Etats Oraison T I - L III
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CONDAMNATION

 

LIVRE III.

 

De la suppression des demandes, et de la conformité à la volonté de Dieu.

 

        Après avoir vu les actes de foi explicite que suppriment nos nouveaux docteurs, sans respecter le Symbole, il est aisé de comprendre qu'ils n'épargnent pas davantage les demandes qui sont

 

1 Coloss., II, 9. — 2 II Cor., V, 19.

 

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contenues dans l'Oraison Dominicale. Tous ces actes, et les demandes comme les autres, sont également renfermés dans cet acte unique, continu et perpétuel, et nous allons voir aussi par cette raison les demandes entièrement suspendues. Mais outre cette raison commune aux actes de foi et aux demandes, il y en a une particulière pour les demandes ; c'est qu'elles sont toutes intéressées , indignes par conséquent de la générosité de nos parfaits, à la réserve peut-être de celle-ci : Fiat voluntas tua, «votre volonté soit faite ; » encore que Jésus-Christ, qui sans doute; en a bien connu toute la force, n'ait pas laissé de commander également toutes les autres.

Ces fondements supposés, il ne faut plus qu'entendre parler nos taux docteurs. Molinos ouvre la carrière par cet anéantissement de tous actes, de tous désirs, de toutes demandes, qu'il prêche partout. « L'anéantissement, dit-il, pour être parfait, s'étend sur le jugement, actions, inclinations, désirs, pensées, sur toute la substance de la vie » En voilà beaucoup, et on ne sait plus ce qu'il veut laisser à un chrétien. Il pousse pourtant encore plus loin : « L'âme doit être morte à ses souhaits, efforts, perceptions, voulant comme si elle ne voulait pas, comprenant comme si elle ne comprenait pas, sans avoir même de l'inclination pour le néant; » c'est-à-dire sans en avoir pour l'indifférence : ce qui est la pousser enfin jusqu'à se détruire elle-même. Ce parfait anéantissement qui a supprimé les désirs, avec eux a supprimé les demandes et les prières qui en sont l’effet ; et un peu après: « C'est à ne considérer rien, à ne désirer rien, à ne vouloir rien, à ne faire aucun effort, que consiste la vie, le repos et la joie de l’âme (2). »

C'est ce qu'il appelle, en termes plus généraux : se plonger dans son rien (3), c'est-à-dire ne produire aucun désir. « Le néant, dit-il, doit fermer la porte à tout ce qui n'est pas Dieu (4) : » le désir même de Dieu n'est pas Dieu, et le néant lui ferme la porte comme à tout le reste : « Autrefois l’âme était affamée des biens du ciel, elle avait soif de Dieu craignant de le perdre (5) : » mais c'est autrefois ; maintenant et depuis qu'on est parfait on ne prend

 

1 Guide, liv. II , ch. XIX, n. 193, p. 196. — 2 Ibid., liv. II, ch. XX, n. 202, p. 199. — 3 Ibid., n. 196, p. 197. — 4 Ibid., n. 201. — 5 Ibid., ch. II, p. 21, n. 206, p. 201.

 

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plus de part « à la béatitude de ceux qui ont faim et soif de la justice , à qui Jésus-Christ a promis qu'ils seraient rassasiez. » C'est par là qu'on parvient à la sainte et céleste indifférence. « Ceux qui avaient reçu avec saint Paul les prémices du Saint-Esprit étaient dans un gémissement perpétuel et dans les douleurs de l'enfantement, en désirant l'adoption des enfants et l'héritage céleste. Maintenant qu'on est plus fort, on est aussi content dans la terre que dans le ciel ; on revient à la première origine (1). » L'homme n'avait point à gémir en cet état, il était aussi tranquille qu'innocent, et « l'indifférence céleste nous ramené aussi à l'heureuse innocence que nos parents ont perdue : » au contraire « nous arrêtons les grâces célestes en voulant faire quelque chose. » C'est faire quelque chose que désirer et demander; ainsi tout désir doit être indifférent et anéanti.

Malaval ne parle pas moins clairement ; son fondement est des le commencement de son livre, que content de jeter ce regard amoureux sur Dieu présent, « il ne faut rien penser ni rien désirer autant de temps qu'il sera possible (1) » S'il se restreint d'abord à un certain temps, c'est en faveur des commençants ; mais au reste nous avons vu (3) qu'on en vient « à un acte continu et perpétuel : la vue simple et amoureuse comprend tous les actes, foi, espérance, amour, action de grâce (4), » et tout le reste : on n'exerce plus ni entendement, ni volonté, ni mémoire, « comme si l'on n'en avait point (5) : votre acte éminent absorbe tout, et contient tout en vertu et en valeur (6) : » il n'y a qu'à pousser l’abandon à  l'opération divine jusqu'à ne rien faire et laisser tout faire à Dieu : il faut « suspendre tous les actes distincts et particuliers pour faire place à l'acte confus et universel de la présence de Dieu (7) : cet acte universel emporte la suspension des actes particuliers (8) : » que serviraient les désirs et les demandes? Toutes les demandes sont renfermées dans ce grand acte universel (9). Il y a dans un entretien un endroit exprès destiné à cette matière (10) ; et il y est décidé « que l’âme qui possède Dieu par une présence amoureuse, ne

 

1 Guide, ch. XIX, XX, n. 194, 202, p. 197, 199; ch. XXI, n. 206, 207 et 212. — 2 Malaval, I part., p. 8. — 3 Ci-dessus, liv. Il, n. 26. — 4 Malaval, I part., p. 63. — 5 p. 7.—  6 Malaval, I part., p. 63, 64. —7 II part., p. 106. — 8 P. 357. — 9 Ibid., p. 412, 413. — 10 Entr. 12, n. 10.

