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SECONDE PARTIE. LES PRÉDICTIONS.
REMARQUES GÉNÉRALES.
DESSEIN DE LA PRÉDICTION DE SAINT JEAN.
I. — Desseins de Dieu sur sou Eglise : L'Eglise avait deux sortes d'ennemis, les
Juifs et les Romains : Les Juifs châtiés les premiers.
II . — Pourquoi Rome persécuta l'Eglise.
III.— La chute de Rome et de son empire avec celle de l'idolâtrie, résolues dans
les conseils éternels de Dieu : prédites par les prophètes et plus
particulièrement par saint Jean.
IV.— Pourquoi Rome marquée sous la figure de Babylone : L'empire de Satan
détruit, vrai sujet de l'Apocalypse.
Histoire abrégée des événements depuis la mort de saint Jean sous Trajan, en
l'an 101, jusqu'à l'an 410, où Rome fut prise par Alaric.
I. — Etat des Juifs depuis la ruine de Jérusalem et du temple sous Vespasien :
leur désastre sous Trajan et leur désolation sous Adrien.
II. — Cette révolte excitée par le faux messie Barcochébas : horrible désolation
des Juifs : leur défaite coûta beaucoup de sang aux Romains.
III. — Les prophéties obscurcies par les interprétations et les traditions des
Juifs : leurs opinions se répandent dans l'Eglise.
IV.— Le règne de Valérien : Malheur de ce prince, et dispositions à la chute de
l'Empire romain.
V. — La dernière persécution sous Dioclétien, et la paix de l'Eglise.
VI.— L'idolâtrie ressuscitée par Julien l'Apostat : Rome attachée à l'idolâtrie
sous les princes chrétiens.
VII. Rome prise par Alaric avec une marque visible de la vengeance divine sur le
paganisme.
VIII. — Tous les chrétiens reconnaissent le doigt de Dieu dans cet événement.
IX. — Suite de la prise de Rome. Le paganisme entièrement ruiné avec l'Empire
romain.
Pour entendre les prédictions de
saint Jean, il y a trois choses à faire. Premièrement il en faut prendre l'idée
générale, qui n'est autre que la découverte du grand ouvrage de Dieu.
Secondement il faut regarder les
événements particuliers.
Troisièmement il faudra voir
comment chaque chose est révélée à saint Jean, et expliquer toutes ses paroles.
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Le dessein de la prédiction de
saint Jean est en général de nous découvrir le grand ouvrage de Dieu qui allait
se développer incontinent après le temps de cet apôtre, pour faire connaître la
puissance et la justice divine à tout l'univers, en exerçant de terribles
châtiments sur les ennemis de son Eglise, et en la faisant triompher,
non-seulement dans le ciel où il donnait une gloire immortelle à ses martyrs,
mais encore sur la terre où il l'établissait avec tout l'éclat qui lui avait été
promis par les prophètes.
L'Eglise avait deux sortes
d'ennemis, les Juifs et les gentils; et ceux-ci avoient à leur tête les Romains,
alors les maîtres du monde. Ces deux genres d'ennemis s'étaient réunis contre
Jésus-Christ, conformément à cette parole des Actes : « Car vraiment Hérode et
Ponce-Pilate avec les gentils et le peuple d'Israël, se sont unis dans Jérusalem
contre votre saint Fils Jésus que vous avez oint (1). » Mais les Juifs avoient
commencé, et c'était eux qui avoient livré Jésus-Christ aux Romains. Ce qu'ils
avoient commencé contre le Chef, ils le continuèrent contre les membres. On voit
partout les Juifs animer les gentils contre les disciples de Jésus-Christ et
susciter les persécutions (2). Ce furent eux qui accusèrent saint Paul et les
chrétiens devant Gallion, proconsul d'Achaïe, et devant les gouverneurs de
Judée, Félix et Festus, avec de telles violences, que cet Apôtre fut contraint
d'appeler à l'empereur : ce qui le fit dans la suite conduire à Rome, où il
devait mourir pour l'Evangile dans la persécution de Néron (3).
Comme les Juifs avoient été les
premiers à persécuter Jésus-Christ et son Eglise, ils furent les premiers punis,
et le châtiment commença dans la prise de Jérusalem, où le temple fut mis en
cendres sous Vespasien et sous Tite.
Mais malgré cette grande chute,
les Juifs se trouvèrent encore en état de se rendre terribles aux Romains par
leurs révoltes; et
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ils continuaient à exciter, autant qu'ils pouvaient, la
persécution contre les chrétiens, comme nous l'avons remarqué sur ces paroles de
saint Jean : « Tu es calomnié par ceux qui se disent Juifs, et ne le sont pas
(1). » Notre apôtre nous a dit aussi qu'ils devaient être de nouveau humiliés
aux pieds de l'Eglise, afin d'accomplir en tous points cet oracle de Daniel : «
Et leur désolation durera jusqu'à la fin (2). »
Dieu qui s'était servi des
Romains pour donner le premier coup aux Juifs, devait employer le même bras pour
les abattre ; et cela devait arriver, comme nous verrons, incontinent après la
mort de saint Jean. Cet apôtre vit en esprit ce mémorable événement, et Dieu ne
voulut pas qu'il ignorât la suite de ses conseils sur ce peuple, autrefois si
chéri. Mais les Romains, exécuteurs de la vengeance divine, la méritaient plus
que tous les autres par leurs idolâtries et leurs cruautés. Rome était la mère
de l'idolâtrie : elle faisait adorer ses dieux à toute la terre ; et parmi ses
dieux, ceux qu'elle faisait le plus adorer, c'étaient ses empereurs. Elle se
faisait adorer elle-même, et les provinces vaincues lui dressaient des temples :
de sorte qu'elle était en même temps, pour ainsi parler, idolâtre et idolâtrée,
l'esclave et l'objet de l'idolâtrie. Elle se vantait d'être par son origine une
ville sainte, consacrée avec des augures favorables et bâtie sous des présages
heureux. Jupiter, le maître des dieux, avait choisi sa demeure dans le Capitole,
où on le croyait plus présent que dans l'Olympe même et dans le ciel où il
régnait. Romulus l'avait dédiée à Mars, dont il était fils : c'est ce qui
l'avait rendue si guerrière et si victorieuse. Les dieux qui habitaient en elle,
lui avoient donné une destinée sous laquelle tout l'univers devait fléchir. Son
empire devait être éternel : tous les dieux des autres peuples et des autres
villes lui devaient céder : et elle comptait le Dieu des Juifs parmi les dieux
qu'elle avait vaincus.
