MDCCCXLVII
PRÉFACE
TROISIÈME
LETTRE A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS
§ I.
Que la discipline est, dans l’Église, ce qu'il y a de plus important après le
dogme; ses relations avec le dogme lui-même.
§ II.
Du pouvoir auquel il appartient d'établir la discipline générale dans l'Église,
et des devoirs de tout fidèle à l’égard de ce pouvoir.
§
III. Que la discipline particulière doit céder en présence de la discipline
générale : antiquité et valeur des Réserves apostoliques.
§
IV. Que la charité qui préside ait
gouvernement ecclésiastique peut admettre, en faveur des faibles, certaines
dérogations à la loi générale, sans cependant reconnaître le droit de
l'enfreindre.
§ V.
Que l'esprit de la discipline ecclésiastique est de tendre, en toutes choses, à
l'unité.
§
VI. Que l’esprit de la discipline ecclésiastique dans la Liturgie est de tendre
à l'unité.
§
VII. Le principe de l’unité dans la
Liturgie a son fondement dans le dogme, et dans la constitution même de
l'Église.
§
VIII. Que dans la discipline actuelle, le droit de Liturgie est réservé au
Pontife romain, au moins pour l’Eglise latine.
§
IX. Conséquences pratiques de ce qui précède.
§ X.
Objections de Mgr l’évêque d'Orléans
contre l’unité liturgique considérée en principe.
§
XI. Objections de Mgr l’évêque d'Orléans
contre l'unité liturgique considérée en droit.
Le défaut de loisir m'a contraint
de retarder plus longtemps que je ne l'aurais voulu la publication de cette
troisième Lettre ; je la donne enfin au public, dans l'espérance qu'elle en
sera aussi favorablement reçue que les deux premières.
La cause que j'y soutiens
apparaît de jour en jour plus importante et plus vaste, et la plupart de ceux
qui ont suivi la controverse arrivent à se convaincre que la Liturgie
catholique a des rapports tellement intimes avec la religion tout entière,
qu'on ne peut ébranler l'une sans que le contre-coup ne se fasse sentir sur
l'autre.
On comprend qu'il ne s'agit plus simplement d'un livre
incriminé, ni d'un auteur qui, sans doute, avait le droit et le devoir de
défendre sa doctrine publiquement attaquée. La justification des Institutions
liturgiques est surtout importante, en ce que les principes émis dans cet
ouvrage et vengés dans la Défense, se trouvent être ceux de la plus
saine théologie. Le triomphe de la vérité résultera de cette controverse; on ne
doit donc pas regretter l'incident qui lui a donné occasion.
Depuis la publication de la
deuxième Lettre, la question liturgique a fait de grands progrès, sous le
rapport de l'application. Les premières vêpres de la fête de saint Pierre ont
été célébrées selon la Liturgie romaine dans les cathédrales de Périgueux, de
Troyes et de Montauban. Mgr l'évêque de Saint-Brieuc a fait connaître à son
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église la résolution qu'il a formée
de lui rendre ces vénérables usages qu'elle n'a pas oubliés encore.
Le mandement que vient de publier
Mgr l'évêque de Troyes pour l'inauguration de la Liturgie romaine dans son
diocèse, occupera une place distinguée parmi les documents les plus
remarquables de l'Église de France, à notre époque. La plénitude de la
doctrine, l'autorité pastorale, l'amour de l'Église, la sagesse et l'onction
qu'on y admire, en font un monument impérissable.
La cause représentée par une
telle Lettre pastorale ne peut plus désormais être donnée pour un drapeau de
séditieux et de novateurs. Si le mandement de Mgr l'évêque de Troyes est digne
d'un évêque, et qui l'osera contester ? la question
liturgique est à jamais proclamée sainte, salutaire et opportune. Le jour
approche où tout le monde se réjouira qu'elle ait été soulevée, à la vue des
bienfaits que son heureuse et pacifique solution procurera à l'Église.
MONSEIGNEUR,
La valeur dogmatique de la
Liturgie étant mise hors d'atteinte, j'en viens maintenant à démontrer
l'importance de l'unité dans la Liturgie, et la nécessité de maintenir
cette unité en la forme sanctionnée par l'Église. Du domaine de la
Théologie, nous passons dans celui du Droit canonique, et la Liturgie qui nous
a paru si sublime quand nous la considérions comme faisant partie essentielle
de la Religion, et d'une si souveraine autorité, quand nous l'observions
dans ses rapports avec la Tradition de l'Église, va se montrer à nous
comme le sujet des plus solennels règlements de la discipline ecclésiastique.
Vous avez pressenti, Monseigneur,
le côté malheureux de la réforme liturgique du XVIII°, lorsque vous avez été
amené à dire que ces changements intéressaient tout au plus que les
règlements généraux ou particuliers
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que L’Église a faits sur
cette matière (1). Il est vrai que cette concession sous forme dubitative
vous était suggérée par le désir de prouver que, du moins dans l'ordre de la
doctrine, la réforme dont nous parlons avait été sans conséquences. Ce point
une fois admis, il semblait qu'il importait peu que les nouveaux bréviaires et
missels eussent violé par leur publication les règlements généraux et
particuliers de l’Église sur les matières liturgiques. La foi mise en
sûreté, la discipline pouvait sans trop d'inconvénients devenir la matière de
quelques sacrifices.
Nous avons vu quelle atteinte les
changements liturgiques, accomplis sans autorité compétente, portaient à la
tradition dont les prières de l'Église sont le principal instrument ; il
nous reste donc à examiner la portée de ces mêmes changements dans l'ordre de
la discipline.
Vous m'avez accusé, Monseigneur,
d'avoir donné un fondement ruineux à la tradition de l'Église, lorsque je l'ai
appuyée sur la Liturgie, comme sur une de ses principales bases; je crois avoir
prouvé que vos théories sur les formules sacrées étaient nouvelles, et pleines
de dangers pour la conservation de la doctrine. Vous m'avez accusé ensuite
d'avoir soutenu sur la matière du Droit liturgique des principes qui ne peuvent
qu'enfanter l'anarchie dans les diocèses; j'espère démontrer dans la présente
Lettre que les principes que vous proposez de substituer à ceux que j'ai
avancés ne pourraient amener que trouble et perturbation dans l'Église
universelle.
Jusqu'ici, Monseigneur, je n'ai
dissimulé aucune de vos attaques; j'ai abordé franchement chacune de vos
objections contre la doctrine des Institutions liturgiques ; je
procéderai avec la même loyauté dans tout le cours de cette Défense.
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Commençons donc à examiner la valeur de la discipline
ecclésiastique considérée en elle-même; nous verrons ensuite jusqu'à quel point
cette discipline sacrée est intéressée dans les questions de la Liturgie. Nous
serons à même d'apprécier, par voie de conclusions, l'opération liturgique du XVIII°
siècle, les réclamations auxquelles elle a donné lieu, enfin les mesures
récentes par lesquelles déjà plusieurs de nos Évêques ont fait rentrer leurs
diocèses sous les lois de la Liturgie romaine. Nous discuterons ensuite à fond
les raisons que Votre Grandeur allègue contre l'existence d'une discipline
ecclésiastique qui prescrive aux églises de l'Occident l'unité dans la Liturgie.
Je me fais un devoir de
reconnaître ici, Monseigneur, que si l'enseignement de votre Examen est dirigé
presque tout entier contre le principe de l'unité liturgique, cette unité vous
semble cependant assez désirable en elle-même pour qu'il vous soit échappé de
convenir que le clergé français verrait avec bonheur un mouvement favorable
au retour de l’unité (1).
On s'explique difficilement après
cela que vous ayez eu le courage de tenter un effort contre ce retour; mais cet
aveu n'en est pas moins précieux. Il est, au reste, l'expression bien connue
des sentiments du grand nombre de nos Évêques.
Il ne s'agit donc point ici pour
moi de soutenir une thèse odieuse au clergé français; mais au contraire, de
mettre dans tout leur jour les motifs de la faveur incontestée avec laquelle ce
clergé accueille tout ce qui peut favoriser un désir que Votre Grandeur
reconnaît elle-même exister dans les cœurs.
Un fait si important se trouvant constaté par vos propres
paroles, Monseigneur, j'entre avec confiance dans la discussion des principes
sur la matière.
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La discipline ecclésiastique est
l'ensemble des règlements extérieurs établis par l'Église.
Cette discipline peut être
générale, quand ses règlements émanent du pouvoir souverain dans l’Église avec
l'intention d'obliger tous les fidèles, ou du moins toute une classe de
fidèles, sauf les exceptions accordées ou consenties par le pouvoir qui
proclame cette discipline.
Elle est particulière, quand les
règlements émanent d'une autorité locale qui la proclame dans son ressort.
C'est un article de la doctrine
catholique que l'Église est infaillible dans les règlements de sa discipline
générale, en sorte qu'il n'est pas permis de soutenir, sans rompre avec
l'orthodoxie, qu'un règlement émané du pouvoir souverain dans l'Église avec
l'intention d'obliger tous les fidèles, ou au moins toute une classe de
fidèles, pourrait contenir ou favoriser l'erreur dans la foi, ou dans la
morale.
Il suit de là que, indépendamment
du devoir de soumission dans la conduite imposé par la discipline générale à
tous ceux qu'elle régit, on doit encore reconnaître une valeur doctrinale dans
les règlements ecclésiastiques de cette nature.
La pratique de l'Église confirme
cette conclusion. En effet, nous la voyons souvent dans les conciles généraux,
dans les jugements apostoliques, appuyer ses décisions en matière de foi sur
les lois qu'elle a établies pour le
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gouvernement de la société
chrétienne. Telle pratique qui représente une croyance est gardée
universellement dans l'Église; donc, la croyance représentée par cette pratique
est orthodoxe : puisque l'Église ne saurait professer l'erreur, même indirectement,
sans perdre la note de sainteté dans la doctrine, note qui lui est essentielle
jusqu'à la consommation des siècles.
Cet argument irréfragable nous a
servi à établir la valeur dogmatique de la Liturgie ; il a la même force
pour démontrer l'importance de la discipline quant au dogme ; à cette
différence dont je conviens volontiers, et qui est d'ailleurs tout à l'avantage
de la Liturgie, que, dans les formules de prières ecclésiastiques, la foi de
l'Église est plus vivement représentée que dans la plupart des règlements
disciplinaires.
La discipline est donc en
relation directe avec l'infaillibilité même de l'Église, et c'est là déjà une
explication de sa haute importance dans l'économie générale du Catholicisme.
Mais la discipline a encore d'autres liens avec le
dogme.
D'abord, on ne peut disconvenir
que la discipline ne soit appuyée sur le dogme, et qu'elle n'en soit la
représentation plus ou moins prochaine, plus ou moins éloignée. Tous les
principes fondamentaux du droit canonique sont des articles de foi. Produisons
quelques exemples.
L'Église a statué un empêchement
dirimant dont l'effet est de rendre deux cousins germains incapables de
contracter un mariage valide, à moins d'une dispense canonique. C'est bien là
un point de discipline ecclésiastique; mais comment un tel mariage peut-il être
invalidé, non seulement quant au sacrement, mais même quant au contrat naturel,
par le seul fait de l'existence de cette foi de discipline, sinon parce
qu'il est de foi que l'Église a le droit de porter dans sa sagesse des
empêchements
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dirimants au mariage ; bien plus,
parce qu'il est de foi qu'en établissant l'empêchement dont il est ici
question, elle a usé légitimement de ce droit ?
Le Pape, dans l'Église universelle, l’Évêque, dans son
diocèse, ont jugé à propos de se réserver l'absolution de certains péchés, afin
d'en inspirer plus d'horreur. C'est bien là un règlement de discipline, et très
variable de sa nature, puisque ces réserves n'ont pas toujours existé, et
qu'elles peuvent être modifiées, supprimées à la volonté de ceux qui les ont
établies. Cependant, le ministre du sacrement de pénitence qui, outre
l'approbation ordinaire, ne s'est pas muni d'une délégation spéciale auprès du
prélat qui a porté la réserve, ne saurait absoudre de ces cas réservés, si ce
n'est à l'article de la mort. La raison en est que c'est un dogme de foi
que le pouvoir des clefs ne s'exerce, dans le sacrement de pénitence, que selon
la mesure où ce pouvoir a été conféré par le supérieur ecclésiastique, et que
c'est un autre dogme de foi que les prélats de l'Église agissent de
plein droit, quand ils se réservent certains cas, en conférant l'approbation
aux confesseurs.
Un gouvernement temporel installe
sur le siège épiscopal de telle ville un prêtre qu'il a nommé pour le remplir.
Ce prêtre est d'une foi pure et de mœurs irréprochables ; mais le pouvoir qui
l'a désigné exige qu'il prenne possession sans autre institution canonique que
celle que lui aura conférée le Métropolitain. Il est certain que, durant
plusieurs siècles, le Pape n'instituait pas immédiatement les évêques; la
confirmation était donnée à l'élu par le Métropolitain. Néanmoins, le prêtre
dont nous parlons, quand même il aurait reçu la consécration épiscopale, s'il
monte sur le siège en question avec la seule institution de l'archevêque, est
frappé de censure, et doit être regardé comme intrus; parce qu'il est de foi
que l'institution est essentielle pour la licite et la validité
461
des fonctions de toute
prélature, et que l'institution ne peut
venir que de l'autorité ecclésiastique compétente.
Une cause spirituelle a été jugée
par le tribunal ecclésiastique ; la partie qui a succombé appelle à un tribunal
laïque pour faire réformer la sentence ; elle encourt ipso
facto l'excommunication latœ sententiœ. Pourquoi l'Église a-t-elle
statué cette peine contre le clerc ou le laïque coupables de cet appel, sinon
parce qu'il est de foi que l'autorité laïque est inhabile à connaître
d'une cause ecclésiastique ?
On pourrait ainsi passer en revue
tout l'ensemble du droit canonique, mais ces exemples familiers suffiront pour
montrer comment les règlements de discipline reposent sur le dogme, quant aux
principes généraux qui les supportent. Sans doute ces règlements sont
contingents de leur nature ; il en est d'anciens, il en est de récents ;
plusieurs ont été abrogés ou modifiés ; les uns ont été statues d'autorité par
les prélats, d'autres se sont formés par la coutume ; mais il n'en est pas un
seul qui ne s'appuie médiatement ou immédiatement sur un point de l'enseignement
catholique; et de là vient que pour concevoir pleinement la doctrine canonique,
il est nécessaire de posséder sérieusement la théologie.
Je dirai en second lieu que si la
discipline ecclésiastique repose sur le dogme, le dogme lui-même se conserve
par la discipline.
Toute croyance a besoin d'une
expression extérieure pour se maintenir, autrement elle s'efface avec le temps
; or, la discipline est l'expression de la croyance de l'Église. Sur ce point
encore nous rentrons dans l'ordre de questions établi précédemment sur la valeur
dogmatique de la Liturgie. La Liturgie se compose en grande partie de
formules positives dans lesquelles est contenue la foi de l'Église. Il est
clair que, sous ce rapport, elle fait partie
462
de l'enseignement catholique ; mais
elle a aussi ses lois, ses règlements par lesquels elle s'unit au droit
canonique. Or, dans ces lois, dans ces règlements, elle continue d'être
l'expression de la croyance de l’Église. Il en est de même de tout l'ensemble
de la discipline ecclésiastique, et de là vient que toute attaque dirigée en ;
principe contre cette discipline se résout nécessairement en erreur dogmatique.
Il serait à désirer que ces
affinités fussent démontrées plus clairement dans tous les livres qui servent à
l'instruction élémentaire du clergé. Les idées sur l'ensemble de la religion y
gagneraient beaucoup, et l'enseignement serait d'autant plus précis et plus sûr
que ces divers rapports auraient été mieux saisis par ceux qui sont chargés de
le dispenser aux peuples.
J'en viens à la preuve de mon
assertion, que le dogme se conserve par la discipline. S'agit-il des
professions de foi, des jugements dogmatiques de l'Église ? Qui ne sait que ces
décisions sont ordinairement la matière d'un formulaire dont la loi canonique
exige la souscription pour établir l'unité de la foi ? La profession de foi de
Pie IV, monument de la victoire remportée contre l'hérésie à Trente, n'est-elle
pas imposée par la discipline ecclésiastique aux évêques élus, aux chanoines et
aux bénéficiers, comme le moyen d'assurer l'enseignement orthodoxe dans
l'Église ? Et quant au devoir d'annoncer par eux-mêmes la parole de Dieu,
devoir de l'accomplissement duquel dépend la conservation de la doctrine de
Jésus-Christ sur la terre, la discipline ecclésiastique vient encore confirmer
et corroborer le droit divin, et statuer des peines sévères contre tous
bénéficiers à charge d'âmes qui se rendraient sur ce point coupables de
négligence.
Parlerons-nous des Sacrements ?
Il faudrait n'avoir pas même feuilleté le Corps du Droit pour ignorer qu'une
partie considérable de la discipline
ecclésiastique est
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employée à régler les questions de
matière et de forme, à spécifier les conditions de la licite et de la validité
des Sacrements, en sorte qu'il est tout aussi impossible au théologien
d'exposer cette partie si considérable de la doctrine catholique, sans
approfondir les canons, que de la formuler sans tenir compte des monuments de
la Liturgie.
Si nous recherchons maintenant
les documents à l'aide desquels la morale chrétienne se conserve, le droit
canonique se présente encore au premier rang, par les règlements à l'aide
desquels il a sauvé les principes de l'équité naturelle dans ses admirables
dispositions sur les jugements ecclésiastiques, les règles du droit et de la
justice dans ses maximes sur les contrats, les bases mêmes de la société
humaine, dans ses pénalités contre les crimes qui sapent les fondements de
l'Église et de la société.
Pour ce qui est du droit divin,
l'obligation de sanctifier certains jours par la cessation des œuvres serviles
j nous est-elle intimée par une autre autorité que celle de la discipline
ecclésiastique ? La nécessité pour le chrétien d'assister à des époques
déterminées au saint Sacrifice de la Messe n'a-t-elle pas été fixée par des
canons de discipline ? Le devoir de pratiquer le jeûne et l'abstinence imposé à
tout chrétien nous est-il connu par une autre voie que par la loi disciplinaire
?
L'Église tout entière repose sur
la hiérarchie : cette hiérarchie est double, celle d'ordre et celle de
juridiction. La confusion, l'usurpation dans ces divers degrés anéantirait
l'Église. Or, à quelle source puiserons-nous la connaissance exacte de ces deux
hiérarchies et de leurs attributions respectives, sinon dans les dispositions
du Droit qui expriment avec tant de précision et appliquent avec tant de
justesse, pour la hiérarchie d'ordre le rang et les fonctions de l'évêque, du
prêtre et du ministre; et
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pour la
hiérarchie de juridiction les droits
de la Papauté, de l'épiscopat et du second ordre ?
Ces exemples suffiront pour
montrer que l'ensemble de la législation
canonique est le rempart du dogme, en même temps qu'il en exprime toujours avec
exactitude l'esprit et les principes. Les ennemis de l'Église l'ont bien su
comprendre, et de longs siècles se sont déjà écoulés depuis le jour où ils
commencèrent à mettre la main sur le droit canonique pour le fausser et le dénaturer, certains qu'ils étaient que
le résultat de leurs manœuvres
atteindrait jusqu'au cœur même de l'enseignement. Quand la jurisprudence laïque
eut envahi sous de spécieux prétextes le terrain de la discipline ecclésiastique, elle ne s'arrêta
pas qu'elle n'eût formulé des doctrines positives, et on n'oubliera jamais que des avocats au parlement furent les
rédacteurs de la Constitution civile du Clergé. Or, que firent-ils ce jour là ?
Ils n'eurent qu'à exprimer la doctrine contenue dans la loi canonique, telle
que l'enseignaient et la pratiquaient, faussée depuis longtemps, les cours de
justice du royaume.
Concluons en passant la nécessité
de rétablir sur un plan solide l'étude du droit canonique ; mais concluons pour
la question présente- que le dogme se conserve par la discipline légitime et
orthodoxe, comme il s'altère par une discipline illégitime. Nous avons vu
d'ailleurs que la discipline elle-même a ses racines dans le dogme; d'autre
part, l'infaillibilité de l'Église est intéressée dans les questions de
discipline générale ,: donc, le plus grand intérêt pour l'Église et pour la
doctrine révélée s'attache aux questions disciplinaires : donc, serions-nous
déjà en droit de conclure, si l'innovation liturgique du XVIII° siècle se
trouvait avoir contre elle les règlements généraux et particuliers de
l'Église sur la matière, elle mériterait déjà par cela seul d'être jugée
sévèrement par quiconque attache quelque prix aux règles de l'observation et de
la logique.
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Avant de passer à la proposition
suivante, permettez-moi, Monseigneur, de vous exprimer l'étonnement dont j'ai été saisi, lorsque j'ai lu, dans
votre Examen, le reproche que vous m'adressez de « faire appel à l'Écriture
et à la Tradition comme règles de foi
pour juger des questions relatives à des usages et à des coutumes
ecclésiastiques (1). » Eh ! où en serions-nous s'il
fallait reconnaître entre le dogme et la discipline un divorce si absolu qu'il
ne serait plus possible de juger la loi positive par ses relations avec la loi
révélée ! Dans quel mépris les règlements canoniques ne tomberaient-ils pas,
s'ils se présentaient sans être appuyés sur les dogmes qu'ils doivent à leur
tour protéger et défendre ! Heureusement la science canonique est, comme nous
l'avons montré, sœur de la science théologique, et la force de l'Église
consiste dans l'harmonie parfaite de ses lois et de ses croyances.
La foi catholique enseignant,
parmi ses dogmes, que l'Église a reçu de son divin fondateur le pouvoir de
faire des lois qui obligent tous les fidèles, il est évident que ces lois ne
peuvent être réputées discipline générale que lorsqu'elles émanent de la
puissance à laquelle il appartient de régir la société chrétienne tout entière.
Le Concile général représentant
l'Église universelle, puisqu'il se compose du Souverain Pontife et du corps
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épiscopal, est en droit de statuer
sur la discipline par des règlements qui s'étendent à toute l'Église.
Le Souverain Pontife, qui a reçu de
Jésus-Christ le pouvoir de paître le troupeau tout entier, est par là même investi
du droit de porter des lois qui obligent
tous les enfants de l’Église, les évoques et les prêtres comme les simples fidèles.
Ces deux propositions font
partie, au même titre, de l'enseignement de la foi catholique, puisqu'elles
reposent sur l'institution même de Jésus-Christ. Dans la pratique, il est
nécessaire de reconnaître que la discipline émane principalement du Pontife
romain ; d'abord, parce que les conciles œcuméniques sont rares; en second
lieu, parce que la confirmation de leurs décrets par le Pontife romain est une
des conditions nécessaires de leur œcuménicité ; en troisième lieu, parce que
l'application de ces décrets est laissée au soin du Pontife romain, dont la
puissance est permanente, et à qui seul appartient de dispenser des canons;
enfin, parce que, dans le fait, la discipline actuelle se compose presque
uniquement de règlements portés et promulgués par le Siège apostolique.
En effet, les six livres des
Décrétales, avec les Clémentines et les Extravagantes, forment la discipline
actuelle de l’Église ; or, sauf quelques canons du IVe Concile de Latran et du
Concile de Vienne, ces Décrétales ne contiennent pas un mot qui ne soit émané
directement et uniquement de l'autorité apostolique. Le Concile de Trente
vient, ensuite, et personne n'ignore que la confirmation de Pie IV était de la
plus absolue nécessité pour donner la valeur oecuménique aux décrets de cette
sainte assemblée, dirigée d'ailleurs par les légats du Saint-Siège, et qui,
dans ses plus nombreuses séances, ne compta jamais qu'un nombre d'évêques
inférieur à celui que l'on remarque dans beaucoup de conciles particuliers.
Enfin,
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la discipline de l'Église se
compose d'un nombre considérable de bulles et constitutions émanées des
Pontifes romains, depuis le Concile de Trente, et qui contiennent la
confirmation, l'interprétation et les développements des règlements qu'on lit
dans le Corps du Droit et dans les décrets du Concile de Trente.
Peu importe qu'en France, pendant
deux siècles environ, on ait prétendu n'admettre que les cinq premiers livres
des Décrétales, choisir entre les canons du Concile de Trente, et rejeter
toutes les constitutions apostoliques depuis ce concile, sauf trois ou quatre.
Il n'est point de mon sujet de faire ressortir ici les terribles conséquences
qu'un si dangereux éclectisme a produites dans notre Eglise, au point de vue de
la discipline. Mon unique intention est d'établir ce fait que, dans l’Église
depuis au moins six siècles, la discipline repose presque tout entière sur les
règlements tracés par les Pontifes romains. Gardiens inviolables des canons,
quoique placés par l'institution divine au-dessus des canons, les Papes, dès
les premiers siècles, ont usé du droit de porter des décrets de discipline qui
obligent toutes les églises ; depuis
plus de six siècles, il ont été, pour ainsi dire, les seuls auteurs de la
législation canonique. Et qu'on ne dise pas que ceci serait arrivé par la
concession, ou par le consentement tacite de l’Église, comme si le Pape n'était que le chef ministériel de
l’Église, proposition notée d'hérésie parmi les propositions du synode de
Pistoie, par la Bulle Auctorem fidei. Nous devons voir là uniquement
l'exercice de ce plein pouvoir, PLENAM POTESTATEM, de régir L’Église
universelle, reconnu dans le Pontife romain par le décret de foi du Concile
de Florence.
De cette autorité législative
exercée de fait et de droit par le Pontife romain sur toute l’Église, s'ensuit
pour tous les membres de cette Église, pasteurs et fidèles, l'obligation de
prêter obéissance personnelle à la discipline
468
générale statuée par le Siège
apostolique. Aucun catholique ne
saurait contester une conclusion si évidente en elle-même.
Cependant, durant de longues
années, en France, à l'époque où la magistrature séculière se posait en
interprète des canons, on osa soutenir des principes à l'aide desquels une
église particulière pouvait décliner le devoir d'obéir à la discipline générale
promulguée par le Siège apostolique. Et ce ne furent pas seulement des
canonistes laïques comme d'Héricourt, qui firent obstacle à l'exécution des
lois ecclésiastiques imposées à toute la société chrétienne ; leurs principes
furent enseignés dans des livres rédigés par des clercs, et destinés à
l'instruction du clergé. On sait, entre autres, que la censure infligée à Rome
à l’ Institution au droit ecclésiastique
de l'abbé Fleury, ne rendit pas ce livre moins classique, ni moins populaire
dans nos écoles.
Nous sommes loin de ces temps
malheureux, et les efforts de certains rêveurs qui se croient héritiers des
traditions de nos anciens Parlements peuvent tout au plus exciter aujourd'hui
quelques violences administratives ; elles ne sauraient ramener un ordre de
choses en opposition trop évidente à la liberté de conscience. L'Église, en
France, est désormais dépourvue de l'appui de la force publique pour
l'exécution de ses lois ; en revanche, rien ne s'oppose plus chez nous à
l'application des règlements de la discipline générale. Le moment est venu de
restaurer dans notre Église les pures traditions du droit canonique, qui n'est
autre que le droit Pontifical, jus Pontificium, comme on l'appelle dans
les écoles.
Mais il est un dernier préjugé à
détruire, et qui à lui seul suffirait pour entraver de si précieux résultats,
s'il ne cédait bientôt devant l'évidence du sentiment catholique, au défaut d'une appréciation plus scientifique
de
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la constitution de l'Église.
Quelques personnes, dont je me garde d'accuser les intentions, diffèrent encore
de reconnaître, dans la pratique, le
droit du Pasteur suprême à obliger par ses lois tous les enfants de
l'Église, tant que ces lois n'ont pas été intimées par les Prélats particuliers
aux ouailles confiées à leur garde. Qu'il me soit permis de citer ici une des
plus énergiques manifestations de cette dangereuse doctrine, et avec d'autant
plus d'assurance que son auteur a cru devoir lui donner une plus éclatante
publicité.