 

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demande rien que le Dieu qu'elle possède : » c'est-à-dire qu'elle en est si contente, qu'elle n'en désire plus rien que ce qu'elle en a, comme si elle n'était plus dans le lieu de pèlerinage et d'exil. Une seconde raison contre les demandes, c'est que si Dieu s'est « donné lui-même, il nous donnera nos besoins sans que nous les demandions : et que les âmes dépouillées de tout sont bien en peine que demander à Dieu si ce n'est sa volonté '. Elles sont donc bien en peine, si elles doivent lui demander ce qu'il leur explique lui-même, ce qu'il leur ordonne. Ainsi quand on veut contre son précepte tout réduire à cette seule demande : Votre volonté soit faite, et que l'on ajoute que l'homme qui n'a qu'une volonté (2), c'est-à-dire celle de Dieu, n'a jamais qu'une demande à faire ; on suppose crue ceux qui font, pour ainsi parler, tout du long les sept demandes du Pater, ont une autre volonté que celle de Dieu. Pour troisième et dernière raison, on demande tout en s'unissant amoureusement à celui qui est tout. Sans doute Jésus-Christ aura ignoré ce mystère ; il ne songeait pas à la force de cette demande : Fiat voluntas tua. S'il fallait supprimer les autres à cause qu'elles sont comprises dans celle-ci seule, pourquoi Jésus-Christ ne les a-t-il pas supprimées, et d'où vient qu'il nous a donné l'Oraison Dominicale comme elle est? Qui pourrait souffrir des chrétiens qui disputent contre Jésus-Christ, et qui viennent réformer une prière, qui dans sa simplicité et dans sa grandeur est une des merveilles du christianisme?

Mais le livre où l'on se déclare le plus contre les demandes, c'est sans doute le Moyen court et facile : on n'y attend pas que l’âme soit arrivée à la plus haute perfection, et dès les premiers degrés elle « se trouvera, dit-on, flans un état d'impuissance de faire les demandes à Dieu, qu'elle faisait auparavant avec facilité (1). » Remarquez ceci : ceux qui veulent qu'on réduise à rien les expressions par des interprétations forcées, entendent par cette impuissance un manquement de facilité, ne songeant pas que l'on oppose la facilité d’autrefois à l'impuissance d'aujourd'hui ; ce qui n'a point d'autre sens si ce n'est que l’âme, qui avait auparavant des facilités, ne trouve plus que des impuissances, el des impuissances par état, afin

 

1 Malaval, II pait., p. 414. — 2 Ibid. — 4 Moyen court, § 17, p. 68.

 

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qu'on ne pense pas que ce soit des impuissances passagères. La raison qu'on en allègue est universelle : car c'est alors que l’Esprit demande pour les saints, selon la parole de saint Paul (1) ; comme si cette parole ne regardait qu'un état particulier d'oraison, et non pas en général toute prière bien faite, eu quelque état qu'on la fasse. C'est déjà une erreur grossière, bien contraire à saint Augustin (2), qui prouve par ce passage que toute prière, et celle des commençants comme des autres, est inspirée de Dieu : mais c'est l'erreur ordinaire des nouveaux mystiques d'attribuer à certains états extraordinaires et particuliers ce qui convient en général à l'état du chrétien. Laissons à part cette erreur, qu'il n'est pas temps de relever, et considérons seulement la conséquence qu'on tire de la parole de l'Apôtre : « C'est, dit-on, qu'il faut seconder les desseins de Dieu, qui est de dépouiller l’âme de ses propres opérations pour substituer les siennes à la place : laissez-le donc faire. » Ce laissez faire, dans ce langage, c'est ne faire rien, ne désirer rien, ne demander rien de son côté, et attendre que Dieu fasse tout. On ajoute : « La volonté de Dieu est préférable à tout autre bien ; défaites-vous de vos intérêts, et vivez d'abandon et de foi; » c'est-à-dire, comme on va voir : Vivez dans l'indifférence de toutes choses, et même de votre salut et de votre damnation : défaites-vous de cet intérêt comme de tous les autres ; ne regardez plus comme une peine l’impuissance de faire à Dieu aucune demande, puisqu'il ne lui faut pas même demander le bonheur de le posséder : « C'est ici, continue-t-on, que la foi commence d'opérer excellemment, » quand on fait cesser toutes les demandes comme imparfaites et intéressées. Voilà de tous les égarements des nouveaux mystiques le plus incompréhensible ; c'est un désintéressement outré, qui fait que le salut est indifférent; une fausse générosité envers Dieu, comme si c'était l'offenser et l'importuner dans un extrême besoin de demander quelque chose à celui dont les richesses aussi bien que les bontés sont inépuisables.

C'est ce qu'on explique précisément sur le Cantique des cantiques, où l'on remarque que l'Epouse demeure sans rien demander

 

1 Rom., VIII, 26. — 2 De dono persev., cap. XXIII , n. 64. Epist. ad Sixt. olim CV, nunc CXCIV, n. 15-17.

 

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pour elle-même (1)». A quoi on ajoute un peu après ces étranges paroles : « C'était une perfection qu'elle avait autrefois, que de désirer ardemment cette charmante possession ; car cela était nécessaire pour la faire marcher et aller à lui ; maintenant c'est une imperfection qu'elle ne doit point admettre, son bien-aimé la possédant parfaitement dans son essence et dans ses puissances d'une manière très-réelle et invariable, au-dessus de tout temps, de tout moyen et de tout lieu (2). » Elle est donc parfaitement heureuse ; elle est dans la patrie, et non pas dans l'exil : autrement elle aurait encore et des désirs à pousser, et des demandes à faire : mais au contraire, « elle n'a plus que faire de soupirer après des moments de jouissance distincte et aperçue ; outre qu'elle est dans une si entière désappropriation, qu'elle ne saurait plus arrêter un seul désir sur quoi que ce soit, non pas même sur les joies du paradis, » quoique ces joies du paradis ne soient autre chose que le comble, la surabondance, la perfection de l'amour de Dieu et le dernier accomplissement de sa volonté.

Cependant cette âme est tellement pleine ou indifférente, qu'elle laisse l'Epoux céleste répandre où il lui plaira, et dans d'autres âmes, comme un baume précieux, toute sorte de saints désirs : « Mais pour elle elle ne saurait lui rien demander, ni rien désirer de lui, à moins que ce ne fût lui-même qui lui en donnât le mouvement, non qu'elle méprise et rejette les consolations divines: mais c'est que ces sortes de grâces ne sont plus guère de saison pour une âme aussi anéantie qu'elle l'est, et qui est établie dans la jouissance du rentre, et qu'ayant perdu toute volonté dans la volonté de Dieu, elle ne peut plus rien vouloir (3) ; » pas même vouloir voir Dieu, et l'aimer comme on fera dans le ciel, c'est-à-dire de la manière la plus excellente.