Au reste comme elle croyait
devoir ses victoires à sa religion , elle regardait comme ennemis de son empire
ceux qui ne voulaient
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pas adorer ses dieux, ses césars et elle-même. La politique
s'y mêlait. Rome se persuadait que les peuples subiraient plus volontiers le
joug qu'une ville chérie des dieux leur imposait; et combattre sa religion,
c'était attaquer un des fondements de la domination romaine.
Telle a été la cause des
persécutions que souffrit l'Eglise durant trois cents ans : outre que c'était de
tout temps une des maximes de Rome, de ne souffrir de religion que celle que son
sénat autorisait (1). Ainsi l'Eglise naissante devint l'objet de son aversion.
Rome immolait à ses dieux le sang des chrétiens dans toute l'étendue de son
empire, et s'en enivrait elle-même dans son amphithéâtre plus que toutes les
autres villes. La politique romaine et la haine insatiable des peuples le
voulait ainsi.
Il fallait donc que cette ville
impie et cruelle, par laquelle Dieu avait épuré les siens et tant de fois exercé
sa vengeance sur ses ennemis, la ressentît elle-même à son tour; et que, comme
une autre Babylone, elle devînt à tout l'univers qu'elle avait assujetti à ses
lois, un spectacle de la justice divine.
Mais le grand mystère de Dieu,
c'est qu'avec Rome devait tomber son idolâtrie ; ces dieux soutenus par la
puissance romaine devaient être anéantis, en sorte qu'il ne restât pas le
moindre vestige de leur culte, et que la mémoire même en fût abolie. C'était en
cela que consistait la victoire de Jésus-Christ : c'est ainsi « qu'il devait
mettre ses ennemis à ses pieds (2), » comme le Psalmiste l'avait prédit :
c'est-à-dire qu'il devait voir non-seulement les Juifs, mais encore les Romains
et tous leurs faux dieux détruits, et le monde à ses pieds d'une autre sorte, en
se soumettant à son Evangile et en recevant ses grâces avec humilité.
Toutes ces merveilles avoient
été prédites par les prophètes dès les premiers temps. Moïse nous avait fait
voir l'Empire romain comme dominant dans la Judée et « comme devant périr à la
fin (3), »
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ainsi que les autres empires. Daniel avait prédit la
dispersion et la désolation des Juifs (1). Isaïe avait vu les persécutions des
fidèles et la conversion de l'univers par leurs souffrances (2). Le même
prophète, sous la figure de Jérusalem rétablie, a vu la gloire de l'Eglise : «
Les rois devenus ses nourriciers et les reines ses nourrices , leurs yeux
baissés devant elle, et leur majesté abaissée à ses pieds (3) » Daniel a vu « la
pierre arrachée de la montagne sans le secours de la main des hommes (4), » qui
devait briser un grand empire. Il a vu l'empire « du Fils de l'homme, » et dans
l'empire du Fils de l'homme, « celui des Saints du Très-Haut5; empire auquel
Dieu n'avait donné aucunes bornes, ni pour son étendue, ni pour sa durée. Tous
les prophètes ont vu comme Daniel la conversion des idolâtres et le règne
éternel de Jésus-Christ sur la gentilité convertie, en même temps que le peuple
juif serait dispersé : et tout cela pour accomplir l'ancien oracle de Jacob (6),
qui faisait commencer l'empire du Messie sur tous les peuples, en même temps
qu'il ne resterait parmi les Juifs aucune marque de magistrature ni de puissance
publique.
Comme ce grand ouvrage de la
victoire de Jésus-Christ dans la dispersion des Juifs, dans la punition de Rome
idolâtre et dans le glorieux établissement de l'Eglise, allait se déclarer plus
que jamais au temps qui devait suivre saint Jean, c'est aussi ce grand ouvrage
que Dieu lui fit connaître : et c'est pourquoi nous verrons un ange
resplendissant comme le soleil, qui levant la main au ciel, jurera par Celui qui
vit aux siècles des siècles, « que le temps était venu, et que Dieu allait
accomplir son grand mystère, qu'il avait évangélisé et annoncé par les
prophètes, ses serviteurs (7). » Saint Jean, qui était plus près de
l'accomplissement du mystère, le voit aussi dans tout son ordre. Sa prophétie
est comme une histoire où l'on voit premièrement tomber les Juifs dans le
dernier désespoir : mais où l'on voit bien plus au long et bien plus
manifestement tomber les Romains, dont la chute devait aussi être bien plus
éclatante. Saint Jean voit toutes ces choses : il voit les grands caractères qui
ont marqué le doigt de Dieu, et
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il pousse sa prophétie jusqu'à la chute de Rome, par
laquelle Dieu voulait donner le dernier coup à l'idolâtrie romaine.
Il ne pouvait pas marquer Rome
par une figure plus convenable que par celle de Babylone, superbe et dominante
comme elle ; comme elle, attachée à ses faux dieux et leur attribuant ses
victoires; comme elle, persécutrice du peuple de Dieu et le tenant sous le joug
de la captivité ; comme elle enfin, foudroyée et déchue de sa puissance et de
son empire par un coup visible de la main de Dieu.
