Apocalypse XIII
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Remarques
Avertissement
Liber Sapientiae
Liber Ecclesiasticus
Isaïe
Psaume  XXI
Apocalypse
Apocalypse I
Apocalypse II
Apocalypse III
Prédictions
Apocalypse IV
Apocalypse V
Apocalypse VI
Apocalypse VII
Apocalypse VIII
Apocalypse IX
Apocalypse X
Apocalypse XI
Apocalypse XII
Apocalypse XIII
Apocalypse XIV
Apocalypse XV
Apocalypse XVI
Apocalypse XVII
Apocalypse XVIII
Apocalypse XIX
Apocalypse XX
Apocalypse XXI
Apocalypse XXII
Explication

CHAPITRE XIII.

 

La bête qui s'élève de la mer : ses sept têtes et ses dix cornes : sa blessure mortelle : sa guérison surprenante. Seconde bête avec ses prestiges et ses faux miracles : l'image de la bête : le caractère et le nombre de la bête.

 

1.  Et je vis une bête s'élever de la mer, ayant sept têtes et dix cornes, et dix diadèmes sur ses cornes, et des noms (a) de blasphème sur ses têtes.

2.  La bête que je vis était semblable à un léopard : ses pieds ressemblaient aux pieds d'un ours, et sa gueule à la gueule d'un lion. Et le dragon lui donna sa force et sa grande puissance (b).

3.  Et je vis une de ses têtes comme blessée à mort : mais cette plaie mortelle fut guérie ; et toute la terre en étant émerveillée ,

suivit la bête.

4. Ils adorèrent le dragon, qui avait donné puissance à la bête; et ils adorèrent la bête, en disant : Qui est semblable à la bête, et qui pourra combattre contre elle ?

5. Et il lui fut donné une bouche qui se glorifiait et prononçait des blasphèmes : et le pouvoir lui fut donné de faire la guerre (c)

quarante-deux mois.

6. Elle ouvrit la bouche pour blasphémer contre Dieu, pour blasphémer son nom et son tabernacle, et ceux qui habitent dans

le ciel.

7. Il lui fut donné de faire la guerre aux Saints et de les vaincre : et la puissance lui fut donnée sur toute tribu, sur tout peuple (d), sur toute langue et sur toute nation.

8. Tous les habitants de la terre l'adorèrent (e), ceux dont les noms ne sont pas écrits dans le livre de vie de l'Agneau immolé dès la création du monde.

9. Si quelqu'un a des oreilles, qu'il écoute.

10.  Celui qui mènera (f) en captivité, ira (g) en captivité : celui qui tuera de l'épée, il faut qu'il meure de l'épée. C'est ici la patience et la foi des Saints.

 

(a) Grec : Un nom.— (b) Force, son trône et sa...— (c) La guerre est dans le grec, et non dans la Vulgate. — (d) Peuple n'est pas daus le grec. — (e) L'adoreront. — (f) Qui mène. — (g) Va en...

 

469

 

11. Je vis une autre bête s'élever de la terre, qui avait deux cornes semblables à celles de l'Agneau , et qui parlait comme le dragon.

12.  Elle exerçait (a) toute la puissance de la première bête en sa présence; et elle fit (b) que la terre et ceux qui l'habitent adorèrent la première bête, dont la plaie mortelle avait été guérie.

13.  Elle fit (c) de grands prodiges, jusqu'à faire tomber le feu du ciel sur la terre devant les hommes.

14.  Et elle séduisit (d) les habitants de la terre par des prodiges qu'elle eut le pouvoir de faire en présence de la bête, en ordonnant aux habitants de la terre de dresser une image à la bête, qui avait reçu un coup d'épée, et qui néanmoins était en vie.

15.  Il lui fut donné pouvoir d'animer l'image de la bête, et de la faire parler, et de faire tuer tous ceux qui n'adoreraient pas l'image de la bête.

16.  Elle fera (e) que les petits et les grands, les riches et les pauvres, les hommes libres et les esclaves portent le caractère de la bête en leur main droite et sur leur front ;

17.  Et que personne ne puisse acheter ni vendre , que celui qui aura (f) le caractère de la bête, ou le nombre de son nom.

18. C'est ici la sagesse : Que celui qui a de l'intelligence, compte le nombre de la bête : car c'est le nombre d'un homme, et son nombre est six cent soixante-six.

 

EXPLICATION DU  CHAPITRE  XIII.

 

Suites des caractères de la persécution de Dioclétien. Sept empereurs idolâtres sous l'empire desquels elle a été exercée. La plaie mortelle île l'idolâtrie par la mort de Maximin. Elle revit sous Julien l'Apostat, qui rentre dans le dessein couru par Dioclétien, de détruire entièrement l'Eglise. La philosophie pythagoricienne au secours de l'idolâtrie dés le temps de Dioclétien, et de nouveau sous Julien. Cruelle défense de Dioclétien, imitée par Julien. Le nombre fatal de la bête dans le nom de Dioclétien.

 

1. Et je vis une bête. Daniel a représenté quatre grands empires sous la figure de quatre bêtes indomptables, VII. Un grand

 

(a) Grec : Exerce. — (b) Elle fait. — (c) Fait. — (d) Séduit. — (e) Fait. — (f) Qui a.

 

470

 

empire est ici représenté à saint Jean sous la figure d'une bête : et c'est l'Empire romain ; ou pour mieux dire, c'est Rome même, maîtresse du monde, païenne et persécutrice des Saints, qui veut répandre son idolâtrie dans toute la terre ; ou, ce qui est au fond la même chose, c'est l'idolâtrie romaine, comme étant la religion du plus grand empire et de la ville la plus redoutable qui fût jamais. Qui s'élevait de la mer : Daniel fait aussi sortir de la mer les quatre bêtes, qui signifient quatre empires. Ces empires sortent de la mer, c'est-à-dire de l'agitation des choses humaines, qui est figurée par « la mer, sur laquelle soufflent tous les vents, » Dan., VII, 2. De là vient aussi qu'en parlant de la tranquillité du siècle futur, saint Jean dit qu'il n'y aura plus de mer, XXI, 1. Qui avait sept têtes : saint Jean explique lui-même ces sept têtes dans le chapitre XVII, qui fait tout le dénoûment des prédictions de l’Apocalypse. Il faut donc soigneusement conférer ces deux chapitres, et remarquer avant toutes choses que ces sept têtes, selon saint Jean, XVII, 9, « sont les sept montagnes de Rome et sept de ses rois, » ou, comme on parlait en latin, de ses empereurs. La ville de Rome est manifestement désignée par le caractère des sept montagnes, mais encore en général et sans s'attacher à aucun temps déterminé. Mais saint Jean qui nous veut mener à la dernière persécution, qui fut celle de Dioclétien, où arrivèrent les grands combats et le grand triomphe des chrétiens, la désigne par son caractère particulier, qui est celui d'avoir été exercée sous l'empire et l'autorité de sept empereurs idolâtres, qui furent Dioclétien, Maximien surnommé Herculius, Constantius Chlorus, père de Constantin le Grand, Galère Maximien, Maxence, fils du premier Maximien, Maximin et Licinius.

De ces sept empereurs, Dioclétien est celui qui est le plus expressément marqué dans la prophétie, comme on verra vers la fin de ce chapitre, à cause que son nom était le premier à la tête de l'édit où la persécution fut ordonnée. Aussi était-il le premier des empereurs, celui à qui l'empire avait été donné d'abord, qui avait été au commencement le seul empereur, qui avait fait tous les autres, et qui en fut comme le père et la source, à qui même après qu'il eut quitté l'empire, on avait en quelque sorte conservé

 

471

 

l'autorité de créer les autres, comme il parut lorsque Galère Maximien l'appela auprès de lui en l'an 307, pour donner à Licinius le titre d'auguste (1). Il crut autoriser cette nomination par la présence de Dioclétien, d'où l'empire leur était venu à tous : de sorte qu'il ne faut pas s'étonner qu'on le marque plus que tous les autres dans la suite, comme celui qui a commencé la persécution, et du nom duquel elle est nommée par tous les auteurs.

