Chapitre IV
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CHAPITRE IV : L'INITIATION DE JEAN-JACQUES OLIER

 

I. Les vrais héritiers de Condren d'après la légende sulpicienne : Condren, prévoyant la jansénisation prochaine de ses confrères, n'aurait laissé à l'Oratoire « que son corps ». — Sainte a indifférence » de Condren. — Ce qu'il a pu reprocher à l'Oratoire : les « communautés » et « l'esprit de corps ». — La méthode des grands initiateurs et les entretiens de Condren. — Le P. Desmares, « plein jusqu'à la gorge ». — L'Oratoire héritier de Condren. — Que son héritier par excellence est M. Olier.

II. Origines de Jean-Jacques Olier. — François de Sales. — Étrange attitude de Mme Olier à l'endroit de Jean-Jacques. — Etourderies de jeunesse. — Conversion. — De saint Vincent de Paul au P. de Condren.

III. La grande crise de neurasthénie. — Les saints, « ont des nerfs » comme  nous, « et peuvent partant avoir des névroses ». — Héroïsme de M. Olier pendant la crise. — Que celle-ci n'a eu de soudain que son extrême violence. — Les entretiens de Condren et la névrose de M. Olier. — Qu'il ne s'agit point d'une crise morale. — Détresse purement physiologique amenant, par une réaction naturelle, des accès de mégalomanie morbide. — Complications métaphysiques, suite des leçons de Condren. — « Vous diriez qu'il soit devenu hébété ». — « Me sentant retirer de tout moi-même, de ce qui me faisait subsister ». — Il continue malgré tout sa vie de missionnaire. — Les tentations de désespoir : un second Judas. — « Le mépris universel... la fable de tout Paris ». — Condren lui-même le délaisse.

IV. Le paroxysme et les premiers symptômes de guérison. — Vox turturis. — De la contemplation éperdue de lui-même, il passe à contempler la modestie de la sainte Vierge adolescente. — Les cloches de Chartres — Ses compagnons ne le reconnaissent plus. — De l'horreur morbide de la superbe aux joies de l'humilité véritable. — Chef incontesté de la petite compagnie formée par Condren.

V. Plus qu'une guérison. — Travail souterrain d'initiation pendant la crise. — Il retrouve, comprend, et s’assimile sans peine toutes les leçons de Condren. — Que la crise elle-même l'a aidé à réaliser plus profondément la doctrine oratorienne sur la dépossession du moi. — L'Esprit de Dieu « répandu par tout moi-même, comme s'il y tenait la place de mon âme ».— L'effondrement du malade et l'anéantissement libre, joyeux, épanouissant du mystique. — La crise lui a de même appris que les goûts sensibles ne sont pas le principal de la dévotion.

 

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I. Les Messieurs de Saint-Sulpice, écrivait avec plus d'ironie que d'amertume, l'oratorien Batterel « se vantent d'avoir l'esprit du P. de Condren, disant que nous n'avons que son corps» (1). Telle est bien en effet la pieuse et paradoxale prétention de cette compagnie, d'ailleurs si modeste. Ils l'ont héritée de M. Olier (2). Quand celui-ci

 

(1) Batterel, op. cit., II, p. 54.

(2) Jean-Jacques Olier (1608-1657). Pour la bibliographie, cf. L. Bertrand, Bibliothèque sulpicienne ou Histoire littéraire de la Compagnie de Saint-Sulpice, Paris, 19oo, I.). Les oeuvres complètes se trouvent réunies, en un volume, dans la collection Migne, (1856). J'indiquerai seulement les ouvrages et les éditions auxquels je renvoie : Catéchisme chrétien pour la vie intérieure.., dernière édition, Paris, 1679; La journée chrétienne, par M. Olier... Paris, 1657; (sauf la couverture, où le nom de M. Olier parait pour la première fois, c'est, je crois, une réimpression pure et simple de la 1ère édition, publiée du vivant de M. Olier, en 1655); Lettres de M. Olier... nouvelle édition (par M. Gamon), Paris, 1885. Quand il y a lieu, il est intéressant de comparer cette édition avec celle, beaucoup moins riche et plus ou moins expurgée, qu'a donnée M. Tronson : Lettres spirituelles de M. Olier... Paris, 1672. Soit à cause de leur longueur, soit pour d'autres raisons, les Mémoires de M. Olier n'ont jamais été publiées dans leur entier. Je n'ai pas cru devoir en demander communication, et je me suis contenté des copieux extraits qui se trouvent dans la vie de M. Olier par M. Faillon; (ils ont été souvent et assez fortement retouchés; pour un certain nombre, le texte authentique a été donné par M. Monier, dans la vie de M. Olier); dans la compilation de M. Faillon qui a pour titre : Vie intérieure de la très Sainte Vierge, ouvrage recueilli des écrits de M. Olier, Rome, 1866. (les approbations sont importantes), et dans les deux mémoires justificatifs : Doctrine de M. Olier expliquée par sa vie et par ses écrits, par M H. I. Icard, supérieur de la Compagnie de Saint-Sulpice; Paris. Séminaire de Saint-Sulpice, 1889; Explication de quelques passages des Mémoires de M. Olier sur Marie Rousseau, (par le même M. Icard) Paris, 1892. J'ignore si ces deux ouvrages sont dans le commerce; je dois de les connaître à un collectionneur de mes amis. Tout récemment M. Letoureau a tiré des Mémoires, un certain nombre de Pensées choisies sur le culte de Notre-Seigneur, etc., Paris 1916. On doit aussi consulter sur la doctrine de M. Olier, un précieux opuscule de lui, édité et commenté par un docte sulpicien : Pietas Seminarii Sancti Sulpicii, auctore Joanne-Jacobo Olier... opusculum ad fidem Autographi Oleriani restituit explanatione perpetua et notes auxit Ferd. Labbe de Cbampgrand, Paris, 1885.

Sur l’histoire de M. Olier : Mémoire sur la vie de M. Olier... par M. Baudrand, curé de Saint-Sulpice, écrit en 1682, et publié, avec de savantes notes de M Monier, dans le tome III, de la Bibliothèque sulpicienne; Vie de M. Olier, fondateur du Séminaire de Saint-Sulpice, par M. Faillon... 4° édition (indispensable) revue et considérablement augmentée, Paris, 1873. Ouvrage capital et prodigieusement riche en renseignements de tout genre sur l'histoire religieuse du XVII° siècle; Vie de Jean-Jacques Olier... par Frédéric Mouier, P. S. S., tome Ier, Paris, 1914 ; ouvrage posthume, publié par le savant M. Levesque, qui a presque promis de le mener à bonne fin. C'est une oeuvre toute proche de la perfection. Humaniste de race, esprit très judicieux, mais incapable d'écrire une ligne banale, pieux certes, mais sans fadeur, consciencieux jusqu'au scrupule, M. Monier n'a eu que le tort de mourir trop tôt. Je critiquerai librement, comme je le dois, certaines de ses appréciations, mais je serai plus maladroit que nature, si, en le critiquant, je ne laisse pas assez paraître la très affectueuse vénération qu'il m'inspire. — G. M. de Venges, J.-J. Olier..., essai d'histoire religieuse sur le XVII° siècle, Paris, s. d. (19o4); G. Letourneau, Le ministère pastoral de Jean-Jacques Olier Paris, 19o4; La mission de Jean-Jacques Olier et la fondation des grands séminaires de France, Paris, 19o3. Sur la doctrine de M. Olier (notamment sur le Sacerdoce) on peut consulter l'ouvrage tout bérullien du P. Giraud : Prêtre et hostie, 3e édition, Paris, 1914; et J. Grimai, Le sacerdoce et le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1911 . Cf. aussi un chapitre sur M. Olier dans l'étude posthume du regretté Charles Flachaire : La dévotion à la Sainte Vierge dans la littérature catholique au commencement du XVII°  siècle, Paris, 1916, et un chapitre important sur les débuts du Séminaire de Saint-Sulpice dans l'ouvrage du R. P. de Salinis : Madame de Villeneuve... fondatrice et institutrice des soeurs de la Croix, Paris, 1918.

 

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mentionne en bloc les disciples, « tous les disciples » (1) de Condren, il entend désigner par là un nombre infime de personnes, lui-même d'abord et surtout, M. Amelote, Gaston de Renty et quelques autres, généreusement ajoutés par lui à la liste un peu trop grêle que Gondren lui aurait fixée dans une vision. D'après une vieille chronique sulpicienne, le Père « s'était apparu à M. Olier, le lendemain de sa mort, élevé dans une gloire et dans une lumière immense, et lui avait dit qu'il l'avait laissé héritier de son esprit, avec deux autres qu'il lui nomma» (1). Un de ces deux était M. Amelote, qui, à cette époque, n'appartenait pas encore à l'Oratoire ; M. Olier a négligé de dire le nom de l'autre, Renty peut-être, ou le Père de Saint-Pé. Brodant là-dessus, les historiens de Saint-Sulpice ont imaginé le bizarre système que voici : le second général de l'Oratoire, averti par une inspiration céleste que sa congrégation passerait bientôt au jansénisme, se serait progressivement détaché d'elle, pour se consacrer tout entier ce petit groupe de prêtres particuliers qui vivait sous sa direction, et qui, dans sa pensée, devait entreprendre un jour la grande oeuvre des séminaires. Légende plus que bizarre, je le répète, et que néanmoins

 

(1) Faillon, op. cit., I, pp. 353, 354.

(2) Bertrand, op. cit., III (Mémoire de Baudrand), p. 39o.

 

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la plupart des historiens ont acceptée de confiance. On oublie que deux de ces prêtres — l'abbé de Foix, Caulet, plus tard évêque de Pamiers, et Jean du Ferrier — ont donné au jansénisme plus de gages que beaucoup d'oratoriens, et que, du reste, le petit groupe s'étant disloqué peu après la mort de Condren, trois seulement de ses membres ont travaillé efficacement à la fondation de Saint-Sulpice : détail insignifiant, si l'on veut, mais qui ferait peu d'honneur à cette clairvoyance prophétique que l'on prête à Condren, et dont lui-même ne se flattait point. On oublie plusieurs autres choses et les faits les plus constants.

