèrement des cœurs endurcis de ses habitants. Et Caffarini, venu d’Orvieto prêter main-forte à ses frères en Saint-Dominique, raconte qu’il confessa à la Rocca di Tentennano des pécheurs invétérés et obstinés qui depuis quarante: ans ne fréquentaient plus les sacrements (7).

Cette lutte contre la puissance des- ténèbres revêtait parfois des formes tout à fait surnaturelles. Francesco Malavolti raconte que, non seulement Catherine convertit des pécheurs durant son séjour chez, les Salimbeni, mais quelle délivra des possédés. Quand elle était assise, au milieu du cercle de ses amis, « sur la terrasse qui s’appelait lo sprone », il se trouvait parfois (391) qu’on lui amenât quelque pauvre possédé, pieds et mains liés, si écumant de rage que plusieurs robustes hommes réussissaient à grand’peine à le retenir. Son traitement était toujours le même. « Qu’a donc fait ce malheureux pour que vous le teniez ainsi enchaîné! » s’écriait-elle, « au nom de Jésus crucifié, je vous ordonne de le délier! » Sur l’ordre de Catherine on s’enhardissait à relâcher le fou furieux, celui-ci devenait aussitôt doux comme un agneau, et Catherine (qui selon sa coutume était assise par terre et non pas sur un banc ou sur un siège d’honneur) attirant sur son sein la tête de l’infortuné se mettait à pleurer sur lui comme une mère sur son enfant. Alors la maladie s’enfuyait; et les poux eux-mêmes qui tourmentaient le possédé malpropre, se répandaient sur les dalles, si bien que les disciples présents s’écriaient avec épouvante : « O Mamma, ne vois-tu donc pas que cet homme nous couvre de vermine? » Mais elle répondait avec son doux sourire : « Ne vous inquiétez point, ils ne resteront pas longtemps sur vous. » Et ainsi en était-il [8].

Catherine considérait comme une revanche de l’enfer certaines infirmités dont elle était affligée et certains malheurs qui la frappaient. « Il est curieux de dire, surtout de notre temps », écrit Raymond (à cette époque-là déjà « notre temps » était donc particulièrement « éclairé » !) « que plusieurs fois des mains invisibles firent soudainement tomber Catherine à la renverse. Il advint ainsi qu’un jour elle tomba dans le feu; Lisa, Alessia et Francesca accoururent pour la relever, mais elle n’avait aucun mal. » Une autre fois, — c’était pendant un voyage, et ils approchaient de (392) Sienne — l’âne que montait Catherine trébucha et s’abattit dans la boue avec la jeune fille. Celle-ci tomba si malencontreusement que l’un des sabots de l’animal l’atteignit au côté, à l’endroit précis où elle ressentait toujours une si vive douleur. Mais elle dit en riant : « C’est Malatasca qui fait des siennes! », et par Malatasca (expression que l’on rencontre dans les lettres de Giovanni Colombini et qui était probablement usitée chez les moniales de Santa Bonda) la sainte voulait dire le diable, celui qui est comme un sac sans fond pour les âmes damnées [9].

Catherine resta quatre mois dans la vallée d’Orcia. Elle passa une partie de cette période à Sant’Antimo, non loin de la Rocca, près de la grande abbaye fondée par Charlemagne et dont l’abbé, Giovanni di Gano, avait peu de temps auparavant consacré le monastère de Belcaro. Plus heureuse que son prédécesseur Colombini, elle sut déployer une grande activité de missionnaire. C’est à propos de ce séjour dans la verte vallée de Castelnuovo dell’Abate, à l’ombre de la merveilleuse église romane, que Raymond écrivit : « J’ai vu des milliers et des milliers de personnes, comme appelées par une invisible trompette, descendre des montagnes et accourir des petites cités pour voir et entendre Catherine. A sa seule vue ils furent pris de componction et se mirent à pleurer leurs péchés et leurs méfaits et s’en allèrent au plus vite trouver les confesseurs dont moi-même je faisais partie. » Suivant son habitude, Raymond n’indique que vaguement le lieu où s’est produit ce miracle d’évangélisation; c’est Francesco Malevolti qui nous le rapporte. Il ajoute que (393) pendant plusieurs, jours et nuits sept confesseurs ne purent suffira à entendre les confessions et que, « comme les apôtres », ils ne trouvaient pas même le temps nécessaire pour prendre, quelque, nourriture.

Au nombre des convertis de Sant’Antimo figuraient plusieurs personnages importants des villes voisines ; l’un d’eux,, le notaire et poète Ser Anastagio de Montalcino, a noté dans-une poésie, publiée: du vivant de Catherine, l’impression que lui fit la Sainte : «Jamais il ne fut donné devoir ici-bas si grande merveille! Cette Bienheureuse fait, obstacle à tous les vices, les met tous- en fuite, car son saint tabernacle contient toutes-les vertus; de la tête jusqu’aux pieds elle est pleine du Christ, elle est la vraie, servante, du Seigneur qui, jour et nuit, chante ses louanges! Son regard toujours fixé vers le ciel est sans cesse plein de larmes de piété.... Elle est si courtoise, que volontiers elle donnerait son sang pour sauver tous ceux qui,, avec un sincère repentir, disent miserere... elle est comme un mur fort pour tout pécheur qui se réfugie près d’elle... O chère, ô douce, ô vénérable Mamma, c’est ainsi que je te vois au pied de l’autel!

Le poète montalcinois raconte comment, lui aussi, a vu l’hostie consacrée s’envoler des mains du prêtre pour entrer « dans ce saint vase- qu’est le corps de Catherine ». Il a connaissance de son jeûne perpétuel : <c Elle pense tellement au salut des hommes que jamais elle ne touche à aucune nourriture terrestre. » Et cependant elle est « toujours joyeuse et souriante » et ne pense pas aux souffrances « qui la dévorent ». Toujours elle rend des actions de grâces à son « Agneau sacrifié » et (394) quand « sa bouche gracieuse énonce le doux nom de Marie, c’est comme si l’on voyait la Sainte Vierge elle- même ».

« O Pucelle gentille, âme rapide », s’écrie-t-il, « ô fidèle esclave de tous les serviteurs de Dieu, tu émeus de telle sorte ceux qui t’approchent, que chacun se met à aimer de préférence ce qu’auparavant il détestait le plus. » Et avec des expressions toutes catheriniennes le poète termine ainsi les louanges de cette nouvelle Béatrice : « Sus, sus, chrétiens, préparez-vous au tournoi, remportez la victoire ! Tout ce que peut donner le monde n’est que de la boue qui nous souille. Tournons les yeux vers le Fils de Dieu pour être élus à faire partie de cette société où suavement se chante l’Hosannah, au son des instruments des anges, et où nous serons tous nourris de la douce manne dont vit ici-bas déjà cette Catherine! O rose vermeille, rose sans épines! [10] »

Aimée, glorifiée, adorée ainsi par les siens, la Sainte avait d’autre part des détracteurs et des accusateurs. L’archiprêtre de cette même ville de Montalcino où Ser Anastagio venait de composer son capitolo in rima pour honorer Catherine, portait à Sienne une délation contre elle. Déjà les soupçons du gouvernement de la République s’étaient éveillés. Les Salimbeni étaient de tout temps plus ou moins suspects; qui sait quels complots se tramaient là-bas, à l’ombre de la Rocca di Tentennario, entre les nobles exilés et le puissant abbé de Sant’Antimo, l’influent dominicain Raymond delle Vigne? A Montepulciano Catherine avait reçu une première admonition. On désirait surtout sa présence (395) à Sienne, en qualité de pacificatrice; elle s’y était refusée, en alléguant : « Je ne suis pas digne que vous désiriez ma venue ni que vous vouliez me confier cette œuvre de pacification à laquelle je suis tout à fait indigne de coopérer. » D’ailleurs, elle est retenue par des affaires importantes du même genre. « J’ai quelque chose à faire pour le monastère de Sainte-Agnès et il est nécessaire que j’intervienne auprès des neveux de Messer Spinello pour qu’ils se réconcilient avec les fils de Lorenzo; comme vous savez, il y a longtemps que vous avez commencé à traiter cette paix et jamais elle ne s’est conclue. Je ne voudrais pas qu’elle fût compromise par mon départ précipité [11]. »

Pendant le séjour de Catherine à Sant’ Antimo, on revint à la charge. Un ami, l’orfèvre Salvi di Pietro, lui fit entendre des avertissements. Elle lui répondit : « Où il n’y a pas crime, il n’y a ni honte ni crainte de punition. Je me confie in Domino nostro Jesu Christo et non dans les hommes. Voici comment j’agirai : si l’on me calomnie et me persécute, je répondrai par des larmes et de continuelles prières, autant que Dieu m’en fera la grâce. Que le démon le veuille ou non, j’emploierai ma vie pour l’honneur de Dieu et pour le salut des âmes dans le monde entier et spécialement dans la ville. Quelle honte pour les citoyens de Sienne de croire ou d’imaginer que nous sommes ici, dans les possessions des Salimbeni, pour établir des traités secrets. Nous ne le ferions ni ici ni dans aucun autre lieu du monde. » « Frère Raymond, ce pauvre calomnié, te demande de prier Dieu pour qu’il soit bon et patient [12]. »

(396)

 

Mais « aux Seigneurs Défenseurs et au Capitaine du Peuple de la cité de Sienne », elle écrit en ces termes :

« On m’a dit que vous nourrissiez des soupçons à mon sujet et que vous me réclamiez ainsi que ma famille. Je ne sais si c’est vrai. Mais si vous vous aimiez autant que moi je vous aime, vous ne vous laisseriez point aller à de telles pensées et vous fermeriez les oreilles pour ne pas entendre. Moi et les autres nous avons cherché et nous cherchons toujours le salut de vos âmes et de vos corps, sans compter avec aucune fatigue... et ce n’est certes pas à cause de l'ingratitude et de l’ignorance de mes compatriotes que cette œuvre sera négligée : nous la poursuivrons jusqu’à la mort. Mettons-nous à l’école de ce doux saint Paul qui dit : « Le monde nous maudit, et nous le bénissons; le monde nous persécute et nous chasse, et nous le supportons avec patience. » Nous ferons de même, nous suivrons sa règle. La vérité nous délivrera. Je vous aime plus que vous ne vous aimez et je désirerais autant que vous voir régner la paix parmi vous. Vous ne devez donc pas imaginer que quelque chose soit comploté contre la paix par moi ou par l’un des membres de ma famille [spirituelle]. Notre devoir est de semer la parole de Dieu et d’en recueillir les fruits dans les âmes...

« Je vois que le démon souffre des pertes qu’il a subies pendant ce voyage et que, Dieu aidant, il subira encore. Je ne suis pas venue ici pour autre chose que pour manger des âmes et les soustraire aux mains du démon. Et si je possédais mille vies, je les sacrifierais toutes à ce but. C’est pourquoi je partirai ou je resterai, selon que l’Esprit-Saint m’y poussera. Pietro vous (397) dira de vive voix la raison principale pour laquelle je suis venue ici et j’y reste [13]. »

Quelle était donc cette « principale raison » qui portait Catherine à rester encore dans le Val d’Orcia et que son ambassadeur, Pietro di Giovanni Ventura, retournant à Sienne, devait confier aux Seigneurs Défenseurs de la ville? Nous la pouvons soupçonner si nous réfléchissons que, depuis le mois de septembre, séjournait près de San Quirico le grand condottiere John Hawkwood. Avec sa compagnie de Redoutables mercenaires anglais, il venait camper sur les hauteurs qui s’élèvent entre San Quirico et Corsignano (l’actuelle Pienza). Est-il possible que la grande Pacificatrice ne se soit pas adressée de nouveau à son «doux frère dans le Christ », pour arriver par lui à établir la paix universelle, la paix entre son dolce babbo, son « Christ de la terre », et ses adversaires? Un passage obscur de la légende de Raymond devient clair à la lumière de cette hypothèse. Le dominicain raconte comment il dut quitter la Rocca di Tentennano sur l’ordre de Catherine, pour aller présenter au Pape « plusieurs bons traités qui eussent été utiles à l’Église si on les avait conclus ».

On a ignoré jusqu’ici quels étaient ces traités. Mais on croit le deviner quand on voit Hawkwood, dans une lettre écrite à San Quirico le 3 février; 1378, réclamer à Florence et à Sienne des sauf-conduits pour les ambassadeurs pontificaux qui devaient venir s’entretenir avec lui, Hawkwood, à San Quirico, puis continuer, sur Milan. On voit ici le farouche guerrier, sans doute sous l’influence de .Catherine, s’efforcer (398) d’amener des pourparlers entre le pape et son principal ennemi, Messer Bernabò, et si ces efforts n'aboutirent point, il faut l’attribuer à la malveillance des deux gouvernements auxquels s’adressa l’Anglais [14].

Le brusque départ de .Raymond et la .séparation qui s’ensuivit — de dominicain avait été contraint par le pape à rester à Rome comme prieur du couvent de la Minerva — fut une rude épreuve pour Catherine. Durant les trois années qu’ils avaient passées ensemble, le savant dominicain était devenu son ami le plus intime et son appui le plus sûr. Il y avait surtout un point extrêmement important sur lequel il la comprenait si bien et prévenait ses désirs : c’était le besoin qu’elle éprouvait de recevoir quotidiennement le sacrement de l’autel. « Parfois elle désirait si ardemment communier, » écrit Raymond, « que si elle venait à être privée de la sainte Eucharistie-ce «jour-là, elle en souffrait plus dans son corps que d’une fièvre persistante... Aussi avait-elle pris l’habitude de me «dire lorsque son âme était consumée du désir de l’union eucharistique : « Père, j’ai faim, pour l’amour de Dieu, donnez à mon âme sa nourriture ! »... Je me souviens en particulier, qu’une fois après notre retour d’Avignon, nous allâmes ensemble rendre visite hors de la ville à quelques serviteurs de Dieu pour nous édifier mutuellement dans le Seigneur. Nous revînmes au matin de la fête de Saint Marc et l’heure de Tierce était presque passée, quand mous atteignîmes la demeure de Catherine. Mais elle se tourna vers moi et dit : « O Père, si vous saviez comme j’ai faim! » La comprenant bien, je lui répondis : « Il est déjà tard (399) pour offrir le saint Sacrifice et je suis si las que je pourrais difficilement me disposer à le faire. » Tout d’abord elle resta un moment silencieuse, mais bientôt elle me répéta qu’elle avait grand’faim. Alors je lui accordai ce qu’elle demandait et me rendis à la chapelle qu’avec l’autorisation du Souverain Pontife elle avait aménagé dans sa maison. M’étant revêtu des ornements sacrés, je célébrai en sa présence la messe de Saint Marc. J’avais consacré une petite hostie pour sa communion et quand j’eus moi-même consomme' les saintes Espèces, je me retournai pour réciter selon l’usage la formule de l’absolution générale. Je vis alors le visage de la vierge rayonnant et resplendissant comme celui d’un ange. Elle était en quelque sorte transfigurée, et je me disais en moi-même : « Ceci n’est plus la figure de Catherine. » Et j’entendis dans mon âme une voix qui répondait : « Celle-ci est en réalité, Seigneur, votre Epouse fidèle et dévouée! » J’étais tout saisi de cette pensée quand je me retournai vers l’autel, et j’ajoutai intérieurement : « Venez, Seigneur, à votre Épouse! » J’ignore d’où m’est venue cette inspiration, mais à peine mon esprit eut-il formulé cette invocation que la sainte Hostie se mit d’elle-même en mouvement, avant que je l’eusse touchée ; je la vis clairement venir à moi en franchissant un espace d’au moins trois doigts et arriver ainsi jusqu’à la patène que j’avais en main... Mais si l’hostie s’est placée d’elle- même sur la sainte patène ou si c’est moi qui l’y ai posée, cela je l’ignore... [15] »

D’autres personnes observèrent de semblables phénomènes. Si l’on en croit Tommaso della Fonte, (400) l'hostie s’élançait presque toujours d’elle-même dans la bouche de Catherine : Fra Gregorio da Rimini et tous ceux qui étaient présents le constatèrent un jour où il donna la sainte communion à la Siennoise. Bartolommeo di Dominici sentit de même l’hostie qu’il tenait entre ses doigts frémir d’impatience, et Francesco Malavolti la vit une fois passer comme une flèche entre les lèvres de sa Mamma. Lorsque celle-ci avait reçu le sacrement de l’autel, son âme ne percevait plus rien de ce qui est terrestre. Parfois, le corps suivant l’ascension de l’âme planait en l’air « le temps de réciter un Miserere » et se trouvait alors assez élevé au-dessus du sol pour que l’on pût « glisser les mains dans l’intervalle ». Il ne s’agit point ici d’une pieuse erreur, car la Siennoise décrit elle-même, dans le « Dialogue », cet état de planement extatique : « Souvent, » dit-elle, « en raison de la plénitude de son union avec Dieu, le corps est soulevé de terre comme s’il s’était allégé. Cependant il n’a rien perdu de sa pesanteur, mais comme l’union que l’âme a contractée avec le Seigneur est plus parfaite .que l’union qui existe entre l’âme et le corps, la force de l’esprit fixé en Dieu soulève de terre le poids du corps [16]. »

La plus extraordinaire de toutes ces relations est peut- être bien celle que nous fait Raymond de Capoue au sujet d’un prodige dont il fut témoin. Il célébrait un jour la messe dans la Cappella delle Volte et, selon le rite, il avait rompu le pain consacré; mais, avant le moment de la communion, l’une des parcelles de l’hostie disparut sans qu’il lui fût possible de la retrouver. Raymond, extrêmement troublé, entreprit de minutieuses (401)  recherches, dans lesquelles il fut interrompu par une visite, après quoi il revint de nouveau à l’autel pour continuer sa perquisition, mais toujours sans succès. Enfin, il découvrit, d’après un demi-aveu de Catherine, que c’était elle qui, sans quitter sa place, à l’autre extrémité de la chapelle, avait reçu d’une façon miraculeuse la parcelle d’hostie dont la disparition l’inquiétait si fort. Ce fait est rapporté tout au long par Raymond et il est attesté par Catherine elle- même dans le « Dialogue » où, selon son habitude, parlant d’elle-même à la troisième personne, elle raconte ce qui suit :

« Cette âme avait un grand désir d’assister au saint Sacrifice et d’y communier, mais ses infirmités l’empêchèrent de se rendre à l’église à l’heure voulue. Elle y vint cependant mais en retard et, quand elle arriva le prêtre prononçait les paroles de la consécration. La messe se célébrait à un autel placé au chevet de l’église, mais elle s’agenouilla à l’autre extrémité... Dans sa vive affliction, elle se disait à elle-même : « O âme misérable, ne vois-tu donc pas quelles grâces tu as reçues : tu es dans le temple saint du Seigneur et tu vois son serviteur officier à l’autel, toi qui par tes péchés mériterais d’être précipitée dans l’enfer? » Toutefois ces considérations n’apaisaient point son désir, bien au contraire; plus elle s’abaissait dans les profondeurs de l’humilité, plus elle se sentait élevée au-dessus d’elle-même, car Dieu dans sa bonté lui faisait comprendre que l’Esprit-Saint viendrait à son aide et contenterait sa faim... Et c’est en effet ce qui se produisit. Avant la communion, au (402) moment où le prêtre divise l’hostie, il s’en détacha une fraction et, par une disposition de la sagesse de Dieu, cette petite parcelle (moccolino) quitta l’autel pour aller à l’autre extrémité du sanctuaire, où se tenait cette âme. Celle-ci sentit à cet instant qu’elle était communiée mais, croyant qu’elle l’avait été d’une manière invisible, elle pensa qu’une fois de plus, comme il lui était déjà bien souvent arrivé, ce prodige s’était opéré spirituellement. Ce n’était pas l’avis du prêtre; ne retrouvant plus cette parcelle de l’hostie, il en éprouvait une douleur qui eût été intolérable si l’Esprit-Saint dans sa clémence ne lui eût suggéré l’idée de la personne qui l’avait reçue. Un doute cependant subsista dans son esprit jusqu’à ce qu’il l’eût interrogée à ce sujet. »

Nous possédons là deux témoignages de premier chef, indépendants l’un de l’autre, touchant un fait qui peut être motif à réflexion. Pour saisir toute la portée de ce qui vient d’être raconté, il faut se rappeler qu’au moment qui précède la communion du prêtre, l’hostie est divisée en trois parties qui toutes trois doivent être consommées par le prêtre ; or, ce fut néanmoins l’une de ces parcelles qui, d’après les deux dépositions de Raymond et de Catherine, quitta l’autel et, franchissant l’espace, chercha ses lèvres comme l’abeille cherche la fleur [17].

Après le départ de Raymond, Catherine resta encore jusqu’à l’époque de l’Avent dans le Val d’Orcia. Des traditions locales nous la montrent visitant les bourgs et les couvents du Mont Amiata : Montenero, Monte Giovi, Potentino, Seggiano, l’ermitage bénédictin de San Biagio, le couvent franciscain de Colombaio, (403) celui des Camaldules à Vivo. A son retour près de Salimbeni, elle semble avoir quitté, pour quoique temps au moins, le château et s’être installée en bas, dans le village, où l’on montre encore sa maison, et dont la petite église, dédiée à Saint Simeon, l’a vue en oraison et en extase.

C’est qu’elle avait grand besoin du soutien de la prière et des consolations divines. La séparation d’avec Raymond lui avait été particulièrement dure; n’était-il pas son disciple de prédilection, il mio Giovanni singolare, comme elle se plaisait à le nommer, l’ami intime et le conseiller intelligent qui, par son autorité incontestée, l’avait le plus efficacement aidée à se faire connaître? Il était pénible de se séparer d’un tel ami, et l’on sent dans les lettres de la Sainte, datées de cette époque, combien il lui en a coûté de se soumettre à la volonté de Dieu, « l’amère volonté de Dieu », comme l’a dit Claudel.

Mais, héroïque comme elle l’est, la vaillante jeune fille choisit de vivre dans ce tourment, de même que les âmes du Purgatoire appellent et choisissent la flamme purificatrice. Avec Raymond s’était enfuie la dernière et peut-être la plus vive de ses consolations terrestres. Il ne lui restait désormais jusqu’à la mort que la souffrance pure, la couronne d’épines, le chemin du calvaire. Catherine passa le triste mois de novembre chez les Salimbeni. Dans les lignes qu’elle adressa de la Rocca à sa fidèle amie Alessia Saracini, retentit comme une énergique et sombre protestation contre tout printemps et tout désir de bonheur humain.

« Je désire te voir suivre la doctrine de l’Agneau (404) sans tache d’un cœur libre, te voir dépouillée de la créature et uniquement revêtue du Créateur..., » écrit la jeune vierge, âgée maintenant de trente ans. « Visite chaque jour le jardin de ton âme à la lumière de la foi afin d’en arracher les épines qui étoufferaient la bonne semence et d’en remuer la terre, c’est-à-dire pour dépouiller chaque jour ton cœur. »

Catherine ne prêche ici que ce qu’elle-même met en pratique. Se reportant par la pensée vers le cruel départ de Raymond (elles ont fui, fui pour toujours, les soirées où formant un cercle amical sur lo sprone ils contemplaient le vaste paysage qui s’étend jusqu’à Sienne dans le lointain bleu!) elle ajoute : « Il semble que mon Époux qui est la Vérité éternelle ait voulu me soumettre à une royale et très douce épreuve... et il me fortifie de telle sorte dans cette épreuve que la langue est incapable de l’exprimer. » Puis elle entonne les louanges de la souffrance. Car, au fond, que lui reste-t-il sinon de souffrir — souffrir dans ses souvenirs, souffrir dans ses aspirations, souffrir en se remémorant avec désespoir le passé qui jamais plus ne reviendra :

« Les peines seront ma nourriture et les larmes mon breuvage... Je veux que les peines m’engraissent; les peines me guériront, les peines me donneront la lumière, les peines couvriront ma nudité, les peines me dépouilleront de tout amour-propre spirituel et temporel... Réjouis-toi, réjouis-toi sur la croix avec moi! Nos âmes doivent se reposer sur la croix comme sur un lit !  [18] »

Les croix ne manquaient pas à Catherine. Sur le roc isolé de Tentennano elle se sentit « comme sur une île (405) que les vents battent de tous les côtés » (celui qui, par un jour de novembre, a fait l’ascension du rocher sauvage sait quelle peut être là-haut la violence de la tempête). Après le départ de Raymond, voici Monna Rabe Tolomei qui réclame son fils, le dominicain Fra Matteo, et Catherine ne peut le retenir [19].

Pis encore, des défections morales se produisent parmi les disciples. Pour les comprendre il faut songer à la situation extraordinaire de Catherine, placée au centre d’un groupe de jeunes hommes de son âge ou même plus jeunes encore.

Étant elle-même très virile, Catherine recherchait volontiers la société des hommes. Souvent ceux qu’elle attirait ainsi dans, son cercle étaient de nature douce et presque féminine : le mélancolique poète Neri di Landoccio, le joyeux et bavard Stefano Maconi, l’inconstant et mobile Francesco Malavolti, le doux Pietro di Giovanni Ventura, qui ressentait à tel point le besoin d’être consolé....

Chez aucun de ces jeunes gens leurs sentiments à l’égard de Catherine ne dépassèrent les bornes d’une affection admirative et enthousiaste. Cependant un ouvrage anonyme, les Miracoli di Santa Catarina, nous parle d’un moine qui, ayant été admis au nombre des disciples de Catherine, a se laissa au bout de quelque temps illusionner par le démon de sorte que le saint zèle et l’admiration qu’excitait en lui la pieuse vie de la dominicaine se changèrent en un coupable amour, et qu’il fut totalement consumé par cette flamme impure. Comme elle continuait à mener une sainte vie et ne lui témoignait jamais que de saints et pieux (406) sentiments, tandis que lui s’enflammait chaque jour davantage, il en vint finalement à préméditer de l’assassiner à l’église. Mais comme il s’avançait vers elle, Dieu permit qu’un homme présent dans le sanctuaire fût averti de ce dessein et prévînt le crime. Peu après ce moine quitta l’habit religieux et sortit de son ordre pour réintégrer son foyer, un château assez éloigné de Sienne, où il vécut dans un profond désespoir. Et elle, qui savait ce qu’il en était, supplia Dieu d’avoir pitié de son âme, mais il persista dans son désespoir et finit par se pendre [20]. »

Les biographes de la Sainte ont bâti jusqu’ici nombre de conjectures au sujet de ce disciple; nous savons maintenant son nom, c’était Fra Pietro di Maestro Lan- do. Sa mort survint avant 1374. Malheureusement il ne fut pas le seul. Raymond de Capoue raconte une histoire analogue sur « un misérable que j’ai bien connu » et qui ne peut être confondu avec le premier, puisque ce ne fut qu’en 1374 que Raymond entra dans le groupe de Catherine. « Tel un autre Judas, il se pendit dans la forêt », on le retrouva étranglé, assis au pied de l’arbre auquel il avait attaché la corde, et son cadavre fut enseveli dans le fumier « ainsi qu’il convenait [2I]. »

Le dominicain n’a pas su ou n’a pas voulu savoir si, encore une fois, un amour malheureux était le mobile de cette haine, de ce désespoir et de ce suicide. Mais parmi les lettres des disciples de Catherine, éditées par Grottanelli, s’en trouvent deux anonymes qui ont été attribuées à cet infortuné. Elles datent de l’automne de 1377 et sont adressées à Neri Pagliaresi, en (408) réponse à deux épîtres de lui. La première dit : « Cela me surprend fort que tu te souviennes de moi, pauvre misérable, puisque Dieu m’a transformé en un vase d’opprobre. Je ne sens plus l’exquis parfum dont je me nourrissais autrefois, je suis hors de la bonne voie. Mais sache que si c’était encore le bon temps, les jours d’antan, je ne pourrais pas résister et t’écrirais plus souvent. Hélas! j’ai honte à présent de t’écrire ou d’écrire à n’importe quel autre serviteur ou ami de Dieu, car j’ai conscience de ma misère. Que le Seigneur te garde dans sa sainte grâce, toi et ta Mamma ! F. S. »

Cette courte missive est empreinte d’un désespoir étrangement calme. Celui qui l’a tracée se sent maintenant à jamais écarté de la bonne voie où naguère il cheminait. Il sait qu’il est un vase d’opprobre et jette un coup d’œil désespéré sur l’époque où il croyait, lui aussi, être appelé au salut. Il ne se montre nullement rebelle; sachant qu’il est irrévocablement condamné, il souhaite aux autres la grâce qui n’existe plus pour lui : « à toi, Neri, et à ta Mamma' » (hélas! plus la mienne, jamais plus la mienne. Car le chemin qu’elle suit mène au paradis, le mien à l’abîme!)

Dans la lettre suivante, la tristesse de ce ton s’accentue encore : « Depuis longtemps déjà, je sais à quoi m’en tenir sur ma condamnation, » dit-il, « je suis effacé et rayé du livre de vie... Ne m’appelle donc plus ton frère... ne me compte plus au nombre de tes chers amis et frères. Ne t’étonne point de ce que je ne t’ai pas écrit et ne t’écrive pas... Il y a si longtemps maintenant que je me suis éloigné de la bonne voie, qu’il me paraît tout à fait impossible de jamais reprendre goût à ce (408) qui faisait autrefois mon bonheur et de trouver la paix nulle part... Je suis chassé de la table, parce que je me suis revêtu des ténèbres. Je ne ressens plus la soif ni le désir du bien. Cette lettre n’a ni commencement ni fin, car en moi-même il n’y a plus ni commencement ni fin. Je ne signe pas mon nom, car j’ignore quel nom je porte. Que Dieu t’accorde sa grâce, la persévérance et une heureuse mort. » Et il met, plus bas, l’adresse : « A Neri di Landoccio, à la Rocca di Tentennano, » là où elle est, là où d’autres peuvent encore se réjouir dans le rayonnement de sa présence, là où lui ne retournera jamais plus [22]...

L’auteur de ces lettres est banni du royaume lumineux de la paix ; par sa propre faute, il est devenu l’esclave de la sombre passion inquiète, il s’est livré, dirait Ernest Hello, à la passion du malheur. Il est malheureux, mais il ne veut pas que son malheur prenne fin. Les mets simples et sains de la table des vertus lui paraissent fades et sans goût. Il veut sa désespérance, il veut sa perte, il veut entretenir en lui ce trouble perpétuel et dévorant qui, parcourant son être comme un fleuve sombre, met obstacle à son travail, lui dérobe tout repos, ravage son existence et qui, hélas! lui est plus cher que la santé.

Il semble que Gardner ait raison quand il lit ainsi la signature de ces deux lettres F(ra) Simone] : Frère Simon de Cortone, le disciple inquiet qui, à l’exemple de Neri di Landoccio, redoutait toujours de n’être pas du nombre des prédestinés à la gloire. D’autres parmi les caterinati furent en proie à la même terreur; nous possédons un fragment de lettre, dans lequel Fra (409) Lazzarino, le franciscain converti, avoue ses craintes à sa mère spirituelle : « Il me semble que je suis séparé de tout ce qui est saint, que je suis réprouvé par Dieu, comme étant incorrigible. »

Catherine savait venir en aide à ces âmes torturées et les sauver des eaux noires du sentiment qu’Angèle de Foligno appelle « la fausse humilité ». Dans une belle lettre à son « très cher frère sans nom » elle lui fait comprendre que « c’est le démon qui nous porte à croire que nous sommes réprouvés de Dieu » et que, si seulement il court « se baigner et s’anéantir dans le sang du Christ, il aura un nom (23) ».

Frère Simon (Mone comme l’appelle sa Mamma dans une lettre) revint à la lumière et Catherine put écrire à Raymond : « Réjouissez-vous avec moi que les fils perdus soient revenus au bercail et aient échappé aux ténèbres (24). »

Mais quel fut donc alors le malheureux auquel songeait Catherine en disant plus tard dans une de ses lettres à Neri di Landoccio : « Ne crains pas que Dieu permette qu’il en soit de toi comme de cet autre! » Nous ne le savons pas. Nous savons seulement qu’ainsi que Neri lui-même, il dut lutter contre la loi de son corps, la puzza delle lege perversa, comme dit vigoureusement Catherine, et qu’il était encore loin d’atteindre « l’océan de paix où tu ne craindras plus d’être séparé de Dieu (25) ».

 

VII - Catherine apprend à écrire. — La prière O Spirto Santo. — Préparation du « Dialogue ». — Florence réclame de nouveau l’intervention de la Sainte. — Catherine se rend à Florence (décembre 1377). — Barduccio Canigiani. — Mort de Grégoire XI (le 27 mars 1378). — Élection d'Urbain VI (8 avril). — Guerre civile à Florence — La populace veut tuer Catherine. — Lettre de la Sainte à Urbain VI. — Paix entre le Pape et Florence (18 juillet 1378). — Catherine quitte Florence (le 2 août)... 411

 

« Afin que je pusse épancher mon cœur et l’empêcher par là même d’éclater, la Providence m’a donné la faculté d’écrire. L’heure n’étant pas encore venue pour moi de quitter les ténèbres de ce monde, cette faculté a surgi en moi comme lorsqu’un professeur montre à l’élève ce qu’il doit faire. Aussitôt après votre départ, je pris des leçons, comme en dormant, avec le glorieux évangéliste saint Jean et saint Thomas d’Aquin [1]. »

C’est par ces mystérieuses paroles que Catherine termine une longue lettre à Raymond de Capoue. Elle ajoute : « Cette lettre et une autre que je vous ai déjà envoyée ont été écrites de ma propre main dans l’Isola della Rocca » (c’est-à-dire au château des Salimbeni). S’il faut en croire la Sainte, ce serait donc par une sorte d’initiation intérieure, avec les deux grands saints pour maîtres, qu’elle apprit à écrire. Ils lui fournissaient des modèles, elle n’avait qu’à copier ce qu’elle voyait. Et ceci s’est passé au cours d’une extase.

Caffarini nous donne des renseignements plus complets sur la manière dont Catherine acquit subitement la faculté d’écrire. Trouvant un jour dans une pièce du château un petit pot du vermillon que l’on employait pour dessiner des initiales, ainsi qu’une plume et (412) du parchemin, elle s’assit pour s’essayer elle aussi à cet art merveilleux qu’elle avait vu si souvent professer par ses disciples. Et, « comme nous le devons croire, mue par une inspiration divine », elle traça « d’une écriture lisible et nette », les vers suivants, peut-être composés par elle, peut-être simple réminiscence :

O Spirto Santo, vieni nelmio cuore;
per tua potenfia trailo a te, Dio vero,
concedimi carità con timore;
custodimi da ogni mal pensiero,
riscaldami e rinfi anima del tu’ amore,
si che ogni peso mi paia leggiero.
Santo mio Padre e dolce mio Signore,
ora aiutami in ogni mio mistiero.
Cristo amore! Cristo amore!

En français :

O Esprit-Saint viens en mon cœur,
Dieu vrai, attire-moi à toi par ta puissance,
Accorde-moi l’amour en même temps que la crainte.
Préserve-moi de toutes pensées mauvaises,
Réchauffe-moi et embrase-moi de ton amour,
Afin que tout fardeau me paraisse léger.

Mon Très Saint Père et mon doux Seigneur,
Viens-moi en aide dans toutes mes œuvres.
Christ amour ! Christ amour!

« Et il ne faudrait pas imaginer, ajoute Caffarini, que cette feuille fût la seule écrite de sa propre main... Car l’estimable Dom Stefano Maconi qui, entre plusieurs autres, lui servait de secrétaire, m’a confié qu’elle écrivit elle-même au susdit Dom Stefano une lettre dans laquelle elle lui affirme que c’est la première missive écrite de sa main. Il l’a également vue tracer, (413) outre de nombreux messages urgents, plusieurs pages du livre qu’elle composa en italien (2). »

Nous ignorons quelle est l’épître qu’adressa ainsi Catherine à Stefano Maconi, son existence a même été mise en doute. En revanche, nous connaissons fort bien le livre, dont parle le dominicain : c’est « le Dialogue » ; et il ne semble pas impossible que Catherine commençât la composition de cet ouvrage dès son séjour à la Rocca de Tentannano. Ceci n’aurait rien de surprenant ; une lettre de Catherine à Monna Rabe Tolomei, écrite vers cette époque, contient déjà la doctrine des trois degrés mystiques, développée plus longuement dans « le Livre », et la lettre à Raymond de Capoue, que nous avons citée, n’est autre chose qu’une esquisse de ce même ouvrage. Plus tard, la comtesse Bianchina s’intéressa beaucoup à ce travail littéraire de Catherine, peut- être parce qu’elle l’avait vu naître? (3)

Comme le dit la Sainte elle-même, elle faisait passer le temps et trompait son attente en écrivant. Car, anxieusement, elle se demandait si son espoir d’une paix générale se réaliserait. Ses lettres s’en allaient demander des nouvelles à l’ami lointain qui avait accès près du pape :

« S’il arrive, mon très cher Père, que vous vous trouviez en présence de Sa Sainteté, notre très saint et très doux père, le vicaire du Christ, recommandez-moi humblement à lui et dites-lui que je me repens de la nonchalance et de la négligence dont je me suis rendue coupable envers Dieu mon Créateur qui me pressait de le faire connaître de tout mon pouvoir et d’assister son vicaire par mes paroles et par ma présence... De (414) toutes manières j’ai commis des fautes sans nombre et je crois que l’on peut attribuer à mes iniquités les violentes persécutions dont la sainte Église et lui ont à souffrir. Si donc il se plaint de moi, il a mille fois raison et s’il me punit de mes fautes, c’est pour de justes motifs. Mais dites-lui que je ferai tous mes efforts pour me corriger et lui mieux obéir [4]. »

Il semble, d’après cette lettre envoyée par Catherine à Raymond en novembre 1377, qu’une brouille était survenue entre elle et Grégoire XI. Elle ne pouvait plus s’adresser directement à celui qu’autrefois elle appelait : Babbo mio dolce. Peut-être le Saint-Père regrettait-il sa venue à Rome! Il ne vivait pas précisément d’heureux jours au bord du Tibre et l’on raconte que, sur son lit de mort, il se repentit amèrement d’être parti sur les visions de Brigitte et de Catherine et d’avoir ainsi perdu par sa propre faute son joyeux et paisible Avignon. De plus, il est possible que Grégoire considérât comme une trahison que Catherine l’eût en quelque sorte abandonné à lui-même et, au lieu de rester près de lui et de l’assister, passât son temps à opérer des réconciliations et des conversions dans des milieux moins importants que celui de Rome. Quoi qu’il en soit, ce n’était désormais que par un moyen détourné que Catherine pouvait atteindre l’oreille du Souverain Pontife et elle usait de ce moyen. Toute une partie de la lettre à Raymond est destinée à être lue au Pape et elle s’y adresse directement à lui : « Punissez-moi, Très Saint-Père », s’exclame-t-elle, « mais punissez-moi selon la raison et non avec colère. A qui m’adresser si vous me délaissez? Qui sera mon refuge (414) si vous me chassez? Mes persécuteurs me poursuivent; j’accours vers vous et vers les autres serviteurs de Dieu. Si vous me délaissez en vous irritant et en vous indignant contre moi, je me cacherai dans les plaies de Jésus crucifié dont vous êtes le Vicaire; je sais qu’il me recevra, car il ne veut pas la mort du pécheur; et lorsqu’il m’aura reçue vous ne me rejetterez plus et nous resterons ensemble à notre poste afin de combattre généreusement avec les armes de la vertu pour la douce Épouse du Christ. C’est là que je veux achever mon existence, dans les larmes, les sueurs et les soupirs; je veux donner mon sang et la moelle de mon sang pour la sainte Église. Quand le monde entier me chasserait, je ne m’en préoccuperais aucunement, mais je me reposerais en pleurant et en souffrant sur le sein de la douce Épouse. Pardonnez-moi, Très Saint- Père, toutes les offenses dont je me suis rendue coupable envers Dieu et votre Sainteté. C’est la Vérité éternelle qui m’excuse et me rassure. Je vous demande humblement votre bénédiction. »

En réalité, Catherine n’avait rien à se reprocher vis- à-vis de Grégoire XI. Mais sa caractéristique était de toujours se croire fautive, en conséquence de quoi elle se sentait toujours inclinée à donner raison à ses accusateurs. Il lui semblait, qu’au fond, elle était cause de tout le mal qui se déchaînait sur le monde, car si, en telle ou telle circonstance, elle eût agi différemment, ceci ou cela ne se serait point produit et les événements eussent pris une tout autre tournure. Quand elle considérait sa vie passée, celle-ci lui apparaissait comme une série d’occasions de faire le bien, perdues, et (415) perdues par elle qui n’avait pas été à la hauteur de sa tâche, elle qui avait recherché sa propre satisfaction plutôt que la volonté de Dieu et qui dès lors était au pied de la lettre la cagion d’ogni male, la cause de tout le mal qui survenait dans le monde... C’est sous l’empire de ce sentiment qu’elle s’abîmait toujours dans la prière en s’exclamant : «Peccavi, Domine, miserere mei, j’ai péché, Seigneur, aie pitié de moi! » Et c’est pourquoi, aiguillonnée par sa conscience délicate comme par un éperon d’argent pur, elle vint sans motif implorer son pardon auprès du Pape.

L’expression du repentir de Catherine parvint au pied du trône de Grégoire à un moment où la situation paraissait réellement désespérée. La paix avec Florence que voulait négocier à Avignon la Siennoise n’avait jamais été conclue. En octobre 1377, les ambassadeurs florentins quittèrent Anagni où ils étaient venus trouver le Pape, mais les conditions de paix qu’ils remportaient furent à l’unanimité déclarées inacceptables. On vota la continuation des hostilités en même temps que la réélection des huit capitaines de la guerre, et il fut décrété qu’au cas où l’interdit ne serait point levé, le clergé et les propriétés ecclésiastiques seraient frappés de nouveaux impôts. Le 18 octobre, la messe fut chantée solennellement sur la Piazza della Signoria.

Simultanément, Grégoire s’était brouillé avec la république de Sienne, dont les émissaires étaient venus le trouver avec une recommandation écrite de Catherine, mais qu’il n’en avait pas moins fait jeter en prison, tandis que d’autre part les troupes pontificales occupaient le port de Talamone et dévastaient la Maremma (416) siennoise. Le capitaine des armées pontificales, Rodolfo Varano di Camerino — John Hawkwood ayant quitté le service de Grégoire pour se mettre de nouveau à la solde de Florence — avait été battu par Bartolommeo di Smeduccio à la fin d’octobre 1377. L’unique soutien du Saint-Père était donc la reine Jeanne de Naples, fort compromise moralement, à laquelle il adressait toujours de plaintives suppliques.

Une lueur brillait pourtant dans ces ténèbres et elle émanait de Catherine. Peu avant le départ de Raymond pour Rome, l’influent ami florentin de la jeune fille, Niccolò Soderini, était venu un jour à Sienne où il avait eu avec le dominicain un entretien des plus im-portants. Florence était, au fond, résolue à signer la paix, affirmait Soderini; seuls, cinq ou six personnages s’obstinaient à poursuivre la guerre. Et ces quelques hommes pourraient aisément être rendus inoffensifs, si tous les autres, se coalisant contre eux, les condamnaient à l’exil. Le Florentin cita, comme étant tous prêts à prendre en main cette cause, les chefs du parti guelfe dits Uffiziali ou Capitani della Parte guelfa [5].

Mais la route qui conduisait aux guelfes florentins passait par Sienne : c’était Catherine et elle seule qui pouvait en ceci prêter assistance. Raymond raconte comment un dimanche matin à Rome, en descendant de chaire, il reçut l’ordre de se présenter chez le Pape sitôt après son repas. « L’on m’a écrit, » déclara Gré-goire au prieur des dominicains, « que si Catherine de Sienne se rendait à Florence, la paix serait immédiatement conclue. » — « Non seulement Catherine, mais nous tous, sommes prêts à subir même le martyre si (417) Votre Sainteté l’exige, » répondit Raymond en éludant la question. — « Je ne veux pas que tu ailles à Florence, ils te maltraiteraient, » reprit le Pape, « mais je crois qu’ils n’oseraient pas s’attaquer à Catherine, tout à la fois parce qu’elle est une femme et parce qu’ils la vénèrent. » L’audience se termina par la recommandation expresse au dominicain de revenir dès le lendemain matin avec toutes les bulles et autres papiers nécessaires pour la mission de Catherine.