Le Saint-Esprit fait donc voir ici à saint Jean la persécution de Dioclétien par le caractère qui lui est propre , qui est d'avoir été exercée successivement sous le nom et l'autorité de sept empereurs , que l'Apôtre appelle sept rois, selon l'usage de la langue grecque : par où il faut entendre sept augustes, ou comme parle Eusèbe, sept rois parfaits, teleiotatos basileus, Hist., lib. VIII, XIII.

Il est vrai qu'à compter tous ceux qui furent alors élevés à la suprême dignité d'augustes ou d'empereurs, on en trouvera neuf, puisqu'il faut encore ajouter Constantin le Grand et Sévère aux sept qu'on a déjà nommés. Mais il y a des raisons particulières pour lesquelles saint Jean, qui se plaît dans cette prophétie à réduire tout au nombre de sept, n'a point fait mention de Constantin et de Sévère : car déjà pour ce qui regarde Constantin, on voit bien qu'il ne devait pas servir à marquer le caractère de la persécution de Dioclétien, lui qui la fit cesser dès qu'il parvint à l'Empire, « puisque sa première action, quand il y fut élevé, fut de rendre aux chrétiens la liberté de leur culte, » comme le rapporte Lactance. « Voilà, continue-t-il, son premier décret et sa première ordonnance, » Lact., De Mortib. persecut., XXIV.

Pour Sévère, il est vrai qu'il a été empereur, et on peut présumer qu'il aura été ennemi des chrétiens, puisqu'il était créature de Galère Maximien, leur plus ardent persécuteur; mais son empire est à peine marqué dans l'histoire. Nous apprenons de Lactance (2) qu'il ne fut fait empereur que pour la guerre contre Maxence, où il fut d'abord abandonné de ses soldats et même contraint de quitter la pourpre, c'est-à-dire de se réduire à la vie privée incontinent après sa promotion ; ce qui pourtant, après tout, ne lui valut qu'une mort plus douce. Comme donc il perdit

 

1 Lact., De Mort., XXIX.— 2 De Mort., XXV, XXVI.

 

472

 

l'Empire presque aussitôt qu'il l'eut reçu, et qu'il mourut particulier, non pas à la manière de Dioclétien, qui parut se déposer de lui-même, et qui aussi conserva toujours beaucoup de dignité, comme on a vu, mais d'une manière si basse et si honteuse, il ne faut pas s'étonner que saint Jean toujours attaché aux grands caractères et aux traits marqués dans l'histoire, selon le génie des prophètes, ne compte pas un si misérable empereur, pour se réduire plus précisément au nombre de sept, si solennel d'ailleurs dans tout le cours de sa prophétie : d'autant plus qu'un règne si court et toujours occupé ailleurs, n'eut pas le temps de se faire sentir à l'Eglise, contre laquelle on ne voit pas qu'il ait rien fait, ni en général rien de mémorable.

Saint Jean a donc eu raison de nous montrer sept empereurs sous le nom et l'autorité desquels l'Eglise a été persécutée par toute la terre. On sait que les empereurs, quoiqu'ils partageassent entre eux les provinces, les gouvernaient néanmoins comme faisant un même corps d'empire. Les noms de tous les empereurs étaient inscrits à la tête de tous les actes publics, en quelque endroit qu'ils se fissent : les ordres généraux se donnaient aussi au nom de tous, et pour venir en particulier à la persécution, en quelque endroit qu'elle s'exerçât, on y faisait adorer tous les empereurs , quoiqu'ils fussent dans d'autres provinces, comme il paraît par les actes du martyre de saint Procope, qui encore qu'il ait souffert dans la Palestine, reçut ordre « de sacrifier aux quatre rois (1), » c'est-à-dire à Dioclétien, à Maximien, à Galère Maximien et à Constantius Chlorus ; ce qui justifie parfaitement que la persécution s'exerçait au nom de tous les princes.

On pourrait ici objecter ce qu'Eusèbe écrit de Maxence, qu'il fit d'abord cesser la persécution à Rome et dans les terres où il commandait, et même qu'il fit semblant d'être favorable aux chrétiens au commencement de son empire, dans le dessein de gagner le peuple romain, dont une grande partie avait déjà embrassé le christianisme, Euseb.,VIII, XIV. Mais après tout ce ne fut ici qu'un faux semblant; et Eusèbe ayant remarqué la douceur trompeuse de ce prince envers ses sujets chrétiens au commencement de son

 

1 Euseb. de Mart., I, Act. Procop., in not. Val., ibid.

 

473

 

règne, il fait bien entendre qu'à la fin et lorsqu'il se crut entièrement établi, il ne les épargna pas davantage que tout le reste des citoyens romains. Au reste il est constant par tous les auteurs que Maxence a été des plus attachés à toutes les impiétés de l'idolâtrie, à ses sacrifices impurs et à ses cruelles divinations, où l'on voit qu'il n'épargnait pas le sang humain , croyant comme tous les autres, trouver des présages plus exquis dans, les entrailles des enfants que dans celles des animaux , Euseb., de Vit. Const., I, III; Zoz., II. Et encore qu'en apparence il ait arrêté la persécution en quelques endroits, comme l'assurent des auteurs irréprochables, l'Eglise ne laissait pas de souffrir beaucoup , puisqu'on renioit Jésus-Christ dans la paix même, et que le pape saint Marcel ayant soutenu la vigueur de la discipline contre une si lâche apostasie, le tyran prit de là occasion de l'envoyer en exil. C'est ce qu'on voit dans l'épitaphe de ce saint pontife, composée par saint Damase, un de ses plus saints successeurs. Saint Marcel fut donc sous Maxence le martyr de la discipline, en quoi l'Eglise ne se tient pas moins persécutée que lorsqu'on l'attaque dans la foi ; et quand tout cela aurait manqué à la cruauté de Maxence, ce que ses désirs impudiques firent souffrir aux femmes chrétiennes lui peut donner rang parmi les plus infâmes persécuteurs (1). Aussi fut-il ce grand ennemi que Dieu abattit au pied de sa croix , par les armes et par la victoire de Constantin.

On ne peut ici s'empêcher de dire un mot de Constantius Chlorus, dont l'empire fut si doux aux chrétiens, que loin de faire souffrir aucun d'eux, il épargna autant qu'il put jusqu'aux églises, Euseb., VIII, XIII. Aussi n'est-ce pas tant ses dispositions particulières qu'il faut ici regarder, que le personnage qu'il faisait dans le monde au temps de cette dernière persécution. Il était constamment un des empereurs au nom desquels on l'exerçait. Nous avons vu qu'on obligeait à lui sacrifier par tout l'univers, comme aux autres princes. Il est mort très-constamment dans l'idolâtrie comme dans l'empire, et il a été mis par les Romains au rang de leurs dieux, Euseb., VII., XIII. Il n'a jamais révoqué les cruels édite, qui subsistaient par conséquent de son consentement

 

1 Euseb., I, VIII, XIV; De Vit. Const., XXXIII, XXXIV.

 

474

 

et de son autorité dans tout l'Empire ; et la première révocation qui en est marquée dans l'histoire, est celle de 311 de Galère Maximien , de Constantin et de Licinius, après la mort de Constantius Chlorus. Jusque-là les sanglants édits subsistaient par tout l'Empire dans toute leur force, de l'autorité de tous les empereurs, sans en excepter Constantius; et même nous apprenons de Lactance, auteur du temps et de l'intime familiarité de ce prince, qu'étant encore césar, pour se conformer aux ordres publics dont il était l'exécuteur naturel en cette qualité, « il laissa abattre les églises» dans ses provinces, et même dans les Gaules : ce qui emportait avec soi la suppression du culte et des assemblées : malheur que Constantius aurait pu sauver à l'Eglise, comme il lui sauva les martyres, s'il n'avait jugé à propos de rendre quelque obéissance, quoique non pas jusqu'à l'extrémité, aux ordres des persécuteurs, Lact., de Mort, persecut., XV. Tout cela était plus que suffisant pour obliger notre apôtre à mettre cet empereur au nombre des sept sous lesquels l'Eglise souffrit et par qui il a voulu caractériser la persécution de Dioclétien.