Non, il n'est pas vraisemblable, il n'est pas vrai que Charles de Condren, l'homme du devoir présent, ait jamais relégué au second ou au troisième rang de ses affections une famille religieuse où les saints abondaient, et que la volonté divine lui avait expressément confiée. Non pas qu'il ait cru l'Oratoire indispensable à l'Eglise. La ruine totale de cette congrégation, encore si riche de promesses, l'aurait affligé sans doute, mais ne l'aurait pas accablé. « Quels seraient vos sentiments, demandait-on à Ignace de Loyola, si le Pape supprimait votre Compagnie?» « Un quart d'heure d'oraison, répondit-il, et je n'y penserais plus ». A Condren la moitié d'un quart d'heure aurait suffi. Mais pense-t-on qu'il eût été impressionné davantage s'il eût prévu que ses chers disciples, M. Olier et les autres, n'auraient aucune part à la fondation des séminaires? Or, ce n'était pas là seulement chez lui cette vertu d'indifférence que saint Ignace nous prêche dans les Exercices, mais encore une autre sorte de détachement. En vérité, la congrégation oratorienne ne répondait pas tout à fait à l'idéal qu'il s'en était formé. Il s'était donné à elle de tout son coeur, et il n'a jamais rétracté ni regretté ce don total de lui-même. Il ne mettait rien au-dessus d'elle, pas même la future communauté de Saint-Sulpice, et cependant je suis presque sûr que l'Oratoire l'aura parfois déçu et désenchanté, non pas du tout parce qu'il était

 

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l'Oratoire, mais bien plutôt parce qu'il n'était pas assez l'Oratoire, c'est-à-dire la réunion idéale qu'avait rêvée ce platonicien, et qui ne pouvait exister, si l'on peut dire, que sur le papier. Encore un coup, aucune réunion semblable ne l'eût satisfait davantage. Qu'on permette à l'historien et au peintre d'utiliser librement les indications dont il dispose. Je ne fais pas le panégyrique de Condren ; je taché seulement de pénétrer ce génie subtil et cette conscience raffinée.

Parlant un jour au Père Desmares « des différentes communautés qui sont dans l'Eglise, et gémissant de ce que la plupart sacrifient — le mot n'est pas juste, mais on voit l'idée — toutes choses à l'amour du corps; « Mon petit Père, poursuivit-il, remarquez ce que je vais vous dire : quand l'Antéchrist viendra, ce ne seront point les communautés qui s'opposeront à lui, mais des prêtres particuliers, sans intérêts, nourris de l'Evangile et persécutés du monde (1). » D'où un esprit dépourvu de finesse conclurait lourdement que, semblables à la République française, belle sous l'Empire, les communautés religieuses, — et Saint-Sulpice comme les autres, — ne sont parfaites qu'avant de naître. Qu'en pensent les historiens de M. Olier? Pour moi, n'ayant pas à souligner ce qu'il y a d'excessif et. de chimérique en de telles vues, il me suffit qu'elles nous aident à prendre sur le vif, une fois de plus, la curieuse psychologie de Condren, et qu'en même temps elles noué expliquent comment il a pu se faire qu'à certaines heures, où il parlait sans peser ses mots, le général de l'Oratoire ait paru plus détaché de son Institut qu'il ne l'était en réalité. Ainsi il aura dit à la petite confrérie dont M. Olier faisait partie qu'il comptait sur leur ferveur « pour éveiller le zèle » de l'Oratoire, ou encore, que les soins qu'il leur donnait lui apparaissaient « comme sa principale vocation (2)». Simple, boutades caressantes, encourageantes,

 

(1) Batterel, op. cit., I, p. 414.

(2) Monier, op. cit., p. 139. L'Oratoire comptait alors des missionaires comme le P. Eudes, comme le P. de Saint-Pé et tant d'autres. Exemple suffisant, nous semble-t-il. M. Monier, qui avait beaucoup d'esprit, avoue lui-même que ces paroles de Condren, prises littéralement. seraient Lizarres. a Phénomène étrange », dit-il. On comprend du reste que lui-même, il ait cru devoir prendre à la lettre les affirmations de M. Olier.

 

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que M. Olier a prises au pied de la lettre, mais qui, dans la pensée de Condren, très certainement ne tiraient pas à conséquence.

Et puis, c'est décidément le mal connaître que de se l'imaginer si avare de lui-même. Il était de ces grands initiateurs ou inspirateurs — autrefois Socrate ; hier, Coleridge — chez qui l'intelligence fermente sans relâche, et qui donnent au premier venu de leur plénitude. Ecrire leur serait un tourment : la page, à peine séchée, déjà les irrite; elle a faussé, en la figeant, une pensée encore jaillissante, et qui veut s'épancher en de nouvelles formules. Ils savent trop que tous les mots humains sont misérables, sinon menteurs ; mais, à tort ou à raison, ils se figurent qu'en parlant ces mots on atténue leur mensonge, et qu'on enrichit leur misère. Questions socratiques, réponses à la Johnson, monologues à la Coleridge, communiquer de vive voix leur doctrine les stimule et tout ensemble les repose. Curieux génies, incomplets dit-on, mais parce qu'ils débordent. Nous en avons presque tous rencontré de tels, soit dans les cénacles littéraires, soit dans les communautés religieuses. Ecrivains, philosophes même, notre fortune, grande ou médiocre, vient souvent des aumônes quotidiennes que nous ont faites ces prodigues intarissables. Que de noms je pourrais citer ! Ils ont pensé pour nous et nous écrivons pour eux. Ce n'est pas ici une digression, mais au contraire un prélude indispensable à l'histoire posthume de Condren.

« Il est certain, écrit encore Batterel, que le P. Desmares — celui de Saint-Roch et de Boileau — avait une estime singulière du P. de Condren, qu'il était fort assidu auprès de lui, qu'il recueillait avec soin tout ce qu'il lui entendait dire, et qu'au sortir de ces entretiens si lumineux qu'il

 

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avait fort souvent avec lui, il courait à la chambre du P. Seguenot, son ami, lui dire : Je suis plein, plein jusqu'à la gorge ». Desmares est un théologien de métier, un esprit naturellement rassis et déjà formé. Il a connu d'autres excitateurs, Bérulle et Saint-Cyran. Condren cependant lui révèle des mondes nouveaux, le met hors de lui, l'enivre. Après une heure de conversation, il est plein, il n'y peut tenir. Quel sera donc l'effet de ces monologues vertigineux, sur un novice, sur un génie très supérieur à Desmares, mais en pleine crise d'épanouissement, sur un malade, enfin sur M. Olier? Retenons ce trait ; il nous servira bientôt. Desmares, continue Batterel « disait souvent du P. de Condren que c'était le plus bel esprit d'homme que Dieu eût créé après saint Augustin, qu'il se faisait jour avec une étonnante facilité dans toutes les sciences, dès qu'il s'y appliquait; capable, à lui seul, de rétablir toutes les sciences, quand on n'aurait pas eu d'autres secours. » Ayant ainsi le privilège de vivre dans la familiarité de cet homme extraordinaire, comment veut-on que l'élite des oratoriens n'ait pas su profiter d'une telle grâce? Pour le croire, il faut ne rien connaître d'une association religieuse vouée au service des âmes. Je songe à ma propre jeunesse. Une obscurité de conscience, un sermon à faire, un livre à mettre sur pied, au lieu de parcourir un dormi secure, une somme des prédicateurs, quelque livre mort, quelle joie, quelle sécurité, d'aller feuilleter, dans sa lumineuse cellule, l'oracle vivant ! « Ce

que le P. Desmares retira d'avantages de sa liaison avec un homme de ce mérite, fut la connaissance sublime qu'il avait du mystère de Jésus-Christ, auquel il réduisait toutes choses. C'est cette lumière qui donna dans la suite tant de lumière et tant d'onction à ses sermons, et qui lui acquit la réputation du meilleur prédicateur de son temps» (1).

 

(1) Batterel, op. cit., I, pp. 415, 416. Quoi qu'en dise la légende qu'on luis faite, je ne crois pas, pour ma part, que le P. Desmares ait été janséniste. Sur la question de droit, il est thomiste, comme Condren; sur la question de fait, il s'en tient aux principes que Bossuet développera plus tard dans ses lettres aux religieuses de Port-Royal. Le long chapitre que lui a consacré Batterel, très intéressant d'ailleurs, est à lire, et corrige ou contrebalance le jugement trop rigoureux porté sur Desmares par les historiens de M. Olier. Quand il partit avec MM. Hallier, Saint-Amour. Lalane et les autres pour le fameux voyage de Rome, le P. Bourgoing peu  suspect de jansénisme, « lui donna sa bénédiction en lui recommandant de soutenir généreusement la cause de saint Augustin », et le P. de Saint-Pé lui dit : « Allez, mon petit Père, défendre la grâce de J.-C. ». Batterel, I, p. 451. Je m'en rapporte à Batterel, que je tiens pour un historien consciencieux.

 

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Voici donc, en dehors de M. Olier et des premiers sulpiciens, un personnage important qui mérite de figurer parmi les « héritiers » de Condren. Il n'est pas le seul. Avec lui, combien de ses confrères, chacun selon ses propres moyens et dans la zone de son influence, n'auront-ils pas également propagé la doctrine de leur commun maître? C'est la tradition qu'ils ont le plus à coeur de défendre, moins attachés, semble-t-il, au premier qu'au second de leurs généraux, fidèles sans doute aux enseignements de Bérulle, mais tels que le P. de Condren les leur a transmis. Après sa mort, au moins autant que pendant sa vie, il les anime de son esprit : on a conservé pieusement ses manuscrits et les souvenirs de ses entretiens, on a réuni ses lettres ; les oratoriens du xvne siècle disposent de ce trésor familial comme de leur bien propre, soit pour leurs besoins personnels, soit en vue de leur ministère. Ecoutez encore Batterel : « Dans la première retraite que le P. de Saint-Pé, encore laïque, fit parmi nous, le P. de Condren l'entretint ales voeux du baptême et des obligations du chrétien... d'une manière si lumineuse, et qui fit tant d'impression sur son néophyte, qu'en étant longtemps depuis encore pénétré, et y faisant des réflexions plus sérieuses, il résolut d'en Taire part au public et en composa son Nouvel Adam », un des meilleurs livres de l'école française, et qui fut « bien goûté en son temps (1) ». De la même source nous est venu un ouvrage plus important, plus fameux, vraiment capital,

 

(1) Batterel, op. cit., II, pp. 217-219.

 

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l'Idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ, publié  par le P. Quesnel en 1677.