La Siennoise fit ainsi, pour la troisième et dernière fois, son apparition dans la république des bords de l’Arno. Ce fut en décembre 1377 qu’elle quitta la Rocca de Tentennanoet, par Sienne et Barberino di Val d’Eisa, gagna Florence. Son escorte se composait cette fois de bien peu de membres : Alessia Saracini, Cecca Gori, Catarina Ghetti, Neri, Stefano Maconi et, plus tard, quand ce dernier eut regagné son foyer, Ser Cristofano di Gano Guidini. « En cette année, » mentionne la chronique florentine de l’année 1377, « arriva ici à Florence une femme nommée Catherine, fille de Jacopo Benincasa..; elle blâmait les adversaires de l’Église. Ceux qui dirigeaient le parti guelfe la reçurent avec joie, notamment Niccolò Soderini qui lui avait préparé une chambre dans sa maison où déjà elle avait demeuré autrefois, et pareillement Stoldo di Messer Bindo Altoviti ainsi que Piero Canigiani, ils la portèrent aux nues. Il est vrai qu’elle s’entendait aux questions ecclésiastiques, à la fois par don naturel et par ce qu’elle avait appris, et qu’elle savait fort bien manier la parole et la plume. Piero Canigiani lui fît même construire une habitation au pied de San Giorgio (418) et recueillit à cet effet dans tout son entourage, chez les hommes et chez les femmes, de l’argent avec lequel il acheta des pierres et des poutres qu’il fit porter en ce lieu. Soit de son propre mouvement, soit à l’instigation des personnalités déjà nommées, Catherine assistait fréquemment aux séances du parti et soutenait qu’il était juste de ammonire (terme technique de « bannir ») pour mettre fin à la guerre... Les membres du Parti la considéraient comme une prophétesse, les autres la tenaient pour une femme hypocrite et mauvaise [6]. »

Ce fut peu avant la fête de sainte Lucie (13 décembre) que Catherine arriva à Florence; et elle n’avait point oublié son ancienne prédilection de jeunesse pour cette sainte. C’était la veille de sa fête qu’au- trefois, à Sienne, elle avait vu le ciel ouvert et avait entendu les anges chanter les louanges de sainte Lucie; au milieu du chœur des vierges se tenait la Sainte elle-même, belle et pure entre toutes et portant sur sa poitrine une précieuse parure d’émail et d’or... Tommàso della Fonte était instruit de cette vision dont il avait fait le récit dans l’un de ses recueils; c’est donc à lui qu’elle écrivit, après un long silence, pour lui confier ce qu’elle venait d’éprouver en cette fête de sainte Lucie. « Le jour de sa fête, elle me fit goûter le fruit de son martyre. Je me trouvais transportée par un ardent désir à la table de l’Agneau qui me disait à moi, misérable créature : « Je suis la table et je suis la nourriture qui se trouve sur la table. » Et la main du Saint-Esprit me tendait cette nourriture... Je voyais tellement la vérité que mon âme confesse à présent n’avoir jamais aimé Dieu... Et je sentais en (419) moi un tel renouvellement de grâce que la langue serait incapable de l’exprimer. Hélas! hélas! je ne veux rien ajouter si ce n’est que je supplie cette très douce Luce de nous obtenir bientôt d’être immolés pour la cause de la vérité. Ne vous étonnez pas, mon Père, car je ne puis me rassasier de sacrifices [7] ! »

C’est animée de ce sentiment que la Siennoise prenait part aux assemblées du parti guelfe dont les chefs comprirent fort bien quelle valeur représentait pour eux le nom de Catherine et pressentirent que, sous le couvert de ce nom, ils pourraient assouvir leurs vengeances personnelles. Ce furent donc non seulement les cinq ou six hommes nommés par Soderini à Raymond qu’atteignit l’ostracisme guelfe. Le sentiment de justice, d’ordinaire si éveillé chez Catherine, semblait s’être momentanément assoupi ; elle laissait faire. Ce qui lui importait, c’est que les Florentins, comme première ouverture de paix avec le Souverain Pontife, eussent enfin commencé à tenir compte de l’interdit. Dans une lettre de cette époque à son ami William Flete, elle dit : « Nous espérons que Dieu fera miséricorde au monde et à sa douce Epouse et qu’il dissipera les ténèbres de l’esprit humain. Il me semble que les premières lueurs de l’aube commencent à poindre et que notre Sauveur a éclairé ce peuple pour le retirer de cet aveuglement coupable où il était tombé en faisant célébrer de force les saints mystères. Maintenant, grâces à Dieu, ils observent l’interdit et se montrent obéissants vis-à-vis de leur Père. » En termes analogues elle écrit à Monna Alessia : « L’aurore est venue, les ténèbres des péchés mortels de ceux qui (420) célébraient et entendaient publiquement l’office divin se dissipent...l’interdit est observé. Grâces, grâces en soient rendues à notre Sauveur qui ne méprise pas les humbles prières, les larmes et les ardents désirs de ses serviteurs... Courage donc, levez-vous et ne dormez plus! Faites prier dans les monastères et recommandez à notre prieure (des Mantellate) de faire prier très spécialement toutes les sœurs pour la paix, afin que Dieu nous prenne en pitié et que je ne rentre pas à Sienne sans que la paix soit établie [8]. »

Pendant ce séjour à Florence, ainsi qu’en tous lieux et toujours, Catherine trouva de nouveaux disciples, tels Giannozzo Sacchetti, un troubadour converti dont les Lande furent chantées aux réunions pieuses qui, durant l’interdit, devaient tenir lieu d’offices religieux, et cet aimable Barduccio, le plus jeune fils de Piero Canigiani, celui qui, durant les dernières années de Catherine, devint pour elle ce qu’avait précédemment été Stefano, le secrétaire qui l’accompagnait partout, le Benjamin de son cœur maternel, de même que Stefano avait été son Joseph...

Cependant, la politique suivait son cours; après maintes hésitations, l’entrevue de tous les représentants des puissances belligérantes fut enfin décrétée et Sarzana choisie comme lieu de rendez-vous. Le pape s’y fit représenter par trois cardinaux français; Florence dépêcha cinq ambassadeurs; Venise, Naples et la France firent de même; Bernabò Visconti et Otto de Brunswick vinrent en personne. Mais, sur ces entrefaites, Grégoire XI mourut subitement, le 27 mars 1378. La chronique florentine raconte qu’au moment même (422) où il rendit le dernier soupir, on entendit frapper à la Porta San Frediano tandis qu’une voix clamait : « Ouvrez promptement à celui qui apporte la paix. » En attendant, c’étaient de nouvelles luttes que suscitait la mort du pape. Le congrès de Sarzana fut dissous sans avoir encore obtenu de résultat, et le pape Urbain VI, sous le pontificat duquel devait éclater le grand schisme, fut élu, le 8 avril, à Rome [9].

Il n’entre pas dans mes intentions de relater ici l’histoire du schisme. Comme on le sait, le Sacré Collège procéda sous la forte pression du peuple romain à cette élection qui plaçait, sur le trône de Pierre, l’archevêque de Bari, le Napolitain Bartolommeo Prignano. Le conclave se réunit à une heure avancée de l’après-midi. du 7 avril et, du sein de la foule massée sur la place Saint-Pierre, retentit jusque dans les cellules des cardinaux ce cri menaçant : « Romano lo volemo! Nous voulons un Romain! »

Au cours de la nuit, la populace fît irruption dans les celliers du Vatican « pour boire le bon vin du pape » ; une autre bande envahit le clocher et se mit à sonner le tocsin auquel on répondit du haut du Capitole. La nuit était sinistre. Les cardinaux enfermés dans leurs cellules ignoraient les incidents qui se produisaient dans la ville. Sur la proposition de l’Espagnol Pedro di Luna, l’archevêque de Bari, présent à Rome, fut élu à treize voix sur seize — c’était un moyen terme que d’élire un Italien. Mais durant la matinée l’excitation du peuple avait atteint à un tel comble de frénésie que les cardinaux, n’osant point proclamer le choix fixé, eurent recours, pour (422) sauvegarder leur vie, à la ruse de revêtir des ornements pontificaux le vieux cardinal Tebaldeschi qui était romain. En dépit des énergiques protestations du vieillard cette comédie fut jouée; les cloches sonnèrent a gloria et l’on chanta le Te Deum, après quoi les cardinaux s’empressèrent de quitter le Vatican. Ce ne fut que le jour suivant que l’on informa Bartolommeo Prignano que c’était lui et non Tebaldeschi qui était élu. Les Romains s’estimèrent satisfaits de n’avoir du moins pas un Français. Le jour de Pâques, le 18 avril, Urbain fut couronné et, selon la tradition, monté sur un cheval ambleur, se rendit en procession solennelle au Latran.

Le nouveau pontife était en tous points l’opposé de Grégoire. Si ce dernier avait été faible et indécis, Urbain était sévère et rude. L’une de ses premières mesures fut de réprimer le luxe que déployaient les cardinaux, puis il renvoya chacun chez soi les nombreux évêques qui préféraient séjourner à Rome que d’administrer leur diocèse et appliqua toute une série de réformes du genre de celles que devait plus tard introduire Pie X. Il était de caractère violent et emporté, aussi lui arrivait-il de dire aux cardinaux : « Taisez-vous !» ou de se servir de termes injurieux tels que pazzo et ribaldo. L’un de ses sermons sur le texte : « Je suis le bon pasteur » ne fut qu’une vigoureuse diatribe contre le haut clergé. Il se montrait bon envers les pauvres, mais la noblesse romaine se plaignait de n’être pas reçue par lui avec les égards auxquels elle était habituée. Le prieur du monastère de la Chartreuse de Gorgona écrivait dans une lettre à Catherine : « Le nouveau pape est, (423) dit-on, un homme redoutable qui, par ses paroles et ses actes inspire à tous la terreur. Il semble mettre toute sa confiance en Dieu et, dès lors, ne rien craindre; il est manifeste que ses efforts ont pour but d’exterminer la simonie et l’amour des pompes qui règnent dans l’Église de Dieu [10]. »

Toutefois les mois de mai et juin s’écoulèrent sans que s’élevât encore aucune opposition directe contre ce nouveau Pontife. Le Sacré Collège fit part de l’élection d’Urbain aux six cardinaux qui se trouvaient encore à Avignon, puis écrivit de même à l’empereur ainsi qu’aux autres souverains catholiques. Mais, dès l’arrivée à Rome de l’éminent prélat français Jean de la Grange, évêque d’Amiens, l’opposition trouva en lui un organisateur et un chef. Jean de la Grange s’opposa à ce que le Château des Anges, occupé depuis la mort de Grégoire XI par le frère du cardinal de Limoges, Pierre de Cros, ouvrît ses portes au Saint-Père. Et quand vint la chaleur estivale, tous les membres mécontents du Sacré Collège quittèrent Rome et se réunirent au nombre de treize à Anagni.

C’est en vain qu’Urbain qui conçoit enfin des soupçons y députe les trois cardinaux italiens, Orsini, Brossano et Corsini. Les envoyés pontificaux reviennent sans avoir pu remplir leur mission et, en août, les Français font parvenir à Urbain une missive dans laquelle ils le qualifient d’« évêque de Bari » et déclarent l’avoir élu sous l’empire de la crainte, c'est-à-dire illégitimement. Cette lettre est accompagnée d’un acte officiel, la Declaratio, qui rend compte des événements du 8 avril et où ils attestent formellement (424) n’avoir élu Prignano que pour donner satisfaction au peuple romain et sauver ainsi leur vie. A la suite de quoi les treize cardinaux excommunient Urbain (le 9 août) en tant que pape illégitime et se placent sous le patronage du comte Onorato Gaetani, mortellement offensé par le Souverain Pontife.

Tandis que se produisaient ces événements, Catherine séjournait toujours à Florence. L’arrivée d’Urbain sur le trône pontifical n’avait point ouvert de plus heureuses perspectives à l’œuvre de paix sur laquelle se concentraient tous ses efforts. Le prieur de Gorgona, qui tenait ses renseignements du fils de Piero Gambacorti, Andrea, rentré tout récemment de Rome à Pise, écrivait au contraire dans la lettre citée plus haut : « Notre Saint-Père proclame partout qu’il veut bien la paix, mais une paix honorable pour l’Église; il ne se soucie guère de l’argent et si les Florentins désirent la paix, il faut qu’ils viennent à lui en toute franchise, sans l’ombre de duplicité. D’après ses dires, il y a bien plutôt lieu de s’attendre à une « grande guerre » que d’escompter la paix. »

A Florence aussi on prévoyait une « grande guerre », qui éclata sans tarder. Les guelfes poursuivant leur ostracisme s’enhardirent finalement à frapper Giovanni Dini, l’un des huit « capitaines de guerre », ainsi que deux autres personnalités fort influentes. En mai fut iclue une nouvelle Signoria où Salvestro di Medici occupa la fonction de Gonfaloniere della Giustizia. Cet éminent guelfe tenta de mettre un frein aux actes arbitraires de ses amis politiques en leur arrachant la promesse que désormais nul ne serait frappé d’ostracisme à (425) moins d’être notoirement gibelin, et qu’une assignation ne serait valable qu’après avoir été ratifiée par trois votes. Cette promesse fut violée quelques semaines plus tard lorsque, à huis-clos, les chefs du parti guelfe répétèrent vingt-deux fois le vote jusqu’à ce qu’ils parvinssent à « proscrire » deux des partisans de Salvestro.

Ceci déchaîna la guerre civile. Salvestro di Medici souleva le peuple contre ses collègues et amis politiques. Le 22 juin, les corps de métiers tout armés et brandissant leurs étendards se rassemblèrent sur la Piazza de la Signoria et parcoururent la cité en se ruant sur les palais guelfes les plus marquants afin d’exercer leur vengeance par la destruction. Le Palazzo Strozzi situé près de la Porta Rossa ainsi que le Palazzo Albizi voisin de San Piero Maggiore furent pillés. Au cri de : Viva il Popolo! les révoltés franchirent le Ponte Vecchio pour se rendre sur la rive gauche de l’Arno et atteignirent la petite Piazza San Félicita où se dresse une colonne en mémoire, dit-on, des prédications de saint Pierre Martyr contre les Patarins. Alors leur pensée se reporta vers la dominicaine : « A bas l’hypocrite Niccolò et sa sainte Catherine! » vociférèrent-ils. Sur quoi ils escaladèrent la Costa S. Giorgio, rue étroite entre de hautes façades de pierre et des murailles sur lesquelles déborde le feuillage des jardins. « Où est la sorcière? » hurlaient-ils « si nous la découvrons, nous la mettrons en pièces! »

Ils la trouvèrent. Elle était dans le petit jardin attenant à sa demeure qui, aujourd’hui encore, est disposé en terrasse sur la hauteur et d’où l’on a vue sur Florence, sur le Campanile de Giotto et Santa Maria (426) Novella. Ils la trouvèrent donc là, entourée des Mantellate et de ses amis Neri, Barduccio, et Ser Cristofano di Gano. Ensemble ils contemplaient la cité qui, aux yeux de Catherine, était obscurcie par des nuées de démons. La bande sauvage envahit le jardin et, comme son Seigneur et Maître à Gethsemani, la Siennoise avança courageusement, seule, à leur rencontre. « Mais mon Epoux éternel m’a bien trompée, » raconte une lettre de Catherine à Raymond au sujet de cette émeute. « Aussi je pleure parce que la multitude de mes péchés est si grande que je n’ai pu mériter de verser mon sang pour donner la vie et la lumière à ces pauvres aveugles et réconcilier le fils » (l’Italie) « avec le père » (le Pape). « Mon sang n’a pas cimenté une pierre dans le corps mystique de la sainte Église. Il semblait que les mains de celui qui voulait frapper fussent liées. Je disais : « C’est moi, prenez-moi et laissez ceux qui m’accompagnent. » Mais ces paroles étaient comme des coups de poignard qui leur perçaient le cœur. O mon Père! tressaillez en vous- même d’une vive allégresse, car jamais je n’ai goûté de semblables mystères avec tant de consolation. C’était ia douceur de la vérité, la joie d’une conscience libre et pure, c’était le parfum de la douce Providence de Dieu, c’était l’aurore des temps nouveaux, l’ère des martyrs annoncée, comme vous le savez, par l’éternelle Vérité. La langue ne pourrait suffire à exprimer le bonheur auquel mon âme était en proie. Et il me semble avoir contracté envers mon Créateur de si grandes obligations que si même je livrais mon corps aux flammes ce serait peu de chose en retour des (427) immenses grâces que nous avons reçues, moi, mes fils et mes filles bien-aimés.

« Je vous dis tout cela non pas pour vous affliger, mais pour que vous en ressentiez au contraire une douce et sainte joie et pour que vous et moi nous commencions à nous lamenter de mon imperfection, car ce sont mes péchés qui m’ont privée d’un si grand bien. Oh ! que mon âme eût été heureuse si j’avais pu verser mon sang pour la douce épouse, par amour du sang et pour le salut des âmes! Je ne veux rien ajouter, Cristofano vous en parlera et vous entretiendra aussi d’autres choses. Je veux seulement vous recommander de supplier le Christ de la terre de ne pas retarder la paix en raison de ce qui vient de se passer. Qu’il le fasse au contraire avec bien plus d’empressement, afin de pouvoir s’occuper ensuite des choses importantes qu’il doit accomplir pour l’honneur de Dieu et la réforme de l’Église. Con- jurez-le au nom de la miséricorde d’agir promptement, car c’est l’unique moyen de mettre fin aux innombrables offenses que l’on fait à Dieu. Demandez-lui d’avoir pitié et compassion de ces âmes qui vivent dans de profondes ténèbres. Dites-lui de m’ouvrir sous peu la porte de ma prison car, si la paix ne se fait point, il me paraît impossible de m’éloigner d’ici et pourtant je voudrais aller à Rome, goûter le sang des martyrs, visiter Sa Sainteté et me retrouver près de vous pour vous faire part des prodiges admirables que Dieu a opérés dans ces derniers temps, tout à la fois pour réjouir notre esprit, pour enivrer notre cœur et augmenter notre espérance, à la lumière de la très sainte Foi [11].»

 (428)

Tel est le propre récit de Catherine touchant l’instant où elle se trouva plus près que jamais d’atteindre le but suprême de ses ardents désirs, de devenir semblable à cette sainte Lucie qui, « remplie d’amour, offrit courageusement son corps en sacrifice » et à laquelle tout récemment, le jour de sa fête en décembre dernier, Catherine venait de demander la grâce d’être « immolée pour notre doux Sauveur ». Dans la biographie de la vierge siennoise, Raymond s’appuyant sur le récit de Cristofano di Guidini, décrit en détails cette scène dramatique en ajoutant : « Mais bien que cette sédition s’apaisât, cette sainte vierge et ses compagnons n’étaient plus en sécurité. Si grande fut la crainte qui s’empara des habitants de la ville qu’aucun d’entre eux n’osait plus leur ouvrir sa demeure... Enfin, ils trouvèrent un homme pieux et brave, qui les reçut chez lui sans appréhension, secrètement néanmoins, à cause du peuple et des révolutionnaires. Et au bout de quelques jours, la Mamma, ses fils et ses filles spirituels, quittèrent la ville, mais non pas son territoire, pour se rendre en un lieu solitaire où vivaient des ermites [12]. »

« L’homme pieux et brave » dont parle ici Raymond de Capoue et qui, à une heure critique, donna l’hospitalité à Catherine, était le tailleur Francesco di Pippino de San Miniato, dont l’humble logis situé sur le marché aux grains était pour la Siennoise un abri sûr. Et par le « lieu solitaire », on entend généralement Vallombrosa. Là, dans la vallée du Casentin, Catherine a pu vivre pendant quelque temps de cette vie monastique qui lui était si chère, respirer l’air frais et vif (429) des hauts Apennins et goûter la paix salubre des bois de la montagne. Respectueusement, elle a dû s’arrêter devant le hêtre géant que l’on dit avoir été planté par saint Jean Gualbert, l’apôtre de la paix qui, le vendredi saint, se réconcilia avec le meurtrier de son frère, ce que le crucifix de la chapelle élevée sur le bord de la route approuva d’un signe de tête... Et très certainement, elle a dû porter souvent ses regards dans la direction de l’Alverne, la montagne sur laquelle un siècle et demi plus tôt saint François « avait reçu le sceau du Christ »...

Une lettre de la Sainte, de ce temps-ci, porte la rubrique : « à monna Pavola à Fiesole [13] ». Il ne semble pas impossible que Catherine, avant ou après sa retraite près des Camaldules, ait passé quelque temps dans la petite cité, si gracieusement postée sur sa douce colline. On aimerait à se la représenter, errant en prières par les bois qui s’étendent vers Settignano ou montant par les sentiers, sous les oliviers humides de rosée matinale, pour aller assister à la messe dans la sévère et noble cathédrale ou dans la petite chapelle de l’ermitage Santa Maria dei Fiore qui, de son temps, était érigée là où se trouve maintenant l’église des Frères Mineurs.

En tout cas, elle est bientôt de retour à Florence où la paix était rétablie. C’est de là qu’elle écrit sa première lettre au Pape Urbain dont — quoique en passant — elle avait fait personnellement la connaissance à Avignon, lorsqu’il n’était encore qu’archevêque d’Acerenza.

Comme entrée en matière, elle lui prêche son rigoureux évangile : « Celui-là seulement est affermi dans (430) la charité qui est disposé à mourir pour l’amour de Dieu et le salut des âmes, car il est dépouillé de tout amour de lui-même; tandis que celui qui reste dans l’amour-propre n’est pas prêt à donner sa vie. Et non seulement il ne la donne pas, mais il semble ne vouloir point souffrir la moindre peine, parce qu’il craint toujours de perdre l’existence et son bien-être. Aussi toutes ses actions sont-elles imparfaites et corrompues, parce que le sentiment qui le porte à les faire est répréhensible et que c’est par le sentiment qu’on agit. »

Nul ne peut, par conséquent, accomplir pleinement son devoir sans un renoncement total. Celui qui redoute le mépris des autres sera toujours enclin à faire trop de concessions ou, comme le dit Catherine dans son langage imagé « à mettre du baume sur la plaie au lieu de la cautériser ». Or les iniquités de l’époque sont de telle nature qu’il n’y a que le fer brûlant qui les puisse guérir. Puisant dans ses souvenirs d’Avignon, la Siennoise trace un lugubre portrait de la décadence de la chrétienté et en particulier des vices du Clergé : « Ils se conduisent comme des charretiers; de leurs mains consacrées ils jettent les dés, ils marchandent le sang du Christ et dépensent cet argent au profit de leurs enfants illégitimes. » Les serviteurs de Dieu considèrent tout ceci avec terreur et dégoût, ils sont sur le point d’en mourir de douleur et cependant ne peuvent mourir. Leur espoir repose maintenant sur Urbain, ils attendent de lui qu’il s’entoure d’une légion de saints hommes qui ne craignent pas la mort...

Puis Catherine intercède avec instance en faveur des Florentins : « Pardonnez-leur, Babbo mio, » dit-elle, (431) « et vous verrez que vous trouverez en eux de meilleurs fils qu’en tous les autres. Je m’en irais bien volontiers d’ici... Accordez-moi cette grâce à moi, pauvre et misérable, qui viens vers vous et frappe à votre porte; et quand la paix sera signée, élevez la bannière de la très sainte Croix contre les infidèles [14]. »

Cette missive atteignit Urbain à Tivoli où il se trouvait en compagnie de ses quatre cardinaux italiens, tandis que l’opposition tenait conseil à Anagni. Il comprit que la paix ne devait plus être différée. Dans l'après-midi du dimanche 18 juillet le messager du pape entra dans Florence à cheval, tenant à la main une branche d’olivier et bientôt retentit dans toute la cité : « La branche d’olivier vient d’arriver! c’est la paix! » Les puissantes cloches du Palazzo Vecchio se mirent en branle, et la branche d’olivier fut fixée sous l’une des fenêtres de l’Hôtel-de-Ville, afin que tous pussent la contempler. La place était couverte d’une foule remplie d’allégresse; les conseillers se montrèrent sur le balcon et donnèrent lecture de l’acte pontifical; le soir, la ville fut illuminée. Au comble de la joie Catherine écrivit ce même soir à Sano di Maco et à ses autres disciples restés à Sienne : « O très cher Fils, les boiteux marchent, les sourds entendent, les aveugles voient, les muets parlent et crient à haute voix : la paix, la paix, la paix! » Et elle glisse dans la lettre une feuille de la bienheureuse branche d’olivier « arrivée samedi soir, une heure après l’Angélus [15] ».

Mais cette paix — comme toute paix d’ailleurs au moyen âge — fut de courte durée. Deux jours seulement plus tard, le mardi matin 20 juillet, éclata l’effroyable (432) émeute des travailleurs, connue sous le nom de Tumulto dei Ciompi. C’étaient, pour employer une expression moderne, les ouvriers « non syndiqués » qui, ne jouissant à Florence d’aucun droit de cité, se révoltèrent et parcoururent la ville pour l’incendier et la piller. L’anarchie dura trois jours; tous ceux qui en avaient la possibilité s’enfuirent de Florence; le Palazzo Vecchio tomba au pouvoir de la populace. Enfin, un cardeur de laine, Michele di Lando, rétablit l’ordre et la paix dans la cité en y exerçant une autorité dictatoriale.

La paix entre la République et le Saint-Siège fut définitivement conclue le 28 juillet. Les Florentins durent payer une amende de 250.000 florins, abroger toutes leurs lois anticléricales et restituer aux églises et aux monastères les biens dont ils avaient été spoliés. En retour, l’interdit fut levé le 23 octobre et l’évêque de Volterra ainsi que le Franciscain Francesco da Orvieto, reçurent du Pape plein pouvoir de relever la ville de l’excommunication [16].

Auparavant, Catherine s’était déjà remise en route pour Sienne. Elle avait quitté Florence le 2 août. Dans quels sentiments? Nous l’apprenons par la lettre qu’elle adressa, dès son retour, aux Prieurs de la ville et au Gonfalonier de la Justice, lettre dans laquelle elle dit : « Mon intention était de vous rendre visite et de célébrer avec vous les fêtes de la sainte paix à laquelle j’ai si longtemps travaillé et je comptais repartir ensuite pour Sienne...

« Mais il semble présentement que le démon ait suscité à mon égard tant de haines injustifiées, que je n’ai pas  (433) voulu m’exposer à être cause de nouvelles iniquités- Avec la grâce de Dieu je suis partie... Consolée parce que j’avais accompli la tâche que je m’étais imposée en arrivant dans votre ville, à savoir de ne pas vous abandonner avant de vous voir comme de bons enfants en paix avec leur Père, dussé-je y perdre la vie [17]. »

(434)

 

VIII - Catherine à San Rocco a Pilli. — Tempérament poétique de Catherine. — Sa langue imagée. — Sa doctrine psychologique. — « Le feu et le sang »... 435

Ce fut dans les premiers jours d’août que Catherine regagna sa ville natale et goûta un instant de repos après la rude période de Florence.

Durant la chaude saison d’été, elle accompagna Lisa, « sa belle-sœur selon la chair et sa sœur dans le Christ », à la ferme de la Canonica, près de San Rocco a Pilli. Pour s’y rendre, on quitte Sienne par la Porta San Marco, on franchit les collines sur lesquelles s’élèvent Santa Bonda et la très ancienne Abbaye S. Eugenio, on traverse la petite cité de Costalpino, puis on prend, à gauche la route qui mène vers la Montagnuola, cette chaîne de montagnes basses qui sépare la contrée de Sienne de la Maremma toscane. On dépasse l’église de La Grotta à la façade romane; sur une hauteur, derrière un rideau de noirs cyprès, se dresse la villa de Montecchio aux allures de château-fort, et l’on a sans cesse une vaste perspective sur le paysage couvert de vignes et d’oliviers gris argent qui s’étend jusqu’à la double ondulation du Mont Amiata, bleui par l’éloignement. De la ferme de Lisa Benincasa il ne reste rien, une fattoria moderne s’élève sur son emplacement. Mais dans la muraille qui borde la route se trouve encastré un buste de majolique représentant Catherine; la (435)  chevelure brune est ornée d’une couronne verte, et au-dessous on lit ces vers :

Santa Caterina da Siena, vergine
Tu che questo suolo un giorno
Possedendo calcasti. Ora dal cielo
Rendilo pur di ogni dovizia adorno.

 

En français : « Catherine de Sienne, vierge sainte, toi qui autrefois as foulé cette terre qui t’appartenait, obtiens à présent du Ciel qu’elle soit comblée de tous les dons de Dieu. »

On peut mettre en doute que Catherine se soit promenée en ce lieu avec des sentiments de propriétaire; en tout cas, nous savons autre chose quant aux sentiments qui l’animèrent durant son séjour à San Rocco. Affligée de ses douleurs habituelles, raconte Caffarini, elle resta couchée pendant un jour et une nuit. Au matin, elle se traîna jusqu’à l’église située sur une colline à l’autre bout de la ville, assez loin de la Canonica. Mais elle s’arrêta devant la porte du sanctuaire, accablée par le sentiment profond de culpabilité qui tourmentait si amèrement son âme. Il lui paraissait à nouveau que tout le mal qui se commettait dans le monde et notamment le schisme menaçant — dont elle ne doutait pas qu’il éclatât — que tout cela provenait de ses fautes. Elle n’avait pas rempli son devoir : elle aurait dû parler tout autrement, écrire plus longuement et d’une manière plus pressante et surtout prier avec plus d’ardeur et de ferveur. Elle n’avait pas jeté assez de souffrances, de larmes et de renoncements dans la balance de la justice divine et (436) voici que l’autre plateau, le plateau des ténèbres devenait le plus pesant et que le démon riait, que le démon se moquait de son Seigneur crucifié! Accablée de douleur, Catherine s’affaissa sur le seuil de la porte verte de l’église : « Seigneur, » gémit-elle, « je ne suis pas digne d’entrer sous ton toit, je ne suis pas digne de recevoir ton corps sacré sur mes lèvres inutiles et sur ma langue qui n’a point prêché ta cause! lo miserabile cagion d'ogni male! Peccavi, Domine, miserere mei! »

Mais tandis qu'elle s’humiliait ainsi de plus en plus profondément, elle se sentit soudain comme inondée de feu — était-ce un bain de flamme ou bien de sang brûlant ? Et, purifiée par la flamme ou par le sang, elle se releva, s’avança vers l’autel et reçut le corps de Jésus-Christ [1].

Peut-être fût-ce le même jour qu’elle écrivit à Monna Lodovica Tolomei di Granello la lettre datée du 27 août, dans laquelle elle dit: «Vous me demandez où et comment vous trouverez la charité qui est si nécessaire en même temps que si désirable? Je vous répondrai en deux mots que l’amour ne peut venir que de l’amour et que, sans la lumière, on ne peut le trouver car, en marchant sans la lumière, nous marcherons là où il n’est pas et nous marcherons ainsi dans les ténèbres.

« Il faut donc éloigner de nous tout ce qui nous prive de la lumière, c’est-à-dire l’amour-propre, lequel est un nuage qui nous empêche de voir ce que nous devons aimer en vérité. L’amour-propre est un nuage qui nous porte à aimer dans les ténèbres et en dehors de Dieu, non d’un amour raisonnable, mais d’un amour sensuel. (437) Il est bon de dissiper ce nuage et de le chasser par la haine et le mépris de la loi de la chair qui, toujours, combat contre l’esprit et mène à cet amour coupable et déréglé. Et lorsque l’œil de l’intelligence est éclairé par la lumière de la foi, il se fixe sur l’amour ineffable que Dieu nous a témoigné par le moyen du Verbe incarné, son Fils unique. Ce doux et tendre Verbe, l’Agneau sans tache, nous l’a montré par son sang, et l’âme s’enivre de ce sang en considérant l’ardeur de l’amour avec lequel il a été répandu. Par ce sang, l’âme connaît la vie éternelle et voit comment Dieu, pour nous conduire à la fin en vue de laquelle nous avons été créés, permet que le monde, le démon et notre chair rebelle nous tourmentent sans trêve, uniquement afin que notre cœur au lieu de mettre sa fin dans le monde et dans la sensualité s’élève au-dessus des cruelles épines de ce monde, au-dessus des plaisirs éphémères qui ressemblent à des épines acérées et passent comme le vent [2]. »

A mesure que la vie de Catherine approche de son terme, les sentiments fondamentaux qui étaient aussi ses pensées fondamentales (puisque toute son existence était basée sur l’expérience) s’accusent de plus en plus. Encore un mois, et elle donnera à sa philosophie son expression définitive dans son livre — celui qu’elle et ses disciples appelaient tout simplement il libro, le Livre, et qui constituait son testament spirituel. Et il est curieux de voir combien cette vierge consacrée à Dieu, qui jamais n’a vécu dans le monde, connaît à fond la vie du monde et se trouve apte à la dépeindre nettement. Seule une âme absolument sincère est capable de (438) telles choses et voici une nouvelle preuve de l’étroite parenté qui existe entre la sainteté et le génie : tous deux reposent sur le pur amour de la vérité. En tant que sainte et que poète, Catherine proclame ce que tous les poètes et tous les ascètes ont toujours confessé et prêché : tutto passa! Les pétales de roses se fanent et il ne reste que les épines piquantes. Plus encore, la beauté des roses elle-même est comme un dard qui provoque dans l’âme une douleur cuisante, l’empoisonne et l’emplit d’une sombre inquiétude. De nos jours, comme au temps de Catherine, le paysan fredonne entre les ceps de vignes de San Rocco a Pilli :

Amore, amor! Perché si loda l’amore?
L’é una catena che non ha mai fine,
l’è una carcere oscura e una prigione.

« Tous parlent de l’amour, tous entonnent les louanges de l’amour. Pourquoi ? L’amour n’est qu’une chaîne, une chaîne sans fin; c’est une cellule de prison, une obscure prison ! »

Catherine chantait, elle aussi, lorsque rapidement, comme à son ordinaire, elle suivait le long chemin qui conduit de Sienne à San Rocco, elle chantait d’une voix si limpide (rapporte Caffarini) que les soeurs qui l’accompagnaient étaient émerveillées et qu’elles éprouvaient en quelque sorte l’impression que la Sainte s’était transformée en une tout autre personne. Mais ce n’étaient point de mélancoliques stornelli sur les douleurs et les peines de l’amour humain qu’elle chantait ; c’étaient des hymnes, des Laude, des psaumes, de pieux cantiques. Elle qui avait toutes ses entrées à (439) Santa Bonda, ne pouvait pas ne point connaître les Laude de Colombini. Or les connaître, c’était les aimer, et, à l’exemple des Jésuates elle a dû chanter : « Bien- aimé Jésus-Christ, celui qui t’aime bien t’ayant dans le cœur te désire; il ne se rassasie jamais de toujours te contempler. Je vais à travers le monde en chantant et en me réjouissant pour ton amour! [3] »

Diletto Giesu Cristo, chi ben t'ama
avendoti nel core si ti brama,
te sempre contemplando non si sfama :
cantare e giubilar vo' per tuo amore.

William Flete se souvient que, souvent, Catherine entonnait un cantique qui commençait ainsi : « Je suis devenue l’Épouse de Dieu, l’Épouse de Dieu car je suis vierge » et qu’elle le chantait en latin, tandis qu’elle chantait en italien le cantique de Noël qu’elle avait elle- même composé [4] :

Angeluzzo piccolino
che en Belleem è nato,
non ti paia cosi fantino
ch’è gle re incoronato.

Cher petit ange,
né à Bethléem,
ici-bas sur terre tu es un enfant,
mais un roi couronné dans le ciel.

Comme François d’Assise, Catherine était un jongleur de Dieu; elle était poète, comme lui, mais sa poésie était empreinte d’un caractère plus riche, plus varié, d’un esprit plus profond et moins naïf. Surtout elle possédait le don essentiel du poète, le don de créer (440) l’image parfaite, l’image qui, avec la précision d’une formule chimique ou mathématique, exprime la vérité. Ses lettres fourmillent de semblables images; celles qui ont été précédemment citées en contiennent plus d’une . (par exemple, dans la lettre aux prisonniers de Sienne, la comparaison entre le Christ et un chevalier bien armé). Souvent ses comparaisons sont humoristiques, comme lorsqu’elle qualifie le bréviaire d’épouse du prêtre, parce qu’il a coutume de se promener en le tenant sous son bras. En parlant des tentations, elle déclare qu’il en est d’elles comme des mouches dans une cuisine qui ne s’approchent point de la marmite en ébullition. Très joliment elle compare le cœur à une lampe, étroite du bas, large du haut — étroit par rapport à l’égoïsme mais largement ouvert à l’amour de Dieu ; l’huile qui entretient la flamme de la lampe c’est l’humilité, la patience, la douceur. Alimentée par cette huile, la lampe répand dans l’âme la lumière de la connaissance de soi-même, mais il faut qu’elle soit tenue parla main de la crainte du Seigneur. La vertu ressemble à une fleur — mais quand les fleurs restent trop longtemps dans l’eau elles empestent au lieu d’exhaler un suave parfum, et c’est ce qui se produit également pour la vertu quand elle veut s’épanouir dans un milieu mondain. L’âme est comme une cité ou un château fort; à la porte, veille le chien de garde de la conscience qui aboie à l’approche des ennemis. Mais quels sont la nourriture et le breuvage de ce chien? Il boit du sang et mange du feu : le sang du Christ et le feu du Saint- Esprit. Catherine emploie toute une série d’images concernant le sang du Christ : le bain du sang tue la (441) vermine du péché; le sang redonne au visage blême d’Adam de nouvelles couleurs; le sang jaillit du côté du Christ comme l’eau jaillit d’une source ou bien on le vend dans la bottega placée au milieu du pont conduisant au ciel. Cette plaie du côté du Christ est-elle aussi une bottega toujours ouverte, ou encore une cellule où se réfugie l’âme et où elle apprend à connaître Dieu ainsi qu’à se connaître elle-même. De même que pour Angèle de Foligno et Henri Suso, le Crucifix est pour Catherine le livre de vie, le grand livre ouvert dont les cinq plaies sanglantes du Christ forment les rouges initiales et dans lequel tous peuvent puiser la science de l’amour de Dieu et de la haine du péché. La croix est notre bâton sur la route du ciel, mais elle est aussi (et combien c’est bizarre!) la broche sur laquelle l’Agneau pascal de la nouvelle alliance fut rôti au-dessus du feu de la Passion, ou bien elle est le coursier sur lequel le Christ combattit contre l’antique ennemi. Jésus est une rose ravissante qui porta des fruits sur la Croix et, suivant un jeu de mots, les trois clous deviennent les clefs du ciel (chiovi, chiavi). Le corps du Christ est un tonneau de vin, dont on goûta le jour de la Circoncision, et auquel un robinet fut apposé lorsque Longin le transperça de sa lance. A la Circoncision, on retira au Christ un anneau de chair et, c’est par cet anneau, qu’il fit alliance avec l’humanité. Dans la personne du Christ Dieu descendit sur la terre comme sur un char de feu. Dieu est le feu qui emplit la barque de l’âme d’une cargaison de feu et de sang. La cité de l’âme doit se livrer à ce feu sacré et devenir la proie de ses flammes purificatrices.

(442)

L’âme est une cité, ou un jardin, ou une vigne. La cité a trois portes : les trois puissances de l’âme et seule la porte de la volonté est totalement à nous car elle est gardée par le libre arbitre. Sans le consentement de cette sentinelle, ni les démons ni aucune créature ne peuvent franchir cette porte et tant qu’elle reste inviolée lame demeure maîtresse d’elle-même. Devant cette porte, se trouve encore le chien de garde de la conscience qui, par ses aboiements, réveille la raison endormie. Dans le jardin ou le verger, c’est le libre arbitre qui est jardinier. En bon jardinier, il s’applique à retourner le terrain des sentiments, à sarcler les mauvaises herbes, à tailler les ronces et à planter des fleurs odoriférantes. Autour de la vigne s’élève une muraille dans laquelle s’ouvre une seule porte : celle de la volonté. Le cœur est placé au milieu de la vigne ainsi qu’une fontaine. Combien hideuses sont nombre d’âmes incultes, qui ressemblent plutôt à une forêt où croissent en liberté les herbes vénéneuses, les broussailles de l’orgueil et de la colère, les sarments sauvages de l’impatience; les fruits qu’elle produit sont si amers que nul ne peut les goûter. Alors la vigne est devenue sauvage, le verger est devenu un pré, où se nourriront les animaux immondes.

Parfois les images dont se sert Catherine peuvent paraître affectées — comme la comparaison sans cesse renouvelée entre le Christ crucifié et l’Agneau rôti, ou comme quand elle dit : « Il nous faut avoir les dents de la patience dans la bouche du désir ». Mais le plus souvent elles sont fines et profondes, comme lorsque, faisant allusion à une expression de saint Paul, elle déclare que l’acte d’accusation dressé contre l’humanité pécheresse (443) fut pour jamais solidement cloué à la Croix, et que « ce document était en peau d’agneau ». Les hérétiques veulent de leur propre chef interpréter l’Apocalypse de saint Jean et toutes les Ecritures, « mais les vérités éternelles », dit Catherine, « sont comme des étoiles que l’on distingue mieux des profondeurs du puits de l’humilité ». Ceux « qui toujours étudient sans jamais parvenir à la connaissance de la Vérité », elle les qualifie de « feuilles qui tournent au vent », expression qu’elle résume encore en désignant tout simplement les gens de cette espèce sous le nom de uomini da vento, « hommes de vent ». L’amour qui s’enflamme en présence du Maître et qui, à l’exemple de celui de Simon-Pierre, se répand en de solennelles promesses, n’est le plus souvent qu’un feu de paille qu’éteint la première ondée et dont il ne subsiste rien qu’une fumée noire. Ainsi en est- il de la paille et de l’arbre sec, mais quand l’arbre vert qu’est l’esprit convaincu s’embrase, il verse des larmes de dévotion, comme on peut s’en rendre compte, le soir auprès du feu, quand on l’allume avec du bois vert…

Ainsi qu’en témoignent nombre de ces expressions, Catherine était versée dans les saintes Écritures. Elle les lisait en latin, comme nous le voyons dans une lettre de Caffarini où il lui explique la différence qui existe entre les deux termes ablattatus (sevré du lait maternel) et adlattatus qu’il applique aux fidèles qui sucent la grâce de Dieu, de même que le nourrisson suce le lait de sa mère. Et elle les lisait tels que l’Église les place entre les mains de ses enfants : dans son livre de messe et dans son bréviaire. Le susdit passage (où d’ailleurs, (444) on doit en réalité lire ablactatus) est, par exemple, tiré du 130e psaume de la Vulgate et figure parmi les psaumes des vêpres du mercredi. Catherine connaissait le Nouveau Testament par les épîtres et les évangiles des dimanches et des jours de fêtes ; dans la même lettre, Caffarini la renvoie à la parabole des vierges sages et des vierges folles « telle que vous la connaissez par l’évangile des fêtes de confesseurs et des fêtes de vierges ».

A plusieurs reprises elle cite les propres paroles du Maître : « celui qui s’abaisse sera élevé », « avoir de la foi gros comme un grain de sénevé », « quand je serai élevé de terre, j’attirerai tout à moi », « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père », « je viendrai habiter au milieu de vous ».

Elle a connaissance des textes touchant le chemin étroit, la porte étroite, du témoignage que Jésus se rend à lui-même comme étant la voie, la lumière du monde, la source où peuvent venir puiser toutes les âmes altérées; elle a entendu ses lamentations sur Jérusalem; elle connaît les paraboles de l’ivraie semée parmi le froment, du serviteur infidèle, du grand festin, « la parabole du talent enfoui dans la terre, c’est-à-dire dans le désir des choses terrestres », explique-t-elle spirituellement; volontiers, elle rappelait le souvenir de la douce manière d’agir du Sauveur vis-à-vis du publicain, de Zachée et de la Chananéenne. Elle savait qu’un aveugle ne peut en conduire un autre, et elle savait à quel signe on reconnaît les véritables disciples du Christ.

Une parole de Jésus, celle-ci : « Quiconque ayant mis la main à la charrue, regarde derrière lui n’est pas (445) propre au royaume des cieux », a produit sur elle une impression profonde. Cette parole est au diapason d’une autre qui était également chère à Catherine : « Laissez les morts ensevelir leurs morts ». Elle lisait ici la condamnation de tout sentimentalisme, de tout retour maladif en arrière, de tout désir rétrospectif vers un passé qui n’est que tristesse et péché mais que nous aimons parce que c’était le nôtre. « Ma vie à moi dans le bien ou dans le mal, ma propre vie et jamais autre chose, » chante joliment mais faussement le poète. (Ernest Hello a, écrit là-dessus un chapitre pénétrant et terrible : Laissez les morts ensevelir leurs morts.) Ne point s’attarder parmi les morts, ne point désirer descendre dans la vallée des ombres, ne point regarder derrière soi mais, vaillamment, mettre la main à la charrue et enfoncer le soc de cétte charrue dans la terre dorée, sous le soleil matinal tamisé par le feuillage humide de rosée des oliviers, tel était pour Catherine l’idéal, le devoir, la vie. C’est pourquoi on lit sans cesse dans ses lettres : «Ne restez pas inactif, ne vous retournez pas, ne lâchez pas la charrue », ou encore (et quiconque a vu un ouvrier considérer son outil d’un air pensif et indécis saisira sa pensée) : « Ne détournez pas la tête pour regarder la charrue ».

Et dans ce vouloir de toujours aller de l’avant, elle se sent en étroite parenté avec saint Paul, le Vase d’élection, le Vase « plein de feu », (comme l’encensoir devant l’autel), avec Paul si ardemment épris de Jésus, Paul le porte-étendard delà croix, Paul, qui a enseigné à Catherine que la vie est un palio, une course : Paoluccio « mon petit Paul », ainsi qu’elle l’appelait (446) familièrement et tendrement. En lui elle trouve la science du salut, car « il se mire dans l’œil de Dieu »; elle apprend de lui à se dépouiller d’Adam pour se revêtir du Christ, à se former à la ressemblance de Jésus, à ne se glorifier que de la croix. Comme lui, elle sait que les souffrances du temps présent ne peuvent être comparées aux splendeurs à venir; comme lui, elle est transportée d’allégresse parce que rien ne peut la séparer de son Maître : ni la faim, ni la soif, ni les persécutions, ni le feu, ni le glaive, ni les choses présentes, ni les choses futures, « à moins que j’y consente moi- même ».

Des Pères de l’Église, Catherine nomme simplement Agustino (ainsi qu’elle a coutume de l’écrire), Jérôme, Grégoire le Grand, et quelquefois Bernard de Clair- vaux. Elle parle de saint Thomas d’Aquin, le grand philosophe dominicain (qu’elle a vu siéger à la place d'honneur sur la fresque d’Andrea di Firenze, dans la Cappella degli Spagnuoli à Florence, Moïse, David, Paul et Jean eux-mêmes ayant dû lui céder le pas !) — mais elle n’a sûrement pas lu ses œuvres. La ressemblance que l’on peut trouver entre elle et lui provient de l’identité de leurs pensées fondamentales. Saint Thomas dit : « Les hommes conçoivent différemment les choses selon leurs dispositions. Celui dont la conscience est droite, les voit telles qu’elles sont en réalité. Celui dont la conscience est faussée, les comprend confusément et à tort. » Comme on le verra c’est là la doctrine de Catherine sur le fondement éthique de la connaissance, sur la connaissance de la vérité en tant que fonction de conscience. « Chacun a l’intelligence (447) des choses suivant ses capacités, » dit-elle dans le Dialogue, et par « capacité » elle entend la disposition morale, la volonté pure et sans réserve d’accepter la vérité.

