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CHAPITRE II : LA DOCTRINE DE PIERRE DE BÉRULLE ET DE L'ÉCOLE FRANÇAISE
I. — LES PRINCIPES
A. — Le théocentrisme. — Religio restaurata.
Bérulle et Copernic. — La Révolution théocentrique. — Que, pendant longtemps, le point de vue anthropocentrique avait dominé. — Dieu pour nous. — Saint Augustin, saint François, et les Frères de la Vie commune. — Théocentrisme informulé du moyen Age. — « Il faut premièrement regarder Dieu, et non pas soi-même. »— Quaerite primum. — Bérulle a « renouvelé en l'Église... l'esprit de religion ». — Bourgoing et Amelote. — « Il n'est rien de plus rare que la vertu de religion. » — « La civilité de la maison de Dieu. » — L'Oratoire et la vertu de religion. — Religion, respect, aire, mais non pas terreur. — « Le Dieu des chrétiens est grand. » — Un sublime nouveau. — Bérulle et Cibieuf. — « Un souci constant d'exalter Dieu. » La « mission » de Bérulle en Angleterre, la « mission » de l'Homme-Dieu, et la génération éternelle du Verbe. — Prestige de l'école française.
« La principale application de la religion chrétienne ne va pas à la Trinité, mais à l'Incarnation. » — Bérulle envoyé « pour montrer Jésus-Christ au doigt », et renouveler la dévotion au Verbe incarné. — « Le gros du christianisme... refroidi dans l'ancienne dévotion envers Jésus-Christ. » — Continuellement « occupé de Jésus-Christ ». — Don particulier de « lier » les âmes à Jésus-Christ. — Le Bienheureux Jean Eudes et Bérulle.
§ 1. VERBUM CARO FACTUM EST. — Jésus-Christ « lui-même, considéré en son être divinement humain ». — Réalisation intense et constante du mystère de l'Incarnation. — Les mystères « passagers », et le mystère perpétuel. — Le « divin composé ». — Vie divine et vie humaine du Verbe. — Bérulle n'est pas moins occupé « de la vie terrestre de Jésus » que du « Christ céleste ». — Plus disciple de saint Jean que de saint Paul. — Bérulle et la dévotion médiévale. — « Attentif même aux moindres circonstances » des Synoptiques. — Bérulle et les Exercices de saint Ignace. — Composition du lieu: Application des sens. — Bérulle et le Pseudo-Bonaventure. — Tendresse et gravité. — Bérulle et Lacordaire.
§ 2. LE PARFAIT ADORATEUR. — L'Oratoire n'a Pas le monopole de la dévotion au Verbe incarné, mais les autres écoles voient surtout le Christ en fonction des hommes, Bérulle en fonction de Dieu. — Les Exercices et la considération du « profit spirituel ». — Le Christ
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objet et moyen suprême de la religion ». — « Grand sacrement de piété. » —. « L'Adorateur infini. »
§ 3. Les « ETATS » ET L' INTÉRIEUR » DU VERBE INCARNÉ. — Bérulle et le vocabulaire de la dévotion. — Sens nouveaux donnés aux mots ordinaires. — Actions, Etats, et excellence particulière des Dols. — Les Etats et le « fond » des mystères. — Le Christ adorant par état. — Dévotion aux commencements de Jésus. — Le mois de mars. — Les prétendues abstractions de Bérulle. — Les participes présents multipliés et déclinés. — Permanence des mystères, même passagers; « l'état... est toujours présent ». — « L'état intérieur du mystère extérieur. » — La navrure d'éternité ». — Bérulle et la dévotion au Sacré-Coeur. — Les « états » de l'homme. — Simplification de l'ascèse traditionnelle. — Chaque fidèle s'appropriant certains états de Jésus.
§ 4. CHRISTUS TOTUS. — « Tous ses jours et tous ses moments sont adorables. » — La dévotion bérullienne a pour objet tout le connu et tort l'inconnu de l'être et de l'histoire du Christ. — Il faisait « comme l'anatomie » de tous les mystères. — « La Fête de Jésus-Christ. » — Seule fête qui honore tout le « composé adorable de l'Homme-Dieu ». — Esprit liturgique de l'école française.
§ 5. VIVO EGO, JAM NON EGO, VIVIT VERO IN ME CHRISTUS. — La théologie de saint Jean et de saint Paul sur la vie du Christ en nous. — Jésus capacité divine des Ames ». — Nous-mêmes, « capacité de Dieu ». — Jésus « accomplissement de notre être ». — La perfection foncière et quasi-néant de notre être ; « vide qui a besoin d'être rempli », — « La substance de notre être... convertie en une relation pure vers » Dieu. — Mystère de mort et de vie; désappropriation et anéantissement du moi. — « Ne nous regardons pas nous-mêmes... car nous sommes morts. » — Prémisses mystiques du bérullisme.
§ 6. Jésus en Marie. — Jamais on n'avait lié les âmes à la Vierge « avec, un sentiment plus profond de ses droits, fondé sur Irae conception plus haute de sa dignité ». — Elévation sur « l'état de la Très Sainte Vierge avant l'Annonciation ». — Les ascensions de la Vierge. — L'Annonciation. — Adieux à l'archange Gabriel, à la dévotion médiévale. — L'état et le nouvel être de la Vierge. — Indissolublement unie aux états du Verbe. — « Pure capacité de Jésus, remplie de Jésus. » — « Parlant de vous, Marie, nous parlons de Jésus. »
§ 7. JÉSUS DANS LES SAINTS. — Honorer les saints « comme une portion » de Jésus. — Dévotion théocentrique. — Ils n'existent pour nous que dans la mesure où ils restent « liés » à la personne du Verbe. — Et liés à lui par ce qu'ils ont de plus personnel. — Elévation de Bérulle a vers sainte Madeleine ». —Madeleine et l'ordre de l'amour.— Le P. Coton en consultation. — L'inaliénable « principauté » de Madeleine. — Le banquet chez le pharisien. — Le Calvaire. — Résurrection. — Madeleine « la première » en tout. — Style de Bérulle.
A. — Le théocentrisme. — Religio restaurata.
Bérulle a fait dans le monde spirituel de son temps une sorte de révolution, qu'on peut appeler,d'un nom barbare, mais quasi nécessaire, théocentrique.
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Un excellent esprit de ce siècle —dit-il, et il ajoute en marge Nicolaus Copernicus — a voulu maintenir que le soleil est au centre du monde, et non pas la terre ; qu'il est immobile, et que la terre, proportionnément à sa figure ronde, se meut au regard du soleil... Cette opinion nouvelle, peu suivie en la science des astres, est utile et doit être suivie en la science du salut (1).
Dieu centre, et vers qui toute vie religieuse « doit être en un mouvement continuel », prenez-y garde, cette conception avait été jusqu'alors moins commune qu'on ne pourrait croire. En théorie, personne, sans doute, ne l'aura jamais combattue (2), mais en fait, et pendant de longs siècles, on a suivi communément une direction, je ne dis certes pas contraire, mais différente ; on s'est exprimé comme si le soleil tournait autour de la terre, comme si « faire notre salut » était notre but suprême. Qu'on me permette à ce sujet quelques précisions.
(1) Oeuvres, p. 161. Les oeuvres de Bérulle renferment le fameux Discours de l'état et des grandeurs de Jésus var l'union ineffable de la Divinité avec l'humanité, et de la dépendance et servitude qui lui est due et à sa très sainte Mère ; les premiers chapitres d'une Vie de Jésus; trois Elévations; les Elévations à Jésus-Christ... sur la conduite de son esprit et de sa trace vers sainte Madeleine. Tout ceci publié du vivant de l'auteur. Viennent ensuite : un nombre très considérable d'Opuscules divers de piété (Migne, pp. 909-1289) (plans de discours ou résumés de méditations, qu on recueillit après sa mort), et quelque 250 lettres, toutes dogmatiques. Je ne parle pas du Traité des énergumènes et des œuvres de controverse. Je laisse aussi de côté le Traité de l’Abnégation intérieure oeuvre de jeunesse, et qui ne présente presque rien de proprement bérullien. On doit aussi ranger parmi les oeuvres spirituelles, le Mémorial de direction pour les Supérieurs, où se trouvent de belles choses. Les Oeuvres complètes, rassemblées et préparées pour l'impression par le savant P. Gibieuf, à qui l'on doit attribuer, je crois, les précieux sommaires, ont été publiées en 1644 par le P. Bourgoing, troisième supérieur général de l'Oratoire. La longue et splendide préface de Bourgoing est un morceau capital. L'édition Migne reproduit à peu près cette édition. Houssaye donne quelques inédits, mais une édition complète et critique des lettres de Bérulle est encore à désirer.
(2) Je n'ai pas besoin de rappeler le theocentrisme évident des premières demandes du Pater, et de tant d'autres textes évangéliques. Saint Paul tout de même : Sive ergo manducatis… omnia in gloriam Dei… Cf. un des premiers commentateurs des Exercices, le P. Nadal : « Ita nos docet Christus : Primum inquit, quaerite regnum Dei…. Hoc idem expressit in oratione dominica, ubi omnia referuntur ad finem supremum supremum, ut scilicet nomen Domini sanctificetur ». Ce texte est cité par le P. Watrigant, dans la précieuse brochure dont je vais parler bientôt.
25 « Dieu est notre fin », cette vérité fondamentale peut s'entendre de deux façons : elle veut dire, ou bien : « Nous sommes pour Dieu » ou bien : « Dieu est pour nous ». En d'autres termes, la proposition est, tout ensemble, et théocentrique, e t anthropocentrique, également juste d'ailleurs sous ces deux aspects. Ainsi comprise, resterait à suivre, à travers les âges, l'histoire de cette formule, ou plutôt des vues de l'esprit et des sentiments qui lui correspondent. Immense besogne, qui exigerait encore plus de finesse que d'érudition, et due personne encore, à ma connaissance, ne s'est jusqu'ici proposée. Du très peu que nous savons à ce sujet il semble toutefois que l'on ait le droit de conclure, provisoirement du moins, que, de préférence, la pensée chrétienne s'est placée longtemps au point de vue anthropocentrique : Dieu est pour nous, sans toutefois jamais répudier l'autre. Que l'on prenne, par exemple, saint Augustin ; l'on verra tout aussitôt que les textes de lui, qui nous viennent spontanément à la mémoire, ne sont pas théocentriques. Il dit bien : Seigneur, vous nous avez faits pour vous, Fecisti nos ad te, mais il entend par là : Vous nous avez faits pour que nous trouvions en vous notre béatitude. Vous êtes notre souverain bien. Il ajoute en effet et il conclut : et (lisez : et c'est pour cela que) notre coeur reste en détresse, aussi longtemps qu'il ne se repose pas en vous. De cette phrase fameuse, qui niera que irrequietum ne soit le mot principal? Ou encore : Ame humaine, rien ne peut te satisfaire que celui qui te créa. Tibi enim, o anima, non sufficit, nisi qui te creavit. Je ne prétends pas que de telles paroles nous livrent toute la vie intérieure de saint Augustin, mais seulement une de ses préoccupations les plus habituelles, une de celles qui ont fait la fortune des Confessions (1). Beaucoup plus tard, la scolastique, amenée à
(1) La morale d'Augustin « est franchement eudémonique, écrit le P. Rousselot,... Désirer le souverain bien, c'est bien vivre... La poursuite de Dieu, c'est l'appétit du bonheur »... La vision de la souveraine vérité, c'est le vrai bien, parce que la patrie, c'est le bonheur, c'est la récompense. Notre perfection consiste non pas à donner à Dieu, mais à en recevoir »; etc., etc. Cf. Christus, 1916, pp. 1087, 1088. On sait bien du reste que les élévations et prières de Fénelon, dans le Traité de l'existence de Dieu — livre essentiellement théocentrique — sont traduites, et souvent mot pour mot, de saint Augustin. Mais en revanche on sait le parti que Bossuet a tiré de l'anthropocentrisme augustinien, dans ses nombreux ouvrages contre l'amour désintéressé.
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s'expliquer en toute rigueur sur la fin de l'homme, ne pourra pas ne pas reconnaître que notre fin suprême — finis principalior, dit Bonaventure — est la glorification de Dieu, mais bien des années passeront encore avant que cette thèse philosophique ait pénétré le coeur profond, même de l'élite. Sans feuilleter les oeuvres complètes de saint Bernard, je suis assuré que cet homme extraordinaire, de qui nous vivons encore au moins autant que de saint Augustin, aura orienté la conscience chrétienne vers un théocentrisme de plus en plus décidé (1). Nul doute non plus que saint François n'ait accéléré ce progrès. Qu'on en juge sur cette comparaison chevaleresque, donnée par le franciscain Nicolas de Lyre. « Toute créature est ordonnée vers Dieu (en fonction de Dieu), comme une armée vers son général... Une armée bien en règle cherche avant tout et plus que tout la gloire
(1) Je n'ai fait que relire le court Traité de saint Bernard... de l'Amour de Dieu, traduit en français par le R. P. Antoine de Saint-Gabriel, republié par le P. Jannet pour l'Académie des bibliophiles, Paris 1867. La préface du nouvel éditeur est curieuse : « Mon attention a été attirée sur cet ouvrage par Auguste Comte, qui l'a compris dans le catalogue de la Bibliothèque positiviste. L'admission dans cette Bibliothèque, extrêmement restreinte, du Traité de l’Amour de Dieu, s'explique facilement : ce n'est pas seulement l'importance historique de l'ouvrage qui a frappé Auguste Comte, c'est surtout la hauteur d'inspiration avec laquelle saint Bernard traite son sujet,... (établissant) que l'homme doit aimer Dieu, non (seulement) pour les biens qu'il en reçoit, non pour la crainte des châtiments, mais pour Dieu lui-même, et uniquement pour Dieu. Or, c'est ce renoncement à soi-même, cet amour actif et désintéressé, ou, en d'autres ternies, la prépondérance de l'altruisme sur l’égoïsme, qui constitue le but final de la religion positive. » Je remarque toutefois que, sur la question de l'amour désintéressé, saint Bernard est beaucoup moins catégorique que les spirituels des temps modernes. Il hésite beaucoup et pour des raisons qui parfois nous étonnent. Il semble dire que « la charité fraternelle » empêche l’homme de « ne plus s'aimer que pour Dieu » (p. 16), et que seuls peut-être les martyrs ont pu atteindre ce haut degré (p. 8o). Néanmoins le théocentrisme foncier de l'opuscule ne fait aucun doute.
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de son général, c'est-à-dire, la victoire (1). » Noble texte et curieux à plus d'un titre. Il n'exprime encore toutefois que le sentiment d'un petit nombre. Un des livres classiques de la spiritualité du moyen âge, la Formula novitiorum du franciscain David d'Augsbourg, nous ramène presque à l'anthropocentrisme des Confessions. Il faut le citer dans son latin : Propter quod venisti ? Nonne solummodo propter Deum, ut ipse fieret merces laboris tui in vita aeterna? Pourquoi es-tu venu au couvent, sinon pour Dieu seul, je veux dire, pour que Dieu soit enfin la récompense éternelle de tes vertus ? (2) Plus limpide, l'auteur de l' Imitation : Fili, ego debeo esse finis tuas supremus et ultimatus, si vexe desideras esse beatus. Je dois être ta fin suprême, si toutefois tu désires le vrai bonheur Il faudra bien que tombe enfin cet étrange si auquel on s'attarde encore (4). Laissez faire les Frères de la Vie commune, laissez faire les mystiques, dont le nombre et l'influence grandiront chaque jour pendant les années qui verront surgir la Contre-Réforme. Est-ce à dire qu'on ait attendu les temps modernes, pour se soumettre enfin au divin précepte de la charité parfaite ? Il serait plus que ridicule de le prétendre, et il ne s'agit pas de cela. Le progrès, dont nous indiquons à vue de pays les étapes, est plus intellectuel en quelque sorte que moral. Pendant cette longue période, des saints innombrables vivent théocentriquement, si j'ose dire, mais, pour des raisons que nous n'avons pas à chercher ici, la conception, la formule théocentrique elle-même, ne s'impose
(1) « Tota enim creatura ordinatur ad Deum sicut exercitus ad ducem… Exercitus... bene ordinatus, primo et principaliter quaerit gloriam ducis, quod est victoria », cité par le P. Watrigant. (2) Il ne dit pas comme fera saint Ignace : propter Deum, ET ut ipse fieret… Tout est là. Je dois ajouter qu'en dehors de ces premiers mots, le texte assez long que cite Watrigant est théocentrique. (3) L. III, ch, IX. (4) Voici encore un texte que j'emprunte au Rosetum de Mombaer. « Propter quid entai venintus, nisi propter solum Deum, ut sit ipse merces nostra? » C'est exactement, comme on le voit, une reprise du texte de David d'Augsbourg. Il n'y a pas le si de l'auteur de l'Imitation, mais le ut a exactement la même portée.
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pas spontanément à leur esprit, ou plutôt, ne leur vient pas à la plume (1). Bien que plus d'un historien néglige d'en tenir compte dans ses analyses, des phénomènes de ce genre sont de tous les jours. C'est ainsi qu'avant le concile du Vatican, tels ou tels, qui ne voulaient pas entendre parler de l'infaillibilité du Pape, restaient néanmoins persuadés que le Pape ne pouvait pas se tromper. Ils avaient ce dogme dans les moelles, pour ainsi dire ; le mot seul contrariait leurs habitudes, et leur faisait peur (2). On sait
(1) Une des raisons de cela serait toute mécanique. Par un de ces réflexes littéraires dont tout écrivain a pu observer sur lui-même la fatale contrainte, les mots de fin dernière et les synonymes de ce mot amènent irrésistiblement le mot de béatitude.
(2) De cette lenteur d'assimilation dont il est parlé dans le texte, le P. Watrigant nous donne un nouvel exemple, et très singulier, dans la brochure que je n'ai pas encore fini de citer, et qui a pour titre : La méditation fondamentale avant saint Ignace (Bibliothèque des Exercices, n° 9). Enghien, 1907. Le R. P. veut démontrer une vérité qui semblerait d'abord plus que manifeste, à savoir que saint Ignace ne fut pas le premier à proposer la méditation des fins dernières, dont il a fait, comme chacun sait, le point de départ, ou le fundamentum des Exercices. Or, chose bizarre, il prouve presque le contraire de ce qu'il s'était promis,à savoir la quasi-nouveauté de cette méditation. Il arrive bien sans doute à trouver dans les deux patrologies, et dans les ouvrages spirituels antérieurs aux Exercices, quelques textes qui, de plus ou moins loin, ressemblent au Fundamentum ; mais, il n’en trouve qu’un petit nombre, et ces derniers sont presque tous empruntés à des auteurs relativement modernes, c'est-à-dire aux Frères la vie commune. (Le R. P. avait déjà démontré dans cette littérature qu'il fallait chercher les vraies sources des Exercices : cf. La genèse des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola; Etudes, 20 mai, 20 juillet et 20 octobre 1897). De ces remarques, il serait enfantin de conclure que les douze premiers siècles de l’Eglise ont ignoré nos fins dernières, qu'ils ont cru que l’homme était ici bas pour autre chose que pour honorer Dieu et gagner ainsi le ciel. Mais ces vérités ne se présentaient pas à eux exactement sous cette forme. Si on avait proposé le Fundamentum des Exercices aux Pères du désert, désert, peut-être ces derniers auraient-ils eu de la peine à le comprendre. Peut-être même — sait-on jamais? — quelques-uns en auraient-ils été scandalisés. C’est à la brochure du R. P. que j'ai emprunté les divers textes qu'on vient de lire et qui m'eut donné le moyeu d'esquisser, très rapidement, l’histoire du théocentrisme. Le R. P. se place à un point de vue tout différent, mais il va de soi que, si le dit théocentrisme doit paraître quelque part, c'est avant tout dans les textes où il est parlé de la fin de l’homme. J’ai négligé, de propos délibéré, mie autre mine, les textes où les Pères et les anciens auteurs spirituels traitent de l'amour de Dieu. Ceci pour deux raisons : a) parce que je ne voulais pas traiter à fond un aussi vaste sujet ; b) parce que le mot amour, plus encore peut-être que celui de fin, est équivoque. A moins que l'on n'ait affaire à un traité rigoureusement dogmatique, on a beaucoup de peine à découvrir le point de vue — anthropocentrique, théocentrique ?— où se place, et peut-être à son insu, l'écrivain qui traite de l'amour de Dieu. Je crois, du reste, qu'en étudiant les anciennes définitions de l'amour, on arriverait aussi à constater 1a longue prédominance du point de vue anthropocentrique. Cf., par exemple, la doctrine de saint Thomas sur ce point paraphrasée par un jésuite du XVIe siècle : « Celui qui aime estime que la chose qu'il aime est en certaine façon à lui, comme chose qui le touche de près, d'où vient qu'il a certaine inclination à la chose aimée, comme à celle qui lui est fort proportionnée, et lui convient très bien ; par ainsi il prend plaisir en icelle, et en sou bien, comme en soi-même, et en son bien propre. C'est en quoi consiste l'union affective de l'amour... qui est le premier et le principal acte de cette sainte affection ». Traité de l'Oraison mentale,... par le P. François Arias.., mis en français par le R. P. François Solier, Rouen, 1606, p. 116.
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du reste, que non seulement pour se répandre, mais aussi pour acquérir toute leur force, ces vérités presque muettes, ces convictions et ces émotions latentes, ont besoin d'être affirmées, répétées, amplifiées par la parole ou par la plume, tant qu'enfin elles paraissent aussi anciennes que l'Église, ce qu'elles sont en effet, et qu'elles deviennent des lieux communs. C'est en cela que doit consister, si je ne me trompe, l'évolution de la pensée et de la conscience chrétienne. Quand nous parlons d'une révolution qu'aurait suscitée dans le monde spirituel notre pieux Copernic, Pierre de Bérulle, nous ne voulons pas dire autre chose. Avec lui et par lui, le théocentrisme, déjà cher aux mystiques, mais qui gardait, bon gré malgré, un je ne sais quoi de rare, de compliqué, d'ésotérique, se libère, s'épanouit, se simplifie, se montre au grand jour, s'offre et déjà s'impose à la prière de tous. Aux textes qu'on vient de lire comparez plutôt cette affirmation, cet axiome cent fois répété par Bérulle et toute l'école française :
Il faut premièrement regarder Dieu et non pas soi-même, et ne point opérer par ce regard et recherche de soi-même, mais par le regard pur de Dieu (1).
(1) Oeuvres, p. 1245. Si j'avais eu le droit ou le dessein de résumer ici l'histoire du théocentrisme avant Bérulle, j'aurais du citer, parmi les précurseurs directs de ce dernier, parmi ceux qui lui ont le plus efficacement préparé les voies, l'auteur des Exercices spirituels. saint Ignace de Loyola. Nous pourrions montrer, par exemple, que la fameuse contemplation des deux étendards (2e semaine) ne fait guère qu'amplifier et que dramatiser le beau texte théocentrique de Nicolas de Lyre, cité plus haut. Mais, quand il s'agit de fixer la vraie direction des Exercices, le mieux sans doute est de scruter la méditation fondamentale qui ouvre le livre. On connaît les premiers mots de cette méditation : Homo creatus est ut Dominum Deum suum laudet, ac revereatur, eique serviens tandem salvus fiat. Saint Ignace se borne-t-il ici à répéter, sous une autre forme, le Fecisti nos ad te de saint Augustin, le Si vere desideras esse beatus, de l'auteur de l'Imitation? Ou bien veut-il nous élever beaucoup plus haut, nous persuader que la dernière de nos fins dernières est, non pas précisément de faire notre salut, mais de glorifier Dieu ? Posons le problème d'une autre façon. Dans la phrase de saint Ignace quel est le mot principal ? Est-ce LAUDET ? Est-ce SALVUS FIAT : C'est LAUDET, va nous dire le P. Watrigant, et je crois qu'il a raison :
« Dans cette méditation (saint Ignace) part d'une idée capitale, et s'adressant à ses retraitants d'élite (ce dernier mot est important) il dit : Entrez pleinement dans les intentions d'un Dieu qui vous a faits pour que vous le glorifiiez, Deum laudet... Dans sa sagesse, il vous a faits ce que vous êtes, pour obtenir de vous une glorification digne de lui... (une) louange parfaite. » Et le R. P. ajoute en note, ces explications qu'il a jugées nécessaires : « Il pourra sembler à quelques-uns quo notre interprétation de la première phrase du Fondement est forcée, que faire du mot laudet le point central de la fin de l'homme d'après saint Ignace, est contestable. Ne parle-t-il pas de la fin de l'homme dans une phrase complexe qui demande bien d'autres actes que ceux de glorification... Creatus... ut... laudet... revereatur, eique serviens tandem salvus fiat ? Nous répondons que saint Ignace a montré une grande sagesse dans cette phrase qui, en effet, est complexe. Tout en mettant en avant le motif de charité pure de la glorification de Dieu, et en lui donnant bien un rôle capital, dans l'ordre idéal ou intentionnel où toujours il présidera, il n'oublie pas que, dans l'ordre réel ou pratique, la glorification divine ne se fera pas, même chez des retraitants d'élite, par les seuls motifs formels de charité, mais qu'il y sera besoin du concours de vertus subsidiaires : dépendance de Dieu, culte, service de Dieu, espérance. » Ces remarques, si intéressantes sont assez embrouillées ; elles noient, eu quelque manière, le véritable objet du débat. Le R. Père pense trouver dans la « phrase complexe » de saint Ignace « bien d'autres actes que ceux de glorification ». Un peu plus loin ces actes deviennent l'objet de vertus subsidiaires ». Epluchons librement ces concepts obscurs. La « dépendance de Dieu » est-elle bien une vertu subsidiaire ? Je ne le crois pas. « Avoir été créé pour glorifier Dieu », et dépendre de Dieu », cela ne fait qu'un. Le R. Père veut manifestement parler d'une dépendance reconnue, acceptée et qui se traduise par des actes. Mais ceux-ci, « culte », « service de Dieu », ne font qu'un avec « glorification ». Culte, service de Dieu laudant Deum. Ce ne sont donc pas là non plus des « vertus subsidiaires ». Le « revereatur » (culte) et le « eique serviens » du texte n'ont pas d'autre but que d'expliquer et développer le e laudet ». Bref, il ne reste plus ici d'autres « vertus subsidiaires » que l'espérance, « tandem salvus fiat ». D'où je conclus que la fameuse phrase est théocentrique, à l'exclusion des deux derniers mots « salvus fiat », auxquels il faut ajouter le ens de serviens qui veut dire ici « et par ce moyen ». Raffinons encore. Je dirai donc timidement que cette phrase latine est assez mal venue, mais aussi qu'elle est très heureusement, et sans doute intentionnellement mal venue. En effet l'on mérite le ciel par la « louange » que l'ou donne à Dieu, aussi bien que par n'importe quelle façon de le servir. Il faudrait donc en toute rigueur : Homo creatus est ut laudans Deum, eique cultum praebens, eique serviens, tandem salvus fiat. Mais cette phrase, plus exacte en un sens, ou moins « complexe », aurait le tort immense de mettre l'accent sur salvus fiat : elle abdiquerait expressément le théocentrisme fondamental qu'a voulu très probablement saint Ignace, de l'aveu du P. Watrigant lui-même. Voilà pour la critique du texte. Mais quand on discute les Exercices, il faut toujours tenir compte de l'interprétation historique que les jésuites en ont donnée depuis tant de siècles. D'où se pose une seconde question : quel que soit le sens qu'ait voulu saint Ignace, de quelle façon les commentateurs autorisés ont-ils compris la première phrase du Fundamentum ? On vient de voir les deux directions possibles. D'une part : Homo cretus est ut LAUDET... et salvus fiat ; d'autre part : Homo creatus est ut laudans... SALVUS FIAT. La première traduction est théocentrique, la seconde, anthropocentrique. Or, il me parait quasi certain que la grande majorité des commentateurs jésuites penche pour cette seconde, puisqu'on vient de voir, en effet, que le P. Watrigant s'excuse de préférer la première. Aurait-il besoin de se défendre, si tous les jésuites voyaient comme lui dans le « laudet » « le point central de la fin de l homme » ? D'où viennent ces divergences ? Rien de plus simple. Saint Ignace entendait ne proposer ses Exercices qu'à des « retraitants d'élite », c'est-à-dire, capables de se conduire par « le motif de charité pure de la glorification de Dieu ». « Nous le salons, dit encore le P. Watrigant, par l'histoire de la vie du saint, les méditations des Exercices, telles qu'elles sont, ont été rédigée pour des chrétiens de choix, et tout particulièrement généreux: il a attendu assez longtemps avant d'en juger capables Pierre Le Fèvre et François Xavier. » Mais il est arrivé aussi fatalement que les disciples d'Ignace ont bientôt proposé les Exercices à tout le monde, et, par exemple, à tous les jeunes gens qui se présentaient pour entrer dans la Compagnie. Elite sans doute, mais qui, dans l'ensemble, pouvait paraître encore mal préparée à accepter le point de vue théocentrique de saint Ignace. Ayant affaire à des retraitants « moins intelligents et moins désintéressés s, les Pères qui donnaient les Exercices, en sont venus à leur « proposer surtout le salut éternel de l'âme ». On n'omettait pas le laudet : mais de fin suprême, celui-ci devenait moyen : ut salvus fiat. Qu'on me pardonne si je souligne de nouveau l'intérêt de ces remarques. Elles vont d'autant plus loin qu'il convient de les étendre à toute la suite des Exercices. 'fout découle en effet de la méditation fondamentale. Si l'on commence, comme l'aurait voulu saint Ignace, par une conception théocentrique des choses spirituelles, il va de soi qu'on ne descendra plus à une conception anthropocentrique. Orienté, dès le début, vers le pur amour, le retraitant ne rebroussera pas chemin vers l'amour intéressé. En d'autres termes, cet admirable petit livre dont on oppose parfois la « sagesse », le caractère tout pratique, aux « rêveries » des mystiques, n'est lui-même qu'un manuel d'entraînement au mysticisme, bien qu'on puisse lui donner, et que d'ordinaire, on lui donne en effet, un autre sens. De tout cela découlent plusieurs conséquences, celles-ci entre autres : a) Rien de plus obscur que les « sources » de Bérulle. Après bien des recherches et bien des consultations, je n'arrive pas à me satisfaire sur ce point. Mais parmi ces sources, nul doute qu'on ne doive placer les Exercices. Bérulle les a suivis à vingt-cinq ans, et lorsque sa doctrine achevait de se cristalliser, si l'on peut dire. De ce point de vue, la Retraite de M. le cardinal de Bérulle ( Migne, pp. 1289-1307) que nous avons étudiée plus haut sous un autre jour, forme un commentaire fort curieux des Exercices. Si j'étais le P. Watrigant, je la publierais dans la bibliothèque des Exercices, b) Dans notre prochain volume, quand nous étudierons les mystiques théocentristes de la Compagnie de Jésus au XVIIe siècle, nous ne nous étonnerons pas de voir les P.P. Lallemant, Rigoloue, Surin, affirmer qu'ils ne font autre chose que revenir à la pure doctrine ignatienne. c) Nous trouverons aussi tout naturel que les mêmes jésuites se recommandent expressément de Bérulle. d) Et tout naturel de rencontrer d'éminents jésuites, les P. P. Saint-Jure et Guilloré, parmi les bérulliens proprement dits. Ayant lu cette note sur mes épreuves, un savant théologien de la Compagnie veut bien m'écrire : « Des deux interprétations possibles du Fondement l'une théocentrique, l'autre anthropocentrique. c'est la première que la suite des Exercices et les Constitutions me paraissent indiquer. C'est la pensée de Dieu qui prime tout, mais en tant qu'objet de notre louange, respect, service, — ce qui déborde le concept bérullien, plutôt qu'il ne lui est opposé ». Je ne saisis pas bien comment cette vue déborderait celle de Bérulle, mais il va de soi que la première ne saurait être opposée à la seconde. C'est pourquoi, du reste, je mentionne les Exercices parmi les sources du bérullisme, mais les Exercices, tels que les interprètent le R. P. Watrigant et le théologien que je viens de citer.
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Axiome, mais pleinement réalisé, et sur lequel doit se régler toute prière. Il faut, écrit le P. Bourgoing, donner et rapporter toute notre oraison, non à notre profit et utilité spirituelle, mais à la seule gloire de Dieu, sans aucune considération de notre intérêt ou
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satisfaction particulière; en sorte que nous nous proposions pour but et fin de l'oraison, de révérer, de reconnaître et d'adorer la souveraine majesté de Dieu, par ce qu'il est en soi, plutôt que par ce qu'il est au regard de nous, et d'aimer plutôt sa bonté pour l'amour d'elle-même, que par un retour vers nous, ou par ce qu'elle est envers nous ; car la même pureté qui est
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requise en l'amour, est aussi nécessaire à l'oraison. Je dis donc que nous ne devons pas tant demander, non seulement les biens temporels, cela est clair, mais non pas même tarit, ni en premier lieu, les biens spirituels, c'est-à-dire la grâce de Dieu et les vertus, comme nous devons purement prier que Dieu soit glorifié et adoré, ou nous conjouir de ce qu'il est glorieux en soi, quand bien nous ne devrions jamais être participants de sa gloire. Hé ! que, ne demandant point de cette sorte, nous demandons beaucoup plus efficacement ! Car tout le reste nous vient comme chose accessoire : « Cherchez premièrement, nous dit Notre-Seigneur, et même uniquement, le Royaume de Dieu, et tout le reste vous sera ajouté. Et n'est-il pas meilleur de commettre tous nos affaires à Dieu, et cependant faire les siennes... D'ailleurs... nous ne disons pas qu'il ne faille demander la grâce de Dieu et les vertus ; il le faut, et le plus souvent, le plus humblement, sera toujours le meilleur ; nais que, par une pure et droite intention, il ne les faut pas demander pour l'amour d'elles-mêmes, ou parce que leur possession nous est agréable et fructueuse, ains plutôt, afin que Dieu, par
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l'usage que nous en ferons, soit glorifié en nous, et parce que c'est sa très sainte volonté de nous les donner (1).
N'est-ce pas là le théocentrisme le plus pur? Disons les choses d'une autre manière, moins expressive assurément, mais aussi moins pédantesque. François de Sales avait restauré la dévotion ; à Bérulle de remettre en faveur une vertu plus essentielle, la vertu de religion. Le sujet est délicat, je laisserai donc parler des maîtres tout à fait sûrs, le P. Bourgoing et le P. Amelote. Je veux du reste que ces deux oratoriens exagèrent peu ou prou, dans ce qu'ils écrivent à la louange du fondateur de l'Oratoire ; ils n'en paraîtraient pas moins intéressants à qui veut savoir l'idée que plusieurs se faisaient alors du génie particulier, et de la mission providentielle de Bérulle.
(Ce) que notre très honoré Père, écrit Bourgoing, a renouvelé en l'Eglise, autant que Dieu lui en a donné le moyen, c'est l'esprit de religion, le culte suprême d'adoration et de révérence dit à Dieu... C'est cet esprit qu'il a désiré fortement d'établir parmi nous, celui duquel il était possédé et tout transporté, celui qui parait en tous ses écrits... Car il n'y parle que d'honorer, que d'adorer et que... (des) devoirs indispensables de l'homme vers la majesté divine.
Or cette insistance n'était pas inutile. Plusieurs en effet, continue Bourgoing, se portent à Dieu par le motif de sa bonté, peu par l'adoration profonde de sa grandeur et de sa sainteté. On élève plus les âmes tendres par les douceurs de la dévotion, et dans nue certaine liberté ou familiarité avec Dieu, que dans un abaissement et une sainte terreur (nous allons bientôt corriger ce mot) devant lui... Ici (à l'école de Bérulle), nous sommes enseignés à être vrais chrétiens, à être religieux de la primitive religion que nous professons au baptême; nous apprenons à adorer les grandeurs et les perfections divines, les desseins, les volontés, les jugements de Dieu, et les mystères de son Fils : ce
(1) Les vérités et excellences de Jésus-Christ Notre-Seigneur... Par le R. P. François Bourgoing, Paris, 1636. Avis (non paginés qui suivent la préface, V° Avis. Ces XXIV Avis forment un traité de l'oraison, d'après la méthode bérullienne. On peut, de ce chef, les comparer aux Annotations et autres prescriptions de saint Ignace. Je les citerai souvent. En effet, comme vulgarisateur pur et simple de Bérulle, personne, à mon avis, n'est comparable au P. Bourgoing.
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qui était moins en usage auparavant, et ne saurait trop y être (1).
Amelote n'a peut-être pas la parfaite sagesse du P. Bourgoing; on lui voudrait aussi moins d'éloquence. Très noble esprit néanmoins, et dont le témoignage est considérable. Il sait bien du reste qu'il s'engage sur un terrain brillant, et il nous avertit qu'il parle ici « avec réflexion sur ses paroles ».
Le respect singulier envers Dieu, écrit-il dans la vie du P. de Condren, est le premier mouvement de l'esprit de ces lévites (les oratoriens). C'est l'instinct que leur éminent fondateur leur a imprimé. C'est lui (Bérulle) qui a suscité en nos jours cette vertu ensevelie, et qui a excité notre siècle à se ressouvenir du plus ancien de tous nos devoirs (2).
Grave sentence, et que l'on dirait portée, il faut bien quo je l'avoue , contre l'humanisme dévot lui-même. Elle semble annoncer la Fréquente communion, qui vient de paraître, et les Provinciales. Ne nous hâtons pas de trembler. Adversaire décidé des jansénistes, Amelote ne répudie pas plus que Bérulle la philosophie profonde de nos humanistes : il en a vu les dangers possibles et les lacunes ; il la corrige ; il l'anime d'un autre esprit, mais sans faire la moindre concession de principe aux ennemis de l'humanisme. Nouvelle école, mais que des liens étroits relient à l'ancienne. Aussi bien Amelote n'ignore-t-il pas la splendeur mystique de la génération précédente :
(1) Bourgoing, préface des Oeuvres complètes de Bérulle, p. 102-103. (2) « Respect singulier », cf. le « revereatur » des Exercices de saint Ignace. J'ai omis le prélude de ce passage : le voici : « Je ne sais si l'amour de mou ouvrage ne m'éblouit point, et si la joie de considérer la maison de mon père — c'est ainsi que je nomme celui (Condren) dont j'écris la vie — ne charme point ma mémoire. Je dis pourtant, avec réflexion sur mes paroles, que je n'ai point vu, en tous les siècles, de famille plus profitable à l'Église que la Congrégation de l'Oratoire ».
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Il est vrai, continue-t-il, qu'il n'y eut jamais tant de Nazaréens que nous en voyons ; qu'il en est de vaillants comme des Samson, d'éclairés comme des Samuel, d'austères comme des saint Jean... ; mais il est certain qu'en ce siècle, où il paraît tant de sainteté, nous voyons dans les âmes plus de familiarité avec Dieu que de révérence, et il se trouve beaucoup de chrétiens qui aiment Dieu, mais il y en a peu qui le respectent.
Manifestement, des diverses nuances que prend ce dernier mot, il choisit ici la plus pathétique.
Au milieu d'une infinité de gens de bien, chez qui toutes sortes de vertus sont en pratique, il n'est rien de plus rare que la vertu de religion; chacun se porte volontiers à la charité, il y a grand nombre de pénitents, les peuples sont excités à toutes les saintes actions ; mais qui considérera le fond des esprits, confessera sans doute que le respect envers Dieu n'est guère connu, et que ce n'est pas dans une profonde adoration de sa grandeur, mais dans la seule liberté avec lui, qu'on élève ses enfants. De là vient la négligence des saints Sacrifices, l'estime de l'austérité apparente, et le mépris des sacrificateurs.
Non pas, si je comprends bien, que le prêtre soit avili dans la pensée des fidèles ; mais ceux-ci ne voient plus en lui que le confesseur, que le directeur, en un mot que leur propre ministre, oubliant qu'il est avant tout l'homme voué à Dieu. Quoi de surprenant? Dieu lui-même, les chrétiens semblent faire de lui, non plus l'objet de leurs adorations, mais le « serviteur » de leur vie intérieure.
Si les peuples n'ont de l'eau à souhait, et si la grâce ne se répand sur eux avec abondance, il n'est rien de si prompt que les murmures, et, comme si Jésus-Christ en sa gloire était encore serviteur, nous nous plaignons de lui tout aussitôt qu'il se retire tant soit peu de nous. Ses croix, que nous devrions tenir à bonheur, sont les sujets de nos refroidissements et de nos dégoûts. Si les rayons de la grâce donnent tant soit peu sur notre coeur, nous nous jetons de nous-mêmes dans ses divines caresses, et, oubliant la qualité qu'il a de souverain, de roi et de maître, nous ne considérons que celle d'ami et de
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père (1). Cette licence produit mille débauches dans les esprits, elle les nourrit dans la vaine complaisance, elle émousse les aiguillons de la crainte, elle nous rend extrêmement délicats, elle étouffe l'humilité dans son principe, qui est le sentiment de la majesté de Dieu..., enfin elle détruit cette noblesse de la vie du ciel, que j'appellerais volontiers la civilité de la maison de Dieu, le défaut de laquelle nous réduit à la roture, et fait que nous traitons avec Dieu, ou en enfants ou en sauvages.