On ne pouvait pousser plus loin la présomption et l'égarement ; car encore qu'il ne s'agisse en apparence que des visites particulières du Verbe qui vient à nous par ses consolations, on pousse l'indifférence jusqu'à l'éternelle possession de Dieu; on prononce généralement qu'on ne saurait lui rien demander, ni désirer rien de lui, par conséquent en rien espérer, puisqu'on désire ce qu'on

 

1 Cant., ch. VIII , vers. 16, p. 200. — 2 Ibid., p. 207. — 3 Ibid., p. 208.

 

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espère, et que l'espérance enferme, ou est elle-même, selon les docteurs, une espèce de désir. Ainsi de trois vertus théologales, on en éclipse la seconde, qui est l'espérance ; et on porte si avant l'extirpation du désir, qu'on ne saurait plus en former ni en arrêter va seul sur quoi que ce soit.

Mais les raisons qu'on allègue de cet état sont encore plus pernicieuses que la chose même : il y en a deux dans le passage qu'on vient de produire : l'une est la plénitude de la jouissance qui empêche tous les désirs, et par conséquent toutes les demandes ; l'autre est le parfait désintéressement et désappropriation de cette âme, qui l'empêche de rien demander pour elle. La première est le comble de l'égarement : cette plénitude qu'on vante dans la jouissance du centre, avec cette parfaite possession « du bien-aimé dans son essence et dans ses puissances dune manière très-réelle et invariable, au-dessus de tout temps, de tout moyen, de tout lieu : » c'est comme on verra en son lieu, une illusion des béguards. Il y a une telle disproportion entre la plénitude qu'on peut concevoir en cette vie et celle de la vie future, qu'il y reste toujours ici-bas de quoi espérer, de quoi désirer, de quoi demander jusqu'à l'infini ; et que supprimer ces demandes , c'est oublier ses besoins, et nourrir sa présomption de la manière la plus dangereuse et la plus outrée.

La seconde raison de cet état où l'on supprime les demandes , c'est qu'il les faut regarder comme intéressées. Je suis ici obligé d'avertir que. nos mystiques se fondent principalement sur une opinion de l'Ecole, qui met l'essence de la charité à aimer Dieu, comme on parle , sans retour sur soi, sans attention à son éternelle béatitude. J'aurai dans la suite à faire voir que ce n'est là dans le fond qu'une dispute de mots entre les docteurs orthodoxes, et qu'en tout cas cette opinion ne peut servir de fondement aux nouveaux mystiques. J'oserai seulement avec respect avertir les théologiens scolastiques de mesurer de manière leurs expressions, qu'ils ne donnent point de prise à des gens outrés. Mais en attendant qu'on développe cette théologie de l'Ecole dans le traité qui suivra celui-ci, je dirai avec assurance que désirer son salut comme l'accomplissement de la volonté de Dieu, comme une

 

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chose qu'il veut et qu'il veut que nous voulions, et enfin comme le comble de sa gloire et la plus parfaite manifestation de sa grandeur, c'est constamment de l'avis de tout le monde un acte de charité. C'est là une vérité manifestement, révélée de Dieu par ces paroles de saint Paul, où en exprimant avec toute l'énergie possible le désir de posséder Jésus-Christ, il conclut que nous l'avons « par une bonne volonté : » bonam voluntatem habemus (1) : or la bonne volonté, c'est la charité. Saint Paul nous exprime encore cette bonne volonté comme un effet de notre choix : « Je suis, dit-il, pressé d'un double désir, l'un d'être avec Jésus-Christ, ce qui est le mieux de beaucoup ; l'autre de demeurer avec vous, ce qui vous est plus nécessaire : et je ne sais que choisir (2); » nous montrant très-expressément, par ces paroles, que lequel des deux qu'il eût fait, c'eût été l'effet de son choix. Mais ce choix aurait eu pour lin naturelle la gloire de Dieu, comme le même saint Paul le témoigne manifestement, lorsqu'il se propose dans l'adoption éternelle des enfants de Dieu la possession de l'héritage céleste « pour la louange de la gloire de sa grâce (3), » à laquelle il rapporte aussi tout le conseil de la prédestination (4). Ainsi le Saint-Esprit nous a révèle expressément par saint Paul trois vérités importantes sur le désir d'être avec Jésus-Christ. Premièrement . que c'est un acte de charité : secondement, que c'est un acte très-délibéré ; troisièmement, que c'est un acte d'amour, et d'un amour pur et parfaitement désintéressé, où l’on rapporte non point Dieu à soi, mais soi-même tout entier à Dieu et à sa gloire. Dès lors donc on l'aime plus que soi-même. puisqu'on ne s'aime soi-même qu'en lui et pour lui.

Pour réduire ce raisonnement en peu de paroles : un acte n'est point intéressé lorsqu'il a pour fin naturelle et premièrement regardée la gloire de Dieu. Ce principe est incontestable. Or est-il que le désir du salut a pour sa fin naturelle et premièrement regardée la gloire de Dieu. La preuve en est manifeste dans les passages de saint Paul qu'on vient d'alléguer : j'ajoute celui de David lorsqu'il espère à la vérité « d'être rassasié, » mais seulement « quand la gloire de Dieu lui apparaîtra : » Satiabor cùm

 

1 II Cor., V, 8. — 2 Phil., I, 22, 23. — 3 Ephes., I, 6. — 4 Rom., XI, 33.

 

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apparuerit gloria tua (1). Donc le désir du salut ne peut être rangé sans erreur parmi les actes intéressés.

Sur ce fondement, il est certain que tous les désirs de posséder Dieu, qu'on voit dans les Psaumes, dans saint Paul et dans tous les Saints, sont des désirs inspirés par un amour pur, et qu'on ne peut accuser d'être imparfaits sans un manifeste égarement, ni s'élever au-dessus sans porter la présomption jusqu'au comble.