En 1845, M. l'abbé Bernier,
vicaire général, complimentant Mgr l'évêque d'Angers, à l'occasion du
renouvellement de l'année, en présence du clergé de la ville épiscopale,
s'exprimait ainsi :
« Profondément pénétrés de
vénération, d'obéissance et d'amour pour la Chaire pontificale et pour le grand
Pape qui l'occupe avec tant de gloire, nous ne connaissons d'autres moyens à
notre portée, pour mettre en pratique
ces beaux sentiments et pour accomplir le devoir que nous impose l’unité,
que de vénérer, d'entourer des marques de notre affection et de notre
déférence, le Pasteur que le successeur de Pierre nous a donné, et qu'il honore
de tant d'estime et de tant d'affection (1). »
Il est clair que M. l'abbé
Bernier confond ici deux degrés de la hiérarchie entièrement distincts, et deux
devoirs sur l'étendue desquels on ne saurait se méprendre, sans renverser toute
l'économie de la doctrine catholique sur l'Église.
Dans chaque église particulière,
l'Évêque doit être vénéré, entouré des marques de l'affection et de la
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déférence du clergé et des
fidèles; ce n'est pas assez dire : le clergé et les fidèles doivent à l'Évêque
plus que de la déférence, ils lui doivent, sous peine du salut, l’obéissance
et la soumission dans toute l'étendue de son pouvoir. On peut même dire
avec vérité que cette obéissance, cette déférence, cette vénération,
se rapportent à Pierre qui est la source de l'épiscopat (1), et dont les
évêques sont les vicaires (2), comme Pierre l'est de Jésus-Christ (3).
Mais dire que l'on ne connaît pas d'antres moyens à sa portée pour accomplir
les devoirs qu'impose l'unité, envers la Chaire pontificale, si ce n'est de
pratiquer à l'égard de l'Évêque la vénération, l'affection et la déférence
; je le répète, c'est renverser l’Église.
Aurait-on donc oublié que si le
Sauveur a confié à Pierre le soin des brebis, en lesquelles la tradition a
toujours vu les évêques, il a daigné aussi confier les humbles agneaux à ce
Chef suprême de tout le troupeau ? Oui, Pierre est notre Pasteur commun, et
pour qu'il soit Pasteur, il faut non seulement qu'il connaisse ses agneaux,
mais encore que ses agneaux le connaissent. Il faut que sa voix soit
familière à notre oreille, afin que nous la puissions distinguer de celle du
mercenaire; le salut pour nous est à ce prix.
Pierre députe à notre garde les brebis
de son troupeau ; mais en les appelant à partager sa sollicitude, il n'est pas
en son pouvoir de leur faire part de la divine stabilité qu'il a reçue. S'il
les établit comme des centres
471
d'union dans son immense bercail, il
ne perd pas pour cela l'auguste qualité de centre suprême et inviolable qui lui
a été départie. Dociles à la voix des brebis préposées à leur garde, les
agneaux ne doivent cesser de prêter l'oreille à la parole du Pasteur, et au
-jour des justices, nul d'entre eux, entraîné dans de faux pâturages, ne serait
admis à alléguer pour excuse sa fidélité à suivre la conduite du pasteur
particulier à qui avait été confiée une portion du troupeau. C'est ce
qu'exprime admirablement saint Cyprien lorsqu'il dit : « D'où viennent les
hérésies, d'où naissent les schismes, si ce n'est de ce qu'on n'obéit pas au
pontife de Dieu, de ce qu'on ne veut pas se persuader qu'il n'y a pour le temps
présent dans l'Église qu'un seul Pontife, qu'un seul juge qui tient la place du
Christ (1) ? »
Ainsi, Pierre enseigne la foi ;
tout le troupeau, brebis et agneaux, doit être attentif et croire humblement.
Pierre règle la discipline ; tous, brebis et agneaux, doivent obéir. Pierre
commande ; toute autorité inférieure à la sienne doit céder. Sa puissance
atteint donc le plus faible agneau du troupeau, comme la plus privilégiée des
brebis, et il est de la nature de cette puissance divine de n'être pas plus
interceptée par les conditions qu'auraient imposées à son action les pasteurs
des églises particulières, que par les entraves tyranniques des princes de ce
monde.
Ainsi l'enseignait dès le second
siècle le brillant flambeau de l’Église des Gaules, l'évêque et martyr saint
Irénée, lorsqu'il disait en parlant de l'Église romaine : « C'est avec cette
Église, à cause de sa puissante principauté, que doivent s'accorder toutes les
autres Églises,
472
c'est-à-dire les fidèles
qui sont en tous lieux (1) ; » déclarant par là que le devoir de la
soumission au Siège apostolique est un devoir exige de chaque fidèle, devoir qui
exige dans ceux qui ont à le remplir l'attention formelle et directe à tout ce
qui émane du Pontife romain.
Et lorsque le Souverain Pontife
Pie IV, pour entrer dans les intentions du saint Concile de Trente, publia la
fameuse Profession de foi qui porte son
nom, et qui forme aujourd'hui le symbole de
l’Église catholique, symbole dont tous les articles ont pour objet de
régler la conduite et la croyance des fidèles, il ne manqua pas d'y insérer
comme un dogme le devoir personnel qui lie tout enfant de l’Église au Pontife
romain. Ainsi, nous devons tous être prêts à répandre notre sang, plutôt que de
taire ces paroles : « C'est une obéissance véritable que je promets et jure
au Pontife romain, successeur du bienheureux Pierre, Prince des Apôtres, et vicaire
de Jésus-Christ (2). » Tels sont les sentiments positifs dans lesquels nous devons vivre et mourir, et
lorsque quelqu'un des sectateurs de l'hérésie, n'importe son rang
ou son sexe, veut rentrer dans le sein de l'Église, il n'est jamais dispensé de
prononcer ces paroles qui forment une
des conditions de sa réconciliation. En abjurant ses erreurs et en
rentrant dans l'Église, il reconnaît solennellement les devoirs personnels qui
le lient, sans intermédiaire, à l'autorité et à la conduite du Chef de cette
Eglise.
Combien donc seraient à plaindre
ceux qui voudraient
473
voir dans cette dépendance
immédiate que tout fidèle doit professer à l'égard du Pontife romain un
affaiblissement de l'autorité épiscopale
? Ils ignoreraient donc que l'Église, bien qu'elle compte
plusieurs pasteurs, est cependant bâtie sur un seul. Us n'auraient donc
pas vu que le Sauveur, en refusant à
chaque évêque pris en particulier l'infaillibilité de l'enseignement et la
plénitude de l'autorité, l'a averti par là même de remonter jusqu'au Siège
apostolique pour y puiser l'un et l'autre ? Et nous aussi, faibles agneaux,
nous avons le droit et le devoir de lever nos timides regards vers cette
montagne sainte d'où nous vient le secours. Mais qu'on se rassure, les enseignements qui descendent
sur nous du haut de la Chaire
suprême ne sont point des enseignements d'anarchie et d'indépendance. Rome, et
Rome seule, nous donne nos Évêques ; plus nous aimerons à reconnaître comme
unique et suprême la source de leur pouvoir, plus nous tiendrons à honneur
notre obéissance envers eux. Comment pourrions-nous les offenser, quand nous prenons pour règle le pouvoir même d'où
émane toute leur autorité sur nous ?
L'irréflexion, n'en doutons pas,
suffit pour donner le motif de l'inconcevable aberration dans laquelle est
tombé l'ecclésiastique distingué auquel j'ai cru devoir emprunter cette
citation ; mais il n'en est pas moins vrai que ces principes dangereux sont
encore représentés parmi nous dans une fraction du clergé, si peu nombreuse
qu'elle puisse être. A aucune époque, il est vrai, les témoignages de respect
et de soumission au Siège apostolique n'ont été plus éloquents, plus chaleureux
qu'ils ne le sont dans la presse religieuse. Sous des phrases pompeuses,
imposées peut-être quelquefois par une heureuse bienséance, les dernières
nuances du gallicanisme paraissent souvent se fondre et s'effacer; mais il est
arrivé plus d'une fois que, sous cette écorce rassurante,
474
le pernicieux système qui a fait de
si grands maux à l’Église de France se retrouvait tout entier.
Laissons donc à des temps qui ne
sont plus et qui ne reviendront pas ces traditions désormais inutiles. Nous ne sommes plus au siècle où Bossuet, dans la première partie du Sermon
sur l'unité de l'Église, élevait
avec une si sublime emphase la monarchie suprême du Pontife romain, pour la
déprimer, dans la seconde partie, devant les libertés
prétendues d'une église particulière.
Nous ne sommes plus même en ce XVIII° siècle où les procédés du
bon ton et de l'urbanité des Français à l'égard de Rome étaient donnés
pour modèle aux prélats des églises germaniques, par l'hérétique Fébronius
quand il disait : « Il sera nécessaire
de procéder avec grand respect et
habileté à l'égard du Pontife romain; imitons en cela les Français. Chez eux,
l'exercice de l'autorité épiscopale est
plus libre qu'ailleurs ; leur pouvoir
est pour ainsi dire revenu à l'extension que lui donnaient les anciens canons,
qui sont leurs libertés; mais ils traitent le Pontife romain avec les plus grands égards (1). » Les prélats du
congrès d'Ems se soucièrent peu, sans doute, de profiter de cette leçon de leur
humble suffragant; mais la remarque de Fébronius n'en prouve pas moins que les
étrangers savaient saisir la contradiction qui exista souvent entre certaines
démonstrations de fidélité et d'obéissance, et les principes véritables qui
dirigeaient la conduite des hommes habiles qui les énonçaient.
Ces inconséquences de langage
deviendront de plus en
475
plus rares; les écrivains qui se les
permettent encore arriveront insensiblement à goûter les doctrines romaines, ou
seront contraints de formuler plus rigoureusement ce qu'ils prétendent. Le
pouvoir pontifical ne sera plus considéré comme une primauté; mais, ainsi qu'il
l'est en effet, comme une puissance plénière, comme une véritable et
divine monarchie qui donne à celui qui l'exerce
une autorité immédiate sur tous les chrétiens. Les fidèles des diocèses
comprendront de plus en plus que s'ils ne peuvent se flatter d'être dans
l'unité de l'Église qu'à la condition de vivre dans l'obéissance à leur évoque
en toutes les choses qui ne sont pas contraires aux volontés du Siège
apostolique, ils ne sont catholiques que par leur soumission personnelle au
Pontife romain, auquel pour cette raison le Christ a conféré, avec les clefs du
ciel, la qualité de Pierre fondamentale, une foi qui ne peut défaillir, le
droit et la charge de confirmer ses frères, et le soin de paître le troupeau
tout entier.
La puissance épiscopale, bien
qu'elle ne soit pas sans limites, est sainte et sacrée dans chaque église
particulière. Elle est immédiate sur les sujets que la loi ecclésiastique lui a
subordonnés ; elle est la source des Sacrements, le canal de l'enseignement ;
elle régit d'un droit égal les clercs et les laïques ; en un mot, elle est ordinaire,
réunissant à la fois l'exercice du for intérieur et celui du for extérieure.
Ainsi l'a instituée le Sauveur
476
lui-même, ainsi l'ont établie les
Apôtres, ainsi l'a proclamée toute la tradition. Si la juridiction de chaque
évêque émane de Jésus-Christ par saint Pierre qui préside toujours dans son
successeur, l'Épiscopat prend immédiatement sa source de Jésus-Christ lui-même.
Le Siège apostolique a foudroyé le
Presbytérianisme, sous les diverses formes que cette hérésie a osé prendre pour
dissimuler son essence véritable, qui
est le Calvinisme. Rome a vengé solennellement,
dans la Bulle Auctorem fidei,
le pouvoir des évêques contre les novateurs de Pistoie, qui, à la suite de
certains docteurs français, osèrent mettre sur le pied de l'égalité l'évêque et
ses curés, dans le synode diocésain ; et
soutenir que les décrets épiscopaux publiés dans ces assemblées n'obligent
qu'après l'acceptation du second ordre (1); que l'évêque n'a jamais le droit de
fulminer une censure ex informata
conscientia, etc. (2).
C'est donc une conséquence
déduite à la fois du droit divin et de la logique naturelle, que l'évêque, dans
son diocèse, a le droit de faire des lois et règlements ecclésiastiques qui
obligent les consciences, et auxquels il peut, si la gravité de la matière
l'exige, ajouter la force des censures qui sont le nerf de la discipline
ecclésiastique.
Outre l'évêque diocésain, et
au-dessus de lui, le concile de la province peut statuer, dans son ressort, des
règlements disciplinaires à l'observation desquels sont tenus tous ceux qu'ils
concernent. Telle est la source du droit des églises particulières, dont les
coutumes salutaires forment aussi un des éléments. Mais une discipline locale
ne pourrait en aucune façon devenir invariable; d'abord, parce que l'autorité qui
l'a statuée peut toujours la
477
réformer et la modifier; ensuite,
parce qu'elle est soumise de plein droit à l'autorité suprême qui régit ceux
qui l'ont établie.
Le pouvoir à qui seul appartient
de fixer la discipline générale n'est donc jamais entravé dans ses décrets par
la préexistance d'une discipline locale, pas plus qu'une loi émanée d'une
autorité particulière, ne peut s'opposer aux règlements qui s'adressent à la généralité des églises.
L'Eglise catholique est une société ; son premier besoin est, par conséquent,
l'autorité, et les pouvoirs secondaires ne peuvent se maintenir dans cette
société, comme dans toute autre, qu'à la condition absolue de subir la conduite
du pouvoir suprême dont ils émanent. C'est la grande maxime de Saint Paul : que
toute âme soit soumise aux plus hautes puissances ; omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit (1).
Ainsi, de même que toute
ordonnance épiscopale, tout décret synodal, doivent céder en présence des
règlements ; du Concile provincial
qui leur seraient contraires, de même
les conciles provinciaux, quand ils auraient mille ans d'existence et
d'application, perdent toute leur force le jour où une Constitution apostolique
vient à statuer des dispositions qui leur sont contraires. Les usages,
coutumes, libertés, de quelque nature qu'ils soient, appuyés ou non sur les
arrêts de l'autorité séculière, ne subsistent pas davantage, en présence des
décrets de la suprême puissance disciplinaire. En vain invoquerait-on, dans ces
questions purement ecclésiastiques, je ne sais quel droit de nationalité; les
nations existent dans l'ordre politique; dans l'ordre spirituel, l'Église ne
connaît qu'un seul troupeau gouverné par un seul Pasteur, des agneaux
et des brebis.
Cette divine constitution de
l'Église étant connue de
478
tous les fidèles, clercs et laïques, la règle de conduite
qu'ils doivent suivre dans le conflit de deux lois ecclésiastiques qui se
disputent leur obéissance est mise par là même dans un souverain degré
d'évidence. Il s'agit uniquement de savoir de quel pouvoir émanent ces lois, et
d'obéir à celle des deux qui vient de la plus haute puissance. La préférence
donnée à l'autorité inférieure, qu'elle soit inspirée par la faiblesse ou par
le calcul des intérêts., renferme en acte une négation des droits de l'autorité
supérieure, et l'histoire nous apprend que c'est en s'engageant dans cette voie
que les églises périssent. Les individus n'y trouveraient pas davantage le
salut de leurs âmes, et c'est une triste ressource que celle d'être obligé de
recourir sans cesse à l'excuse tirée de la difficulté de l'obéissance, des
inconvénients de la fidélité, des exemples de tels ou tels qui peuvent avoir,
sans doute, de grandes vertus, mais ne sont pas impeccables.
Reste donc toujours ce principe
incontestable que nul supérieur ne peut réclamer l'obéissance de ceux auxquels
il commande qu'en vertu d'un droit, et cet autre principe non moins absolu que
le droit enlevé à la puissance inférieure par la puissance supérieure a cessé
d'exister. Sans doute les particuliers n'ont point à juger de la conscience de
ceux que la volonté divine a placés au-dessus d'eux ; ils se rendraient même
gravement coupables s'ils osaient prendre prétexte des fautes de leurs chefs,
en certains détails, pour leur dénier l'obéissance qu'ils leur doivent. Mais il
est des points qui atteignent la conscience de chaque particulier, et dans
l'appréciation desquels le particulier a non seulement le droit, mais encore le
devoir d'examiner s'il peut obéir. S'il est en doute sur le sens et sur
l'étendue de la loi générale, qu'il continue d'obéir à loi particulière qui le
presse; si ce doute a cessé, il est par là même averti que l'unique devoir pour
lui est d'être soumis à la loi générale.
479
Pour avoir énoncé ces principes,
vous avez cru, Monseigneur, devoir me qualifier de sectaire (1), de législateur
des diocèses (2) ; il eut été plus sérieux, et surtout plus utile à la
cause que vous défendiez de nous révéler le moyen à l'aide duquel on pourra
conjurer l'anarchie, au jour où les agneaux du troupeau, instruits des
décrets du Pasteur, se croiront en droit de leur préférer les ordres que
leur donneront les brebis.
Sans doute, Monseigneur,dans la présente controverse, il ne s'agit que du droit de
la Liturgie ; mais ce droit sur les formes du culte divin, qu'il existe
uniquement dans le Pontife romain, ou qu'il appartienne à chaque évêque
particulier, n'en doit pas moins être apprécié et jugé d'après les règles qui
servent à apprécier et à juger tous les autres droits dans l'Église. En deux
mots : le Pape peut-il faire des décrets généraux qui restreignent l'autorité des
évêques dans leurs diocèses ? L'a-t-il fait pour le droit de la Liturgie ? Je
vais répondre à la seconde question dans le cours de cette Lettre. Examinons
d'abord la première.
Quand il ne serait pas évident,
la constitution de l'Eglise étant donnée, que les Réserves que le Pontife
romain croit devoir faire, en faveur de son autorité, sur la juridiction des
pasteurs qu'il appelle à partager sa sollicitude, sont valables, et lient les
consciences de tous ceux qu'elles concernent, un jugement dogmatique de
l'Église rendu sur cette grave question suffirait pour nous fixer à jamais. Or,
ce jugement existe, et tout catholique doit s'y soumettre.
Trois propositions résument la
doctrine enseignée sur les Réserves dans la Défense de la Déclaration,
dans les Discours sur l'histoire ecclésiastique et dans l'Institution
480
au Droit ecclésiastique
de Fleury ; ces trois propositions ont été foudroyées par la Bulle Auctorem
fidei; et leur condamnation éclaircit complètement, du côté pratique, la
question de ce qu'on a appelé les libertés de l’Église gallicane.
Le synode de Pistoie avait
enseigné que l’Évêque a reçu de Jésus-Christ tous les droits nécessaires pour
le bon gouvernement de son diocèse. Cette proposition est notée comme
schismatique et au moins erronée ; attendu que pour le bon gouvernement de
chaque diocèse, sont nécessaires encore les règlements de l'autorité supérieure
qui concernent la foi et les mœurs, ou la discipline générale, et émanent des
Souverains Pontifes et des Conciles généraux pour l'Église universelle (1).
Le synode de Pistoie exhortait
l'Evêque à poursuivre courageusement l'établissement d'une discipline
ecclésiastique plus parfaite, en s'opposant à toutes coutumes contraires,
exemptions, réserves, qui sont nuisibles au bon ordre du diocèse, à la gloire
de Dieu et à l'édification des fidèles. Cette proposition a été notée comme
induisant au schisme et au renversement du gouvernement hiérarchique, et comme
erronée, attendu qu'elle suppose qu'il est permis à l'Évêque de statuer et
décréter comme il lui plaît contre les coutumes, exemptions, et réserves, qui
ont lieu dans l'Église universelle, ou dans chaque province, sans avoir obtenu
la permission ou l'intervention
481
du pouvoir hiérarchique
supérieur par lequel elles ont été établies, approuvées et obtiennent force de
loi (1).
Le synode de Pistoie enseignait
que les droits donnés par Jésus-Christ à l'Évêque pour le gouvernement de
son église ne peuvent être altérés ni empêchés et que s'il arrive que l’exercice
de ces droits ait été interrompu pour une cause quelconque, l'Evêque peut
toujours, et doit rentrer dans ses droits originaires, chaque fois que le plus
grand bien de son église le demande. Cette proposition a reçu les mêmes notes
que la précédente, induisant au schisme et au renversement du régime
hiérarchique, et erronée ; attendu qu'elle insinue que l'exercice des droits ne
peut être restreint par une autorité supérieure, si l'Évêque le trouve peu
avantageux au bien de son église (2).
Il est donc indubitable pour tout
catholique que les Réserves statuées par le Pontife romain sur la juridiction
épiscopale ont une véritable force, et doivent être maintenues.
482
Portent-elles atteinte à la dignité de l'Episcopat ? Entravent-elles l'exercice des droits sacres
que l'institution canonique confère à ceux qui en sont revêtus ? On l'a
prétendu, et il ne manque pas de livres très honorablement placés dans nos
bibliothèques qui le soutiennent avec chaleur. Par suite de ces répugnances, de
nombreuses Constitutions apostoliques sont, depuis trois siècles, retenues à la
frontière de France. Les règles qu'elles imposent, les peines qu'elles statuent
sont pour nous comme si elles n'existaient pas.
Cependant, au lieu de regarder
les Réserves comme une lésion de l'autorité épiscopale, nos pères auraient bien
plutôt dû lire avec plus d'attention ces vénérables canons qu'ils honoraient
tant; ils y auraient vu cette ancienne discipline toute pleine de Réserves, et
cela dès l'origine de l’Église. Etait-il donc nécessaire d'aller apprendre chez
les savants ultramontains, Ballerini, Bianchi, Mamachi, Zaccaria, Bolgeni,
etc., que saint Paul, qui enseigne que l'Esprit-Saint a établi les Evêques
pour régir L’Église de Dieu, restreignait le pouvoir de l'ordination dans
l'Evêque d'Ephèse, Timothée, son cher disciple, en lui défendant d'élever cà
l'épiscopat les néophytes et ceux qui auraient été mariés deux fois (1), et
modifiait les droits que cet évêque avait sur ses clercs, en l'astreignant à ne
pas recevoir d'accusation contre un prêtre, à moins qu'elle ne fût appuyée sur
deux ou trois témoignages (2) ? Avaient-ils donc oublié ces paroles si
générales du Christ à tous les évêques: Quœcumque alligaveritis super terram erunt ligata et in cœlo, et
quœcumque solveritis super terram erunt soluta et in cœlo ; ces
conciles de Carthage, d'Elvire, de Laodicée, d'Antioche, etc., qui, dans les
quatre premiers siècles, établissaient les règles de la
483
pénitence d'une manière uniforme,
et étaient aux évêques le pouvoir de délkr les pécheurs, sinon après
l'expiration du temps fixé pour la pénitence ? Les monuments des Réserves
apposées par les conciles des six premiers siècles à l'autorité épiscopale sont
innombrables, et il me faudrait cent pages pour les rapporter. On peut
d'ailleurs .es trouver dans l'histoire ecclésiastique de Fleury, qui paraît se
dissimuler complètement la gravité des conséquences que les défenseurs des
Décrétales sont en mesure d'en tirer. Je ne rappellerai ici qu'un seul fait de
l'antiquité-, il est relatif au concile écuménique de Chalcédoine. N'a-t-on pas
vu, dans cette sainte assemblée, les évêques du Patriarchat d'Alexandrie
déclarer que la discipline établie dans cet immense ressort ecclésiastique, ne
leur permettait pas d'entreprendre la moindre chose sans le concours de leur
Patriarche, et le concile reconnaître sans étonnement et confirmer cette
discipline (1) ? Assurément le droit papal est loin d'avoir formulé une si dure
prétention, même sur les prélats du Patriarchat d'Occident.
Mais ce n'est pas à dire pour
cela que les Réserves qui font partie du droit actuel de nos églises puissent
être violées. Vous m'accusez, Monseigneur, d'intentions schismatiques, pour
avoir enseigné que dans un diocèse soumis à la Liturgie romaine, l'ordre donné
par l'Evêque de réciter désormais un Bréviaire étranger ne suffit pas pour
mettre en sûreté la conscience du prêtre qui renonce au Bréviaire romain pour
suivre la nouvelle liturgie (2). Admettez pourtant, Monseigneur, l'existence
d'une Réserve pontificale sur le droit de la Liturgie : en quoi ma conclusion
a-t-elle droit d'exciter la plus légère surprise ?
L'Evêque a sans doute le pouvoir
de l'ordination ; mais s'il ne tenait pas compte des irrégularités statuées
484
dans les Décrétales, les clercs
ainsi ordonnés échapperaient-ils aux peines canoniques ?
L'Évêque est le Pasteur de tout son
diocèse; mais si, en cette qualité, il conférait les dispenses matrimoniales
dans les degrés prohibés, sans recourir au Saint-Siège, les prêtres qui
béniraient les mariages en faveur desquels de semblables dispenses auraient été
fulminées, prêteraient-ils leur concours à des unions valides et sacramentelles
? L'Évêque exerce le pouvoir des clefs"; mais s'il voulait forcer ses
prêtres à absoudre des cas réservés au Pape, ses ordres rendraient-ils valides
de telles absolutions ? Et s'il publiait une indulgence plénière, auraient-ils
grande assurance de la rémission
intégrale de la peine temporelle
due à leurs péchés, ceux qui
auraient dévotement rempli les conditions de cette indulgence ? L'Évêque
possède dans ses divines attributions le
pouvoir de dispenser des vœux ; mais les personnes qui se seraient fait relever
par l'Ordinaire des vœux solennels de la Religion, ou du vœu de chasteté perpétuelle, pourraient-elles sans
sacrilège accomplir les œuvres que ces vœux leur interdisaient antérieurement à
la dispense ? L'Évêque a le pouvoir de juger; le for extérieur est de l'essence
de son autorité ; cependant un concile particulier pourrait-il porter un
jugement valide dans une cause majeure ? Un Concile provincial, si sages que
fussent ses décrets, si régulières
qu'eussent été ses opérations, pourrait-il publier ses canons avant d'en avoir
obtenu la confirmation apostolique ? Les
trois prélats réunis pour la consécration d'un élu institué canoniquement
éviteraient-ils les censures, s'ils procédaient à cette consécration sans le mandat
apostolique adressé au consécrateur ? Autrefois, un évêque particulier pouvait,
en levant de terre le corps d'un Serviteur de Dieu, le proposer au culte des
fidèles; maintenant un concile particulier, si nombreux qu'on le suppose,
pourrait-il, sans encourir au moins la nullité de son jugement, je ne dis pas
485
canoniser, mais simplement
béatifier un homme mort en odeur de sainteté, et décoré de la gloire des
miracles ? Et les fidèles pourraient-ils, sur une telle sentence, prodiguer au
nouveau Saint, ou Bienheureux, les hommages de leur
culte? etc.
Je ne passe ici en revue qu'un
petit nombre de Réserves; mais oserai-je vous demander, Monseigneur, si les
clercs qui refuseraient de reconnaître les actes de l'autorité ordinaire dans
ces différents cas, vous sembleraient schismatiques. Si vous le soutenez, il
faut absolument renoncer à la doctrine de la Bulle Auctorem fidei, Règle
de foi. Si vous convenez que ces clercs ne sont pas schismatiques, il faut bien
que vous leur accordiez, en général, le droit d'examiner si les règlements
qu'on leur propose ne sont point annulés par quelque Réserve apostolique. Or,
j'ai raisonné dans l'hypothèse où le droit liturgique serait réservé au Pape ;tout à l'heure, nous examinerons cette question. En
attendant, convenez, Monseigneur, que vous êtes allé un peu loin, en affirmant
que j'ai fait pieusement de la révolte un devoir de conscience (1).
Laissons donc le synode de
Pistoie amnistier la conscience des clercs qui préféreraient obéir à la
discipline particulière, quand la discipline générale a parlé ; mais
gardons-nous de les imiter. Confessons notre profond respect, notre obéissance
sincère à la divine autorité de l'Épiscopat, mais sachons les concilier avec le
grand principe de l'Apôtre : Que toute âme soit soumise aux plus hautes
puissances ; car, comme ajoute saint Paul, si toutes les puissances
viennent de Dieu, Dieu lui-même a fixé l'ordre qui existe entre elles. Omnis potestas a Deo ;
quœ autemsunt, a Deo ordinatœ sunt.