Or il va de soi que, si nous avions entrepris de traiter ex professo et selon les règles de la critique, cette histoire posthume de Condren dont nous parlions tout à l'heure, nous aurions à interroger, l'un après l'autre, chacun de ceux — oratoriens, sulpiciens, religieux et religieuses de toute robe, laïques enfin — qui ont, en quelque manière, continué cet inspirateur, soit dans leur vie intérieure, soit dans leurs ouvrages. Godeau, par exemple, qui a tant écrit : comme il ne manque pas d'une certaine originalité, et comme il a eu d'autres maîtres, il nous faudrait rechercher dans ses oeuvres complètes — prose ou vers — ce qui porte manifestement l'empreinte de l'école française. Ainsi pour les autres et pins particulièrement pour les nombreux écrivains mentionnés dans la bibliographie de l'Oratoire. Utile travail, mais que l'on ne saurait attendre de nous. Parmi tant d'échos, il doit nous suffire d'écouter le plus fidèle et le plus sonore ; de tant de disciples, celui-là seul qui nous semblera le plus représentatif et le plus complet doit nous occuper. Qui choisirons-nous ? Les initiés de la première heure, nous proposent deux noms qui déjà nous sont familiers. Un an après la mort du P. de Condren, le P. François de Saint-Pé, écrivait à Mme Tronson : « Je rends grâces à Dieu de ce qu'en votre très grand besoin, il vous a consolée de la visite de M. Amelote, qui est celui qui, à mon jugement, a plus reçu de notre très bon Père ». En finissant, il a un mot sur M. Olier, « un très grand serviteur de Dieu et des plus zélés disciples de notre très bon Père (1) ». On voit la différence entre les deux notes. Pour lui, le disciple principal de Condren, ce n'est pas M. Olier, c'est M. Amelote. Mais à ce dernier, la tradition oratorienne, préfère le P. de

Saint-Pé lui-même. Condren aurait hésité, je crois, entre

 

(1) Lettres de M. Olier, I, pp. 257, 258. (Lettre du 20 décembre 1642).

 

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les deux, inclinant tour à tour vers l'un ou vers l'autre. Quant à leur égaler, de ce point de vue, M. Olier, quant à voir en lui l'homme de sa droite, cette idée ne lui est jamais venue, pas plus du reste qu'aux meilleurs amis du futur fondateur de Saint-Sulpice. Nous reviendrons bientôt sur ce point, que je crois de la dernière évidence. Ils se trompaient cependant, et Condren non moins lourdement que les autres. Ils avaient toutefois raison de se tromper, ils ne pouvaient pas ne pas se tromper, M. Olier n'étant devenu qu'après la mort de Condren, le disciple, le témoin, l'héritier parfait, idéal, unique presque. Je ne connais pas dans l'histoire des saints et des chefs d'école, une seule aventure aussi curieuse : nous devons en suivre avec une extrême attention les troublants prodromes, en méditer religieusement l'issue qui tient du miracle.

II. Jean-Jacques Olier est né à Paris, le 8 septembre 1908, dans un bel hôtel de la rue du Roi-de-Sicile Sa famille appartenait, depuis quelque cinquante ans, à la noblesse de robe : le bisaïeul marchand drapier à Chartres ; le grand-père, conseiller-secrétaire du roi en 1556, et allié aux Molé ; le père, grand audiencier de France. En 1617, Jacques Olier, le père du nôtre, est nominé intendant (le justice à Lyon, charge qu'il occupera pendant sept ans, avec intelligence et fermeté, sachant à l'occasion rappeler que « Dieu l'avait fait naître de maison », mettre en conséquence « chacun à sa place et se maintenir lui-même à la sienne ». Le roi l'ayant envoyé, disait-il, « pour rendre la justice et empêcher les émotions qui troublaient la ville », il n'était ni gouverneur ni lieutenant qui pussent l'empêcher de remplir sa mission; et au reproche que certains lui adressaient d'aller trop vite dans la répression, et d'avoir en cinq jours fait juger et exécuter un gentilhomme révolté, il répondait bravement qu'il n'avait autrefois mis que deux jours à faire juger, prendre et briller un espion étranger; que le roi l'avait trouvé bon

 

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et que, quand il le faudrait, il continuerait de même (1) ».

Notre Olier n'aura pas ces grands airs et cette raideur cassante, soit que la nature l'eût créé débonnaire, soit que la grâce l'ait transformé. Il doit ressembler davantage à sa mère, qui n'était certes ni l'humilité même, ni la tendresse, mais de qui lui viennent peut-être d'autres faiblesses, plutôt féminines. La famille était d'ailleurs sérieusement chrétienne, mais non jusqu'au détachement des biens de ce monde. Ils ont fait Jean-Jacques d'Eglise, et les bénéfices ne lui manqueront pas.

Prieur de Bazainville (diocèse de Chartres) à douze ans; prieur de Clisson (Nantes) et abbé de Pébrac (Saint-Flour) à dix-sept ; élève en Sorbonne, et bon élève d'André Duval, d'Hennequin, de Lescot, d'Alphonse Lemoyne, on nous montre Jean-Jacques Olier qui s'abandonne, en justaucorps et en bas violets, « aux vanités du siècle et aux amusements quelque peu désordonnés d'une jeunesse encore exubérante» (2). Accompagné de quelques jeunes abbés, parmi lesquels celui qui sera un jour l'austère Gaillet, il fait les cent pas dans les allées de la Foire Saint-Germain, le Montmartre de ce temps-là. S'il faut l'en croire, il aurait été le « pire » de ses compagnons de plaisir. Mais avec les saints, on ne sait jamais; avec lui surtout, qui gardera longtemps le goût des superlatifs. Pieux quand même, et peut-être plus encore, facile aux remords, très déterminé, comme ses amis du reste, à se ranger dès qu'il sera prêtre, en tous cas, moins joyeux vivant que le futur cardinal Le Camus ou que le futur abbé de Rancé. Quoi qu'il en soit, la grâce le talonne; il cesse bientôt de lui résister; il se met sous la direction de M. Vincent, qui le prépare à l'ordination sacerdotale (1633) et qui, presque aussitôt, le voudrait évêque. Bon signe assurément. Par bonheur, la dernière décision se trouve dépendre

 

(1) Mortier, op. cit., pp. 13, 14.

(2) Ib., p. 44.

 

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de Condren. Celui-ci fait venir le jeune abbé, l'ausculte à fond et conclut, quasi sur-le-champ, que, pour une fois, M. Vincent est allé trop vite. La scène est jolie de toute façon. Le P. de Condren, raconte M. Olier, « estima.., à cause des grands défauts qu'il remarquait en moi, que la volonté de Dieu devait être exprimée avec un peu plus de lumière qu'à l'ordinaire. I1 jugeait que la vocation n'était pas assez expresse pour passer par-dessus les empêchements qu'il reconnaissait en moi (1) ». On examinera, on priera. Eu attendant que le ciel se déclare, M. Olier restera sous la direction de Condren, (1635-1641). Bientôt d'ailleurs commencera pour lui l'affreuse crise qui ne se dénouera qu'après la mort de Condren, et qui, en achevant de le dépouiller de lui-même, l'initiera plus efficacement, plus réellement à la doctrine du maître que n'eût fait la parole même d'un ange.

III. Avant de commencer le récit de cette crise, les historiens de M Olier croient devoir nous préparer aux pénibles révélations qu'ils ont à nous faire, et qui, mal comprises, nous induiraient, craignent-ils, soit à critiquer les voies mystérieuses de la Providence, soit à porter sur la personne même de M. Olier quelque jugement défavorable. Il  va être furieusement tenté, disent-ils, mais ne vous en étonnez pas : ce n'est pas la première fois que Dieu s'appliquerait ainsi « à éprouver les âmes qui lui sont les plus chères. Il n'est pas de nature si bien équilibrée qui puisse toujours s'en croire à l'abri. Saint Vincent de Paul, l'homme le mieux pondéré qu'on ait jamais vu, fut pendant plusieurs années de sa vie tellement assiégé par des tentations contre la foi que, dans son impuissance à les rejeter directement, il en avait été réduit à prier Dieu d'agréer, comme désaveu de l'importune suggestion, le geste de sa main se portant sur le Credo qu'il conservait

 

(1) Il s'agissait de donner à M. Olier la succession de Zamet, évêque de Langres, lequel voulait quitter son évêché pour entrer à l'Oratoire. Zamet était dirigé par Condren, qui n'approuvait pas cette démission.

 

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par-dessous ses vêtements, appliqué sur son coeur (1) ». Ainsi parle, et très habilement M. Monier, mais, si j'ose dire, en pure perte. Eh! nous savions déjà que la tentation n'est pas un péché, pas même une imperfection, mais nous avons peine à comprendre que l'on puisse comparer les épreuves de Vincent de Paul à celles de M. Olier. Les premières ne nous surprennent, ne nous gênent d'aucune façon ; notre expérience propre suffit à nous les expliquer, tandis que le martyre de M. Olier a un caractère singulier et déconcertant. On est plus avisé quand on nous renvoie à tels autres personnages, unanimement vénérés malgré les étrangetés de leurs expériences. « Ceux, écrit M. Faillon, qui n'ont jamais considéré la conduite (le Dieu à l'égard de quelques âmes choisies, qu'il a voulu élever à une grande perfection, auront lieu d'être surpris, peut-être même scandalisés du genre d'épreuves extraordinaires n qui furent imposées à M. Olier. « Les autres n'y verront rien qu'ils n'aient déjà lu dans plusieurs bons auteurs, entre autres dans le Père Surin... (lequel) a passé par des états bien plus extraordinaires que ceux de M. Olier» (2).

Cette dernière observation est fort juste, mais elle aggraverait plutôt la difficulté, d'ailleurs illusoire qui obsède nos biographes. Au lieu d'une surprise, au lieu d'un «scandale, o nous en aurions deux et davantage, M. Olier, le P. Surin, d'autres encore, réduits par une opération directe de Dieu à paraître privés de raison. Car, après tout et à parler clair, c'est bien là ce que veulent dire ces phrases embarrassées. Mais, encore un coup, la difficulté s'évanouit, et le scandale avec elle, si l'on a le courage de regarder les choses en face et de les appeler par leur nom. M. Olier et le P. Surin ne sont pas seulement d'insignes contemplatifs, de vrais saints, ils sont encore, ou ils ont été,

 

(1) Monier, op. cit., p. 233.

(2) Faillon, op. cit., I, pp. 269, 27o.

 

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pendant quelque temps, des malades. Leur sublime grâce ne les a pas voulus et rendus malades, en vue de faciliter leur initiation mystique ; elle les a trouvés tels, s'accommodant de leurs misères physiologiques, et tendant plutôt à les atténuer peu à peu. Nous parlerions autrement s'il était ici question, soit de l'extase proprement dite, soit de telles autres épreuves qu'ont à subir d'ordinaire les mystiques les plus normaux, les plus sains. On s'explique sans peine que, chez ces derniers, l'organisme résiste d'abord, puis défaille, à mesure que la vie se retire et se concentre au plus profond de l'âme. Simple « tribut payé par les mystiques à la fragilité humaine » (1), ces défaillances, bien que Dieu ne se les propose pas comme une fin, on petit dire néanmoins qu'il les a voulues et en quelque manière causées. Mais il n'en va pas de même pour les cas d'ailleurs et fort heureusement plus rares qui nous occupent ici. Les extravagances dont l'histoire du P. Surin nous fait connaître le détail pénible, et celles que nous révèlent à mots plus couverts les biographes de M. Olier, ne ressemblent ni aux angoisses communes des mystiques, ni à l'extase. Ce sont là bonnement des phénomènes morbides, qui, ni de près ni de loin, n'ont rien de mystique, rien non plus d'infamant, et que Dieu permet, pour des fins à lui connues, comme il permet à la foudre d'incendier une église. Que si, par exemple,le P. Surin se précipite d'une fenêtre, et en tombant se casse la jambe, on ne nous persuadera jamais qu'une providence particulière, qu'une prédilection divine ait présidé à cet accident?