Voilà certes de fortes expressions, et d'une noble subtilité. La réforme de Bérulle serait donc parallèle à la propagande civilisatrice des précieuses. Dans l'ordre spirituel comme dans l'autre, se prépare le triomphe de la société polie.
Ç'a été l'effet d'une singulière miséricorde que nous ayons été corrigés de cette rusticité, et il ne faut point douter que ce ne soit une des grâces de la congrégation de l'Oratoire, d'avoir fait connaître ce vice, par le zèle qu'elle a de la vertu qui lui est opposée. Le nom et la vérité de ses continuelles adorations a fait rougir ceux qui vivaient. avec Dieu sans révérence, et, ce qui, au commencement, choquait les esprits comme une nouveauté, commence de remplir toutes les bouches, et d'humilier en la présence de Dieu tous les coeurs. Ce qui ne se lisait presque point il y a vingt ans, qu'il fallut adorer les perfections de Dieu, ses desseins, ses jugements et les mystères de son Fils, est maintenant le premier précepte de tous les livres de dévotion. L'on entend ce saint devoir, et par la grâce de Dieu, il n'est plus blasphémé (2)… L'on sent maintenant que le baptême nous fait religieux, qu'il nous incorpore au Sacerdoce royal... L'on reconnaît que
(1) Il y a un peu de rhétorique ou beaucoup de confusion dans ce passage. Ni l'humanisme dévot, ni les mystiques de la première génération n'attachent tant de prix aux sensibles douceurs de la prière. Vie dévote, dans la pensée de François de Sales, veut dire vie parfaire, et non pas vie délicieusement unie à Dieu. Port-Royal, au contraire, comme nous l'avons souvent répété, et comme nous le montrerons mieux dans le prochain volume. (2) Le P. Amelote fait allusion à un épisode qui, sans doute, peut illustrer l'histoire des passions humaines, mais non pas l'histoire du sentiment religieux en France. Bérulle avait rédigé une formule de consécration totale à Dieu, contre laquelle plusieurs théologiens s'élevèrent avec violence. On avait cru le prendre en défaut, et on s'endormait à coeur joie. Nous aurons à revenir sur ce fâcheux incident.
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puisque Dieu est père, il faut lui rendre de l'honneur, et puisqu'il est maître, il le faut craindre. Nous avons l'obligation de cette sainte politesse des moeurs chrétiennes à ces vrais adorateurs (les disciples de Bérulle). Leurs maisons... sont la montagne et la ville de Silo, où il ne se parle que de sacrifices. Leurs prédications... embaument les auditeurs de l'odeur de la religion. Tous leurs écrits sont des encensoirs, qui exhalent une sainte ardeur de respect de Dieu et de révérence... Ces doctes sacrificateurs voient bien que Dieu n'a rien fait que pour en tirer sa gloire, et qu'ayant laissé sur toutes ses oeuvres des vestiges de ses perfections, nous ne les devons jamais regarder sans élever nos yeux à son trône... Tout ce grand fonds de l'esprit de religion, qui est si fervent à l'Oratoire, tire son principe de son fondateur. C'était un Phinée et un Hélie en zèle et en ardeur du culte de Dieu. Et comme il est impossible de lire les traités de saint Augustin, d'un esprit tranquille, sans devenir humble, ni ceux de sainte Thérèse, sans aimer l'oraison, aussi ne saurait-on voir ceux de M. le cardinal de Bérulle, salis se rendre respectueux envers Dieu, et envers les mystères de son Fils (1).
Ces graves affirmations nous frapperaient encore davantage si les mots qu'emploie le P. Amelote n'étaient pas si incolores. « Religion », qui devrait tout dire, est équivoque ou banal ; « respect » ou « révérence », vague, morne et court. Les Anglais ont beaucoup mieux. Mais comment traduire leur awe, ce frémissement de tout l'être, cette horreur sacrée, que l'on éprouve, ou que l'on devrait éprouver, à la seule pensée, et, plus encore, aux approches de Dieu (2). Horreur, dis-je, au sens latin, et non pas terreur. Il y a un abîme entre les deux. Qui tremble devant Dieu ne pense guère qu'à soi, reste absorbé dans la contemplation de soi-même. L'âme la plus confiante, la moins
(1) La vie du P. Charles de Condren... Paris, 1643, pp. 78, 85. (2) Il y a naturellement de la « acre » dans la peur de Dieu, mais toute peur n'est pas ange. Newman, dans ses incomparables serinons d'Oxford, est un de ceux qui ont le mieux interprété ce grand mot. Une description, assez particulière, mais très exacte de cet état d'esprit est donnée par \V. Pater, dans les premiers chapitres de Marius the Epicurean. L'enfance de Marius a été pleine de awe mais d'une espèce de « pleasurable awe ». Marius the Epicurean, London, 19o1., I, p. 7.
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obsédée par la peur du souverain juge, peut et doit être pleine de « respect », de « religion », de « acre ». Aussi bien ce dernier mot ne rend-il pas exactement l'attitude de Bérulle et de l'école toute française qui relève de ce grand homme. Leur respect est admiration, leur prière surtout lyrique. Accablée par la splendeur et la majesté de Dieu, mais heureuse de chanter cet accablement, et de l'exalter en le chantant. Aussi, de tous les attributs de Dieu, c'est encore la grandeur qui impressionne le plus Bérulle. « Le fruit principal de ces pensées, dit-il quelque part, est d'avouer et reconnaître que le Dieu des chrétiens est grand » (1). Confesser joyeusement, lyriquement, éperdument, la grandeur de l'Etre des Etres, toute la vie intérieure de Bérulle, toute sa direction se ramène là. Qu'on médite par exemple cette lettre, où il tâche de faire accepter à une carmélite ce qu'il y a de plus douloureux dans la vie spirituelle, je veux dire,le silence de Dieu :
A la vérité, c'est une voie de rigueur que Dieu exerce sur vous ; mais c'est une voie de grâce et d'amour, et non de justice et de châtiment, comme vous pensez. C'est une voie sainte et sanctifiante, c'est une voie honorante les rigueurs du Père éternel sur son Fils unique; c'est une voie adorante l'Etre souverain de Dieu ; et cette voie adore chose si grande et sainte, non par acte, mais par état, qui est une manière bien plus solide et profonde, plus importante et plus divine.
Cette distinction très Wurmienne entre « acte » et « état », nous l'avons déjà rencontrée, nous la rencontrerons encore ; ici, s'offrir comme une victime aux coups de la divine justice, et cela, par une décision formelle de la volonté, voilà un « acte » ; devenir foncièrement cette victime, subir, au plus profond de soi-même, le travail crucifiant de la grâce, voilà un « état »
(1) Houssaye, II, p, 426. (2) Mots impropres comme toujours. Cet « état » est beaucoup plus « actif » que n'importe quel acte; il est acte lui-même, mais continu.
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« Dieu est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité », et il ne lui suffit pas d'être adoré par les actions de notre esprit vers lui. Il veut lui-même se glorifier en nous ; et son esprit veut opérer sur nos esprits choses dignes de sa puissance et majesté, et nous devons être exposés à son vouloir et opération sainte... Une des opérations de Dieu est de faire que notre âme adore la majesté divine, non seulement par ses propres pensées et affections, mais aussi par l'opération de son esprit divin, qui agit dans notre esprit, et lui fait porter et sentir la puissance et souveraineté de son être, sur tout être créé, par l'expérience de sa grandeur appliquée à notre petitesse, et de notre petitesse incapable de porter sa grandeur : car elle est infinie, et infiniment distante et disproportionnée au regard de tout être créé. Cet Etre divin, adorable en toutes ses qualités, a des qualités apparemment contraires. Il est infiniment présent, et infiniment distant; il est infiniment élevé, et infiniment appliqué à l'être créé ; il est infiniment délicieux, et infiniment rigoureux; il est infiniment désirable, et infiniment insupportable. Et quand il lui plaît de s'appliquer à sa créature, sans se proportionner à sa créature, il ne peut être supporté de l'être créé, qui se sent englouti, accablé, ruiné par cette puissance infinie, et comme infiniment dominante, sur un être si petit et si soumis à sa puissance; mais cet accablement sera un jour converti en soulagement, et cette ruine sera la réparation de l'âme (1).
Amelote a raison ; bien que les éléments de cette doctrine aient été enseignés avant Bérulle, c'est bien là néanmoins un sublime nouveau. Avec François de Sales et les autres, nous pensions toucher aux limites du monde spirituel, et maintenant, apparet domus intus et atria longa patescunt. Pleins de awe, il nous semble qu'un voile tombe, et que le saint des saints s'ouvre à nos regards. Je trouve, dans une thèse récente, la confirmation de ce qui vient d'être dit sur la pensée fondamentale de Bérulle. A la vérité, M. Gilson, que je vais citer, parle surtout de l'oratorien Gibieuf, mais Gibieuf, sur ce point du moins, reflète les sentiments de son maître. On sent
(1) Oeuvres, pp. 417, 1418
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chez lui, écrit M. Gilson, « comme chez le cardinal de Bérulle, un souci constant d'exalter Dieu, de le surélever, une sorte d'ardeur à le reculer aussi loin que possible dans l'infini. (Il y aurait d'expresses réserves à faire sur ces derniers mots, Bérulle revenant sans cesse aux «communications » que Dieu nous fait de lui-même). Gibieuf semble glacé par la tranquillité des exposés scolastiques et la calme précision de leurs analyses... Dieu est considéré comme étant la plénitude de toute réalité, et tout ce qu'on en peut dire, est qu'il nous apparaît comme une source infinie d'être, de vérité et de bonté, dans laquelle nos faibles esprits sont aveuglés, perdus, anéantis. C'est pourquoi Gibieuf élève son style à la hauteur de son enthousiasme. Les superlatifs et les majuscules ont dans son oeuvre la valeur d'une véritable méthode. Là où saint Thomas déclare tranquillement que in Deo est liberum arbitrium..., Gibieuf entonne un hymne à la divine liberté : liber est Deus, immo liberrimus, et si qui liberrimo liberius esse potest. Il n'a pas assez de mots, ni d'assez longs, ni d'assez élevés, pour célébrer la grandeur de Dieu... Ce qui anime la nouvelle théologie (entendez plutôt la spiritualité nouvelle), c'est le souci de faire sentir à l'homme, en même temps que son étroite dépendance par rapport à Dieu, toute la distance qui l'en sépare... Il faut rappeler à la créature, qu'entre le fini et l'infini, ou comme dit Gibieuf, le superinfini qu'est Dieu, il y a une irréductible différence de nature, et que cette différence doit demeurer présente à sa pensée, lorsqu'elle veut parler dignement de son créateur ».
(1) Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, 1913, pp. 196, 197. Dans celte thèse, d'ailleurs si remarquable, il tue semble que M. Gilson exagère l'influence qu'aurait eue Bérulle sur le développement de la pensée cartésienne. Il est certain que Bérulle a beaucoup encouragé le jeune Descartes, mais douteux qu'il l'ait Lien compris. Et quoi qu'il en soit de Gibieuf (néoplatonisant, si l'on veut, et malgré tout, foncièrement scolastique), je ne vois pas qu'on puisse comparer la métaphysique implicite de Bérulle, qui est toute chrétienne et mystique, à la métaphysique indépendante et rationaliste de Descartes. Cf. un témoignage important du P. Bourgoing (Oeuvres complètes de Bérulle, p. 83.)
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Une noble scène nous fait prendre comme sur le vif ce théocentrisme. Bérulle vient d'être chargé par Richelieu d'accompagner en Angleterre Henriette de France, mariée au prince de Galles. L'heure des adieux ayant sonné (2 juin 1625), il réunit ses frères dans la sacristie de l'Oratoire, et leur tient ce petit discours qui nous a été conservé par le P. Desmares — le Desmares de Saint-Roch et de Boileau :
Mes Pères, ni le temps ni le lieu ne nous permettent pas de vous entretenir beaucoup, et toutefois, nous ne devons pas partir sans vous dire un mot. On nous emploie à une oeuvre d'importance, et je ne pense pas que nous seulement, et ceux que nous menons... y doivent avoir part ; toute la congrégation y est intéressée, et il faut que chacun y participe. Nous devons tous aller en Angleterre par esprit, par soin, par charité ; et je ne vois point d'autre différence entre ceux qui y vont et ceux qui demeurent, sinon que ceux v vont, auront plus de travail extérieur, et sont obligés à plus de retenue et d'édification ; mais ceux qui demeurent doivent avoir autant de charité. Nous y sommes tous envoyés en un sens, car il y a double mission, l'une intérieure, et l'autre extérieure, et c'est de la mission intérieure de grâce et de piété et de charité que je dis que tous sont envoyés.
Cela est déjà très beau. Que l'on prenne garde à la densité de ce premier point, aux vives levons d'idéalisme qu'il renferme. Sans effort, on nous a déjà transportés au delà de l'espace, on nous a ouvert les profondeurs du inonde invisible, le seul qui mérite de nous occuper. « Je ne vois point de différence... il y a double mission... » Ce n'est là d'ailleurs qu'une prise d'élan. « Mission », lorsque l'on est habitué à la manière de Bérulle, on sent que ce mot est chargé de dogme, praegnans, gros de sublime.
Nous devons en tout temps adorer Dieu en lui-même, et en ses oeuvres, et surtout au plus grand de ses oeuvres, qui est l’Incarnation de son Fils; mais nous le devons faire particulièrement quand il nous emploie à quelque chose à son service.
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Action, contemplation, remarquez la liaison logique entre les cieux termes. Remarquez Je « donc » splendide qui va jaillir :
Il nous faut DONC présentement adorer Dieu, envoyant son Fils au monde, car cette mission est origine de sanctification pour toutes les autres missions, et, sans le grand mystère de l'Incarnation, par lequel le Père envoie son Fils, il n'y a rien qui puisse lui être agréable, tout étant de nous ou du diable; C'EST DE CETTE GRANDE MISSION QU'IL NOUS FAUT OCCUPER, ET NON POINT DE L'AUTRE ;
de l'autre, c'est-à-dire, du départ de la reine et de Bérulle, aventure chétive, anecdote vide de sens, si on ne la rattache pas à l'autre « mission ». J'emploie de pauvres capitales, mais il faudrait souligner ces mots avec des éclairs.
Il y a en elle beaucoup à vénérer, et comme cette mission, faite en la plénitude des temps, a néanmoins rapport à l'éternité, parce qu'elle a sa source dans la production et génération du Fils, lequel le Père a droit d'envoyer parce qu'il l'engendre, il nous faut aussi beaucoup honorer cette production du Fils, et souvent adorer Dieu engendrant son Fils de toute éternité, lequel par après il envoie dans le temps.
Du voyage de Bérulle à la « mission » de l'Homme-Dieu, de celle-ci à la génération éternelle du Verbe, en deux coups d'ailes, cet aigle nous enlève après lui jusqu'au plus haut des cieux. Redescendons maintenant :
Nous devons remercier Dieu de ce qu'il nous fait compagnons de ses anges en ce voyage, et il nous faut servir de cette pensée, pour nous porter et exciter nous-mêmes à être des anges en esprit, en conversation, en pureté, en charité, en diligence.
Pour finir, un dernier coup d'aile. Peut-être Bérulle a-t-il vu des larmes dans les yeux de quelques-uns do ceux qui l'écoutent, rudes géants, comme lui, tendres néanmoins
(1) Lorsque les deux frères, Eustache et Jean-Baptiste Gault, tous les deux oratoriens, tous les deux évêques de Marseille, vinrent apprendre la mort de Bérulle à la prieure du Carmel de Tours, «ils la surprirent tellement... qu'elle demeura quelque temps sans pouvoir parler : la douleur qu elle conçut tout d'un coup... lui avait comme lié tous les sens, ne lui laissant que l'usage et la liberté de ses larmes. Ou ne vit jamais une plus triste visite; les deux frères pleuraient d'un côté, et cette bonne Mère de l'autre; et s'ils se parlaient, ce n'était que par des mots entrecoupés de sanglots, et le plus souvent étouffés dans l'eau de leurs pleurs ». La vie de messire Jean-Baptiste Gault, évesque de Marseille, par F. Marchetty, Paris, 165o, pp. 79, 80.
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Je ne veux point qu'on s'entretienne humainement de cette mission, et que l'on se dise tant d'adieux. Domini est terra et plenitudo ejus. La terre est toute à Dieu, et elle n'est qu'un point au regard de Dieu, elle n'est rien devant la grandeur de Dieu, et elle ne nous peut séparer, si nous sommes liés à Dieu, qui la remplit toute par son immensité (1).
Or ils sont tous ainsi, Condren, Olier, Eudes, et jusqu'au moins mystique des écrivains de l'Oratoire, tous profondément, et comme naturellement théocentriques. De là vient chez eux le prestige particulier qu'ils exercent, leur grand air de religion. Si, comme l'autre, le monde spirituel pouvait avoir ses castes, je dirais volontiers que l'école française confère à tous ses membres des lettres de noblesse : académie, où l'on enseigne la politesse surnaturelle, comme disait le P. Amelote, où nulle « rusticité » n'est permise dans les rapports entre l'homme et Dieu.
B. — La dévotion au Verbe Incarné.
N'étant pas celle « des philosophes et des savants », cette religion a naturellement pour objet le Dieu un en trois personnes, mais elle s'adresse plus immédiatement, plus habituellement à la seconde de ces personnes divines, au Dieu fait homme, au Verbe Incarné. C'est qu'en effet, remarque à ce propos le premier des biographes de Bérulle, Germain Habert, « bien que la Sacrée Trinité soit le plus grand de tous les mystères que nous adorons, bien qu'elle soit le principe et la fin de tous, bien qu'ils ne
(1) Houssaye, III, pp. 12, 13.
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soient tous que pour l'honorer..., et enfin bien qu'une des qualités mêmes de Jésus-Christ soit d'être un de ses vassaux, de ses serviteurs et de ses adorateurs ; néanmoins j'ose dire que, pendant le temps de la vie présente, où nous cheminons par la foi, la principale application et la plus grande piété de la religion chrétienne, ne va pas à la Trinité, mais à l'Incarnation. C'est là l'esprit, c'est là la conduite de l'Église, qui, en cette dévotion, comme en toutes les autres, suit fidèlement l'esprit et la conduite même de Dieu. En effet, Dieu ne nous révèle en sa divine Parole la Trinité que par rapport à l'Incarnation, il ne nous découvre les trois personnes qu'autant qu'il est nécessaire pour nous faire bien connaître la seconde, et, pendant qu'il réserve la pleine manifestation de ce premier et plus grand mystère, pour la gloire et pour le ciel, vous diriez au contraire qu'il prend à tâche de nous dépeindre amplement, en cette même Parole, le Verbe Incarné? C'est à quoi s'étendent toutes les Écritures sacrées..., à nous donner une connaissance parfaite de ses divers états, offices et qualités ; c'est de quoi elles nous instruisent en toutes rencontres, et toutes les fois que le Père éternel nous y parle, on dirait qu'il nous le propose toujours, et nous dise, comme sur le Thabor, en nous le montrant : « Voilà mon Fils bien-aimé, écoutez-le et le regardez attentivement ». L'Église suit le même ordre de son côté (1)...
(1) La citation est un peu longue, mais elle intéressera plus d'un lecteur. Ces choses-là sont en effet extrêmement difficiles à dire, sinon impossibles. Et quoique la page de l'abbé de Cerisy ne satisfasse pas de tous points, elle m'a paru belle et relativement lumineuse. Voici les mêmes pensées traitées d'une autre façon : « C'est.., vers Jésus-Christ que s'oriente, depuis l’Incarnation, la vie religieuse de l'humanité. Cela se conçoit. Le Dieu du ciel nous domine de bien haut. La spiritualité de sa nature le dérobe aux prises de nos facultés sensibles, l'infinité de ses perfections déconcerte notre intelligence, et, quand nous pensons à lui, ce qui nous frappe le plus, c'est sa majesté qui nous éblouit, sa toute-puissance qui nous écrase, sa justice qui nous effraie... Le Dieu de la Crèche, du Calvaire, et de l'Autel est plus à notre poilée. u R. P. Lebrun. Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, t. 1, Le Royaume de Jésus, Paris, 1905, p. 36.
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« Telle a été aussi la piété de ce parfait ecclésiastique (Bérulle)... Il avait comme (l'Église) une vénération extrême, et une piété toute singulière pour la Sainte Trinité, et il se retirait tous les ans, le jour de la fête, en quelque lieu solitaire, pour honorer, dans le silence et dans le repos, le repos et le silence des trois personnes sacrées dans le ciel. Tout le long de l'année, il les adorait souvent toutes trois en leurs distinctions et en leurs propriétés divines, et il avait à chacune d'elles une appartenance et une application intérieure, dont il s'était même formé des pratiques ordinaires ; mais quelque lumière, quelque piété qu'il eût pour la Sainte Trinité, regardée en elle-même, il faut avouer que dans les principales dévotions qu'il a eues pour elle, il l'a considérée comme ayant part et rapport à ce grand mystère d'amour et de miséricorde, où chacune des Personnes divines a contribué en l'Incarnation. C'est de cette sorte, et avec cette liaison,'qu'il regarde ce mystère dans cette pièce qui a pour titre : Elevation à la Sainte Trinité, et qui toutefois semble n'être faite que pour le Verbe qui a pris chair... Et l'on dirait que la Sainte Trinité était dans son coeur comme elle est sur nos autels, où elle est mise par le Sacrifice, mais avec l'Humanité, et par l'Humanité de Jésus-Christ, et en sorte qu'elle y vient pour accompagner le Verbe incarné qu'elle ne quitte point (1). » Or, bien qu'elle paraisse commune à l'ensemble, et plus encore à l'élite des chrétiens, on a voulu faire de cette dévotion, ainsi définie, l'apanage spécial, la gloire singulière, originale, unique même, en quelque façon, du cardinal de Bérulle, appelé par Urbain VIII l'apôtre, c'est-à-dire, l'apôtre par excellence, du Verbe incarné. A-t-il mérité, comment a-t-il mérité un pareil honneur, tel est le beau problème que nous avons à résoudre. Nous écouterons d'abord les admirateurs de ce grand homme;
(1) Habert, op. cit., pp. 613-617.
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nous discuterons ensuite leurs témoignages, à la seule lumière des faits et des textes.
Le Fils de Dieu, écrit le P. Bourgoing, l'a envoyé devant sa face..., comme un nouveau saint Jean, pour montrer Jésus-Christ au doigt, pour le faire connaître au monde... Ç'a été, si j'ose ainsi parler, son apostolat et sa mission. C'est l'ancienne et primitive dévotion, qui était en sa plus grande ferveur du temps des apôtres et des premiers chrétiens, lesquels ne pensaient qu'il Jésus et ne parlaient que de lui; et depuis encore plusieurs siècles... Mais il faut avouer que cette piété s'était depuis grandement refroidie, que les docteurs n'avaient pas la pratique si particulière d'enseigner Jésus-Christ, ni les chrétiens, le zèle de l'apprendre, et, qu'en ces derniers jours, par une spéciale miséricorde de Dieu, elle s'est aucunement renouvelée. On a entendu les prédicateurs prêcher plus souvent Jésus-Christ, pour le faire aimer et adorer en sa sainte humanité... (et pour le) former dans les âmes chrétiennes (1).
J'avoue que ces affirmations dont le P. Bourgoing réalise manifestement l'extrême gravité, surprennent d'abord. Encore une fois, nous verrons bientôt s'ils exagèrent. Laissons-les parler. Ce ne sont ni des étourdis ni des suspects.
Tout le monde confesse, écrit de son côté le P. Amelote, que l'on avait bien pensé à Dieu devant la congrégation de l'Oratoire, mais que c'est elle qui a renouvelé l'application !les esprits à Jésus-Christ. Je ne veux pas dire que cette dévotion essentielle lût effacée dans l'Eglise, ou qu'il n'y eût plus que cet Elie (Bérulle) qui gardât la fidélité à son Maître, Dieu se conserve toujours, parmi les plus épaisses ténèbres qui accablent le peuple d'Israël, sept mille hommes, c'est-à-dire, un nombre immense de serviteurs, qui ne tombent pas dans la négligence populaire. Il y avait des Madeleine et des saint Jean avant le Père de Bérulle, mais en vérité le gros du christianisme s'était refroidi dans l'ancienne et nécessaire dévotion envers Jésus-Christ (2),
(1) Oeuvres complètes de Bérulle, pp. 98, 99. (2) Amelote, op. cit., II, pp. 88, 89. Un écrivain tout récent confirme, d'une manière assez imprévue, et d'ailleurs inacceptable, cette page d'Amclote. Racontant les origines de la dévotion au Sacré-Coeur, le R. P. Hilaire de Barenton, après avoir constaté que François de Sales, « s'il parle une fois ou deux de la plaie du côté... n’insiste pas sur la blessure du coeur », ajoute : « Nous croyons qu'il faut attribuer cette réserve au milieu protestant, où vécut le saint docteur, et qui était si hostile à la pieuse dévotion. Pour ne pas effaroucher davantage les brebis égarées, il taisait ce qui pouvait les froisser, et le gardait dans l'intime de son coeur. C'est cette même condescendance, croyons-nous, qui explique le peu de place que tient la sainte humanité de Notre-Seigneur dans la mystique du bon Docteur... La mystique de la Vie dévote et du Traité de l'amour de Dieu, par condescendance sans doute pour les erreurs de l'époque, protestantisme et humanisme, aime à mettre l'âme plus directement en relation avec Dieu. Certes... on sent partout l'intermédiaire du Christ et de la sainte humanité, mais il y est le plus souvent sous une forme si discrète et voilée, qu'il faut être attentif pour l'y découvrir. » R. P. Hilaire de Barenton, La Dévotion au Sacré-Coeur, Paris s. d. (1915), p. 214. Saint François de Sales, déiste ou chrétien honteux, et cachant son Christ, voilà une conception singulière. L'auteur oublie au moins trois choses : a) La « condescendance » qu’il prête au « bon docteur » serait criminelle. Non erubesco Evangelium. b) Elle serait maise. Les protestants, que François de Sales aurait voulu se concilier par là, ne reprochaient pas à l’Eglise de faire trop de place dans ses dévotions à la personne du Christ. Les humanistes n'étaient pas mou plus des infidèles, de beaucoup sen faut. Erasme, pour ne nommer que lui, avait une dévotion des plus tendres à la personne du Christ. c) Enfin l'auteur parait ignorer que la plupart des chapitres de l'Introduction furent d'abord de simples lettres intimes, adressées à une catholique fervente. Imagine-t-on François de Sales élaguant de ces lettres, pour les publier, tout ce qui regardait « la sainte humanité ? » La belle besogne qu'on lui petite! On sait de même que les plus beaux chapitres du Traité de l'amour de Dieu ont été écrits « pour » sainte Chantal, et les autres visitandines qui ressemblaient à la sainte. Reste pourtant que François de Sales insiste beaucoup moins que Bérulle sur la dévotion au Verbe incarné. Il n y a rien là qui permette à un écrivain catholique la moindre instruction contre ce « bon » et très grana docteur. La remarque du R. est néanmoins à retenir. Voici du reste, sur la même question, le sentiment d'un théologien érudit et prudent. « Saint François de Sales... n'a pas fait de la qualité de membre de Jésus-Christ que nous donne le baptême, la base de sa spiritualité ; mais il n'en avait pas moins à un haut degré, connue l'a dit justement Dom Mackey (Introduction au Traité de l'amour de Dieu, dans l'édition d'Annecy, p. CXI) ce que saint Paul appelle « le sens du Christ ». Seulement, tandis que le P de Bérulle et ses disciples contemplent surtout les grandeurs du Verbe incarné, saint François de Sales s'arrête de préférence à considérer son Coeur « si aimant et si amoureux de notre amour ». Le Coeur de Jésus occupe une grande place dans les ouvrages du Saint évêque ». P. Lebrun : Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, t.I, Le Royaume de Jésus, Paris, 19o5, p. 62. J'aurai des réserves à faire sur cette affirmation, quand nous en viendrons aux origines de la dévotion au Coeur de Jésus, moins étrangère à Bérulle (lue le R. P. Lebrun ne semble le croire. Mais ce qui est dit ici de la dévotion personnelle de François de Sales me parait tout à fait exact.
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Sans le comparer en termes exprès à ses devanciers, d'autres nous disent l'exceptionnelle ferveur de sa dévotion au Verbe incarné. Un de ses confidents les plus intimes écrit à l'abbé de Cerisy :
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Il était dans une si grande plénitude de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que son amour s'épandait comme un torrent sur toutes les parties de sa vie (la vie de Jésus), et que, pour me servir d'une pensée que je tiens de lui, que Jésus-Christ doit être notre plénitude, il avait dès ce monde, cet inestimable privilège qui nous est promis dans le ciel, oit Jésus-Christ doit être toutes choses en tous. Il ne voulait que Jésus-Christ, il ne goûtait que Jésus-Christ, il ne s'occupait, il ne s'entretenait que de Jésus-Christ... Sa langue ne parlait que de Jésus-Christ, sa plume ne traçait que Jésus-Christ, sa conduite ne tendait qu'à établir Jésus-Christ; et c'était à lui, qu'à l'exemple de saint Jean, il renvoyait tous les disciples que la Providence lui adressait. Il ne concevait le salut éternel que comme liaison avec Jésus-Christ, et si l'on eût pu faire une anatomie spirituelle de son coeur, au lieu du désir de se sauver, on y eût vu une forte passion d'appartenir parfaitement et inséparablement à Jésus... Pareillement vous y eussiez vu le désir de sauver les autres, mais sous cette même et divine vue de les lier étroitement et pour jamais à Jésus (1).
Ainsi la vénérable Madeleine de Saint-Joseph :
Il ne pouvait agir que pour (Notre-Seigneur), ni penser et parler que de lui et de ses mystères. II en était si plein, et si continuellement occupé, que cela serait incroyable à qui ne l'aurait point connu, et n'aurait point vu les actions grandes et saintes que... produisait... ce don si grand et si saint, que Jésus-Christ lui fit de soi-même (2).
La soeur Marie de Saint-Jérôme parle tout de même, mais avec une précision plus émouvante :
Il avait un très grand pouvoir d'imprimer Jésus-Christ dans les âmes, par ses paroles et même par ses lettres. Il avait un don particulier pour faire rendre les âmes à Dieu par Notre-Seigneur... Quelquefois même, en se ressouvenant seulement de lui, on sentait une liaison à Jésus-Christ..., en une manière qui ne se peut expliquer. J'ai reçu aide de lui par le seul souvenir diverses fois ;
(1) Habert, op. cit., pp. 622-624. (2) Ib., p. 619.
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tout est remarquable dans cette naïve confidence;
et l'aide qu'il donnait faisait effet de liaison avec Jésus-Christ plus que de connaissance, bien qu'elle ne laissât pas de répandre eu l'âme quelque lumière de grâce.
« Une autre religieuse du même Ordre remarque que, comme il disait lui-même, qu'il y a des saints dont les âmes sont opérantes en autrui, la sienne avait ce don d'opérer et de produire en ceux qui l'approchaient une liaison amoureuse à la divine personne de Jésus-Christ, et que si la grâce de saint Jean était de préparer les voies à Jésus dans les âmes, la sienne était de l'y faire entrer, et de l'établir au milieu des coeurs. Elle ajoute même une chose, après laquelle il me semble qu'on ne peut rien ajouter : c'est que, dans une lumière qui lui fut un jour donnée de Dieu, elle vit l'amour de ce saint cardinal, si grand et si ardent envers Jésus-Christ, qu'il lui paraissait comme la marque qui le distinguait en l'ordre de la grâce d'avec les autres saints, et que la clarté qui rendait cette étoile différente des autres étoiles, ne lui venait que de l'éclat de cette sainte et divine flamme (1).» L'on ne saurait en effet rien dire de plus. Et cependant, chose étonnante, nombre de graves auteurs, historiens ou théologiens, font de Bérulle un éloge tout pareil. Que l'on médite, par exemple, les réflexions que j'emprunte au savant éditeur des Oeuvres complètes du Bx Jean Eudes :
Depuis l'Incarnation, écrit-il, le centre d'attraction des âmes religieuses s'est, comme on l'a dit, déplacé, non pour s'éloigner de Dieu, mais pour nous permettre d'aller à lui par une route plus facile, et de le rencontrer dans la personne du Verbe incarné. Je ne sais si ces idées furent jamais mieux comprises qu'à l'Oratoire de France, dont le fondateur mérita d'être appelé par Urbain VIII « l'Apôtre du Verbe incarné ». On y professait une dévotion singulière pour Jésus-Christ, que l'on s'appliquait à considérer et à honorer en toutes choses. Disciple
(1) Habert, op. cit., pp. 620-622.
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fidèle du cardinal de Bérulle, le Bienheureux P. Eudes nous invite à concentrer sur la personne adorable du Sauveur tous les efforts de notre dévotion. Il veut qu'à l'exemple du Père céleste, nous mettions en Jésus « toutes nos complaisances », que nous en fassions « l'objet unique de nos pensées et de nos affections, la fin de toutes nos actions, notre centre, notre paradis, notre tout ». C'est à quoi il nous invite sans cesse dans le Royaume de Jésus. Car, comme il le dit lui-même, son livre « ne parle que de Jésus », et « ne tend qu'à l'établir dans les âmes ». Il veut « qu'on n'y voie que Jésus, qu'on n'y cherche que Jésus, qu'on n'y trouve que Jésus, et qu'on n'y apprenne qu'à aimer et à glorifier Jésus » (1).
A ces témoignages si catégoriques j'en aurais pu joindre beaucoup d'autres, qui ne le sont pas moins et que j'aurais demandés à Dom Guéranger, au P. Faber, à Mgr Gay, au R. P. Lhoumeau, supérieur général de la Compagnie de Marie, à M. le curé de Saint-Sulpice (2). Tous unanimement, ils font honneur à Bérulle d'une spiritualité, ou nouvelle ou renouvelée, laquelle aurait pour fondement une dévotion « singulière », autant dire, une dévotion originale au Verbe incarné. D'un autre côté, on ne peut se dissimuler que de telles affirmations étonnent à première vue, qu'elles risquent même de contrister, de scandaliser peut-être certains esprits, formés par d'autres méthodes. et qui ne permettent pas que l'on accuse leurs maîtres d'avoir ignoré le « Mystère de Jésus ». Il nous faut donc critiquer ces affirmations, les expliquer, les justifier par une étude plus détaillée et plus technique de la spiritualité bérullienne, telle que nous la présentent soit le cardinal de Bérulle lui-même, soit l'élite de ses disciples. Sauf une synthèse, facile du reste à construire, il n'y aura rien de moi dans les pages qu'on va lire, aussi puis-je
(1) Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, t. 1. Le Royaume de Jésus, Paris, 1905, pp. 36, 37. (2) Cf. R. P. Lhoumeau (pp. 85-1o6 de son livre sur La vie spirituelle à l'école du Bienheureux L. M. Grignion de Montfort, Paris, 30 édit., 1913) ; M. Letourueau. Ecoles de spiritualité : l'école française du XVIIe siècle. Toulouse, 1913.
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promettre aux vrais chrétiens qu'ils les trouveront divinement belles. Pour ceux qui n'auraient que la curiosité du christianisme, ou simplement, pour les profanes, ce Discours de la méthode spirituelle leur donnera les éléments d'une discipline philosophique, morale et littéraire qu'ils demanderaient vainement aux autres écoles. Le jeune Barrès fondait jadis son culte chu moi sur les Exercices de saint Ignace, le culte du non-moi que nous enseigne l'école française, et qui est une véritable initiation au lyrisme, ne paraîtra pas d'un moindre intérêt.
§ I. ET VERBUM CARO FACTUM EST. —
« Il faut donc remarquer, dit le P Bourgoing, que ce serviteur de Dieu... regardait et adorait PRINCIPALEMENT LÀ PERSONNE DIVINE DE JÉSUS-CHRIST,... UNIE A NOTRE NATURE, C'EST-A-DIRE LUI-MÊME, CONSIDÉRÉ EN SON ÉTAT PERSONNEL, EN SON ÊTRE DIVINEMENT HUMAIN , non seulement comme Dieu, ni en tant qu'homme, ou en son humanité prise séparément, mais en tant qu'Homme-Dieu, en son état substantiel, qui comprend ses grandeurs et ses abaissements, sa filiation divine et humaine on la même personne, et les propriétés de l'une et l'autre nature, en la seule hypostase du Verbe-Dieu. » Je voudrais souligner ici tous les mots : il est impossible en effet de mieux fixer l'attitude spirituelle de Bérulle, et le principe fondamental d'où découlera tout le système. Les modernes, d'ailleurs, moins occupés de Bérulle lui-même que de tel ou tel de ses disciples, préfèrent donner pour devise à l'école française, le texte de saint Paul : c'est le Christ qui vit en moi, ou d'autres paroles analogues (1). Mais soit
(1) Ainsi le R. P. Lebeau, éditeur du 13. P. Eudes; le R. P. Lhoumeau, commentateur du B. Grignion de Montfortet ; M. le curé de Saint-Sulpice, disciple de M. Olier. Ces trois écrivains à qui je dois tant, me permettront de garder sur ce point et sur d'autres encore, s'il y a lieu, mon indépendance, ou plutôt, mes préjugés légitimes d'historien. Ils reconnaissent tous et la priorité et l'éminence de Bérulle, mais enfin ils ne l'étudient pas en lui-même et pour lui-même, ainsi que je dois le faire. Bérulle les intéresse dans la mesure où le P. Eudes, M. Olier, Grignion de Montfort s'inspirent de lui, le continuent et le complètent. Il me faut renverser cette perspective et demander aux trois grands disciples de m'éclairer sur leur maître. Quand nous viendrons aux disciples, nous tâcherons de discerner ce que chacun d'eux apporte d'original à l'exposition de la doctrine commune.
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que l'on considère l'activité intérieure de Bérulle, soit que l'on cherche le premier anneau de sa doctrine, il faut, je crois, remonter plus haut, c'est-à-dire, à cette réalisation intense et constante de la personne divine de Jésus. Chez ce grand homme, le point de vue théocentrique prédomine toujours. Il adore certes le Christ qui vit en lui, mais « principalement » le Christ « lui-même, considéré en son état personnel ». On aura bientôt montré que cela n'est pas commun, ni de peu de conséquence. « Ce point est grand, continue le P. Bourgoing, important et très considérable, comme étant la base et le sujet de tous les autres mystères. Car nous célébrons la naissance de l'Homme-Dieu, sa manifestation au temple... et tous les autres mystères de sa vie... Ces mystères ont été passagers, et se sont écoulés quant à leur action et à leur substance ; mais l'auteur et le sujet de ces mystères, Jésus-Christ, qui en contient la grâce, la vie et l'esprit perpétuel, est permanent et demeure en l'éternité, comme dit l'Apôtre : Jesus Christus heri, et hodie, ipse et in sæcula... Il n'est pas toujours naissant ni toujours souffrant; mais il est toujours Jésus, toujours lui-même, toujours possédant les grandeurs éternelles, même comme subsistant en son humanité, quoiqu'il ne les ait pas par son humanité et toujours un Dieu anéanti en notre nature. C'était donc là son OBJET PRINCIPAL, c'était sa vie, et sa vie éternelle, de connaître, d'adorer et d'aimer Jésus en lui-même, en ses états et grandeurs ; c'était là toute sa plénitude, car Jésus AINSI CONSIDÉRÉ lui était toutes choses (1). » Nous étudierons plus loin les relations particulières que l'ascèse bérullienne vent établir entre le Verbe incarné et nous, mais ce qu'il faut bien comprendre d'abord, ce qu'il ne faut jamais perdre de vue, quand on médite
(1) Oeuvres, p. 98.
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Bérulle, c'est qu'il regarde toujours, et d'un seul regard, les deux natures du Christ, jointes ensemble « par un lien si cher, si étroit, si intime, comme est l'unité d'une même personne » ; « la vie divinement humaine et humainement divine de l'Homme-Dieu (1) » .
Par cette unité si pénétrante, si puissante et si permanente, Dieu est homme vraiment, réellement et substantiellement ; et l'homme est Dieu personnellement, et Dieu et l'homme ne constituent qu'une même personne, laquelle est subsistante en deux natures si diverses, est vivante en des états si différents, et est posée en des conditions si éloignées l'une de l'autre. Et toutefois, ces natures, ces états, et ces conditions, qui ont tant de différence et d'inégalité, sont conjointes si divinement et si intimement, si inséparablement et si confusément, selon les définitions des saints conciles, que la foi reconnaît et adore son Dieu en deux natures si différentes, et que l'esprit humain et angélique se perd en l'unité et en la diversité de ce très haut mystère.