Mais en même temps qu'à la
manière des prophètes il cache Rome sous cette figure mystérieuse, il veut si
bien qu'on la reconnaisse, qu'il lui donne, comme on a vu (1), tous les
caractères par où elle était connue dans tout l'univers, et en particulier celui
d'être la ville aux sept montagnes, et celui d'être la ville qui avait l'empire
sur tous les rois de la terre (2) : caractères si particuliers et si
remarquables, que personne ne s'y est mépris , ainsi qu'il a été dits. Il
pénètre encore plus avant, et le chapitre XX de l'Apocalypse nous montre
en confusion et comme de loin de grandes choses , que je ne sais si nous pouvons
démêler. Mais comme le principal dessein était de nous faire voir les
persécuteurs, et surtout les Romains punis, et l'Eglise victorieuse au milieu de
tous les maux qu'ils lui faisaient, c'est aussi ce qui nous paraît plus
certainement et plus clairement que le reste.
Mais tout ce que nous venons de
dire, quoique très-important, n'est encore pour ainsi parler que l'écorce et le
dehors de l'Apocalypse. Ce n'est pas la chute de Rome , ni de l'empire
idolâtre et persécuteur que Jésus-Christ veut découvrir principalement à saint
Jean ; c'est dans la chute de cet empire, celle de l'empire de Satan qui régnait
dans tout l'univers par l'idolâtrie que l'Empire romain soutenait ; et
Jésus-Christ avait prédit la ruine de cet empire de Satan, lorsqu'à la veille de
sa passion il avait dit ces paroles : « Maintenant le monde va être jugé :
maintenant le prince
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du monde va être chassé dehors ; et lorsque j'aurai été
élevé de
terre, je tirerai tout à moi, » Joan., XII, 31, 32.
On entend bien qui est ici le
prince du monde : c'est Satan qui le tenait sous son joug et s'y faisait adorer.
On voit cette tyrannie renversée et le monde converti par la passion du Sauveur,
c'est-à-dire, avec la ruine de l'empire de Satan, le parfait établissement du
règne de Jésus-Christ et de son Eglise.
L'accomplissement de cette
parole de Notre-Seigneur, si soigneusement remarquée par saint Jean, fait encore
le vrai sujet de son Apocalypse : c'est pourquoi on y voit le dragon,
c'est-à-dire le diable et ses anges comme tenant l'empire du monde (1). On y
voit les combats qu'ils rendent pour le conserver, leur fureur contre l'Eglise
naissante, et tout ce qu'ils font pour la détruire. Les démons agissent partout,
et remuent tout contre l'Eglise qui vient abattre leur puissance (2). Tous leurs
efforts sont inutiles, et ce règne infernal qui devait périr, devait aussi
entraîner dans sa chute tous ceux qui se laisseraient entraîner à ses sacrilèges
desseins.
On voit donc ici d'un côté les
entreprises de Satan contre l'Eglise ; et de l'autre , que ce qu'on emploie
contre elle sert à son triomphe, et que seconder les désirs de l'enfer, comme
faisait l'Empire romain, c'était courir à sa perte.
Ainsi donc fut exécuté le
jugement que le Fils de Dieu avait prononcé contre le prince du monde : c'est
pourquoi on voit le dragon atterré, tous ses prestiges découverts, et à la fin
de ce divin Livre, « le démon avec la bête et le faux prophète » qui le
soutenaient, «jetés dans l'étang de feu et de soufre, pour y être tourmentés aux
siècles des siècles.
Apoc., XIX, 20 ; XX, 9,10.
On voit aussi dans le même temps
Jésus-Christ vainqueur et tous les royaumes du monde composant le sien : ainsi
il attire à lui tout le monde; ses martyrs sont les juges de l'univers, et c'est
à quoi se termine la prophétie (3).
En voici donc en un mot tout le
sujet. C'est Satan, le maître du monde, détruit avec l'empire qui le soutenait,
après avoir livré de vains combats à l'Eglise toujours victorieuse, et à la fin
dominante sur la terre.
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On voit à la fin du livre de
nouveaux combats (1) où je ne veux pas encore entrer. Je me contente d'avoir ici
donné l'idée générale de la principale prédiction : pour en pénétrer le détail,
il faut encore s'instruire des événements particuliers qui se devaient
développer dans l'exécution de ce grand ouvrage de Dieu.
Les Juifs n'étaient pas
entièrement chassés de Jérusalem par la ruine de cette ville, et par l'incendie
de son temple sous Vespasien et sous Tite. Ils s'étaient bâti des maisons dans
Jérusalem, et ils s'étaient fait un honneur de conserver le lieu saint où le
temple avait été posé : ce qui fit que les chrétiens y eurent aussi dans le même
temps, sous quinze évoques consécutifs tirés des Juifs, une église florissante,
où ils recueillaient beaucoup de fidèles de cette nation : mais le gros du
peuple persista dans la haine qu'il avait conçue pour Jésus-Christ et ses
disciples, ne cessant d'animer contre eux les gentils par leurs calomnies (2).
Jamais ils n'avoient été plus remuants ; et devenus comme furieux par leur
malheur, ils semblaient être résolus à se relever de leur chute ou à périr tout
à fait, et envelopper le plus qu'ils pourraient de leurs ennemis dans leur
ruine.
Saint Jean les avait laissés
dans cette funeste disposition lorsqu'il mourut. Ce fut sous Trajan et dans la
seconde année de son empire que l'Eglise perdit ce grand apôtre , que Dieu avait
conservé jusqu'à une extrême vieillesse , pour affermir par son témoignage et
par sa doctrine la foi de l'Eglise naissante. Un peu après, sous le même prince,
les Juifs reprirent les armes avec une espèce de rage (3) : ils espérèrent
peut-être profiter du temps où il était occupé contre les Parthes. Mais Lysias,
qu'il envoya contre eux, tailla en pièces leurs armées, en fit périr un nombre
infini, et les mit de nouveau sous le joug. Leur défaite fut encore plus
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sanglante dans la Libye et dans l'île de Chypre, où ils
avaient fait des carnages inouïs ; et il semblait que Trajan ne leur avait
laissé aucune ressource (1).