Au reste, il n'est plus personne aujourd'hui, parmi nos savants, qui prenne peur, comme par le passé, à ces mots inoffensifs d'hystérie et de névrose. Le biographe même que nous venons de citer, le pieux M. Monier avoue sans la moindre hésitation qu'en principe « il n'y aurait pas d'inconvénient à reconnaître » que le cas de M. Olier

 

(1) R. P. de Grandmaison, Cf. L'invasion mystique, p. 591.

 

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relève de la médecine. « Les saints, continue-t-il, sont de chair et d'os comme le commun des hommes ; ils ont des nerfs, et peuvent partant avoir des névroses ». Seulement, il ne croit pas que les nerfs de M. Olier aient été malades. Il en appelle aux « physionomistes », leur soumettant avec confiance le curieux et vivant portrait que M. Baudrand nous a laissé du fondateur de Saint-Sulpice : « Il avait le port libre, dégagé, avantageux. Sa complexion était sanguine, délicate, quoique forte et robuste, s'il ne l'eût point altérée par... ses rigoureuses pénitences. Son teint était blanc, mêlé de vermeil ; son front large et serein ; il avait les yeux vifs, remplis d'un feu doux et engageant, le visage beau, agréable et bien proportionné, accompagné d'un air rempli de tant de grâce, de modestie et de majesté qu'il était impossible de l'approcher sans en concevoir de l'estime et du respect, et sans en être élevé à Dieu ». « De bonne foi, reprend M. Monier, qui pourrait dans ce portrait, que confirment les estampes du temps, reconnaître le type d'un névrosé ? » Qui ? Mais tout le monde et personne. Aucun de ces traits n'indique, mais aucun ne dément la névrose. M. Monier s'imagine, et plusieurs du reste avec lui, qu'un névropathe, en dehors de ses crises, ne saurait paraître « avantageux, vermeil, rempli de grâce et de majesté » Il les veut tous sombres, décharnés comme Dante, jaunes comme Napoléon. Ils ne sont pas tous ainsi. Je pourrais aussi répondre que le M. Olier de ce beau portrait n'est pas du tout celui qui présentement nous inquiète. Pendant sa longue crise de neurasthénie, il inspirait aux saints eux-mêmes, non pas de l'estime et du respect, mais une répugnance instinctive, faite de crainte et presque de mépris, à peine tempérée quelquefois par la compassion.

On poursuit, et avec plus d'apparence : « Mais ce qui le peint encore mieux, c'est la façon dont nous le voyons, au cours même de la terrible crise,... continuer d'agir avec une résignation et un courage surhumains, et, malgré

 

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(les) rigueurs de Dieu, malgré les mépris du monde et les dédains de ses meilleurs amis, s'acharner au travail, d'au tant plus fidèle qu'il était plus tourmenté, et persistant ainsi, sans une seule défaillance, pendant deux ans ... ; si c'est là un névrosé, bénie soit la névrose qui inspire un tel héroïsme !» (1) Autant dire et avec la même ironie : Bénie soit la pierre qui inspire à Bossuet les magnifiques écrits de sa vieillesse! M. Olier est alors un neurasthénique, mais il n'est pas que cela, en quoi il ressemble du reste à tous ceux qui souffrent du même mal. Au milieu même de cette détresse physiologique, son héroïque vertu paraît encore ; nous ne bénissons pas la première, qui n'est en soi ni pire ni meilleure qu'une rage de dents, :nais bien la seconde, qui souvent maîtrise l'autre, ou qui du moins ne capitule jamais devant elle.

Cette affection ne présente pas le caractère soudain, foudroyant, quasi-surnaturel et sacré que lui a donné la tradition sulpicienne. A peine converti, on l'avait vu se précipiter dans la vertu avec une fougue peut-être excessive. « L'intempérance... était au fond de son caractère » avoue M. Monier, le plus autorisé et le plus précautionné de ses biographes (2). Non pas de son caractère, dirais-je. Quand ses nerfs ne prennent pas le dessus, M. Olier ne manque pas de mesure. Sa correspondance notamment me parait merveilleuse de bon sens. Rappelons-nous qu'il ne semble pas avoir inquiété saint Vincent de Paul. Pas assez, peut-être. Mais avec lui, souple comme il l'était et par suite de ce mimétisme, facile aux grands nerveux, M. Olier aura pris le ton : il aura paru la sagesse même. Pendant cette période des débuts, on aurait dû; je crois, le surveiller, le modérer davantage. Dès qu'il n'a plus opposé d'obstacles aux grâces extraordinaires qui le sollicitaient depuis son enfance, il s'est acclimaté,

 

(1) Monier, op. cit., pp. 237-239.

(2) Ib., op. cit., p. 76. On trouvera là le détail de ces « excès ».

 

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comme d'emblée, dans les plus hautes régions du monde surnaturel. Déjà il traite d'égal à égal avec les mystiques, il les dirige, et, chose plus grave, il accueille avec une avidité frémissante, leurs moindres paroles. On lui dit, on lui dit trop qu'il est appelé à de grandes choses. Oui, bénie soit la névrose qui le guette et les terribles humiliations qu'elle lui réserve. Sans elle, peut-être M. Olier aurait-il tourné au visionnaire. Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum.

Le voici entre les mains de Condren, justement après une période de surexcitation, et sous la menace d'une réaction déprimante. Remarquez toutefois ce bel élan de vigueur morale et de raison :M. Olier sait déjà que la direction de Condren sera pour lui moins indulgente, plus exigeante que celle de Vincent de Paul. Cependant il n'hésite pas à quitter le second pour le premier. Il veut aller à la perfection, et à la plus haute, et par le plus court chemin. Ce maître nouveau l'enchante, l'éblouit. Ne va-t-il pas aussi l'accabler ?

« Je suis plein, plein jusqu'à la gorge », on se rappelle le P. Desmares, rassasié de sublime après une ou deux heures de conversation avec Condren, et n'y pouvant plus tenir. Eblouissement, rien de plus : Desmares est un homme bien équilibré, plutôt pesant. Chez d'autres, plus jeunes ou moins initiés, une véritable fatigue se mêlait à l'enthousiasme. « Dans ses Conférences, écrit un des compagnons de M. Olier, M. du Ferrier, il nous abreuvait aqua sapientiæ salutaris, s'appliquant à nous donner les principes de l'esprit chrétien et à nous expliquer, selon saint Paul, la nécessité de mourir à nous-mêmes, pour ne plus vivre que de la vie de Jésus-Christ. Comme je m'étais nourri des maximes du siècle, je ne comprenais rien de ce qu'il nous disait, et ce ne fut qu'au bout de six mois que je commençai à y voir un peu de jour (1)... »

 

(1) Faillon, op. cit., I, p. 267.

 

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Ainsi pour M. Olier ; mais celui-ci, plus impétueux, plus agité, a dû souffrir davantage. Ce programme de sainteté, si magnifique et à première vue si compliqué, avant même de l'avoir clairement conçu, il était fiévreusement pressé d'y conformer sa propre vie. Et je ne crois pas me tromper en voyant là une des causes qui auront ou précipité ou aggravé la crise d'ailleurs imminente. « M. Olier, dit M. Faillon, avoue aussi qu'il avait peine à comprendre cette doctrine, tant elle lui paraissait élevée ; et ce fut pour lui en donner une connaissance parfaite, et le mettre réellement dans cet état de mort à soi-même et de vie nouvelle que Dieu le fit passer par les peines extraordinaires et les humiliations accablantes dont nous allons faire le récit. Elles l'instruisirent beaucoup plus que n'avaient fait jusqu'alors tous les docteurs et tous les livres, et lui fournirent même en grande partie— je dirai plutôt qu'elles l'aidèrent à réaliser comme par une terrible leçon de choses — la doctrine renfermée dans ses ouvrages, dont le récit de ses peines est la clef nécessaire et comme l'introduction.

« Lorsque le P. de Condren l'associa à la compagnie dont nous avons parlé, M. Olier était entouré de l'estime et de la vénération universelles. Le bruit de ses travaux apostoliques, la sainteté de sa vie, le refus qu'il fit sur ces entrefaites de la coadjutorerie de Châlons, sa naissance même, qui semblait donner un nouveau lustre à ses vertus, lui avaient attiré une estime si grande, qu'elle était pour lui une sorte de martyre. Sans cesse il avait à combattre la vanité et toutes les saillies de l'orgueil, dont Dieu permettait qu'il sentît plus vivement alors les atteintes (1). »

La crise, d'abord toute morale, aurait donc commencé par des tentations d'orgueil extrêmement violentes. Ainsi l'expliquent M. Olier et ses biographes. Mais ils ne prennent

 

(1) Faillon, op. cit., p, 267.

 

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pas garde que, ces tentations elles-mêmes, c'est la neurasthénie commençante qui les a fait naître, ou du moins qui leur a donné une acuité aussi imprévue. Elles sont un effet bien plus qu'une cause. En proie à l'obscure détresse d'une pensée et d'un organisme qui se voient sur le point de chavirer, M. Olier s'accroche désespérément à toutes les raisons qu'il peut trouver de se magnifier à ses propres yeux. Aux menaces, aux premiers indices de la dissolution qui le guette et déjà l'entame, il oppose l'insigne réputation que lui ont méritée ses premières prouesses de jeune converti, il oppose l'avenir glorieux que lui ont promis, de la part de Dieu, plusieurs extatiques. Arcbouté, si j'ose dire, contre ces souvenirs réconfortants, il semble défier l'obsession qui de plus en plus le paralyse. Il n'y a pas jusqu'à son attitude extérieure qui ne proteste. Lui, si humble, si effacé jusque-là, il se redresse, il renverse fièrement la tête, il parle haut, il prend des airs avantageux. Pauvre orgueil que celui-là ! Encore, s'il pouvait s'abandonner librement, comme font les autres neurasthéniques, à ces poussées inconscientes d'égotisme. Mais non, la doctrine mortifiante et dépouillante de Condren l'obsède également d'un autre côté ; elle l'invite à redouter et à condamner cette même résistance qu'il tente malgré lui contre les progrès du mal. Plus il éprouve le besoin de s'affirmer, plus il s'entraîne à des mouvements tout contraires. Soit deux exaltations également morbides, et qui, en se combattant l'une l'autre, achèvent de l'épuiser.