486
L'Apôtre saint Pierre, dans sa
première Épître, adresse aux évêques ces admirables paroles qui résument tout
l'esprit de la discipline ecclésiastique. « Je vous prie donc, vous qui êtes
Prêtres, Prêtre aussi moi-même et témoin des souffrances du Christ, devant
participer à sa gloire qui sera un jour découverte; paissez le troupeau de Dieu
qui vous est confié, veillant sur sa conduite, non par coaction, mais
spontanément et selon Dieu; non par le désir d'un gain honteux, mais avec
désintéressement ; non en dominant sur l'héritage du Seigneur, mais en vous
rendant, du fond de votre cœur, les modèles du troupeau (1). »
Fidèle à ce sublime enseignement,
l’Église a toujours fait paraître dans sa discipline générale l'élément de la
charité au-dessus de celui de la puissance, et le Siège apostolique sur lequel
est assis celui qui s'appelle lui-même le Serviteur des serviteurs de Dieu
n'a jamais prétendu régir l'héritage du Seigneur dans un esprit de
domination. Les canons, les décrets pontificaux ont été publiés afin qu'il
y eût de l'ordre dans l'Église, parce que la charité naît et se conserve dans
l'ordre. Les canons, les décrets pontificaux ont été appliqués avec sagesse et
condescendance, parce que dans le précepte il faut considérer la fin ; or, dit l'Apôtre, la fin du précepte est la charité (2).
487
Malheur à ceux qui enfreignent la
loi par orgueil, ou qui l'éludent par une faiblesse coupable, ou qui ne
l'appliquent que selon leurs intérêts ; car ils méprisent l'autorité, et ils
détruisent l’Église autant qu'il est en eux ! A ceux-là sont réservés les
anathèmes dont cette auguste législatrice ne manque
jamais de frapper les contempteurs de ses saintes ordonnances.
Mais s'il arrive que la loi
devienne impraticable, ou présente, pour certains lieux, dans son application,
des inconvénients graves, l’Église, éclairée de la lumière de l’ Esprit qui vivifie, s'élève au-dessus de la
Lettre qui tue, et de ses mains miséricordieuses elle applique la
dispense à l'endroit même où la rigueur de la loi aurait été nuisible.
L'histoire du droit ecclésiastique nous en présente mille exemples, et ces
libertés concédées sont les plus sûres de toutes.
D'autres fois, il arrivera que,
sans l'intervention de la puissance législatrice, une loi générale se trouve
suspendue dans son application par l'obstacle que présente une coutume
ancienne, qu'on ne pourrait déraciner sans occasionner des mouvements
contraires à la paix du troupeau, ou encore des résistances qui peuvent
troubler les consciences, et devenir cause générale de péché. Le Siège
apostolique connaît un tel état de choses; sans le confirmer directement, il
l'accepte; il le suppose dans des actes authentiques, et émanés en toute
liberté de son autorité paternelle. L'histoire du droit ecclésiastique en offre
quelques exemples, et c'est là la seconde sorte de libertés que la
discipline peut encore admettre.
Mais si la loi générale de
l'Église a été repoussée par la prétention de ne rien changer au droit reçu
dans un royaume, sans qu'on eût à craindre cependant que son application devînt
une grave occasion de troubles et de scandales;
Si la loi générale de l'Église,
après avoir été en vigueur,
488
a disparu par suite des mouvements
de l'esprit d'indépendance, ou par
l'effet d'influences funestes;
Si la suspension de cette loi
générale a produit, comme il arrive souvent, l'anarchie à la place de l'ordre;
l'usage particulier s'étant scindé de lui-même en vingt autres usages, au
scandale du peuple fidèle;
On ne saurait reconnaître ici des
coutumes qui soient dignes du nom de libertés, et il n'y a qu'un seul
mot dans la langue de l'Église pour qualifier un tel état, celui de désordre,
inordinatio, Le pouvoir suprême est alors en droit d'agir avec vigueur
par voie de répression, et de réduire à l'unité de l'obéissance pure et simple
ceux qui s'en étaient écartés. L'histoire du droit nous en fournit aussi de
nombreux exemples.
Mais, dans ces occurrences, le
Siège apostolique, organe de la miséricorde de celui qui l'a fondé, et qui
daigne dissimuler nos péchés pour nous amener à la pénitence (1),
tempère quelquefois la fermeté par l'indulgence. S'il espère un retour volontaire,
il ne le traverse pas par des actes sévères; il n'éteint pas la mèche qui
fume encore (2). Dépositaire intègre des traditions, il s'abstient de
consacrer dans ses actes officiels l'état déplorable dans lequel une église
particulière serait tombée. Il évite de se prononcer ouvertement lorsqu'il peut
craindre que ses décisions, par leur trop juste rigueur, ne contrarient la guérison
du malade. S'il doit reprendre, il le fait avec doctrine et vérité, mais avec
prudence; souvent, où il pourrait parler avec autorité, il demande avec
douceur, il attend avec patience ; toujours fidèle à la règle de l'Apôtre : Argue,
obsecra, increpa, in omni patientia et doctrina (3).
489
Les faits qui constatent ces
divers incidents du régime ecclésiastique seraient abondants et faciles à
recueillir. Je m'en abstiens, et parce que je n'écris pas en ce moment
l'histoire du Droit canonique, et aussi pour l'extrême délicatesse du sujet. Incedo
per ignes. Rapprochons-nous donc de la question liturgique, à laquelle nous
aurons bientôt à appliquer les principes généraux exposés dans cette Lettre.
Pour saisir, dès le premier coup
d'œil, la vérité incontestable de cette proposition, il suffit de considérer
l'Église Catholique dans son essence et dans son histoire.
Le Sauveur a fondé son Eglise
dans le but de réunir en un seul corps les enfants de Dieu qui jusqu'alors
étaient dispersés (1) ; et, après les avoir rassemblés en société, de les
faire passer de l'unité militante à l'unité triomphante. Il leur a donné à tous
une même foi, imposée aux savants comme aux ignorants ; il a répandu sur eux la
charité d'un même Saint-Esprit; et parce que notre Religion réclame comme
partie intégrante d'elle-même le culte extérieur, il les a sanctifiés par les
mêmes sacrements.
Pour le gouvernement de cette
sainte société, il a préposé des évêques autour desquels doivent se rallier les
diverses portions du troupeau, et il a assujetti ces évêques à un seul Chef,
sur lequel repose, comme sur une pierre unique et inébranlable, l'édifice tout
entier. Enfin, pour assurer à jamais la permanence de l'unité dans son œuvre,
490
il a daigné prier; il
a demandé que nous fussions un, comme il est un lui-même avec son
Père (1), et il a été exaucé, comme il devait l'être.
N'est-il pas évident qu'une
société fondée ainsi sur s l'unité,
conservée par l'unité, reconnaissable entre toutes les autres par l'unité, doit
tendre à reproduire l'unité dans ses actes ? Le nier, ce serait soutenir que
l'Église agit dans un esprit contraire à celui qui la dirige.
Si cette conclusion est évidente
pour quiconque veut considérer l'essence de l'Église, elle ne ressort pas moins
clairement de l'histoire de la législation canonique. Sans doute, nous avons perdu une grande partie des monuments
ecclésiastiques relatifs à la discipline des trois premiers siècles ; mais
il nous en reste encore assez pour démontrer que, dès cette époque primitive,
l'Église tendait de tous ses moyens à l'unité des formes. Nous citerons en
exemple les mouvements que se donnèrent les Souverains Pontifes pour fixer,
d'une manière uniforme, le jour de la célébration de la Pâque. Mais à peine l'Église a-t-elle pu jouir de la paix
accordée par Constantin, que nous la voyons de toutes parts pourvoir à sa discipline par l'unité. Sur
tous les points du monde chrétien, des conciles se rassemblent; leurs canons
nous sont restés en grande partie; or, quel est le but avoué de ces règlements,
sinon d'amener à une pratique commune en toutes choses les nombreuses églises
d'une ou de plusieurs provinces ? Qui ne connaît les canons d'Arles, d'Ancyre,
de Néocésarée, de Sardique, de Laodicée, de Carthage ? Les métropoles
ecclésiastiques ne sont pas les seules à donner ce grand exemple d'amour pour
l'unité de la discipline; les Patriarches réunissent aussi en conciles les évêques de leur juridiction; et dans ces
assemblées, on publie des canons dont le résultat doit être d'établir une pratique
491
uniforme dans les églises de ces
vastes circonscriptions. Tel est même le zèle pour l'unité, que des canons de
simples conciles provinciaux, s'étendent à des églises qu'ils ne concernent
pas, et sont admis à faire partie du droit général de la chrétienté. Les
Pontifes romains, source de l'unité, travaillent à étendre et à consolider les
bienfaits de ce mouvement universel ; ils sont l'âme de tous ces conciles ; car
comme le reconnaissent les Orientaux eux-mêmes, il n'est point permis de
publier les décrets des conciles sans l'agrément du Pontife romain (1). Leurs
Décrétâtes pourvoient à l'unité disciplinaire, non seulement dans le
Patriarchat d'Occident, mais encore dans l'Église tout entière. Nous voyons
sans cesse les Papes rappeler les évêques même des plus grands sièges à
l'observation des canons dont eux-mêmes s'honorent d'être les gardiens. Or, que
doit produire l'observation unanime des canons, sinon l'unité de
discipline ? Les Conciles œcuméniques, ces grandes assises de la chrétienté, ne
se bornent pas à confirmer la foi attaquée par les hérétiques ; ils publient
encore des canons de discipline qui s'adressent à toutes les églises. Conciles
particuliers, Lettres des Papes, Décrets des Conciles généraux, tous
s'accordent à proclamer le mérite de l'uniformité dans la pratique
ecclésiastique, qualifient d'abus les usages dissemblables, et portent des
peines contre ceux qui enfreignent les règles établies pour suivre des coutumes
particulières.
Cet esprit des premiers siècles
de l'Église a survécu à ces temps anciens, et le droit moderne de la société
chrétienne n'a pas cessé d'être l'expression de l'unité. On peut même dire que
cette unité s'est dessinée plus fortement encore dans les institutions
ecclésiastiques, depuis le moment où le Siège apostolique, puissance centrale
de
492
l'Église, s'est trouvé investi, presque
sans partage, du droit de régler la
discipline. Il faut bien reconnaître que c'est à ce grand ressort d'unité' qui
produit la subordination, que l'Occident est redevable de la conservation du vrai christianisme, et par
lui, de la civilisation. Les églises de l'Orient, laissées en beaucoup de
choses sous le régime de l'unité métropolitaine ou patriarchale dans la
discipline, n'ont pu tenir contre l'effort des hérésies, ni présenter une
sérieuse résistance aux caprices de l'autocratie byzantine. L'islamisme, qui
les a trouvées affaiblies, les a renversées, ou asservies, avec une effrayante
facilité.
Le secret de la force des nations
occidentales est donc uniquement, et certes je ne suis pas le premier à le dire, dans la solidité de l'organisation que l’Église
leur avait donnée par l'application uniforme de la loi canonique. Le jour où
Luther brûlait les Décrétales, il portait la
plus rude atteinte à l'unité de l'Occident; le système d'isolement devait en être la
suite pour les nations de l'Europe. Les peuples restés catholiques ont participé
à cet affaiblissement général, en
proportion de leur mollesse à porter le joug de l'unité de discipline; et si la
France a précédé les autres dans cette voie, elle en a été punie, par
l'indestructible durée du Jansénisme
dans son sein, par les ravages du
philosophisme dont elle est devenue le second berceau, et qu'elle a plus que
tout autre contribué à propager chez les nations qui goûtaient une paix tranquille dans la pratique du droit
commun de l'Église.
Il n'en pouvait pas être
autrement, et on en demeure convaincu, si l'on considère le grand principe
établi au commencement de cette Lettre. Entre le dogme et la discipline, la
relation est intime; les atteintes portées à celles-ci font, tôt ou tard,
sentir leur contrecoup sur celui-là. On confessera en principe la constitution
divine de l'Église, on mourra même pour la défendre; mais dans le fait, on
opposera sans cesse des fins de non-recevoir
493
aux actes législatifs émanés du
pouvoir suprême que proclame cette constitution. Il faudra de toute nécessité
ressentir l'effet de cette redoutable inconséquence. Le droit commun,
dira le grand Bossuet, la puissance des Ordinaires, les anciens cations,
voilà nos libertés. Mais puisque les Français ne veulent pas comprendre que
le droit commun exige avant tout l'unité de discipline, ils seront
châtiés; leurs libertés deviendront en réalité des servitudes qui les
feront gémir, jusqu'au jour où cette
antique et majestueuse Église gallicane s'écroulera pour ne plus se
relever. A sa place, le Pontife romain érigera une nouvelle Église,
immédiatement émanée de son divin pouvoir, et soumise uniquement à la
discipline générale qui fera sa force. Les représentants de la doctrine des
Parlements comprirent d'un coup d'oeil
la vigueur de cette Église affranchie, et les articles organiques furent
portés au Corps législatif avec le Concordat. Cependant on n'enchaîne point une
Église à moins qu'elle ne le veuille; la nôtre sortira de cette rude épreuve,
par le retour sincère à l'unité de discipline.
Les principes émis au présent
paragraphe sont si évidents par eux-mêmes, que l'on peut défier tout
contradicteur d'oser formuler ceux qu'il
voudrait mettre à leur place. En effet,
on serait obligé de soutenir que l'esprit de la discipline ecclésiastique n'a
pas été de tendre en toutes choses à l'unité, et ce ne serait pas un médiocre embarras en
présence de l'histoire du droit ecclésiastique ; que l'unité dogmatique ne tend
pas à se traduire dans les institutions de l'Église, et ce serait accuser
un défaut d'harmonie dans l'œuvre
du Sauveur des hommes et de son divin Esprit; ou enfin que la constitution de
l'Église, qui est toute d'unité, n'est pas représentée dans les lois qui
appliquent cette constitution, et cette
simple supposition d'anarchie dans la plus parfaite des sociétés, serait
un outrage à son auteur.
494
Il n'est donc pas possible qu'un
contradicteur catholique se place sur un terrain si dangereux. Mais on a dit
autrefois, et on répète encore quelquefois aujourd'hui, que l’unité n'est
pas si excellente que la variété n'ait son mérite. A cela nous
répondrons qu'il peut exister, en effet, une certaine variété dans la
discipline des églises ; mais que cependant toute variété en cette matière
n'est pas digne d'éloges.
La loi canonique reconnaîtra
volontiers le droit de discipline particulière sur les points qui sont en
dehors de la discipline générale ; c'est une nécessité fondée sur la nature des
choses, et l'unité n'a rien à y perdre. L'Église n'y verra qu'un légitime
exercice de l'autorité. Ainsi l'Évêque dans son synode ou en dehors de son
synode, le Concile provincial dans son ressort, statueront avec autorité sur
toutes les matières qu'il leur est libre de régler. Ces statuts, ces canons,
sont même un indice de vie dans les églises particulières.
Mais quand il s'agit de la discipline
générale, la variété, répétons-le, ne peut apparaître que dans trois
circonstances. Ou l’Église reconnaissant l'impossibilité d'appliquer la loi
générale à telle contrée, par suite de circonstances indépendantes de la
volonté des hommes, accorde positivement la dispense, et l'usage particulier
devient légitime, confirmé qu'il est par un acte de la sagesse de l'Église ; ou
la coutume locale, par l'effet de circonstances supérieures, s'est maintenue en
face de la loi générale, sans titre positif: mais l'Église, sans vouloir
l'approuver, a daigné, dans sa charité, la tolérer et la reconnaître
implicitement ; ou enfin la coutume particulière s'est élevée ou maintenue
contrairement à la loi générale, sans que cette dérogation soit justifiée par
la crainte des scandales, et l’Église, ni dans sa sagesse, ni dans sa charité,
n'a jugé à propos de la légitimer, mais désire au contraire qu'elle soit
extirpée.
495
Dans ces trois cas, il y a variété,
obstacle à l’unité, mais dans aucun des trois il n'y a perfection. Dans le
premier, la dérogation atteste l'empire de circonstances ]
qui font obstacle à l'établissement d'un ordre parfait ; dans le second, on
aperçoit une faiblesse qui ne permet pas de soumettre le sujet aux conditions
normales dans lesquelles les autres trouvent la santé et la vie ; dans le
troisième, on ne peut voir qu'un désordre affligeant, dont la permanence n'est
propre qu'à enfanter l'anarchie. Nous placerons donc, avec raison, quoique à
divers titres, ces dérogations au rang des exceptions qui confirment la règle,
et en font sentir la nécessité.
Je sens bien, Monseigneur, qu'en
m'étendant sur ces généralités, je retarde l'examen de la question de l’unité
quant à la Liturgie ; mais j'y arrive tout à l'heure. Permettez-moi, en
attendant, de conclure ce paragraphe par ces paroles du Pape saint Sirice, dans
sa Décrétale à un évêque des Gaules. Elles confirment pleinement les principes
que je viens d'annoncer, et elles
émanent d'une autorité et d'un
siècle qui seront sans doute trouvés
hors de suspicion : « La règle apostolique nous apprend, dit ce Pontife du IV°
siècle, que la confession des Évêques catholiques doit être une. Si
donc, il n'y a qu'une seule foi, il ne doit y avoir non plus qu'une seule
tradition. S'il n'y a qu'une seule
tradition, une seule discipline doit être gardée dans toutes les églises (1). » On ne saurait, sans doute,
énoncer avec plus de précision, ni avec plus d'autorité ce que j'ai essayé
d'établir, savoir que l’esprit de la discipline ecclésiastique est de tendre
en toutes choses à l'unité.
496
Vous me dites à propos de ce
texte, Monseigneur, « qu'il faut être doué d'une admirable sagacité pour sentir
que les admirables paroles de saint Sirice révèlent toute la gravité des
conséquences de l'unité observée ou violée dans la Liturgie. On a beau les lire
et les relire, on n'y voit pas le plus petit mot de Liturgie, et le saint Pape
n'y parle que de la foi, de la tradition et de la discipline ecclésiastique
(1). » Mais, Monseigneur, si les paroles de saint Sirice sont admirables, selon
vous quand il proclame que de même qu'il n'y a qu'une seule tradition, une
seule discipline doit être gardée dans toutes les églises, vous vous
déclarez donc obligé de reconnaître en même temps qu'une seule Liturgie doit
être gardée dans toutes les églises, puisque selon vous encore, la liturgie
n'est qu'une affaire de discipline, jusque là que l'erreur liturgique ne
peut violer que les lois de discipline (2).
Il me semble qu'après cet aveu je
n'aurais plus rien à réclamer de vous, Monseigneur; car vous m'accordez tout ce
que je vous demande pour le moment. Il est vrai qu'en outre de la valeur de
discipline que vous consentez à reconnaître dans la Liturgie, j'ai été
obligé de réclamer aussi pour elle la valeur dogmatique ; mais nous en
avons traité dans la lettre précédente; celle-ci n'a
pour objet que d'établir la valeur disciplinaire de la Liturgie.
Permettez-moi en finissant,
Monseigneur, de vous faire observer que vous n'êtes pas exact quand vous dites
que de tous les auteurs qui ont cité ce passage de saint Sirice, je suis le
seul qui l'ait appliqué à la Liturgie. Si vous voulez vous donner la peine de
feuilleter le premier volume du Thésaurus Théologiens du savant P. Zaccaria,
497
ou seulement la Théologie du P. Perrone, il vous sera facile
de vous convaincre que ces auteurs, qui allèguent ce texte à propos de la
Liturgie, l'ont entendu comme moi, et si vous prenez la peine de voir le
passage dans ses rapports avec le contexte, je ne doute pas que vous ne soyez
bientôt de notre avis, puisque le saint Pape énonce ces maximes pour motiver
les règlements d'une nature entièrement liturgique; par exemple, sur le jour
auquel on doit conférer le baptême, sur les onctions qu'on emploie dans la
collation de ce sacrement, etc.
Ainsi que nous venons de le dire,
l'un et l'autre, Monseigneur, la discipline ecclésiastique, par sa
nature et ses . antécédents,
doit tendre à l’unité; or, la Liturgie appartient sous un rapport à la
discipline ; nous sommes donc assurés d'avance que l'unité doit, tôt ou tard,
se reproduire dans la Liturgie.
L'histoire du droit canonique ne
nous fera pas défaut sur les applications de ce principe. Avant que le Siège
apostolique eût élevé la voix pour amener les églises de l'Occident à la
pratique commune d'une seule Liturgie, des conciles particuliers préludaient à
cette grande mesure et enchaînaient l'autorité des évêques par une réserve sur le
droit de la Liturgie. C'est en Afrique, dès l'an 416, le deuxième Concile de
Milève qui exige que les formules du culte divin, quelle que soit la science de
ceux qui les auraient rédigées, soient approuvées en Concile, et qui
498
ordonne que tous les évêques se
conforment aux prières ' munies de cette aprobation (1).
C'est, dans les Gaules, le
concile de Vannes en 461, qui décrète que, dans la province de Tours, il n'y
aura désormais qu'une même règle pour les offices divins, dans la crainte que les variétés
liturgiques n'induisent à penser que la religion des prélats offre aussi des
différences (2). C'est, encore dans les
Gaules, le Concile d'Agde qui déclare les évêques assujétis, aussi bien que
les prêtres, aux prescriptions qu'il proclame sur la Liturgie (3). Onze ans plus tard, toujours
dans notre église, le Concile d'Epaone formulait l'unité liturgique en
obligeant tous les évêques de la province à suivre Tordre des offices de l’Église
métropolitaine (4). Voilà ce que
pensaient nos pères, au cinquième et au sixième siècles.
Mais pourquoi remonterais-je si haut dans les âges ?
Pourquoi continuerais-je cette revue des conciles particuliers qui dès ces temps anciens, se sont montrés si
499
empressés à reconnaître l'urgence de limiter l'autorité
des Ordinaires, quant à la rédaction des
prières liturgiques, et sur les changements qu'ils auraient cru pouvoir y
introduire ? Je laisserai donc pour le moment, les canons du
Concile de Gironne, en 517, du concile de Brague, en 563 ; des IV° et VI°
Conciles de Tolède, en 633 et 675; mais je produirai l'avis tout récent et non
suspect d'un prélat qui a cru devoir, avant vous, Monseigneur, attaquer les Institutions
liturgiques. « Il y aurait peut-être, dit Mgr l'archevêque de Toulouse, un
moyen de mettre quelque unité dans la Liturgie, d'en assurer l'orthodoxie, et
de lui donner une stabilité convenable.
Ce serait de mettre en vigueur la règle
du onzième concile de Tolède, lequel ordonne que, dans toutes les
églises de chaque province ecclésiastique, les offices publics, matines, la
messe, soient célébrés suivant l'usage de l'église métropolitaine (1). » Cette
concession à l'unité, au moins provinciale, est remarquable. On ne pouvait
convenir plus énergiquement que l'individualité des Liturgies n'est pas
plus favorable à leur orthodoxie qu'à leur stabilité. J'oserais cependant faire
observer que pour garantir l'une et l'autre de ces qualités aux formules du
culte divin, il serait bien plus naturel de mettre en vigueur les bulles de
saint Pie V, qui font partie du droit commun, que de renouveler pour les provinces
ecclésiastiques de France un canon du XI° concile de Tolède, périmé depuis huit
siècles, même à Tolède. Mais la question n'est pas là : j'enregistre seulement
ce désir du Prélat, en tant qu'il rend hommage au principe de l'unité
liturgique.
Au sentiment de Mgr l'archevêque de
Toulouse je j joindrai l'autorité de Mgr l'évêque de Carcassonne,dans
500
sa lettre pastorale du 29 juin 1842, par laquelle
il annonce à son clergé qu'il adopte pour la cathédrale et pour le diocèse le
bréviaire de Toulouse, sa métropole. « L'autorité si grave des anciens
canons, dit le Prélat, n'a pas été pour peu de chose dans le choix que nous
avons fait de ce bréviaire, et c'est pour obéir aux décrets des anciens
conciles, que nous avons cru devoir adopter le bréviaire de la métropole ; le
diocèse de Carcassonne ayant été uni et incorporé à la province de Toulouse,
dans la nouvelle circonscription (1). »
Il n'y a donc pas de doute que la
Liturgie ne doive tendre à l'unité dans chaque province ecclésiastique ; les
Conciles particuliers en font une loi, et des témoignages récents et inattendus
viennent exalter et remettre en vigueur ces dispositions antiques; mais l'unité
provinciale, en fait de Liturgie, est-elle donc le dernier mot de l'Église?
Il y a lieu d'en douter, car
voici dès l'an 416, le Pape saint Innocent Ier, dans sa décrétale à Decentius,
évêque d'Eugubium, qui enseigne que la variété des usages liturgiques
501
étant un scandale pour les peuples, les églises
fondées par saint Pierre et ses successeurs et qui sont celles de l'Italie, des Gaules, de
l'Espagne, de l’Afrique, de la Sicile et des îles adjacentes, doivent se
conformer dans la Liturgie à l'Église romaine, (1)
En avançant dans les siècles,
nous ne cessons de voir l'application de ce principe. Sans parler des nouvelles
églises fondées en Angleterre et dans tout le nord de l'Europe, à partir du
septième siècle; sans parler de celles que les missionnaires du Siège
apostolique ont établies en Amérique, aux Indes, etc., et qui les unes et les
autres, n'ont jamais connu d'autre Liturgie que la Romaine, nous voyons l'Église
de France, au huitième siècle, entrer dans cette unité par les efforts réunis
des saints Papes Paul et Adrien, et par l'appui de Pépin et de Charlemagne;
l'Espagne, au onzième siècle embrasser pareillement les usages de Rome, par
l'influence de
502
saint Grégoire VII, qui projetait
d'étendre jusqu'à la Russie le règne de
la Liturgie latine et grégorienne.
Est-ce tout? non
encore; car voici un concile général rassemblé pour statuer sur la discipline
universelle, qui vient reconnaître aussi ce grand principe que les Papes ont
proclamé depuis saint Innocent Ier. Dans sa XXV° session, le Concile de Trente
déclare qu'il renvoie au Pontife romain le soin de publier le Missel et le
Bréviaire (1). De quel missel et de quel bréviaire s'agit-il ici? d'un missel et d'un bréviaire destinés à l'usage de l'Église
universelle ; car s'il n'était question que des livres particuliers de Rome, le
Concile n'avait point à s'en occuper, le Pape ayant sans doute aussi bien le
droit de publier ces livres pour son Eglise, que tout évêque particulier pour
la sienne. Le Concile de Trente a donc reconnu que l'Église se propose l'unité
dans la Liturgie. Saint Pie V qui fonde ses bulles relatives au Missel et au
Bréviaire sur les intentions du Concile, l'a donc entendu dans le même sens;
les conciles de Rouen, de Rheims, de Bordeaux, de Tours, de Bourges, d'Aix, de
Toulouse et de Narbonne, qui ont reconnu ces bulles et les ont appliquées, ont
donc été favorables à l'unité dans la Liturgie; les bréviaires français des
diocèses qui n'acceptèrent pas : le Romain pur, mais furent réformés d'après le
Bréviaire de saint Pie V, et qui portent en tête ces mots : ad mentem
concilii Tridentini, indiquent donc pareillement que ce saint Concile
s'était proposé d'établir l’unité dans la Liturgie.
C'est pourquoi il n'y a pas lieu
de s'étonner d'entendre en 1602, Clément VIII, dans une Constitution adressée à
toute l'Église, proclamer en ces termes la tendance
générale de la discipline
ecclésiastique à l'unité dans la
503
Liturgie, comme un principe fondé en même temps sur l'unité
de Dieu et sur l'unité de l'Église
: « Puisque, dit-il, dans l'Église Catholique qui a
été établie par Jésus-Christ, sous un seul chef, son Vicaire sur la terre, on
doit toujours garder l'union et la conformité dans tout ce qui a rapport à la
gloire de Dieu et au devoir des personnes ecclésiastiques ; c'est surtout dans
l'unique forme des prières contenues au Bréviaire romain que cette communion
avec Dieu qui est un, doit être perpétuellement conservée; afin que, dans l'Église répandue par tout l'univers, les
fidèles de Jésus-Christ invoquent Dieu par les seuls et mêmes rites de chants
et de prières. (1) »
Il semble donc, Monseigneur, que
s'il y a, dans l'ordre 1 du droit ecclésiastique, une vérité démontrée, c'est cette c tendance de la discipline vers l'unité liturgique;
permettez-moi cependant d'ajouter encore un dernier mot, dans ■ l'ordre concret. Pour l'Église
comme pour toute autre société,
on connaît la tendance en observant les faits ; or, regardez autour de vous,
Monseigneur, considérez l'Église Catholique.
