Apocalypse
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Explication

L'APOCALYPSE

AVEC   UNE   EXPLICATION.

L'APOCALYPSE

PRÉFACE

I. Les merveilles de l’ Apocalypse.

II. — L'Apocalypse est remplie des merveilles de tous les prophètes, et pourquoi.

III. — Jésus-Christ vu et écouté dans sa gloire.

IV. Explication morale de l’Apocalypse, selon les idées de saint Augustin.

V. — Qu'il y a un autre sens dans l’ Apocalypse, et que saint Jean y a renfermé ce qui allait arriver bientôt.

VI. — Passage de saint Denys d'Alexandrie. Preuve que l'ancienne Eglise cherchent dans l’Apocalypse les persécutions et les autres choses qui la regardaient.

VII. — Rome conquérante et idolâtre, figurée dans l’Apocalypse sous le nom de Babylone. La chute de son empire prédite. Tradition des Pères. Cette chute arrivée sous Alaric.

VIII. Que le système des protestants est renversé de fond en comble par les choses qu'on vient de dire.

IX. Que la prostituée de l'Apocalypse n'est pas une épouse infidèle, ni une Eglise corrompue comme les ministres le prétendent.

X. Que la chute de Rome arrivée sous Alaric est un dénouement de la prophétie de saint Jean.

XI. Docteurs catholiques et protestants qui regardent l’Apocalypse comme accomplie.

XII. Deux raisons de douter. La première.

XIII. Résolution du premier doute. Sentiment des docteurs anciens et modernes.

XIV. Qu'il ne faut pas prendre pour dogmes certains les conjectures et les opinions des SS. Pères sur la fin du monde.

XV. Qu'il peut y avoir plusieurs sens dans l'Ecriture, et en particulier dans l’Apocalypse.

XVI. Résolution du second doute : question, s’il est nécessaire que les prophéties soient entendues lorsqu'elles s'accomplissent.

XVII. Quelques vérités expliquées sur les nouvelles interprétations qu'on peut donner aux prophéties.

XVIII. — Secrète dispensation du Saint-Esprit dans l'intelligence, aussi bien que dans la première inspiration des prophéties.

XIX. Profonde sagesse de Dieu dans cette dispensation.

XX. Suite de la même matière.

XXI. — Application de ces vérités à l’Apocalypse et à la chute de Rome.

XXII. — Conduite des SS. Pères dans l'interprétation des Ecritures, et en particulier de l'Apocalypse.

XXIII. — Qu'on a toujours assez entendu de l’Apocalypse pour en tirer de grandes utilités.

XXIV. — Autres endroits prophétiques de l'Ecriture dont il ne s'est conservé aucune tradition.

XXV. — Que ce que dit saint Irénée sur certains mystères de l'Apocalypse, ne lui est venu par aucune tradition.

XXVI. — Raisons qui font espérer plus que jamais d'avancer dans l'intelligence de l'Apocalypse. Abus que les hérétiques font de ce saint Livre, reconnu dans la secte même.

Réflexion importante sur La doctrine de ce Livre.

XXVII. — Quelques remarques sur la doctrine de l’Apocalypse, et premièrement sur le ministère des anges. Passage d'Origène.

XXVIII. — Grande puissance des saintes âmes associées à Jésus-Christ. Passage de saint Denys d'Alexandrie.

XXIX. — Puissance des saints martyrs. Passage d'Origène.

XXX. — Efficace de la prière des Saints.

XXXI. — Que Dieu fait connaître aux âmes saintes la conduite qu'il tient sur son Eglise.

XXXII. — Que ce qui arrive dans l'Eglise est la matière des cantiques des âmes bienheureuses.

XXXIII. — Continuation de cette matière. Passage de saint Hippolyte.

XXXIV. —De la nature des visions envoyées à  saint  Jean. Qu'il ne faut pas être curieux en cette matière. Conclusion de cette préface.

 

PRÉFACE

OU SONT  PROPOSÉS LES MOYENS DE PROFITER DE LA LECTURE DE L'APOCALYPSE, ET LES PRINCIPES POUR EN DÉCOUVRIR LE SENS.

 

I. Les merveilles de l’ Apocalypse.

 

Ceux qui ont le goût de la piété, trouvent un attrait particulier dans cette admirable révélation de saint Jean. Le seul nom de Jésus-Christ dont elle est intitulée inspire d'abord une sainte joie; car voici comme saint Jean a commencé, et le titre qu'il a donné à sa prophétie : La révélation de Jésus-Christ, que Dieu lui a donnée pour la faire entendre à ses serviteurs, en parlant par son ange à Jean, son serviteur (1). C'est donc ici Jésus-Christ qu'il faut regarder comme le véritable prophète : saint Jean n'est que le ministre qu'il a choisi pour porter ses oracles à l'Eglise ; et si on est préparé à quelque chose de grand, lorsqu'en ouvrant les anciennes prophéties on y voit d'abord dans le titre : La vision d'Isaïe, fils d'Amos (2) : — Les paroles de Jérémie, fils d'Helcias (3), et ainsi des autres, combien doit-on être touché lorsqu'on lit à la tête de ce titre : La révélation de Jésus-Christ, Fils de Dieu?

Tout répond à un si beau titre. Malgré les profondeurs de ce divin Livre, on y ressent, en le lisant, une impression si douce et tout ensemble si magnifique de la majesté de Dieu; il y paraît des idées si hautes du mystère de Jésus-Christ, une si vive reconnaissance du peuple qu'il a racheté par son sang, de si nobles images de ses victoires et de son règne, avec des chants si merveilleux pour en célébrer les grandeurs, qu'il y a de quoi ravir le ciel et la terre.

 

1 Apoc., I, 1. — 2 Isa., I,1 . — 3 Jerem., I, 1.

 

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Il est vrai qu'on est à la fois saisi de frayeur, en y lisant les effets terribles de la justice de Dieu, les sanglantes exécutions de ses saints anges, leurs trompettes qui annoncent ses jugements, leurs coupes d'or pleines de son implacable colère, et les plaies incurables dont ils frappent les impies; mais les douces et ravissantes peintures dont sont mêlés ces affreux spectacles jettent bientôt dans la confiance, où l’âme se repose plus tranquillement après avoir été longtemps étonnée et frappée au vif de ces horreurs.

Toutes les beautés de l'Ecriture sont ramassées dans ce livre : tout ce qu'il y a de plus touchant, de plus vif, de plus majestueux dans la loi et dans les prophètes, y reçoit un nouvel éclat, et repasse devant nos yeux pour nous remplir des consolations et des grâces de tous les siècles. C'est ici un des caractères de cette admirable Prophétie, et l'Ange l'a déclaré à saint Jean par ces paroles : « Le Seigneur Dieu des saints prophètes; » ou, comme lit la Vulgate: « Le Seigneur Dieu des esprits des prophètes a envoyé son ange pour découvrir à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt (1) : » paroles qui nous font entendre que Dieu, qui a inspiré tous les prophètes, en a fait revivre l'esprit dans saint Jean, pour consacrer de nouveau à Jésus-Christ et à son Eglise tout ce qui avait jamais été inspiré aux prophètes.

 

II. — L'Apocalypse est remplie des merveilles de tous les prophètes, et pourquoi.

 

Je trouve deux raisons de cette conduite. La première est prise de saint Irénée : « Il devait, dit-il, venir de faux docteurs qui enseigneraient que le Dieu qui avait envoyé Jésus-Christ, n'était pas le même que celui qui avait envoyé les anciens prophètes (2). » C'est pour confondre leur audace que la prophétie du Nouveau Testament, c'est-à-dire l'Apocalypse, est pleine de toutes les anciennes prophéties, et que saint Jean, le nouveau prophète expressément envoyé par Jésus-Christ, est plein de l'esprit de tous les prophètes.

Mais la seconde raison n'est pas moins forte : c'est que toutes les prophéties et tous les livres de l'Ancien Testament n'ont été faits que pour rendre témoignage à Jésus-Christ, conformément à cette

 

1 Apoc., XXII, 6. — 2 Iren., lib. V, cap. XXVI.

 

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parole que l'Ange adresse à saint Jean : « L'esprit de la prophétie, c'est le témoignage de Jésus (1). » Ni David, ni Salomon, ni tous les prophètes, ni Moïse, qui en est le chef, n'ont été suscités que pour faire connaître celui qui devait venir, c'est-à-dire le Christ : c'est pourquoi Moïse et Elie paraissent  autour de lui sur la montagne, afin que la loi et les prophètes confirment sa mission, reconnaissent son autorité et rendent témoignage à sa doctrine. C'est par la même raison que Moïse et tous les prophètes entrent dans l'Apocalypse, et que pour écrire ce livre admirable saint Jean a reçu l'esprit de tous les prophètes.

Nous retrouvons en effet dans ce grand apôtre l'esprit de tous les prophètes et de tous les hommes envoyés de Dieu. Il a reçu l'esprit de Moïse pour chanter le cantique de la nouvelle délivrance du peuple saint, et pour construire à l'honneur de Dieu une nouvelle arche, un nouveau tabernacle, un nouveau temple, un nouvel autel des parfums (2). Il a reçu l'esprit d'Isaïe et de Jérémie pour décrire les plaies de la nouvelle Babylone, et étonner tout l'univers du bruit de sa chute. C'est par l'esprit de Daniel qu'il nous découvre la nouvelle bête, c'est-à-dire le nouvel empire ennemi et persécuteur des saints, avec sa défaite et sa ruine (3). Par l'esprit d'Ezéchiel, il nous montre toutes les richesses du nouveau Temple où Dieu veut être servi, c'est-à-dire et du ciel et de l'Eglise; enfin toutes les consolations, toutes les promesses, toutes les grâces, toutes les lumières des Livres divins se réunissent en celui-ci (4). Tous les hommes inspirés de Dieu semblent y avoir apporté tout ce qu'ils ont de plus riche et de plus grand, pour y composer le plus beau tableau qu'on put jamais imaginer de la gloire de Jésus-Christ; et on ne voit nulle part plus clairement qu'il était vraiment la fin de la loi, la vérité de ses figures, le corps de ses ombres et l’âme de ses prophéties.

Il ne faut donc pas s'imaginer, lorsque saint Jean les rapporte, qu'il soit seulement un imitateur des prophètes, ses prédécesseurs ; tout ce qu'il en allègue, il le relève ; il y fait trouver l'original même de toutes les prophéties, qui n'est autre que Jésus-Christ et

 

1 Apoc., XIX, 10. — 2 Apoc., XV, 3; XI, 19; VIII, 3. — 3 Apoc.,XVI, XVII, XVIII. — 4 Apoc., XXI, XXII.

 

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son Eglise. Poussé du même instinct qui animait les prophètes, il en pénètre l'esprit ; il en détermine le sens ; il en révèle les obscurités , et il y fait éclater la gloire de Jésus-Christ tout entière.

 

III. — Jésus-Christ vu et écouté dans sa gloire.

 

Ajoutons à tant de merveilles celle qui passe toutes les autres je veux dire le bonheur d'entendre parler et de voir agir Jésus-Christ ressuscité des morts. Nous voyons dans l'Evangile Jésus-Christ homme conversant avec les hommes , humble , pauvre , faible, souffrant ; tout y ressent une victime qui va s'immoler, et un homme dévoué à la douleur et à la mort. Mais l'Apocalypse est l'Evangile de Jésus-Christ ressuscité : il y parle et il y agit comme vainqueur de la mort, comme celui qui vient de sortir de l'enfer qu'il a dépouillé , et qui entre en triomphe au lieu de sa gloire, où il commence à exercer la toute-puissance que son Père lui a donnée dans le ciel et sur la terre.

 

IV. Explication morale de l’Apocalypse, selon les idées de saint Augustin.

 

Tant de beautés de ce divin livre, quoiqu'on ne les aperçoive encore qu'en général et comme en confusion, gagnent le cœur. On est sollicité intérieurement à pénétrer plus avant dans le secret d'un livre dont le seul extérieur et la seule écorce, si l'on peut parler de la sorte, répand tant de lumière et tant de consolation dans les cœurs.

Il y a deux manières d'expliquer l'Apocalypse : l'une générale et plus facile; c'est celle dont saint Augustin a posé les fondements et comme tracé le plan en divers endroits (1), mais principalement dans le livre de la Cité de Dieu. Cette explication consiste à considérer deux cités, deux villes, deux empires mêlés selon le corps et séparés selon l'esprit. L'un est l'empire de Babylone, qui signifie la confusion et le trouble; l'autre est celui de Jérusalem , qui signifie la paix : l'un est le monde, et l'autre est l'Eglise, mais l'Eglise considérée dans sa partie la plus haute, c'est-à-dire dans les Saints, dans les élus. Là règne Satan, et ici Jésus-Christ;

 

1 August. in Psal. LXIV, n. 1 et 2; CXXXVI, n. 15 et 16 ; De Civit. Dei, lib. XX integ.

 

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là est le règne de l'impiété et de l'orgueil, ici est le siège de la vérité et de la religion; là est la joie qui se doit changer en un gémissement éternel, ici est la souffrance qui doit produire une éternelle consolation ; là se trouve une idolâtrie spirituelle, on y adore ses passions, on y fait un dieu de son plaisir et une idole de ses richesses ; ici sont abattues toutes les idoles, et non-seulement celles à qui l'aveugle gentilité offrait de l'encens , mais encore celles à qui les hommes sensuels érigent un temple et un autel dans leur cœur, et dont ils se font eux-mêmes la victime. Là se voit en apparence un continuel triomphe, et ici une continuelle persécution ; car ces idolâtres qui font dominer les sens sur la raison ne laissent pas en repos les adorateurs en esprit : ils s'efforcent de les entraîner dans leurs pratiques ; ils établissent des maximes dont ils veulent faire des lois universelles ; en un mot, le monde est un tyran, il ne peut souffrir ceux qui ne marchent pas dans ses voies, et ne cessent de les persécuter en mille manières. C'est donc ici l'exercice « de la foi et de la patience des Saints (1), » qui sont toujours sur l'enclume et sous le marteau, pour être formés selon le modèle de Jésus-Christ crucifié. Que n'ont-ils point à souffrir du règne de l'impiété et du monde? C'est pourquoi, pour les consoler, Dieu leur en fait voir le néant : il leur fait voir, dis-je, les erreurs du monde, sa corruption, ses tourments sous une image fragile de félicité ; sa beauté d'un jour et sa pompe qui disparaît comme un songe ; à la fin, sa chute effroyable et son horrible débris : voilà comme un abrégé de l’ Apocalypse. C'est aux fidèles à ouvrir les yeux : c'est à eux à considérer la fin des impies et de leur malheureux règne ; c'est à eux, en attendant, à en mépriser l'image trompeuse ; à n'adorer point la bête (2), c'est-à-dire à n'adorer point le monde dans ses grandeurs, de peur de participer un jour à ses supplices ; à tenir leur cœur et leurs mains pures de toute cette idolâtrie spirituelle qui fait servir l'esprit à la chair ; et enfin à en effacer en eux-mêmes jusqu'aux moindres caractères (3), car c'est le caractère de la bête que saint Jean nous avertit tant d'éviter, et où il met l'essence de l'idolâtrie. On trouve ce caractère partout où le monde règne : ainsi on le

 

1 Apoc, XIII, 10. — 2 Apoc., XIII, 12,15. — 3 Apoc, XX, 4.

 

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trouve même dans l'Eglise, parce qu'on le trouve dans les mondains qui entrent dans sa société et se mêlent avec ses Saints : on trouve, dis-je , dans ses mondains, quels qu'ils soient et quelque place qu'ils occupent, le caractère de la bête , quand on y trouve l'orgueil et la corruption ; il faut donc continuellement sortir de cette Babylone mystique. On en sort par de saints désirs et par des pratiques contraires à celles du monde, jusqu'à ce que l'heure de la dernière et inévitable séparation étant arrivée, on en sortira pour toujours, et on sera éternellement délivré de toute la corruption jusqu'aux moindres restes.