« Dans un passage de ses Mémoires, en marge duquel il a écrit lui-même, la date du 4e trimestre de 1639, le fond de sa conscience se découvre avec candeur : « Cela était étrange, dit-il, l'effet que la chair, ou autrement la nature corrompue (ajoutons, ou la maladie), opérait dedans moi, quand le Saint-Esprit se retirait sensiblement ; car il semblait alors que j'étais comme possédé par le démon de superbe et d'amour-propre, ce que je craignais

 

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toujours. Mais mon directeur me dit que c'était simplement des effets de la chair... ; cela se faisait de soi-même dans moi, sans y participer en rien. J'avais bien parfois de légères pensées de faire de grandes choses, car on m'avait dit que Dieu voulait faire par moi des choses grandes en son Église, et pourtant je ne m'y arrêtais pas (1) ». Ou du moins il ne voulait pas s'y arrêter, s'y complaire. Et, pour en finir plus rapidement avec ces tentations, il demandait à Dieu « d'ôter de l'esprit des hommes la bonne estime qu'ils avaient conçue de lui sans fondement, et de la leur donner aussi mauvaise qu'elle avait été bonne jusqu'alors. Peu de temps après, il plut à Dieu » d'exaucer cette prière (2). D'autres saints ont fait la même prière, mais en pleine santé intellectuelle. A ce désir héroïque se mêlent chez M. Olier, des pressentiments douloureux. Divers accidents lui font prévoir que bientôt ses amis eux-mêmes le mépriseront.

« Par un phénomène assez rare, dit excellemment M. Monier, la métaphysique se joignait, comme pour accroître les transes de son âme, aux vivacités de la foi. — Condren est un grand métaphysicien et il forme ses disciples à son image — Dieu, en effet, qui est la cause première de tous les êtres créés, est par là même le soutien et le support continuel de leur existence, en même temps que le premier moteur de leurs diverses activités. D'où il suit qu'être séparé de cet Être souverain, en qui nous avons, non seulement l'être, mais la vie et le mouvement, c'est pour une créature la fin virtuelle de toute existence et de toute activité.

« M. Olier éprouvait ce tourment. Se croyant séparé de Celui qui était, comme il aimait à dire, son Tout, il se trouvait comme tin oiseau qui, privé d'air respirable, agite en vain ses ailes dans le vide. Il lui semblait parfois que

 

(1) Monier, op. cit., p. 234.

(2) Paillon, op. cit., I, p. 269.

 

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son âme n'existait plus, ou du moins, « qu'elle ne faisait plus ses fonctions et qu'elle était comme interdite en ses puissances ».

« Il éprouvait cela dans les actions publiques, où sa parole, auparavant si vive et si franche d'allure, hésitait incohérente et mourait sur ses lèvres. « Même en chaire, écrit-il, cela m'arrivait : la pensée se présentait, et puis se retirait, sitôt que je commençais à l'exprimer : les mots et la voix me manquant tout d'un coup, et ne sachant plus où j'en étais, je servais de jouet à tout le monde. »

Ainsi, dans ses relations ordinaires avec les hommes. « J'y étais tellement entrepris, nous dit-il, ..., que je ne pouvais dire un mot. J'étais tout interdit, et l'esprit suspendu, tellement que ma mère disait : « Vous diriez qu'il soit devenu hébété. » Et je ne pouvais faire autrement. J'admirais le monde parler, et ne savais comment il pouvait si bien dire, je croyais même ... être réduit pour tout jamais à cet état, et souvent me suis offert à Dieu de bon coeur pour perdre, s'il voulait, tout l'esprit et devenir fou. »

« La logique divine alla plus loin... Avec une précision d'analyse désespérante, le pauvre patient poursuit jusque dans les opérations de la vie physique, où l'on est plus exposé à méconnaître la nécessité du divin concours, les conséquences de cette séparation. « Cette influence, dit-il, n'y est point sensible, et il semble qu'il en soit de nous, au sortir des mains de Dieu, comme du reste des ouvrages au sortir des mains des ouvriers, quine dépendent plus d'eux après avoir été formés une fois par leurs mains. » Pour lui faire sentir cette dépendance, Dieu lui retira donc son concours, non pas d'une façon absolue, c'eût été pour lui le néant, mais en en paralysant jusqu'à un certain point les effets sensibles : épreuve singulière, dont on ose à peine citer la description qu'il nous en laisse dans ses Mémoires. « Si je mettais un pied devant l'autre,

 

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nous dit-il, je ne savais par quelle vertu c'était, à cause que je sentais la vertu ordinaire qui m'était retirée. Je ne savais même comment me soutenir, et admirais comme je subsistais, me sentant retirer de tout moi-même ce qui me faisait subsister et mouvoir : si bien que j'étais toujours prêt à choir, et étais comme ces pauvres ivrognes, qui ont des forces, et ne savent comment s'en servir. Lors j'admirais comme les autres subsistaient avec tant d'assurance et de fermeté, ayant la liberté et le maniement de leur corps en leur disposition. Je ne savais comment manger : j'en perdais quasi l'usage, et il me semble que je donnais un aliment comme à un corps mort (1). »

Cette épreuve me laissait, dit-il encore, « dans des langueurs, des stupidités et des hébétements, qui ne peuvent se comprendre que par ceux qui les ont éprouvés... Mon esprit était ... enveloppé d'une telle obscurité que je ne me ressouvenais de rien ; je ne pouvais rien apprendre... ; je ne savais même ce que je disais , j'entendais parler le monde, comme ferait un sourd, sans rien retenir ni rien comprendre ... Je me souviens encore que j'étais réduit à une telle extrémité que je ne pouvais écrire ; m'efforçant parfois de le faire, je demeurais des heures entières à écrire deux ou trois lignes, et encore, était-ce tout de travers... Si je faisais visite pour moi, ou pour la compagnie que nous formions avec mes amis, je manquais les personnes que j'allais voir, ou bien je réussissais si mal que chacun avait sujet de croire que Notre-Seigneur n'était pas avec moi... J'étais surtout alors obligé de me faire conduire avec mon domestique dans les rues, ayant toujours le malheur d'oublier mon chemin (2). »

Cependant, il continuait sa vie de missionnaire, comme si de rien n'était. Malgré les appréhensions constantes où il les tenait, ni ses compagnons ni le P. de Condren

 

(1) Monier, op. cit., pp. 235-237.

(2) Paillon, op. cit., I, pp. 272, 273.

 

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n'osèrent, pendant longtemps, lui imposer le repos. C'était une rude époque. Un autre de la compagnie fut pris, en pleine chaire, d'un accès de folie furieuse. On allait quand même. Et puis tout le détail que l'on vient de lire, nous ne le connaissons que par M. Olier, qui, tout ensemble, l'exagère et l'atténue. Ses crises ne lui venaient que par intervalles. Nous le savons par telles lettres de lui qui datent de cette époque et qui ne sont pas d'un impuissant. D'un autre côté, il ne dit pas le pire ; non qu'il songe le moins du monde à nous le cacher, mais parce que, au moment même, il n'en a pas eu conscience. Quoi qu'il en soit, il prêche, il confesse, il a son tour de parole dans les conférences intimes des missionnaires. « Lorsque j'avais à parler à la compagnie sur quelque passage de l'Écriture..., je le faisais avec tant de confusion et de si mauvaise grâce, avec des termes et un sens si impertinents, qu'il n'y avait en moi ombre quelconque de la sagesse de Dieu. Entendant les pénitents en confession, je n'avais rien à leur dire : j'étais là délaissé, comme un pauvre réprouvé de Dieu. J'estimais les personnes qui s'adressaient à moi si malheureuses que je ne pouvais m'empêcher de dire en moi-même : Eh, pauvre viens-tu? ... tu ne sais à qui tu t'adresses ; le plus grand malheur qui puisse t'arriver, c'est celui-ci. Durant ce temps, je ne pouvais point monter en chaire, et, si nos Messieurs m'ordonnaient de prêcher, je ne savais que

dire ... Je me souviens cependant qu'un jour, pour mon soulagement, Dieu permit que, dans une mission, je fisse devant un grand auditoire un sermon avec ma première facilité, et même avec une facilité plus grande : ce fut pour m'empêcher de me trop décourager, ..., car je croyais tout perdu.

« L'Écriture sainte me condamnait partout. Toutes les fois que je l'ouvrais, je n'y voyais rien autre chose que le reproche de mes vices et de mon endurcissement; comme, par exemple, dans l'Évangile où il est parlé du

 

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grain qui tombe sur la pierre... Je tombais souvent sur ces endroits..., presque toujours sur ceux où il est parlé de Judas. La comparaison de moi-même avec ce perfide me poursuivait partout; et je disais à nos Messieurs : On pense qu'il n'est parlé de Judas qu'en quatre ou cinq endroits de l'Écriture; il en est fait mention plus de vingt fois... Une fois entre autres, disant extraordinairement la messe au maître-autel, et, à l'Évangile, tombant sur ce nom affreux, je sentis une douleur aussi vive que si l'on m'eût percé le coeur d'outre en outre... Si l'on parlait des marques de réprobation, je les voyais toutes en moi... Quand on parlait de Dieu, je n'en concevais rien que comme d'un être fâcheux, rigoureux, très cruel... Je me complaisais dans la pensée de l'enfer, et la description m'en plaisait, comme du lieu qui m'était destiné... Quoique je fusse assidu à l'oraison durant ce temps, je n'y recevais rien, pas un sentiment, pas le moindre rayon de lumière... Ce qui me faisait le plus de peine, était de voir intérieurement mon Dieu, qui me rebutait et me dédaignait... Cette vue du dédain de Dieu se présentait à moi sous l'image d'une personne qui dirait avec mépris à un homme de néant, en remuant la main... : allez, allez !... Une fois, je crus voir en songe Soeur Agnès, cette âme bienheureuse, qui m'aimait tant... ; elle paraissait être à la grille de son monastère, et, comme je me préparais pour faire quelque entretien spirituel, elle me rebuta et me dit : Vous êtes un orgueilleux, vous ne prêcherez pas... Je me souviens,... (ô mon Dieu) qu'un jour vous me dites un mot dans le coeur, qui m'étonna plus que n'aurait pu faire le tonnerre... « Vous êtes superbe » ... J'en demeurai tout tremblant, et..., m'en étant allé pour me confesser à l'Église, je frissonnais encore...