Environ neuf cents évêques
composent le corps des Pasteurs qui la régissent. Si l'unité liturgique n'est
pas l'objet d'une tendance réelle dans l'Église, tous ces évêques doivent
être partagés entre des
liturgies diverses, comme il arrive en France. Mais si l'esprit de la discipline ecclésiastique
est l'unité dans le culte divin, la vérité de ce principe va ressortir du fait.
Que dit donc
504
le fait, Monseigneur ? Il atteste à
la face du soleil que, sur environ neuf cents évêques en communion avec le
Saint-Siège, sept cent cinquante au moins suivent une même Liturgie, qui est
celle de l'Église romaine. Les évêques catholiques qui en suivent une autre,
tant en Orient qu'en Occident, ne s'élèvent pas au nombre de cent vingt-cinq;
c'est-à-dire un peu plus du dixième de l'Épiscopat orthodoxe.
Ma proposition, Monseigneur, est
donc surabondamment démontrée, en fait ; voyons maintenant s'il est possible de
la justifier en droit. En d'autres termes, considérons les rapports de cette
discipline générale sur la Liturgie avec le dogme, et avec la constitution de
l'Église.
Saint Pie V, dans la bulle par
laquelle il publie le Bréviaire romain, accuse les évêques qui renonçaient à la
Liturgie du Siège apostolique pour s'en créer une particulière, de déchirer,
au moyen de ces nouveaux offices, dissemblables entre eux, la communion qui
consiste à offrir au même Dieu des prières et des louanges dans une même forme (1).
Nous devons déjà conclure de ces paroles
505
si fortes que dans l'unité
liturgique il s'agit non pas seulement, comme vous l'avez enseigné,
Monseigneur, d'une pratique de convenance et d'ordre plus parfait (1),
mais d'une communion de prières et de louanges, offertes au Dieu unique,
sous une seule et même formule, communion qui ne peut être brisée que par
une coutume détestable, prava consuetudo, dit saint Pie V. Quoi qu'on
fasse, on n'effacera pas ces paroles de la Bulle Quod a nobis,
constitution solennelle qui fait règle dans l'Église, et dont une seule ligne a
cent fois plus d'autorité contre les Liturgies modernes, que tous les écrits
qu'on pourrait publier en leur faveur.
Clément VIII n'est pas moins
formel dans la Bulle que je viens de citer, quand il nous enseigne que l'unité
liturgique opérée par la publication du Bréviaire romain, est fondée sur
l'unité de Dieu, sur l'unité du Pontife suprême, et sur l'unité du corps dont
les fidèles sont les membres. Ou il faut dire que Clément VIII abuse des
principes dans cette Bulle aussi répandue dans l'Église que celle saint Pie V,
ou il faut convenir que l'unité dans la Liturgie correspond à ce qu'il y a de
plus intime dans la Religion et dans l'Église. Je ne doute pas, Monseigneur,
que vous n'admettiez comme moi la seconde supposition, préférablement à la
première. Maintenant, que s'ensuit-il si ce n'est que le principe de l'unité
liturgique a son fondement dans le dogme même et dans la constitution de
l'Église ? Nous en étions déjà convaincus à l'avance l'un et l'autre ; car il
m'est impossible de supposer que vous ne m'ayez pas accordé le principe établi
ci-dessus au Ier paragraphe, savoir que la discipline ecclésiastique est
l'expression du dogme.
Mais pénétrons plus avant, et
voyons si nous pourrons nous rendre compte des raisons qui ont amené cette
506
discipline générale de l'unité liturgique
qu'il est impossible de nier en fait. Comment est-elle sortie des nécessités du
dogme ? C'est que l'unité du fond amène
tôt ou tard l'unité de la forme, afin qu'il y ait accord parfait. Je comprends
parfaitement, Monseigneur, que si l'on considère la vertu de Religion comme
impuissante à produire par elle-même autre chose que des actes
intérieurs, si on admet que le culte divin ne fait pas partie essentielle
de la vertu de Religion, on doit enseigner en même temps qu'il n'y a pas de
rapport nécessaire entre l'unité de croyances, l'unité de régime,
l'unité de charité qui existent dans l'Église, et l'unité de formules
dans la prière. Mais si, au contraire, comme il a été prouvé, dans la première
partie de cette Défense, la Religion n'est point complète sans le culte
extérieur, si la Liturgie fait partie essentielle de la Religion, la Liturgie
doit tendre à être une comme la Religion dont elle est la forme.
Vous vous êtes égayé,
Monseigneur, sur ma tendresse pour les formules positives de la prière (1),
permettez-moi de vous répondre sérieusement. La foi que nous professons l'un et
l'autre est positive, les formules qu'elle emploie dans l'expression de
ses hommages envers Dieu doivent donc être positives comme elle. Le positif
dans les formes a sauvé le fond depuis dix-huit siècles, et le sauvera jusqu'à
la fin des temps : mais, de grâce, Monseigneur considérez le danger des
théories que vous avez avancées. Pour défendre l'œuvre liturgique du XVIII°
siècle, vous avez été obligé de réduire, dans le christianisme, la Religion à
de simples actes intérieurs, de nier la valeur dogmatique de la
Liturgie, de regarder comme indifférente l’unité dans le culte divin ;
ce qui vous a amené par voie de conséquence nécessaire à prétendre que le meilleur
bréviaire est celui qu'on dit le mieux (2).
507
Nous reviendrons sur cette
assertion déjà relevée avec plus d'autorité que je ne le pourrais faire, par
Mgr l'évêque de Langres ; mais, du moment que le positif dans les
formules sacrées ne vous a pas semblé assez important pour être maintenu par
une loi générale, le Bréviaire devenant, à votre point de vue, une chose
privée, ou tout au plus diocésaine, la valeur d'une Liturgie ne
provenait plus à vos yeux, de l'autorité qui promulgue cette Liturgie ; elle
n'était désormais que le résultat individuel du plus ou moins de dévotion de
celui qui la récite. Mais, avec cette théorie, toute l'économie de l'Église
était renversée : l'autorité devenait inutile, et l'individualisme triomphait.
Or, c'est précisément pour éviter un tel malheur que l'Église a toujours tendu,
et tendra toujours à l'unité des formes; et si elle l'a fait pour la Liturgie,
dans une si vaste proportion, c'est parce que le positif est surtout
nécessaire dans cet élément sacré que Bossuet appelle si bien le principal
instrument de la tradition.
En effet, Monseigneur, que serait
devenue la foi individuelle, même pour ceux qui ont le désir d'avoir la meilleure
croyance, sans le secours des formules ou professions de foi, sans ces
termes positifs qu'il n'a plus été permis de changer, quand une fois ils
ont été fixés par l'Église ? Il serait, peut-être, possible de rédiger une
profession de foi dans des termes différents de celle de Pie IV, tout en
conservant et développant même le fond de celle-ci : serait-ce à dire pour cela
que cette profession de foi serait la meilleure ? Personne assurément ne
l'oserait avancer. Et pourquoi ? Parce que ce qui fait le mérite d'une
profession de foi, c'est l'orthodoxie garantie des dogmes qu'elle
contient. Or, quel autre moyen que l'autorité jointe à l'unité pour garantir
une formule de doctrine ? C'est le solennel accord de ces deux forces divines
dans l'Église sur certaines formules positives, sur certains mots positifs,
qui fait que la foi traverse les âges,
508
toujours la même, toujours pure,
toujours inviolable. C'est la raison pour laquelle, dans tous les siècles, on a
réputé hérétiques ceux qui consentaient, disaient-ils, à reconnaître le dogme,
mais refusaient de souscrire les Formulaires positifs décrétés par
l'Église. Rappelons-nous entre autre cette immense fraction du parti arien,
dont les membres voulaient bien reconnaître le Fils de même substance
que le Père, mais refusaient d'admettre le terme consubstantiel ?
L'Église communiquait-elle avec eux ? Libère, dans les fers, eut le malheur de
souscrire une formule de foi qui ne renfermait rien d'hétérodoxe, mais de
laquelle le mot consubstantiel était absent ; cette faiblesse ne lui
fut-elle pas reprochée comme un crime ?
Vous me direz peut-être,
Monseigneur, que vous m'accordez tout cela, mais que vos principes sur la
Liturgie n'ont rien de contraire aux vérités que j'admets en ce moment.
Permettez-moi de continuer. J'arrive de suite à une première conclusion ; c'est
que l'intérêt même de la foi demande que les formules de doctrine soient positives;
or elles ne sont positives qu'autant qu'elles sont unes. Ce n’est pas
pour être enfouies dans l'ombre d'une bibliothèque que l'Église les prépare et
les élabore avec tant de soins : c'est afin qu'elles se répandent dans le monde
entier, et deviennent le mot d'ordre des Catholiques. Les Apôtres ont donné
l'exemple en composant leur symbole positif.
Or, Monseigneur, qu'est-ce que la
Liturgie, au point de vue de la doctrine ? Le principal instrument de la
tradition, selon Bossuet ; la loi de la croyance, selon saint
Célestin ; la source de la plupart des décisions dogmatiques, selon l'histoire
et la théologie. La Liturgie est donc une vraie profession de foi ; elle
contient la foi de l'Église. J'en ai donné les preuves dans ma deuxième Lettre.
Je dis donc pour seconde conclusion : Donc, la
509
Liturgie doit être positive dans ses formules; donc
la Liturgie doit tendre à l’unité, par les nécessités même du dogme dont
elle est l'expression et le dépôt. Donc, l'unité liturgique qui existe de fait
dans la plus grande partie de l'Église est fondée en droit. Donc, le meilleur
bréviaire n'est pas celui qu'on dit le mieux, mais bien le plus autorisé,
celui qui est devenu le plus positif par l'infaillibilité même de
l'autorité qui le promulgue, et par l'accord du plus grand nombre d'Églises qui
le récitent.
Voilà pourquoi, dès le quatrième
siècle, nous voyons les Conciles se préoccuper de rendre les prières
liturgiques immuables et positives; bientôt après, les provinces
ecclésiastiques établir dans la Liturgie cette forme d'unité que Mgr
l'archevêque de Toulouse nous donne comme le moyen d'en assurer l'orthodoxie ;
enfin, le Siège apostolique, secondé dans ses efforts par près de huit cents
églises sur neuf cents, réunir dans une même prière l'immense majorité des membres
de la famille du Christ, moyen certainement plus efficace pour assurer
l'orthodoxie du principal instrument de la tradition de L’Église, que celui
que propose Mgr l'archevêque de Toulouse.
N'êtes-vous pas frappé comme moi,
Monseigneur, de voir consommée depuis des siècles, dans l'Église, cette mesure
qui a mis aux mains du Pontife romain la rédaction et la promulgation de la
prière liturgique, pour environ les neuf dixièmes des diocèses ? Et remarquez
que cette mesure ne date pas d'hier : voici trois siècles que le Concile de
Trente l'a sanctionnée, en renvoyant au Pontife romain le soin de publier le
Missel et le Bréviaire universels. En agissant ainsi, le Concile
n'établissait même pas une discipline nouvelle. Plus de quatre siècles avant
lui, le droit du Pontife romain à rédiger et à publier la Liturgie à l'usage de
l'Église universelle était reconnu, et ce sont des auteurs français qui nous
l'apprennent.
510
Nous lisons dans le Gemma animœ
d'Honorias d'Autun, ces paroles remarquables : « Le Pape est appelé le Père des
Pères, ou le gardien des Pères. Il est appelé Universel, parce qu'il possède la
principauté de l’Église universelle... Sa fonction est de régler les messes
et les offices divins, de modifier les canons, selon les temps, pour
l'utilité de l’Église (1). » Or, Monseigneur, vous savez que ce célèbre
liturgiste français vivait au XII° siècle, et qu'il a écrit ce Traité vers 113o.
Mais il n'est pas le seul, en ce siècle, à avoir reconnu le droit du Pontife
romain sur la rédaction des Messes et des offices divins. Le Traité non moins
fameux De Sacramentis, publié sous le nom d'Hugues de Saint-Victor, l'une des
principales gloires de l’Église de Paris, et qui, s'il n'est pas de ce pieux
chanoine, appartient à un autre Français, Robert Paululus, prêtre d'Amiens, qui
vivait en 1174 (2), confirme presque dans les mêmes termes l'unité procurée
dans la Liturgie par l'autorité papale dont elle émane (3).
Mais, à quel titre, Monseigneur,
la publication des formules liturgiques a-t-elle été ainsi remise
insensiblement aux mains du Souverain Pontife, si ce n'est parce que la
Liturgie est de la nature des causes majeures ? En effet, les causes
majeures qui ressortissent du Siège apostolique,
511
sont celles qui intéressent à un
haut degré la Foi, les mœurs et la discipline. En sa qualité de Confession de
Foi, la Liturgie moralement universelle avait donc droit de faire partie de ces
causes réservées. Nous verrons ailleurs que les Liturgies particulières approuvées
confirment cette règle, bien loin de l'ébranler.
La raison de cette discipline est
d'ailleurs évidente. Qui ne comprend en effet, que si la Liturgie est variable et
sujette à toutes les modifications qu'un pouvoir local peut lui faire subir,
son autorité devient nulle dans les questions de la Foi ? Et cela a été si bien
compris, depuis l'antiquité, que hors de la France, les rares liturgies
particulières qui existent encore, sont maintenues immuables dans les églises
qui les emploient. L'Eglise ambrosienne n'a point, sur cette matière, une autre
conduite que l'Église grecque : les générations passent, les prélats se
succèdent, mais la Liturgie reste. Nous avons vu, dans la deuxième Lettre,
l'autorité que l'antiquité confère aux liturgies particulières.
Mais quand à la durée d'une
liturgie vient se joindre le caractère de l'universalité morale, c'est alors
que l'on sent que ses formules sont une profession permanente de la Foi. On
bénit l'autorité énergique et prudente qui a réalisé ce plan sublime pour la
sécurité de nos dogmes dans leur expression populaire; on offre l'hommage de sa
reconnaissance aux prélats dont l'accession à la Liturgie romaine a accompli
une telle merveille; on aspire à cet heureux jour qui nous fera voir le monde
entier réuni dans un seul langage pour honorer le Dieu unique.
Comment se fait-il que les
avantages de l'unité liturgique pour la conservation du dépôt de la Foi, ne
soient pas sentis par tous ceux qui font profession de regarder comme une
mesure salutaire à la doctrine, l'usage obligé d'une seule et même langue dans
le service divin ?
512
On conçoit que les fauteurs de l'innovation du XVII° siècle,
poussant hardiment leur pointe, ait été jusqu'à tenter la substitution de la
langue vulgaire à la langue latine dans la Liturgie ; jusque-là que désespérant
de réussir en France, pour le moment, ils allèrent faire leurs essais en
Hollande. Mais nous qui sommes obligés de défendre contre les hérétiques cet
usage impopulaire d'une langue morte et étrangère dans nos chants et nos
prières publiques; mais nous qui démontrons la sagesse de cette mesure par les
avantages qu'elle offre pour la conservation de la doctrine, à l'aide de
formules positives, répétées à l'unanimité, sans distinction de temps et de
lieux; ne serions-nous pas les plus inconséquents des hommes, si tout en
conservant ce que cet usage présente d'incommode au point de vue pratique, nous
allions nous faire les patrons d'un système au moyen duquel cette langue
étrangère et morte ne servirait plus qu'à multiplier les formules variables et
locales de vingt liturgies particulières, faisant ainsi servir à la confusion
et à la diversité, ce qui n'a été établi que dans un but d'ordre et d'unité ?
Qu'il y a loin de cette imprudente conduite à celle du Concile de Trente qui,
dans sa XXII° session, décide comme un dogme la sainteté de l'usage de la
langue latine dans la Liturgie, et dans la XXV° renvoie au Pontife romain le
soin de publier le Missel et le Bréviaire pour toute l'Église !
Le fait de l'unité liturgique qui
existe aujourd'hui et qui tend à s'accroître, a donc sa raison dans le mode de
conservation et de transmission de la foi de l'Église ; il est donc en harmonie
avec le dogme, en même temps qu'il est une des expressions de l'unité intime et
divine qui fait le fond de la doctrine catholique. J'ajouterai qu'il a ses
racines dans la constitution même de l'Église.
Il ne faut que lire les canons des conciles qui
513
prescrivent l'unité de Liturgie dans la même province
ecclésiastique, et les décrets des Pontifes romains qui étendent cette mesure au
plus grand nombre des églises, pour se convaincre que l'unité liturgique est un des
plus puissants moyens pour unir ensemble les diverses parties de la société
chrétienne. C'est vers ce but que le Siège apostolique a marché constamment, et
la raison en est évidente pour quiconque veut réfléchir aux inconvénients de la
pluralité d'idiomes, et aux avantages de l'unité de langage, dans un même
empire. Mais si pour les états terrestres cette unité est si désirable, quelle n'est
pas son importance dans une société qui
a pour lien fondamental l'unanimité des croyances professées? Quel moyen
plus efficace et plus sûr de constater cette unanimité que l'usage des mêmes formules de prières
publiques ? Et les églises particulières, comment se rattacheront-elles au centre
qui les régit par un lien plus fort
que celui qui les astreint à recevoir de
l'Église métropolitaine ou patriarchale, les formules dont elles ont besoin
pour exercer la Liturgie ? Cette mesure d'ordre et de subordination n'est donc
point étrange, et on peut même dire que, si elle n'existait
pas, il faudrait l'inventer. Mais elle
existe, car elle est sortie de bonne heure du génie même
du gouvernement ecclésiastique. L'unité purement métropolitaine, il est
vrai n'a pas été de longue durée; elle s'est fondue dans une plus vaste unité.
Ainsi les Gaules, sous Pépin n'avaient déjà
plus qu'une seule Liturgie ; ainsi l'Espagne tout entière, au temps
d'Alphonse VI, pratiquait
unanimement la Liturgie gothique.
Et qu'on n'attribue pas la
centralisation actuelle des formes de la prière liturgique au seul génie des
Pontifes romains. Le patriarche de Constantinople l'a exercée lui-même dans son
ressort, dès le septième siècle, et depuis il l'a étendue, en sa qualité
prétendue de Patriarche
514
oecuménique, à toutes les églises
de son rite qui se trouvent dans les patriarchats d'Alexandrie, d'Antioche et
de Jérusalem; c'est même un des canons de l'Église melchite consigne dès le
XII° siècle, dans le recueil de Balsamon (1).
Comment alors les Pontifes romains,
Patriarches de l'Occident, qui possèdent
la pleine puissance sur toute l'Église, le droit inaliénable sur les causes
majeures, la charge d'enseigner tous les fidèles, n'auraient-ils pas saisi et
organisé ce droit important de régler et de fixer la Liturgie; droit qui
entraîne de si grandes conséquences pour la foi, la morale et la discipline ?
Dès le commencement du V° siècle, saint Innocent le réclamait déjà, comme nous
l'avons vu, sur l’Italie, les Gaules, l'Espagne, l'Afrique, la Sicile et les îles adjacentes,
et généralement sur toutes les églises fondées par les missionnaires du Siège
apostolique. Les Papes n'ont fait autre chose qu'appliquer ce
principe ; et aujourd'hui, que par une terrible permission divine, l'Église
catholique se trouve presque réduite au seul patriarchat d'Occident, qui se
compose de toutes les églises latines
des cinq parties du monde, l'unité romaine de la Liturgie est non
seulement un grand fait que personne ne peut nier, mais encore un des plus puissants
moyens par lesquels se conserve entre
toutes ces églises l'unité de foi, et le lien de société visible. Honneur donc
à la sagesse, à la prudence, à la fermeté des Pontifes romains, auteurs et
conservateurs de cette imposante communion, qui amène après elle tant et de si
précieux avantages!
Vous me dites à cela,
Monseigneur, que les églises qui n'ont pas la Liturgie romaine ne sont pas
moins fidèles au Siège apostolique que celles qui gardent ce lien avec Rome. Vous produisez en exemple l'Église
de Milan.
515
« Seule entre toutes les autres, dites-vous, elle a conservé
ses rites, malgré les efforts réunis des deux puissances; cependant, on serait
bien embarrassé encore aujourd'hui, de trouver une église plus catholique et plus
intimement unie au Saint-Siège que celle de Milan, malgré la différence de sa
Liturgie avec le rite romain (1). »
Permettez-moi, Monseigneur,
quelques observations. D'abord, il est triste dans une question de droit
ecclésiastique d'être réduit à défendre la résistance opposée par une église
particulière aux efforts réunis des deux puissances : l'histoire
enregistre de tels faits, mais il est dangereux et d'un exemple funeste d'aller
y chercher des arguments, surtout quand on est soi-même dépositaire de la
puissance ecclésiastique. En second lieu, Monseigneur, la liturgie de Milan est
aujourd'hui confirmée par le Saint-Siège, elle date de plus de douze cents ans;
en sorte que si elle est moins grave d'autorité que celle de Rome, elle ne
saurait protéger les liturgies françaises qui ne datent que d'hier, et ne sont
point ni ne peuvent être approuvées par le Saint-Siège, puisqu'elles ont été
établies sur les ruines de la Liturgie romaine. Mais est-il bien certain,
Monseigneur, que l'Église de Milan ait toujours été si intimement unie au
Saint-Siège, malgré la différence de sa Liturgie arec le rite romain? Ne
disons rien des éléments du Joséphisme qui s'agitent depuis longtemps dans son
sein; laissons en paix la cendre de son dernier archevêque; mais, de grâce,
Monseigneur, citez-moi en Italie une église au sein de laquelle, à diverses
époques du moyen-âge, se soient rencontrées des factions plus turbulentes et
plus audacieuses dans l'opposition à l'égard du Saint-Siège qu'il ne s'en est
trouvé dans l'Église de Milan? Et qu'on ne dise pas que la Liturgie
516
n'y était pour rien; car il n'est
que trop certain que le rite ambroisien était précisément le drapeau à l'ombre
duquel se ralliait cette petite Église nationale. Comme je ne puis pas
donner ici un cours d'histoire de l'Italie au moyen âge, je me contenterai de
rappeler un seul fait et je me flatte qu'on le trouvera suffisamment
caractéristique.
J'emprunte le récit de saint
Pierre Damien lui-même, que Nicolas II avait envoyé à Milan, en qualité de
légat, pour extirper de cette église le désordre des mœurs qui souillait le
clergé, et la simonie qui était si répandue que, au rapport du saint Docteur, à
peine rencontrait-on dans le nombreux clergé de Milan, un clerc qui eût été
ordonné gratuitement. « Nous fûmes d'abord reçus avec le respect dû au Siège
apostolique, et nous fîmes connaître l'objet de notre mission. Un jour après,
il s'éleva tout à coup, par la faction des clercs, un murmure dans le peuple.
Ils disaient que l'Église ambrosienne ne devait pas être soumise aux lois de
l'Église romaine, que le Pontife romain n'avait aucun droit de juger ce
siège, ni de faire des dispositions à son sujet. Il est indigne, disaient-ils
que celle qui, sous nos ancêtres, a toujours été libre, se soumette aujourd'hui
à une autre église, pour notre opprobre et notre confusion. Enfin, les cris et
le tumulte s'élèvent de plus en plus, on s'ameute de différents côtés autour du
palais épiscopal, les cloches sont mises en branle, la ville retentit des sons d'une
immense trompette d'airain; tout faisait présager ma mort, et plusieurs avaient
soif de mon sang (1). »
317
Le courageux légat réussit dans
sa mission et réconcilia enfin au Saint-Siège l'archevêque et ses clercs qui se
soumirent à la pénitence. L'année suivante, 1060, Nicolas II, effrayé des
tendances schismatiques qui s'étaient révélées dans le clergé de Milan, et qui
cherchaient leur prétexte dans la Liturgie ambrosienne, voulut assurer au Siège
apostolique un titre de plus à l'obéissance des Milanais, en les astreignant à
la Liturgie romaine. Saint Pierre Damien fut de nouveau envoyé vers cette église
; mais il rencontra une opposition si forte à l'objet de sa mission, qu'il fut
contraint de revenir à Rome, sans avoir rien pu obtenir.
L'Eglise de Milan, que vous
citiez, Monseigneur, comme un argument à l'avantage des liturgies
particulières, nous fournit donc au contraire une preuve des dangers que j'ai
signalés; et il n'est pas étonnant que le Pape Eugène IV, au quinzième siècle,
ait fait de nouveaux efforts pour amener cette église à la communion des
prières romaines, afin d'assurer davantage sa fidélité au Saint-Siège. Ce
Pontife ne réussit pas mieux que n'avaient fait Nicolas II et saint Adrien Ier;
mais si, plus tard, le Siège apostolique, renonçant à son espoir, a daigné
confirmer, pour le bien de la paix, une Liturgie ancienne, orthodoxe, et pour
laquelle le peuple témoignait un attachement invincible, il semble, encore une
fois, Monseigneur, que les résistances scandaleuses qui eurent lieu autrefois,
de la part du clergé et du peuple de Milan,
518
ne méritent pas d'être célébrées
avec tant de complaisance. Parlant de la mission du Cardinal de Castiglione par
Eugène IV, à Milan, vous dites, Monseigneur : « Le clergé et le peuple
enveloppèrent le palais où le légat était descendu, et, la torche à la main,
ils menacèrent de l'y brûler vif, s'il ne rendait le Missel et ne vidait le
logis. Le Légat aima mieux renoncer à sa mission que d'attendre
l'événement. Il fit jeter le livre par la fenêtre et partit (1). » On conçoit
qu'après avoir fait un mérite aux Milanais d'avoir bravé les efforts réunis
des deux puissances, cette narration grotesque soit tombée de votre plume ;
mais, il est permis de douter que si quelques paroisses du diocèse d'Orléans
faisaient ainsi vider le logis à un vicaire général envoyé par vous pour
y extirper ce que vous jugeriez un abus, la résistance vous parût, Monseigneur,
d'aussi bon goût. Quant à la vérité historique, la circonstance de vider le
logis est un simple embellissement du récit : le peuple redemandait son
Missel et non l'expulsion du Légat. Il y a ici simplement un de ces traits
dégagés qui ne sont pas très rares dans l’ Examen.
Rome céda donc, pour le bien de
la paix, et depuis la fin du XV° siècle, la Liturgie ambrosienne fut si souvent
confirmée par les Souverains Pontifes, que saint Charles avait coutume de dire
que, par ces approbations, cette Liturgie était devenue plus romaine que
milanaise. La situation est donc fort différente de celle que nous avons à
déplorer en France. Dans la plupart des diocèses où règnent les liturgies
particulières, il est notoire qu'elles furent établies malgré l'opposition et
les représentations des Chapitres ; elles n'ont point pour elles
l'antiquité ; la plus répandue a été fabriquée par la main des Jansénistes, et
ni les unes ni les autres n'ont reçu la
confirmation
519
apostolique, bien qu'elles
aient été implantées sur les
ruines de la Liturgie romaine.
Vous n'auriez donc pas dû,
Monseigneur, alléguer l'Église de Milan comme un exemple irréfragable de la
parfaite union que les liturgies particulières maintiennent entre le Siège
apostolique et ceux qui les professent. Parlerons-nous maintenant de l’Église
grecque et des autres églises orientales? Le fait est que ces églises, qui
n'ont jamais été soumises à la Liturgie romaine, sont aussi depuis de longs siècles,
hors de la communion du Saint-Siège. Assurément, je suis loin de prétendre que
leur schisme soit une conséquence directe de leur liberté en matière de
Liturgie ; mais je ne craindrai pas de répéter que la communion des prières
romaines eût été un lien de plus à briser et un obstacle au schisme, le jour où
ces églises se séparèrent du centre de l'unité. Nous le voyons, du reste, de
nos jours, dans le royaume de Pologne, puisque le Rite romain est l'unique
obstacle qui ait retardé jusqu'ici l'exécution des projets de l'empereur de
Russie, pour la réduction de cette église à son schisme ; tandis qu'il ne lui a
fallu que commander ce schisme pour le consommer dans les provinces qui
suivaient le rite grec-uni. En présence d'une situation si lamentable, on ne
peut s'empêcher de regretter que le grand Pontife saint Grégoire VII, qui
s'entendait en fait de gouvernement ecclésiastique, n'ait pas réussi dans son
projet d'astreindre les divers peuples de race slave aux lois et aux formules
de la Liturgie romaine.