Aussi nos nouveaux mystiques tâchent de tempérer leurs excès par deux excuses : l'une en disant que lorsqu'ils rejettent si expressément dans l’âme parfaite tous désirs et toutes demandes, ils y apportent cette exception : « à moins que ce fût Dieu même qui lui en donnât le mouvements. » Ce que Malaval explique en ces termes : « Qu'il faut être sans aucune pensée distincte, si ce n'est que le Saint-Esprit nous y applique par la volonté divine, et non par la nôtre qui n'agit plus, ni par notre choix (3). » L'autre excuse, c'est qu'en excluant ainsi les désirs et les demandes, ils entendent seulement les désirs connus et les demandes intéressées et aperçues (4), sans prétendre exclure les autres.

Les faux-fuyants de l’erreur ne servent qu'à la découvrir plus clairement, et une courte distinction le va faire voir. Quand on « dit qu'on ne saurait plus rien demandera Dieu, ni rien désirer de lui, qu'il n'en donne le mouvement (5), » ou l'on entend par ce mouvement l'inspiration prévenante de la grâce commune à tous les justes, ou l'on entend une inspiration particulière : si c'est le premier, on dit vrai, mais on ne dit rien qui soit à propos. On dit vrai, car il est de la foi catholique qu'on ne peut faire aucune prière agréable à Dieu, ni produire aucun bon désir, qu'on ne soit prévenu par Sil grâce : mais en même temps on ne dit rien à propos, puisqu'on n'explique point ce qu'on prétend, qui est de montrer dans un état particulier la cessation des demandes. Mais si pour dire quelque chose qui soit particulier à cet état, on veut dire qu'on y attend une inspiration particulière pour faire à Dieu les demandes qu'il a commandées, c'est en cela qu'est l'erreur. L'erreur est, dis-je, de croire que pour prier ou demander,

 

1 Psal. XVI, 15. — 2 Interprét. sur le Cant., p. 208.— 3 Malaval, I part., p. 55 — 4 Interprét. sur le Cant., p. 207. Moyen court, p. 129, etc. — 5 Ibid., p. 208.

 

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le commandement exprès de Jésus-Christ, son exemple et celui de tout ce qu'il y a de saints ne suffisent pas à certaines âmes, comme si elles étaient exemptes de pratiquer ces commandements, ou de suivre ces exemples. Cette erreur est directement condamnée dans cette détermination du concile de Trente, tirée de saint Augustin, et de la tradition de tous les saints : « Dieu ne commande rien d'impossible ; mais en commandant il nous avertit de faire ce que nous pouvons, et de demander ce que nous ne pouvons pas, et il nous aide à le pouvoir (1). » Selon cette définition, toute âme juste doit croire que la prière lui est possible autant qu'elle est nécessaire et commandée : que Dieu frappe à la porte, et que ce n'est que par notre faute que nous la tenons fermée : et enfin que le mouvement de la grâce ne nous manque pas pour accomplir ce précepte de Jésus-Christ : « Demandez, et vous obtiendrez : cherchez, et vous trouverez : frappez, et il vous sera ouvert (2) ; » ni celui-ci de saint Jacques (3) : « Si l'on a besoin de sagesse , » et qui n'en a pas besoin sur la terre ? « qu'on la demande au Seigneur. » Que si la foi nous assure que ce mouvement de la grâce ne manque point au fidèle, en attendre un autre et en l'attendant demeurer en suspens ; attendre que Dieu nous applique, et encore sans notre choix, par sa volonté particulière, et non par la nôtre, à cause qu'elle n'agit plus, c'est pécher contre ce précepte : « Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu (4) ;» c'est résister à sa grâce commune à tous les fidèles et à son commandement exprès ; c'est enfin ouvrir la porte à toute illusion, et pousser les âmes infirmes jusqu'au fanatisme.

Par là il est aisé d'établir la note ou la censure précise dont la proposition des nouveaux mystiques doit être qualifiée; en disant qu'on ne peut plus rien demander que Dieu n'en donne le mouvement , si par ce plus on entend qu'on le pouvait auparavant sans le mouvement de la grâce prévenante, c'est une hérésie : et si l'on entend qu'on ne le peut plus, parce que le commandement général, et la grâce commune à tous les justes ne nous suffisent pas dans de certains états, en sorte qu'il y faille attendre pour nous remuer que Dieu nous remue par une inspiration plus

 

1 Sess. VI, cap. II. — 2 Matth., VII, 7. — 3 Jac., I, 5. — 4 Matth., IV, 7.

 

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particulière ; c'est une autre hérésie contraire à la manifeste révélation de Dieu et à l'expresse détermination du concile de Trente.

Que si l'on en revient à dire qu'en assurant qu'on ne peut plus faire de demandes ou produire des désirs, on ne veut exclure que les demandes connues et les désirs aperçus : j'avoue que c'est la doctrine perpétuelle des nouveaux docteurs, et que les actes qu'ils veulent suspendre ou supprimer sont partout les actes connus : mais c'est là précisément retomber dans l'erreur qu'on veut éviter. Qui ne peut souffrir en soi-même la connaissance d'un acte, par soi-même n'en veut aucun. On trouve en effet cette décision dans le Moyen court, « qu'il faut renoncer à toutes inclinations particulières, quelque bonnes qu'elles paraissent, sitôt qu'on les sent naître (1). » Ces inclinations particulières sont celles où l'on voudrait quelque autre chose que la volonté de Dieu en général : et c'est pourquoi on conclut après, pour « l'indifférence à tout bien, ou de l’âme ou du corps, ou du temps, ou de l'éternité. » Ainsi il ne suffit pas de ne produire aucun de ces actes; il y faut renoncer dès qu'on les sent naître ; ce qui n'emporte rien moins que l'entière extinction de tout acte de piété , dont le moindre commencement, la moindre étincelle, et la pensée seulement pourrait s'élever en nous. Si l'on y doit renoncer lorsqu'ils paraissent, à plus forte raison se doit-on empêcher d'en produire : et par conséquent dire qu'on n'en veut jamais avoir qui soit connu ou aperçu, c'est dire qu'on n'en veut point avoir du tout ; ce qui est précisément la même hérésie dont on vient de voir la condamnation.