Autant que cette explication de l’Apocalypse est utile, autant est-elle facile. Partout où l'on trouvera le monde vaincu, ou Jésus-Christ victorieux, on trouvera un bon sens dans cette divine prophétie ; et on pourra même s'assurer, selon la règle de saint Augustin, d'avoir trouvé en quelque façon l'intention du Saint-Esprit, puisque cet Esprit qui a prévu dès l'éternité tous les sens qu'on pourrait donner à son Ecriture, a aussi toujours approuvé ceux qui seraient bons et qui devaient édifier les enfants de Dieu.

 

V. — Qu'il y a un autre sens dans l’ Apocalypse, et que saint Jean y a renfermé ce qui allait arriver bientôt.

 

Mais si notre apôtre n'avait regardé que ce sens dans son Apocalypse, ce n'en serait pas assez pour lui donner rang parmi les prophètes. Il a mérité ce titre par la connaissance qui lui a été donnée des événements futurs , et en particulier de ce qui s'allait commencer dans l'Eglise et dans l'Empire , incontinent après que cette admirable révélation lui eut été envoyée par le ministère de l'Ange : c'est pourquoi on lui déclare d'abord que « le temps est proche (1), » et que ce qu'on va lui révéler, « arrivera bientôt (2) :» ce qui est aussi répété d'une manière très-précise à la fin de la prophétie.

Je ne puis donc consentir au raisonnement de ceux qui en renvoient l'accomplissement à la fin des siècles ; car les combats de l'Eglise, et ce qui allait arriver tant aux Juifs qu'aux gentils en punition du mépris de l'Evangile, la chute des idoles et la

 

1 Apoc., I, 3. — 2 Apoc., XXll, 10.

 

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conversion du monde, et enfin la destinée de Rome et de son empire, étaient de trop grands et tout ensemble de trop prochains objets pour être cachés au prophète de la nouvelle alliance : autrement, contre la coutume de tous les prophètes précédents, il eût été transporté au dernier temps, en passant par-dessus tant de merveilles qui allaient paraître, quoique l'Eglise naissante eût tant de besoin d'en être instruite.

VI. — Passage de saint Denys d'Alexandrie. Preuve que l'ancienne Eglise cherchent dans l’Apocalypse les persécutions et les autres choses qui la regardaient.

 

Aussi ne faut-il pas douter que l'Eglise persécutée ne fût attentive à ce que ce Livre divin lui prédisait de ses souffrances. Le seul exemple de saint Denys d'Alexandrie nous le fait voir. Eusèbe nous a rapporté une de ses lettres où il paraît qu'il regardait l’Apocalypse comme un livre plein de secrets divins, où Dieu avait renfermé « une intelligence admirable, mais très-cachée, de ce qui arrivait tous les jours en particulier, kat Ekaston (1).»

Pour en venir à l'application, encore qu'il reconnût que le sens de ce divin Livre passât la capacité de son esprit, il ne laissait pas de le rechercher ; et une lettre à Hermammon, dont le même Eusèbe nous a rapporté un beau morceau (2), nous fait voir qu'il appliquait au temps de Valérien les trois ans et demi de persécution prédits au chapitre XIII de l'Apocalypse. Un autre morceau précieux de la même lettre, inséré par le même Eusèbe dans son Histoire (3), nous donne lieu de conjecturer que ce saint nous représentait l'empereur Gallien comme se renouvelant lui-même, pour avoir lieu de lui adapter l'endroit de l'Apocalypse où la bête nous paraît comme étant « la septième et la huitième tout ensemble (4). »

Il est vrai qu'il avoue en même temps qu'il n'y a rien de bien clair dans les conjectures qu'il fait sur l'Apocalypse. Je ne vois pas aussi qu'on soit obligé de s'y arrêter, et je produis ce passage seulement pour faire voir qu'il y avait dans l'Eglise un esprit de rechercher dans l'Apocalypse ce qui se passait dans le monde par

 

1 Euseb. lib. VII, XXV.— 2 Euseb. lib. VII, X. — 3 Ibid., XXII, XXIII. — 4 Apoc. XVII, 11.

 

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rapport à l'Eglise chrétienne. Que si nous ne voyons pas beaucoup d'autres exemples d'une pareille recherche durant ces temps-là, le peu d'écrits qu'on en a pourrait en être la cause, quand il n'y en aurait pas beaucoup d'autres que la suite fera connaître.

 

VII. — Rome conquérante et idolâtre, figurée dans l’Apocalypse sous le nom de Babylone. La chute de son empire prédite. Tradition des Pères. Cette chute arrivée sous Alaric.

 

Mais un événement qui paraît marqué dans l'Apocalypse avec une entière évidence , doit nous faire entendre que cette divine prophétie est accomplie dans une de ses parties principales. Cet événement si marqué, c'est la chute de l'ancienne Rome et le démembrement de son empire sous Alaric : choses marquées dans l'Apocalypse aussi clairement qu'il se puisse dans les chapitres XVII et XVIII, et manifestement accomplies, lorsqu'après le sac de Rome, son empire fut mis en pièces, et que de maîtresse du monde et de conquérante des nations, elle en devint le jouet et la proie, pour ainsi parler, du premier venu.

C'est une tradition constante de tous les siècles, que la Babylone de saint Jean, c'est l'ancienne Rome. Saint Jean lui donne deux caractères qui ne permettent pas de la méconnaître. Car premièrement, c'est « la ville aux sept montagnes ; » et secondement, c'est « la grande ville qui commande à tous les rois de la terre (1). » Si elle est aussi représentée sous la figure d'une prostituée, on reconnaît le style ordinaire de l'Ecriture, qui marque l'idolâtrie par la prostitution. S'il est dit de cette ville superbe qu'elle est « la mère des impuretés et des abominations de la terre (2), » le culte de ses faux dieux, qu'elle tâchait d'établir avec toute la puissance de son empire, en est la cause. La pourpre dont elle paraît revêtue, était la marque de ses empereurs et de ses magistrats. « L'or et les pierreries » dont elle est couverte font voir ses richesses immenses (3). Le mot de mystère qu'elle porte écrit sur le front (4), ne nous marque rien au-delà des mystères impies du paganisme, dont Rome s'était rendue la protectrice ; et la séduction qui vient à son secours, n'est autre chose que les prestiges et les faux miracles dont le démon se servait pour autoriser

 

1 Apoc., XVII, 9, 18. — 2 Ibid., 5. — 3 Ibid., 4. — 4 Ibid., 5.

 

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l'idolâtrie (1). Les autres marques de la bête et de la prostituée qu'elle porte, sont visiblement de même nature; et saint Jean nous montre très-clairement les persécutions qu'elle a fait souffrir à l'Eglise, lorsqu'il dit qu'elle est « enivrée du sang des martyrs de Jésus (2). »

Avec des traits si marqués, c'est une énigme aisée à déchiffrer que Rome sous la figure de Babylone. Ces deux villes ont les mêmes caractères ; et Tertullien les a expliqués en peu de mots, lorsqu'il a dit qu'elles étaient « toutes deux grandes, superbes, dominantes et persécutrices des Saints (3). »

Tous les Pères ont tenu le même langage; et c'est parmi les anciens une tradition constante, que saint Jean a représenté Rome conquérante et maîtresse de l'univers par ses victoires, sous le nom de Babylone pareillement conquérante et maîtresse par ses conquêtes d'un empire si redoutable. C'est donc aussi la chute de Rome et de son empire que cet apôtre a marquée; et saint Irénée, qui a vu les disciples des apôtres, le déclare en ces termes : « Saint Jean, dit-il, marque manifestement le démembrement de l'empire qui est aujourd'hui, lorsqu'il a dit que dix rois ravageront Babylone (4). » Il ne va pas imaginer la ruine d'un autre empire : celle qu'il attend, celle qu'il a crue prédite dans l'Apocalypse, est celle de l'empire qui était alors, et sous lequel il vivait, c'est-à-dire de l'Empire romain ; et si, dans la discussion qu'il fait des noms que pourra porter l'Antéchrist, il s'arrête à celui de Lateinos comme à celui qui lui paraît le plus vraisemblable, c'est à cause, dit-il, que « le dernier empire porte ce nom, et que ce sont les Latins qui règnent maintenant (5). » Il bornait donc toutes ses pensées dans la chute de cet empire. Saint Augustin veut que Rome ait été bâtie comme une nouvelle Babylone, fille de l'ancienne, et avec une semblable destinée (6). Paul Orose, disciple de ce grand homme, a fait le parallèle de ces deux villes (7) : il a observé qu'elles avoient les mêmes caractères, et qu'après onze cent soixante ans de domination et de gloire, elles avoient été

 

1 Apoc., XIII, 11, 12, 13. — 2 Apoc, XVII, 6. — 3 Tertul., Advers. Jud., IX, et Contr. Marc., lib. III. — 4 Iren. V, XXX. — 5 Ibid. — 6 Aug., De Civit. Dei, XVIII XXII. — 7 Paul Oros., lib. VII, II.

 

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toutes deux pillées dans des circonstances presque semblables. Enfin c'était un langage si établi dans l'Eglise d'entendre Rome sous le nom de Babylone, que saint Pierre s'en est servi dans sa première Epitre, où il dit : « L'Eglise qui est dans Babylone vous salue (1). » On ne trouve dans aucune autre Babylone, ni la succession apostolique tant vantée parmi les fidèles, ni la mémoire du nom de saint Pierre dont les Eglises se sont honorées, ni enfin aucun vestige d'Eglise, que dans cette Babylone mystique. On ne trouve non plus ailleurs, ni Silvain, qui est Silas; ni saint Marc, dont saint Pierre fait mention (2), comme de ceux qui étaient le plus familièrement connus de cette Eglise de Babylone, comme en effet saint Marc l'a été de Rome, où il publia son Evangile par l'ordre de saint Pierre (3), et que Silas l'a pu être par le moyen de saint Paul, auquel on le voit si attaché : d'où l'on a raison de conclure qu'on ne peut entendre que Rome dans ce passage de saint Pierre, et c'est ainsi que l'ont entendu les anciens docteurs.

Saint Jérôme, qui de tous les Pères a été le mieux instruit de leurs sentiments, a toujours constamment suivi cette explication, et il ne cesse de répéter que Rome est la ville que Dieu a maudite dans l’Apocalypse sous la figure de Babylone; qu'encore qu'elle ait en partie « effacé, par la profession du christianisme, le nom de blasphème qu'elle portait sur le front, » ce n'est pas moins elle-même «que ces malédictions regardent, et qu'elle ne peut les éviter que par la pénitence (4); » qu'elle est en effet cette prostituée qui avait écrit sur son front un nom de blasphème, parce qu'elle se faisait appeler la Ville Eternelle (5); que c'était elle dont saint Jean avait vu la chute sous le nom de Babylone ; « qu'à la vérité il y avait là une sainte Eglise, où l'on voyait les trophées des apôtres et des martyrs, et la foi célébrée par l'Apôtre (6) : » mais que, quelque sainte que fût l'Eglise, la ville qu'il en fallait distinguer, « ne laissait pas de mériter par. sa confusion le titre de Babylone (7); » qu'elle était cette Babylone dont nous lisons le supplice dans l'Apocalypse, dont les palais encroûtés de marbre

 

1 1 Petr., V, 13 — 2 Ibid., 12, 13. — 3 Hieronym. De Scrip. Eccl., in Petr. et Marc. — 4 Lib. De Scrip. Eccl., in Es., XLVII, XIII ; II Advers. Jov., fin. — 5 Epist. 151 ad Algas., XXI. — 6 Epist. XVII ad Marcel., nunc XLIV. — I In Esa., XXIV, lib. VIII.

 

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seraient désolés, et qui devait éprouver une aussi funeste destinée que l'ancienne Babylone, après avoir été élevée à une semblable puissance.

Il écrivait ces paroles dans son commentaire sur Isaïe (1). Quelque temps après, il put voir l'accomplissement des prophéties qu'il avait si souvent expliquées; car pendant qu'il travaillait sur Ezéchiel, qui est l'ouvrage qui suit l'interprétation d'Isaïe, la nouvelle vint à Bethléem, où il travaillait à ce commentaire, « que Rome était assiégée, qu'elle était prise, » pillée, ravagée par le fer et par le feu, « et devenue le sépulcre de ses enfants ; que la lumière de l'univers était éteinte, la tête de l'Empire romain coupée, et, pour parler plus véritablement, l'univers entier renversé dans une seule ville (2). »

Il raconte en un autre endroit « que Rome fut assiégée, que ses citoyens rachetèrent leur vie par leurs richesses ; mais qu'elle fut assiégée encore une fois, afin qu'après leurs richesses ils perdissent encore la vie : que la ville qui avait pris tout l'univers fut prise, ou plutôt qu'elle périt par la faim avant que de périr par l'épée ; et que dans une telle désolation on trouva à peine, dans une si grande ville, un petit nombre de citoyens qui pussent être pris (3). »

Que cette chute de Rome lui soit arrivée pour punir l'aveugle attachement qu'elle avait encore à ses idoles, les auteurs du temps en sont d'accord ; et quand saint Augustin, quand Paul Orose, quand les autres auteurs s'en seraient tus, la suite des événements que nous marquerons en leur lieu, ne permettrait pas d'en douter. Que si on a peine à croire que ce soit cette chute que saint Jean prédise, lui qui a dit avec tant de force : « Elle est tombée, elle est tombée la grande Babylone (4), » à cause qu'après cette chute on voit encore subsister cette grande ville : on ne considère pas qu'il en arriva autant à Babylone, à qui saint Jean la compare : car après que Babylone eut été prise et saccagée par Cyrus selon les oracles d'Isaïe, de Jérémie et d'Ezéchiel (5), on la

 

1 In Esa., XLVII, XIII. — 2 Proœm. in I et III Ezech. — 3 Ad Princ. Epitaph. Marc., epist XVI, nunc XCVI. — 4 Apoc, XIV, 8 ; XVIII, 2. — » Isa., XIII, XIV, XLV et seqq.; Jerem., LI, LII; Ezech., XXI, 30, 31, 32, etc.