Thèse théologique, direz-vous, massive paraphrase du symbole de Nicée : oui, sans doute, mais aussi et plue encore, élévation, prière, extase. On va bientôt voir s'illuminer l'obscurité, et s'attendrir l'apparente sécheresse de ces lourdes répétitions :
Car le nom, la grandeur, la vertu, la dignité, la majesté de Dieu, en tant qu'elle est communicable à la créature, réside et repose en cette humanité. Dieu la joint à soi, la vivifie en soi, et la rend consubsistante avec sa divinité. Au moyen de quoi, quand elle est adorée, Dieu est adoré en elle, et quand elle parle, quand elle marche, Dieu est parlant et marchant: et ses pas doivent être baisés, et ses paroles écoutées, comme étant les pas et les paroles d'un Dieu. Et semblablement, quand cette humanité opère ou pâtit, Dieu est agissant et pâtissant en elle, et ses actions et passions sont divines, et, en cette qualité, ont un mérite infini... Ainsi Dieu incompréhensible, se t'ait comprendre en cette humanité; Dieu ineffable, se fait ouïr en la voix de son Verbe incarné ; et Dieu invisible, se fait voir en la chair qu'il a unie
(1) Oeuvres, p. 938.
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avec la nature de l'éternité; et Dieu épouvantable en l'éclat de sa grandeur, se fait sentir en sa douceur, en sa bénignité et en son humanité... ô merveille ! ô grandeur ! (1)
De ce « divin composé », de ce « nouveau et inouï mélange », j'ose dire que tout l'intéresse, mieux encore, que tout le passionne, et non pas seulement les attributs de la Divinité, grandeur, puissance, et les autres dont, notre néant se fait une certaine idée, mais encore les plus ineffables secrets de la vie divine, la naissance éternelle du Verbe, la procession du Saint-Esprit, mystères devant lesquels s'incline la foi de tous, mais enfin qui « occupent si peu » la piété commune (2).
(Le Verbe) s'appelle Orient dans les prophètes, car il est un soleil aussi bien que son Père ; et un soleil émané d'un soleil... Mais par cette émanation, il a cela de singulier, qu'étant un soleil comme son Père, il est un soleil Orient, ce que n'est pas son Père... Et nous le devons adorer comme un Orient par sa naissance première et divine..., mais comme un Orient éternel..., qui est toujours en son midi par la plénitude de sa lumière, et toujours en son Orient par la condition et perfection de sa naissance, laquelle contins toujours et ne finit jamais, comme elle ne commence jamais, et en laquelle il est tellement né, qu'il est toujours naissant en l'éternité... A raison de quoi, anciennement, les catéchumènes faisaient leur entrée en l'Eglise, au jour de leur baptême, par une cérémonie solennelle et remarquable, se tournant vers l'Orient, pour marque de leur hommage et adhérence à l'Orient éternel, qui est Jésus-Christ... Tellement que notre propre condition du christianisme... nous oblige de conserver l'honneur et la mémoire qui est due à cette naissance divine et éternelle de Jésus, source de notre renaissance en l'Eglise (3)...
« Je suis la fleur des champs » ; artistes et contemplatifs
(1) Oeuvres, pp. 216-2,8. (2) A une carmélite : « Adorez la vie suprême de la Divinité ; vie de connaissance et d'amour incréé, vie qui devrait occuper et ravir notre vie. Humiliez-vous d'avoir si peu d'application à cette vie divine qui.., vous occupe si peu ». Oeuvres, pp. 1414, 1415. (3) Oeuvres, pp. 234, 334.
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appliquent d'ordinaire cette image à l'humanité de Jésus, Bérulle à sa nature divine :
Il s'appelle fleur et germe, c'est à savoir, fleur et germe de la divinité ; c'est le nom que la langue hébraïque lui donne dans Isaïe, qui lui est conservé en la riche et heureuse version de l'Eglise; c'est le terme dont saint Denis l'appelle en ses Noms divins, ce qui lui convient à bon droit... Car la fleur est le premier ornement que le soleil donne à la nature..., la fleur est ce que l'arbre, par sa vertu féconde, pousse et produit le premier, en l'aménité du printemps... Ainsi le Verbe est la première émanation de Dieu; il est celui que le sein du Père conçoit et produit le premier dans l'éternité. li est celui qui procède le premier de cette tige sacrée... Je l'appelle fleur, germe et fruit tout ensemble, car ce qui est épars et divisé dans les choses créées, est réuni en Dieu. Et le Verbe est fruit, quant à la perfection et maturité de sa procession; il est fleur, quant à sa beauté, laquelle convient proprement à sa personne, et est attribuée au Verbe, non seulement par nos docteurs, mais par les platoniciens mêmes, nos imitateurs, qui ont aperçu les ombres de nos mystères dans leurs figures, et vu quelque chose de leur grandeur dans les énigmes de nos prophètes. Et il est fleur et germe, quant à sa puissance de produire une seconde personne de la divinité, d'autant que, comme de la fleur et du germe vient le fruit, ainsi du Fils vient le Saint-Esprit, qui est la seconde personne procédant dans l'éternité (1).
Que l'on ne croie pas néanmoins qu'absorbé par la contemplation du Verbe éternel, Bérulle néglige la vie humaine du Verbe incarné (2).
Nous avons un enfant Dieu, un Dieu mortel, souffrant, tremblotant, pleurant dans une crèche; un Dieu vivant et marchant sur la terre, en Egypte, en Judée... ; un Dieu souffrant et mourant en la croix.., Car celui étui a pris notre nature, par
(1) Oeuvres, pp. 234, 235. (2) Bérulle dit lui-même dans son Elévation à Jésus, et après avoir rappelé le mystère des processions divines: «Ces grandeurs éblouissent nos esprits, nous ne pouvons les contempler en l'obscurité de la terre ; il faut les adorer, et non les regarder, et il faut voiler nos faces en la vue de ce divin objet » . Oeuvres, p. 5o9.
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le mystère de l'Incarnation, a voulu prendre tous ces états et conditions de notre nature, et les honorer de la subsistance divine... Tous ces états et mystères sont déifiés et, partant, ont une dignité divine, une puissance suprême, une opération sainte... Et le conseil de Dieu est que ces états soient honorés, soient appropriés, soient appliqués à nos âmes (1).
C'est là un point très important, et que n'ont assez remarqué ni les adversaires, ni même certains des fidèles de Bérulle. Trop souvent on se représente l'auteur du Discours de l'état et des grandeurs de Jésus, comme tout paulinien, entendez comme plus occupé du « Christ céleste » qu'il ne serait curieux « de la vie terrestre de Jésus » (2). Rien ne me paraît moins exact. Pour sa dévotion même au Verbe incarné, Bérulle se conforme étroitement aux leçons et à l'exemple de saint Jean, lequel, nous disent les critiques, fait briller « d'une irrésistible clarté l'union dans la personne de Jésus, des traits de vie terrestre que les synoptiques avaient surtout décrits, et du mystère de sa préexistence et de sa gloire, qui avait spécialement attiré saint Paul (3 ) » . Il y a mieux encore. Ce Bérulle qu'on nous
(1) oeuvres, p. 94o. (2) Ainsi la dévotion de saint Paul au Verbe incarné se trouve-t-elle définie dans Christus, manuel d'histoire des Religions, Paris, 1916, p. 1010. (3) Christus, pp. 1016, 1017. Je m'explique aisément du reste, que plusieurs aient fait de saint Paul le maître par excellence de Bérulle. Ainsi le R. P. Lebrun, op. cit., pp. 9, 10. C'est que pour eux tout le bérullisme se ramène à la doctrine du Christ notre vie, doctrine qui certes n'est pas exclusivement paulinienne, mais que saint Paul a développée plus longuement que saint Jean. Or j'ai déjà dit, que, pour moi, ce n'était pas là tout le bérullisme, quoi qu'il en soit de la spiritualité du P. Eudes, dont Le P. Lebrun s'occupe plus directement, et sur laquelle nous aurons à nous étendre plus tard. Voici à ce sujet quelques indications intéressantes. Bérulle n'explique dans ses Oeuvres qu'un très petit nombre de textes de saint Marc. Saint Luc n’est pas beaucoup plus commenté (sauf l'évangile de l'enfance). Saint Jean paraît deux fois plus souvent que saint Mathieu, et saint Paul deux fois plus souvent que saint Jean. Je m'en rapporte aux tables de la grande édition. Mais il n'y a rien à conclure de là contre la thèse que nous soutenons : a) parce que les textes doctrinaux (saint Jean, saint Paul) demandent plus d'explication que les antres ; b) parce que, de la Vie de Jésus que Bérulle avait commencée, il ne nous reste que les premiers chapitres. Quoi qu'il en soit, je ne crois pas qu'on puisse mettre en doute le caractère essentiellement johannique de la dévotion bérullienne au Verbe incarné.
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a fait si métaphysicien, si compliqué, si abstrait, ce Bérulle, dis-je, contemple l'humanité du Verbe, « l'usage humain et l'usage divin », que le Fils de Dieu a fait de son humanité (1), avec la curiosité naïve et tendre d'un saint François, ou d'un saint Bonaventure. Le sujet de la naissance humaine de Jésus, écrit-il par exemple, est commun à tous... Il est très haut, mais il s'abaisse à tous... il est domestique à tous... Soyons donc attentifs à cet objet, et le rendons familier à nos sens et à notre esprit. Nous ne serons jamais appliqués à chose plus grande ni plus utile, plus haute, ni plus profonde et sublime, plus familière ni plus délicieuse. Et voyons que le Fils de Dieu, par le vouloir du Père, vient au monde pour le salut du monde. En ce grand et heureux voyage,... qui ne serait attentif même aux moindres circonstances? Qui tiendra rien de petit, où tout est si grand, et où chaque chose, pour petite qu'elle soit, touche de si près à la Divinité même? Qui n'observera volontiers les pas de celui qui arrive, et qui est attendu par tant de siècles? Quel sera ce lieu heureux où il fera ses premiers séjours?... C'étaient les désirs de celle qui, aux Cantiques, s'enquiert si soigneusement de l'arrivée, du séjour et des moments de son bien-aimé. Indica mihi… Elle le cherchait, elle l'attendait, en la splendeur du midi, et il voulait venir à l'aube et à l'aurore du matin (2).
Ou encore :
Contemplons, et ses grandeurs et ses abaissements ; adorons, et ses abaissements et ses grandeurs : car l'un et l'autre est divin, car l'un et l'autre est nôtre. Exerçons notre foi sur l'un, et nos sens sur l'autre ; mais exerçons nos sens, par la conduite de la foi... Voyons l'état et le progrès de cet enfantement, allons en Bethléem, allons en l'étable. Voyons Jésus enfant, voyons Marie sa mère, et Joseph, assistant et servant la Mère et l'Enfant. Voyons et l'étable, et le boeuf, et l'âne (3).
L'école rivale, je ne dis pas ennemie, oppose volontiers à ce théologien éperdu, les méthodes plus pratiques, plus
(1) Oeuvres, p. 919. (2) Ib., pp. 990, 991. (3) Ib., p. 986.
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humaines, plus populaires de saint Ignace. Mais ces méthodes, celles du moins, que la tradition franciscaine a léguées à l'auteur des Exercices spirituels, le bérullisme les accepte, les exige en quelque façon ; au besoin, il les aurait inventées. Peu de jésuites, à ma connaissance, ont mis en pratique la « composition du lieu », avec autant de ferveur, autant de bonheur, que le fondateur de l'Oratoire :
Il y a trois demeures principales dans lesquelles nous... devons chercher (le Verbe)... La première est dans le sein du Père. Oh ! quelle demeure ! Oh ! quel séjour ! La deuxième est en l'humanité en laquelle il a voulu habiter ; la troisième est le coeur et le sein de la Vierge. Voilà trois demeures très grandes, très dignes, mais elles sont toutes intérieures, toutes spirituelles, toutes divines. Il y en a d'autres plus sensibles (Bethléem, Nazareth, le Calvaire)... Mais, en ce temps, nous le devons chercher en Bethléem, sa demeure plus auguste, et où il est né. Nous ne devons plus demeurer en nous-mêmes, ni en nos chambres ; nous devons nous loger en Jésus-Christ, et demeurer avec lui tout ce temps de l'enfance, en Bethléem... C'est le lieu qu'il a voulu choisir pour sa première manifestation au monde, et par où il prend possession de la terre (1).
Ainsi de la ville trois fois sainte :
De tous les lieux, le plus important à Jésus vivant, et à nous en Jésus, c'est Jérusalem... C'est ce lieu que Jésus visite le premier en la terre, et qu'il va dédier lui-même et consacrer par sa présence. Cet enfant porté entre les bras de sa très sainte Mère, prenant son repas en son sein, demeurant en son sacré silence, ouvre ses veux et son esprit, en approchant de cette ville, et regarde les lieux où doivent un jour s'accomplir ses mystères : ce temple où il va s'offrir, ce Calvaire... ce mont d'Olivet... Vous voyez cette porte, ô divin Enfant, par laquelle vous entrez maintenant, en la compagnie de Joseph et de Marie, et vous la regardez comme la porte par où vous sortirez, pour aller au Calvaire, en compagnie des larrons (2).
(1) Oeuvres, pp. 1o16, 1017. (2) Ib., p. 1024 ; cf. p. 1113, sur la maison de Béthanie « O villes, ô maisons, ô habitations saintes !... »
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Il y a là, comme on le voit, tout l'esprit du prélude ignatien, et quelque chose de plus. Chez Bérulle, la composition de lieu fait corps avec la méditation elle-même; elle est déjà élévation, prière; en même temps qu'elle fixe l'imagination, elle nourrit l'intelligence, et surtout le coeur. L'un et l'autre maître veulent qu'on se représente, qu'on voie en quelque façon, dit saint Ignace, le cadre de la scène contemplée; Bérulle veut encore que ce cadre nous émeuve. Exposant « l'état de Jésus dans le monde, et dans la loi, avant qu'il vienne au monde »,
dans Abraham, écrit-il, et dans le peuple juif descendant de lui, et même dans la terre que ce peuple habite, nous n'avons à y voir que le Messie... Cette terre promise est son séjour et son premier empire. En cette pensée, jetons une oeillade d'amour et de respect sur cette terre, car c'est la terre de Jésus, c'est la terre où il doit vivre et mourir. Et du ciel même, écrit-il ailleurs, nous regarderons cette terre, puisque le fils de Dieu l'a regardée du ciel, et l'a choisie pour sa demeure. C'est honorer Jésus d'honorer cette terre (1).
C'est l'honorer à plus forte raison, que de recueillir avidement tous les gestes, toutes les paroles, en un mot toute l'histoire humaine du Verbe incarné. Sur ce point, Bérulle ne le cède ni à l'auteur, quel qu'il soit, des Méditations sur la vie de Jésus-Christ, attribuées à saint Bonaventure, ni à l'auteur des Exercices spirituels. Au seul mystère de l'Annonciation, et aux premières minutes qui suivirent l'Incarnation, il ne consacre pas moins de trente chapitres dans la Vie de Jésus qu'il n'eut malheureusement pas le loisir d'achever; à l'histoire de Jésus et de Madeleine, un volume entier, sublime et charmant. « Il y a plaisir », disait-il, de voir l'Évangile décrire les choses « par le menu » N'attendez pas de lui néanmoins cette
(1) Oeuvres, pp. 424; cf. p. 1117. (2) C'est au sujet du chapitre XX de saint Jean: « Il y a plaisir de voir le bien-aimé disciple décrire ces choses par le menu. Ne les négligeons pas, puisqu'il ne les a pas négligées lui-même, ou, pour mieux dire, pensons-y volontiers, puisque le Saint-Esprit a daigné les écrire et publier à l'univers ». Oeuvres, p. 562.
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simplicité du moyen âge, que certains archaïsants voudraient identifier avec la tendresse chrétienne. Bérulle voit toujours grand, noble, et si l'on peut dire, divin ; également réfractaire aux curiosités puériles, et aux mièvreries romanesques de la sentimentalité dévote. Comparez par exemple aux extravagances où s'appliquait parfois le bon P. Binet, contemporain de Bérulle, cette admirable page sur la « pureté et sublimité de sainte Madeleine ».
Les délices de Madeleine, en la présence de Jésus, ne sont en rien semblables aux sentiments humains, qui naissent de la présence des choses bien-aimées. Jésus est un objet tout divin, tout céleste, et sa présence ne produit dans les coeurs due des effets divins, dignes de sa sainteté, dignes de sa qualité toute spirituelle et céleste. Comme ces délices ont un objet céleste, aussi leur impression est céleste, et suppose un coeur pur, un coeur saint, pour les recevoir et porter ; et il faut que ce soit une main céleste, qui forme ces impressions délicieuses et saintes dans les coeurs. La nature est incapable, et de les recevoir et de les produire. Ne concevons rien de bas, humain et terrestre en la pensée des délices de cette âme, en la présence de Jésus... C'est une impression toute sainte eu un coeur saint, toute céleste en une âme céleste, toute divine en un esprit divin. Ce coeur n'a plus rien de la terre que sa demeure, tant il est purifié dans ses flammes, insensible à soi-même et à tout (1).
L'auteur d'une autre Vie de sainte Madeleine, beaucoup plus fameuse que celle de Bérulle, a-t-il constamment suivi cette saine et chaste doctrine, c'est ce que nous étudierons plus tard, quand nous en serons venus au romantisme catholique, et au Père Lacordaire.
(1) Oeuvres, 1110. Ainsi pour le mystère de l'Incarnation : « J'ai peine ici de voir qu'il y en ait qui parlent et pensent si bassement d'un sujet si digne, eu une oeuvre si proche de Dieu et si supérieure à la nature. Ils ne regardent presque que la nature, comme esprits bas et bien différents de cet ange (de l'Annonciation lequel ne parle que de moyens divins, de la vertu du Très-haut » Oeuvres, p. 471. On voudrait savoir exactement à qui s'en prend ici le P. de Bérulle.
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Le Verbe éternel est lumière, dit encore Bérulle, non seulement en son essence, mais encore en la propriété de sa personne.
C'est toujours le même principe ; l’école française ne le perd jamais de vue.
Il naît de son Père comme lumière, et il veut encore naître au monde avec lumière, comme Dieu de lumière. Or la lumière s'abaisse du plus haut des cieux jusqu'au plus bas de la terre, mais sans s'avilir ; elle pénètre tout, mais sans s'infecter ; elle s'unit à tout et s'incorpore à tout, mais sans se mêler ; la pureté, la simplicité, la netteté et la dignité de son être étant telles que dans ces conditions corporelles elle a les conditions spirituelles, et ne reçoit aucun intérêt et variété en soi-même, par la variété des choses où elle est unie... Ainsi le Verbe, dans les conditions de notre enfance, retient ses grandeurs et ses perfections... En s'abaissant, sans s'avilir, il nous élève ; en s'unissant, il nous purifie ; en s'incorporant, il nous déifie (1).
On entend bien, du reste, que ce ne sont pas là des vues nouvelles. Ce qui est vraiment nouveau, c'est que Bérulle les ait eues constamment présentes, et qu'il ait fondé toute sa doctrine spirituelle sur ces divines prémisses.
§ 2. LE PARFAIT ADORATEUR. —
Nos maîtres de l'école française, écrit M. le curé de Saint-Sulpice, « concentrent leur attention sur le Verbe incarné et tous ses mystères... En ce point nos auteurs se rencontrent avec beaucoup d'écrivains franciscains et jésuites, qui ont longuement médité la vie de Jésus-Christ (2) » . Il serait en effet plus que ridicule d'attribuer aux oratoriens et à leurs disciples le monopole de la dévotion au Verbe incarné. Mais cette dévotion, on peut la comprendre et la pratiquer de bien des manières. Saint Ignace, par exemple, et pour ne prendre
(1) Oeuvres, pp. 994, 995, cf., entre mille textes analogues, pp. 258, 353, 368. (2) G. Letourneau, Ecoles de spiritualité; l'école française au XVIIe siècle, p. 7.
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que lui, génie guerrier et pratique, voit presque toujours le Christ en fonction de l'homme, si l'on peut aussi bassement parler : je veux dire, qu'il se le représente surtout comme le Roi du inonde surnaturel, et comme le modèle achevé de notre vie morale. Il nous enrôle au service de ce Roi, il nous presse de nous façonner à son image, il établit entre nous et lui des relations de soldat à général, de serviteur à maître, d'ami à ami. Le retraitant qui suit les Exercices ne se perd jamais de vue. De tout ce que je contemple, se dit-il, « je chercherai à retirer quelque profit par les retours différents que j'en prendrai occasion de faire sur moi-même ». Ou encore : « Je m'appliquerai à moi-même toutes les réflexions que j'aurai faites sur ces différents objets ». Si je médite sur le mystère de l'Incarnation, je demanderai la grâce « de connaître comment le Fils de Dieu s'est fait homme pour moi » ; puis, « je considérerai en détail les hommes qui habitent notre univers, au moment oit s'est accompli ce grand mystère. Toutes les différences qui se rencontrent entre ces hommes m'occuperont quelque temps : je les verrai, tous ou presque, vivre en aveugles, mourir en stupides, et se précipiter dans l'enfer. Je contemplerai les trois personnes divines, regardant cette innombrable multitude, conférant sur la rédemption de l'homme, et décidant que le Verbe se fera homme pour sauver le genre humain ». « Toutes ces considérations, j'aurai soin surtout de les rapporter à mon profit spirituel », et je demanderai les grâces qui peuvent « contribuer à me faire imiter plus parfaitement Jésus-Christ, mon Seigneur (1).» Pour Bérulle, le Verbe incarné est bien sans doute et roi et modèle, il est plus encore, ainsi que nous le verrons, et il nous touche de plus près, mais il est d'abord et surtout le parfait « religieux », l'adorateur par excellence, la religion même, la prière vivante de l'humanité. En lui et par
(1) Exercices, première méditation de la seconde semaine.
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lui, notre monde, dont il est le chef, rend à Dieu le culte que seul un Homme-Dieu peut lui rendre. En un mot, et si j'ose reprendre l'expression qui nous a servi tantôt, Bérulle considère surtout le Christ en fonction de Dieu :
Il est ici tout à nous, tout à nos usages. (Mais) il n'est point pour aucun usage profane, ni même sensible et humain : il n'est que pour usage saint et religieux, et pour exercice de religion. Et il est l'objet et le moyen suprême de la religion, par lequel la religion chrétienne sert à son Dieu (1).
Il est « le grand sacrement de piété, et le sacrement primitif de la religion chrétienne » (2).
Le Fils de Dieu se donne à l'homme par voie de religion, établissant en soi-même le corps et l'état d'une religion nouvelle... ; et, au lieu qu'auparavant, la religion subsistait dans les actions de l'homme vers Dieu, et tout le commerce entre Dieu et l'homme, par la voie de la religion, se faisait par le moyen de quelques accidents émanés de Dieu vers l'homme et de l'homme vers Dieu ; maintenant ce commerce consiste en un fond et en une substance divine... (Cette religion) a cette excellence, qu'elle a Dieu pour objet, et Dieu aussi pour moyen, par lequel elle tend à cet objet. C'est Dieu qu'elle adore, et c'est par un Dieu incarné, et par un Dieu mourant qu'elle adore le Dieu vivant et éternel... Ce qui passe toute excellence, est de servir son Dieu par Dieu même, ce qui est tellement propre à la religion chrétienne, qu'il ne convient qu'à elle (3).
Ainsi, lorsqu'un disciple de Bérulle méditera sur le mystère de l'Incarnation, négligeant d'abord, oubliant en quelque, manière, sa chétive personne propre, et son « profit spirituel », et jusqu'au bienfait de la Rédemption,
Vous êtes, dira-t-il, au Verbe incarné, ce serviteur choisi, qui seul servez à Dieu comme il est digne d'être servi, c'est-à-dire, d'un service infini ; et seul l'adorez d'une adoration infinie, comme il est infiniment digne d'être servi et adoré.
(1) Oeuvres, p. 1058. (2) Le mot est du P. Bourgoing, Oeuvres de Bérulle, p. 98. (3) Oeuvres, pp. 1058, 1059.
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Car, avant vous, cette Majesté suprême ne pouvait être servie et adorée, ni des hommes, ni des anges. de cette sorte de service par lequel elle est aimée et adorée, selon l'infinité de sa grandeur, selon la divinité de son essence, et selon la majesté de ses personnes. De toute éternité il y avait bien un Dieu infiniment adorable ; mais il n’avait pas encore un Adorateur infini ; il y avait bien un Dieu, digne d'être infiniment aimé et servi, mais il n'y avait aucun homme, ni serviteur infini, propre à rendre un service et un amour infini. Vous êtes maintenant, ô Jésus, cet Adorateur, cet homme, ce serviteur infini, en qualité, en dignité, en puissance, pour satisfaire pleinement à ce devoir, et pour rendre ce divin hommage. Vous êtes cet homme, aimant, adorant et servant la Majesté suprême, comme elle est digne d'être aimée, servie et honorée... O grandeur de Jésus, même en son état d'abaissement et de servitude, d'être seul digne de rendre un parfait hommage à la Divinité ! O grandeur du mystère de l'Incarnation, d'établir un état et une dignité infinie, dedans l'être créé! O divin usage de ce divin mystère, et de cet humble état de servitude, puisque, par son moyen, nous avons désormais un Dieu servi et adoré, sans aucune sorte de défectuosité en cette adoration, et un Dieu adorant, sans intérêt de sa divinité!
« Et par ainsi, conclut Bérulle, tout est divin, tout est infini, tout est adorable en l'objet, en l'état et en l'usage de ce très haut et très divin mystère (1). »
§ 3. LES « ÉTATS » ET L' « INTERIEUR » DU VERBE INCARNÉ. —
De tous nos spirituels, Bérulle est peut-être celui qui a le plus enrichi la langue de la dévotion. Il a un lexique très particulier, très intéressant, très révélateur. Non pas qu'il ait forgé beaucoup de néologismes ; le français et le latin, c'était alors même chose, lui suffisaient. Mais il a dématérialisé, délaïcisé, spiritualisé, idéalisé nombre de mots, que ses disciples ont employés à leur tour, dans le sens que leur avait donné Bérulle, et dont la plupart ont fini par s'imposer à l'ensemble des écrivains religieux. Ainsi, «élévation », devenu synonyme de prière,
(1) Oeuvres, pp. , 183, 184.
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est, je crois, de lui. Il l’aura du moins consacré chez nous. Je dirais encore, sans crainte d'exagérer, que la langue de Bossuet est foncièrement oratorienne, comme celle des jésuites Saint-Jure et Guilloré, comme le sera plus tard celle de Mg Gay. Nous aurons bientôt à étudier quelques-uns de ces mots nouveaux, adhérence, application et autres, quand nous en viendrons aux attitudes que les principes bérulliens commandent, mais la logique du système veut que nous commencions par ce mot d'état, qui, soit au singulier, soit au pluriel, se rencontre presque à chaque page dans les livres oratoriens (1).
Il y a en Jésus-Christ, états et actions, l'un et l'autre dignes d'un honneur singulier, et de toute l'attention et affection de nos coeurs. Mais ses états sont particulièrement à peser, tant parce qu'ils contiennent plusieurs mouvements et actions, qu'à cause que, par eux-mêmes, et en cette qualité d'états de Jésus, ils rendent un hommage infini à Dieu, et sont d'une très grande utilité aux hommes (2).
Saint Ignace nous fait surtout contempler les « actions » de Jésus, Bérulle, ses « états » ; celui-là, Jésus obéissant, à telle heure, de telle façon, à sa Mère ; celui-ci, Jésus « tout tourné vers Marie » (3); le premier, ce qui passe, le second, ce qui se prolonge, ce qui demeure, ce qui enfin, puisqu'il s'agit d'une personne divine, a un caractère d'éternité : Sub specie aeternitatis.
(1) Je parle ici bien entendu à vue de pays, espérant que ces quelques ligues, donneront à de plus érudits que moi, l'idée de préparer un lexique du français religieux et dévot. Comparer, par exemple, le lexique spirituel de Bossuet à celui de Bourdaloue; celui de François de Sales à celui de Fénelon. Pour le parallèle qui présentement nous occupe, je serais porté à croire que le français doit beaucoup moins aux Exercices de saint Ignace qu'aux écrits de Bérulle. Je trouve, chez les jésuites, peu de mots caractéristiques, peu de mots d'école. Saint. Ignace a bien voulu donner un nouveau sens à humilité, mais il n'a pas réussi (cf. 2° semaine : Trois degrés d'humilité). Ces remarques, si elles étaient confirmées par une étude sérieuse, n'enlèveraient naturellement rien à la gloire, mais elles nous aideraient à définir le génie de saint Ignace. (2) Oeuvres, p. 1062. (3) Ib., p. 1019.
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Chaque mystère du Fils de Dieu a quelque chose de propre et de particulier, non seulement en son effet, mais aussi en son état... Comme sa croix est proprement un mystère de souffrance et d'expiation, aussi sa naissance est proprement un mystère d'offrande et d'adoration. Mystère auquel nous voyons que le Père éternel acquiert, tout ensemble, un adorateur nouveau, et une hostie nouvelle; car Jésus, le parfait, le suprême, le divin adorateur, est naissant en ce mystère (1).
Il ne dit pas, Jésus naît, Jésus vient au monde : il préfère fixer, éterniser les bienheureuses minutes de cette naissance.
Le fond de ce mystère (l'état) porte la naissance d'un Dieu, d'un Roi et d'un sauveur... ; naissance seconde, humaine et temporelle, adorant la naissance première, divine et éternelle de celui qui est né, lequel est toujours né, et toujours naissant dans son éternité (2).
Et sans doute, le Fils de Dieu fait aussi des actes d'adoration ; lorsqu'il monte sur la montagne, pour y prier seul, ou lorsqu'il récite le Pater Noster. En cela nous lui ressemblons, mais il
est seul adorant par son état les personnes et les émanations divines, que les anges adoraient bien au ciel, par les actions de leur entendement et volonté, mais non pas de cette sorte d'adoration dont nous parlons, qui est bien différente. Car nous parlons d'une adoration, qui est par état et non par action ; d'une adoration, qui n'est pas simplement émanante des facultés de l'esprit et dépendante de ses pensées, mais qui est solide, permanente et indépendante des puissances et des actions, et qui est vivement imprimée dans le fond de l'être créé, et dans la condition de son état. Et ainsi nous disons qu'avant cette
(1) Oeuvres, p. 360. (2) Ib., p. 992. Ainsi, p. 945, la nativité temporelle de Jésus « adore par état sa nativité ou génération éternelle. » Cf. à ce sujet quelques lignes remarquables de M. E. Mâle : « Le sculpteur allemand n'a jamais compris ce que le sculpteur français e toujours senti d'instinct, c'est que, dans le monde enchanté de l'art, un personnage ne nous intéresse pas par son action, mais par le fond même de son être. « Nous ne nous intéressons pas, a dit Ruskin, à ce qu'il fait, mais à ce qu'il est. » E. Mâle, L'art allemand et l'art français du moyen âge, Paris, 1917, pp. 195, 196.
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naissance nouvelle (à Bethléem), il n'y avait rien qui fût par soi-même et par sa condition, ou naturelle, ou personnelle, adorant et rendant hommage à ces divins objets, et qui portât en son origine, en son être et en son état, la relation, la marque et l'impression de chose si grande et si haute (1).
La vertu de religion nous « réfère » tous à Dieu, Jésus toutefois se « réfère à son père »,
non simplement par affection et désir..., mais par la condition et l'état de sa personne divine, qui n'est pas seulement relative, mais la relation même ; relation éternelle et nécessaire, relation immuable et invariable, subsistante et personnelle (2).
De là vient la dévotion particulière de Bérulle aux commencements de Jésus, si l'on peut ainsi parler, et surtout au mystère même de l'Incarnation. Son
royaume commence en ce mystère, qui porte l'état, et l'état éternel du Fils de Dieu fait homme... C'est l'état, l'oeuvre et le mystère ois Dieu règne, et par lequel il règne en ses créatures (3).
De là vient sa dévotion au mois de mars, le mois des commencements :
Une des paroles de Dieu à son peuple, le retirant d'Egypte, est celle-ci : Mensis iste vobis erit principium mensium... De toutes les observances judaïques, je n'en voudrais transplanter dans le christianisme que celle-ci. Nous n'avons pas pouvoir de réformer le calendrier, et de rendre ce mois le premier en nos éphémérides, mais nous avons pouvoir de régler notre piété, et de le rendre le plus remarquable en nos dévotions... C'est en ce mois que le Fils de Dieu a commencé à vivre d'une vie nouvelle..., voyagère et glorieuse tout ensemble... Miracle propre à Jésus, et miracle commencé en ce mois mystérieux, et continué toute sa vie. C'est en ce mois auquel, commençant à
(1) Oeuvres, p. 363. Cela n'empêche pas du reste que l'acte angélique ne soit très différent de l'acte humain. (2) Ib., p. 1071. (3) Ib., p. 990.
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vivre, il commence à mourir... Il y a encore en ce mois à honorer le commencement de la vie intérieure et spirituelle de Jésus, voyant, adorant, aimant Dieu son Père... Et nous y pouvons ajouter la vie qu'il a commencé à imprimer dans la Vierge, à laquelle il était vie, et laquelle a porté en son coeur la première impression de la vie de Jésus (1).
De là viennent ces prétendues abstractions, tant et si injustement reprochées à Bérulle. Un « état », étant plus « solide » qu'une action, est, par là-même, beaucoup plais concret. Ainsi le Verbe est né à Bethléem, « afin qu'il y eût une enfance divine... une enfance déifiée, qui honorât Dieu, et d'un honneur suprême (2). » Vous n'êtes pas, lira-t-il au Verbe incarné,
vous n'êtes pas seulement le vivant, mais vous êtes la vie vous êtes la voie..., la vérité..., la lumière, et aussi vous êtes l’hostie et l'oblation même (3).
Toujours pour la même raison, et parfois au mépris de la grammaire, il multipliera et déclinera les participes. Il parlera de la « naissance adorante » de Jésus (4). Il ne sait comment exorciser l'idée de l'éphémère, comment nous faire saisir, sous les actes qui s'évanouissent à peine posés, les états qui ne passent pas, ou du moins qui durent (5).
Il y a diverses sortes de vies, qui conviennent à la Vierge, au regard de son Fils. La première, est une vie influente en la
(1) Oeuvres, pp. 947, 948. Ainsi pour la fête de la Présentation de Jésus au Temple : « Cette fête est la première cérémonie et la dédicace de cette oblation que vous faites de vous-même à Dieu le Père, que vous avez commencée au jour de votre Incarnation, que vous avez continuée au ventre de la Vierge, comme au premier temple de votre gloire. Vous faites incessamment cette oblation de vous-même, mais nous ne sommes pas capables, en cette terre mortelle, de la remémorer incessamment. Ces jours, ces mystères, ces circonstances qui se trouvent en certain temps, sont des marques temporelles de votre oblation perpétuelle » Ib., pp. 1024, Io25. (2) Oeuvres, p. 939. (3) Ib., p. 1025. (4) Ib., p. 992. (5) « De tous les mystères du fils de Dieu incarné, celui qui est le plus de durée, est l'Eucharistie ». Oeuvres, p. 1056.
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vie de Jésus résidant en son ventre sacré ; la deuxième, est une vie conservante la vie de son Fils, en elle et hors d'elle ; la troisième, est une vie consommante et perfectionnante la vie naturelle de son Fils, en elle et hors d'elle; la quatrième, est une vie nourrissante de sa substance, de son sang, de son lait, qui est un autre sang, et de ses labeurs, la vie de son Fils, en elle et hors d'elle ; dans la cinquième, Marie est toujours mère, toujours en état, en sainteté, eu dignité, en amour de mère et de mère de Dieu, mais non toujours en office de mère; la sixième, Marie régente et régissante Jésus... O quelle régence ! ô quelle direction! ô qu'il est juste de recourir à Marie en toutes les occasions où nous avons besoin de conduite ! La septième, Marie dirigeante Jésus pendant son enfance... ; la neuvième, Marie observante et considérante et conservante en son coeur toutes les paroles et les particularités de la vie de Jésus; la dixième, Marie écoutante et suivante Jésus en ses prédications... ; la onzième, Marie pâtissante et compatissante avec Jésus attaché à la Croix ; la douzième, Marie languissante après Jésus, depuis son Ascension au ciel ; la treizième, Marie régnante avec Jésus en sa gloire (1).
Dira-t-on que cette métaphysique nous touche peu ? Non, si l'on a saisi le plein sens de la théorie bérullienne. En effet les états du Verbe incarné nous sont, d'une certain.; façon, plus précieux à nous-mêmes, et plus salutaires que les actes passagers de sa vie humaine. « Il est nôtre par état éternel (2) », et nôtre en tous ses états.
L'Incarnation est un état permanent, et permanent dans l'éternité. Sans cesse, Dieu fait don de son Fils à l'homme; sans cesse, ce Fils qui est le don de Dieu, se donne lui-même à notre humanité ; sans cesse, le Père éternel engendre son Fils dans une nouvelle nature (3).
A la vérité, la plupart des autres mystères « sont passagers.. sont liés à des actions qui passent, comme la Nativité, la Passion (4) » , mais on n'en a pas moins le droit
(1) Oeuvres, p. 1108. (2) Ib., p. 967. (3) Ib., p. 911. (4) Ib., p. 921.
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d'affirmer, « en une certaine sorte.. la perpétuité de ces mystères ».
Ils sont passés en certaines circonstances, et ils durent et sont présents et perpétuels, en certaine autre manière. Ils sont passés quant à l'exécution, mais ils sont présents quant à leur vertu, et leur vertu ne passe jamais, ni l'amour ne passera jamais, avec lequel ils ont été accomplis. L'esprit donc, l'ÉTAT, la vertu, le mérite du mystère est toujours présent.
Ce qui suit est de toute importance dans le développement du bérullisme
L'esprit de Dieu, par lequel ce mystère a été opéré, l'ÉTAT INTÉRIEUR DU MYSTÈRE EXTÉRIEUR, l'efficace et la vertu qui rend ce mystère VIF ET OPÉRANT en nous, cet état et disposition vertueuse, le mérite par lequel il nous a acquis à son Père... ; même le GOÛT ACTUEL, la DISPOSITION VIVE, par laquelle Jésus a opéré ce mystère, est TOUJOURS VIF, ACTUEL ET PRÉSENT A JÉSUS... Cela nous oblige à traiter les choses et mystères de Jésus, non comme choses passées et éteintes, mais comme choses vives et présentes, et même éternelles, dont nous avons aussi à recueillir un fruit présent et éternel.
Chacune des lignes, chacun des mots de ce merveilleux passage, va diriger, va nourrir et féconder, pendant plus d'un siècle, la religion d'une élite. Retenons en particulier, « l'état intérieur du mystère extérieur ». C'est là déjà presque toute la spiritualité de M. Olier, qui établira la fête de l'Intérieur de Jésus et de Marie (1). C'est là déjà une autre nouveauté providentielle, et destinée au triomphe le plus mémorable. Prenez-y garde, de l'intérieur au cœur de Jésus, il n'y a qu'une imperceptible nuance. C'est de l'école française, c'est de Jean Eudes, fervent disciple de Bérulle, que l'Église universelle apprendra bientôt la
(1) « Nos maîtres du XVIIe siècle, écrit M. Letourneau, aiment à pénétrer l'intérieur même des mystères sensibles de Jésus. » Ecoles de spiritualité, p. 3.
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dévotion au Sacré-Coeur. Mais continuons à transcrire cette page glorieuse :
Comme en nous il y a l'âme et le corps, et tout cela ne fait qu'un, aussi dans les mystères du Fils de Dieu, il y a l'esprit opérant et pâtissant du mystère, la lumière de grâce du mystère, le dessein d'établir quelque effet du mystère, et le corps. ou l'action du mystère... Prenons un exemple : l'enfance du Fils de Dieu est un état passager, les circonstances de cette enfance sont passées, et il n'est plus enfant; mais il y a quelque chose de divin de ce mystère qui persévère dans le ciel, et qui opère une manière de grâce semblable dans les âmes qui sont en la terre, qu'il plaît à Jésus-Christ affecter et dédier à cet humble et premier état de sa personne. Nous voyons même que Jésus-Christ a trouvé l'invention d'établir une partie de sa passion dans l'état de sa gloire, y réservant ses cicatrices ; car s'il a pu conserver quelque chose de sa passion en son corps glorieux, pourquoi n'en pourra-t-il pas conserver quelque chose en son âme, dans l'état consommé de sa gloire? Mais ce qu'il conserve de sa passion et au corps et en l'âme, est vie et gloire, et il ne souffre ni en l'un ni en l'autre et c'est ce qui reste en lui de ses mystères qui forme en la terre une manière de grâce, qui y fait appartenir les âmes choisies pour la recevoir. Et c'est par cette manière de grâce que les mystères de Jésus-Christ, son enfance, sa souffrance et les autres, CONTINUENT ET VIVENT EN LA TERRE, jusqu'à la fin des siècles (1).