Ils furent mis en cet état dans
la dix-neuvième année de ce
prince, qui fut aussi la dernière de son empire : mais ils
reçurent comme un second coup bien plus terrible sous Adrien (2), lorsque ces
désespérés ayant repris les armes avec une furie dont on ne voit guère
d'exemples, cet empereur tomba sur eux par ses généraux avec toutes les forces
de l'Empire. Alors tout ce qui restait de gloire à Jérusalem fut anéanti : elle
perdit jusqu'à son nom; Adrien ne lui laissa plus que le sien qu'il lui avait
donné. Pour les Juifs, il en périt près de six cent mille dans cette guerre,
sans compter ceux qui furent consumés par la famine et par le feu, et les
esclaves sans nombre qu'on vendit par toute la terre : ce qui, dans toute la
suite , leur fit regarder un marché fameux, qu'on appelait le marché de
Térébinthe, avec horreur, comme si on eût dû encore les y vendre tous à aussi
vil prix qu'on avait fait après leur défaite entière sous Adrien (3).
L'auteur de cette révolte fut
Cochébas ou Barcochébas, dont le nom signifioit l'Etoile ou le fils de l'Etoile
(4). Les Juifs trompés par Akiba, le plus autorisé de tous leurs rabbins , le
prirent pour le Messie. Son nom même aidoit à la séduction, et lui donna
occasion de s'approprier cette ancienne prophétie du livre des Nombres :
« Il s'élèvera une étoile de Jacob (5). » Selon cette prophétie, Barcochébas se
disait un astre descendu du ciel pour le salut de sa nation opprimée : mais au
contraire, elle fut exterminée pour jamais de sa patrie (6).
Les Juifs ont regardé ce
désastre comme le plus grand qui leur fût jamais arrivé, plus grand même que
celui qui leur était arrivé
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sous Tite. L'auteur du livre nommé Juchasin dit qu'il périt
deux fois plus d'hommes dans cette guerre qu'il n'en était sorti d'Egypte,
c'est-à-dire qu'il en périt plus de douze cent mille, puisqu'il en était sorti
d'Egypte six cent mille, sans compter les en-fans ; et un autre auteur juif,
rapporté par Drusius (1), dit que « ni Nabuchodonosor, ni Tite, n'avaient tant
affligé les Juifs qu'avait fait Adrien, » soit qu'il faille prendre ces termes à
la rigueur, ou que le dernier coup, qui ne laisse aucune espérance, soit
toujours
le plus sensible.
Depuis ce temps leur douleur
n'eut plus de bornes. Ils se crurent entièrement exterminés de leur terre ; à
peine leur fut-il permis de la regarder de loin ; et ils achetaient bien cher la
liberté de venir seulement un jour de l'année au lieu où était le temple pour
l'arroser de leurs larmes (2). Leur grande douleur était de voir cependant les
chrétiens, que leur faux messie Barcochébas avait cruellement persécutés,
demeurer à Jérusalem en assez grande paix sous Adrien et sous leur évêque Marc,
le premier qui gouverna dans cette ville les fidèles convertis de la gentilité
(3). Alors donc put s'accomplir parfaitement ce que saint Jean avait prédit aux
chrétiens, que ces Juifs superbes qui les avaient tant méprisés et tant affligés
seraient abattus à leurs pieds (4) et contraints de confesser qu'ils étaient
plus heureux qu'eux, puisqu'ils pouvaient demeurer dans la sainte Cité d'où les
Juifs se voyaient éternellement bannis.
La victoire coûta tant de sang
aux Romains, que dans les lettres que l'empereur écrivit selon la coutume au
sénat pour lui en donner avis, il n'osa mettre à la tète cette manière ordinaire
de saluer : « Si vous et vos enfants êtes en bonne santé , moi et l'armée y
sommes aussi, » n'osant dire qu'une armée si étrangement affaiblie par cette
guerre fût en bon état (5). Ainsi Dieu punissait les Juifs par les Romains, et
en quelque façon aussi les Romains par les Juifs, pendant que les chrétiens
avaient le loisir dans un état assez paisible de considérer avec une profonde
admiration les jugements de Dieu.
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Ce fut durant ce temps que les
Juifs s'occupèrent plus que jamais à détourner le vrai sens des prophéties qui
leur montraient Jésus-Christ. Akiba, le plus renommé de tous leurs rabbins, les
leur faisait appliquer à Barcochébas. Le recueil de leur Talmud fut fait
alors, et à ce qu'on croit, à peu près dans le temps qu'Adrien les dispersa.
C'est là qu'ils ont ramassé leurs Deutéroses, ou leurs fausses traditions, où la
loi et les prophéties sont obscurcies en tant d'endroits, et qu'ils ont posé les
principes pour éluder les passages qui regardaient Jésus-Christ : ce qui faisait
en un certain sens une notable diminution de leur lumière, non-seulement à
l'égard des Juifs à qui Dieu la retirait, mais encore à l'égard des gentils,
puisqu'ils étaient d'autant moins touchés de ces divines prophéties, que les
Juifs à qui elles étaient adressées ne les entendoient pas comme nous.