 

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voit encore subsister longtemps, et jusqu'au temps d'Alexandre et de ses successeurs. Mais quelque grande qu'elle fût encore alors, les prophètes voient sa chute du temps de Cyrus, parce que c'est alors qu'elle perdit sa première gloire, et que devenue captive, jamais elle ne put recouvrer l'empire qu'on lui avait ôté. Ainsi la gloire de Rome fut flétrie par Alaric, son orgueil foulé aux pieds, et son empire partagé entre les Barbares sans espérance de retour.

Lorsque Rome reçut ce grand coup, quoiqu'on n'en vît pas encore toute la suite, ni cet anéantissement prodigieux de la puissance romaine, il y en eut qui sentirent l'accomplissement des oracles du Saint-Esprit, qui marquaient la chute de Rome. Nous lisons dans l'Histoire Lausiaque, composée par Palladius, auteur du temps, que sainte Mélanie quitta Rome, et persuada à plusieurs sénateurs de la quitter par un secret pressentiment de sa ruine prochaine ; et « qu'après qu'ils s'en furent retirés, la tempête causée par les Barbares et prédite par les prophètes, tomba sur cette grande ville (1). » Un savant interprète de l'Apocalypse, imprimé très-mal à propos sous le nom de saint Ambroise parmi les œuvres de ce Père, mais qui écrivait constamment au septième siècle, comme il paraît par les circonstances des histoires qu'il rapporte de son temps, dit clairement que la prostituée du chapitre XVII de l'Apocalypse, assise sur les eaux, est Rome maîtresse des peuples (2); que les dix rois du même chapitre, qui doivent détruire la prostituée, sont « les Perses et les Sarrasins, qui de son temps avoient subjugué l'Asie, les Vandales , les Goths, les Lombards, les Bourguignons, les Francs, les Huns, les Alains et les Suèves, qui ont détruit l'Empire romain et qui en ont dévoré les chairs, » c'est-à-dire « les richesses et les provinces;» ce qu'il explique dans un détail que nous rapporterons ailleurs (3). Le Père Labbe a remarqué que ce commentaire était attribué par quelques-uns à Bérengaude (4) : en effet, il s'en trouve plusieurs exemplaires, et un, entre autres, très-entier dans la Bibliothèque royale, sous le nom de Bérengaude, homme très-versé dans les

 

1 Hist. Laus., ch. CXVIII.— 2 In cap. XVII.— 3 Dans l’explic. du chap. XVII, vers, 12 et suiv.— 4 Labb., De Script. Eccles., in Ambr.

 

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sciences ecclésiastiques, comme il paraît en effet par son livre. Qui était ce Bérengaude? Les savants Bénédictins qui travaillent sur saint Ambroise nous le diront bientôt (1).

 

VIII. Que le système des protestants est renversé de fond en comble par les choses qu'on vient de dire.

 

C'est donc une tradition constante parmi les Pères dès l'origine du christianisme, que la Babylone dont saint Jean prédit la chute, était Rome conquérante et son empire; et par là est renversé de fond en comble tout le système protestant, puisqu'on y cherche la chute, non à l'exemple des Pères, d'un grand empire et d'une Rome maîtresse de l'univers par ses victoires, mais d'une Eglise chrétienne et d'une Rome mise à la tête des églises chrétiennes par la chaire de saint Pierre. Et s'il fallait comparer les deux idées, sans même avoir aucun égard au mérite des défenseurs de l'une et de l'autre, il n'y a personne qui ne préférât celles des Pères à celles des protestants, puisque les Pères ont trouvé partout dans l’Apocalypse les caractères d'un empire renversé, et que les protestants n'y ont pu encore trouver la moindre marque d'une église corrompue.

Pour marquer une fausse église, il aurait fallu opposer à la Jérusalem sainte et bienheureuse dont saint Jean a fait un si beau tableau, une Jérusalem réprouvée; il aurait fallu du moins choisir une Samarie autrefois dans l'alliance de Dieu, et ensuite dans l'idolâtrie et dans le schisme. Mais cet apôtre choisit au contraire une Babylone, une ville toute profane, qui n'avait jamais connu Dieu, jamais n'avait été dans son alliance. Il n'y remarque autre chose que sa domination, ses idolâtries, ses cruautés et sa chute; et dans sa chute on ne voit rien qui ressente les débris d'une Eglise; mais on y voit tout ce qui marque le débris d'une ville opulente. S'il est ordonné d'en sortir, c'est comme on sort d'une ville qui va être renversée, par la crainte de se trouver enveloppé dans ses ruines, ou tout au plus comme on sort d'une ville corrompue et voluptueuse, dont il faut éviter les mauvais

 

1 Les Bénédictins ont placé ce commentaire sur l'Apocalypse dans l'Appendix du second tome des œuvres de saint Ambroise, p. 498 et suiv.

 

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exemples. C'est sous ce titre et en cette forme que saint Jean nous fait paraître Rome : il n'a donc aucune vue d'une église ; il ne regarde qu'une ville dominante et idolâtre qui tyrannise les saints pour les contraindre à embrasser sa religion et à adorer ses dieux et ses empereurs.

Dira-t-on que comme l'empire spirituel de Jésus-Christ a été figuré dans les prophéties sous la figure d'un empire temporel, il en a dû être de même de cet empire spirituel antichrétien dont on veut placer le siège à Rome? Erreur et illusion : car on montre dans les prophètes cent traits manifestes de l'empire spirituel de Jésus-Christ; il faudrait donc nous montrer dans la Babylone de l’Apocalypse du moins un seul trait de cet empire spirituel antichrétien qu'on lui veut donner.

Mais au contraire toutes les idées de saint Jean marquent une ville purement profane et qui n'a jamais rien eu de saint; car outre que Babylone est visiblement de ce caractère, il marque en un autre endroit la grande ville où les saints sont persécutés, « où leur Seigneur a été crucifié. » Mais cette grande ville persécutrice des saints est peut-être Jérusalem, selon les ministres, à cause qu'on dit que c'est la ville où Jésus-Christ a été mis en croix? Non, ils ont bien vu que cela ne se pouvait dire. «Jamais, dit le ministre Jurieu, Jérusalem n'est appelée la grande cité sans ajouter la sainte cité (1) ; » et pour dire quelque chose de plus fort, la grande cité est partout dans l’Apocalypse l'Empire romain, comme ce ministre l'avoue. « Quant à la grande cité, dit-il, où Jésus-Christ a été crucifié , c'est l'Empire romain, dans lequel le Sauveur du monde a été crucifié (2), » sous Pilate et avec un égal concours des Juifs et des Romains. Telle était la grande cité qui a crucifié Jésus-Christ en sa personne, et qui continuait à le crucifier dans ses membres. La voilà, cette grande cité tant répétée dans l’Apocalypse, et tant de fois représentée sous le nom de Babylone. Et comment saint Jean l'appelle-t-il encore dans ce langage mystique et spirituel de l’Apocalypse? «Une Sodome, une Egypte (3), » un peuple par conséquent qui n'eut jamais rien de commun avec le peuple de Dieu.

 

1 Accompl. Ire part   chap. IV, p. 51. — 2 Ibid. — 3 Apoc.; ibid., Jur.; ibid., p. 60,

 

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IX. Que la prostituée de l'Apocalypse n'est pas une épouse infidèle, ni une Eglise corrompue comme les ministres le prétendent.

 

Mais les ministres nous disent que la prostituée de l'Apocalypse est une épouse infidèle , qui ayant donné sa foi à Dieu comme à un légitime époux, s'est abandonnée à ses amants. Le ministre que nous venons de citer soutient cette pensée par un principe général , en remarquant que le Saint-Esprit ne nomme jamais les sociétés païennes du nom d'adultères, parce que n'ayant jamais donné leur foi à Dieu, elles ne l'ont par conséquent jamais violée (1) : d'où il conclut que la Babylone de l'Apocalypse n'est pas une Rome païenne qui n'a rien promis à Dieu, mais une Rome chrétienne qui par ses prostitutions a manqué à la foi donnée ; en un mot, une Eglise corrompue, à qui aussi on reproche, comme le soutient ce ministre, « l'adultère et l'infidélité conjugale (2). » D'abord j'admets le principe sans hésiter : car encore que toute la nature humaine ait donné sa foi à Dieu dans son origine, et que s'étant prostituée au démon et à l'idolâtrie, on pouvait en un certain sens l'appeler une adultère et une épouse infidèle, il faut avouer de bonne foi qu'à peine trouvera-t-on dans l'Ecriture un exemple d'une locution pareille. Et c'est aussi ce qui confond les ministres, puisqu'au lieu que pour soutenir leur explication, ils ont été obligés à dire que saint Jean attribue à la prostituée le crime « d'adultère et l'infidélité conjugale, » c'est directement tout le contraire. Car ce saint apôtre a bien pris garde de ne pas nommer la prostituée, dont il parle, une adultère, moikada moikadalida, mais une femme publique : et si on me veut permettre une seule fois ces noms odieux, une paillarde, une prostituée, pornen. Et ce n'est pas une fois seulement qu'il a parlé de cette sorte : « Viens, dit-il, je te montrerai la condamnation de la grande prostituée, porne, » Apoc, XVII, 4 , « avec laquelle,» poursuit-il, verset (2), «les rois de la terre se sont souillés, eporneusan, avec laquelle ils ont commis la fornication,» et non pas avec laquelle ils ont commis un adultère. Et encore : « Elle a enivré les habitants de la terre du vin de sa fornication, » et non pas de son adultère : ce que l'apôtre répète si souvent et

 

1 Jur., Accompl, 1ère part., chap. VIII, p. 110, 112, 178, etc. — 2 Jur., Accompl 1ère part., chap. XV, p. 265.                                                                                

 

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sans jamais varier, qu'on Voit bien qu'il y prend garde ; car il le répète au vers, 4, au vers. 5, au vers. 15 et au vers. 16 du même chapitre, et encore au vers. 3 et au vers. 9 du chapitre suivant, et deux fois dans le vers. 2 du chapitre XIX. « Dieu, dit-il, a jugé la grande prostituée, la grande paillarde, pornen, qui a corrompu la terre par ses paillardises, par ses fornications, » sans jamais avoir employé le mot d'adultère, tant il était attentif à éviter l'idée d'une épouse infidèle. Aussi ne voit-on jamais qu'il lui reproche sa foi violée , ni la couche nuptiale souillée, ni le mépris de son époux, ni le divorce qu'il a fait avec elle, comme ont fait un million de fois les anciens prophètes à Jérusalem et à Juda, à Israël et à Samarie (1) ; mais seulement ses prostitutions, comme ils ont fait à Tyr et à Ninive : « O Tyr, » dit Isaïe (2), « on te chantera le cantique de la prostituée; prends ta lyre et chante de belles chansons, de peur qu'on ne se moque de toi.» N'est-ce pas la prostituée qui attire ses amants par sa douce voix, de peur qu'ils ne la quittent ? Et le prophète conclut : « Tyr s'abandonnera de nouveau à tous les rois de la terre. » Qui ne voit ici l'expression de saint Jean (3)? On en dit autant de Ninive (4) : on en dit autant, de Babylone (5). Il est donc plus clair que le jour que la Rome de saint Jean n'est pas une Jérusalem et une épouse infidèle qui souille le lit nuptial, mais une femme publique qui n'est à personne qu'à ceux à qui elle s'est donnée; une Ninive, une Tyr, qui s'abandonne aux rois et aux habitants de la terre ; et pour ici réunir toutes les idées de saint Jean, une Babylone, une Sodome, une Egypte, en un mot tout ce qu'il y a de plus séparé d'avec Dieu et de plus et ranger à son alliance.

 

X. Que la chute de Rome arrivée sous Alaric est un dénouement de la prophétie de saint Jean.

 

Après cela je ne vois plus qu'il soit permis de douter du sujet de la prédiction de saint Jean. C'est constamment l'Empire romain qu'il a eu en vue; c'est celui sous lequel on vivait alors, et sous lequel les fidèles ont tant eu à souffrir. C'est une Rome conquérante,

 

1 Voyez à la fin de ce livre l'Avertissement. — 2 Isa., XXIII, 15, 16, 17. — 3 Voyez l'explication du chap. XVII, vers. 2. — 4 Nah., III, 4. — 5 Isa., XLVII, 3, 8.

 

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protectrice de l'idolâtrie et persécutrice des saints, dont il a montré la chute avec des expressions si terribles et si magnifiques. Mais nous la trouvons cette chute si bien marquée dans les histoires, qu'il n'y a pas moyen de ne l'y pas apercevoir. Dire après cela que saint Jean n'y a pas pensé, et s'aller imaginer la ruine d'une Eglise dont il n'y a aucun vestige dans tout son livre, c'est rejeter le plus sur de tous les interprètes des prophètes, c'est-à-dire l'événement et l'expérience ; c'est vouloir se tromper soi-même et courir encore après l'ombre, lorsqu'on a trouvé le corps.

Mais après qu'on a remarqué la chute effroyable de cette ville persécutrice, et qu'on a une fois senti le dessein de la justice de Dieu, qui, après l'avoir longtemps menacée, longtemps avertie, longtemps supportée, s'est à la fin appliqué à punir en elle son ancien attachement à l'idolâtrie; un si grand événement doit servir comme de clef à toute la prophétie. Enfin on connaît bientôt que ce mémorable événement est le terme où aboutit la principale partie de la prophétie de saint Jean, et comme la catastrophe de ce grand poème; que tout y prépare, que tout y mène, comme au terme où est accompli ce que saint Jean avait en vue, qui était l'Eglise vengée, Jésus-Christ vainqueur, et l'idolâtrie abattue avec le démon et l'empire qui le soutenait; que tout y est attaché par des liens qu'on tâchera de découvrir dans ce commentaire à un lecteur attentif; et ainsi que, par le rapport du commencementt de la prédiction avec la fin, la plus grande partie de cette prédiction, c'est-à-dire toute la suite de l'Apocalypse, depuis le chapitre IV jusqu'au XIX a reçu en un certain sens son entier et manifeste accomplissement.

