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TROISIÈME PARTIE
L'ÉCOLE FRANÇAISE ET
LES DÉVOTIONS
CATHOLIQUES
CHAPITRE PREMIER : « ESPRIT D'ENFANCE » ET
LA DÉVOTION DU XVII° SIÈCLE A L'ENFANT JÉSUS
I. Difficultés que doit rencontrer l'école française —
Son action sur les différentes dévotions catholiques. — Résistance de ces mêmes
dévotions.
II. Progrès de la dévotion à l'Enfant Jésus depuis les
premiers siècles jusqu'à Bérulle, et originalité de la dévotion bérullienne. — «
Le sens où elle conduit est fort et sévère ». — L'enfance, « l'état le plus vil
de la nature humaine, après celui de la mort ». — Condren et les quatre
bassesses de l'enfance. — Les extravagances de Jean Garat. — Critique de la
doctrine bérullienne. — Les attraits de l'enfance.
III. L'école française et « l'esprit d'enfance ». — Nisi
efficiamini sicut parvuli. — Esprit d'anéantissement. — Les docteurs de l'esprit
d'enfance ; M. de Renty; Saint-Jure ; M. Blanlo. — « N'être plus le propriétaire
de soi-même ». — Un bérullisme attendri et plus humain. — La simplicité. — Le
vœu de M. de Renty. — Que pour devenir populaire, la dévotion à l'enfant Jésus
devait s'écarter quelque peu de l'austérité bérullienne.
IV. Marguerite de Beaune et son dernier biographe. — Les
maladies de Marguerite; les médecins et la prieure de Beaune. — De la Passion à
l'Enfance de Jésus. — « Voici ma petite personne ». — Catherine de Jésus
prototype et inspiratrice de Marguerite. — Parallèle entre les deux voyantes. —
Marguerite née pour l'action, l'organisation et la propagande.
V. Premières visions de Marguerite. — Les « promesses »
de l'Enfant Jésus et l'orientation nouvelle que prend la dévotion bérullienne. —
La « famille du Saint Enfant Jésus » et les premiers succès de la propagande. —
Marguerite, Anne d'Autriche et la naissance du Dauphin. — Nouvelle
transformation de la dévotion bérullienne : la royauté de l'Enfant Jésus. — Les
deux images de Beaune. — « Le Petit Roi de grâce » et les diamants de la
couronne. — La dévotion populaire et le Petit Roi.
VI. L'école française fait sienne la dévotion de Beaune
et tâche d'en sauver les éléments bérulliens. — De Beaune à l'abbaye de
Chancelade : le P. Jean Garat. — Tous les mystères du Verbe incarné ramenés au
mystère de l'Enfance. — Diffusion de l'esprit d'enfance : de Jean Garat au
marquis de Fénelon, et du marquis à M. de Cambrai.
VII. Beaune et les autres foyers de la dévotion
nouvelle. — Dom Martianay
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et sa cousine, Madeleine de Saint-Sever. — Les mauristes
et la vie des saints d'aujourd'hui. — Excellences de Mme Martianay, née Jeanne
d'Embidonnes. — Madeleine expulsée du Carmel de Bordeaux. — Dix années d'exil. —
Le retour au couvent. — Tante, prieure et bourreau. — Madeleine et la dévotion_
à l'Enfant Jésus. — La persécution et les enfantillages qui l'expliquent, sans
l'excuser. — Une machine à rendre les oracles. — Réhabilitation et prestige de
Madeleine.
VIII. Bourgogne et Provence. — Marguerite de Beaune
supplantée à Aix par Jeanne Perraud. — La Provence, un des fiefs principaux de
l'école française. — Triomphe du a Petit Roi de grâce a à Aix et à Marseille. —
Que Jeanne Perraud n'a pas pu ne pas connaître la dévotion de Beaune. — Mérites
et défauts de Jeanne, mystique et visionnaire tout ensemble. — La grande vision
de 1658: un enfant de trois ans, et chargé des instruments de la Passion. —
Genèse naturelle de cette vision : critique de la dévotion de Beaune. —
L'instinct qui porte les âmes pieuses à associer aux mystères de l'Enfance les
mystères de la Passion. — Jeanne et les artistes provençaux. — Triomphe de la
dévotion provençale. — Progrès spirituel et nouvelle orientation de Jeanne. —
Vers la dévotion au Sacré-Coeur. — La vision de Jeanne et les visions
postérieures de Marguerite-Marie. — La « grande plaie » du côté, qui « pénètre
tout l'intérieur ». — Les premiers tableaux du Sacré-Coeur. — Déjà tout l'esprit
de la dévotion de Paray.
I. Nous étudierons maintenant,
sur des exemples concrets, l'évolution historique de l'école française, sa place
et son rôle dans le développement de la piété catholique au XVIe siècle,
l'efficacité surprenante et les limites de son action sur les fidèles, enfin,
résistances que lui opposeront fatalement, soit l'enseignement des autres
écoles, soit la médiocrité intellectuelle, morale ou religieuse des milieux
qu'elle voudra conquérir. N'oublions pas en effet que la sublimité de son
programme heurte de front les tendances profondes, les instincts dominateurs de
l'humanité commune. Par quel miracle l'anthropocentrisme invincible, presque
tous, céderait-il aisément la place à un théocentrisme absolu? Plus heureux que
les autres prédicateurs du véritable Évangile, par quel autre miracle, les
disciples de Bérulle et de Condren réussiraient-ils à fixer la pensée des foules
chrétiennes sur « le royaume de Dieu
qui est en chacun de nous » ? Regnum Dei quod intra vos
est. Comment rendraient-ils jamais populaires la « religion
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de l'intérieur », le « culte en esprit et en vérité », l’ «
adhérence » de « pure foi » à Dieu et au Christ, au delà des formes et des
pratiques, d'ailleurs nécessaires, au delà des images, des concepts et des
sentiments? Ils connaissaient du reste fort bien les difficultés de
l'entreprise. Condren les en avait prévenus, modérant leur zèle,
et leur recommandant une réserve presque ésotérique :
Encore, leur disait-il, que tous les chrétiens soient obligés par leur baptême à
la communion de Jésus-Christ, de laquelle ils ne se peuvent plus dispenser ;
(encore) qu'ils soient dans la nécessité de vivre en lui, et en la sainteté de
l'Esprit qu'il leur a donné, s'ils veulent être ses membres vraiment vivants de
sa vie ; et que même ils doivent faire en sorte qu'il soit vivant en eux plus
queux... ; la plupart le tiendront captif du vieil homme, et même l'étoufferont
en eux sans l'écouter, au lieu de recevoir sa vie. Et l'injustice qu'ils
exercent en cela envers Jésus-Christ et son esprit, les rend indignes de la
lumière de SA RELIGION ; et ce serait donner des perles aux pourceaux, contre la
défense de notre Maître, et faire quelque injure à sa parole de la leur
adresser, si vous n'avez quelque indice que Dieu la leur fera recevoir... Il
faut même se conformer à lui, et ne donner aux âmes ses enseignements que par
degrés (1).
Ainsi menacée, ainsi combattue,
et non seulement du dehors, mais encore au coeur même de ses fidèles, l'école
française, son âge d'or une fois passé, peut-elle se promettre un plein succès,
de longues victoires que ne réduise aucune concession aux écoles rivales, et qui
ne soient suivies d'aucune revanche ? Quelque réponse qu'apporte la suite des
événements à cette question passionnante, l'honneur de l'école française restera
sauf. Même vaincue, ce qu'à Dieu ne plaise, nous dirions d'elle, avec le poète,
qu'elle succomba « poursuivant une belle aventure » ; mais elle ne sera ni
complètement, ni toujours vaincue. Jusque dans ses défaites passagères, elle se
soumettra l'élite de ses adversaires : Graecia capta ferum
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victorem… Que s'il arrive enfin que, parfois,
souvent même, le présent semble lui échapper, l'avenir lui appartient. « Si en
ce siècle, disait encore le P. de Condren, où l'iniquité règne beaucoup, et où
les ténèbres du péché aveuglent les enfants du monde, et leur cachent les
conseils de Dieu, elle est ignorée ou oubliée de plusieurs, nous devons d'autant
plus coopérer à Jésus-Christ et à son Esprit, qui ne la veut pas laisser périr,
car ELLE EST COÉTERNELLE À SON ÉGLISE ; mais, de siècle en siècle, il cherche
des âmes, qui en veuillent souffrir la sainteté, pour la conserver par elles
entre les siens (1). »
Nous ne pouvons songer à
parcourir ici, une à une, les principales dévotions catholiques, pour examiner
de quelle manière chacune d'elles fut affectée par la propagande bérullienne;
dans quelle mesure chacune d'elles s'est laissé contaminer, si j'ose dire, par
les principes essentiels de l'école française : théocentrisme ; primauté de
l'intérieur; anéantissement du moi ; « adhérence » au Verbe incarné. Deux nous
suffiront. La première sera la dévotion à l'Enfant Jésus ; dévotion ancienne
déjà, mais que Bérulle a rajeunie et transformée, qu'il a vraiment faite sienne.
Elle commence ou recommence avec lui, et clans les milieux les plus accessibles
à l'action de ce grand homme : l'Oratoire, les Carmels : pendant les soixante
premières années du XVII° siècle, elle se propage, avec un succès prodigieux,
par toute la France ; mais plus elle devient populaire, plus aussi elle échappe
aux directions de l'école française, reprenant insensiblement sa figure
d'autrefois. La seconde sera la dévotion au Sacré-Coeur, que nous verrons
naître, grandir obscurément dans le jardin fermé de l'école française, jusqu'au
jour où, transplantée sous d'autres cieux, arrosée par d'autres mains elle
promet d'étendre bientôt ses rameaux triomphants sur toute l'Eglise
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II. Comme feront plus tard les
premiers apôtres de la dévotion au Sacré-Coeur, les oratoriens du XVIe siècle
ont essayé de prouver que leur dévotion aux « Mystères
de l'Enfance » était aussi ancienne que l'Eglise:
Quels respects et quelles
tendresses, écrivait en 1658 le P. Amelote, les plus savants et les plus saints
Docteurs de l'Église n'ont-ils point fait paraître envers ce « divin Enfant »,
et envers les choses qu'il a sanctifiées par son usage ? « Révérons, dit le
grand saint Augustin, Jésus-Christ dans la crèche... Adorons les langes de
l'enfance »... Est-ce aujourd'hui que saint Léon commence à nous dire : « Que le
Seigneur soit respecté dans son enfance, et que l'on ne tienne point pour
déshonneur de la Divinité, les commencements et les progrès de l'humanité »?
Est-ce de notre temps, que sainte Paule jurait à saint Jérôme qu'étant dans
l'étable de Bethléem, elle avait vu des yeux de la foi l'Enfant emmaillotté, le
Seigneur qui jetait des cris doux dans la crèche, les Mages à ses pieds,
l'étoile brillante sur sa tète, la Mère vierge, le soigneux nourricier, les
pasteurs entrant en pleine nuit; et que, mêlant ses larmes avec sa joie, elle
avait proféré ces paroles : « Je te salue, Bethléem, maison de paix, dans
laquelle est né le pain qui est descendu du ciel... Est-il donc vrai, misérable
et pécheresse que je suis, que j'aie été jugée digne de baiser la crèche où le
Seigneur enfant a crié ; et de pleurer dans la grotte où la vierge a mis au
monde le Verbe enfant : C'est ici mon repos, parce que c'est le pays de mon
Sauveur...j'ai préparé une lampe à mon Christ. Mon âme vivra pour lui, et ma
lignée le servira » (1). ?
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Non, sans doute, rien de tout
cela n'est, à proprement parler, nouveau; ni certes la foi à la divinité de
Jésus enfant, ni même la délicieuse tendresse que, dès les premiers temps de
l'Eglise, l'Evangile de l'Enfance n'a pu manquer d'inspirer à l'élite des âmes
pieuses. Nil innovetur nisi quod traditum est. Quoi qu'il en soit
néanmoins, et sans entrer ici dans le détail infini que demanderait un pareil
sujet, il reste assuré que cette dévotion, telle que nous la concevons et la
pratiquons aujourd'hui, est le terme d'une très lente évolution, qui, si l'on
veut, a commencé avec ou avant sainte Paule, mais qui ne s'est pleinement
achevée qu'avec saint François d'Assise.
Plus moderne encore, et plus
imprévue, la dévotion bérullienne qui nous occupe, bien que naturellement, elle
se soit greffée sur la dévotion franciscaine; plus nouvelle, et, en même temps,
plus antique, puisque, en vérité, elle remonte à saint Jean et à saint Paul.
Pour la comprendre, il faut, si dur que cela paraisse, écarter d'abord les
images affectueuses, riantes qu'évoque d'abord le souvenir du premier Noël, et
de ceux qui l'ont suivi. La dévotion très particulière où nous invite Bérulle
n'a rien qui flatte le sens ou qui attendrisse le coeur. Nue, austère,
impitoyable, elle ne nous parle que d'humiliation et de mort. Non que Bérulle se
refuse à sourire devant la crèche, mais, dit-il, si la pensée que nous donne
cette aimable vision « est douce..., le sens où elle conduit est fort et sévère,
l'effet en est puissant, et la fin semble étrange». La dure réalité, cachée sous
« la grâce et la bénignité » qui nous sont apparues avec cet enfant, c'est
l'anéantissement du Verbe incarné : « mystère de naissance et de vie ; mystère
de vie souffrante et mourante, car, en icelui, Jésus prend
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vie pour mourir, au lieu qu'en sa naissance divine et
éternelle, il reçoit vie pour vivre d'une vie éternelle et impassible» (1). Nous
avons dit sa prédilection pour les mystères de commencement, si l'on peut ainsi
parler, et pour ceux qui nous fixent, non pas sur un des actes, mais sur un des
« états » du Verbe incarné. « Orle premier état auquel nous trouvons le Fils de
Dieu au monde, c'est son enfance : le premier état aussi auquel nous le devons
contempler et révérer, c'est celui-là. Et ce, d'autant plus qu'il est de
durée... ce qui ne convient pas à ses autres mystères (2) « Etat, dit-il encore,
qui comporte en soi un très grand abaissement à une dignité si haute comme celle
du Verbe (3).» Cet anéantissement, sainte Paule et saint François d'Assise y
croyaient tout aussi bien que Bérulle, mais ils s'en laissaient plus ou moins
distraire, s'abandonnant sans résistance aux sentiments naturels qu'inspire au
commun des hommes — et des saints — la rencontre d'un petit enfant.
Invenerunt infantem. Bérulle éprouverait bien les mêmes impressions, mais
farouche philosophe et, qui plus est, augustinien, il s'efforce de résister à de
trop charmantes apparences. L'état de l'enfance, n'est-il pas « dans la nature
le plus opposé à celui de sapience ? (4)» N'est-il pas l’ « état le plus vil et
le plus abject de la nature humaine, après celui de la mort (5) »? C'est pour
cela du reste que le Verbe divin l'a choisi, n'en pouvant trouver de plus «
humble », ni de plus « abject », s'abaissant à un tel point, « dans l'état
propre de ce mystère, que nulle sorte d'abaissement semble ne le pouvoir égaler
(6) ».
Il y a vie naturelle, mais
incapable de plusieurs effets de vie
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et végétante et sensitive...
II y a humanité, mais incapable de société et communication avec les hommes. Il
y a esprit, mais incapable d'action d'esprit. Il y a grâce, mais incapable de
vie de grâce, d'usage de grâce, de mouvement de grâce... Il y a principe de vie,
de mouvement et de repos ; mais il n'y a ni mouvement vers Dieu, ni repos en
Dieu (1).
Et sans doute, l'Enfant Jésus
n'a-t-il revêtu que les dehors de ces incapacités communes aux autres enfants.
C'est pour cela que nous l'adorons. Mais enfin l'enfance, prise en soi, n'est
pas attrayante, lugubre plutôt, enlaidie, mule chez les baptisés, par les
cicatrices ineffaçables du péché originel, spectacle à peine moins désolant que
les impuissances et que la corruption de la mort.
Condren ne juge pas autrement.
On se rappelle du reste que, dans ses premières années, il souffrait
impatiemment les flatteries et les caresses que l'on prodigue à cet âge. Il
écrit au sujet d'une toute jeune fille qui venait d'entrer au couvent :
Son âge la tire maintenant de l'enfance d'Adam, qui est une enfance d'infirmité
et d'incapacité, où l'esprit est. enseveli dans la faiblesse, où les sens de la
nature corrompue règnent par dessus la raison. La grâce même de notre adoption
divine et l'Esprit de Jésus Fils de Dieu, que, comme les enfants de Dieu, nous
recevons au baptême, sont captifs de l'impuissance humaine, et en une
EXINANATION QUI HONORE CELLE DU VERBE ETERNEL EN SON INCARNATION.