Si maintenant on demande pourquoi, contre notre coutume, nous prenons ici le nombre de sept pour un nombre fixe et précis, ce n'est pas seulement à cause d'une si heureuse rencontre, quoiqu'après tout il n'en faudrait pas rejeter la circonstance favorable ; mais c'est à cause que saint Jean nous donnera en termes formels ce nombre de sept comme précis, et qu'il en fera un caractère particulier du temps qu'il veut désigner, comme on le verra, XVII, 9, 10, 11.

Et dix cornes. Nous verrons ce que c'est dans le chapitre XVII, versets 3, 12, où saint Jean en explique le mystère.

On demandera, pour entendre la figure de la bête, comment ces dix cornes étaient distribuées sur les sept têtes. On peut ici se représenter comme trois têtes principales, qui auraient chacune deux cornes, et les quatre autres chacune une : mais il faut bien que cela soit indifférent, puisque saint Jean n'en a rien dit. Il est certain néanmoins que parmi les sept empereurs, il y en eut trois plus remarquables que les autres, comme on verra verset 2.

Dix diadèmes sur ses cornes : à cause que ses cornes signifient

 

475

 

des rois, comme saint Jean l'expliquera, XVII, 12. Une des bêtes de Daniel a aussi dix cornes, Dan., VII, 7, et ces cornes sont aussi des rois, la même, verset 24. Mais ce que font ces dix cornes et ces dix rois dans saint Jean, lui-même nous l'expliquera dans le chapitre XVII.

Des noms de blasphèmes sur ses têtes. C'est sur ces sept montagnes des faux dieux à qui elles étaient dédiées, et dans ses empereurs les noms des dieux dont ils se faisaient honneur, Dioclétien ayant pris le nom de Jupiter, d'où il fut nommé Jovius, et Maximien celui d'Hercule, d'où il fut nommé Herculius. L'autre Maximien se disait le fils de Mars, Lact., de Mort, persecut., IX. Nous trouvons aussi que Maximin, un de nos sept empereurs, prit le nom de Jovius, Euseb., IX, IX. Et Lactance raconte que ces noms superbes de Joviens et à Herculiens, que Dioclétien et Maximien a voient affectés, étaient passés à leurs successeurs, de Mort. persecut., LII.

2. La bête que je vis était semblable à un léopard. Saint Jean ne voit qu'une seule bête, parce qu'il ne voulait désigner qu'un seul empire, qui était celui de Rome païenne : au lieu que Daniel, qui en vit quatre , vit aussi quatre bêtes bien distinguées. Mais celle de saint Jean est composée de ce qu'il y avait de plus terrible dans celle de Daniel. Une de ces bêtes de Daniel ressemblait à un lion, une autre à un ours, une autre à un léopard. Saint Jean laisse la quatrième, dont la figure n'a point de nom dans Daniel, VII, 4, 5, 6; et il compose la bête qu'il nous représente, du lion, de l'ours et du léopard. C'est encore un autre caractère de la persécution de Dioclétien; nous l'avons vu dans tout son cours sous sept empereurs : mais elle devait seulement commencer par trois, c'est-à-dire par Dioclétien et par les deux Maximiens, Lact., de Mort, persecut., XVI. Ab Oriente usque ad Occasum tres acerbissimœ bestiœ sœvierunt : « Trois bêtes très-cruelles tourmentaient le monde depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, » et y exerçaient une impitoyable persécution. Voilà donc les trois bêtes de saint Jean ; voilà son lion, son ours et son léopard : trois animaux cruels, mais qui, avec le caractère commun de la cruauté, en ont aussi de particuliers que nous allons voir.

 

476

 

La bête.....était semblable à un léopard. La figure du léopard

faisait le corps de la bête. Cet animal est le symbole de l'inconstance par la variété des couleurs de sa peau, et c'est pourquoi les interprètes l'attribuent dans Daniel aux mœurs inconstantes d'Alexandre : mais ce caractère ne convient pas moins à Maximien, surnommé Herculius, qui quitte l'empire et le reprend; qui dans ce retour s'accorde premièrement avec son fils, et incontinent après devient jaloux de sa gloire et le veut perdre ; qui se fait ami de Galère Maximien, dont il machine la perte ; qui en dernier lieu se rallie avec son gendre Constantin, qu'à la fin il veut encore faire périr, Lact., de Mort, persecut., XXVI, XXVIII, XXIX, XXX.Voilà donc le léopard ; et il faut bien remarquer que saint Jean en a voulu faire le corps de la bête, parce que, malgré son humeur changeante, il semblait être le plus opiniâtre persécuteur de l'Eglise, ayant commencé avant tous les autres en Occident, où il régnait, une persécution très-violente plusieurs années avant l'édit de la persécution générale. C'est là que périrent une infinité de martyrs, et entre autres, comme le raconte saint Eucher, cette fameuse légion thébaine avec son chef saint Maurice, l'an de Jésus-Christ 207, selon Baronius, plus tôt selon quelques autres, et constamment plusieurs années avant le cruel édit.

Ses pieds ressemblaient aux pieds d'un ours. C'est Galère Maximien, animal venu du Nord, que son humeur sauvage et brutale, et même sa figure informe dans son énorme grosseur, avec sa mine féroce, rendaient semblable à un ours, Lact., de Mort, persecut., IX. Ce que le même Lactance remarque en un autre endroit par ces paroles : « Il avait, dit-il, coutume de nourrir des ours qui lui ressemblaient par leur grandeur et par leur férocité : » Habebat ursos ferociœ ac magnitudinis suœ simillimos, ibid., XXI. Voilà donc l'ours de saint Jean bien marqué : mais il ressemblait principalement à l'ours par les pieds, à cause de son excessive et insatiable rapacité, ce prince ne songeant à autre chose qu'à tout envahir. Lact., de Mort. persecut., XX, XXIII, XXVI.

Et sa gueule à la gueule d'un lion. C'est Dioclétien qui était dans ce corps monstrueux comme la première tête qui se présentait d'abord; car c'était le premier empereur qui avait adopté les

 

477

 

autres, comme on a vu. On le nomme pourtant le dernier, parce qu'en effet il n'était pas le plus animé contre les chrétiens. Ce fut Galère Maximien qui le contraignit à donner le sanglant édit, aussi bien qu'à quitter l'empire, Lact., XI.

On lui attribue la gueule , et la gueule d'un lion, à cause de l'édit sanguinaire qui sortit de sa bouche, où son nom était à la tête comme celui du premier et principal empereur. Il ne faut pas regarder ici son humeur particulière, mais le personnage qu'il faisait dans la persécution, qui était sans difficulté le premier; d'où vient aussi que cette persécution est intitulée de son nom, comme on a dit.

3. Et je vis une de ses têtes..... Saint Jean vit d'abord la bête

avec toutes ses sept têtes : mais nous verrons dans la suite, XVII, 10, qu'elles disparaissaient les unes après les autres, comme firent aussi ces empereurs.

Comme blessée à mort. La blessure de cette tête attirait après elle la mort de la bête : de là vient qu'on la représente dans la suite comme ayant « été blessée a mort » et comme «ayant repris la vie, » verset 14. Et en effet ces têtes disparaissant les unes après les autres, lorsque la bête en vint au point qu'elle n'en avait plus qu'une et qu'elle y fut blessée à mort, il est clair qu'elle devait paraître comme morte. Or nous verrons, XVII, 10, qu'il fut un temps que la bête n'avait que la sixième tête, les cinq premières étant passées, et la septième n'étant pas encore venue. Quand donc cette sixième tête fut coupée, la bête devait paraître comme morte; et c'est ce qui arriva du temps de Maximin, lorsque les cinq premiers tyrans étant morts et n'y ayant plus que lui qui persécutât l'Eglise, l'empire de l'idolâtrie semblait mort en la personne de ce tyran : ce qui paraîtra plus clairement sur le chapitre XVII, verset 10.

Mais cette plaie mortelle fut guérie. La persécution de Licinius, quoique sanglante, fut trop légère en comparaison des autres, pour être ici regardée comme la résurrection de la bête, puisque même Sulpice Sévère a remarqué qu'il fallait à l'Eglise pleine de force quelque affliction plus violente pour mériter qu'elle la comptât parmi ses plaies : Res levioris negotii, quàm ut ad Ecclesiœ

 

478

 

vulnera pertineret, lib. II, X. Mais on n'a pas beaucoup à chercher la résurrection de la bête, puisqu'elle paraît toute manifeste cinquante ans après sous Julien l'Apostat, lorsqu'il abjura le christianisme et qu'il rétablit l'empire de l'idolâtrie.