 

XI. Docteurs catholiques et protestants qui regardent l’Apocalypse comme accomplie.

 

Aussi a-t-il été reconnu par les plus graves théologiens de ces derniers temps. Il me suffit ici de nommer le docte Génébrard, une des lumières de la Faculté de Paris et de toute l'Eglise de France, qui dans sa Chronologie, lorsqu'il est venu à l'endroit du démembrement de l'Empire, en marque les utilités, « en ce que l'idolâtrie, que les empereurs chrétiens n'avoient jamais pu déraciner,

 

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fut entièrement abolie :... et ainsi, conclut-il, fut accompli cet oracle de l'Apocalypse, XVII (1)». » Les dix cornes que vous avez vues, sont dix rois qui détruiront la prostituée, etc. Nous avons vu de nos jours beaucoup d'auteurs, tant catholiques que protestons, et non-seulement depuis peu, un Possines, savant jésuite, mais encore, il n'y a pas beaucoup d'années, un Grotius, un Hammond, sans parler des autres, entrer dans ce sens ; et je n'ai jamais douté qu'on n'y entrât beaucoup davantage, si on s'appliquait à leur exemple à rechercher les histoires et à développer les antiquités. C'est à quoi avait travaillé ce saint homme, Grégoire Lopez, une des merveilles de nos jours; et nous voyons dans sa Vie, tirée des mémoires du célèbre Louis de Grenade et d'autres excellents hommes, qu'il avait fait un commentaire sur l'Apocalypse fondé sur les histoires ; un commentaire par conséquent, qui supposait l'accomplissement d'un certain sens de l'Apocalypse.

 

XII. Deux raisons de douter. La première.

 

Deux choses pourtant semblent s'opposer à ce dessein. La première, c'est que les saints Pères ont poussé leur vue plus loin. Plusieurs ont cru voir dans la bête de l'Apocalypse ce grand Antéchrist dont les autres antéchrists ne devaient être qu'une faible image, et qu'ils ont tous attendu dans les dernières approches du jugement universel. Les deux témoins du chapitre XI ont paru à plusieurs de ces saints hommes, Enoch et Elie, qui devaient venir consoler l'Eglise dans sa dernière persécution. Il semble donc qu'il n'est pas permis de donner un autre sens à ces deux témoins et à la bête, ni de chercher une autre histoire où ces mystères de l’Apocalypse soient accomplis.

 

XIII. Résolution du premier doute. Sentiment des docteurs anciens et modernes.

 

Mais les moindres novices de la théologie savent la résolution de ce premier doute : car s'il fallait tout réserver à la fin du monde et au temps de l'Antéchrist, aurait-on permis à tant de savants hommes du siècle passé, à Jean Annius de Viterbe, à Jean Hanténius de Malines, à nos docteurs Josse Clitou, Génébrard, et Feuardent

 

1 Genebr., Chron. v Sœcul., an 415.

 

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qui loue et, qui suit ces graves auteurs, de reconnaître la bête et l'Antéchrist dans Mahomet, et autre chose qu'Enoch et Elie dans les deux témoins de saint Jean (1)? Aurait-on permis à Nicolas de Lyra (2) de trouver ces deux témoins dans le pape saint Silvère, et dans Mennas, patriarche de Constantinople, et le reste du chapitre XI de l’Apocalypse dans la persécution que souffrit l'Eglise sous Justinien et sa femme Théodora, lorsqu'ils voulurent y établir l'eutychianisme? Le savant jésuite Louis d'Alcasar (3), qui a fait un grand commentaire sur l’Apocalypse, où Grotius a pris beaucoup de ses idées, la fait voir parfaitement accomplie jusqu'au XXe chapitre, et y trouve les deux témoins sans parler d'Elie ni d'Enoch. Quand on lui objecte les Pères et l'autorité de quelques docteurs, qui font trop hardiment des traditions constantes et des articles de foi des conjectures de quelques Pères, il répond que les autres docteurs n'y consentent pas ; que les Pères ont varié sur tous ces sujets, ou sur la plupart : qu'il n'y a donc point de tradition constante et uniforme en beaucoup de points, où des docteurs même catholiques ont prétendu en trouver; en un mot, que c'est ici une affaire, non de dogme ni d'autorité, mais de conjecture : et tout cela est fondé sur la règle du concile de Trente (4), qui n'établit ni la tradition constante, ni l'inviolable autorité des saints Pères pour l'intelligence de l'Ecriture, que dans leur consentement unanime et dans les matières de la foi et des mœurs.

 

XIV. Qu'il ne faut pas prendre pour dogmes certains les conjectures et les opinions des SS. Pères sur la fin du monde.

 

En effet si on voulait nous donner pour règle tout ce que les Pères ont conjecturé sur l’Apocalypse et sur l'Antéchrist, les uns d'une façon et les autres de l'autre, il faudrait en faire un démon incarné avec quelques-uns, et avec saint Hippolyte lui-même, aussi bien qu'avec l'auteur qui porte son nom (5); il faudrait avec ce dernier auteur, qui ne laisse pas d'être ancien, quoiqu'il ne soit pas saint Hippolyte, faire venir à la fin des siècles l'apôtre saint

 

1 Annot. In Iren., V, XXX, 486 et seqq. — 2 Gloss. ord. in Apoc, XI, 1565.— 3 Lud. ab. Aic, Comm. in Apoc, de arg. Apoc, notat. 7, 19, 20, et in cap. XI, 5 notat. 6. — 4 Sess. IV. — 5 Hipp. Guid., 1660, p. 12, éd. Fobr. de Antich., XIV, 9 et seqq.                                                                                                   

 

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Jean en la compagnie d'Enoch et d'Elie (1); il faudrait avec d'autres auteurs y faire aussi venir Moïse, sous prétexte que le caractère en est mieux marqué dans le chapitre XI de l’Apocalypse que celui d'Enoch (2) ; et ce qui est bien plus considérable, il faudrait faire venir après l'Antéchrist le règne de Jésus-Christ durant mille ans sur la terre, comme plusieurs anciens docteurs l'ont pensé.

 

XV. Qu'il peut y avoir plusieurs sens dans l'Ecriture, et en particulier dans l’Apocalypse.

 

A cela il faut ajouter ce que dit le même Alcasar avec tous les théologiens, qu'une interprétation même littérale de l’Apocalypse ou des autres prophéties, peut très-bien compatir avec les autres. De sorte que sans entrer en inquiétude des autorités qu'on oppose, la réponse à tous ces passages, c'est premièrement qu'il faut savoir distinguer les conjectures des Pères d'avec leurs dogmes, et leurs sentiments particuliers d'avec leur consentement unanime : c'est qu'après qu'on aura trouvé dans leur consentement universel ce qui doit passer pour constant, et ce qu'ils auront donné pour dogme certain, on pourra le tenir pour tel par la seule autorité de la tradition, sans qu'il soit toujours nécessaire de le trouver dans saint Jean; c'est qu'enfin ce qu'on verra clairement qu'il y faudra trouver, ne laissera pas d'y être caché en figure, sous un sens déjà accompli et sous des événements déjà passés.

Qui ne sait que la fécondité infinie de l'Ecriture n'est pas toujours épuisée par un seul sens? Ignore-t-on que Jésus-Christ et son Eglise sont prophétisés dans des endroits où il est clair que Salomon, qu'Ezéchias, que Cyrus, que Zorobabel, que tant d'autres sont entendus à la lettre? C'est une vérité qui n'est contestée ni par les catholiques, ni par les protestants. Qui ne voit donc qu'il est très-possible de trouver un sens très-suivi et très-littéral de l’Apocalypse parfaitement accompli dans le sac de Rome sous Alaric, sans préjudice de tout autre sens qu'on trouvera devoir s'accomplir à la fin des siècles? Ce n'est pas dans ce double sens que je trouve la difficulté. S'il y en a dans l’Apocalypse à reconnaître

 

1 Hipp. Gud., 1660, p. 12, éd. Fabric, in Append., p. 13 et seqq — 2 Apoc., XI, 6.

 

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Enoch et Elie dans les deux témoins, et l'Antéchrist dans la bête qui les doit faire mourir (1), c'est par d'autres raisons où je ne puis entrer ici, sans prévenir à contre-temps les difficultés que j'aurai à expliquer dans le commentaire : ceux qui s'en pourront démêler, après les avoir vues en leur lieu, pourront aussi reconnaître, s'ils veulent, et l'Antéchrist dans la bête, et les deux témoins dans Elie et dans Enoch. Ce sens ne préjudicie en aucune sorte à celui que je propose touchant Rome; et même indépendamment des passages de l'Apocalypse, il est certain qu'il faut reconnaître un dernier et grand Antéchrist aux approches du dernier jour. La tradition en est constante, et j'espère en démontrer la vérité par le passage célèbre de la IIe aux Thessaloniciens. La venue d'Enoch et d'Elie n'est guère moins célèbre parmi les Pères. Ces deux saints n'ont pas été transportés pour rien du milieu des hommes si extraordinairement en corps et en âme : leur course ne paraît pas achevée, et on doit croire que Dieu les réserve à quelque grand ouvrage. La tradition des Juifs, aussi bien que celle des chrétiens, les fait revenir à la fin des siècles. Cette tradition à l'égard d'Enoch s'est conservée dans l'Ecclésiastique (2) : que si la leçon du grec n'est pas si claire, elle est suppléée en cet endroit comme en beaucoup d'autres par celle de la Vulgate, dont nul homme de bon sens, fût-il protestant, ne méprisera jamais l'autorité; d'autant plus que ce ne sont pas seulement les Pères latins qui établissent le retour d'Enoch : les grecs y sont aussi exprès (3). Pour Elie, il nous est promis en termes formels par Malachie dans les approches « du grand et du redoutable jour de Dieu (4), » qui paraît être le jugement. L'Ecclésiastique semble aussi l'entendre ainsi (5) ; et si Notre-Seigneur a attribué ce passage de Malachie à saint Jean-Baptiste en deux endroits de son Evangile, c'est sans exclusion de l'autre sens, puisqu'il a même daigné l'insinuer par ces paroles : « Et si vous voulez le prendre ainsi, c'est lui qui est Elie qui doit venir (6) ; » où il semble avoir voulu laisser à entendre qu'il y avait beaucoup de mystère dans ce passage, et qu'il avait encore un autre sens sur lequel il ne voulait pas s'expliquer

 

1 Apoc, XI, 7. — 2 Eccli., XLIV, 16. — 3 Andr. Caesar. et Areth. in Apoc., XI, etc. — 4 Mal., IV, 5. — 5 Eccli., XLVIII, 10. — 6 Matth., XI, 14.

 

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davantage alors. Il dit en un autre endroit : « Il est vrai qu'Elie doit venir; mais je vous dis qu'Elie est déjà venu, et ils ne l'ont pas connu (1); » où saint Chrysostome demande comment il est vrai qu'il doive venir, et ensemble qu'il soit venu (2)? Ce qu'il n'accorde qu'en disant qu'il devait venir deux fois : la première, sous la figure de saint Jean-Baptiste; et la seconde, en personne, vers le temps du dernier jour ; et il fonde la comparaison entre Elie et saint Jean-Baptiste dans ces deux endroits de l'Evangile, sur « ce qu'ils sont tous deux précurseurs, » l'un du premier et l'autre du dernier avènement (3). Saint Jérôme rapporte ce sens comme étant « de quelques-uns (4); » ce qui semblerait insinuer qu'il n'était pas universel : mais enfin il faut être plus que téméraire pour improuver la tradition de la venue d'Enoch et d'Elie à la fin des siècles, puisqu'elle a été reconnue de tous, ou de presque tous les Pères, et que même saint Augustin a dit en particulier de celle d'Elie, qu'elle « était très-célèbre dans le discours et dans les cœurs des fidèles (5). » Savoir si cette arrivée d'Enoch et d'Elie est comprise au chapitre XI de l'Apocalypse, ou si c'est seulement ici de ces sens qu'une rencontre vraisemblable fait accommoder à certains sujets, ni la chose n'est importante, ni aussi également assurée ; ou si l'on veut qu'elle le soit, ce sera toujours sans préjudiciel' aux autres sens que les docteurs orthodoxes auront proposés et à celui que je propose à leur exemple. Il faut bien avoir recours à ces doubles sens au sujet de Malachie, si l'on y veut reconnaître à la fin des siècles un autre accomplissement de la venue d'Elie que celui que Jésus-Christ a marqué comme déjà fait. Sur un si grand exemple nous pouvons bien, s'il est nécessaire, avec le secours de la tradition et sans préjudicier à un dernier accomplissement de l'Apocalypse à la fin des siècles, en reconnaître un déjà fait, qui ne laissera pas d'être littéral et très-véritable. Au reste je ne prétends point entrer ici dans le détail de ce sens futur : autant qu'il me paraît qu'il est possible, autant je le regarde comme impénétrable, du moins à mes faibles lumières. L'avenir se tourne presque toujours bien autrement que nous ne pensons,

 

1 Matth., XVII, 11, 12. — 2 Hom. 5 in Matth., nunc Hom. 57. — 3 Ibid., et Hom. 4 in II ad Thess. —  4 Comm. in Matth., cap. XI. — 5 De Civit., XX, XX.

 

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et les choses mêmes que Dieu en a révélées arrivent en des manières que nous n'aurions jamais prévues. Qu'on ne me demande donc rien sur cet avenir. Pour ce qui est de ce sens prochain et immédiat que je regarde comme accompli, on ne peut douter qu'il ne soit utile de le rechercher. Tout ce qu'on peut découvrir dans la profondeur de l'Ecriture, porte toujours une sensible consolation ; et ce grand événement du châtiment des persécuteurs qui se de voit commencer par les Juifs et se pousser jusqu'à la chute de l'idolâtrie romaine, étant un des plus grands spectacles de la justice de Dieu, est aussi un des plus dignes sujets qu'on puisse jamais donner à la prédiction de saint Jean et à la méditation des fidèles.

 

XVI. Résolution du second doute : question, s’il est nécessaire que les prophéties soient entendues lorsqu'elles s'accomplissent.

 

Mais il s'élève ici un second doute : c'est que ce sens ne se trouve pas entièrement expliqué dans les saints Pères ; c'est que la plus grande partie de ceux qui ont vu tomber Rome ne témoignent pas y avoir vu l'accomplissement de l'Apocalypse ; c'est qu'il semble que ce soit amuser le monde, que de commencer à voir si tard ce qu'on n'a pas vu pendant que nous prétendons qu'il s'accomplissait.

Ce doute peut tomber dans l'esprit de deux sortes de personnes : je veux dire qu'il peut tomber dans l'esprit des protestants et dans l'esprit des catholiques.

