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DONNÉE A CAMBRAY
LE QUINZIÈME DE SEPTEMBRE 1697.
PRÉFACE SUR L'INSTRUCTION PASTORALE
SECTION I. Proposition du sujet.
I. — Dessein de l’Instruction pastorale et de cette Préface : deux
questions qu'on y doit traiter.
II. — Sur la longueur nécessaire de cette Préface.
SECTION II. Première partie, question : Si l'Instruction pastorale justifie
l'Explication des Maximes des Saints.
III. — Plan général des deux livres qu'on se propose de comparer.
IV. — Plan particulier de l'Instruction pastorale : définition de
l'intérêt.
V. — Suite du plan de l'Instruction pastorale : équivoque du mot intérêt.
VI. — Demande importante : Pourquoi le terme à'intérêt étant ambigu, l'auteur ne
l'a pas défini d'abord : définition de l'amour qu'il appelle naturel.
VII. — Une condition importante de cet amour naturel, c'est qu'il soit délibéré.
VIII. — L'amour pur change de figure, et devient impie au sens qu'on l'avait
proposé d'abord.
IX. — Quoi usage on fait du prétendu amour naturel.
X. — On démontre qu'il n'y avait aucune raison de ne point définir le terme
l’intérêt propre.
Pendant que cette impression
était à sa fin, et qu'on allait publier ces cinq écrits, il a paru une
Instruction pastorale, donnée à Cambray le 15 de septembre 1697, qui en a
suspendu la publication, et change un peu mes mesures. Je ne voulais ici
regarder le livre intitulé : Explication des Maximes des Saints, que dans
les premières idées que la lecture en inspire ; mais l’Instruction pastorale
déclare d'abord qu'elle est donnée en explication de ce livre, et je ne puis
m'empêcher de considérer avant toutes choses ce que cette explication aura de
nouveau.
Il semblait qu'une
Explication qui dès sa préface promettait tant de précision, tant
d'évidence, une scolastique si rigoureuse, si éloignée de toute équivoque et de
toute ambiguïté (1), devait s'entendre d'elle-même, sans avoir besoin d'une
autre explication beaucoup plus longue que le texte : mais ce qui surprend
davantage, c'est qu'en lisant cette seconde explication, malgré les douces et
coulantes insinuations dont elle est remplie, on n'est pas longtemps sans
s'apercevoir, qu'en effet cette explication est
1 Explic. des Max., etc., Avertiss., p. 7, 11, 26,
28, 29, etc.
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un autre livre construit sur d'autres principes directement
opposés à ceux du premier, et qui ont eux-mêmes besoin d'explication. Il faudra
désabuser ceux qui, mal informés de ce qui se passe, ou amusés par des questions
inutiles, s'imaginent qu'il s'agit ici de quelques disputes de mots, ou en tout
cas de quelques finesses indifférentes d'école : mais la vérité nous force à
dire avec la sincérité et la liberté qu'elle inspire à ses défenseurs, qu'il y
va du tout pour la religion. La démonstration en sera aisée. Pour la réduire en
méthode, nous traiterons ces deux questions : la première, si l'explication
proposée dans l’Instruction pastorale excuse le livre : la seconde, si
elle-même elle est excusable.
Ce dessein va produire un
ouvrage fort irrégulier; une préface beaucoup plus grande que le livre même :
mais apparemment le lecteur se souciera peu du titre, pourvu que, sous quelque
titre que ce soit, on le mène au fond des matières. Il entrera nécessairement
dans ce discours beaucoup de ces saintes vérités qui éclairassent la nature de
la charité et l'effet de la grâce chrétienne : mais il faut avant toutes choses
nous dégager des minuties où l'on voudrait réduire une cause si grave.
Il faut supposer d'abord que les
deux livres dont il s'agit, c'est-à-dire celui des Maximes, et celui de l’Instruction
pastorale, roulent sur ce qui s'appelle intérêt : l'Ecole le prend en un
sens, et l’Instruction pastorale en prend un autre. Dans l’Explication
des Maximes, on avait suivi naturellement les idées de l'Ecole, où la
commune opinion est de prendre la béatitude et le salut
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pour un intérêt : ce qui fait que l'espérance est
intéressée, parce qu'on y regarde Dieu comme bon pour nous, et par cet amour
qu'on appelle de concupiscence, amor concupiscentiœ : au lieu que la
charité qui est un amour d'amitié, amor amicitiœ, où l'on regarde ce
divin objet comme bon en soi, est appelée pour cette raison un amour
désintéressé. Telle est l'idée de l'Ecole, et on n'a jamais songé à blâmer
l'auteur de s'y être attaché : mais comme il l'a outrée, et qu'à force de
désintéresser les parfaits, il a voulu leur ôter tout intérêt, il s'est trouvé à
la fin qu'à suivre les idées de l'Ecole qui étaient les siennes, il leur ôtait
l'espérance, ou ce qui est la même chose, il en supprimait les motifs. Mais ce
dessein réussissant mal et soulevant tout le monde, on prend aujourd'hui
d'autres mesures, et c'est ce qui a produit les nouvelles subtilités de l’Instruction
pastorale.