Mais ce fut une chose encore
plus douloureuse pour l'Eglise, et une espèce de nouvelle persécution qu'elle
eut à souffrir de la part des Juifs, lorsqu'elle vit les opinions judaïques se
répandre jusque dans son sein. Dès l'origine du christianisme il s'était mêlé
parmi les fidèles des Juifs mal convertis, qui tâchaient d'y entretenir un
levain caché du judaïsme, principalement en rejetant le mystère de la Trinité et
celui de l'Incarnation. Tels étaient un Cérinthe et un Ebion, qui nièrent la
divinité de Jésus-Christ et ne voulaient reconnaître en Dieu qu'une seule
personne. Saint Jean les avait condamnés dès les premières paroles de son
Evangile, en disant : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en
Dieu, et le Verbe était Dieu (1). » Par là il montrait clairement qu'il y avait
en Dieu plus d'une personne; et il ne montrait pas moins évidemment, que le
Verbe, cette autre personne qu'il reconnaissait pour Dieu , s'était fait homme
(2) ; en sorte que le Verbe et l'homme n'étaient, comme il ajoutait, dans la
vérité, que le « même Fils unique de Dieu (3). » On ne pouvait, ni plus
clairement, ni plus fortement condamner les opinions judaïques : mais elles ne
laissèrent pas de sortir de temps en temps de l'enfer,
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où l'Evangile de saint Jean semblait les avoir renfermées.
Sur la fin du second siècle (1), il s'éleva, sans auteur connu, une secte nommée
des Alogiens (2), ainsi appelés, parce qu'ils ne reconnais-soient pas le
Verbe. Ceux-ci en haine du Verbe que saint Jean avait annoncé, rejetèrent son
Evangile, et même son Apocalypse, où Jésus-Christ était aussi appelé le
Verbe de Dieu. Ils ne demeurèrent pas longtemps sans chef, et Théodote de
Byzance, qui vivait alors, se mit à leur tête (3). C'était un homme savant et
connu pour tel, comme le remarque saint Epiphane (4); et d'ailleurs, dit-il,
très-bien instruit des arts de la Grèce, c'est-à-dire très-poli et
très-éloquent, quoiqu'il fût marchand de cuir. Ce fut dans Rome même, et sous le
pape saint Victor, qu'il commença à semer son hérésie (5). L'occasion en est
mémorable. Durant la persécution il avait été pris pour la foi, et seul il
l'avait abandonnée , pendant que les compagnons de sa prison étaient allés au
martyre. Comme ceux qui « connaissaient son savoir, » lui reprochaient une chute
si honteuse à « un homme si savant, » il leur répondit pour toute raison qu'en
tout cas s'il avait renié Jésus-Christ, c'était un pur homme, et non pas un Dieu
qu'il avait renié : détestable excuse qui couvrait une lâcheté par un blasphème.
Une autre secte sortie de celle-là ravalait si fort Jésus-Christ , qu'elle le
mettait au-dessous de Melchisédech (6). C'était une suite de ces opinions
judaïques de réduire la Trinité à de simples noms, comme fit dans le même temps
(7) un Praxéas, contre qui Tertullien a écrit. Noétus suivit cette erreur, que
Sabellius releva encore, et se fit beaucoup de disciples, non-seulement dans la
Mésopotamie, mais encore dans Rome même. Ces hérésies venaient toutes d'un même
principe, qui était de mettre l'unité de Dieu, comme les Juifs, dans une seule
personne divine : ce qui obligeait à dire , ou que Jésus-Christ était la même
personne que le Père, qui seul était Dieu; ou ce qui était plus naturel, qu'il
n'était pas Dieu lui-même, et qu'il n'était qu'un pur homme; et en quelque
manière que ce fût, c'était ou nier la
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divinité du Fils de Dieu, ou en supprimer la personne même.
On voit clairement que ces hérésies étaient un reste de ce levain judaïque, dont
les disciples de Jésus-Christ devaient se garder selon la parole de
Notre-Seigneur, et que les chrétiens qui les embrassaient, étaient sous le nom
de chrétiens, des pharisiens ou des Juifs, comme saint Epiphane (1) et les
autres Pères les appelaient.
Mais jamais il ne parut tant que
ces opinions venaient des Juifs que du temps de Paul de Samosate, évêque
d'Antioche (2), puisqu'Artémon ayant renouvelé l'hérésie de Cérinthe et de
Théo-dote, qui ne faisait de Jésus-Christ qu'un pur homme, Paul embrassa son
parti en faveur de Zénobie, reine de Palmyre, qui, comme on sait, était attachée
à la religion judaïque (3). Les Juifs étaient donc, à vrai dire, les auteurs de
cette impiété, puisqu'ils l'inspiraient à cette reine, et tâchèrent de l'établir
par ce moyen dans le troisième siège de l'Eglise et dans la ville où le nom de
chrétien avait pris naissance (4) : comme si pour étouffer à jamais un si beau
nom, le démon eût voulu porter la corruption jusques dans la source où il était
né. Les suites de cette erreur ont été effroyables dans l'Eglise, puisque
non-seulement Photin évêque de Sirmich la renouvela, mais qu'à vrai dire les
ariens, les nestoriens et toutes les autres sectes qui attaquèrent dans la suite
la divinité ou l'incarnation du Fils de Dieu , n'étaient que des rejetons de
cette hérésie judaïque.
L'Eglise souffrit donc longtemps
une espèce de persécution de la part des Juifs par la contagion de ces doctrines
pharisaïques ; et Dieu le permettait ainsi, non-seulement, comme dit saint Paul
(5), pour éprouver les vrais fidèles, mais encore pour frapper d'aveuglement
ceux que leur haine volontaire contre l'Evangile avait livrés à l'esprit
d'erreur.
De tout temps les hérésies ont
été un grand scandale aux infidèles et un grand obstacle à leur conversion. Il
n'y a personne qui ne sache que Celse et tous les païens, aussi bien que depuis
383
leur temps Mahomet et ses sectateurs, les ont objectées aux
chrétiens comme le faible du christianisme. Les païens en concluaient que
l'Eglise chrétienne, qui se glorifiait de son institution divine, était une
invention humaine comme les autres sectes, divisée comme elles en plusieurs
factions, qui n'avaient rien de commun que le nom. Outre cela ils attribuaient
aux vrais chrétiens les dogmes des hérétiques : ainsi la doctrine chrétienne
était méprisée et haïe : méprisée comme affaiblie par ses divisions; haie comme
chargée des dogmes impies des sectes qui portaient son nom. C'est assurément un
des moyens des plus dangereux dont se soit servi le démon pour obscurcir
l'Evangile » et empêcher que la gloire ne s'en fit sentir aux infidèles, Dieu le
permettant ainsi par un juste jugement, et punissant les impies par une espèce
de soustraction de la lumière qu'ils ne voulaient pas recevoir.