Catherine a-t-elle connu Dante? Le 30 janvier de l’année qui suivit sa mort, l’un de ses fils spirituels, Bonagiunta di Grazia, écrivit à Neri di Landoccio qui vivait alors à Sienne, près de la Porta San Maurizio; dans sa lettre se trouve cette phrase : « S’il t’est possible de m’envoyer le morceau de Dante (quello pezo del Dante) que j’ai laissé là-bas, je le prie instamment de me le faire parvenir! » Neri di Pagliaresi était poète et nous voyons dans cette missive qu’il a emprunté à son ami l’une ou l’autre des œuvres de Dante — un chant de la Divine Comédie ou bien la Vita Nuova. Il est également vraisemblable que, dans le cercle de Catherine, on ait fréquemment lu à haute voix les vers du célèbre Florentin, de même que, de nos jours, la jeunesse toscane sait réciter par cœur de longs morceaux de Dante.

Et il est possible qu'une de ces réminiscences ou quelque image particulièrement saisissante, soit restée gravée dans la mémoire de Catherine et qu’ensuite lorsqu’elle écrivait, elle ait glissé sous sa plume. Par exemple, nous trouvons, chez l’un et chez l’autre, la parabole du bois vert que le feu fait pleurer ; mais, au fait, la Siennoise a si souvent vu cela de ses propres yeux qu’elle n’a eu besoin d’emprunter à personne sa comparaison [5].

Car, en vérité, Catherine était poète. Elle qui entendait les corbeaux crier cras, cras! « demain, demain! »

 

LA VITA MONDANA

(fresque d’Orcagna).

 

de même que le paresseux; elle qui voyait la clef de la porte du paradis, ternie par le péché, retrouver son éclat dans le sang du Christ et qui savait que l’on doit humblement courber la tête pour entrer par cette porte, possédait un trésor suffisant dans sa propre fantaisie. C’était d’ailleurs une comparaison qu’elle employait souvent que l’homme, l’âme est un arbre. Un arbre d’amour, un arbore d’amore. « O très chère fille », s’écrie-t-elle dans une lettre à Benedetta Salimbeni, « ne vois-tu pas que nous sommes un arbre d’amour, puisque nous sommes créés par amour... Et Dieu a donné à cet arbre pour le cultiver un jardinier qui est le libre arbitre... Cet arbre possède la raison dont peut se servir le libre arbitre, il possède l’œil de l’intelligence qui connaît et voit la vérité, quand il n’est pas obscurci par le nuage de l’amour propre. Avec cette lumière, le jardinier voit où doit être planté l’arbre, car s’il ne le voyait pas et ne jouissait de cette douce faculté de l’intelligence, il pourrait s’excuser et dire : « J’étais libre, mais il m’était impossible de voir où je devais planter mon arbre, si c’était en haut ou en bas! » Mais il ne peut le dire parce qu’il a l’intelligence (intelletto) qui découvre et la raison (ragione) qui fixe l’âme dans l’amour du bien et par laquelle l’âme peut être entée sur l’arbre de vie, le Christ, le doux Jésus. Il doit donc planter son arbre là où l’œil de l’intelligence a découvert le lieu et la terre les plus favorables pour lui faire produire des fruits de vie. Très chère fille, si le jardinier, le libre arbitre, plante l’arbre où il doit être planté, c’est-à-dire dans la vallée de la véritable obéissance et non pas sur la montagne de l’orgueil, il produit alors (449) les fleurs embaumées des vertus et surtout cette fleur, belle entre toutes, de la gloire du nom de Dieu... Cette fleur, Dieu la veut pour lui, mais il veut que le fruit soit pour nous, car il n’a pas besoin de nos fruits. Il est Celui qui est, tandis que nous sommes ceux qui ne sont pas et, par conséquent, c’est nous qui avons besoin de lui. Nous n’existons pas par nous-mêmes mais par lui; Il nous a donné l’être et toute grâce ajoutée à l’être. Et comme l’éternelle et souveraine volonté voit que l’homme ne vit pas de fleurs mais seulement de fruits (car la fleur nous ferait mourir et le fruit nous fait vivre), Il prend pour lui la fleur et nous laisse le fruit. Et si, dans son ignorance, la créature veut se nourrir de fleurs, c’est-à-dire si elle veut prendre pour elle-même la gloire et la louange qui ne sont dues qu’à Dieu, elle se prive de la vie de la grâce et se donne la mort éternelle. Mais si notre arbre est planté au bon endroit, il croît de telle sorte que la cime de l’arbre, c’est-à-dire l’affection de l’âme ne se voit plus de la terre parce qu’elle est unie au Dieu infini par l’amour [6]. »

Dans ces lignes déjà, le poète qu’est Catherine fait place au penseur, si toutefois il est possible d’établir une distinction entre les deux, la poésie n’étant chez la Siennoise que la forme naturelle de sa philosophie.

C’est bien en effet une philosophie qu’elle prêche et une philosophie qui lui est entièrement propre, provenant de sa profonde connaissance de l’humanité, « infuse, non acquise », comme dit Pie II dans sa bulle de canonisation. L’essence de l’âme, nous apprend Catherine, c’est l’amour ou la volonté. La volonté peut (450) choisir entre deux voies : l’extérieure et l’intérieure. Par l’extérieure, la volonté s’attache à l’amour des créatures, au monde, à la chair : c’est là l’égoïsme, l’amour- propre sensuel. Par l’intérieure, la volonté s’épanouit dans l’amour de Dieu et du prochain, dans le renoncement, l’oubli de soi, le sacrifice, et celui-là est le véritable amour, le seul qui, à proprement parler, soit digne de ce nom. Ces deux tendances de la volonté aboutissent par deux voies différentes, à deux mondes opposés l’un à l’autre. L’égoïsme mène au trouble, aux ténèbres, aux passions, à une impatience et une inquiétude perpétuelles, en d’autres termes : il conduit à l’enfer; tandis que les fruits du véritable amour sont la paix, la lumière, la joie, c’est-à-dire : le ciel.

Le choix entre ces deux voies se ferait a priori (car quel est donc celui qui ne désire pas être heureux?) si le jugement humain était impartial et droit. Mais, comme la volonté, l’amour, est la faculté primordiale de l’homme, tandis que l’intelligence n’est qu’un instrument, celle-ci dépend nécessairement de celle-là. Autrement dit : la connaissance de la vérité dépend de la tendance de volonté de celui qui est à sa recherche. Une qualité morale est en même temps une faculté intellectuelle d’où résulte une double affinité psychologique, — l’égoïsme a de l’antipathie pour la vérité, de la sympathie pour l’illusion, et inversement.

Catherine explique ainsi que, tel un nuage, l’amour- propre obscurcit l’œil de l’intelligence en sorte que l’égoïsme se trouve incapable de reconnaître la vérité. Pour Catherine, distinguer la vérité du mensonge n’est pas seulement une opération intellectuelle, mais aussi (451) et même surtout une opération morale qui devient impossible, quand font défaut certaines qualités morales. On ne connaît que ce que l’on est digne de connaître. Corde intelligitur.

En tant que tournure d’esprit inaccessible à la vérité, l’égoïsme est synonyme d'orgueil. Son antipode est l’humilité qui, détruisant les obstacles suscités par le Moi, rend l’âme apte à connaître la vérité. Aussi longtemps que l’homme se complaît dans l’amour-propre, il est condamné, au sens littéral de ce mot, condamné à vivre sans bonheur, sans lumière et sans joie. Le salut consiste à passer de cette existence tourmentée que mène l’homme charnel à la vie dans la vérité, à cette vraie vie qui seule est véritablement digne d’être vécue. Et ce changement est amené par l’expérience, à savoir l’expérience amère de la vanité de toutes choses. Tutto passa come il vento, « Tout passe, tout passe comme le vent ». Et : tanto si perde con dolore quanto si possiede con amore, « plus on a aimé quelque chose, plus on souffre de l’avoir perdu ». Ceci est en effet le point faible de toute philosophie panthéiste. Aussi est-ce sur ce point vulnérable que se dirigent toujours les attaques de Catherine lorsqu’elle veut convertir les adorateurs de ce monde. Tout disparaîtra, leur crie- t-elle, et que vous restera-t-il d’autre qu’une poignée de feuilles mortes? Si Catherine Benincasa eût vécu au XIXe siècle, elle aurait, d’un cœur profondément sympathique donné raison à son compatriote lorsque, accablé par « l’immense vanité de toutes choses », celui-ci chantait à son cœur :

 (452)

 

Non val cosa nessuna
i moti tuoi, nè di sospiri è degna
la terra. Amaro e noia
la vita, altro mai nulla; e fango è il mondo [7].

Pour Catherine, comme pour Leopardi, la vie d’ici- bas considérée en elle-même et pour elle-même, n’était que « ténèbres et amertume », elle lui paraissait « hideuse et sombre, remplie de puanteur et d’ordures [8] ».

Mais là prend fin la concordance d’idées entre la Siennoise et le poète de Recanati. Cette misérable existence n’est point pour l’homme la seule éventualité. Au-dessus de toutes ces choses passagères qui se fanent et se corrompent, il y a quelque chose d’éternel et d’impérissable qui demeure toujours vert : c’est ce qu’elle appelle la vita durabile, la vie qui jamais n’aura de fin. Or, une seule chose est nécessaire pour entrer dans cette vie : la conversion. La volonté de l’homme peut faire volte-face et se détacher du monde. A l’instant même, son regard cesse d’être obscurci par la brume qui s’élève des marais du Moi; l’œil de l’intelligence devient limpide et, au milieu de cet œil, se trouve, suivant l’expression de Catherine, « la prunelle de la foi ». Car, à son avis, il existe si peu de contraste entre la foi et la connaissance que, pour elle, la foi est tout simplement le perfectionnement de la connaissance, une conviction qui naît spontanément dès que l'âme n’a plus intérêt à nier. C’est par égoïsme que l’on est incrédule. Quand l’égoïsme est vaincu, la foi se trouve tout naturellement, car, d’aveugle on est devenu voyant. Corde creditur.

Et que voit alors l’âme affranchie? Deux choses, (453) répond Catherine : elle se voit elle-même et elle voit son Dieu. Elle a pénétré dans la cellule de la connaissance d’elle-même qui est en même temps celle de la connaissance de Dieu. Là, elle se trouve devant le « double abîme », comme disait Angèle de Foligno; là, elle se voit elle-même comme celle qui n'est pas, tandis qu’elle voit Dieu comme Celui qui est et duquel l’homme tient tout son être. Autrement dit, l’homme reconnaît qu’il n’est qu’une créature, ce qui constitue la base de toute philosophie chrétienne ; il ne se considère point, au sens panthéiste, comme une partie du grand Tout, ni, au sens moniste, comme une partie du grand Rien, mais bien comme une créature qui, au pied de la lettre, est redevable de tout au Seigneur. D’après Catherine la création est le plus insigne des bienfaits de Dieu, celui d’où découlent tous les autres.

A ce bienfait de la création se relie surtout la seconde grande oeuvre de Dieu : la rédemption. La création doit provoquer en nous la reconnaissance, la rédemption appelle notre amour. La croix se dresse dans la cellule de la connaissance de soi-même; dans cette cellule « nous trouvons le sang ». L’incarnation du Verbe, la passion, la mort sur la croix témoignent de l’amour que l’Être éternel porte à ses créatures. A la croix est suspendu Celui que son amour et non les trois clous y retient fortement attaché : le Christ, il Pazzo d’amore. Avec ardeur il répand son sang et dans ce bain de sang meurt le vieil homme et renaît l’homme nouveau. Cette vie nouvelle éclot dans un sentiment que Catherine compare volontiers à une lame à double tranchant, un double sentiment dont l’un (454) des tranchants est l’amour du Dieu, qui nous a sauvés, et de ce qui lui plaît, l’autre la haine de ce qui lui déplaît, en particulier le Moi, la Chair, le Monde. D’un côté, l’amour de Dieu, l’amour du prochain, le zèle pour le salut des âmes; de l’autre, la haine de soi-même, la haine du moi, la haine du monde. C’est avec ce couteau que doit être taillée la vigne de l’âme. Muni de cette arme, l’homme régénéré entreprend une sainte lutte à mort contre Adam, le fils de la terre qu’il était primitivement. Ces deux sentiments, ainsi que deux anges vêtus de blanc, veillent au bord de la tombe du vieil homme.

Mais nous ne pouvons pas vivre sans amour. L’ascèse et les pénitences ne suffisent point. Le feu ne peut être éteint que par le feu, l’amour du siècle ne peut être vaincu que par un nouvel et plus profond et éternel amour. Et, lorsque le choix se pose entre ces deux amours, il est en réalité inconcevable qu’on puisse choisir le moindre. Il est si aisé de reconnaître à leurs fruits ce que valent l’un et l’autre. L’amour- propre rend cruel, impatient, insupportable à soi- même et aux autres; il est puéril et se lamente, étant toujours porté à se plaindre; il est craintif et frémit si seulement une feuille s’agite. Il s’attache désespérément aux créatures et aux choses terrestres et vit, dès lors, dans la crainte perpétuelle de les perdre; il est pour l’âme comme un incessant et intolérable tourment, car, pour tout dire, il est identique au « ver qui ne meurt pas» et au « feu qui ne s’éteint jamais ». Non seulement ce genre d’amour ne procure aucune force, mais il nous prive de celles que nous possédons (455) et il est si misérable et vil qu’il entraîne l’homme à la servitude en faisant de lui le serviteur et l’esclave de ce qui est périssable, et en le dépouillant de sa grandeur et de sa dignité. Celui-là est l’amour qui donne la mort : le ténébreux amour qui mène au péché « car nous ne pouvons rien considérer ni aimer en dehors de Dieu sans que nous engendrions aussitôt la mort. Il faut que nous aimions en Lui et pour Lui. »

A cet amor mortale, amor tenebroso, Catherine oppose le véritable amour qui ne se recherche pas lui-même mais qui cherche la gloire de Dieu, qui affranchit de la crainte des hommes et fortifie l’âme, qui nous inspire le mépris de nous-mêmes, l’horreur du monde et l’amour de la croix. Cet amour vrai, qui nous revêt de la volonté de Dieu, prend pour devise : « A Dieu l’honneur, au prochain l’amour, la haine et le mépris pour moi-même. » Et l’âme se trouve ainsi comblée de l’avant-goût du ciel. Dépouille-toi de ta volonté propre et tu auras la paix! Au sein de la détresse, nous resterons paisibles, nous ne craindrons rien au milieu des dangers. Etre les serviteurs de Dieu, c’est être les maîtres. « Celui qui possède la foi est libre et non plus esclave de sa propre sensualité, puisqu’il l’a foulée au pied, méprisée et immolée avec le glaive de la haine et de l’amour, c’est-à-dire de la haine du vice et de l’amour du Christ. Dans cette douce servitude l’âme est devenue reine et maîtresse car elle ne s’est pas recherchée pour elle-même, mais pour Dieu, et c’est en Dieu qu’elle aime le prochain sans avoir égard à son avantage personnel.

« Quelle est la langue qui pourrait traduire la paix (456) dont jouit l’âme croyante? Non pas qu’elle soit à l’abri des flots et des tempêtes de la mer, mais sa volonté reste en paix, parce qu’elle s’est unie à la douce volonté de Dieu. La tempête équivaut donc pour elle au repos, car elle ne s’inquiète nullement de son sort. Elle sert son créateur, qu’il veuille la guerre ou qu’il veuille la paix; la guerre et la paix lui sont également chères parce qu’elle voit à la lumière de la foi que toutes deux procèdent du même amour... En qualité de serviteurs de Dieu nous régnons en cette vie par la grâce, et nous triomphons du monde, de la chair et du démon. Nous sommes volontairement fixés par les liens de la charité et d’une véritable et sainte patience dans l’humilité et la mansuétude. Et un jour viendra, où nous régnerons dans la vie qui ne finira jamais

« Courage, mes enfants bien-aimés, correte questo palio, quel que soit celui d’entre vous qui remporte le prix, vous l’aurez tous remporté puisque vos cœurs ne font qu’un. Et, afin de pouvoir mieux courir, désaltérez-vous, enivrez-vous dans le sang du Christ [10]. »

Puis Catherine condense toute sa philosophie dans cet hymne à la gloire du précieux sang :

« Avec son sang il a lavé la face de notre âme; par le sang qu’il répandit avec une telle ardeur d’amour et une véritable patience, il nous a fait renaître à la vie de la grâce; le sang couvrit notre nudité car il nous revêtit de la grâce; la chaleur du sang fit fondre la glace et réchauffa la tiédeur de l’homme; les ténèbres se dissipèrent dans le sang, et la lumière se fit jour. L’amour-propre fut anéanti dans le sang, tant il est vrai que l’âme qui voit qu’elle est aimée jusqu’au sang (457) a sujet de sortir du misérable amour d’elle-même pour aimer le Rédempteur qui a donné sa vie avec une telle ardeur d’amour et de course éperdue vers la mort ignominieuse de la croix. Si seulement nous le voulons, le sang du Christ sera notre breuvage et sa chair notre nourriture; la faim de l’homme ne peut être assouvie d’aucune autre manière et sa soif ne peut être apaisée que par le sang. Si l’homme possédait le monde entier il ne pourrait suffire à le rassasier puisque les choses du monde lui sont inférieures. Il ne peut se rassasier que dans le sang, car le sang est imprégné de la divinité éternelle de l’Être infini dont la nature est supérieure à celle de l’homme [11]. »

Le sang et le feu — voici les deux termes en lesquels se résume le message que Catherine transmet au monde. Le salut consiste à boire le sang, à se baigner dans le sang et à périr dans les flammes. Toutes les préoccupations égoïstes et mondaines, tous les sentiments terrestres ou purement naturels s’évanouissent dans le sang. Le feu consume l’arbre sec de notre volonté propre, le bois humide de notre nature sensible et tout ce qui, dans l’âme, n’est pas entièrement conforme à « la douce volonté de Dieu ». Dans le feu, nous sommes martelés à la ressemblance du Christ, jusqu’à ce que nous ne fassions plus qu’un avec lui, plus qu’un avec le feu, afin que s’accomplisse cette parole du Christ, qui ne figure pas dans l’Évangile mais que Catherine sait avoir été prononcée par Lui : « Je suis le feu, vous êtes les étincelles! »

Ceci est la moelle du christianisme — « nous sommes privés de Jésus dans la mesure où nous restons (458) attachés à nous-mêmes. » Pour aller au ciel il n’y a pas d’autre voie que celle-ci : « se perdre soi-même », « chercher l’honneur de Dieu, le salut des âmes, la paix des États. » Et « moi, misérable femme, je ne suis pas sur terre pour autre chose [12] ».

(459)

 

IX - « Le Dialogue »... 460

 

Aux environs de Sienne, s’élève une multitude de petites églises et de petites chapelles, parfois au beau milieu d’un champ d’oliviers dont le feuillage gris argent s’incline sur une façade qui, avec ses deux piliers plats supportant un fronton triangulaire, rappelle souvent un temple antique, un petit sanctuaire païen dédié aux divinités des champs. Ou bien l’une d’elles est située au sommet d’un tertre rond; sa muraille blanchie à la chaux se détache sur un épais rideau de cyprès noirs et, si l’on s’assied au soleil, sur l’herbe flétrie par l’hiver, au pied du mur de la chapelle, on jouit d’une vaste perspective sur la campagne. On voit çà et là des fermes entourées de grandes meules en forme de ruche; en bas, dans la vallée, un pont qui franchit le Tressa; au loin, de plus petites collines couronnées de cyprès; puis, tout à fait dans le lointain, le désert jaune, onduleux, immobile de la Creta et les lignes bleues de Monte Oliveto, de Santa Fiora et de Monte Amiata. Il arrive aussi qu’on découvre une église de ce genre une après-midi où, tout en se promenant, l’on entend à peu de distance carillonner des cloches — ces petites cloches italiennes — si pittoresquement suspendues dans leurs clochetons, (460) et dont les voix argentines peuvent faire entendre un appel merveilleusement pénétrant, précipité, empressé comme si c’était la onzième heure : « Viens, viens, viens tout de suite ! » On s’engage alors sur une route qui grimpe entre des murs et d’où Fon a quelques aperçus sur l’intérieur de jardins plantés de figuiers, de néfliers et d’oliviers; sous ces arbres poussent des fèves et des citronnelles aux grandes feuilles; puis tout à coup, la route bifurque sur un chemin pavé, en haut duquel sonnent les cloches. Au sommet de la colline apparaît une petite église rose pâle, tout près de la chapelle se trouvent un presbytère blanchi à la chaux avec ses volets verts, à demi tapissé de vignes, et un cimetière abandonné, entouré d’un mur; dans l’un des coins de ce cimetière s’élève un énorme cyprès. Et si l’on s’assied sur le mur bas pour contempler au-dessous de soi les oliviers dans les champs et, si c’est justement un jour de printemps, les feuilles sombres de l’année passée forment comme des taches d’un vert foncé dans le jeune feuillage argenté qui miroite au soleil, portant d’humbles fleurettes jaunes.

En de tels lieux on se laisse aller à des rêves érémitiques. Ah! vivre ici, loin de tout, loin des joies du monde et des plaisirs des yeux qui jettent le trouble dans l’âme, vivre paisiblement et simplement, entendre la messe de bonne heure le matin dans la petite chapelle, travailler solitairement et assidûment tout le jour, prendre à la main son chapelet à l’heure difficile où le ciel flamboie et s’embrase comme de l’or et du sang et où l’immense vallée, bleuie par le crépuscule, ressemble à une coupe remplie de violettes tandis (461) qu’un feu doré s’allume au loin dans la montagne et qu’une voix s’élève des champs couverts d’ombre, entonnant un plaintif stornellodolore rime avec amore, canto avec pianto

Ainsi rêve un enfant du XXe siècle, mais l’homme du moyen âge ne se contentait pas du rêve. Au XIVe siècle, toute la contrée de Sienne était peuplée d’ermites et le gouvernement tenait à honneur de se charger de leur subsistance. Une vraie colonie d’ermites s’était installée entre la Porta Camollia et la porte extérieure du même nom. Hors la Porta Tufi, demeuraient lesdits Apostolini. Après la mort de Catherine de Sienne, son disciple Neri di Pagliaresi se retira dans l’ermitage d’Agromagio aux environs de Florence. Fra Santi da Teramo qui autrefois avait été l’ami de Giovanni Colombini et du saint chartreux de Maggiano, Pietro Pietroni, était ermite du vivant de Catherine. Nous ne savons plus où se trouvait l’ermitage de Fra Santi. Peut-être était-ce en dehors de la Porta Tufi, là même où, un quart de siècle plus tard, saint Bernardin tenta de devenir ermite mais y renonça après une seule journée d’essai? Peut-être était-il situé parmi les cyprès sur la colline de Buccianino non loin de la Chartreuse où Dom Pietro Pietroni avait mené une vie de prière et de pénitence et avait enduré, à l’heure de sa mort, les tourments infernaux qui eussent été le partage du grand pécheur Boccacio? Nous l’ignorons. Mais nous savons qu’en octobre 1378, Catherine écrivit son livre sur les voies du salut — le Livre — dans l’ermitage de Fra Santi [1].

Ser Cristofano Guidini écrit dans ses mémoires au (462) sujet de ce chef-d’œuvre littéraire de Catherine : « La dite servante du Christ accomplit encore une œuvre digne d’être remarquée, à savoir, elle dicta un livre de l’importance d’un Missel alors qu’elle était abîmée dans l’extase, ayant perdu l’usage de tous ses sens, excepté celui de la parole. Dieu le Père parlait en elle, et elle lui répondait, l’interrogeait, et même répétait les paroles qui venaient de lui être adressées, en même temps qu’elle posait des questions, et tout ceci était énoncé en italien     Elle parlait, et quelqu’un transcrivait; tantôt Ser Barduccio Canigiani, et tantôt Neri di Landoccio. Quand on fait le récit de telles choses, on a peine à les admettre, mais ceux qui les ont entendues et mises par écrit sont d’un autre avis; or, je fais partie de ceux-là [2]. »

Nous avons reçu de Stefano lui-même le témoignage qu’il fut l’un de ceux auxquels Catherine dicta son livre : ce fut également lui qui le traduisit en latin afin qu’il pût être lu par le monde catholique tout entier [3].

Et, comme vient de le prouver le Père Hurtayd dans la préface de sa traduction française de cet ouvrage assez important (400 pages dans la nouvelle édition italienne) il fut écrit en l’espace de cinq jours (entre le 9 et 13 octobre 1378). Il n’y a là rien d’impossible ni de miraculeux. Par exemple, Nietszche composa la seconde partie de a Also sprach Zarathrustra » en dix jours, du 26 juin au 6 juillet 1383. Or, Catherine n’avait même pas à tenir la plume, elle n’avait qu’à dicter, et nous savons que son verbe ressemblait à un fleuve rapide.

 (464)

Catherine elle-même a raconté dans une lettre à Raymond de Capoue comment fut composé ce livre, et en a donné un court aperçu. Tout d’abord, elle remercie l’ami absent d’une bonne et joyeuse missive qu’elle a reçue de lui, et justement arrivée le jour de la fête de Saint-François d’Assise (4 octobre). Puis, selon son habitude, parlant d’elle-même à la troisième personne en tant que « servante de Dieu », elle poursuit :

« Et par un effet de la grâce divine, elle ressentit un désir plus grand et une allégresse surnaturelle; elle attendait le matin pour assister à la messe, c’était le jour de Marie. Quand fut venue l’heure du saint sacrifice, elle s’agenouilla à sa place habituelle avec une vraie connaissance d’elle-même et rougissant devant Dieu de son imperfection; par l’ardeur de son désir, elle s’élevait au-dessus d’elle-même, elle fixait l’œil de l’intelligence sur la Vérité éternelle et lui adressait quatre demandes, en s’offrant, elle et son Père spirituel, pour l’Épouse de la Vérité.

« Et avant tout elle implorait la réforme de la sainte Église. Alors Dieu se laissant vaincre par ses larmes et enchaîner par ses désirs, lui disait : « Vois, ma très chère fille, combien l’Église a souillé sa face par le vice et l’amour-propre, combien elle est enflée par l’orgueil et l’avarice de ceux qui se nourrissent sur son sein! Mais recueille tes larmes et tes sueurs qui jaillissent de la source de ton amour pour moi afin de laver cette face, car je t’affirme que sa beauté lui sera rendue non par le glaive, la violence et la guerre, mais par la paix, par les humbles et persévérantes prières, les sueurs et les larmes de mes (464) serviteurs. Je réaliserai ainsi ton désir, et en aucune circonstance ma Providence ne te fera défaut. »

Et encore que le salut du monde entier fût compris dans cette demande, la prière de Catherine entrait davantage encore dans le détail, implorant pour tous et pour chacun. Dieu lui montrait alors avec quel immense amour il avait créé l’homme et il disait : « Vois, ma fille, combien tous m’outragent par toutes sortes de péchés et surtout par ce misérable et abominable amour d’eux-mêmes, grâce auquel ils ont empoisonné le monde entier. Vous qui êtes mes serviteurs, portez-y remède par vos nombreuses prières, afin d’apaiser la colère du jugement de Dieu. Apprends que nul ne peut m’échapper. Ouvre l’œil de ton intelligence et regarde dans ma main ! » Et, levant son regard, elle vit le globe terrestre renfermé dans la main de Dieu. Et il répétait : «Je veux que tu saches que nul ne peut m’échapper; tous m’appartiennent par la justice ou par la miséricorde; et, parce qu’ils sont sortis de moi, je les aime d’une manière ineffable, et j’aurai pitié d’eux à cause de mes serviteurs. »

« Alors le feu de son désir augmentait encore; elle était en même temps heureuse et affligée (beata e dolorosa), et elle rendait grâces à la bonté du Seigneur, comprenant qu’il lui avait révélé les défauts des créatures pour la contraindre à se montrer à l’avenir plus fidèle et plus zélée. L’ardeur du saint amour grandissait en elle de telle sorte qu’elle méprisait la sueur qui inondait son corps, parce qu’elle aurait voulu que ce fût une sueur de sang. Elle se disait à elle-même : « Mon âme, tu as gâché toute ta vie et c’est pour cette (465) raison que tant de maux et de calamités ont fondu sur le monde et sur la sainte Église... Je veux donc maintenant que tu le répares au moyen d’une sueur de sang [4] ! » Alors cette âme, excitée par ses saints désirs, s’élevait plus haut et contemplait avec l’œil de l’intelligence la charité divine. » Et c’est alors que Catherine voit le Pont — le seul qui, passant au-dessus du fleuve du monde, conduise au rivage de la vie!...

Il est rapporté dans la vieille légende de San Galgano, l’un des patrons de Sienne (l’autre était San Ansano), qu’étant adolescent il eut une vision. L’archange saint Michel lui apparut et lui dit : « Suis- moi! » Sur quoi Galgano se leva, saisi d’une vive crainte et d’une joie immense, et suivit les pas de l’ange jusqu’à ce qu’il parvînt au bord d’un fleuve au-dessus duquel était jeté un pont. Et ce pont était si long qu’on ne pouvait le franchir sans grands efforts. Sous le pont se trouvait un moulin dont la roue, tournant sans arrêt, représentait, lui sembla-t-il dans sa vision, les choses terrestres sujettes à un changement perpétuel et constamment entraînées par le courant, ces choses fugitives, frivoles et périssables. Puis ayant traversé le pont il arriva dans une belle prairie couverte de fleurs [5].

Saint Galgano mourut en 1181 et sa légende devint populaire à Sienne. Il n’est pas douteux que Catherine ait souvent entendu raconter ce que l’on raconte aujourd’hui encore à Sienne et surtout à Chiusdino, le village natal de Galgano.

Cette image de la vision du saint : le pont difficile à franchir, l’eau qui tourne la roue du monde (la (466) roue qu’emploie déjà l’apôtre Jacques pour symboliser la vie temporelle, perpétuellement changeante) puis, au-delà du pont le beau paradis aux prairies parsemées de fleurs, cette image doit, nécessairement, avoir produit une vive impression sur l’esprit de Catherine. Elle la reprend, la transforme, mais l’idée fondamentale reste la même : le pont du Salut et le fleuve du monde aux ondes fuyantes (n’ayant pas besoin du moulin elle le laisse de côté, l’eau est, à elle seule, un symbole suffisant de ce qui passe). Ceci devient la pensée principale de son livre. Et elle coïncide avec une antique notion chrétienne : celle des trois pas dans la vie de piété ou des trois voies : via purificativa, le dépouillement des choses terrestres; via illuminativa, l’illumination de l’âme; via unitiva, l’union avec Dieu, avec l’amour éternel. On trouve déjà ces trois degrés de détachement du moi et du monde chez les néo-platoniciens, et plus tard chez Denys l’Aréopagite par l’intermédiaire duquel ces idées passent dans la mystique chrétienne. On les rencontre chez saint Basile et, plus tard, chez Bernard de Clairvaux. Ce dernier dépeint les trois pas comme trois baisers : le baiser sur les pieds, le baiser sur la bouche et le baiser sur la plaie du cœur de Jésus, osculum pedum oris, cordis. Saint Bonaventure expose la même doctrine sous la figure des trois paires d’ailes des Séraphins, et nous la trouvons sous forme de légende dans le 48e chapitre des Fioretti, où frère Jean de l’Alverne reçoit la permission de baiser d’abord les pieds de Jésus, puis ses mains et enfin sa poitrine, « et de la bouche de frère Jean (467) qui avait bu à la source de la sagesse divine dans la sainte poitrine du Sauveur sortaient de merveilleuses et célestes paroles qui convertissaient tous les cœurs dans lesquels elles tombaient, et portaient de grands fruits dans les âmes! » La mystique dominicaine allemande est imprégnée de ces pensées qu’Henri Suse formule en ces trois phrases qui servent d’épigraphe aux trois parties de ce volume : entbildet werden von der Welt, gleichgebildet werden mit Gott, überbildet werden in die Gottheit. C’est l’antique doctrine de saint Paul : «n’avoir rien de commun avec ce monde, mais se former à la ressemblance du Christ pour avoir part à la vie éternelle de Dieu ». C’est la doctrine de saint Jean l’évangéliste : « N’aimez ni le monde, ni les choses du monde. » C’est la propre parole austère du Maître : « Que celui qui veut venir après moi prenne sa croix. » Le monde est la voie large de la mort, la croix est la porte étroite de la vie, l’échelle aux sanglants échelons. Voici les conditions — il n’en existe point d’autres. Tel est l’idéal monastique, l’idéal de la vie du cloître et par conséquent l’idéal chrétien. Le moine est le parfait chrétien. Tout ce qui ne mène pas à la cellule, mène au monde — tout ce qui n’est pas claustrum est seculum. Or, Jésus ne « prie pas pour le monde ». Il s’agit donc de vivre dans le monde comme « ceux qui n’en sont pas », comme des « pèlerins et des voyageurs». «Nous n’avons point ici-bas de demeure permanente, nous cheminons vers celle qui nous est promise. » Notre maison — ou notre « cité », comme dit la Vulgate— c’est la Jérusalem céleste: Civitas Dei.

(468)

Il y a deux cités où l’on atteint, il y a deux chemins que l’on parcourt, il y a deux amours qui, chacun par sa propre voie, aboutissent à leur cité propre : amor proprio et caritas, le faux et sombre « amour» et le véritable Amour. Comme dans toutes ses lettres, comme dans le testament spirituel (documentum spirituale) qu’elle dicta le 7 janvier 1376 à son ami et disciple l’Anglais William Flete de Lecceto, laSiennoise insiste également dans le Dialogue sur cette grande vérité qui fut la base de sa vie. « L’amour-propre », disent les notes écrites par l’Anglais sous la dictée de Catherine, a est cause de tout mal et de la ruine de tout bien... L’homme réellement bien disposé spirituellement aime Dieu seul et, pour son amour, désire ardemment le salut des âmes. Toutes ses facultés sont dévouées à ce but. Il juge tout selon la volonté du Seigneur (c’est-à- dire en se plaçant au point de vue divin) et non pas selon celle des hommes. S’il est privé de telle ou telle consolation, il songe aussitôt : « Ceci m’advient par la permission de Dieu, par sa Providence, et, en m’envoyant toutes sortes d’épreuves, il ne veut et ne cherche qu’une seule chose : ma sanctification » ! Et cette pensée transforme l’amertume en suavité [6] !»

D’accord avec ceci, Catherine ajoute dans la lettre à Raymond où est développée la pensée fondamentale du Dialogue :

« Mais ma troisième prière fut pour le salut de votre âme. Et l’Éternel y répondit en me disant : « Je veux, ma fille, qu’il s’applique soigneusement à le poursuivre. Mais ni lui, ni toi, ni personne, vous ne pourrez rien sans souffrir les nombreuses persécutions (469) que je permettrai. Dis-lui qu’aussi sincèrement il désire l’honneur de mon nom, aussi sincèrement il doit désirer souffrir et persévérer dans la souffrance avec une véritable patience. C’est à ce signe que je pourrai reconnaître si lui et mes autres serviteurs cherchent, en vérité, mon honneur. Alors il sera mon cher fils et il se reposera sur le sein de mon fils unique, car celui-ci est le pont que j’ai construit afin que vous puissiez tous parvenir à recevoir et à goûter le fruit de votre labeur.

« Sachez, mes petits enfants, que le chemin a été rompu par le péché et la désobéissance d’Adam et qu’ainsi personne ne pouvait parvenir à sa fin, ce qui était opposé à ma volonté qui avait créé l’homme à mon image et à ma ressemblance, pour qu’il eût la vie éternelle et qu’il me possédât, moi qui suis la joie suprême et l’éternelle bonté. Cette faute fit pousser les épines et les chardons et occasionna de nombreuses tribulations, lesquelles sont comme un fleuve qui, sans cesse, roule ses flots. C’est pourquoi je vous ai donné mon fils comme un pont afin que vous puissiez passer ce fleuve sans vous noyer. Ouvre l’œil de ton intelligence et considère qu’il s’étend du ciel à la terre; donc il ne pouvait être construit par les hommes, car avec de la terre on ne pouvait le faire assez grand pour atteindre le ciel...

« Il faut, par conséquent, que vous passiez par ce pont en cherchant la gloire de mon nom dans le salut des âmes, en supportant vaillamment toutes les adversités et en suivant les traces de mon doux et tendre Verbe. Vous êtes mes ouvriers que j’ai envoyés (470) travailler à la vigne de la sainte Église parce que je veux faire miséricorde au monde. Mais prenez garde de ne point passer sous le pont, car ce n’est pas là le chemin de la vérité. Sais-tu quels sont ceux qui passent sous le pont? Ce sont les pécheurs et les coupables. Il vous faut donc prier pour eux, il vous faut répandre pour eux des larmes, il vous faut travailler pour eux car ils sont plongés dans les ténèbres du péché mortel. Ils suivent le cours du fleuve et tombent dans la damnation éternelle... Il y en a aussi qui, saisis de crainte, s’approchent de la rive et sortent de l’état du péché... Et s’ils sont vigilants et ne s’endorment pas dans l’amour d’eux-mêmes, ils se cramponnent au pont et commencent à monter en pratiquant la vertu. Mais s’ils restent dans l’amour-propre et la négligence, tout leur nuit, ils ne peuvent persévérer et quand le vent souffle d’un autre côté, ils retournent d’où ils venaient, comme le chien retourne à son vomissement.

« Après avoir vu de combien de diverses manières se noyaient les âmes, elle se disait à elle-même : « Maintenant, je veux contempler ceux qui s’engagent sur le pont du Christ crucifié!» Et elle en voyait beaucoup qui marchaient sans la moindre peine parce qu’ils n’étaient point alourdis par le fardeau de leur volonté propre; ceux-là étaient les véritables fils de Dieu qui, s’étant renoncés eux-mêmes, aspiraient uniquement à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Animés de ce sentiment, ils avaient foulé aux pieds les ronces qui dès lors ne pouvaient plus leur faire aucun mal, et le fleuve coulait au-dessous d’eux, c’est-à-dire qu’ils ne prêtaient aucune attention aux épines des tribulations (471) et supportaient avec patience égale la prospérité si dangereuse pour Pâme et qui donne la mort à quiconque s’y abandonne avec un amour déréglé. Ils méprisaient la prospérité comme si c’eut été du poison et ne se souciaient de rien d’autre que de se réjouir sur la croix avec le Christ, car c’était Lui qu’ils cherchaient uniquement.

« D’autres avançaient plus lentement. Et pourquoi donc avançaient-ils lentement? Parce que leur regard s’attachait non pas à Jésus crucifié mais aux consolations qu’ils trouvaient en Jésus, et c’est pourquoi leur amour était imparfait... Quand ils ne voient plus Celui qu’ils aiment et n’éprouvent plus aucune consolation et que viennent les attaques et les tentations du démon ou des créatures, quand ils souffrent des faiblesses de leur cœur... alors ils chancellent et défaillent et s’écartent de la voie du Christ crucifié parce que dans le Christ crucifié ils ont voulu suivre le Père et goûter en Lui l’abondance des consolations, cardans le Père ne peut être la peine, elle est seulement dans le Fils. Mais la Vérité éternelle a déclaré : « Nul ne peut venir à moi si ce n’est par mon Fils unique, c’est Lui qui a préparé la voie que vous devez suivre; il est la Voie, la Vérité, et la Vie... Ils reconnaissent ainsi ma vérité, et après l’avoir reconnue ils s’y conforment et obtiennent de cette manière la vie durable». Toute autre voie est semée de peine parce que la volonté propre, qu’elle soit spirituelle ou temporelle, est la cause de nos tourments. Aussi celui qui est dépouillé de sa volonté est-il exempt de peines et de douleurs...

(473)

« J’en voyais d’autres qui commençaient à monter, c’est-à-dire à connaître leurs fautes, mais seulement par crainte de la punition qui suit la faute; au fond, ils avaient abandonné le péché par crainte du châtiment, laquelle est une crainte servile. Mais j’en voyais beaucoup passer de la crainte servile à la crainte de Dieu et du premier degré parvenir au second, puis au dernier. Il y en avait aussi plusieurs qui par négligence s’asseyaient à l’entrée du pont, et restaient là dans la douleur. Au sujet de ces derniers, la douce Vérité disait : «Tu vois, ma fille, qu’il est impossible que ceux qui n’avancent pas par la pratique de la vertu ne retournent pas en arrière. La raison en est que l’âme ne peut vivre sans amour et que, ce qu’elle aime, elle s’applique à le connaître davantage et à le mieux servir. Or sans se connaître elle-même, elle ne parviendra jamais à connaître la profondeur et l’abondance de ma charité; et ne me connaissant pas, elle ne peut m’aimer, et ne m’aimant pas elle néglige de me servir. Par là même, elle est privée de moi et comme elle ne peut exister sans aimer elle retourne à son misérable moi. Ceux-là font comme le chien qui vomit après avoir mangé, puis reprend ce qu’il a vomi et se nourrit de ces immondices. Ces âmes tièdes ont ainsi vomi leurs péchés dans la sainte confession par crainte du châtiment et ont alors manifesté le désir de marcher dans la voie de la vérité, mais comme ils n’avancent pas il faut qu’ils retournent en arrière. Jetant leur regard sur ce qu’ils ont vomi, ils ne voient plus le châtiment, mais ils voient le plaisir sensuel qui leur fait perdre la crainte, ils avalent leur vomissement et nourrissent (473) leurs sentiments et leurs désirs de leurs propres ordures »...

C’est en particulier aux mauvais pasteurs qu’il est fait allusion par ce portrait des âmes dans lesquelles la bonne semence tombe sur un sol pierreux et se flétrit rapidement. « Ils sont comme des mouches qui tantôt se posent sur une fleur odoriférante, tantôt sur des ordures puantes... Ainsi, ceux-là quittent l’autel et plongent leur âme et leur corps dans une si grande impureté que les démons eux-mêmes ressentent du dégoût en face d’un aussi pitoyable péché. »

Ces infortunés tombent donc du pont sauveur dans l’eau sans fond et dans le monde trompeur. Ils éteignent la lumière de leur raison et se laissent uniquement guider par leurs sens — par ces five unsatiated senses, dont l’héroïque esprit de Carlyle redoutait aussi le pouvoir. «Ils font comme l’aveugle qui, rien qu’avec le toucher, le goût, et d’après le son de la voix, veut juger en bien ou en mal selon sa faible et imparfaite connaissance, refusant de se fier à celui qui possède la lumière, et qui veut, dans sa folie, se conduire seul avec sa main; mais, le toucher le trompe puisqu’il ne peut distinguer la couleur. Le goût le trompe également car il ne voit pas l’animal immonde qui est posé sur sa nourriture. L’oreille trompée par l’harmonie des sons ne voit pas celui qui chante et ne se rend pas compte que le chanteur peut lui donner la mort. Ainsi font les aveugles privés de la lumière de la raison; ils touchent avec la main des sens les plaisirs du monde qui leur paraissent enviables et ne s’aperçoivent pas que les joies mondaines sont un vêtement (474) tissé d’épines... Et l’âme séduite par les doux accords de la lyre se précipite dans la tombe où, chargée des chaînes du péché, elle devient la proie de ses ennemis. Ceux qui sont aveuglés par l’amour d’eux-mêmes, s’appuyant sur leurs propres forces et sur leur propre science, ne s’attachent pas à moi qui suis leur voie et leur guide, à moi qui suis la vie et la lumière. Celui qui va par moi ne peut marcher dans l’erreur et dans les ténèbres. Ils n’espèrent pas en moi qui ne veux autre chose que leur sanctification et qui ne permets rien que par amour. Je suis pour eux un scandale et cependant je les supporte avec patience, je les souffre car je les aime sans être aimé d’eux. Ils me persécutent sans cesse par l’impatience, la haine, les murmures et des infidélités nombreuses; et ils veulent dans l’aveuglement de leur esprit pénétrer mes jugements secrets qui sont tous justes et inspirés par l’amour. Ne se connaissant pas eux-mêmes, ils voient faux, car quiconque ne se connaît pas lui-même, ne peut ni me connaître vraiment ni connaître ma justice! »

La troisième prière de Catherine avait été pour Raymond et le salut de son âme; elle avait encore à présenter une quatrième requête. Il existait un homme auquel était advenu ce qui vient d’être décrit : il était sorti du fleuve et s'était posté à l’entrée du pont; puis, il était retourné en arrière et se replongeant en lui-même et dans son passé, il avait sombré dans les eaux et avait été entraîné à sa perte. Nous ignorons qui était celui pour lequel Catherine intercéda en particulier avec tant d’amour. Peut-être était-ce cet infortuné disciple de l’automne dernier, le suicidé du Mont Amiata? C’est (475) peu probable, car la consolation qu’apporta à la Saint» la voix du Ciel fut que, malgré tout, cette âme serai sauvée « parce qu’elle n’avait point cessé d’aimer et de vénérer ma très douce Mère Marie ». Catherine reçu par là dans sa prière réponse aux quatre questions qui lui tenaient au cœur. Puis retentit comme un suprême appel à l’oreille de la fille de Lapa : « Conçois et enfante Enfante une race d’hommes qui haïssent le péché et m’aiment d’un amour qui défaille et meurt ! » Et, défaillante et mourante! elle-même, la Sainte trace le dernières lignes de la lettre : « O très cher et très doux Père! en voyant et en écoutant ainsi la douce Vérité Première il me semblait que mon cœur allait se rompre Je meurs sans pouvoir mourir. Ayez compassion d’un pauvre femme qui souffre cruellement de voir tant offenser Dieu et n’a personne devant qui épancher son cœur, mais le Saint-Esprit me console et dans sa clémence est venu à mon secours en m’aidant à vous écrire [7]. »

Le Livre est écrit sous l’empire de ces mêmes pensées, dans cette tempête de passion pour l’honneur de Dieu. Son contenu est identique à celui de la lettre mais plus détaillé, plus copieux, entremêlé de toutes les expériences acquises par Catherine au cours de ces dernières années. Telle qu’elle est présentée, cette œuvre se divise en différents traités — une introduction qui va du chapitre Ier au chapitre VIII, ensuite le Traité de la Discrétion (IX-LXIV), le Traité de la Prière (LXX-CXXXIV), le Traité de la Providence (CXXXV-CLIII), le Traité de l'Obéissance (CLIV CLXVII). Cette division n’est pas l’originale, elle en a (476) remplacé une autre de laquelle il reste peu de trace. Quelque part, Catherine parle par exemple du Traité de la Résurrection et, dans une lettre, fait allusion au Traité des larmes. [8]

Au reste, la division est de moindre importance : l’ouvrage tout entier ainsi que la lettre adressée à Raymond, n’est que le développement d’une seule pensée et d’un seul sentiment. Les premiers chapitres nous conduisent à l’église un samedi matin. Catherine a reçu la triste nouvelle du schisme (l’élection de Clément VII à Fondi, le 20 septembre 1378) et, pendant la messe, elle formule quatre prières — pour elle-même, pour l’Église, pour la paix entre les chrétiens et pour cet inconnu dont le salut éternel la préoccupait si fort. Ses supplications s’élèvent aussi vers Dieu en faveur de Raymond : «Toujours elle présentait ce père de son âme devant le trône de la Bonté céleste ».