Et toute la terre... suivit la bête. C'est ce qui paraît dans la suite, lorsqu'il est dit : « Et la puissance lui fut donnée sur toute tribu, sur tout peuple, sur toute langue et sur toute nation, » 7 ; ce qui convient parfaitement à Julien l'Apostat, qui réunit tout l'Empire sous sa puissance. C'est donc à ce temps précis que nous est marquée la résurrection de la bête, et non pas dans les temps de Licinius, où il n'y eut qu'une très-petite partie de l'Empire qui eut à souffrir.

4. Ils adorèrent le dragon : les autels des démons furent rétablis. Au reste cet endroit donne à connaître que le dragon parois-soit encore, et que saint Jean voit ici quelque chose qui lui fait dire qu'on l'adora. Voyez XII, 17, 18, et XVI, 13. Ils adorèrent le dragon, qui avait donné puissance.....Si la puissance de Dieu avait paru admirable lorsque son Eglise, en apparence accablée et n'attendant plus que le tombeau, fut tout d'un coup relevée, XI, 11, 12, le diable semblait avoir fait un semblable prodige en faveur de l'idolâtrie, puisqu'ayant été abattue par Constantin, tout à coup, cinquante après, elle sembla reprendre la vie sous Julien.

Qui est semblable à la bête? Les gentils disaient alors plus que jamais que la religion romaine était invincible, puisqu'elle revenait de si loin ; et qu'après une telle résurrection, rien ne pourrait plus abattre les dieux qui avaient rendu les anciens Romains maîtres de la terre.

5. Et il lut fut donne une bouche qui se glorifiait . La vanité de Julien paraît de tous côtés, même dans Ammian Marcellin, son admirateur, lib. XXV; et Julien même dans ses Césars, semble ne mépriser tous les autres empereurs que pour se mettre au-dessus d'eux tous, se glorifiant d'une protection spéciale des dieux et finissant cet ouvrage par ces paroles que Mercure, le dieu de l'éloquence et le protecteur des hommes de génie, lui adresse : « Pour toi, dit-il, je t'ai fait connaître le Soleil, ton père : marche sous sa

 

479

 

conduite, et pendant cette vie, et après ta mort : » par où il lui promettait une gloire immortelle et un éclat semblable à celui du soleil, Jul. Cœs., in fine.

Et prononçait des blasphèmes: voyez le verset suivant.

Et le pouvoir lui fut donné. C'est la consolation des Saints qu'on ne peut rien contre eux, non plus que contre leur chef Jésus-Christ, que le pouvoir « n'en soit donné d'en haut   » Joan., XIX, 11.

Le pouvoir lui fut donné de faire... Le pouvoir d'entreprendre tout, de faire ce qu'elle voudra, ou « le pouvoir de faire » la guerre aux Saints, comme verset 7. Durant quarante-deux mois. On ne nous demandera plus maintenant pourquoi ce nombre, dont la raison a déjà été expliquée. La persécution de Julien a eu ses bornes très-courtes, marquées de Dieu, comme celle d'Antiochus. Comme elle aussi, elle a fini par le prompt châtiment de son auteur; et si Julien se sentant blessé à mort, a dit, en s'adressant à Jésus-Christ, comme le rapporte Théodoret : « Tu as vaincu, Galiléen (1) ; » ou, comme le raconte un autre historien, en s'adressant au soleil, qu'il avait pris pour son protecteur : « Rassasie-toi de mon sang (2); » c'est avec plus d'impiété qu'Antiochus, se reconnaître néanmoins vaincu comme lui et confesser qu'il s'était trompé dans la confiance qu'il avait eue en ses dieux.

Il faut remarquer que saint Jean ne dit pas ici que l'Eglise se soit retirée dans le désert, comme elle avait fait dans les persécutions précédentes, XII, 6, 14, parce que du temps de Julien il n'y eut aucune interruption dans son service public. Au reste il n'y a rien eu de plus dur à l'Eglise que les insultes de Julien, ses moqueries pleines de blasphèmes, ses artifices inhumains , sa sourde et impitoyable persécution : car en faisant semblant d'épargner aux chrétiens le dernier supplice , il les abandonnait cependant à la fureur des villes, qui les mettaient en pièces impunément (3). Il en faisait aussi mourir lui-même un assez grand nombre sous de différents prétextes, tâchant de pousser à bout leur patience par de

 

1 Theod., III, XXV. — 2 Philost., VII, n. 15. — 3 Soc, III, IX, X, XI, XIII, etc.; Theodor., III, VI, VII et seqq.; Soz., IV, V, IV, V, VIII, IX; X, XIV, etc.; Philost., VII; Greg. Naz., Orat., 3, quœ est I in Jul.

 

480

 

continuelles et insupportables vexations. Cette affliction ne dura qu'environ deux ans , autant que l'empire de Julien ; mais elle ne fut pas moins pesante à l'Eglise qu'une plus longue souffrance, parce qu'elle la trouva fatiguée par les violences des ariens et de l'empereur Constance, leur protecteur, dont Julien profila.

6.  Pour blasphémer contre Dieu, pour blasphémer son nom et son tabernacle, et ceux qui habitent dans le ciel. Les blasphèmes de Julien ne s'élevèrent pas seulement contre Jésus-Christ, mais encore contre son Eglise signifiée par le tabernacle , et contre les Saints signifiés par les habitants de ce tabernacle sacré : en particulier contre saint Pierre, contre saint Paul, contre saint Jean, contre les martyrs, qu'il appelait des misérables punis par les lois et adorés par des insensés. Ses blasphèmes étaient exquis et ingénieux, parce qu'ils venaient d'un homme qui connaissait le christianisme et qui tâchait de le combattre par ses propres maximes, pour le rendre ridicule. C'est ce qu'on peut voir dans saint Cyrille, lib. II, III, VI, VII, VIII, p. 202; lib. X, p. 327, 335, Cont. Jul, et dans les autres auteurs ecclésiastiques.

7.  Les vaincre : en faire tomber et apostasier un grand nombre. La puissance... sur toute tribu. La persécution de Julien fut universelle.

8.  Dans le livre de vie de l'Agneau, immolé dès la création du monde. Les uns entendent que l'Agneau est immolé dès la création du monde dans les victimes et dans les Saints qui en étaient les figures; les autres entendent que ce sont les noms qui sont écrits dès la création du monde, suivant une parole toute semblable dans ce même livre de l'Apocalypse ; « Les habitants de la terre, dont les noms ne sont pas écrits au livre de vie dès l'établissement du monde, » XVII, 8.

9.  Si quelqu'un a des oreilles, qu'il écoute: manière de parler très-familière à Notre-Seigneur, pour attirer dans un avis important une attention particulière, Matth., XI, 15, etc.

10.  Celui qui mènera en captivité, ira en captivité; celui qui tuera de l'épée, il faut qu'il meure de l'épée : conformément à ce qui est écrit, Gen., IX, 6 ; Matth., XXVI, 52. Saint Jean, affligé des longues souffrances des Saints, dont il est si occupé dans tous ces

 

481

 

chapitres, entre dans leur peine et les console par cette sentence. Elle a été accomplie à la lettre, même dans les empereurs. Valérien, qui avait traîné tant de fidèles dans les prisons, est traîné lui-même dans celles du roi de Perse, et dans une plus dure servitude que celle qu'il avait fait souffrir aux autres ; son sang fut versé ensuite, comme il avait versé celui des fidèles. Ce châtiment lui a été commun avec beaucoup d'autres princes, et Julien l'Apostat n'en a pas été exempt. Nous verrons aussi dans la suite Rome souffrir à son tour ce qu'elle avait fait souffrir aux Saints ; et alors on dira à ses ennemis : « Rendez-lui comme elle a rendu...» XVIII, 6.