Pour ce qui regarde les protestants, on leur peut fermer la bouche en un mot; car ils veulent que l'Antéchrist ait paru , et que Rome ait commencé d'en être le siège dans le temps qu'elle est tombée avec son empire. Après s'être longtemps tourmentés à fixer le temps de cette chute et de la naissance de l'Antéchrist, à la fin ils semblent venir à l'imagination de Joseph Mède, qui ne pouvant reculer la chute de Rome au delà du milieu du cinquième siècle, s'est senti obligé par là à donner à l'Antéchrist la même époque. C'est donc dans saint Léon qu'il a commencé : c'est là le secret que Joseph Mède a découvert ; c'est celui qu'on soutient en Hollande avec une confiance qui étonne l'univers ; c'est ce qui

 

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tient en attente tout un peuple crédule, qu'il faut toujours amuser de quelque espérance. Mais sans encore parler de l'absurdité de cette étrange pensée, qui ose mettre le commencementt de l'Antéchrist dans un homme aussi saint et aussi respecté de tout le monde chrétien que saint Léon, je me contente maintenant de demander qui dans ce temps a connu, qui a senti cet accomplissement de la prophétie de saint Jean ? Quelqu'un s'est-il aperçu que l'Antéchrist naquît en saint Léon ; et qu'il continuât à se former dans saint Gélase et dans saint Grégoire, ou enfin dans les autres temps où les protestants le font paraître ? Il ne faut donc pas donner pour principe que l'accomplissement des prophéties doive être aperçu quand il arrive.

 

XVII. Quelques vérités expliquées sur les nouvelles interprétations qu'on peut donner aux prophéties.

 

C'est en effet un principe qu'aucun théologien, ni protestant, ni catholique, n'a jamais posé ; et pour expliquer par les règles aux catholiques ce qu'il faut croire sur l'interprétation des prophéties, j'avance trois vérités.

La première, qu'il y a des prophéties qui regardent le fondement de la religion, comme celle de la venue du Messie, de la dispersion des Juifs et de la conversion des gentils. Le sens de ces prophéties ne peut pas avoir été inconnu aux Pères, puisque ce serait avoir ignoré un dogme de la religion, et encore un dogme essentiel et fondamental. Ainsi il est manifeste, à l'égard de ces prophéties, que le sens en peut bien être éclairci et perfectionné par la suite des temps, mais que le fond s'en doit trouver dans les écrits des saints Pères.

Une seconde vérité n'est pas moins constante ; c'est qu'il y a des prophéties qui ne regardent pas le dogme, mais l'édification ; ni la substance de la religion, mais ses accessoires. On ne dira pas , par exemple, que tout ce qui est prédit dans les prophéties sur Ninive, sur Tyr, sur Babylone, sur Nabuchodonosor, sur Cyrus , sur Alexandre, sur Antiochus, sur les Perses, sur les Grecs, sur les Romains, soit de l'essence de la religion. L'explication de ces prophéties dépend de l'histoire, et autant de la lecture des auteurs

 

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profanes que de celle des saints Livres. Sur ces sujets, il est permis d'aller, pour ainsi parler, à la découverte : personne n'en doute ; et quand on dira que les Pères, ou ne s'y sont pas appliqués, ou n'ont pas tout vu, ou qu'on peut même aller plus loin qu'ils n'ont fait, en cela on manquera d'autant moins au respect qui leur est dû, qu'il faudra encore avouer de bonne foi que ce petit progrès que nous pouvons faire dans ces pieuses éruditions est dû aux lumières qu'ils nous ont données.

De là résulte une troisième vérité, que s'il arrive aux orthodoxes, en interprétant les prophéties de ce dernier genre, de dire des choses nouvelles, il ne faut pas s'imaginer pour cela qu'on puisse se donner la même liberté dans les dogmes : car c'est à l'égard des dogmes que l'Eglise a toujours suivi cette règle invariable , de ne rien dire de nouveau et de ne s'écarter jamais du chemin battu.

 

XVIII. — Secrète dispensation du Saint-Esprit dans l'intelligence, aussi bien que dans la première inspiration des prophéties.

 

Après avoir posé ces fondements et avoir mis à couvert la règle de la foi contre toutes les nouveautés, j'ose avancer une chose sur ces prophéties, que loin qu'il soit du dessein de Dieu qu'elles soient toujours parfaitement entendues dans le temps qu'elles s'accomplissent, au contraire il est quelquefois de son dessein qu'elles ne le soient pas alors. Et afin de m'expliquer à fond sur cette matière, le même esprit qui préside à l'inspiration des prophètes, préside aussi à leur interprétation : Dieu les inspire quand il veut, et il en donne aussi, quand il veut, l'intelligence; les personnes mêmes en qui s'accomplissent les prophéties, bien plus, celles qui en font l'accomplissement et l'exécution , n'en entendent pas toujours le mystère, ni l'œuvre de Dieu en elles, et servent, sans y penser, à ses desseins.

Lorsque Jésus envoya quérir par ses disciples l'âme sur lequel il devait entrer dans Jérusalem (1), lorsqu'ils le délièrent, lorsqu'ils l’amenèrent et qu'ils montèrent leur maître sur cet animal, après avoir étendu leurs habits dessus ; lorsqu'ils le suivirent en triomphe,

 

1 Matth., XXI, 6, 7.

 

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et crièrent avec tout le peuple et avec les enfants cet admirable Hosanna, qui réjouit tous les cœurs fidèles quand on le répète, ils accomplissaient plusieurs prophéties, et entre autres celle de David et celle de Zacharie. En entendaient-ils le mystère ? Nullement , dit l'Evangéliste. Et ce ne fut pas seulement le peuple qui ne songea pas à ces prophéties : « Les disciples de Jésus eux-mêmes, dit saint Jean, ne connurent point tout cela : mais quand Jésus fut glorifié, alors ils se ressouvinrent que ces choses étaient écrites de lui, et qu'ils lui avoient fait toutes ces choses (1). » Est-ce que la prophétie était obscure ? Non, il n'y avait rien de plus exprès que cette prédiction de Zacharie : « O fille de Sion, ton Roi va entrer dans tes murailles, monté sur un âne (2). » Mais peut-être que les disciples ne l'avoient pas lue ? Ce n'est pas ce que dit saint Jean ; car écoutez encore une fois ce qu'il vient de dire : « Après que Jésus fut glorifié, ils se ressouvinrent que ces choses avoient été écrites de lui (3). » Remarquez : ils se ressouvinrent : il ne dit pas qu'ils l'apprirent de nouveau, de sorte que visiblement la prophétie leur était connue. Quoi donc? ils n'y pensaient pas : Dieu n'avait pas encore ouvert leurs yeux pour l'entendre, ni excité leur attention pour s'y appliquer : ils l'accomplissaient cependant ; car Dieu se servait de leur ignorance, ou de leur inapplication, pour faire voir que son esprit, qui a inspiré les prophéties , en conduit l'exécution et n'a besoin ni de la science, ni de l'attention, ni enfin en aucune sorte du concert des hommes pour mener les prédictions à leur fin.

 

XIX. Profonde sagesse de Dieu dans cette dispensation.

 

Il ne faut point douter qu'il n'en ait été de même de beaucoup d'autres prophéties. La conduite du Saint-Esprit dans les prophéties est un grand mystère. Dieu qui excite, quand il lui plaît, l'esprit des prophètes, par la suite du même mystère excite aussi, quand il lui plaît, l'esprit de ceux qui les doivent entendre ; quelquefois même une prédiction révélée à un prophète, selon l'ordre de la Providence , a besoin d'un autre prophète pour l'expliquer. Ainsi Daniel, « l'homme de désirs (4), » jeûnait et priait pour

 

1 Joan., XII, 16. — 2 Zach., IX, 9. — 3 Joan., XII, 16. — 4 Dan., IX, 23.

 

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entendre ce que Dieu avait révélé à Jérémie sur les septante ans de la captivité de son peuple (1). Il y a des prophéties dont il plait à Dieu que le sens soit clairement entendu lorsqu'elles s'accomplissent : les prophètes, quand il lui plaît, parlent sans énigmes. Dans le dessein que Dieu avait de faire entendre à Cyrus qu'il voulait se servir de lui pour la délivrance de son peuple et pour le rétablissement de son temple, il le fait nommer par son nom à Isaïe plusieurs siècles avant la naissance de ce prince (2); et ainsi il lui donna lieu de commencer son édit par ces paroles : et Voici ce que dit Cyrus :... Dieu m'a commandé de rétablir sa maison dans Jérusalem (3). » Mais voyons s'il en est ainsi de toutes les autres prophéties, je dis même des plus expresses. La persécution d'Antiochus, par combien de vives couleurs était-elle marquée dans Daniel (4)? On y en voit le temps, la manière, les circonstances particulières, le caractère du persécuteur, toute son histoire circonstanciée, son audace, ses blasphèmes, sa mort. Cependant nous ne lisons pas qu'on ait pensé à la prophétie quand elle s'accomplissait. Nous avons deux livres divins, qui sont les deux livres des Macchabées, où cette persécution et toutes ses circonstances sont écrites fort au long. Nous avons l'Histoire de Josèphe, qui . nous en apprend beaucoup de particularités mémorables. Nous avons dans saint Jérôme, sur Daniel, des extraits de beaucoup d'historiens qui ont écrit de ces temps-là ; en tout cela il ne paraît pas qu'on ait seulement songé à la prophétie de Daniel : cependant on appliquait à l'état où se trouvait alors le peuple juif le psaume LXXVIII. On connaissait Daniel, et on trouve dans les Macchabées deux endroits tirés de son livre (5) : mais pour sa prédiction , on n'en parle pas : elle n'en est pas moins constante, et il y a démonstration plus que morale de son véritable sens. Bien plus, et les livres des Macchabées et ceux de Josèphe nous marquent si fort en particulier tous les faits qui la justifient, qu'on ne peut point douter de son intelligence : cependant on ne voit en aucun endroit qu'on tournât les yeux de ce côté-là. Mais pourquoi donc, dira-t-on, étaient faites ces prophéties qu'on n'entendait pas dans

 

1 Jerem., XXV, XXIX. — 2 Isa., XLIV, XLV, XLVI. — 3 II Paralip., XXXVI, 22, 23 ; 1 Esd., 1, 2. — 4 Dan., VII, VIII, X, XI. — 5 I Mach., VII, 17 ; ibid., II, 59, 60.

 

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le temps qu'on en avait le plus besoin, c'est-à-dire lorsqu'elles s'accomplissaient? Ne demandons point de pourquoi à Dieu : commençons par avouer un fait constant, et par adorer la secrète conduite de son Saint-Esprit dans la dispensation de ses lumières : mais après l'avoir adorée, nous verrons bientôt qu'elle a ses raisons ; et outre celles qui passent notre intelligence, en voici une qui touchera les enfants de Dieu qui aiment sa sainte parole : c'est que pendant que les uns accomplissaient et exécutaient cette prophétie ; pendant que les autres écrivaient ce qui s'était fait pour l'accomplir et en faisaient pour ainsi dire, par ce moyen, un commentaire très-clair sans y penser : Dieu préparait cette preuve, pour faire sentir dans un autre temps la divinité de son Ecriture ; preuve d'autant plus convaincante, qu'elle venait naturellement et sans qu'on put soupçonner ceux qui la donnaient d'être entrés le moins du monde dans ce dessein.

 

XX. Suite de la même matière.

 

Combien sommes-nous édifiés tous les jours, lorsqu'en méditant les prophéties et en feuilletant les histoires des peuples dont la destinée y est écrite, nous y voyons tant de preuves de la prescience de Dieu? Ces preuves inartificielles, comme les appellent les maîtres de la rhétorique, c'est-à-dire ces preuves qui viennent sans art et qui résultent, sans qu'on y pense, des conjonctures des choses, font des effets admirables. On y voit le doigt de Dieu, on y adore la profondeur de sa conduite, on s'y fortifie dans la foi de ses promesses : elles font voir dans l'Ecriture des richesses inépuisables; elles nous donnent l'idée de l'infinité de Dieu et de cette essence adorable qui peut jusqu'à l'infini découvrir toujours en elle-même de nouvelles choses aux créatures intelligentes. C'est une des consolations de notre pèlerinage. Nous trouvons dans les dogmes connus en tout temps la nourriture nécessaire à notre foi, et dans les sens particuliers qui se découvrent tous les jours en méditant l'Ecriture, un exercice utile à notre esprit, l'attrait céleste qui excite notre piété, et comme un nouvel assaisonnement des vérités que la foi nous a déjà révélées.

 

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XXI. — Application de ces vérités à l’Apocalypse et à la chute de Rome.

 

On n'aura point de peine à croire que Dieu nous ait préparé ces chastes délices dans l’Apocalypse de son bien-aimé disciple. Ainsi, sans nous informer si l'on a toujours entendu tous les rapports de ce divin Livre avec les histoires tant de l'Empire que de l'Eglise, ne nous lassons point de rechercher ces commentaires que nous avons dit qu'on fait sans y penser des prophéties, lorsqu'on écrit naturellement, et sans en faire le rapport, ce qui arrive dans le monde.

Il paraît assez clairement que sans faire injure à ceux qui ont vécu dans l'Eglise durant que ces prédictions s'accomplissaient, on peut dire qu'ils n'en sentaient pas l'accomplissement aussi clairement que nous pouvons faire maintenant. Il faut, pour ainsi parler, être tout à fait hors des événements pour en bien remarquer toute la suite. Je m'explique. Ceux qui souffraient sous Trajan et sous Marc-Aurèle, ne voyaient que le commencementt des plaies de l'Eglise ; ceux qui virent tomber Rome sous Alaric, ne voyaient pas les suites funestes qui pouvaient faire regarder ce coup comme si fatal à Rome et à son empire. Ceux qui ont vécu durant les suites de ce grand événement, affligés de leurs maux présents, ne réfléchissaient pas toujours sur les commencements d'un si grand mal ; en un mot, ceux dont la vie était attachée à un endroit de l'événement, occupés de la partie où ils étaient et des peines qu'ils avaient à y endurer, ne songeaient pas à en embrasser l'universalité dans leur pensée. Quand on est tout à fait hors de tous ces maux et qu'on en voit devant ses yeux toute la suite recueillie dans les histoires, on est plus en état d'en remarquer tous les rapports ; et c'est assurément dans ces rapports que consiste l'intelligence de la prophétie.