C'est ici, en deux mots, toute
la dévotion bérullienne à Jésus enfant :
Car cet esprit de notre sanctification le (le Verbe) regarde comme son principe
qu'il veut accomplir et glorifier en nous, tant en cet état qu'en tout autre.
Tout cela n'empêche pas pourtant l'extrême misère de l'enfance..., où Jésus est
caché et captif en nous, et Adam vivant et régnant ; où le Saint-Esprit est en
silence, et le péché opérant, (les suites du péché). Elle
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n'a rien pour tout avantage
en son imperfection que l'innocence dans ces désordres mêmes, qui provient de
son incapacité, et non pas d'aucun bien qui soit en elle. C'est pourquoi nous en
devons sortir volontiers, et nous réjouir avec les anges et les saints eu la
présence de Dieu, que (parvenant enfin à l'âge de raison), Jésus et son esprit
soient dégagés (1).
Les conférences qui nous restent
de lui sur « la naissance » et sur « la sainte enfance de Jésus » rendent
exactement le même son. Célébrant, par exemple, les « trois retraites ». du Fils
de Dieu, « la première, dira-t-il, est le sein de son Père ; celle-là est
adorable et digne de lui ; la seconde est le sein de la Vierge, pendant les neuf
mois, et celle-là est douce et vénérable ; la troisième est la crèche..., et
celle-là est humble et austère (2) ». Pourquoi cette différence entre la seconde
et la troisième de ces retraites ? Parce que la vue de la crèche retient notre
attention sur les infirmités de l'enfance. Vagit intima inter, arcta conditus
praesepia, au lieu que le mystère des neuf mois éveille d'abord en nous des
sentiments d'un autre ordre, où se mêlent très harmonieusement la gravité et la
tendresse, mais où la honte n'a point de part : « vénération » profonde pour le
fait même de l'Incarnation, pris dans son ensemble auguste ; exquise tendresse
pour celle qui, à ce moment plus que jamais, nous paraît étroitement associée à
la réalisation de ce haut mystère. Logiques ou non en cela, nos bérulliens
attendrissent leur religion, et la sévérité de leur style, dès qu'ils
rencontrent la sainte Vierge.
O
séjour admirable, chante Bérulle, de cet enfant au sein de sort Père, par la
filiation divine ! O séjour délicieux de cet enfant au sein de sa mère, par sa
filiation humaine... séjour qui est le premier séjour.., du Fils de Dieu tait
homme entre les hommes. Ce point est si tendre et si sensible
qu'il doit être plutôt célébré par le coeur que par la langue. Aussi est-ce
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un mystère de coeur,
et la langue ne peut exprimer ces douceurs et tendresses. C'est un
mystère de deux coeurs les plus nobles et les plus conjoints qui seront à
jamais. Lors Jésus est vivant en Marie..., et le coeur de Jésus est tout proche
du cœur de Marie. Lors Marie est vivante en Jésus et Jésus est son tout (1).
Eh quoi ? Le « coeur de Jésus »,
n'est-il pas ici aussi « impuissant », et Jésus lui-même, aussi « abaissé »,
aussi peu « homme parfait » que dans la crèche de Bethléem ? Oui, sans doute,
mais, pour le moment, on ne voit que Marie. La crèche, ne nous montre qu'une
chétive créature, laquelle, répète Condren, « ne paraît pas plus qu'un enfant ».
Un enfant, c'est-à-dire, un composé de « quatre bassesses » : «
petitesse du corps; indigence et dépendance d'autrui;
assujettissement; inutilité (2) ». Aussi Condren attend-t-il avec une sorte
d'impatience, et célèbre-t-il avec une joie singulière, l'heureuse saison où le
Verbe incarné dépouille enfin l'extérieur honteux de « l'état d'enfance ». Au
mystère de Noël, peut-être allait-il jusqu'à préférer, la précoce maturité de
Jésus, allant de sa propre initiative au Temple, conférant avec les docteurs, et
dès sa douzième année, faisant figure d'homme parfait (3).
Certains de leurs disciples ne
s'en tiendront pas à ces vues, qui nous étonnent, mais dans lesquelles nous
pouvons entrer sans colère. On trouve à ce sujet des révélations passablement
irritantes clans la vie de l'un d'entre eux, et non des moindres, le P. Jean
Garat, abbé de Chancelade, que nous retrouverons bientôt parmi les membres de la
Confrérie de l'Enfant Jésus, établie, sous la direction des oratoriens, par
Marguerite de Beaune. « Il n'a jamais pu se résoudre, nous dit son biographe, à
imiter ces saints qui caressaient les petits enfants, à cause de
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leur innocence et de leur simplicité, quoi qu'il crût
qu'ils l'avaient fait pour de bons motifs. Il aimait mieux considérer ces vertus
de Dieu dans la sainte Ecriture, et dans les exemples des saints (adultes), où
elles paraissent toutes pures, sans aucun danger, que non pas dans ces miroirs
fort sombres, où elles ne se montrent que sous le voile de la chair, qui exhale
toujours des qualités si malignes qu'il y a danger d'en être infecté, si on
n'est fortement prévenu contre (1). » Fort de ces rares principes, qu'il n'avait
certes pas puisés dans l'Evangile, — Advocans parvulum... Complexus eum
— « une fois qu'il était à Limoges, on lui présenta un de ses neveux, qui était
au berceau, qu'on découvrit pour lui montrer qu'il était en bon état; mais il
quitta brusquement la chambre, et s'enfuit dans une autre, avec autant de
vitesse que si on eût lâché contre lui une bête féroce (2) ». Bérulle et Condren
auraient eu plus de bravoure. Ils n'auraient pas approuvé davantage ce niais
fanatisme, qui, d'ailleurs, frôle l'hérésie. Ils savent en effet que les petits
baptisés sont le temple du Saint-Esprit, et que de tout leur être une grâce
divine rayonne. Sans les tenir le moins du monde pour des monstres de luxure,
ils estiment simplement que leur innocence même doit nous rappeler l'incapacité
humiliante où ils se trouvent de faire des actes proprement
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humains. Quoi qu'il en soit, les extravagances que l'on
vient de dire nous aident à mettre le doigt sur le point faible d'une doctrine
qui ne met en relief qu'un seul des aspects de la pleine vérité. Nul ne conteste
les misères de l'enfance; mais pourquoi laisser tristement dans l'ombre les
excellences réelles, la séduction bienfaisante de cet âge? Les fleurs des
champs, que le Fils de Dieu nous invite à contempler, à aimer, sont-elles donc
moins « basses » qu'un petit enfant, et d'une beauté plus touchante ?
Il est vrai que le Verbe incarné
aurait pu « se dispenser, comme dit Bérulle, des sujétions, abaissements,
indigences que porte cette enfance (1)»; il aurait pu se montrer d'abord revêtu
de la force, de l'éloquence, du prestige d'un homme accompli. En choisissant la
voie commune, il s'est, en quelque sorte, anéanti deux fois ; mais il n'est pas
moins vrai que cet excès même d'humiliation, que ce redoublement d'impuissance
nous l'ont rendu moins redoutable et plus attrayant. Exinavit : on ne
saurait trop rappeler que c'est là le « fond du mystère » ; mais aussi Puer
datus est nobis... Apparuit gratia et benignitas. Mystère accablant et
attendrissant tout ensemble. Défions-nous de l'esprit de système et
d'abstraction, qui nous amènerait à négliger l'un ou l'autre de ces deux
aspects. Laissez faire du reste et la grâce et la nature : vous verrez les
maîtres de l'école française atténuer joyeusement la rigueur de leur doctrine,
sauf à eu contrarier quelque peu le développement logique. La douceur, nous dit
l'un d'eux, « c'est comme un enfant au milieu d'une compagnie, que tous veulent
prendre pour le baiser, tant il est aimable (2) ». Nous voici bien loin du P.
Garat! Un autre, un sulpicien, comme celui que je
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viens de citer : « Ce qui fait principalement qu'on aime
tendrement les enfants, c'est la douceur qui paraît sur leur visage et dans
leurs petites façons de faire. C'est qu'ils... ne savent ce que c'est que de
vouloir mal à personne. (1)» Enfin an oratorien de l'âge d'or, le P. Pierre
Floeur :
Si l'enfance des hommes à des appas qui nous attirent, l'enfance d'un
homme Dieu n'en aura-t-elle point?... N'accorderons-nous pas les avantages de
l'enfance humaine à cette enfance divine ? Si les enfants dont l'origine est
souillée, ont quelque empire sur notre coeur, ne donnerons-nous point de
pouvoir sur nous à cet Enfant divin, dont la conception est si pure ? Et si nous
avons quelque sorte de vénération pour ceux qui ont été les esclaves de ce
prince des ténèbres, n'en aurons-nous point pour celui-ci qui triomphe de toutes
les puissances de l'enfer (2)?
Appas, empire, vénération,
remarquez cette gradation ascendante. Bon gré, mal gré, ils ont laissé leur
augustinisme au seuil de la crèche. Invenerunt infantem, et, entre ses
petites mains, ils ont fait profession d'humanisme dévot. C'est ainsi que, dès
l'origine, un principe étranger se glisse dans la dévotion bérullienne à Jésus
Enfant, promet, ou, comme il vous plaira, menace de la transformer.
III. Aussi bien Bérulle et
Condren se sont-ils moins proposé de fonder une « dévotion » particulière à
Jésus enfant, que de répandre un « esprit » particulier, « l'esprit de l'enfance
chrétienne », ou, comme ils disent plus habituellement, « l'esprit d'enfance ».
L'idée première de cet
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« esprit » vient de Bérulle, excitateur magnifique; mais
elle a été reprise, approfondie et précisée par Condren, lequel, à son tour, l'a
léguée à ses disciples, Amelote, Olier, Renty. La « dévotion », au sens propre
du mot, c'est-à-dire un ensemble de pratiques pieuses destinées à honorer
l'enfance de Jésus, ne prendra corps, ne s'organisera qu'après la mort de
Bérulle, et sans beaucoup intéresser Condren lui-même. Elle aura pour centre et
pour foyer le carmel de Beaune, où nous la retrouverons bientôt. C'est là, du
reste, le rythme normal de l'école française : d'abord un « esprit », un « état
», un ensemble de dispositions « intérieures » ; ensuite « l'extérieur », des
formules, des images pieuses, des règlements, des confréries.
On saisira mieux la distinction
que je viens de faire, si l'on se rappelle que, dans la pensée première de
Bérulle et de Condren, l'enfant dont il nous faut reproduire en nous les
dispositions, n'est pas l'enfant Jésus lui-même, mais l'un quelconque des petits
Galiléens, caressé par Notre-Seigneur et donné par lui comme modèle à ses
apôtres. Nisi efficiamini sicut parvuli...
Alors même que nous ne
connaîtrions pas l'Evangile de l'Enfance, nous serions encore tenus à revêtir l'
« esprit d'enfance ». Il va, du reste, sans dire que, pour l'école française
surtout, la transition est facile et nécessaire, du petit Galiléen anonyme —
l'enfant en soi — à l'enfant divin. Le Christ, voie et vérité unique de notre
perfection, ayant pris sur lui tous les caractères de l'enfance, le « nisi
efficiamini » évangélique, traduit en langue bérullienne, devient : « Si
vous n'adhérez pas à mon état d'enfance, vous n'entrerez pas dans le royaume des
cieux ». De là une certaine et curieuse complexité dans les divers propos des
bérulliens sur « l'esprit d'enfance ». Ils ont tantôt devant les yeux
l'impuissance absolue, les quatre bassesses de l'enfant de Bethléem ; tantôt
l'activité encore puérile, mais déjà humaine du petit Galiléen, son ingénuité,
sa candeur souriante et confiante. La première de ces
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vues exalte, la seconde adoucit l'austérité essentielle de
l'esprit d'enfance. Confusion charmante, qui se retrouve aussi bien, du reste.
quoique d'une autre façon, dans la dévotion commune (1). Peu de personnes
pieuses, et, depuis le moyen âge, peu d'artistes se résignent à ne voir qu'un
nouveau-né dans l'enfant de Bethléem. Par là, bien qu'à leur insu, ils se
rallient à la dure philosophie de Bérulle et de Condren, qui tantôt nous
scandalisait : « l'état le plus vil et le plus abject de la nature humaine,
après celui de la mort (2) ».
C'est avant tout un esprit
d'anéantissement, comme le répètent les docteurs de « l'esprit d'enfance », je
veux dire Gaston de Renty, son biographe le jésuite Saint-Jure, le P. Amelote,
et le sulpicien Blanlo, disciple immédiat de M. Olier, les uns et les autres,
simples échos du maître commun, Charles de Condren. « L'enfance de
Notre-Seigneur nous enseigne l'anéantissement de nous-mêmes » ; l' « esprit
d'enfance », est « un état où il faut mourir à tout », écrit M. de Renty (3).
J'ai vu mon âme, écrit-il encore, dans un rempart d'innocence, et sur le
fondement de la mort, du néant et de la nudité, pour vivre en pureté divine avec
le saint enfant Jésus..., dans la purgation et le vide d'elle même et de tout ce
qui est créé (4).
Mort à l'activité propre et aux instincts dominateurs
qu'elle flatte :
C'est une chose bien étrange, dit M. Blanlo, que nous aimions mieux bâtir
toujours que de nous démolir nous-mêmes; et néanmoins c'est par où il faudrait
commencer. Nous ne voulons pas nous dévêtir, niais nous revêtir. Il faut se
dépouiller d'un
526
vieil habit avant que d'en
prendre un nouveau... Mais, parce que nous croyons qu'il n'y a pas d'honneur à
démolir, mais h édifier, nous aimons mieux parler que de nous taire, marcher et
courir ça et là que de demeurer arrêtés dans la solitude; composer, écrire et
forger de nouvelles inventions que de lire simplement et écouter ce que les
autres disent; en un mot, nous aimons mieux agir que céder à l'action d'autrui,
parce qu'il y a plus de nous dans l'un que dans l'autre. La nature est toute
activité, et ainsi elle ne peut souffrir d'être arrêtée dans son propre
mouvement par un autre principe qu'elle-même... Et néanmoins c'est en cela que
consiste le principal exercice du chrétien, d'empêcher les mouvements et les
saillies continuelles de sa nature corrompue, et se laisser brider, pour ainsi
dire, comme un cheval fougueux, au doux frein de l'Esprit de Dieu... C'est par
là qu'il faut commencer à être enfant de l'enfance chrétienne, cesser de se
conduire par son propre esprit, et se laisser mouvoir et régir par l'Esprit de
Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).
Et, de son côté, M. de Renty :
Il m'est... montré très souvent, et c'est mon fond, selon que je le peux dire,
avec toutes mes infidélités, que je ne devais plus agir que par la conduite de
l'enfant Jésus... (2)
Ainsi le P. Saint-Jure :
Tout ainsi qu'un enfant n'opère que par nature, tellement que, s'il regarde,
s'il bégaie, s'il écoute, s'il mange, s'il dort, il fait tout cela par principe
de nature pure, comme cause opérante des actions, et comme cause finale...,
ainsi un curant de grâce.. produit toutes ses oeuvres par mouvement de grâce, et
pour une fin de grâce... (3)
« Perdre entièrement l'usage propre » de son esprit, de sa
volonté, « n'être plus le... propriétaire de soi-même (4) », on a reconnu les
dures consignes auxquelles se ramène
527
toute l'ascèse de l'école française. Esprit d'enfance,
esprit bérullien, en vérité, cela ne fait qu'un. Prenez garde néanmoins — la
remarque est si intéressante que je ne crains pas de la répéter — prenez garde
que, présentée sous ce nouveau jour, la commune philosophie de l'école française
nous paraît tout ensemble et plus exigeante et
plus attrayante. Elle s'adoucit, au moment même où elle
atteint son maximum de rigueur. S'il n'est pas, en effet, pour un vivant
d'anéantissement plus complet que celui de l'enfance, il n'en est pas dont la
pensée et la vue nous charme davantage. C'est bien toujours la mort, chère aux
bérulliens, l'abneget semetipsum, cher à saint Ignace, mais ici, l'un et
l'autre veulent être appelés d'un autre nom, moins effrayant et plus tendre : ce
n'est plus la mort, ni l'abnégation, c'est « l'abandon », et d'un enfant dans
les bras de sa mère.
L'enfance de Notre-Seigneur... nous enseigne l'anéantissement de nous-mêmes, la
docilité à Dieu, le silence, et l'innocence sans regard ni prétention sur nous,
mais avec l'abandon d'un enfant de grâce... L'âme ne s'élève à rien de soi-même,
mais au contraire s'anéantit et se laisse mener en petitesse avec... (la)
simplicité d'un regard pur et abandonné (1).