Il leur préparait en même temps
des châtiments plus sensibles. Comme les Romains aveuglés ne profitaient pas de
la prédication de l'Evangile, et que Rome au contraire s'opiniâtrait depuis deux
cents ans à 'soutenir l'idolâtrie par toute la terre, Dieu résolut d'ôter
l'empire à cette ville impie, qui avait entrepris d'éteindre la race et le nom
des Saints. Les guerres d'Orient furent constamment la première cause de sa
chute, et ce fut de ce côté-là que l'empire persécuteur reçut ses premières
plaies par la défaite et la prise de Valérien (2). Les Perses avaient repris
l'empire de l'Orient sous un Artaxerxe, qui envahit le royaume des Parthes,
anciens et implacables ennemis du nom romain. Ces peuples étaient renfermés au
delà de l'Euphrate ; et s'ils le passaient quelquefois pour envahir les
provinces de l'Empire, ils se voyaient bientôt repoussés par la puissance
romaine, qui leur portait la guerre et la désolation jusque dans le sein. Les
choses changèrent sous Valérien, grand prince d'ailleurs, mais l'un des plus
cruels persécuteurs que l'Eglise eût encore éprouvés. C'est dans cette sanglante
persécution
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que saint Cyprien et saint Laurent souffrirent le martyre.
Depuis que Valérien l'eut commencée, il fut le plus malheureux de tous les
empereurs (1). On sait la défaite honteuse de ce prince par Sapor, roi de Perse,
sa prise, son long esclavage, le triste état de l'Empire romain, les trente
tyrans auxquels il fut donné en proie ; en même temps l'inondation des Barbares
qui le ravageaient, c'est-à-dire à la fois la guerre civile et la guerre
étrangère, et une terrible agitation, non-seulement dans les provinces, mais
encore dans tout le corps de l'Empire. Alors il sembla que tous les peuples
perdissent en même temps le respect pour la majesté romaine. On vit entrer de
tous côtés, dans toutes les terres de l'Empire, ceux qui le devaient mettre en
pièces : les Suèves, les Alains, les Germains, les Allemands, peuple particulier
de la Germanie, qui a depuis donné parmi nous le nom à la nation ; les Hérules,
les Vandales, les Francs, les Gépides, noms presque inconnus jusqu'alors; et
comme à la tète de tous, les Goths qui les animaient et qu'on nommait presque
seuls parmi tant d'ennemis, à cause qu'ils se signalaient au-dessus des autres
(2). Il est vrai qu'ils furent vaincus par mer et par terre, car leur temps
n'était pas encore venu. La justice divine, qui marche à pas lents, se contenta
d'avoir marqué alors les destructeurs futurs de Rome, et de lui avoir montré la
verge dont elle devait être frappée.
Tous ces malheurs commencèrent à
la défaite et à la prise de Valérien ; et on reconnut si bien que la persécution
en était la cause, que Gallien, fils et successeur de ce prince, la fit cesser
aussitôt qu'il fut élevé à l'Empire : mais Dieu ne laissa pas de continuer ses
justes vengeances (3). Car outre que Gallien, le plus infâme de tous les hommes,
n'était pas propre à l'apaiser, les peuples ne se corrigèrent pas, et leur haine
fut plus que jamais envenimée contre l'Eglise. Dieu aussi multiplia ses fléaux :
la guerre, la peste, la famine, ravagèrent le monde comme à l'envi, et jamais on
n'avait vu de si grand maux, ni si universels, ni tant à la fois. L'Empire se
rétablit sous Claude II et sous les princes suivants.
385
Mais les suites des malheurs de Valérien ne finirent pas.
Depuis ce temps il fallut tourner vers l'Orient toutes les forces de l'Empire :
c'est par là que l'Occident, demeura découvert aux barbares. Le grand nombre de
césars et d'empereurs qu'il fallut faire, chargea extraordinairement l'Empire et
diminua la majesté d'un si grand nom.
Rome cependant devenait toujours
plus impitoyable envers les chrétiens. La persécution de Dioclétien et de
Maximien fut la plus violente de toutes (1). Encore que ces empereurs et surtout
Maximien eussent déjà beaucoup affligé les Saints et fait beaucoup de martyrs,
on ne compte leur persécution que depuis que par un édit exprès ils firent
renverser les églises, et contraignirent par des morts cruelles, premièrement le
clergé, et ensuite tout le peuple, à sacrifier aux idoles. Après que ces
empereurs eurent renoncé à l'empire, leurs successeurs continuèrent la
persécution avec un pareil acharnement durant dix ans : et cette persécution est
appelée du nom de Dioclétien, parce qu'elle fut commencée par son autorité.
Jamais l'Eglise n'avait tant souffert. Il semblait que les démons, qui sentoient
par le nombre immense des conversions que leur empire allait tomber, fissent
alors les derniers efforts pour le soutenir : mais au contraire ce fut alors et
au milieu de cette effroyable persécution, que Constantin choisi de Dieu pour
donner la paix à son Eglise et triompher par la croix, en érigea le trophée au
milieu de Rome (2).
Les sacrifices des démons furent
abolis, leurs temples furent fermés, et l'idolâtrie semblait avoir reçu le coup
mortel (3). Mais environ cinquante ans après, Julien l'Apostat la fit revivre,
et lui rendit son premier lustre pour un peu de temps (4). La défaite de ce
prince et sa mort dans un combat contre les Perses, en relevant
386
l'Eglise, donna un grand coup à l'Empire romain, et le
temps de
sa chute semblait approcher.