 

XXII. — Conduite des SS. Pères dans l'interprétation des Ecritures, et en particulier de l'Apocalypse.

 

Les saints Pères tournaient rarement leur application de ce

côté-là. Dans l'explication de l'Ecriture ils ne poussaient guère à

bout le sens littéral, si ce n'est lorsqu'il s'agissait d'établir les

 

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dogmes et de convaincre les hérétiques. Partout ailleurs ils s'abandonnaient ordinairement au sens moral ; et ils croyaient avoir atteint le vrai sens, ou pour mieux dire la vraie intention de l'Ecriture, lorsqu'ils la tournaient tout entière à la doctrine des mœurs. Une raison particulière obligeait les Pères à de plus grandes réserves sur le sujet de l’Apocalypse, à cause qu'elle contenait les destinées de l'Empire, dont il leur fallait parler avec beaucoup de ménagement et de respect, pour ne point exposer l'Eglise à la calomnie de ses ennemis. On peut dire pour ces raisons que ces saints docteurs (que rien ne pressait d'enfoncer le sens caché de l’Apocalypse), premièrement n'y pensaient pas toujours, et ensuite qu'ils se gardaient bien d'écrire tout ce qu'ils pensaient sur une matière si délicate.

Il est maintenant aisé d'entendre pourquoi nous ne trouvons pas dans leurs écrits tout ce que nous remarquons maintenant sur la chute de l'Empire romain et sur l'accomplissement de l'Apocalypse : c'est qu'ils ne voyaient pas toutes les suites funestes que nous avons vues de la victoire d'Alaric; ou qu'ils ne disaient pas tout ce qu'ils avaient dans l'esprit sur la chute de l'Empire, de peur qu'il ne semblât qu'ils auguraient mal de la commune patrie; ce qui paraît par les manières mystiques et enveloppées dont ils parlent de ce triste sujet (1).

Il y avait encore un autre obstacle qui les empêchait de voir l'accomplissement de l'Apocalypse dans la chute de Rome ; c'est qu'ils ne voulaient pas que l'Empire romain eût une autre fin que celle du monde, à quoi ils étaient portés par deux motifs : premièrement, parce que l'un et l'autre événement leur paraissaient liés en plusieurs endroits de l'Apocalypse, comme on le verra en son lieu ; secondement, à cause qu'ayant à parler de la ruine de l'Empire où ils vivaient, et dont par conséquent ils devaient favoriser la durée, ils trouvaient moins odieux et plus respectueux, s'il fallait que leur patrie périt, d'espérer que ce ne serait qu'avec toute la nature (2).

 

1 Hieronyin. proœin. in lib. VIII, Corn, in Ezech.; Epist. ad Aug., int. Epist. Aug. XXVI, nunc CXXIII. — 2 Iren., V, XXX; Tertul., Apol., XXXII; Lact., VII, Divin. Instit., XV, XVI ; Hieronym., Oros., locis citat., etc.; Apoc, VI, 16; XI, 18, etc.

 

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Comme donc ils ne voyaient pas que le monde fût encore péri, ils n'osaient dire que l'Empire romain fût tombé. A la vérité, saint Jérôme qui le voyait si ébranlé et prêt à tomber tout à fait du temps d'Alaric et après le sac de Rome, crut aussi que le monde allait périr. C'est ainsi qu'il s'en expliquait dans son commentaire sur Ezéchiel, et à peu près dans le même temps. « Le monde, dit-il, s'en va en ruine, et nos péchés ne tombent pas (1). » Mante avant ce dernier malheur de Rome, lorsqu'il vit le prodigieux mouvement que les Barbares faisaient dans les provinces, et le manifeste ébranlement de tout l'Empire romain en Occident, il s'écria dans une de ses lettres : « A quoi est-ce que je m'arrête? Après que le vaisseau est brisé, je dispute sur les marchandises. On ôte celui qui tenait (le monde sous sa puissance) (2). » L'Empire romain tombe en ruines, « et nous ne concevons pas que l'Antéchrist va venir (3); » c'est-à-dire, selon tous les autres Pères et selon lui-même, le monde va finir, puisqu'il n'attendait l'Antéchrist qu'à la fin du monde, comme il s'en explique toujours, principalement sur Daniel (4) ; ce qui lui fait ajouter dans la même lettre : « L'Antéchrist que le Seigneur Jésus détruira par le souffle de sa bouche, va venir. » Il en voit la défaite avec la venue, et l'une et l'autre, comme saint Paul, avec le jour du Seigneur, qui sera le dernier de l'univers; c'est pourquoi il poursuit ainsi : « Le Quade, le Vandale, le Sarmate, les Alains, les Gépides, les Hérules, les Saxons, les Bourguignons, les Allemands, et, ô malheur déplorable (c'est celui de son pays qu'il déplore ainsi) ! nos ennemis les Pannoniens ravagent tout. Les Gaules ont déjà perdu leurs plus belles villes. A chaque heure les Espagnes tremblent et n'attendent que le moment de leur perte. Les Romains, qui portaient la guerre aux extrémités de la terre, combattent dans leur empire : ils combattent, qui le croirait? non plus pour la gloire, mais pour le salut ; ou plutôt ils ne combattent même plus, et ne songent qu'à racheter leur vie avec leurs richesses. » Il est certain qu'il écrit ces choses un peu avant que Rome eût été entièrement saccagée, puisqu'il ne parle pas encore de ce dernier malheur, qu'il a depuis déploré avec

 

1 Prooem. in lib. VIII in Ezech. — 2 Epist. XII ad Gaud., nunc XCVIII. — 3  Epist. XI ad Ageruch., nunc XCI. — 4 In Dan., VII, XI, XII.

 

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tant de larmes; et néanmoins parce qu'il voit l'Empire ébranlé de tous côtés, il conjecture que le monde va finir. Il fait un affreux dénombrement des peuples qui commençaient à démembrer ce grand Empire, et il en nomme jusqu'à dix, comme on a pu voir, peut-être par une secrète allusion à ces dix rois qui devaient ravager Rome, selon l'oracle de l'Apocalypse; ce qu'il conclut à la fin par ce demi-vers : Quid salvum est, si Roma perit? « Qu'est-ce qui se sauvera, si Rome périt? » On voit assez par tous ces passages que, dans la chute de Rome qu'il voyait si proche, il voyait aussi celle de l'univers, et tout finir avec elle. Par une raison contraire, lorsqu'on vit que l'univers durait encore, on crut aussi que Rome n'était pas entièrement abattue et qu'elle se relèverait de cette chute. Maintenant que l'expérience nous a fait voir que la puissance romaine était tombée par le coup qu'Alaric lui donna, et cependant que le monde demeurait en son entier, nous voyons que si l’Apocalypse propose ensemble ces deux événements, c'a été pour d'autres raisons que pour celle de la liaison qu'on s'était imaginée entre le temps de l'un et de l'autre. Ces raisons seront expliquées très-clairement en leur lieu (1) ; et il faut nous contenter de prendre des Pères ce qu'il y a d'essentiel, c'est-à-dire la chute de la puissance romaine marquée dans l'Apocalypse, laissant à part l'innocente erreur qui leur faisait présumer que cette chute n'arriverait qu'avec celle de l'univers.

Il faut encore avouer que les saints Pères, dont les regards étaient ordinairement attachés à la fin des siècles, songeaient plus à ce dernier sens que nous avons dit qu'ils croyaient que l'Apocalypse aurait alors ; et pleins de cette pensée, ils passaient aisément par-dessus tout ce qui était entre deux, puisque quelque grand qu'il pût être, ce n'était rien en comparaison des approches du grand jour de Dieu, et de cette dernière et inévitable conclusion de toutes les affaires du monde.

 

XXIII. — Qu'on a toujours assez entendu de l’Apocalypse pour en tirer de grandes utilités.

 

Cependant il est aisé d'entendre que cette admirable prophétie

 

1 Dans l'explic. du chap. VI, vers. 16, etc.

 

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a eu son utilité même dans le temps où le sens n'en avait pas été si clairement développé : car, par exemple, n'est-ce pas une assez grande consolation aux fidèles persécutés, que de sentir même en général dans l'Apocalypse la force qui devait être inspirée aux saints martyrs, et de découvrir avec tant de magnificence, non-seulement leur gloire future dans le ciel, mais encore le triomphe qui leur était préparé sur la terre? Quel mépris devaient concevoir les chrétiens de la puissance tyrannique qui les opprimait, lorsqu'ils en voyaient la gloire effacée et la chute si bien marquée dans les oracles divins? Mais de plus, je ne veux pas assurer que Dieu n'en ait pas fait sentir davantage à qui il lui aura plu, et selon le degré qu'il lui aura plu : il pouvait partager ses consolations et ses lumières de plus en plus jusqu'à l'infini ; et dans le moindre degré des connaissances qu'il pouvait donner, un cœur affamé, pour ainsi parler, de ses vérités et de sa parole, trouvait toujours de quoi se nourrir.

Il pourrait donc bien être arrivé à quelqu'un de ceux qui gémissaient en secret des maux de l'Eglise, d'en avoir trouvé le mystère révélé dans l’Apocalypse ; et tout ce que je veux dire, c'est qu'il n'était pas nécessaire que ces goûts et ces sentiments particuliers vinssent à la connaissance des siècles futurs, parce qu'ils ne faisaient aucune partie du dogme de l'Eglise, ni de ces vérités célestes qui doivent toujours paraître sur le chandelier pour éclairer la maison de Dieu.

 

XXIV. — Autres endroits prophétiques de l'Ecriture dont il ne s'est conservé aucune tradition.

 

C'est par la même raison qu'il ne s'est conservé dans l'Eglise aucune évidente tradition du secret dont saint Paul écrit à ceux de Thessalonique (1) : car encore que les saints Pères nous aient dit d'un commun accord que ce passage s'entend du dernier Antéchrist, comme l'appelle saint Augustin (2), c'est-à-dire, dans son langage et dans celui de tous les Pères, de l'Antéchrist qui viendra à la fin du monde et dans les dernières approches du jugement universel, ils ne marchent qu'à tâtons dans l'explication du

 

1 II Thess., II. — 2 Aug., De Civit. Dei, XX, XIX.

 

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détail de la prophétie : marque assurée que la tradition n'en avait rien laissé de certain.

Quand on voudrait imaginer avec Grotius que la prédiction de saint Paul est entièrement accomplie, sans qu'il y ait rien à en attendre à la fin des siècles, il demeurera toujours pour certain que le secret dont parle saint Paul, encore qu'il l'eût expliqué de vive voix aux Thessaloniciens, et que par là ils dussent entendre ce qu'il voulait dire lorsqu'il leur en écrivait à demi-mot comme à des gens instruits d'ailleurs, est demeuré inconnu, et qu'il ne s'en est conservé aucune tradition constante dans les églises.

 

XXV. — Que ce que dit saint Irénée sur certains mystères de l'Apocalypse, ne lui est venu par aucune tradition.

 

Il en est de même de l’Apocalypse, et pour en être convaincu, il ne faut qu'entendre saint Irénée sur ce nom mystérieux dont les lettres devaient composer le nombre de six cent soixante-six (1). Car dans la recherche qu'il fait de ce nom, loin de proposer une tradition qui soit venue jusqu'à lui de main en main, il ne propose que ses conjectures particulières. Après avoir rapporté trois noms auxquels ce nombre convient, il trouve des convenances pour deux de ces noms: pour celui de Lateinos, à cause que c'étaient les Latins qui tenaient alors l'empire ; et pour celui de Teitan, à cause que c'était un nom de tyran et un nom d'idole. Mais après tout il conclut « qu'on n'en peut rien assurer ; et que si saint Jean avait voulu que la connaissance en fût donnée au temps proche du sien, il s'en serait expliqué plus clairement. » Il reconnaît donc en termes formels que le saint apôtre n'en avait rien dit, ou qu'il n'en restait aucune mémoire de son temps, quoiqu'il y eût à peine quatre-vingts ou cent ans entre le temps de saint Jean et celui où il vivait.

Saint Hippolyte suit les conjectures de saint Irénée (2), et après avoir rapporté les mêmes noms, il se tient aussi, comme lui et pour la même raison, à celui de Lateinos. Mais en même temps il témoigne que la chose est fort douteuse, et que nous ne devons

 

1 Iren., lib. V, XXX. — 2 S. Hippol. Gud., p. 74, 75, Edit. Fabric. de Antic., 1., p. 25.

 

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pas nous y trop arrêter, « mais garder avec grande crainte dans notre cœur le mystère de Dieu et les choses qui sont prédites par les prophètes, » assurés « que celui dont ils ont voulu parler serait déclaré en son temps. »

C'est ainsi que les plus anciens auteurs ont parlé de ce nom caché dans l'Apocalypse. On n'en sait pas davantage de la plupart des autres mystères de la prophétie : d'où il faut conclure qu'on se tourmenterait en vain de chercher ici une tradition constante; c'est une affaire de recherche et de conjecture ; c'est par les histoires; c'est par le rapport et la suite des événements; c'est, en un mot, en trouvant un sens suivi et complet, qu'on peut s'assurer d'avoir expliqué et déchiffré, pour ainsi parler, ce divin Livre. Or comme ce déchiffrement n'appartient point à la foi, il se peut faire que le dénouement s'en trouve plus tôt ou plus tard, ou en tout ou en partie, selon les raisons qu'il y aura de s'appliquer plus ou moins et en un temps plutôt qu'en un autre, à cette recherche, et aussi selon les secours qu'il plaira à Dieu de nous fournir.

 

XXVI. — Raisons qui font espérer plus que jamais d'avancer dans l'intelligence de l'Apocalypse. Abus que les hérétiques font de ce saint Livre, reconnu dans la secte même.

 

Ce qui peut faire espérer d'avancer présentement dans l'intelligence de ce grand secret, c'est la raison particulière qu'on a de s'y appliquer. L'Apocalypse est profanée par d'indignes interprétations, qui font trouver l'Antéchrist dans les Saints, l'erreur dans leur doctrine, l'idolâtrie dans leur culte. On se joue de ce divin Livre pour nourrir la haine, et amuser les frivoles espérances d'un peuple crédule et prévenu. Ce n'est pas assez de gémir en secret d'un tel opprobre de l'Eglise et de l'Ecriture, il faut venger les outrages de la chaire de saint Pierre, dont on veut faire le siège du royaume antichrétien, mais les venger d'une manière digne de Dieu, en répandant des lumières capables de convertir ses ennemis, ou de les confondre.