Ainsi M. de Renty, et plus explicitement, M. Blanlo :
Cette perte de l'esprit
propre... est suivie (distinction inexacte) d'un abandon total de soi-même et de
tous ses intérêts entre les mains de Dieu et de ceux qui nous tiennent sa
place..., sans attache particulière à quoi que ce soit, ni aucun soin ou
sollicitude empressée de ce qui peut nous arriver. Cette condition est encore
propre à l'enfance chrétienne, et on en voit la figure dans l'enfance naturelle
des petits enfants, qui ne se mettent en peine de rien, se confiant entièrement
au soin que leurs parents ont d'eux. De là vient qu'ils sont aussi contents dans
les misères et adversités publiques que dans les prospérités, comme si rien ne
les touchait, espérant toujours, quel, que malheur qui puisse arriver, que leurs
parents y donneront
528
ordre. Ce que ces petits
font par instinct de nature, qui bien souvent est mal fondé dans leurs
prétentions imaginaires, les enfants de Dieu le font par le mouvement de la
grâce, et par la conduite de l'Esprit de l'Enfant Jésus, qui ne trompe jamais
ceux qui se confient en lui (1).
Comme on le voit, il suffit
d'introduire dans l'exposé du bérullisme les images et les pensées riantes
qu'évoque naturellement la vue d'un enfant, pour qu'aussitôt l'austérité de la
doctrine se change en douceur. Abandon, au lieu d'anéantissement, ou encore «
simplicité », au lieu d'oubli de soi.
La simplicité, écrit Saint-Jure paraphrasant les notes spirituelles de M. de
Renty, bannit toutes les multiplicités embarrassantes, imparfaites et vicieuses,
pour ne faire aucun retour de propre recherche, de vanité, de complaisance, de
déplaisir ni de tristesse, sur ce que l'on a fait, sur ce que l'on a dit, sur ce
que l'on a négocié, sur les louanges ni sur les blâmes qu'on a reçus, ni aussi
sur les péchés que l'on a vus ou appris, pour regratter après et remuer ces
saletés ; tout ainsi qu'un enfant ne fait aucune réflexion sur les pompes qui
ont passé devant ses yeux, ni sur les maux qu'il a vus, mais tout cela s'efface
de son esprit et rien n'y demeure (2).
L'esprit d'enfance étouffe donc
dans leur germe tout scrupule, toute inquiétude ; il nous établit dans cette
joyeuse ignorance, qui ne soupçonne pas veut pas le connaître, et qui, si elle
le are rencontre, se défend do le ruminer — non pas seulement le mal d'autrui,
mais plus encore nos propres fautes passées et nos
misères présentes. L'innocence de cet état, dit encore M.
de Renty, m'est
comme un cristal lumineux,
au travers duquel on me dit que je devais voir les choses innocemment,
c'est-à-dire sans m'appliquer au mai, et sans que les vices et les désordres des
hommes m'arrêtassent et me fissent impression, ni qu'il en
529
demeurât rien dans mon
esprit. Cette innocence porte à une grande bénignité et à une grande douceur
envers le prochain (1),
et envers soi-même. Je finirai par deux définitions qui
s'éclairent l'une l'autre, et qui se complètent. La première, donnée par M.
Blanlo; la seconde, par M. de Renty.
C'est un certain état et disposition de l'âme, dans laquelle, étant éclairée de
la lumière de la grâce, elle connaît clairement et reconnaît humblement qu'elle
n'a ni esprit ni jugement pour se conduire dans les voies du salut ; et ensuite
s'abandonne en toute simplicité à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour vivre en la
foi, et se laisse conduire à son esprit, pour connaître sa volonté; et cela,
sans murmurer, ni trop raisonner, et réfléchir sur elle-même, ni sur ceux qui la
conduisent, ni sur les moyens dont ils se servent : n'ayant point d'autre
intention que de plaire à Dieu seul en faisant sa volonté, qui lui est notifiée,
ou intérieurement par inspiration, ou extérieurement par la déclaration de ceux
qui la conduisent (2).
C'est fort bien, mais tiède,
terne, un peu mou et sur la pente du banal. Ainsi l'exigeait du reste l'humilité
sulpicienne, la timidité qui paralyse un peu ces Messieurs, leur tendance à
suivre une voie moyenne entre les sublimités de l'école bérullienne et le
moralisme des jésuites. Bien qu'aussi pratique, me semble-t-il, combien la
définition donnée par M. de Renty n'est-elle pas plus lumineuse, plus
stimulante, plus digne de Condren, et plus étroitement chrétienne ? Ce n'est
pas, du reste, une définition en forme, mais, ce qui revient au même, une
formule de voeu :
En l'honneur de mon Roi, le
saint Enfant Jésus, je me suis consacré ce jour de Noël de l'an mil six cent
quarante-trois au saint Enfant Jésus, lui référant tout mon être, mon âme, mon
corps, mon franc-arbitre, ma femme, mes enfants, ma famille, les biens qu'il m'a
donnés, enfin tout ce qui peut me
53o
concerner; l'ayant supplié
d'entrer en possession et en propriété totale et foncière de tout ce que je
suis, pour ne plus jamais vivre qu'en lui et pour lui, en qualité de sa victime
séparée de tout ce qui est de ce siècle, n'y prenant plus de part que selon les
applications qu'il m'en donnera et me permettra.
A cette langue ferme, généreuse,
tonique, ne sentez-vous pas que nous avons changé d'altitude ? Avec M. Blanlo,
la plaine, sinon le marais ; avec M. de Renty, les cimes.
Tellement que dorénavant je me dois regarder comme un instrument en la main du
saint Enfant Jésus, pour faire tout ce qu'il lui plaira, dans une grande
innocence, pureté et simplicité, sans réflexion, ni retour sur quoi que ce soit,
sans prendre part à aucune oeuvre 1, sans avoir joie ni tristesse de ce qui
arrive, ne regardant point les choses en elles-mêmes, mais dans sa volonté et
dans sa conduite, laquelle nous tâcherons de suivre par la présence que nous
rendrons à sa crèche et aux états divins de son enfance. Je perds donc
aujourd'hui mon être propre pour devenir totalement l'esclave subsistant sur le
saint enfant Jésus à la gloire du Père et du Saint Esprit.
Qui ne sent que la considération
de la crèche est ici presque secondaire, simple moyen entre vingt autres
également efficaces d'expliquer et d'appliquer les principes universels de
l'école française ; anéantissement du moi ; théocentrisme; adhérence au Verbe
dans tous ses états, et, par suite, dans son état d'enfance ? II en va de même
pour la définition donnée par M. Blanlo. D'où je conclus
que, laissée à la seule direction des purs bérulliens ou des sulpiciens, la
dévotion à l'Enfant Jésus ne pouvait se promettre le splendide avenir que la
Providence lui avait marqué. Encore une fois, un esprit n'est pas une dévotion,
au sens étroit et populaire du mot. L'école française
531
a orienté la ferveur d'une élite vers les états du Verbe
nouveau-né et du Verbe enfant. Disciple elle-même de cette école dont le sublime
ne l'effraie point, mais en même temps plus tendre et plus simple que ses
maîtres, c'est une femme, un enfant plutôt, Marguerite de Beaune, qui réussira
chez nous, et mieux que personne, à renouveler, à répandre la dévotion
proprement dite à l'Enfant Jésus (1).
532
IV. La vie de Marguerite de Beaune a fait récemment l'objet
d'une monographie savante et pieuse, où se rencontrent, sans trop se quereller,
ces deux choses, jadis ennemies, l'onction et l'esprit critique. Sur l'histoire
même de soeur Marguerite, et sur les étapes de sa vie intérieure, il semble bien
que le biographe, M. Deberre, ait tout ensemble renouvelé et épuisé le sujet;
mais sur les origines et le caractère propre de la mission que la jeune
carmélite a cru recevoir d'en haut ; sur le progrès du mouvement (le dévotion
qui, parti de Beaune, s'est propagé rapidement par tout le pays ; sur les
mouvements analogues qui se sont produits vers le même temps, et qui ne relèvent
pas tous directement de celui de Beaune, pourquoi faut-il que l'on ait négligé
de nous renseigner? Le livre de M. Deberre en appelle un autre, délicieux à
écrire, et qui tentera, bientôt je l'espère, un jeune chercheur, mieux façonné à
nos curiosités d'aujourd'hui. Car, pour moi, je dois me borner ici à résumer le
plus brièvement possible, l'excellente biographie que nous possédons, et à
indiquer, en courant aussi, quelques-unes des pistes qu'il faudrait suivre, si
l'on voulait enfin traiter clans toute son ampleur, l'histoire de la dévotion à
l'Enfant Jésus pendant le siècle de Louis XIV (1).
Marguerite Parigot, qui prendra
en religion le nom de Marguerite du Saint-Sacrement, est née à Beaune, le 7
février 1619 ; elle mourra, au Carmel de cette ville, le 26 mai 1648. En patois
bourguignon, « les pois ridés se
533
nommaient des pâs rigots. » D'où la tige de pois d'argent
qui figure dans les armes de la famille. Celle-ci appartient à la bonne
bourgeoisie du pays. Presque pas d'enfance. Dès son bas-âge, dit une de ses
maîtresses, « je l'ai vue..., des premières à l'église le matin..., devant
l'image de Notre-Dame..., ou bien devant le Dieu de Pitié..,, et je prenais
garde qu'elle ne tournait jamais la tête et ne se remuait non plus que si elle
eût été immobile, et demeurait ainsi plusieurs heures (?) en ses dévotions, et
même en hiver..., les mains nues, jointes ensemble... ; et,
534
comme je l'observais curieusement, je remarquais qu'elle
disait fort peu de paroles vocales, et qu'ayant dit une ou deux dizaines de son
chapelet, elle jetait et tenait sa vue fixe sur l'image du Dieu de Pitié, avec
une telle attention d'esprit qu'il était aisé de connaître que son coeur y était
attaché comme ses yeux ». Déjà contemplative, dit son biographe (1). Débile et
concentrée, gracieuse et douce, d'une intelligence et d'une fermeté peu
communes, avant même d'avoir atteint sa douzième année, elle entre au Carmel de
Beaune.
Mais bientôt (1631) se déclare,
avec une violence extraordinaire, le mal terrible qui la travaillait depuis sa
naissance (2) : un assoupissement de dix à douze jours, et que rien n'est
capable de secouer ; puis des convulsions effrayantes ; d'atroces visions ; «
une contraction des pieds et des mains si forte que les ongles lui entraient
dans la chair, sans qu'on pût en aucune façon lui ouvrir les mains, ni lever ses
pieds de terre » ; et le reste, qui est familier aux médecins d'aujourd'hui.
Ceux de ce temps-là lui appliquèrent à trois reprises « le bouton de feu »,
après quoi ils imaginèrent de la trépaner, pour avouer enfin à bout de tortures,
que la cause de ce mal leur était inconnue. Plus raisonnable, la Mère Prieure,
qui la traita de son côté en lui ordonnant d'être guérie, et en lui faisant
toucher une relique du P. de Bérulle. Elle l'écrit
elle-même à la Prieure de Paris, Madeleine de Saint-Joseph
:
Il semble que Dieu a rendu cette petite créature-là impeccable... Les médecins
ont pris plaisir, comme ce n'est qu'une enfant, et qu'ils l'ont vue si stable au
milieu de tant de tourments, de faire ce qu'ils ont pu pour l'émouvoir à
impatience.
535
Cet exemple de pieuse cruauté n'est pas unique.
Mais... elle a porté son bouton de feu et son trépan comme des roses... Elle a
été deux mois sans prendre rien qu'avec un tuyau de plume, avec un dégoût
épouvantable, sans que jamais elle ait fait une façon de visage..., quoiqu'il
fallût être plus d'une grande heure pour lui faire prendre un peu de bouillon...
Toujours... parfaitement obéissante. Son corps même a toujours obéi à tout ce
que je lui ai commandé, de telle sorte que lorsqu'elle a été aveugle, et que je
lui ai commandé que, par obéissance..., elle vît clair, que tout aussitôt sa vue
lui a été rendue. Ca été ce qui a occasionné de se servir des saintes reliques
de notre bienheureux Père (Bérulle).
Charmante reprise : elle-même d'abord a obtenu le miracle :
puis, se ravisant, elle veut passer l'honneur à son Bienheureux.
Je résistai à cette pensée quatre jours, ne la voyant que comme impertinente ;
néanmoins la voyant à la mort..., je me sentis forcée intérieurement de le
faire... Un soir qu'elle était comme dans les convulsions de la mort, tout son
corps comme une pierre, parfaitement aveugle, et tous les nerfs retirés dans un
état pitoyable, il était bien neuf heures du soir, j'avais honte de ma pensée
que je voyais aussi facile que de ressusciter un mort ;
Jadis le prophète s'était couché sur le petit cadavre; elle
fera mieux :
je fis sortir les soeurs, et
je pris cette sainte relique du camail de notre saint Père, et la lui mis sur la
vue et lui dis : « Ma soeur. par obéissance à notre Bienheureux Père, que votre
vue revienne ». La vue revint aussitôt... Je la lui mis sur ses mains et sur son
corps, sur ses pieds, sur ses genoux, et lui dis : « Par obéissance à notre
bienheureux Père, rendez vos mains et vos pieds aussi souples qu'un petit enfant
». Chose admirable, elle revint en une parfaite santé. Je lui dis que, par cette
même obéissance, elle ne devint pas malade jusqu'au lendemain, et qu'elle dormit
bien, ce qu'elle fit. Le lendemain matin elle retombe en cet accident ; je me
sers encore de ce
536
remède dont elle fut
parfaitement guérie... Elle fut guérie (ainsi) plus de cinquante fois... (1).
D'un côté, les pieux bourreaux,
rivalisant de cruauté pour mettre à l'épreuve la patience de leur victime ; de
l'autre, une douce femme, humble et croyante; entre les deux, l'héroïque sourire
d'une toute jeune fille : ce triptyque, suave et sanglant tour à tour,
résumerait assez bien, splendeurs et misères, les divers aspects d'un siècle de
loi.
« Avant de la quitter, l'un
d'eux, le docteur Brunet, lui demanda : « Quel est le plus pesant du trépan ou
de la couronne d'épines ? — Elle répondit : « La moindre douleur du Fils de Dieu
surpasse infiniment les nôtres, à cause de la dignité de sa personne, et parce
que ses sens étaient de beaucoup plus vifs que les nôtres, étant d'un
tempérament très exquis..., outre qu'il y a très grande différence entre une
couronne qui avait fait cent plaies dans son chef adorable... et entre deux
coups de rasoir qui avaient été donnés en un instant ; car, pour le trépan, je
n'en ai eu aucune autre incommodité qu'un peu de bruit » Cette longue épreuve,
et peut-être sa grâce première l'inclinaient de préférence vers la contemplation
de Jésus souffrant. Bientôt néanmoins, et déjà peut-être, se dessine chez elle
un attrait différent, qu'elle va suivre avec sa docilité ordinaire, et qui la
fixera peu à peu sur les « mystères de l'Enfance », Laissant à Dieu l'ultime
secret de ses desseins, il n'est pas défendu aux historiens de scruter à leur
manière cette curieuse évolution, dont l'extrême intérêt semble avoir échappé
jusqu'ici aux biographes de Marguerite.
Vers l'âge de douze ans, la
croissance de notre novice s'était définitivement arrêtée. Marguerite restera «
petite et menue de corps » S. Deux fois délicate, deux fois enfant.,
537
comment n'en serait-elle pas venue assez vite à prêter aux
anges, à la Sainte Vierge, à Notre-Seigneur, qui la visitent souvent, qui lui
parlent, les sentiments que cette double faiblesse inspirait à ses compagnes du
Carmel? « Cette petite créature-là », avons-nous vu dans la lettre de la
Prieure. Le Roi du ciel prendra naturellement le même langage. Un jour, montrant
Marguerite à la Cour céleste, « C'est elle, dit-il, que j'ai choisie pour faire
connaître au monde combien les pécheurs m'ont fait souffrir, et combien j'ai
aimé les hommes» (1). Mystères de la Passion. Puis, « il écrit de son doigt
divin, sur le front de son épouse : « Voici ma petite personne » (2). De
sa propre petitesse, ainsi remarquée et rappelée, une association presque
nécessaire d'idées et d'images la conduira, tôt ou tard, à la petitesse de Jésus
Enfant. « Ma petite épouse, lui dira-t-il bientôt, je t'ai choisie pour l'épouse
de ma crèche, et pour ma petite personne que j'ai appliquée à tous
mes états (3) ». Que si, pour hâter cette transition facile, on demande un autre
facteur, plus apparent et plus agissant, le voici au coeur même de la place.