Les violences et les cruautés
qu'on exerça dans les villes contre les chrétiens aussitôt que Julien se fut
déclaré leur ennemi, firent bien voir que l'idolâtrie n'était pas morte, même
sous les princes chrétiens (1). Rome ne pouvait revenir de ses erreurs ni de ses
faux dieux. Elle continuait à imputer aux chrétiens tous les malheurs de
l'Empire, toujours prête à les traiter avec les mêmes rigueurs qu'elle avait
fait autrefois, si les empereurs l'eussent souffert. La cause même de
l'idolâtrie y était si favorable, que les tyrans qui s'élevaient, ou ceux qui
aspiraient à la tyrannie, un Maxime, un Eugène, un Eucher, gagnaient Rome en
faisant croire qu'ils seraient plus favorables au culte des dieux que les
empereurs, ou en promettant ouvertement de le rétablir (2). En effet il paraît
par toute l'histoire que le sénat, le premier corps de l'Empire et celui qui
avait toujours le plus excité la persécution contre l'Eglise, ne s'était point
relâché de ses premiers sentiments. La relation de Symmaque, préfet de la ville
(3), aux empereurs Valentinien, Théodose et Arcade, le fait bien voir, puisque
ce fut au nom du sénat qu'il demanda à ces empereurs le rétablissement des gages
retranchés aux vestales, et celui de l'autel de la Victoire dans le lieu où ce
corps auguste s'assemblait. On voit par la réponse de saint Ambroise que ce
n'était pas à tort que Symmaque prenait le nom de cette compagnie, puisqu'en
eiïét le nombre des idolâtres y prévalait. Cette relation de Symmaque avait été
précédée par une semblable délibération, deux ans auparavant, sous l'empire de
Gratien (4). Tout ce que pouvaient faire les sénateurs chrétiens en ces
occasions était de s'absenter du sénat, pour ne point participer à un décret
plein d'idolâtrie, ou de souscrire une requête particulière pour faire connaître
leurs sentiments à l'empereur. Ainsi l'idolâtrie avait encore pour elle le
suffrage des Pères Conscrits, c'est-à-dire de cet auguste sénat, autrefois si
révéré des nations et des rois, et où il y avait encore une si grande partie de
la
387
puissance publique, puisqu'on y confirmait et les lois et
les princes mêmes.
Il ne faut donc pas s'imaginer
que Rome fût chrétienne, ni que la colère de Dieu dût être apaisée à cause que
les empereurs s'étaient convertis. Les temples rouverts par Julien n'avaient pu
être refermés : les païens même trouvaient moyen de continuer leur culte malgré
les défenses des empereurs. Ils regardaient le culte des chrétiens comme la
dévotion particulière des princes, et le culte des anciens dieux comme celui de
tout l'Empire (1). Tout était infecté dans Rome, dit saint Ambroise (2) de la
fumée des sacrifices impurs, et on y voyait de tous côtés les idoles qui
provoquaient Dieu à jalousie. Ainsi Rome attirait toujours sa vengeance. Il en
arriva comme du temps de Josias : encore que la piété de ce prince eût remis en
honneur le vrai culte, Dieu n'oublia pas pour cela les impiétés du règne d'Achaz
et de Manassès, et il attendait seulement à perdre Juda, lorsqu'il aurait retiré
du monde le pieux Josias (3). Le Josias que Dieu semblait avoir épargné, était
Théodose le Grand : mais il détruisit sous son fils Rome et son empire. Ce
n'était pas qu'Honorius n'eût hérité de la piété de son père : mais Rome se
rendait d'autant plus inexcusable, que l'exemple et l'autorité de ses empereurs
n'était pas capable de la convertir. L'année séculaire de Rome arriva sous le
règne de ce prince (4); et pour contenter le peuple, qui attribuait les malheurs
du siècle précédent au mépris qu'on y avait fait des jeux séculaires au
commencement de ce siècle-là, on les laissa célébrer avec beaucoup de
superstitions et d'idolâtries.
Ne voilà que trop de sujets de
perdre Rome, et Dieu avait déjà appelé les Goths pour exercer sa vengeance. Mais
la manière dont il accomplit ce grand ouvrage, y fit bien connaître sa main
toute-puissante.
Deux rois goths menaçaient en
même temps Rome et l'Italie
388
Radagaise et Alaric; le premier païen, le second chrétien,
quoiqu'attaché à l'arianisme. Radagaise marchait avec deux cent mille hommes, et
selon la coutume des barbares il avait voué à ses dieux le sang des Romains (1).
Les païens publiaient à Rome qu'il venait un ennemi vraiment redoutable, que le
culte des dieux rendrait puissant contre Rome, où leurs autels étaient méprisés;
et ils disaient que les sacrifices de ce roi païen étaient plus à craindre que
ses troupes, quoiqu'innombrables et victorieuses. « Les blasphèmes se
multipliaient dans toute la ville, » dit un historien du temps- « et le nom de
Jésus-Christ était regardé plus que jamais comme la cause de tous les maux (2).
» Si Dieu résolu à la vengeance eût livré la ville à ce païen, ceux de la même
religion n'auraient pas manqué d'attribuer la victoire aux dieux qu'il adorait.
Mais son armée fut taillée en pièces, sans qu'il en restât un seul, pas même le
roi (3).