Trop abstrait encore, pensez-vous ? Essayons d'un autre passage .
Son coeur est éternellement ouvert, éternellement navré sa gloire n'ôte point cette plaie, car c'est une plaie d'amour cette navrure de la lance n'est que marque de la vraie et intérieure navrure de son coeur. Cette navrure du côté est propre à Jésus, non commune ni à son supplice ni aux autres crucifiés, navrure d'éternité. C'est un supplice ou une plaie de mort, mais qui durera dans la vie éternelle; plaie commencée en la mort, mais pour durer en la vie ; ce qui ne convient aux navrés, car leurs navrures...
(1) Oeuvres, pp. 1o52, 1053.
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ne seront point permanentes en la résurrection. Rendons grâces au Père éternel, qui.. lui a destiné cette plaie non commune à la croix, pour nous loger... en son coeur dans l'éternité (1).
Cette « navrure d'éternité », et plus haut ce « goût actuel », cette « disposition vive », ah ! si Bossuet avait dit cela, mais ce n'est hélas ! que Bérulle. Il compte si peu ! L'ascèse bérullienne est aussi fondée sur cette théorie des états, car nous avons nous-mêmes nos états, moins fugitifs et plus solides que nos actes :
(La) vie active de sainte Marthe est fondée en tous les saints devoirs et offices qu'elle a rendus à Jésus en la terre, et ces offices et saints devoirs sont les marques et les effets de sa vie active. Mais la vie active de Marthe ne consiste pas seule-ment en cela. Elle a bien un plus grand fonds et une plus grande étendue ; et il faut remarquer qu'elle adhère au Fils de Dieu, non par quelques actions et quelques services de la vie active, comme plusieurs qui l'ont servi et suivi ; mais par office et par état, par condition permanente, et par le dessein que Jésus a de lui conférer cet état et cet office en sa maison, qui est son Eglise (2).
Et sans doute, nul maître spirituel qui ne subordonne en définitive les actes aux états, qui ne veuille former en nous les vertus, c'est-à-dire, les habitudes chrétiennes. Mais l'ascèse commune, celle de saint Ignace par exemple, nous propose d'abord la pratique immédiate, des actes particuliers d'humilité, d'abnégation, de charité. Chaque méditation doit amener telle résolution précise et bien étroitement définie. On tâchera de se montrer patient de telle manière, à tel moment, vis-à-vis de telle personne. D'où les prescriptions minutieuses de l'examen particulier, où plusieurs ont cru voir l'invention la pies originale de saint Ignace. A midi et le soir, on se demandera « compte à soi-même de la manière dont on
(1) Oeuvres, p. 1046. (2) Ib., p. 1116 .
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se sera comporté... On parcourra toutes les heures du jour... autant de fois on sera tombé, autant on marquera de points sur la première ligne d'une figure » dont les Exercices donnent le modèle. « Chaque fois qu'on tombera dans le péché ou défaut qu'on s'est proposé de corriger, il faut, en mettant la main sur la poitrine, marquer à Dieu le repentir qu'on a de ses fautes. Cela peut se faire dans les compagnies même, sans que personne s'en aperçoive. » Pareille méthode pour les vertus particulières qu'on s'est promis d'acquérir (1). C'est à peu près de la sorte que les stoïciens procédaient, je crois. Rien du reste qui soit plus raisonnable. A force de forger on devient forgeron. Quoi qu'il en soit, l'école française préfère une autre méthode : elle brûle volontiers les étapes, visant d'abord et immédiatement les états où elle entend parvenir, ou plutôt les états de Jésus qu'elle espère s'approprier.
Prenons vie en ce mystère de vie (Incarnation) ; prenons vie éternelle et immuable en ce mystère de vie éternelle et immuable... Et, parmi les variétés de cette vie misérable sur la terre, prenons vie constante et invariable, comme l'état de ce très haut mystère est invariable dans les variétés des temps, des lieux et des accidents auxquels le Fils de Dieu s'est trouvé sur la terre... Adorons l'être et l'état immuable de ce divin mystère. Et comme il est invariable, demandons au Fils de Dieu un esprit invariable en lui. Nous tirons vie de ce mystère de vie; tirons-donc aussi de l'état immuable de ce divin mystère, un état de grâce et de vie invariable en Dieu (2).
Et tout de même, tâchons de connaître quel est celui de ses états particuliers que le Verbe incarné a dessein
(1) On sait bien que ces pratiques vont à l'acquisition d'un « état ». Les trois degrés d'humilité, dont parlent les Exercices, sont des états. Il va sans dire que les deux méthodes peuvent aisément se concilier. Les jésuites bérulliens ne renonçaient pas à l'examen particulier de saint Ignace. Nous reviendrons du reste à ce beau sujet. (2) Oeuvres, p. 953.
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de nous « appliquer », de nous « approprier à nous-mêmes.
Car, comme Dieu en sa gloire est lui-même notre héritage et notre partage, Jésus aussi, en ses états et en ses mystères, est lui-même notre partage, et, nous donnant une part universelle en lui, il veut que nous ayons une part singulière en ses divers états, selon la diversité de son élection sur nous, et de notre piété vers lui. Ainsi il se partage soi-même à ses enfants, les rendant participants de l'esprit et de la grâce de ses mystères, appropriant aux uns sa vie, et aux autres sa mort ; aux uns son enfance, aux autres sa puissante ; aux uns sa vie cachée, aux autres sa vie publique ; aux uns sa vie intérieure, aux autres sa vie extérieure... C'est à lui de nous approprier aux états et mystères qu'il voudra de sa divine personne, et à nous de nous y lier et d'en dépendre (1).
Curieuse transformation, et théocentrique, du problème moral. Dans les Exercices de saint Ignace, lorsque est venu le moment de l'élection, le retraitant se demande: Quelle décision vais-je prendre ? Dois-je rester dans le Inonde, ou le quitter ; garder ma fortune, ou la distribuer aux pauvres? et ainsi du reste. Le bérullien de son côté : Quelle est ma part de l'héritage du Christ? Quel est celui de ses « états » particuliers que je suis appelé à reproduire, auquel il faudra désormais que je m'applique et que je me lie? En fait, cela revient à peu près au même. Toutefois le point de vue a changé. Au reste, qu'on ne se hâte pas d'opposer le génie pratique de saint Ignace aux spéculations de Bérulle. Des principes de ce dernier découlent des directions positives, des règles particulières, une ascèse enfin qu'il nous faudra bientôt définir.
§ 4. CHRISTUS TOTUS. —
Mais cette concentration de nos facultés spirituelles sur les états, ne nous fera-t-elle pas négliger les actions, l'histoire même du Verbe incarné ? Non, et tout au contraire, s'il est vrai que chacune des
(1) Oeuvres, pp. 94o, 941.
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actions que nous rapportent les Evangiles, ou bien nous invite à considérer dans le Christ des dispositions nouvelles, des commencements d'états, ou bien éclaire d'une lumière nouvelle les dispositions, les états que nous connaissions déjà. Loin de simplifier, d'appauvrir l'Évangile, les principes de Bérulle nous donnent en quelque sorte le moyen de l'enrichir, de l'étendre sans mesure.
Puisque celui qui a fait les jours, et qui s'appelle le Roi des siècles, a voulu se rendre sujet aux jours, tous ses jours et ses moments sont adorables en la dignité de sa personne (1).
Comme chacune de ses actions commence, continue, et, si j'ose dire, entretient un de ses états, ainsi, de chacun de ses états
peut émaner un nombre infini d'effets miraculeux, excellents t divins, dans le ciel, dans la terre, dans les hommes, et dans tics anges, et sur tous les sujets où il lui plaira d'opérer et d'employer sa puissance et sa vertu... De l'Homme-Dieu doit émaner continuellement un monde d'effets excellents de vie, de grâce, de gloire, de splendeur, dignes de la divinité, et dignes d'une humanité subsistante en la divinité et vivante de la divinité... Le ciel n'est pas orné de tant d'étoiles, ni la terre émaillée de tant de fleurs, comme cette humanité sacrée est embellie, parsemée et diversifiée d'un nombre innombrable d'effets divins et surnaturels, que la divinité, en témoignage de sa présence et de sa subsistance, ou opérait ou suspendait en lui continuellement (2). IL N'Y A MOMENT, IL N'Y A LIEU, IL N'Y A CIRCONSTANCE qui ne soit illustrée ou de l'opération, ou de la suspension de quelque grâce ou effet admirable que cette humanité devait porter en elle, ou opérer hors d'elle, pour marque d'une splendeur si vive, d'une grandeur si puissante et d'une majesté si auguste,
(1) Oeuvres, p. 1049. (2) « L'opération et la suspension de ces effets divins nous doit être également précieuse et également vénérable, ainsi que nous voyons en la divinité, que le produire et le non produire est également divin et adorable deus les personnes de la Trinité sainte. » Oeuvres, p. 173.
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également présente et permanente en tous ses états différents... Oh ! quels effets d'une divinité si présente, si puissante, si agissante, en une humanité rendue si cligne et si capable des opérations divines (1) !
Ainsi la dévotion de l'école française au Verbe incarné a pour objet, non pas seulement les quelques actions, si peu nombreuses, dont l'Évangile a fixé le souvenir, mais encore toutes les minutes de la vie du Christ ; elle se propose le Christ tout entier, tout le connu et tout l'inconnu de sa vie, et nous le montre enfin lui-même toujours adorable dans tous ses états, soit qu'il parle, soit qu'il se taise, soit qu'il répande les miracles, soit qu'il se renferme dans le secret de son activité intérieure. Bérulle et les premiers oratoriens, dit à ce sujet le P. Amelote,
nous ont donné une particulière connaissance de notre Maître, s'appliquant par une dévotion particulière à sa divine personne... Ils nous ont fait prendre garde... que nous étions sous un Pasteur de qui nous ne discernions pas assez la voix, et que nous combattions sous un capitaine de qui nous ne regardions pas assez le visage... Si nous jetions les yeux sur Jésus-Christ, ce n'était qu'au mystère de sa croix. Toutes nos dévotions étaient bornées au Jardin des Olives, chez les Juges et sur le Calvaire. Il ne se faisait plus de voyages en Bethléem ni en Nazareth; il n'était plus de Madeleine..., ni de Suzanne qui le suivissent en ses missions. Les troupes ne couraient plus après lui dans les solitudes ; il était encore inconnu de la plupart des siens. Ou enfin, si nous connaissions sa vie par les catéchismes, nous ne la formions point en nous par la conformité de nos moeurs aux siennes. Ce bien-aimé disciple (Bérulle), à qui le Maître avait fait sentir les mouvements de son coeur, ne nous a pas seulement remis tous ses âges et toutes ses actions devant les yeux ; il nous a découvert son sein, il nous a fait pénétrer dans ses sentiments, il nous a représenté ses dispositions (ses états);... il nous a averti qu'il n'y avait rien en sa personne qui ne méritât nos adorations et notre amour ; que son enfance était divine aussi bien que son immolation ; que l'humilité de son
(1) Oeuvres, pp. 172, 173.
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incarnation, la simplicité de ses premières années, l'obéissance de sa vie domestique, le silence de sa retraite, la fatigue de son métier, la pénitence de son désert, demandaient l'union de nos intentions et de nos sentiments aux siens. aussi bien que la charité de ses prédications, son zèle de la maison de Dieu, et sa patience dans ses douleurs (1).
Citons enfin un beau passage du P. Lejeune :
(Bérulle) prenait tant de plaisir à penser au Fils de Dieu, que, pour honorer ses mystères et tous les états de sa vie, en détail et en particulier, il en faisait comme l'anatomie. Voici ce qu'il nous a enseigné, et qu'il a pratiqué toute sa vie : Honorer les premiers actes de Jésus, la première élévation de son esprit à Dieu son Père, la première effusion de son coeur envers les hommes, ses premiers regards sur la Vierge, ses premiers cris enfantins, la première goutte de son sang dans la Circoncision, sa première prédication, le premier moment de sa vie glorieuse, etc. Honorer ses dernières actions, le dernier pas qu'il a fait sur la terre... le dernier moment de sa vie voyagère... Honorer tous ses âges, tous les états et les périodes de sa vie, sa divine enfance, son adolescence, sa jeunesse et son âge plus avancé, tous les battements de son coeur, tous les mouvements de son corps, et toutes les affections de son âme. L'honorer en tous les lieux où il a été (2).
Ainsi désireux de faire connaître, aimer et prier le Verbe incarné, « dans toute son étendue », Bérulle eut l'idée d' « instituer dans sa congrégation une fête de Jésus-Christ, qui fut générale et universelle, et qui le regardât, non en quelque mystère particulier de sa vie, mais en tout ce qu'il est en sa personne divine, et en ses deux natures inséparablement unies par l'Incarnation, et il nomma pour cette raison cette solennité absolument LA FÊTE DE JESUS ». Dévotion nouvelle sans doute, mais que l'Église a pleinement approuvée, et que du reste on ne pouvait regarder comme superflue, puisque enfin aucune
(1) Amelote, op. cit., II, pp. 87, 88. (2) Lejeune. Sermon CXXXIX, de mon très honoré Père, l'Eminentissime cardinal de Bérulle.
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autre fête ne nous propose Jésus-Christ « dans la même étendue que celle-ci n. « Les autres solennités ne regardent que des mystères particuliers de sa vie, que l'Église fait honorer à peu près dans le temps qu'ils se sont accomplis pour notre salut... II n'y en a aucune qui comprenne Jésus-Christ dans tout ce qu'il est, et qui nous propose à honorer sa personne divine, et tout ce composé adorable de l'Homme-Dieu. C'est ce que fait la Fête de Jésus : car elle ne nous met pas seulement devant les yeux Jésus-Christ naissant, ou... ressuscité, ou... renfermé dans quelque circonstance particulière de sa vie, mais Jésus-Christ tout entier, qui est le sujet de tous ces mystères, et en qui ils se sont tous accomplis. Ce n'e t pas seulement quelqu'une de ses qualités ou de ses perfections que nous y adorons... mais celui, qui, dans l'unité de sa personne divine, et dans l'union des deux natures qui subsistent en elle, renferme toutes ces qualités, toutes ces perfections, et une infinité d'autres qui ne nous sont pas connues. Nous y honorons celui qui est notre souverain Prêtre, mais sans nous borner à son sacerdoce... Ceux qui nomment cette solennité, la Fête des grandeurs de Jésus n'en donnent pas une idée assez grande et assez étendue, puisqu'elle renferme aussi bien ses humiliations que ses grandeurs, et qu'elle n'est pas proprement la fête particulière ni des unes ni des autres, mais de celui qui en est le sujet et le fondement adorable. Enfin Jésus-Christ est l'objet de cette fête, dans la même étendue qu'il est l'objet de l'adoration des Anges et des Saints dans le ciel, où nous espérons célébrer un jour la fête de Jésus dans sa perfection, en y adorant, non... quelques actions particulières de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ entier, qui est consommé en Dieu son Père, et qui y consomme avec lui toute sa nature humaine, ses états, ses mystères, ses perfections et ses qualités (1). »
(1) Tout ce que je viens de dire de la Fête de Jésus est emprunté à la préface de l'Office de Jésus pour le jour et l'octave de sa fête qui se célèbre dans la congrégation de l'Oratoire de Jésus le XXVIII janvier, où la foi et le piété de l'Eglise envers Jésus-Christ Notre-Seigneur se trouvent expliquées par l'Ecriture et par les saints Père,, le tout dressé par l'Eminentissime cardinal Pierre de Bérulle... et traduit en français avec des réflexions de piété, Paris, 1673. — La préface, la traduction et les réflexions sont du P. Quesnel, lequel à cette époque, n'était pas encore janséniste. Quesnel possédait à fond la doctrine de Bérulle, de Condren et du premier Oratoire, et il avait d'un autre côté, le génie de la vulgarisation. — Le texte latin de l'Officium Solemnitatis Domni Jesus se trouve aussi dans Migne, pp. 1708, seq., et au supplément.
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Nous n'avons pas à étudier ici le très bel office que Bérulle avait dressé pour cette Fête, ou Solennité de Jésus, et qui fut adopté non seulement, comme il va de soi, par l'Oratoire, mais encore par plusieurs églises cathédrales, avec le consentement des Ordinaires'. Remarquons toutefois au passage la singularité significative d'une telle initiative. Après Bérulle, et dans le même esprit que lui, les disciples de M. Olier composeront, eux aussi, de nouveaux offices, que l'Eglise approuvera, et dont la Société de Saint-Sulpice a gardé l'usage jusqu'à ces dernières années. Ainsi fera le Bienheureux Jean Eudes. Les prêtres de ce temps-là aimaient cette voie moyenne, qui leur permettait d'insérer le présent dans l'éternel, ou, pour parler plus simplement, d'adapter aux formes traditionnelles de la liturgie les tendances nouvelles de la dévotion.
§ 5. VIVO EGO, JAM NON EGO, VIVIT VERO IN ME CHRISTUS. —
L'école française, écrit M. le curé de Saint-Sulpice, « a le courage d'étudier et d'exposer les doctrines les plus hautes et les plus belles de saint Jean et de saint Paul sur la vie de la grâce. Elle ne consent nullement (à les abandonner aux théologiens, comme matière de pure spéculation), à les
(1) C'est un office avec octave. Le P. Coton le goûtait beaucoup. « Je souhaite grandement, écrivait-il à Bérulle, que vous preniez la peine de dresser (un office nouveau de sainte Madeleine)..., et tout autant d'autres que Dieu vous inspirera, à l'instar de celui de la Solennité de Jésus, qui m'a plu et ému grandement. L'Eglise en a peu de bien faits à l'égal, si ce n'est ceux du Saint-Sacrement, de la Passion, de la Transfiguration, de Notre-Dame et quelques autres ». Texte inédit publié par l'abbé Houssaye, Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle, courte réponse, Paris, 1873, p. 96.
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atténuer ou à les dissimuler, sous prétexte de s'accommoder à la faiblesse intellectuelle de la masse des fidèles. Elle aime à contempler D'ABORD les merveilles de la vie divine dans l'âme de Jésus.., elle exalte, elle célèbre en toutes rencontres cette vie intérieure de l'âme de Jésus. Puis elle se complaît à considérer, comment cette vie divine de la grâce, découle de la tête dans les membres du Corps mystique de Jésus, comment les fidèles, depuis le saint baptême, reproduisent en eux la mort et la vie de Jésus-Christ (ou en d'autres termes comment ils s'approprient les états de Jésus). Rien ne lui est plus familier que de scruter les textes de saint Jean et de saint Paul qui exposent cette grande doctrine : En lui était la vie; je suis venu pour leur donner la vie et surabondante; je suis la vigne et vous les branches ; vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. » (1). Ou encore : Vous avez revêtu le Christ; je suis la voie, la vérité, et la vie; nous sommes entés dans le bon olivier, qui est la figure du Christ; nous avons tous reçu de sa plénitude; croissons en toutes choses dans le Christ, notre chef; c'est de lui que tout le corps (des fidèles)... reçoit... l'esprit et la vie; ou encore, ces mots du canon de la messe : Par lui, et avec lui et en lui; ou enfin, le mot de saint Paul, qui résume tout : je vis, mais non, ce n'est plus moi, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (2). Cette doctrine que l'auteur des Exercices connaissait assurément, mais qu'il utilise peu (3), Bérulle l'avait faite
(1) Letourneau, op. cit., pp. 5, 6. Je me permets de souligner ce D'ABORD et ce PUIS qui justifient l'ordre que nous avons, nous-même, suivi dans l'exposition du bérullisme.
(2) Je n'avais pas à expliquer ici théologiquement cette doctrine, ce qui du reste a été fait et le mieux du monde par le R. P. Lhoumeau (La vie spirituelle à l'école du Bienheureux G. de Montfort, Paris, 1913, pp. 31-146; et par le R. P. Lebrun (Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, t. I. Le Royaume de Jésus, Paris, 1904, pp. 9-54). « La vie de Jésus dans les âmes, écrit ce dernier, c'est en somme la vie de la grâce, mais envisagée dans ses rapports avec Jésus-Christ, qui en est à la fois, et le principe et la règle vivante », Op. Cit., p. 12.
(3) La remarque est du R. P. Lebrun. « Saint Ignace, dit-il, ne semble pas avoir été bien frappé par les enseignements de saint Paul sur le corps mystique de Jésus-Christ. (Il s'agit naturellement ici d'Ignace, tel que les Exercices nous le révèlent). Saint François de Sales ne les met pas au premier rang dans ses ouvrages » . On peut, du reste, avait dit précédemment le même écrivain, « envisager la vie chrétienne par d'autres côtés, Saint Ignace se plaît à la considérer dans sa fin dernière, qui est la gloire de Dieu et la béatitude de l'homme, et ce point de vue domine toute se, spiritualité... Saint François de Sales se place à un point de vue différent. Il envisage surtout la vie chrétienne dans son principe interne, qui est la charité, ou plutôt dans son acte essentiel qui est l'amour de Dieu... (Ses ouvrages) sont remplis de cette pensée, que la vie chrétienne, à tous ses degrés, n'est autre chose que l’amour de Dieu et... n'ont pour but que de nous apprendre à conserver, à augmenter et à mettre en pratique la divin charité. Au reste, ces divers points de vue... ne s'excluent pas les uns les autres; ils se complètent au contraire et on ne peut, sans inconvénient, cet négliger aucun. Seulement la prédominance accordée à l'un d'eux a pour résultat de modifier sensiblement la vie intérieure, et de lui imprimer une physionomie propre ». Oeuvres du Vénérable J. Eudes, Le Royaume de Jésus, Paris, 19o5, pp. 12-14. — Ecoutons encore le B. P. Lhoumeau, au sujet de ce qu'il appelle « l'idée fondamentale », et de ce qui serait plutôt pour nous, une des idées fondamentales de l'école française. « Cette idée n'est autre... que celle exprimée par ces mots : « Le Christ vivant en nous », mais elle est ici posée comme base de tout un système, comme un centre d'où tout part, et où tout vient se rattacher... Dom Guéranger, parlant des représentants de cette école au XVII° siècle, dit qu'ils ne séparaient pas la personne du Christ de sa doctrine, qu'ils faisaient sortir de lui et y ramenaient toute la religion. Ce que l'illustre bénédictin énonce touchant la doctrine, il faut l'appliquer à la vie intérieure ; car de même que Jésus a dit: « Je suis la vérité », il a dit aussi : « Je suis la vie. ». C'est pourquoi je considérerai surtout dans la vie spirituelle, le principe d'où tout émane, et où tout va s'unifier, à savoir, le Christ vivant en moi. Dans la vertu, par exemple, il y a sans doute l'habitude infuse ou acquise, embellissant mon âme, et dans les actes des vertus, la conformité à la règle morale; mais en tout cela, je verrai principalement quelque chose de Jésus, que je fais passer en moi, des effets de sa grâce, des traits de sa ressemblance... Dans cette conception de la vie surnaturelle, on n'en sépare pas les actes et les états de la personne du Christ; et cette vie, c'est en dernière analyse, l'union à Jésus... D'aucuns objecteront peut-être que ces vues... se trouvent un peu partout. Nous ne le contestons pas (et d'autant moins, que cette diffusion prouve le succès de la propagande oratorienne) ; mais nous observons seulement que certains maîtres les proposent, pour ainsi dire, au premier plan; qu'ils s'y attachent d'une façon prédominante, habituelle et méthodique dans la conduite des âmes ». La vie spirituelle à l'école du Bienheureux G. de Grignion de Montfort, pp. 86 89.
sienne, avec cette ténacité ardente dont il nous a déjà donné tant de preuves. Il y revient sans cesse dans ses ouvrages, ses lettres et ses discours. La voici du reste formulée par lui avec une rare magnificence.
Jésus-Christ est une capacité divine des cimes et il leur est source d'une vie dont elles vivent en lui.
Il y a deux capacités admirables en Jésus, l'une par laquelle il est rendu capable de la divinité, de la plénitude de la
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divinité et de l'égalité de Dieu, mais avec dépendance ; l'autre, est une capacité des âmes qu'il contient en soi, en son autorité, en sa puissance. Car s'il est capacité de Dieu, combien plus de ses créatures ! Cette seconde capacité est donnée à Notre-Seigneur par la plénitude de la divinité qui est en lui... ; capacité contenante, conservante et protégeante, par laquelle les âmes et les créatures, sont en une continuelle et profonde dépendance de Jésus et de Dieu.
Cette dépendance est commune à tous les hommes, chrétiens ou infidèles, justes ou pécheurs, mais Jésus-Christ est de plus
la capacité des âmes élues, que Dieu son Père lui a données il les attire à soi, il les loge en soi, il leur y donne vie et subsistance, il les affermit et les fait croître jusqu'à leur pleine et parfaite consommation en cette unité sacrée, qui est le lien et la paix de Dieu et des hommes. Ii y a trois différentes sortes de vie :... la première, est d'avoir la vie de soi et en soi, et cela ne convient, entre tous les vivants, qu'au Père éternel la seconde, est d'avoir la vie en soi..., et c'est ce qui convient proprement au Fils, lequel dit en sa Parole : que, comme le Père a la vie en soi-même, ainsi a-t-il donné à son Fils d'avoir la vie en soi-même; et la troisième, est de ne l'avoir ni de soi, ni en soi, mais en (et de) Jésus-Christ, ce qui convient à nos âmes, qui doivent vivre en Jésus, et non en elles-mêmes... Lorsque le Père nous donne son Fils, il nous donne comme sa vie, la vie de sa propre essence..., afin que la nature qui était morte, et source de mort en Adam, soit vie et source de vie en Jésus. Ainsi donc, qui a Jésus a la vie ; et qui n'a point Jésus, est éloigné de la vie... Ainsi, accomplir toutes nos actions en Jésus et par Jésus, c'est la vraie vie, et c'est porter des fruits de vie éternelle (1).
D'où il suit, que nous sommes obligés
de nous laisser au Fils de Dieu, pour mourir en nous-mêmes, en qualité de pécheurs, et pour le laisser être et vivre en nous, selon tous ses droits (2).
Et nous, de notre côté, mais pour des raisons toutes
(1) Oeuvres, pp. 968-970. (2) Ib., p. 949.
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contraires, nous sommes « capacité de Dieu ». Mieux encore, nous ne sommes guère que cela, car « il y a plus du néant que de l'être en notre être » (1). Pour donner quelque substance à cette « ombre de vie » que nous sommes, Dieu « nous a rendus capables... de vivre encore en autrui », ce qui prouve tout ensemble, et « l'imbécillité » de notre vie propre, et sa noblesse, puisque enfin cet « autrui », si nous le voulons, sera Dieu lui-même (2).
Lorsque Dieu nous donne la vie, c'est un don qui enclôt tous les autres dons naturels, et il nous donne le monde et nous-mêmes. Car par la vie nous jouissons du monde, par la vie nous jouissons de nous-mêmes. Or Jésus est notre vie, et nous est donné comme vie, tellement que Dieu, qui est la vie par essence, a donné a l'homme deux sortes de vies, celle que nous avons en nous-mêmes, celle que nous avons en Jésus, qui est la vraie vie... Il est vie, et nous devons vivre en lui, vivre par lui, vivre pour lui. Il est vie, mais immense et infinie, qui enclôt toute vie, et nous devons vivre en lui... Comme Dieu nous donnant la vie nous donne ce monde et nous-mêmes; ainsi Dieu, nous donnant Jésus pour vie, il nous donne encore nous-mêmes à nous-
(1) Oeuvres, p. 1014. (2) Ib., p. 916. « Et quelquefois nous vivons plus sensiblement en autrui qu'en nous-mêmes ». Ib. A ce sujet, je ne puis transcrire qu'en note un autre développement, qui nie parait très beau, mais que plus d'un trouverait subtil, et que l'on pourrait trial comprendre. « Nous devons tous désirer non pas d'être, mais ou de n'être point. ou d'être en relation vers Dieu et son fils unique, voire n'être que relation vers: lui, tout notre être devant être anéanti par la grâce (Vivo ego, jam nec ego), et n'être que relation. Bous ce monde, cette catégorie de relation est une des plus petites, tenuissimae entitatis, et c'est la catégorie la plus puissante et la plus importante dans le monde de la grâce, qui ne subsiste et ne consiste qu'en relation vers Dieu... O que cette catégorie de relation est importante dans le monde de la grâce! Ce qui provient de ce que, dans la Trinité, dont la grâce est image, les relations s'y trouvent et sont constitutives et origines des personnes divines ». Ce que je comprends ainsi: le Verbe incarné est relation, mais substantielle, subsistante, vivante. En nous référant tout entiers vers Dieu, a) nous reproduisons en nous, autant qu'il est possible à un être créé, cette relation substantielle ; b) nous ne pouvons nous référer habituellement vers Dieu que par la grâce habituelle, et le Verbe, relation substantielle, est le principe de cette grâce. « Notre grâce. continue Bérulle, consiste en relation vers (le Christ), comme étant en quelque façon les accidents de cette substance, (la substance du Verbe) qui ne sont que par lui, que pour lui et qu'en lui, et ne sont considérables que comme quelque chose de lui. » Oeuvres, pp. 1444, 1445.
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mêmes ; car nous étions perdus sans cette vie. Et, d'abondant, il nous donne un nouveau monde, c'est-à-dire lui-même (1).
« Il nous donne à nous-mêmes », entendez par là, qu'en nous unissant au Verbe incarné, qu'en nous faisant vivre de sa vie, la grâce ne supprime pas notre quasi-néant, mais au contraire, que, le divinisant, elle l’ « accomplit ». Le développement qu'on va lire de cette doctrine est un peu long, mais d'une telle plénitude, d'une telle splendeur, que je n'ai pas le droit de l'abréger. Aussi bien n'oublions pas qu'avec Bérulle, nous entendons ici toute l'école française. Après lui, des centaines d'écrivains vont reprendre ce thème splendide, et l'approprier à la faiblesse des plus ignorants.
Jésus est l'accomplissement de notre être, qui ne subsiste qu'en lui, et n'a sa perfection qu'en lui, plus véritablement que le corps n'a sa vie et son accomplissement qu'en l'âme, et le membre au corps, et le cep à la vigne, et la partie en son tout. Car nous faisons partie de Jésus, et il est notre tout. Et notre bien est d'être en lui, d'être à lui, d'être, vivre et agir par lui, comme le cep est et tire vie et fruit de la vigne. Et cette vérité est plus réelle que la réalité du cep de la vigne, qui n'en est que l'ombre et la peinture. Nous devons regarder notre être comme un être manqué et imparfait, comme un vide, qui a besoin d'être rempli, comme une partie, qui a besoin d'être accomplie, comme une table d'attente, qui attend l'accomplissement de celui qui l'a faite, comme une couche première en la main d'un excellent peintre, qui attend les vives et dernières couleurs. Et nous devons regarder Jésus comme notre accomplissement; car il l'est et le veut être, comme le Verbe est l'accota plissement de la nature humaine qui subsiste en lui. Car, comme cette nature, considérée en son origine, est en la main du Saint-Esprit, qui la tire du néant, et qui la prive de sa subsistance, qui la donne au Verbe, afin que le Verbe l'investisse et la rende sienne, se rendant à elle et l'accomplissant de sa propre et divine subsistance ; ainsi nous sommes en la main du Saint-Esprit qui nous tire du péché, nous lie à Jésus comme
(1) Oeuvres p. 967.
esprit de Jésus émané de lui, acquis par lui et envoyé par lui (1). Nous devons regarder Jésus comme un être accompli, et l'accomplissement de toutes choses ; car sa divinité accomplit son humanité, et il a tout et est tout en soi. Le divin mouvement sans mouvement du l'ère produisant son Fils, est l'origine du mystère de l'Incarnation... Il est aussi l'origine de l'union de ce même Fils, selon sa double nature, à nous tous, nous appliquant à lui, nous donnant vie en lui, et nous rendant partie de lui, comme le cep est de la vigne. Notre nature, qui sent ce qui lui manque, soupire sans cesse après son accomplissement : omnis creatura ingemiscit, revelationem filiorum Dei exspectans. Ce divin mouvement, qui est la source de l'incarnation de Jésus et de notre perfection en Jésus, fait impression de quelque chose de très puissant et intime, qui... sollicite (notre nature), et la presse, et lui fait chercher son accomplissement; et elle le cherche dans les créature, c'est-à-dire, oit il n'est ni peut être. Car Jésus seul est notre accomplissement, et il nous faut lier à Jésus, comme à celui qui est le fond de notre être par sa divinité; le lien de notre être à Dieu, par son humanité ; l'esprit de notre esprit, la vie de notre vie, la plénitude de notre capacité. Notre première connaissance, doit être de notre condition manquée et imparfaite, et notre premier mouvement, doit être à Jésus, comme à notre accomplissement; et en cette recherche de Jésus, en cette adhérence à Jésus, en cette profonde et continuelle dépendance de Jésus, est notre vie, notre repos, notre force, et toute notre puissance à opérer; et jamais nous ne devons agir que comme unis à lui, dirigés par lui et tirant esprit de lui, pour penser, pour porter et pour opérer, faisant état que, sans lui, nous ne pouvons, ni être, ni agir pour le salut (2).
Et sans doute, ce que l'on admire dans cette page, ce n'est pas une perfection classique, l'harmonieuse maîtrise de l'écrivain qui domine sa matière et qui l'ordonne à son gré; c'est une familiarité passionnée avec le mystère, c'est l'incomparable noblesse des idées, leur flot pressé et heurté, mais triomphant de tous les obstacles, leur tumulte
(1) Bérulle s'adresse ici, vraisemblablement, aux pères de l'Oratoire. Il n'a donc pas besoin de rappeler à un tel auditoire, que notre union avec Dieu par le Christ n'est pas hypostatique. (2) Oeuvres, pp. 118o, 1181.
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même. D'autres viendront, plus limpides, plus populaires, plus constamment exacts peut-être, le P. Eudes par exemple, qu'un enfant pourrait comprendre, ou Grignion de Montfort. Mais enfin, pour bien connaître l'école française dans sa beauté originale et dans toute son ampleur, il faut remonter jusqu'au cardinal de Bérulle. Si parfaite que nous paraissent quelques-uns des disciples, nul d'entre eux ne dépassera ce grand oublié. Rappelons-nous du reste qu'il ne s'adresse pas à la foule, mais à l'élite chrétienne, je veux dire, aux Pères de l'Oratoire et aux Carmels.
Mes soeurs, écrivait-il un jour à ses carmélites,... vous devez toutes regarder Jésus incessamment, et le regarder comme celui qui est tout, qui vous doit être tout, et qui s'appelle lui-même la vie et votre vie. Et vous ne devez vous regarder vous-mêmes que comme chose qui n'est rien, qui n'était rien, il y a peu d'années, et qui n'est rien encore à présent, que par la grande miséricorde de Jésus ; qui n'est rien en effet, si vous n'êtes à Jésus, et qui êtes en danger d'être éternellement pis que rien. En vous considérant ainsi, et vous abaissant devant Jésus, vous devez vous offrir et vous donner à lui ; n'être et ne vivre qu'en lui et pour lui; vous devez n'être qu'une pure capacité de lui, tendante à lui et remplie de lui ; vous devez n'aspirer qu'à lui et ne respirer que sa grâce et son esprit (1).
Il ne sait à quelle image recourir pour mieux rendre la réalité de ce mystère :
Si dans les profanes, ces amours fabuleux transmuaient les personnes en des substances étrangères, beaucoup plus devons-nous désirer, que la puissance de celui qui transmue vraiment la nature des choses, soit employée sur nous, etque, par la vertu de son amour puissant, la substance de notre être change d'état et condition, pour être heureusement convertie en une relation pure vers lui, en hommage, en amour et en imitation de sa substance, de sa vie et de sa subsistance personnelle, qui est toute relative vers le l'ère éternel (2).
(1) Oeuvres, p. 1358. (2) Ib., p. 239. Ce passage est emprunté au Discours sur la grandeur de Jésus. Ce livre non plus, n'est pas pour les commençants.
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Mystère du passage d'une vie à une autre vie, et par conséquent, mystère de mort avant d'être mystère de vie :
C'est un mystère, séparant l'homme du péché par la grâce, et de soi-même, par une grâce secrète, suprême et propre à ce mystère. Et il se faut séparer de soi-même, et de tout es qui nous rend subsista ut en nous-mêmes, en Adam, et non en Jésus, qui est notre Adam et notre tout... Chaque homme ne fait que partie, dont Jésus est le tout ; et il ne suffit à l'homme d'être subordonné, mais il doit être désapproprié et anéanti, et approprié à Jésus, subsistant en Jésus, enté en Jésus, vivant en Jésus, opérant en Jésus (1).
Cette « sorte d'être et de vie », que Dieu nous avait donnée par la création,
il la veut détruire par sa vie propre, il veut que nous en sortions pour entrer en sa vie,... que nous mourions en nous ; et, en attendant que la mort arrive, il veut que nous mourions en esprit, que nous soyons dans cet esprit de mort, au regard de nous-mêmes et du siècle présent. C'est une parole bientôt dite mais elle n'est pas sitôt entendue ; et bien qu'elle soit comprise elle n'est pas sitôt ni si bien établie que l'orgueil d'Adam meurt en nous, que l'impatience d'Adam,... que le mésusage des créatures meure en nous (2).
Anéantir le vieil homme, et pour en finir plus vite avec lui, faire comme s'il n'était déjà plus, lui tourner le dos, l'oublier, jeter la pelletée de terre sur ses restes encombrants.
Ne nous regardons pas nous-mêmes; regarderions-nous une chose morte? Car nous sommes morts, et nous n'avons de vraie vie qu'avec Jésus-Christ en Dieu (3).
Cette « mort » ébauche et commence le suprême anéantissement dont nous parlent les contemplatifs. Bérulle
(1) Oeuvres, p. 914. (2) Ib., p. 1182. (3) Ib., p. 96o.
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l'entend bien ainsi. Elle aussi, fondée sur le dogme de l'Incarnation, la théologie mystique, tend, écrit-il,
à nous tirer, à nous unir, à nous abîmer en Dieu. Elle fait le premier, par la grandeur de Dieu, le second, par son unité, le troisième, par sa plénitude ; car la grandeur de Dieu nous sépare de nous-mêmes et des choses créées, et nous tire en Dieu; son unité nous reçoit et nous unit en lui ; et sa plénitude nous perd, nous anéantit et nous abîme dans l'océan immense de ses perfections, comme nous voyons que la mer perd et abîme une goutte d'eau (1).
Mais ces hautes considérations nous distrairaient de notre tâche présente ; nous les retrouverons plus tard, quand nous demanderons au P. de Condren, à M. Olier et au jésuite François Guilloré, de nous éclairer sur l'orientation mystique de la spiritualité bérullienne.
§ 6. JÉSUS EN MARIE. —
« De ce culte (ainsi compris) pour le Verbe incarné, dit excellemment l'abbé Houssaye, découle, par une bienheureuse et inévitable conséquence, le culte pour sa Mère, la Vierge Marie... Le P. de Bérulle y revient sans cesse, et jamais avant lui la langue française n'avait célébré dans un style si précis, avec une telle ampleur (j'ajoute, avec plus de tendresse) les grandeurs incompréhensibles de la Mère de Dieu. Jamais on n'avait lié les âmes à elle avec un sentiment plus profond de ses droits, fondé sur une conception plus haute de sa dignité, et cela, non plus simplement dans des effusions du coeur, mais dans des discours pleins de raison, de doctrine, et dont l'hérésie elle-même ne pouvait ébranler les bases, sans nier ses propres principes, car avec une inexorable logique, il ramenait toujours tout à l'unique fondement du Verbe incarné » (2)… Il faut aller encore plus loin et dire hardiment, avec Charles Flachaire, que le P. de Bérulle
(1) Oeuvres, p. 918. (2) Houssaye, II, pp. 253, 254.