C'est ici la patience et la foi des Saints. C'est ce qui les console de voir, comme dit le Prophète, « que la justice divine n'est pas endormie (1), » et que Dieu viendra bientôt à leur secours.

11. Je vis une autre bête : un autre personnage mystique, comme était la première bête, sous l'image de laquelle Rome tout entière avec son empire, qui était l'empire de l'idolâtrie, est représentée. Ainsi c'est ici un autre personnage mystique et une autre espèce d'empire, qui prétend par le moyen des démons, exercer sa puissance sur toute la nature, comme on le verra.

Cette bête, c'est la philosophie, et en particulier la philosophie pythagoricienne, qui venait au secours de l'idolâtrie romaine avec des paroles et des raisonnements pompeux , avec des prestiges et de faux miracles, avec toutes les sortes de divinations qui étaient en usage dans le paganisme. Ce qui fait aussi que saint Jean parlant ailleurs de cette bête, l'appelle le faux prophète , XVI, 13 ; XIX, 20 ; XX, 10. Vers les temps de Dioclétien, cette espèce de philosophie , dont la magie faisait une partie , se mit en vogue par les écrits de Plotin et de son disciple Porphyre , qui fit alors ses livres contre la religion chrétienne, que saint Méthode a réfutés. Quelques-uns ont conjecturé qu'il fut un de ces deux docteurs dont parle Lactance (2), qui animaient tout le monde contre les chrétiens par leur séditieuse philosophie et leur trompeuse abstinence. Pour l'autre, il est bien constant que c'était Hiéroclès quoique Lactance ne le nomme non plus que Porphyre. Celui-ci

 

1 Jer., I, 12; II Petr., II, 9. — 2 Lib. V Div. Instit., II, 3.

 

 

482

 

fit deux livres adressés aux chrétiens, où, comme Porphyre, il soutenait l'idolâtrie par la philosophie pythagoricienne. L'abrégé de leur doctrine était qu'il y avait certains esprits bienfaisants et malfaisants, dont il fallait honorer les uns et apaiser les autres par des sacrifices ; qu'il y avait des moyens de communiquer avec ces esprits, en se purifiant par certaines cérémonies et certaines abstinences, et que parla on pénétrait dans l'avenir. On vantait beaucoup dans cette secte Apollonius de Tyane. Ce philosophe magicien , qui fut si célèbre du temps de Domitien et de Nerva, était de la secte pythagoricienne et du nombre de ces abstinents superstitieux. Hiéroclès fit deux livres pour opposer la sainteté prétendue et les faux miracles de cet imposteur à la sainteté et aux miracles de Jésus-Christ, comme le remarquent Lactance et Eusèbe (1). Les auteurs païens de ce temps-là sont passionnés pour Apollonius Tyanaeus, qu'ils adorent comme un homme d'une sainteté admirable, dont les miracles sont sans nombre, et comme un dieu (2). Il nous reste quelques écrits de ces philosophes, où l'on peut voir , aussi bien que dans les écrits des Pères, les artifices dont on se servait afin de rendre l'idolâtrie spécieuse. On peut voir aussi ce que dit saint Augustin de ces faux sages, que leur curiosité et leur orgueil jeta dans les pernicieux secrets de la magie, Porph., de Abst. ; Aug., VIII, IX, de Civit. Dei ; Euseb., contra Hieroc, etc.

C'étaient ces philosophes qui animaient Dioclétien et les autres princes contre les chrétiens. Un d'eux est marqué par Lactance (3), comme un des principaux instigateurs de la persécution : l'autre n'animait pas moins le peuple par ses discours, et les princes persécuteurs par ses flatteries, en les louant comme défenseurs de la religion des dieux (4).

Une autre bête s'élever de la terre. Il a paru en d'autres endroits de cette prophétie des prodiges dans l'air, dans le ciel, dans la mer : en voici un qui s'élève de la terre, et toute la nature est animée d'objets merveilleux et surprenants. C'est une variété, et pour ainsi parler, une espèce de contraste dans le tableau de saint

 

1 Lact., Divin. Inst., lib. V, III; Euseb., cont. Hieroc. — 2 Vopisc, in Aurel. — 3 Lact., Divin. Inst. lib. V, III. — 4 Ibid. cap. II.

 

 

483

 

Jean, de faire qu'une de ces bêtes s'élève de la mer, et l'autre de la terre, et qu'elles viennent à la rencontre l'une de l'autre, afin de se prêter un mutuel secours. Si néanmoins on veut entendre quelqu'autre mystère dans cette bête qui s'élève de la terre, je dirai que la sagesse de ces philosophes , défenseurs de l'idolâtrie, était cette sagesse dont parle saint Jacques, « animale, terrestre , diabolique, » Jac., III, 15.

Qui avait deux cornes semblables à celles de l'Agneau. Les cornes signifient la force : celle de l'Agneau consistait dans sa doctrine et dans ses miracles. La philosophie imitait ces deux choses : la sublimité et la sainteté de la doctrine de Jésus-Christ, par ses contemplations et ses abstinences ; et les miracles de Jésus-Christ , par les prestiges dont ces philosophes , la plupart magiciens, tâchaient de soutenir leur doctrine. On sait que Julien l'Apostat attaché à ce genre de philosophie, tâcha d'imiter l'Agneau et d'introduire dans le paganisme une discipline semblable à la chrétienne dans l'érection des hôpitaux, dans la distribution des aumônes et dans la subordination et régularité des pontifes, Julian., Ep. 49 ad. Arsac. pontif. Galat.; Soz. V, XV ; Greg. Naz., Orat. in Jul., etc.

Si je me croyais obligé, comme quelques-uns, à trouver deux personnes dans ces cornes, je nommerais Plotin et Porphyre comme les premiers qui joignirent dans leurs écrite la philosophie et la magie , gens d'ailleurs si célèbres parmi les païens , qu'on leur dressa des autels, comme nous le verrons de Porphyre et comme de célèbres auteurs l'ont dit de Plotin, Porph., in Vit. Plot. ; Eunap., in Clor. Mais je crois la première explication plus naturelle: on n'est forcé de prendre les cornes pour des personnes que lorsqu'il est ainsi marqué, comme on l'a vu dans Daniel et dans saint Jean.

Et qui parlait comme le dragon. Sous toutes ces belles couleurs et ces belles allégories dont on couvrait l'idolâtrie, c'était au fond toujours elle, et toujours la Créature adorée à la place du Créateur : c'était toujours dans les écrits de ces philosophes et dans ceux de Julien, et Sérapis et la reine Isis, et Jupiter et les autres dieux et tout le culte du paganisme sans en rien rabattre. Il y a une lettre

 

484

 

de Julien, où consulté s'il fallait enseigner les dieux d'Homère et d'Hésiode, il répond qu'où il ne faut pas lire ces divins poètes, ou il faut dire comme eux ; et que si on ne veut pas le faire , a on n'a qu'à aller expliquer Luc et Matthieu dans les églises des Galiléens, » Jul., Ep. 42. Il faut voir aussi les paroles de cet apostat dans les livres de saint Cyrille, principalement dans le VIe et le VIIe, et on y trouvera partout la plus grossière idolâtrie fort peu déguisée.

12. Elle exerçait: le grec, Elle exerce, comme dans toute la suite : Elle séduit, elle fait, etc. Saint Jean raconte en cette manière tout ce que fait cette seconde bête, c'est-à-dire la philosophie, tant sous Dioclétien que sous Julien, qui marchait sur ses pas, comme on verra.