Pour d'abord en proposer toutes
les parties : la première chose qu'il y fallait faire était de donner une idée
nouvelle de ce qui s'appelle intérêt, et la voici dès les premières pages
: « Le terme d'intérêt peut être pris en deux sens ; ou simplement, pour
tout objet qui nous est bon et avantageux; ou bien pour l'attachement que nous
avons à cet objet par un amour naturel de nous-mêmes (1). » C'est donc là que
l'on commence à nous faire voir que vouloir l'intérêt de quelqu'un, ce n'est pas
lui vouloir un bien ou un avantage ; c'est le lui vouloir par un désir naturel.
Si nous nous désirons quelque avantage, par exemple la béatitude éternelle, par
un motif naturel, c'est intérêt : si nous le voulons par un motif surnaturel, ce
n'en est pas un ; et notre intérêt dépend non pas de l'objet utile que nous
recherchons, mais du principe naturel ou surnaturel qui nous pousse à le
rechercher. Voilà déjà une idée nouvelle et une nouvelle finesse que l'Ecole ne
savait pas, et on y croyait simplement qu'on pouvait appeler intéressé tout
désir ou naturel ou surnaturel que nous avions de notre avantage, de notre gain,
de notre profit.
1 Inst. past., n. 3.
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C'est là en effet dans l’Instruction
pastorale un des sens du mot intérêt : mais pourquoi l'auteur
l'abandonne-t-il, et s'en tient-il à ce second sens, où l'on appelle intérêt
l'attachement par un amour naturel de nous-mêmes pour un objet qui nous est
avantageux? Il nous le va dire. Dans le premier sens (1), dit-il, c'est-à-dire
dans le sens où l'intérêt se prend pour tout objet qui nous est bon, « chacun
peut dire comme j'ai fait, que la béatitude est le plus grand de tous nos
intérêts (2). Mais suivant le second sens, qui est le plus naturel et le plus
ordinaire dans notre langue, le terme d'intérêt exprime une imperfection, en ce
que l’âme, au lieu d'agir par un amour surnaturel pour soi, agit par un amour
naturel d'elle-même, qui est très-différent de l'amour surnaturel d'espérance.
C'est pourquoi, continue-t-il, après avoir dit (3) : L'objet est mon intérêt
; j'ai ajouté : Mais le motif n'est point intéressé. » Ainsi l'auteur
nous avoue, qu'en deux lignes consécutives, le mot intérêt se prend en deux sens
: l'objet est mon intérêt; c'est-à-dire, c'est mon avantage : le motif
n'est pas intéressé; le sens change là tout à coup, et le motif intéressé
veut dire un motif qui nous pousse à un amour naturel.
Il vient ici d'abord une pensée
: Pourquoi ce terme d'intérêt nous étant donné comme ambigu, et l'auteur
l'employant lui-même, comme il en demeure d'accord, en deux divers sens,
pourquoi, dis-je, il ne l'a pas défini dans le livre des Maximes, lui qui
promettait sur toutes choses des définitions si exactes (4) ? D'où vient que son
dictionnaire, qui devait être si riche contre toutes les équivoques, demeure
court en celle-ci? La question, si l’on prend la peine de la bien entendre, est
un peu embarrassante ;
1 Instr. past., ubi sup.— 2 Explic. des Max.,
p. 46. — 3 Ibid., p. 45. — 4 Ibid., Avert., p. 26.