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a renouvelé la dévotion à la Sainte Vierge (1). Un mot, du reste, suffirait à le prouver : c'est de Bérulle que s'inspirent directement les plus insignes propagateurs de cette dévotion dans les temps modernes, M. Olier, le bienheureux Jean Eudes, le bienheureux Grignion de Montfort. Dans toute notre littérature mariale, je ne connais rien qui mérite d'être préféré aux élévations de Bérulle sur la sainte Vierge. Ces pages, que l'on croirait écrites d'hier, sont parfaites, et je me demande s'il est possible d'unir plus harmonieusement la tendresse à la gravité, la théologie à la dévotion, la doctrine à la poésie, la naïveté à la grandeur. Ecoutez plutôt :
Cette âme sainte et divine est en l'Eglise ce que l'aurore est au firmament, et elle précède immédiatement le soleil. Mais elle est plus que l'aurore... Elle naît à petit bruit, sans que le monde en parle, et sans qu'Israël même y pense, bien qu'elle soit la fleur d'Israël et la plus éminente de la terre. Mais si la terre n'y pense pas, le ciel la regarde et la vénère couine celle que Dieu a fait naître pour un si grand sujet, et pour rendre un si grand service à sa propre personne, c'est-à-dire pour la revêtir un jour d'une nouvelle nature. Et ce Dieu même, qui veut naître d'elle, l'aime et le regarde en cette qualité. Son regard n'est pas lors sur les grands, sur les monarques que la terre adore, mais le premier et le plus doux regard de Dieu en la terre, est vers cette humble Vierge, que le monde ne connaît pas : c'est lors la plus haute pensée que le Très-Haut ait sur tout ce qui est créé.
Auprès de ces deux dernières lignes, simples, mais sublimes, combien paraissent mesquines les dévotes imaginations du moyen âge!
Il la regarde, la chérit, la conduit, comme celle à qui il veut se donner soi-même, et se donner à elle en qualité de Fils, et la rendre sa mère. Il la comble de grâces... dès sa
(1) La dévotion à la Vierge dans la littérature catholique au commencement du XVIIe siècle par Charles Flachaire, Paris, 1916. L'auteur de ce mémoire est mort au champ d'honneur, le 10 septembre 1914.
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conception, il la sanctifie dès son enfance; il la séquestre du monde et la consacre à son temple, pour marque et figure qu'elle sera bientôt consacrée au service d'un temple plus auguste et sacré que celui-ci. Là, en sa solitude, il la garde, il l'environne de sa puissance, il l'anime de son esprit, il l'entretient de sa parole, il l'élève de sa grâce, il l'éclaire de ses lumières, il l'embrase de ses ardeurs, il la visite par ses anges, en attendant que lui-même la visite par sa propre personne; et il rend sa solitude si occupée, sa contemplation si élevée, sa conversation si céleste, que les anges l'admirent et la révèrent, comme une personne plus divine qu'humaine. Aussi Dieu est et agit en elle plus qu'elle-même. Elle n'a aucune pensée que par sa grâce, aucun mouvement que par son esprit, aucune action que pour son amour. Le cours de sa vie est un mouvement perpétuel qui, sans intermission, sans relaxation, tend à celui... qui sera bientôt sa vie... Ce terme approche, et le Seigneur est avec elle, la remplit de soi-même, et l'établit en une grâce si rare, qu'elle ne convient qu'à elle, car cette Vierge cachée en un coin de la Judée, inconnue à l'univers, fiancée à Joseph, fait un choeur à part dans l'ordre de la grâce, tant elle est singulière ! Les années coulent, les grâces augmentent... Elle entre de jour en jour en un élèvement admirable, et elle y entre par infusion spéciale et par coopération parfaite... Si celte humble Vierge doit concevoir et enfanter, ce doit être un Dieu, tant elle est divine... Elle est en la terre un paradis céleste, que Dieu a planté de sa main, et que son ange garde pour le second Adam... Mais cela est caché à ses yeux, et son esprit, abîmé dans le profond de son humilité, ne voit pas le conseil très haut de Dieu sur elle.
On préférerait peut-être les strophes subtiles et fleuries d'un Adam de Saint-Victor, les brûlants cantiques d'un saint François. Non, cette prose auguste, simple et suavement traînante, vaut mieux ; elle suit de plus près la paisible ascension de la Vierge, elle nous apprivoise plus sûrement, si j'ose dire, avec le mystère qui se prépare, et dont elle nous impose, en quelque sorte, la divine vérité.
Quoi! votre bonheur approche et l'accomplissement de votre
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grandeur suprême, ô Vierge sainte, et vous l'ignorez. Vous approchez et vous appartenez de si près à la divinité, et vous traitez si assidûment, si saintement, et si familièrement avec elle, et le dessein de la divinité sur vous vous est caché! Les ténèbres qui ont ce privilège d'être le premier séjour du monde, et même le premier état de toutes les âmes qui entrent au monde, n'ont jamais eu de part avec vous, et vous êtes en lumière dès le premier instant de votre être, toujours croissant en grâce et en lumière. Et au plus fort du jour, en un plein midi, dans l'excès de vos lumières, ô âme divine, vous ne connaissez pas la part que vous allez avoir avec celui qui est la vraie lumière, la splendeur du Père et le soleil vivant de l'univers! Vous portez en l'Ecriture le nom d'Alma, c'est-à-dire cachée, et vous le portez à bon droit. C'est un de vos titres particuliers, et comme un chiffre, qui en peu dit beaucoup. Entre autres choses rares et grandes, ce mot nous exprime la secrète conduite de Dieu sur vous, qui mérite bien d'être considérée comme un des principaux linéaments de votre vie, et un des traits plus rares de la sapience éternelle (1).
Je le demande aux personnes pieuses qui me lisent : parmi tant et tant de livres sur la Sainte Vierge, ont-ils jamais rencontré rien de pareil? Hélas ! tous les médiocres s'en mêlent. Ils nous ont gâté les plus magnifiques sujets. Que de fadeurs et que de fadaises! que de vulgarités ! que de bavardages! Plus beau encore, s'il est possible, le chapitre sur « l'état (de Marie) et son occupation à l'arrivée de l'ange ».
Permettez, ô sainte Vierge, que je prévienne la parole de l'ange qui vous veut annoncer cette vérité. Permettez que je vous dise ce peu de mots en toute humilité : Vous voilà, ô Vierge sacrée, au quinzième an de votre âge, âge rempli de grâce en tous moments, vous voilà au vingt-cinquième de mars, le jour des jours... Voici le plus beau de vos jours, jour auquel vous entrez en un état qui doit bénir et régir le ciel et la terre; en un état qui enclôt Dieu même, et en un état qui rend Dieu votre fils et vous rend sa mère. Ce jour porte la plénitude des
(1) Oeuvres, pp. 43o-432
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temps, tant célébrée ès Ecritures; et ce qui est beaucoup plus, il porte la plénitude de la divinité dans l'humanité, et la plénitude de Jésus dans vous-même... En ce jour donc, saint et sacré, tandis que le rond de la terre est en oubli et offense de Dieu..., l'humble Vierge, inconnue en la terre et admirée au ciel, est dans son Nazareth... Elle est en sa petite cellule, elle est en son oratoire; elle est en un état et élévation admirable, et Dieu est avec elle, qui la dispose sans qu'elle le sache, à ce qui est inconnu à son humilité. Ce Dieu qui est en elle, est aussi dans le ciel, et y traite d'accomplir en la Vierge le chef-d'oeuvre de ses miséricordes. Quittons la terre et nous élevons au ciel pour contempler ce qui s'y passe,
c'est-à-dire, Dieu, « en un sacré conseil », décidant de donner son Fils à la Vierge.
Il choisit un de ses anges... (Gabriel) sort du ciel et descend en la terre..., ayant en sa main la plus grande commission qui sera jamais émanée... de Dieu aux hommes. Suivons cet ange pas à pas, et voyons comme il va, non à Rome la triomphante, ni à Athènes la savante, ni à Babylone la superbe, ni même à Jérusalem la sainte. Il va en un coin de la Galilée, à une bourgade inconnue, à un Nazareth... Mais dans ce Nazareth, il y a une maisonnette, qui enclot le trésor du ciel et de la terre, et le secret amour du Père éternel au monde; et dans ce petit lieu, il y a une Vierge plus grande que le ciel et la terre ensemble, Vierge choisie de Dieu pour comprendre l'incompréhensible... C'est cette Vierge que Dieu regarde, et elle regarde Dieu aussi, et est en occupation et élévation vers lui. C'est cette Vierge, à laquelle Dieu envoie son ange. Mais...
A ce « mais », éclate, pour ainsi dire, le génie spirituel, le théocentrisme de Bérulle. Dans cette scène dont les traits visibles enchantent l'imagination des poètes et des peintres (1), et qu'il sait bien évoquer lui-même, en
(1) « Ce mystère, dira-t-il plus loin, ce colloque, ces personnes sont divinement représentés par le pinceau du Saint-Esprit, dans le tableau de l'Evangile... Saint Luc donc nous apprend (ne laissons tomber à terre une seule de ses paroles, car elles sont toutes d'or et dignes du poids du sanctuaire)... » Oeuvres, p. 438.
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peintre et en poète, Bérulle contemple surtout l'invisible, l'action même de Dieu, et non pas seulement l'intervention nécessaire de la Sainte Trinité, mais encore le divin travail, qui achève la préparation de la Vierge :
Mais Dieu qui est au ciel dans son Conseil, et est en cet ange par son envoi, prévient cet ange... au coeur de cette Vierge par sa grâce et puissance.
Le voilà donc « prévenu », et comme effacé, presque inutile, en quelque manière, le bel auge du moyen âge et des mystères, le papillon céleste d'Angelico, le diacre chamarré, étincelant, éblouissant de la peinture flamande (1).
Il est tout, il est partout, il fait tout... dignement, puissamment, et suavement. Il correspond à soi-même dans ses oeuvres. Comme donc il est au ciel, il est en la terre; comme il agit au ciel, il agit en la terre ; comme il agit en l'ange, il agit en la Vierge, et AGIT PLUS EN LA VIERGE QU'EN L'ANGE, Il remplit son esprit, il conduit sa contemplation, il prépare et dispose cette âme à ce qu'il veut accomplir en elle, et à ce que son ange lui doit bientôt annoncer. II l'attire, il l'élève, il la ravit, il lui donne des pensées, des mouvements, des dispositions propres à l'oeuvre qui se doit accomplir. Là, elle gémit sur les péchés de l'univers, esquels elle n'a aucune part. Là, elle languit après la venue du Messie, auquel elle a une si grande part, mais si cachée à son esprit. Là, elle se joint aux voeux des justes, et soupire après la présence du Messie sur la terre. Là, elle se sent éprise d'un désir merveilleux de le voir et servir en ses jours. Là, elle entre en espérance de le voir, l'adorer, et servir au monde. Là, Dieu lui répand une nouvelle grâce, une qualité divine, une infusion céleste. Cette grâce est
(1) L'idée n'est évidemment pas, ne pouvait pas être de Bérulle. Ainsi le pseudo-Bonaventure : « Surgens igitur Gabriel, jucundus et gaudens, volitavit ab altis et... in momento fuit coram. Virgine Maria in thalamo domunculae manente. Sed nec cito sic volavit quin praeveniretur a Deo et sanctam ibi Trinitatem invenit quae praevenit nuntium suum. » (Méditations sur la vie de Jésus-Christ... traduites par Dom Fr. Le Batelier... Arras, 1883, p. 12). Quelque charme qu'ait pour nous ce vieux livre, comment ne pas trouver plus « spirituelle » dans son ensemble, l'interprétation de Bérulle ?
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la dernière disposition, à l'instant de laquelle, cette forme parfaite, cet être divin, ce Verbe éternel, sera introduit au monde (1).
Paraisse donc l'ange Gabriel ; qu'il s'acquitte de son message, et que, sans plus tarder, il disparaisse.
L'Ecriture marque notamment comme, aussitôt qu'il a fini son propos, il s'en retire. Et discessit ab illa... C'est la seule dureté que je trouve en un sujet si délicieux, et dureté pratiquée au regard d'un si grand ange, et d'un ange qui a si grande part à ce mystère. Mais la dignité de l'oeuvre de Dieu, et la grandeur suprême de la Trinité qui l'opère, le porte ainsi (2).
Avec ces paroles, plus profondes encore que naïves, je dirais volontiers que l'école française fait ses adieux au moyen âge, qui l'a formée elle-même, dont elle gardera le meilleur, mais qu'elle doit enfin dépasser. Elle montre bien ici-même qu'elle ne méprise pas le lait des enfants, mais elle lui préfère le vin nouveau d'une pleine et rigoureuse doctrine. C'est ainsi que, divinement conduits, Bérulle et ses disciples font à leur tour progresser la religion du monde, mais d'un tel progrès que depuis trois siècles, nous ne les avons pas encore dépassés (3).
(1) Oeuvres, p. 436-438. Cette élévation semble calquée sur les chapitres du pseudo-Bonaventure que je rappelais plus haut. Bérulle avait-il ce livre sons la main, ou Ludolphe le Chartreux ? je l'ignore. Mais il n'était pas inutile de rappeler que, par un intermédiaire ou par un autre, il est en communication avec les mystiques du moyen âge. Ainsi donc, Lorsque le P. Eudes viendra puiser à la même source, il ne fera que continuer Bérulle. Il me paraît aussi très probable qu'en écrivant cette même élévation, Bérulle s'est souvenu des Exercices de saint Ignace. L'originalité du morceau n'en reste pas moins entière, Bérulle a une manière qui est bien à lui de spiritualiser toute la scène. (2) Oeuvres, p. 466. Ch. Flachaire disait de ces « pages exquises » : « C'est... une élude. dont les éléments sont évidemment fournis à Bérulle par ses entretiens pieux avec les saintes recluses du Carmel et par les confidences que lui font en abondance ces âmes de femmes, éprises elles aussi de Jésus. » Op. cit., p. 53. Aimable intuition, mais qui me parait peu vraisemblable. En fait, nous ignorons encore les sources du bérullisme, mais je ne crois pas que, pour l'essentiel de sa doctrine, Bérulle doive beaucoup aux carmélites. Celles-ci auront plus revu de lui qu'elles ne lui auront donné. (3) Le moyen âge lui aussi avait été un magnifique progrès. Après avoir cité dans Christus un cantique de ce temps-là, le P. Rousselot remarque : « Il n'est pas besoin d'insister pour faire entendre que c'est là un cantique nouveau. On n'est pas moins loin, ici, de Prudence et de saint Ambroise, que de Virgile même ». Christus, p. 1121. Je n'oserais pour ma part aller jusque-là, mais, quoi qu'il en soit, le progrès dans la dévotion au Christ est un fait indéniable.
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Revenons à l'oratoire de Nazareth où. docile au Fiat de Marie, le Verbe vient de s'incarner.
Si jamais j'ai révéré la Vierge, dans le cours précédent de sa vie de ses pensées et de ses désirs, je la révère beaucoup plus en ce moment, en cette élévation, en cette disposition, en laquelle elle profère cette parole. Lorsqu'elle la prononce, elle entre en un ÉTAT NOUVEAU opéré en elle, et non par elle... (Elle) est lors... non en un mouvement, mais en un repos, car elle est tranquille; non en un repos, mais en un mouvement, car elle tend à Dieu, et y tend par une vigueur et vivacité admirables. Elle est en un mouvement céleste, en un repos divin : en un mouvement qui est repos, et en un repos qui est mouvement...
Pour ceux qui le trouveraient ici trop subtil, il n'y a qu'à les plaindre. Nous ne perdrons pas notre temps à leur répondre, à excuser Bérulle d'être sublime.
Je dis qu'elle est, non en une action, mais en un état : car son occupation est permanente et non passagère. Elle est, non en un état, mais en une action : car ce qui se passe en elle, est vif et pénétrant jusqu'aux moelles de son âme. Elle est non en une action, non en un état, mais en un nouvel être : car ce qui est en elle est vif, comme la vie même, et est chose substantielle, intime et profonde comme l'être. Elle est donc en un nouvel être, mais en un être qui porte être et non-être tout ensemble. Et la Vierge est comme en un non-être de soi-même, pour faire place à l'Eire de Dieu et à son opération ; car Dieu veut être en elle et y opérer le chef de ses oeuvres. Ainsi elle n'est pas, elle ne vit pas, elle n'opère pas : Dieu est, Dieu vit, Dieu opère en elle. Et ce qui est plus, il est, il vit, il opère, pour prendre lui-même un nouvel être, une nouvelle vie, et faire en la Vierge une opération semblable à celle [luit opère de toute éternité en soi-même; opération la plus approchante qui puisse être jamais des émanations divines.
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Or... quel sera ce nouvel être communiqué à la Vierge, qui se rapporte à une opération si grande? Quelle sera cette vie, source de vie, et source d'une telle vie? Quelle sera la puissance, la plénitude et l'actualité de cette vie, qui doit coopérer dignement avec la Trinité sainte, à former un nouveau principe de vie et de grâce au monde? Il n'y a alors, après la divinité même, rien de plus grand et excellent en l'univers... Elle est en l'orient d'un état nouveau... Elle est une créature nouvelle du nouveau monde, et même, la première créature de ce monde nouveau (1).
Elle est Mère de Dieu « par état »
En ce mystère, et par ce mystère... elle entre en puissance de donner son Fils au monde..., puissance qui lui demeure pour jamais, et qui ne lui est point ôtée (2).
« État » qui l'unit indissolublement aux opérations, aux « états », à l'être du Verbe :
Elle est, non en sa (propre) lumière ni en son amour, mais en la lumière, en l'amour et en l'opération de Jésus, qui la tire en unité avec lui, et la tire aussi hors d'elle-même et de ses actions intérieures, pour être vivante en lui, et portant ses opérations saintes, par une sorte d'impression douce, élevée, puissante, et ravissante la Mère en son Fils, la Vierge en Jésus... Et le propre de la Vierge (parfait modèle en cela de la spiritualité bérullienne) est d'être attentive à la vie intérieure et spirituelle de son Fils, et d'être UNE PURE CAPACITÉ DE JÉSUS REMPLIE DE JÉSUS (3).
D'où il suit enfin que,
PARLANT DE VOUS, MARIE, NOUS PARLONS DE JÉSUS; parlant de vos dispositions, nous parlons de celles dans lesquelles il doit être conçu... Vous êtes à lui, et vous êtes par lui, et vous êtes pour lui. Et, comme les personnes divines n'ont subsistance en la Trinité que dans leurs relations mutuelles, vous aussi, ô Vierge sainte, ô personne divine et humaine tout ensemble,
(1) Oeuvres, pp, 462, 463. (2) Ib., p 995. (3) Ib., p. 501.
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divine en grâce et humaine en nature, vous n'avez subsistance en l'être de la grâce que par relation à Jésus ; vous ne vivez que par sa grâce, avant qu'il vive à vous par la nature, vous ne respirez que par son esprit, et vos grâces et vos grandeurs sont siennes (1).
Ainsi, pendant sa visite à Elisabeth,
elle va, elle vient, elle parle, et parle plus qu'en aucun lieu de l'Écriture, et en aucun état de sa vie (2), et la Parole éternelle du Père qui veut être sans parole, comme enfant, la fait parler... Jésus donc est en la Vierge, et la Vierge est en Jésus, et cette parole de la Vierge me semble être la parole de Jésus et de la Vierge tout ensemble ; et c'est pourquoi cette parole tire et ravit à Jésus et à la Vierge conjointement (3).
C'est ainsi que, pour l'école française, la dévotion à la Vierge, ne fait qu'un avec la dévotion au Verbe incarné, et que la grâce de l'Incarnation « ne nous donne pas à connaître le Fils de Dieu seul, mais le Fils de Dieu avec sa Mère ; ne nous lie pas au Fils de Dieu seul, mais Au FILS DE DIEU ET A SA MÈRE TOUT ENSEMBLE » Invenerunt puerum cum Maria matre ejus. Voilà pourquoi le nom de Marie figure à côté de celui de Jésus dans le blason de l'Oratoire; voilà pourquoi l'ouvrage où Bérulle a voulu résumer tout son système a pour titre : Discours de l'état et des grandeurs de Jésus, par l'union ineffable de la
(1) Oeuvres, p. 1105. (2) Cf. Ib., pp. 988. 989, la magnifique élévation sur le silence de la Vierge. Pour mieux apprécier l'excellence du génie et du style de Bérulle. cf. la méditation du P. Eudes « sur le silence de la Bienheureuse Vierge dans sa sainte enfance ». L'enfance admirable de la T. S. Mère de Dieu, t. V des Oeuvres complètes, Vannes, 1907, pp. 459-464. (3) Oeuvres, p. 978. Je pourrais citer une foule de textes analogues. Ainsi : « Les Mages regardaient d'un même regard Jésus et Marie, ils ne pouvaient voir Jésus enfant, qu'aussitôt ils ne vissent Marie sa mère, et c'est une des grandeurs et des bénédictions de la sainte Mère de Dieu, que son Fils se soit voulu manifester en un âge et en un état qu'il était obligé de la manifester avec lui, parce que l'enfant n'est subsistant que par sa mère, et par une dépendance continuelle des bras et du sein de sa mère ». Ib., 1019. (4) Oeuvres, p. 1o19.
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divinité avec l'humanité, et de la dépendance et servitude qui lui est due et à sa très sainte Mère, ensuite de cet état admirable. Comme « le Fils a été toujours et inséparablement uni à sa sainte Mère, ils n'ont aussi l'un et l'autre jamais été séparés en l'objet de dévotion de ce bon et fidèle serviteur. Il a renouvelé par un esprit puissant cette piété. Il adorait continuellement Jésus en Marie ». Bref, tout ce que nous dirons bientôt de la méthode bérullienne, « se doit aussi étendre, avec la proportion convenable, à la même piété envers la Très Sainte Vierge, considérée en ses états et en ses grandeurs » (1). « Avec la proportion convenable », il en faut dire autant de la dévotion aux saints.
§ 7. JÉSUS DANS LES SAINTS (2). —
C'est ici encore un des principes essentiels de l'école française :
Nous devons avoir dévotion à tous les saints et anges, écrit le P. Eudes... Nous les devons honorer, parce que Jésus les aime et les honore..., comme aussi parce qu'ils aiment
(1) (P. Bourgoing). Oeuvres complètes de Bérulle, p. 99. C'est ainsi que vient ou directement de Bérulle lui-même, ou indirectement, par l’intermédiaire de Condren la prière de M. Olier, répétée depuis près de trois siècles par les prêtres innombrables qui out reçu la formation de saint Sulpice : « O Jesu, vivens in Maria, veni et vive in famulo tuo, in spiritu sanctitatis tua, in plenitudine virtutis tuae, in perfectione viarum tuarum, in veritate virtutum tuarum, in communicatione mysteriorum tuorum, dominare omni adversae potestati, in spiritu tuo, ad gloriam Patris ». Comme tessera de l'école française, il serait difficile d'imaginer rien de plus parfait. (2) La dévotion de Bérulle, et eu général de l'école française, va de préférence aux saints et aux anges qui ont été mêlés plus immédiatement au mystère de l'Incarnation, ou « liés » plus étroitement à la personne même de Jésus. Ainsi : l'ange Gabriel, le vieillard Siméon, Anne la prophétesse, saint Joseph d'Arimathie, enfin et surtout, sainte Madeleine. Bérulle avait fait insérer dans le propre de l'Oratoire un office particulier pour la fête de saint Gabriel. (Oeuvres. p. 174o, seq.) Il avait aussi projeté, mais il ne put achever d'autres offices. Dans le même propre de l'Oratoire figurent la fête de saint Lazare et celle de saint Joseph d'Arimathie. Il est d'ailleurs bien curieux que, malgré ses relations avec le Carmel, Bérulle ne se soit pas intéressé davantage à saint Joseph, lequel, en revanche, est spécialement cher aux mystiques de la Compagnie de Jésus, héritiers plus directs, me semble-t-il, de l'esprit thérésien. M. Olier réparera cet oubli. Cf. la Table alphabétique (insuffisante), des Oeuvres de Bérulle, dans l'édition Migne.
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et honorent Jésus, et qu'ils sont ses amis, ses serviteurs, ses enfants, ses membres, et comme UNE PORTION DE LUI-MÊME... À raison de quoi, nous devons regarder et honorer les reliques de leurs corps, comme une portion de Jésus et une partie de ses membres... Nous devons adorer Jésus en eux, car il est tout en eux..., leur être, leur vie, leur sainteté, leur félicité et leur gloire. Nous devons le remercier de la gloire et des louanges qu'il s'est rendues à soi-même, en eux et par eux, et l'en remercier davantage que pour les grâces qu'il leur a communiquées, et qu'il nous a communiquées par eux, parce que l'intérêt de Dieu nous doit être plus cher que le nôtre.
Et comme il s'adresse au commun des fidèles, le P. Eudes, toujours simple et lucide, montre par une série de formules comment l'on doit prier les saints :
Conformément à cela, lorsqu'on fait quelque voyage, ou qu'on communie... ou qu'on fait quelque autre action en l'honneur de quelque saint, il faut l'offrir à Jésus en cette manière :
O Jésus, je vous offre ce voyage, cette communion... en l'honneur de tout ce que vous êtes dans ce saint ; en action de grâces, pour toute la gloire que vous vous êtes rendue à vous-même, dedans lui et par lui; pour l'augmentation de sa gloire, ou plutôt de la vôtre en lui ; pour l'accomplissement de tous les desseins que vous avec au regard de lui; et afin que vous me donniez, par vos prières, votre saint amour (2).
Ainsi, et pour reprendre ce terme si commode, le culte des saints, tel que le comprend l'école française, est essentiellement théocentrique; loin de nous distraire du Verbe incarné, il doit nous conduire à lui. En effet, dit le P. Bourgoing,
ainsi que le rayon est émané du soleil, et que la voix est une
(1) Oeuvres complètes du Vénérable J. Eudes, t. I. Le Royaume de Jésus, Paris, 1905, pp. 345-349.
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expression du verbe intérieur ; comme l'image, qui paraît dans un miroir, dépend de la chose qu'elle représente, et... tire toute sa beauté d'elle et se rapporte toute à elle,
de même les saints dépendent de Jésus, ils reçoivent leurs grandeurs et leurs grâces de sa plénitude, et ils les réfèrent toutes à lui; bref, ils ne sont rien, « sinon un pur regard d'honneur et d'amour pour Jésus » (1). Aussi la dévotion qu'ils nous inspirent, non seulement les affligerait, mais encore les diminuerait, les détruirait même, en quelque manière, si elle se tournait d'abord, et toute entière, vers leur être propre, si elle se fixait sur eux, si elle s'absorbait et s'épuisait en eux. Comme saints, ils n'existent pour nous que dans la mesure où ils restent « liés » à la personne du Verbe. Et qu'on ne se figure pas qu'à les envisager de la sorte, on risque de perdre de vue les mérites individuels qui les distinguent les uns des autres. C'est au contraire par ce qu'ils ont de plus caractéristique, de plus original, qu'ils représentent leur multiforme modèle, c'est par leur être profond qu'ils s'unissent à lui, qu'ils vivent de lui. Plus ils se perdent en celui qui les accomplit, et plus ils se trouvent. Nous, de notre côté, plus nous les perdons, pour ne chercher en eux que le Christ, et plus nous les trouvons eux-mêmes. A ceux qui ne verraient dans ces nobles idées qu'une philosophie subtile et froide, je propose de parcourir un des plus beaux poèmes que l'on ait jamais composés à la louange des saints, les Elévations de Bérulle à Jésus-Christ Notre Seigneur sur la conduite de son esprit et de sa grâce vers sainte Madeleine.
(1) Les Vérités et excellences..., p. 217. Cf. du même Bourgoing Les Vérités... de Jésus-Christ... communiquées à sa Sainte Mère et aux saints, disposées par méditations sur les mystères de la Sainte Vierge et des saints, Paris, 1634. A l'imitation de cet ouvrage, le jésuite Nouet écrira plus tard ses méditations sur la Vie de Jésus dans les saints. Encore un mot de Bourgoing : « O être et état de saint Jean, tout RELATIF à Jésus. » (2) Oeuvres, pp. 531-595. Ce livre a été écrit pour la consolation de la jeune reine d'Angleterre, pendant la première année de son mariage. Bérulle, comme on le sait, était alors auprès d'elle, dans « ce désert de grâce et de religion », dans ce « repaire de serpents » que l'Angleterre était devenue. e Ce désert affreux, dans lequel je vous voyais habiter, porta ma pensée à un désert heureux que vous avez quitté en quittant la France. C'est le désert qui relève, qui honore, qui bénit les belles côtes de Provence ». Ainsi dans la dédicace du livre. (La Sainte Madeleine de Lacordaire commence de même par un éloge de la Provence). « Je vous parlai donc, continue-t-il, de cette âme vraiment grande et vraiment nôtre, puisqu'après la mort de celui qu'elle aimait..., le ciel nous l'a donnée, et lui a fait choisir la France, pour y parfaire le cours de sa vie... Et vous voulûtes que je misse par écrit ce discours, et votre piété vous incita à l’écrire même de votre propre main. pour honorer cette sainte par une action royale. Ce petit discours était toujours entre vos mains ; c'était votre soulas en vos ennuis, votre entretien en votre solitude. Il vous semblait, en le lisant, que vous entriez en conversation avec cette âme rare... C'est le discours que je mets sous la presse ». Oeuvres, pp. 533, 534. Telle est l'histoire, vraiment royale, de ce petit livre. Ajoutons que la préface en est d'une hardiesse inouïe, qui dut faire trembler les diplomates, et gêner passablement Henriette elle-même. « Je vous voyais en cette terre, comme un lis entre les épines, et non entre les roses, ainsi que nous avions pensé. Les roses autrefois étaient les armoiries de l'Angleterre... Nous leur avons porté des lis, mais nous avons trouvé leurs roses ou cueillies par la persécution, ou fanées par l'irréligion... J'ai regret que les seules armes qui leur restent soient les lions et les léopards, et j'ai crainte que quelques-uns ne disent que c'est pour marque de leur férocité contre l'Eglise de Dieu », pp. 531-532. Cette préface est de 1627. Quant à l'ouvrage lui-même, il avait été écrit en quelques jours. Cf. Houssaye, III, pp. 31, 32.
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Lorsque vous cheminiez sur la terre, opérant vos merveilles, vous avez, ô Seigneur, regardé plusieurs âmes ; mais vos regards plus doux, ô soleil de justice, et vos rayons plus puissants, ont été sur (Madeleine).
Dans le vocabulaire bérullien, « regarder » est presque synonyme de « rayonner » ; « regard », de « rayon ». Regarder, de la part de Jésus, c'est communiquer sa grâce, son esprit, ses états, sa vie ; de notre part, s'offrir à ces divines communications.
Vous lui donnez en un moment une grâce si abondante, qu'elle commence où à peine les autres finissent, et, dès le premier pas de sa conversion, ( « conversion », un autre synonyme de « regard ) » ; elle est au sommet de la perfection, établie en un amour si haut, qu'il est cligne de recevoir louanges de votre bouche sacrée, lorsque vous la daignez défendre de ses émulateurs, et clore sa justification par cette douce parole : Elle a beaucoup aimé.
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« Parole grande », et qui nous annonce l'inauguration d'un ordre nouveau, l'ordre « plus que séraphique », l'ordre de l'amour.
Amour singulier et nouveau; amour qui commence en la terre, et non au ciel... Amour qui se forme à vos pieds, et fait désormais une nouvelle différence dans l'ordre de la grâce, et dans l'ordre de l'amour, et d'un amour plus que séraphique. Il y a en vous un nouvel être, qui fait un nouvel état dans les choses créées... Vous êtes un nouveau vivant en l'univers, et vous êtes aussi une nouvelle source de grâce et un nouvel objet d'amour.
Madeleine aura les prémices de cette grâce, et elle en aura la plénitude.
Vous voulez lui donner principauté en cet ordre et en cet amour, qui « n'est point encore dans le ciel », et déjà « est en la terre ».
Il n'est point dans les séraphins, et il est dans le coeur (le cette humble et prosternée pénitente. C'est qu'elle est à vos pieds, et ces pieds sont plus dignes que le plus haut des cieux (1).
Ce n'est pas là chez Bérulle un à-peu-près de poète, mais une conviction longuement méditée, et dont il réalisait lui-même la hardiesse. Il s'en était ouvert à son ami, le P. Coton :
O que cette âme me semble grande, lui écrivait-il. Que je souhaiterais savoir quelque chose de sa vie ! Que je trouve petit ce qui en est rapporté, hors son amour et son adhérence à Jésus ! Il me semblerait que ç'a été une des raretés et
(1) Oeuvres., pp. 536, 537. « Je ne parle point ici de la Vierge, dira plus loin Bérulle; son amour et sa grâce ne reçoivent point de comparaison ; sa dignité la rend trop proche du Créateur... Elle a suréminente sur toutes les créatures, et de la terre et du ciel. En cet excès d'amour, de grandeur, de dignité qui lui appartient..., il ne la faut jamais comprendre dans les propositions du péché ni de la grâce ; partout elle a ses exceptions, si elle n'est nommément exprimée; partout elle a ses privilèges ». Ib., pp. 539, 540.
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excellences de la terre, et un des plus grands effets du Fils de Dieu en icelle, qui a voulu avoir cette âme à ses pieds, et là, réparer en elle cet amour séraphique, perdu dedans le ciel et perdu aux premiers séraphins. J'en conçois beaucoup plus qu'il ne m'est permis de mettre sur le papier... Si j'excède en la pensée proposée, je le soumets à votre censure (1).
Et le jésuite, dans une lettre où il ne se contente pas de répondre à cette question particulière, mais où il se donne la joie de définir magnifiquement l'oeuvre entière, la doctrine, la grandeur de son ami :
Touchant le premier (point), répond-il, qui concerne la bienheureuse amie de Jésus-Christ, j'adore, loue et remercie l'éternelle Providence de ce qu'il lui a plu vous choisir, selon la prédiction que m'en avait fait plusieurs années auparavant la sainte âme de Soeur Marie de l'Incarnation (Mme Acarie , pour établir un Ordre (l'Oratoire), qui manquait à l'Eglise, et de ce que vous insinuez en icelui, et dans la famille de la bienheureuse Thérèse, la particulière dévotion, qu'il est très juste de se trouver en une partie de l'Eglise militante, envers les mystères de l'économie en chair du Verbe divin, mystères qui comprennent en premier chef l'union incomparable de l'humanité à la divinité, en second lieu, les prééminences de la très sainte Vierge-Mère, et en troisième, la spirituelle alliance de Jésus avec Marie-Madeleine...
Puis, venant au problème spécial que lui avait proposé Bérulle,
Et je ne vois point d'absurdité pourquoi l'on ne puisse dire, que l'amour séraphique qui s'était perdu au ciel, a commencé d'être réparé sur terre en cette âme bien-aimante, chef-d'oeuvre de la miséricorde, comme Marie l'innocente, l'est de la grâce de Dieu. Séraphiques sont appelés à moindre sujet, selon le sens commun de l'Eglise, saint François, saint Bonaventure et sainte Catherine de Sienne (2).
(1) Oeuvres, p. 1576. (2) Ce beau texte a été publié par M. Houssaye dans sa brochure, Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle, courte réponse..., Paris, 1873, pp. 95, 96. La lettre du P. Coton est du 6 août 1618, ce qui date à peu près la lettre de Bérulle que nous venons de citer. Les Elévation sur sainte Madeleine, ont été composées dans le courant de juillet 1625. Le rapprochement de ces dates, 1618, 1625 nous rend sensible une fois de plus la méthode tenace et approfondissante de Bérulle. Quand il a une idée, il ne la quitte plus. Celle qui nous intéresse présentement — la principauté de Madeleine dans l'ordre de l'amour nouveau — a dû se préciser chez lui, aux environs de la fête de Madeleine, juillet 1618. En 1625, il la développe à course de plume, tant elle lui est devenue familière. Quant à la doctrine de ce passage, il ne faudrait pas la prendre au pied de la lettre. L'amour, « a commencé d'être réparé sur terre » bien avant la naissance de Madeleine.
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Ainsi encouragé, Bérulle reprend :
Au ciel s'est perdu le plus haut degré d'amour qui avait été créé, et ce, par la perte du premier ange... Et c'est en la terre que se doit réparer cet amour perdu dans le ciel ; c'est aux pieds de Jésus que cet amour doit être réparé ; et il doit être réparé en un degré plus haut, en une manière plus excellente, pour faire hommage au mystère d'amour, qui est l'Incarnation, et pour rendre honneur au triomphe d'amour, qui est Jésus.
Ce ne sont pas là vérités de foi, mais vues pieuses, fondées sur la foi.
Je reçois volontiers cette pensée qui honore... le sacré mystère de l'Incarnation..., le mystère des mystères. Sa grandeur et sa dignité nous persuadent aisément, que la grâce qui en découle surpasse celle qui a été avant son efficace, soit au paradis de la terre, soit au paradis du ciel... L'amour fondé en cette grâce nouvelle, et dépendante de l'Homme-Dieu, surpasse l'amour infus aux anges dedans le ciel, et rallume en la terre un plus grand feu d'amour que celui qui s'est éteint au ciel... C'est dignité à cet amour qu'il soit réparé par Jésus, et c'est honneur à Jésus qu'il soit réparé par lui-même, en la terre, au jour de ses bassesses... C'est à ses pieds divins que se doit faire ce divin ouvrage... Mais sur qui tombera ce sort heureux ?... (Sur Madeleine)... Partout nous la voyons aux pieds sacrés de Jésus. C'est son séjour et son partage, c'est son amour et sa conversation ; c'est sa marque et sa différence dans la grâce. Et c'est elle aussi qui recueille à ces pieds sacrés la rosée céleste et le divin amour perdu dedans le ciel, et Jésus est
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celui qui le répare et le répand dedans son coeur, lorsqu'elle est à ses pieds (1).
Cet « ordre nouveau », et avec lui, cette inaliénable « principauté » de Madeleine, ont commencé dans la maison de Simon, à la minute même, où le coeur de la pécheresse vint se « fondre » (2), aux pieds de Jésus, « comme la neige au soleil » Ce fut là un des « moments » les plus mémorables dans l'histoire de Jésus, et, par suite, dans l'histoire universelle de l'humanité. Jamais le Verbe incarné n'opéra, « en aucune âme particulière » choses plus grandes, plus dignes de ses propres grandeurs « et divines et humaines » ; jamais « aucune âme particulière » ne se livra plus docilement, plus entièrement aux « opérations » du Verbe incarné.
Heureux moment de votre vie, ô source de la vie, et la vie même! Heureux moment, qui produit hors de vous une grâce si éminente et origine de tant de grâces! Comme du haut des cieux, où vous êtes maintenant, vous opérez ici-bas en terre en nos âmes, quand il vous plaît, ainsi, du lieu où vous êtes lors, conversant avec le pharisien et vos disciples, vous opérez en Madeleine, retirée en son palais. Vous la considérez, vous la navrez, vous l'attirez, vous la ravissez au monde et à elle-même. En cet excès et fureur sainte d'un amour saint, je la contemple et la suis pas à pas, observant ses actions, admirant ses mouvements. Elle sort de son palais, et plus encore hors d'elle-même ; elle vous cherche en votre maison, et ne vous y trouve pas ; mais elle vous porte et possède en son coeur sans le connaître. Vous n'êtes pas chez vous, et vous êtes chez elle, c'est-à-dire en son coeur et en son esprit; et ce n'est pas merveille si elle ne vous connaît pas, puisque, après les années entières de votre sainte présence et conversation, vous voyant, vous parlant au sépulcre, elle ne vous connaît pas ; sou amour, et au commencement et à la fin, ayant plus de ferveur et sentiment que de discernements (3)...
(1) Oeuvres, pp. 539, 54o. (2) p. 545. (3) Il en va de même pour tous les contemplatifs, comme nous aurons tant de fois l'occasion de le remarquer. Par là, s'affirme et se manifeste, une fois de plus, la « principauté » de Madeleine aluns l'ordre mystique. Bérulle revient souvent à cette pensée. Ainsi pour le banquet de Béthanie : « Là, elle prévient, ce dites-vous, par cette onction, votre sépulture; là, elle vous ensevelit tout vivant, ne sachant ce qu'elle faisait : mais vous le savez pour elle, et vous nous l'apprenez en votre Evangile, et son amour est plus opérant que discernant ; et, par son humble et sainte ignorance, elle nous apprend à suivre fidèlement les mouvements du Saint-Esprit, sans voir, sans discerner les causes et les fins pour lesquelles ils nous sont donnés... Cela est caché à son coeur, et elle ne le sait pas : mais vous le savez, Seigneur, et vous le savez pour elle, car votre esprit et le sien n'est qu'un, et elle opère saintement dans votre connaissance, sans sa connaissance; et son esprit n'étant qu'un avec le vôtre, la connaissance de l'un conduit l'amour de l'autre, et son amour étant destitué d'intelligence, est rempli de puissance ». Ib., p, 548. Et plus loin, à propos de l'apparition au tombeau : « Cette ignorance (de Madeleine) vient de Dieu et conduit à Dieu, et aussi elle est... entretenue de Jésus-Christ même, qui se déguise sous la forme de jardinier, pour être présent et inconnu tout ensemble à l'amour de cette âme... Après avoir révéré cette sainte et divine ignorance en une âme si digne de lumière.... apprenons à rechercher plus d'amour que de lumière dans les choses divines ». Ib., p. 561.