Cet endroit est plus important qu'on ne saurait dire ; et si l'on ne sait entendre ces finesses des nouveaux mystiques, on n'en évitera jamais les illusions : car ils vous disent souvent qu'ils font des demandes, qu'ils font des actes de foi explicite en Jésus-Christ et aux trois personnes divines, qu'ils ont même des dévotions particulières aux mystères de Jésus-Christ, comme à sa croix ou à son enfance : mais ce n'est rien dire, puisqu'ils entendent qu'ils font de tels actes y étant poussés par inspiration extraordinaire et particulière à certains états, et aussi que pour en produire ils

 

1 Moyen court, § 6, p. 29.

 

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attendent toujours cette inspiration ; en sorte que si elle ne vient, c'est-à-dire s'ils ne s'imaginent que Dieu la leur donne par une inspiration extraordinaire, ils vivront paisiblement dix et vingt ans sans penser à Jésus-Christ, et sans faire un seul acte de foi explicite sur aucun de ses mystères, comme on a vu (1) ; ce qui est visiblement retomber dans l'erreur qu'ils font semblant de désavouer.

Et pour achever de les convaincre lorsqu'ils laissent subsister dans leurs âmes des actes qu'ils y remarquent, à cause qu'ils se persuadent qu'ils leur sont inspirés d'en haut par ce genre d'inspiration particulière aux états d'oraisons extraordinaires, il leur faut encore demander à quoi ils commissent cette inspiration. S'ils répondent selon leurs principes, que s'étant abandonnés à Dieu afin qu'il fit seul en eux ce qu'il lui plairait, ils doivent croire que rien ne leur vient dans la pensée qui ne soit de Dieu : leur présomption qui n'est soutenue d'aucune promesse les met au rang des hommes livrés à l'illusion de leurs cœurs, et prêts à appeler Dieu tout ce qu'il leur plaît.

C’en serait assez quant à présent sur cette matière, s'il ne fallait exposer les fondements des nouveaux contemplatifs. Les voici dans le Moyen court, au chapitre de la Demande (2), où en traitant ce passage de saint Paul : « Nous ne savons pas ce qu'il nous faut demander ; mais le Saint-Esprit prie en nous avec des gémissements inexplicables. Cecy, dit-on, est positif : si nous ne savons pas ce qu'il nous faut, et s'il faut que l'Esprit qui est en nous, à la motion duquel nous nous abandonnons, le demande pour nous, ne devons-nous pas le laisser faire? » C'est bien là un raisonnement capable d'éblouir l'esprit ignorant et prévenu d'une femme, qui ne sait pas, ou ne songe pas que saint Paul ne dit j as ceci d'une oraison extraordinaire, mais de l'oraison commune a lous les fidèles : où le laisser faire qu'on veut introduire, c'est-à-dire la suspension de tout acte exprès et de tout effort du libre arbitre, n'a point de lieu. Car le dessein de l'Apôtre (3) visiblement est de faire voir que le Saint-Esprit est l'auteur, non pas des

 

1 Ci-dessus, liv. II, ch. V. — Moyen court, ch. XX, p. 95. —3 Rom., VIII, 26, 27.

 

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prières d'un certain état, mais de celles de tous les fidèles. Mais si dire que le Saint-Esprit forme nos prières, c'est dire qu'il ne faut pas s'exciter soi-même, mais attendre comme en suspens que cet Esprit nous remue d'une façon extraordinaire, c'est attribuer cet état à tous les justes; c'est leur ôter cet effort du libre arbitre, conatus, que saint Augustin (1) et tous les saints y reconnaissent; c'est introduire la passiveté, comme on l'appelle, dans l'oraison la plus commune. Au lieu donc de dire, comme on fait: Si le Saint-Esprit agit en nous, il n'y a qu'à le laisser faire, il fallait dire au contraire : S'il agit en nous, s'il nous excite à de saints gémissements, il faut agir avec lui, gémir avec lui, avec lui s'exciter soi-même, et faire de pieux efforts pour enfanter l'esprit de salut et d'adoption, comme saint Paul nous y exhorte dans tout ce passage (2).

Ainsi la conséquence qu'on tire en ces mots : « Pourquoi après cela nous accabler de soins superflus, et nous fatiguer dans la multiplicité de nos actes, sans jamais dire : Demeurons en repos (3)? » est un abus manifeste de l'Evangile : car c'est mettre au rang des soins superflus le soin de s'exciter à prier Dieu; c'est attribuer à une mauvaise multiplicité la pluralité des actes que Dieu nous commande; c'est induire les âmes à un faux repos, à un repos que Dieu leur défend, et où elles sont livrées à la nonchalance : c'est avoir une fausse idée de cette parole où le Sauveur reprend Marthe « de se troubler dans plusieurs choses, au lieu qu'il n'y en a qu'une qui soit nécessaire (4). » Il est vrai, une seule chose est nécessaire, qui est Dieu ; mais il y a plusieurs actes pour s'y unir. Il n'y a qu'une fin, mais il y a plusieurs moyens pour y arriver; autrement la foi, l'espérance, et la charité, qui selon saint Paul sont trois choses (5), seraient supprimées par cette unité où le Fils de Dieu nous réduit, et son Apôtre lui serait contraire. On ne peut donc pas tomber dans un plus étrange égarement, que de tourner contre les actes de piété ce que Jésus-Christ visiblement a prononcé contre la multiplicité des actes vains et

 

1 August., in Psal. XXVI, enarr. 2, n. 17; De Nat. et grat., cap. LXV, n. 78. — 2 Rom., VIII, 22, etc. — 3 Moyen court, ch. XX, p. 93. — 4 Luc., X, 41. — 5 I Cor., XIII, 15.

 

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turbulents que donnent les soins du monde, ou qu'une dévotion inquiète et mal réglée peut inspirer.

Nos nouveaux docteurs posent encore un autre fondement, et celui-ci est le principal, qu'il n'y a rien à vouloir ni à désirer que la volonté de Dieu, et qu'ainsi toute autre demande est superflue. Nous avons déjà répondu que Jésus-Christ savait bien la force de cette demande : « Votre volonté soit faite. » Il devait donc supprimer les autres demandes; et s'il les juge nécessaires, il ne faut pas être plus sage que lui.