538
Pendant le noviciat de
Marguerite et ses premières années de religion, les Carmels de l'observance
bérullienne lisent, relisent, savent par coeur la vie d'une autre « petite
personne », Catherine de Jésus, morte en 1627 au second Carmel de Paris. Ce
livre, que déjà nous connaissons, a pour auteur l'illustre et sainte Mère
Madeleine de Saint-Joseph, celle-là même à qui est adressée la lettre de la
Prieure de Beaune sur la guérison de Marguerite; il est présenté et préfacé
longuement, magnifiquement, par le cardinal de Bérulle; c'est enfin un des plus
délicieux qui se puissent voir. Deux éditions enlevées en deux ans, 1628, 1629;
une troisième parait en 163o. Dans ces conditions, qui supposera que Marguerite
ait ignoré cet ouvrage, le premier qui ait été consacré à la gloire du Carmel
français, ou que, l'ayant lu ou entendu lire, l'idée ne lui soit pas venue
maintes fois de s'appliquer à elle-même tant de beaux passages, qui
l'intéressaient plus immédiatement que personne, qui semblaient lui indiquer sa
propre grâce et lui imposer sa voie? « Le Grand des grands a fait les grands et
les petits, entonnait Bérulle dans sa dédicace à Marie de Médicis... Je parle à
Votre Majesté de la petitesse, en l'honneur de cette petite âme,
dont la vie vous est dédiée (1) ». Imaginez — quoi de moins conjectural? — ces
lignes et le reste de la vie lus au réfectoire du Carmel de Beaune. N'est-il pas
évident que plus d'un regard, amusé et attendri, se sera tourné vers la très
petite soeur qui se trouvait là, et que l'on savait l'objet de grâces toutes
semblables à celles qu'avait reçues Catherine de Jésus ? Et Marguerite
elle-même, comment n'aurait-elle pas senti que ce modèle charmant s'adressait
d'abord à sa « petite personne » et qu'elle aurait à s'y conformer. On y lisait
par exemple :
Je dirai donc qu'en ce temps; Jésus-Christ l'attira à soi, et prit possession
d'elle, la marquant de sa marque..., et ce que je
539
dis qu'elle fut marquée de
sa marque, ce sont les propres termes qu'elle me dit...
Ce seront aussi bientôt les
propres termes de Marguerite : « Il écrit de son doigt divin sur le front de son
épouse : Voici ma petite personne. »
Et cet effet fut opéré par Jésus comme enfant, lequel la prit à lui pour
appartenir au mystère de son enfance… (1)
Et Marguerite, docile à une
invitation aussi claire, dira bientôt : « Le saint Enfant Jésus me tient
toujours appliquée au moment de sa sainte Nativité, et il m'a tellement enfermée
dans les douze années de son enfance, qu'il me les a données pour m'être un mur
et un avant-mur dont il ne me permet pas de sortir (2)». A quoi bon chercher des
pièces d'archives, ou regretter leur absence, quand les faits eux-mêmes parlent
si haut? Je ne prétends naturellement pas que Marguerite, si, par miracle, elle
avait ignoré la Vie de Catherine de Jésus, aurait continué à s'absorber
dans le mystère de la Passion. Celui qui l'a choisie pour renouveler la dévotion
à la divine enfance, aurait eu sans doute vingt autres moyens pour la gagner à
une vocation plus douce. Mais le moyen qu'il a pris ne paraît-il pas le plus
simple, le plus harmonieux, et le plus conforme aux voies ordinaires de la
Providence? Catherine de Jésus ébauche, prépare dans l'ombre, Marguerite du
Saint-Sacrement; la seconde n'est, si j'ose dire, qu'un double de la première.
Une fois de plus, la critique, avec ses curiosités, ses méthodes, qui sont,
elles aussi, un rayon de la lumière du Verbe, confirme, éclaire le dogme de la
communion des Saints.
Cette influence décisive de
l'une sur l'autre une fois établie, il y aurait encore un vif intérêt à
poursuivre le parallèle entre ces deux jeunes carmélites. Bien que
540
parties du même point, la nature, la grâce et le hasard des
rencontres conspirent à leur faire prendre des routes différentes. Plus chétive
d'âme que de corps, la première
n'a aucune peine à s'effacer, à disparaître, à s'anéantir.
Silencieuse, incapable souvent d'achever la phrase qu'elle a commencée, elle ne
tient pas de place dans son couvent.
Marguerite, à la petitesse, au sourire près et à la
douceur, n'a d'un enfant que l'apparence. Energique, personnelle, épanouie,
féconde à concevoir et habile à promouvoir des initiatives nouvelles, Marthe au
moins autant que Marie, restée dans le monde, elle aurait bientôt pris la tête
des organisations pieuses ou charitables. Au glorieux Carmel de Paris, Catherine
se remarque à peine, malgré l'éminence de ses dons, éclipsée d'avance par
l'incomparable prestige de sa prieure, Madeleine de Saint-Joseph. La Prieure de
Beaune, Elisabeth de Quatrebarbes, timide, scrupuleuse, ne se croit pas digne de
dénouer les sandales de Marguerite; elle met toute son autorité au service de la
petite voyante, elle ne vit que pour son triomphe. Ajoutez que, dans le Paris de
ce temps-là, les mystiques ne se comptent plus; Beaune, moins riche, sera plus
frappée par les extases de Marguerite, accueillera plus avidement ses propos,
suivra plus docilement ses directions.
Bref, autant de raisons qui nous
préparent à comprendre qu'elles n'aient pas reçu du ciel la même mission. La
carmélite de Paris ne peut être comprise et goûtée que d'une élite; la carmélite
de Beaune atteindra aisément jusqu'à la foule. De la dévotion rigoureusement,
exclusivement bérullienne, dont Catherine reste un modèle achevé, Marguerite
fera une dévotion populaire, moins sublime, moins intérieure, moins exigeante,
mais plus accessible, plus immédiatement pratique et plus humainement tendre.
Avec elle, par elle, l'école française, qui néanmoins l'a formée, cédera peu à
peu le pas à d'autres écoles; Bérulle à François d'Assise ; le siècle de Louis
XIV au moyen âge
541
V. La voici donc vouée au
mystère de l'enfance. « Le Père Chaduc, son confesseur, eut un jour avec elle le
dialogue suivant : « Le saint Enfant Jésus est-il avec vous? — Oui, mon père. —
Le voyez-vous. — Oui. — Est-ce des yeux du corps ou de ceux de l'âme ?—
Quelquefois des uns, autrefois des autres. — Le voyez-vous aussi distinctement
des yeux de l'âme que ceux du corps? — Encore plus distinctement (1) ». Avec
cela, un nombre incroyable de prodiges. Le jour de ses voeux (21 novembre 1631),
plusieurs religieuses la voient s'élever de terre, monter, monter, s'arrêter
enfin un peu au-dessus d'un autel fragile que « le moindre poids aurait fait
effondrer (2) ».
Six mois après, « la puissance
divine de l'Enfant Jésus dans la crèche s'appliquera sur elle de telle sorte
qu'en un instant elle fut réduite comme le Saint Enfant Jésus a été dans la
crèche... Elle demeura plusieurs jours couchée par terre, sans se pouvoir lever,
faisant entendre par instants un petit cri enfantin, ayant sa face et tous Ies
traits de son visage changés et entièrement conformes à la face d'un petit
enfant qui vient de naître... Elle demeura comme cela plusieurs jours... Chaque
soeur qui la voyait demeurait unie et liée à ce mystère (de l'enfance) par
l'état que portait cette petite âme... Quoiqu'elle ne parlât point pendant tout
ce temps, la grâce qui était en elle se ressentait, et était vivement imprimée
dans les coeurs, et un grand désir de la perfection était mis en toute la
communauté ». Si la vie de Catherine présenta des expériences analogues, nous ne
le saurons jamais, la Mère Madeleine de Saint-Joseph, infiniment sage et
délicate, estimant que tout « cela ne se doit ni ne se peut dire ». On nous a
caché soigneusement ses extases, on les a cachées même à la communauté de Paris,
et,plus encore, les accidents qui
542
les accompagnaient. A Beaune, au contraire : c’est par là
que s'accrédite d'abord la mission de Marguerite, et que s'établit la suave
royauté qu'elle exercera bientôt sur tout le couvent, sur toute la ville. Et,
fort curieusement, des préoccupations d'ordre royal, si l'on peut dire, se
mêlent déjà (1632) à la prière de cette enfant. « Son bien-aimé lui dit qu'il
voulait qu'elle assistât le Roi et qu'il la chargeait de tous les besoins du
royaume. Il lui fit voir l'amour qu'il portait au Roi, et lui dit que son amour
était sur lui à cause qu'il avait sa crainte, et qu'il voulait qu'elle le priât
pour lui obtenir un dauphin, qu'elle l'obtiendrait par son Enfance, qu'il serait
l'oeuvre de son Enfance. » Et derechef, elle passe « plusieurs jours sans
prendre aucune nourriture. Elle était dans une si grande beauté, et une aussi
vive clarté paraissait sur sa face, qu'à peine les soeurs pouvaient-elles la
reconnaître ». « Ma Soeur, lui disait l'une d'elles, je ne crois pas que ce
soit vous (1). » Je laisse une foule de détails plus ou moins semblables, que je
ne tiens pas du tout pour imaginaires, mais à la plupart desquels, n'étant pas
médecin, je ne puis trouver le moindre intérêt. Soit, par exemple, ce témoignage
trop précis de la Soeur Françoise de Saint-Joseph : J'étais son infirmière les
quatorze mois et vingt-cinq jours où elle n'a pris aucune nourriture qu'un peu
de lait... Elle se faisait un si grand effort pour en avaler quelques petites
gouttes que tout son corps en était violet. L'on entendait craquer ses os ; elle
avait un mouvement si grand aux pieds qu'il fallait que je les tinsse séparés
avec un petit chenet, comme le médecin l'avait ordonné, pour empêcher qu'ils ne
s'écorchassent… Les soeurs qui la voyaient pleuraient de compassion et de
dévotion (2). » Animé, dirait-on, des mêmes sentiments, le dernier biographe de
Marguerite nous donne à entendre
543
que tous ces effets lui semblent également surnaturels.
Nous ne le suivrons pas jusque-là.
« C'est en ce temps-là qu'elle
fit profession… Les soeurs espérant que Dieu les comblerait (à cette occasion)
de grâces singulières, la chargèrent de chapelets, de médailles et d'images avec
la permission de la Prieure », permission, je tiens à le répéter, que la Mère
Madeleine aurait certainement refusée. Facies non omnibus una. «Le 15e
jour de juin 1634..., lorsqu'elle fut prosternée sur le tapis, le saint Enfant
Jésus qui... ne la quittait point pendant cette action, la bénit de sa sainte
main, et bénit tout ce qu'elle portait sur elle... « Tous ceux et celles (lui
dit-il), qui me demanderont quelque chose pour l'amour de toi seront exaucés;
tous ceux et celles qui t'auront dévotion seront assistés par toi en
leurs besoins ; tous ceux et celles qui porteront sur soi par dévotion
quelqu'une des choses que tu as sur toi aujourd'hui seront délivrés de tous
maux. » Puis, bénissant de nouveau plusieurs chapelets, croix, images,
médailles..., il lui dit : « Toutes ces choses auront vertu contre toutes sortes
de tentations..., tentations impures..., contre la foi ou de désespoir... Si
l'on se trouve en péril sur l'eau..., portant quelqu'un de ces grains... qui
sont sur toi à présent, on sera délivré... Quiconque en portera révéremment sur
soi, sera préservé de la foudre..., du feu, des inondations..., de la peste et
de tout malheur... Et. je ne permettrai point qu'aucun de ceux ou celles qui
porteront sur soi avec confiance et révérence quelqu'une des susdites choses
fasse mauvaise fin... » . Puis, se tournant vers les saints Innocents qui
étaient proches d'elle, il leur dit : « Quels biens ne ferai-je point à l'épouse
de ma crèche ! » La soeur Marguerite était à ce moment couchée sur un tapis, les
bras en croix, devant tout le chapitre assemblé ; son corps devint lumineux, et
les Soeurs, témoins de ce prodige, jugèrent que Dieu opérait dans l'âme de sa
servante des merveilles dont elles se réservèrent d'éprouver la vertu... (La
cérémonie
544
terminée), la Mère prieure l'engagea à lui dévoiler les
grâces dont elle avait été comblée. Le récit lui en parut tellement grave
qu'elle n'hésita pas à en demander une
nouvelle et authentique confirmation ; elle le fixa sur un
papier qu'elle confia à la Soeur Marguerite, la priant de demander à Dieu si
tout ce qui s'y trouvait noté était l'expression exacte de la vérité. Après la
sainte Communion, la Soeur écrivit de sa main au bas du récit ces simples mots :
« Le saint Enfant Jésus a béni ceci et l'a confirmé de nouveau (1). » Je n'ai
pas besoin de souligner l'importance de cette scène et de la charte qui en fixe
le souvenir. L'apôtre de la nouvelle dévotion vient de recevoir son investiture,
et les premières ondes du vaste mouvement qui se prépare se sont gonflées sous
nos yeux. Dès ce début triomphal, nos prévisions de tantôt se réalisent. A
l'anéantissement de Catherine s'oppose l'apothéose de Marguerite, et dans le
céleste message confié à la carmélite de Beaune, déjà plus rien ne rappelle le
théocentrisme absolu de la dévotion bérullienne à Jésus Enfant.
Bientôt la dévotion s'organise.
Notre Seigneur enseigna la manière de l'honorer dans tous les états de son
enfance, et lui en prescrivit l'ordre et les règles, qu'elle dicta sur-le-champ
à une de ses soeurs. Il voulut que la dévotion nouvelle portât le titre de « la
famille du Saint Enfant Jésus », et s'engagea à protéger tout le royaume, s'il
entrait dans cette dévotion… Rien n'était plus aisé que de (s'y) ranger... Il
fallait honorer le vingt-
545
cinquième jour de chaque mois, en mémoire de la naissance
du Saint Enfant, et réciter un petit chapelet de quinze grains, que la Soeur
Marguerite appelait la couronne du Saint Enfant. Il fallait surtout se
pénétrer de l'esprit de Jésus Enfant, et pratiquer son humilité, sa
simplicité..., en un mot épurer et transformer sa vie en faisant fleurir dans
l'âge mûr les vertus de l'enfance, et en prolongeant dans l'intérieur de la
famille l'esprit qui animait... la pauvre maison de Nazareth..., en particulier,
l'esprit de charité envers les enfants abandonnés... On établit, sur le désir de
la Soeur Marguerite, dans l'intérieur du couvent, un petit oratoire, qu'elle
appela son Nazareth... Cette dévotion ne fut pas plustôt annoncée et connue que
l'on s'empressa d'y entrer, et de réciter la petite couronne. Le P. Gibieuf fut
des premiers à s'inscrire, ainsi que le commandeur de Sillery..., le chancelier
Séguier, sa femme et Mme la duchesse de Sully, leur fille, le baron de Renty,
Mme de la Châtre, la comtesse de Guébriant..., le Président Brûlard, M. Seguin,
médecin du roi. A Beaune, les premiers fidèles se recrutèrent parmi la
noblesse... ; à Dijon, parmi la noblesse et les gens de robe..., « M. Bossuet,
conseiller au Parlement et Mlle sa femme. »..., et ailleurs... »... C'était le
temps où les Espagnols menaçaient la frontière de Bourgogne (1636-1637). La
terreur et la peste sévissaient à Dijon, à Beaune. Marguerite prêchait la
confiance et le courage. Un jour, où l'appréhension était à son comble, elle
prit « un brin de paille de la crèche », et dit en souriant : « Une paille de la
crèche, une bandelette de ses langes suffit pour mettre tous les ennemis en
déroute. N'appréhendez point, l'Enfant qui peut tout m'a promis de conserver la
ville et la province ». Tout arriva comme elle l'avait prédit (1) ».
Marguerite n'a pas encore vingt
ans, et déjà son influence rayonne sur plusieurs milieux bourguignons,
546
Demain (:638) une nouvelle merveille fera « éclater la
puissance de cette humble servante du Christ », gagnera la Cour « à la dévotion
naissante, et, par la Cour, la France entière ».