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Elle vous cherche donc, et elle apprend que vous n'êtes pas chez vous, mais chez le pharisien, mais en un banquet, mais au milieu de personnes incapables de sa douleur, de son secret, et de son amour... Vous lui êtes tout et tout être lui est rien... Elle s'en va donc, et elle entre chez le pharisien; mais elle ne pense qu'à vous, elle ne voit que vous, en cette salle, en ce banquet, et elle fond à vos pieds... Et vous êtes eu elle, ô mon Seigneur Jésus, plus qu'en cette salle et plus qu'en ce banquet..., opérant en cette âme, attirant et consommant son coeur dans votre amour, et consacrant cette nouvelle hostie à vous-même (1).
Elle ne fait que d'arriver aux pieds de Jésus; « c'est la première heure de sa vie en la grâce »,
et toutefois, ô Jésus... vous ne dites pas qu'elle aime, mais qu'elle a aimé, et qu'elle a beaucoup aimé, comme si déjà elle y avait employé plusieurs jours, plusieurs mois, et plusieurs années. Mais c'est qu'un moment de cette âme vaut un siècle, tant elle a de vie et de vigueur en la grâce, et de ferveur en l'amour... Plût à Dieu que le cours de ma vie fût équivalent à un de ses moments, et qu'après tous les ans d'une vie longue et laborieuse, je puisse avoir quelque part à ce degré d'amour, par lequel elle a commencé... 0 âme! 0 amour!
(1) Oeuvres..., pp. 541-543.
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O pécheresse! O pénitente ! 0 Jésus, source de pénitence, de grâce, et d'amour (1) !
« O âme..., ô Jésus », Bérulle ne sépare jamais ces deux termes, il les fond, pour ainsi dire, l'un dans l'autre. En Madeleine il voit Jésus, et en Jésus Madeleine. « Ce sont là, écrit-il encore, grâces et faveurs faites à Madeleine mais ce sont mérites et grandeurs en Jésus, et aux pieds de Jésus » (2). Ou bien : « Voilà les traits de l'amour de cette âme vers vous, et de vous vers cette âme, ô Jésus... Car si c'est elle qui fait ces choses, c'est votre esprit qui les fait en elle, et qui ne les fait qu'en elle, par un privilège d'amour réservé à Marie-Madeleine » (3). Le Pharisien
ne connaît ni Jésus ni Madeleine... Il ne sait pas ce que Jésus est à Madeleine, et ce que Madeleine est à Jésus; il ne sait pas que Jésus lave Madeleine, comme Madeleine lave Jésus; que Jésus répand ses odeurs sur Madeleine, comme Madeleine répand ses odeurs sur Jésus ; que Jésus honore Madeleine, comme Madeleine honore Jésus... Il ne' sait pas que c'est l'esprit même de Jésus qui est dans le coeur de Madeleine, et que c'est par la conduite et ferveur de cet esprit, quelle emploie envers Jésus, ses yeux et ses mains, sa bouche et ses larmes, ses cheveux et ses liqueurs, son coeur, son esprit, son amour, ce qu'elle est, ce qu'elle a... Je me réjouis de vous voir, ô Jésus... opérant entre les hommes choses si divines (4)
Ainsi et plus encore sur le Calvaire :
(Ces) ténèbres ne peuvent couvrir Jésus à Madeleine. Ce soleil qui s'est éclipsé, n'est pas le soleil de cette âme... Jésus est le soleil de Madeleine... Il est lors plus lumineux en elle qu'il ne fut jamais... Mourant en la croix, il demeure vivant pour elle, et il opère comme vivant en elle, même dedans sa
(1) Oeuvres, pp. 537, 538. (2) Ib., p. 543. (3) Ib., p. 546. (4) Ib., pp. 543, 544.
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mort... Moins il opère lors dans la Judée, plus il est opérant dans l'esprit de Madeleine (1). Elle est collée et attachée à Jésus en sa croix, et ce sang ruisselant de Jésus est le ciment qui joint le coeur de Jésus et de Madeleine ensemble... Jésus donc voit Madeleine à ses pieds, et Madeleine contemple Jésus en sa croix. Ces regards sont mutuels et réciproques... Qui verrait le coeur de Jésus y verrait Madeleine empreinte; qui verrait le coeur de Madeleine y verrait Jésus, et Jésus souffrant, vivement imprimé (2).
Ame véritablement « principale », et qui fut toujours la première sur toutes les routes, à tous les rendez-vous de l'amour divin
Durant le cours de votre vie voyagère et publique en Judée, elle est la première qui vous a cherché par amour. Vous avez cherché les uns, et les autres vous cherchaient, pour leurs besoins particuliers, pour leurs nécessités extrêmes, recherchant plus vos miracles que vous-même. Mais Madeleine ne cherche que vous, elle ne cherche que le miracle de votre amour... Les disciples et apôtres vous ont fidèlement suivi, mais ayant été appelés, et appelés sans qu'ils pensassent à vous. Celle-ci vous cherche, vous suit, vous court, sans être appelée de vous, par aucune parole qui l'attire et s'adresse à elle... Et maintenant, (ressuscité) vous voulez qu'elle soit la première qui entende votre voix (3).
La première enfin, à connaître les rigueurs de cet «amour séparant », silencieux, insensible, qui va devenir le partage de tous les mystiques : Vous ne permettez à cette divine amante d'être à vos pieds qu'un seul moment, vous ne lui permettez qu'une seule parole : Rabboni. Et au même instant, vous la séparez, vous l'envoyez, vous rentrez dans le secret de votre lumière inaccessible... Et elle ne vous voit plus, ne vous trouve plus, ne vous possède plus, ce semble. Vous êtes la vie, laissez-la vivre en
(1) Oeuvres, p. 552. (2) Ib., p. 551. (3) Ib., p. 560.
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vous; vous êtes sa vie, laissez-la vivre de vous. An moins donnez lui autant d'heures et de moments qu'il y a qu'elle vous pleure, qu'elle vous cherche, et qu'elle vous imprime en son coeur. Mais il en arrive bien autrement. Au même instant qu'elle vous trouve, elle trouve en vous une pierre plus dure que celle du sépulcre, que vos anges lui ont ôtée. Vous lui êtes une pierre... de séparation... Je trouverais ce coup insupportable, s'il n'était de vous, et s'il n'était par amour, et... même pour un plus grand amour. Car tout ce qui est de vous donne vie, force et amour, et, dans votre amour, privant cette âme du fruit de son amour, vous lui donnez une nouvelle puissance, et puissance d'amour, pour porter cette privation, cette rigueur et cette séparation; séparation secrètement et insensiblement unissant son âme à vous en une nouvelle manière. O amour pur, céleste et divin ! Amour, qui n'a besoin d'entretien et sentiment aucun ; amour qui subsiste par voie d'être, et non par voie d'entretien d'exercice et d'opération; amour qui, comme ces feux célestes, se conserve en son âme, comme en son élément, sans mouvement et sans pâture ; au lieu que les feux terrestres sont en mouvement perpétuel, et ont besoin d'aliment pour être conservés et entretenus ici-bas, comme en un lieu qui leur est étranger (1).
Où donc avait-il appris le français, je dis notre français moderne courant, celui dont on fait communément remonter la naissance au Discours de la méthode, ou même aux Provinciales? En vérité, plus on étudie Bérulle, plus on le trouve étonnant. N'oublions pas qu'il est né en 1575, et qu'il avait achevé sa formation soit religieuse, soit littéraire, bien avant l'avènement de Louis XIII. Idées, sentiments, rythme, style, qui le croirait contemporain de François de Sales? Avec cela beaucoup plus naïf, beaucoup moins conscient, et moins artiste que Balzac (2). La plupart des pages qu'on vient de citer ont été écrites à course de plume, nous le savons. Il aura créé cette langue,
(1) Oeuvres, p. 567. (2) Quand il s'applique, il est embarrassé, redondant, sorbonique, et pour nous, hommes d'aujourd'hui, presque intolérable. Ainsi, trop souvent, dans le fameux Discours. Remarquons néanmoins que de cet ouvrage les contemporains ont tout admiré, même le style.
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sans même s'en apercevoir. « Créé » ne me parait pas trop fort. Des écrivains qui l'ont précédé, un seul aurait pu, à la rigueur, lui servir de modèle, Calvin, si étrangement moderne, lui aussi. Mais trouverez-vous chez Calvin cet unique mélange de sérieux et de tendresse, cet « esprit des enfants », enfin ce lyrisme religieux, dont pour ma part j'ai cru longtemps que Bossuet nous avait donné les premiers modèles. C'est Bérulle qui a fixé chez nous, et pour de longs siècles, le style de la méditation, de l’ « élévation » religieuse et de la prière
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II. — LA PRATIQUE
L'école de saint Ignace et celle de Bérulle, comparées au point de vue de la méthode. — Que Bérulle, à proprement parler, ne nous propose aucune méthode.
A. — Elévation ou adoration lyrique.
Les deux éléments de l'adoration; la part de l'intelligence et celle de la volonté. — Se soumettre « volontiers à tout ce que Dieu est ». — Les calomniateurs de l'adoration bérullienne. — Que cette adoration est « un recueil des principales vertus chrétiennes ». — Admiration, louange, amour, joie. — Caractère lyrique de cette religion. — Les O de Bérulle et de Bossuet.
De l'adoration à l'adhérence. — « Se rendre », « se laisser » ; « application », « liaison », « adhérence ». — Adhérence à ''être divin en lui-même, et aux états du Verbe incarné. — « Donnez-vous tout à l'esprit de Jésus. » — Adhérer à l'inconnu de Jésus. — Cettie adhérence, programme complet de vie chrétienne : tirant « l'âme hors de soi-même », elle « l'établit et lente en Jésus-Christ ». — Originalité de ces directions; l'ascèse traditionnelle et la bérullienne. — Critique de l'ascèse traditionnelle et des moralistes chrétiens. — Rechercher la vertu « selon l'esprit des philosophes païens ». — Rodriguez et Jean Eudes. — Aimer la vertu « plus par relation et hommage à Jésus-Christ que par désir de la mène vertu en soi-même ». — Vertus « chrétiennes », et vertus « morales ». — Professeurs d'énergie, et professeurs d'abaissement. — « Plus on mêle de soi, moins on est avancé dans les oeuvres de la grâce. » — Caractère pratique de l'ascèse bérullienne : actes qu'elle commande. α. Désir et demande. — « Ouvrons la bouche de notre cour. » — J. Eudes et la formule-type de cette demande. — β. Ratification. — Vouloir ce que le Verbe a voulu pour nous, et à notre place. — « Vous avez fait un très saint usage de mou être. » — γ. Exposition. — S'exposer aux « influences », aux « impressions » de l'esprit de Dieu. — Galvanoplastie spirituelle. — « Les vertus divines sont opératives. » — Les mystères et les états de Jésus envoient d'eux-mêmes leurs rayons. — Les vertus du Christ imprimées en nous, « quoique nous ne nous efforcions point d'en produire des actes ». — δ. L'état de servitude. — L'ascèse bérullienne exige des actes, mais de moins en moins nombreux ; elle tend à établir des états. — Que ces états sont actifs, mais d'une activité particulière. — L'état de servitude, fin suprême de cette ascèse. — Donation parfaite de l'intime de l'âme. — Le Suscipe de saint Ignace. Que nulle ascèse n'a de prise sur le fond de l'être, et par suite ne peut nous fixer dans un état quelconque. — Orientation nettement mystique de l'ascèse bérullienne. — Conclusion : Bérulle et le bérullisme.
«Pratique », disons-nous, et non pas «méthode ». Ce der-nier mot, bien qu'il ait dît nous échapper plus d'une fois dans les pages précédentes, éveillerait ici des idées fausses; il promettrait plus que Bérulle ne peut et ne veut donner. D après les dictionnaires, une « méthode » est une « marche raisonnée pour arriver à un but ». Or, j'ai beau chercher parmi les textes fondamentaux de l'école française, je ne trouve rien qui réponde à cette définition. Ils nous enseignent le « but », ils se taisent sur la « marche raisonnée ». De cette dernière, ils n'ont cure et, comme on se l'expliquera bientôt, ils n'ont pas à s'occuper. Saint Ignace, au contraire, s'occupe surtout de cela. Il nous propose une méthode, au sens technique du mot, une « marche raisonnée », des exercices d'assouplissement et d'entraînement, un ensemble de règles et de recettes, une gymnastique spirituelle, une rhétorique sainte enfin, un art de prier. Non pas certes que l'école des jésuites réduise toute la vie intérieure à la pratique de cet art. Ils ont trop die sens pour transformer en « fin » ce qui ne doit, ce qui, bon gré mal gré, ne peut être qu'un « moyen ». Mais, quoi qu'il en soit, ils font de ce moyen une étude particulière, et à laquelle ils attachent beaucoup d'importance. C'est même en cela que consiste leur originalité propre, c'est là ce qu'ils ont introduit de vraiment nouveau dans le monde religieux (2). Leur méthode, écrit le P. Faber,
(1) Rhétorique, disons-nous. mais au sens d Aristote. Ainsi entendu, le mot n'offre rien à l'esprit de plus ridicule que le mot : logique. (2) « L'ordre méthodique, la déduction irrésistible, c’est par là que les Exercices se distinguent d'une foule d'ouvrages de spiritualité... Le mérite propre de saint Ignace est... d'avoir résumé scientifiquement et groupé méthodiquement les principes du progrès dans la vertu... « Ce qui donne (écrit Janssen) au petit livre son caractère. son originalité, c'est... la mise en oeuvre psychologique de tout ce qu'avait conseillé jusque-là l'ascétisme chrétien de tous les siècles... Ils nous offrent un système pratique (ce mot-là n'est pas le mot propre : l'école française n'est pas moins pratique)..., un manuel complet d tactique spirituelle pour parvenir à la conquête de soi-même »... Mais ce qui fait surtout l'originalité de saint Ignace, c'est le soin de joindre aux matières de méditation et aux principes d'ascétisme, des conseils minutieux... Il y a dans les Annotations du début, dans les Notes semées çà et là, dans les Règles du discernement des esprits, une véritable pédagogie spirituelle et comme une manuductio incessante... Cet art de mesurer l'enseignement spirituel aux forces de l'âme et aux grâces divines est vraiment nouveau, du moins sous la forme précise et méthodique que lui donne saint Ignace Paul Debuchy, Introduction à l'étude des Exercices spirituels de saint Ignace, Collection de la bibliothèque des Exercices, n° 6, Enghien, 1906, pp. 25. 26. Donc méthode pédagogique , (Annotations et le reste), et c'est en cela que consiste surtout l'originalité de saint Ignace; mais aussi méthode déductive, syllogistique, appliquée à la vie intérieure (méditation fondamentale, etc-C'est par ce dernier aspect surtout que les Exercices avaient sédui l'intelligence de Mgr d'Hulst. (Cf. Mgr d’Hulst et les Exercices de saint Ignace, Bibliothèque des Exercices, n° 20, Enghien, 1909.) J'ai tenu à citer le texte du P. Debuchy, et à le résumer en deux mots parce qu'implicitement il nous rappelle qu'on trouve dans les Exercices, non pas une méthode, mais tout un ensemble de méthodes. « On parle de méthode ignatienne d'oraison. En réalité, il y en a plusieurs » (F. Cavallera, Ascétisme et Liturgie, Paris, 1924, pp. 57, 58). Le P. Brou eu compte jusqu'à huit (A. Brou, La spiritualité de saint Ignace, Paris, 1914, p. 42). Mais on peut aussi, me semble-t-il, faire comme un bloc de ces diverses méthodes, et parler tout uniment de méthode ignatienne. Le P. Bron dit que c'est « en vérité la méthode de tout le monde », puisque enfin ces diverses méthodes « ne sont que l'application à des matières surnaturelles des procédés les plus élémentaires de l'esprit ». Ib. pp. 444, 45. Rien de plus juste en un sens. Mais on pourrait dire aussi bien que la logique aristotélicienne est « de tout le monde ». Aristote eut le mérite de la formuler, de la codifier, etc. Et tout de même, saint Ignace a eu le mérite de cette « application » dont parle le P. Brou. Saint Ignace, nous dit encore le même écrivain, s'est trouvé « à point pour coordonner et... exploiter avec méthode... divers organes de la vie spirituelle, longtemps engagés les uns dans les autres. » Brou, Ib. p. 138.
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« peut s'enseigner comme un art » (1). Curieuse, fâcheuse tautologie. Mieux vaut dire qu'ils ont une méthode, au sens rigoureux du mot, et qu'ils se distinguent par là des autres spirituels, notamment des bérulliens. Pour saint Ignace, la vie intérieure est avant tout une des formes de l'ascèse, au sens ancien de ce mot. Son intense personnalisme se révèle dès le titre de son petit livre : « Exercices spirituels pour instruire l'homme à se vaincre et à régler sa vie sans se laisser influencer par aucune affection désordonnée ». Dans sa pensée, la prière doit avant tout nous perfectionner nous-mêmes, nous rapprocher de
(1) Cité par M. Letourneau, La méthode d'oraison mentale du séminaire de Saint-Sulpice, Paris, Igo3, p. 286. Je reviendrai bientôt à cette remarque du P. Falier, et à l'ouvrage de M. Letourneau.
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notre fin, qui est bien sans doute la gloire divine, mais activement, laborieusement, héroïquement procurée par nous. Un « exercice » ; il lui faut donc une discipline. D'oit la nécessité de démonter, si j'ose dire, le mécanisme humain de la prière, en vue de stimuler et d'aplanir le jeu naturel des facultés qu'elle met en branle. D'où enfin la savante méthode que l'on connaît. L'école française se place à un point de vue différent. Pour elle, la vie intérieure est toute « référée » à Dieu. Elle s'attachera donc surtout à connaître la nature profonde, l'objet essentiel, et le mécanisme divin de la prière. Saint Ignace forme surtout des moralistes, des ascètes; Bérulle, des adorateurs. La vertu maîtresse du jésuite, c'est l'énergie ; du bérullien, c'est la religion (1). Or, cette dernière vertu, il n'y
(1) Voici au sujet de ce parallèle quelques textes
intéressants : Voici maintenant du côté de l'école française, des textes qui nous feront mieux sentir la nuance que j'ai tâché d indiquer. Lorsqu'on en viendra aux conséquences pratiques de la méditation, un jésuite parlera spontanément l'émeut de résolutions à prendre ; id quod volo. Un bérullien, de « coopération ». « Quelle différence mettez-vous entre la coopération et les résolutions » ? demande M. Olier, et il répond : « C'est la même chose, mais ce mot de coopération marque plus expressément la vertu du Saint-Esprit, duquel nous dépendons bien plus dans les bonnes oeuvres que de notre volonté..., et au contraire, le mot de résolution marque plus expressément la détermination de notre volonté, et semble moins donner à la vertu et au pouvoir efficace de l'Esprit » (cf. Letourneau. Les origines historiques de la méthode de Saint-Sulpice, p. 9). Par où l'on voit que l'école française sait parfaitement qu'elle diffère de l'école ignatienne, et qu'elle veut cette différence. Il en va de même pour l'opposition que j'ai marquée dans le texte entre le « mécanisme humain » et le « mécanisme divin de la prière. « L'oraison, écrit le P. Bourgoing, n'est pas un bien de la nature, mais un don de la grâce... Ce n'est pas une invention de l'esprit humain, mais une infusion du Saint-Esprit ; d'où vient que nous ne devons pas penser l'acquérir à force de bras, c'est-à-dire, par l'étude e1 par l'élévation de notre entendement..., ni aussi par l'industrie humaine el par un art composé, mais plutôt la demander à Dieu en humilité, la recevoir avec action de grâces, et en user et y coopérer avec fidélité. Et comme il ne faut pas en éloigner toute méthode (au sens large du mot), aussi je conseillerai d'en user sobrement et avec grande retenue, de l'assujettir à la grâce ». Avis I, en tête des méditations que nous avons déjà citées. Il va sans dire que saint Ignace veut aussi que l'on subordonne son « art composé », aux opérations de la grâce. Cf. à ce sujet un texte décisif du P. Roothaau. « Le premier principe à poser, c'est que l'art de méditer relève de la science des saints, etc., etc. » cité par le P. Brou, La spiritualité de saint Ignace, p. 55. Comment en serait-il autrement ? Mais enfin Ignace met l'accent, en quelque manière, sur l'industrie humaine. Ce sont là, encore un coup, des nuances, mais révélatrices. « Quant à la pratique, continue Bourgoing, crois-moi, chère âme, que nous n'apprenons jamais si bien à prier qu'en priant, et que l'oraison est une bonne méthode et pratique pour elle-même… J'avoue que l'étoile de la direction nous doit guider comme les Mages, mais après cela, mettons-nous en chemin et travaillons, sans nous arrêter à philosopher sur le cours de cette étoile, et vouloir trop discerner, et penser réduire toute la conduite spirituelle en art ou en science... Peut-être que ceci paraîtra à plusieurs un paradoxe, et que c'est vouloir faire rebrousser le courant de l'eau que d'opposer cet avis au torrent de la voie populaire et commune, mais, ami lecteur, si tu as quelque expérience des choses intérieures, j'espère que tu m'entendras aisément ». IIIe Avis. (Par où l'on voit) qu'à cette époque, ou s'était rallié de presque tous les côtés à la méthode ignatienne. Il n'est pas douteux en effet, que cette remarque de Bourgoing vise la dite méthode. L'école française voulait réagir contre le courant. D'autres avec elle, ainsi Camus. A Port-Royal, Saint-Cyran, Singlin et Lancelot pensaient à peu près comme les maîtres de l'école française ; Nicole et ses innombrables disciples sont au contraire, et décidément, pour la méthode, comme nous le montrerons dans notre prochain volume. Il y aurait lieu d'étudier en détail cette réaction. Elle explique sans doute en partie le conflit qui ne tarda pas à s'élever entre la Compagnie de Jésus et l'Oratoire.
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a pas de méthode qui nous y façonne, pas de « marche raisonnée » qui nous y conduise. Elle est trop simple pour cela, trop spontanée, trop naturelle à l'homme, et plus encore, infiniment plus, au chrétien porté par la grâce ; elle est enfin d'une pratique trop immédiate et trop facile. Il suffit qu'on nous la montre, qu'on nous décrive les quelques actes qu'elle nous commande. La
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montrer, la décrire, chose étrange et presque incroyable, c'est là justement ce qu'avaient négligé la plupart des spirituels modernes, et quoi qu'il en soit, c'est là ce que le cardinal de Bérulle a su faire mieux que personne. Doctor religiosissimus, on devrait lui donner ce beau titre. Je supplie le lecteur de ne pas me trouver trop long. Le sujet où nous entrons est un des plus beaux que l'on puisse imaginer, et des moins connus (1).
(1) La discussion d'un texte important et en quelque sorte classique du P. Faber, me donnera le moyen d'expliquer, d'atténuer, s'il y a lieu, et, somme toute, de justifier ce qu'on vient de dire . « Si nous examinons attentivement les diverses méthodes de prière que les écrivains approuvés nous donnent, nous verrons qu'elles peuvent se réduire à deus, que nous désignerons sous les noms de méthodes de saint Ignace et de Saint-Sulpice. La méthode de saint Ignace... s'adapte mieux aux habitudes de l'esprit contemporain (ceci qui était peut être vrai, à l'époque où le P. Falier écrivait, le serait peut-être moins aujourd'hui). Elle convient à un plus grand nombre de personnes (autre affirmation qui ne rallierait pas tous les suffrages), elle peut s'enseigner congrue un art... Ou ne saurait donner à lune la supériorité sur l'autre, parce que toutes deux sont saintes, et ont formé des saints, et que le choix à faire de l'une ou de l'autre est une affaire d'attrait ou de vocation. » Corrigeons d'abord une légère inexactitude. Il n'y a pas à proprement parler, de spiritualité sulpicienne, le fondateur de Saint-Sulpice, M. Olier, n'ayant pas modifié d'une manière appréciable les leçons qu'il a reçues de sou maître, Charles de Condren, disciple lui-même, et très fidèle, de Bérulle. Aucun doute n'est possible à ce sujet ; (cf. un précieux appendice de M. le curé de Saint-Sulpice : Les origines historiques de la méthode de Saint-Sulpice, dans La méthode d'oraison mentale du séminaire de Saint-Sulpice..., ouvrage édité par G. Letourneau, Paris. 19o3, pp. 321, 322). Ceci posé, rappelons que des principaux chefs de Fécule française, M. Olier est le seul qui nous propose en termes exprès « la méthode de l'oraison» (Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, leç. VIII. Cf. Letourneau, op cit., pp. 6 seq). Cette méthode divise l'oraison en trois parties : adoration; communion; coopération. Fort bien, et, comme on le verra bientôt, il serait difficile, de mieux classer, de mieux sérier, si l'on peut dire, les actes, les attitudes qu'exige Bérulle. C'est là un bon résumé de la doctrine bérullienne, ce n'est pas une méthode au sens technique du mot. On nous dit quel doit être l'objet de nos actes, l'esprit de nos attitudes, on ne nous enseigne pas un moyen pratique de produire les uns, et de prendre les autres ; on n'exerce pas nos différentes facultés, on ne leur fixe pas les étapes d'une « marche raisonnée » ; bref, on ne nous donne pas, comme l'avait fait saint Ignace, un art de prier. C'est là, du reste, ce qu'avait fort bien vu le P. Faber, puisque, voulant caractériser la méthode ignatienne, il nous dit que cette méthode a sur les autres l'avantage de pouvoir « s'enseigner comme un art ». veux-je insinuer par là la moindre critique contre ce que l'on appelle « méthode de Saint-Sulpice » ? Pas le moins du monde, et tout au contraire. Pour cette « adoration », pour cette « communion », dont nous parle M. Olier, pas n'est besoin d'une méthode. Il suffit qu'on nous définisse ces divers objets, et nous produisons aussitôt les actes qui leur correspondent. Après M. Olier est venu M. Tronson. Celui-ci commente et développe, avec sa lucidité ordinaire, les conseils de M. Olier. Pour ce qui est de l'essentiel de l'oraison, l'oraison même, il n'ajoute rien à son maître (cf. M. Letourneau, op cit., pp. 73-144). Mais il emprunte à la tradition ignatienne tout un long chapitre sur la préparation, lointaine ou prochaine, de l'oraison. ,Cf. Letourneau, op cit., pp. 73-144). Chapitre qu'un jésuite aurait pu écrire, et qui ne présente rien de proprement sulpicien ou bérullien. Ainsi a été élaboré peu à peu le corps de doctrine que l'ou appelle communément ; méthode de Saint-Sulpice. Il n'y a pas le moindre inconvénient à maintenir ce nom. Mais enfin, il est important de rappeler que la dite méthode n'est pas une méthode au sens technique du mot, mais bien plutôt un programme. Pour s'assurer de la justesse de cette remarque, on fera bien de comparer aux pages de M. Tronson, que je viens de dire, l'opuscule du R. P. Roothaan sur la méthode ignatienne. Bref, de l'école des jésuites à l'école sulpicienne, il y a bien eu quelques contaminations, mais de peu d'importance, et qui n'altèrent pas le bérullisme fondamental de Saint-Sulpice. (Cf. à ce sujet une foule d'observations curieuses dans l'ouvrage de M. Letourneau, notamment, p. 434 seq.). La remarque du P. Faber d'ailleurs est très intéressante, et, en somme, très juste. Seulement, elle pose final le problème. Il ne faut pas comparer l'école des jésuites à l'école bérullienne du point de vue de la méthode, puisque à proprement parler la première seule a une méthode. Autant comparer grammaire à poésie. Mais il faut comparer esprit à esprit, tendance à tendance, et c'est ce que nous essayons de faire.
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Le voici d'ailleurs excellemment résumé. « Notre vie au regard de Dieu », écrit le P. Bourgoing, ou, ce qui revient au même, notre religion, doit être « une vie d'élévation et de société intérieure ». Soit deux séries d'actes et d'états qui ont pour objet, les uns, Dieu en lui-même, les autres, Dieu en nous. Pour désigner les premiers, nous garderons ce mot d' « élévation » ; mais, pour les seconds, au lieu de « société intérieure », nous mettrons « adhérence », qui est plus familier aux écrivains de l'école française et qui traduit plus exactement la pensée bérullienne.
A. — Elévation ou adoration lyrique.
Ils entendent par « élévation », cette « sorte d'oraison... qui se fait par voie d'admiration, d'adoration, de révérence, d'humble regard, d'hommage et d'honneur, et d'autres semblables pratiques, qui tendent purement et
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simplement à honorer et glorifier Dieu, sans aucun retour vers nous, sans rien désirer ni demander » pour nous (1). Par là nous réalisons « la première fin de la piété, qui est de rendre honneur et gloire à Dieu, en sa grandeur infinie » (2). « Pour accomplir ce devoir, il faut savoir... ce que c'est qu'adorer ».
Adorer est avoir une très haute pensée de la chose que nous adorons, et une volonté rendue, soumise, et abaissée, à l'excellence et dignité que nous croyons ou savons être en elle. Cette estime très grande en l'esprit, et ce consentement de la volonté, qui se rend toute à cette dignité suprême... font l'adoration ; car elle requiert, non la seule pensée, mais aussi l'affection, qui soumet la personne adorante à la chose adorée, par l'usage et correspondance des deux facultés de l'âme, l'entendement et la volonté, également employées et appliquées, au regard du sujet que nous voulons... adorer (3).
Qu'on veuille bien remarquer ces précisions. Elles nous rappelleraient au besoin que l'école française ne se borne pas à spéculer platoniquement sur de hauts sujets. Sa contemplation est action, et l'on aurait tort de l'opposer de
(1) P. Bourgoing, op. cit., Ve Avis. Cf. Ib. : Le but de l'oraison est « de révérer, de reconnaître, et d'adorer la souveraine majesté de Dieu, parce qu'il est en soi, plutôt que parce qu'il est au regard de nous ». (2) Ib., XIVe Avis. — La liturgie de l'Église a pour but de remplir ce premier devoir. Elle est en effet consacrée, sinon exclusivement, du moins, avant tout, à cette adoration lyrique, dont nous allons parler dans le présent paragraphe. Mais justement, c'est une des originalités de Bérulle d'avoir voulu que la dévotion privée, que l'oraison, en un mot que toute la vie intérieure, fût occupée à ce même office, dont insensiblement on avait laissé le monopole à la liturgie publique, à la prière officielle de l'Église. Un des maîtres de l'école française, le sulpicien de Lantages, a fort bien unis ce point en lumière : « Puisqu'on rend à Dieu tous ces devoirs (adoration, louange, etc.), dans l'office divin, et dans le très saint Sacrifice, qu'est-il besoin de les lui rendre dans l'oraison mentale ? Réponse 1° Nous les lui rendons dans l'oraison mentale, avec plus de connaissance, d'attention et d'affection pour l'ordinaire, qu'en les exprimant par des paroles extérieures ; 2° ceux qui adorent Dieu et le louent dans leur intérieur, d'un coeur embrasé par la méditation, sont ceux qui portent à l'office divin et au très saint Sacrifice, le recueillement, la dévotion et la modestie que Dieu désire ». La méthode d'oraison mentale du séminaire de Saint-Sulpice... par Letourneau, Paris, 1903, p. 63. (3) Oeuvres complètes de Bérulle, p. 1210
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ce chef à l'école de saint Ignace, comme on l'a rait trop souvent. La première n'est pas moins pratique, pas moins active que la seconde ; elle ne fait pas moins de place à la volonté dans les exercices de la vie intérieure. Mais au lieu d'appliquer cette faculté d'abord et surtout a la culture du moi, les bérulliens exigent d'elle qu'elle se mette et se maintienne en posture d'adoration, qu'elle « se rende toute » aux souveraines perfections de Dieu. Ecoutons un des plus lucides, parmi les premiers oratoriens, le P. Hugues Quarré :
Le premier acte de piété intérieure envers Jésus-Christ, écrit-il, et celui que l'on doit pratiquer, non seulement une fois, mais plusieurs fois le jour, c'est un acte d'honneur et d'adoration. Je le mets le premier, d'autant que c'est le premier usage de notre âme, et le premier devoir de la créature, laquelle est obligée d'honorer et adorer son Dieu ; obligée, dis-je, avec tant de nécessité, que nous y pouvons même contraindre les démons et les damnés. Et c'est le premier acte que la religion chrétienne nous propose et nous enseigne. Or, pour former l'acte d'adoration dont nous parlons, nous devons reconnaître Jésus-Christ comme Fils de Dieu, Homme et Dieu tout ensemble..., comme notre souverain Seigneur..., puis, nous devons nous anéantir devant lui, et nous abaisser jusques au fond de notre âme, sous SOUMETTANT VOLONTIERS A TOUT CE QU'IL EST. On appelle cet honneur un acte d'adoration, lequel, si on le considère, contient en soi deux effets des puissances de l'âme : l'un est de l'entendement, qui s'occupe à considérer et reconnaître Jésus-Christ en ses grandeurs et en sa souveraineté ;... puis par un effet de sa volonté, il s'abaisse devant lui, il le reçoit et l'ACCEPTE comme son Dieu, son Roi et son tout, et de toute la force de son âme, il se soumet à sa puissance et à ses grandeurs, et cela tout ensemble, en un acte d'adoration. Et d'ici l'on peut remarquer, que l'adoration ne consiste pas seulement en l'estime et en la pensée qu'on a de Dieu, quelque haute et élevée qu'elle soit, mais elle demande encore une soumission volontaire de notre âme, avec des témoignages d'honneur, soit intérieurs, soit extérieurs (1)
(1) Thrésor spirituel contenant les obligations que nous avons d'être à Dieu et les vertus qui nous sont nécessaires pour vivre en chrétiens parfaits, par le P. Jean Hugues Quarré, 7e édition..., Paris, 1GGo, pp. 5oG, 5o7. Ce livre, qui eut un grand succès, est tout à fait remarquable. J'emprunte à un bérullien qui n'appartient pas à l'âge d'or de l'Oratoire, mais qui n'est pas pour cela moins éminent, à Duguet, une autre définition qui résume admirablement la doctrine de Bérulle, y compris cet « état de servitude » dont nous parlerons plus loin, et qui n'est, si l'on peut dire, qu'un état d'adoration : « L'adoration n'est pas un simple aveu que Dieu est tout et que la créature n'est que ce qu'il lui a plu qu'elle fût. Ce n'est point une simple admiration de ses perfections infinies, ni même eu simple respectueux tremblement (awe) devant la suprême Majesté. Tout cela fait partie de l'adoration, mais n'en remplit pas toute l'idée ni tous les devoirs. Son essence consiste principalement à assujettir à Dieu la créature intelligente, comme à son Dieu, comme à son bien souverain, comme à son unique fin, comme au principe dont elle dépend en tout, et comme au centre vers lequel tout ce qu'elle a reçu doit retourner . » Traité des principes de la foi chrétienne, Paris, 1737 I, pp. 2, 3.
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Bourgoing définit tout de même l'objet le plus ordinaire des élévations bérulliennes :
Honorer, c'est regarder et estimer quelque perfection et excellence en autrui, avec un respect et un abaissement de soi-même, à proportion du degré de cette excellence. Or, comme toutes les excellences sont divines et infinies en Dieu, et sont divinement humaines et d'une dignité infinie en Jésus-Christ.,, à raison de sa divine personne, elles sont dignes d'une estime, d'une révérence et d'une soumission pareilles. Nous leur devons cela, non seulement à toutes en général, mais aussi à chacune en particulier, et à tout ce qui en procède, jusqu'aux moindres choses. Ses souffrances mêmes, et ses passions méritent un semblable honneur... Il n'y a rien (dans le Verbe incarné) qui ne mérite hommage, honneur, révérence profonde, et la soumission de toutes les créatures, qui sont au ciel, en la terre et aux enfers. Ut in nomine Iesu omne genu flectatur ... C'est l'acte et l'exercice le plus essentiel de la religion.
Ces vérités qui nous paraissent au-dessus de toute discussion, l'école française eut néanmoins à les défendre, et contre des adversaires redoutables. C'est que, si prodigieuse que la chose nous paraisse, les spirituels d'avant Bérulle, parlaient à peine de « l'exercice le plus essentiel de la religion » (1). Des deux fins que Tertullien assignait
1. Oeuvres complètes de Bérulle, p. 86. Saint Ignace rappelle bien que notre première fin est de louer et d'honorer Dieu, laudet, revereatur, mais, la chose une fois dite, il n'y revient plus, son grand souci étant, comme nous l'avons déjà remarqué, de nous décider à nous vaincre nous-mêmes.
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jadis à toute prière, — veneratio Dei ; petitio hominis — on ne s'intéressait plus guère qu'à la seconde (1). Aussi, pour avoir répété avec insistance que louer Dieu était le premier, le plus urgent de tous les devoirs, pour avoir fondé sa propre doctrine spirituelle sur cet axiome, Bérulle se vit-il raillé comme un songe-creux, ou même dénoncé comme un dangereux novateur. Plus une calomnie est sotte, plus elle a chance de réussir. Un demi-siècle après la mort du saint cardinal, l'Oratoire devait encore s'expliquer à ce
(1) Ceux qui penseraient que j'exagère, je me permets de les renvoyer au moins exagérateur des hommes, à M. Tronson, la sagesse, la modération, la pondération même. Le « corps de l'oraison, écrit-il, est composé de trois points. Le premier, que nous appelons adoration ; le second, communion ; le troisième, coopération ». Et après avoir dit « ce qu'il faut faire dans ce premier point », il ajoute : « Or, parce que nous le tenons d'une très grande importance..., et comme il ne se trouve point dans les livres, ni dans les méthodes que l’on donne ordinairement, je crois qu'il est nécessaire, avant de passer au second point, de vous faire connaître pourquoi nous ajoutons ce premier, et ensuite le moyeu de l'ajouter dans les sujets d'oraison que nous pouvons prendre dans les livres ». Cf. G. Letourneau, La méthode d'oraison mentale, pp. 125, 131, 132. Au moment même où je rédige cette note, le hasard nie fait tomber sur un vieux texte qui confirme la remarque de Tronson. C'est le premier formulaire du ardue dans le diocèse de Troyes, imprimé eu 153o : « Bonnes gens, nous ferons la prière accoutumée en notre mère sainte Eglise. Et premièrement, nous prierons pour la paix et union » de l’Eglise; ensuite pour le pape et le clergé; pour le roi, la reine et les princes du sang ; pour les « autres seigneurs terriens » ; « pour nous-mêmes » ; « pour les fruits de dessus la terre » ; pour ceux qui font ou feront la charité du pain bénit ; « pour tous loyaux laboureurs, et loyaux marchands » ; « pour tous les habitants et parrochians de cette paroisse » ; pour les femmes enceintes ; pour les pèlerins: pour les captifs « ès-mains les Sarrasins »; pour les chrétiens en Met de grâce; pour les âmes de purgatoire. Belle formule, mais d'un anthropocentrisme décidé. (Cf. Mélanges liturgiques relatifs au diocèse de Troyes, par M. Ch. Lalore, 2e série, Troyes, 1893, pp. 29, 3o.). Aux innombrables textes de ce genre, il serait intéressant de comparer le théocentrisme des anciennes acclamationes, établies dans l'Eglise latine dès le Xe siècle, et en pleine vigueur dans les cathédrales de France, pendant tout le moyen-âge. Ainsi, à l'occasion de l'ordination d'Eraclius par saint Augustin : «A populo acclamatum est trigesies sexies : Deo gratias ! Christo laudes ! Exaudi Christe ! Augustine vita ». Ou sait que le texte définitif des acclamations liturgiques commençait par le splendide : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Venaient ensuite diverses impétrations, mais coupées par le Christus vincit, comme par un refrain. Cf. dans la 1ère série des Mélanges liturgiques de Lalore (Troyes, 1891) le chapitre sur les acclamations à la messe pontificale dans l'ancienne liturgie troyenne. Cf. aussi une foule de pièces théocentriques ap. Léon Gautier, Histoire de la poésie liturgique au moyen âge. Les Tropes, Paris, 1888.
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sujet. Qu'on lise en effet cette curieuse page du P. Amelote, dans sa vie de Charles de Condren :
Le fond de son esprit était une continuelle adoration de la majesté de Dieu... La grâce l'y avait toujours nourri par ses instincts, et la congrégation de l'Oratoire l'y avait confirmé par ses règlements et par ses pratiques. C'était donc avec cette vertu de religion qu'il se présentait devant Dieu, et, quelque grâce qu'il reçût, il ne sortait jamais de ce profond et religieux respect.