Dans le même temps Alaric,
l'autre roi des Goths, s'était rendu redoutable aux Romains (4) : tantôt reçu
dans leur alliance et combattant avec eux, tantôt indignement traité, enfin il
assiège Rome. On y cherche de vains secours, en appelant des devins toscans (5),
selon l'ancienne coutume ; et on se portait avec tant d'ardeur aux cérémonies
païennes, qu'un païen a bien osé écrire que le pape saint Innocent fut obligé
d'y consentir. Personne n'en a cru Zozime un si grand calomniateur des chrétiens
: mais son récit ne laisse pas de faire sentir dans Rome un prodigieux
attachement à l'idolâtrie. Car il est bien constant par tous les auteurs que les
Etruriens ou Toscans furent appelés par le gouverneur ou le préfet de la ville,
et que les sénateurs païens demandaient qu'on offrît des sacrifices dans le
Capitole et dans les autres temples (6). C'est ainsi que Rome assiégée voulait
recourir à ses anciens dieux (a). Approchant le temps de sa perte, on y établit
pour empereur Attale, païen d'inclination, qui aussi faisait espérer le
389
rétablissement du paganisme (1). En effet, dans la propre
année que Rome fut prise, le tyran créa consul un Tertullus, zélé idolâtre, qui
commença sa magistrature, selon la coutume des gentils, par les vains présages
des oiseaux, et qui faisant valoir dans le sénat la qualité de pontife qu'il
espérait bientôt avoir, voulait faire revivre avec elle toute la religion
païenne (2). Ainsi l'idolâtrie était encore une fois devenue dans Rome la
religion dominante, Dieu l'ayant ainsi permis pour ne point laisser douteux le
sujet de ses justes vengeances (3). Cette grande ville hâtait son supplice : les
propositions de paix qu'on faisait à l'empereur furent inutiles; Rome fut prise
par Alaric (4), et tout y fut désolé par le fer et par le feu.
Mais Dieu, qui avait enlevé à
Radagaise, prince païen, une ville destinée à sa vengeance, pour la livrer à un
chrétien dont la victoire ne pût pas être attribuée par les païens au culte des
dieux, voulut encore faire voir d'une autre manière et avec beaucoup d'éclat,
que le paganisme était le seul objet de sa colère : car il mit dans le cœur
d'Alaric d'établir un asile assuré dans les églises, et principalement dans
celle de Saint-Pierre (5). Plusieurs païens s'y réfugièrent avec les chrétiens,
et visiblement ce qui resta de la ville fut dû au christianisme.
Tous les chrétiens reconnurent
le doigt de Dieu dans ce mémorable événement; et saint Augustin, qui en fait
souvent la réflexion, nous fait adorer en tremblant les moyens dont ce juste
Juge sait faire connaître aux hommes ses secrets desseins. Au reste, il arriva
au vainqueur choisi de Dieu pour exécuter ses décrets, ce qui a coutume
d'arriver à ceux dont la puissance divine se veut servir : c'est que Dieu leur
fait sentir par un secret instinct qu'ils ne sont que les instruments de sa
justice. Ainsi Tite répondit à ceux qui lui vantaient ses victoires sur les
Juifs, qu'il n'avait fait que prêter la main à Dieu irrité contre ce peuple (6).
Alaric eut
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un semblable sentiment; et un saint moine d'Italie le
priant d'épargner une si grande ville : « Non, dit-il, cela ne se peut : je
n'agis pas de moi-même : quelqu'un me pousse au dedans sans me donner de repos
ni jour ni nuit, et il faut que Rome soit prise (1). » Elle le fut bientôt
après. Alaric ne survécut guère, et il semblait qu'il ne fût au monde que pour
accomplir cet ouvrage.
Depuis ce temps, la majesté du
nom romain fut anéantie : l'Empire fut mis en pièces, et chaque peuple barbare
enleva quelque partie de son débris ; Rome même, dont le nom seul imprimait
autrefois de la terreur, quand on la vit une fois vaincue, devint le jouet et la
proie de tous les barbares. Quarante-cinq ans après (2), le Vandale Genséric la
pilla encore. Odoacre, roi des Erules, s'en rendit le maître, comme de toute
l'Italie (3), presque sans combat; et la gloire de l'Empire romain, s'il lui en
restait encore après cette perte, fut transportée à Constantinople. Rome,
autrefois la maîtresse du monde, fut regardée avec l'Italie comme une province,
et encore en quelque façon comme une province étrangère, que l'empereur Anastase
fut contraint d'abandonner à Théodoric, roi des Goths (4). Vingt ou trente ans
on vit Rome comme ballottée entre les Goths et les capitaines romains qui la
prenaient tour à tour. Dieu ne cessa de poursuivre jusqu'à l'entière destruction
les restes de l'idolâtrie dans cette ville. La vénération des dieux romains
avait laissé des impressions si profondes dans l'esprit du vulgaire ignorant,
qu'on voit sous Justinien et sous les derniers rois goths qui régnèrent en
Italie (5), de secrets adorateurs de Janus ; et on crut encore trouver dans sa
chapelle et dans ses portes d'airain, quoiqu'abandonnées depuis tant de siècles,
une secrète vertu pour faire la guerre en les ouvrant (6). C'étaient les
derniers efforts de l'idolâtrie qui tombait tous les jours de plus en plus avec
l'empire de Rome. Mais le grand coup fut frappé par Alaric : ni
391
l'empire, ni l'idolâtrie n'en sont jamais relevés, et Dieu
voulait que l'un et l'autre périt par un même coup.
C'est ce que célèbre saint Jean
dans l’Apocalypse; c'est où il nous mène par une suite d'événements qui
durent plus de trois cents ans, et c'est par où se termine enfin ce qu'il y a de
principal dans sa prédiction. C'est là aussi la grande victoire de l'Eglise.
Mais, avant que d'y arriver, il faudra voir tous les obstacles qu'elle a
surmontés, toutes les séductions qu'elle a dissipées, et toutes les violences
qu'elle a souffertes. Satan a été vaincu en toutes manières, et Rome qui le
soutenait est tombée. Pendant que les chrétiens gémissaient sous la tyrannie de
cette ville superbe, Dieu les tenait dans cette attente, et leur faisait
mépriser l'empire et la gloire des impies. Saint Jean leur montrait aussi celle
des martyrs, joignant, selon la coutume des prophètes, les consolations avec les
vengeances et les menaces, sous des figures si admirables, qu'on ne se lasse
point d'en contempler la variété et la magnificence. Nous en entendrons le
détail, en appliquant les paroles de la prophétie aux événements qu'on vient de
voir, et selon l'idée générale que j'en ai donnée.
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