« Le 15 décembre 16637, écrit
son confesseur, elle connut de Dieu que la reine était enceinte d'un dauphin,
selon la promesse qui lui en avait été faite par le Saint Enfant Jésus, le 25
décembre 1635. Mais, comme la grossesse de la reine ne paraissait encore point,
et que personne n'en parlait, ni ne le savait, non pas même la reine, à ce que
Sa Majesté me dit, comme elle était à Dijon, la (Prieure de Beaune)..., qui
était très prudente, tint la chose sous le secret ». « Il est à supposer,
reprend M. Deberre, qu'elle ne garda pas aussi complètement un secret qui devait
contribuer à faire naître tant d'espérances, et que le grand Couvent ( 1er
Carmel de Paris), et par lut la reine, fut informé de cet heureux événement;
c'est ce que permet d'affirmer la vénération profonde que la reine professa dès
lors pour la Soeur Marguerite... Le 26 août (1638), l'accouchement d'Anne
d'Autriche étant proche, la Soeur Marguerite fit faire une belle couronne pour
l'offrir au Saint Enfant Jésus. Dix jours après, le 5 septembre, à deux heures
du matin, la reine accoucha d'un fils qui devait être Louis XIV... La Soeur
connut cette nuit même la délivrance de la reine et la naissance du Dauphin. «
Elle fit briller d'excellentes pastilles de musc et répandit des eaux de
senteurs devant l'image du Saint Enfant Jésus.., et passa le reste du jour en
oraison dans un ermitage, priant pour la reine et pour le dauphin ». Peu de
temps après, par le premier courrier, arrivait la joyeuse nouvelle, qui fut
fêtée au Carmel par un solennel Te Deum. Pendant le chant de la prière
liturgique, la Soeur s'approcha d'une statue du Saint Enfant Jésus, qu'on avait
mise au choeur sur un autel, (et) lui plaça sur la tête la couronne qu'elle
avait préparée... En souvenir... de la protection manifeste du ciel, Anne
d'Autriche envoya en ex-voto au
547
Carmel de Beaune une petite statue représentant son fils.
On l'appela « le petit Louis XIV » ; la Soeur Marguerite, qui se souvenait.,
disait : « L'oeuvre du Saint Enfant Jésus (1) ».
Et voici que,toujours présente à
Marguerite, la pensée du petit dauphin va introduire un nouveau changement dans
la dévotion bérullienne. Ce ne sera plus la dévotion aux anéantissements, mais
bien à la royauté du Verbe incarné. « La nuit de Noël 1638, le Saint Enfant
Jésus lui découvrit, non plus ses abaissements, mais sa grandeur, et lui rappela
le mot de Pilate qui le força à affirmer hautement sa royauté : « Divin Enfant,
répondit-elle, que pouvons-nous faire pour vous faire régner, et pour nous
soumettre à votre règne ? ». — Remarquez une fois encore, l'extrême activité de
cette abeille, Apis argumentosa, et la flexibilité de la grâce divine,
qui s'ajuste aux divers mouvements de ce vif esprit, plus peut-être qu'elle ne
les prévient; qui s'ajuste aussi au loyalisme monarchique du siècle de Louis
XIV. « Il lui fit comprendre qu'il aurait pour
548
agréable qu'elle lui consacrât un lieu où il fût reconnu et
honoré comme roi. Cette pieuse servante fit la promesse solennelle qu'elle
s'emploierait avec zèle à réaliser ce dessein ; ses prières n'eurent plus
d'autre but... Elle ne cessa de recommander à Dieu la construction de ce
temple modeste, où sa royauté enfantine pût être adorée ». « Sa requête fut
appointée sur-le-champ, disent nos chroniques... Aussitôt des personnes
même éloignées..., sans qu'on leur en eût parlé (?), s’offrirent à y contribuer,
et les moins libérales furent celles qui pressèrent le plus (1) »
« La première pierre fut posée le samedi 7 mai
1639 », et posée par Marguerite même. « Ma petite épouse, lui dit Jésus, je
fonde ce petit temple pour toi et pour l'amour de toi. Je m'y rendrai toujours
présent et exaucerai les prières qui m'y seront faites. Je l'aimerai et m'y
délecterai, parce que c'est le lieu où ton corps reposera après ta mort (2) ».
La chapelle fut achevée et dédiée peu de. mois après. Elle se trouvait dans
l'intérieur du cloître. Le public n'y avait point accès, sinon « par une fenêtre
qu'on a faite dans la muraille de l'église, qu'il a fallu enfin accorder à la
dévotion publique, sans préjudice pourtant de la clôture du couvent, moyennant
des barreaux de fer qui en empêchent l'entrée (3) ».
Une dévotion populaire ne peut se passer d'images.
Marguerite l'entendait bien ainsi, mais elle semble avoir hésité, ou du moins
curieusement varié sur le choix de l'image qui conviendrait le mieux à la fin et
au succès de sa dévote propagande. Elle avait eu ses premières visions
549
devant une statue de la Vierge tenant l'enfant dans ses
bras, et ce fut à un modèle de ce genre qu'elle s'arrêta d'abord. Elle écrivait,
en effet, peu après l'achèvement da la petite chapelle :
Ma chère Soeur, je m'adresse à vous pour l'image de ma sainte Vierge, qu'il faut
nécessairement avoir dans six semaines, pour la faire peindre ; nous n'avons de
temps que pour la pure nécessité. Je vous supplie... de faire en sorte que cette
sainte image soit bien faite. Il faut qu'elle représente la Vierge en l'âge de
quinze ans, qu'elle soit belle à merveille, que ses yeux soient tout divins, sa
douceur admirable. Pour le petit Jésus, il le faut beau en toute perfection, et
ses mains bien faites, ses doigts de bonne grosseur, et bien proportionné en
tout son petit corps. (oct 1639) (1).
L'idée lui vint cependant, nous ne savons à quelle date,
d'un autre modèle, plus parlant, plus conforme aux visions qui avaient suivi la
naissance du dauphin, et surtout plus étroitement approprié à la dévotion
nouvelle. Nous lisons, en effet, dans nos documents, qu'au sortir de la petite
chapelle, Marguerite « allait visiter une autre image du même Saint Enfant
Jésus, qui est au cloître, que les religieuses appellent le Roi de grâce, et,
entrant dans une nouvelle ferveur, lui faisait des caresses». Après la mort de
Marguerite on l'appellera plus communément, « le Petit Roi de gloire» (2). Cet
enfant n'est plus dans les bras de sa mère. Seul, debout sur un coussin que des
55o
anges soutiennent, un diadème le couronne ; il est«
emmaillotté, les bras dehors » ; il tient un sceptre de la main gauche. « Les
doigts de bonne grosseur » ; les cheveux, les yeux, les traits déjà nettement
accusés. Nous avons déjà dit que la piété moderne, rebelle à l’exinanivit
cher à l'école française, se refusait à le voir semblable à un nouveau-né. La
statue de Beaune, sculptée, dit-on par M. de Renty, et les premières
reproductions sont de bois, parfois de cuivre. Plusieurs cachent d'ingénieux
ressorts qui peuvent mettre les bras en mouvement. A certains jours, on expose
aux pieds de la statue, « la crèche et la croix ». Ce dernier détail a son
intérêt, sur lequel bientôt nous aurons à revenir. Je ne dis rien des riches
ornements envoyés de tous les côtés à ces deux images. Pour celle de la petite
chapelle, Anne d'Autriche avait donné le « collier de l'Ordre que le roi son
fils avait en son sacre ». La chancelière Séguier envoie « une robe violette
pour l'Avent ». M. Séguin, médecin du roi, fait faire « un petit dais.., pour le
Roi de Grâce ». Amelote a là-dessus un chapitre éblouissant, qu'il aurait dû
intituler « Les diamants de la couronne ». Le premier Carmel de Paris envoie «
une grande croix d'or, de la forme de celle des Chevaliers du Saint-Esprit » et,
tous les ans « de très riche toile d'or et d'argent pour faire la robe de
l'image du Saint Enfant Jésus ». Telle autre maison, « un grand coeur d'argent
sur lequel était ciselé un Bon Pasteur, avec autant d'agneaux autour de lui
qu'il y avait de religieuses dans ce monastère ». Telle autre, « un coeur d'or
contenant autant d'autres coeurs qu'il y avait de filles dans la maison qui
faisait l'offrande ». Les laïques ne se montrent pas moins généreux. « Un coeur
d'or au bout d'une chaîne de cornalines » ; « une impériale de velours rouge;
avec des rideaux de damas cramoisi, du passement et des crépines d'or pour la
garniture »; « une robe de velours violet toute brodée d'or, avec un sceptre
d'argent dont la fleur de lis est d'or » ; « force pastilles et
551
autres senteurs. — Il y eut même une personne qui fit une
fondation pour brûler à perpétuité des parfums dans la chapelle ». Une fondation
perpétuelle, en France, quelle chimère ! Plusieurs personnes de qualité envoient
leur « bague de noces ». Un encore pour finir, mais « dont le nom est marqué
dans l'Écriture de la maison d'Israël, comme parle le Prophète... M. Grozelier,
chanoine de Beaune..., qui est mort en saint prêtre, comme l'aîné de sa maison,
avait eu dessein de se marier ; mais Dieu l'ayant appelé tout à coup à la
prêtrise, il apporta au monastère un fort beau diamant et une belle rose de
rubis qu'il avait destinés pour la personne qu'il pensait épouser. Il pria la
Mère de mettre ces bagues entre les mains de Soeur Marguerite pour les présenter
au Fils de Dieu, et, en même temps, se consacra lui-même au mystère adorable de
l'Enfance... Il assurait que souvent il sentait l'odeur de ce divin Enfant dans
l'église du monastère, où il allait faire oraison tous les jours plusieurs fois»
(1). Ne méprisons pas ces humbles détails, poteaux bariolés qui nous marquent le
terme prochain de notre route, et qui nous aident à mesurer la distance
parcourue depuis les réflexions toutes spirituelles que nous faisions, au début
de ce chapitre, en compagnie de Bérulle et de Condren.
Pour nous, qui voudrions nous
rendre compte de tout, il y aurait plaisir et profil à étudier l'innocente
rivalité des deux images que nous avons dites, et à prophétiser, chose facile,
la victoire de la seconde sur la première. Malgré ses fréquentes visites au «
Petit Roi » du cloître, Marguerite préférait, je crois, la statue de la chapelle
neuve, l'enfant aux bras de la Vierge. Moins fermée aux pèlerins, glorifiée déjà
par de nombreux miracles, nul doute que, dans la pensée de la voyante, le petit
temple,
552
édifié par ses soins, et on bientôt elle viendrait dormir
son dernier sommeil, ne dût être le foyer principal, le centre du mouvement
qu'elle avait eu mission de répandre. Mais elle ne prenait pas garde à la
logique simpliste et directe des foules, plus sûre parfois peut-être que celle
des élites; elle ignorait, et nous comme elle, du reste, les derniers secrets de
la Providence, et les lois qui président, sinon au progrès, du moins au
développement des dévotions populaires. Douze ans après la mort de Marguerite,
je veux dire, « aux environs de 166o, et, pour un motif inconnu (?), c'est le «
Roi de grâce » tenu jusque-là dans une ombre discrète, qui apparaît et se
maintiendra au premier plan; l'autre image sera à peu près oubliées ».
VI. Une autre rivalité,
également pacifique, ou, pour mieux dire, un autre dualisme, et de plus de
portée, devrait aussi nous retenir, si nous pouvions le décrire sans entrer dans
un détail infini. Ne croyez pas en effet que l'école française ait abandonné
passivement aux impulsions et aux simplifications de la foule pieuse, le progrès
d'une dévotion qui pouvait si utilement s'adapter et servir à la propagande
bérullienne. M. Olier, le P. Amelote, M. de Renty ont-ils réalisé bien nettement
la transformation que Marguerite, sans le vouloir certes, misait subir à la
pensée originale de Bérulle et de Condren ? je n'oserais l'affirmer. Plus
vraisemblablement, ils auront prêté à la voyante leur propre doctrine, ils
l'auront vue telle qu'ils souhaitaient la voir, acceptant du reste fort
volontiers et ramenant aisément au bérullisme les charmantes innovations que
l'Enfant Jésus lui-même semblait
553
dicter à cette « petite créature », frêle en apparence et
passive, en réalité si active, si féconde en initiatives, si doucement
volontaire. Bientôt vénérée de toute la France, Marguerite n'aura pas de dévots
plus enthousiastes que nos bérulliens. Ceux-ci toutefois, notamment M. Olier, M.
de Renty, dans tout ce qu'ils ont fait ou écrit pour répandre la dévotion de
Beaune, resteront scrupuleusement fidèles aux directions de Bérulle. Aussi
intelligent, mais sans doute moins spirituel, moins intérieur que ces deux
maîtres, avec cela écrivain de profession et, par suite, beaucoup plus flexible
aux variations de la mode, le P. Amelote, biographe de Marguerite, essaie
inconsciemment une sorte de compromis. Il fait en quelque sorte la part du feu ;
son livre qui s'inspire constamment des principes bérulliens, permet aussi de
les oublier. Même partage chez les autres bérulliens qui ont continué cet
apostolat, chez ceux du moins que j'ai lus. Quelques-uns néanmoins maintiennent
avec plus de rigueur la tradition primitive, soit, par exemple, le saint moine
que nous avons un peu taquiné au début de ce chapitre, le Père Garat. Malgré les
travers qui nous ont assez refroidi à son endroit, il mérite d'être connu, et
pour ses relations avec l'école de Beaune, et pour l'influence qu'il a exercée
dans le propre pays de Fénelon, et pour sa « religiosité », qui parait des plus
« accomplies ». Son biographe, lui aussi chanoine régulier de Chancelade,
affectionne ce curieux mot qui a depuis changé de sens et que, pour ma
part, je n'aurais pas cru si ancien (1691) (1).
Né à Limoges en 1617 — son père,
Nicolas, sera « secrétaire de la Reine » — Jean Garat entre fort jeune à
l'abbaye de Chancelade (diocèse de Périgueux), où sa ferveur, lui assure bientôt
l'estime et l'amitié du Père Abbé — le
554
saint et rigide Alain de Solminihac. Celui-ci, nommé évêque
de Cahors en 1633, l'emmène à Paris pour son sacre (1), puis le garde auprès de
lui comme secrétaire, jusqu'au jour où, ayant enfin donné sa démission d'abbé de
Chancelade, on lui choisit pour successeur le Père Garat (1652). Très humble, il
n'eût pas voulu de cet honneur. C'est Vincent de Paul — toujours lui ! — qui le
décide à l'accepter (2). Et justement, voici que cette élection ravive chez le
jeune Abbé une dévotion déjà ancienne à l’ « Enfance ». En 1658, il demande au
P. Amelote de l'inscrire dans « la famille du Saint Enfant Jésus. »
« Il ne savait, nous dit-on, que
Jésus Enfant; ses retraites roulaient sur cette enfance, et les lettres qu'il
écrivait... étaient toutes remplies de la douceur qu'il y trouvait (3). » Cette
dévotion respirait chez lui le plus pur esprit bérullien. « Nous adorerons,
écrivait-il par exemple, et remercierons la très sainte Trinité de la faveur
singulière qu'elle a faite au monde par le mystère de l'Incarnation, par lequel
elle s'est établi une adoration et un Adorateur éternel, dignes de Sa Majesté
(4). » L'attachement qu'il avait à l'Enfance du Verbe incarné « la lui faisait
trouver par tous les états de sa très sainte vie. Comme elle consistait
principalement à se remplir de l'esprit de son enfance, et à acquérir les rares
vertus qu'il y fait paraître, aussi il faisait une extension admirable de ce
même esprit et de ces mêmes vertus, considérant Jésus comme enfant en esprit,
non seulement dans ses tendres années, mais durant toute sa vie, et même après
sa mort, sa résurrection et son ascension. Tous les mystères du Sauveur étaient
pour lui des optiques miraculeuses —
555
décidément notre biographe n'aime pas le déjà dit — qui lui
représentaient les vertus différentes, selon qu'il les voulait pratiquer, et que
l'esprit de Dieu l'y poussait, mais parce qu'il était plus passionné pour la
pureté, la simplicité, l'innocence, la candeur, le mépris de soi-même, et autres
semblables vertus qui sont les perfections des enfants de la grâce, aussi sa
dévotion les lui faisait regarder dans le Sauveur de nos âmes, soit qu'il le
considérât parmi les apôtres, ou parmi les juifs... Il lui donnait dans tous ses
états, le nom si tendre de divin enfant, parce que, quoiqu'il le vît éloigné des
années et de la conduite extérieure de l'enfance, il découvrait néanmoins dans
son âme les perfections qui lui rendaient si charmant ce premier état de sa
sainte vie. (1)»
Peut-être ne connaissait-il
d'original ni Bérulle, ni Condren, mais il avait médité et bien compris la
Vie de M. de Renty par le Père Saint-Jure, et ce livre en dit assez long.