« A toutes ces peines intérieures, se joignaient encore le rebut des gens de bien, le mépris universel de tout le monde, parents, amis, serviteurs, grands et petits. Ce fut surtout vers la fin des fêtes de Noël 164o, que je

 

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reçus plus d'affronts. Je fus alors la fable de tout Paris : le Roi, le cardinal de Richelieu, messeigneurs les évêques, surtout le chancelier (Pierre Séguier), tous mes parents... commencèrent à faire (sur mon refus de la coadjutorerie de Châlons), des pièces étranges. » Était-ce bien là la raison de ces moqueries (1) ? Même dans les milieux les plus mondains, on ne rit pas d'un prêtre qui, par abnégation, refuse les honneurs de l'épiscopat. Très certainement, il y a autre chose, mais dont notre malade n'aura pas eu une claire conscience (2). Ce qui suit le montre bien. « La compagnie à laquelle j'étais attaché, prévenue alors contre moi, augmenta encore cette tempête... (Dieu) ôta de l'esprit de nos Messieurs toute l'estime qu'ils avaient conçue de moi... Ils prirent la résolution de m'interdire tous les emplois extérieurs..., et ne me permirent de confesser qu'en cas de nécessité absolue. Dans mes humiliations, ils voyaient de grandes faiblesses d'esprit..., et laissaient croire aux autres tout ce qu'ils voulaient de plus désavantageux, sans m'excuser » (3). N'oublions pas que la compagnie n'aura rien décidé sans avoir soumis le cas au P. de Condren. De nouveaux accidents, sans doute plus graves que les autres, avaient lassé leur patience. On renonçait à le défendre. Qu'y avait-il donc ? Je ne sais, mais peut-être des explosions plus retentissantes de cette mégalomanie que nous avons annoncée plus haut. La crise qui déclinera bientôt, atteignait son paroxysme. « Outre ces faiblesses d'esprit, ils remarquaient quelquefois en moi un port et une contenance arrogante ; et jugeant, à de telles marques,

 

(1) Les derniers mots entre parenthèses ne se trouvent pas dans le texte authentique, Cf. Monier, op. cit. p. 266. Il est curieux que M. Monier accepte sans résistance la version de M. Olier.

(2) Il dit ailleurs :  « Un jour, pendant la semaine sainte, je vis plusieurs personnes se moquer de moi, dans une action publique de religion. » Paillon, op. cit., p. 312. On pense bien que sa susceptibilité morbide aura grossi à plaisir et le nombre des moqueurs et l'éclat des moqueries.

(3) Ici encore, très innocemment, il exagère. Lui absent, on a dû bien des fois l'excuser.

 

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que l'Esprit de Dieu ne pouvait résider en moi, ni se plaire à opérer par mon ministère, ils ne m'exposaient qu'avec peine, même à la confession (1) ». Aujourd'hui, nous agirions tous de même; nous nous garderions néanmoins d'attribuer à quelque malice secrète ce qui n'était, en réalité, que « faiblesse d'esprit » ; et dans cette faiblesse nous n'irions pas voir un châtiment du ciel, comme on faisait alors trop communément. « D'ailleurs ils croyaient que mes grandes tristesses venaient de ce que je n'étais plus dans les grandeurs du monde ni dans le faste... Le Supérieur de notre compagnie, M. Amelote..., me demandait, de temps en temps, si je n'avais point la pensée de prendre un carrosse et une suite dans Paris ». C'était mettre avec une cruelle maladresse le doigt sur la plaie. Un autre jour, on lui dit plus rondement : « Pour vous, allez vous-en où vous voudrez ; nous n'avons que faire de vous ». « Il me conseillait de quitter mes bénéfices et de m'en aller cacher dans un trou ; et encore, qu'il craignait bien pour moi, tant j'étais faible... Je trouvais toutes ces paroles trop véritables... II me semblait, on ce temps-là, que je fusse comme une bête morte..., immolée à la gloire de Dieu. Je me souviens qu'étant beaucoup persécuté et moqué par notre compagnie et par des étrangers de condition, je prenais un grand plaisir à dire à Dieu, me mettant devant lui en esprit d'hostie : « Ah ! mon Dieu, que ceci serve à mon sacrifice : il faut mettre en pièces la victime ; il faut retrancher de moi tout l'honneur de ce monde (2) ».

Ainsi, au plus affreux de son martyre, il garde assez do clairvoyance et de générosité pour s'appliquer à lui-même

 

(1) « Etant avec ces Messieurs, je me sentais quelquefois tout enflé de superbe et d'arrogance ; il me semble qu'il en paraissait quelque chose dans mon extérieur et dans la posture de mon corps : ce que je n’avais pas éprouvé avant ces peines intérieures... Cela se faisait de soi-même, sans que j'y participasse en rien. » Faillon, op. cit., p. 313. L'analyse est d'une justesse parfaite.

(2) Faillon, op. cit., I, pp. 275-283.

 

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la doctrine de son maître. Et cependant le maître lui-même se conduisait « comme s'il n'eût plus fait aucune estime de M. Olier (1)» . « Dans leurs entrevues..., fréquentes, il ne lui montrait plus qu'un visage sévère ; et c'est avec une humilité attristée que celui-ci, s'imputant à lui-même la cause de ce changement, écrivait dans ses mémoires : « Les rapports qu'on lui faisait de mes déportements l'obligèrent à me délaisser et ne faire plus compte de moi (2) ». Ce dernier trait, le plus douloureux de tous, nous en dit long sur la gravité de cette crise mystérieuse. Condren lui-même désespère de M. Olier (3).

IV. Condren meurt le 7 janvier 1641, après avoir plus ou moins clairement fait connaître, non pas certes à M. Olier, mais à d'autres, ses vues sur la fondation des séminaires et sur la part que ses disciples devaient avoir à cette oeuvre. « Ne voyant.... pour le moment aucune ouverture à la réalisation immédiate du projet..., la compagnie se décida..., à reprendre le travail des missions » (4). Le pauvre M. Olier les suivait d'aussi près qu'on voulait bien le lui permettre. « De plus en plus il avait dans la compagnie une situation effacée, et lui-même nous avertit que le carême où l'on venait d'entrer fut pour lui la période la plus aiguë de ses souffrances. Tous, Dieu et les hommes, semblaient y conspirer ; car, tandis que Dieu lui faisait sentir avec un redoublement d'effroi le désordre de ces sentiments d'amour-propre qui renaissaient en lui, au point de lui laisser croire qu'il était

 

(1) Faillon, op. cit., I, p. 285. D'après M. Faillon, et d'après la tradition sulpicienne, le P. de Condren aurait regardé les épreuves de M. Olier « comme une faveur privilégiée et une préparation aux grâces les plus insignes » C'est possible, mais rien ne le prouve; mais tout semble prouver le contraire.

(2) Monier, op. cit., p. 267.

(3) Les accès que nous venons d'étudier ont dû frapper d'autant plus la s petite compagnie » qu'ils avaient connu jadis un M. Olier plus débonnaire et plus modeste. Pour se convaincre de sa bonhomie naturelle, il suffit de lire ses lettres à son valet de chambre. (Lettres I, pp. 99-102.) Elles sont charmantes. Pas un atome de morgue.

(4) Monter, op. cit., p. 278.

 

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« abandonné et comme possédé par le démon de superbe »... ses confrères, par une recrudescence de préventions malignes, semblaient s'appliquer à le poursuivre, à le harceler continuellement de leurs sarcasmes ». L'épreuve « se prolongea pendant tout le carême, et.. elle parait avoir atteint son plus haut degré d'acuité dans les derniers jours de la semaine sainte, où le serviteur de Dieu fut, pour prendre son expression, « moqué d'importance ». Mais l'excès même de la peine en annonçait le terme. En somme, sous une forme ou sous une autre, il y avait cieux années que l'épreuve durait », deux années, pendant lesquelles Dieu avait voulu, dit-il, « que je sentisse ensemble quasi toutes les peines intérieures, peines de sa réprobation et de son dédain, privation de toute élévation vers lui, continuel ressentiment de la superbe et de l'amour-propre, obscurité d'esprit, embrouillement de l'âme et environnement du démon. Au cours de cette douloureuse épreuve, il semble à chaque instant, quand on en lit dans ses mémoires le récit tout frémissant encore d'émotion, que l'infortuné va perdre pied et succomber corps et âme sous l'étreinte du divin (?) lutteur.

« Mais on ne tarde pas à le voir se ressaisir, et, au milieu même de cette réprobation dont il se croit l'objet, pousser vers Dieu ce cri d'abandonnement que les théologiens sont bien obligés d'envelopper dans l'absolution, ou plutôt dans l'admiration dont le jeune François de Sales recueillait autrefois le bénéfice : « Eh ! plût à Dieu que ce ne fussent que des peines et qu'elles pussent durer... toute l'éternité, pourvu que je ne fusse haï de Dieu ! Je ne m'en soucierais pas ». Mors et vita duello conflixere mirando. Oui, certes le duel est admirable entre le malade, toujours à la veille de sombrer dans les pires ténèbres, et le saint, qui profite de toutes les lueurs,

 

(1) Monier, op. cit., pp. 281-285.

 

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de toutes les énergies qui lui restent pour faire tourner sa détresse même à la plus grande gloire de Dieu.

Cependant la guérison allait venir. Après cet hiver redoublé, voici les approches timides, mais délicieuses du printemps. Vox turturis audita est... C'est en effet dans le sanctuaire de Chartres « que Dieu fit luire à son esprit la « première lumière », nous dit-il, qui commença à le délivrer de ses peines, en lui révélant ce que c'était que la superbe », et par là, j'imagine, en l'acheminant à comprendre que, dans cette sorte de mégalomanie dont il avait tant souffert, il n'y avait pas de péché. « Mais c'était une lumière brillant dans les ténèbres et ne les éclairant que par intermittence ; car, après cette première ouverture..., son pauvre esprit ne tarda pas à se « reboucher » pour un temps. La Providence ayant permis, en ce temps-là même, que sa personne fût exposée, dans une action publique de religion, aux risées de quelques libertins, il ne put se défendre d'une émotion intérieure à laquelle le démon joignit ses suggestions perverses, et qui lui faisait écrire, quelques jours après, le 13 avril, à la Mère de Bressand (1). « Puisque je puis à coeur ouvert vous dire le fond de mon âme, il s'est découvert que je ne suis qu'un hypocrite, superbe, dissimulé et incapable de rien faire de bien ».

«Par de nouvelles grâces, quelques-unes d'une familiarité toute maternelle, la sainte Vierge continuait de l'aider dans son effort vers la lumière : « Je me souviens, ma bénite princesse, lui dit-il, du bien que vous me fîtes, de former en mon esprit votre sainte présence, telle que vous étiez à l'âge de quinze ans. Je vous voyais si modeste, si douce, si simple, si humble, si agréable ; bref, si admirable dans votre pose et maintien, qu'un des Messieurs de notre Compagnie, qui vous honore extrêmement, venant à me parler de votre sainte personne,

 

(1) Sainte visitandine qui fut une des intimes confidentes de M. Olier

 

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je vous décrivis à lui si naïvement et puissamment qu'il en fut tout touché et moi encore plus ».