Niera-t-on la puissance de
l'unité liturgique pour maintenir et fortifier la dépendance à l'égard du Siège
apostolique, quand on considère les efforts de la secte janséniste pour briser
le lien de la prière commune qui unissait toute la France au Saint-Siège,
jusqu'à la fin du XVII° siècle? Depuis l'accomplissement de cette œuvre
malheureuse, soutenue par les arrêts des Cours de
520
justice du royaume, n'avons-nous
pas vu la constitution civile du Clergé doter la France d'une église nationale,
par l'inspiration de ces mêmes hommes, qui avaient applaudi à l'œuvre de Vigier
et Mésenguy ? Ricci et ses curés dans leur synode de Pistoie, battaient des
mains pour applaudir à la destruction de la Liturgie romaine, et préparaient un
nouveau bréviaire dont les éléments devaient être empruntés à celui de Paris.
Peu d'années après, en 1790, un membre de l'Assemblée Constituante proposait
dans une motion imprimée l'adoption de ce bréviaire comme celui de la nation(1). En 1797, le concile des évêques
constitutionnels à Paris reprenait cette motion, et, en 1802, le nouveau Concordat
était présenté par Portalis au Corps Législatif, mais accompagné des Articles
organiques dont une des dispositions décrétait aussi une Liturgie nationale
pour la France. Enfin, car il faut tout dire, en 1843, pour avoir entrepris la
défense des liturgies françaises, Mgr l'archevêque de Toulouse recevait, à la
tribune de la chambre des députés, les félicitations de M. Dupin et de M.
Isambert, et dans la presse, les éloges du Journal des Débats, du Siècle,
du Courrier Français, de l'Emancipation, etc.
Je passe rapidement sur ces
faits, dont la plupart sont rapportés au long dans les Institutions
liturgiques ; mais on peut dire que c'en est fait de la logique, s'ils ne
prouvent pas jusqu'à l'évidence que l'unité liturgique est aussi favorable au
maintien de la liberté ecclésiastique, que les Liturgies particulières lui
peuvent être funestes.
J'ose donc conclure, Monseigneur,
que l'unité liturgique qui existe de fait dans les neuf dixièmes de l'Église
catholique a sa racine dans la constitution même de cette Église ; d'autre
part, nous avons vu qu'elle était une
521
conséquence de l'unité de foi et de
religion ; nous pouvons donc passer au
paragraphe suivant.
Pour faire ressortir davantage
les inconvénients produits par la publication des Institutions liturgiques,
vous retracez, Monseigneur, la situation de l'Église de France avant
l'apparition des deux premiers volumes de cet ouvrage, et, entre autres
avantages de cette situation, vous placez celui-ci : « Chacun suivait en paix
la Liturgie de son diocèse, laissant au premier Pasteur le soin de la régler
sagement et saintement. Aucune difficulté pratique ne venait inquiéter les
esprits sur cette matière: juge naturel des questions particulières de
discipline dans son Église, l'Évêque prononçait, et la conscience des consultants
était en repos (1).»
Il n'est pas possible,
Monseigneur, de nier plus expressément que vous ne le faites dans ces paroles
l'existence d'une Réserve apostolique sur la Liturgie. Si chaque Évêque possède
à lui seul le droit de régler sagement et saintement la Liturgie, s'il
est le juge naturel des questions qui peuvent intéresser la conscience
en cette matière, il est clair, comme vous le dites, que la Liturgie, si
importante qu'elle soit comme le principal instrument de la tradition,
n'est pas encore entrée, pour la France du moins, dans la discipline générale,
et que le Siège apostolique n'a rien à voir dans nos bréviaires et dans nos
missels. Avons-nous du moins une Liturgie
gallicane,
522
comme au temps de Pépin ? Pas davantage
: chaque évêque isolé est le juge naturel dans cet ordre de questions.
Nos provinces ecclésiastiques sont-elles astreintes à l'unité de liturgie avec
la métropole, comme il fut établi au V° siècle? Non, chaque évêque a, dans son
diocèse, tout ce qu'il faut d'autorité pour régler sagement et saintement
le culte divin. En d'autres termes, cela veut dire une de ces trois choses : ou
il n'a jamais existé de règlement obligatoire en faveur de l'unité liturgique ;
ou ces règlements étant contraires au bon ordre, il a bien fallu les mettre de
côté ; ou ces règlements sont périmés, et il n'y a que les ennemis de la paix
et de la liberté épiscopale qui peuvent songer à les rappeler, même
historiquement.
Malheureusement, il est de fait
que les canons des conciles ont, de très bonne heure, enlevé à l'évêque
particulier, le droit de Liturgie; il est de droit que l'unité en matière
liturgique est fondée sur la nature même de l'Église, et conforme à l'esprit de
ces croyances ; et il est encore de fait que le droit de Liturgie dans l’Église
de France, comme dans toutes celles du Patriarchat d'Occident, est réservé au
Souverain Pontife. Il est temps de le démontrer ; ce ne sera pas long.
Personne ne peut nier que la
Liturgie romaine n'existe seule dans toutes les églises du rite latin, en
quelque partie du monde qu'elles soient situées, si l'on excepte Milan avec
quelques diocèses de cette métropole (1), et, en France, les soixante églises
environ qui demeurent séparées de la Liturgie romaine, les unes depuis dix ans,
les autres depuis un siècle entier et davantage.
523
La Réserve pontificale sur la
Liturgie dans l'Occident est démontrée jusqu'à l'évidence : 1° si les églises
qui pratiquent la Liturgie romaine sont tenues de la conserver; 2° si celles du
rite ambrosien ne sont exemptes de la suivre que par la permission du
Saint-Siège ; 3° si celles de France qui se sont séparées de la Liturgie
romaine, sont obligées de la reprendre, ou de faire approuver par le Siège
apostolique leurs bréviaires et missels ; or, ces trois points sont
incontestables.
1° Les Eglises qui pratiquent
la Liturgie romaine sont tenues de la conserver. On peut diviser ces
églises en deux classes ; la première comprenant les églises qui n'étaient pas
obligées de prendre le Bréviaire de saint Pie V, en 1568, attendu qu'elles
avaient à cette époque, un bréviaire certain depuis deux cents ans; la seconde
comprenant les églises qui ont adopté purement et simplement le Bréviaire
romain publié par ce saint Pontife, selon les intentions du Concile de Trente.
Les églises de la première de ces
deux classes, quoique non astreintes au Bréviaire de 1568, n'en sont pas moins
réputées soumises à la Liturgie romaine; et en effet, à cette époque, hors la
province de Milan, il n'y avait pas un seul diocèse en Occident qui ne fût sous
les lois de la Liturgie romaine. Nous avons vu que des auteurs français, dès le
XII° siècle, comptaient parmi les attributions du Pontife romain celle de disposer
les offices et les messes, et d'ailleurs tous les manuscrits liturgiques
conservés dans nos bibliothèques font foi de l'accord qui existait sous ce
rapport entre toutes les églises latines en dehors du rite ambrosien. La
résolution du Concile de Trente de remettre au Pontife romain, le soin de
publier le Bréviaire et le Missel pour toute l'Église, le suppose avec non
moins d'évidence.
Saint Pie V, dans
sa Bulle, établit formellement le
même fait : « Nous abolissons tous les autres bréviaires,
524
en interdisons l'usage dans toutes
les églises du monde, en lesquelles, de coutume et d'obligation, l'Office divin
se célèbre selon le rite de l'Église romaine ; exceptant cependant les
églises qui, en vertu d'une première institution approuvée par le Siège
apostolique ou de la coutume, antérieures, l'une et l'autre, à deux cents ans,
sont dans l'usage évident d'un Bréviaire certain (1). »
Ainsi l'exception porte sur
celles des églises qui, célébrant l'Office divin selon le rite de l'Église
romaine, comme les autres, sont dans l'usage évident d'un bréviaire certain
depuis deux cents ans. Ces églises, dont les bréviaires portaient en tête le
titre diocésain, et qui avaient mélangé leurs usages particuliers à la Liturgie
romaine qu'elles suivaient comme les autres, sont-elles autorisées par la Bulle
à dépouiller la substance romaine de leur bréviaire pour se donner une
Liturgie, moyennant laquelle elles ne célébreraient plus l'Office divin selon
le rite de l'Église romaine? Il est évident que saint Pie V ne pouvait
l'entendre ainsi. En voulez-vous la preuve, Monseigneur ? Grégoire XVI nous la
donne dans son Bref à Mgr l'archevêque de Rheims, où il interprète la bulle de
son saint prédécesseur : « Saint Pie V, dit-il, ne voulut excepter de
l'obligation de recevoir le Bréviaire et le Missel corrigés et publiés à
l'usage des églises du rite romain, selon l'intention du Concile de Trente, que
ceux qui depuis deux cents ans au moins, avaient coutume d'user d'un bréviaire
et d'un missel différents de ceux-ci : de façon toutefois,
525
qu'il ne leur fut pas
permis de changer et remanier à leur volonté ces livres particuliers, mais
simplement de les conserver si bon leur semblait (1). »
Ces bréviaires approuvés dès lors
par l'autorité apostolique devenaient donc immuables, et pour y faire des changements,
au moins notables, il devenait nécessaire de recourir à l'autorité qui les
avait sanctionnés. Ils tombaient donc sous la Réserve pontificale. Tout le
monde sait que, pour la France du moins, ces Bréviaires ont péri jusqu'au
dernier dans le naufrage liturgique qui a fait disparaître chez nous la
liturgie romaine.
Les églises de la seconde classe,
savoir celles qui ont adopté purement et simplement le bréviaire de saint Pie
V, sont soumises plus strictement encore à la Réserve papale sur la Liturgie.
Le Bréviaire et le Missel dont elles usent n'est point
le leur, mais celui de Rome; elles n'ont donc aucun droit de faire à ces livres
le moindre changement. D'autre part il ne leur est pas possible de l'abolir
dans leur sein pour se créer une autre Liturgie. La Bulle de saint Pie V leur
en ôte positivement la liberté : « Nous statuons, dit le saint Pontife, que ce
Bréviaire, dans aucun temps ne pourra être changé en tout ou en partie, qu'on
n'y pourra ajouter, ni en retrancher quoi que ce soit, et que tous ceux qui
sont tenus par droit ou par coutume à réciter ou psalmodier les Heures
canoniales, suivant l'usage et le rite de l’Église romaine (les lois canoniques
ayant statué des peines
520
contre ceux qui ne disent pas
chaque jour l'Office divin) sont expressément obligés désormais, à perpétuité,
de réciter et psalmodier les Heures, tant du jour que de la nuit, conformément
à la prescription et forme de ce Bréviaire romain, et qu'aucun de ceux auxquels
ce devoir est formellement imposé, ne peut satisfaire que sous cette seule
forme (1). »
La Bulle du saint Pontife sur le
Missel déclare la même chose, quanta l'usage inviolable de ce livre dans les
églises où il est établi.
II° Les églises du rite
ambrosien ne sont exemptées de l'obligation de suivre la Liturgie romaine qu'en
vertu d'une concession du Saint-Siège.
Le rite principal des églises
d'Occident, après celui de Rome, est le rite de Milan. Jusqu'à l'an 1440, le
Siège apostolique conserva l'espoir d'introduire, dans cette église, la
Liturgie romaine; mais les diverses tentatives pour amener ce résultat ayant
produit de trop vives agitations, les Pontifes romains se désistèrent de leur
entreprise. Dès la fin du même siècle, en 1497, on trouve une bulle d'Alexandre
VI qui confirme expressément l'usage de la Liturgie ambrosienne; de nombreuses
approbations ont été octroyées depuis, et c'est par ce motif que saint Pie V,
dans sa Bulle pour le Bréviaire, ne s'adresse qu'aux églises du rite romain,
soit qu'elles aient un Bréviaire propre depuis deux cents ans, soit que celui
dont
527
elles se servent ne remonte qu'à
une époque plus récente.
La Liturgie ambrosienne est en
dehors de la Réserve pontificale; mais par concession expresse. J'ai donc été,
je l'avoue, Monseigneur, fort étonné de l'interpellation que vous m'adressez au
sujet du règlement de l'Archevêque de Milan qui défend de célébrer la messe sur
le corps de saint Ambroise autrement que selon le rite ambrosien. Je transcris
vos paroles : « Le règlement solennel qu'on vous montra, mon Révérend Père,
n'était après tout qu'un règlement fait par quelque archevêque de Milan, un
règlement nul de soi, puisque vous enseignez aux jeunes lévites français
qu'aucune puissance dans l'Église ne peut s'opposer à l'usage du Missel et du
Bréviaire romains, un règlement inspiré par l'esprit d'insubordination et de
révolte, et qui renverse tous les principes fondamentaux du catholicisme (1). »
Mais, Monseigneur, à quelle page
de mes écrits ai-je jamais enseigné que l'évêque d'une église autorisée par le
Saint-Siège à conserver sa Liturgie particulière, n'ait pas le droit de faire
les règlements nécessaires pour maintenir ce privilège dans toute son étendue ?
Comment pourrait-il y avoir insubordination, révolte, renversement des
principes du catholicisme, dans un acte inspiré par le désir de conserver
des usages autorisés ? J'ai seulement observé que, à Rome, à la confession de
saint Pierre, on était plus généreux pour la Liturgie ambrosienne, qu'on ne
l'est à Milan pour la Liturgie romaine, sur la confession de saint Ambroise. La
conséquence unique de ce fait, est que, à Rome, on se sent fort d'une liturgie
universelle, tandis qu'à Milan on est susceptible pour sa Liturgie particulière
; mais le règlement en question n'a aucune valeur pour prouver que l'évêque d'une église
528
astreinte à la Liturgie rom aine, serait en droit d'exiger
pour l'ordre qu'il donnerait de lui en substituer une autre, la même obéissance
à laquelle l'archevêque de Milan a droit dans ses règlements pour maintenir sa
Liturgie confirmée par le Saint-Siège.
III° Les Églises qui se sont
séparées de la Liturgie romaine sont obligées d'y revenir, ou de faire
approuver par le Siège apostolique leurs bréviaires et missels.
Cette conclusion résulte
évidemment des principes que nous venons d'établir; car si ces églises sont
dans le cas de l'exception prévue par saint Pie V, elles n'ont pas eu le droit de changer leurs livres liturgiques ; elles
doivent donc revenir sur cette mesure. Si elles avaient adopté les livres de
saint Pie V, elles sont dans l'obligation de les reprendre; car
nous venons de voir que la
liberté de quitter ces livres leur est absolument enlevée. Reste donc la ressource de demander au Saint-Siège l'approbation des
nouvelles liturgies, laquelle étant accordée, placerait ces églises dans une
situation analogue à celle que nous avons constatée à Milan.
En attendant, voici les règles du
Saint-Siège sur la matière; et si rigoureuses qu'elles soient, il faut bien
reconnaître qu'elles ne sont que l'application des principes établis dans la
Bulle de saint Pie V, et dans le droit antérieur à ce Pontife.
Par la Constitution de Clément
VIII Cum in Ecclesia, du 10 mai 1602, il est interdit aux évêques, sous la menace
des plus formidables censures, de rien retrancher ou ajouter au Bréviaire
romain.
Par le Décret de la sacrée
Congrégation des Rites, publié sous l'autorité d'Urbain VIII, le 13 janvier 1631, il est défendu
aux Ordinaires d'ajouter au Calendrier du Bréviaire romain, sans la permission
du Saint-Siège, des fêtes qui n'y sont pas déjà insérées, et il est déclaré que
ceux qui réciteraient les Offices de ces fêtes encourent
529
les peines marquées dans la
Constitution de saint Pie V.
Par le Décret de la sacrée
Congrégation de l'Index, publié officiellement à Rome, en tête du Catalogue des
livres défendus, sont prohibés en général, et sans avoir besoin de sentence
spéciale, les Offices de la sainte Vierge et des Saints publiés ou à publier
par les Ordinaires, sans l'approbation de la sacrée Congrégation des Rites.
Telles sont les règles
sanctionnées et pratiquées par le Saint-Siège jusqu'aujourd'hui, et d'après
lesquelles les nouvelles liturgies devraient être jugées, préalablement à leur
approbation.
Un fait célèbre du XVII° siècle
nous apprend quelle est en ces questions la manière de procéder du Saint-Siège.
Percin de Montgaillard, Évêque de Saint-Pons, prélat zélé d'ailleurs pour la
discipline, et remarquable par sa charité envers les pauvres, avait eu le
malheur de prendre une fausse route dans les querelles du Jansénisme. On
l'avait vu, en 1667, embrasser la cause des quatre évêques de Pamiers, d'Aleth,
d'Angers et de Beauvais, dans l'affaire du Formulaire ; il avait été du nombre
des prélats qui soutinrent le Rituel d'Aleth que le Saint-Siège avait proscrit.
Enhardi par la publication des nouveaux Bréviaires de Vienne, de Paris et de
Cluny, entreprises sur lesquelles le Saint-Siège avait cru devoir garder le
silence, il se permit de faire divers changements dans les Offices et dans les
fêtes de son église, et publia ces innovations sur le Directoire des Offices
divins pour 1681. L'archidiacre et le chapitre de Saint-Pons protestèrent
contre ce changement dans la Liturgie. Ce fut alors que Percin de Montgaillard
publia son Traité du Droit et du pouvoir des évêques de régler les Offices
divins dans leurs diocèses (1688, in-8°) ; et ce livre, qui ne contient pas
d'autres principes que ceux qui sont allégués dans les
530
mandements placés en tête des Bréviaires du XVIII° siècle,
et dans les écrits récemment publiés en faveur de l'innovation liturgique, a
paru si répréhensible à Benoît XIV, qu'il s'abstient par égard, dit-il, d'en
nommer l'auteur (1).
L'ouvrage fut condamné à Rome par
décret de l'Index, en date du 27
avril 1701, avec tous les Ordo ou Directoires de l'Église
de Saint-Pons à partir de l'année 1681 (2).
Or, Monseigneur, le Saint-Siège
aujourd'hui n'a point d'autres maximes sur le droit de la Liturgie, que celles
qu'il professait en 1701 ; il ne reconnaît pas davantage à un évêque
particulier le droit de régler les Offices divins dans son diocèse. La
dernière édition de l'Index maintient la condamnation du livre de l'Évêque de
Saint-Pons, et le Bref de Grégoire XVI à Mgr l'archevêque de Rheims, tout
modéré qu'il est, nous met parfaitement en mesure d'apprécier les intentions
présentes du Saint-Siège. Mgr l'archevêque de Rheims avait demandé au Souverain
Pontife quelle était la valeur des liturgies actuellement en usage dans un
grand nombre d'églises de France, et quel était le pouvoir des évêques en cette
matière. Qu'a répondu Grégoire XVI ? A-t-il loué l'œuvre du XVIII° siècle ? l’a-t-il confirmée de son suffrage apostolique ? l'a-t-il excusée
avec une indulgente complaisance ?
531
Il est clair, par les faits et les principes que nous avons
établis, qu'il ne pouvait rien faire de tout cela. Grégoire XVI a parlé dans
le même sens qu'eût répondu saint Pie V : il n'a ni loué, ni excusé, ni
approuvé la situation liturgique de ces églises : il l'a seulement qualifiée de
déplorable, de périlleuse et capable de scandaliser les fidèles; puis,
venant à la question de droit, il a dit, après avoir rappelé les bulles de saint
Pie V :
« C'est une œuvre difficile et embarrassante de déraciner cette coutume
implantée dans votre pays depuis un temps déjà long; c'est pourquoi, Vénérable
Frère, redoutant les graves dissensions
qui pourraient s'en suivre, nous avons cru devoir, pour le présent, nous
abstenir non seulement de presser la chose avec plus d'étendue, mais même de
donner des réponses détaillées aux questions que vous nous aviez proposées (1).
»
Cependant, Monseigneur, si, comme
vous le prétendez, les évêques ont tout droit sur la Liturgie, comment se
fait-il que le Saint-Siège, pour le bien de la paix, et afin d'éviter de graves
dissensions, suspende sa réponse aux questions de Mgr l'archevêque de Rheims ?
Ne montre-t-il pas évidemment, par là, que cette réponse, différée pour
le présent, devait être peu
favorable aux prétentions
françaises sur la Liturgie ? Si Grégoire XVI n'eût eu qu'à répondre : « Tout
est bien comme il est; l'unité liturgique n'est qu'une chimère, et n'a jamais
été dans l'intention du Saint-Siège; les bulles de saint Pie V n'ont
jamais concerné la France; » je vous
le demande, Monseigneur, quelles dissensions
eût-il pu craindre ? Les
532
partisans des nouvelles liturgies
triomphaient; ceux qui réclament contre les nouveaux bréviaires et missels
s'inclinaient devant l'approbation apostolique de ces livres désormais
légitimes; et tout était terminé.
Il n'en a pas été ainsi. Le Bref
à Mgr l'archevêque de Rheims a prouvé une fois de plus ce qui n'aurait jamais
dû être contesté, savoir, que la France est soumise à la Réserve apostolique
pour la Liturgie. Je suis donc en droit de conclure que, cette Réserve
existant, nos églises, comme toutes autres de l'Occident qui s'y seraient
soustraites, sont tenues d'y rentrer, ou de faire approuver leurs livres. Nous
avons vu que l'Église de Milan ne jouissait légitimement de sa Liturgie
ambrosienne que parla concession du Saint-Siège; nous avons démontré que
l'obligation de suivre la Liturgie romaine est de droit pour les églises
latines; donc je puis formuler en conclusion la proposition que j'ai placée en
tête du présent paragraphe, que dans la discipline actuelle, le droit de
Liturgie est réservé au Pontife romain, au moins pour l'Église latine.
J'ai dit, Monseigneur, au moins
pour L’Église latine, parce que le Saint-Siège, bien qu'il n'ait pas jugé à
propos de se réserver la rédaction des Liturgies orientales, et qu'il les ait
maintenues dans la forme qu'elles ont reçue de l'antiquité, n'a cependant pas
voulu laisser sans contrôle ce principal instrument de la tradition de l’Église
dans l'Orient. Parmi les congrégations de Cardinaux, préposées aux diverses
branches du gouvernement ecclésiastique, il en est une qui s'appelle la
Congrégation pour la correction des livres de l'Église Orientale. Cette
Congrégation a revu tous ces livres pour l'usage des Grecs, des Syriens, des
Arméniens, des Coptes, qui sont unis au Saint-Siège. Ces liturgies, approuvées
par l'autorité apostolique, ont été imprimées par les presses de la Propagande,
et c'est ainsi que des églises,
533
qui ne sont point comprises dans
les dispositions de la Bulle de saint Pie V, se sont trouvées participer à
l'unité liturgique par l'unité du pouvoir qui confirme leurs livres, et qui les
soustrait aux variations qu'auraient pu leur faire subir les Orientaux, au
jugement desquels la variété et l'arbitraire dans le service divin sembleraient
un perfectionnement.
Ainsi, Monseigneur, quand vous me
reprochez d'avoir accepté la légitimité
des liturgies orientales, quelque notable que soit la différence
qu'elles présentent avec les usages romains, tandis que, d'un autre côté, je
considérais comme déplorables les divergences qui existent en France dans le
culte divin (1), c'est en vain que vous avez prétendu trouver en ceci partialité ou contradiction. L'unité
liturgique qui suffit en Orient, n'est pas l'unité liturgique requise en
Occident. Ce n'est pas moi qui ai fait les lois qui régissent cette discipline d'unité ; les Réserves apostoliques ne procèdent pas de
mon autorité, et il n'est pas plus dans mon pouvoir que dans le vôtre de les
abroger. Confirmées par le Saint-Siège, immuables dans les églises qui les
emploient, supérieures à l'autorité des
évêques particuliers, les liturgies orientales ne sont qu'une protestation de plus contre l'anarchie du culte divin en
France, et quand on réussirait, selon le désir de Mgr l'archevêque
de Toulouse, à établir chez nous l'unité
métropolitaine de la Liturgie,
nos églises n'en seraient pas moins, pour ce qui est de l'accord dans le
service divin, et des conséquences si
graves qui en résultent, dans une situation très inférieure à celles de
l'Orient, dont les livres ont
traversé les siècles,
sont garantis orthodoxes par
l'autorité du Saint-Siège, et
nous apparaissent comme l'expression
successive de la foi et de la doctrine d'un nombre immense d'évêques et
534
d'églises. Ces livres, ainsi que
l'a démontré le savant P. Zaccaria, peuvent donc être
invoqués comme une autorité sérieuse en faveur de l'orthodoxie dans les
controverses théologiques; ces liturgies ont une valeur dogmatique
réelle ; car il existe en elles un principe d'unité et d'antiquité.
L'existence d'une Réserve
apostolique sur la Liturgie étant constatée, je passe maintenant, Monseigneur,
à la question d'application.
La première de ces conséquences,
évidente par elle-même, est que la simple volonté d'un évêque particulier ne
suffit pas pour rendre légitime, et par conséquent obligatoire, l'usage d'un
bréviaire ou d'un missel nouveaux, dans un diocèse où la Liturgie romaine
serait en usage. Vous m'avez reproché, Monseigneur, d'avoir enseigné cette
proposition dans la Lettre à Mgr l’archevêque de Rheims; mais, comme
vous n'avez encore produit aucun argument en faveur de la négative, je continue
de m'en tenir à cette conclusion, qui doit être d'une grande évidence,
puisqu'elle réunit en sa faveur l'autorité de la Sacrée Congrégation du Concile,
qui a décidé en ce sens à plusieurs reprises, et le sentiment fort remarquable
et nullement suspect de Van-Espen lui-même (1).
La seconde conséquence de ce qui
précède est que désormais la publication d'un nouveau bréviaire ou d'un
nouveau missel en France est devenue moralement
535
impossible. Le Bref de Grégoire XVI
à Mgr l'archevêque de Rheims est connu ; il est l'objet du respect non
seulement des défenseurs de la Liturgie romaine, mais encore des partisans des
nouvelles liturgies. Or, il ne suffit pas pour apprécier la portée de ce Bref,
de dire avec vous, Monseigneur, que Grégoire XVI vient de réveiller, avec
une admirable réserve, le souvenir de la Bulle de saint Pie V (1) ; sans
doute le Pontife a procédé dans cette décision avec une charité apostolique ;
mais il n'a nullement eu l'intention de se borner à réveiller le souvenir
d'une Constitution qui fait partie de la discipline générale de l'Église. Il
consent simplement, pour le présent, à ne pas en presser l'exécution ; il
s'abstient de décider les cas de conscience qui lui ont été soumis par
l'illustre Prélat, parce qu'il redoute, dit-il, les graves dissensions qui
pourraient s'en suivre. Il est donc bien clair que la décision que Rome tient
en suspens ne serait pas favorable à l'innovation liturgique. Comment supposer
après cela que nous pourrions être condamnés à revoir encore imprimer ou réimprimer
des liturgies particulières, sans l'avis du Siège apostolique ?
J'avoue, Monseigneur, que j'ai
été surpris que, dans votre Examen, où vous paraissez prendre acte du
Bref de Grégoire XVI, vous m'ayez mis au rang de ces écrivains téméraires
qui s'asseyent sur la chaire de Pierre, pour annoncer ce que le Pape veut ou ne
veut pas (2). La volonté de Grégoire XVI est suffisamment connue par son
Bref, et des actes récents montrent avec assez d'évidence que Pie IX n'a point
sur cette matière d'autres sentiments que ceux professés par Grégoire XVI, et
fondés sur l'accord des décisions de trois des Congrégations romaines, le
Concile, les Rites et l'Index. Vous dites quelque part,
536
Monseigneur : Mais, de bonne foi, l'Église se gouverne-t-elle
par des on-dit, et par des chuchotements? Vivons-nous de conversations ou de
lois (1) Je suis tout à fait de votre avis, Monseigneur, et d'autant plus
qu'on a trop souvent voulu se débarrasser des bulles de saint Pie V, en
alléguant des on-dit et des conversations, pour éluder la portée des
constitutions romaines en faveur de l'unité liturgique. Aujourd'hui, grâces à
Dieu, cela n'est plus possible ; on ne peut pas ranger le Bref de Grégoire XVI
parmi les chuchotements; sa publication a fait trop de bruit, et ses heureux
résultats sont aujourd'hui trop éclatants.