Elle exerçait toute la puissance de la première bête. Rome idolâtre et ses empereurs autorisaient ces faux sages , qui animaient toutes les villes contre les chrétiens. Quelques-uns étaient magistrats , comme Hiéroclès, dont il a déjà été parlé, et Théotecnus sous Maximin (1) : c'étaient eux qui commençaient la persécution. Elle fit que la terre... et ceux qui l'habitent, adorèrent la première bête. La bête, comme on a vu, c'est Rome idolâtre. Un des mystères de la religion romaine, c'est que Rome, qui forçait toute la terre à l'idolâtrie, en était elle-même l'objet, comme on a dit. On sait qu'elle avait ses temples où elle était adorée; mais ce qu'il y avait de plus solennel, c'est qu'elle était adorée dans ses empereurs à qui elle avait donné toute sa puissance. Personne n'ignore la lettre de Pline le Jeune à Trajan (2) ; et on y voit que pour éprouver les chrétiens, il leur présentait « l'image de l'empereur» avec celle des dieux, « afin qu'ils l'adorassent en lui offrant de l'encens et des effusions. » On voit encore dans une lettre de saint Denys d'Alexandrie (3), qu'Aemilien, préfet d'Egypte, lui ordonne de sacrifier aux dieux et aux empereurs. Tout est plein d'actes semblables, où l'on voit ces deux cultes ensemble ; et on adorait les empereurs avec d'autant plus de soumission, que c'étaient eux qui faisaient adorer les autres divinités. C'était là un des secrets

 

1 Lact. lib. V, Instit. III; de Mort., XVI; Euseb., lib. IX, II, III. — 2 Lib., Epist. 97. — 3 Euseb., VII, XI.

 

485

 

de l'Empire, et un des moyens de graver plus profondément dans l'esprit des peuples la vénération du nom romain.

Il importe de se bien mettre dans l'esprit ce point essentiel de l'idolâtrie romaine, parce que le Saint-Esprit en a fait, pour ainsi parler, tout le fondement du chapitre que nous expliquons, se plaisant à réunir toute cette fausse religion dans le culte des empereurs qui en effet renfermait tout, et par là nous en faisant voir le vrai caractère.

Adorèrent la première bête, dont la plaie mortelle avait été guérie. On voit dans ces paroles que l'adoration regarde la bête comme guérie, c'est-à-dire Julien l'Apostat, dans lequel revivait l'idolâtrie et l'esprit des persécuteurs : car ce prince reprit le premier dessein conçu sous Dioclétien, de ne donner aucun repos aux chrétiens, jusqu'à ce que le nom en fût entièrement éteint. Il est vrai que d'abord il n'approuvait pas les cruautés de Dioclétien : mais il y entra dans la suite, et il résolut d'employer contre les chrétiens, au retour de la guerre de Perse, les mêmes supplices dont s'était servi cet empereur, Soc, III, XII, XIX. Voilà donc manifestement la bête qui revit. C'est Julien qui fait revivre les desseins de Dioclétien contre l'Eglise; et c'est pourquoi nous verrons dans la suite de ce chapitre que saint Jean nous ramènera toujours au temps de Dioclétien.

Il n'est pas ici question de comparer en eux-mêmes les caractères de Dioclétien et de Julien, qui au fond sont fort dissemblables. Ici, par rapport à la prophétie de saint Jean, il suffit de regarder Julien comme semblable à Dioclétien, dans le dessein de ruiner le christianisme.

Elle fit : elle, c'est la philosophie pythagoricienne, assistée de la magie; c'est elle qui conciliait tant de sectateurs ou, pour mieux dire, tant d'adorateurs à Julien : car cet empereur, non content de faire revivre la cruauté de Dioclétien, fit revivre encore la doctrine de Porphyre, qui était venu sous Dioclétien au secours de l'idolâtrie. Jamblique, un des sectateurs de ce philosophe, fut respecté de Julien, jusqu'à en être adoré comme un de ses dieux, Jul., Epis. 31, 40, etc., ad. lambl. Maxime, de la même secte, eut un pouvoir absolu sur son esprit. « L'empereur tomba, dit Socrate,

 

486

 

dans la maladie de Porphyre, » c'est-à-dire dans ses erreurs, lib. III, XXIII. On ne célébrait que Porphyre, qui était le maître commun de toute la secte. Libanius, le panégyriste de Julien, mit ce philosophe parmi les dieux (1), et nous apprenons de saint Grégoire de Nazianze (2) qu'on écoutait « ses paroles comme celles d'un dieu. » Enfin tous les auteurs unanimement, tant les païens que les chrétiens, assurent que ce prince ne se gouvernait que par ses philosophes et par ses devins, Eunap., in Max.; Chrys., etc.; Amm. Marcell., lib. XXV; Greg. Naz., Orat. in Jul.

Elle fit que la terre et ceux qui l'habitent adorèrent la bête dont la plaie mortelle avait été guérie. On voit ici un secret de l'histoire de Julien : c'est que Maxime et ses devins le poussèrent à usurper l'Empire, en lui promettant un heureux succès de ses entreprises, Soc, III, 1; Soz., V, II ; Eunap., in Max. Ce qui lui fait dire à lui-même que les dieux lui avaient donné ce qu'ils lui avaient promis (3). A quoi aussi regardait saint Augustin, lorsqu'il disait « qu'une détestable et sacrilège curiosité, » c'est-à-dire celle de la magie, « où il chercha toute sa vie les choses futures, avait flatté son ambition, » De Civit., V, XXI. Outre cela il n'eut point de plus zélés partisans que les païens et les devins qui le conduisaient.

13. Et elle fit de grands prodiges : elle, c'est toujours la philosophie, soutenue de la magie, comme on a dit. Tous les écrits de Jamblique, tous ceux de Porphyre et des autres, tant estimés de Julien, sont pleins de ces prestiges trompeurs, que le peuple pre-noit pour des miracles; et la faiblesse de Julien allait encore au delà de celle des autres, Amm. Marcell., XXII, XXIII, XXV. On voit dans le même temps une infinité de prodiges de ces philosophes de Julien, et jusqu'à de fausses résurrections de morts, rapportées par Eunapius in Porph.; Aedes. Max., Proœres.; Chrys., etc. Julien déclare lui-même la croyance qu'il avait à ces arts, qu'il appelle saints, c'est-à-dire à la magie, ap. Cyrill., lib. VI cont. Jul., p. 198.

Jusqu'à faire tomber le feu du ciel... Parmi tous les faux prodiges ou tous les prestiges que pouvaient faire les devins, c'était celui-ci qu'il fallait principalement remarquer, à cause que c'était

 

1 Eunap., in Porph.; Soc, 111, XIX. — 2 Orat. IV, 2, cont. Jul. — 3 Orat. ad Athen.

 

487

 

par là que Julien s'était attaché à Maxime, son grand conducteur : l'histoire en est remarquable. Dans sa première jeunesse, pendant que Julien étudiait en Asie cette philosophie curieuse et cherchait partout des maîtres qui la lui apprissent, un Eusèbe, jaloux de Maxime, dont la gloire effaçait la sienne, entreprit de le décrier devant Julien en cette sorte : « Ce n'est, disait-il, qu'un imposteur qui s'amuse à des choses indignes : car un jour avec un peu d'encens et quelques paroles, il fit rire la statue de la déesse Hécate, et nous dit même qu'il allait allumer les flambeaux éteints qu'elle tenait à la main. A peine avait-il achevé de parler, qu'une soudaine lumière alluma tous ces flambeaux. Lorsque Julien eut ouï ces discours, il donna congé à celui qui lui parlait ainsi contre Maxime, et le renvoya à ses livres : car pour lui, il disait qu'il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait; et il envoya quérir Maxime, auquel il se livra, » Eunap., in Max. Au reste il n'importe pas que ces prodiges soient vrais ou faux ; et pour leur attribuer de tels effets dans le style prophétique, il suffit que ces devins s'en vantassent et qu'on les crût.

Le feu du ciel : on peut encore entendre le foudre, selon le style de l'Ecriture, qui l'appelle « le feu tombé du ciel, » Job, I, 10. C'était principalement dans l'explication des foudres et des éclairs que les devins faisaient valoir leurs présages. Ces feux, qu'ils appelaient leurs conseillers, consiliarium fulmen, semblaient venir à leur mandement pour leur découvrir les conseils des dieux. On croyait que non-seulement ils interprétaient, mais encore qu'ils faisaient venir du ciel les présages favorables. C'était principalement de quoi se vantait ce grand imposteur Maxime, le principal séducteur de Julien. Lorsque les présages ne venaient pas comme il souhaitait, il ne laissait pas de continuer ses opérations jusqu'à ce qu'il eût arraché des dieux ce qu'il voulait, et en quelque façon forcé les destinées, Eunap., in Chrys., etc.