Dans une conférence à ses chanoines, il leur cite M. de Renty, lequel « ne
pouvait rien goûter de la perfection où il ne trouvait pas l'esprit de
Jésus-Christ », « Et de peur qu'on ne lui dit qu'il donnait pour moyen la chose
même pour laquelle on le demandait (cet esprit), en disant que, pour obtenir de
Dieu dans une grande plénitude l'esprit du Sauveur, on devait se laisser
conduire à cet esprit et n'agir que par lui, ce qu'on ne peut si on ne l'a déjà
; il répondait par la comparaison qu'apporte saint François de Sales, des
oiseaux qu'on nomme apodes. parce qu'ils n'ont pas de pieds. Quand ils sont une
fois contre terre, disait-il, ils n'ont pas une entière liberté de se servir de
l'air pour voler avec vitesse, comme ils feraient s'ils étaient bien élevés,
mais néanmoins ils ont toujours besoin de se laisser aller à son mouvement, afin
de s'élever peu à peu par son secours. Et ce qu'ils font au commencement avec
beaucoup de peine et de lenteur, ils le font
556
ensuite avec grande facilité et grande vitesse. De même,
disait-il, quand je vous donne pour moyen de vous remplir de l'esprit de
Jésus-Christ, d'entrer en lui et de nous unir intimement à lui, je veux dire que
nous devons, comme ces apodes, correspondre à cet élan que le vent du
Saint-Esprit nous fait faire insensiblement, nous éveillant, nous éclairant, et
nous appliquant à la vertu, et, par ce moyen, à nous unir parfaitement à
lui, et à le posséder dans une grande liberté et plénitude, si nous coopérons de
la sorte au désir qu'il a de nous élever, et si nous nous laissons emporter aux
mouvements qu'il nous donne, nous continuerons ce vol délicieux vers cette
adorable personne, regardant les choses en Dieu, et suivant les mouvements de
cet Esprit céleste et divin. (1)» Style d'apode, mais qui, peu à peu, lui aussi,
retrouve ses ailes. Ajoutez à cela un théocentrisme si impérieux qu'il a paru
excessif — à qui, juste ciel? — à l'oncle même de M. de Cambrai. « M. de La
Motte Fénelon, parlant un jour de ses manières à porter les gens à la pratique
du bien, dit, avec quelque sorte d'étonnement, à m. de Saint-Pierre de
Chateyrac, premier supérieur de la Mission de Périgueux, que M. l'abbé de
Chancelade n'avait jamais que la gloire de Dieu en la bouche..., comme si tout
le inonde était capable de se conduire par cette unique vue (2). » En citant ce
beau nom et ce curieux propos, le biographe de Garat nous ouvre la porte des
rêves. Un autre Fénelon — l'unique — est né, a grandi tout près do Chancelade,
et lorsque la mémoire de Garat était encore toute fraîche. Son père, sa mère,
les voisins, les serviteurs, personne, dans son entourage, n'aurait-il reçu la
tradition du saint homme qui ne voulait connaître que Jésus Enfant? A-t-il lu la
vie
557
de Garat? Non, semble-t-il; en 1691, il avait d'autres
soucis. A-t-il entendu son oncle parler de lui? Pourquoi pas ? Nul en tout cas,
parmi les spirituels de sa génération, n'aura plus insisté que M. de Cambrai sur
« l'esprit d'enfance ». Une légende, vraie comme toutes les légendes, lui
attribue les « litanies de l'Enfant Jésus », qui sont en réalité plus anciennes,
et qui viennent de l'Oratoire. Bref, l'apôtre du pur amour rejoindrait ainsi,
par la succursale périgourdine de Beaune, l'école française et le théocentrisme
bérullien. Si le docte biographe de Marguerite avait moins cruellement mortifié
sa curiosité et la nôtre, combien d'autres succursales ne pourrions-nous pas
signaler encore (1) !
558
VII. Il a également dédaigné les
autres voyantes qui, peu après Marguerite, et sans dépendre au moins directement
de Beaune, ont aussi propagé la dévotion à l'Enfant Jésus.
Nombreuses peut-être, puisque
deux d'entre elles, et que je ne cherchais presque pas, sont venues
d'elles-mêmes me rappeler que Marguerite de Beaune n'était pas la seule. L'une
est Landaise, l'autre Provençale. Après Paris, la Bourgogne, le Périgord, nous
continuons ainsi notre tour de France. Rencontre curieuse, la première,
Madeleine du Saint-Sacrement, tout comme la sainte de Beaune, a eu pour
biographe une façon de docteur ès-lettres, ou bien, d'agrégé d'histoire, enfin
un bénédictin de Saint-Maur, Dom Martianay, l'éditeur de saint Jérôme. Bonne
aubaine pour nous et très rare. Ce chartiste a le goût du détail précis, et, si
l'on peut dire, le courage de ses documents. Une ligne de lui suffit à nous
rassurer. « Les lois de l'histoire, écrit-il avec majesté, ne nous ont pas
permis d'en interrompre la liaison et la suite, pour nous arrêter à faire de
fréquentes réflexions sur les vertus de notre sainte (1). » «Les lois de
l'histoire » ainsi invoquées au sujet d'une chétive carmélite, et, qui plus est,
d'une soeur converse, voilà qui parait assez imprévu, Saint-Maur limitant
scrupuleusement sa curiosité et sa critique aux saints du vieux temps. Tout
s'explique néanmoins : Dom Martianay est proche parent de Madeleine. Ce
cousinage lui a mis la plume à la main, sans toutefois lui faire oublier
559
ses disciplines d'érudit, et puis, bien qu'assez
parcheminé, il a gardé quelque chose d'humain, une certaine tendresse de coeur
et une ombre de vanité. Il ne veut pas que nous ignorions que sa propre mère
portait un nom moins roturier que celui, joli pourtant, de Martianay. Elle
s'appelait Jeanne d'Embidonnes, et les d'Embidonnes sont les Montmorency de
Saint-Sever. Avec cela très liée avec sa cousine, la carmélite, qui parlait
d'elle comme d'une sainte. « S'il m'était permis, dit-il, de joindre l'éloge de
ma mère à l'histoire d'une carmélite, peut-être trouverais-je bien des rapports
entre leurs vertus. » Si on le lui permet! Mais qu'il prenne garde : il a la
main lourde et le sujet est délicat. « Plusieurs lui ont porté envie — allusion
aigrelette à des drames que nous ignorons — mais personne ne lui a jamais osé
disputer d'être la femme de Saint-Sever la plus propre, et dans sa personne, et
dans celle de son mari et de ses enfants, » Pour sa personne, nous n'en doutons
pas ; pour ses enfants, l'un au moins d'entre eux n'a hérité qu'à moitié de la
délicatesse maternelle ; quant au mari, nous savons de bonne source que son
inguérissable rusticité a coûté plus d'un soupir à noble dame Jeanne
d'Embidonnes. « Quoiqu'elle eût épousé un mari qui n'était pas d'égale
condition, ni d'une famille aussi ancienne que celle des Embidonnes, elle
pratiquait néanmoins à son égard tout ce que saint Pierre demande des
femmes chrétiennes, et supportait BIEN DES CHOSES que des femmes peu sages et
peu vertueuses ne sauraient supporter dans leurs maris. » A merveille ! Nous
avons compris, mais de ces deux martyrs, c'est peut-être encore le mari qui nous
semble le plus aimable. Il termine enfin : « Je ne doute point que ce que je
viens de dire en première personne ne choque la prudence mondaine et l'humilité
apparente de l'esprit du siècle; mais ceux qui ont lu les Confessions de
saint Augustin me pardonneront aisément les louanges que je viens de donner à ma
propre mère », aux dépens de mon
56o
propre père (1). Il choisit bien son temps pour combattre
l'orgueil du siècle. Mais enfin qui lui reprocherait de manquer « aux lois de
l'histoire » ? Le bon et le moins bon, de l'histoire de sa cousine, nous sommes
sûrs qu'il nous dira tout (2).
Madeleine est née en 1617, dans
« la petite ville de la véritable Gascogne » qu'on appelle « Saint-Sever Cap. »
Plus heureuse que le fils de Jeanne d'Embidonnes, ni son père, Christophe Lucat,
ni sa mère, Marie de Marrein n'étaient roturiers. Celle-ci a pour frère un «
fameux jacobin », le R. P. de Marrein, pour soeur la Mère de Marrein, longtemps
prieure — trop longtemps — des petites carmélites, c'est-à-dire du Carmel
non-bérullien de Bordeaux. L'oncle dominicain s'intéressera toujours à
Madeleine, et au besoin il la défendra. Pour la tante carmélite, nous verrons
bien. Dom Martianay ne l'aime pas ; moi, non plus, et ni lui ni moi ne sommes
d'humeur à lui faire grâce. Quasi nobles, les Lucat de Saint-Sever Cap ont peu
de fortune. Aussi Madeleine, qui veut être carmélite, « voyant.., qu'elle ne
pouvait s'attendre à être dotée par ses parents, à cause du trop grand nombre de
frères et de soeurs », n'hésitera point « à se déterminer d'être soeur du voile
blanc (3) ». A cette nouvelle, on devine l'indignation des Lucat, des de Marrein
et, sans doute aussi, des d'Embidonnes. L'orage fini, on cède pourtant. L'oncle
jacobin a la gentillesse de conduire la petite au Carmel de Bordeaux. Ainsi
couverte de son grand manteau noir et de son prestige; il espère qu'on aura plus
d'égards pour
561
elle. — Il n'y a que le premier pas qui coûte. Un des
jeunes frères de Madeleine entrera comme frère-lai chez les capucins ; deux de
ses nièces comme converses, l'une au Carmel de Lectoure, l'autre chez les
ursulines de Saint-Sever, celle-ci, j'imagine, après la mort de sa grand' tante
d'Embidonnes. — Madeleine avait alors quinze ans. Mais ni sa jeunesse, ni
l'autorité du Père de Marrein ne suffirent à la protéger. Dès son arrivée, on
sent que la Prieure, sa tante, la prend en grippe, le couvent aussi. Pourquoi?
Jalousie, je pense. La sainteté, déjà manifeste, de cette enfant les gênait. De
bons juges, son oncle, et, comme nous verrons bientôt, d'autres encore, la «
remarquaient ». En faut-il davantage ? Quand une religieuse est médiocre, et,
qui plus est, sotte, on n'imagine pas où peut aller sa bassesse. Corruptio
optimi... Bref, on saisit le premier prétexte venu, et le plus stupide, pour
renvoyer la petite à Saint-Sever. L'inique et l'absurde ont toujours fait bon
ménage. N'allons clone pas nous étonner de ce qui va suivre. Un mauriste,
l'éditeur de saint Jérôme, nous en est garant. « On l'avait toujours vue,
écrit-il, avec un visage rouge et enflammé, et de là on jugea que la postulante
pouvait devenir infirme... On ferme donc les yeux à toutes les excellentes
qualités de cette fille, pour ne s'apercevoir que de la rougeur de son visage,
et cela seul suffit pour lui faire donner son congé (1)». Qui veut noyer son
chien l'accuse de rage. Dom Martianay est moins brutal que moi, mais on sent
bien qu'il a peine à se contenir. Il compte, et il a raison, sur l'éloquence
naïve de ses chartes, qu'il sortira, le moment venu, c'est-à-dire cent cinquante
pages plus loin. Voici la charte, une lettre délicieuse et vengeresse, de sa
propre sœur (2). « Dans le temps qu'elle était encore postulante, leur visiteur
fit la visite, et y remarqua ma tante (ah ! le
562
maladroit !). Quelque temps après, les carmélites lui
firent un hoquet, lui disant qu'elle était trop rouge, qu'il fallait une couleur
plus basse pour une religieuse. La prieure, qui était sa tante, lui était
contraire, comme les autres. Enfin elles la renvoyèrent. Mon grand-père (Lucat)
jeta feu et flammes contre la prieure, sa belle-soeur. Sa fille le consolait, en
lui disant que, malgré tout, elle mourrait carmélite. Il lui répondit qu'il la
tuerait plutôt que de l'y jamais renvoyer. Elle se riait de tout ce qu'on
pouvait lui dire. Elle resta dix ans dans la maison, faisant la règle de
carmélite fort régulièrement. Les dix années finies, le Visiteur revint pour
faire sa visite. Après avoir tout examiné, il s'aperçut qu'il manquait une fille
qu'il avait vue dans la communauté dans une autre visite. Il la demanda, et les
soeurs toutes confuses lui dirent qu'elle était chez ses parents... Il leur en
demanda la raison. C'était sa trop vive couleur. Il appela là-dessus son
secrétaire, et lui donna ordre de partir incessamment pour Saint-Sever, et
d'aller demander cette fille à ses parents, sans leur parler d'aucune dot ni de
quoi que ce fût pour les frais de son voyage. Quelque temps après, feu mon père
alla la voir, et lui demanda si elle n'avait pas besoin de quelque chose. Elle
lui répondit que non, si ce n'est qu'il ne voulût lui donner quelque chose pour
faire une petite collation aux Soeurs qui ne s'étaient pas encore ressenties de
son entrée. Mon père lui donna une double pistole. Elle lui dit alors : « Je
suis trop riche ». Voilà ce qu'elle a jamais coûté à la famille» (1). Quelle
lettre! On passe de la colère à l'amusement et on finit en essuyant une larme.
L'aigre sanhédrin qui, ayant vainement cherché un juste sujet de plainte, se
rabat sur la couleur de ces bonnes joues ; le bonhomme Lucat recevant la
pauvrette et pacifié par elle ; le Visiteur miraculeux
563
qui revient au bout de dix ans : en présence de la
communauté rassemblée, il sent confusément une absence douloureuse ; il frotte
ses lunettes, il secoue sa vieille mémoire ; il retrouvé enfin l'image presque
oubliée de la postulante. Serait-elle morte? Non, mais congédiée, parce qu'elle
n'avait pas le teint assez blême. Dépit, embarras des coupables. Stupeur,
indignation fulgurante de ce vrai religieux. Vite, vite un cheval pour le
secrétaire, et que la famille n'ait pas un liard à dépenser ! Il aurait vendu
les vases sacrés du monastère pour la subsistance de cette enfant. Mais la
voici, arc-en-ciel qui chasse bien loin ces lourds brouillards. Paisible,
joyeuse, un enfant qui reprend son jeu interrompu par quelque bagarre. Elle n'a
qu'un seul chagrin, elle est trop pauvre pour fêter ce retour en offrant
quelques friandises à ses compagnes, — et quelles compagnes ! mais elle ne les
voit pas de nos yeux. — Deux pistoles : une meringue, une orange pour chacune,
et elle sera plus riche que le roi ! Et son teint couleur de pomme d'api ? Les
dix ans d'exil l'auront effacé peut-être, mais sans éteindre la grâce de
Madeleine. Autant dire que les ennemis de cette grâce n'ont pas désarmé.
Quel était donc le rayon qui
auréolait cette simple Soeur converse, et qui offusquait les puissances du
couvent? Peut-être sa vertu seule et l'estime qu'en auront trop laissé paraître
certains personnages considérables, le Visiteur par exemple. Peut-être aussi
avait-elle des extases. Mais enfin l'unique originalité qu'on nous signale chez
elle est une dévotion toute spéciale à l'Enfant Jésus, « Elle s'est toujours
distinguée par cet endroit, et du commun des chrétiens, et même de toutes les
servantes de Dieu ». De toutes? Singulière affirmation et grave manquement aux
«lois de l'histoire ». Le docte mauriste n'a donc jamais entendu parler, ni de
Bérulle, ni de Condren, ni d'Olier, ni de M. de Renty, ni de Marguerite de
Beaune ? Utile ignorance néanmoins, puisqu'elle nous laisse entendre que,
564
dès avant la fin du XVIIe siècle, la foule pieuse se
désintéressait déjà, plus ou moins, de la dévotion à l'Enfant Jésus, si
florissante quarante ans plus tôt. Utile aussi, parce qu'elle nous invite à
n'accepter pas sans réserve les autres affirmations qui vont suivre : « On peut
avancer hardiment, continue Dom Martianay, qu'elle n'eut point d'autre maître
que le Saint-Esprit dans cette pratique singulière de dévotion... Les
hommes eurent si peu de part à former Soeur Madeleine dans cette sainte pratique
qu'ils firent au contraire des efforts pour la lui faire abandonner » (1). Ceci
me paraît aventureux ou mal déduit; les défenseurs n'ayant pas manqué à
Madeleine, et, d'un autre côté, rien ne prouvant qu'elle n'ait jamais eu de
rapports avec des personnes initiées, de près ou de loin, à la dévotion de
Beaune. Saint-Sever n'était pas l'ultima Thule. Quoi qu'il en soit, «
cette dévotion la rendait... très attentive à tous les mystères du Verbe fait
chair et du fils des Dieu devenu enfant. Tous les jours étaient pour elle de
fêtes de l'Annonciation, de la Nativité, de la Circoncision, de la Fuite en
Egypte, du retour à Nazareth... La crèche (surtout) était si présente aux yeux
de sa foi qu'elle ne pouvait presque pas la quitter... Mais ces considérations
n'étaient pas en elle de pures pensées de l'esprit, ou des affections stériles
du coeur, elle pensait aux anéantissements du Verbe pour entrer dans la même
disposition (2) ». Et bientôt, chose merveilleuse, mais qui ne doit plus nous
surprendre, Bordeaux tonnait le nom de cette humble converse. Un parti se
dessine en sa faveur, et l'aide à propager la dévotion nouvelle : un jacobin, le
P. de Malrein, un jésuite, le P. Blanchard, un gentilhomme au nom depuis
romanesque, « M. de Batz, autrefois lieutenant particulier du Sénéchal de
Saint-Sever, et qui, bien que le monde s'en moque », fait souvent le voyage de
Bordeaux
565
pour voir Madeleine (1). Elle reçoit donc des visites, et,
nous le savons, elle écrit des lettres. A quoi songe la dure Prieure? Ce que
nous pouvons de plus charitable est d'imaginer que, pour un temps, elle aura
cédé au charme de Madeleine. Mais déjà aussi, du dehors, on crie au scandale. «
Un supérieur d'une communauté de Bordeaux, homme savant et grand directeur —
Martianay l'appelle ailleurs « grand casuiste » — se laissa prévenir contre la
Soeur Madeleine, et il crut rendre un service signalé à Jésus-Christ, s'il
pouvait décrier la dévotion de cette carmélite à l'Enfant Jésus, et la faire
passer pour une visionnaire et une fausse illuminée. Il employa tous les moyens
dont une telle persuasion se peut servir pour venir à bout de son entreprise.