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mais l'auteur s'échappe en cette sorte : « Les âmes
parfaites , poursuit-il, veulent pleinement leur souverain bien, en tant qu'il
est tel ; mais elles ne le veulent pas d'ordinaire par une affection mercenaire
(1).» Que ce terme ne nous embarrasse pas : mercenaire et intéressé, selon
l'auteur (2), c'est la même chose; entendons donc par affection mercenaire, une
affection intéressée, et continuons notre lecture : « Les termes d'intérêt
propre et de motif intéressé sont encore plus déterminés dans notre langue que
le terme simple d'intérêt, à signifier cette affection imparfaite. Ainsi quoique
j'aie dit en deux ou trois endroits que le souverain bien est notre intérêt, je
ne me suis néanmoins jamais servi du terme d'intérêt, en y ajoutant celui de
propre, que pour signifier ce seul amour naturel de nous-mêmes, ou affection
mercenaire, qui fait ce que les saints ont appelé propriétés : » ce qu'il
conclut en cette sorte : « C'est ce qu'il importe de bien observer dans toute la
suite de mon livre, dont le système entier roule sur le vrai sens de ce terme
que j'ai employé , comme tous les auteurs spirituels les plus approuvés
l'avoient employé avant moi. »
Ainsi le grand dénouement de l’Instruction
pastorale est compris dans ces minuties : il s'agit de la différence qu'on
voudrait trouver, non pas entre l'intérêt et le désintéressement, car elle
semble palpable; mais ce qui est bien plus fin, entre l'intérêt et l'intérêt
propre : chose si subtile et si fine qu'on la perd de vue.
Il semblerait qu'un système
qu'on réduit à ces finesses de discours aurait peu de solidité : mais laissons
ces réflexions, il ne s'agit pas encore de combattre le nouveau système, mais de
le prendre tel qu'il est ; et pour être entièrement au fait, voici ce qu'il y
faut ajouter.
L'auteur veut donc, et c'est en
ceci que consiste tout son système, que cet amour naturel qui en fait le
dénouement soit délibéré (4) : cet amour n'est pas l'instinct naturel à la
1 Inst. past., ubi sup.— 2
Ibid., n. 20.— 3 Inst. past., n. 3. — 4 Ibid., II, 20.
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béatitude , puisqu'on n'en délibère pas, et que l’Instruction
pastorale le reconnaît pour invincible : il n'est pas l'amour vertueux qu'on
appelle charité, puisque celui-là est surnaturel : il n'est non plus cet amour
vicieux qu'on appelle concupiscence : « c'est un amour naturel et
délibéré de nous-mêmes, et qui est imparfait sans être péché (1) : » c'est
pourquoi « il est bon quand il est réglé par la droite raison et conforme à
l'ordre : il est néanmoins une imperfection dans les chrétiens, quoiqu'il soit
réglé par l'ordre, ou pour mieux dire, c'est une moindre perfection, parce
qu'elle demeure dans l'ordre naturel qui est inférieur au surnaturel (2). » Le
système est complet par ces paroles : tout est expliqué : outre les amours de
nous-mêmes que tout le monde connaît : le nécessaire, qui nous fait aimer notre
béatitude ; le surnaturel, qui est l'amour de nous-mêmes pour l'amour de Dieu,
que la charité nous inspire ; le vicieux, qui est l'amour-propre et la
concupiscence déréglée : il faut encore reconnaître un amour de nous-mêmes non
vicieux, comme la concupiscence, puisqu'il est du fond de la nature et seulement
imparfait : délibéré pourtant, et de soi ni bon ni mauvais, comme
on vient d'entendre; et c'est de là que vient toute la perfection chrétienne.
Telle est la cause qu'on voudrait porter au saint Siège : voilà de quoi on
espère éblouir l'Eglise romaine ; et par ces subtilités on croit lui avoir ourdi
un tissu qu'avec toute sa lumière elle ne pourra jamais démêler.
Cependant la bonne cause que
nous défendons tire d'ici un grand avantage : on éblouissait le inonde par ces
grands mots d'amour pur, d'amour désintéressé, qui ne regarde ni la peine ni la
récompense, et les faibles étaient éblouis par cette idée apparemment noble et
généreuse; cependant on voit maintenant que ce sont là seulement de belles
paroles, et que le sens naturel que tout le monde y donnait est insoutenable.
L’Instruction pastorale
nous apprend qu'on peut unir l'amour
1 Inst. past., n. 9. — 2 Ibid.,
n. 3.
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pur avec celui de la récompense, pourvu qu’il soit
surnaturel : on n'a qu'à renoncer seulement à une idée assez inconnue d'amour
naturel de la récompense, dont la perte ne coûtera guère à qui sera en
possession et dans l'exercice du motif surnaturel. Au reste on ne défend plus
cette fausse générosité qui fait craindre d'être imparfait en s'attachant à la
récompense, et on la trouve si déraisonnable, que comme on verra dans la suite,
on n'y revient plus que par un détour.