Déjà plusieurs de nos Prélats se
sont empressés de suivre l'exemple de Mgr l'évêque de Langres, que Grégoire XVI
leur proposait pour modèle ; et il n'est pas permis de supposer que vous-même,
Monseigneur, ne vous fassiez gloire de les imiter, aussitôt que se présentera
cette occasion favorable que Mgr l'évêque de Langres est loué d'avoir
saisie, lorsqu'elle s'est offerte à lui. Voici des paroles que vous connaissez
et qui doivent en donner l'assurance à tous vos lecteurs. Parlant de l'adoption
de la Liturgie romaine par les Évêques de France au VIII° siècle, vous vous
exprimez ainsi : « Si la puissance pontificale agissant par elle-même, et par
des actes directement émanés de son autorité suprême, eût demandé au clergé de
France le sacrifice de son antique Liturgie ; sans doute, en témoignage de leur
respect et de leur amour pour le Saint-Siège, les évêques du royaume, d'abord
contristés, auraient unanimement obéi au désir du successeur de saint Pierre
(2). »
537
Or, Monseigneur, dans le Bref de
Grégoire XVI, la puissance pontificale a agi par elle-même; cet acte est
directement émané de son autorité suprême; il est empreint delà plus
paternelle modération, puisque Rome s'abstient, pour le présent, de
presser l'exécution d'une loi qu'elle reconnaît sacrée ; les évêques du royaume
n'ont point à défendre une liturgie antique, mais seulement des livres dont
l'origine est récente et malheureuse ; leur respect et leur amour
pour le Saint-Siège ne sont point au-dessous de ceux que professaient les
évêques du VIII° siècle; on peut donc avoir la certitude que tôt ou tard ils obéiront
au désir manifesté du successeur de saint Pierre. Comment ne
serais-je pas l'interprète de votre pensée, lorsque je me permets de vous
associer des premiers aux sentiments du clergé français qui, comme vous
l'avouez volontiers, verrait avec bonheur un mouvement favorable au retour
de l'unité (1) ?
La troisième conséquence de ce
qui précède est que le clergé du second ordre, s'il désire, comme vous en
convenez vous-même, Monseigneur, le retour à l'unité liturgique, doit attendre
avec confiance ce grand résultat, de la sagesse des évêques, et de leur dévouement
au Siège apostolique.
Que l'unité liturgique tant
recherchée par l'Église devienne donc de plus en plus l'objet de nos vœux ;
préparons son avènement par nos prières d'abord, puis par les demandes
respectueuses adressées à ceux auxquels le Siège apostolique a daigné laisser
le soin de réaliser ses intentions, et de cicatriser les plaies anciennes.
L'étude de la Liturgie reprise avec ardeur, en même temps qu'elle rétablira les
saines traditions sur le culte divin, animera de plus en plus les désirs pour la
réalisation du plan sublime que seconda
Charlemagne, que saint Grégoire VII
538
poursuivit vigoureusement, que le
Concile de — Trente confirma avec une divine sagesse, et que le Siège
apostolique ne saurait jamais abandonner.
Tels sont, Monseigneur, les
sentiments qui, à mon a avis, doivent animer aujourd'hui le
clergé dans la question de l'unité liturgique, et ils ne sont pas nouveaux chez moi. Dès 1841, avant
l'ouverture de la polémique qui s'est élevée à propos des Institutions
liturgiques, je m'exprimais ainsi dans la préface du deuxième volume de cet
ouvrage ? « Nous éprouvons le besoin de protester contre un abus dans lequel,
malgré nous, la lecture de notre livre pourrait peut-être entraîner quelques personnes. Il ne serait
pas impossible que certains ecclésiastiques, apprenant par nos récits l'origine
peu honorable de tel ou tel livre liturgique en usage dans leur diocèse depuis un
siècle, crussent faire une œuvre
agréable à Dieu en renonçant avec éclat
à l'usage de ces livres. Notre but n'est
certainement pas d'encourager de pareils actes qui n'auraient guère d'autre
résultat final que de scandaliser le peuple fidèle, et d'énerver le lien sacré
de la subordination cléricale. Pour produire un bien médiocre, on s'exposerait
à opérer un mal considérable. Nous désavouons donc à l'avance toutes les démonstrations
imprudentes et téméraires, propres seulement à compromettre une cause qui n'est
pas mûre encore. Sans doute notre intention est d'aider à l'instruction de cette
cause, et nous la voudrions voir jugée déjà et gagnée par la tradition contre la nouveauté ; mais une
si grande révolutionne s'accomplira qu'à l'aide du temps, et la main de nos
évêques devra intervenir, afin que toutes choses soient comme elles doivent
être dans cette Eglise de Dieu qu'il leur appartient de régir (1). »
539
Trois ans après, le Bref de
Grégoire XVI fut publié, et il fut visible à tout le monde que le Siège
apostolique estimait déplorable, périlleuse, offensive pour la piété des
fidèles, et contraire à la discipline générale, l'innovation
liturgique qui a détruit l'unité du service divin dans l'Église de France ;
mais qu'il daignait en même temps, pour le présent, laisser au zèle et à
la prudence des évêques le soin d'appliquer le remède.
Vous vous êtes plaint,
Monseigneur, du mauvais effet que pourrait produire sur l'esprit du clergé,
réduit à réciter encore longtemps peut-être certains bréviaires rédigés par des
auteurs hétérodoxes, le récit des circonstances qui ont amené le triomphe des
modernes systèmes liturgiques. Les quelques expressions du Bref si modéré de
Grégoire XVI en disent plus pour compromettre à jamais nos prétendus
chefs-d'œuvre aux yeux du clergé, que cent volumes que j'aurais pu écrire, et
les intentions manifestées dans ce Bref au sujet du retour à l'unité,
avanceront plus la question à cet égard que n'a pu le faire ma Lettre à Mgr
l’archevêque de Rheims.
Rome, dans cette affaire, a donc
été fidèle à sa politique toute de charité. Dans le passé, elle s'abstint de
toute marque d'approbation pour les nouvelles liturgies ; elle les vit naître
avec regret, comme on peut s'en convaincre d'après les passages de Benoît XIV
que j'ai cités dans mon livre. Le jour où la question se formula en principes
dans le livre de l’Evêque de Saint-Pons, elle censura la doctrine qui enseigne
que le droit de liturgie appartient aux évêques particuliers ; dans la Bulle Auctorem
fidei, elle vengea les Réserves apostoliques violées par le synode de
Pistoie, qui, entre autres réformes, annonçait un nouveau bréviaire ; mais
craignant les troubles qui pouvaient s'élever, dans un siècle où les
dissensions religieuses déchiraient l'Église de France, elle n'alla pas plus
loin dans ses manifestations. Aujourd'hui le
540
Siège apostolique supplié, par un de nos plus illustres Métropolitains, de s'expliquer sur la
pratique à suivre dans cette grave question, a répondu de manière à ne laisser
aucun doute. Sa décision est pleine de condescendance ; mais on y sent la
vigueur apostolique. Le principe de l'unité liturgique s'y trouve
confirmé encore une fois ; et il devient évident pour ceux qui en avaient douté
jusqu'alors, que les liturgies françaises, loin d'être un fait et un droit
reconnus, sont simplement l'objet d'une tolérance provisoire. C'est donc une
nouvelle application de ce haut principe d'indulgence qui est un des éléments
du gouvernement ecclésiastique, une nouvelle preuve que Rome ne veut point dominer
avec empire sur l'héritage du Seigneur (1) ; mais qu'elle a confiance dans
le zèle des évêques, et dans les résultats que le temps et les circonstances
sauront mûrir et consommer.
Nous examinerons maintenant,
Monseigneur, les difficultés que vous avez opposées au rétablissement de
l'unité liturgique en France.
Les conclusions établies
ci-dessus, relativement à l'unité liturgique, sont combattues par vous,
Monseigneur et quant aux principes sur lesquels elles reposent, et quant à la
valeur des documents qui constatent l'existence d'une Réserve apostolique sur
la Liturgie. Je répondrai d'abord à vos difficultés sur la question de droit.
541
Et d'abord, selon vous,
Monseigneur, l'unité liturgique est impossible, quant au temps
, en voici la raison : « Que chaque peuple, selon sa latitude, suive
exactement des règles uniformes pour la célébration de l'office, les uns
commenceront la Messe quand l'heure de compiles sonnera pour les autres, et à
quelques degrés de l'écliptique ils ne se rencontreront plus (1). »
Mais, Monseigneur, qui jamais a
prétendu que l'unité liturgique devait s'entendre
matériellement quant au temps ? Les
Souverains Pontifes qui ont prescrit l'usage des mêmes livres pour le service
divin n'ont jamais émis cette prétention étrange ; c'est au monde tel que Dieu
l'a créé qu'ils adressaient leurs lois, et il ne leur vint jamais en pensée de
changer le cours des astres pour procurer la récitation simultanée du Bréviaire romain. Dieu daigne se glorifier
des hommages non interrompus que la race humaine lui présente à toute heure, et
que la marche du soleil amène successivement tous les peuples à lui offrir; il
n'y a point d'intervalles, il n'y a point de silence de la prière sur ce
globe qu'il a formé ; la prière du jour et celle de la nuit s'en
élèvent au même moment vers celui qui a fait les heures ; l'unité de cette
harmonie qui suffit à Dieu devait suffire aux Pontifes romains, et ils n'en ont
point exigé d'autre.
Il est vrai, Monseigneur, que cet
argument de l'impossibilité de l'unité physique dans la Liturgie vous en
suggère un autre, destiné à démontrer l'impossibilité de son unité morale ;
vous le formulez ainsi ? « Il y a autant d'obstacles dans la différence des
mœurs, l'opposition du caractère, l'entêtement des préjugés nationaux, que dans la course de la terre
autour du soleil, à ce que les mêmes usages, les mêmes rites, les mêmes
542
cérémonies soient uniformément pratiqués en tous lieux (1). »
Ici, Monseigneur, les faits sont
redoutables contre votre thèse. Je suis loin de nier les obstacles provenant de
la différence des mœurs, de l'opposition du caractère, de l’ entêtement des préjugés nationaux ; mais je
crois qu'il en faut déduire une conclusion toute différente de la vôtre. S'il
est un fait glorieux pour le christianisme, c'est précisément d'avoir établi
d'une manière uniforme ses institutions, malgré tous les accidents et
prétentions des races diverses ; c'est d'avoir triomphé des nationalités non
seulement quant à la foi commune qu'il leur impose, mais encore quant aux
règles de discipline auxquelles il les soumet, afin que l'unité du Corps de
Jésus-Christ, dans lequel il n'y a ni grec ni romain, ni scythe ni barbare,
soit manifestée à tous les yeux. Sans doute, : Monseigneur, l'Église admet ou
tolère quelques liturgies particulières ; mais en dépit de ces exceptions, vous
ne pouvez nier que l'italien de Rome, le français de Langres, l'allemand de
Munich, l'anglais catholique de Londres, le polonais de Varsovie, le russe
latin de Saint-Pétersbourg, l'américain de Baltimore ou de Rio-Janeiro,
l'indien de Pondichéri, le chinois de Pékin, l'australien de Sidney, ne se
réunissent chaque jour, à quelque degré de l'écliptique qu'ils soient placés,
dans les mêmes prières romaines et sous les mêmes formes liturgiques, malgré la
différence des mœurs, l'opposition du caractère et l'entêtement des préjugés
nationaux. Pour moi, Monseigneur, ce spectacle me paraît sublime, et je ne
m'avise pas de disputer sur le possible, quand le fait est si évidemment
accompli. J'y admire bien plutôt la puissance de l'unité déposée dans
l'Église par son divin fondateur ; et j'avoue que les sept cent soixante-quinze
évêques
543
catholiques qui gardent la Liturgie
romaine, me semblent une plus magnifique démonstration de la supériorité de
l'Église sur tous les obstacles qui s'opposaient au règne du christianisme, que
les cent vingt-cinq autres qui, par autorisation expresse ou par tolérance,
pratiquent des liturgies particulières. Tous ont la même foi ; tous exercent un
pouvoir sacré et légitime sur leurs troupeaux ; mais il faut bien convenir que
l'Église apparaît plus grande et plus forte dans les premiers que dans les
seconds.
Après avoir fait ressortir
l'obstacle à l'unité liturgique tiré du génie opposé des divers peuples, vous
en appelez, Monseigneur, à cet esprit de liberté qui se fait sentir jusque
dans les Saints (1).
J'avoue que j'ai de la peine à
goûter ce nouveau caractère de sainteté qui consisterait à faire d'une manière,
quand l'Église nous enjoint de faire d'une autre. Saint Cyprien paraît avoir
été séduit un moment par ce dangereux esprit de liberté; mais saint Augustin
nous apprend qu'il lui a fallu le martyre pour laver sa désobéissance.
Firmilien de Césarée, qui prit fait et cause pour saint Cyprien dans son
opposition au Pape saint Etienne, n'a point reçu de l'Église la qualité de
Saint que vous lui donnez, Monseigneur (2) ; Tillemont et Fleury la lui
attribuent, il est vrai, mais l'Église romaine ne lui a jamais ouvert son
Martyrologe. Encore est-ce une question entre les critiques, de savoir si sa
fameuse lettre est authentique. Le fait est que, depuis le Concile de Trente,
parmi les cinquante ou soixante personnages qui ont reçu les honneurs de la
canonisation ou même de la béatification, vous n'en citeriez pas un seul qui se
soit opposé au décret du Concile de Trente et aux Constitutions
544
de saint Pie V sur l'unité liturgique.
Entre tous ces serviteurs de Dieu, saint Charles Borromée est le seul qui ait
suivi une autre liturgie que celle de Rome; et vous savez, Monseigneur, que son
Église ambrosienne était exempte de l'obligation d'appliquer le décret et les
bulles. Bien plus, nous voyons par les Conciles de ce grand archevêque
l'extrême attention qu'il eut de maintenir la Liturgie romaine dans toutes les
églises de son diocèse et de sa province qui n'étaient pas du rite ambrosien;
tant il était loin d'entendre l'esprit de liberté qui anime les Saints,
de la même manière que Harlay de Paris, Caylus d'Auxerre, Colbert de
Montpellier, Ricci de Pistoie ou Grégoire de Loir-et-Cher, qui ont eu peu de
goût pour l'unité liturgique.
Vous passez ensuite, Monseigneur,
à la loi mosaïque, pour y trouver un nouvel argument en faveur de la variété
liturgique, et voici vos paroles : « Rien de plus auguste et de plus vénérable,
assurément, que les rites et les cérémonies de l'ancienne loi : Dieu lui-même
les avait réglés avec le plus grand détail, et c'est sous la dictée d'un tel
maître que Moïse les avait écrits. Alors il n'y avait qu'un temple, une seule
famille sacerdotale, et par conséquent une seule tradition pour le culte de
Dieu. Est-il bien prouvé cependant que les rites mosaïques n'aient pas souffert
d'assez notables altérations d'un siècle à l'autre, et que des usages nouveaux
n'aient quelquefois été mis à la place des anciens (1)? »
Cette excursion dans le champ des
usages mosaïques n'est pas heureuse, et je doute fort, Monseigneur, que les
liturgies du siècle dernier, qui ont détruit l'unité, y trouvent l'ombre même
d'une justification. Il est vrai, en effet, que la loi mosaïque, au temps de
Notre-Seigneur,
545
avait subi de légères altérations, que des traditions rabbiniques avaient remplacé,
sur quelques points, les usages fixés par Dieu lui-même; mais vous ne pouvez
pas avoir oublié, Monseigneur, la
véhémence avec laquelle Jésus-Christ même reprend ces nouveautés coupables. En
second lieu, les modifications introduites dans la loi rituelle chez les Juifs,
consistaient bien plus en additions qu'en suppressions, et l'on peut dire en
toute vérité que la loi mosaïque est restée debout tout entière dans ses
cérémonies jusqu'à la ruine du Temple. Troisièmement enfin, les changements
liturgiques dans la Synagogue n'avaient lieu que par l'autorité du souverain
pontife, qui présidait seul au culte divin; et s'il est un fait incontestable,
c'est en général l'attachement des Juifs à leurs traditions, et leur éloignement
pour toute nouveauté. Les liturgies
françaises n'avaient donc rien à gagner à ce parallèle avec la Liturgie juive,
même à l'époque où l'on peut convenir que celle-ci était devenue moins pure.
Mais l'autorité telle quelle de
la Synagogue ne suffisant pas à démontrer le bien de la variété liturgique,
vous avez recours, Monseigneur, à l'exemple si imposant de la primitive
Église. De ce que l'unité liturgique
n'existait pas dans les quatre premiers siècles, vous concluez que nous pouvons
bien nous en passer aujourd'hui. Je cite : « L'Église a donc ignoré pendant
quatre cents ans au moins que l'unité, l'immutabilité, et l'inviolabilité de la
Liturgie importaient au maintien du dépôt de la foi, « au maintien de la hiérarchie,
au maintien de la religion chez les peuples? Elle l'a certainement ignoré; car
si elle l'avait su, elle n'aurait pas attendu le V° ou le VI° siècle pour
tenter d'établir cette unité. Jamais l'Église
n'a déployé plus de sagesse, de
prévoyance et de force, que pendant les
siècles les plus près de son berceau; jamais
sa discipline n'a été plus
546
attentive à régler tout ce qui
importait au maintien du dépôt de la foi ; pontifes, prêtres, fidèles, tous étaient
unis par les liens les plus intimes et les plus forts. L'Abbé de Solesmes aime-t-il
mieux que l'Église des quatre ou cinq premiers siècles ait
connu, comme lui, toute l'importance dogmatique de l'unité, de l'immutabilité,
de l'inviolabilité de la Liturgie ? Qu'il explique alors la grande diversité
qu'elle laissa s'établir dans les formules et les usages liturgiques pendant si
longtemps (1). »
Rien n'est plus facile,
Monseigneur, que d'expliquer la diversité des formules et des usages
liturgiques durant les quatre premiers siècles; mais il ne serait pas exact
dédire que l'Église la laissa directement s'établir. Le grand
intérêt était de fonderies chrétientés; et pourvu qu'elles possédassent les
rites essentiels, leurs fondateurs, appelés ailleurs par les soins de
l'apostolat, n'avaient pas le loisir de donner la dernière perfection aux
formes extérieures. C'est ainsi que saint Paul, écrivant aux Corinthiens sur la
célébration du Saint Sacrifice, remet à son retour auprès d'eux le complément
des usages liturgiques dont il veut environner cette œuvre sacrée (2). Le
clergé de Corinthe n'en célébra pas moins les saints Mystères, en attendant.
Non, Monseigneur, l'Église
n'ignorait pas l'importance de
l'unité liturgique pour le maintien du dépôt de la foi dans ces siècles de conquête ; mais il y
avait un intérêt plus grand encore à ses yeux, c'était celui d'étendre le
christianisme aux peuples qui ne le connaissaient point encore, et de le
conserver chez ceux qui l'avaient déjà reçu. Si elle souffre aujourd'hui la
variété des rites dans diverses contrées pour le bien de la paix, le même motif
547
la conduisait alors. Vous savez
mieux que moi les mouvements que se donna
le Siège apostolique, dès le deuxième
siècle, pour procurer l'unité dans la célébration de la Pâque; cependant il
crut dans sa sagesse pouvoir attendre
encore pour la réalisation complète de
cette importante mesure. Dans l'affaire du baptême des hérétiques, le
Pape saint Etienne s'arrêta après avoir lancé les plus sévères
comminations, afin de ne
pas ébranler l'Église d'Afrique. Croyez-vous, Monseigneur, que l'Église ignorait l'importance de
l'unité sur ces divers points? C'est précisément parce qu'elle était douée
de sagesse et de prévoyance qu'elle n'usait de la force que dans la
proportion utile au salut des chrétientés. Mais elle n'avait point laissé
s'établir la diversité dans la célébration de la Pâque et dans un si grand
nombre d'autres rites; de tels usages
remontaient à la fondation des
Églises; voilà pourquoi elle les ménageait, comme elle ménage aujourd'hui les rites
orientaux. Quand les choses furent
venues à maturité, et que les Églises eurent acquis assez de vigueur pour subir
les conséquences de l'unité, le
Concile de Nicée abolit
solennellement la divergence dans la célébration de la Pâque, comme
douze siècles plus tard, le Concile de Trente chargea le Pontife romain de
publier un Bréviaire et un Missel universels.
Que si des usages nouveaux et
contraires à la tradition venaient à s'établir, comme celui de
rebaptiser les hérétiques, qui ne remontait qu'à l’évêque de Carthage,
Agrippin; le Siège apostolique savait dès lors protester par sa grande maxime :
Nihil innovetur, nisi quod traditum est; et après avoir employé tour à
tour la vigueur et la prudence, il disposait enfin le retour des églises à l'unité
formelle.
C'est une erreur dangereuse et
souvent réfutée, de soutenir que la discipline des quatre premiers siècles a dû être tellement complète qu'il était impossible d'y
toucher
348
désormais sans la corrompre. Ce
système est celui de Fleury, dans ses Discours sur l'Histoire ecclésiastique,
que le Saint-Siège a inscrits sur le catalogue de l'Index; mais il a
contre lui les notions fondamentales de toute société et l'évidence des faits
de l'histoire. En effet, qui pourrait jamais soutenir,
à moins d'y trouver son intérêt, qu'une société, dans ses commencements, peut
mener de front les travaux de sa fondation et les mesures de son organisation
la plus parfaite? D'autre part, ne faut-il pas fermer les yeux pour ne pas voir
que l'ère du perfectionnement des lois canoniques ne fait que commencer à la
paix de l'Église ? Laissons donc Fleury s'écrier, à l'ouverture du septième
siècle; « Les beaux jours de l’Église sont passés; » et s'il nous arrive de
croire que la discipline établie par le Concile de Trente, dans ses canons de
Reformatione, vaut bien celle qui régissait l'Église dans ses beaux
jours, nous n'en serons que plus catholiques. Dans tous les temps il y a eu
des abus, dans tous les temps l'Église en a rencontré là même où elle devait
moins en attendre. C'est pour cette raison que certaines mesures ont été de
longs siècles à se développer; mais si l'on suit l'histoire du droit
ecclésiastique dans les monuments, la marche de la législation ecclésiastique
n'en est pas moins certaine. Or, un des principaux faits de cette histoire est
la tendance continuelle vers l'unité de discipline. Cette unité s'est réalisée
par le cours des siècles sur un grand nombre de points ; la Liturgie est du
nombre; n'en déplaise aux admirateurs de l'époque de préparation, je tiens pour
mon compte que la période de l'unité des formes est plus parfaite encore.
Vous dites, Monseigneur : «
L'ancienne Rome avait-elle moins de zèle pour l'orthodoxie que la nouvelle (1)
? » — Non, Monseigneur; mais la nouvelle a
549
autant d'autorité que l'ancienne,
et cela doit nous suffire. D'ailleurs l’ancienne et la nouvelle
Rome n'en font qu'une seule dirigée par l'Esprit de Dieu. Si nous eussions vécu
dans les siècles où l'unité liturgique n'existait pas, ou n'était pas réclamée,
je n'eusse jamais songé à écrire en faveur de cette unité, et par conséquent
l'occasion vous eût manqué, heureusement peut-être, d'écrire votre Examen.
Mais aujourd'hui que l'unité liturgique est à la fois un fait et un principe,
j'ai pu très légitimement faire valoir les arguments en sa faveur; et pour
avoir voulu les combattre, vous avez été réduit à reculer plus d'une fois sur
un terrain périlleux.
Vous répétez souvent,
Monseigneur, dans votre Examen, que l'unité de foi est toujours possible
sans l'unité de Liturgie ; vous argumentez durant de longues pages sur la
supposition que j'aurais enseigné que cette dernière unité est indispensable à
la première. Une telle manière de procéder ne peut faire illusion qu'aux
personnes qui n'auraient pas même feuilleté les Institutions liturgiques
et la Lettre à Mgr l'archevêque de Rheims. Tous mes lecteurs de bonne
foi savent que si j'ai relevé la Liturgie romaine au-dessus de toutes les
autres, comme il est juste, j'ai exprimé cent fois ma vénération pour les
liturgies anciennes et approuvées. J'ai dit seulement, et je le maintiens, que
l'unité liturgique importe à la conservation du dépôt de la foi, mais je
n'ai dit nulle part qu'elle y fut nécessaire. Mgr l'archevêque de
Toulouse reconnaît lui-même que l'autorité d'un évêque particulier est
insuffisante pour assurer l'orthodoxie d'une liturgie, et propose dans
ce but le système de l'unité métropolitaine ; il importe donc, selon ce
Prélat, que la Liturgie ne soit pas laissée aux mains des Ordinaires. Pourquoi
? sans doute, parce qu'il ne les croit pas
infaillibles dans l'enseignement. Mais comme une province ecclésiastique, si
nombreuse qu'elle soit, n'est
550
pas plus infaillible, puisque nous
avons vu, dans l'histoire, des Patriarchats entiers s'abîmer dans l'hérésie,
j'ai cru pouvoir dire : Si on veut assurer l'orthodoxie des formules et des
usages liturgiques, il importe (remarquez bien ce terme modeste,
Monseigneur), que l'unité règne dans le service divin.
Un autre argument employé
plusieurs fois dans l'Examen, contre le principe de l'unité liturgique
repose sur cette maxime, que l'unité de prière subsiste toujours quand même les
formules employées sont différentes (1). Cela est parfaitement vrai dans un
sens. Lorsque vous célébrez dans votre cathédrale, Monseigneur, un jour de
solennité, et que les fidèles qui vous entourent comme leur Pasteur, adressent
à Dieu leurs prières, en union avec celles que vous lui offrez, peu importe que
les uns lisent dévotement le Paroissien d'Orléans, que les autres récitent leur
chapelet, que d'autres s'élèvent à Dieu silencieusement par la méditation. Je
confesse bien volontiers qu'il y a unité de prières autour de vous, parce qu'il
y a union de vœux et de sentiments; mais autre est l'unité exigée pour la
prière du clergé, autre est celle qui est demandée des simples fidèles. L'une
est officielle et publique, l'autre ne Test pas ; et cela est si vrai que vous
ne permettriez pas à vos curés, Monseigneur, de se servir d'un missel et d'un
bréviaire différents de ceux dont vous usez vous-même. En vain vous
diraient-ils que la prière est tine, indépendamment des formules, vous
exigeriez l'unité matérielle, parce que vous estimez l'unité liturgique, au
moins dans votre diocèse, une nécessité pour l'ordre, pour la subordination,
pour le maintien de la foi. Or, Monseigneur, saint Pie V n'avait pas un
principe différent du vôtre lorsqu'il traitait de coutume détestable
celle en vertu de laquelle chaque évêque s'était fait un bréviaire
551
particulier, déchirant ainsi, au moyen de ces nouveaux
offices dissemblables entre eux, et propres pour ainsi dire à chaque évêché, la
communion qui consiste à offrir au même Dieu des prières et des louanges en
taie seule et même forme. Il faut donc distinguer deux sortes d'unités
dans la prière, et tous mes lecteurs savent que dans les Institutions
liturgiques comme dans la Bulle de saint Pie V, il n'est question que de
l'unité publique et officielle, en un mot de l'unité liturgique.
Ainsi, Monseigneur, lorsque vous
nous dites; « Chaque mystère de la Religion est explicitement et convenablement exprimé dans les prières
ecclésiastiques de tous les diocèses en communion avec l’Église romaine ; la
totalité des dogmes chrétiens se
retrouve partout ; Tordre général du culte divin y est également observé. Il y
a donc unité d'esprit, unité de sentiments, unité d'affections dans la prière
ecclésiastique ; unité de foi, d'espérance et de charité (1) ; » il est facile
de voir que la divergence des liturgies en France n'est point à vos yeux un
fait affligeant ; mais il me semble que vous décidez un peu vite de
l'orthodoxie absolue de tant de diverses formules. Si ces liturgies étaient
approuvées par une autorité irréfragable,
je conçois votre sécurité; mais
Mgr l'archevêque de Toulouse lui-même
affirme que l'orthodoxie de nos
bréviaires et missels ne serait assurée que dans les cas où ils
deviendraient identiques, dans une même métropole ; et il faut bien convenir
que jusqu'ici les liturgies françaises dépassent amplement le nombre de nos
archevêchés. Le Brun des Marettes, par exemple, n'a pas eu le crédit
de faire accepter son bréviaire au-delà des limites du diocèse
d'Orléans.