Ces prières, qui sont des interrogations, sont exposées au cours des deux premiers chapitres du livre : elle- même, l’Église, la Chrétienté, son confesseur, cette âme isolée, trouveront-ils grâce devant Dieu? Après quoi, tout le livre n’est qu’une longue promesse de grâce delà sainte Trinité. Grâce pour Catherine si, se connaissant elle-même et connaissant Dieu, elle se sert du glaive à deux tranchants du saint amour et de la sainte haine et ne lâche point la charrue pour regarder derrière elle. Grâce pour le monde, auquel Dieu a donné le Christ, le pont qui conduit au ciel, au moyen duquel on peut marcher au-dessus des eaux de la mort. Grâce pour l’Église, si ses prêtres se convertissant vivent d’une manière digne de leur vocation. (477) Grâce pour tous par la miséricordieuse Providence de Dieu. Et le livre se termine en une grande prière d’action de grâces, une hymne de louanges au Dieu qui est « fou d’amour pour ses créatures » :

« O abîme, ô divinité éternelle, océan sans fond, pouvais-tu me donner davantage que de te donner toi-même? Tu es le feu qui brûle et ne s’éteint jamais. Tu es le feu qui dissipe toutes les froideurs ; tu es le feu qui fond toute glace et qui éclaire; c’est sa lumière qui m’a fait connaître ta vérité! Tu es la lumière au-dessus de toute lumière; c’est cette lumière qui communique à l’œil de l’intelligence une clarté surnaturelle si abondante et si parfaite que la lumière de la foi devient absolument claire, cette foi par laquelle je vois que mon âme a la vie et dans cette clarté, te reçoit toi, la Lumière. Par la lumière de la foi, je possède la sagesse, par la sagesse, du Verbe, ton Fils; par la lumière de la foi j’espère et ne me laisse pas défaillir en route. Cette lumière m’indique le chemin et, sans cette lumière, je marcherais dans les ténèbres. C’est pourquoi je t’ai demandé, Père éternel, de m’éclairer de la lumière de la très sainte foi. Cette lumière est vraiment un océan, car elle plonge l’âme en toi, océan de paix, ô Trinité éternelle! L’eau de cette mer n’est pas trouble... Elle est transparente et laisse voiries choses qu’elle recèle en ses profondeurs.... Elle est un miroir, et en regardant dans ce miroir tenu par la main de l’amour, je m’y contemple moi-même en toi, moi ta créature, et jeté contemple toi-même en moi, en vertu de l’union que ta Divinité a contractée avec notre humanité. (478) Dans cette lumière, je te connais et tu es présent à mon esprit, toi le Bien suprême et infini.

« Bien au-dessus de tout Bien ! Bien qui fait la félicité! Bien incompréhensible! Bien inestimable! Beauté qui surpasse toute Beauté, Sagesse au-dessus de toute Sagesse ! Toi, le pain des anges, dans l’ardeur de ton amour tu t’es donné aux hommes. Tu es le vêtement qui couvre toute nudité, la nourriture qui par sa suavité réjouit tous ceux qui ont faim. Car tu es doux sans ombre d’amertume.

« O Trinité éternelle, dans la lumière que tu m’as donnée et que j’ai reçue avec la très sainte foi, j’ai connu la voie de la grande perfection. Tu me l’as montrée pour que je te serve par la lumière et non dans les ténèbres, pour que je sois un modèle de bonne et sainte vie, et que je renonce à cette existence misérable où jusqu’ici, et par ma faute, je t’ai servi dans les ténèbres. Je ne connaissais pas ta Vérité, voilà pourquoi je ne l’ai pas aimée! Et pourquoi t’ai- je ignoré? Parce que je ne te voyais pas à la glorieuse lumière de la très sainte foi, parce que la nuée de l'amour-propre obscurcissait mon esprit! Et c'est toi, ô Trinité éternelle, qui par ta lumière as dissipé ces ténèbres. Qui donc pourra s’élever jusqu’à ta hauteur pour te remercier de tes largesses divines et de l’immense bienfait que tu m’as accordé par cette doctrine de vérité que toi-même m’as enseignée?...

« Réponds toi-même, Seigneur, à tant de bienfaits ! C’est toi qui as donné, remercie toi-même, et rends grâce en répandant en moi une lumière surnaturelle afin que par cette lumière je puisse te dire ma (479) reconnaissance. Revêts-moi, Vérité éternelle, revêts- moi de toi-même pour que je passe cette vie mortelle dans la véritable obéissance et dans la lumière de la très sainte foi, dont tu enivres à nouveau mon âme [9].

Catherine se tut, et il se fit un silence de mort dans l’ermitage de Fra Santi. La plume ne gazouillait plus sur le parchemin où elle avait eu peine à suivre les paroles extatiques de la voyante. Celle-ci était agenouillée, le visage rayonnant. Les disciples s’approchant d’elle aspergèrent sa figure d’eau bénite, et elle revint à elle en poussant un long et faible soupir, un « Grâces à Dieu ! Deo Gratias!  

Amen! répondirent les disciples, et le secrétaire écrivit pour terminer :

Deo Gratias! Amen.

 (480)

 

X - Le grand schisme (20 septembre 1378). — Lettres de Catherine à Jeanne de Naples, etc. — En novembre Catherine se rend à Rome où elle fait la connaissance de sainte Catherine de Suède. — Sa maison à Rome... 481

« Tu m’as écrit et j’ai compris par ta lettre que tu souffrais et que ta souffrance n’est point légère... Tu quitterais volontiers ton couvent pour aller à Rome. Abandonne totalement ce désir à la volonté de ton Epoux céleste et si c’est son honneur et ton salut, il te donnera le moyen de le réaliser d’une manière que tu ne pouvais prévoir et que tu n’eusses jamais imaginé. Laisse-lui le soin de tout, renonce-toi toi-même, perds-toi sur la croix, et tu te trouveras pleinement        

« Ne dormons plus, sortons du sommeil de la négligence, gémissons par d’humbles et continuelles prières sur le corps mystique de la sainte Eglise et sur le Vicaire de Jésus-Christ. Ne cessons jamais de prier pour lui afin qu’il reçoive la lumière et la force nécessaires pour résister aux démons incarnés qui s’aiment eux-mêmes et veulent corrompre notre foi; le temps est venu de pleurer. Pour ce qui est de ma venue, prie l’éternelle et souveraine bonté de Dieu qu’elle fasse ce qui sera utile à son honneur et au salut des âmes, surtout en ce moment où je vais à Rome pour accomplir ta volonté du Christ crucifié et de son Vicaire. Je ne sais quelle route je prendrai »

(481)

Cette lettre adressée par Catherine à l’une de ses disciples d’Orvieto, sœur Daniella, date d’octobre ou de novembre 1378. Un billet du 4 novembre at tailleur de Florence, Francesco di Pippino, nom permet d’entrevoir la Siennoise occupée de ses préparatifs de départ : « Moyennant la bonté de Dieu je compte partir pour Rome sur un ordre du Sain Père vers le milieu du présent mois, soit un peu avant soit un peu plus tard, et je prendrai la grand’route.... Vous, Francesco, je vous prie, pour l’amour du Christ crucifié, de vous charger de porter à leur adresse les lettres ci-incluses. Allez donc trouver Monna Pavola) (à Fiesole) « et dites-lui de me faire savoir si elle n’a point obtenu de la cour pontificale ce qu’elle désirait je m’occuperai d’elle, comme je le ferais pour ma propre mère… Allez aussi trouver Niccolò, le mendiant de Romagna, et annoncez-lui que je m’en vais à présent... Barduccio Canigiani » (qui écrit la lettre pour Catherine) « vous prie de remettre sa missive à sor père et à ses frères et de leur dire qu’ils peuvent vous confier ce qu’ils voudront nous envoyer; puis envoyez-le-nous ou apportez-le vous-même si vous venez jusqu’ici [2]. »

C’était donc le pape qui — ainsi que le démontrent clairement les lettres citées plus haut — souhaitait la présence de Catherine à Rome. Ce souhait marchai de pair avec le propre désir de la Siennoise : « Si le: choses allaient selon mon gré, je ne resterais pas davantage ici », dit-elle à la fin d’une lettre adressée à Urbain. « J’en ai assez de parler, maintenant j’ai envie de m’élancer sur le champ de bataille et de combattre (482) à vos côtés jusqu’à la mort pour la cause de la vérité [3]. » Ici parle un esprit guerrier semblable à celui qui, plus tard, devait animer Jeanne d’Arc; or, il était nécessaire à l’époque que traversait alors le monde.

Le grand schisme avait éclaté le 20 septembre (venti settembre, date qui, cinq siècles plus tard, fut de nouveau critique dans l’histoire de l’Eglise). Les cardinaux hostiles à Urbain qui préféraient voir retourner le Saint-Siège à Avignon se réunirent en conclave à Fondi, où ils élirent pape le cardinal Robert de Genève. Robert prit le nom de Clément VII et fut couronné solennellement dans la cathédrale de Fondi. Dorénavant, le monde catholique sera divisé en deux camps ennemis — les Urbanistes et les Clémentistes. Du côté de l’anti-pape, se trouvaient au premier rang la France (alors sous le règne de Charles V), le frère du monarque français Louis d’Anjou, Jeanne de Naples, outre la Savoie, le Piémont et le duché de Monferrato. Le reste de l’Italie était du parti d’Urbain, de même que le nouvel empereur allemand Wenceslas (Charles IV étant mort le jour même de l’élection de l’anti-pape). La Bavière, le Luxembourg, l’archevêque de Mayence et l’Ecosse tenaient en revanche pour Clément. Tandis que l’Angleterre (sous le règne de Richard) ainsi que les Flandres, le roi Louis de Hongrie et la Pologne étaient positivement urbanistes, Pedro IV d’Aragon et Henri V de Castille restèrent neutres [4].

De Florence, puis de Sienne, Catherine avait agi de tout son pouvoir pour détourner le schisme. Elle (483) avait écrit au Cardinal Pedro di Luna dont elle avait fait la connaissance à Avignon et, avec toute son énergie coutumière, lui avait dénoncé l’amour-propre comme la cause originale de ces événements ainsi que de tout autre mal. «Je veux, très cher père, que vous soyez une colonne inébranlable que ne puisse ébranler aucune persécution... Mais si vous ne vous êtes dépouillé de l’amour de vous-même, il est certain que vous serez faible et que votre faiblesse réduira toutes vos actions à néant... Il m’a été rapporté que la discorde vient de naître entre le Christ sur terre et ses disciples et je vous conjure, par égard pour le sang du Christ, de ne vous séparer jamais de la vertu ni de votre chef... Soyez un homme et une colonne qui ne fléchissent point [5]!... ».

A ce moment, Pedro di Luna était encore du parti d’Urbain. Catherine eut dans la suite le chagrin d’assister à sa défection et de le voir devenir le principal soutien de Clément. Dès lors, elle ne s’adressa plus à lui mais par contre, après l'élection de Fondi, elle écrivit une lettre fulminante aux trois cardinaux italiens qui y avaient pris part : Orsini, Corsini, Brossano. «La vérité », déclare-t-elle, « c’est que le Pape Urbain VI est le vrai pontife régulièrement élu, non sous l’influence de la crainte mais par l’inspiration divine bien plus que par votre intelligence humaine. Ainsi, vous avez déclaré vous-même que c’était là la vérité... Et vous voulez maintenant désavouer cette vérité et nous faire croire le contraire en disant que vous avez élu le Pape Urbain par crainte! Cela n’est pas et celui qui le prétendrait (je vous parle sans respect, mais vous (484) n’êtes point digne de respect), mentirait effrontément, car quiconque le voudrait pourrait voir celui que vous avez élu par crainte, à savoir le cardinal de Saint- Pierre » (Tebaldeschi).

« Et qui me prouve que vous avez régulièrement élu Messer Bartolommeo, archevêque de Bari,si bien qu’il soit à présent de droit le Pape Urbain VI? Ce qui me le prouve, c’est son couronnement auquel vous avez procédé en grande solennité, ce sont les hommages que vous lui avez rendus, les faveurs que vous lui avez demandées et dont vous avez tiré profit. Cela vous ne le pouvez nier sans mensonge! »

Et maintenant, Catherine laisse éclater toute son indignation :

« O insensés, dignes de mille morts, vous êtes comme des aveugles qui ne voient pas leur propre mal... Vous-mêmes vous déclarez menteurs et idolâtres ! Si ce que vous dites était vrai (ce qui n’est pas, mais supposons-le), vous vous êtes joué de nous lorsque vous disiez qu’il était pape, vous lui avez perfidement rendu vos hommages et vos adOrations et vous avez exercé la simonie en vous procurant ses faveurs dont vous usiez illégitimement. Voilà les faits tels qu’ils sont. Maintenant qu’ils ont élu un antipape, vous vous êtes rangés de leur côté en assistant à l’élection d’un démon par d’autres démons. » Les cardinaux italiens sont encore plus coupables que les étrangers, «car, humainement parlant, le Christ de la terre est un Italien, et vous êtes Italiens, en sorte que vous n’étiez même pas mus par le patriotisme comme (485) les transalpins. Votre manière d’agir n’a donc pour motif que l’amour-propre [6]. »

Dans une lettre à Jeanne de Naples, Catherine re-prend les mêmes arguments : « Ils ont revêtu de la chape de Saint Pierre Messer di Santo Pietro », dit-elle, « mais lui-même a reconnu qu’il n’était point pape, et que le pape élu était Messer Bartolommeo, archevêque de Bari. » Sinon pourquoi avoir de nouveau procédé à l’élection, au couronnement, à la prestation du serment de fidélité? Sinon, pourquoi nous annoncer, « à nous brebis », qu’Urbain VI était le véritable pontife? Catherine rappelle à la reine de Naples combien elle a toujours été fidèle à l’Église et lui rappelle que ce n’est qu’au sein de l’Église que les croyants puisent une saine doctrine et la vraie vie. Mais Jeanne lui paraît avoir perdu le goût des bons aliments, il semble qu’elle préfère « la doctrine, les mœurs et l’iniquité des égoïstes, car s’il n’en était point ainsi, vous ne vous joindriez pas à ceux-ci, mais vous vous éloigneriez d’eux». La Sainte écrit encore au comte de Fondi et lui déclare ouvertement que si, en cette occurrence, il ne peut discerner la vérité, cela provient de ce que la haine et la colère obscurcissent son intelligence. « Comment osez-vous faire ce que vous faites? » s’écrie-t-elle hardiment, « vous savez bien pourtant, au fond de votre cœur, qu’Urbain est réellement le pape légitime ; celui qui dit le contraire est un hérétique réprouvé de Dieu, ce n’est plus un croyant et un catholique mais un renégat qui trahit la foi. »

Et dans une lettre ultérieure à Jeanne de Naples, (486) Catherine s’exclame : « Quel est l’homme qu’ils ont élu comme anti-pape? Un saint homme? Non, un coupable, un démon, qui, par conséquent, remplit l’office du démon [7] ! »

Elle n’avait pas oublié, et personne en Italie n4avait oublié que, deux ans auparavant, le cardinal de Genève, l’anti-pape actuel, alors légat pontifical, avait dévasté la Romagne avec ses hordes anglaises et bretonnes. On n’avait pas oublié Cesena.

Il tardait à Catherine de lutter contre ces démons humains. « J’ai appris », écrivit elle à Urbain, « que ces démons incarnés ont mis au monde un Antéchrist qui s’élève contre vous, le Christ de la terre... En avant, très saint Père, marchez sans crainte au combat [8] ! »

Urbain, lui aussi, souhaitait vivement la présence de Catherine à ses côtés et, par une lettre de Raymond, la pria de venir. Alors se produisit ce fait bien humain, bien féminin, qu’au dernier instant, Catherine hésite et commence à redouter les racontars du peuple de Sienne. Elle qui s’est présentée devant le pape et devant les cardinaux, elle qui, sans frayeur, s’avança vers les meurtriers de Florence, s’alarme de ce que l’on pourra bien dire à Sienne au cas où elle viendrait à le quitter de nouveau ! Car la Sainte, à la porte de laquelle frappa Grégoire XI, à Gênes, durant une nuit d’incertitude, n’est toujours pour les commères qui demeurent tout le long de la Costa San Antonio, que Catarina di Lapa, la sœur des teinturiers endettés qui finalement durent s’installer à Florence, ne pouvant plus se tirer d’affaire à Sienne... La jeune fille (487) ferait mieux assurément de tenir le ménage de ses frères que de vagabonder sans cesse, tantôt à Pise, tantôt à Avignon et Dieu sait où... De plus, ces voyages doivent coûter excessivement cher, surtout étant donné qu’il faut toujours qu’elle soit accompagnée d’une escorte nombreuse, composée à la fois d’autres femmes insensées et de ces messieurs les secrétaires qu’elle emmène partout avec elle... Ce doit être un si grand chagrin pour la famille Maconi que le jeune monsieur Stefano soit sans cesse pendu au jupon de la Benincasa — les gamins le hurlent sur son passage ! Et Monna Rabe Tolomei a écrit une lettre sévère à la dame, lorsque celle-ci habitait chez les Salimbeni à leur Rocca, et en fit revenir son fils Matteo... Tels ont dû être les commérages, tels sont-ils aujourd’hui à Sienne dès qu’une jeune fille agit différemment des autres. Catherine le savait et voulait s’en défendre. Elle écrivit à Raymond : « Mon Père, plusieurs bourgeois de la ville, leurs femmes et quelques Mantellates se scandalisent des voyages, trop fréquents, leur semble-t-il, que j’ai effectués jusqu’ici en me rendant çà et là et déclarent qu’il n’est point convenable pour une vierge qui veut servir Dieu de voyager aussi souvent. Et, bien que je sois personnellement convaincue que je n’ai pas été coupable sur ce point, car chaque fois que je me suis mise en route ç’a été pour obéir à Dieu et à son représentant et pour le salut des âmes, je ne veux être de propos délibéré un sujet de scandale pour qui que ce soit, en raison de quoi je ne puis me résoudre à partir ! Mais si le Vicaire du Christ veut absolument que je (488) vienne, alors que sa volonté s’accomplisse et non la mienne. S’il en est ainsi, veillez à ce qu’il me notifie sa volonté par écrit afin que ceux qui se scandalisent soient à même de reconnaître clairement que je n’entreprends pas spontanément ce voyage [9]. »

Catherine reçut de Rome l’ordre catégorique qu’elle en attendait et put se mettre en route. Provisoirement, elle laissa sa vieille mère à Sienne, dans la demeure de la Via Romana où elle s’était installée après avoir quitté la via dei Tintori. Stefano lui aussi resta en arrière et fut remplacé dans le voisinage intime de la Vierge par Barduccio Canigiani, « mon doux fils Barduccio » ainsi que l’appelait tendrement Catherine. Elle était encore entourée de ses fidèles compagnes Alessia, Cecca, Lisa, Giovanna di Capo, de ses amis Neri di Landoccio et Gabriele Piccolomini, du Dominicain Fra Bartolommeo de Domenici, de Messer Giovanni Tantucci, et de Fra Santi, dans l’ermitage duquel elle avait dicté le Dialogue. « Bien d’autres encore l’auraient suivie, si elle ne le leur eût interdit », écrit Raymond.

Et ainsi quittèrent-ils Sienne par la Porta Romana, pour la dernière fois, mais Catherine l’ignorait. C’était à la mi-novembre, et il est permis de supposer que les pèlerins Siennois, se rendant à Rome, ont choisi un jour ensoleillé pour entreprendre leur voyage. Dans les champs, les paysans "sont occupés à cueillir les mûres olives noires; des chars rustiques dont les montants sont en osier, montent lentement vers Sienne, traînés par de grands bœufs blancs aux puissantes cornes; au loin bleuit le (489) Mont Amiata. Là-bas, à gauche, au-delà de la Porta San Viene, s’élève la Chartreuse de Maggiano; c’est là que le disciple et l’ami de la Dominicaine, le pieux Dom Pietro di Viva travaille paisiblement dans le jardinet attenant à sa maison — o beata solitudo! Là- haut, sur la colline, se trouve la vieille église San Mamiliano et, un peu plus avant, de l’autre côté de la route, le couvent de Bethléem... Puis Catherine passa devant San Lazzaro où, autrefois, dans sa jeunesse, (tant de temps s’est écoulé depuis, et c’est cependant si proche !) elle soigna la méchante Cecca et, lorsque celle-ci fut morte, l’ensevelit de ses propres mains, les mains qui, à présent, sont jour et nuit percées par les douleurs des plaies de Jésus... Là, est situé Santa Bonda où, si souvent, elle a prié sur la tombe de Giovanni Colombini dans le cloître de l’église, et où un jour, en extase, elle a goûté les suavités infiniment profondes de l’amour céleste... Plus loin, sur la hauteur voisine, se dresse le château de Belcaro où l’on travaille sans cesse à tout disposer pour son nouveau couvent ; étant donné que l’on est mécontent d’elle sur nombre de points, on lui reproche également de s’intéresser si peu à cette question; c’est pourquoi elle avait écrit de Florence à Sano di Maco « et à tous ses autres fils de Sienne », que « les bons fils se donnent plus de peine en l’absence de leur mère afin de pouvoir lui montrer ensuite tout ce qu’ils ont fait en son absence ».

Et voici que les voyageurs passent devant la petite auberge de la Coroncina, « du rosaire », ainsi nommée (490) parce que, quand le bourreau et ses gens y parviennent avec ceux qui doivent être exécutés, ils commencent à réciter le chapelet pour les mourants, ce qui dure juste le temps d’atteindre l’Albergaccio, « la mauvaise auberge » où le condamné à mort passe sa dernière nuit. L’Albergaccio est là-bas à gauche de la route; dans l’une de ses chambres, NiccoloToldo dormit son dernier sommeil, ou plutôt veilla toute la nuit en prières... De là, on le conduisit quelques centaines de pas plus loin au lieu de l’exécution, sur la colline à droite, le Pecorile... Ce fut là- haut que l’attendit Catherine durant une certaine matinée de printemps, tandis que notre sœur l’alouette chantait dans le ciel bleu et que toutes les pâquerettes d’avril parsemaient l’herbe nouvelle ; ce fut là que, s’agenouillant auprès du billot, elle s’était inclinée sur ses jeunes cheveux noirs et lui avait glissé à l’oreille : « Mon doux frère, bientôt tu t’assiéras au banquet éternel ! » Et elle avait pris sa tête entre ses mains pour qu’elle ne tombât pas dans la corbeille du bourreau; elle avait fermé les yeux quand la hache brilla en l’air, mais elle avait entendu le bruit de l’acier tranchant les os et les cartilages. « Je veux », murmuraient ses lèvres, et ses mains se crispaient fortement, oh! si fortement... Puis elle sentit un jet de sang chaud, et quand elle rouvrit les yeux, la tête blême se trouvait entre ses mains, et sa tunique blanche était couverte de sang, comme l’herbe de fleurs... fratello moi dolce!

Le chemin descendait ensuite vers Malamerenda, on n’apercevait plus les tours de Sienne; (491) devant les voyageurs s’étendait l’immense désert jaune et ensoleillé, au loin bleuissaient Monte Amiata, Monte Cetona, Radicofani et, en bas, derrière toutes les montagnes bleues, se trouvait Rome où « la Chrétienté se mourait ». Catherine pressa le pas de telle sorte que les autres avaient peine à la suivre. « J’ai faim », l’entendaient-ils gémir, « je meurs, et cependant je ne puis mourir»! La flamme de vie et la flamme de mort la consumaient, la faim des âmes, le désir d’offrir son existence en holocauste pour l’Épouse qu’est la Sainte Église [10].

La route — Via Francigena — menait de Sienne à San Quirico, et Catherine revit la vallée d’Orcia. Il est probable que, selon sa récente promesse, elle rendit visite à sœur Daniela à Orvieto. Et le 28 novembre 1378, le premier dimanche de l’Avent, elle parvint à Rome où, pour une période assez brève, elle fut de nouveau réunie à Raymond de Capoue [11]. Une lettre de Maconi, de Sienne, adressée au début de l’année suivante à Neri di Landoccio, à Rome, le charge de compliments pour la Nonna — c’est-à- dire Lapa — qui, par conséquent, avait dû rejoindre sa fille dans la Ville éternelle [12].

Catherine eut aussitôt une audience du Saint-Père. Messer Lando di Francesco Ungaro qui, (d’après les vieux registres), reçut du trésor de Sienne la somme de 126 lires, comme gratification d’un séjour d’un mois à Rome où il avait été envoyé pour obtenir la reddition de Talamone, écrivit à son Gouvernement : « Catarina di Monna Lapa est arrivée ici, et notre Seigneur Messire le Pape l’a vue et entendue avec (492) plaisir; mais ce qu’il lui a demandé? on l’ignore, on sait seulement qu’il l’a accueillie avec joie [13]. »

Ce qu’Urbain avait sollicité de Catherine, c’était de se charger d’une mission politique à Naples. Il l’avait reçue en audience publique, entourée de cardinaux. Catherine, en parlant, produisit sur eux une saisissante impression par sa foi et son courage. « Cette petite femme (donnicciuola) nous fait honte à tous », s’exclama Urbain lorsqu’elle se tut. « Nous avons peur et nous nous alarmons tandis qu’elle qui, par nature, appartient au sexe faible, ne ressent aucune frayeur, et même nous encourage. » Et, avec enthousiasme, il poursuivit : « Que peut craindre le Vicaire du Christ quand le Christ tout puissant est avec lui? Le Christ est plus fort que le monde, et il est impossible qu’il trahisse sa sainte Église! »

A l’exemple de beaucoup d’autres, Urbain avait éprouvé le sentiment de la présence du Christ en cette petite femme, présence aussi réelle que celle de l’Hostie dans le tabernacle. Elle, se trouvant à ses côtés comme un ange gardien, il s’élancerait au combat. Catherine était toute prête à se rendre à Naples, de même qu’elle avait été prête à se rendre à Florence. Néanmoins, le Souverain Pontife ne voulait pas lui permettre de partir seule, il désirait lui adjoindre une autre Catherine, sainte Karin de Vadstena, la fille de sainte Brigitte, alors âgée de 46 ans. Karin connaissait Naples et connaissait la reine Jeanne; elle y avait été neuf ans plus tôt avec sa mère, puis s’y était arrêtée de nouveau, en 1372 et en 1373, à l’aller et au retour de Terre Sainte. Karin (493) connaissait Jeanne ; elle se souvenait des regards de convoitise que jetait la souveraine sur son frère Karl; elle se souvenait que Brigitte eût préféré voir son fils mort qu’entre les bras d’une femme frivole; elle se rappelait comment soudain, ainsi que l’avait souhaité sa mère, la fièvre saisit Karl et l’emporta ; et qu’elles l’avaient enterré là-bas, sur les bords du golfe bleu. Karin ne voulait à aucun prix revoir les grands yeux rayonnants de la reine Jeanne, elle ne voulait pas braver à nouveau le cruel sourire de ses lèvres voluptueuses. Elle, la virginale épouse du seigneur Eggert, redoutait la vengeance que pourrait chercher à exercer sur elle et sur la Vierge Siennoise une femme méchante et sensuelle.

Et Raymond donna raison à Karin ; lui aussi redoutait la malice de Jeanne et frissonnait à la pensée de voir son amie revenir dans Rome, avilie et déshonorée. Il alla trouver Urbain et lui conseilla d’abandonner ce projet. Lorsque Catherine eut connaissance de cette démarche, elle s’écria : « Si Agnès, Marguerite, Catherine et les autres vierges eussent été aussi pusillanimes, elles n’auraient certes pas conquis la couronne du martyre. Toutes les vierges sages n’ont- elles point un puissant Époux pour les défendre et les protéger? Ces hésitations proviennent plutôt d’un manque de foi que d’une vertu prudente! »

Néanmoins, la décision fut prise : Catherine resta à Rome. Tout d’abord elle s’installa dans une habitation de la Contracta di Colonna, au pied du mont Pincio, plus tard « près de Santo Biagio, entre le Campo de’Fiori et Santo Eustachio», dans la via di Papa (494) (actuellement via Santa Chiara), non loin du couvent dominicain de Santa Maria sopra Minerva, dont Raymond était prieur. L’importance du ménage variait de temps à autre ; jamais cependant le nombre des convives était inférieur à seize hommes et huit femmes, et parfois ce nombre s’élevait à trente ou quarante car, tout naturellement, la maison de Catherine était le rendez-vous des Siennois qui venaient à Rome. Elle leur obtenait au Vatican tout ce qu’ils pouvaient désirer (des audiences, des concessions d’indulgences, etc.) et leur offrait l’hospitalité et le couvert. « Quoiqu’elle n’eut la jouissance de nul bien terrestre », écrit Caffarini, « elle possédait toutes choses », suivant la parole de l’apôtre. Et comme son cœur était plein d’une confiance illimitée en la Providence, le Maître subvenait toujours de mille prodigieuses manières à ses besoins et à ceux de tous ses enfants dans le Christ. Même lorsque régnait la disette, et qu’ils se trouvaient trente et quarante ou davantage, à table, ils ne manquaient de rien et pourtant n’avaient jamais de surplus quand leur nombre s’amoindrissait, ce qui était pour tous un sujet d’étonnement. Dieu pourvoyait à leurs nécessités, soit par des aumônes, soit par d’autres moyens, aussi Catherine avait-elle coutume de dire avec une sainte confiance et une foi vive : « Dussé-je me trouver ici avec cent, avec mille convives, je ne mettrais jamais en doute que mon Époux vienne à notre secours. » Et ceci, nous l’expérimentions sans cesse. Mais afin que tout se passât dans l’ordre et que chacune de ses compagnes pût avoir le temps de faire ses pieux pèlerinages et de gagner des indulgences dans les églises de (495) Rome, cette Vierge très sage décréta que chacune à son tour veillerait pendant une semaine au service de la cuisine et de la table. Si, durant cette période, il venait à manquer du pain, du vin ou quelque autre aliment indispensable, la dite compagne était chargée du soin de prévenir Catherine afin qu’elle pût s’en procurer soit en allant elle-même quêter soit en envoyant quêter quelqu’un d’autre.

« Or, il advint une fois, que l’une de ses compagnes, nommée Giovanna di Capo, oublia d’aviser Catherine qu’il n’y avait plus de pain, et n’y pensa qu’au moment où l’on se mettait à table. Alors, confuse et désolée, elle dut avouer que le pain manquait dans la maison. « Que Dieu te pardonne, ma sœur », dit Catherine, « comment en sommes-nous arrivés à une telle extrémité? » Et elle la réprimanda sévèrement. Après quoi elle lui demanda : « N’y a-t-il donc plus de pain du tout? » La sœur répondit : « Si, il y en a, mais si peu que cela équivaut à rien ». Catherine reprit alors : « Dis à toute la famille de se mettre à table et de manger le peu qui nous reste jusqu’à ce que Dieu nous assiste d’une autre manière ». Puis, ayant ainsi parlé, elle se retira pour prier.

« La famille, affamée par un long jeûne, s’assit avec plaisir à table. Tous mangèrent de ce peu de pain avant la soupe et après la soupe et furent rassasiés, et toujours il y avait du pain sur la table, en sorte qu’ils étaient fort étonnés. Comme ils s’interrogeaient entre eux à ce sujet, on leur rapporta que Catherine était en train de prier avec ferveur. Alors ils comprirent clairement que cette merveilleuse (496) multiplication du pain était un effet de l’intercession de Catherine, car non seulement il y eut du pain en suffisance pour la première table » (celle des hommes qui prenaient les premiers leur repas, à part), « mais ensuite pour celle des femmes et il en fut encore largement distribué aux pauvres [14] ». (497)

 

XI -  Catherine envoie Neri à Naples et Raymond de Capoue en France. — Adieux de Raymond et de Catherine. — La « mobilisation spirituelle » pour Urbain VI. — Noël à Rome. — Lettre de Catherine au Pape... 498

 Urbain avait maintenant Catherine auprès de lui. De Santa Maria en Trastevere où il s’était réfugié en quittant le Vatican, trop voisin du château des Anges sans cesse menaçant, il lança une bulle d’excommunication contre « les enfants de perdition ». Cette bulle, datée du 29 novembre 1378, frappe d’abord d’anathème Robert de Genève, puis les cardinaux d’Amiens, de Marmoutier, et de Sant’ Eustachio, le patriarche de Constantinople, l’archevêque de Cosenza et toute une série d’autres prélats ; enfin, le comte de Fondi, défenseur du schisme, les trois chefs des armées schismatiques : les condottieri Jean de Malestroit, Bernard de la Salle et Sylvestre Budes. Par contre, les trois cardinaux italiens résidant à Tagliacozzo — Corsini, Orsini, Brossano — y sont encore mentionnés en qualité de « révérends frères et de fils bien aimés ». Pedro di Luna est également épargné.

Il fallait ensuite faire une dernière tentative pour recouvrer les deux grandes apostates : Naples et la France.

Le projet d’envoyer Catherine vers la reine Jeanne avait été complètement abandonné par le pape, mais (498) non par elle-même. Le 18 septembre de l’année suivante, Bartolommeo de Dominici écrit encore que plusieurs fois sa Mamma a manifesté le désir de partir pour Naples, « mais il ne semble pas que ce soit la volonté de Dieu, et son Vicaire n’y a pas consenti non plus ; il n’y faut donc pas songer pour l’instant ». A cette époque, elle avait dépêché là-bas deux de ses disciples pour influencer Jeanne, Neri di Landoccio et l’abbé Lisolo (Eligio?), d’ailleurs inconnu. Elle-même appuyait leur mission en échangeant de nombreux messages, non seulement avec la reine mais avec nombre de dames aristocratiques de la cour napolitaine : la comtesse Jeanne d’Aquino, mariée au comte Sanseverini de Miledo, Terranova et Belcastro; Monna Lariella, mariée à Francesco Caracciolo ; Monna Catarina Dentice; Monna Catella; Monna Cecia.

D’autres lettres sont adressées au chartreux dom Cristofano, appartenant à la célèbre chartreuse San Martino qui domine Naples, à « Madonna Pentella, femme mariée de Naples » dont l’époux avait pour maîtresse une esclave de la maison ; à « Peronella, fille de Masello Pepe », à « trois femmes pieuses de Naples », à « une dame d’honneur de la Reine », peut-être la femme du chambellan Giacomo Arcucci .

Neri se rendit à Naples et Raymond de Capoue en Fance. A peine Catherine eut-elle retrouvé à Rome son père spirituel, son directeur et son ami qu’elle dut à nouveau lui dire adieu, et cette fois pour toujours. « Quelque temps après, le Souverain Pontife jugea bon de m’envoyer en France », écrit Raymond, (499) « il pensait que cette légation déciderait le roi Charles qui était alors roi de France à renoncer au schisme dont il avait été le premier soutien ; vain espoir, car son cœur était plus endurci que celui de Pharaon. Informé des intentions du Saint Père, j’en confèrai avec Catherine, et bien qu’il lui en coûtât de se priver de ma présence elle n’hésita pas à me conseiller d’obéir aux ordres du Pape. Entre autres choses elle me dit : « Père, tenez pour certain que ce Pontifr est réellement le Vicaire du Christ quoi qu’en disent les schismatiques qui le calomnient et je veux que vous proclamiez et défendiez cette vérité comme vous prêchez et défendez la foi catholique elle-même ! Cette assurance d’une vérité que je connaissais déjà me confirma si bien dans ma résolution de la soutenir contre les efforts des schismatiques, que je ne me suis point lassé jusqu’à ce jour» (vers 1395) « de défendre le vrai Pontife et c’est le souvenir de cette parole de Catherine qui m’a toujours consolé dans mes épreuves et mes angoisses. J’acquiesçai à se désirs et inclinai la tête sous le joug de l’obéissance ).

Puis suivit le dernier entretien de Raymond et de Catherine. Le Dominicain en avait eu de si fréquent! parfois même il en avait si peu perçu le sens qu’ avait cédé au sommeil tandis qu’elle parlait! Mais cette fois, c’était le dernier. Elle l’avait entraîné dans un coin de la pièce de façon à ce que personne ne pût les entendre et elle parlait, parlait, parlait... En face de lui, il apercevait ce cher visage pâle dont il connaissait chaque trait, chaque ride et jusqu'aux légères marques de varicelle dans la blanche peau. Et (500) elle parlait, parlait toujours, ses grands yeux rayonnaient, ses lèvres minces remuaient sans trêve, énonçant de si belles et si fortes paroles ; de temps à autre, elle saisissait sa main et souriait de ce lumineux sourire qu'aucun de ses disciples ne put jamais oublier, — ce sourire dont il ne reste à présent que quelques dents, disséminées dans la mâchoire de la tête de mort, conservée derrière une grille dorée au-dessus de l’autel de la chapelle de Sodoma, à San Domenico...

« Et après que nous nous fûmes ainsi entretenus pendant plusieurs heures », écrit Raymond, « elle finit par me dire : « Allez maintenant travailler à l’œuvre de Dieu, je crois qu’en cette vie nous ne nous parlerons plus aussi longuement que nous venons de le faire ». Cette prédiction devait se réaliser... C’est pour ce même motif je pense que, voulant me dire un dernier adieu, elle m’accompagna jusqu’à la galère, sur laquelle je devais embarquer; dès que nous commençâmes à nous éloigner du rivage, elle s’agenouilla et fit de sa main, en pleurant, le signe de la croix. Et il me parut que cela voulait dire : Que ce signe de la très sainte Croix te protège, ô mon fils, mais, sur terre, tu ne reverras plus ta mère [2]. »

Outre Raymond se trouvaient au nombre des envoyés d’Urbain l’évêque de Valence, Guillaume de la Voulte, ainsi que le maréchal de la cour pontificale, Giacomo di Ceva. En dépit des galères ennemies qui f croisaient dans la Méditerranée, ils atteignirent-tout d’abord Pise, puis Gênes, d’où ils poursuivirent leur voyage par terre. Mais à Ventimiglia, Raymond fut averti qu’ils ne pouvaient continuer leur chemin sans (501) s’exposer à un péril de mort. « Nous serions, un peu plus loin, tombés dans une embuscade préparée par de perfides schismatiques qui en voulaient surtout à ma vie », raconte-t-il lui-même. Avec l’autorisation du Saint Père, Raymond s’installa à Gênes pour y prêcher contre les schismatiques, mais Catherine était affligée de la pusillanimité du Dominicain. « Vous n’étiez pas encore digne de combattre sur le champ de bataille », lui écrivit-elle, « vous avez été laissé â l’arrière comme un enfant, et vous avez fui volontiers le danger, et vous vous en êtes réjoui. O méchant petit père (cattivello padre mio) quel bonheur pour votre âme et pour la mienne si, avec votre sang, vous aviez cimenté une pierre de la sainte Église... Nous avons réellement sujet de pleurer en considérant que notre peu de vertu nous a privés d’un si grand bien.

« Ah ! perdons nos dents de lait, ayons à la, place les dents solides de la haine et de l’amour. Revêtons- nous de la cuirasse de la Charité et du bouclier de la très sainte Foi et courons comme des hommes sur le champ de bataille; soyons fermes, avec une croix devant et une croix derrière afin qu’il nous soit impossible de fuir Et pour que Dieu nous accorde cette grâce, à vous, à moi et aux autres, commençons dès aujourd’hui à l’en prier avec larmes et avec un doux et anxieux désir... Plongez-vous dans le sang du Christ crucifié, baignez-vous dans ce sang, rassasiez-vous de ce sang, enivrez-vous de ce sang, revêtez-vous de ce sang, lamentez-vous sur vous- même dans ce sang, réjouissez-vous dans ce sang, (502) croissez et fortifiez-vous dans ce sang, guérissez-vous de votre faiblesse et de votre aveuglement dans le sang de l’Agneau sans tache... Je n’en dis pas davantage ! [3] »

Dans l’isolement spirituel qui fut son partage après le départ de Raymond, Catherine consacra tous ses efforts à réaliser le second des deux grands projets de son existence : la croisade. Elle avait réussi dans sa première tâche : le pape était revenu à Rome. Il s’agissait maintenant « du doux mystère de la sainte croisade ».

Et ce fut une croisade dirigée, non contre Muhammed mais contre l’anti-pape, non contre le Croissant mais contre Lucifer, l’astre déchu. Ce fut une croisade spirituelle sans autres armes que la parole, la plume, la prière et le jeûne. Depuis longtemps déjà, Catherine désirait fort qu’avant tout le pape s’entourât d’une garde de serviteurs de Dieu — servi Dei. De même que l’apôtre, elle sentait que « nous avons à lutter, non pas contre la chair et le sang mais contre les armées spirituelles du Malin ». Le plan de Catherine était donc d’environner le trône d’Urbain d’une légion de Saints. Son existence l’avait mise en rapports avec tous les hommes éminents, sous le point de vue religieux, de ce temps-là; maintenant, elle leur fait appel et leur donne rendez- vous dans la Ville sainte.

Le pape lui-même entre dans ses vues. Elle lui avait écrit une fois : « Votre foi et votre espérance ne doivent pas être fondées sur les secours humains qui trahissent, mais uniquement sur l’assistance de (503) Dieu qui ne vous fera jamais défaut [4].» Et voici qu’à présent Urbain décide enfin de suivre ce conseil de Catherine. Dans une bulle du 13 décembre 1378, il réclame le concours des fidèles, déclarant qu’il a plus confiance en la prière et les larmes des justes qu’en la force armée et la sagesse des hommes et, qu’à l’exemple de Saint Pierre sur les flots, il n’attend le salut que de la main du Seigneur. Des exemplaires de cette bulle, accompagnés d’une lettre de Catherine, furent distribués en Italie aux « Serviteurs de Dieu » durant les jours qui précèdent Noël. C’est la levée des troupes d’élite de l’Église. Les serviteurs de Dieu « doivent sortir de leur retraite pour prêcher la vérité, et souffrir pour la défendre, car l’heure de le faire a sonné. Venez, venez, ne tardez plus ! ». « Laissez de côté toute autre chose, l’heure est venue de se perdre soi-même et de n’avoir d’autre souci que de contribuer à la gloire de Dieu par de grands labeurs. » C’est là ce que proclament les lettres de Catherine à Giovanni delle Celle, au prieur de Gorgona, Dom Bartolommeo Serafini, à Stefani Maconi, à Fra Tommaso di Nacci Caffarini. Elle parle dans ces lettres comme si le dernier jour était proche. « Que celui qui sera sur le toit n’en descende point pour chercher quelque chose dans sa maison », recommande Jésus dans l’Évangile, « que celui qui sera dans les champs ne s’en retourné pas pour prendre ses habits ! » Aux yeux de Catherine, elle aussi, tous les intérêts temporels n’existent plus, une seule chose est nécessaire « mourir de cette mort qui donne à l’âme la vie de la grâce », « mourir par (504) amour dans les bras de l’Épouse qui est l’Église » — spasimato in quest a dolce sposa

Catherine écrit à ses amis de Lecceto, au moine augustin anglais, William Flete, et à son compagnon d’Ordre, Antonio da Nizza. Elle leur donne à entendre que l’heure est venue de mettre le christianisme en pratique, l’heure de « sortir de la forêt », où ils s’asseyent pour réciter de « nombreux Psaumes et de nombreux Pater », l’heure « de se renoncer soi-même et de s’élancer sur le champ de bataille ». D’ailleurs, s’ils ne peuvent absolument pas s’en passer, ils trouveront aussi à Rome « une forêt et des taillis ».