Non-seulement elle est mauvaise
et insoutenable, mais encore elle est impie. L'auteur le prononce ainsi aux
endroits cités à la marge (1), où il dit qu'il y aurait de l'impiété, et
non-seulement de l’erreur, mais encore du blasphème ; un désespoir
impie et brutal, une indifférence impie et monstrueuse, un affreux
désintéressement, et ainsi du reste, à se détacher dans l'amour de la
récompense, d'autre chose que de ce désir naturel. Ce n'est donc pas sans raison
que nous condamnons d'impiété tout autre détachement de la récompense.
Comme le système est nouveau et
qu'il importait de le bien comprendre, il y a fallu donner tout ce temps; afin
de ne rien omettre, peut-être faudrait-il encore expliquer quel besoin a eu
l'auteur d'appeler à son secours ce dernier amour naturel, délibéré et non
vicieux, qui après tout ne paraît pas être de grand usage dans la vie : mais
c'est que se trouvant embarrassé à découvrir quelque chose d'où il put tirer la
différence entre l'état des parfaits et des imparfaits, il a vu premièrement que
ce n'était pas la charité, puisqu'elle est commune aux uns et aux autres;
secondement que ce n'était pas la concupiscence, puisqu'elle reste dans les plus
saints jusqu'à la fin de la vie comme la matière de leurs combats. Il a donc
recours à cet amour naturel, qu'on ne sait jamais si l'on a, ou si l'on ne l'a
pas (car qui sent la grâce jusqu'à la discerner d'avec la nature? , pour en
faire le motif de pur intérêt qui se trouve
1 Inst. past.,
p. 18, 23, 37, 49, 51 , 56, 82, 84, 92 , 101, etc., édit. in-4°.
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dans les imparfaits, et qui, dit-il (1), d'ordinaire ne se
trouve plus dans l'état de perfection.
Hélas ! si le dénouement de
l'intérêt propre pris pour un amour « naturel, délibéré, innocent en soi, et
seulement imparfait,» est si décisif, combien faut-il déplorer que l'auteur
n'ait pas voulu s'en expliquer dans son livre? Tout y roule sur ce seul mot
intérêt propre; et cependant l'auteur qui voulait tout définir, n'a oublié
que ce terme d'où dépendait tout : « Plus vous lirez le livre, dit-il, plus vous
verrez que tout son système dépend du terme d’intérêt propre (2).
L'auteur a-t-il défini un terme si essentiel? Il avoue que non : « Si ce terme
n'est pas expliqué dans le livre, c'est que nous avons supposé que tout le monde
le prendrait comme nous ; » et un peu après ; « Nous avons supposé ce sens comme
établi par tous les meilleurs auteurs de la vie spirituelle qui ont écrit en
français, ou dont les livres ont été traduits en notre langue. » Pour moi,
j'entends bien que l'auteur fait tout rouler là-dessus ; car il ne cesse de le
répéter : et ce qu'il demande le plus à la fin comme au commencement de son
Instruction pastorale , c'est qu'on « se ressouvienne que l'intérêt propre
n'est qu'un amour naturel de nous-mêmes (3), » tel qu'on vient de le proposer,
délibéré, innocent, et seulement imparfait; car il le faut répéter jusqu'à ce
qu'on se soit bien mis ces qualités dans l'esprit. Mais en vérité, je ne connais
point cette propriété du français ; je connais encore moins cette notion
particulière des spirituels ; on nous découvre de nouveaux mystères dans notre
langue : cette détermination du terme d'intérêt propre nous est inconnue
: quoi qu'il en soit, qu'aurait-il coûté de l'expliquer en un mot : et pourquoi
n'éviter pas à si peu de frais tant de trouble et tant de scandale? D'où vient
que jamais on n'en avait entendu parler? d'où vient que les spirituels qui ont
tant recherché les différences des parfaits et des imparfaits, n'ont pas touché
celle-ci?
1 Instr. past., n. 3. — 2 Ibid.,
n. 20. — 3 Ibid., p. 100.
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Comment l'apôtre saint Jean, au lieu de dire que la
parfaite charité bannit la crainte (1), n'a-t-il pas dit plutôt qu'elle
bannit l'amour naturel et délibéré de soi-même? C'est le sujet de l'étonnement
de tous les lecteurs.
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