Trait charmant, mais qui ne prend toute sa valeur que si on le met en opposition avec les scènes qui viennent de nous attrister. Voyez, en effet, comment le

poète en lui, non seulement se réveille, mais encore se dresse triomphant contre le neurasthénique. Il savait bien, on le lui avait assez dit, que ce qui l'avait surtout rendu ridicule et suspect, c'étaient justement les excentricités, les exaltations, 'pailleurs tout à fait innocentes, de sa « pose » et de son « maintien ». Depuis deux ans, la peur affolée de tomber dans le péché de superbe le conduisait à se donner les apparences de la superbe ; plus il se sentait déprimé et défaillant, plus il devait obéir au besoin de s'affirmer, de s'imposer coûte que coûte, par tous les moyens, soit à lui-même, soit aux autres. Maintenant que ces hantises commencent à se détendre, au lieu de s'emprisonner dans la contemplation éperdue de son moi, il s'enchante et il s'apaise à évoquer une autre « pose », un autre « maintien ». D'où, chez lui, de nouvelles réactions en opposition directe avec les réflexes lamentables qui le faisaient, hier encore, prendre pour un maniaque. L'oeil et le coeur remplis de l'aimable tableau que l'on vient de voir, tout naturellement il se façonne sur la grâce modeste de la Vierge adolescente, et déjà, ses compagnons étonnés ne le reconnaissent plus.

« Ces grâces familières ne s'arrêtaient pas là; mais, avec une ardeur toujours plus vive, elles le poussaient à l'action, où il retrouvait, non pas son zèle (le zèle, même dans ses plus mauvais jours, ne lui avait jamais fait défaut), mais son aisance et sa facilité d'autrefois. «Je me suis vu, écrit-il encore dans ses Mémoires de 1642, l'année passée, entre Pâques et la fête du très saint Sacrement, un mois entier monter deux fois par jour en chaire, et confesser quasi tout le jour, et cela, par un secours particulier de l'Esprit auquel j'étais abandonné. »

 

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« Une nouvelle vie recommençait pour lui. La compagnie.. ne pouvait pas ne pas s'apercevoir de ce changement ; et l'étonnement qu'elle en ressentait (car la cause lui en échappait, remarque naïvement M. Olier) allait s'accroître de jour en jour, surtout après cette fête du très saint Sacrement..., qui marque le stade final de la longue crise. » Demain, en effet, les cloches de Chartres sonneront cette résurrection, ce nouveau printemps, annoncés, il y a quelques semaines parla « voix de la tourterelle. »

 

C'était l'année passée (1641), dans Chartres, au jour de la petite Fête-Dieu, jour de l'octave du très saint Sacrement. Vous m'éveillâtes, ô mon Dieu, le matin, une heure ou deux plus tôt qu'il ne fallait se lever; et, entendant ce doux bruit et ce célèbre résonnement des cloches de Notre-Dame, vous me faisiez voir en esprit la grande gloire qu'on vous rendait partout en ce jour-là, et les grandes louanges que vous rendait votre Fils, cette sainte hostie, par tout le monde. Car il vous loue dans le saint Sacrement comme dedans le ciel,...; et cela remplissait mon esprit de grande joie. Mais ce qui le comblait, c'est qu'il me semblait que mon coeur avait part à tout cela, louant Dieu partout et étant répandu partout. Et plût à Dieu que cela fût comme j'en avais le sentiment, un sentiment qui me faisait répandre des larmes... Et je passai cette heure avec grande vitesse.

 

L'horreur de la superbe le possède encore, mais ne l'affole plus. L'humilité à laquelle il s'appliquera désormais, n'aura « plus rien de commun avec le sentiment de terreur où le jetait naguère la vue des jugements de Dieu; c'était l'humilité amoureuse et reconnaissante, et opérant dans son âme... « une paix nonpareille sur la peine qu'il sentait de n'avoir point les vraies vertus, et l'humilité même. » Au lieu qu'autrefois, en ouvrant la Bible, son oeil y cherchait instinctivement les pages où le Juge se montre à nous dans l'appareil terrifiant de sa colère, aujourd'hui, sous le Juge irrité, son coeur reconnaissait

 

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le Père compatissant. Aussi, revenant sur les heures douloureuses qu'il vient de traverser, il se laisse aller à dire à Dieu avec une grâce charmante : « C'est chose admirable, ô mon Dieu, comme vous savez feindre votre colère et contrefaire le fâché, ou bien comme vous changez aisément vos sentiments; car, à peu de temps de là, vous m'embrassâtes en la manière que le père de l'enfant prodigue l'embrassa, mais avec un amour et une tendresse incomparables. »

« Du changement accompli dans ses dispositions intérieures son ministère ne tarda pas à se ressentir. Traversant une ville des environs de Chartres..., et étant pressé, un peu à l'improviste, d'y monter en chaire, c'est le récit de l'enfant prodigue, dont l'histoire vient de se renouveler en sa personne, qu'il développe à la foule accourue pour l'entendre, et il le fait avec tant de force e t d'émotion, que ses auditeurs, sans tenir compte de la distance, le suivent à Chartres, et assiègent la résidence des missionnaires pour y faire des confessions générales (1).» La crise était bien finie et pour ne plus recommencer jamais. Il se peut que, dans le secret de sa vie intérieure, M. Olier ait gardé quelque chose d'un peu trépidant, et qui parfois semble toucher à l'exaltation. Mais ces légères fumées ne troubleront que par instants la sagesse de ses initiatives apostoliques, et notamment de ce qu'il écrira pour le public. Dès la fin de 1641, il est le chef incontesté de la petite compagnie qui, la veille encore, rougissait de lui. De six qu'ils étaient au début, deux seulement resteront auprès de lui, M. de Foix, M. du Ferrier; mais de précieuses recrues leur étaient déjà venues, d'autres leur viendront bientôt. En décembre 1641, ils fondent leur premier séminaire dans une maison de Vaugirard ; un an après, ils s'installent dans le quartier Saint-Sulpice, prenant aussi la charge de cette paroisse, alors méprisée,

 

(1) Monier, op. cit., pp. 286-293.

 

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mais qui, grâce à eux, va devenir, pour toujours peut-être, la paroisse modèle, un des foyers les plus rayonnants du catholicisme français.

 

V. C'était mieux qu'une guérison. Le J.-J. Olier qui reparaissait au sortir de cette longue éclipse, était, en vérité, un homme nouveau, très supérieur au J.-J. Olier d'avant la crise, et deux fois méconnaissable. A l'insu de tous et de lui-même, il n'avait cessé de croître, s'initiant avec une énergie d'assimilation qui tient du miracle, à la pensée et à la vie de son maître, Charles de Condren. Travail souterrain et sans joie, où la grâce divine aura eu sans doute une large part, mais qui nous révèle aussi les plus rares dons de nature. Regardez-le, au milieu de ses compagnons, assistant, l'oreille tendue, le regard vide, la figure contractée, à ces entretiens sublimes que ni les uns ni les autres ne doivent enfin comprendre qu'après la mort de Condren. Bon gré, mal gré, comme il a voulu rester, on n'a pas eu le courage de le congédier tout à fait; on le tolère, mais comme un néant, on ne lui adresse la parole que pour la forme. Il est là, masse tour à tour inerte ou bruyante, mais également pitoyable. Qui donc alors eût imaginé que pas un atome de la précieuse semence n'était perdu pour lui, et que cette agonie sans nom préparait à l'Eglise un second Condren ?

M. Olier a décrit lui-même, avec sa naïveté ordinaire, un peu gênante parfois, cette merveilleuse métamorphose et l'effet qu'elle produisit d'abord dans ce petit monde : « Les lumières, écrit-il, que le Père de Condren a si souvent exposées à... ses disciples ont fait en tous les mêmes effets depuis sa mort. Au moins pour moi, je sais bien que j'ai connu un grand nombre de choses qu'il m'avait proposées et que je n'avais pu comprendre en ce temps... Alors, ces lumières n'avaient point fait d'impression sur mon esprit, bouché aux choses saintes ; depuis sa mort, elles y sont entrées vivement..., et me font maintenant

 

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concevoir sans peine ce que je ne croyais être que fables et inventions de l'esprit humain. (1) » Peu après la guérison que nous avons dite, « un de nos Messieurs, écrit-il encore, qui avait été neuf ou dix ans avec le défunt Père de Condren et avec M. Amelote, son disciple, fut vivement touché, ainsi que toute la Compagnie, en m'entendant parler à un saint prêtre, qu'on m'avait adressé pour l'affermir dans sa vocation..., jusque-là qu'il ne put s'empêcher de me dire... qu'il avait été étonné... de la beauté, de la grandeur et de la sainteté des choses que j'avais dites, et qui étaient tout à fait les mêmes que celtes que disait le P. de Condren ; qu'enfin je les expliquais mieux que M. Amelote. Cela me confond..., sachant bien mon ignorance et ma stupidité, et ayant été convaincu tant d'années.., de ma nullité entière... Je vois maintenant s'accomplir la promesse que m'avait faite le défunt P. général, que je serais un jour un des héritiers de son esprit; je ne puis pas en douter : toutes les choses que je lui ai ouï-dire autrefois, et qu'alors je ne pouvais concevoir, me sont expliquées maintenant avec une netteté qui surpasse la clarté du soleil. » (2)

C'est qu'aussi bien, après la terrible expérience de ces deux années, M. Olier se trouvait tout préparé à réaliser avec plus de clarté, à accepter avec moins d'effroi, la doctrine essentielle de Condren sur le devoir où nous sommes de nous effacer, de nous sacrifier et de nous anéantir nous-mêmes, pour faire place en nous à l'esprit de Dieu.

Leçon de choses, disions-nous plus haut. En suspendant le jeu régulier de ses puissances, en le réduisant à la figure d'une « bête morte », son épreuve l'avait façonné aux attitudes, aux sentiments que tâche de former en nous la discipline ascétique de l'école française.

Il s'était en quelque sorte et malgré lui familiarisé avec

 

(1) Faillon, op. cit., I, p. 372.

(2) 16., pp. 352, 353.

 

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le « néant », avec « l'état d'enfance », ou «l'état d'hostie ». En cela semblable à d'autres malades, il ne vivait presque plus de sa vie propre, conduit par des forces obscures et désordonnées. Le mal n'était pas dans cette sorte de mort, mais dans ce désordre et dans ses causes, bien qu'innocentes. Rendu à la santé, il accepterait librement, joyeusement cette dépossession de lui-même ; il continuerait à ne pas vivre — vivo ego, jam non ego — mais désormais avec la pleine allégresse de sentir que Jésus vivait en lui.

 

Depuis mes grandes désolations, écrit-il, je ne puis douter que l'esprit de mon maître (Notre-Seigneur) n'habite en moi... J'expérimente sa conduite dans l'usage de mes facultés naturelles, et même jusqu'à la composition du corps, qui, autrefois, était si déréglée. Je sens maintenant cet esprit qui me compose et me dirige dans mon port, ma démarche et même mes paroles...