Quant à l'unité d'esprit,
l'unité de sentiments, l'unité d'affections, l'unité de foi,
l'unité d'espérance et l'unité de
552
charité ; ces diverses unités
sont nécessaires, indispensables dans l'Église ; mais encore une fois il s'agit
de l'unité dans l'expression, et si, par hasard, l’Église désire ou
exige encore cette unité, son absence est un malheur dans les diocèses
où elle est ainsi désirée ou exigée comme le complément de la foi, de l’
espérance, de la charité, comme la garantie de l’esprit,
des sentiments et des affections.
L'Église, Monseigneur, n'a jamais
dit et ne dira jamais que le meilleur bréviaire est celui qu'on dit le mieux.
Tout acte extérieur de la Religion est soumis à une règle extérieure,
autrement, il n'y a plus ni Église, ni Christianisme. Ce principe que vous avez
émis, assurément sans en accepter les conséquences, s'il était passé dans la
pratique, ne vous laisserait pas même l'unité diocésaine dans la Liturgie.
Comment refuseriez-vous, en effet, l'usage du Bréviaire romain aux prêtres
d'Orléans qui vous déclareraient qu'ils le disent
mieux que celui du diocèse ? Quel moyen de les empêcher d'adopter
l'ambrosien ou le mozarabe, si leur dévotion s'en accommodait mieux? Il
est clair que vous ne le pourriez plus. En vain objecteriez-vous l'autorité de
M. Fleuriau d'Armenonville et même la vôtre; ces
autorités ne seraient d'aucun poids à leurs yeux. Leur sens intime dont vous
n'êtes pas juge, car c'est un principe que l'église ne juge pas de internis,
leur rendrait témoignage que le bréviaire qu'ils disent le mieux
n'est pas celui que vous voudriez leur faire réciter, et vous ne les pourriez
contraindre qu'en abjurant votre axiome. Mais encore ils auraient à vous dire,
d'après vos propres paroles, Monseigneur, que la diversité dans la liturgie
n'empêche ni l’ unité de la foi, ni l’unité
de la prière; il ne vous resterait donc d'autre ressource que de promulguer
en petit, dans votre diocèse, la mesure que promulgua en grand saint Pie V dans
l'Église ; c'est-à-dire de publier l'obligation d'un même bréviaire pour
553
tous les clercs soumis à l'Église
d'Orléans, nonobstant les réclamations de ceux qui affirmeraient qu'ils en diraient
mieux un autre. Or, Monseigneur, votre conduite, dans cette circonstance,
renverserait d'un seul coup, et bien mieux encore que je ne le puis faire, les
objections contre le principe de l'unité liturgique, rassemblées dans votre Examen,
et auxquelles j'ai essayé de répondre.
Je passe maintenant aux
difficultés que vous opposez à l'existence d'une Réserve apostolique qui oblige
les Églises de France à l'unité liturgique.
Avant d'attaquer la valeur des
documents qui constatent aujourd'hui l'existence d'une Réserve apostolique sur
la Liturgie, vous avez cru devoir, Monseigneur, apprécier à votre point de vue
plusieurs faits relatés dans les Institutions liturgiques, sur lesquels
je dois revenir avec vous.
Et d'abord, la lettre de saint
Grégoire le Grand à saint Augustin de Cantorbéry, par laquelle le Pontife lui
donne le pouvoir de choisir entre les usages liturgiques des Bretons et des
Gaulois, vous semble une confirmation des principes que vous avez mis en avant
sur l'unité liturgique. Après avoir reproduit la consultation de saint Augustin
qui demande à saint Grégoire : Pourquoi la foi étant une, y a-t-il des
usages si divers dans les églises? au lieu de remarquer que le saint évêque
a eu le malheur d'apprécier comme moi la relation qui existe entre l'unité de
foi et l'unité de Liturgie, ce qui aurait semblé quelque peu à ma décharge,
vous tirez avantage de ce que saint
554
Grégoire n'a pas jugé à propos « d'établir doctrinalement, dans sa réponse,
que l'unité liturgique importait au maintien de la foi, que la loi de la foi
découlait de la loi de la prière, et tous ces axiomes fondamentaux dont
l'auteur des Institutions enrichit la théologie (1). »
Cependant, Monseigneur, il n'y a
rien là qui surprenne les partisans de l'unité liturgique, et les Pontifes
romains qui ont travaillé si vigoureusement à établir cette unité, n'ont jamais
songé qu'ils se mettaient par là en contradiction avec saint Grégoire. Lorsque
le Pape accorde un privilège, il n'a jamais la pensée d'abolir la loi à
laquelle il déroge par ce privilège
; l'exception légitimement octroyée confirme toujours la
règle, et personne n'eût jamais songé à se plaindre de la variété des liturgies
françaises, si elles avaient en leur faveur quelque autorisation d'un Souverain
Pontife. Quand, au siècle dernier, les prélats qui publièrent
les nouveaux bréviaires, s'appuyèrent, dans leurs lettres
pastorales, sur la réponse de saint Grégoire à saint Augustin, ils oubliaient
malheureusement que depuis saint Grégoire, d'autres Souverains Pontifes, dès le
VIII° siècle, avaient établi la Liturgie romaine en France, et que le Concile
de Trente et saint Pie V avaient proclamé l'unité liturgique. On était au XVIII°
siècle, et en France; malgré cela, on
raisonnait comme si on eût vécu au sixième, et en Angleterre. A vos yeux, Monseigneur, saint Grégoire ne
pensait donc pas que la loi de la foi découlât de la loi de la prière;
il était donc en contradiction non seulement avec son prédécesseur saint
Célestin, mais avec tous les théologiens. J'avoue que j'aimerais que
vous nous en donnassiez la preuve ; jusque-là je m'en tiendrai au principe reconnu universellement, savoir, que
la valeur d'une Liturgie procède de l'autorité qui la confirme. J'ai déjà
555
eu l'honneur de convenir avec vous, Monseigneur, que si le
Saint-Siège confirme à votre demande la Liturgie d'Orléans, comme il confirma
celle de saint Augustin, en supposant que saint Augustin en ait publié une (ce
qui est plus que douteux), la Liturgie d'Orléans prendra dès lors une valeur
dogmatique considérable.
Vous avez donc omis, Monseigneur,
de prendre acte des temps, le jour où vous avez écrit ces paroles
, « Quelle magnifique lettre tel savant du XIX° siècle, parlant ex
cathedra, eût écrite à la place de saint Grégoire, au moine saint Augustin
! Quels principes sévères il eût fait entendre! Comme il eût châtié l'orgueil
de ces Églises des Gaules, s'avisant d'avoir une Liturgie particulière (1) ! »
— Il est bien clair, Monseigneur, que les savants du XIX° siècle n'ont pu être
appelés à l'honneur de servir de secrétaires à saint Grégoire le Grand; mais en
retour saint Grégoire-le-Grand ne s'est pas trouvé dans le cas d'appliquer les
Bulles de saint Pie V. Il est même permis de penser que, zélé comme il le fut
toujours pour les Constitutions de ses prédécesseurs, ce grand Pontife, s'il
revenait sur la terre, ne tiendrait point un autre langage que celui de
Grégoire XVI dans son Bref à Mgr l'archevêque de Rheims. Pour gouverner l’Église
de nouveau, la première chose qu'il ferait, assurément, serait de prendre acte
de la discipline actuelle, qui date déjà de mille ans pour la France; ou enfin
s'il jugeait à propos de maintenir la variété liturgique qui divise nos
églises, il commencerait par leur donner de la plénitude de son pouvoir
apostolique, la même autorisation qu'il donna à l'Église de saint Augustin.
Convenez, Monseigneur, que cette dispense mettrait soixante églises de France
dans une situation fort différente de celle où
556
elles se trouvent. Ce qu'il y a de
certain, c'est que Grégoire XVI ne l'a pas fait, et que Pie IX paraît assez peu
disposé à le faire.
Après avoir argué contre l'unité
liturgique de la permission donnée à saint Augustin par saint Grégoire, vous
attaquez, Monseigneur, le fait de l'introduction de la Liturgie romaine en
France, au temps de Pépin et de Charlemagne, comme une mesure irrégulière et
contraire à la liberté de l'Église. Je transcris vos paroles : « On ne trouve
pas dans toute l'histoire ecclésiastique un seul commandement, une seule
invitation adressée par Etienne et Adrien aux églises de France de renoncer à
la Liturgie gallicane et de ne pas la reprendre. On ne voit briller partout que
la grande épée de Pépin et de Charlemagne qui taille et déchire cette pauvre
Liturgie (1). »
Quand il en serait ainsi,
Monseigneur, il faudrait toujours bien reconnaître que Pépin et Charlemagne, si
incompétents qu'ils fussent, auraient eu l'initiative d'une mesure que plus
tard saint Grégoire VII, le Concile de Trente et son interprète apostolique
saint Pie V, devaient pousser avec vigueur ; et cette coïncidence suffirait à
elle seule pour donner lieu de penser, malgré le silence de l'histoire, que ces
deux grands princes n'agissaient qu'à l'instigation du Siège apostolique, qui
profitait de leur influence pour rentrer dans les droits que, dès le V° siècle,
saint Innocent Ier réclamait sur la Liturgie des églises de l'Italie,
des Gaules, de l'Espagne, de l'Afrique, de la Sicile
et des îles adjacentes. Mais est-il bien vrai que la postérité ne nous
ait transmis aucun renseignement significatif sur l'origine de cette grande
révolution dans le service divin de nos églises ? J'ouvre un instant le traité
de Walafrid Strabon De rebus
ecclesiasticis ; nous y
557
reviendrons, Monseigneur, pour une
autre affaire ; j'en prends
l'engagement. Or voici les paroles de l'Abbé de Reichenaw : «
L'Église gallicane, organisée par des hommes non moins habiles, avait
une assez grande abondance de formules
pour les saints offices ; on dit même que
quelques-unes de ces formules ont passé dans les offices romains, au
milieu desquels il est facile, au jugement de plusieurs, de les discerner au
style et à la mélodie. Mais par respect
pour le privilège du Siège de Rome, et à cause de l'opportunité pleine de
raison des règlements qu'il a faits en cette matière, il est arrivé que dans
presque toutes les églises latines, la coutume et la direction de ce Siège ont prévalu (1). » Un peu plus loin,
Walafrid Strabon ajoute : « Le Pape Etienne étant venu en France auprès de
Pépin, père de Charlemagne, pour réclamer
les droits de saint Pierre contre les Lombards,
introduisit, par le ministère de ses clercs, sur la demande du même Pépin,
cette science plus parfaite du chant ecclésiastique qui fait déjà les délices
de la France presque tout entière, et dont l'usage s'affermit et s'étend de
toutes parts (2). »
Ainsi, Monseigneur, l'action du
Saint-Siège est ici parfaitement directe; mais ce n'est pas tout. Voici Char-
558
Charlemagne qui s'exprime ainsi dans les livres Carolins :
L'Église des Gaules a enfin connu l'unité dans l'ordre de la psalmodie, tant
par les soins et l'industrie de notre très illustre père, de vénérable mémoire,
le Roi Pépin, que par la présence dans les Gaules du très-saint homme Etienne,
Pontife de la ville de Rome (1). » Ce n'est pas tout encore. Le même
Charlemagne, revenant sur ce sujet, s'exprime ainsi : « Dieu nous ayant conféré
le royaume d'Italie, nous avons voulu relever la gloire de la sainte Eglise
romaine, et nous avons employé nos efforts pour obéir aux salutaires
exhortations du Révérendissime Pape Adrien, et nous avons fait que
plusieurs églises de cette contrée, qui refusaient d'abord de recevoir la
tradition du Siège apostolique dans la psalmodie, l'aient embrassée
présentement en toute diligence (2). »
Nous voyons donc ici,
Monseigneur, l'exercice du droit majestatique ; mais il n'a rien que de louable
et de parfaitement orthodoxe. Pépin et Charlemagne ont agi de concert avec les
Pontifes romains ; ils n'ont fait que se rendre à leurs désirs, que soutenir
des droits réclamés par l’Église romaine depuis le V° siècle. Ils se sont
montrés, comme c'était leur devoir, les Évêques du dehors et les protecteurs
des Canons ; « expressions, dit Fénelon,
que nous répéterons sans cesse avec joie, dans a le sens modéré des anciens qui
s'en sont servis. L'Évêque
559
du dehors se tient, le glaive en
main, à la porte du sanctuaire ; mais il prend garde de n'y entrer pas. En même
temps qu'il protège, il obéit ; il protège les décisions, mais il n'en fait
aucune (1). » Les Parlements français, qui, de par le Roi, firent brûler par la
main du bourreau au XVIII° siècle, les réclamations des catholiques contre la
destruction violente de la Liturgie romaine, eussent mérité davantage votre
blâme, Monseigneur, comme ayant outré le droit majestatique ; je
m'étonne que vous l'ayez réservé pour des princes aussi respectueux envers la
liberté de l'Église, que le furent constamment Pépin et Charlemagne.
Je ne saurais non plus,
Monseigneur, vous accorder ce que vous avancez sur le fond de mécontentement
qui se forma dans l'Église de France à la suite de la destruction du rite
gallican. Vous exprimez même la crainte « que les allures trop impériales qui
accompagnèrent l'introduction du rite romain dans l'Église de France n'aient
déposé dans les esprits, à cette époque, des dispositions peu favorables à
cette sainte Liturgie ; et que, nourries par l'esprit de nationalité, ces
dispositions, peu raisonnées sans doute, ne se soient perpétuées de siècle en
siècle jusque dans ces derniers temps. Les préjugés les plus étranges ont leur
racine quelque part, et si l'on pouvait suivre pas à pas, d'une génération à
l'autre, ce sentiment trop exclusif que le Clergé de France a voué à ses usages
nationaux, et son éloignement trop marqué pour les usages romains, on
arriverait aux entreprises majestatiques de Pépin et de Charlemagne
contre la Liturgie gallicane ; tant il est vrai que le mieux est quelquefois
ennemi du bien (2). » Je crois, Monseigneur, qu'il vous serait difficile d'administrer
560
une preuve quelconque de la
perpétuité de ces dispositions peu favorables à la Liturgie romaine que
l'Église de France aurait ainsi nourries de siècle en siècle, jusque dans ces
derniers temps. S'il est un fait incontestable par les monuments, c'est la
destruction des livres de la Liturgie gallicane qu'il eût cependant été si
facile de conserver. Voyez les mozarabes en Espagne ; pas une ligne de leur
bréviaire et de leur missel n'a péri, bien que cette liturgie fût abolie dans
tous les royaumes de la Péninsule. Lorsque au XVII° siècle, Dom Mabillon voulut
recueillir les débris de la Liturgie gallicane, les recherches les plus
minutieuses ne purent jamais lui faire découvrir le plus léger fragment du
bréviaire en usage dans nos églises avant Charlemagne ; il dut se borner à
publier quelques lambeaux de missels, qui ne sauraient même nous donner une
idée complète de l'ordre et des cérémonies du Saint Sacrifice à cette époque.
Mêlés aux formes de la Liturgie romaine, telle que la pratiquaient nos églises
jusqu'au XVIII° siècle, certains usages, chants et prières qui se rattachaient
à l'ancienne liturgie gallicane s'étaient conservés dans un grand nombre de nos
églises : qu'en a-t-on fait à l'époque de l'innovation ? Si on excepte les
cérémonies de la messe solennelle dans l'Église de Lyon, presque tout a péri
sous les coups de l'innovation. Le Gallican a été sacrifié impitoyablement
comme le Romain, et ceux qui osèrent réclamer en faveur de nos antiques usages
se virent poursuivis, au nom du pouvoir majestatique, par les Cours de
justice du royaume. Je crois donc, Monseigneur, que vous êtes plus fondé,
lorsque vous attribuez, deux cents pages plus loin, la destruction de la
Liturgie romaine dans nos églises à un peu d'entraînement vers celle
nouveauté qui plaît à la France, et vers cette liberté qui nous est si chère (1). Le fait est
561
que les nouveaux bréviaires et
missels n'ont rien de Gallican, et qu'ils ont si peu de racine dans les églises
où ils ont été implantés que, de votre aveu, Monseigneur, le clergé francais
verrait avec bonheur un mouvement favorable au retour de l'unité (1).
Vous cherchez, Monseigneur, un
autre argument contre l'unité liturgique, dans la permission accordée par Jules
II à quelques chapelles espagnoles de retenir la Liturgie ' mozarabe. Il eût
été plus simple de m'objecter les Liturgies de l'Orient qui sont bien autrement
répandues que la Liturgie gothique, et que le Siège apostolique tient sous sa
protection dans les églises unies. Il est vrai qu'une telle objection n'aurait
eu de valeur contre moi, que dans le cas où j'aurais soutenu que l'unité
physique de la liturgie existe, ou doit exister absolument dans l'Église. Mais
comment imputer cette assertion à un livre dans lequel je n'ai cessé de faire
ressortir l'importance, la beauté et la légitimité des Liturgies particulières,
quand elles sont antiques et approuvées ?
Quoi qu'il en soit, Monseigneur,
vous trouvez une contradiction à soutenir que les églises qui suivaient la
Liturgie romaine, et ont ensuite déchiré la communion des prières
ecclésiastiques pour se fabriquer des livres entièrement nouveaux, ont violé
l'unité que le Saint-Siège leur avait imposée quant à la Liturgie, et à dire en
même temps que Rome a pu, sans désavouer ses principes, autoriser dans sept ou
huit chapelles d'Espagne l'usage d'un missel et d'un bréviaire que, malgré leur
antiquité, elle a cru devoir abolir dans toute la Péninsule. Cependant, c'est
en vain que vous cherchez à mettre en opposition deux Pontifes romains, en
disant que, « l'institution canonique du rite mozarabe par Jules II, mise
en regard de l'abolition de ce même rite
par
502
Grégoire VII, forme un singulier contraste (1) ; » car,
Monseigneur, ce dernier Pontife en soumettant l'Espagne à la loi générale de
l'unité liturgique, n'a point eu l'intention de contester à ses successeurs le
droit d'accorder quelques dispenses, comme il est d'usage qu'ils le fassent sur
les autres lois générales de l'Église. Autrement, que répondriez-vous aux
protestants qui voudraient aussi voir un singulier contraste dans le
privilège accordé au Diacre et au Sous-Diacre, à la messe papale, et au Roi de
France, dans la cérémonie de son sacre, de communier sous les deux espèces,
tandis que le Concile de Trente, et les pontifes romains ont sanctionné
l'abolition de l'usage du calice pour tout autre que pour ceux qui célèbrent à
l'autel ? Le pouvoir et l'acte de la dispense n'ôtent point la loi, mais la
confirment. Quant aux liturgies, nous répéterons encore une fois que leur
valeur vient de l'autorité qui les confirme, et quand cette autorité est unique
et infaillible, ces liturgies cessent d'être une anomalie dans l'Église de
Dieu.
Ce n'est pas sérieusement, sans
doute, Monseigneur, que vous prétendez motiver le jugement historique que j'ai
émis, à propos de Jules II, quand j'ai dit qu'il n'était pas de la race des
hommes par lesquels démit être sauvé Israël, sur l'approbation qu'il donna
au rite mozarabe pour l'usage de quelques églises ou chapelles. « Je laisse
dites-vous, aux lecteurs de l'abbé de Solesmes le soin de décider si Jules II a
mérité cet ostracisme ou parce qu'il n'aurait pas été légitime successeur de
saint Pierre, ou parce que ses décisions, comme chef de l'Église, auraient
manqué d'orthodoxie (2). » Mes lecteurs, Monseigneur, pour peu qu'ils aient de
teinture de l’histoire de l'Église
au XVI° siècle, savent
(1) Examen,
page 185.
(2) Examen,
page 193.
563
parfaitement que Jules II a été
légitime successeur de saint Pierre, et que ses décisions n'ont point manqué
d'orthodoxie ; mais ils savent aussi que toute l’Église à cette époque aspirait
à une réforme sérieuse qui fut plus tard accomplie par le Concile de Trente;
ils savent que Jules II, si admirable d'ailleurs pour son patriotisme italien,
fut du nombre des Pontifes qui hésitèrent dans l'emploi de ce grand remède. Je
pense comme eux, et c'est là tout ce que j'ai dit dans un passage où il est
question, non de la Liturgie mozarabe ou autre, mais de la réforme catholique
de l'Église au XVIe siècle (1). Passons maintenant à la Bulle de saint Pie V.
Selon vous, Monseigneur, Grégoire
XVI vient de réveiller le souvenir de cette bulle (2) ; c'est assez dire
qu'à ' vos yeux elle dormait : du moins, est-ce la preuve qu'elle n'était pas
morte. Toutefois son sommeil était si léger que je défie de citer un canoniste
orthodoxe qui, traitant de la discipline sur la Liturgie, de 1568 à 1840, n'ait
produit cette bulle comme l'expression du droit commun sur la matière. Examinons
donc ensemble, Monseigneur, les fins de non-recevoir que vous lui opposez.
Premièrement : « Le Pape ne
décerne aucune peine contre les églises désobéissantes ; on n'y trouve pas la
plus douce de toutes, exprimée communément par ces mots si connus, sub
indignationis poena ; il ne va pas même jusqu'à commander la récitation du
nouveau Bréviaire, in virtute sanctae obedientiae (3). »
En effet, Monseigneur, ces
clauses manquent dans la Bulle, j'en conviens; elle ne décerne aucune peine contre
les églises désobéissantes ; mais la raison en est toute simple. Cette
bulle s'adresse non aux églises, mais
aux
564
clercs obligés individuellement à
l'Office divin. Il s'agit ici d'un devoir personnel imposé à chacun sous peine
de péché mortel, et c'est précisément pour cette raison que j'ai réclamé en
faveur des clercs le droit individuel de juger de la légitimité du bréviaire
qu'on leur propose. Or, voici Monseigneur, les peines que saint Pie V décerne
contre les clercs désobéissants à sa Constitution : « Ils encourront les peines
statuées par les règlements canoniques contre ceux qui ne récitent pas l'Office
divin chaque jour, et ne pourront satisfaire à leur devoir qu'en le récitant
avec cette seule formule (1). » Ainsi, Monseigneur, l'obligation de restituer
les fruits du bénéfice, la culpabilité en matière grave, voilà la double
sanction de la Bulle, sans qu'il soit besoin des clauses sub indignationis
pœna, ou in virtute sanctœ obedientiœ. Nos lecteurs qui jusqu'ici
n'auraient pas compris la raison qui a porté Grégoire XVI à différer de
répondre, pour le présent, à la consultation de Mgr l'archevêque de de
Rheims, sont à même de prévoir le sens dans lequel cette réponse eût été
donnée. Le Siège apostolique peut, pour un temps, garder le silence, tolérer un
abus ; mais jamais on n'obtiendra de lui l'abrogation des peines redoutables
que je viens de rappeler.
Une seconde fin de non recevoir
est que dans la Bulle, pas un mot n'annonce de près ou de loin qu'il s'agit là
d'une mesure qui importe au maintien du dépôt de la foi, qui intéresse la
tradition (2). » — Mais, Monseigneur, la Liturgie est le principal
instrument de la
565
tradition de l'Église;
Bossuet nous enseigne qu'un docteur catholique peut aller chercher ses
arguments dans son Bréviaire et dans son Missel; comment donc une bulle
qui a pour objet de fixer la teneur du Bréviaire, pourrait-elle ne pas
importer au maintien du dépôt de la foi, ne pas intéresser la tradition?
Assurément, aucun docteur catholique n'a jamais contesté ce point, et quand je
vous l'accorderais, resterait toujours à la Bulle : la valeur d'obligation
canonique, sanctionnée par la double peine qu'elle intime aux contrevenants.
La troisième fin de non-recevoir
est « que la Bulle n'est point générale : elle ne veut atteindre que les
églises qui ont coutume de suivre, ou qui doivent suivre l'usage romain (1). —
D'accord, Monseigneur; ainsi je conviens très volontiers qu'elle n'oblige pas
les églises du rite grec ou arménien, pas même celles du rite ambrosien; mais
les églises du rite romain, celles qui l'ont appliquée et suivie pendant un
siècle et demi et davantage, direz-vous qu'elle ne les oblige pas, qu'elles ont
pu, selon leur bon plaisir, la mettre de côté pour déchirer de nouveau la communion
de prières et de louanges en une seule et même forme que la Bulle avait
pour but de rétablir, et qui n'avait été rompue, dit-elle, que par une
coutume détestable ? La question n'est pas tant de savoir si la Bulle était
générale ou non, que de savoir si elle devait être appliquée, et si elle l'a
été, dans les églises de France. Or, il est indubitable, par les monuments, que
nos églises l'ont suivie; et n'y en eût-il qu'une
seule à l'avoir appliquée, toutes mes propositions seraient vraies quant à
celle-là.
La quatrième fin de non-recevoir
que vous alléguez, Monseigneur, est que la Bulle n'a pas été reçue en France.
Avant de parcourir vos assertions à ce sujet, permettez-
566
moi, Monseigneur, de vous demander
comment il se fait, dans votre hypothèse, que toutes les églises de France,
sans exception, jusqu'à l'époque des nouveaux bréviaires, usaient toutes du
Bréviaire de saint Pie V, ou inscrivaient en tête de leur Bréviaire ces paroles
: Juxta mentem Concilii Tridentini, ou, ad formam Concilii Tridentini,
ou, ad Romani formam ? On peut soutenir malheureusement que la plus
grande partie des églises de France se sont conduites à l'égard de la Bulle de
saint Pie V comme si elles ne l'avaient jamais reconnue ; les faits ne le
prouvent que trop. On pourrait agiter la question de savoir si ces églises
n'auraient pas prescrit contre cette Bulle, si Grégoire XVI n'était pas venu en
réveiller le souvenir. Mais dire, comme vous le faites, Monseigneur, que
cette Bulle n'a point été appliquée en France, c'est aller contre l'évidence
des faits et se jeter dans des embarras inextricables.
J'ai cité sept conciles
provinciaux de France, ceux de Rouen en 1581, de Rheims, de Bordeaux, de Tours,
en 1583, de Bourges en 1584, d'Aix en 1585, de Toulouse en 1590, de Narbonne en
1609, tous ces conciles supposent la Bulle admise et reconnue, par le seul fait
de sa publication à Rome; celui de Narbonne est le seul qui déclare la recevoir
et la promulguer. Ce dernier fait vous donne occasion de dire que jusqu'à 1609,
la Bulle n'était pas reçue en France, et qu'elle ne le fut que dans la province
de Narbonne. Permettez-moi de vous faire observer, Monseigneur, que vous ne
prenez pas acte des usages de l'Église de France au XVI° siècle, relativement à
la réception des Bulles pontificales. C'est une grave erreur de croire que ces
Bulles, pour être appliquées, fussent soumises alors à des formalités de
publication solennelle. Il en était tout autrement, et les conciles de cette
époque, aussi bien que les tribunaux ecclésiastiques, n'avaient point encore
accepté le joug des Parlements en
567
cette matière. Le sentiment de la
liberté ecclésiastique qui réclama si longtemps la publication du Concile de
Trente, n'était pas éteint encore, et l’Église de France s'administrait par
elle-même. Ce n'est pas ici le lieu de donner de longs détails historiques, je
le ferai ailleurs avec surabondance ; il suffira de rappeler un seul trait.
Vous connaissez, Monseigneur,
cette fameuse bulle tant de fois repoussée par les canonistes français dans les
XVII° et XVIII° siècles, cette bulle, épouvantail universel de tous les ennemis
de l'Église, en un seul mot la Bulle in Cœna Domini. Le fait est que, au XVI°
siècle, on ne doutait pas plus en France de la valeur des censures qu'elle
renferme, qu'on ne s'inquiétait de son défaut de promulgation. Le Concile de
Rouen, de 1581, écrit à Grégoire XIII pour le prier de vouloir bien valider un
de ses Canons qui renfermait une clause contraire à cette Bulle (1).