14. En ordonnant aux habitants de la terre de dresser une image à la bête : dresser une image à la bête, c'est-à-dire aux empereurs idolâtres. C'est en ce lieu les adorer comme des dieux, ainsi que le démontre le verset suivant, et le 9e du chapitre XIV. Il faut se souvenir que tout le culte idolâtre se retrouvait dans celui qu'on rendait

 

488

 

aux images de l'empereur, sup., verset 12; et tout cela était figuré dans l'image d'or de Nabuchodonosor, que tout le monde adora, excepté les vrais fidèles, Dan., III.

A la bête, qui avait reçu un coup d'épée, et qui néanmoins était en vie. C'est à cette bête en quelque sorte ressuscitée après avoir été blessée à mort, comme il est porté, versets 3,12, c'est-à-dire à Julien l'Apostat, qu'on dressa cette image. On lui dressa en effet une image où il était représenté avec tous les dieux, et on obligeait à lui offrir de l'encens dans cet état. L'histoire en est rapportée dans saint Grégoire de Nazianze, Orat. 3, quœ est 1 in Jul, et dans Sozomène, V, XVII, Julien paraissait dans cette image avec un Jupiter qui le couronnait comme du haut du ciel, avec un Mercure et un Mars, qui par les signes qu'ils faisaient, montraient que ce prince avait reçu l'éloquence d'un de ces dieux, et la valeur de l'autre. S'il n'y eût eu que l'image seule de Julien , les chrétiens n'eussent point fait de difficulté de lui rendre de très-grands honneurs, parce qu'on n'eût fait par là qu'honorer Julien comme empereur , selon la coutume : mais y joindre les dieux, qu'on ne voyait plus paraître depuis Constantin, avec les images des empereurs et y offrir de l'encens, c'était comme guérir la plaie de l'idolâtrie, c'était dresser une image à la bête ressuscitée. On en peut dire autant du Labarum, lorsque Julien en fit ôter la croix que Constantin y avait mise, Soz., ibid.

15. Il lui fut donné pouvoir d'animer l'image de la bête et de la faire parler. Maxime qui se vantait, comme on vient de voir, de faire rire la statue d'une déesse, pouvait bien la faire parler. D'ailleurs Julien faisait sans cesse consulter les oracles d'Apollon et des autres dieux , Theod., III, X. C'était à leurs statues que se faisaient ces consultations. Personne n'ignore celle que fit Julien à la statue d'Apollon en ce lieu célèbre auprès d'Antioche, appelé Daphné, Soz., V, XIX, etc. Il ne faut donc nullement douter que lorsqu'on lui faisait entendre ces oracles, qui lui promettaient la victoire sur les Perses, on ne lui rapportât que les dieux avaient parlé en sa faveur, et c'était faire parler leurs statues, que l'on croyait animées de la divinité même  (1),

 

1 Suid., verbo Julian.

 

489

 

On lit aussi dans Ammian Marcellin un songe de Julien étant à Vienne, où une image resplendissante qui lui apparut lui expliqua en quatre vers grecs la mort prochaine de l'empereur Constance : ce qui suppose qu'on croyait que les images des dieux parlaient aux hommes, et que Julien voulait qu'on crût qu'il était accoutumé à ces célestes entretiens, Amm. Marcell. lib. XXI, II.

C'en est assez pour faire voir que par les prestiges ou les illusions des magiciens, on regardait les idoles et les statues des dieux comme parlantes. C'est ce que saint Jean appelle faire parler les images de la bête, parce qu'il renfermait, comme on a vu, toute l'idolâtrie romaine dans celle qui regardait le culte des empereurs et de leurs images ; et on pouvait d'autant plus facilement confondre les images des dieux avec celles des princes, qu'on les mettait ensemble, comme on a vu ; outre qu'il est certain d'ailleurs que les princes traitaient tellement d'égal avec les dieux, qu'ils leur donnaient leur figure et prenaient la leur ; ce qui fait qu'on voit souvent dans les médailles Julien même, sans aller plus loin, représenté en Sérapis.

Mais encore que cela soit vrai dans le littéral, le langage mystique de saint Jean nous doit faire porter la vue plus loin. C'était rendre en quelque sorte les statues vivantes , que de croire avec les philosophes celles des dieux animées par leur présence. C'était les faire parler que de prononcer tous les beaux discours qui en animaient le culte; et comme on a vu que l'idolâtrie se trouvait renfermée tout entière dans les images des empereurs, où l'on voyait ordinairement les autres dieux ramassés, c'est dans la sublimité de ce style allégorique et figuré des prophètes , donner la parole à ces images que de faire voir les raisons spécieuses pour lesquelles les peuples se devaient porter à rendre des honneurs divins aux dieux qu'elles avaient autour d'elles et à elles-mêmes.

Et de faire tuer tous ceux qui n'adoreraient pas l'image de la bête. Il y avait des ordres particuliers pour punir, comme ennemis de l'empereur, ceux qui refusaient d'adorer sa statue avec les dieux qui étaient autour, Soz., ibid.; Greg. Naz., ibid., outre qu'on punissait sous divers prétextes, et souvent même par la mort, ceux qui refusaient de sacrifier aux idoles; et si Julien semblait

 

490

 

épargner la vie des chrétiens, ce n'était que pour un certain temps, puisqu'il en « voua le sang à ses dieux , » au retour de la guerre de Perse, Greg. Naz., ibid. ; Paul Oros., lib. VII, XXX; Chrys., advers. Jud.

16. Elle fera que les petits et les grands... portent le caractère de la bête en leur main droite ou sur leur front : elle fera qu'ils professeront l'idolâtrie et qu'ils en feront les œuvres. Les païens pour se dévouer à certains dieux, en portaient la marque imprimée avec un fer chaud sur le poignet ou sur le front ; d'autres y mettaient les noms des dieux, ou les premières lettres de ces noms, ou le nombre que composaient les lettres numérales qu'on y trou-voit. Saint Jean faisant allusion à cette coutume, représente par les gens marqués de ces caractères ceux qui étaient dévoués à l'idolâtrie et aux idoles. Ceux qui veulent savoir les preuves de cette coutume peuvent consulter Grotius, Hammond et Possines sur ce passage de l'Apocalypse. Le fait est constant. On faisait de la même sorte une marque sur les soldats. On cite aussi pour cette coutume de se dévouer à quelqu'un par l'impression de ces caractères, le passage du Cantique où il est dit : « Mettez-moi comme un sceau sur votre cœur, comme un sceau sur votre bras, » Cant., VIII, 6. Et sans aller plus loin , on voit les élus « porter la marque de Dieu, » c'est-à-dire « son saint nom et le nom de l'Agneau gravé sur leur front, » Apoc., VII, 3; XIV, 1.

17. Et que personne ne puisse acheter ni vendre, que celui qui aura le caractère de la bête. Ceci a un rapport manifeste à la persécution de Dioclétien, à laquelle saint Jean nous ramène pour les raisons qu'on a vues. Tous les interprètes, et autant les protestants que les catholiques, rapportent ici un hymne du Vénérable Bède à l'honneur de saint Justin martyr : ce n'était pas ce célèbre philosophe saint Justin, qui souffrit le martyre au second siècle : la passion de celui-ci arriva sous Dioclétien, et nous voyons dans cet hymne « qu'on ne permettait d'acheter, ni de vendre, ni même de puiser de l'eau dans les fontaines, qu'après avoir offert de l'encens à des idoles rangées de tous côtés, » Bed., Hymn. in Just. C'est ce qu'on n'avait jamais vu dans aucune persécution. Ceci est propre à Dioclétien : mais Julien, dans lequel il de voit revivre,

 

491

 

entreprit quelque chose de semblable, lorsqu'il fit jeter des viandes immolées dans les fontaines et fit jeter de l'eau consacrée au démon sur tout ce qui se vendait au marché, pour forcer les chrétiens à participer aux sacrifices impurs, Théod., III, XV.