L'ouvrage est commencé, et par une disposition particulière de la providence de Dieu, il est commencé par les protestants. Il s'est trouvé dans leur communion des gens d'assez bon sens, pour être

 

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las et indignés des contes qu'on y débitait sur l'Apocalypse; d'un Antéchrist qui défend contre toutes les hérésies le mystère de Jésus-Christ, qui l'adore de tout son cœur et qui apprend à mettre son espérance dans son sang; d'une idolâtrie où, non-seulement on reconnaît le seul Dieu qui de rien a fait le ciel et la terre, mais encore où tout se termine à le servir seul ; du mystère écrit sur la tiare du Pape, et du caractère de la bête établi dans l'impression de la croix. Ils ont eu honte de voir introduire ces vains fantômes dans les admirables visions de saint Jean; et ils leur ont donné un sens plus convenable dans la dispersion des Juifs, dans l'histoire des combats de l'Eglise et dans la chute de Rome précipitée avec tous ses dieux et toute son idolâtrie. C'est Grotius et Hammond dont je veux parler, gens d'un savoir connu, d'un jugement exquis et d'une bonne foi digne de louange. Je ne me suis pas mis en soin de chercher les autres protestants qui sont entrés dans cette opinion; et je dirai seulement que c'est Bullinger, le successeur de Zuingle, qui en a l'un des premiers apporté les preuves : car encore que, selon les préjugés de sa secte, il ait fait tout ce qu'il a pu pour trouver l'Antéchrist dans le Pape, et Babylone dans l'Eglise romaine, il a si bien établi le sens qui rapporte ces choses à l'ancienne Rome idolâtre, qu'il ne faut que ses seuls principes pour se déterminer à suivre ce sens.

Grotius, qui paraît en beaucoup d'endroits avoir profité de ses remarques, aurait eu un meilleur succès sans une erreur de chronologie où il est tombé. Au lieu de prendre de saint Irénée (1), auteur presque contemporain de saint Jean et des autres anciens auteurs (2), la vraie date de l'Apocalypse que tous les savants anciens et modernes ont suivie, il leur a préféré saint Epiphane, quoiqu'il soit seul dans son sentiment et qu'il ne l'appuie d'aucune preuve : joint encore que sa négligence, en matière de chronologie , n'est ignorée de personne. Ainsi pour avoir mal daté ce divin Livre, comme on le verra en son lieu très-clairement (3), et avoir mis sous Claudius l'exil de saint Jean, qui constamment n'est arrivé que longtemps après, vers la fin de Domitien : lui et ceux qui l'ont suivi, non-seulement ont fait prédire à saint Jean

 

1 Iren., lib. V, XXX. — 2 Euseb., lib. III, XVIII. — 3 Dans l'explic. du chap. I, 9.

 

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des choses passées, c'est-à-dire ce qui était arrivé sous Néron , sous Vespasien et dans les commencements de Domitien lui-même, mais encore ils ont embrouillé tout l'ordre de la prophétie; ce qui néanmoins n'empêche pas qu'ils n'aient donné d'excellentes vues pour la bien entendre. Le Père Possines, qui a bâti sur le plan de Grotius et qui en a suivi la chronologie, n'a pas laissé d'éclaircir beaucoup la matière, et on doit tâcher maintenant d'amener peu à peu la chose à sa perfection.

Notre siècle est plein de lumière ; les histoires sont déterrées plus que jamais; les sources de la vérité sont découvertes ; le seul ouvrage de Lactance : Des morts des persécuteurs, que l'Eglise vient de recouvrer, nous apprend plus les caractères de ces princes que n'avaient fait jusqu'ici toutes les histoires : le besoin pressant de l'Eglise et des âmes que l'on séduit par de trompeuses interprétations de l'Apocalypse, demande qu'on s'applique à la mieux entendre. Dans ce besoin et avec de tels secours, on doit espérer quelque chose : c'est en un mot le motif de cet ouvrage ; et s'il se trouve des gens assez humbles pour vouloir bien profiter de mon travail tel quel, comme j'ai tâché de profiter de celui des autres, j'ose presque me promettre, et Dieu veuille bénir mes vœux, qu'on avancera dans la connaissance du secret de ce divin Livre.

Quoi qu'il en soit, il est toujours bon de proposer ses pensées : une explication vraisemblable d'une prophétie si pleine de mystères , ne laisse pas de fixer l'imagination, de réaliser pour ainsi dire le sujet des visions montrées à saint Jean, beaucoup mieux que ne peuvent faire des pensées confuses et vagues, et d'ouvrir l'entrée dans l'intelligence des merveilles qui sont découvertes à ce grand apôtre. Ainsi après avoir vu le travail des autres, et leurs fautes aussi bien que les endroits où ils ont heureusement rencontré, je tâche de proposer avec une meilleure date, des événements plus particuliers, des caractères plus marqués, une suite plus manifeste, et de plus soigneuses observations sur les liaisons que saint Jean lui-même, pour diriger les esprits, a voulu donner à sa prophétie. Si je réussis du moins en partie, à la bonne heure, Dieu en soit loué à jamais ; sinon, j'aurai du moins gagné sur les protestants, qui nous débitent leurs songes si mal suivis avec une

 

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assurance si étonnante; j'aurai, dis-je, gagné sur eux qu'avec un enchaînement plus clair dans les choses, des convenances plus justes, des principes plus assurés et des preuves plus concluantes, on peut encore avouer qu'on est demeuré fort au-dessous du secret divin, et encore attendre humblement une plus claire manifestation de la lumière céleste.

Au reste quoiqu'il paroisse assez inutile de demander de l'attention à son lecteur , car qui ne sait que sans attention les discours même les plus clairs n'entrent pas dans l'esprit ? néanmoins en cette occasion, dans la révélation de tant de mystères et dans la considération d'une si longue suite d'histoire, je me sens obligé de dire qu'on a besoin d'une attention particulière, sans quoi mes explications, mes réflexions , mes récapitulations, et en un mot tout ce que je fais pour soulager mon lecteur serait inutile. Qu'il se rende donc attentif, non pas tant à ma parole qu'à l'ordre des jugements de Dieu, que je tâche de lui représenter après saint Jean. J'espère qu'il verra la lumière croître toujours visiblement devant lui, et qu'il aura le plaisir de ceux qui, voyageant dans une nuit obscure, s'aperçoivent qu'insensiblement les ténèbres diminuent et que l'aurore naissante leur promette jour prochain.

 

Réflexion importante sur La doctrine de ce Livre.

XXVII. — Quelques remarques sur la doctrine de l’Apocalypse, et premièrement sur le ministère des anges. Passage d'Origène.

 

Pour ce qui regarde la doctrine de ce divin Livre, elle est la même sans doute que des autres Livres sacrés : mais nous avons à y remarquer en particulier les vérités que nous y voyons particulièrement expliquées.

Nous y voyons avant toute chose le ministère des anges : on les voit aller sans cesse du ciel à la terre, et de la terre au ciel; ils portent, ils interprètent, ils exécutent les ordres de Dieu, et les ordres pour le salut comme les ordres pour le châtiment, puisqu'ils impriment la marque salutaire sur le front des élus de Dieu, Apoc, VII, 3 ; puisqu'ils atterrent le dragon qui voulait engloutir l'Eglise, XII, 7; puisqu'ils offrent sur l'autel d'or, qui est Jésus-Christ, les parfums qui sont les prières des saints, VIII, 3. Tout

 

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cela n'est autre chose que l'exécution de ce qui est dit : « Que les anges sont esprits administrateurs envoyés pour le ministère de notre salut. » Hébr., I, 14. Tous les anciens ont cru dès les premiers siècles que les anges s'entremettaient dans toutes les actions de l'Eglise (1) : ils ont reconnu un ange qui présidait au baptême, un ange qui intervenait dans l'oblation et la portait sur l'autel sublime, qui est Jésus-Christ; un ange qu'on appelait l'Ange de l'oraison (2), qui présentait à Dieu les vœux des fidèles : et tout cela est fondé principalement sur le chapitre VIII de l'Apocalypse, où on verra clairement la nécessité de reconnaître ce ministère angélique.

Les anciens étaient si touchés de ce ministère des anges, qu'Origène, rangé avec raison par les ministres au nombre des théologiens les plus sublimes (3), invoque publiquement et directement l'ange du baptême, et lui recommande un vieillard qui allait devenir enfant en Jésus-Christ par ce sacrement (4) : témoignage de la doctrine du troisième siècle, que les vaines critiques du ministre Daillé ne nous pourront jamais ravir.

Il ne faut point hésiter à reconnaître saint Michel pour défenseur de l'Eglise, comme il Pétait de l'ancien peuple, après le témoignage de saint Jean, Apoc, XII, 7, conforme à celui de Daniel, X, 13,21 ; XII, 1. Les protestants, qui par une grossière imagination croient toujours ôter à Dieu tout ce qu'ils donnent à ses saints et à ses anges dans l'accomplissement de ses ouvrages, veulent que saint Michel soit dans l'Apocalypse Jésus-Christ même, le prince des anges, et apparemment dans Daniel le Verbe conçu éternellement dans le sein de Dieu (5) ; mais ne prendront-ils jamais le droit esprit de l'Ecriture? Ne voient-ils pas que Daniel nous parle du prince des Grecs, du prince des Perses (6), c'est-à-dire, sans difficulté, des anges qui président par l'ordre de Dieu à ces nations, et que saint Michel est appelé dans le même sens le prince de la synagogue, ou, comme l'archange saint Gabriel l'explique à Daniel, « Michel, votre prince?» et ailleurs, plus

 

1 Tertul., De Bapt. n. 5, 6. —2 Idem, De Orat. 12.— 3 Jur., Accompl. Des Proph., p. 333.— 4 Orig., hom. I in Ezech. — 5 Dumoul., Accompl. des Proph., sur le chap. XII, 7, p. 173 et 178. — 6 Dan., X, 13, 20.

 

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expressément : «Michel, un grand prince, qui est établi pour les enfants de votre peuple? » Et que nous dit saint Gabriel de ce grand prince? « Michel, dit-il, un des premiers princes (1).» Est-ce le Verbe de Dieu, égal à son Père, le créateur de tous les anges et le souverain de tous ces princes, qui est seulement un des premiers d'entre eux? Est-ce là un caractère digne du Fils de Dieu? Que si le Michel de Daniel n'est qu'un ange, celui de saint Jean, qui visiblement est le même dont Daniel a parlé, ne peut pas être autre chose. Si le dragon et ses anges combattent contre l'Eglise, il n'y a point à s'étonner que saint Michel et ses anges la défendent (Apoc, XII, 7). Si le dragon prévoit l'avenir et redouble ses efforts contre l'Eglise « lorsqu'il voit qu'il lui reste peu de temps » pour la combattre, là même, 12; pourquoi les saints anges ne seraient-ils pas éclairés d'une lumière divine pour prévoir les tentations qui sont préparées aux Saints et les prévenir par leurs secours? Quand je vois dans les prophètes, dans l'Apocalypse et dans l'Evangile même, cet ange des Perses, cet ange des Grecs, cet ange des Juifs (2); l'ange des petits enfants, qui en prend la défense devant Dieu contre ceux qui les scandalisent (3); l'ange des eaux, l'ange du feu (4), et ainsi des autres : et quand je vois parmi tous ces anges celui qui met sur l'autel le céleste encens des prières (5), je reconnais dans ces paroles une espèce de médiation des saints anges : je vois même le fondement qui peut avoir donné occasion aux païens de distribuer leurs divinités dans les éléments et dans les royaumes pour y présider, car toute erreur est fondée sur quelque vérité dont on abuse. Mais à Dieu ne plaise que je voie rien dans toutes ces expressions de l'Ecriture, qui blesse la médiation de Jésus-Christ, que tous les esprits célestes reconnaissent comme leur Seigneur ; ou qui tienne des erreurs païennes, puisqu'il y a une différence infinie entre reconnaître, comme les païens, un Dieu dont l'action ne puisse s'étendre à tout, ou qui ait besoin d'être soulagé par des subalternes, à la manière des rois de la terre, dont la puissance est bornée; et un Dieu qui faisant tout et pouvant tout, honore ses

 

1 Dan., X, 21; XII, 1. — 2 Dan., X, 13, 20,  21; XII, 1. — 3 Matth., XVIII, 10. — 4 Apoc., XIV, 18; XVI, 5. — 6 Apoc, VIII, 3.

 

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créatures, en les associant, quand il lui plaît et à la manière qu'il lui plaît, à son action.

 

XXVIII. — Grande puissance des saintes âmes associées à Jésus-Christ. Passage de saint Denys d'Alexandrie.

 

Je vois aussi dans l'Apocalypse, non-seulement une grande gloire, mais encore une grande puissance dans les Saints. Car Jésus-Christ les met sur son trône ; et comme il est dit de lui dans l'Apocalypse, conformément à la doctrine du Ps. II, « qu'il gouvernera les nations avec un sceptre de fer (1) ; » lui-même , dans le même livre, il applique le même psaume et le même verset à ses Saints, en assurant qu'en cela « il leur donne ce qu'il a reçu de son Père (2). » Ce qui montre que non-seulement ils seront assis avec lui dans le jugement dernier, mais encore que dès à présent il les associe aux jugements qu'il exerce. Et c'est aussi en cette manière qu'on l'entendait dès les premiers siècles de l'Eglise, puisque saint Denys d'Alexandrie, qui fut une des lumières du troisième, l'explique ainsi en termes formels par ces paroles : « Les divins martyrs sont maintenant assesseurs de Jésus-Christ et associés à son royaume, ils participent à ses jugements , et ils jugent avec lui (3); » où il ne faut pas traduire, comme ont fait quelques-uns, « qu'ils jugeront avec lui : » cum illo judicaturi, mais qu'ils jugent, au temps présent, sundicazontes d'où ce grand homme conclut : « Les martyrs ont reçu nos frères tombés ; casserons-nous leur sentence, et nous rendrons-nous leurs juges? »

Et on ne doutera pas que saint Denys n'ait très-bien pris l'esprit de saint Jean, si on considère ces paroles de l'Apocalypse, XX, 4 : « Je vis les âmes de ceux qui avoient été décapités pour le témoignage de Jésus, et des trônes; et le jugement leur fut donné. » C'est à ces âmes séparées des corps, qui n'avoient encore eu part qu'à la première résurrection, que nous verrons n'être autre chose que la gloire où seront les Saints avec Jésus-Christ avant le jugement dernier ; c'est, dis-je, à ces âmes saintes que le jugement est donné. Les Saints jugent donc le monde en cet

 

1 Apoc, XIX, 15 ; Ps. II, 9. — 2 Apoc., II, 27, 28. — 3 Euseb., lib. VI, XLII.

 

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état ; en cet état ils règnent avec Jésus-Christ ,et ils sont associés à son empire.