Encore une fois, quoi de moins imprévu chez un saint, j'allais dire, quoi de plus banal ? Est-il concevable qu'on s'étonne de cela, qu'on y trouve matière à scandale? Écoutez encore :
Cette disposition n'est pas un état de paresse et de nonchalance, comme quelques-uns se sont imaginé. C'est UN RECUEIL DES PRINCIPALES VERTUS CHRÉTIENNES. Pour s'y bien mettre, il faut de nécessité concevoir une souveraine estime de Dieu... De cette pensée, qui remplit l'esprit d'une auguste majesté, il en naît facilement une autre, qui nous le représente digne de tout amour. Enfin, dans la vue d'une grandeur si aimable, il n'y a point d'abaissement auquel on ne se voulût réduire en sa présence. On lui offrirait volontiers tout l'être créé, en l'honneur du sien, et l'on se tient soi-même devant lui en esprit d'anéantissement. Si bien que ce seul acte, qui semblait si nu et si inutile, se trouve rempli de richesses; et il n'est pas un simple respect, c'est une louange de l'infinité de Dieu, c'est une charité, c'est une humilité, c'est un sacrifice. Son abondance condamne les calomniateurs, et l'accusation dont on le charge, convainc ses auteurs d'incivilité chrétienne, pour ne pas dire d'irréligion et d'irrévérence... ... Ce me serait une joie bien sensible de combattre pour une vertu si maltraitée par quelques-uns, et je ne cloute point que ce ne fût un martyre de mourir pour sa défense (1).
(1) Amelote, op. cit., II, pp. 18.1-186. M. Letourneau, qui cite ce texte dans son bel ouvrage sur la méthode sulpicienne (pp. 327, seq.), ajoute en note deux observations très intéressantes : a) Disciple de Condren et, d'un autre côté, grand ami de M. Olier, Amelote qui publie la vie de Condren en 1657, connaissait la doctrine spirituelle d'Olier, et très probablement le Catéchisme chrétien de ce dernier, publié en 1656. Mieux que personne, il savait que la doctrine de l'un ne différait pas de celle de l'autre. « Il se trouve donc que cet éminent oratorien, en faisant l'apologie de la méthode du second Général de l'Oratoire, fait aussi l'apologie de la méthode du fondateur de Saint-Sulpice. » Et ceci est évident. Remarquons toutefois que la Ire édition de la Vie de Condren est de 1613, et non de 1657. Mais b) « Il résulte de ce passage, ajoute M. Letourneau, que le P. de Condren avait manifesté au public sa méthode d'oraison. Les pratiques de ce grand homme n'eussent pas été ainsi combattues, si elles fussent demeurées secrètes et purement personnelles... Le Catéchisme de M. Olier avait publié cette méthode en 1656, et il est possible que l'auteur vise ici précisément des controverses que cet écrit aurait produites ». Ib., p. 329. Oui, sans doute, cela est possible. Mais, pour ma part, je ne crois pas que les pratiques de Condren aient été directement combattues par qui que ce soit ; celles de M. Olier, à cette époque du moins, pas davantage. Il me semble beaucoup plus probable que le P. Amelote veut ici défendre Bérulle lui-même. Et certes, Condren ne fait qu'un avec Bérulle. Il n'a pas d'autres idées que lui. Mais, si j'ose dire, Condren ut sic, était persona sacra. On n'osait pas y toucher. On continuait à s'en prendre directement aux idées de Bérulle. Comment cette vieille hostilité s'est-elle manifestée pendant la vie de Condren, nous l'ignorons. Ainsi le texte d'Amelote a l'avantage de nous renseigner sur l'une au moins des accusations que l'on portait contre la doctrine de Bérulle.
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Le grave Tronson, si peu suspect d'illuminisme ou de quiétisme, nous montre, de son côté, l'infinie richesse de ce « seul acte », qui est, tour à tour et tout à la fois, adoration, au sens étroit du mot, admiration, louange, amour, joie.
1° Adoration, qui est un acte par lequel, dans la vue de l'excellence et des perfections de Notre-Seigneur, nous nous abaissons, nous nous anéantissons... 2° Admiration ; c'est un acte ou un état de l'âme, surprise par la vue des grandeurs de Dieu qu'elle contemple ; elle demeure comme en suspens ; Elle est toute hors d'elle-même..., elle ne sait que dire, tant elle est remplie, offusquée, éblouie par l'éclat et la beauté des choses qu'elle envisage.
L'admiration, avait déjà dit Bérulle, « qui est une occupation sublime, rare et ravissante » (1).
3° Ensuite, revenant à elle-même, elle s'épanche en mille louanges et bénédictions, et, se trouvant même trop faible pour
(1) Oeuvres, p. 96.1. Ces choses si simples, — et peut-être parce qu'elles étaient simples, — Hello ne les a pas comprises. Parlant de M. Olier et de son groupe, « ils vivaient, dit-il, assez haut dans la familiarité des choses divines pour être garantis contre l'étonnement par la profondeur habituelle de leurs pensées. Une vue extérieure et superficielle du christianisme permet encore, en face des choses divines, l'étonnement. Une vue intérieure et profonde ne s'étonne pas, car elle adore ». E. Hello, Le Siècle, 7e édit., Paris, 1913, pp. 4o8, 4o9. L'église s'en tiendrait donc à une vue « superficielle du christianisme » quand elle chante : « O res mirabilis! manducat Dominum... » ou encore Bossuet dans ces vers fameux :
Je t'adore en tremblant, lumière inaccessible Par un vol étonné je m'agite à l'entour?
Disons-le en passant, de tels exemples de faux sublime abondent, me semble-t-il, dans l'oeuvre d'E. Hello. Nous le montrerons plus eu détail quand il nous faudra étudier ce petit prophète.
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louer Dieu autant qu'elle le désire, elle convie toutes les créatures de se joindre à elle, et de lui aider à satisfaire à ce devoir : Benedicite omnia opera Domini Domino; Magnifiante Dominum mecum, et exalterons nomen ejus... 4° Après quoi, son coeur s'épanche et s'écoule aisément dans l'amour : Diligam te Domine...; amour divin, qui fait qu'elle désire que tout le monde connaisse les perfections de celui qu'elle aime... 5° Son coeur, dans ces désirs, s'épanouit et se dilate, et, comme elle ne souhaite que le bien de celui qu'elle aime, elle ne peut qu'elle ne se laisse aller à des sentiments extraordinaires de joie, de ce que celui qu'elle aime est si parfait (1).
Ainsi, bien que très profonde et très auguste, la religion des bérulliens ne tremble pas, comme celle des Hébreux au pied du Sinaï (2). A la vérité, elle les prosterne, elle aussi, devant la Majesté divine, mais sans les accabler, mais, pour les redresser aussitôt, oublieux d'eux-mêmes, ravis, absorbés par l'Être divin, encore plus admirable que terrible (3). De là vient le caractère proprement lyrique de leur dévotion personnelle, et de leurs écrits. Saint Ignace nous propose. le plus souvent des sujets de méditation ;
(1) Letourneau, op. cit., pp. 129-131. Tronson ajoute la « gratitude ». « Et enfin elle lui rend grâce de toutes ses bontés ». Rien de mieux certes, mais ceci ne me semble pas mis en sa place. Ce premier point de l'oraison sulpicienne que nous venons de résumer est, ou doit être, exclusivement théocentrique. Pour que l'action de grâces soit « adoration », il faut qu'elle ait pour objet les perfections divines prises en elle-même « Gratius agimus tibi propter magnam gloriam tuam ». (2) Voilà en effet qui atténue d'une singulière façon le pessimisme, vrai ou prétendu, des bérulliens. (3) Il va sans dire que, d'eux-mêmes, ces actes d'une adoration totale, joyeuse, amoureuse, nous « justifient », comme un acte de contrition parfaite, de pur amour. Mais au moment où l'on adore de la sorte, on ne songe pas à ce résultat.
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Bérulle toujours des sujets d'élévation (1) : ils raisonnent tous les deux, mais pour en venir sans retard, le premier à une conclusion pratique : quaepropter oportet facere nos indifferentes... ; le second à un cantique d'admiration et de louange :
O Trinité, je vous adore, et en vous-même et en vos oeuvres, et en cet oeuvre de vos oeuvres ! Je vous adore dans les cieux, et dans Nazareth... 0 Père ! ô Vierge ! ô Fils! ô Mère ! ô sein du Père! ô sein de la Vierge (2).
Et, comme Bérulle, le P. Bourgoing dont les méditations, vingt fois rééditées, ont servi de modèle à des chrétiens innombrables. Mais, au lieu que chez Bérulle ces exclamations suivent, et tout ensemble interrompent, pour une seconde, le développement de la pensée, Bourgoing préfère donner un tour lyrique à ce développement lui-même : il raisonne, si j'ose dire, en s'écriant, en chantant :
O état de cette divine union, source et substance de toute grâce, à laquelle nous devons adhérer et nous unir, de laquelle nous devons dépendre et recevoir influence d'esprit, ainsi que... le ruisseau découle de sa fontaine!. . 0 très singulière communication de la propre personne du Verbe (3) !
Remarquons en passant qu'à ces « O » de Bérulle et de Bourgoing, répondront un jour les « O » beaucoup plus fameux de Bossuet. Telle prière, tel style. Bourgoing, du reste, nous avertit lui-même, et non sans une pointe d'humour, des avantages et des menus inconvénients que présente l'emploi de ces formules admiratives :
Quelques-uns, écrit-il, pourront trouver à redire sur les fréquentes élévations qui terminent toutes les vérités, et sont
(1) La contemplatio ad Amorem qui termine les Exercices, est également lyrique. (2) Oeuvres, pp. 466, 467. (3) Les vérités et excellences de Jésus-Christ..., p. 9.
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souvent et presque toujours exprimées par des « ô » d'admiration, cela ne sonnant pas assez doucement à leurs oreilles ; mais, je vous prie ne vous point amuser à ces résonnances, car nous ne chantons pas et ne faisons pas un écho, mais nous donnons des sujets d'élévation aux âmes. Et j'ai choisi ces manières d'admiration pour trois raisons... : elles sont brèves et concises ; elles sont grandement affectives ; elles contiennent beaucoup tic choses en peu de paroles, et des profondes vérités en deux mots (1).
Les « ô » de l'école française ne nous apprennent pas le lyrisme — il n'y a pas de méthode pour cela, et il n'en est pas besoin — mais ils nous apprennent, ou nous rappellent que le chrétien doit être lyrique dans sa prière et ses rapports avec Dieu. Leçon toujours nécessaire. Beaucoup ne voient en effet qu'une parure facultative, qu'un je ne sais quel supplément de luxe dans le cantique d'admiration et de louange, lequel est néanmoins l'essentiel de la religion (2)
1) Bourgoing, op. cit. Avis XXIII. (2) Sur l'adoration lyrique des bérulliens on trouvera d'abondantes indications dans le livre de M. Letourneau : La méthode d'oraison mentale du séminaire de Saint-Sulpice. C'est qu'en effet les maîtres de la spiritualité sulpicienne, M. Olier, M. de Lautages et M. Tronson, ont codifié, si l'on peut dire, les principes de Bérulle en cette matière. De l'Adoration telle que Bérulle la comprend, ils ont fait le premier point de l'oraison sulpicienne. « Ne vous étonnez pas d'abord, dit M. Tronson, quoique peut-être les mots vous surprennent; écoutez seulement l'explication que nous vous en donnerons, et vous verrez qu'il n'y a rien d'extraordinaire, et rien qui ne soit aussi facile que dans toutes les autres méthodes » (Op. cit., p. 1.75. M. Olier avait déjà dit l'essentiel (op. cit., pp. 1-14). Puis était venu M. de Lantages (1616-1694). Voici quelques mots de lui:
Pourquoi appelez-vous ce premier point... l'adoration? C'est que l'adoration, telle que la pratiquent les bons chrétiens, comprend l'amour, les louanges et les autres devoirs... Estimez-vous beaucoup cette occupation dans l'oraison ? Oui, c'en est la première et la principale, et QUAND ELLE Y SERAIT SEULE, Ce serait notre obligation, et tout ensemble un très grand bonheur pour nous d'aller à l'oraison pour nous en acquitter... Pourquoi faut-il que celte adoration soit la première des trois occupations que vous avez dans l'oraison? Quand nous abordons quelque grand personnage qui nous a fait du bien, l'honnêteté veut que nous lui rendions nos respects... avant (toute autre chose) (Op. cit., pp. 63, 64).
C'était déjà l'idée du P. Amelote, accusant de rusticité les adversaires du bérullisme. Cf. Renan, sur la politesse de Saint-Sulpice. Mais c'est M. Tronson qui a présenté l'oraison sulpicienne « avec toute son évolution et le développement complet de tout son organisme », Op. cit., p. 73. Il dit notamment « tout ce qui est à dire sur ce point de l'Adoration qui est l'un des traits les plus caractéristiques de la méthode sulpicienne », Op. cit., p. 135.
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B. — Adhérence.
« Quelque plénitude de biens qui se trouve dans l'adoration, et quoiqu'elle peut suffire toute seule pour accomplir une oraison excellente, et bien que les âmes qui ne peuvent pas passer plus avant pour rendre à Dieu leurs autres devoirs ne perdent pas leur temps quand elles la mettent en usage avec fidélité » (1), l'école française nous propose néanmoins d'autres occupations, je ne dirai pas plus actives, car rien ne l'est plus que l'adoration lyrique, mais plus immédiatement destinées à notre sanctification personnelle. Ces occupations, Bérulle les désigne par plusieurs mots presque synonymes : appartenance, liaison, application, servitude, adhérence. Sans négliger les autres, nous retiendrons surtout : adhérence, qui nous parait tout ensemble et plus expressif et plus exact. Adhérer, soit à Dieu lui-même, soit à l'Homme-Dieu, c'est « se joindre » activement à Dieu, ou à l'Homme-Dieu, résidant, agissant en nous ; se présenter, s'ouvrir, se rendre — mot tout à fait bérullien — se donner, s'assujettir à cette présence et à cette action divine. « Adoration » et « Adhérence » ont exactement le même
(1) Amelote, op. cit. II, pp. 185, 186. (2) En effet, appartenance et liaison ne disent pas tout. Bon gré mal gré, nous appartenons, nous restons liés à Dieu et dépendants de lui. Bérulle veut parler d'une appartenance, d'une liaison consentie, aimée, et si l'on peut dire, spirituellement exploitée. Application a un autre sens qui se présente d'abord à l'esprit. On s'applique à une étude. Bérulle veut parler d'une application de personne à personne. Servitude désigne un degré plus parfait d'adhérence. M. Olier et avec lui les sulpiciens préfèrent le mot : communion. Ils appellent adoration le premier point de leur méditation et « le second, communion, parce que, dans ce second point, nous attirons dans notre coeur et faisons passer en nous ce que nous avons adoré en Notre-Seigneur ». Cf. La méthode d'oraison mentale du séminaire Saint-Sulpice, p. 125. Rien de mieux. Tel n'est pas néanmoins pour le chrétien, le sens le plus immédiat de communion. J'avoue d'ailleurs qu'adhérence peut d'abord surprendre. Quoi qu'il en soit, l'adhérence des bérulliens et la communion des sulpiciens sont exactement la même chose. Nouvelle preuve du bérullisme foncier de Saint-Sulpice.
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objet. Par l'adoration, nous reconnaissons l'infinie grandeur de cet objet, nous nous abaissons et abîmons lyriquement devant lui ; par l'adhérence, nous essayons de nous unir à lui et de nous l'approprier. Nous commençons par adorer, dit un des maîtres de l'école française; puis « nous attirons dans notre coeur et faisons passer en nous ce que nous avons adoré » (1). Bérulle a fort bien marqué ce beau rythme :
Adorons Dieu, toujours créant, toujours référant le monde à soi, et régissant ce monde, et le créant par une création continuelle, en sorte que l'être créé est toujours émanant de Dieu et n'a subsistance qu'en cette émanation continuée et perpétuelle... Révérons cette émanation,
révérons-là, et admirons-là en elle-même, pour sa beauté propre; ensuite, faisons un retour sur nous-mêmes, et de ces vérités, qui viennent de nous ravir,
concluons la dépendance continuelle que l'être créé a de l'Etre incréé. Regardons cette relation, et aspirons à icelle, par une relation nouvelle et particulière (et qu'il dépend de nous d'établir) que nous ferons du monde et de nous-même à Dieu, correspondant par notre volonté libre à la condition nécessaire, primitive et essentielle de notre être, qui n'est qu'une ombre, un ; dépendance, une capacité de l'Erre incréé à proprement parler. O ombre ! O dépendance ! 0 capacité ! Oh ! quel abaissement! Oh! quelle aspiration !... Oh! quelle adhérence doit l'être créé à l'Etre incréé (2).
Dieu nous a créés pour lui. Nous recevons incessamment de lui le peu d'être que nous sommes, et qui est nécessairement «référé » à lui. Saints ou mécréants, bon gré malgré, nous lui« appartenons» ; en nous créant, en nous conservant
(1) Explication de la méthode sulpicienne par M. Tronson, cf. l'ouvrage déjà cité de M. Letourneau, p. 125. (2) Oeuvres, p. 1190.
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l'être, il nous « lie » à lui, mais ces relations essentielles, que l'homme n'a pas établies et auxquelles il ne saurait échapper, les uns, ou les ignorent ou les maudissent, les autres, au contraire, les acceptent, les veillent, si j'ose dire, les sanctionnent, les ratifient, les acclament, en un mot ils y adhèrent de tout leur esprit et de tout leur coeur. Ils ne croient pas seulement, ils chantent, que Dieu est notre vie, notre âme, notre être : In Ipso vivimus et movemur et sumus.
C'est le droit usage de l'âme qui se lie volontairement à Dieu par l'exercice de la piété, comme elle est liée nécessairement à Dieu par la condition de son être, et par les effets de la puissance que Dieu exerce sur elle incessamment. O combien est-il juste qu'il v ait un lien réciproque entre Dieu et l'âme..., et que, comme Dieu est toujours de sa part lié à l'âme, aussi l'âme soit de sa part liée à son Dieu ; et que, comme nous sommes toujours liés à Dieu par le lien de sa puissance et de notre dépendance, nous soyons aussi toujours liés à lui, par le devoir de notre piété, et par le lien de nos regards pensées et affections vers lui... ! Ce doit être un de nos contentements, en recevant l'être de la main de Dieu, de recevoir aussi cette impression et qualité d'être à Dieu. Ce doit être un de nos soins, de joindre notre mouvement propre et particulier au mouvement naturel et universel que Dieu imprime dans la nature ; de tendre à Dieu, et conduire l'usage de notre être selon le vouloir de celui qui nous a donné l'être : étant à lui, vivant à lui, pensant à lui et référant notre vie, notre puissance, nos desseins, nos emplois, nos actions à lui. Bénissons Dieu qui nous a donné l'être, et un tel être qui a rapport à lui et mouvement vers lui (2).
Par cette « adhérence », notre volonté s'applique donc à des réalités qui ne dépendent aucunement de notre libre choix. Il ne s'agit pas immédiatement de nous faire saints, et pour cela de nous « vaincre », comme saint Ignace nous le propose dès le début de ses Exercices, mais bien
(1) Rappelons que « regard » est, au sens bérullien, une relation voulue acceptée. (2) Oeuvres, pp. 1154, 1155.
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de vouloir avec application, avec force, avec joie, être ce que nous sommes déjà, c'est-à-dire une dépendance de Dieu. Il est notre vie : à nous de transposer pour ainsi dire cette vérité métaphysique dans l'ordre moral; à nous, comme dit Bérulle, de prendre vie de Dieu (1). Travail trop simple à la fois et trop profond pour qu’on puisse le définir autrement que par les mots de Bérulle : application, liaison, adhérence ; mais ces mots en disent assez.
Persévérez en l'application de votre âme à la divine essence et à la Trinité sainte, et ce, plus par révérence que par intelligence, et par simplicité que par art et conduite. Car cet objet incréé est si distant et élevé par dessus tout être créé, que nous avons plus à nous perdre et abîmer en lui que non pas à le connaître, et nous avons plus â lui appartenir par ses propres opérations secrètes que par nos pensées et conceptions particulières. Désirez d'être et d'appartenir à cette divine essence, si intime, si présente, si opérante, par les voies qu'il lui plaira ordonner sur votre âme, sans votre connaissance, et sans vous contenter ni limiter à celles que vous pourriez penser et former en vous (2).
Il en va naturellement de même pour l'adhérence, non plus aux divines personnes, mais aux « états » divinement humains du Verbe incarné. Ici encore Bérulle part d'une vérité de fait que l'Église nous enseigne, et à laquelle nous ne pouvons rien changer : Dieu est dans le Christ, se réconciliant et travaillant à sanctifier le monde ; est, et non pas était. L'activité rédemptrice n'est pas un sou- venir historique, mais une réalité d'aujourd'hui et de demain. Le mystère de l'Incarnation
est divin, et il le faut adorer; il est efficace et opérant, et il en faut porter et recevoir les fruits et les opérations. C'est un mystère liant Dieu à l'homme et l'homme à Dieu, et il se faut
(1) « Prenez vie de Dieu », Oeuvres, p. 1431. (2) Oeuvres, pp. 1383. 1384. Le même fragment de lettre a été par mégarde imprimé deux fois dans les Oeuvres, cf. p. 145o.
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lier à ce mystère ; c'est un mystère séparant l'homme du péché par la grâce, et de soi-même par une grâce secrète, suprême et propre à ce mystère ; et il se faut séparer de soi-même et de tout ce qui nous rend subsistant en nous-même, en Adam, et non en Jésus, qui est notre Adam et notre tout... L'homme à présent est sanctifié hors de lui-même; il est sanctifié en Jésus-Christ. Et secundum mensuram donationis Christi... Chaque homme... doit être désapproprié et anéanti, et approprié à Jésus, subsistant en Jésus, enté en Jésus, vivant en Jésus, opérant en Jésus, fructifiant en Jésus (1).
Tout cela dépasse infiniment ce que l'ascèse la plus énergique pourrait obtenir ; mais tout cela, le Verbe incarné est prêt à l'accomplir en nous ; il l'a déjà commencé dès l'heure de notre baptême; pour qu'il le continue, qu'il l'achève, nous n'avons qu'à nous prêter, qu'à nous « rendre », qu'à nous « ouvrir » à lui. Il faut, mais il suffit que notre chétive activité adhère à la sienne.
Donnez-vous tout à l'esprit de Jésus, et à cet esprit de Jésus, comme opérant et comme imprimant lui-même dans les âmes une image vive et une parfaite ressemblance de ses états et de ses conditions sur la terre. Il y est inconnu, abaissé et humilié ; il y est captif, pâtissant et dépendant; et il sait bien, par l'efficace de son esprit, opérer en nous... un état de vie souffrante et assujettie, de vie captive et dépendante, et ainsi honorer ses états, dans les états où il lui plaît de nous réduire, et s'honorer lui-même dedans nous-mêmes. Ouvrez votre âme à ses opérations, et l'abandonnez toute à ses intentions, et jugeant vos propres actions trop peu de chose pour l'honorer, exposez-vous à la puissance et efficace de son esprit, afin qu'il daigne vous disposer à l'honorer par ses influences et opérations (2)
Avec l'adoration lyrique, — Magnificat — cette adhérence est toute l'occupation de la Vierge, « pure capacité de Jésus, remplie de Jésus par une adhérence totale à
(1) Oeuvres, p. 914. (2) Ib., p. 1054.
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Jésus » (1). Avec elle, « offrez-vous à Jésus, donnez-vous à son esprit » (2), ou encore, comme Bérulle aime à le répéter, « laissez-vous au Fils de Dieu » (3), et à lui tout entier, à tout ce qu'il est, à toutes ses pensées, à toutes ses attitudes, à tous ses gestes, à tous ses états. Soit telle parole du Christ rapportée par l'Évangile :
Adorons (d'abord,...) admirons le Fils de Dieu, daignant parler aux hommes... (Puis), adhérons à Jésus prononçant ces paroles (4).
Adhérez aussi à tout l'inconnu de Jésus:
En particulier, sachez et supposez qu'outre que Jésus est votre vie, il y a en lui quelque mystère particulier, dont il veut que vous receviez quelque sorte de vie plus particulière, que vous honoriez singulièrement, et dont vous dépendiez continuellement. Et encore que peut-être cela vous soit inconnu, offrez votre état et votre vie en l'honneur de ce sujet qu'il lui plaît de choisir et établir sur vous, sans le connaître et sans désirer le connaître, sinon au temps qu'il lui plaira. Liez-vous humblement, et en simplicité intérieure, à cet objet inconnu (5).
Ce n'est pas là seulement une dévote pratique, mais bien un programme complet de vie chrétienne. Bérulle ne connaît pas d'autre ascèse.
L'usage parfait de Jésus doit être l'excellence et la perfection de notre vie. Combien devons-nous désirer que l'esprit de Jésus nous conduise, nous régisse et nous possède, et use de nous selon sa puissance et sa volonté ! Et en ce mutuel usage que Jésus fait, nous appropriant et assujettissant à lui; que nous faisons de Jésus, nous livrant et nous abandonnant à lui,
(1) Oeuvres, p. 142o. (2) Ib., p. 501. (3) Ib., P. 949. (4) Ib., pp. 1220, 1221 (5) Ib., p. 1431. Le P. Bourgoing va plus loin encore : « Nous devons toujours nous porter davantage aux mystères inconnus, parce qu'ils sont des trésors de Dieu cachés, et qu'ils sont plus grands (?), plus dignes d'honneur, et moins honorés sur la terre ». Avis XXe.
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consiste l'usage et l'exercice de la vie de la grâce, de laquelle nous avons à vivre sur la terre (1). Rien de plus logique. Nous avons vu, en effet, que «Jésus est l'accomplissement de notre être, qui ne subsiste qu'en lui ». D'où la nécessité de nous
lier à Jésus, comme à celui qui est le fond de notre être par sa divinité ; le lien de notre être à Dieu par son humanité ; l'esprit de notre esprit, la vie de notre vie, la plénitude de notre capacité. Notre première connaissance doit être de notre condition manquée et imparfaite; et notre premier mouvement. doit être à Jésus comme à notre accomplissement. Et en cette recherche de Jésus, eu cette adhérence à Jésus, en cette profonde et continuelle dépendance de Jésus, est notre vie, notre repos, notre force et toute notre puissance à opérer ; et jamais nous ne devons agir que comme unis à lui, dirigés par lui, et tirant esprit de lui, pour penser, pour porter et pour opérer (2)
Toute l'économie de notre sanctification personnelle se ramène à cette règle unique : se prêter, s'ouvrir, s'abandonner à la grâce,
qui tire l'âme hors de soi-même par une sorte d'anéantissement et la transporte, l'établit, et l'ente en Jésus-Christ (3).
Or c'était là, du temps de Bérulle, une manière nouvelle et assez paradoxale, d'entendre l'ascèse. Une mystique, au lieu d'une science des moeurs; une adhérence au Verbe incarné, une « appropriation » de ses divins états, au lieu de ces laborieux exercices qui avaient tant occupé les Pères du désert, et que le jésuite Alphonse Rodriguez venait de populariser dans son beau traité de la Perfection chrétienne: il y avait là de quoi déconcerter les meilleurs esprits.
J'avoue, écrit le P. Amelote, que cette théologie surprend
(1) Oeuvres, pp. 1358, 1359. (2) Ib., p. 1181. (3) Ib., p. 1166.
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beaucoup de personnes, mais elle ravit ceux qui étudient les Apôtres et l'Evangile. Je sais bien que plusieurs s'offensent, quand on leur parle d'entrer dans les dispositions de Jésus-Christ et qu'ils accusent l'Oratoire d'avoir un langage et une dévotion nouvelle (1). Mais quoi ! Ce qu'il y avait là de nouveau, c'était précisément de fonder l'ascèse chrétienne, et de la fonder uniquement sur la théologie de saint Jean et de saint Paul. Depuis Cassien jusqu'à Rodriguez, le torrent de nos moralistes suivait une autre méthode, moins théologique, moins directement surnaturelle. A Dieu ne plaise que je les accuse de naturalisme! Comme Bérulle, ils admettent que l'homme ne peut rien sans la grâce ; comme lui, ils proposent à nos efforts un idéal tout divin, imiter ce même Christ que Bérulle nous invite à revêtir. Mais enfin, à cela près, ils ressemblent aux moralistes profanes, aux stoïciens par exemple. Cela est si vrai, que leurs ouvrages peuvent contribuer efficacement à la formation morale d'un incrédule; tandis qu'à cet incrédule la morte de Bérulle ou du P. Eudes, paraîtra aussi décevante, aussi ridicule qu'un rituel magique ou bien qu'un manuel d'astrologie. « Si le Christ n'est pas ressuscité, disait saint Paul, tout l'édifice de notre foi s'écroule ». Bérulle pourrait dire tout de même : si le Verbe n'a pas revêtu notre nature, il ne reste rien de toute ma morale. Bref il y a là deux écoles, qui sans doute voisinent souvent et qui tendent au même but suprême, mais enfin qui ne s'accordent, ni sur la définition, ni sur la pratique de l'ascèse. Les premiers maîtres de l'école française ont très bien senti cette différence, et ils l'ont délibérément voulue : peut-être tendent-ils parfois à l'exagérer. Attaqués, ils se défendent, et par l'offensive. « Pour ne pas entrer dans l'esprit de la grâce », c'est-à-dire pour ne pas s'occuper avant tout et uniquement d'adhérer aux dispositions du Verbe incarné,
(1) Amelote, op. cit. II, pp. 91, 91.
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ne voyons-nous pas, écrit le P. Quarré, plusieurs âmes, qui gardent des constitutions très saintes et des règles fort bonnes ; d'autres, qui font des actes fréquents de vertus, et plusieurs qui... s'obligent à beaucoup d'exercices et de pratiques qu'on appelle spirituelles, qui néanmoins n'avancent point du tout en la perfection, et même n'ont aucune vertu solide... Or... d'où vient qu'elles ne profitent rien parmi tant de soin et de travail? Chacun en dira sa pensée... ; pour moi, je vois que le mal vient de ce que telles âmes n'ont pas assez de recours et de soumission à la grâce ; elles ne sont pas liées à Jésus-Christ... Elles n'ont pas de défiance d'elles-mêmes... elles s'appuient sur leur courage, sur leur travail et exercice (1).
Quarré incline plus ou moins au jansénisme : on peut donc à la rigueur récuser son témoignage, mais, chose très significative, le Bienheureux Jean Eudes parle tout comme lui, et même plus durement :
Il se trouve plusieurs personnes qui estiment la vertu, qui la désirent, la recherchent, et emploient beaucoup de soin et de travail pour l'acquérir, et néanmoins, on en voit fort peu qui soient ornées des vraies et solides vertus chrétiennes. Une des principales causes de cela est parce qu'ils se conduisent en la voie et en la recherche de la vertu, non pas tant selon l'esprit du christianisme, comme selon l'esprit des philosophes païens, des hérétiques et des politiques ; c'est-à-dire, non pas tant selon l'esprit de Jésus-Christ et de la grâce divine qu'il nous a acquise par son sang, comme selon l'esprit de la nature et de la raison humaine.
Il insiste et montre « la différence qu'il y a entre ces deux esprits, en ce qui regarde l'exercice des vertus ».
Ceux qui recherchent la vertu à la mode des philosophes païens..., la regardent avec les yeux de la raison humaine simplement, l'estiment comme une chose très excellente d'elle-
(1) Quarré, op. cit., pp. 189, 19o. « A grand peine pensent-elles s'il y a un Jésus-Christ ». Je n'ai pas transcrit dans le texte cette ligne, par trop excessive, à laquelle néanmoins certaines apparences sembleraient donner raison. Ainsi dans ses réflexions morales,Tillemont, adepte fervent de l'ascèse traditionnelle, ne fait presque aucune mention de la personne du Christ. Cf. le t. IV du présent ouvrage, au chapitre Tillemont.
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même, qui est fort conforme à la raison et nécessaire à la perfection d'un homme, pour le distinguer d'avec les bêtes... ; et par ces considérations plus humaines que chrétiennes, ils s'animent à la désirer et acquérir.
Non, il n'y a pas « simplement » que cela ; il y a néanmoins beaucoup de cela chez les maîtres de l'ascèse traditionnelle, chez Rodriguez, par exemple, Sénèque chrétien certes, mais enfin, Sénèque. Au contraire, les moralistes bérulliens regardent la vertu, non pas en elle-même seulement, mais en son principe et en sa source, c'est-à-dire en Jésus-Christ, qui est la source de toute grâce, qui contient en éminence et en souverain degré toute sorte de vertus, et dans lequel la vertu a une excellence infinie. Car... la vertu est sanctifiée et déifiée en lui... A raison de quoi, si nous considérons la vertu en Jésus-Christ, cette considération sera infiniment plus puissante pour nous porter à l'estimer, aimer et rechercher.
Bérulle nous avait déjà conseillé d' « accomplir » nos « actions de vertu »,
plus par relation et hommage à Jésus-Christ, que par désir de la même vertu en soi-même. Car aussi est-elle plus aimable, plus souhaitable et plus divine, parce qu'elle est à Jésus et par le rapport et conformité qu'elle nous y donne, que parce qu'elle est en soi-même... Nous devons plus aimer la patience et la débonnaireté, parce qu'elle nous conforme à Jésus-Christ doux et patient, que parce qu'elle nous rend doux et patients (1).
D'où il suit naturellement, continue le P. Eudes, que les premiers,
aiment la vertu et s'efforcent de l'acquérir, non pas tant pour Dieu... que pour eux-mêmes... pour leur propre mérite, intérêt et satisfaction, et pour se rendre plus excellents et accomplis,
au lieu que les seconds cherchent, plus que tout, e le contentement et intérêt de Dieu » ; ils veulent
(1) Oeuvres, p. 1457.
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se rendre semblables à leur chef qui est Jésus, pour le glorifier et pour continuer l'exercice des vertus qu'il a pratiquées sur la terre ; qui est ce en quoi consiste proprement la vertu chrétienne. Car comme la vie chrétienne, n'est autre chose qu'une continuation de la vie de Jésus-Christ, aussi les vertus chrétiennes sont une continuation et accomplissement des vertus de Jésus-Christ... Jugez de là combien les vertus chrétiennes sont plus saintes et excellentes que les vertus qu'on appelle morales, qui sont proprement les vertus des païens, des hérétiques et des faux catholiques (1). Les vertus chrétiennes... sont les vertus mêmes de Jésus-Christ, desquelles nous devons être revêtus, et lesquelles il va communiquant à ceux qui adhèrent à lui.
Enfin, les moralistes de l'ascèse naturelle, « se persuadent » qu'ils pourront acquérir la vertu,
par leurs propres efforts, à force de soin, de vigilance, de considérations, de résolutions et de pratiques, en quoi ils se trompent extrêmement,
au lieu que les autres, bien qu'ils apportent,
de leur côté tout le soin, la vigilance et le travail qu'il leur est possible..., toutefois, ils prennent bien garde à ne se confier aucunement sur leurs soins et vigilances, sur leurs exercices et pratiques... Mais ils attendent tout de la pure bonté de Dieu,
et de leur « adhérence » aux vertus du Verbe incarné (2). Bref, l'ascèse traditionnelle est anthropocentrique, la bérullienne
(1) L'éditeur du P. Eudes, le R. P. Lebrun, explique, dans une note, se nom de vertus morales. Il nous avertit, qu'il ne faut pas entendre par là les vertus morales que les théologiens opposent aux vertus théologales. Il ajoute : « Au temps du P. Eudes, on réservait communément la dénomination de vertus morales, aux vertus naturelles que l'on opposait » ainsi aux surnaturelles ou chrétiennes. Sans doute, mais il faut bien entendre que cette distinction ne s'appuie pas sur l'objet même de la vertu Ainsi par exemple, l'humilité sera simplement vertu morale, ou bien elle méritera d'être nommée chrétienne, suivant l'esprit de celui qui la pratique. Au reste, pour que cette humilité devienne vraiment chrétienne et surnaturelle, il n'est pas absolument nécessaire que l'on se place — explicitement et consciemment — au point de vue bérullien. En fait, toutes les vertus d'un bon chrétien, sont la continuation des vertus du Christ. (2) Oeuvres complètes du Vénérable P. Eudes, t. I. Le Royaume de Jésus, pp. 2o4-2o3. Le P. Lebrun nous dit que le P. Eudes s'est inspiré dans ce chapitre du Traité de François de Sales sur l'Amour de Dieu. Oui, mais missi, mais d'abord de Bérulle.
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théocentrique; celle-là pourrait s'appeler l'ascèse de l'affirmation, celle-ci, de la suppression du moi; la première, ascèse personnelle et en quelque manière séparée, la seconde, ascèse unitive. Non, encore une fois, ni Cassien, ni Rodriguez, ni personne, parmi les moralistes chrétiens, ne songe à se passer de la grâce. Ils font tous une grande place à la prière, avouant par là que, sans le secours du ciel, aucune ascèse naturelle ne peut arriver à nous rendre surnaturellement vertueux. Ou bien ils rappellent expressément, ou bien ils supposent connus ces principes premiers du christianisme. Il n'en est pas moins vrai qu'ils ont immédiatement pour but de développer, d'assouplir et de discipliner la volonté. Ils savent que nous ne sommes pas seuls, mais, quand ils en viennent à l'action, ils se gouvernent comme s'ils étaient seuls, comme si le succès ne dépendait que de leur effort; c'est là du reste une des maximes de saint Ignace. Ils sont des professeurs d'énergie; les bérulliens, de soumission, d'anéantissement. Ils demandent de nous une activité intense ; les bérulliens, une adhésion intense à l'activité divine. Les premiers s'affirment encore, même lorsqu'ils se renoncent; ils atteignent ainsi à une plus complète maîtrise d'eux-mêmes; les autres se mortifient, s'effacent pour «se rendre» , « se laisser au Christ ».
Plus on mêle de soi, écrivait M. Olier, moins on est avancé dans les oeuvres de la grâce. C'est pourquoi il faut être soigneux d'être toujours en renoncement à nous-mêmes... Qui vult venire post me, abneget semetipsum. Car ce nous-mêmes est une source d'imperfections, et une abondance de tous maux (1).
Enfin, et ce mot dit tout : pour les premiers, le Christ est notre modèle, pour les seconds, notre vie, « notre force et toute notre puissance à opérer » (2).
(1) Lettres de M. Olier, Paris, 1885, II, p. 514. (2) Oeuvres de Bérulle, p. 1181.
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La vertu chrétienne, dit encore le P. Quarré, n'est pas une imitation de la vie et des vertus d'un homme parfait, ni d'Adam même, considéré en son innocence et en la justice originelle; car ce serait peu d'avoir les vertus en cette sorte, mais c'est une vive image de la vertu de Jésus Homme-Dieu; où, pour mieux dire, c'est la vie et la vertu même de Jésus qui est en l'homme (1).
Quoiqu'on ait pensé et répété le contraire, cette doctrine n'est pas plus inerte que l'autre, pas moins pratique. En effet, bien que Dieu concoure beaucoup plus que nous, à l'oeuvre de notre « accomplissement » moral, son activité ne suffit pas. Il faut la « tirer » à soi, répète Bérulle, « se joindre à elle », se « l'approprier », toutes choses, qui ne se font pas sans nous. Ainsi pour l'exploitation des forces naturelles. Abandonné à ses propres ressources, l'homme n'atteindrait jamais aux résultats prodigieux qu'une chute d'eau, qu'une pile électrique lui rend faciles; mais inversement, ces forces resteraient inopérantes si l'industrie humaine n'arrivait pas à les capter, à les actionner, à les conduire. L'originalité de l'école française, est précisément de réaliser l'existence de l'électricité divine, si j'ose dire, que la Providence met à nos ordres, puis de vouloir et de savoir l'exploiter. Et rien n'est plus simple, quoique l'on éprouve une certaine difficulté à donner un tour pratique aux mystiques formules de l'école française. Je sais bien qu'on a raillé ces formules, mais en quoi les trouve-t-on plus obscures que les textes correspondants de l'Évangile ou de saint Paul : « Demeurez en moi » ; « Je suis la vie », je suis « le chef» ou « la vigne ». « Essayez de reproduire en vous-mêmes les sentiments de Jésus » ; « Mes enfants, vous que je ne cesse d'enfanter, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous »? Tout chrétien peut comprendre cela, assez du moins pour essayer de le vivre.
(1) Quarré, op. cit., p. 181.
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Nous trouvons du reste, chez nos maîtres bérulliens des directions précises, des consignes nettement définies, et comme presque un art d'adhérer aux états du Verbe incarné. Si je les ai bien compris, on s'exerce à cette adhérence, on la mérite, on l'obtient par quatre occupations principales : demande, ratification, exposition, assujettissement.
α) Désir et demande. — « Désirer d'appartenir à Jésus-Christ, enseigne le P. Bourgoing, c'est déjà commencer de lui appartenir, comme le désir d'aimer Dieu est déjà un amour commencé » t. La demande suit naturellement ce désir. Laissons parler M. Tronson.. Comment, interroge-t-il, c'est-à-dire, par quels « actes », pouvons-nous « faire passer en nous... la vertu » du Verbe? Il répond avec une simplicité un peu archaïque, mais pleine de sens :
Cela doit se faire particulièrement par la demande. Car, comme nous communions au corps de Notre-Seigneur, lorsque nous ouvrons la bouche, et que nous le recevons, ainsi nous communions à ses vertus et à son esprit, lorsque, ouvrant la bouche de notre coeur, nous le recevons dans notre coeur... ; or la bouche de notre coeur est le désir et la demande (2).