D'abord il parla avec mépris de la Soeur converse, et en fit des railleries dans
les compagnies des personnes de piété; il donna ensuite des avis au supérieur et
à la supérieure des Petites Carmélites, et leur conseilla de prendre garde au
grand scandale que causait dans toute la ville la dévotion chimérique et puérile
de leur religieuse. Dieu permit qu'on écoutât ce dangereux censeur... On ne
permit donc plus que personne parlât à Soeur Madeleine..., ni qu'elle écrivît ou
reçût des lettres à son ordinaire. Condamnée à un silence éternel, et séparée de
la compagnie de ses propres soeurs, elle vivait en excommuniée, et était
regardée comme une pauvre prophétesse, comme une folle », et cela dura plusieurs
années (2).
Qu'il est difficile, en ces
matières, de ne broncher ni à droite ni à gauche ! Sans éprouver certes la
moindre sympathie pour ce nouveau persécuteur de Madeleine, on est cependant
bien obligé de lui donner quelque peu raison. Pris en lui-même, le mouvement de
Bordeaux ne parait pas moins providentiel que celui de Beaune, mais, pour
qualifier
566
telle ou telle des bizarres manifestations où se
complaisait le petit groupe, « puéril » est presque trop doux. Ils en étaient
venus en effet à transformer la voyante en une sorte de machine à oracles, si
l'on peut ainsi parler. Qu'on en juge sur cet exemple, d'ailleurs assez
émouvant, et dont notre mauriste s'émerveille : « Un religieux mendiant fut
accusé de suivre une doctrine nouvelle et de soutenir des dogmes dangereux...
Ses confrères et ses supérieurs..., par un faux zèle, auraient poussé les choses
jusqu'aux derniers excès (jusqu'à la Bastille, je pense). Ils prirent tous d'un
commun consentement Sœur Madeleine... pour juge de leur différend et du soupçon
qu'on avait conçu peut-être trop légèrement. La supérieure des carmélites
ordonna donc à notre sainte de supplier l'Enfant Jésus de vouloir faire
connaître la vérité... Il lui fut dit fort distinctement que la foi et la
doctrine du religieux accusé étaient orthodoxes. Mais, comme elle n'entendait
point la signification de ce mot, elle ne savait si l'Enfant Jésus avait absous
l'accusé... Elle répondit donc fort simplement que la doctrine du religieux
était une doctrine orthodoxe, et demanda ce que cela voulait dire. Cette réponse
arrêta tous les soupçons et mit à couvert de la persécution celui dont la foi
n'était pas au gré de ses maîtres (1). » Qu'en pensent les doctes? Pour moi, et
n'en déplaise à Dom Martianay, cette consultation me paraît superstitieuse au
premier chef. Que d'un commun accord on ait choisi pour arbitre une sainte
personne, que l'on croyait, et non sans raison, éclairée d'en haut, cela se
conçoit ; mais il est inadmissible que cet arbitre lui-même, simple machine, je
le répète, n'ait pas eu à comprendre sa propre sentence. Autant revenir au
sortes virgilianae ou biblicae, ouvrir au hasard les saints
Livres, condamner ou acquitter le suspect, selon que les premiers mots sur
lesquels on tombera parleront de vengeance ou de miséricorde. Les puritains
567
d'Ecosse ne procédaient pas autrement. Entre Dieu et nous,
nous voulons bien des intermédiaires, ruais conscients, qui sachent qui nous
sommes, et qui donnent un sens aux messages dont le ciel les charge pour nous.
Nous ne voulons pas de mediums. Mais enfin ces enfantillages, si fort
qu'ils aient déplu à l'âpre censeur de Madeleine, n'auraient pas dû fermer les
yeux d'un théologien, je veux dire d'un homme dont la profession est de
distinguer, sur l'excellence foncière de la dévotion que propageait cette naïve
converse. La passion, hélas ! ne distingue pas : elle ne connaît que le système
du tout ou rien. Puisque Madeleine n'est pas une nouvelle Thérèse, elle ne peut
être qu'une intrigante ou qu'une folle. Il faut l'enfermer, dût s'éteindre la
dévotion de Bordeaux à l'Enfant Jésus.
On pense bien que la Prieure ne
dit pas non. C'était sa revanche. Elle la prit à coeur joie. Une Prieure, par
bonheur, n'est pas inamovible. Férule et sceptre, celle-ci dépose enfin ses
pouvoirs. On la remplace par une de ces bonnes âmes que le triomphe de
l'iniquité fait cruellement souffrir, mais qui s'inclinent prudemment devant
elle. Je n'en sais rien, mais j'imagine que, d'abord peut-être, incrédule sinon
hostile, elle avait fini par s'affilier sans bruit à la petite confrérie
persécutée. Souvent, la nuit venue, elle était allée consoler l'excommuniée dans
les oubliettes, se recommander à ses oraisons. Je la vois même, bien seule dans
sa cellule, bien sûre que la Prieure est endormie, sortir d'une cachette quelque
relique de la voyante, une mèche de cheveux, une image de l'Enfant Jésus qu'elle
a reçue d'elle. Prieure à son tour, un nouveau régime lentement s'ébauche ; la
prison de Madeleine s'entr'ouvre; la pauvre converse a la permission de
reprendre les moins apparentes de ses besognes d'autrefois. N'allons pas trop
vite. Même déposée, une Prieure ne rentre pas dans le rang. Elle garde quelque
chose de son prestige d'hier, un parti, des chances d'être réélue. Elle peut
garder ses rancunes, et elle a le moyen de les satisfaire. Madeleine,
568
Madeleine, que votre tante ne vous voie pas trop ! Que
faire pourtant? Un Carmel est si petit ! La pauvrette écrit à son oncle, le bon
jacobin, son recours habituel, sa providence. « Mon esprit est insupportable à
la Mère Anne (sa tante), et quand elle sait qu'on m'a employée à quelque chose,
ou que j'ai parlé à quelqu'un, elle dévore notre Mère (la nouvelle Prieure),
parce que, dit-elle, je n'ai ni esprit, ni sens, ni jugement .» — Courage, Mère
Prieure, ne vous laissez pas dévorer. C'est votre timidité seule qui fait la
force de cette femme. Dès qu'elle aura senti que ses commérages ne changeront
rien à vos décisions, elle lâchera sa proie. Aussi mien, vous n'êtes pas seule :
le bon jacobin, un jésuite, le P. Blanchard, un capucin, le Père Constantin de
Rhodes, qui déjà, si je ne me trompe, a commencé d'écrire la vie de notre
voyante (1) ; le meilleur du couvent est avec vous, sans compter l'Enfant Jésus.
En effet, tout finira bien, presque trop bien. Les arrêts de Madeleine cessent,
tout le monde l'aime, « on lui permet... de consulter à l'ordinaire l'Enfant
Jésus, et de répondre de sa part» (2), et elle achève ses derniers jours,
vénérée, obéie comme la petite reine du Carmel de Beaune. Malheureusement le
détail et les résultats de cette apothéose tardive nous sont peu connus.
Continent s'est organisée la dévotion bordelaise à l'Enfant Jésus, et autour de
quelle image ; par quelles phases a-t-elle passé avant de décroître, de quelle
manière a-t-elle modifié la vie religieuse d'une aussi grande ville ? autant de
problèmes que Dom Martianay nous laisse résoudre, pressé, j'imagine, de revenir
à son édition de saint Jérôme. Des quelques lettres de Madeleine qu'il nous a
conservées, je ne garderai qu'une ligne : « Tous, écrit-elle, ne se veulent pas
donner, l'âme voulant faire seule, et le coeur et la volonté (3). » Comme
elle aurait compris l'école française ! Dom Martianay ne nous renseigne pas
davantage
569
sur les dernières années de la Mère Anne de Marrein.
Croyons qu'elle a bien fini, plus dévouée que nulle autre à la dévotion
triomphante, et à la personne de Madeleine. On me dira que cette ombre grinçante
ne méritait pas de tant nous occuper. Je le sais bien, mais, très insignifiante
en elle-même, la prieure de Bordeaux doit être pour nous un symbole ; elle nous
aide à connaître les conditions, presque toujours difficiles, dans lesquelles se
poursuit ici-bas l'oeuvre de Dieu. Pour une Marguerite de Beaune victorieuse
sans lutte, combien de Madeleines persécutées (1).
VIII. Bordeaux ne connaissait
qu'une dévotion à l'Entant Jésus, critiquée par les uns, louée par les autres ;
à Aix, il y en aura deux, celle de Marguerite de Beaune, celle de la provençale
Jeanne Penaud. Bourgogne et Provence, celle-ci vaincra celle-là.
Défaite imprévue et d'autant
plus significative. La Provence est en effet un des fiefs principaux de l'école
française. L'Oratoire y compte plusieurs maisons florissantes, y recrute de
nombreuses vocations, et d'élite, y exerce une très grande influence, l'Oratoire
qui, malgré les transformations que nous avons dites, s'est approprié la
dévotion de Beaune, et travaille à la répandre avec une ardeur extrême. Le P.
Parisot en personne, c'est-à-dire, l'intime confident, le dévot passionné de
Marguerite, a commencé cette propagande. Par ses soins et peu après la mort de
Marguerite, la Famille du Saint Enfant Jésus est établie à Aix, à
Marseille où le Petit Roi de gloire devient aussitôt l'objet d' « une
dévotion enthousiaste ». Qu'on en juge sur cette lettre de l'oratorien Butler,
datée de Marseille, le 29 octobre 1656 : « L'autel de l'Enfant Jésus... est
(ici) fort magnifique; les vingt-cinquième y sont solennisés avec l'exposition
du Saint-Sacrement. Ce grand concours du peuple qui communie, et le nombre des
associés de la
57o
Sainte Famille est, comme je pense, au delà de trois mille,
de sorte que cette dévotion est déjà presque la plus solennelle de Marseille...
Je n'ai pas été moins étonné de ces épanchements dans les lieux que j'ai vus
pendant mon voyage, et particulièrement en cette ville, où la dévotion de la
Sainte Enfance, dès son commencement, semble
déjà avoir atteint le but de sa dernière perfection»). Même
succès dans la capitale de la Provence. En 1652, le P. Parisot publie à Aix
son Explication de la dévotion à la Sainte Enfance de Jésus-Christ
Notre-Seigneur, deux forts volumes qu'appréciera le P. Faber. Cette même
année 1657, nous dit encore le biographe de Marguerite, « le P. Parisot faisait
établir par le cardinal Grimaldi, archevêque d'Aix, le petit Bethléem du
Saint Enfant Jésus, « pour y recevoir des enfants mâles, pauvres et
abandonnés, qui soient légitimes, lesquels seront soignés par un seul homme et
une seule femme de prudence et de vertu connues », car, disait la requête, « les
domestiques du Saint Enfant Jésus ont pensé le secourir par effet, et non par
une dévotion idéale seulement, en la personne des petits enfants pauvres et
abandonnés (1) ». Or tout ce développement a commencé, je le répète, peu après
la mort de Marguerite (1648), et il touche à son apogée en 1657, c'est-à-dire,
un an avant la première apparition de l'Enfant Jésus à Jeanne Perraud. Sur quoi
je raisonne ainsi : une association nombreuse et fervente, dont le siège se
trouve au centre même de la ville d'Aix, dans la chapelle de l'Oratoire, à
quelques pas de la cathédrale;
571
une image miraculeuse dont les reproductions se distribuent
de tous les côtés ; des livres et des brochures destinés à propager la dévotion
nouvelle ; un bureau de bienfaisance administré par la même confrérie, est-il
vraisemblable qu'une dévote, que nous savons d'ailleurs très répandue et très
éveillée, ait tout ignoré de ces manifestations diverses ? Je sais qu'elle n'y
fait aucune allusion dans ses propres ouvrages, entendant bien ne relever que
d'elle-même et du Saint-Esprit ; mais quoi qu'il en soit, il ne me paraît pas
douteux qu'elle ait connu le mouvement de Beaune. Elle a voulu faire autre chose
et mieux : c'était son droit, le droit aussi de la grâce. Aussi bien
garde-t-elle son originalité propre, d'ailleurs très intéressante, et que nous
allons définir; mais enfin elle continue Marguerite de Beaune, sauf à la
corriger, comme Marguerite elle-même continue et corrige Catherine de Jésus.
C'est ainsi que pour découvrir les véritables origines de la dévotion dont nous
résumons l'histoire, il faut remonter à la chétive carmélite que Bérulle a
dirigée, et à Bérulle lui-même. Tant il est vrai qu'on ne saurait donner trop
d'attention à cette littérature pieuse dont semblent faire si peu de cas les
historiens, même religieux! La Vie de Catherine de Jésus, le chef-d'oeuvre de
Madeleine de Saint-Joseph, préfacé par Bérulle, et dédié à Marie de Médicis,
commande toute l'histoire de la dévotion à l'Enfant Jésus pendant le XVIIe
siècle.
Jeanne Perraud est née à
Martigues en 1631, et elle est morte à Aix, en 1676 (1). Véritable mystique, ou
simplement
572
visionnaire ? Si je ne me trompe, l'un et l'autre, comme il
arrive souvent. Trop vulgaire, trop occupée d'elle-même, trop suffisante, trop
puérile pour qu'on puisse l'admirer sans réserve; très pieuse néanmoins, très
vers tueuse, et peut-être élevée parfois à la contemplation proprement dite.
Nous avons d'elle un gros volume d'oeuvres spirituelles, publiées après sa mort
par son directeur. La doctrine en est pure, m'a-t-il semblé, le ton assez
déplaisant. Bien qu'on ne sache jamais si elle parle vraiment d'expérience, elle
développe certains sujets de haute mystique avec une lucidité, une profondeur,
et une conviction qui d'abord surprennent. Avec cela beaucoup de verbiage, une
rhétorique bien creuse et bien essoufflée. Elle a lu d'excellents livres, elle a
dit entendre pas mal de sermons, et il se pourrait que sa mémoire fût tout son
génie (1) .
573
A vrai dire néanmoins, tout cela
n'a pour nous que peu d'importance. Du point de vue historique — et non pas
théologique — où nous nous plaçons, quand Jeanne Perraud ne serait qu'une
visionnaire — et je ne vais pas jusque-là — nous n'aurions pas le droit de la
dédaigner. Vraies ou fausses, — aux théologiens de décider — les visions dont
elle nous a laissé le récit fort détaillé ont au moins la valeur d'un document.