Elle écrit aux ermites de Monte Luco, près de Spolète, au chartreux Dom Pietro da Milano, puis de nouveau à Stefano Maconi et de nouveau à Lee ceto et à Raymond qui, à ce moment-là, n’était encore guère plus loin que Pise, et qu’un instant elle a désiré voir « revenir dans ce jardin pour aider à en extirper les ronces ». « Les martyrs de Rome vous appellent », leur crie-t-elle à tous; « coupe tes liens, ne les dénoue pas », ordonne-t-elle à Maconi que des considérations familiales retenaient au foyer, « n’hésite point, agis promptement, agis fermement car notre doux Seigneur aime peu de paroles et beaucoup d’actes ». Et comme pour se conformer elle-même à ce principe, elle coupe court à sa lettre en s’écriant : « Tais-toi donc mon âme et cesse de discourir [5] ! »

De même que Raymond, plusieurs autres disciples lui causaient de vives déceptions, tout particulièrement son savant ami William Flete, (505) bachelor of arts de l’Université de Cambridge. Après la mort de la Sainte il gémissait sentimentalement: « Où te trouverai-je, à présent, ô très sainte Mère, quel est l’endroit de la forêt, au bord du lac, où tu manges l’Agneau pascal en compagnie de tes disciples?6» Mais, tandis qu’elle vivait et qu’il eût pu la trouver rien qu’en allant à Rome, il préféra rester dans sa forêt, au bord de son lac, assis avec ses livres sur un rocher, étudiant ou priant selon sa convenance. Profondément blessée, Catherine écrit à l’ami de l’Anglais, Antonio da Nizza : « Il ressort de la lettre que m’a envoyée Frère William, que ni lui ni vous ne viendrez. Je n’aurai garde de lui répondre, mais je suis très douloureusement surprise de sa naïveté, qui sert si peu à l’honneur de Dieu et à l’édification du prochain. » William Flete s’était excusé sous prétexte qu’il prierait mieux à Lecceto, tandis que le tapage de Rome le troublerait. « Il paraît », répond ironiquement la Siennoise, « que Dieu se trouve uniquement dans la forêt et non pas en d’autres lieux où peut-être on a justement le plus besoin de lui. » Ceci décida Fra Antonio et il rejoignit Catherine à Rome. En revanche, Flete resta où il était. Cependant, il essaya par ses lettres et ses traités d’influencer sa patrie, et lorsque l’Angleterre fut acquise à la cause d’Urbain, on le dut en grande partie au savant ermite de la Selva del Lago des environs de Sienne [7].

Pendant ce temps, Noël approchait, le premier Noël de Catherine à Rome. De tout temps, elle s’était plu à envoyer des cadeaux à ses amis. Dans sa (506) jeunesse, alors qu’elle était inconnue et ne possédait aucune influence, il lui fallait se contenter des bouquets et des croix de fleurs qu’elle faisait elle- même ; maintenant, elle pouvait davantage, et ce fut par les indulgences et les faveurs de l’Église qu’elle fit le bonheur de ses amis. Elle songea également au pape. Pour ses étrennes, Urbain reçut d’elle cinq oranges qu’elle avait dorées de ses propres mains, et ce gracieux cadeau était accompagné de ces lignes ingénieuses :

« Soyez un arbre d’amour enté sur l’arbre de vie, le Christ, le doux Jésus. De cet arbre naîtra, comme une fleur dans votre volonté, la pensée des vertus, et son fruit mûrira dans la faim de l’honneur de Dieu et du salut de votre troupeau. Ce fruit semble d’abord amer, quand on le prend avec la bouche du saint désir, mais il devient doux lorsque l’âme est résolue à souffrir jusqu’à la mort pour le Christ crucifié et pour l’amour du bien. Souvent j’ai remarqué cela pour l’orange que l’on met dans l’eau afin de lui ôter son amertume; ensuite, on l’emplit de douceurs et on la couvre d’or à l’extérieur. Où est à présent l’amertume? elle est restée dans l’eau et dans le feu. Il en est de même, très saint Père, pour l’âme qui conçoit l’amour de la vertu. Les débuts lui paraissent amers, car elle est encore imparfaite. Le remède est dans le sang du Christ crucifié qui vous donne l’eau de la grâce, cette eau qui nous purifiera de l’amour-propre amer et sensuel qui remplit l’âme de tristesse.

« Et comme le sang n’est jamais sans le feu (507) (puisqu’il a été répandu avec le feu de l’amour) on peut dire en vérité que le feu et l’eau en retirent l’amertume et vident l’âme de l’amour-propre qu’elle contenait tout d’abord, et l’emplissent de force par la persévérance et la patience, adoucie par le miel d’une humilité profonde... Lorsque le fruit est ainsi rempli, il se couvre d’or à l’extérieur; cet or est l’or de la pureté et l’or éclatant de la charité qui se manifeste par une vraie patience au service du prochain, le supportant toujours avec une grande tendresse de cœur et ne ressentant que cette douce amertume de l’offense faite à Dieu et du tort fait aux âmes [8]. »

(508)

 

XII - Vie de la Sainte à Rome. — Lettres de Maconi à Catherine.— Prières de Catherine. — Carême de 1379. — L’armée de l’Anti-Pape marche contre Rome. — Deux victoires papales. — Lettres politiques de Catherine. — Raymond reste à Gênes, Catherine le blâme... 509

 

« O Père éternel, comment se peut-il faire que tu nous aies créés? J’en suis extrêmement étonnée et n’en découvre qu’un seul motif : c’est que tu y as été contraint par l’ardeur de ton amour, bien que prévoyant les offenses dont nous nous rendrions coupables envers toi. Cette ardeur te poussait, et quoique tu visses clairement tout le mal, tous les torts que perpétrerait la créature contre ton infinie bonté, tu fermas les yeux, tant tu étais follement épris de la beauté de la créature, que tu avais tirée de toi-même et placée dans le monde après l’avoir formée à ton image et à ta ressemblance. C’est toi, ô Vérité éternelle, qui m’as fait connaître ta vérité et qui m’as révélé que, loin de s’arrêter sur l’outrage que nous te devions faire, ton regard se détourna pour ne considérer que la beauté de ta créature...

« Tu persévéras dans ton amour, car tu es un foyer d’amour et tu es fou d’amour pour ta créature. C’est à cause de mes péchés que je ne t’ai jamais vu tel que tu es; mais, ô mon doux Amour, accorde- moi la grâce de répandre mon sang pour l’honneur de ton nom et de me dépouiller de moi-même. Reçois, ô Père éternel, celui qui m’a dispensé le corps (510) adorable et le précieux sang de ton Fils. Dépouille- le de lui-même, détache-le de lui-même pour le revêtir de ta volonté éternelle. Lie-le à toi par un nœud qui jamais ne se défasse, afin qu’il puisse être une plante odorante dans le jardin de la sainte Église... O Père infiniment bon, donne-nous ton éternelle et douce bénédiction et purifie la face de notre âme dans le sang de ton Fils. Amour, Amour, je te demande la mort! [1] »

Ce fut le 18 février 1379, à Rome, que les disciples entendirent tomber des lèvres de Catherine cette prière que l’un d’eux, Neri ou Barduccio, transcrivit aussitôt. Ce que la Sainte implorait en faveur du prêtre qui venait de lui donner la communion, c’est ce qu’elle demandait pour elle-même : d’être dépouillée du vieil homme et revêtue de l’homme nouveau. Telle est depuis saint Paul jusqu’à nos jours l’essence même du christianisme, le Chemin étroit, la Porte étroite, la Croix. Et seul celui qui a pris sur soi la croix peut demander la mort pour parachever son amour : Amore, Amore, la morte ti addimando !

Mais l’heure de la mort n’avait pas encore sonné pour Catherine, son corps continuait de vivre bien qu’elle sentît mourir son cœur. C’était encore la vie sur terre ; or la vie c’était le labeur, et ce labeur consistait en une correspondance de plus en plus étendue et importante. La demeure de la Siennoise située au pied du Mont Pincio, devint l’un des centres de la politique ecclésiastique du temps. Le matin, dès que Catherine avait entendu la messe, reçu la sainte Eucharistie et récité ses prières, venait (510) le moment de la correspondance. Marchant de long en large dans la pièce, s’arrêtant puis reprenant sa marche, elle dictait sans jamais chercher ses mots, et le secrétaire avait peine à suivre le flot précipité de ses paroles. Il semble que cette petite femme ait éprouvé le sentiment qu’il était urgent d’exécuter ses volontés: Premit hora! Parfois—raconte Francesco di Vanni Malavolti — elle dictait plusieurs lettres en même temps; ainsi se souvient-il d’un jour où Neri, Stefano Maconi et lui-même, étant assis dans la même pièce, écrivaient chacun de leur côté. « L’un de nous écrivait une lettre qui devait être remise au défunt pape Grégoire XI, le second écrivait une autre lettre à Messer Bernabo, en ce temps-là Seigneur de Milan, le troisième écrivait à un noble Seigneur dont je ne me rappelle plus le nom en ce moment.

« Elle dictait, soit à l’un, soit à l’autre, tantôt cachant son visage entre ses mains, tantôt fixant le ciel, les bras en croix, tantôt entrant en extase sans cependant cesser de dicter. Il advint alors qu’elle prononça quelques phrases, adressées à un seul d’entre nous, et que nous écrivîmes tous trois, chacun croyant à part soi qu’elles lui étaient destinées. Toutefois, lorsque nous nous en aperçûmes, il nous sembla avoir commis une faute, si bien que nous demandâmes auquel d’entre nous s’adressaient les paroles en question... Mais elle répondit amicalement : « Ne vous affligez pas, mes très chers fils, car ceci s’est produit par l’opération de l’Esprit-Saint. Quand ces lettres seront terminées, nous verrons si (512) lesdites phrases s’enchaînent avec le reste, et nous aviserons. » Comme il a déjà été dit, ces missives étaient adressées à différentes personnes et traitaient de sujets divers. Or, il est singulier de le dire, lorsque nous relûmes les paroles mentionnées plus haut, que chacun de nous avait notées, celles-ci s’adaptaient si parfaitement à l’ensemble que sans elles aucune des lettres n’eût été complète, ce qui témoigne clairement de l’action du Saint-Esprit dans l’âme de cette Vierge [2]. »

Pour ceux qui sont familiarisés avec les lettres de Catherine, avec leurs incessantes répétitions des mêmes pensées, le surnaturel n’intervient pas nécessairement dans le fait que rapporte ici Francesco Malavolti. Un cas analogue à celui qui vient d’être décrit se présenta le 6 mai 1379, tandis que la Sainte dictait quatre lettres — probablement en même temps — au condottiere Alberico da Balbiano, à Jeanne de Naples, au roi de France et enfin aux Gouverneurs de Rome, ai Signori Banderesi e quattro buoni uomini mantenitori della Republica di Roma. D’après la rubrique des vieux manuscrits, ces lettres furent « composées en extase [3] ».

Les lettres aux trois cardinaux qui, là-bas, à Tagliacozzo, avaient hésité entre Urbain et Clément, et celle à la reine Jeanne de Naples, déjà citées dans un précédent chapitre, datent des premiers mois de l’année 1379. Envisagée dans son ensemble, la cause d’Urbain semblait être en bonne voie — l’Angleterre, Je gouvernement romain, Louis d’Anjou, roi (512) de Hongrie et de Pologne, se rangeaient de son côté. De Sienne également, Catherine recevait de satisfaisantes nouvelles : « Je ne pense pas », écrivait le 14 février à Neri, Ser Cristofano di Gano, « qu’il y ait personne en cette ville qui ne tienne pour certain que le pape Urbain ne soit le véritable pasteur de la sainte Église, et s’il venait par ici des émissaires de l’anti-pape, on n’aurait garde de les écouter. » Le lieu de réunion, le rendez-vous des Urbanistes, au nombre desquels les disciples de Catherine se montraient les plus zélés, était la Compagnia della Vergine Maria dello Spedale, qui avait une chapelle dans les souterrains de l’hôpital de la Scala. « Tous les frères t’envoient leurs salutations », dit plus loin la même lettre. « Fais savoir à notre Mamma que nous sommes extrêmement désireux qu’elle nous procure un lien que nous respecterons à cause d’elle, et grâce auquel nous nous réunirons en mémoire d’elle. Demande- lui aussi de nous écrire quelquefois et de ne pas oublier ses brebis égarées. » Le jour suivant, Stefano Maconi trace une longue épître, adressée à Néri di Landoccio di Pagliaresi (car l’on n’écrivait jamais directement à Catherine), mais qui, en réalité, était entièrement destinée à la Sainte :

« Loué soit Jésus crucifié et sa très douce Mère Marie.

« Frère bien-aimé en Jésus-Christ,

« Les deux lettres que tu m’as envoyées, sitôt après ton départ de Sienne, m’ont causé une grande joie. J’en ai ressenti dans mon âme une immense consolation et ne me suis pas contenté de les relire une fois ou deux seulement. Ce que tu m’écris au sujet de (513) notre, vénérable et douce Mamma ne me surprend nullement et je n’ai là-dessus aucun doute, car je suis disposé à croire, des choses bien plus étonnantes que celles dont tu me parles. Je sais et j’avoue ici que notre Mamma est une prodigieuse Mamma, et j’ai la ferme confiance que-chaque jour m’amènera à reconnaître avec plus d’évidence et à confesser avec plus d’énergie; quelle est une  Mamma!

« Les autres grandes et bonnes nouvelles dont tu me fais part au sujet de l’exaltation de la sainte Eglise et du légitime successeur de Saint Pierre, le pape Urbain VI, véritable Christ sur terre, tout cela me produit l’effet d’un baume adoucissant pour les souffrances que j’ai endurées et que j’endure encore. Mais quoique ce m’ait été un vif soulagement d’être mis au courant de tous ces événements, je ne me porterai tout à fait bien que lorsque de nouveau, je m’assiérai au pied de ma bien-aimée Mamma! » Si profond est le sentiment qu’éprouve Stefano à l’égard, de Catherine que même les événements politiques de l’Église, n’ont à ses yeux, qu’un intérêt, secondaire ; ce qui l’occupe surtout, c’est sa dilettissima Mamma, elle qui est une benignissima Mamma. Tant qu’il ne sera point à ses pieds, les ardents, désirs-qui le consument ne seront pas étouffés, ses amers regrets pas apaisés, le sentiment de vide avec lequel, chaque matin, il se réveille, ne sera pas comblé. Les lettres ne sont qu’un onguent calmant, sous le baume la plaie brûle toujours, chaque? pulsation fait mal. Il n’y a qu’un seul remède à ses souffrances : se retrouver près d’elle, pouvoir contempler son visage dont chaque trait lui (514) est si cher et si familier, et baiser respectueusement l’ourlet de sa blanche tunique. Catherine est pour Stefano la seule raison d’être de l’existence ; elle seule rend la vie digne d’être vécue, et rien n’a de valeur que dans la mesure où elle s’y. intéresse. C’est pourquoi il s’est efforcé de lui procurer, tous les renseignements politiques qu’elle désirait et les envoie à Neri pour que celui-ci les lui communique. C’est, une bonne nouvelle qu'il apporte : l’opinion de Sienne est unanime en faveur d’Urbain contre « l’anti-démon de Fondi » (ainsi que Stefano appelle, avec quelque confusion d’idées et de mots, Clément, élu à Fondi). Le nonce d’Urbain, l’évêque de Narni, Giacomo di Sozzino, a été fort bien reçu à Sienne. Stefano et son ami Pietro Bellanti (celui qui autrefois avait amené Maconi à faire la connaissance de Catherine) lui ont présenté leurs hommages. L’envoyé de l’anti-pape, Alderigo Interminelli, a, dit-on, été à Pise mais le Conseil de Sienne a donné l’ordre de ne point, le laisser entrer. Et s’il eût franchi, les portes,, son sort eût été terrible car il aurait été lapidé dans- la rue par les gamins ! Tant il est vrai que « notre pauvre petite cité » (questa nostra citta tapinella) est fort bien, intentionnée…

« Je n’en dis pas plus pour cette fois, sinon que je te prie, mon doux Frère, de ne pas m’oublier, mais de demander à Dieu pour moi, avec une particulière sollicitude, la grâce de me détacher du monde corrompu afin de toujours accomplir sa volonté de la manière qui lui, agréera le plus. Et deux choses me prouveront que. tu te souviens de moi —l’une, c’est que tu me (515) recommanderas fréquemment à notre vénérable, douce et suave Mamma, et je te prie de le faire immédiatement avant de poser cette lettre pour ne pas l’oublier; l’autre, c’est que tu m’écriras souvent, et cela je t’en conjure aussi instamment que possible... »

Après des salutations aux amis communs, la lettre finit ainsi : « faite à Sienne, le 15 janvier 1378 » (pour nous 1379, puisque l’année siennoise commençait le 25 mars) « par ton inutile et indigne frère Stefano seul (soletto) et pauvre de toute vertu [4] ».

Ce n’était pas en vain qu’au nom des autres disciples et au sien propre, Stefano avait fait appel ai cœur maternel de Catherine. Les huit lettres qu’elle lui écrivit, de même que celles qu’elle écrivit à Neri sont courtes sans doute, mais pleines de bonté et de sagesse. Fidèle à ses principes, elle essaie de de tourner le jeune Siennois des consolations vers lesquelles il se sentait incliné. « Il faut », lui insinue-t-elle, « manger le pain dur et moisi des tribulations » « Dieu se joue de nous, afin de nous mener là où il veut », lui enseigne-t-elle. « Quand les médecines agréables et le baume des consolations ne réussis sent point, alors il brûle la plaie avec le feu pour empêcher qu’elle ne se corrompe. » Elle lui prêche, à lui ainsi qu’aux autres disciples, la persévérance dans la lutte engagée entre la chair et l’esprit — il doit y avoir une implacable inimitié entre la raison et le; sens, car ce sont les sens qui se rebellent contre la grâce, nous privent de Dieu et nous retiennent dans la perpétuelle amertume de la vie terrestre. Il faut (516) renoncer au monde et courir vers Dieu qui « nous attend les bras ouverts ». Telles sont les lettres à Maconi. Et dans une longue lettre aux « Frères de la Compagnia della Vergine, de l’hôpital de Sienne », elle développe encore une fois, à l’intention de tous ses disciples, sa doctrine sur la culture de la vigne — tout d’abord de la vigne qu’est notre âme, puis de la vigne de l’amour du prochain, enfin de celle de l’Église. Celui-là seul qui cultive bien la première de ces trois vignes se soucie de cultiver les deux autres, car, ainsi que le dit Catherine avec une fine psychologie : « Celui qui a renoncé à la lumière de la foi » (que l’on remarque la justesse de cette expression : renunziò al lume !) « se trouve désormais sans forces, sans modération, sans sagesse; il est devenu injuste, fonde son espoir sur lui et croit d’une foi morte en lui-même; sa confiance repose sur les créatures et non sur le créateur; il ne possède ni bonté, ni amour, puisqu’ayant abandonné Dieu il s’est épris de son faible moi; il est devenu cruel vis-à-vis de lui- même et dès lors ne peut être bon envers les autres. »

Comme toujours la Siennoise va jusqu’au fond des choses. Il y a dans la vie deux grands courants : d’une part, l’amour de Dieu, la foi, l’amour du prochain, le zèle, la paix; de l’autre, l’égoïsme, l’incrédulité, l'indifférence vis-à-vis des autres, l’esprit du monde, la vie tourmentée. Il y a le royaume d’Adam et il y a celui du Christ. Catherine est au monde pour introduire les enfants d’Adam par la porte de la Croix, dans la paix du Christ [5].

C’est l’ardeur de ces sentiments et de ces pensées (517) qui enflamme la prière que les disciples recueillirent de la bouche de leur Mamma le dernier jour du Carnaval, le 22 février 1379. C’était ce jour-là, douze années auparavant, qu’elle avait célébré ses mystiques épousailles avec Jésus. (Douze ans seulement! Ils semblaient si longs, tant d’événements s’étaient déroulés au cours de ces années!). Il est permis d’imaginer que, pour Catherine, ce jour était un jour mémorable; pouvait-il se faire que sa pensée ne se reportât point vers la petite cellule de la maison de Fontebranda, vers ce qui s’était produit en ce mardi gras 1367! Et, au milieu du Carnaval romain, l’Épouse du Christ pria comme elle l’avait fait dans sa jeunesse à Sienne : « O Dieu éternel, ô Père miséricordieux et compatissant, aie pitié de nous et fais-nous miséricorde, car nous sommes des aveugles privés de lumière et, plus que tout autre, moi misérable! C’est pourquoi j’ai toujours été cruelle envers moi-même...

« O douce et suave lumière, ô principe, ô fondement de notre salut, par ta lumière tu nous as-donné la lumière et cette lumière pénètre dans chacune des âmes qui ouvre la porte de la volonté, car celle-ci est la porte de l’âme; dès qu’on ouvre, la lumière afflue comme le soleil qui frappe à la fenêtre fermée et, dès qu’elle est ouverte, entre dans la maison. Il convient ainsi que l’âme ait la volonté de te connaître et au moyen de cette volonté ouvre l’œil de l’intelligence; alors, toi, véritable soleil, tu pénètres dans l’âme que tu illumines par ta présence! Et quand tu es entré que fais-tu toi, (518) miséricordieuse lumière, au dedans de l’âme? Tu dissipes les ténèbres qui y règnent et tu lui donnes la lumière, tu chasses l’humidité de l’amour-propre, et le feu de ta charité répand sa chaleur dans l’habitation. Tu rends le cœur libre car, dans ta lumière, il reconnaît combien grande est la liberté que tu nous as dévolue en nous arrachant à la servitude du démon dans laquelle d’humanité était tombée par sa cruauté. Que dorénavant le cœur haïsse la cause de cette cruauté, c’est-à-dire la complaisance pour notre propre sensualité, et que, par contre, il ait pitié de la pauvre raison et se montre cruel envers sa nature sensuelle. Qu’il concentre en lui-même toutes les puissances de son âme et qu’il exclue le souvenir de toutes les misères du monde et de ses vains plaisirs pour se rappeler uniquement tes bienfaits. Puis qu’il referme la porte de la volonté en sorte qu’elle me m’attache à rien d’autre en dehors de toi mais qu’elle t’aime pardessus toutes choses et toutes choses en toi selon ta volonté, et qu’elle désire uniquement te suivre. Alors, l’âme aura véritablement pitié d’elle-même, de son prochain, par conséquent et sera prête à immoler son corps pour le salut des âmes. »

Dans ces paroles comme dans toutes les, paroles tombées de la bouche de «Catherine qui nous aient été conservées, on admire sa soif de la vérité, laquelle n’admet aucune formule vague. L’affinité qui existe entre la foi et le désir de vivre, entre l’incrédulité et le désir de mourir y est impitoyablement affirmé. Nous avons à choisir entre la charité et la cruauté. Celui qui choisit la foi choisit la vie, celui qui la refuse se voue (519) à la mort. L’incrédulité est un acte de cruauté, vis-à vis de soi-même — je tue mon âme en sachant que je la tue et en y consentant, en consentant de plein gré à mon mauvais désir, à mon désir de malheur et de mort. Et ne m’aimant pas moi-même, je ne puis aimer quelqu’un d’autre, et je sens que j’appartiens à la race de celui qui est le Non-Amour.

La foi est la condition indispensable pour acquérir cet amour qui sauve l’âme du royaume de la mort, et cette foi (comme toujours chez Catherine) a pour article principal : la foi au Sang. Le Dieu de la nature, le .Souverain unique et tout puissant qui noie, comme de petits chats, les êtres humains dans les eaux du déluge et nous écrase par ses tremblements de terre, de même qu’un enfant détruit une fourmilière, ce Dieu-là n’appelle guère l’amour, car nous ne le comprenons pas. Mais il y a un autre Dieu que nous voyons avec l’œil de la foi, si toutefois celui-ci n’est pas obscurci par le nuage de l’amour-propre (car l’amour-propre .préfère ne pas le voir), c’est le Dieu de la croix, le Dieu qui a souffert pour ses créatures, le Dieu en qui, seul, se trouve le salut.

« Quel Père », s’écrie Catherine, « a jamais livré son propre fils à la mort en faveur de son esclave? Toi seul, Père éternel ! Tu as revêtu ton Verbe de notre chair et notre chair a enduré la souffrance et nous en goûtons les fruits si, par ta grâce, nous suivons le chemin que tu as suivi toi-même! » Et, dans toute sa grandeur, le bienfait de la venue du Christ accable la voyante; le dogme de la Rédemption, témoignage presque incroyable de l’Essence (520) de Dieu, la remplit de confusion, de honte en constatant sa propre faiblesse, sa tiédeur dans le renoncement à elle-même. « Je me réfugie en toi et m’accuse moi-même, ô Vérité éternelle. Exerce ta justice sur moi qui suis cruelle pour mon âme et pleine de complaisance pour ma propre sensualité. J’ai péché, Seigneur, aie pitié de moi. O pieuse cruauté qui foules aux pieds la sensualité en ce monde afin d’exalter l’âme dans l’éternité...

« Je te prie d’inculquer ce sentiment à toutes les créatures, particulièrement à celles que tu m’as confiées et que j’aime d’un amour spécial. Rends-les charitables afin qu’ils possèdent la pieuse cruauté avec laquelle ils extermineront leur volonté perverse. Cette miséricordieuse cruauté est, en vérité, celle que tu nous enseignas lorsque tu as dit : « Celui qui vient à moi et qui ne hait point père, mère, épouse, enfants, frères et soeurs et jusqu’à sa propre âme ne peut être mon disciple. » Cette dernière condition semble être la plus difficile à remplir — les enfants du monde remplissant souvent les autres, bien que ce ne soit pas par amour de la vertu...

« O Vérité éternelle, Parfum au-dessus de tout parfum, Munificence au-dessus de toute munificence, Bonté au-dessus de toute bonté, Justice au- dessus de toute justice, tu rends à chacun selon ses oeuvres. C’est pourquoi tu permets que l’injuste ne puisse se souffrir lui-même. En désirant les joies et les richesses du monde, il désire des choses inférieures à lui, car toutes les choses créées sont inférieures à l’homme; elles ont été créées pour lui mais  (521) non pas afin qu’il en devienne l’esclave. Toi seul es plus grand que nous — c’est donc vers toi que nous devons aspirer, toi que nous devons essayer de servir. Et, dans ta justice, tu fais dès ici-bas goûter au juste la vie éternelle par la paix .et la tranquillité de l’âme qui proviennent de ce qu’il a placé son affection en toi qui es la paix suprême et .éternelle. Tu es l’éternelle et infinie bonté que nul .ne peut comprendre ni connaître qu’autant que tu le permets. Et tu le permets dans la mesure où nous disposons le vaisseau de notre âme à te recevoir. O très doux Amour, je ne t’ai jamais aimé durant tous les jours de ma vie, je ne t’ai jamais aimé! Je te recommande mes fils et mes filles dont tu as chargé mes épaules ; hélas, je dois les éveiller, et je sommeille moi-même ! O Père très doux et très miséricordieux! éveille-les afin que le regard de leur intelligence se fixe sur toi pour toujours. Peccavi Domine, miserere mei! O Dieu, viens à notre aide, Seigneur, hâte-toi de nous secourir [6]! »

Le Carême qui commence avec le mercredi des Cendres, fut, en 1379, plus que jamais, une fervente période de prière pour Catherine. « O Sang éternel! » dit-elle dans une oraison transcrite le 1er mars, « O très doux Sang, tu fortifies l’âme et tu l’illumines par ta vertu; elle participe à la nature des anges et s’oublie totalement pour ne considérer que toi... Moi, misérable, je ne t'ai jamais suivie, ô toi, Vérité éternelle, c’est pourquoi je suis si faible que je succombe dans les moindres tribulations! » Deux jours plus tard, elle demande dans sa prière que, de même que la lumière d’en-haut se répand comme une rosée sur (522) l’âme, de même les prières des justes retombent sur le monde comme une rosée de paix. Le jour de l’Annonciation, elle implore Marie avec ferveur : « Tu es le livre dans lequel se trouve inscrite la règle de notre vie », dit-elle, faisant allusion à l'instant où la Vierge de Nazareth consentit à ce que le Verbe éternel s’incarnât dans son sein et prononça le grand consentement: « qu’il me soit fait selon ta parole », cet acquiescement que l’Éternel attend aussi à la porte de ton âme et de la mienne... « O Marie, bénie sois-tu entre toutes les femmes, in seculum seculi, car en ce jour tu nous as donné le pain de ta farine, pétri et cuit par la Divinité ! » Revenant à la doctrine fondamentale que lui avait enseignée Jésus dans les premiers temps de sa solitude, la Siennoise s’exclame : « O Vérité, Vérité, qui suis-je donc pour que tu me fasses connaître ta vérité? Je suis celle qui n’est pas. C’est par conséquent ta Vérité qui sait, qui parle et accomplit toutes choses, car moi je ne suis pas. O Divinité, Divinité qui es amour, que puis-je dire de ta vérité? Toi qui es la Vérité, dis la vérité, car je ne puis la dire, moi qui ne dis que ténèbres puisque je ne t’ai pas suivie jusqu’à la croix pour en récolter les fruits; j’ai suivi les ténèbres et goûté les ténèbres. Nous nous sommes aveuglés nous-mêmes en plaçant devant nos yeux le nuage de la froideur et de l’amour-propre humide. C’est pourquoi nous ne pouvons te connaître ni connaître aucun vrai bien ! Nous appelons bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien, et ainsi devenons-nous ignorants et ingrats. Il est pire pour nous de perdre la lumière, de ce fait que nous avons (523) connu la vérité, car un demi-croyant est pis qu’un incrédule. Seigneur, c’est ainsi que sont ceux qui profanent le fruit de ta croix qu’est ton sang, car au lieu de te suivre, toi le Christ crucifié, ils persécutent ton sang, principalement ceux qui se révoltent contre ton sommelier qui possède les clefs du cellier où se trouve la pieuse réserve de ton sang et de celui des martyrs. Mais le sang de ces derniers n’a de valeur que par la vertu du tien. Ces révoltes et tous péchés proviennent de ce qu’ils ont perdu la lumière de la vérité, celle que l’on acquiert par la foi. Mais ceci est incompréhensible pour les insensés qui ne jugent que l’écorce... O homme insensé! Dieu t’a fait homme, pourquoi t’abaisser au rang de la bête? Non seulement tu en prends l’apparence mais tu t’avilis jusqu’à devenir néant, et tu juges comme jugent les animaux. Ne sais-tu pas que les hommes charnels sont voués aux châtiments éternels? Par ces châtiments, l’homme est réduit à néant, non pas quant à l’être mais par rapport à la grâce. Car la grâce est le perfectionnement de la nature, et, de tous ceux qui n’arrivent pas à la perfection, on peut dire qu’ils sont devenus rien [7] ».

A Rome le Carême — mars et avril — est en même temps le printemps, et Catherine, ainsi que ses amis et amies s’est très certainement pliée à la coutume romaine de visiter, chaque jour du temps de pénitence, l’une des églises appelées « églises de la Station ». Au moyen âge, une certaine église était désignée pour chaque jour du Carême, et le Clergé paroissial romain s’y rendait solennellement en (524) procession afin d’y célébrer l’office divin. Ces églises portaient le nom de Stations (stationes) ; leur nom était indiqué dans le Missel romain. De notre temps, cet usage n’est plus en vigueur. Toutefois, durant les jours de la Station, les églises en question revêtent encore une parure de fête, les colonnes sont drapées de rouge, les dalles de mosaïque jonchées de buis, et l’odeur âcre de la verdure foulée aux pieds se mêle au doux parfum de l’encens qui s’élève vers l’autel où un cardinal, ou autre prélat, chante la grand’messe. Catherine a sûrement fait ces pèlerinages. Le mercredi des Cendres, on se rend à Santa Maria in Cosmedin, près de l’antique temple de Vesta, et l’on gravit ensuite le mont Aventin pour gagner Santa Sabina. Santa Sa- bina est l’église mère des dominicains de Rome; on montre dans le couvent avoisinant, la cellule où « saint Dominique, saint François et Ange, le Carme, passaient des nuits entières à s’entretenir des choses concernant le royaume de Dieu». Ici Catherine a pu tout spécialement évoquer le souvenir du bien-aimé père de son âme; ici, plus que jamais auparavant, elle est entrée en intime corrélation avec l’existence du saint; ici, elle a pu prier où il a prié, baiser le sol qu’il a foulé ; au jardin, elle s’est arrêtée devant l’oranger que l’Espagnol avait planté de ses propres mains, et elle a songé à l’âme humaine, « l’arbre d’amour » planté dans la bonne terre, fleurissant délicieusement pour Dieu, portant utilement des fruits pour l’homme…     

Et chaque jour du Carême l’a entraînée en d’autres lieux saints. Elle sera allée à San Giorgio in Velabro, « dans le marais », situé au bas du Forum Boarium, (525) à côté du temple de Janus, qui. n’est nullement un temple de Janus mais un, arc de triomphe érigé par les changeurs de Rome en. l’honneur de Septime Sévère et de ses fils,, et sur lequel le haineux Cara- calla fit effacer le nom de son frère Geta.

Une autre fois, le. but. des pieux pèlerins aura été San, Gregorio Magno, où se trouvait jadis la demeure paternelle du grand Pontife; où l’on visite.la chambre qui était la sienne — comme, plus tard, on devait venir visiter la chambre de Catherine à Sienne. Mais elle était, encore là, biens vivante, agenouillée sur les dalles de mosaïque de la Basilique ; elle était encore là, une vie ardente et rayonnante au milieu des ténèbres de l’existence... A côté de l’église, il y a un cloître appartenant à. l’ordre des Camaldules, et dans le jardin de ce cloître-s’élèvent trois-chapelles. On conserve dans l’une d’elles la table de; marbre sur laquelle Grégoire servait quotidiennement le repas de douze pauvres ; des croix gravées dans le marbre marquent les douze places; Un certain jour, survint un treizième pauvre, et Grégoire accueillit également cet hôte inattendu. Mais quand l’étranger eut reçu sa part de la main du charitable pontife, il déploya de grandes ailes d’or : c’était un-ange…      

La Siennoise et sa famille spirituelle ont dû visiter tous ces vieux sanctuaires de Rome. Ils auront été à Santa Pudenziana, à Santa Prassede, à San Cosma e Damiano, à San Lorenzo fuori le mura. Ils se seront arrêtés dans San Clemente et ils auront levé les yeux vers la mosaïque de l’abside qui représente la croix comme l’arbre de vie sur lequel fleurit la (526) vraie vigne; et cette parole, qui reparaît si souvent dans les- lettres de Catherine « enté à l’arbre de vie » aura sûrement retenti à son oreille. Sur les bras de la croix se reposent douze colombes, ce sont les douze apôtres. Ainsi la Siennoise voulait, elle aussi, que les âmes apostoliques ne trouvassent de repos que sur la dure couche de la croix…

A Saint-Sixte, là-bas sur la Via Appia, Catherine aura de nouveau suivi les traces du « doux Espagnol », car c’est là qu’est situé le monastère, fondé par Saint Dominique lui-même. Une fresque, peinte sans doute peu- après la mort de Catherine , témoigne encore; de sa venue en ce lieu. Et un jour, à: la fin du Carême, quand le printemps verdissait déjà les murs bruns de l’enceinte Aurélienne, elle se sera rendue près de la Porte Latine, à la vieille Église San Giovanni ante Portam Latinam; elle aura vu l’endroit où, sous Domitien, l’apôtre Jean subit la torture de l’huile bouillante et, ne pouvant mourir, fut retiré vivant de ce bain de mort. Alors elle aussi se sera mise à soupirer : « Je meurs, et je ne puis mourir! » Muoio e non posso morire!

Il y avait tout lieu de gémir, car les membres du parti adverse combattaient toujours avec rage contre le « sommelier du sang », contre le véritable hôtelier de la Bottega placée au milieu du pont de la vie ! Le château des anges bravait toujours les romains fidèles au Pape. Une armée clémentiste commandée par un parent de Robert de Genève, Louis de Montjoie. s’avançait vers Rome et, le 17 Avril 1379, (527) l’antipape promulgua une bulle, en vertu de laquelle il cédait en fief la majeure partie des états pontificaux au duc Louis d’Anjou — l’ami de Catherine à Ville-neuve-lez-Avignon — le sommant d’en prendre aussitôt possession.

Au service d’Urbain se trouvait alors le condottiere Alberigo da Balbiano. La fin d’avril amena deux grandes victoires pour la cause pontificale : le château des Anges capitula le 27 ; le 30, Alberigo battit l’armée clémentiste près de Marino, dans les Monts Albains, et fit prisonniers les chefs eux-mêmes, Mont-joie, Sylvestre Budes et Bernard de la Salle. Les Romains victorieux envahirent le château des Anges dont ils rasèrent les tours menaçantes, et Urbain qui pouvait désormais rentrer au Vatican, suivit pieds nus la procession d’action de grâces qui se rendit de Sainte-Marie en Trastevere à Saint-Pierre.

Sous l’impression de ces grands et heureux événements, Catherine écrivit quatre importantes missives — une à Alberigo da Balbiano et à sa Compagnia di san Giorgio pour les féliciter de leur succès ; une au gouvernement Romain (composé des sept Banderesi dont un pour chaque rioni de Rome, et des quatre « prud’hommes ») ; une à Jeanne de Naples ; une enfin à Charles V de France. Elle explique aux guerriers pontificaux qu’ils combattent le bon combat — « le Maître que vous servez est le Christ crucifié », ils peuvent donc marcher à la lutte « avec une conscience pure pour la défense de notre foi, de la sainte Église et du Vicaire de Jésus-Christ ».

Catherine exhorte la reine de Naples à prendre en (528) pitié son âme. L’égoïsme est en réalité le contraire de l’égoïsme, car, tandis que l’on croit s’aimer soi-même on devient son pire ennemi. « Oh ! combien mon âme serait heureuse », s’exclame la Siennoise, « si je pouvais aller vous trouver et donner ma vie pour vous rendre le ciel et la terre que vous avez perdus, pour vous ôter l’arme de la cruauté avec laquelle vous vous êtes tuée vous-même et vous donner en échange l’arme de la piété qui tue le vice, c’est-à-dire pour vous aider à vous revêtir de la sainte crainte de Dieu et de l’amour de la vérité et à vous unir à sa douce volonté. »

Au gouvernement Romain elle prêche la reconnaissance. « Dieu a fait ce dont vous n’aviez pas été capables avec toute votre sagacité humaine », dit-elle aux Gouverneurs. « Il a jeté sur nous qui étions en un si grand péril les regards de sa miséricorde, c’est donc à lui que nous devons attribuer notre salut. Notre Père, le Pape Urbain VI, nous en donne l’exemple et pour témoigner qu’il reconnaît que cette grâce vient de Dieu, il s’est humilié par un acte que nul n’avait accompli de temps immémorial en suivant pieds nus la procession. Marchons donc sur les traces de notre Père, mes très chers fils, c’est-à-dire reconnaissons que ceci vient de Dieu et non de nous. Je veux aussi que vous vous montriez reconnaissants envers les membres de la compagnie (Compagnia di San Giorgio) qui a été l’instrument du Seigneur, et que vous les assistiez dans la mesure du possible, surtout les pauvres blessés. »

Le sénateur romain, Giovanni Cenci, qui avait  (530) joué un rôle prépondérant dans la capitulation du château des Anges, était oublié, maintenant qu’on n’avait plus besoin de lui. Catherine blâme ce procédé : « Il me semble qu’on est bien ingrat vis-à-vis de Giovanni Cenci qui, avec tant de zèle et de fidélité, et d’un cœur si loyal, a tout abandonné uniquement pour être agréable à Dieu et nous servir, pour vous délivrer du fléau qu’était le château des Anges... Et voici qu’à présent, non seulement on ne lui témoigne aucune reconnaissance et on ne lui dit même pas merci, mais l’ingratitude et l’envie poussent les gens à lancer contre lui le venin des calomnies ! Je désire que vous traitiez autrement quelqu’un qui vous a rendu service ; continuer d’agir ainsi serait offenser Dieu et vous nuire à vous- mêmes. »

Au roi de France, enfin, elle expose sa doctrine sur l’amour-propre envisagé comme le principe de tout mal. « Il corrompt de telle sorte le goût de l’âme, que les choses bonnes paraissent mauvaises et que les mauvaises paraissent bonnes. » Ainsi, l’amour-propre rend injuste, il nous porte à servir les créatures en vue de leurs faveurs, de leurs dons et par désir du salaire; il s’élève contre Dieu et contre l’Eglise, son organe terrestre. Catherine redoute que Charles, lui aussi, soit guidé par cet amour-propre. «Il me semble, à ce que j’ai appris » (elle suivait avec un intérêt immense tout ce qui se passait en Europe), « que vous commencez à vous laisser entraîner par les conseils pernicieux des enfants de ténèbres; or, vous savez que si un aveugle (530) conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice... Je suis fort étonnée qu’un catholique tel que vous, qui veut craindre Dieu et agir en homme courageux, se laisse mener comme un enfant et ne voie pas à quelle ruine il s’expose lui-même et expose les autres en laissant obscurcir la sainte * lumière de la très sainte Foi par les conseils de ceux qui sont manifestement les membres du démon et des arbres corrompus... Ouvrez les yeux et voyez qu’ils mentent effrontément.... » Puis elle reprend tous les arguments en faveur de la légitimité de l'élection d’Urbain, et insiste de nouveau sur cette raison psychologique que les cardinaux n’auraient point rendu leurs hommages à un pape qu’ils auraient su ne l’être pas de droit et ne lui auraient point réclamé des faveurs. « Ils sont demeurés dans la vérité », déclare-t-elle, « tant qu’il n’a pas cherché à corriger leurs vices; dès qu’il le fit ils se révoltèrent contre lui. » Et maintenant ils sont ancrés dans leur erreur, « endurcis comme des démons ».

Cette épître partagée entre l’espérance et la crainte, se termine par l’indication que Charles peut demander conseil à la Sorbonne. « Là vous avez la source de toute science ». « Pardonnez-moi d’avoir tant parlé, je préférerais vous' dire ceci de vive voix que par lettre. » Comme le démontrent ces dernières lignes, la Vierge caressait le projet d’aller en personne à Paris. Ce voyage ne se réalisa point; peut- être, d’ailleurs, ses tentatives eussent-elles été vaines [8].

L’Université de Paris qui, tout d’abord, s’était rangée du côté d’Urbain, se prononça, le 30 mai, en [531] faveur de Clément. Et Charles V mourut l’année suivante, toujours partisan du schisme, laissant néanmoins entrevoir qu’il s’inclinerait volontiers devant l’autorité du prochain concile général. Il est probable que, sur l’instigation de Catherine, Urbain somma encore une fois Raymond de tenter une mission en France. De Gênes, où il séjournait toujours, le Dominicain devait se rendre par mer à Barcelone et de la passer la frontière; des instructions détaillées, relatives à ce voyage, furent rédigées, on les conserve encore dans les archives du Vatican. A ce moment, parvint la nouvelle qu’à la demande de Pedro di Luna qui maintenant tenait pour Clément, le roi d’Aragon avait fait arrêter deux légats d’Urbain en Espagne. Et, le courage de Raymond fléchissant, de nouveau, il resta où il se trouvait.

Catherine eut grand’peine à se consoler de cette nouvelle défaillance du disciple, de ce reniement renouvelé à l’égard du Maître. Elle lui reproche sévèrement son peu de foi tout en faisant, selon sa coutume, acception de sa propre personne comme si elle-même eût été coupable :

« Notre amour est la mesure de notre foi, et notre foi la mesure de notre amour », écrit-elle. « Celui qui aime est toujours fidèle à celui qu’il aime, et il le sert fidèlement jusqu’à la mort. C’est à quoi je reconnais que je n’aime pas véritablement Dieu et les créatures pour Dieu, car s’il en était ainsi je lui serais fidèle au point que je mourrais mille fois le jour, s’il le fallait et si je le pouvais.... Ma foi ne défaillerait (532) point et je me tiendrais pour assurée que Dieu serait mon défenseur et mon protecteur, comme il l’était des glorieux martyrs qui se livraient avec joie au supplice. Si j’avais la foi, je ne craindrais rien, sachant que Dieu sera pour moi aussi ce qu’il a été pour eux, mais parce que je ne l’aime pas, je ne me confie pas véritablement en lui ; la crainte que j’éprouve me montre combien tiède est mon amour et combien la lumière de la foi est obscurcie en moi par mes infidélités envers mon créateur et par ma présomption. Je le confesse et ne le nie pas, cette racine n’est pas encore extirpée de mon âme, c’est ce qui met obstacle aux œuvres que Dieu veut me faire accomplir et qui les empêche d’atteindre le but utile et glorieux qu’Il avait en vue. Hélas! Hélas! Seigneur, malheur à moi, misérable! Serai-je donc toujours ainsi, en tout lieu, en toute occasion ? Fermerai-je ainsi toujours par mon infidélité le chemin à ta Providence ? Oui assurément, si dans ta miséricorde tu ne m’anéantis pour me recréer à nouveau! Eh bien, Seigneur, anéantis-moi, brise mon cœur si dur afin que je ne sois plus un instrument dont tu ne peux te servir! » Le reproche adressé ici à Raymond n’est pas seulement un reproche que Catherine s’adresse à elle-même uniquement pour la forme. On sent qu’elle est près de se désespérer à la vue de sa propre faiblesse. Après tant d’années passées dans la pénitence et la prière, elle aussi doit répéter le vieil et amer aveu : « Le bien que je veux je ne le fais pas ». Elle aussi doit expérimenter combien il est difficile à la chair et au sang de (533) croire réellement, de croire sincèrement. Car s’il est vrai, vrai comme la clarté du soleil et celle des étoiles, comme l’océan et comme l’orage ; s’il est vrai comme la terre elle-même et comme les rocs, que le Dieu tout-puissant s’est fait homme, a souffert, s’est laissé crucifier, est mort pour nous, pour notre salut, peut-il y avoir place pour autre chose dans une âme humaine que pour cette immense croix sanglante? En ce cas, il faut que tout cœur devienne un Golgotha, et que l’œil nev soit charmé par aucune autre fleur que par les cinq roses rouges épanouies dans le jardin du corps du Christ. Alors, nul autre amour que l’amour de cet Epoux de sang n’est permis — « que sa main droite transpercée passe sous ma tête, que sa main gauche ensanglantée m’embrasse fermement ». Peut-être la poésie chrétienne n’a-t-elle jamais rien exprimé de plus profond qu’en proclamant la dureté du frivole cœur humain en face d’un aussi grand, aussi total et exigeant amour. C’est parfois comme si la confession la plus intime de l’expérience chrétienne s’exhalait dans ce gémissement désespéré : « Nous ne pouvons pas ! c’est au-dessus de nos forces ! »

Mais Catherine veut tenir bon ; jusqu’au bout elle veut tendre -à réaliser son idéal. Elle veut la croix pour elle-même, elle veut la croix pour les autres. Dans une lettre où il lui faisait part de sa nouvelle décision, Raymond a exprimé la crainte qu’elle l’abandonnât et que cet amore stretto particolare, le lien particulier qui, jusqu’ici, les unissait si étroitement, fût désormais rompu. Elle répond : « Si j’ai bien (534) compris votre lettre, vous avez eu à lutter contre des difficultés nombreuses ; par l’artifice du démon et par votre propre faute, il vous a semblé qu’un trop lourd fardeau vous était imposé, et il vous a semblé, à tort, que je vous avais témérairement jugé à ma mesure, c’est pourquoi vous vous demandiez si mon affection et ma bonté à votre égard n’avaient point diminué... Mais comment avez-vous jamais pu croire que je souhaitais autre chose que la vie de votre âme? Où est maintenant la foi dont vous étiez toujours animé et que vous devez avoir?... Vous avez su trouver le moyen de jeter à terre votre fardeau… Si vous eussiez été fidèle, vous n’auriez pas hésité et vous n’auriez pas besoin à présent de redouter l’opinion de Dieu et la mienne à votre sujet, mais, ainsi qu’un fils obéissant et plein de zèle, vous- eussiez fait tout ce qui était en votre pouvoir. Et, si vous n’aviez pu vous tenir debout, vous auriez rampé; si vous n’aviez pu voyager comme un dominicain, vous auriez voyagé comme un pèlerin; si vous n’aviez pas eu d’argent, vous auriez demandé l’aumône. Cette obéissance fidèle eût été plus efficace vis-à-vis de Dieu et des hommes que toute la prudence humaine. Ce sont mes péchés qui y ont mis obstacle. »

Puis, de nouveau, elle l’exhorte à mourir de la mort mystique.