Et que personne ne puisse acheter ni vendre. On peut encore rapporter à cette défense la loi de Dioclétien, qui rendait les chrétiens incapables de toute action en justice, à moins de sacrifier auparavant aux idoles : ce qui était dans le fond leur interdire le commerce et la société des hommes; et c'est ce que saint Jean avait exprimé populairement par les termes d'acheter et de vendre. Nous apprenons de Lactance et de saint Basile (1) que Dioclétien fit cette défense, et Sozomène a écrit qu'en cela il fut suivi de Julien (2). Saint Grégoire de Nazianze (3) semble dire qu'il n'en eut que le dessein; mais pour concilier ces deux auteurs, on peut dire que le dessein de Julien fut de le faire par une loi expresse, comme saint Grégoire de Nazianze le témoigne, et qu'en attendant que la loi fût publiée, la chose ne laissait pas de s'exécuter par voie de fait : et toujours avoir conçu un tel dessein, est un caractère de Dioclétien digne d'être remarqué. On voit assez par toutes ces choses combien il y avait de raison de faire paraître la persécution de Julien avec celle de Dioclétien, et à sa suite; et quand saint Jean revient de Julien à Dioclétien, il ne fait que nous rappeler à la source.

18. C'est ici la sagesse: Que celui qui a de l'intelligence compte le nombre de la bête. Saint Jean ne se contente pas de nous avoir désigné la bête que Julien avait fait revivre, c'est-à-dire Dioclétien; il nous en va dire le nom dans ce langage mystique dont Dieu révèle le secret quand il lui plaît.

Car c'est le nombre d'un homme : c'est le nombre du nom d'un homme, car c'est du nom et non pas du nombre qu'il fallait dire la propriété ; et d'ailleurs ce n'est rien dire d'un nombre, que de dire que ce soit un nombre d'homme, n'y en ayant point d'une autre nature. C'est donc le nombre du nom d'un homme qu'il fallait chercher, et ce devait être le nombre du nom de Dioclétien :

 

1 Lact. De Mort, persecut., XIV ; Basil., Orat. in Julit.— 2 Soz., V, XVIII. — 3 Orat. III, 1, in Jul.

 

492

 

car ce devait être le nombre du nom de la bête qu'on a fait revivre, et encore plus précisément le nom de celui dont il fallait porter le caractère pour acheter et pour vendre, dans le verset précédent. Celui-là très-constamment est Dioclétien.

Et son nombre est six cent soixante-six. Le nom de Dioclétien, avant qu'il fût empereur, était Dioclès. « Il s'appelait Dioclès devant son empire, » Lact., de Mort, persecut., IX. Et ensuite « il quitta la pourpre, et redevint Dioclès, » Ibid., XIX. Pour en faire un empereur, qui est ici ce que saint Jean a désigné par la bête, il ne faut qu'ajouter à son nom particulier Diodes, sa qualité Augustus, que les empereurs avaient en effet accoutumé de joindre à leur nom : aussitôt on verra paraître d'un coup d'œil dans les lettres numérales des Latins, ainsi qu'il est convenable, s'agissant d'un empereur romain le nombre 666 DIoCLes aUgVstVs : DCLXVI. Voilà ce grand persécuteur que saint Jean a représenté en tant de manières; voilà celui que Julien a fait revivre : c'est pourquoi on marque son nom plutôt que celui de Julien.

C'est ici la sagesse : c'est-à-dire que c'est une chose qu'il faut pénétrer avec une soigneuse recherche. Car premièrement il faut trouver le nom d'un homme en qui ce nombre se rencontre; secondement il faut que cet homme soit un empereur, et encore un empereur sous lequel il n'ait pas été permis de vendre ni d'acheter, sans se souiller par l'adoration des faux dieux; troisièmement quand on a trouvé que c'est à Dioclétien seul que cela convient, pour trouver le nombre en question dans son nom, il faut savoir le prendre comme il le portait lorsqu'il était particulier, et y joindre le mot qui signifie sa qualité d'empereur; quatrièmement il faut trouver que ce nombre doit être pris dans les lettres numérales latines, à cause qu'il s'agit d'un prince romain.

C'est une chose remarquable que Nicolas de Lérins (1) cherchant un nom artificiel où se trouvât, selon le chiffre latin, le nombre 666, n'en a point trouvé de plus propre que ce mot DICLVX, inventé exprès, où en effet ce nombre se trouve ; et en même temps il est si conforme au nom véritable Dioclès, qu'on doit croire que c'était là qu'il fallait viser.

 

1 Ap. Gloss., Ord. Hier.

 

493

 

Au reste si nous voulions appliquer ici le Lateinos de saint Irénée, où se trouve le même nombre dans les lettres grecques numérales, il nous serait aisé de dire, selon la conjecture de ce Père (1), que par ce nombre saint Jean aurait désigné l'Empire romain et l'idolâtrie romaine : mais ce n'est pas de quoi il s'agit, puisque cet apôtre nous avertit expressément que le nom dont il s'agit était un nom d'homme qu'il fallait trouver, mais qu'on ne pouvait trouver sans une grande attention.

Les interprètes protestants font ici deux fautes : la première, c'est de chercher le nombre de 666 dans le nom de la seconde bête (2) qu'ils veulent être le pape, au lieu que visiblement c'est dans le nom de la première qu'il le faut chercher; car ce n'est pas elle-même que la seconde bête fait adorer, c'est la première : ce n'est pas son caractère ou son nom d'elle-même qu'elle fait porter, mais celui de la première bête : ce nom mystérieux est donc le nom de la première bête, et non pas de la seconde. La seconde faute des protestants est de s'arrêter au nom Lateinos, qui dans le sens qu'ils le prennent, ne fut jamais le nom propre d'un homme.

Nous pouvons compter pour troisième faute des protestants, d'appliquer au Pape le verset 17, à cause des canons des conciles de Tours et de Latran sous Alexandre III, qui défendent « d'exercer aucun négoce avec les Vaudois et les Albigeois, ni d'avoir aucun commerce avec eux en vendant ou en achetant (3); » mais il faudrait encore remonter plus haut, puisque ces canons, comme il est expressément déclaré dès les premiers mots de celui de Latran, ne sont que l'exécution des anciennes lois, qui déclarent l'hérésie un crime capital contre l'Etat, et qui ordonnent de punir les hérétiques par « confiscation de leurs biens, et leur ôtent tout pouvoir de donner, d'acheter, ni de vendre, ni de faire aucune sorte de contrat (4). » Si donc il suffit, pour être Antéchrist, de défendre aux hérétiques d'acheter ou de vendre, c'est Honorius et Théodose qui ont mérité ce titre. Et si les protestants répondent

 

1 Iren., lib. V.— 2 Apoc., XIII, 12, 10, 17. — 3 Usser., de succ. Ecc., p. 259 ; Joseph. Med., ad cap. 13; Apoc. p. 509; Concil. Tur., Can. IV Concil. Later., Can. XXXVII. —  4 Cod. de Haer., lib. V, etc.

 

494

 

que le reste des caractères marqués par saint Jean ne conviennent pas à ces empereurs, c'est à eux à faire voir, non par de froides allégories, mais par des faits positifs et historiques, que ces caractères conviennent mieux à Alexandre III, un des meilleurs papes et des plus savants qui aient été depuis mille ans. Et afin de pousser plus loin cette remarque, il faut savoir que ces lois des empereurs contre les hérétiques regardent principalement lés manichéens, et que c'est aussi contre les Albigeois (parfaits manichéens, comme nous l'avons démontré ailleurs (1)), que les canons de Tours et de Latran ordonnent l'exécution de ces lois impériales. Au reste c'est une ignorance insupportable à Joseph Mède, et une grossière illusion à Usser son auteur, d'avoir ici confondu les Vaudois et les Albigeois, qui sont des hérésies si distinguées. Celle des Vaudois est née à Lyon en l'an MCLX, et le concile de Tours fut tenu trois ans après, lorsque l'hérésie vaudoise était à peine connue. Elle ne l'était guère plus au temps du concile de Latran, c'est-à-dire en MCLXXIX, et ne fut condamnée que longtemps après par les papes Lucius III et Innocent III. Il n'y a donc aucun doute que les canons qu'on nous oppose ne regardent les Albigeois manichéens, qui aussi y sont les seuls dénommés ; et quand ils regarderaient les Vaudois, nous avons fait voir clairement qu'ils ne valent guère mieux que les Albigeois (2).

 

1 Hist. des Variat., lib. XI. — 2 Ibid.

 

 

Précédente Accueil Suivante