C'en serait assez pour convaincre l'erreur; mais pour en connaître toute l'étendue, il faut développer un peu davantage ce qu'on entend dans le quiétisme par se conformer à la volonté de Dieu : c'est, en un mot, être indifférent à être sauvé ou damné ; ce qui emporte une entière indifférence à être en grâce ou n'y être pas, agréable à Dieu ou haï de lui, avoir pour lui de l'amour ou en être privé dans le temps et dans l'éternité par une entière soustraction de ses dons.

Ces sentiments font horreur, et ceux qui ne sauront pas les prétentions des mystiques d'aujourd'hui, amont de la peine à croire qu'ils aillent jusqu'à ces excès; mais il n'y a rien pourtant de si véritable.

C'est ici qu'il faut expliquer cet abandon « qui est, dit-on, ce qu'il y a de conséquence dans toute la voie, et la clef de tout l'intérieur (1). » Qu'on retienne bien ces paroles : il faut se rendre attentif à cet endroit de la doctrine nouvelle, dont on voit que c'est ici le nœud principal. L'abandon, selon qu'il est révélé dans ces paroles de saint Pierre (2) : « Jetez en lui toute votre sollicitude, » tous vos soins, toutes vos espérances, et dans cent autres semblables, est d'obligation pour tous les fidèles : il faut donc que nos prétendus parfaits, qui veulent nous expliquer des voies particulières, entendent aussi dans l'abandon, qui en fait le fond, quelque chose de particulier. Or jeter en Dieu tous ses soins, et s'abandonner à lui, selon ce que dit saint Pierre, c'est vouloir tout ce qu'il veut ; par conséquent vouloir son salut, parce qu'il veut que nous le voulions ; en prendre soin, parce qu'il veut que nous

 

1 Moyen court, p. 26. — 2 I Petr., V, 7.

 

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prenions ce soin ; lui demander pour cela tout ce qui nous est nécessaire; c'est-à-dire la continuation de ses grâces et notre persévérance ; croire avec une ferme et vive foi que notre salut est l'œuvre de Dieu plus que la nôtre ; dans cette foi, en attendre l'effet et les grâces qui y conduisent, de sa pure libéralité, et lui demander ses dons qui font nos mérites : voilà jusqu'où l'abandon se doit porter selon les communes obligations. Il n'y a rien au de la pour composer un état et une oraison extraordinaire, que l'abandon à être damné, dont nous avons déjà vu un petit essai dans l'indifférence de Molinos et de Malaval; mais dont nous allons voir le plus grand excès dans l’Interprétation du Cantique : « L’âme arrivée à ce degré entre dans les intérêts de la divine justice, et à son égard et à celui des autres, d'une telle sorte qu'elle ne pouvait vouloir autre chose, soit pour elle ou pour autre quelconque, que celui que cette divine justice lui voulait donner pour le temps et pour l'éternité (1). » Voilà dans cette âme prétendue parfaite une indifférence inouïe parmi les saints : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (2) : » celle-ci ni ne veut ni fie peut avoir cette volonté. Une des interprétations de ce passage de saint Paul, c'est que Dieu inspire à tous les justes la volonté du salut de tous les hommes. Celle-ci se met au-dessus de cette inspiration, et aussi indifférente pour les autres que pour elle-même, quoiqu'elle fût, dit-elle, « toute preste d'être anathème pour ses frères, comme saint Paul, et qu'elle ne travaille à autre chose qu'à leur salut, elle est néanmoins indifférente pour le succès, et elle ne pourrait être affligée ni de sa propre perte, ni de celle d'aucune créature regardée du côté de la justice de Dieu (3). » Ce correctif est bien faible, puisque l'abandon où cette âme vient de déclarer qu'elle se trouvait, l'empêche de regarder les autres âmes, non plus qu'elle-même, d'un autre côté que de celui de la volonté et de la justice de Dieu. Les excès énormes où se jettent ces esprits outrés, les obligent de temps en temps à de petits correctifs, qui ne disent rien dans le fond, et qui ne servent qu'à faire sentir qu'en voyant l'inévitable censure de leurs sentiments, ils ont voulu se préparer

 

1 Interpr. du Cant., ch. VIII, vers. 14, p. 200.— 2 I Timoth., II, 4. — 3 Interpr. du Cant., ch. VIII, vers. 14, p. 206.

 

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quelque échappatoire ; mais en vain, puisqu'après tout, disent-ils , « l'indifférence est si grande, que l’âme ne peut pencher ni du côté de la jouissance, ni du côté de la privation ; et quoique son amour soit incomparablement plus fort qu'il n'a jamais été, elle ne peut néanmoins désirer le paradis (1), » ni pour elle, ni pour aucun autre, comme on a vu; et la raison qu'on en apporte, c'est que « l'effet le plus profond de l'anéantissement doit être l'indifférence pour le succès » de tout ce qu'on fait pour son salut et pour celui du prochain. Saint Paul, dont on allègue l'exemple, ne fut jamais anéanti de cette sorte. Pendant qu'il se dévoue pour être anathème, il déclare qu'il est saisi « d'une tristesse profonde, » et ressent « une continuelle et violente douleur; pour le salut de ses frères les Israélites (2). » Celle-ci le pousse plus loin que cet Apôtre, et « ne peut être affligée ni de sa propre perte, ni de celle d'aucune autre créature. » Voilà une nouvelle générosité de ces âmes si étrangement désintéressées; la perfection de saint Paul ne leur suffit pas, il leur faut faire un autre évangile.