 

XXIX. — Puissance des saints martyrs. Passage d'Origène.

 

Origène en interprétant ce passage du chapitre XX de l'Apocalypse, a écrit ces mots : « Comme ceux qui servaient à l'autel selon la loi de Moïse, semblaient donner la rémission des péchés par le sang des taureaux et des boucs : ainsi les âmes de ceux qui ont été décollés pour le témoignage de Jésus, ne sont pas assises inutilement à l'autel céleste, et y administrent la rémission des péchés à ceux qui y font leur prière (1). » Par où ce grand homme entreprend de prouver que de même « que le baptême de sang de Jésus-Christ a été l'expiation du monde, ainsi en est-il du baptême du martyre, par lequel plusieurs sont guéris et purifiés : » d'où il conclut qu'on peut dire en quelque façon, « que de même que nous avons été rachetés par le sang précieux de Jésus, ainsi quelques-uns seront rachetés par le sang précieux des martyrs, sans souffrir eux-mêmes le martyre (2). » Voilà ce qu'écrit un si grand auteur du troisième siècle de l'Eglise. L'ouvrage d'où est tiré le passage qu'on vient de voir, a été imprimé à Bâle par les soins d'un docteur protestant. Origène enseigne la même chose sur les Nombres (3); et il prouve par cet endroit de l'Apocalypse que les saints martyrs, présents devant Dieu et à son autel céleste, y font une fonction du sacerdoce en expiant nos péchés. Que les ministres pèsent les paroles de ce grand homme, et qu'ils apprennent à ne prendre pas au criminel des expressions dans le fond aussi véritables que fortes, pourvu qu'on les entende avec la modération dont le curieux Dodwell, protestant anglais, a donné l'exemple (4), en montrant qu'on peut étendre en un très-bon sens sur les membres de Jésus-Christ les prérogatives du chef.

 

XXX. — Efficace de la prière des Saints.

 

On demandera peut-être comment les saintes âmes sont associées au grand ouvrage de Jésus-Christ et aux jugements qu'il

 

1 Orig., Exhort. ad martyr., p. 193, edit. Basil., an. 1674. — 2 Ibid., p. 218. — 3 Nom. 10 in Num., n. 2. — 4 Dod., Diss. Cypr., VIII, n. 2 et seq.

 

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exerce sur la terre. Mais saint Jean nous enseigne que c'est par leurs prières, puisqu'il nous fait ouïr sous l'autel, qui est Jésus-Christ, les âmes des Saints, qui prient Dieu de venger leur sang répandu , c'est-à-dire de punir les persécuteurs et de mettre fin aux souffrances de l'Eglise, Apoc., VI, 10. A quoi on leur répond « qu'il faut qu'elles attendent encore un peu, 11 ; » ce qui montre qu'elles sont exaucées, mais en leur temps. Et c'est pourquoi, au chapitre VIII, 5, lorsque la vengeance commence, c'est ensuite de la prière des Saints, tant de ceux qui sont dans le ciel que de ceux qui sont encore sur la terre.

 

XXXI. — Que Dieu fait connaître aux âmes saintes la conduite qu'il tient sur son Eglise.

 

Le même passage de l’Apocalypse, en nous apprenant ce que demandent les âmes saintes pour l'Eglise, nous fait voir aussi que l'état de souffrance et d'oppression où elle se trouve, ne leur est pas inconnu , comme nos frères errants ont voulu se l'imaginer, en les mettant au nombre des morts qui ne savent rien de ce qui se passe sur la terre ; et au contraire le Saint-Esprit nous fait voir que non-seulement elles voient l'état présent de l'Eglise, mais encore que Dieu leur découvre trois importants secrets de ses jugements : le premier, que la vengeance est différée, en leur disant : Attendez ; le second, que le délai est court, puisqu'on leur dit : Attendez un peu; le troisième contient la raison de ce délai clairement expliquée dans ces paroles : « Jusqu'à ce que le nombre de vos frères soit accompli (1). »

 

XXXII. — Que ce qui arrive dans l'Eglise est la matière des cantiques des âmes bienheureuses.

 

Comme Dieu leur fait connaître quand il diffère sa juste vengeance , il leur apprend aussi quand il l'exerce ; et de là vient cette voix à la défaite de Satan et de ses anges : « O cieux, réjouissez-vous, et vous qui y habitez ! » chapitre XII, 12. Et encore un autre cantique des âmes saintes : « Qui ne vous craindra, ô Seigneur, et qui ne glorifiera votre nom : car vous seul êtes saint, et toutes

 

1 Apoc., VI, 11.

 

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les nations viendront et se prosterneront en votre présence, parce que vos jugements se sont manifestés?» chapitre XV, 4. Et enfin une autre voix adressée aux Saints, à la chute de la grande Babylone : « O ciel, réjouissez-vous , et vous saints apôtres, et vous, saints prophètes, parce que Dieu l'a jugée pour les attentats qu'elle a voit commis contre vous, » XVIII, 20, où les saintes âmes sont invitées à prendre part à la justice que Dieu avait faite de leur sang, et à la gloire qu'il en reçoit. Et pour montrer que l'invitation faite en ce lieu aux âmes saintes de prendre part aux jugements que Dieu exerce est effective , on la voit tôt après suivie des acclamations et des cantiques de tous les Saints sur ces terribles jugements. Tout retentit de l’Alléluia, c'est-à-dire de l'action de grâces qu'on en rend à Dieu dans le ciel, chapitre XIX, 1, 2, 3, 4; par où il paraît qu'une des plus grandes occupations des citoyens du ciel, est de louer Dieu dans la manifestation de ses jugements, et dans l'accomplissement des secrets qu'il a révélés à ses prophètes.

XXXIII. — Continuation de cette matière. Passage de saint Hippolyte.

 

Cette parole qu'on vient d'entendre, adressée aux saintes âmes dans l’Apocalypse à la chute de Babylone : « Réjouissez-vous, ô saints apôtres, et vous saints prophètes, » me fait souvenir d'une imitation de cette voix dans saint Hippolyte (1), lorsqu'en rapportant les oracles du Saint-Esprit prononcés par Isaïe et les autres saints prophètes, il leur parle en cette sorte : « Paraissez, ô bienheureux Isaïe ! Dites nettement ce que vous avez prophétisé sur la grande Babylone. Vous avez aussi parlé de Jérusalem, et tout ce que vous en avez dit s'est accompli. » Et après avoir récité ce qu'il en a dit : « Quoi donc ! continue ce saint évêque martyr, tout cela ne s'est-il pas fait comme vous l'avez prédit? N'en voit-on pas le manifeste accomplissement? Vous êtes mort dans le monde, ô saint prophète ! mais vous vivez avec Jésus-Christ. Y a-t-il donc parmi vous autres, bienheureux esprits, quelqu'un qui me soit plus cher que vous? » Puis après avoir allégué le témoignage de Jérémie et de Daniel, il parle ainsi à ce dernier :

 

1  Hipp. Gud., p. 40 et seq., edit. Fabric, XXX, XXX, etc. de Antich., p. 15 et seq_

 

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« O Daniel, je voue loue au-dessus de tous les autres? Mais saint Jean ne nous a pas trompés non plus que vous. Saintes âmes, par combien de bouches, par combien de langues vous glorifierai-je, ou plutôt le Verbe qui a parlé par vous ? Vous êtes morts avec Jésus-Christ, mais vous vivez aussi avec lui ; écoutez , et réjouissez-vous ; voilà que toutes les choses que vous avez prédites sont accomplies dans leur temps, car c'est après les avoir vues que vous les avez annoncées à toutes les générations. Vous avez été appelés prophètes, afin de pouvoir sauver tous les hommes ; car on est alors vraiment prophète, lorsqu'après avoir publié les choses futures, on les fait voir arrivées comme on les a dites. Vous avez été les disciples d'un bon maître. C'est avec raison que je vous parle comme étant vivants ; car vous avez déjà dans le ciel la couronne de vie et d'incorruptibilité qui nous y est réservée. Parlez-moi, ô bienheureux Daniel ! Confirmez-moi la vérité, et remplissez-moi de vos lumières, je vous en conjure. Vous avez prophétisé sur la lionne qui était en Babylone... Réjouissez-vous, ô saint prophète ! Vous ne vous êtes point trompé, et tout ce que vous en avez dit a eu son effet. » Voilà ce que dit saint Hippolyte, le vrai Hippolyte, ce saint évêque et martyr du commencement du troisième siècle. C'est ainsi qu'à l'imitation de saint Jean, il invite les saints prophètes à se réjouir de l'accomplissement de leurs prophéties : de quelque sorte qu'on tourne les paroles qu'il leur adresse à l'exemple de saint Jean, le moins qu'on y puisse voir, c'est, selon que nous a montré le même apôtre, que les prophètes ressentent ce qui se passe dans l'univers en exécution des oracles qu'ils ont prononcés ; et ce saint martyr ne leur répète si souvent qu'ils sont vivants avec Jésus-Christ, qu'afin de nous faire entendre ce qu'ils voient dans sa lumière, et que ce n'est pas en vain qu'on les invitera la joie, à cause d'un si manifeste accomplissement de leurs prophéties.

Que s'il en est ainsi des prophètes, il faut conclure que ce qu'a dit saint Paul, que « les prophéties s'évanouissent » au siècle futur (1), se doit entendre d'une manière plus haute qu'on ne le pense peut-être au premier abord : car encore que les prophéties dans

 

1 1 Cor., XIII, 8.

 

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ce qu'elles ont d'obscur et d'enveloppé se dissipent à l'apparition manifeste de la lumière éternelle, elles demeurent quant au fond, et se trouvent plus éminemment dans la vision bienheureuse, où tous les dons sont renfermés. La prophétie en ce sens convient à tous ceux qui voient Dieu : c'est pourquoi nous venons de voir dans saint Jean que ce n'est pas seulement les prophètes et les apôtres qui se réjouissent dans le ciel des jugements que Dieu exerce, mais que c'est aussi avec eux tous les bienheureux esprits, parce que dans cette éternelle union qu'ils ont en Dieu, ils ont tous le même sujet de joie. Ils voient tout, parce qu'ils ont à louer Dieu de tout. Nous avons vu qu'ils le louent des ouvrages de sa justice; ils ne célèbrent pas moins ceux de sa miséricorde, puisque Jésus-Christ nous apprend que la conversion d'un pécheur fait une fête dans le ciel (Luc., XV, 7). Et « toutes les voies de Dieu n'étant que miséricorde et justice (1), » avoir à le louer sur l'exercice de ces deux grands attributs, c'est avoir à le louer dans tous ses ouvrages; ce qui démontre que l'état des âmes saintes est si éloigné de l'ignorance qu'on leur attribue de ce qui se passe sur la terre, qu'au contraire la connaissance de ce qui s'y passe, en faisant le sujet de leur joie et de leurs louanges, fait aussi une partie de leur félicité : de sorte qu'en les invitant, comme nous faisons, à prendre part à nos misères et à nos consolations, c'est entrer dans les desseins de Dieu, et nous conformer à ce qu'il nous a révélé de leur état.

 

XXXIV. —De la nature des visions envoyées à  saint  Jean. Qu'il ne faut pas être curieux en cette matière. Conclusion de cette préface.

 

Pour achever d'expliquer les difficultés générales qui regardent l'Apocalypse, on pourrait proposer cette question : Si les visions célestes qui sont envoyées à saint Jean par le ministère des anges, se sont faites par forme d'apparition et en lui présentant des objets visibles, ou si c'a été seulement en lui formant dans l'esprit des images de la nature de celles qui paraissent  dans les songes prophétiques et dans les extases. Et premièrement il est constant que dans toute sa révélation, saint Jean ne nous donne aucune idée

 

1 Psal. XXIV, 10.

 

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de ces divins songes que Dieu envoie dans le sommeil, tels que Daniel les remarque dans sa prophétie, lorsqu'il dit, « qu'il vit un songe, qu'il vit en sa vision pendant la nuit, » et autres choses semblables, Dan., VII, 1, 2. Saint Jean ne dit jamais rien de tel : au contraire, il paraît toujours comme un homme à la vérité « ravi en esprit, » ainsi qu'il parle, Apoc, I, 10; IV, 2; XVII, 3; XXI, 10; mais qui veille; à qui on ordonne « d'écrire ce qu'il entend, » qui est « prêt à écrire, » ou qui écrit en effet ce qui lui paraît à mesure que l'esprit qui agit en lui le lui présente, Ibid., I, 11, 19; II, 1, etc.; X, 4; XIX, 9. Il semble même en certains endroits que ses sens étaient frappés de quelques objets, comme lorsqu'il dit : « Un grand prodige apparut dans le ciel; » et encore : « Je vis un grand prodige dans le ciel ; » et enfin : « Je voulais écrire ce que venaient de prononcer les sept tonnerres, »Ibid., X, 3, 4; XII, 1 ; XV, 1, etc.

On pourrait encore demander ce que veulent dire ces mots de saint Jean : « J'ai été ravi en esprit, » si c'est qu'un esprit envoyé de Dieu l'enleva et le transporta où Dieu voulait, comme il paraît souvent dans Ezéchiel, II, 2; III, 12; VIII, 3; XI, 1, etc.; ou si c'est seulement, comme il semble plus naturel, que son esprit ravi en extase voit ce qu'il plaît à Dieu de lui montrer : et en ce cas, s'il est ravi de cette sorte « dans le corps ou hors du corps, » comme parle saint Paul (1).

Mais le plus sur en ces matières est de répondre humblement qu'on ne le sait pas, et qu'il est peu important de le savoir : car pourvu qu'on sache que c'est Dieu qui parle, qu'importe de savoir comment et par quel moyen, puisque même ceux qu'il honore de ces célestes visions ne le savent pas toujours ? « Je sais un homme, dit saint Paul, qui a été ravi au troisième ciel; mais si c'a été dans le corps, je ne le sais pas; ou si c'a été hors du corps, je ne le sais pas : Dieu le sait. » Et encore : « Je sais que cet homme a été ravi jusqu'au paradis; je ne sais si c'est dans le corps, ou hors du corps : Dieu le sait (2). » Voyez combien de fois et avec quelle force un si grand apôtre nous déclare qu'il ne savait pas ce qui se pas-soit en son propre esprit, tant il était possédé de l'esprit de Dieu

 

1 I Cor., XII, 2, 3. — 2 Ibid.

 

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et ravi hors de lui-même dans cette extase. Que si Dieu fait dans ses serviteurs ce qu'eux-mêmes ne savent pas, qui sommes-nous pour dire que nous le savons? Disons donc ici de saint Jean ce que saint Paul disait de lui-même : Je sais que le Saint-Esprit l'a ravi d'une manière admirable, pour lui découvrir les secrets du ciel : de quelle sorte il l'a ravi, « je ne le sais pas : Dieu le sait ; » et il me suffit de profiter de ses lumières. Mais après ces réflexions que nous avons faites en général sur l'Apocalypse, il est temps de venir avec crainte et humilité à l'explication particulière des mystères que contient ce divin Livre.

 

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