A chacun d'exprimer cette demande comme il l'entend. Voici néanmoins, paraphrasée par le P. Eudes, la formule-type qu'avait rédigée, semble-t-il, le P. Charles de Condren (3).
(1) Oeuvres complètes de Bérulle, p. 87. (2) Letourneau, op. cit., pp. 136, 137. (3) Veni, Domine Jesu, et vive in hoc servo tua, in plenitudine virtutis tuæ, in perfectione viarum tuarum, in sanctitate Spiritus, et dominare omni adversae potestati, in Spiritu tuo, ad gloria in Patris. Amen. Au cours d’une retraite qu'il faisait (1036) sous la direction de Condren, M. Olier apprit de lui cette formule, qu'il devait ensuite légèrement modifier, et qui est devenue la belle prière sulpicienne : O Jesu, vivens in Maria. Cf. plus haut, p. 98. Le P. Eudes donne une formule presque identique : Veni, Domine Jesu, veni in plenitudine virtutis tuae, in sanctitate spiritus tui, in perfectione mysteriorum tuorum, et in puritate viarum tuarum. Veni, Domine Jesu. Le Royaume de Jésus, p. 44o. Les variantes ne sont pas sans intérêt. Cette formule toute bérullienne est-elle de Bérulle lui-même, ou de Condren, ou d'un autre ? aucun document ne nous éclaire sur ce point. Il semble qu'elle a dû être adoptée de très bonne heure par l'Oratoire.
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Venez, Seigneur Jésus, venez dedans moi, en la plénitude de votre vertu, pour y détruire tout ce qui vous déplaît et pour y opérer tout ce que vous désirez ou votre gloire. Venez en la sainteté de votre Esprit, pour me détacher entièrement de tout ce qui n'est point vous, pour m'unir parfaitement avec vous, et pour me conduire saintement en toutes mes actions. Venez en la perfection de vos mystères, c'est-à-dire, pour opérer parfaitement en moi ce que vous désirez y opérer par vos mystères ; pour nie gouverner, selon l'esprit et la grâce de vos mystères, et pour glorifier, accomplir et consommez en moi vos mystères. Venez en la pureté de vos voies, c'est-à-dire, pour accomplir sur moi, à quelque prix que ce soit, et sans m'épargner aucunement, tous les desseins de votre pur amour, et pour me conduire dans les droites voies de ce même pur amour (1).
β) Ratification. — La demande est tournée vers l'avenir : la ratification, comme son nom l'indique, vers le passé, mais vers un passé divin, qui est tout aussi bien le présent. Le Verbe ayant versé telle goutte de sang pour nous, nous ayant destiné et mérité telle grâce particulière, nous ayant suppléés d'avance dans tels offices auxquels depuis nous avons manqué, nous devons nous efforcer à vouloir, nous voulons, mais d'une volonté aussi efficace que possible, ce qu'il a voulu pour nous ou à notre place. Ainsi le P. Eudes :
O mon divin Chef, vous avez fait un très saint usage de mon être et de tout l'état de ma vie; vous avez rendu pour moi à votre Père, en votre naissance temporaire, tous les devoirs que j'aurais dit lui rendre en la mienne, et vous avez pratiqué tous les actes et exercices que j'aurais dît pratiquer. Qu'à jamais en soyez-vous béni! Oh! que de bon coeur, je consens et adhère à tout ce que vous avez fait pour moi! Certes, je le ratifie et approuve de toute ma volonté, et je le voudrais signer de la dernière goutte de mon sang; comme aussi tout ce que vous avez fait pour moi en tous les autres états et actions de votre vie, pour suppléer aux défauts que
(1) Eudes, op. cit., p. 44o.
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vous saviez que je devais commettre, dans les divers états et actions de ma vie (1).
γ) Exposition. — Nous prenons les mots que nous pouvons. On pourrait dire presque aussi bien : présentation. C'est ici du reste un des traits les plus caractéristiques des directions bérulliennes :
Ouvrez votre âme (aux)... opérations (du Verbe incarné), et l'abandonnez toute à ses intentions;
Qu'est-ce à dire, et comment cela se fait-il ?
et, jugeant vos propres actions trop peu de chose pour l'honorer, EXPOSEZ-VOUS à la puissance et efficace de son esprit, afin qu'il daigne vous disposer à l'honorer par ses INFLUENCES et opérations... Il lui plait IMPRIMER dans les âmes ses états et ses effets, ses mystères et ses souffrances (2).
L'âme s'expose, et par de mystérieuses influences, par une sorte de galvanoplastie spirituelle, le Verbe s'imprime en elle :
Nous voici au temps que Jésus-Christ vient à nous. Le voulons-nous recevoir ? Allons par le chemin qu'il vient. Il vient par humilité, charité, bénignité. Allons par là au-devant de lui...
L'ascèse ignatienne pourrait aussi bien tenir ce langage. Mais, après avoir nommé ces diverses vertus, elle nous apprendrait à les pratiquer. Bérulle, non. Présentons nous à son humilité, sa charité, sa bénignité : ouvrons-y nos coeurs, afin qu'elles s'y impriment.
Sont-ce là de pieuses imaginations, et plus ou moins décevantes ? Non certes : Les vertus divines sont OPÉRATIVES et veulent toutes agir et produire une semblance d'elles-mêmes, hors d'elles-mêmes,
(1) Eudes, op. cit., p. 501. (2) Oeuvres, p. 1054.
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dans les sujets préparés, et où elles se plaisent. La lumière incréée produit une lumière créée, l'amour incréé produit un amour créé. Il est de même des qualités et vertus de Dieu incarné. Son humilité divinement humaine se veut imprimer dans nos âmes; sa douceur tend à nous rendre doux. Et c'est ce que signifient ces belles paroles : Discite a me quia mitis sum et humilis corde, car en Jésus, le parler est faire, et enseigner c'est donner (1).
Décidément, cet homme prodigieux a tout dit; il n'a presque rien laissé à l'initiative intellectuelle de ses disciples. Ceux-ci ne feront que le répéter. Par cet « exercice », écrit le P. Quarré, l'âme,
demeurant unie et attachée à Dieu, ne manque pas de recevoir les rayons de cette divine lumière, qui est la vie et la voie de nos âmes; et assurément, si elle persévère avec fidélité, il ne peut être qu'enfin elle ne se trouve blessée des traits de cet amour qu'elle contemple, et, entrant par ce moyen en la jouissance de l'amour divin, qui est toujours libéral en ses communications, elle recevra infailliblement les vertus qui lui sont nécessaires (2).
Voulons-nous «obtenir quelque grâce ou quelque vertu en particulier », demande le P. Bourgoing,
regardons-les attentivement, honorons-les humblement, et attendons « avec silence le salutaire de Dieu » ; demandons quelque influence et participation de ces admirables et divines vertus de Jésus, et des pratiques qu'il en a faites, supplions-le qu'il étende le bras de sa toute-puissance pour nous les imprimer... Cela peut-être nous sera plus efficace que de s'efforcer trop à en produire les actes, quoiqu'il ne faille pas les omettre; mais, à la vérité, j'y voudrais en la pratique plus d'onction que d'action, et plus d'effets de grâce que d'efforts de la nature (3).
(1) Oeuvres, pp. 1393, 1394. Bérulle dit encore souvent : liez-vous à Dieu a par regards fréquents e, et par là, il veut dire : exposez-vous, présentez-vous. Bourgoing appelle cette manière de prier : Oraison par voie de regard et d'honneur. Avis XII°. (2) Quarré, op. cit., pp. 168, 169. (3) Bourgoing, op. cit., Avis XIV°.
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Par où l'on voit que, si elles se distinguent, les deux ascèses ne se contrarient point. Chacun, suivant son propre tempérament et l'attrait de la grâce, donne sans doute plus à l'une qu'à l'autre, mais enfin l'on passe aisément de l'une à l'autre. Et Bourgoing encore :
Tous les mystères de Jésus-Christ..., ses paroles, ses désirs, ses pensées, ses mouvements et toutes ses saintes opérations, tant intérieures, qu'extérieures (Christus totus)... ; bref tout ce qui est en lui, ou qui procède de lui, toutes ces choses, dis-je, envoient d'elles-mêmes leurs rayons, portent leurs influences et produisent leurs effets en nous, si elles sont regardées et contemplées d'un oeil plein d'estime, d'honneur et de révérence, et elles répandent leurs grâces particulières et impriment leurs vertus, SANS AUTRE EFFORT DE NOTRE PART, et SANS AUCUNS ACTES, DES VERTUS FORMELLEMENT PRODUITS.
Et c'est pour cela, soit dit en passant, qu'ils enseignent qu'après tout, l'adoration suffirait . Que l'on y pense ou non, elle nous « expose » à ce qu'elle adore.
La raison et le fondement de ce principe est qu'il n'y a rien au Fils de Dieu que de saint et de sanctifiant, rien que d'efficace, et qui ne soit pour nous une source perpétuelle de grâce, comme chaque vertu en lui est cause de la même vertu en nous, et elle va toujours s'imprimant dans les coeurs disposés; ainsi que le soleil ne cesse jamais de luire, d'influer ou d'opérer; ou comme un baume va toujours répandant ses suaves odeurs ; de même Jésus, qui est le vrai soleil de nos âmes, et qui est appelé l'huile ou l'onguent précieux épanché, oleum effusem. De façon que la sainteté de Jésus est sanctifiante, son humilité humiliante, sa pureté purifiante. Ainsi son obéissance..., et toutes ses autres vertus se répandent et produisent en nous leurs effets, quoique nous ne nous efforcions point à en produire les actes, mais seulement, portant vers elles simplement et fixement notre regard, en toute humilité et respect, et attendant ainsi leurs influences... Or je dis ceci, non pour abolir l'exercice et la pratique des actes intérieurs, et la recherche et l'humble demande des vertus, car tout cet oeuvre (son livre de méditations) en est plein ; mais... afin de porter et introduire les âmes en une voie intérieure de faire oraison, par manière
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de regard (ou d'exposition), d'estime, d'honneur, de révérence, d'admiration et d'adoration de Jésus (1). Trouvez-vous ces oratoriens trop quiétistes et voulez-vous enfin un jésuite? En voici un, très bérullien certes, comme les meilleurs de son Ordre, mais aussi très fidèle à l'esprit de saint Ignace :
Il suffit, écrit le P. Rigoleuc, de regarder Jésus et de contempler ses perfections et ses vertus. Cette vue seule est capable de produire par elle-même de merveilleux effets sur l'âme ; de même qu'un simple regard vers le serpent d'airain... suffisait pour guérir de la morsure des serpents. Car non seulement, tout ce qu'il y a en Jésus est saint, mais encore sanctifiant et de nature à s'imprimer dans les âmes qui s'appliquent à la considérer avec de bonnes dispositions. Son humilité nous rend humbles, sa pureté nous purifie, sa pauvreté, sa patience, sa douceur et ses autres vertus s'impriment en ceux qui le contemplent. Cela peut se faire même sans que nous réfléchissions eu aucune façon sur nous-mêmes, mais simplement par le seul fait que nous considérons ces vertus en Jésus avec estime, admiration, respect, autour et complaisance (2).
Il a lu vraisemblablement le P. Bourgoing, il le copie même, peut-être, et il est encore plus affirmatif que lui (1),
(1) Bourgoing, op. cit., Avis XIIe. (2) Cité par le R. P. Lhourneau, La vie spirituelle à l'école du Bienheureux L. M. G. de Montfort, Paris, 1913, pp. 95, 96. Nous retrouverons le P. Rigoleuc dans le tome V. Nous avons parlé de galvanoplastie spirituelle. M. Tronson préfère une autre image : « Lorsque, dit-il, on veut teindre une étoffe et lui donner une couleur qu'elle n'avait point auparavant, use étoffe blanche que l'on veut mettre en écarlate, on le peut faire en deux façons : ou en appliquant dessus cette couleur, et cela se ferait avec beaucoup de temps, de travail et de peine ; (c'est l'ascèse ignatienne), ou eu la mettant dans la teinture, ce qui se ferait sans peine (ascèse bérullienne) ; car après l'avoir laissée seulement tremper pendant quelques jours, ou la retirerait toute teinte d'écarlate et plus solidement que si l'écarlate y avait été extérieurement appliquée. Il en est de même des vertus ; c'est une teinture renfermée dans le coeur de Jésus-Christ, et lorsqu'une âme s'y plonge par amour, par adoration, et par les autres devoirs de religion, elle prend aisément cette teinture ». Letourneau, op. cit., pp. 133, 134. On aura remarqué ce mot « devoirs de religion », Ainsi toute l'ascèse bérullienne vise uniquement la pratique de cette vertu. Non pas qu'elle se désintéresse des autres vertus. Simplement la vertu de religion lui parait un « moyen court » d'acquérir toutes les autres. (3) Voici à ce sujet un admirable texte que j'emprunte à La vie de messire Antoine Roussier (1595-1639) prêtre, cathéchiste, missionnaire des provinces du Lyonnais, Foretz et Auvergne, par Gabriel Palerne, sieur du Sardon, Paris, 1645. Il disait quelquefois à ces compagnies religieuses : « Mes chères soeurs, si, par malheur ou mégarde, vous avez fait quelque mauvais pas, ne le repassez pas trop dans votre esprit. Vous irez, par fréquentes réflexions sur vous-mêmes, presque à l'oubli de Jésus-Christ, qui doit être votre vie et votre voie. Aussi Satan tâche de vous arrêter aux revues de vos propres défauts pour vous faire chopper davantage... GARDEZ BIEN DE VOUS TROP REGARDER. Allez toujours bien humblement..., sans amusement sur vous-mêmes ; NE REGARDEZ RIEN, JE VOUS PRIE, QUE CE QUI EST BEAU; nous sommes sans doute bien laids, et Jésus TOUT EXPRÈS EST SI BEAU QU'IL DOIT HEUREUSEMENT RAVIR NOTRE VIE. » pp. 71, 72. Puisque je cite ce livre, voici encore quelques lignes, mais du biographe, qui nous font saisir sur le vif l'étrange mélange d'idéalisme et de grossièreté qui est une des caractéristiques de cette singulière époque : « Il ne pouvait souffrir ces montreuses de gorge, ou égorgées, qui ne font regorger de leur plus belle vanité sinon des pelotes ramassées et pressées d'un fumier couvert de neige, lesquelles ne peuvent servir qu'à faire des fondrières de lubricité » p. 158. Pour revenir au sujet du présent paragraphe, voici encore les paroles, un peu vagues, mais fort belles, de l'avant dernier archevêque de Cantorberv, Temple 1821-1902). Il était alors évêque d'Exeter, et il s'adresse à ses ordinands : « We come now to the third aspect of spiritual life : FORGETTING OURSELVES ALTOGETHER, AND LOSING OURSELVES IN CONTEMPLATION OF GOD. « I have prayed and striven long, said it penitent, and yet I have failed. How can I pray better?— Go home, was the saint’s reply, and pray for God's glory. » — There is in such prayer a wonderful power to elevate the spirit... The majesty and love of God are something more bright and glorious than we can conceive. How can we cast down, how rise above some of these things that so vex us? We find the thought and contemplation of Him something that lifts us above them; we find that ideal which must be ever before our eyes. What is the moral standard but a reflection of God ? And «Holiness», which we substitute for «Morality » comes front God. In striving, there is the pain of effort, failure, anxiety, grief, humiliation, sadness... In the thought of God there in peace. His Eternal Majesty! The thought of it brings perpetual calm... What is life but « to know Thee and Jesus-Christ » ?... Elsewhere we are all astray — at other times we are giving out; BUT IN CONTEMPLATION AND PRAISE WE ARE RECEIVING ; AND SO IT MOULDS OUR CHARACTER. « Now me see as in a mirror» and yet, WHILE SO BEHOLDING, THERE IS PERPETUAL TRANSFORMATION. We are « changed into the same image ». The power of such study SINKS unconsciously into life... In prayer, there is often irrepressible emotion which seems to throw us off our balance; but here there is calm ». Memoirs of Archbishop Temple by seven friends, edited by E. G. Sandford, London, 1906, I, pp. 446, 447. C'est un très beau livre.
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δ) L'état de servitude. — Demande, Ratification, Exposition, tout cela suppose un certain nombre d'actes particuliers définis, conscients, que la réflexion peut saisir et analyser. On aura toutefois remarqué qu'à mesure que nous avançons dans cette curieuse ascèse, nous nous éloignons de plus en plus de la zone des actes proprement dits, pour nous engager dans celle des états.
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Ce que nous appelons volonté intervient beaucoup plus dans la demande ou dans la ratification que dans cette mystérieuse exposition dont nous venons de parler. Celle-ci est plutôt une attitude, une posture, un état. Etat, du reste, n'est pas synonyme de sommeil, d'inertie, de passivité pure. Pour s'exposer, s'ouvrir, s'épanouir aux influences divines, il faut agir. Mais cette activité ne ressemble pas à celles qui produisent le désir ou la prière ; elle est plus profonde ; elle tâche d'atteindre tout l'être et le fond de l'être. Pendant que nos facultés, c'est-à-dire, pendant que la surface de l'âme, paraît à peu près immobile, ce qu'il y a chez nous de plus nous-mêmes, de plus vivant, agit avec une intensité d'autant plus grande qu'elle est plus paisible. Les quelques actes qui restent nécessaires — et qui relèvent de l'ascèse, — ont uniquement pour but de mettre en branle, d'entraîner, puis d'entretenir et au besoin de renouveler ces activités meilleures. Ainsi l'exigent ces influences mêmes auxquelles on nous conseille de nous exposer. Le Verbe incarné rayonne beaucoup plus par ses états que par ses actes, et ses états opèrent, impriment en nous des états correspondants, — humilité, patience, douceur — tous états particuliers, qui nous revêtent peu à peu des « dispositions » du Christ, et nous acheminent vers l'état de servitude totale, but suprême des directions bérulliennes.
L'état de servitude, écrit le P. Bourgoing, est une manière spéciale d'appartenance, qui ne consiste pas tant à vouloir, à désirer, à protester cette servitude (actes distincts), qu'en une qualité et disposition permanente que Notre-Seigneur imprime et met en l'âme, afin de la rendre toute sienne par ce titre. Au moyen de quoi, l'âme renonce à toute propriété et au droit qu'elle a sur ses actions, même à sa propre liberté, pour se livrer à la puissance et à la souveraineté de Dieu, qui opère cela en elle, et se l'approprie en sou être et en toutes ses opérations. Il faut remarquer, que, par cette disposition, l'on ne donne pas seulement les fruits, mais le fonds; non seulement les accidents, mais la substance; non seulement les
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actions, les paroles et les souffrances, mais aussi l'être, l'essence et l'intime de l'âme; que ce n'est pas une oblation préparatoire, mais une donation parfaite et entière (1).
Il se pourrait bien que le P. Bourgoing voulût opposer ici la donation parfaite que nous enseigne l'école française à la simple oblation préparatoire, au fameux Suscipe par où se terminent les Exercices de saint Ignace. Mais, pour ma part, je n'arrive pas à distinguer ces deux actes. Car, bon gré mal gré, de part et d'autre, ce ne sont là que des actes, des désirs, des volitions, actes distincts, conscients, qui s'expriment par de claires formules, actes passagers, fuyants, toujours révocables par des actes contraires (2). « On ne donne pas seulement les fruits, mais le
(1) Oeuvres complètes de Bérulle, pp. 87, 88. (2) En fait d’ «actes » l'école ignatienne connaît surtout les décisions, les résolutions. D'où chez les adeptes de cette école peu de formules. Il y en a bien quelques-unes dans les Exercices : En O Rex supreme ; Sume et Suscipe; mais en petit nombre. En revanche les formules abondent chez les bérulliens. En effet, de quelle autre manière pourraient-ils traduire les activités que leur ascèse cherche à développer : Demande, Ratification, Exposition? Mais ces formules sont des actes, peuvent du moins et doivent être des actes. Ne dit-on pas un acte de foi ? J'ai pensé qu'on ne serait pas fâché de trouver ici quelques échantillons de ces formules.
Oblation à l'enfance.
Je regarde, je révère, j'adore Jésus en son enfance : je m'applique à lui en cet état, comme en un état auquel je m'offre, je me voue, je me dédie, pour lui rendre un hommage particulier, pour en tirer grâce, direction, protection. influence et opération singulière, et être comme un état fondamental à l'état de mon âme, tirant vie, dépendance, subsistance et fonction de cette conduite, de cette enfance divine, comme de l'état de mon état, comme de la vie de ma vie. (Oeuvres de Bérulle, p. 1015.)
Oblation en état de servitude au Père éternel.
O Père éternel..., je vous offre mon désir et ma volonté d'entrer, à présent et pour jamais, en l'état de soumission, servitude et dépendance perpétuelle de votre essence et paternité... Je vous offre... tout ce que je suis...; pour être tout à vous en cet état de soumission, servitude et dépendance ; et pour ne me mouvoir ni agir que par vous et pour vous...; et en cet état, je me rends et établis l'esclave de Jésus et de Marie... et je fais voeu de ne jamais révoquer cet état et servitude par aucun acte formel... (Oeuvres de Bérulle, pp. 1201, 1202.)
Voici une formule très intéressante, proposée par le P. Quarré :
Aspirations et affections de l'âme dévote qui s'abandonne à Jésus-Christ.
... 0 Jésus, je donne mon être à votre être, ma vie à votre vie, ma pensée à votre pensée, ma parole à votre parole, mon amour à votre amour, mon âme à votre âme sainte, ma puissance à votre puissance, afin que, quand j'opérerai par moi, ce ne soit plus moi, et que je n'aie plus de liberté de faire aucun usage de tout ce que je suis, puisque je vous ai tout donné. Je m'offre à vous, ô mon Dieu, pour porter tous les états de souffrances, tant intérieures qu'extérieures, afin que ma vie dans iceux, honore la vôtre, et que je n'aie point la vie pour moi, mais pour vous. (Trésor spirituel, p. 609.)
Toute la littérature oratorienne est pleine de pages semblables. Ainsi les livres de M. Olier, et plus encore ceux du P. Eudes. Le Royaume de Jésus est tout en formules. L'éditeur du P. Eudes fait à ce propos d'utiles remarques. « La doctrine qu'il enseigne paraît d'abord un peu élevée, et les chrétiens peu instruits auraient pu être embarrassés pour la mettre en pratique. Il voulut leur faciliter la tâche..., et..., il formula lui-même dans des élévations pleines d'onction, les actes et les exercices dont il recommande l'usage »... « Au point de vue littéraire, son livre y a peut-être perdu », Est-ce la faute du genre, ou celle de l'écrivain ? Bossuet n'a pas une autre méthode, et les Elévations n'en sont pas moins un chef-d'oeuvre. « Mais le vénérable... ne cherchait qu'à faire du bien... Cependant l'usage des prières qu'on trouve toutes faites dans un livre n'est pas sans inconvénients. On prend vite l'habitude de les réciter machinalement... Le Vénérable P. Eudes a soin de nous prémunir contre ce danger. « Si vous désirez faire un saint usage de ce livre, dit-il... lisez-le, non pas... en courant, mais avec attention et application d'esprit et de coeur aux choses que vous lisez, spécialement à celles qui sont par manière d'élévation... » Du reste, il ne tient pas aux formules. Ce qui importe à ses yeux, ce sont les sentiments qu'elles expriment. Il ne demande pas que l'on prononce « de bouche les paroles », ruais seulement que l'on tâche d'entrer dans les instructions que ces formules expriment ». Cf Eudes, op. cit., pp. 55, 57. Enfin je donnerai quelques élévations et actes de Catherine de Jésus (cf. L'invasion mystique, pp. 333, seq).
Dans les travaux que porte mon âme, je dois honorer avec soin et persévérance la très sainte enfance de Jésus, qui veut vivre en moi et y établir son trône et sa puissance, même dans les effets pénibles que je souffre. J'honore les voies et les volontés de Jésus sur mon Aune, et m'abandonne à son ordonnance sur moi. Je me rends toute à l'anéantissement intérieur que cette sainte et divine enfance de Jésus daigne et veut opérer en moi. Je suis contente qu'elle m'anéantisse, et je désire n'être plus qu'UNE CAPACITÉ DE L’ENFANCE DE JÉSUS, remplir, possédée et vivifiée par elle; afin que je puisse dire vraiment: je vis, non moi, mais l'enfance de Jésus en moi. Je réfère à l'hommage et à la vie de celle enfance tout ce que je suis en l'ordre de nature et de grâce, tout ce que j'opère, porte et souffre en quelque manière que ce soit, et de quelque part que ce soit, et je m'applique toute à cette enfance, pour être toute à elle, et en elle, et pour participer à toutes ses qualités... J'honore la part que la Sainte Vierge a eue en cette sainte enfance... Je m'humilie devant vous, ô Jésus, en hommage à votre enfance, à votre pureté, à votre sainteté, et à tout ce qu'il vous plaît que j'honore. Je vous prie, que, par miséricorde, vous daigniez m'appliquer l'état et l'esprit de votre très sainte et très divine enfance. J'adore la pureté, la simplicité, la sainteté de la divine essence unie à votre humanité sacrée d'une manière ineffable, et j'ouvre mon âme à toutes les opérations que cette sainte humanité daignera faire en moi: et en ce désir, je me sépare toute de l'esprit malin et de ses effets, et ENCORE PLUS DE MOI-MÊME, pour n'être à jamais qu'une capacité de Jésus et de Marie...
Voici encore d'elle quelques « actes intérieurs » plus ramassés et plus saisissants : O Jésus, soyez la mort et soyez la vie de mou âme, 0 Jésus, vivez en mon âme et qu'elle soit entée en vous, comme vous tirez votre vie, ô Jésus, de la divinité. O Jésus, que je sois toute anéantie en moi-même, et que JE N'AIE D'ÊTRE NI DE SUBSISTANCE. QUE PAR VOUS ET EN VOUS. O Jésus, qui êtes le principe de mon âme, ôtez-moi la puissance d'opérer par moi-même, et opérez vous-même en moi et par moi, s'il vous plait. O Jésus, défiez-moi des liens qui me retardent d'être et d'aller à vous; et ANÉANTISSEZ EN MOI TOUT CE QUI A RAPPORT ET CORRESPONDANCE A MOI-MÉME, et est de ma nature corrompue; et faites que je n'aie application qu'à vous. O Jésus, tournez-moi vers vous, afin que je reçoive toutes vos saintes opérations, comme vous voudrez, et que je ne m'en puisse détourner. O Jésus, daignez selon votre pouvoir, me lier à vous et à vos voies et desseins, en l'honneur de la liaison ineffable de votre divinité à notre humanité, et de votre humanité à votre divinité. Appliquez-moi toute à vous, 0 Jésus, et à votre sainte Mère, en l'union de l'application que vous avez eue vers elle, et elle vers vous, et de celle de sainte Madeleine vers vous et vers votre suinte Mère... (La vie de Soeur Catherine de Jésus... composée par la Bienheureuse Marie Madeleine de Saint-Joseph.. 4° édition, Paris, 1656, pp. 191-199)
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fonds », dit le P. Bourgoing. Hélas ! nous ne donnons
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jamais que des fruits. Saint Ignace ne se réserve pas le fonds, mais comment ferait-il pour en disposer ? Nous ne sommes maîtres que de nos actes (1). Le fond de notre être nous échappe. Dieu seul peut l'atteindre directement, le manier, le fixer. En d'autres termes, aucune ascèse n'a pour fin immédiate d'établir l'homme dans un état quelconque, l'ascèse bérullienne, pas plus que celle de saint Ignace : elles nous imposent toutes des actes déterminés, successifs, transitoires et ne peuvent nous imposer que cela. Mais par la nature même des actes qu'elle nous impose, l'ascèse bérullienne nous subordonne plus expressément, nous soumet plus entièrement, nous lie plus étroitement à la grâce divine, seule puissance qui ait prise sur le fond de notre être. Pourquoi chercher d'autres mots : les uns imitent le Christ, les autres s'exposent, se laissent à lui, opèrent, se meuvent en lui. Ascèse à demi-passive, où l'activité humaine n'a pas d'autre rôle que de « se joindre » à l'activité divine et de s'effacer devant elle. Enfin ascèse improprement dite et qu'on nommerait plus justement : apprentissage, initiation mystique. Les mystiques de l'école française nous donneront bientôt l'occasion de revenir sur ce point (2).
(1) Nous pouvons bien enchaîner nos facultés par une promesse, par un voeu : mais promesse et voeu ont pour objet des actes déterminés : je ferai ceci, je ne ferai pas cela. (2) Pour ceux qui voulaient, à son exemple, s'engager dans l'état d'esclavage, par une promesse irrévocable, Bérulle avait rédigé, sous forme d'élévations, deux formules de voeux. Deux, parce qu'il entend que l'on soit tout ensemble l’esclave du Verbe incarné et l'esclave de la Vierge. Ou trouvera dans les Oeuvres (pp. 626-632), ces deux formules : 1° Voeu A Dieu sur le mystère de l'Incarnation, pour s'offrir à Jésus, en l'état de servitude qui lui est due, ensuite de l'union ineffable de la divinité avec l'humanité ; 2° Voeu A MARIE, pour s'offrir à la très sainte Vierge, en l'état de dépendance et servitude que nous lui devons en qualité de Mère de Dieu, comme ayant une puissance spéciale sur nous ensuite de cette qualité admirable . Des copies de ces deux textes circulaient parmi les personnes que dirigeait le P. de Bérulle, et notamment dans les Carmels. Les adversaires du fondateur de l'Oratoire ayant mis la main sur une de ces copies, jugèrent qu'ils tenaient enfin le moyeu d'eu finir avec ce grand homme. Et ce fut, savamment organisée, une campagne d'une violence inouïe. Je n'ai pas à m'étendre sur cet incident qui certes n'appartient pas à l'histoire du sentiment religieux en France, mais, ce qui est assez différent, à l'histoire des guerres de religion. Bérulle, du reste, a raconté tout cela, cf. dans les Oeuvres complètes, pp. 595-626. Cf. aussi Houssaye, III, pp. 400-416, 582-586. En vérité, nous ne comprenons même plus aujourd'hui qu'ils aient osé porter la discussion sur ce point. En tous cas, l'on peut dire que l'Eglise a pris soin de venger l'honneur de Bérulle. En effet elle a béatifié — et non sans avoir examiné ligne à ligne tous leurs écrits — et le P. Eudes, et Grignion de Montfort. Le premier de ces deux Bienheureux écrit dans la préface du Royaume de Jésus. « Et, ce même jour vous m'avez accordé la grâce de faire le voeu de servitude perpétuelle à vous et votre très sainte Mère ». (Cf. Boulay. Vie du Vénérable Jean Eudes, Paris, 19o5, I. p. 123 : Le P. Boulay dit en note, et le P. Bourgoing Oeuvres de Bérulle. p. 87) l'avait dit avant lui, que le premier de ces voeux « n'est que la ratification, ou mieux la confirmation aussi efficace que possible des promesses baptismales ». Quant au voeu par lequel on s'engage à vivre en esclave de la sainte Vierge. on ne pourrait guère le condamner sans condamner du même coup G. de Montfort, puisque enfin ce bienheureux a écrit tout un livre pour répandre la dévotion de l'esclavage, qui, dit-il lui-même « consiste à se donner tout entier à la Sainte Vierge pour être tout entier à Jésus-Christ par elle La formalité du voeu n'ajoute aucun élément suspect à cette dévotion, car on peut toujours s'engager par voeu à ce qui est bon (cf. R. P. Lhoumeau. La vie spirituelle à l'école du Bienheureux L.-M. Grignion de Montfort, Paris, 1915. Ire partie, ch. IV. Le saint esclavage, pp. 106 146 Le P. Lhoumeau fait observer fort justement que le Suscipe de saint Ignace est aussi une formule d'esclavage « Recevez, Seigneur, toute ma liberté ». (Ib., p. 139.)
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Ceux qui ont bien voulu me suivre jusqu'ici, me pardonneront, je l'espère, d'avoir donné si peu de place à la personne même de Bérulle. Le fondateur de l'Oratoire, le chef de l'école française est pour moi une doctrine, une sorte de théorème, et non pas un homme. Qu'il ait vécu semblable à nous, qu'il ait eu ses peines, ses joies, ses passions, nous le savons, mais tout ce détail nous laisse froids. La curiosité ne nous vient pas de le confesser. On est jaloux, moi du moins, de cet abbé Ledieu, qui eut le
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privilège de passer vingt-quatre heures sous le même toit que Fénelon. Mais, pour voir Bérulle, on ne ferait pas le voyage de Meaux à Paris. On ne lui dit pas : Bienheureux ceux qui ont vécu près de vous, mais simplement, ceux qui vous ont lu. De cette impression, toute personnelle, et certes fort discutable, que je devais livrer ainsi toute nue, il n'y a rien à conclure de sérieusement dommageable à la mémoire de ce très grand homme. Après tout, ces métaphysiciens lyriques s'éclipsent eux-mêmes, si l'on peut ainsi parler. Ils nous détournent de nous attacher à eux. Dès qu'ils cessent de prophétiser, leur lumière paraît s'éteindre ; ils ne rayonnent que sur leur sommet. Si élevée d'ailleurs qu'elle nous semble, et si compliquée, je crois que la doctrine que nous venons d'exposer s'est cristallisée de bonne heure dans la pensée de Bérulle, et sans que celui-ci ait eu nettement conscience du travail intérieur qui la préparait en lui. On imagine assez aisément ce travail, quand on connaît la ferveur de Bérulle, la noblesse et l'unité massive de son génie. Un don premier de nature et de grâce — élément qui échappe à l'analyse — l'a fait profondément religieux. Ce n'est pas la fraîche et tendre piété d'un François de Sales enfant; ce n'est pas non plus, comme chez un Pascal, la conviction aiguë du péché et de ses suites, le besoin passionné d'un Rédempteur. Mais quelque chose de plus auguste, qui lui rend tout à fait sensible, soit le néant de la créature, soit la grandeur de Dieu, et qui l'incline à l'adoration. Rien toutefois de vague, rien d'abstrait. Élevé par une mère chrétienne, dirigé par les capucins et par les jésuites, sa religion s'oriente d'elle-même vers la personne du Christ. Avec cela un sérieux précoce, peu de tentations, un vif désir d'arriver à la sainteté. Ainsi fait, l'heure décisive dans l'histoire de son développement, aura sonné bientôt. Pénétré de l'esprit que l'on vient de dire, il aborde les études théologiques, la lecture
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savante du Nouveau Testament et des Pères. Et du coup, se fait la soudure entre les hautes spéculations chrétiennes et sa dévotion personnelle. Intense, avons-nous répété, incapable de se disperser, peu curieux de l'homme et des hommes (1), un seul objet, Dieu dans le Christ, continue à l'absorber. La théologie de saint Jean et de saint Paul enchante son esprit naturellement porté au sublime, et tout ensemble nourrit sa prière. De là est née, me semble-t-il, la doctrine que nous avons essayé de ramener à ses principes essentiels. Pour nia part, je n'en connais pas de plus religieuse, pas de plus chrétienne. Depuis trois siècles, la littérature religieuse n'a rien ajouté de vraiment nouveau à ce magnifique système, aussi ancien que l'Évangile, aussi et plus moderne que le Discours de la méthode (2) .
(1) Il ne nous parle que le moins possible de nous pas de portraits, pas d'analyses morales. Le siècle de Louis XIII, et non celui de Louis XIV, où les moralistes vont pulluler. Qu'est-ce donc que l'homme? se demande Bérulle, et il répond : « C'est un ange, c'est un animal, c'est un néant, c'est un miracle, c'est un centre, c'est un monde, c'est un Dieu, c'est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu, et rempli de Dieu, s'il veut ». Oeuvres, p. 1137. Définition magnifique, mais il s'en tient là : il ne s'occupe de nous que dans la mesure où nous sommes capables de Dieu, de posséder Dieu, de vivre de lui : vie profonde qui n'intéresse pas — malheureusement! — les simples psychologues, qui échappe presque aux historiens. (2) Il va sans dire que, pour mettre pleinement en lumière l'originalité de Bérulle, j'aurais à là suivre, à travers les âges, le développement de la dévotion au Verbe incarné ; mais il n'est pas moins évident que cette histoire du prébérullisme n'était pas de ma compétence. Il y faudrait, non seulement une érudition infinie, hais encore une critique des plus subtiles. Il ne suffit pas, en effet — pour ne donner que cet unique exemple — qu'un ancien docteur ait paraphrasé magnifiquement les paroles de Notre-Seigneur : « Je suis la vigne... », pour que l'on ait le droit de compter cet écrivain parmi les précurseurs authentiques de l'école française. D'après le P. Faber, la doctrine de cette école ne serait qu’un retour à la spiritualité des anciens. Il semble, dit-il, que « cette méthode d'oraison soit celle qui était en usage parmi les Pères du désert, et il est surprenant de voir combien de fragments d'anciennes traditions s'y rapportent. La conformité avec les saints Pères est le trait caractéristique de la méthode » oratorienne. (Cf. Progrès de l'âme, chap. XV : De la prière.). Oui et non. Non plus que oui. En fait, la pensée du Verbe incarné, la dévotion à la personne du Christ, tient beaucoup moins de place qu'on ne le croirait dans la vie intérieure de ces « anciens Pères ». « Rien (chez les Pères apostoliques, ne rappelle les hautes spéculations de l'Epître aux Romains; ils ne développent pas non plus la théologie du Verbe ». Christus, p. 1049. Le Christ n'était certainement pas pour les Pères du désert, il n'était pas pour Cassien, ce qu'il est aujourd'hui, grâce en partie aux bérulliens, pour d'innombrables fidèles. Les savants nous apprennent aussi que, chez Augustin lui-même, « l'humanité du Christ reste un peu à l'arrière plan ». Christus, p. 1119. Chose curieuse, c'est dans la littérature religieuse des Celtes que l'on trouverait, peut-être, l'ébauche la plus nette de la dévotion bérullienne. Soit, par exemple, cette adjuration, empruntée au Livre de Cerne. « Par l'étroitesse de ta crèche et par ta circoncision, fais que soient en moi circoncis les vices du corps et du coeur. Par toute ton humanité très humble et très douce, et par tes membres très purs, aie pitié de mes propres membres très immondes ». Bérullienne aussi, jusqu'à un certain point, cette lorica de saint Patrice : « Le Christ avec moi! — Le Christ devant moi! — Le Christ derrière moi ! — Le Christ en moi ! — Le Christ à ma droite ! — Le Christ à ma gauche !— Le Christ en largeur ! — Le Christ en longueur ! — Le Christ dans le coeur de tout homme qui pense à moi! — Le Christ dans le coeur de tout homme qui parle de moi !— Le Christ dans tout oeil qui me voit ! » (Dom Gougaud, Les loricae celtiques, Bulletin d'anc. litt. relig., 15 octob. 1911, 15 janv. et 15 avril 1912). Ici encore toutefois, ne nous laissons pas prendre aux apparences. La religion qu'expriment ces diverses pièces est plus extérieure, peut-être, qu'intérieure ; peut-être même voisine-t-elle avec la magie. Quoi qu'il en soit, l'originalité de Bérulle semble incontestable. Regrettons à ce sujet que les auteurs de Christus n'aient consacré que si peu de lignes à cette grande école. Ils se bornent à dire que « Olier, Bérulle, Condren ont eu une grande intelligence et un grand goût du Verbe fait chair, du mystère de son abaissement ». (p. 1209). Ce n'est vraiment pas assez, et il aurait du reste fallu mettre Olier après les deux autres. Dit-on : Xénophon, Socrate... ? J'aurais eu plaisir aussi à recueillir dans la littérature anglicane, et même puritaine, de nombreuses traces de bérullisme. Mais encore une fois, je ne pouvais tout dire, ni ne le devais. On me signale à ce sujet un très beau livre qui vient de paraître : En lisant les Pères, par M. G. Bardy, Tourcoing, 1921. « Vous y trouverez, me dit-on, un chapitre sur Jésus-Christ, qui vous aurait fourni matière à une note intéressante, et d'autres textes qui feraient remonter le théocentrisme bien plus haut. »
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On l'a jadis beaucoup attaqué, mais sans prendre garde qu'on atteignait aussi par là-même les maîtres des maîtres. Bérulle est-il le seul à ne « savoir que Jésus ? » Permettez lui donc de tout ramener aux divines leçons de saint Jean et de saint Paul, ou bien déclarez, si vous en avez le courage, que les textes dogmatiques du Nouveau Testament, destinés à nourrir la curiosité de quelques théologiens, n'intéressent point la vie intérieure de toute l'Église.
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