S'étonnera-t-on, après cela, d'entendre les conciles que j'ai cités s'exprimer
à propos du Bréviaire, en ces termes : conformément toutefois aux
Constitutions de Pie V, de sainte mémoire, sur le Bréviaire et le Missel
romains, publiés et restitués selon le décret du saint Concile de Trente,
comme parle le Concile de Rouen que je viens de citer ; conformément à
l'usage de l’Église romaine, selon la Constitution de Pie V, comme
s'exprime le Concile de Rheims ; selon la forme prescrite par le Siège
apostolique et la constitution de Pie V, de sainte mémoire, comme dit le
Concile de Tours ; d'après le décret du Concile de Trente, selon le
langage des Conciles de Bourges, d'Aix, etc. ? Si je me suis trompé avec Benoit
XIV (2) en croyant voir dans ces termes la reconnaissance des Bulles de saint
Pie V comme loi admise dans l'Église de France, nous sommes
568
assurément excusables l'un et
l'autre; car jusqu'ici on n'en demandait pas davantage pour constater
l'acceptation d'une loi. Le témoignage de ceux qu'elle concerne et qui
déclarent qu'il faut s'y conformer, avait suffi jusqu'alors, et c'est ce
qui nous aura trompés.
En attendant que mon erreur me
soit suffisamment démontrée, je vous répondrai, Monseigneur, relativement aux
formes employées par le concile de Narbonne, que si, pour obliger ceux qui
étaient dans le cas prévu par elle, la Bulle n'avait pas besoin de promulgation
officielle, rien n'empêchait de la publier avec formalités dans les provinces
qui, comme celle de Narbonne, renfermaient plusieurs églises qui auraient pu
légitimement garder leurs anciens livres. Ne pourrait-on pas voir aussi dans ce
fait de 1609, un indice de l'usage déplorable qui devait s'établir dans ce XVII°
siècle, de ne plus appliquer les bulles de discipline émanées du Saint-Siège
qu'après les avoir promulguées, à la condition de ne les promulguer jamais,
ainsi qu'il est arrivé ?
En dehors des sept provinces,
auxquelles appartiennent les conciles que je viens de rappeler, et dont toutes
les églises prirent le Romain de saint Pie V, purement et simplement, ou
réimprimèrent leurs bréviaires et missels, sous le titre diocésain, en mettant
en tête ces mots : Ad formam, ou ad mentem sacri Concilii Tridentini,
nous avons encore au moins quarante églises, appartenant aux autres métropoles
de l'Église de France, et qui toutes, au commencement du XVIII° siècle,
suivaient purement et simplement les livres de saint Pie V. Pourriez-vous dire,
Monseigneur, dans quel document historique on trouverait l'acte de promulgation
des bulles relativement à ces églises? A vous dire vrai, je crains bien que de
telles recherches ne fussent stériles. Ces bulles ont été affichées au Champ
de Flore, et cela a suffi, comme pour les autres bulles de cette époque,
relatives à la simonie,
569
à l'obligation pour les bénéficiers
de réciter les Heures canoniales, et tant d'autres Constitutions apostoliques
que nos conciles du XVI° siècle invoquent et appliquent rigoureusement, sans
qu'elles aient jamais été publiées avec les formes qu'on employa à Narbonne
pour celle du Bréviaire. Dans ces sortes de questions, il est indispensable
d'être au fait des anciens usages de l'Église de France, et de se souvenir
qu'ils ont varié. Je sais qu'on peut faire un livre fort spirituel sans étudier
à fond ni les Conciles de Gaule, ni le Gallia Christiana, ni les Procès-verbaux
du Clergé; cependant, faute de ce secours, on s'expose de temps en temps à
des méprises; par exemple à faire figurer Albi parmi les métropoles au XVI°
siècle (1), tandis qu'il était très facile de savoir que cette église n'a été
érigée en archevêché qu'en 1676.
Lorsque vous avancez,
Monseigneur, que la Bulle de saint Pie V et le Bréviaire qu'elle promulgue
furent inconnus en France au moins jusqu'en 1581, vous émettez un fait dont il
vous serait difficile d'alléguer la preuve. Sans parler des exemplaires de ce
Bréviaire imprimés à Rome, qui pénétrèrent dans le royaume, nous trouvons des
éditions de Paris, dès les premières années de Henri III. Ce prince fit
imprimer lui-même incontinent la magnifique et célèbre édition en quatre
volumes in-folio, connue sous son nom dans la bibliographie. L'exigence
oppressive du Parlement, qui prescrivit l'insertion des mots Pro Rege nostro
N. au Canon de la Messe du Missel de saint Pie V, se rapporte aussi à
l'année 158o, et montre que l'impression de ce livre était réclamée
antérieurement à toute publication des Bulles. En 1611, nous entendons
l'avocat-général Servin déclarer, en plein Parlement de Paris, que le Bréviaire
romain est le plus repurgé de tous (2),
sans émettre
570
aucune plainte sur son introduction
en France, qui n'est cependant justifiée par aucune promulgation générale de la
Bulle. Le Bréviaire s'étendait donc de lui-même, selon la conscience de ceux
auxquels il était imposé, et personne ne songeait à se demander quelles
formalités de publication avaient accompagné son entrée en France. Seulement, à
partir de 1581, les conciles provinciaux reconnaissaient et appliquaient la
Bulle, afin d'établir l'unité dans leur ressort, et leur conduite est d'autant
plus remarquable que le grand nombre des églises que représentaient ces
conciles se trouvait dans le cas de l'exception reconnue par saint Pie V; ce
qui ne les empêchait pas de travailler activement à établir l'unité liturgique
à l'aide des nouveaux livres publiés par ce saint Pontife.
Aussi, dès 16o5, l'Archevêque
d'Embrun remontrait à l'Assemblée du Clergé « qu'il serait à propos que toutes
les églises fussent uniformes en la célébration du service divin, et que
l'Office romain fût reçu partout ; qu'à cet effet il y avait un imprimeur qui
offrait d'en imprimer les livres, pourvu qu'il plût à la Compagnie de lui
prêter mille écus. » Et l'Assemblée ordonnait au Receveur général « de les lui
avancer par forme de prêt pour un an, à condition d'en donner bonne et
suffisante caution (1). » C'était assurément le cas pour l'Assemblée d'observer
que les Bulles de saint Pie V n'avaient pas de valeur pour la France, qu'elles
n'avaient été ni reçues ni promulguées ; personne ne fit cette remarque, parce
que chacun savait qu'elles étaient tout autant promulguées qu'il était
nécessaire.
Tout au plus pourrait-on dire que
ces bulles étaient appliquées de fait
sans avoir été reçues quant au droit; mais vous savez, Monseigneur, qu'en matière de
lois
571
générales ou particulières, le fait
de la soumission établit le droit ; et rien n'est plus juste, puisque, d'autre part,
une simple coutume peut elle-même se transformer en loi. Sans doute un grand
nombre d'églises de France, qui prirent le Bréviaire et le Missel de saint Pie
V, auraient pu conserver leurs anciens livres, attendu qu'elles étaient dans le
cas de l'exception ; mais ayant une fois adopté le Bréviaire et le Missel
réformés par ordre du Concile de Trente, et sanctionnés par le Siège
apostolique, elles étaient liées, et ne pouvaient plus revenir sur leurs pas;
ainsi l'ont déclaré saint Pie V, et tous les canonistes, y compris Van-Espen.
En résumé, Monseigneur, les
églises de France avaient appliqué les Bulles de saint Pie V comme les autres
églises de l'Occident-, elles l'avaient fait, d'autant plus librement qu'un
grand nombre d'entre elles n'y étaient pas astreintes. Loin de regarder comme
odieuse la mesure du Concile de Trente qui renvoyait au Pape la publication du
Missel et du Bréviaire universels, les églises qui se trouvaient depuis deux
cents ans en possession de livres particuliers, inscrivirent en tête de leurs
nouvelles éditions diocésaines l'acceptation qu'elles faisaient de la Liturgie
romaine. Cet état de choses dura un siècle et demi environ dans les églises qui
se montrèrent les plus empressées pour l'innovation, deux siècles et plus pour
d'autres. Une longue période s'écoula durant laquelle on n'eut à remarquer ni
réclamation, ni dérogations à l'ordre établi ; nos églises ne violèrent que
successivement la loi qu'elles avaient reconnue, et aujourd'hui encore, sur
vingt d'entre elles qui pratiquent la Liturgie romaine, il en est plusieurs qui
sont demeurées fidèles à ce qui fut réglé pour elles au seizième siècle. Les
églises d'Aix et de Bordeaux entre autres, n'ont point enfreint les décrets de
leurs conciles de 1583 et 1585. Vous pouvez donc dire, Monseigneur, que dans le
572
XVIII° siècle, l'on s'est conduit en France à l'égard des
Bulles de saint Pie V, comme si elles n'eussent pas été en vigueur; mais dire
que ces constitutions ont été étrangères aux églises de France, c'est avancer
une proposition que la simple inspection des faits renverse de fond en comble.
Examinons maintenant, si, comme
vous l'avez avancé, le Légat Caprara, par son induit de 1802, sur l'érection
des Chapitres, a légitimé chez nous l'abolition de la Liturgie romaine, et
confirmé en France les bréviaires particuliers nés ou à naître.
Vous convenez, Monseigneur, que
Pie VII, par la Bulle Qui Christi Domini, supprima toutes les anciennes églises
archiépiscopales et épiscopales de France, avec leurs chapitres, leurs droits,
leurs privilèges, leurs prérogatives quelconques. Il suit de là que les
soixante nouvelles églises qu'il fonda se relevèrent sous le strict régime du
droit commun, et, sans autres droits, privilèges et prérogatives
que ceux qui leur étaient attribués par la discipline générale. Jusqu'ici on
aurait été en droit de conclure que cette clause de la Bulle anéantissait les
droits tels quels que ces églises pourraient avoir eus de suivre des
liturgies différentes de celle qui est imposée à l’Église latine ; c'était du
moins une des conséquences des termes si généraux de la Bulle. Vous ne le niez
pas, Monseigneur; mais ce droit de liturgie particulière, enlevé à nos églises
par Pie VII, vous le leur faites rendre par le Légat Caprara. Voici l'acte de
sa légation sur lequel vous appuyez ce sentiment. Dans le règlement par lequel
le Cardinal trace aux nouveaux évêques la forme d'après laquelle ils doivent
procéder dans l'érection de leurs chapitres, il s'exprime ainsi :
« Et, pour maintenir dans ces
métropoles et cathédrales la discipline ecclésiastique, en tout ce qui touche
les chapitres à ériger, les Archevêques
et Évêques
573
premiers nommés auront soin de fixer et arrêter tous les
points concernant l'état heureux et prospère des chapitres à ériger : leurs
règlements, leur administration, leur hiérarchie, la célébration des divins
offices, les rites et cérémonies qui seront observés dans les églises et au
chœur, et les autres fonctions qui seront remplies par les dignités et
chanoines des mêmes chapitres, le tout selon le bon plaisir et la prudence des
dits Archevêques et Evêques; à la condition toutefois de laisser à leurs
successeurs le pouvoir de changer ces statuts, après avoir préalablement
demandé l'avis des chapitres respectifs, s'ils le jugent,,eu égard aux
circonstances, utile et opportun. Au reste, soit qu'on change les anciens
décrets ou qu'on en fasse de nouveaux, on doit observer religieusement les
saints canons et tenir compte des usages et louables coutumes autrefois en
vigueur et qui pourraient s'adapter aux circonstances présentes. Aussitôt qu'un
Archevêque ou Evêque aura réglé définitivement l'organisation des chapitres et
tous les points qui s'y rattachent, il devra nous faire remettre une copie
authentique de tous ses actes sur cette matière, afin que nous puissions nous
conformer entièrement aux lettres apostoliques, en insérant cette copie dans
notre présent décret (1). »
574
Telle est donc, Monseigneur, la
teneur de ce fameux décret d'un Cardinal qui annuité pour la France les Bulles
de saint Pie V sur la Liturgie, qui met à la discrétion des évêques
particuliers la rédaction et la publication des formules du service divin, qui
renonce, au nom du Saint-Siège, aux prétentions jusqu'alors légitimes que Rome,
appuyée sur le Concile de Trente, avait élevées en cette matière. J'avoue, Monseigneur,
que jusqu'à la lecture de votre Examen, j'avais vécu dans une ignorance
complète sur la portée de ce décret relativement aux livres liturgiques. Si
donc je n'en ai pas parlé dans les Institutions, c'est que je pensais,
comme je le pense encore, que cette pièce est entièrement hors la question.
Vous dites assez peu gracieusement que la secte de zélateurs à laquelle j'appartiens
était encore au maillot en 1801; mais que, aujourd'hui qu'elle a grandi,
elle a bien soin de dissimuler dans ses histoires les actes pontificaux qui
régissent la France (1).
Franchement, Monseigneur, pour ce
qui me concerne, je n'avais garde de dissimuler un décret qui m'a toujours
semblé n'avoir rien à faire dans la question liturgique. N'ayant point à écrire
l'histoire de la légation du Cardinal Caprara, je laissais à d'autres
le soin d'enregistrer les actes de cette légation qui regardent l'organisation
des chapitres. Mais puisque vous provoquez une discussion sur le sens de cette
pièce, quant au droit de Liturgie, je m'empresse de vous suivre sur ce terrain.
575
D'abord, Monseigneur, vous
qualifiez de Bulle (1) ce décret d'un Légat; cependant vous savez que
bien loin de pouvoir donner une Bulle, un légat ne pourrait pas même donner un
Bref. Quelque étendus que fussent les pouvoirs délégués par Pie VII au Cardinal
Caprara, ils ne pouvaient s'élever, et ne s'élevèrent jamais, jusqu'à lui
attribuer le droit de publier une Constitution pontificale. Toutes les règles
de la chancellerie romaine seraient renversées, si un acte émané de l'autorité
d'un Légat, pouvait porter en tête le nom d'un Pape. Tous les jours on peut appeler
d'un Légat au Pape, tandis que l'appel du Pape à quelque autorité que ce soit
n'est pas admissible.
En second lieu, Monseigneur, si
un Légat ne peut procéder par Bulle ni par Bref, il ne peut pas davantage
déroger aux décrets apostoliques. Or, la discipline générale de l'Occident pour
la Liturgie repose sur les Constitutions de saint Pie V, de Clément VIII et
d'Urbain VIII, sans parler des décrets solennels des Congrégations romaines
dont nous avons parlé. Pour reconnaître ou pour accorder aux nouveaux évêques
le droit de publier des bréviaires et des missels particuliers, le Légat aurait
dû insérer dans son décret la délégation apostolique très spéciale qu'il eût
reçue à ce sujet, et produire la clause dérogatoire non obstantibus, etc.;
autrement sa concession, déjà si extraordinaire, était nulle.
En troisième lieu, le
Saint-Siège, en supposant que dans cette circonstance le Légat eût été son
organe, n'eût pas seulement agi en faveur des liturgies françaises; il eût
encore anéanti la Liturgie romaine dans plusieurs églises, ce qui ne pourrait
jamais arriver. En effet, le décret en laissant aux archevêques et évêques
premiers
576
nommés le soin d'organiser dans les chapitres, la
célébration des divins offices, les rites et cérémonies qui seront observés
dans les églises et au chœur, accorde cette faculté sans distinction des
églises qui avaient retenu ou aboli la Liturgie romaine. Si donc, le décret
laisse à la volonté de chaque prélat le soin de présider à la Liturgie, Rome
accorde aux Évêques de France un pouvoir, quant à la Liturgie romaine, qu'elle
n'accorderait même pas sur la Liturgie grecque au Patriarche de Constantinople,
si celui-ci venait à rentrer dans la communion du Saint-Siège.
En quatrième lieu, si le décret
du Légat avait le sens que vous lui donnez, Monseigneur, le légat n'eût pas
seulement sacrifié les droits du Saint-Siège quant à la conservation et à
l'observation de la Liturgie romaine dans les églises de France ; il eût encore
violé toutes les règles en conférant ainsi à des évêques particuliers le droit
de rédiger leurs bréviaires et missels, sans exiger qu'ils les présentassent à
l'approbation de Rome. Ces livres faits ou à faire eussent été déclarés purs,
orthodoxes, légitimes, sans jugement préalable. Sous ce point de vue encore, le
Légat eût violé les règles les plus essentielles de l’Église, en laissant les
liturgies françaises dans un état qui, de l'aveu de Mgr l'archevêque de
Toulouse, rendrait impossible d'en assurer l'orthodoxie.
En cinquième lieu, les pouvoirs
que confère le Légat aux nouveaux archevêques et évêques, n'ont rapport qu'à la
célébration des divins Offices, aux rites et cérémonies
qui seront observés dans les cathédrales ; ce décret est uniquement relatif aux
chapitres. En admettant qu'il accorde à ces prélats le pouvoir de fixer le
bréviaire et le missel à l'usage de leurs cathédrales, à quel titre,
Monseigneur, pourront-ils imposer ces livres aux curés du diocèse, aux simples
sous-diacres, qui ne font point partie des chapitres ? Pas un mot dans le
décret ne fait allusion
577
à la Liturgie pour le corps des
diocèses. L'obligation de l'Office divin étant personnelle, même quant à
la forme, sub pœna non
satisfaciendi, le Légat, faute de vouloir bien expliquer qu'il
entend par les Chanoines tous les clercs du diocèse astreints à l'Office divin,
ouvre la voie aux plus graves anxiétés de conscience, s'il a eu réellement
intention de donner à son décret l'étendue inouïe que vous lui prêtez.
En sixième lieu, le décret du
Légat pour l'érection des chapitres, confère aux nouveaux archevêques et
évêques un droit extraordinaire, dont ils ne peuvent user qu'une seule fois, et
qui s'épuise par le premier usage qu'ils en font. Ils doivent envoyer au Légat
une copie authentique des actes qu'ils ont émis dans l'usage de cette
délégation. En admettant même, pour un moment, que ces prélats auraient pu, en
vertu du décret, faire canoniquement le choix d'un missel ou d'un bréviaire
pour leurs cathédrales, cette faculté s'éteignait par ce seul acte, et il leur était
interdit d'en réitérer l'usage dans la suite. Ainsi, Monseigneur, votre
interprétation d'un décret qui était hors de cause, se trouve défavorable aux
évêques qui ont donné de nouveaux bréviaires et de nouveaux missels depuis
1802.
Mais, me direz-vous, Monseigneur,
quels pouvoirs le décret conférait-il aux nouveaux évêques ? — Le pouvoir
d'ériger et d'organiser leurs chapitres cathédraux ; pas autre chose. Or, tout
le monde sait qu'il est impossible d'organiser un chapitre sans publier des
règlements pour déterminer dans ce chapitre la célébration des divins
offices,les rites et cérémonies qui seront observés dans l'église et au chœur,
et les autres fonctions qui doivent être remplies par les dignités et chanoines.
Mais, attendu que la création et l'organisation d'un chapitre font partie des
attributions du droit papal, il était nécessaire que l'autorité du Légat intervînt, au nom
du Saint-Siège, pour
578
conférer aux évêques la délégation
qui fait l'objet du décret. Les Papes, dans la Bulle de création des nouveaux
évêchés, confèrent souvent au premier évoque ce même droit d'ériger son
chapitre, à la condition de le faire conformément aux canons ; mais je défie
qui que ce soit d'alléguer le moindre fait tendant à prouver qu'on ait jamais
entendu cette concession dans le sens d'une autorisation pour régler la teneur
des livres liturgiques.
Que firent donc les Évêques de
France en 1802 pour appliquer la délégation qui leur était conférée ? Vous nous
l'apprenez vous-même, Monseigneur : « Les uns,et c'était
le plus petit nombre, après avoir rétabli l'usage diocésain, avaient statué que
l'office divin en entier serait célébré tous les jours dans les cathédrales,
aussitôt que faire se pourrait ; les autres avaient seulement astreint les
chanoines à célébrer tous les jours une grand'messe capitulaire, précédée de la
récitation ou du chant de deux petites Heures, ou d'une seule, et à chanter ou
psalmodier les vêpres après midi. Ici
on n'avait obligé les chapitres qu'à dire au chœur une messe basse tous les
jours de la semaine, et à y psalmodier vêpres et complies. Ailleurs, le devoir
des chapitres se réduisait à célébrer l'office canonial, tout entier, les
Dimanches et Fêtes, à partir des premières vêpres du samedi (1). »
Les évêques de 1802 avaient donc
parfaitement compris le sens du décret qui les chargeait de régler dans leurs
cathédrales la célébration des divins offices, les rites et cérémonies à
observer dans les églises et au chœur. « Ils envoyèrent ces règlements si
divers entre eux au Légat, les soumettant à son approbation ; mais le
représentant du Souverain Pontife leur fit cette
579
remarquable réponse : « Vous ayant
délégué par mon décret du 9
avril 1802, le pouvoir défaire ces sortes de statuts eu
définitif, ils n'ont plus besoin d'approbation ultérieure (1). » Nous
sommes vous et moi pleinement d'accord sur tous ces faits, Monseigneur, sauf
toutefois que vous n'êtes pas fondé à transformer en circulaire à tous les évêques la lettre du
Légat au Cardinal Cambacérès, dont vous
avez extrait les paroles qui précèdent.
Mais j'avoue que je suis étourdi
de la conclusion que vous tirez de ces
mêmes paroles, quand bien même elles y, eussent figuré dans une circulaire. «
De manière, dites-vous, Monseigneur,
que les
différences et les variétés
liturgiques qu'on voit dans nos églises et qui choquent à un si haut point le
P. Abbé de Solesmes, ont été sanctionnées par la puissance pontificale ; les
preuves authentiques de cette auguste sanction se trouvent entre nos
mains. Elle a pris place dans le Corps
du Droit canonique, et elle nous servira de règle jusqu'à ce que le pouvoir
souverain dont elle émane l'ait canoniquement
révoquée (2). »
Mais, Monseigueur, je n'ai
jamais, que je sache, écrit une seule ligne pour me plaindre des différences
et des variétés qu'on remarque dans nos cathédrales au sujet de l'office
capitulaire ; je désire ardemment qu'il soit célébré en entier par tous les
Chapitres de France ; mais je n'ai jamais fait part au public de ce désir qui
m'est assurément bien permis. Voulez-vous dire, Monseigneur, et cela est trop
évident, que les différences et les variétés qui se remarquent
dans les livres liturgiques en usage non seulement dans les cathédrales, mais
encore jusque dans les moindres églises paroissiales, et qui me semblent en
effet fort regrettables, ont été sanctionnées par le Légat ?
580
Nous avons vu qu'il était impossible que le décret eût cette
portée. Le Légat eût-il accompli ce grand acte pontifical, en approuvant les
règlements capitulaires des évêques ? Vous êtes bien obligé d'avouer,
Monseigneur, qu'il n'en est rien. D'abord, parce que ces règlements ne
parlaient pas des livres liturgiques ; en second lieu, parce que vous venez de
convenir vous-même que le Légat ne jugea pas à propos de sanctionner ces règlement. L'auguste sanction est donc encore à
venir.
Permettez moi, Monseigneur, de réclamer
aussi sur ce que vous dites que les actes du Cardinal Caprara auraient pris
place dans le Corps du Droit canonique. Je ne me permettrai pas de dire
que vous n'avez jamais feuilleté le Corps du Droit canonique ; mais je
prendrai cependant la liberté de vous rappeler que ce Code de l’Église
catholique est clos depuis six siècles, et que les actes des Légats n'y
figurent pas, non plus que les Brefs d'approbation des liturgies, ainsi que
vous l'avez dit ailleurs (1).
Vous ajoutez, Monseigneur : « Si
l'auteur des Institutions liturgiques ignore ces choses, qu'il les
apprenne ; s'il les sait, qu'il daigne les expliquer (2). » — En effet,
Monseigneur, j'ignorais jusqu'ici qu'on pût avoir la pensée d'aller
compromettre la cause des liturgies françaises une fois de plus, à propos d'un
décret qui ne les concerne en rien ; et, quant aux explications, j'en appelle
au public qui jugera si celles que je vous ai fournies sont suffisantes. Mais,
Monseigneur, pour en finir avec cette discussion, dans laquelle, certes, vous
ne m'avez pas épargné les épithètes les plus énergiques, il est une chose qui
m'étonne encore plus que tout le reste, c'est que, après le Bref de Grégoire
XVI à Mgr l'archevêque de Rheims, qui apprécie comme nous avons vu,
l'arbitraire et les divergences
581
liturgiques dont nos églises sont
le théâtre, vous ayez pu appeler ce déplorable état de choses, l’ Œuvre de
Pie VII et de son Légat, un édifice que Rome elle-même a construit par les
mains de nos premiers évêques (1) !
Mais il est temps de clore enfin
cette Lettre ; je la terminerai par un résumé de la discussion tout entière.
Nous avons vu que la discipline
ecclésiastique étant intimement liée au dogme lui-même, les changements
arbitraires dont cette discipline serait l'objet ne peuvent manquer de produire
des résultats funestes pour la doctrine considérée soit en elle-même, soit dans
les moyens à l'aide desquels elle se propage et se conserve.
La liaison intime de la Liturgie
avec la tradition divine et ecclésiastique dont elle est un des principaux
instruments, le rapport de l'unité de formules avec l'unité de foi et de
hiérarchie, ne permettent donc pas d'envisager avec indifférence les
innovations introduites dans la discipline liturgique, par suite desquelles cet
élément sacré de la tradition, ce moyen puissant de l'unité, a été restreint,
chez nous, aux simples proportions diocésaines.
L'Église se gouverne et se
maintient par la discipline générale, et cette discipline générale qui procède
des règlements du Siège apostolique, est supérieure à l'autorité de tout prélat
particulier. Les devoirs qu'elle impose s'étendent, sans intermédiaire et
respectivement à tous les membres de l’Église, sans que les ordres contraires
d'une puissance ecclésiastique inférieure puissent servir de titre au clergé et
aux fidèles, pour s'écarter licitement des prescriptions de cette discipline
universelle.
Les Réserves du Siège apostolique
sur la juridiction des Ordinaires font partie de la discipline générale, et
leur violation entraîne la nullité des règlements contraires ; la conscience
des inférieurs n'est donc en sécurité que
582
lorsqu'elle a satisfait au devoir
de la soumission à l'égard de la plus haute puissance.
Mais il peut arriver que la plus
haute puissance disciplinaire, qui doit être pleine de mansuétude et de
charité, suspende la loi afin de compatir à une situation affligeante, et pour
donner le temps à l'ordre de se rétablir ; dans ce cas, elle ne confirme pas
les abus, elle en facilite le remède.
Or, la Liturgie dans l'Église
latine est l'objet d'une Réserve apostolique ; cette Réserve a eu pour motif et
pour résultat l'unité dans la Liturgie. L'unité liturgique, au moyen de cette
Réserve, règne avec tous ses avantages dans l'immense majorité de l’Église ;
les églises de France qui s'y étaient soustraites doivent donc y rentrer tôt ou
tard.
En attendant cette heureuse et
pacifique révolution, dont la réalisation est laissée au zèle et à la prudence
des Evêques, le clergé et les fidèles doivent profiter, sans trouble et sans
inquiétude, de la condescendance du Siège apostolique qui suspend, pour un
temps, la loi générale de l'Église dans un nombre considérable des diocèses de
France. En même temps, les enfants de l'Église doivent employer avec
persévérance et discrétion les moyens qui sont à leur portée pour hâter le
retour de l'unité liturgique dont ils connaissent le prix, et dont jouissaient
leurs pères. Dieu daigne nous réunir tous bientôt dans une même prière, et
resserrer en même temps les liens de la charité dont l'unité liturgique est le
signe visible !
Tels sont,
Monseigneur, les principes que j'ai établis dans cette dissertation, en même
temps que j'ai essayé de répondre aux reproches si graves que vous avez
adressés aux Institutions liturgiques. L'importance et l'étendue de
cette belle question de l'unité dans la Liturgie, m'a
contraint de lui consacrer cette longue Lettre tout entière, et j'arrive à la
fin sans avoir pu encore aborder la question
583
de l'hérésie antiliturgique
que j'espérais y traiter avec ses développements. Je réserve donc cette
question pour la Lettre suivante, où elle nous fournira de nouveaux points de
vue sur une matière déjà si riche et si abondante.
Veuillez agréer, Monseigneur, le
profond respect avec lequel je suis,
de Votre Grandeur,
Le très humble et très obéissant
serviteur,
Fr. Prosper
GUÉRANGER,
Abbé de
Solesmes.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.