Lorsque je veux m'occuper à écrire, je sens que ce divin Esprit veut conduire et régler tous les mouvements de ma main (1). Je me prête et me donne à lui comme un instrument qui n'a point d'action propre et personnelle... Il est répandu par tout moi-même, comme s'il y tenait la place de mon âme. Je le sens comme une seconde âme qui m'anime et me porte, et qui se sert de tout mon être, comme l'âme dispose des mouvements du corps, mais avec bien plus de douceur et d'empire. Dernièrement une personne qui prend grand soin de nous, me parlant de quelque chose qu'il y avait à faire, je lui répondis naïvement... : « J'ai une infirmité qui m'empêche de faire ce que je veux ; je ne puis que ce que l'on me permet, et ne puis en aucune façon m'affranchir de cette dépendance. »

 

Je n'ai pas besoin de souligner l'intérêt de ces confidences, où la psychologie de la possession divine est dessinée avec tant de justesse et de séduction.

 

J'éprouve le même changement par rapport aux facultés de mon âme et aux dons surnaturels. Pour des ténèbres si

 

(1) Il y a un peu de littéralisme, un peu d'illusion dans ce sentiment. M. Olier en conviendrait lui-même, je crois. Mais ici nous nous en tenons à l'essentiel de l'expérience.

 

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épaisses, j'ai maintenant tant de lumières; pour la confusion de mon esprit, tant de netteté dans mes pensées; pour mes bégaiements précédents, tant de liberté de parler; pour les sécheresses désolantes que j'éprouvais et que je causais aux autres, tant de bons effets de la parole ; pour cette maudite... occupation de moi-même, tant de sentiments d'amour et d'élévation vers Dieu!  Je suis contraint de le confesser : c'est le divin Esprit qui me remplit ainsi et me possède.

 

Et voilà, merveilleusement expliqué, le lien logique par où cette plénitude présente se greffe, si j'ose dire, sur le vide et la détresse des années d'épreuve :

Et voici encore, de quelle manière, au plus fort de cette épreuve elle-même, l'activité persévérante du saint dominait les défaillances du neurasthénique :

 

Je me souviens que c'était là le sujet de ma consolation dans mes peines, Dans l'impuissance totale où je nie voyais, je me disais à moi-même : si jamais le bon Dieu voulait se servir de moi, ce que je ne pouvais croire, au moins on connaîtrait visiblement alors celui qui agirait en moi. Mes délaissements passés m'ont appris que ces biens sont de Dieu seul, et que leur privation est mon fonds propre. Ce que je possède maintenant n'est point un bien personnel, et qui soit attaché à mon âme : c'est une grâce, une miséricorde... J'étais alors délaissé de tout conseil intérieur et presque extérieur pour ma conduite ; maintenant la bonté de Dieu nie donne.., tous les conseils que je puis souhaiter. Si deux choses se présentaient à faire, je ne savais pas prendre la moindre résolution ; je n'avais aucun mouvement pour nie déterminer ; maintenant je ne suis presque jamais en peine. Intérieurement je suis guidé comme un enfant, qui en tout serait conduit par un père très sage et d'une bonté parfaite. Cela se lait dans le fond de l'âme, par une opération divine extrêmement délicate, et que le démon ne peut contrefaire. Quelquefois c'est un mouvement, d'autres fois un sentiment sans parole, qui se fait entendre bien plus distinctement que la parole. Car Dieu, qui est parole, se rend bien plus sensible à nos âmes que les hommes par la parole articulée. Divine substance qui êtes

 

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parole, lumière, puissance, amour ; Etre divin, soyez loué, exalté et béni pour jamais (1).

 

L'effondrement de tout son être, contre lequel le malade oppose ce qu'il lui reste d'énergie, semblable au naufragé qui se cramponne à une épave décevante ; l'anéantissement mystique du saint qui renonce à ses propres activités misérables pour se revêtir d'une activité meilleure : ce lumineux parallélisme entre les deux états éclaire M. Olier sur les secrets de la vie intérieure, lui qui a passé par ces deux états, passé de l'un à l'autre, lui qui, encore torturé par les angoisses du premier, éprouvait déjà, au plus profond de son âme, les grâces ineffables du second :

 

Ma fille, écrira-t-il plus tard à la marquise de Portes, soyez toujours anéantie en votre coeur, appartenant à Jésus-Christ par-dessus vous-même, pour être à lui tout ce qu'il veut que vous lui soyez... Après, il vous fera connaître ce qu'il veut et vous y établira sûrement, vous conduisant petit à petit en sa vertu cachée... Le royaume de Dieu ne vient point avec éclat ni observation... ; il ne s'établit point en nos règles, ni par la conduite d'une sagesse qui prétend, comme les architectes, établir par ordre une pierre après pierre. Dieu renverse toujours ses vues aux âmes qu'il chérit ; il tient son oeuvre invisible en leur fond, et, s'il leur a laissé pour un moment la vue de quelque établissement de vertu dedans elles, il l'arrache sensiblement, il trouble, il renverse, il dessèche, il aveugle, enfin il met son âme en un état où elle ne sait plus ce qu'elle est, ni ce qu'elle doit devenir; et cela est une marche assurée et un degré certain, mais contraire à la sagesse humaine, pour élever, avancer, purifier, sanctifier, polir, fortifier l'oeuvre invisible et insensible de l'esprit, qui n'a point part en sa pureté avec nos expériences.

Oh! que l'esprit est pur! Oh ! que la sagesse de Dieu est grande sur la sanctification de nos âmes, qui élève en notre nuit, par l'assurance de notre humilité et pureté de nos esprits, l'oeuvre admirable de sa main ! Au nom de Dieu, ma fille, soyez morte à vos vues... Il n'y a rien que l'abandon

 

(1) Faillon, op. cit., I. pp. 343-345.

 

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entre ses mains..., ayant toujours le coeur anéanti en tout vous-même, le vidant toujours de tous propres désirs, et votre esprit de tout propre discernement et toute propre lumière, pour vous mettre en état d'être remplie de la lumière du Fils de Dieu (1).

 

A cette mort, l'amour-propre voudrait au moins disputer les goûts sensibles de la dévotion. Il ne le faut pas, et c'est encore là un des points essentiels de la doctrine bérullienne, que M. Olier a pu expérimenter sur lui-même, pendant ses deux années de famine spirituelle. Au lendemain de sa guérison (juillet 1641), il écrivait à la mère de Bressand :

 

Votre âme est toute dénuée et dépouillée de tout., même de Dieu dedans ses dons, hors de ceux de la foi, je la vois,

 

et pour la voir, il n'avait qu'à se rappeler ses propres impressions de la veille.

 

je la vois, comme une nuit cachée, obscure, basse, dégagée, séparée de tout et de Dieu même, qui désire qu'on ne se répande point en ses dons, et qu'on ne s'appuie en autre qu'en lui seul et sa propre substance. C'est en lui qu'il faut subsister, vivre et se mouvoir. C'est cette essence vivifiante, soutenante, éclairante en la foi ténébreuse et obscure (quand elle éclaire purement et sans les nuages grossiers de la lumière épaisse) qui alors est resplendissante et se fait apercevoir à l'âme par son impureté. Une foi vive, obscure, nourrissante en pureté, soutenante en simplicité, c'est tout, est-il pas vrai ? C'est Dieu même répandu dedans nous, et qui ne souffre plus, par la jalousie qu'il a pour nous, que nous aimions et embrassions quoi que ce soit hors de lui-même. Il est jaloux jusqu'au point de l'être de ses propres dons, et, craignant qu'on ne les aime et qu'on s'y attache, il les retire de nous et nous en prive, pour nous obliger d'avoir recours à lui unique, à lui pur et simple, sans autre vue, autre détour, et autre amour que lui seul (2).

 

(1) Lettres, I, pp. 461-463.

(2) Ib., I, pp. 214, 215.

 

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Comme nous le montrons dans un prochain volume, Port-Royal n'a jamais pu souffrir cette doctrine, si dure et apparence, mais en vérité si nécessaire et si bienfaisante à une foule d'âmes (1). Et M. Olier lui-même, si, de vive force, il ne s'était vu « dépouiller de tout, même de Dieu dedans ses dons », peut-être n'eût-il jamais pleinement réalisé ce qui s'attache, d' « épais », de « grossier », d' « impur » aux lumières et aux délices de la dévotion sensible. Il était en effet de ces « personnes sanguines et affectives», auxquelles un sage directeur doit recommander de ne point faire tant d'efforts pour s'exciter et pour s'échauffer dans la prière, « car l'extrême facilité qu'elles ont à être aussitôt émues ferait qu'ordinairement cette chaleur ne serait plus que l'effet d'une opération purement naturelle », et assez « grossière ». « C'est pourquoi, dit encore le jésuite Guilloré, il ne leur faut pas... moins recommander de se défier grandement de toute sensibilité intérieure, et de la tenir toujours pour fort suspecte, afin de n'y appuyer jamais ; n'en étant point, qui en cela soient plus capables qu'elles de tomber dans l'illusion, à cause qu'il n'y en a point qui soient faciles, comme elles, à être touchées d'un mouvement sensible. Par une même conséquence, il les faut bien convaincre de ne faire jamais grand cas de toutes leurs tendresses et de toutes leurs larmes, mais leur montrer qu'elles doivent plutôt les regarder comme des faiblesses de leur nature et de leur tempérament, qui se fond incontinent, et qui s'attendrit de peu de chose (2). » Si péniblement sevré et pendant longtemps, de ces pieuses tendresses, M. Olier avait enfin compris qu'elles ne sont pas le principal de la dévotion. Quand il les aura retrouvées, loin de jouir de ces grâces légères ou douteuses avec une complaisance éperdue, il

 

(1) Cf. tome IV, L'école de Port-Royal, pp. 565-571.

(2) La manière de conduire les âmes dans la vie spirituelle. De la conduite des sanguins. Je cite d'après le recueil in. folio. Les Oeuvres spirituelles du R. P. F. Guilloré, Paris, 1684, pp. 846, 847.

 

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les méprisera plutôt : « Que les suavités et les recueillements dira-t-il, me sont à charge, importuns, suspects, qui abîment la chair dans la paix et la joie! » (1)

Le P. de Condren ne pensait pas autrement, mais il faut que rien n'ait manqué à l'initiation dont nous avons suivi la courbe héroïque, pour que M. Olier en soit venu à professer, à vivre, et avec une telle intensité, celle des leçons de son maître, qui jadis, je veux dire avant le crise, l'aurait le plus révolté  (2).

 

(1) Lettres, I, p. 486.

(2) Avant de passer à l’ « excellence » de M. Olier, j'aurais voulu, j'aurais dû peut-être m'étendre sur quelques-unes des critiques — spécieuses ou fondées — que l'on adresse parfois à ce grand homme. Mais qui ne sait se borner ne sait pas écrire. Et puis le présent volume e pour objet l'école française. Ce n'est pas ici le disciple de Marie Rousseau, pas davantage le fondateur de Saint-Sulpice qui nous intéresse, mais uniquement l'héritier et le continuateur de Condren.

 

 

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