Elles nous
574
révèlent, non pas seulement le travail d'une imagination
plus active que personnelle, mais encore et surtout les tendances confuses, les
attraits providentiels des milieux dévots, qui, sans doute, auront façonné la
voyante d'Aix à leur propre image. et qui doivent accueillir avec tant de
spontanéité enthousiaste la dévotion particulière enseignée par Jeanne. En
présence de phénomènes de ce genre, hausser les épaules ne me paraît pas d'un
bon esprit. La défiance est certes permise : l'Église elle-même nous la
conseille, mais accompagnée de curiosité, si l'on n'est qu'historien, et de
respect, si l'on est chrétien. Affirmer sans plus avec le biographe de Jeanne
que « l'Enfant Jésus » a « dicté » à cette « fille simple et inconnue... tout ce
qu'elle a écrit »; que sans elle, « nous n'aurions jamais appris tant de belles
choses », nous ne le pouvons absolument pas : mais pouvons-nous davantage
assurer que rien ne soit de Dieu, ni dans les origines ni dans le progrès de la
dévotion provençale à l'Enfant Jésus? Venons enfin à la vision mémorable qui a
fixé l'objet précis de cette dévotion nouvelle.
Le 15 juin 1658, Jeanne priait à
son ordinaire dans l'église des augustins déchaussés, lorsque soudain le divin
Enfant lui apparut. « Je le vis, écrit-elle, des yeux du corps, en l'air, qui se
penchait vers moi avec un visage riant et une joie extrême ; il me regardait
comme si nous eussions été pareils en âge ; il ÉTAIT AGÉ A PEU PRÈS DE TROIS
ANS. Sa
575
beauté était sans exemple; ses cheveux blonds qui venaient
battre sur l'épaule avec trois anneaux, l'un plus long que l'autre; les pieds
nus; la robe blanche toute ondée comme de la moire, sans aucune ceinture qui le
ceignît. IL PORTAIT A SON BRAS GAUCHE UNE CROIX d'une longueur et d'une grosseur
disproportionnées à sa petitesse, comme celle sur laquelle il est mort, pour
marque que, dès son enfance, il a autant souffert que lorsqu'il est mort sur la
croix (?). Elle tombait de son bras avec ses instruments, comme s'il ne pouvait
pas la supporter ; car tous LES INSTRUMENTS DE SA PASSION ÉTAIENT JOINTS
ENSEMBLE, et liés avec la croix par une grosse corde. Il n'y avait point de
clous, mais, à la réserve de cela, tous les instruments y étaient, jusques même
à la colonne. Il me tendit son bras droit en me regardant et tenant la croix en
l'autre, en façon qu'il semblait qu'elle allait tomber (1). »
« Trois ans » ; une grande croix
; les instruments de la Passion, tels sont les traits caractéristiques de cette
vision, laquelle ne présente rien, dans son ensemble, de tout à fait imprévu,
rien non plus qui heurte l'esprit du dogme chrétien. J'ai relevé par un point
d'interrogation ce qui est affirmé, gratuitement selon moi, des souffrances de
Jésus enfant. Dès son entrée en ce monde, le Verbe incarné a prévu et accepté
les supplices de sa Passion, il ne les a pas subis. Remarquez aussi une autre
nouveauté qu'on peut trouver quelque peu suspecte, et qui, du reste, s'explique
fort bien, l'absence des clous. Absorbée par l'énorme croix et par la colonne,
Jeanne aura d'abord oublié de voir les clous ; elle aura omis de les mentionner
dans ses premières confidences, et comme, j'imagine, on lui aura fait remarquer
cet oubli, sûre d'elle-même, tenace comme elle était, elle l'aura aussitôt
maintenu, défendu, canonisé en le prêtant à l'Enfant Jésus. Conjecture,
direz-vous ? Oui, mais certainement plus
(1). La vie..., pp. 96, 97.
576
raisonnable que l'exclusion systématique des trois clous
vénérés par toute l'Église. Plus fidèles à la tradition, la piété et
l'iconographie provençales corrigeront peu à peu cette distraction très
excusable de Jeanne, et ce caprice qui l'est un peu moins.
D'autres conjectures également fort plausibles,
expliqueraient la genèse naturelle, ou du moins, si l'on préfère, les préludes
tout humains de cette vision. Cette nouvelle représentation de l'Enfant Jésus
est en fonction, si j'ose dire, de l'image de Beaune, vénérée dans la chapelle
des oratoriens, et que toute la ville d'Aix connaissait. Pour une raison ou pour
une autre, cette image n'aura pas satisfait Jeanne Perraud, qui fréquentait plus
assidûment la chapelle voisine des augustins. La bienveillance n'était pas la
vertu maîtresse de notre Martegalloise — ainsi appelle-t-on les filles de
Martigues. Peut-être, critiquant sans aménité les dévotes du Petit Roi de
gloire, sa logique de femme aura-t-elle conclu que l'image de ce Petit Roi
avait aussi des défauts. Peut-être aussi, ou d'elle-même, ou sous l'inspiration
de quelque docte personne, car elle a l'oreille fine, peut-être aura-t-elle
décidé que les insignes d'une royauté exclusivement. glorieuse — le diadème, le
sceptre, la robe d'or — voilaient fâcheusement l'avenir douloureux de celui qui,
sans cloute, doit régner un jour, mais dont le premier trône sera une croix.
Regnabit a ligno. Et voyez comme tout s'enchevêtre, l'humain et le divin,
les critiques d'une femmelette, et l'instinct des âmes saintes, mystérieusement
conduites par les lumières d'En-Haut. Par ces divers sentiers, qui ne sont pas
tous d'une rectitude absolue, Jeanne rejoint les mystiques en si grand nombre
qui inclinent à rapprocher de l’Enfance de Jésus le souvenir de la Passion. Pour
l'école française, l'Enfance est avant tout mystère d'anéantissement et de
sacrifice. Marguerite de Beaune elle-même oscille entre les deux mystères, et
bien que de plus en plus attirée parla grâce triomphale du Petit Roi,
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elle ne se désintéresse jamais des souffrances qui
achèteront sa gloire. Ainsi M. de Renty, ainsi tous les autres. Aussi bien la
dévotion du XVIIe siècle a-t-elle suivi les oscillations de Marguerite ; mais
avec cette différence, qu'après s'être attachée à Jésus Enfant, elle finira par
se fixer ou directement sur la Passion elle-même, ou sur les mystères qui s'y
rapportent. Et c'est pour cela que Jeanne Perraud me paraît si digne d'intérêt.
Assez insignifiante par elle-même, inférieure à quantité de mystiques dont je ne
parlerai pas aussi longuement, mais très impressionnable, très réceptive, elle
représente à merveille les vues et les aspirations religieuses des milieux
dévots qui l'entourent.
Très active aussi et fort bien
douée pour la propagande. Marguerite de Beaune a eu ses artistes, Jeanne aura
les siens, — Aix n'en manque pas — et sa vision lui reste si présente, si
minutieusement nette que le premier peintre venu la reproduira sans peine.
Pour peindre le portrait conforme à son original, écrit-elle, il faut qu'il soit
au-devant d'un soleil, où l'on expose le Saint-Sacrement, et qu'il soit
proportionné à l'âge de trois ans (1) : qu'il ne soit pas gros, ni fort plein,
mais d'une constitution médiocre : que la posture soit comme en l'air et à la
volée;
excellente indication, et dont l'artiste n'a pas manqué de
s'inspirer ;
que, depuis la ceinture en
haut, son corps soit fort courbé, se tournant vers la droite, et que sa main
soit étendue en bas, à proportion du corps. Que le pied soit tourné par côté, et
le gauche comme s'il était éloigné d'un pas, assez modestement, et, le reste,
qu'il soit tourné vers la droite. Que son bras gauche ait et embrasse les
instruments de la Passion en confusion, et
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le bras presque étendu; la
colonne qui traverse tous les instruments se tournant comme sur le bout du bras,
où une corde qui lie tous ces instruments doit terminer, penchant en bas, et le
reste en haut. Il faut que tous les instruments de sa Passion soient longs et
disproportionnés à l'âge du saint Enfant : que son visage soit extrêmement
blanc, et d'autant plus éclatant que son éclat n'est pas emprunté par des rayons
du dehors. L'air de son visage doit être extrêmement riant, et qu'il épanche ses
regards et ses traits amoureux vers un objet du côté où il se tourne, distant de
lui de deux cannes, ou environ. Ainsi sa vue doit être à proportion de
l'épanchement de son corps, qu'on doit représenter trois pans sur terre. Son
vêtement extrêmement blanc, sans aucun pli, et qu'il soit un peu gaufré ;
n'oublions pas que, de son métier, elle est couturière;
ses cheveux peu éclatants,
ni abattus, ni frisés,
ceux du Petit Roi de gloire frisent;
qu'ils fassent un tour vers
la tête, comme un anneau ; qu'ils restent un doigt court sur le muscle ; qu'ils
soient bien rangés, et qu'il y en ait suffisamment. Les pieds nus, et que tous
ses traits soient bien ordonnés.
On lui fit d'abord « un petit et
simple crayon sur du vélin, qu'elle mit dans ses heures, et, quelque temps
après, elle en fit faire un tableau d'un peu plus de deux pieds de hauteur,
qui a été l'original d'une infinité d'autres, et le principe de la dévotion
qu'on voit encore fleurir dans Aix et dans quelques autres lieux de la Province.
Ce portrait fut achevé le jour de la Transfiguration (1661) ; elle le reçut avec
une extrême joie, l'orna d'un beau cadre doré, et le mit sur un petit autel
qu'elle dressa expressément dans un cabinet qui était à un coin de sa chambre...
Elle appelait tous les habitants du logis pour y venir faire leurs prières (2)
».
Ce même tableau — ou une de ses
copies — fut placé
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peu après, dans l'église des augustins (1), devenue, dès
avant la mort de notre voyante, le siège principal d'une nouvelle confrérie de
l'Enfant Jésus, que le Saint-Siège approuvera en 1665, et qui, j'imagine, aura
éclipsé assez vite la confrérie oratorienne des « familiers » ou des «
domestiques » de l'Enfant Jésus. La capitale de la Provence ne connaîtra plus
bientôt d'autre Enfant Jésus que celui de Jeanne, l'enfant de trois ans
qu'environnent les instruments de la Passion. Aujourd'hui encore, il est vénéré
sous cette forme dans la cathédrale d'Aix. Nos artistes provençaux ont aimé ce
modèle plus riche et plus subtil que le Petit Roi de gloire. Ils l'ont
représenté maintes fois, chacun au gré de sa fantaisie propre, mais en suivant
toujours d'assez près les indications de Jeanne. On trouvera ici même, avec le
dessin original, deux de ces représentations, l'une du XVII° siècle finissant,
l'autre du milieu du XIX° (1). Il est d'ailleurs possible, sinon vraisemblable
que la vision de Jeanne ait emprunté ses traits essentiels à quelque image
flamande, inspirée elle-même, directement ou indirectement, par les mystiques
d'Espagne. Pour l'Italie, plus simple, plus franciscaine, l'Enfant Jésus est
tout bonnement un petit enfant : la paille, les langes ; ni sceptre, ni couronne
d'or ou d'épines ; un vrai nourrisson, mais qui ouvre les yeux, et qui sourit.
Mais ce détail n'est pas de mon sujet. On sait bien, du reste, que l'évolution
de l'iconographie, depuis la Réforme, attend encore son historien.
Mais nous n'en avons pas fini avec les rares prouesses de
notre couturière provençale. Voici, en effet, qu'après avoir supplanté
Marguerite de Beaune, elle devance une
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autre Bourguignonne, la voyante de Paray-le-Monial, sainte
Marguerite-Marie. Je ne sais du reste la date exacte de la vision si importante
qu'elle va nous dire : je la place approximativement vers 1665 ; mais, de toute
façon, elle a précédé les apparitions de Paray (1673). Elle écrit à son
directeur :
J'avais communié pour
honorer cette grande fête que nous célébrions à la gloire du très saint Enfant
Jésus ; et comme c'était l'heure à peu près qu'il m'avait favorisée de son
apparition (celle du 15 juin 1658), je connus que vous y feriez réflexion, et que vous m'offririez à ce
divin enfant.
Ce prélude est fort remarquable.
Tout occupée de la dévotion qu'elle a fondée, toute au souvenir de sa première
vision, Jeanne semble attendre une nouvelle visite de l'Enfant divin chargé de
sa croix; ruais non, ce n'est pas lui cette fois qui paraîtra devant elle, c'est
le Christ sanglant, et à peu près tel que Marguerite-Marie le verra bientôt.
Tandis que j'étais occupée de ces pensées, Jésus-Christ se découvrit à mon âme
dans son éternité. Il n'était pas assis, ni droit, mais tout prosterné et comme
suspendu au-dessus de votre maître-autel. Il était d'un âge comme lorsqu'il
mourut et souffrit sa Passion; son corps était formé d'une très belle plénitude
: ses pieds et ses mains étaient percés ; son côté droit était ouvert d'une
grande plaie, qui tenait presque toute sa poitrine ; et cette plaie était si
intérieure et si profonde qu'elle pénétrait tout son intérieur.
Remarquez ce dernier trait si
curieux chez Jeanne, que nous avons vue plus haut presque trop attentive à tant
de menus détails extérieurs, cheveux frisés, robe gaufrée, par exemple. La grâce
divine l'aura spiritualisée peu à peu.
Elle était tout empourprée
d'un sang si vif et si vermeil qu'il semblait sortir seulement de la plaie, bien
qu'il ne parût pas un sang matériel. Pendant que je contemplais cette plaie, qui
toujours s'élargissait, il faisait de nouvelles coopérations, ses
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plaies et ses mains furent comme à demi couvertes de nuées,
mais le tout était céleste.
Ceci encore est fort beau. Passons-lui son goût de primaire pour les mots
abstraits et savants, « coopération » ; mais quel mouvement, quelle vie dans les
scènes qui s'offrent à elle ! Tantôt : « que la posture soit en l'air et à la
volée » ; maintenant, cette plaie qui bouillonne et va toujours s'élargissant,
ces nuées qui recouvrent insensiblement tout le reste, pour ne plus laisser voir
que la poitrine ouverte et que l'intérieur enflammé. Je ne voudrais pas
la surfaire, mais il me semble que, de ce point de vue, elle dépasse
Marguerite-Marie et les autres voyantes du Sacré-Coeur.
Jésus-Christ me fit voir qu'il présidait à cette fête (de l'Enfant Jésus), et
qu'il l'avait destinée pour son honneur particulier, y paraissant avec ses
cicatrices, et m'ouvrant toujours la plaie de son côté.
Transition du mystère de
l'Enfance, tel qu'elle l'avait compris, au mystère du Sacré-Coeur. Elle a bien
compris cela, mais elle ne soupçonne pas que la dévotion à Jésus Enfant n'aura
été, dans l'ordre providentiel, qu'une sorte d'acheminement à la dévotion de
Paray.
Il me témoignait l'extrême amour qu'il avait pour
tout le monde, par cette tendresse avec laquelle ouvrait sa poitrine. Je voyais que le pardon était donné à tous, et que ce divin Rédempteur
était pour tous.
Elle voit aussi, et peut-être assez nettement, que la
dévotion qui se prépare sera la réfutation la plus décisive du jansénisme.
J'eusse bien voulu m'arrêter là, comme vous pouvez croire, mais je fus obligée
de quitter, pour aller donner ordre à la chapelle, et satisfaire des personnes
qui me demandaient (1).
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Et, sans tarder, « elle fit
faire un crayon de ce divin Rédempteur qu'elle se mit sur le coeur » ; mieux
encore : « elle fit elle-même à la plume plusieurs autres crayons semblables,
qu'elle donna à son confesseur pour les distribuer », — ainsi fera bientôt
Marguerite-Marie. — Enfin elle commande « un grand tableau à l'huile », disant à
son peintre « que Jésus-Christ est notre Rédempteur; que ses plaies et son sang
ont fait notre rédemption ; que nous devons avoir toujours cet objet devant les
yeux, pour reconnaître sa bonté et avoir confiance en sa miséricorde ; qu'elle
prétendait que son tableau représentât bien ce mystère, et qu'il ne fallait que
peindre le Sauveur avec ses plaies ouvertes et celle du coeur fort grande et
pleine d'un sang bouillonnant d'amour pour les pécheurs ». « Je le montrerai,
disait-elle encore, à M. N., qui est si alarmé de la crainte de son salut. Voilà
votre rédempteur, lui dirai-je, que craignez-vous tant? Voyez ce sang, cette
poitrine ouverte, ce grand amour (1). » Et peu après, Marguerite-Marie : « Voilà
ce coeur qui a tant aimé les hommes... ! » Aix-en-Provence, Paray-le-Monial,
c'est bien, de part et d'autre, la môme vision, ou à peu près ; c'est le même
esprit. La Providence n'a pas voulu que ce fût le même succès. La vision de
Jeanne Perraud eut si peu de suites que le nom de notre voyante provençale est
resté jusqu'à ce jour, si je ne me trompe, ignoré de tous les historiens de la
dévotion au Sacré-Coeur.
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