« Renoncez-vous vous-même, renoncez à toutes joies et à toutes consolations proprement dites », s’écrie-t-elle. « Nous nous sommes nous-mêmes offerts comme des morts dans le jardin de la sainte (535) Église, et nous nous sommes offerts au Christ de la terre qui est le maître de ce jardin. Agissons donc comme des morts. Un mort ne sent ni n’entend... Efforcez-vous donc de vous mettre à mort avec le glaive de la haine et de l’amour pour ne pas entendre les injures, les outrages et les reproches dont vous accablent les persécuteurs de la sainte Église. Vos yeux ne verront plus des choses qui paraissent impossibles, mais ils verront à la lumière de la foi que nous pouvons tout en Jésus crucifié et que jamais Dieu ne nous impose de fardeaux plus lourds que nous ne les pouvons porter... En aimant la souffrance nous perdrons notre sensibilité sensuelle et nous mourrons, puis nous vivrons comme des morts dans ce jardin. Oh! si je voyais cela, que mon âme serait heureuse. Je vous le dis, mon très doux Père, que nous le voulions ou non, le temps actuel nous invite à mourir. Ne soyez donc plus vivant... Vous avez été un homme pour promettre, ne soyez pas une femme lorsqu’il s’agit de tenir parole [9]. »

Peu à peu, Catherine se réconcilia avec l’idée de la défaillance de Raymond; d’ailleurs ceci avait dû se produire selon les décrets divins, non senza misterio. Sa dernière lettre lui fut adressée. Et dans une missive de Rome à Neri di Landoccio, datée du 3 décembre 1379, elle dit d’un ton satisfait de joyeuse causerie : « Nous avons de bonnes nouvelles de Frère Raymond; il va bien et travaille avec ardeur pour la sainte Église. Il est vicaire de la province de Gênes et prendra bientôt le titre de docteur en théologie [10]. » Catherine avait enfin compris que la place de (536) Raymond était dans la vallée, dans les vignobles, au milieu des autres ouvriers et qu’il n’était point à sa place dans la haute solitude, sur les cimes glacées du renoncement parfait.

 

 

XIII - Lettres de Stefano Maconi à Catherine. — La Sainte écrit à Jeanne de Naples, à Louis de Hongrie, etc... 538

 

A Sienne, à l’endroit où s’élève actuellement l’Académie des Beaux-Arts, dans la via delle Belle Arti, se trouvait, au quatorzième siècle, la maison des Frères de la Miséricorde. Tous ceux qui ont visité Sienne se souviennent des frères à capuchon noir qui, au crépuscule, avec une grande croix et des torches flamboyantes, portent les morts par les rues obscures jusqu’au cimetière de la Misericordia, en dehors de la Porta Tufi, là où les moines d’Oliveto possédaient autrefois un monastère et où, durant la peste de 1348, Bernardo Tolomei succomba, victime de sa charité chrétienne. L’origine de la Fraternité de la Miséricorde remonte au treizième siècle ; un pieux gentilhomme Siennois, Andrea Gallerani, l’avait constituée aux environs de 1240, imposant aux Frères la double tâche de soigner les malades et d’ensevelir les trépassés. Après la mort de Gallerani, l’hôpital devint la propriété de l’Etat et le gouvernement prit à charge d’en nommer le recteur qui, au temps de Catherine , était Matteo de Cenni Fazi, son bon ami et disciple dont nous avons souvent parlé [1]. En raison des difficultés auxquelles s’était toujours heurté Stefano Maconi dans (538) sa famille, comme zélé Caterinato, Messer Matteo lui avait offert l’hospitalité, si bien que Stefano possédait chez les Frères de la Miséricorde une chambre qu’il pouvait occuper jour et nuit et était considéré comme faisant partie de la maison [2].

Et le voici, un jour de juin 1379 (le 22), assis dans cette chambre, en train d’écrire à Neri Pagliaresi ainsi qu’à « toute la famille à Rome »   

« Très cher Frère en Jésus-Christ, j’ai reçu hier une lettre de toi, envoyée le jour de l’Ascension, contenant nombre d’excellentes nouvelles touchant le véritable successeur de Saint Pierre, le véritable représentant du Christ, le Pape, et touchant la défaite de cet anti-démon dont je me suis beaucoup réjoui et me réjouis encore. Bien que sachant depuis plusieurs semaines, une partie de ce que tu m’annonces, il me semble que j’en ressens une joie nouvelle. Quant à ce que tu me communiques au sujet de certains grands Seigneurs que l’on croyait jusqu’ici l’opposé de ce qu’ils sont, au moins pour le plus grand d’entre eux, je prie la Bonté divine d’éclairer leurs cœurs ainsi que ceux de tous les autres afin que la vérité ne vienne point à s’obscurcir en eux et qu’ils ne soient pas cause qu’elle s’obscurcisse chez les autres; je prie également le Seigneur de nous épargner trop de schisme et de division entre chrétiens. »

L’Ascension tombait, cette année-là, le 19 mai. Les bonnes nouvelles dont Neri fait part à ses amis de Sienne sont naturellement, avant tout, celles de la capitulation du château des Anges et de la victoire de Marino. Mais il y avait plus. Après la défaite de (539) Marino, Clément s’était résolu à chercher secours auprès de Jeanne de Naples, qui d’ailleurs lui avait fait bon accueil et lui avait abandonné, comme résidence, le Castello dell'Ovo. Cependant, l’archevêque de Naples était du- parti d’Urbain et le peuple partageait ses opinions. Au cours d’une querelle entre Urbanistes et Clémentistes qui avait lieu en pleine rue, un gentilhomme ayant crevé l’œil d’un charpentier qui parlait en faveur d’Urbain contre la reine, la population napolitaine se souleva aussitôt contre Clément, et la foule en fureur se rua dans la direction de la mer sur Castello dell’Ovo en poussant des cris sauvages : « Mort à Clément! Mort à l’antéchrist! Vive le pape Urbain ! » Saisi d’épouvante, Clément s’empressa de quitter Naples (le 13 mai), et Jeanne dépêcha un ambassadeur à Rome pour proclamer sa soumission au pape Urbain. Le 22 mai, Clément abandonna tout à fait l’Italie pour se fixer à Avignon où il arriva le 20 juin.

Il s’agissait pour Urbain de poursuivre sa victoire; pour le faire, deux choses lui étaient indispensables : des soldats et de l’argent, ou plus exactement il avait besoin d’une seule chose : d’argent, car avoir de l’argent c’était en même temps avoir des soldats. Sur ce terrain, Catherine cherche également à lui prêter main-forte; elle s’adresse tout d’abord à sa ville natale.

Dans une lettre aux « Seigneurs défenseurs » (I Signori defensori), elle leur rappelle toute la bienveillance du Saint-Père. Il les a relevés de l’excommunication; et, par son intervention, Sienne et non (540) pas Pise, reçut le port de Talamone. Néanmoins, le pape n’est pas encore entré en possession de la somme fixée à ce moment-là (huit mille florins), aussi Catherine écrit-elle : « Je vous en conjure, au nom du Christ crucifié, ne laissez plus le Christ de la terre se contenter de vaines phrases, mais récompensez-le par des actes de ce que lui-même a fait pour vous [3]. » Pour appuyer sa requête, elle adressa en même temps une lettre à la Compagnia della Vergine. Il y a, déclare-t-elle, un signe auquel on reconnaît les bons ouvriers de la vigne, c’est qu’ils soutiennent spirituellement et temporellement le pape Urbain — « spirituellement, par d’humbles prières: temporellement, en contribuant de tout votre pouvoir à décider le gouvernement à lui venir en aide, ce qui n’est que justice. Ne voyez-vous pas qu’en lui prêtant assistance, nous travaillerons à notre propre salut? Aimons-nous si peu notre foi que nous refusions de la défendre et ne soyions pas prêts, s’il est nécessaire, à risquer notre vie pour elle ? Serons-nous si ingrats après avoir reçu tant de bienfaits du Seigneur et de son Vicaire et ne savons-nous pas que l’ingratitude tarit en nous la source de la piété [4]? »

Maconi répond alors, dans sa missive, au nom de la Compagnie dont il faisait partie.

« Je répète », écrit-il, « qu’autant que je sache et que j’en puisse juger, neuf personnes sur dix tiennent pour Urbain et que l’on désigne du doigt, comme des bandits et des voleurs, le petit nombre de ceux qui ne se rallient pas à sa cause. Dans le domaine spirituel, ils obéiront à Urbain comme au véritable [541] pasteur mais, en ce qui concerne le temporel, ils rejettent la faute sur leur grande pauvreté et la misère à laquelle ils sont réduits. » Pour se défendre contre les pillages des lansquenets errants, Sienne, Lucques, Pérouse et Florence avaient dû verser au Condottiere John Hawkwood et à Lucio di Lando une somme considérable. Et Stefano excuse sa ville natale en disant : « Les soldats touchent six mille florins d’or par mois et cependant, avant-hier, ils et ont réclamé quinze mille, ce qui n’empêche qu’il y ait constamment des ravages soit dans la Maremma soit dans une autre contrée du pays. Je ne dis pas ceci parce que je tiens à nous disculper. Au reste j’ai plusieurs fois parlé de ceci aux membres du gouvernement, soit à l’Hôtel de Ville, soit en d’autres endroits; je leur ai même insinué que nous pourrions mettre en gage certaines propriétés de la commune et que s’il nous était impossible d’envoyer un grand nombre de soldats, nous pourrions du moins en envoyer quelques-uns, car le Saint-Père se tiendrait pour satisfait en voyant que nous faisons ce qui est et notre pouvoir. »

Stefano se met ensuite à conter les menus incidents de la ville, faisant allusion à « l’aventure d’archi-prêtre » — aventure que personne ne connaît plus — au sujet « d’une peau de chèvre tannée » qu’il a procurée à Neri, et que le fils du maître ébéniste, Francesco del Tonghio, s’est chargé de porter à Rome; il espère qu’elle réunira les qualités souhaitées, et termine par mille salutations. « Messer Matteo vient justement d’entr'ouvrir la porte et quand (542) il sut à qui j’écrivais, il me chargea de te prier de dire à notre Mamma qu’il lui a écrit une longue lettre. Si j’en avais le temps, je te raconterais d’ailleurs une histoire qui t’égaierait beaucoup... Messer Matteo lui-même a ri à s’en décrocher la mâchoire. » Aujourd’hui encore, les Toscans excellent tout particulièrement à conter d’amusantes anecdotes, et il est regrettable que nous n’ayons point connaissance de l'historiette dont on a ri de si bon cœur à Sienne en juin 1379, dans la maison de la Miséricorde, et dont le digne recteur lui-même a dû rire...

Mais après avoir ainsi Causé de choses sérieuses et d’autres, il se reprend à soupirer du fond de son cœur : « Salue de ma part Pietro (di Giovanni Venturi) et Francesco (Malavolti) de même que tous les autres membres de la petite famille ; à cause de mes péchés, je n’ai pas encore été trouvé digne de les rejoindre mais par le cœur je suis constamment au milieu de vous... Je supporterais bien facilement les fatigues d’un voyage si Dieu me faisait la grâce de m’asseoir de nouveau aux pieds de notre vénérable Mamma [5]. »

Il en était ainsi qu’à Sienne pour plusieurs autres villes bien intentionnées à l’égard du Saint-Père. Elles avaient volontiers promis, mais il leur paraissait difficile de tenir parole. Ce fut le cas de Pérouse où, à cette occasion, Catherine fit porter par Neri di Landoccio un message aux « Seigneurs Prieurs du peuple et de la commune de Pérouse ». Dans ces lignes, la Vierge cherche à démontrer comment « la crainte de Dieu sert également à la vie présente». (543) Soutenir le Pape, c’est en réalité soutenir les Pérugins eux-mêmes. « De quelle manière? Je vais vous le dire. Comme vous pouvez le constater, les temps sont tels que nous devons nous attendre à de grandes tribulations et à voir souffrir notre pays de la venue des grands Seigneurs » (elle songe à Louis d’Anjou, envoyé par Clément; à Louis de Hongrie et à son cousin Charles de Durazzo auxquels s’était adressé Urbain pour leur demander du renfort). « En conséquence de nos fautes nombreuses et de la grande désunion qui règne entre nous, nous sommes fragiles comme le verre. Si donc nous nous séparons de notre Père et qu’il refuse de nous appuyer, nous nous exposons volontairement au péril. Ayons soin de lui prêter main-forte, afin qu’aux heures de détresse, il vienne de nouveau à notre secours. Il est évident pour vous aussi (car vous n’êtes certainement pas plus sots que les autres) que les bras de l’Église peuvent bien s’affaiblir mais non pas se rompre et qu’Elle acquiert ensuite une force nouvelle dont bénéficient ceux qui s’appuient sur elle [6]. » Florence tardait également à secourir Urbain; dans une longue lettre, Catherine le reproche sévèrement aux « Seigneurs prieurs des arts et au gonfalonnier de la justice du peuple et de la commune de Florence ». Une fois de plus, elle prêche son Évangile politique qui est le même que son Évangile religieux, désignant l’amour-propre comme le principe de tout mal. Si l’égoïste est sujet, il désobéit; est-il dans les grandeurs, il est injuste ou n’exerce la justice que selon sa fantaisie, car ses motifs sont toujours personnels et (544) le poussent à dénaturer la justice, soit pour se venger d’un ennemi, soit pour se conformer aux désirs d’un ami, soit enfin pour ménager son propre intérêt. « D’où il résulte que la sainte justice fait défaut en toute occurrence et que les maîtres sont devenus tyrans. Les sujets ne se nourrissent pas de justice et de charité fraternelle au sein de la commune, mais chacun cherche son bien-être au moyen de la perfidie et du mensonge, sans avoir souci du bien public. Tous tendent au pouvoir pour leur propre avantage, et non en vue du bon état et du bon régime de la cité [7]. »

Il buono stato e reggimento della città — « le bon régime » qu’Ambrogio Lorenzetti avait dépeint sur le mur de la « Salle des Neuf » de l’Hôtel de Ville de Sienne — c’est ce sujet que traite aussi la lettre de Catherine à Messer Andreasso Cavalcobuoj qui, à cette époque, était « sénateur » à Sienne. « Très cher Frère, ne dormez plus », dit-elle en s’adressant au haut magistrat, « mais secouez avec zèle votre sommeil. Revenons à nous et n’attendons pas un temps plus opportun, car le temps n’attend pas. Le temps est plus rapide que nous ne pouvons l’imaginer et je voudrais que nous brisions les liens qui nous retiennent. Car celui qui est lié ne peut marcher; or il faut que nous marchions dans la voie de la vertu en suivant la doctrine du Christ crucifié; Il est la Voie, la Vérité et la Vie ; celui qui marche à sa suite ne marche pas dans les ténèbres mais dans la lumière. Par conséquent il nous faut marcher dans cette douce et droite voie. Mais comment trancherons-nous nos liens? Avec le glaive de la haine du vice et de (545) l’amour de la vertu nous coupons nos liens et par la confession nous les jetons loin de nous. » Et après s’être ainsi délivré des chaînes du péché, on doit de nouveau s’attacher au service de l’Église — « ce qui est très agréable à Dieu, surtout de nos jours, où la détresse de l’Église est si grande... Mais gardez-vous d’assister aux prières canoniques et à la messe, tant que ce n’est pas permis [8] ».

Ainsi qu’en témoigne cette dernière remarque. Sienne n’était pas encore délivrée de l’interdit; régler cette question était l’un des motifs de la présence dans la république du légat pontifical, Giacomo da Sozzino Tolomei. De pieuses personnes, ne pouvant se passer de l’office, avaient alors recours à divers artifices. Ainsi Stefano Maconi et plusieurs autres membres du cercle s’étaient-ils fait admettre, purement pro forma, parmi les gens du légat qui, ce dernier faisant naturellement exception à l’interdit pouvaient librement assister à la messe du prélat Catherine réprouvait cette application du principe « la fin justifie les moyens ». « Si j’en avais été informée vous n’auriez point agi ainsi », écrit-elle à Stefano «mais vous auriez humblement et patiemment attende la paix... Il me semble que l’expression « faisant partie de sa maison » ne peut comprendre que ceux qui sont véritablement à son service. »

« Si je ne me trompe », dit-elle dans la même lettre, « l’aurore paraît déjà et, sous peu, luira la clarté du jour, le soleil se lèvera bientôt ». Pendant quelque temps la victoire sembla favoriser la cause d’Urbain : tout d’abord Marino capitula et (546) Giordano Orsini se soumit au Souverain Pontife. Il est vrai que la conversion de Jeanne de Naples fut de courte durée, mais le roi de Pologne et de Hongrie s’avançait déjà et Charles de Durazzo qui avait épousé la nièce de Jeanne, Margherita, s’ébranlait pour la conquête des Deux-Siciles. Ce fut à cette époque que Neri, qui était revenu de Pérouse en compagnie de l’abbé Lisolo, fut dépêché par Catherine à Naples avec un dernier appel à Jeanne. Le ton de cette missive est plus énergique que jamais. A la reine sensuelle et passionnée, elle déclare que le corps est a un sac plein de pourriture qui pue par tous les coins » ; qu’il est « un instrument qui ne rend d’autre son que celui du péché ». Hélas! Pourquoi Jeanne ne veut-elle pas le reconnaître? Elle est aveuglée et, parce qu’elle est aveuglée, elle a choisi de servir le faux pape — ils se conviennent mutuellement! Ne voit-elle pas en réalité les calamités qu’elle a suscitées dans le monde, ne voit-elle pas qu’elle est responsable des luttes déchaînées entre les soldats d’Urbain, qui portent à leur écu une rose rouge, et les clémentistes dont la rose blanche est l’emblème? « Hélas ! Hélas ! Combien malheureuse est mon âme ! Ne voyez-vous donc pas que nous avons tous été -créés par la rose très pure de l’éternelle volonté de Dieu et rendus à la vie de la grâce par la rose rouge du sang du Christ dans lequel nous avons été purifiés par le saint baptême et introduits dans le jardin de la sainte Église? Ni vous, ni personne n’a fait don à l’humanité de ce bain de rose; seule, notre mère-, la sainte Église, peut le faire par la main de (547) celui qui tient les clefs du sang : le Pape Urbain VI. »

Catherine rappelle à Jeanne sa récente soumission, suivie de sa défection actuelle. « Ce m’est une si grande douleur qu’il me serait impossible de porter en cette vie une croix plus pesante. Et quand je pense que j’ai reçu de vous une lettre où vous confessiez que le Pape Urbain était le vrai pontife et que vous lui vouliez obéir. A présentée découvre le contraire. » Longuement Catherine continue de pressurer le cœur de cette frivole souveraine. Elle lui rappelle la renommée qu’on lui fera si elle meurt comme hérétique; elle la menace de mort : « La mort nous guette tous, mais surtout ceux qui ont passé l’âge de la jeunesse. Nul ne peut échapper à la mort, ne peut se défendre contre elle; la sentence de mort est prononcée sur nous dès l’instant où nous sommes conçus dans le sein de notre mère, c’est une dette qu’il nous faut tous acquitter. Mais notre mort ne ressemble pas à celle des animaux. Nous sommes créés à l’image de Dieu et, quand le corps périt, l’âme ne meurt pas quant à l’être, mais elle peut perdre la vie de la grâce si elle se trouve en état de péché mortel... Soyez donc miséricordieuse et non pas cruelle envers vous-même. Dieu vous appelle, ne soyez pas longue à lui répondre afin de ne pas entendre un jour cette dure parole : Tu ne t’es pas souvenue de moi pendant la vie, je ne me souviens pas de toi dans la mort [9]. »

La lettre de Catherine n’eut aucun effet ou ne produisit qu’une impression passagère. L’âme inquiète de Jeanne qui, si longtemps, s’était montrée hésitante avait enfin trouvé son équilibre. Elle avait pris parti, (548) elle voulait appartenir au monde de la chair, des passions et des plaisirs où elle avait généralement vécu et qui lui avait procuré de si vives et si ardentes jouissances. L’existence n’était pas encore finie ; son quatrième époux, Otto de Brunswick, vivait, l’aimait, était en route avec une armée pour lui apporter du renfort. Jeanne renvoya les disciples de Catherine sans même répondre à la lettre de la Siennoise. Le temps était enfin passé où les saintes l’impressionnaient! Au mois d’avril de l’année suivante, Urbain frappa d’excommunication majeure la reine de Naples, releva ses sujets de leur serment de fidélité et céda son royaume à Charles de Durazzo. Louis d’Anjou, retenu en France par ses fonctions de tuteur du jeune Charles VI, ne pouvait lui venir en aide ; Otto de Brunswick fut battu et fait prisonnier, tandis que Charles de Durazzo fut couronné, à Saint-Pierre, en juin 1381, roi de Naples et de Jérusalem. En juillet de l’année suivante, Jeanne mourait à Castello di Muro sans avoir eu le droit de verser son sang, étouffée entre les coussins de cette couche dont les joies avaient été pour elle les joies suprêmes...

Mais Catherine voyant revenir ses messagers qui n’avaient pu accomplir leur mission prit, elle aussi, « parti » contre Jeanne. Elle écrivit alors au roi Louis de Hongrie et de Pologne en l’invitant à tirer l’épée pour Urbain. « Souffrirez-vous que l’antéchrist et une femme ruinent notre foi et nous jettent dans les ténèbres et la confusion! » s’écria-t-elle. Celle que la Sainte avait appelée jusqu’ici Carissima e reverenda madre est à présent una femmina [10].

(549)

L’année s’écoula ainsi — l’Avent s’approchait. A l’automne, Catherine eut la joie de voir l’un de ses disciples, le peintre Andrea di Vanni, dontle portrait de la Sainte décore le mur de la Cappella delle Volte, devenir Capitaine du Peuple à Sienne. Elle lui écrit en lui rappelant les devoirs inhérents aux hautes situations : les violents orages des tentations fondent sur les sommets, tandis qu’il fait calme dans la vallée de l’humilité. Elle lui prêche la communion fréquente et lui recommande de ne pas s’en abstenir sous prétexte qu’il n’en est pas digne —ceux-là seuls qui s’imaginent l’être sont, en réalité, indignes et vont à la table sainte sous le manteau de l’orgueil. « Je te conjure, mon très cher fils, dans ta position présente, de faire justice aux petits comme aux grands sans établir de distinction entre le riche et le pauvre, mais en traitant chacun selon ses mérites ainsi que l’exige la sainte justice, accompagnée pourtant de miséricorde. Je suis convaincue que vous agirez ainsi et vous y pousse autant que je le puis. En cette douce période de l’Avent et de Noël, je vous invite à vous rendre à la crèche où repose l’humble Agneau. Vous y trouverez Marie, étrangère et exilée, dans une si grande pauvreté qu’elle n’a point de langes convenables pour couvrir le Fils de Dieu ni de feu pour réchauffer Celui qui est le feu lui-même; ce sont des animaux qui réchauffent l’enfant de leur souffle. Combien nous avons lieu de rougir de notre bien- être et de notre orgueil, en voyant Dieu si profondément humilié [11]. »

Au cours de ce même automne, il advint que (550) Stefano, voyageant aux environs de Sienne, fut fait prisonnier par les troupes de John Hawkwood et n’eut la vie sauve qu’en invoquant Catherine dont le nom tenait toujours le grand Anglais en un respect peut- être superstitieux. Il le fit naturellement savoir à sa Mamma qui lui répondit : « Tu m’écris que tu as été fait prisonnier pendant le jour; puis, par l’opération de l’Esprit-Saint, l’aurore s'est levée dans le cœur de ces démons incarnés et ils t’ont délivré. Songe, très cher Fils, qu’aussi longtemps que tu resteras dans la nuit de la vraie connaissance de toi-même, tu ne seras jamais captif; mais si ta passion était séduite par le jour de l’amour-propre, ou si ton âme voulait entrer dans le jour de la connaissance de Dieu sans avoir traversé la nuit de la connaissance de toi-même, elle tomberait rapidement au pouvoir de ses ennemis. Aussitôt la présomption, l’orgueil, les passions, les délices du monde et la chair exerceraient sur elle leur domination. Je veux donc que tu te reposes entre le jour et la nuit, dans la connaissance de toi-même en Dieu et de Dieu en toi...

« Je veux, très cher Fils, que tu prennes courage dans le temps de l’aurore, car le soleil se lèvera bientôt... Barduccio, ton frère négligent » — le jeune Canigiani auquel dicte Catherine — « déclare qu’il importe que tu viennes sans tarder; il a quelque chose à faire en quoi tu pourrais l’aider et qu’il lui semble impossible de réaliser si tu ne te joins à lui [12]. »

 

XIV - Révolte à Rome contre le pape. Prières extatiques de Catherine. — Sa vie à Rome. — Dans une vision elle reçoit sur ses épaules la navicella de l’Église (dimanche de la Sexagésime, le 29 janvier). — Dernières lettres à Urbain VI et à Raymond. 552

 

« Le temps de l’aurore », oui! —mais pour Catherine celui du crépuscule.- « Dans ta nature, ô Dieu éternel, je reconnais ma propre nature », dit-elle dans une de ses prières de cette époque, « et qu’est-ce que ma nature? Ma nature c’est le feu [1]. » Ce feu intérieur la consumait chaque jour davantage de sorte que, suivant Caffarini, « sa peau reposait sur ses os ; son estomac ne gardait plus aucune espèce de nourriture, il lui était même impossible d’absorber un verre d’eau fraîche. Il semblait qu’elle brûlât intérieurement, son haleine vous frappait au visage comme la chaleur d’un four [2] ». Tout entière elle était devenue braise et flamme; quelques mois encore et elle serait réduite en cendres.

L’année 1380 amena pour Urbain de nouveaux périls. « L’antique serpent », écrit Raymond, « se mit à semer la discorde entre le peuple romain et le Pape, si bien que le peuple en vint à menacer ouvertement le Pontife de mort. Quand la Vierge Siennoise en eut connaissance, un profond désespoir s’abattit sur elle et, selon sa coutume, ayant (552) recours à la prière, elle supplia son Époux de ne pas permettre un tel crime [3]. »

Nous possédons un grand nombre des prières qui jaillirent du cœur et des lèvres de Catherine durant cette époque mouvementée, et que ses disciples mirent par écrit. Le matin du jour de l’an, le cardinal Niccolo Caracciolo, naguère l’admirateur et l’ami de sainte Brigitte et à présent celui de Catherine, l’avait engagée à prier pour le Pape. « Je te supplie aujourd’hui, ô mon doux Amour, Dieu éternel, de faire miséricorde à ce monde et de l’éclairer pour qu’il reconnaisse ton Vicaire, auquel je te prie de donner ta lumière pour que le monde le suive... Manifeste donc en lui ta vertu afin que son cœur viril se consume en d’ardentes aspirations et que ses actes, révélant ta bonté, attirent à lui le monde. Éclaire aussi ses adversaires dont les cœurs incirconcis résistent à l’Esprit-Saint et se révoltent contre ta toute puissance. Appelle-les, excite-les, ô Amour inappréciable, et permets, en ce jour de grâce, que leur endurcissement soit vaincu, qu’ils reviennent vers toi pour ne pas périr. Et puisqu’ils t’ont tant offensé, Dieu de suprême clémence, châtie sur moi leurs péchés. Voici mon corps que j’ai reçu de toi et que je t’offre pour qu’il soit l’enclume sur laquelle tu écraseras leurs iniquités... Qu’aujourd’hui tout (amour-propre soit encore banni de tes ennemis, de ton Vicaire et de nous tous afin que nous puissions leur pardonner quand tu auras brisé leur dureté. Pour qu’ils s’humilient et obéissent à Notre-Seigneur, je t'offre ma vie, maintenant, et plus tard (553) quand il te plaira, pour ta gloire, te conjurant encore humblement par la vertu de ta passion de purifier ton Épouse de ses anciens vices... N’attends pas davantage, vrai Dieu, je sais que tu frapperas si long-temps le bois tordu de la dureté de tes ennemis quer finalement, il sera redressé. Mais hâte-toi, ô Trinité éternelle, car à toi il n’est pas difficile de faire quelque chose avec quelque chose, toi qui as tout fait de rien [4]. »

Elle était — écrivit William Flete [5] après la mort de Catherine — comme une douce mule qui portait sans résistance le fardeau des péchés de l’Église, de même que, dans sa jeunesse, elle avait porté les lourds sacs de blé de la porte de la maison jusqu’au grenier. Et cette intention de porter pour les autres,, de payer pour les pécheurs et pour l’Église, revêtit peu à peu une forme précise. Quotidiennement, elle se rendait à Saint-Pierre pour prier sur la tombe de l’Apôtre. Saint-Pierre était alors la vieille basilique dont nous voyons la façade au fond de l’« Incendie du Borgo », et sur son portique, Catherine contemplait la mosaïque de Giotto qui a été conservée dans le nouveau portail et qui représente la Navicella, le vaisseau de l’Église, la barque de Pierre. Les pensées de Catherine se concentraient de plus en plus sur ce symbole, c’était là le fardeau qu’elle voulait porter. La Navicella ! ce mot revient sans cesse dans la prière qu’elle récita le jour de la fête de la chaire de Saint-Pierre (18 janvier) [6].

Et ainsi arriva le dimanche de la Sexagésime qui, cette année-là, tombait le 29 janvier. Durant sa (554) prière, Catherine vit « Rome tout entière remplie de démons » qui excitaient le peuple contre le Pape, ensuite ils se ruèrent sur elle en poussant d’effroyables clameurs et disant : « Maudite, tu cherches toujours à t’opposer à nous, mais nous nous vengerons et te ferons mourir dans d’horribles tourments ! » Mais tandis qu’elle priait avec ferveur, le Seigneur lui répondit : « Renonce à ceci, ma fille, laisse ce peuple pervers commettre le péché grave qu’il prémédite, afin que ma justice puisse les châtier ainsi qu’ils l’ont mérité, que la terre puisse s’entr’ouvrir et que l’enfer les engloutisse vivants. » « Alors elle se mit à prier avec plus d’ardeur encore et passa plusieurs jours et plusieurs nuits sans sommeil; elle était si affligée et si épuisée que c’était pitié de la voir se traîner dans la chapelle comme quelqu’un qui ne peut plus tenir sur ses jambes, quand elle se soulevait elle retombait sur elle-même et si Dieu n’eût point ceint son corps, comme d’un cercle de fer, il se fût brisé et rompu. »

Ce fut au cours de ces nuits de désespoir que Catherine s’offrit comme enclume sous le marteau de la colère de Dieu. Tandis qu’auparavant, rapporte Raymond, elle ne pouvait, à cause de ses diverses infirmités et de ses douleurs, se lever pour assister à la messe avant neuf heures, elle entendait à présent la messe et communiait de très bonne heure, elle parcourait, ensuite de son pas habituellement rapide, la longue distance qui sépare la via di Papa de Saint-Pierre pour prier. Nous pouvons nous la représenter à genoux devant la grille de la tombe de (555) l’Apôtre — la grille à travers laquelle François d’Assise, dans le premier élan de sa piété démonstrative, avait jeté son argent à poignées.

Elle est là, agenouillée, une forme petite et mince, vêtue de blanc ; ses deux grands yeux brillent d’un vif éclat, ses lèvres fines et sa petite bouche proéminente s’agitent faiblement pour prier, tel le feuillage frémissant sous un souffle léger. Ses mains maigres jointes avec ferveur ressemblent à la flamme immobile d’un cierge ; toute sa forme est blanche, luisante et enflammée comme un cierge bénit. A côté d’elle sont agenouillées ses amies, priant également mais qui lèvent constamment un regard anxieux sur leur bien-aimée mère spirituelle, la dolce venerabile Mamma. Et soudain, elles la voient s’affaisser comme accablée par un immense fardeau, elles la voient s’écrouler sur elle-même ainsi qu’un édifice qui tombe en ruines. Elles veulent la soulever, mais c’est presque impossible, elle est en quelque sorte devenue comme paralytique, car voici que Jésus a posé sur ses faibles épaules de jeune fille la Navicella, le vaisseau de l’Église et tous les péchés qu’il porte à bord. Elles la ramènent chez elle, fléchissant sous le poids du fardeau dont l’a chargée son Époux et qui désormais pèsera sur elle comme un joug, comme la main lourde avec laquelle l’amant incline la nuque de l’Épouse ; et elle l’aime d’autant plus pour sa force et parce que son amour la dompte et lui permet de souffrir. Gesu dolce, Gesu amore!

Ceci se passa, — rapporte Barduccio Canigiani dans (556) le récit qu’il fit après la mort de Catherine sur son trépas — le dimanche de la Sexagésime, à l’heure des Vêpres. « A dater de ce moment, elle ne recouvra jamais la santé. Le lundi suivant, vers le soir, elle me dicta une nouvelle lettre et fut alors atteinte d’un nouvel accès si terrible que nous la pleurions tous comme si elle eût été morte. Elle resta ainsi longtemps sans donner aucun signe de vie. Puis elle revint à elle et se leva, et on n’aurait pu croire que c’était elle qui venait de se trouver dans cet état [9]. »

La lettre dictée à Barduccio pour Urbain est très brève, trahissant la lassitude et l’effort. Une fois encore — ce fut la dernière — la Siennoise veut guider et conseiller son dolce Babbo, Cristo in terra. Elle lui cite l’exemple de Grégoire le Grand et lui souhaite l’intelligence et la sagesse « qui sont toujours nécessaires, mais surtout de notre temps ». Elle lui conseille d’opposer la douceur aux Romains révoltés. « Vous savez que vos enfants, les Romains, se laissent plus facilement attirer par la douceur que par la force ou la dureté des paroles. Vous savez aussi combien il est nécessaire pour la sainte Église et pour vous de conserver ce peuple dans l’obéissance et le respect vis-à-vis de Votre Sainteté, car c’est ici que réside le principe de notre foi. » Ensuite elle exhorte le souverain Pontife à mettre toute sa confiance en Dieu; la Providence veillera sur le Vaisseau de l’Église qui est aussi le vaisseau du Pape : la navicella della Santa Chiesa e della Santità Vestra. « Soyez en toute circonstance un homme courageux, animé d’une sainte crainte de Dieu, toujours exemplaire dans vos (557) paroles, votre conduite et tous vos actes. Que tout en vous brille devant Dieu et devant les hommes, ainsi qu’une lumière posée sur le candélabre de l’Église sur lequel doivent être fixés les regards de tout le peuple chrétien. »

Elle lui rappelle enfin les ruines qu’un mauvais gouvernement pontifical a occasionné en Italie et le met en garde contre « les gouverneurs pervers, grâce auxquels l’Église a souffert persécution. Mais je sais que vous ne l’ignorez pas. Que Votre Sainteté voie donc maintenant ce qu’il faut faire. Ayez bon courage, Dieu ne méprisera pas votre bonne volonté et les prières de ses serviteurs. Je n’en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Je vous demande humblement votre bénédiction [10] ».

Telles furent les dernières paroles de Catherine à un homme qui devint après sa mort un des tyrans les plus sanguinaires que l’histoire ait connus. Son énergie se changea en inflexibilité, sa fermeté en dureté, son manque d’égards en cruauté. Lorsqu’en 1385, il découvrit un complot parmi les cardinaux, les coupables furent mis à la question et, tandis qu’ils étaient étendus sur le chevalet, le pontife allait et venait devant la fenêtre de la chambre de torture en récitant son bréviaire, accompagné par les cris des souffrants. L’un de ces cardinaux qui était Anglais fut sauvé par l’intervention de Richard II. Quant aux autres, Urbain les fit jeter dans la mer ou bien les fit étouffer et ensevelit leurs cadavres dans de la chaux fraîche. Quatre ans plus tard, lui-même mourut au Vatican, à moitié fou, (558) abandonné de tous, haï et exécré comme peu d’autres hommes.

Mais ce terrifiant avenir était voilé aux yeux de Catherine. Dans une prière saisissante, elle offrit de nouveau sa vie en holocauste pour le salut de l’Église. C’est probablement Barduccio qui, ce lundi soir, 30 janvier, nota « certaines paroles qu’elle prononça au cours de la prière qui suivit la crise pendant laquelle toute la famille la pleura comme morte » :

« O Dieu éternel, ô Maître très bon, toi qui as tiré notre corps du limon de la terre ! O très doux Amour, après l’avoir formé d’un élément si vil, tu y as placé un grand trésor qui est l’âme faite à ton image. O Dieu éternel, tu es le maître qui défait et refait; brise donc le vase de mon corps et refais-le selon ton bon plaisir. A toi, Père éternel, j’offre de nouveau ma vie pour ta douce Épouse; qu’autant de fois qu’il plaira à ta bonté, tu m’arraches de mon corps et me rendes à mon corps, avec plus de douleur chaque fois que la précédente, afin que je puisse voir la réforme de cette douce Épouse qu’est la sainte Église.

« Je te recommande ton Épouse, ô Dieu éternel! Je te recommande également mes fils et filles bien- aimés en te conjurant, Père éternel, s’il plaît à ta miséricorde et à ta bonté de me faire sortir de mon corps sans me permettre d’y rentrer ensuite, de ne pas les laisser orphelins, mais de les visiter par ta grâce et de leur accorder la vraie et parfaite lumière pour qu’ils vivent comme des morts. Lie-les ensemble par le lien de la charité, afin qu’ils meurent d’amour en cette douce Épouse. Je t’en supplie, ô Père éternel, (559) qu’aucun ne soit repris de mes mains ; pardonne-nous toutes nos iniquités et pardonne-moi l’ignorance et la négligence dont je me suis rendue coupable envers ton Église pour n’avoir pas accompli tout ce que j’aurais pu et dû faire. Peccavi Domine, miserere mei [11] ! » Che muoiano spasimati in questa dolce sposa — « Qu’ils meurent d’amour dans cette douce Épouse ! » C’était là le souhait que formait Catherine pour ses disciples — il se réalisa pour elle-même. « A dater de cette heure », raconte encore Barduccio Canigiani, « de nouvelles infirmités et de nouveaux tourments vinrent éprouver son corps. Mais quand commença le carême, elle se livra avec tant de ferveur à la prière que tous les humbles soupirs et tous les pleurs amers qui sortaient de son cœur nous faisaient l’effet d’un miracle. Sa prière était si ardente qu’une heure passée en oraison épuisait davantage son pauvre petit corps que deux jours entiers de prière n’en eussent éprouvé un autre. Chaque matin, après la communion, elle se trouvait en un tel état que ceux qui n’étaient pas au courant pouvaient la croire morte. On la rapportait comme telle sur son étroite couche basse; mais elle se relevait une ou deux heures après et nous allions à Saint-Pierre, distant d’un mille, où elle se mettait à prier jusqu’aux Vêpres et rentrait enfin chez elle si épuisée qu’elle avait l’air d’une trépassée [12]. »

La fidèle plume de Barduccio a noté quelques-unes des prières ainsi balbutiées par Catherine durant ces extases quotidiennes après la communion. Sans cesse elle invoque le secours de Dieu pour l’Église, pour (560) le Pape, pour la venue de la réforme. Et à plusieurs reprises elle s’humilie et s’accuse elle-même : « O Trinité éternelle, j’ai péché tous les jours de ma vie ! O âme misérable, t’es-tu jamais souvenue de ton Dieu? Non certes! Car si tu l’avais fait, tu eusses été consumée dans la fournaise de son amour. Dieu éternel, donne la santé à moi, malade, la vie à moi, morte; donne-nous à tous ta propre voix afin que nous puissions nous faire entendre de toi... Je t’implore pour le monde entier et en particulier pour ton Vicaire et ses colonnes » (les cardinaux) « et pour tous ceux que tu m’as donnés et que j’aime d’un amour spécial. Je suis moi-même malade, mais je les voudrais voir en bonne santé; je suis imparfaite mais je les voudrais voir parfaits; je suis morte, mais je les voudrais voir vivants de la vie de la grâce ».... Puis, détournant son regard des autres sur elle-même, elle exprime de nouveau en termes saisissants le sentiment fondamental de toute vie chrétienne : la conscience du péché augmentant à la lumière d’En-haut et qui peut, en quelque sorte, conduire au bord de l’abîme du désespoir car plus on cherche à atteindre l’idéal, plus il semble s’éloigner! « O toi, Dieu éternel; tu es la vie et moi je suis la mort! » s’écrie Catherine se tordant comme au milieu des flammes dans la surnaturelle clarté de la connaissance d’elle-même. «Tu es la sagesse, je suis l’ignorance; tu es la lumière, je suis les ténèbres. Tu es infini tandis que je suis finie. Tu es la droiture même et moi je suis un arbre tordu. Qui pourrait atteindre à ta suprême hauteur, ô Dieu éternel [13] ! »

(561)

Dans cette longue série d’extases, lui apparaissent les deux royaumes entre lesquels se partage l’existence et entre lesquels se creuse l’abîme infranchissable : — le royaume de la lumière, entouré du mur de la Foi et, dès que l’on en sort, le monde des ténèbres, de l’égoïsme, dans lequel l’homme revient à l’état d’animal. Et la voyante constate avec effroi que les ténèbres exercent toujours sur elle leur puissance, qu’elle n’est toujours que l’enfant d’Adam, la fille d’Eve revêtue de la peau de bête « que le Seigneur Dieu fit lui-même et donna à ceux qu’il chassa du Paradis », « le vêtement nuisible et puant de ma volonté perverse ». Et de nouveau elle cherche un refuge dans l’invocation de sa jeunesse : « Je suis celle qui n’est pas, tu es celui qui est! Communique-toi donc à moi afin que je puisse chanter tes louanges [14]. »

Dans une longue lettre à Raymond de Capoue — la dernière — Catherine elle-même a condensé tous les phénomènes spirituels qui s’étaient produits au cours de ces importantes semaines, entre le dimanche de la Sexagésime et le 15 février, date où la lettre est écrite [15].

« Mon Père, mon Père et mon très doux fils, Dieu a opéré depuis le nouvel an jusqu’ici de si prodigieux mystères que la langue est incapable de les exprimer. Mais laissons le temps éloigné et partons du dimanche de la Sexagésime, jour où se passèrent les choses dont je veux maintenant vous entretenir brièvement. Il me semble que jamais je n’avais porté un tel fardeau. Si grande était la douleur que je ressentais au (562) cœur que je déchirais ma tunique et m’agitais dans la chapelle comme une personne hors d’elle-même ; et si quelqu’un eût voulu me retenir, il m’aurait tout simplement tuée par là même. Puis arriva le lundi et, vers le soir, je me sentis pressée d’écrire au Christ de la terre, ainsi qu’à trois cardinaux; je me fis donc aider à monter dans mon studio. Mais quand j’eus écrit au Christ de la terre, il me fut impossible d’écrire davantage, tant je souffrais dans mon corps.

« Peu de temps après commencèrent les attaques des démons qui me remplissaient d’un si grand effroi que j’étais près de devenir folle. Ils s’acharnaient après moi comme si moi, misérable ver de terre, j’eusse été cause qu’ils aient perdu ce qu’ils avaient si longtemps possédé dans la sainte Eglise. Et telle était la terreur qui se joignait à mes souffrances corporelles que je voulais fuir le studio et me rendre à la chapelle — comme si cette pièce entrait pour quelque chose dans mes peines.