La même doctrine est établie dans le Moyen court, et la différence qui se trouve entre ces deux livres, c'est que le Cantique va plus par saillies, et que l'autre va plus par principes. C'est pourquoi après avoir supposé l'idée générale du délaissement total, ou en vient à l'application par ces paroles : « Il faut ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès son éternité (3). » Voilà sous une expression spécieuse d'étranges sentiments cachés. Dieu a voulu de toute éternité priver les réprouvés de lui-même, et ne leur pardonner jamais ; ce qui est le plus malheureux, et aussi le plus juste effet de leur damnation. Au lieu donc de demander pardon pour eux, ou de le demander pour soi-même, dans l'ignorance où l'on est du secret de Dieu, il faut supprimer ces demandes, à moins de se mettre au hasard de vouloir autre chose que ce que Dieu veut de toute éternité : d'où aussi l'on est forcé de conclure « qu'il faut être indifférent à toutes choses, soit pour le corps, soit pour l’âme, pour les biens temporels et éternels, laisser le passé dans l'oubli, l'avenir à la providence, donner le présent

 

1 Interp. du Cant., ch. VIII, vers. 14 , p. 209. — 2 Rom., IX, 2. — 3 § De l’abandon, p.28

 

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à Dieu; » c'est-à-dire, pour le passé et pour l'avenir, se mettre dans la disposition la plus opposée au soin que Dieu nous commande d'avoir de notre salut, au souvenir de nos péchés pour lui en demander pardon, à la prévoyance des périls et à la demande des grâces. Voilà où l'on en voulait enfin venir par ces mots spécieux de délaissement et à l’abandon, et par tout ce bel appareil où l'on semble n'avoir d'autre but que de se livrer soi-même à la volonté divine.

C'est donc ici que l'on tombe manifestement dans ce dérèglement étrange, et si justement reproché aux nouveaux mystiques, qui est sous prétexte de s'abandonner aux volontés inconnues do Dieu, de mépriser celles qu'il nous a révélées dans ses commandements pour en faire notre règle. La volonté que Dieu nous déclare par ses saints commandements, c'est qu'il veut que nous désirions notre salut; que nous lui demandions ses grâces, et que nous craignions plus que toutes choses d'en mériter la soustraction par nos péchés; que nous en demandions tous les jours pardon à Dieu, et le priions qu'il nous fasse vaincre les tentations qui nous y portent. Voilà ce que Dieu commande, et à quoi les nouveaux mystiques ne peuvent plus seulement songer ; au contraire ils font sur les volontés inconnues de Dieu des actes qu'il ne leur demande pas, comme sur leur réprobation et celle des autres : il est certain, et il faudra peut-être bientôt démontrer plus amplement, que Dieu ne commande à ses créatures aucun acte de leur volonté sur ce sujet : de sorte qu'il n'y a rien de moins conforme à la volonté de Dieu que cet abandon à sa damnation éternelle, et ce tranquille consentement à celle des autres.

Cette barbare indifférence emporte une plus funeste disposition que celle des libertins, qui se contentent de dire en leur cœur : Dieu a décidé de mon sort ; je n'ai qu'à demeurer sans rien faire, et attendre la suite de ma destinée : mais ceux-ci y ajoutent encore : Je ne m'en mets point en peine, et je tiens pour indiffèrent d'être sauvé ou damné. On déteste l'impiété d'un Prodigue et des autres qui rejetaient la prière, sous prétexte que Dieu sait de toute éternité ce qu'il nous faut et ce qu'il a résolu de nous donner. Ces impies ne songeaient pas que ce n'est point pour instruire Dieu

 

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que nous lui offrons des prières ; mais pour nous mettre nous-mêmes dans les bonnes dispositions où nous devons être envers lui. On ramène le mauvais effet de cette doctrine sous prétexte de perfection, puisqu'on envient à la suppression de la prière, et qu'on cesse d'honorer Dieu par les demandes qu'il a daigné lui-même nous mettre à la bouche.

        C'est une suite de cette doctrine que ni l'Oraison Dominicale, ni les Psaumes qui sont remplis de tant de demandes, ne sont pas les oraisons des parfaits. Sur cela il faut écouter le Père François la Combe dans son livre intitulé : Analysis orationis : et encore qu'il n'ait osé déclarer une erreur si insupportable qu'avec quelque sorte de détour, son sentiment ne paraîtra point obscur à ceux qui sauront entendre: toute la finesse de ses trois espèces d'oraison mentale : Celle de méditation ou de discours ; celle d'affection, et celle de contemplation (1). La distinction est commune; mais cet auteur y ajoute deux choses (2) : « l'une, qu'il est certain qu'on doit quitter la méditation ou le discours dans Voraison d'affection, et qu'il faut aussi s'abstenir des affections lorsque l'oraison de silence ou de quiétude (qui est celle qu'il appelle aussi contemplation) nous est commandée; ce que l'on connaît, poursuit-il, par des règles sûres et très-excellentes, que les bons directeurs savent discerner : » et il confirme sa proposition par cette sentence : « que celui qui a la fin quitte les moyens; que celui qui est au terme quitte le chemin; que celui qui demeure toujours dans les moyens et veut toujours être dans la voie, n'arrivera jamais ; » c'est-à-dire selon ses maximes qu'il faut quitter la méditation et les affections, qui sont les moyens et la voie, aussitôt qu'on est parvenu à la contemplation qui est la fin et le terme.

Mais l'autre chose qu'ajoute le Père la Combe, c'est que « les Psaumes, les lamentations des prophètes, les plaintes des pénitents, les joies des saints, toutes les hymnes de l'Eglise et toutes ses oraisons, principalement l'oraison divine que Jésus-Christ nous a enseignée, avec sa préface où nous adorons Dieu dans les cieux comme notre Père, et ses sept demandes, appartiennent à l'oraison d'affection (3); » par conséquent aux moyens qu'il faut laisser,

 

1 Anal. orat., c. I, p. 18. — 2 Ibid., c. X, p. 53. — 3 Ibid , c. IV, p. 25, 26.

 

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au chemin qu'il faut quitter, lorsqu'on est dans la quiétude ; et enfin à cette oraison qui doit céder la place à une meilleure.

Il confirme cette doctrine en répétant que l'Oraison Dominicale est entièrement aspirative (1), c'est-à-dire qu'elle appartient à l'affection : d'où il conclut « qu'encore qu'elle semble contenir toute la plénitude de la perfection, elle élève ceux qui se la rendent familière à un état plus haut : » où il abuse d'un passage de Cassien, que nous examinerons ailleurs ; et quoi qu'il en soit, il est constant selon lui, que les Psaumes et le Pater appartiennent à un genre d'oraison inférieure à celle des parfaits.