« Je me levai donc et, ne pouvant marcher, je m’appuierai sur mon fils Barduccio; mais aussitôt je fus renversée et, quand je fus à terre, j’eus l’impression que mon âme avait déjà quitté mon corps, non pas comme autrefois » — c’est-à-dire au moment de sa mort mystique, en 1370 — « car, en ce temps-là, mon âme goûta le bonheur des bienheureux en participant avec eux à la jouissance du Bien suprême. Tandis qu’à présent mon âme semblait être une chose isolée ; j’avais le sentiment d’être hors de mon corps et ce corps m’apparaissait comme appartenant à un autre. Or, mon âme voyant l’inquiétude de celui qui (563) m’accompagnait, » (par conséquent Barduccio), « je voulus lui dire : « Mon fils, ne crains rien! » mais je ne pus remuer ni la langue ni aucun des membres, comme si le corps eût été privé de vie. Je laissai donc le corps où il était et mon intelligence fixa son regard sur l’abîme de la Trinité. Ma mémoire était pleine du souvenir des besoins de la sainte Eglise et de tout le peuple chrétien; j’invoquai Dieu et je lui demandai avec confiance son secours, lui offrant mes ardents désirs et lui faisant violence par le sang de l’Agneau et par les souffrances du Christ et de tous les saints. Et je priai avec tant d’insistance qu’il me paraissait impossible qu’il rejetât ma demande.

« Je le priai ensuite pour vous tous, le conjurant d’accomplir en vous sa volonté et mes désirs. Puis je le suppliai de me préserver de la damnation éternelle. Et ainsi je restai si longtemps que la famille » (elle entendait toujours par là ses amis et ses disciples) « me pleurait comme morte. Cependant les démons et leurs tentations s’étaient évanouis et l’humble Agneau de Dieu vint s’offrir à mon âme en disant : « Ne mets pas en doute que je satisfasse tes désirs et ceux de tous mes autres serviteurs; je veux que tu voies que je suis un bon potier qui brise ses vases et les refais à sa convenance. Je m’entends à l’une et à l’autre besogne, c’est pourquoi prenant le vase de ton corps je le modèle à nouveau, afin qu’il soit tout autre que par le passé dans le jardin de la sainte Église. »

Et la Vérité éternelle m’attirait à soi par de nombreuses et suaves paroles que j’omets ici. Mon corps se mit à respirer un peu, montrant par là que l’âme était (564) revenue dans son vase. J’étais remplie d’admiration, mais il me restait au cœur une si vive douleur que je la ressens encore. Je fus privée de toute joie et de toute consolation et me trouvai dans l’impossibilité de prendre aucune nourriture. Lorsqu’on me porta dans la chambre qui est au-dessus, elle me parut pleine de démons qui recommencèrent à me livrer combat : le plus terrible que j’aie jamais éprouvé, puisqu’ils voulaient me faire croire et reconnaître qu’au lieu d’être celle qui avait été auparavant dans mon corps, j’étais un esprit impur. Je ne refusai pas la lutte, mais j’implorai avec insistance le secours d’En-haut et je dis : « Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum me festina! Tu as permis que je sois seule en ce combat, sans l’assistance de mon Père spirituel » (c’est-à-dire Raymond) « dont j’ai été privée à cause de mon ingratitude ». Deux jours et deux nuits s’écoulèrent au milieu de ces tempêtes, mais mon âme et mon désir n’en souffrant aucunement restaient toujours tournés vers le Seigneur; en revanche, mon corps semblait inerte. Le jour de la Chandeleur, je voulus entendre la messe; alors tous les mystères furent renouvelés en moi. Dieu me montra le grand danger qui menaçait, car Rome était prête à se révolter; on n’entendait que des injures et des outrages ; mais à présent, Dieu a versé son baume sur leurs cœurs et je crois que tout se terminera bien. Dieu aussi m’ordonna pour le saint temps du Carême de faire offrir les prières de toute la famille et de faire célébrer la messe à la seule intention de la sainte Église. Je devais encore tous les matins, (565) à l’aurore, assister au saint Sacrifice, ce qui, vous le s savez, était pour moi impossible ; mais en lui obéissant tout devient possible. Et je fus si violemment saisie de ce désir que la mémoire ne pouvait retenir, l’intelligence comprendre et la volonté souhaiter autre chose.

« Non pas que, pour cette raison, je néglige les choses d’ici-bas, mais ma vie se passe dans le ciel, parmi les élus du paradis. Mon âme ne peut ni ne veut participer à leur bonheur, mais je puis partager cette faim qu’ils ressentaient tandis qu’ils étaient encore pèlerins et voyageurs sur cette terre. C’est dans ce sentiment et dans beaucoup d’autres que je ne puis exprimer que se consume et s’écoule ma vie dans cette douce Épouse. Les martyrs ont versé leur sang, pour moi je m’immole de cette manière. Je supplie le Maître qu’il me fasse bientôt voir la rédemption de son peuple. Le matin à 9 heures, sitôt après la messe, je quitte ma demeure et vous pourriez alors voir une morte gagner Saint-Pierre. J’entre dans la navicella de la Sainte Église pour travailler en priant et j’y reste jusqu’à l’heure des Vêpres; je préférerais ne quitter ce lieu ni le jour ni la nuit avant d’avoir vu ce peuple se réconcilier avec son Père. Mon corps ne prend aucune nourriture, pas même une goutte d’eau, ses souffrances sont plus intenses que jamais et ma vie ne tient plus qu’à un fil. J’ignore ce que la Bonté divine compte faire de moi, mais j’ai comme le pressentiment que le Christ voudrait maintenant consommer mon martyre pour me faire ressusciter avec lui et mettre un terme à mes misères et aux (566) angoisses de mon désir. Ou bien peut-être continuera-t-il d’affliger mon corps? Je l’ai prié et le prie toujours d’accomplir en moi sa volonté et de ne pas vous laisser orphelins (vous et les autres), mais de vous maintenir sans cesse dans la voie de la vérité : ce qu’Il fera j’en suis convaincue. Maintenant, si vous apprenez que Dieu a jeté sur moi les regards de sa miséricorde, je vous conjure, ô mon père et mon fils, de renouveler votre vie et de mourir à tout autre sentiment pour vous jeter tout entier dans la navicella de la Sainte Église. Soyez toujours réservé dans vos relations. Vous pourrez jouir bien peu de votre cellule, mais je désire que vous emportiez toujours avec vous la cellule de votre cœur et que vous y demeuriez, car, vous le savez, tant que nous y sommes renfermés, l’ennemi ne peut nous nuire et tout ce que nous entreprenons est réglé selon la volonté de Dieu. Je vous prie également de mûrir votre cœur par une vraie et sainte prudence; que votre vie soit exemplaire aux yeux des enfants du monde et dissemblable en tous points de la leur. Je vous supplie de continuera pratiquer la générosité dont vous avez toujours fait preuve envers les misérables. Embrassez avec une nouvelle bonne volonté, ainsi qu’avec une vraie et parfaite humilité la pauvreté volontaire. Quel que soit l’état ou la situation où Dieu vous élève, enfoncez-vous toujours plus profondément dans la vallée de l’humilité et asseyez-vous avec joie à la table de la croix pour y prendre votre nourriture. Embrassez comme une mère l’humble, fidèle et persévérante prière; aimez à veiller; à moins d’empêchement (567) absolu célébrez chaque jour la messe. Fuyez les conversations inutiles et frivoles et montrez-vous grave dans vos paroles et toute votre conduite. Rejetez toute tendresse pour vous-même et toute crainte servile parce que l’Église n’a pas besoin de ceux qui sont animés de ces sentiments mais de personnes cruelles vis-à-vis d’elles-mêmes et qui la prennent en pitié.

« Voici à quoi je vous conjure de vous appliquer. Je vous demande encore, à vous, ainsi qu’à Fra Bartolommeo (de Dominici) à Frère Tommaso (della Fonte) et au « Maître » (Giovanni Terzo Tantucci) de prendre soin du Livre (le Dialogue) et des écrits que vous trouverez de moi pour en faire ce qui vous paraîtra le plus utile à la gloire de Dieu; prenez conseil à ce sujet de Messer Tommaso Buonconti de Pise. Ce m’a été une consolation d’écrire ces choses.

« Je vous prie en outre d’être, autant que vous le pourrez, le pasteur de ma famille et de la conserver dans les liens de la charité et de l’union parfaite afin qu’elle ne soit pas dispersée comme des brebis sans pasteur. J’espère pouvoir faire davantage pour eux et pour vous après ma mort que pendant ma vie. Je prierai la Vérité éternelle de répandre sur vous la plénitude des grâces et des dons qu’elle eût versés dans mon âme afin que vous soyez comme des flambeaux placés sur le candélabre. Je vous prie de demander à l’éternel Époux que, jusqu’au bout, Il me fasse accomplir généreusement mon devoir et qu’Il me pardonne la multitude de mes fautes. Et vous, je vous prie aussi de me pardonner la désobéissance, le manque de respect dont je suis coupable envers (568) vous, la peine et les chagrins que j’ai pu vous causer ainsi que le peu de zèle dont j’ai fait preuve pour le salut de chacun de nous deux. Je vous demande votre bénédiction. Priez et faites prier beaucoup pour moi, pour l’amour de Jésus crucifié. Pardonnez-moi si je vous écris des choses amères, je ne les écris pas pour vous affliger, mais parce que je suis dans le doute et ne sais pas au juste ce que Dieu dans sa bonté fera de moi ; je veux avoir rempli mon devoir.

« Ne vous attristez pas de ce que nous sommes corporellement séparés l’un de l’autre. Ce m’eùt certainement été une immense consolation de vous posséder ici, mais ce m’est encore une plus grande consolation et une joie plus vive de vous voir travailler pour la sainte Eglise. Et je vous conjure à présent de travailler avec plus de zèle que jamais, parce que jamais le besoin ne s’en est fait sentir davantage. Quoi qu’il advienne, ne quittez point votre poste sans l’autorisation de notre Seigneur le Pape. Réjouissez- vous sans aucune amertume dans le Christ, le doux Jésus. Je ne vous dis rien d’autre. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour. »

Ici se termine la lettre du 15 février. Mais Catherine n’a point encore réussi à mettre par écrit tout son testament pour Raymond, or (ainsi qu’elle-même le déclare) elle veut avoir fait son devoir jusqu’au bout. Aussi le jour suivant dicte-t-elle encore à Barduccio. Tout d’abord elle inculque à Raymond l’article de foi qui, peu à peu, était devenu à ses yeux le plus essentiel : la foi en l’Église. Son évangile tout (569) entier finit par se résumer en ceci : seule l’Eglise procure la lumière, et par conséquent procure la paix. Extra ecclesiam nulla sanus — pour Catherine, cette vieille sentence n’est pas seulement un dogme, une doctrine, mais elle estime expérience, un fait reconnu. « Nul ne peut », dicte-t-elle à Barduccio, « se réjouir de la beauté de Dieu dans l’abîme de la Trinité sans l’assistance de cette douce Épouse, car il nous faut tous passer par la porte de Jésus crucifié, laquelle porte ne se trouve nulle part ailleurs que dans l’Église. Cette Épouse donne la vie, car il y a tant de vie en elle que nul ne peut l’exterminer; elle donne la lumière et la force et nul ne peut l’affaiblir ni l’obscurcir, et je voyais que son fruit, loin de manquer jamais, augmente toujours. »

L’Église est donc, au point de vue intellectuel et moral, le centre de l’existence, elle est le mot de l’énigme de la vie et elle en est la valeur absolue, la valeur essentielle. Dans ce monde de relativités elle seule est positive. Dès lors elle mérite bien que l’on vive, que l’on combatte et que l’on meure pour elle ; cela s’impose même « puisque le fruit du sang, c’est- à-dire le salut, n’appartient qu’à ceux qui l’achètent avec le trésor de l’amour ».

« Ma douleur et l’ardeur de mon désir augmentaient et je criais en la présence de Dieu : « Que puis- je faire ? » Et dans sa clémence, Il répondait : « Offre de nouveau ta vie et ne t’accorde jamais aucun repos ; c’est dans ce but que je t’ai choisie, toi et tous ceux qui te suivent et te suivront... » La journée s’écoula ainsi et quand vint le soir mon cœur fut attiré de (570) telle sorte par la puissance de l’amour que je ne pus y résister et qu’il me fallut aller à l’Église. J’éprouvai la même sensation que lorsqu’autrefois j’étais à l’agonie et je me prosternai en me reprochant amèrement d’avoir servi avec trop d’ignorance et de négligence l’Épouse du Christ et d’être cause que ses autres serviteurs eussent agi de même. Et au moment où je me relevai l’âme pleine de ce sentiment, Dieu me mit dans sa présence d’une manière nouvelle (car j’y suis toujours, puisqu’il renferme tout en lui) comme si la mémoire, l’intelligence et la volonté n’avaient plus rien à faire avec le corps. Et cette vérité se reflétait avec une si grande netteté dans mon esprit que tous les mystères de la sainte Église, ainsi que toutes les grâces passées et présentes que j’avais reçues dans mon existence se renouvelèrent en moi et que je revécus le jour de mes fiançailles avec Dieu. Mais l’ardeur augmentait en moi de plus en plus et toutes mes préoccupations se résumaient en celle-ci : que puis- je faire pour m’offrir à Dieu en holocauste pour la sainte Église et pour affranchir de l’ignorance et de la négligence ceux que m’a confiés le Sauveur? Alors les démons se déchaînaient contre moi voulant mettre un frein à la violence de mon désir qui leur inspirait de l’effroi. Us frappaient sur l’enveloppe de mon âme, mais mon désir s’enflammait davantage et je criais : « O Dieu éternel, agrée le sacrifice de ma vie pour le corps mystique de la sainte Église. Je ne puis te donner que ce que toi-même m’as donné, prends donc le cœur » (ce cœur que lui avait un jour donné le Christ en échange du sien et que, pour cette (571) raison, elle n’ose appeler mon cœur), « prends le cœur et pressure-le sur la face de l’Épouse. »

 « Alors l’Éternel, me regardant avec clémence, prit mon cœur et le pressura sur la sainte Église. Il le saisit avec tant de violence que si, pour empêcher le vase de mon corps de se briser, il ne l’eût aussitôt ceint de sa force, j’aurais passé de vie à trépas. Les démons criaient avec plus de fureur, comme s’ils avaient souffert une douleur insupportable; ils faisaient tous leurs efforts pour m’épouvanter et me menaçaient de trouver le moyen de m’empêcher de prier ainsi et de m’offrir en sacrifice. Mais l’enfer ne peut prévaloir contre la puissance de l’humilité et la lumière de la très sainte foi. Je me recueillis donc davantage et luttai comme avec un fer brûlant; et j’entendis en présence de la Majesté divine des paroles et des promesses infiniment douces qui me comblaient de joie. Tout ceci se passait dans un si grand mystère que ma langue est incapable d’en dire plus. Et maintenant, j’ajoute seulement : grâces, grâces soient rendues au Dieu souverain et éternel qui nous a placés sur le champ de bataille pour combattre en vaillants chevaliers pour son Épouse avec le bouclier de la très sainte foi. Nous avons remporté la victoire et le champ est à nous car le démon qui, auparavant, régnait sur le genre humain a été vaincu non par la force de l’humanité mais parla puissance de Dieu. Oui, nous vaincrons le démon, non par la souffrance de nos corps mais par le feu de la divine et ineffable charité. Deo gratias. Amen. Gesu dolce, Gesu amore. »

 

(571)

XV - Dernière maladie de Catherine.— Son testament spirituel.— Ses adieux à ses disciples. — Arrivée de Stefano Maconi et de Bartolommeo de Dominici. — Son dernier anniversaire (le 25 mars.) 573

Février prit fin, mars arriva ; ce furent de nouveau le Carême et le printemps. Mais Catherine ne pouvait plus ainsi que l’année précédente faire les pèlerinages des « Stations » avec sa famille; elle ne devait plus appuyée sur « son fils Barduccio », monter de Santa Maria in Cosmedin à Santa Sabina et à Sant’ Alessio. De Santa Prisca, de l’autre côté de la vallée qui sépare les deux hauteurs du Mont Aventin, elle ne devait plus voir fleurir les pêchers autour des vieux murs bruns de San Sabba. Pendant les huit dernières semaines qui lui restaient à vivre, elle fut obligée de garder le lit, écrit Caffarini, et ses souffrances étaient telles qu’il semblait prodigieux qu’elle pût y résister. « Mais, avec son grand cœur, elle supportait tout gaiement et de bonne grâce. Jamais le moindre murmure ne s’échappait de ses lèvres saintes et tous ses tourments lui semblaient peu de chose. Jamais non plus, on ne l’entendait prononcer des paroles superflues; toujours elles se rapportaient à l’honneur de Dieu ou au bien du prochain et quoique, ainsi qu’il a été dit, elle fût affligée de cruelles douleurs, son visage rayonnait, comme la face d’un ange, d’une pieuse et sainte joie [1]. » (573) Barduccio Canigiani confirme ce témoignage, il la vit au milieu de ses souffrances lever les yeux au ciel tandis que ses lèvres brûlées par la fièvre balbutiaient faiblement : Grazie, grazie! Elle souffrait assurément pour l’Époux, elle souffrait pour l’Épouse [2]!

Nul ne pouvait plus mettre en doute que la fin approchait. « Le bruit courut dans Rome » — écrit Tommaso di Petra — « que bien qu’encore saine d’esprit, Catherine de Sienne, dont le corps était ruiné, se trouvait à toute extrémité. » Le protonotaire pontifical qui avait vu la Sainte à Avignon et venait de renouveler connaissance avec elle à Rome, se hâta d’accourir auprès d’elle. « Je la trouvai étendue sur une dure planche dans une pièce disposée en chapelle dans la maison de Paola del Ferro, et lui parlai franchement. « Mamma », dis-je, « il paraît que votre divin Époux vous rappelle à lui. Avez-vous songé à prendre vos dernières mesures avant de partir? » Catherine eut d’abord l’air de croire que l’homme de loi parlait d’un testament juridique. « Quelles dispositions ai-je donc à prendre, moi, pauvre fille qui ne possède rien », répondit-elle. Mais, très vite elle comprit que c’était un testament spirituel que réclamaient d’elle ceux qui aimaient à l’appeler « la mère de milliers et de milliers d’âmes » — un testament semblable à celui que San Francesco avait laissé à ses disciples et Giovanni Colombini aux siens. Elle y consentit et, en présence de toute la famille, Tommaso put noter les dernières volontés de leur Mère. Une suprême fois, elle commence par établir solidement le principe fondamental de son existence et de (574) sa doctrine « Dès le début, elle avait compris », disait-elle, « que si l’on veut se livrer totalement à Dieu et le posséder pleinement, il est avant tout nécessaire d’affranchir son cœur et ses sentiments de tout amour sensitif pour les créatures et les choses créées et de n’aimer que Dieu seul. Carie cœur ne peut se donner réellement à Dieu s’il n’est libre, ouvert, sans arrière-pensée, saris duplicité; et elle déclara que s’étant, dès le commencement, principalement efforcée de mettre ceci en pratique, elle avait résolu d’aller au Christ par la voie de la douleur. »

Pour elle il n’y avait que la voie douloureuse, cette voie qu’on ne peut suivre sans une foi inébranlable. Donner tout n’est possible que si l’on accepte comme vérité indubitable qu’il existe quelqu’un qui nous récompensera au centuple, qui nous accordera ce centuplum promis par l’Évangile, quel dolce cento que promettait également Catherine à ses disciples [3]. C’est pourquoi le testament poursuit plus loin :

« Elle dit encore qu’elle avait ouvert l’œil de son intelligence à la lumière de la très sainte foi. » Il faut être aveugle aux joies du monde pour être à même de parcourir le chemin de douleurs; or, seule la lumière de la très sainte foi est capable de nous éblouir de façon à nous frapper de cette sainte cécité. « Elle était pleinement et sincèrement persuadée que tout ce qui lui était advenu à elle ou aux autres émanait de Dieu et provenait de l'immense amour qu’il porte à ses créatures, non de la haine. C’est dans ces pensées qu’elle conçut cette sainte, (575) amoureuse et prompte obéissance à la volonté du Très- Haut et de ses supérieurs, considérant que les ordres de ces derniers venaient de Dieu, soit en vue de son salut, soit parce qu’ils contribuaient à l'accroissement de la vertu dans son âme... Et elle ajouta : Grâce à la miséricorde du Sauveur, je n’ai jamais péché en cette matière !

« Ensuite, elle fit entendre que Dieu lui avait donné de voir que jamais elle ne pourrait atteindre la perfection, ni acquérir la moindre vertu, sans le secours d’une humble, fidèle et continuelle prière. La prière est une mère qui conçoit et nourrit dans l’âme toutes les vertus; sans elle toutes s’affaiblissent et sont de courte durée. Très instamment elle nous engagea à nous attacher à l’oraison qu’elle distinguait en oraison vocale et mentale. Nous devons, dit-elle, pratiquer à certaines heures déterminées la prière vocale tandis que nous devons sans cesse prier mentalement en nous efforçant toujours d'arriver à nous mieux connaître et à mieux connaître l’infinie bonté de Dieu à notre égard. »

Et maintenant vient dans le testament un paragraphe d’une importance extrême. Ceux qui ont fréquenté des cercles pieux, ont pu remarquer à quel degré la manie de critiquer est le péché mignon de ces milieux. L’effort moral paraît davantage orienté, au dehors, vers les autres, qu’à l’intérieur, contre les défauts personnels; on se montre charitablement empressé pour extraire la paille de l’œil du prochain et, parmi le murmure des prières et la conversation d’un prie-Dieu à l'autre, résonne encore, comme au (576) temps de l’Évangile : « Voici un homme qui aime à faire bonne chère et à boire du vin, ami des publicains et des pécheurs », ou bien « Une boit ni ne mange, il est possédé du démon [4 ] ! » Rarement la grandeur morale de Catherine se manifeste aussi clairement qu’à ce propos.

« Elle affirma en outre », continue le vieux récit, que, pour acquérir la pureté d’esprit, il est absolument indispensable de s’abstenir de tout jugement sur le prochain, ainsi que de tous commentaires inutiles au sujet de ses actes. On ne doit jamais considérer dans les créatures que la volonté de Dieu. Nous ne devons sous aucun prétexte juger les actions des créatures et leurs motifs, déclara-t-elle avec grande force. Si même nous remarquons des actes que nous savons être des péchés réels, il nous est interdit de porter un jugement sur ces faits, mais nous devons en éprouver une sincère et sainte compassion que nous offrirons à Dieu par une pieuse et humble prière. »

Catherine étant exempte de la triste manie de se scandaliser, était également exempte de sentiments de rancune et de vengeance. Elle réalisait le précepte : « Aimez-vous les uns les autres » et souhaitait d’enseigner à ses disciples à faire de même. A son propre sujet, elle disait qu’en dépit des persécutions, des attaques, des calomnies, de l’injustice et de la malice, soit en paroles soit en actes, dont elle avait eu à subir les effets, toujours elle avait songé que celui qui agissait ou parlait ainsi le faisait par charité à son égard, par zèle pour le salut de son âme. Dès lors, (577) elle rendait grâces à l’infinie bonté du Tout-Puissant qui lui avait accordé une: lumière suffisante pour se libérer d’une inclination aussi funeste que de juger son prochain.

« Elle dit enfin que, plaçant en la douce Providence tout son espoir et toute sa. confiance, elle invitait les autres à l’imiter... Puis elle continua « Vous aussi avez reçu tant de preuves à cet égard que, même si vos cœurs étaient plus durs que la pierre,  ils s’amolliraient. Mes enfants, aimez donc cette douce: Providence qui jamais n’abandonne quiconque espère en elle et qui veille tout particulièrement sur vous. »

Comme dernière exhortation, elle leur adressa les paroles de Jésus, dans l’Évangile, de saint Jean : « Aimez-vous les uns les autres, c’est à ceci que je reconnaîtrai si vous êtes mes disciples! » Sur quoi elle, les entretint de la réforme de l’Église et rendit témoignage que depuis sept ans — c’est-à-dire depuis 1373, date de ses premières missives politiques — cette ambition avait été sa passion dominante et la cause principale de ses souffrances. «En ce moment, surtout il semble que mon doux Créateur permette aux démons de me tourmenter et de m’affliger, de même qu’il l’avait; fait jadis pour Job. Je me puis me rappeler avoir jamais eu à supporter autant de suaves douleurs qu’à présent. Louée, soit sa bonté infinie qui m’accorde de les endurer et  de persévérer, pour l’honneur de son nom, dans cette douce Épouse. Maintenant il me semble que mon doux Époux veuille que mon âme soit arrachée à sa ténébreuse prison et retourne à son Créateur. Je n’en suis pas sûre mais (578) j’ai le sentiment qu’il en sera ainsi! » Puis elle ajouta avec une vive énergie Soyez convaincus, mes très chers et très doux enfants,, que si je meurs à présent, c’est parce que j’ai immolé et offert ma vie pour la sainte Église, ce que je considère comme une grâce toute particulière. Et de ceci, il ne faut point vous affliger, mais ressentir un bonheur tout spécial et une étrange allégresse en songeant que je quitterai ce lieu de douleur pour aller me reposer dans cet océan de paix, qu’est le Dieu éternel er m’unir à mon très doux Époux. Je vous promets que je resterai tout près de vous et vous serai, plus utile là-Haut que je n’ai pu l’être en ce monde, car- j’aurai quitté les ténèbres pour entrer dans la lumière éternelle! » Après cela elle dit :« Je n’en remets pas moins ma vie et ma mort à la volonté de mon Créateur. S’il voit que je puis encore être utile à qui que ce soit ici-bas, je ne me refuse ni au labeur ni à la souffrance; mais je suis prête à donner ma vie mille fois le jour, chaque fois dans de plus grandes tortures, si c’était possible, pour l’honneur de son nom et le salut du prochain! »

Catherine se tut, Tommaso di Petra nota les dernières phrases. Dans le silence de la chambre de la malade les disciples pleuraient, les amies sanglotaient. Combien ils la reconnaissaient dans ces brûlantes paroles qui n’étaient pas des mots vides et vains, mais qu’elle avait vécues tous les jours de sa vie; Elle était encore la même que lorsque, dans sa première jeunesse, elle souhaitait d’être placée comme une pierre sur la descente de l’enfer et même souffrir la (579) damnation éternelle, à la seule condition que tous les autres y échappassent. Elle était toujours la mère dont l’amour est sans limites, l’énergie et le dévouement infinis en face de la souffrance ; elle était la Femme dans la beauté la plus pure, la plus profonde la plus ardente de la nature féminine, l’holocauste volontaire sur l’autel de la vie, l’agneau immaculé du sacrifice, immolé dès le commencement du monde dans le jardin du paradis; celle dont la béatitude consiste à se donner elle-même, à s’effacer, à s’annihiler, l’Épouse qui « n’est pas », en face du Bien aimé qui, seul, « est »…

« Quand elle eut achevé ces exhortations, adressée à tous », raconte Caffarini, « elle appela ses disciple l’un après l’autre afin de leur dire ce qu’elle jugeait pour eux le meilleur après sa mort. A quelques-uns elle démontra que la volonté divine à leur égard était qu’ils se soumissent à la discipline monastique et revêtissent l’habit de quelque ordre religieux. Ainsi ordonna-t-elle à Stefano, en vertu de la sainte obéissance, d’entrer dans l’ordre des Chartreux, à Francesco Malavolti de se retirer à Monte Oliveto et de s’y faire moine. A d’autres, elle conseilla de devenir ermites, puis à d’autres encore, d’embrasser l’état ecclésiastique. Les Mantellate reçurent sœur Alessi pour mère; elle renvoya les hommes au Père Raymond pour les diriger et les conduire [5]. »

Au nombre de ceux que Catherine destinait à la vie solitaire se trouvait Neri di Landoccio. Elle conseilla au notaire Ser Cristofano di Gano Guidini de devenir frère servant à l’hôpital de Sienne sous (580) la règle de Saint-Augustin. « Et chacun de nous », dit le vieux récit, « reçut respectueusement ses ordres. Ensuite elle nous demanda humblement à tous de lui pardonner si elle n’avait pas été pour nous un modèle durant sa vie et n’avait pas prié pour nous autant qu’elle aurait pu et dû le faire, et si elle n’avait point eu le souci de nos besoins ainsi que lui en incombait, le devoir; puis pour toutes les peines, les désagréments et les amertumes qu’elle avait pu nous causer, elle implora aussi notre pardon. Et elle disait : « Je l’ai fait par ignorance, car je confesse devant la face de Dieu que j’ai toujours eu et que j’ai encore l'ardent désir de votre perfection et de votre salut. » A la fin, nous pleurions tous et, comme elle en avait coutume, elle donna à chacun de nous en particulier sa bénédiction dans le Christ [6].»

Parmi les disciples présents en cette occasion, Caffarini nomme Stefano Maconi. Il s’était enfin affranchi — comme le lui avait si souvent ordonné Catherine — il avait enfin compris ce qu’elle voulait dire en lui écrivant que « les parents d’un homme peuvent être ses pires ennemis [7] ». La légende veut que, tandis qu’il priait à Sienne, dans la chapelle de la Fraternité de la Scala, il entendit une voix qui l’exhortait : « Pars pour Rome, n’hésite pas davantage, la mort de ta Mamma est proche ! » Il partit et arriva encore à temps. Elle était alors à toute extrémité, raconte-t-il lui-même, « et révéla à chacun en particulier ce qu’il devait faire après sa mort. Là- dessus se tournant vers moi elle me désigna du doigt et dit : « Je te commande au nom de Dieu et de la (581) sainte obéissancer d’entrer dans l’ordre des Chartreux, car c’est là l’ordre en vue duquel Dieu t’a choisi et appelé! »... «Quand elle m’intima cet ordre, » continue plus loin Stefano, (il portait alors depuis longtemps le froc blanc et se trouvait assis dans la Certosa di Pavia comme général de son ordre — c’était en octobre 1411), — « je dois avouer à ma confusion que je songeais aussi peu à entrer chez les Chartreux que dans n’importe quelle autre congrégation. Mais, lorsqu’elle eut passé de vie à trépas, un tel désir de réaliser sa volonté s’alluma dans mon cœur que le monde entier m’eût-il-opposé de la résistance, je ne m’en serais guère soucié… Ce n’est à présent ni l’heure, ni le lieu de rapporter tout ce que Catherine a fait et fait encore pour l’un de ses fils, bien qu’il soit si indigne et inutile. Mais je ne puis passer sous silence, qu’après Dieu et la bienheureuse Vierge Marie, je me sens plus obligé envers cette douce Vierge Catherine qu’envers toute autre créature en ce monde et si, jamais, il y a eu en moi quelque bien je le lui attribue (8). »

Sous la dictée de Catherine, Stefano avait écrit pour elle une lettre, ce fut le dernier service qu’il lui fut permis de lui rendre. La lettre était adressée à Fra Bartolommeo de Dominici; nous ne la possédons pas, mais elle contenait probablement la sommation de venir à Rome. Il arriva le samedi saint, 24 mars, vers le soir et accourut aussitôt à la demeure de la Via di Papa. Le spectacle qui s’offrit à ses yeux le remplit d’épouvante. Catherine reposait sur un lit de planches, entouré de quatre cloisons, en sorte (582) qu'elle avait l’air d’être déjà étendue dans son cercueil. « Je m’approchai de sa couche, imaginant que je pourrais ainsi qu’à l’ordinaire m’entretenir avec elle. Je m’approchai et vit son pauvre petit corps si amaigri qu’il eût été facile de compter chacun de ses os et de ses nerfs. Elle était si brune qu’elle paraissait tannée par le soleil [9]... »

Le Dominicain entendit la confession de Catherine, mais il dut s’incliner tout à fait sur la malade pour recueillir ses faibles murmures. Dans son âme, il ne trouva que des sentiments de gratitude. « Je vais bien, grâces soient rendues à notre Sauveur! » répondit-elle comme il l’interrogeait sur sa santé. Le lendemain, 15 mars, était le jour de Pâques et le trente-troisième anniversaire de sa naissance. Fra Bartolommeo célébra la messe dans sa chambre et, par un suprême et surhumain effort, elle réussit à quitter sa couche pour se rendre à l’autel où elle reçut la sainte Hostie. Tendant les quelques jours qu’il passa encore à Rome, le Dominicain s’installa plus souvent près du lit de malade de Catherine qui, dans ses entretiens avec l’ami de sa jeunesse, parut retrouver un peu de son ancienne énergie. Elle eut même assez de force pour le renvoyer à Sienne et le prier d’assister Raymond de Capoue qui — ainsi qu’elle le prévoyait, — serait, avant longtemps, élu Ministre général de l’ordre Dominicain [10].

(582)

 XVI - IL TRANSITO (le 29 avril 1380)... 564

(Lettre de Barduccio Canigiani à Sœur Catherine Petriboni dans le couvent de San Piero à Monticelli près Florence).

« Ce corps se consuma ainsi jusqu’au dimanche qui précède le jour de l’Ascension, aussi avait-il l’aspect de ce que l’on a coutume de dépeindre comme un cadavre. Je ne parle pas du visage qui ressemblait toujours à celui d’un ange et dont la vue remplissait de recueillement, mais du reste du corps et des membres dont on ne voyait que les os recouverts d’une peau ténue. De la taille jusqu’aux pieds, elle était inflexible et ne pouvait se mouvoir d’un côté sur l’autre.

«Ainsi s’écoula la nuit précédant le dimanche déjà mentionné; et deux heures avant l’aube, il s’opéra en elle un si grand changement, que nous crûmes que c’était la fin. Toute la famille fut alors réunie et elle fit comprendre à ceux qui se trouvaient le plus près d’elle, que son désir était de recevoir la sainte absolution de ses fautes et la remise des peines dues à ces fautes; elle lui fut donnée par Messer Giovanni Terzo. Puis ses forces l’abandonnèrent (584) progressivement et nous ne surprîmes plus d’autre mouvement chez elle qu’une faible et pénible respiration. Il sembla donc raisonnable de lui donner l’Extrême-Onction, qui lui fut administrée par notre ami, l’abbé de Saint-Anthime, tandis qu’elle reposait comme privée de connaissance. Mais après avoir reçu ce Sacrement, elle changea d’aspect et se mit à opérer divers mouvements de la tête et des bras ; elle avait l’air de subir de violentes attaques des esprits infernaux. Cette pénible lutte se prolongea pendant une heure et demie et, au bout de trois quarts d’heure, elle commença à s’écrier : « Peccavi, Domine, miserere mei! » ce qu’elle répéta jusqu’à soixante fois, je crois, et, chaque fois, elle soulevait son bras droit et le laissait retomber lourdement sur sa couche. Puis elle dit autant de fois mais sans lever le bras : « Sancte Deus, miserere mei. »

« Elle passa le reste du temps susdit à s’exprimer humblement d’une manière analogue, après quoi son visage se métamorphosa complètement et, s’il s’était momentanément assombri, redevint semblable à celui d’un ange ; les yeux tout à l’heure embrumés et pleins de larmes, reprirent un si joyeux éclat qu’il nous fut impossible de douter que, remontant à la surface d’un océan sans fond, elle était rendue à elle-même, ce qui adoucit fort notre chagrin, car nous, ses fils et ses filles qui l’entourions, nous nous trouvions dans un profond abattement.

« Catherine s’appuyant sur la poitrine d’Alessia, parvint à se redresser et, avec un peu d’aide, put réussir à s’asseoir, toujours appuyée sur Alessia. Sur (585)  ces entrefaites nous plaçâmes devant elle un petit autel portatif, enrichi de plusieurs reliques et de plusieurs images de saints. Mais son regard cherchait uniquement le Crucifix enchâssé au centre et elle se mit à le prier, traduisant ainsi en paroles le profond sentiment qu’elle avait de la Bonté .Divine. Tout en priant, elle s’accusait de nous ses péchés en général et en particulier : « O Trinité-éternelle, je confesse que je t’ai indignement offensée par ma négligence, mon ignorance, mon ingratitude, ma désobéissance ainsi que par beaucoup d’autres fautes. Moi, misérable! je n’ai pas observé tes commandements, ceux que tu as imposés à tous et ceux que, dans ta bonté, tu m’as donnés spécialement ! Ah! misérable que je suis! » Et tandis qu’elle parlait ainsi, elle se frappait la poitrine comme lorsqu’on récite le Confiteor, et elle ajoutait : « Je n’ai pas observé le commandement que tu m’avais donné de toujours chercher ton honneur et d’offrir mes travaux en vue du bien du prochain. J’ai, au contraire, manqué à mon devoir, le plus souvent quand on avait besoin de moi. O mon Dieu, ne m’as-tu pas ordonné de ne me soucier aucunement de moi-même pour ne considérer que d’honneur de ton nom et le salut des âmes et de ne trouver de satisfaction qu’en prenant cette nourriture à la table de la Sainte-Croix? Au lieu de le faire, je me suis attachée à ma propre consolation. Tu m’as invitée à m’unir à toi seul par de saints, amoureux et ardents désirs, par des larmes, par d’humbles et continuelles prières pour le salut du monde entier et pour la (586) réforme de l’Église, et tu m’as promis qu’alors, ayant compassion du monde, tu accorderais à ton Épouse une splendeur nouvelle. Mais moi, misérable, je n’ai pas répondu à ton attente, je suis restée sur la couche de la négligence où j’ai paisiblement dormi. Ah! malheureuse que je suis! Tu m’as confié la direction de plusieurs âmes et m’as envoyé un si grand nombre de fils et de filles pour que je les aime d’un amour de prédilection et les guide vers toi par le cheminée la vie. Mais je n’ai été pour eux qu’un miroir de la faiblesse humaine, je n’ai pas pris soin d’eux, je ne les ai pas secondés par d’humbles et continuelles prières devant ta Face , je ne leur ai pas suffisamment donné le bon exemple, je ne les ai pas guidés par les leçons d’une salutaire doctrine. Ah! misérable que je suis! Avec combien peu de respect j’ai accueilli tes innombrables bienfaits ainsi que toutes les suaves souffrances et les tribulations dont tu voulais, dans ta miséricorde, combler ce corps fragile. Et je ne les ai pas endurées avec une aussi ardente volonté, un aussi brûlant amour que ceux avec lesquels tu me les envoyais. Hélas ! Hélas ! O mon amour! Dès ma plus tendre enfance tu m’as choisie pour Épouse et je n’ai pas été assez fidèle. Je t’ai été infidèle, car au lieu d’être uniquement préoccupé de toi seul et de tes immenses bienfaits, mon esprit entretenait d’autres pensées, je ne t’aimais pas, Toi seul, de toutes mes forces ! »

« Cette colombe très pure s’accusait ainsi et bien davantage encore... Puis se tournant vers le prêtre, (587) elle lui dit : « Pour l’amour du Christ crucifié, remettez-moi tous les péchés que je viens de confesser devant la face de Dieu et tous ceux dont je ne me souviens pas! » Sur ce, elle réclama de nouveau l’Absolution Papale, assurant qu’elle lui avait été concédée deux fois, d’abord par le Pape Grégoire et, plus tard, par le Pape Urbain, ce qu’elle déclara comme une personne toujours altérée du sang du Christ. Il en fut ainsi qu’elle souhaitait et, les yeux sans cesse fixés sur le crucifix, elle se remit à l’adorer avec une extrême dévotion et à énoncer des paroles très profondes que je ne fus pas jugé digne d’entendre à cause de mes péchés, puis aussi parce que j’étais moi-même trop affligé. Sa poitrine était si oppressée qu’elle proférait avec difficulté des mots que nous saisissions à peine en tendant l’oreille vers ses lèvres.

« Peu de temps après, elle se tourna vers quelques-uns de ses fils qui auparavant n’étaient point là, leur indiqua ce qu’ils devraient faire après sa mort et leur demanda pardon du peu de sollicitude qu’il lui semblait qu’elle avait eu pour notre salut. Ensuite, elle adressa quelques mots à Lucio » (un disciple romain) « puis à un autre, enfin à moi et reprit son oraison.

« Ah! Si vous eussiez pu admirer avec quel respect et quelle humilité elle pria sa mère affligée de lui donner sa bénédiction qu’elle reçut plusieurs fois! C’était une amère douceur pour Lapa. Combien il était touchant de voir cette mère se recommander à sa fille bénie et la supplier de lui obtenir de Dieu la grâce de ne pas se révolter, dans son affliction, contre (588) sa volonté sainte. Pendant ce temps, Catherine continuait à prier et lorsque la fin approcha, elle pria tout particulièrement en faveur de l’Église catholique, pour laquelle elle déclarait donner sa vie. Elle intercéda également pour le Pape Urbain VI qu’elle reconnaissait être le Pasteur légitime et engagea ses fils à sacrifier au besoin leurs existences pour cette vérité.

« Puis elle exhorta très instamment ses fils et ses filles bien-aimés que lui avait confiés le Seigneur, de s’aimer mutuellement, et elle se servait d’un grand nombre des paroles prononcées par le Sauveur quand il recommanda ses disciples à son Père; et elle nous le demandait avec une telle ardeur que, non seulement nos cœurs, mais des pierres elles-mêmes eussent été sur le point de se rompre. Enfin elle traça le signe de la Croix pour nous bénir tous et continua de prier jusqu’à ce qu’elle soupira : « Tu m’appelles, ô Seigneur, et je viens à toi! Je viens à toi non pas à cause de mes propres mérites, mais uniquement grâce à ta miséricorde que j’implore en vertu de ton sang! » Sur quoi elle s’exclama à plusieurs reprises : « Sang, Sang! » Puis, à l’exemple du Sauveur, elle finit par dire : « Père, je remets mon esprit entre tes mains! » Alors, le visage rayonnant comme celui d’un ange, elle inclina doucement la tête et rendit l’esprit. Son trépas survint le dimanche susdit (29 avril) vers la septième heure, mais nous ne l’enterrâmes point avant les complies du mardi (c’est-à-dire au crépuscule). Il n’y avait trace d’aucune mauvaise odeur et son corps demeura intact et odorant; ses bras, son (589) cou et ses jambes conservèrent leur souplesse comme si elle eût encore été en vie. Pendant ces-trois jours son cadavre fut visité par le peuple, qui affluait auprès de. lui et ceux qui pouvaient le toucher s’estimaient heureux. Dieu opéra aussi.de nombreux miracles à cette époque et sa tombe est fréquentée par les fidèles, de même que les tombes des autres saints qui. se trouvent à Rome. »

(590)

 

XVII - Les disciples après sa mort...   591

 

A ce moment, Raymond de Capoue était à Gênes se préparant à se rendre par mer à Pise et ensuite à Bologne-où les Dominicains devaient tenir leur chapitre annuel. De concert avec d’autres frères, qui devaient, également s’y rendre, il avait loué une embarcation et attendait maintenant un vent favorable pour se mettre en route. Le matin de la mort de Catherine il descendit justement à l’église pour offrir le Saint Sacrifice, car l’ordre dominicain fête, le 29 avril, l’un de ses plus grands saints : le bienheureux Pierre Martyr. Après avoir dit sa messe, Raymond regagna sa chambre pour préparer son bagage et, chemin faisant, passa, comme de coutume, devant une fresque de la Madone, qu’il salua (selon sa coutume encore) en s’arrêtant un instant devant: l’image pour réciter un Ave. Peut-être, ce matin-là, Raymond pria-t-il avec plus de ferveur que d’ordinaire — il s’inquiétait fort au sujet de ce prochain voyage et des périls qui le menaçaient en route, spécialement sur mer entre Gênes et Bocca, d’Arno : la tempête, les galères ennemies, le naufrage, la captivité... Soudain, il en- tendit une voix qui, sans émettre aucun son extérieur, s’élevait dans son âme, et la voix, disait intelligiblement (592) et distinctement : « Sois sans crainte! Je suis ici pour toi. Je suis au ciel pour toi. Je te protégerai, je te défendrai. Rassure-toi, ne crains rien. Je suis près de toi ».

Raymond ne saisit pas tout d’abord — peut-être était-ce la Madone qui voulait le consoler, songea-t-il… Mais quand ensuite il apprit que Catherine avait expiré à cette même heure, il comprit que c’était elle qui, du ciel, avait voulu réconforter et ranimer son pusillanime ami, son cher fils et Père spirituel « qui lui avait été donné par cette douce Mère Marie »    

Raymond survécut dix-neuf ans à sa Mamma; il mourut à Nuremberg, le 5 octobre 1399. Avant lui (le 22 août 1390), avait déjà disparu Tommaso della Fonte, précédé encore par le jeune Barduccio Canigiani. Peu après la mort de Catherine, celui-ci fut atteint de consomption; pour qu’il respirât un air plus pur Raymond le renvoya à Sienne où il mourut dès le 9 décembre 1382. Obéissant à Catherine, Francesco Malavolti devint moine à Mont’Oliveto mais, inconstant comme toujours, il changea d'ordre plus tard et mourut en 1415 dans l’Abbaye Bénédictine de San Miliano, à Sassoferrato. Neri di Landoccio se retira tout d’abord dans l’ermitage San Luca d’Agromaggio, voisin de Florence, ensuite près de la Porta Nuova de Sienne; il priait, écrivait, lisait Dante et se consolait aux heures difficiles par le souvenir de la promesse de béatitude éternelle que lui avait faite Catherine quand ils étaient à Lucca. Il vécut jusqu’au 12 mars 1406 et fut enterré dans le cimetière de la Misericordia hors la Porta Tufi. Après la mort de sa femme,

(592)

BUSTE DE SAINTE CATHERINE

(Dans la Bibliothèque Communale de Sienne).

 

Cristofano di Gano abandonna ses fonctions de notaire pour consacrer sa personne et ses biens à Santa Maria della Scala dont il devint l’administrateur. Il s’occupa également de littérature, écrivit ses mémoires et rédigea une biographie de Giovanni Colombini. Stefano Maconi prit l’habit des Chartreux, le 19 mars 1381, à la Chartreuse de Pontignano, aux environs de Sienne. Plus tard, il fut élu prieur de la splendide Chartreuse qu’avait récemment fait bâtir, à Pavie, Gian Galeazzo Visconti, et y mourut à un âge avancé, le 7 août 1424. Tommaso Caffarini survécut à tous les autres membres de la « famille » et ce fut lui qui, réunissant, au couvent dominicain de Venise, tous les témoignages touchant la vie de l’illustre Sien- noise, forma la base de son procès de canonisation et publia un Supplément à la légende de Raymond ainsi qu’une édition abrégée et personnellement modifiée de l’œuvre de Raymond. Ce fidèle ouvrier de la gloire de Catherine mourut en 1434.

Les disciples se dispersèrent ainsi de par le monde en quittant la couche funèbre de la Via di Papa. Ils vieillirent, ils devinrent gris, ils devinrent blancs et s’inclinèrent vers la tombe et vers l’éternité. L’époque où ils avaient connu Catherine s’effaça de plus en plus dans le lointain — depuis le dernier printemps de ce temps-là, s’était maintenant écoulée une année, puis deux années, puis cinq, dix et vingt        Finalement, il y eut l’espace d’un demi-siècle entre le présent et ce dimanche d’avril où ils avaient entendu tomber de ses lèvres le suprême Sangue, Sangue!

Mais ils se souvenaient toujours d’elle. Son sourire (593) avait illuminé leur commune jeunesse — ils le voyaient encore en fermant simplement les yeux, ils la voyaient aliquantulum subridens, ainsi que, maintes fois, ils répétaient dans les ouvrages qu’ils consacraient à sa mémoire. Ses mains féminines, à la fois douces et fermes, avaient façonné leur destinée; une indication d’elle leur avait montré leur voie, envoyant l’un au couvent d’Accona, au-dessous de Chiusure, dans la sauvage contrée de la creta, conduisant l’autre dans la solitude, au milieu de la chênaie de Pontignano, dans la modeste habitation des Chartreux aux trois cellules blanchies à la chaux : Oratorium, Dormitorium, Laboratorium. Pour Messer Matteo, dans la maison des Frères della Misericordia, pour Ser Cristofano di Gano Guidini, penché sur ses registres de comptes ou bien sur la couche des malades à l’hôpital de la Scala, ;pour Neri di Pagliaresi, dans l’ermitage d’Agromagio, pour Fra Tommaso Caffarini, près des canaux de Venise, dans les étroites et sombres calle, sur les ponts arqués, le long des quais, pour eux tous, en tous lieux et aussi longtemps qu’ils vécurent, Catherine fut et resta l’Unique, celle que l’on ne rencontre qu’une fois en sa vie et qu’on ne peut ensuite jamais oublier. C’est pourquoi ils inscrivaient en tête des lettres qu’ils s’adressaient entre eux : nella santa memoria, « En sainte mémoire d’elle »…         

Et plus d’une fois sans doute leur est-il advenu ce qui était advenu à Raymond de Capoue devant la fresque du couvent de Gênes : aux heures de doute, aux heures sombres, aux heures d’angoisse et de (594) détresse profonde, ils ont entendu la voix familière et chérie, douce et tendre, comme celle d’une mère ou d’une sœur, leur dire tout bas : « Ne crains rien! Je suis près de toi! lo son qui per te! » Pour l’un d’entre eux tout au moins, pour Barduccio, nous savons que, tandis qu’atteint de phtisie, il était sur son lit de mort, à Sienne, on le vit soudain tourner son regard vers le ciel et se mettre à sourire. « C’est ainsi qu’il rendit l'esprit, souriant d’allégresse », écrit Raymond, « et ce sourire demeura sur ses lèvres même après son trépas. Je suis convaincu », ajoute le Dominicain, « que ce sourire venait de ce que, durant son agonie, il vit s’avancer à sa rencontre celle qu’il avait si ardemment aimée sur terre d’un vrai et pur amour. »

Ainsi Dante est-il accueilli à la limite du Purgatoire et du Paradis par Béatrice. Elle s’incline de son char de triomphe et murmure doucement de la voix des anciens jours : « Regarde-moi, je suis bien Béatrice! Guardami ben; ben son, ben son Beatrice! »

 (595)

 

ÉPILOGUE

 

Raymond de Capoue fut élu Ministre général de l’Ordre Dominicain, le 12 mai 138o, au chapitre de Bologne où il avait si fort redouté de se rendre. Il profita de cette haute dignité pour réaliser le vœu qu’avec plusieurs il entretenait : ramener à Sienne, sinon le corps inanimé de la Vierge, du moins sa tête. Dès son retour à Rome, en 1383, muni de l’autorisation du Saint-Père, il fit ouvrir le cercueil de Catherine et détacher sa tête qu’il confia ensuite à deux Frères, précisément en partance pour Sienne, et qui étaient Fra Tommaso della Fonte et Fra Ambrogio Sansedoni. On conserve encore à Sienne, dans la maison de sainte Catherine, la bourse de soie dont se servirent les deux Dominicains pour porter le fardeau sacré pendant le long trajet qui sépare la Ville éternelle de leur patrie.

Mais ceci n’était point encore l’entrée triomphale de Catherine dans la cité qui avait si souvent murmuré contre elle. Elle y était arrivée secrètement : nul ne savait que sa tête, contenue dans un reliquaire de cuivre doré, se trouvait dans la sacristie de San Domenico [1]. Au printemps suivant, Raymond arriva lui-même à Sienne et tout fut organisé pour la translation solennelle de la précieuse relique. Le 23 avril

1. Voir plus loin, la photographie de ce reliquaire en forme de buste.

(596)

s’ouvrit à San Domenico une série de prédications en son honneur et, le dimanche 11 mai, il fut annoncé en chaire que la procession aurait lieu le jeudi suivant. Décrétant que cette fête se célébrerait avec grande solennité, le gouvernement de Sienne sollicita tous les évêques, abbés et autres prélats, en résidence dans ses états, d’y prendre part. Du cercle des disciples, outre Raymond, étaient présents Tommaso della Fonte, Bartolommeo di Dominici, Neridi Landoccio, Caffarini, Messer Matteo, Ser Cristofano. Stefano Maconi accourut de sa chartreuse de Pontignano.

La veille au soir, la relique fut en grand mystère transportée à San Lazzaro, l’hospice de lépreux élevé sur la Via Romana ; la route qui avait si souvent vu Catherine s’empresser charitablement vers les malades, devait aussi être témoin de son triomphe, il fallait qu’une dernière fois les oliviers puissent la saluer de leurs branches et murmurer leur Benedicta quae venit...

Puis se leva l’aurore du 5 mai… Les rues étaient jonchées de fleurs et de verdure; de riches tapis pendaient de toutes les fenêtres. On brûlait des herbes odorantes sur le parcours du cortège. Le peuple s’était massé entre la Porta Romana et la Croce del Travaglio, dans ce qui est maintenant devenu la Via Ricasoli et dans l’actuelle Via Cavour qui mène jusqu’à l’Arco di Malavolti et jusqu’à San Domenico.

C’est qu’il y avait fort à admirer; bien des choses étaient susceptibles de provoquer l’enthousiasme... En (597) tête s’avançaient deux cents petites filles, toutes vêtues de blanc,., puis deux cents petits garçons en habits de- pages resplendissants de couleurs, chatoyants d’or, étincelants de pierreries... Et ces quatre cents enfants avaient tous en main des bouquets de roses et de lys, en souvenir des bouquets que Catherine avait coutume, de cueillir dans son jardin 

Ensuite venaient toutes les corporations et toutes les Contrade avec des bannières et des torches enflammées. Toutes les confréries, les frères blancs, bruns, gris, avec des capuchons et des chapelets faisant un cliquetis de chaînes, avec des cierges allumés — s’ils n’ont été éteints par la brise fraîche d’une matinée de mai.

Puis-venait le grand Crucifix escorté de tous les ermites des États Siennois,. portant de longues barbes graves, pieds nus, vêtus de bure ; l’État veille à leur entretien afin que, déchargés de tous soucis matériels, ils puissent prier, jeûner, faire pénitence pour nous qui sommes si pécheurs... Derrière eux, de longs rangs de religieux, en première ligne les Dominicains puisque Catherine est des leurs, puis les Franciscains, les Olivetains, les Bénédictins, les Augustins, les Chartreux, les Camaldules; aussitôt après tous les prêtres de la ville, avec l’étole, sur le blanc surplis ; voici le chapitre de la Cathédrale, tous les chanoines, joviaux ou ascétiques, rubiconds ou émaciés...

Le cortège devient de plus en plus majestueux, car maintenant ce sont tous les Abbés mitrés tenant en main la crosse abbatiale, sur laquelle ils s’appuient légèrement en s’avançant à pas mesurés… (598) Les Évêques les suivent avec des mitres encore plus étincelantes de pierreries, avec la croix pectorale fulgurante de pierres précieuses et le massif anneau: épiscopal se détachant, sur un gant de soie. Et voici que là-bas, au tournant de la rue, on voit surgir le. baldaquin, le baldaquin sous lequel on porte en triomphe la tête de Catherine. Il est. précédé d’une multitude d’enfants de chœur portant tous des cierges dont les nombreuses petites flammes d’on ressemblent à un parterre de fleurs ; les encensoirs s’envolent et s’abaissent, s’envolent et s’abaissent, lançant d’odorants nuages bleus    Toutes les cloches de Sienne se mettent à sonner comme dans une extase, elles parlent, elles crient, leurs cent petites voix argentines jubilent.... Ecoutez — c’est le bourdon, c’est Il Campanone qui se met en branle... Comme cela tonne, comme cela tonne, c’est comme si un marteau frappait la voûte céleste elle-même.... Il Campanone sonne et tous nous commençons à pleurer      …

Car voici, voici, voici le baldaquin et ce qui rayonne dessous c’est la châsse, c’est la santa Testa, c’est la Santa elle-même qui nous revient ! c’est Catherine ! à genoux ! à genoux ! A droite du baldaquin marche notre Évêque, et le Dominicain, à gauche, c’est le Ministre général de l’Ordre lui-même, c’est Raymond de Capoue ! Regardez, il pleure, l’Évêque pleure aussi !

Et là, juste derrière le baldaquin, juste derrière ceux qui portent la châsse, au premier rang des Mantellates, à la blanche tunique recouverte d’un manteau noir, cette toute petite, toute mince, toute vieille femme, presque courbée en deux — regarde, ses (599) mains ridées sont jointes avec tant de ferveur; ses yeux sans se détourner, un seul instant, regardent fixement l’or et l’éclat qui la précèdent; ses lèvres minces et violettes s’agitent pour prier, et de ses yeux rougis les larmes coulent sans trêve sur ses joues flétries…

Mais c'est Lapa! C’est la mère de Catherine, bientôt âgée de quatre-vingt-dix ans ! C’est elle. La voici qui passe en personne, elle qui a donné le jour à la Sainte! Oh, Lapa ! bienheureuse Lapa ! Et tous nous sommes à genoux, tous nous pleurons et, à travers nos larmes, nous voyons passer le baldaquin et les cierges et l’encens, et l’Évêque, et Raymond, et Lapa, la bienheureuse Lapa, Lapa beata! Lapa bénie entre les femmes, béni est le fruit de tes entrailles

CATHERINE !

 

NOTES TROISIÈME LIVRE

 

CHAP. I. — 1) St Paul aux Coloss. I, 24. — 2) Lett. 137; 108; 168; 171. — 3) Lett. 168. — 4) Lett. 28. — 5) Lett. 207. — 6) Opusc. S. Fr., Quaracchi 1904, p. 78. — 7) Lett. 13I. — 8) Leg. II, 10, 20. Proc. coll. 1304-1307. Lett. 134. Proc. coll. 1305-1306. Voir aussi Pietro Vigo : S. Cat. a Gorgona ed a Livorno (Voce della Carita, Siena 1915), pp. 30-32, et Aristo Manghi : La Certosa di Pisa (Pisa, 1911). — 9) Ranieri Sardo : Cronaca Pisana, éd. Bonaini (Arch. Stor. ital. VI, Firenze 1845) p. 186. — 10) Lett. 140. Assempri, cap. 58. Thureau-Dangin : San Bernandino da Siena, Siena 1897, p. 273. G. Temple Leader etG. Marcotti -.Giovanni Acuto (Firenze 1889), p. 66. Sur l’activité de Raymond pour la Croisade voir Lett. 136. Voir aussi Mem. Domenic. 1916, pp. 327-333. — n) Gherardi : La guerra dei Fiorentini con papa Gregorio XI (Arch. Stor. ital. 1867-68, vol. V. parte II); Mirot : La question des blés dans la rupture entre Florence et le Saint-Siège en 1375 (Mélanges d’arch. et d’hist., 1896, pp. 101 sq.). — 12) « In fin che tu non mi farai ben certo di cio che tu m’impromettisti a Lucca ». (Capitolo in rima de Neri di Landoccio, dans l’édition vénétienne de 1548 des Epistole ed Orationidi Santa Caterina, col. 295). — 13) Lett. 164-165, Suppl. P. II, Tr. 6, §3 7-8. Voir Eugenio Lazzareschi : S. Cat da Siena edi Lucchesi(Mem. Dom. 1912,pp. 186 sq., 2495g. 296 sq.) — 14) Lett. 13g. Le « vénérable Espagnol », dont parle Catherine, est l’évêque de Jaen, Alfonso di Vadaterra, qui, vers la fin de 1374 ou aux premiers mois de 1375, était venu la voir à Sienne en lui portant « la parole et l’indulgence » du Pontife. Lett. 127, éd. Tommaseo II, 315). —15) Flete : Sermo in reverentiam (Mélanges de ... l'École franc. de Rome, XXXIV, 1914, p. 58,p.8o). — 16) Leg, II, 10, 8-10. Cronaca di Perugia, detta del Grazziani, dans Arch. Stor. it, ser, I, t. XVI, 1, p. 220. La maison où habitait Catherine à Pise était peut-être Factuelle Canonica de l’église de Sainte Catherine (dédiée à la patronne de la Siennoise, Sainte Catherine d’Alexandrie).

Chap. II. —  185. Saint Paul aux Galates, II, 11. — (624) 2) Lett. 196. — 3) Gherardi, cité par Gardner : S. Cath of Siena, p. 164. — 4) Lett. 206. — 5) Lett. 209. — 6) Proc. coll. 13701371. Vita B. Stephani auct. Barth. Sen., Siena 1626, I, 4 ,6. — 7) Lett. 207. — 8) Gardner, p. 171 sq. — 9) Lettere del B. Giovanni delle Celle, Roma 1843, pp. 27-31. Voir aussi le Dialogo, ch. 129, touchant certains prêtres qui « anno imparato a fare malie e incantare le dimonia, facendosi venire per incanto di demonio, di mezza nocte, quelle créature che miseramente amano. » — 10) Biscioni : Lettere di santi e beati Fiorentini, Firenze, 1736, pp. 57-63.

CHAP. III.— 1) Petrarca, Sonetti CV-CVI (L’avara Babilonia et Fontana di dolore). Voir du même Ep. sinetit. 5, 8, 12-15, 17-19; Rer. sen. Lib. VII et IX. — 2) L. H. Labaude : Guide Archéologique du Congrès d’Avignon, Paris 1910; Mahuet : Prœdicatorium avenionense, Avignon 1628, p. 76; Girard Requin : L’ancien couvent des Dominicains d’Avignon, dans Annales d’Avignon et du Comtat Venaissin, I, pp. 81 sq. et II, pp. 299 sq.; André Hallays : Avignon, Paris 1911 ; Marcel Chossai : Les Jésuites à Avignon, Avignon 1896; P. M. Baumgarten : < Die Papstveste von Avignon > (dans « Festschrift an G.v. Hertling *, Kempten 1913, pp. 272 sq.) — 3) La livre’e en question serait plus tard devenue collège de Jésuites et actuellement Lycée. C’est le bâtiment qui se trouve place Saint-Didier et dont les autres façades sont longées par rue de la République, rue Joseph Vernet et rue Laboureur. Une partie de la suite de Catherine fut d’ailleurs logée « in domo domini Joannis de Regio > (Déposition de Tommaso Buonconti, citée par Gigli, Opéré II, p. 16; 111, p. 330. Voir aussi Mem. Dom. 1916, p. 382). — Catherine a-t-elle, pendant son voyage, visité Bologna ? La tradition le veut. Evidemment elle a dû avoir un grand désir de visiter le tombeau de son père spirituel et de prier près de ses dépouilles mortelles. Une lettre aux Dominicains de a certains couvents à Bologna » semble écrite après une visite à ces couvents; la Sainte y parle contre «l’adornamento delle cortine, i letti della piuma, i superchi e dissoluti vestimenti » des moniales en question. (Lett. 215). — 4) Proc. col. 133y. Leg. III, 6, 26. — 5) Lett. 232. Proc. col. 133y — 6) Lett. 230. — 7) Scipio Ammirato : Storie Florentine XIII, 699. — 8) Leg. III, 6, 27. — 9) Leg. II, 4, 7. Proc. col. 1325. — 10) Proc. col. 1374. — 11) Leg. II, 4, 7. « Erat cujusdam magni prælati ecclesiae concubina. » — 12) Dial. cap. 123. — 13) Ep. Domni Stephani, §§22-24. — 14) Lett. 235. — 15) Lett. 233. — 16) Lett. 234 — 17) Oratio I et II, chez Gigli : Opere IV, pp. 337

 

339.   — 18) Gigli, IV, p. XVI : Laudato Dio, ora e sempre più! » — 19) Lelt. 289. — 20) Ps. XC (XCI), 13.

CHAP. IV. — 1) Lett. 240. — 2) Lett. 24/: « la volonta non è altro che amore; ogni suoaffetto e movimento non si muove per altro che per amore. » — 3) Leg. II, VIII, n. 27. — 4) Leg. I, 10, 7. — Purg. III, 49-56. Lerici, près de Spezia, et La Tur- bie, entre Nice et Monaco, indiquent les frontières de la Ligurie. — 6) Ep. D. Steph. g 15. — 7) Renseignements par écrit de M. le docteur Pierre Pouzet et de Mlle Jeanne Delcour, à Cannes. — 8) Opuscula Raim. Cap. Roma 1895, pp. 25-30. Varazze était le siège de l’évêque de Bethlehem, chassé par les Turcs. (Cormier : Raym de Capoue, p. 62.) — 9) Ep. D. Steph.

i2-13. — 10) Lett. 247. — 1.1) Lelt. 246 et 245. — 12) Ora- tio III (Gigli : Opéré IV, p. 340). Suppl. P. II, Tr. I, § 1. — 13) G. Mollat : Les Papes d’Avignon, pp. 127 sq. Sur Jean Ferdinand d’Hérédia, voir de Vertot : Histoire des Chevaliers de Malte, II, pp. 219-252. — 14) Chron. di Ranieri Sardo, p. 192. Pour le voyage de Grégoire XI, voir Vltinerarium de Pierre Amely d’Alète (Muratori : Scriptores, t. III, Milano 1734, P.H, coll. 690-712.) et Kirsch : « Die Riickkehr der Paepste Urban V und Gregor XI von Avignon nach Rom », Paderborn 1898, p. 202. — 15) Lett. 252. — 16) Suppl. P.. II, Tr. 1, 2-3. — 17) Lettere dei discep ed. Grottanelli, n° 5 et n°6. — 18) Proc, coll. 1273-1274. Raynaldi Ann. eccles. VII, p. 283. — 19) Voir la lettre 219 de Catherine, dans laquelle elle prévoit l’événement.

CHAP. V. — 1) Lett. 209.— 2) Lettere del b. Giov. delle Celle, Roma 1845, pp. 8i-83. — 3) Leg. II, 7, 17-20. — 4) Leg. min. éd. Grottanelli,pp. 219 222. C’est étrange que si tard que le 3 déc. 1379 Catherine écrit dans une lettre de Rome : « Da Siena ho avuto novelle che eglino hanno avuto licenza di mutare Belcaro. » (Lett. 192, éditée par Motzo d’après le manuscrit d’Acireale, Mem. Dom. 1912, p. 277). Pour l’histoire du couvent, consulter G. Camaiori : Memorie storiche di Belcaro (Boll. Senese di Storia Patria, anno XX, p. 365). — 5) Pred. volgare di S. Bernardino, ed. Banchi, vol. III, Siena 1888, pp. 55-56. Gori : L'eccidio di Cesena del  1377 (Arch. Stor. ital. nuova Serie, VIII). — 6) Lett. 270. — 7) Lett. 260. — 8) Leg. min. II, 7. — 9) Depuis 130q le lieu des exécutions capitales était sur la Strada Romana, à la localité de Corposanto al Pecorile. Les condamnés furent emmenés par la via dei Malcontenti et la Porta della Giustizia hors de la ville ; à l’ostérie la Coroncina on entonna le chapelet (626) pour les pauvres pécheurs, et la dernière nuit avant l’exécution fut passée dans l’Albergaccio. « la mauvaise auberge ». Toutes ces localités se retrouvent encore aujourd’hui. — 10) Lett. 273.

CHAP. VI— 1) Lett. 118. Voir aussi Lett. 117, à Lapa et Cecca à Montepulciano. — 2) Verdiani-Bandi : I Castelli della Val d’Orcia e la Republica di Siena, Siena 1906. Metn. Domenic. 1913, pp. 7-16. — 3) Lett. 256 aux frères Trinci, 264 à Monna Jacopa d’Este, 112 à Bandeca Salimbeni, 114 à Agnolino di Giovanni Salimbeni, 115 à Monna Isa. — 4) « Dolce città, che se fatta de lei tanto aliéna » (Giacomo del Pecora, éd. de 1540 du Dialogo, fol. 223). — 5) Cod. 2977 de la Bibl. Marc, de Venise, fol. 138, col. I. Voir Lazzareschi : S. Cat. in Val d’Orcia, p. 22, n. 2. — 6) Lett. 110. — 7) Colombini : Lettere éd. Bartoli (Lucca 1856), p. 76. Proc. col. 1271. Voir Gaetano Sal- vemini : Un comune rurale nel secolo XIII (Rocca di Tentennano) dans Studi storici (Firenze 1901). — 8) Ms. Casanat. f. 462, ff. 450-452. Leg. II, 6, 7-9. Sprone : contrefort. — 9) Leg. II, 2, 3. III, 6, 24. Déjà Colombini appelait le Démon Malatasca (Lettere, p. 105 et p. 219), nom qui rappelle les Malacoda et Malebranche du Dante (Inf. XXI, 76 et 37). — 10) Leg. Il, 7, 21. Cod. Marc. f. 13I, col. 1 (Lazzareschi, l. c., p. 37, n. 3). Anastagio de Montalcino dans l’édition du Dialogo de 1540, ff. 213 b-3i6. — 11) Lett. 223. — 12) Lett. 122. — 13) Lett. 121. — 14) Leg. III, 6, 28. Temple-Leader et Marcotti : Giovanni Aguto, p. io5. — i5) Leg. II, 12, 4-6. — 16) Suppl. P. II, Tr. 6, § 17. Ms. Casanat ff. 453-455. Dial. c. 79. — 17) Leg. II, 12, IO-I5. Leg. min. ed. Grottanelli p. 142. Dial. cap. 142 et cap. III. Catheriniana ed. Fawtier, p. 57 (témoignage de William Flete) « quod Christus vel sanctus Petrus cum ilia particula communicavit eam ». — 18) Lett. 119. Selon une description datant du XVIIIe siècle il y avait sur le sommet de la tour principale (il mastio) une terrasse de laquelle < si scuopre moltissimo paese e in fine la città di Siena. » (Lazzareschi, op. cit. p. 53, n. 1). — 19) Lett. 120; Lett. 272. — 20) Alcuni miracoli di S. Cat. (Siena 1862/ pp. 17-18. — 21) Dep. fr. Simonis de Côrtona dans le Cod. Marc. f. 147, col. 2, cité par Lazzareschi, p. 46, n. 2. Leg. III, 6, 14. — 22) Lett. dei discep. p. 266 sq. — 23) Lazzarino di Pisa dans le manuscrit T. I. 1,3 de la Bibl. Comm. de Sienne, f. 23. Lett. 56. C’est Gardner (S. Cath. of Siena, pp. 219-2 21) qui a fait remarquer qu’une lettre de Catherine à frère Simone de Cortona, dans le manuscrit 102 de la Bibl. Vittorio Emanuele, commence justement avec les mots « Carissimo (627) figliuolo senza nome », ce qui correspond à l’exclamation désespérée de l’anonyme : « El nome mio non ci pongo, perché io non so corne io à nome. » Et doucement elle finit la lettre « allora voi averete nome, eioritrovero il figliuolo’». C’est prouvé par cette coïncidence extraordinaire que le F. S. anonyme est vraiment F(rate) S(imone), ou Mone comme l’appelle Catherine dans une lettre à Neri (Lett. 212). — 24) Lett. 226. — 25) Peut- être faut-il rapprocher à une de ces défaites spirituelles la lettre 173 « a un frate che uscldell’ ordine »?

CHAP. VII — 1) Lett. 272. Selon le P. Hurtaud (Dial, de Sainte Cath., Paris 1913,1,pp. XXXVII-XLV), cette lettre consisterait en deux parties, la première qui finit avec les mots « Permanete nella santa e dolce dilezione di Dio » (Tommaseo, III, p. 481) daterait de l’automne 1378, tandis que la fin aurait un an de plus et appartiendrait à une autre lettre à Raymond de Capoue, maintenant perdue. Je ne nie pas la possibilité de cette hypothèse, mais il me semble que le savant Dominicain n’arrive pas à prouver que le miracle dont parle Catherine et par lequel elle aurait appris d’écrire n’ait pas eu lieu. Comment s’arrange-t-il par exemple avec cette phrase qui se trouve dans le texte que lui- même accepte comme authentique : « lo Spirito Santo m’ha proveduto dentro da me con la clementia sua e di fuori m’ha proveduto di spassarmi con lo scrivere. » Puisque depuis longtemps Catherine avait des secrétaires auxquels elle était habituée à dicter, elle ne pouvait trouver là aucune nouvelle consolation. Aussi elle dit, tout simplement, qu’après le départ de Raymond elle se console en écrivant de sa propre main, ce qu'autrefois elle ne savait pas faire. D’ailleurs, elle ne semble jamais l’avoir su très bien, parce que nous la voyons toujours se servir de ses secrétaires pour sa correspondance comme aussi pour le Dialogue. — 2) Suppl. P. I; Tr. I, § 10. Voir aussi la prière semblable, « fatta alla Rocca di Pentennano le 26 octobre 1378 » (Oratio 25. Cette date est-elle authentique? Il ne semble pas — puisqu’encore le 4 novembre de cette même année elle n’était ; pas encore partie de Sienne). — 3) Lett. 120 et Lett. 272. Lett. 365 : « mandai a chiedere alla Contessa il libro mio — e non viene ». — 4) Lett. i&j. — 5) Leg. III, 6, 28. — 6) Gardner veut ; que le voyage se soit fait au printemps 1378. Mais nous apprenons par la Lett. 278, que Catherine a fêté la fête de sainte Lucie (13 décembre) hors de Sienne. La maison de Catherine, à Costa S. Giorgio n° 45, appartient maintenant aux Suore della Sacra Familia ; on montre au visiteur une chapelle où la Sainte a peut- être prié. — 7) Lett. 278. Pour le jeu de mots sur Luce voir Suppl. (628) P. I, Tr. 2, § 20. — 8) Lett. 227. Lett. 277. —9) Diario d’Anonimo fiorentino ed. Gherardi, Firenze 1376, p. 352. — 10) Lettere dei discep., p. 260 sq. L. Salembier : Le grand schisme d'Occident, Paris 1900. — 11) Lett. 295. — 12) Lett. 278. Leg. III, 6, 34. — 13) Lett. 97. — 14) Lett. 291. — 15) Lett. 303 : « Mandovi dell’ulivo della pace. » Voir l’édition de Tommaseo III, p. 120, n. 4. — 16) Gino Capponi : Il tumulto dei Ciompi. ed. Tortoli, Firenze 1858. — 17) Leg. III, 6, 35, et la lettre, jusqu’ici inconnue, publiée par Gardner, Sainte Cath., p 413-416.

CHAP. VIII. — 1) Suppl. P. Il, Tr. 6, n. 48. Lett. 214 : « Oh disavventurata me ! io credo essere quella miserabile che son cagione di tanti mali ». Lett. 216 : « Io miserabile, cagione d’ogni male» ! Voir aussi Lett. 267,270,271, 272, etc. San Roccoa Pillise trouve à une distance de douze kilomètres de Sienne. — 2) Lett. 304. — 3) Suppl., P. I, Tr. I, § 3. Pardi: \ita e scritti di Giov. Colombini, Siena 1895, p. 47, n. 2. Canti popolari toscani ed. Giannini, Firenze 1902, p. 142. — 4) Catheriniana ed. Fawtier p. 59 : « Solebat cantare in vita sua : ego sum sponsa Dei in virginitate facta » ; p. 74 : « jam beata potest merito cantare laudem suam ». — 5) Je donne les renvois d’après l’édition de Tommaseo, en citant le volume et la page : Sposa dei breviario (Catherine emploie souvent le génitif pour exprimer une identité ou une ressemblance) I, 6 ; l’âme est un jardin I, 82, IV, 27, ou une vigne IV, 175,1V, 178, IV, i83, IV, 228; le cœur est une lampe I, 86, II, 90-91; les fleurs font pourrir l’eau I, 90; les mouches et le chaudron bouillant II, 320, III, 17 (la même image se trouve plus tard chez la Bienheureuse Camilla Battista Varani, Opere spirituali, Camerino 1894, p. 168. Voir sur cette Sainte, Dina Puliti : Un asceta dei rinascimento, Firenze 1915); l’âme est une ville forte, I, ni, II, 39, II, 52, est une ville consumée par le feu III, 264, IV, 139, IV, 224; l’agneau rôti I, 140, 1,234, II, 147, II, 343; la cellule de la plaie du Christ, I, i65; le bâton de la Croix I, 264; le Christ est un chevalier, II, 18, II, 5o, II, 239, III, 385; le parchemin de peau d’agneau II, 44; Io sono il fuoco II, 46; la bottega du sang II, 70, II, 138, IV, 6; le vaisseau plein de feu et de sang III, 347; le bain dans le sang II, 93. II, 99; comme une feuille au vent II, 237, II, 257, IV, 212; le chien de la conscience I, 83, II, 202, IV, 224, IV, 231 ; le char de feu de l’humanité II, 28a; l’anneau de la Circoncision III, 247, III, 417; les initiaux rouges IV, 145, IV, 202, IV, 217; Jésus est une fleur qui porte des fruits sur la Croix II, 376; chiovi-chiavi  II, 435 ; le Christ est un tonneau de vin II, 136; le feu de paille IV, 82 ; les dents de la patience IV. 89 ; les étoiles vues du puits IV, 322 ; (629) le bois vert qui pleure au feu II, 416, Dialogo éd. Fiorilli, p. 179 (voir sur la ressemblance de cette image avec celle employée par Dante Inferno XIII, 40, les articles d’Anna Zumagalli dans Boll. Sen. di Storia Patria. XIX, et de Matilda Fiorilli dans Rassegna nationale, sept. 1913) ; les hommes de vent, Lett. 256; ablattatus, Lettere dei discepoli éd. Grottanelli, p. 253, Citations des évangiles se trouvent I, 55, 140, i5o, 197, 261; II, 18, 21, 42, 57, 177, 278, 36o, 412, 439,447,454; III, 13, 14; IV, 189, etc. Citations de saint Paul par exemple, I, 21, 22, 53, 63, 142; II, 43, 44, 104, 130, 1,71, 179, 194, 434, 449, 472. Saint Paul est un vase plein de feu III, 265 ; saint Paul se voit dans l’œil de Dieu III, 156. « Ne pas reposer en mettant la main sur la charrue » I, 170, 193, 213, 219; II, 57, 101, 120, 164, 443, 455 ; III, 22. « Laisser les morts ensevelir leurs morts » II, 77. — Pour le ch. 55 du Dialogo voir la Summa de saint Thomas d’Aquin P. III, q. 55, art. 44 et 2a 2ae q. IV, a. 7. — 6) Lett. 113 a cras, cras », Lett. II, 125. Peut-être cette image lui est-elle parvenue de saint Augustin qui l’emploie quelque part (« vocem quidem occultae inspirationis audiunt, sed vitam non corrigunt di- centes cras, cras... cum voce corvina ». Sermo 82, c. II, n. 14). « Baisser la tête pour entrer au ciel » 11,475. La clé rouillée. Dial. p. 370. — 7) Lett. 299 (IV, 102). Leopardi : I canti (Milano 1907) p. 228. — 8) « traendovi dalla bruttura e dalla tenebrosa vita fetida, piena di puzza e vituperio. » Lett. 75 (II, 69. Voir aussi I, 112, I, 123, II, 34, II, 331, II, 439 etc.). — 9) Lett. 101 ; Lett. n3.— 10) Lett. 62. — 11) Lett. 87. — 12) Lett. 117 et 123. Sur l’amor proprio voir I, 29, io3, 144, 173, 179, 184, 204, 217, 235, 248; II, 56, 93, 149, 173, 176, 220, 244, 292; sur l’amour de Dieu I, 126, II, 59, 125, 129, 342, 423, 4'39, III, 23. Sur le couteau à double tranche I, 10, 12, 14, 67, 83, 112, 130, i53, 253, II, 9, 59, 96, 110, 433, 465, III, 26 etc. Sur l’amour du prochain I, 25, 3I, 62, 72, 154, 194, II, 9, 12, 22, 128, 132, 134, 157, 246, 389, 412, 448. Deo servire regnare est II, 146, 239, correte il palio II, 11. La puissance du sang II, 301. Le feu II, 224, 351, IV, 226. « Je suis le feu.», II, 46-47, être uni au feu II, 224, être martelé au feu II, 438. Pazzo d'amore II, 46 et Dial. ch. i53, ch. 167. « Tanto ci manca di lui quanto ci riserviamo di noi », II, 182.

CHAP. IX. — 1) Arch. Stor. it. IV, 1843, p. 43, n. 5o et p. 47 Lettere dei Disc. p. 310 et p. 347. L’ermitage d’Agromaggio, fondé par Leonardo di Niccolo Frescobaldi, se trouvait sur les bords de l’Arno, à l’embouchure de l’Ombrone Pistojese. Selon Grottanelli, Neri di Landoccio serait plus tard entré dans l’ordre (630) des Hieronymites, fondé par le bienheureux Pietro Gambacorto et pour lequel Raymond de Capoue composa une règle. — 2) Arch. Stor. it. IV, p. 37. — 3) Dialogo ed. Fiorilli, p. 413. — 4) Le Dialogue, Paris 1913, I, pp. XXXV-LI Contre l’hypothèse du P. Hurtaud, l’article de Matilda Fiorilli dans Rassegna nationale, déc. 1914. La date « Ï3 octobre » manque dans le Ms. T II 9 de la Bibl. Comm. de Sienne. — 5) « Lo detto arcangelo anco si apparbe in visione a Galgano e dixeli : Sequitami. Al- lora Galgano con esmisurata allegrezza et gaudio levandosi... et con grandissima devotione le pedate et le vestigie sue segui- tava insino ad un fiume, sopra el quale era un ponte il quale (era) molto longo, et sença grandissima fadiga non si poteva passare. Sotto lo quai ponte, siccome la visione li mostrava, si era uno mulino lo quale continuamente si rotava et si volleva, lo quale significava le cose terrene, le quale sono in perpétua fluxione et movimento, et sença neuna stabilité, et in tutto la- bili et transitorie. Et passando oltre pervenne in un bellissimo dilettevole prato » etc. (Ms. C. VI, 8, de la Bibl. Comm. de Sienne). Sur S. Galgano voir Olmi : I Senesi d’una volta, pp. 298-305. — 6) Catheriniana, ed.Fawtier, pp. 92-93. — 7) Lett. 272. D’autres parallèles p. ex. I, I5I, II, 65, II, 274, II, 405, III, 147, III, 217, III, 267 (= Dial. c. 6), III, 85 (= Dial. c. 75.) — 8) Dial. c. 52. Lett. 15q : « siccome voi sapete che si contiene nello Trattato delle Lagrime » ( ) : les ch. 88-98 du Dialogo.) Dans le Dialogue même Catherine fait allusion à un Traité de la Résurrection qui en fait partie (a si corne di sopra nel tractato della resurreczione ti contiai », cap. 62). De telles expressions semblent renforcer ma thèse que le Dialogue a été, en grande partie, une compilation — comme c’est, d’ailleurs, assez clairement dit dans l’Explicit de l’ouvrage : « Quifinisce el libro facto E COMPILATO.»La lettre à Raymond, n° 272, nous fait comprendre ce qu’étaient ces premiers essais, ces brouillons pour le dire, dont un autre nous est conservé dans la lettre n° 120 à Monna Rabe Tolomei où Catherine développe également sa doctrine des trois degrés (Tomm. II, pp. 274-275). Ces deux lettres ont été écrites à la Rocca de Tentennano, et c’est également là que Catherine demande à Maconi d’aller lui prendre son livre (« Mandai chiedere alla contessa el libro mio, e ollo aspettato parecchi di, e non viene. E perô se tu vai là, di che’l mandi subito » etc. Lett. 365. Je cite d’après le manuscrit original, conservé à S. Niccolo e Santa Lucia à Sienne).

Cette hypothèse aurait aussi l’avantage de concilier deux affirmations qui, au dernier traducteur français du Dialogo, ont parues contradictoires — celle de Raymond qui dit que tout (631) l’ouvrage a été dicté et celle de Caffarini qui veut que la Sainte ait écrit de sa propre main quelques morceaux. (Voir la préface du P. Hurtaud, pp. XXVII-XXXIII). Ce que Catherine a écrit, là-bas sur la Rocca de Tentennano, nous le retrouvons dans le Dialogue, fusionné sous l’influence de l’extase et formant partie d’un ensemble surnaturellement inspiré. — 9) Dial. c. 167.

CHAP. X. — 1) Lett. 316. — 2) Lelt. 292 d’après le texte que donne Gardner (S. Cath. ef Siena, p. 416). — 3) Lett. 305. — 4) Salembier l. c. pp. 71-78. — 5) Lett. 293. — 6) Lelt. 3io. — 7) Lett. 312, 313, 317. — 8) Lett. 306. — 9) Leg. III, 1. — 10) Lett. 287, 294, 296. — 11) Lett. 319. — 12) Lett. dei dise. XIII (ed. Grottanelli, p. 282). — 13)Le». dei dise. p. 272. — 14) Leg. min. ed. Grottanelli, p. 132. Lelt. 325, Lett. 336, Processus col. 1268 et coll. 1273-1274. Voir aussi Lett. dei dise. p. 289 : < Ven- necifrate Petruccio, e ieri si parti con quelle grazie che voleva. » Dans les Lett. dei dise. p. 287 Simone da Cortona rappelle à Neri (c’est-à-dire à Catherine) l’indulgence promise à « domina Donata uxor olim Neri de Citille ». « Mandovi per frate Jacomo Manni... el privilegio con la bolla papale », écrit Catherine le 8 mai 1379 à ses amis florentins Bartolo Usimbardi et Francesco di Pippino (Gardner, l. c., p. 418). Voir aussi les Catheriniana de Fawtier, pp. 16-17.

CHAP. XI. — 1) Lett. dei disc. 16. Lett. 335, 345, 352, 353, 354, 356, 36o, 36i. Sur les esclaves orientales dans les maisons des riches chrétiens, voir Bongi : Le schiave orientali in Italia (Nuova Antol. 1866, II, pp. 215-246) et Zanelli : Le schiave orientali a Firenze nei secoli XIV e XV (Misc. stor. sanese II, 1894, pp. 102-106 et 120-124). — 2) Leg. III, 1, 6. — 3) Lett. 333. — 4) Lett. 306. — 5) Lett. 322-335. Matth. XXIV, 11-18. Oratio 23. Dial. c. 66. — 6) Catheriniana p. 55. — 7) Lett. 328. Sur les lettres de William Flete, voir Raynald Ann. Eccl. ad 1378, n. 51. Maconi doit parler d’une de ces lettres en écrivant le 22 juin 1379 à Neri : « questa altra lettera con quella copia di quella che andò al Re d’Inghilterra » (Lett. dei dise. p. 281). — 8) Lelt. 346.

CHAP. XII. — 1) Oratio V. — 2) Ms. Casanat. XX, V, 10 f. 460-461. Proc. col. 1272. — 3) Lett. 347-350. — 4) Lett. dei discep. 11 et 12. — 5) Lett. 320, 332, 321. Dial. ch. 140 avec le commencement de ch. 132. — 6) OrahoVIIL Cette oraison porte la date martedi adi 22 di febbraio. Par une erreur la suivante oraison a été datée lunedi adi primo di marzo. Le 1 mars 1379 (632) était un mardi. — 7) Orationes IX-XIV. — 8) Lett. 347-3 50. Lett. 349, dans le texte de Gardner (p. 320). — 9) Lett. 344. Voir F. Bliemetzrieder : « Raimund von Capua und Caterina von Siena zu Beginn des grossen abendl. Schisma (Hist. Jahrbuch, 1909, PP- 231-273). — 10) Mem. Dom. 1912, p. 277 : « nui amo tolta una casa presso a santo Biagio fra Campo di Fiori et santo Eustachio » (lettre du 3 déc. 1379, à Neri di Landoccio).

CHAP. XIII. — 1) Sur le bienheureux Gallerani voir Olmi l. c., p. 174. La maison actuelle des Frères de la Miséricorde, dans Via San Martino, date de 1891 (Arch. Slor. it. IV, 1843, I, p. 35, n. 22). — 2) Lett. dei disc. pp. 282-283. — 3) Lett. 311. — 4) Lett. 321. — 5) Lett. dei disc. n° 13. Francesco del Tonghio et son fils Giacomo ont exécuté, entre 1362 et 1396, les magnifiques stalles dans la cathédrale de Sienne. — 6) Lett. 33g. — 7) Lett. 337. — 8) Lett. 338. — 9) Lett. 362. — 10) Lett. 357. — 11) Lett. 358 et 363. — 12) Lett. 365.

CHAP. XIV. — 1) Oratio 24. — 2) Leg. min. III, 2. — 3) Leg. III, 2, 2. — 4) Oratio 22. — 5) Catheriniana p. 72. — 6) « Questa tua navicella », « oramai conduci essa navicella » (Oratio XIX). — 7) Leg. min. III, 2. — 8) Leg. III, 2, 5. Leg. min. p. 156. Processus coll. 1299-1300. William Flete dans le Ms. T II 7 de la Bibl. Comm. de Sienne. — 9) Lettera di Ser Barduccio di Pier Canigiani § 2 (Gigli : Opéré I, p. 482). — 10) Lett. 370. — O Oratio XXVI. — 12) Lettera di Barduccio, § 3. — 13) Oratio XVII, datée le 14 février. — 14) Oratio XVIII, di martedi 15 febbrajo in Roma. Si cette date est exacte, l’oraison en question serait de l’année précédente où le 15 février fut justement un mardi. — 15) Dans l’édition de Tommaseo la lettre est divisée en deux parties. La première moitié porte le numéro 370, la seconde le numéro 371. Et, comme l’a déjà fait remarquer Grottanelli (Leg. min. p. 243), la seconde moitié a été, par erreur, munie de l’adresse a à Urbain VI ». Toutes les deux lettres ne forment qu’une, adressée à Raymond de Capoue; c’est pourtant probable que Catherine l’a écrite en deux fois, c’est-à-dire le 15 et le 16 février.

CHAP. XV. — 1) Leg. min. III, 2. — 2) Leti. di Barduccio § 4; ibidem §2 : « madre di mille e mille anime. » — 3) Lett. I52. — 4) Matth. XI, 18-19. — 5) Suppl. P. III, Tr. 2, 1-11. Sermone che fece la Santa a suoi discepoli (Gigli : Opere IV pp. 38I-384), Leg. III, 4, i-5. Leg. min. III, 4. — 6) Gigli IV, 383. Selon Grottanelli (Leg. min. p. 243), ce Testament fut (633) écrit le 27 février. Maconi était présent, car il cite presque mot à mot un morceau du sermon de Catherine (Gigli : Opéré I, 465 = IV, 382, col. 2) Gardner (l. c. p. 349) se trompe quand il met l’arrivée de Maconi après la visite de Bartolommeo de’ Dominici (24-25 mars). — 7) Lett. 365. — 8) Ep. Domni Stephani § 8. — 9) Proc, dans le ms. T I 3 de la Bibl. Comm. de Sienne f. 144.—10) Proc. coll. 1358. — 136I. Leg. min.pp. 161162, p. 245.

CHAP. XVI. — Gigli : Opere I, 484-489. La chambre où mourut Catherine fut transportée à Santa Maria sopra Minerva. Toutefois on en montre encore le plafond resté à la maison de Via del Papa (maintenant Via Santa Chiara n°44). La première demeure de la Sainte à Rome, « près de S. Biagio », fut démolie au XVIe siècle.

CHAP. XVII. — Leg. III, 4, 9. « nella santa memoria », voir Lettere dei dise. n° 21, n° 33. Neri di Landoccio, ibidem n° 27- 31, 35, 36, 44. La mort de Barduccio, Leg. III, 1, 11. Purgatorio XXX, 73.

L'Épilogue. Fra Tommaso Angiolini : Breve Relatione del modo corne fu portata da Roma a Siena la sacra testa di S. Caterina (ed. Garapelli, Siena i683). Voir aussi Marelli : La S. Testa di S. Caterina (Siena 1904).

 

Précédente Accueil Remonter Suivante