Et en effet comment ajuster nulle demande avec sept demandes expresses; nul acte distinct avec cent actes distincts, sans lesquels on ne peut dire les Psaumes ; nulle affection, nul désir, avec ces perpétuelles affections et désirs, dont sont pleins ces divins cantiques : enfin nul soin de s'exciter soi-même à produire des actes et des désirs, avec ces continuelles excitations, où David se dit à lui-même : « Mon âme, bénissez le Seigneur ; encore un coup, Bénissez le Seigneur : mon âme, louez le Seigneur : Seigneur, je vous aimerai, élevez-vous, ma langue : Elevez-vous, ma lyre et ma guitare : Je chanterai au Seigneur tant que je serai en vie (1) : » et le reste qu'on ne peut citer sans transcrire tous les versets des Psaumes?

On a vu en plusieurs mains une défense du Moyen court de son auteur même, où il est dit « que les plus résignés ne s'exemptent jamais de dire le Pater, » dont on rend cette raison ; « car quoique l'on sache que l'on puisse en cette vie acquérir l'entière résignation, nul ne présume de l'avoir : » et l'on en infère cette conséquence : « Concluons donc que l'on peut acquérir la parfaite résignation; niais que celte acquisition étant ignorée presque toujours de celui qui la possède, n'est pas une exclusion de dire le Pater. » Cette réponse contient une erreur insupportable avec une illusion manifeste. L'erreur est que la parfaite résignation soit incompatible avec les demandes du Pater, et l'illusion de faire croire au lecteur qu'on ne sait pas quand on a atteint cette parfaite résignation. Car lorsqu'on supprime jusqu'au moindre petit mouvement

 

1 Anal. orat., C. VI , p. 85. — 2 Psal. CII, I, 2; XVII, 2 ; LVI, 9 ; CXLV, 2.

 

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de demande ou de désir qu'on aperçoit dans son cœur : ou l'on sait que l'on est dans ce haut état de résignation prétendue, ou l'on ne le sait pas : si on le sait, c'est une illusion de dire qu'on n'en sait rien ; et si on ne le sait pas, c'est une autre illusion bien plus dangereuse de se dispenser de l'observance d'un commandement exprès, sans savoir si on est dans le cas où l'on prétend que ce précepte n'oblige plus : quoi qu'il en soit, on voit assez que tout le système, tout l'esprit du livre, tous les principes et tous les raisonnements de la nouvelle mystique, conspirent à la cessation de toute demande, même de celles qui sont les plus pures et les plus expressément contenues dans l'Oraison Dominicale.

Il ne reste qu'une défaite aux nouveaux mystiques, c'est de dire qu'ils font toutes les demandes et tous les actes commandés dans un seul acte éminent qui comprend les autres (1), comme on l'a vu exprimé et si souvent répété par Malaval. Qu'on me définisse cet acte ; où le trouvera-t-on ? Dans quel endroit de l'Ecriture ? Est-ce l'acte de charité ? Mais cet acte est commun à tous les justes, qui pourtant ne prétendent pas être exempts de tous les autres actes. Saint Paul a compté trois choses ou trois vertus principales, «la foi, l'espérance et la charité (2), » qui ont chacune leur acte distinct : et si l'on veut ne faire qu'un acte de ces trois actes et de tous les autres qui en dépendent, à cause qu'ils se rapportent à la charité, ou à cause qu'elle les anime, ou à cause qu'elle les commande, selon cette parole de saint Paul: « La charité croit tout, elle espère tout, elle soutient tout (3); » cela est encore commun à tous les états. Enfin de quelque manière . que l'on définisse ce prétendu acte éminent, ou abandon, ou indifférence, ou présence fixe de Dieu, ou comme on voudra, cet acte, s'il est véritable, aura été connu de, Jésus-Christ; et cependant il n'en a pas moins commandé les autres à tout le monde indifféremment.

Il a bien su que la charité en un certain sens comprenait toutes les vertus; qu'elle poussait tous les bons désirs; qu'elle excitait toutes les demandes : il n'en a pas moins pour cela commandé

 

1 Moyen court, p. 15, 64. — 2 I Cor., XIII, 13. — 3 Ibid., 7.

 

 

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tous les exercices particuliers pour être faits au temps convenable. Il a bien su ce que voulait dire : Fiat voluntas tua; et si quelqu'un osait demander pourquoi donc il a ordonné les autres demandes, que celle-là en un certain sens contenait toutes, on pourrait dire à ce téméraire demandeur : « O homme, qui êtes-vous pour disputer avec Dieu (1)? » Mais sans lui fermer la bouche avec une autorité si absolue, disons-lui que vouloir supprimer les actes que la charité contient en vertu d'une certaine manière, ou les demandes sous prétexte qu'elles semblent renfermées dans une seule, c'est de même que si l'on disait qu'il ne faut point développer dans un arbre les branches, les feuilles et les fruits, sous prétexte que la racine ou le pépin même les contiendra en vertu. C'est au contraire dans ce développement que consiste non-seulement la beauté et la perfection, mais encore l'être de l'arbre : et pour aller jusqu'au fond, il est aisé de comprendre que ce n'est pas pour instruire Dieu que nous lui faisons nos demandes, car il sait tout ce qu'il faut, je ne dirai pas avant que nous lui parlions, mais avant que nous poussions le premier désir ; ni pour le persuader ou l'émouvoir, comme on fait un homme; ni pour lui faire changer ses décrets, puisqu'on sait qu'ils sont immuables, mais pour faire ce que demandent nos devoirs. De cette sorte, il faut croire d'une fermé foi que Jésus-Christ, qui sait ce qui nous est propre, a vu qu'il était convenable et nécessaire à l'homme de développer tous ses actes, et de former toutes ses demandes pour entrer dans la dépendance où l'on doit être envers Dieu ; pour exercer les vertus et les mettre au jour, pour s'y affermir, pour se rendre attentifs à ses besoins et aux grâces qui sont nécessaires : en un mot pour exercer davantage, et par là mieux conserver, ou même accroître et fortifier la charité même. Ceux qui en veulent savoir davantage, ou qui recherchent des sublimités exorbitantes, sans preuve, sans témoignage, sans exemple, sans autorité, ne savent ce qu'ils demandent, et il n'y a plus qu'à leur répondre, avec Salomon, selon leur folie (2), c'est-à-dire à condamner leur erreur.

 

1 Rom., IX, 20. — 2 Prov., XXVI, 5.

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