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SERMON
POUR
LE VENDREDI DE LA IVe SEMAINE DE CARÊME,
SUR LA MORT (a).

 

Domine, veni et vide.

Seigneur, venez et voyez. Joan., XI, 34.

 

Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la Cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par

 

1 Ezech., XVI, 51. — 2 Ibid., 54.

 

(a) Proche en 1666, dans le Carême de Saint-Germain-en-Laye, devant le roi.

L'auteur dit dès la première phrase : « Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la Cour ? » Et dans le commencement du premier point : « ... Sire, elle est digne de votre audience. » D'une autre part le style du sermon révèle manifestement, ainsi que l'écriture du manuscrit, la grande époque de l'orateur.

Pascal a dit : « Si l'homme se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante. » Et nous lisons dans l'exorde de notre sermon : « O mort, nous te rendons grâce des lumières que tu répands sur notre ignorance; toi seule mais convaincs de notre bassesse, toi seule nous fais connaître notre dignité; si l'homme s'estime trop, tu sais déprimer son orgueil; si l'homme se méprise trop, tu sais relever son courage. » Quelques critiques ont pensé que ces paroles du prédicateur ont été, sinon dictées, du moins inspirées par les paroles du philosophe chrétien; mais ils n'ont pas réfléchi que les Pensées de Pascal n'avaient pas vu le jour avant 1670, et que Bossuet a prononcé le sermon sur la mort en 1666, qu'il n'a pu le prononcer plus tard, puisque depuis cette époque il n'a plus prêché devant la Cour pendant le Carême.

 

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un objet si funèbre? Je ne pense pas, Messieurs, que des chrétiens doivent refuser d'assister à ce spectacle avec Jésus-Christ. C'est à lui que l'on dit dans notre évangile : « Seigneur, venez et voyez » où l'on a déposé le corps du Lazare ; c'est lui qui ordonne qu'on lève la pierre, et qui semble nous dire à son tour : Venez et voyez vous-mêmes. Jésus ne refuse pas de voir ce corps mort comme un objet de pitié et un sujet de miracle; mais c'est nous, mortels misérables, qui refusons de voir ce triste spectacle comme la conviction de nos erreurs. Allons et voyons avec Jésus-Christ, et désabusons-nous éternellement de tous les biens que la mort enlève.

C'est une étrange faiblesse de l'esprit humain, que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu'elle se mette en vue de tous côtés et en mille formes diverses. On n'entend dans les funérailles que des paroles d'étonnement de ce que ce mortel est mort : chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé et de quoi le défunt l'a entretenu; et tout d'un coup il est mort : Voilà, dit-on, ce que c'est que l'homme; et celui qui le dit, c'est un homme; et cet homme ne s'applique rien, oublieux de sa destinée; ou s'il passe dans son esprit quelque désir volage de s'y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées; et je puis dire, Messieurs, que les mortels n'ont pas moins de soin d'ensevelir les pensées de la mort que d'enterrer les morts mêmes. Mais peut-être que ces pensées feront plus d'effet dans nos cœurs, si nous les méditons avec Jésus-Christ sur le tombeau du Lazare; mais demandons-lui qu'il nous les imprime par la grâce de son Saint-Esprit, et tâchons de la mériter par l'entremise de la sainte Vierge.

 

Entre (a) toutes les passions de l'esprit humain, l'une des plus violentes c'est le désir de savoir; et cette curiosité de connaître fait qu'il épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans l'ordre de la nature, ou quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l'art, ou quelque raffinement inusité dans la conduite des affaires. Mais parmi (b) ces vastes désirs d'enrichir notre entendement par des connaissances nouvelles, la même chose nous arrive qu'à ceux qui jetant bien loin leurs regards, ne remarquent

 

(a) Var.; De.—(b) Dans.

 

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pas les objets qui les environnent; je veux dire que notre esprit (a) s'étendant par de grands efforts sur des choses fort éloignées et parcourant pour ainsi dire le ciel et la terre, passe cependant si légèrement sur ce qui se présente à lui de plus près, que nous consumons toute notre vie toujours ignorants de ce qui nous touche, et non-seulement de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes.

Il n'est rien de plus nécessaire que de recueillir en nous-mêmes toutes ces pensées qui s'égarent ; et c'est pour cela, chrétiens, que je vous invite aujourd'hui d'accompagner le Sauveur jusqu'au tombeau du Lazare : Veni et vide : « Venez et voyez. » O mortels, venez contempler le spectacle des choses mortelles; ô homme, venez apprendre ce que c'est que l'homme. Vous serez peut-être étonnés que je vous adresse à la mort pour vous instruire de votre être (b), et vous croirez que ce n'est pas bien représenter l'homme que de le montrer où il n'est plus ; mais si vous prenez soin de vouloir entendre ce qui se présente à nous dans le tombeau, vous accorderez aisément qu'il n'est point de plus véritable interprète ni de plus fidèle miroir des choses humaines.

La nature d'un composé ne se remarque jamais plus distinctement que dans la dissolution de ses parties; comme elles s'altèrent mutuellement par le mélange, il faut les séparer pour les bien connaître. En effet la société de l’âme et du corps fait que le corps nous paraît quelque chose de plus qu'il n'est, et l’âme quelque chose de moins : mais lorsque venant à se séparer, le corps retourne à la terre et que l’âme aussi est mise en état de retourner au ciel d'où elle est tirée, nous voyons l'un et l'autre dans sa pureté. Ainsi nous n'avons qu'à considérer ce que la mort nous ravit et ce qu'elle laisse en son entier, quelle partie de notre être tombe sous ses coups, et quelle autre se conserve dans cette ruine; alors nous aurons compris ce que c'est que l'homme : de sorte que (c) je ne crains point d'assurer que c'est du sein de la mort et de ses ombres épaisses , que sort une lumière immortelle pour éclairer nos esprits touchant l'état de notre nature. Accourez donc, ô mortels,

 

(a) Var. : Raison. — (b) Pour être instruits de ce que vous êtes. — (c) Tellement que, — si bien que.

 

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et voyez dans le tombeau du Lazare ce que c'est que l'humanité : venez voir dans un même objet la fin de vos desseins et le commencement de vos espérances ; venez voir tout ensemble la dissolution et le renouvellement de votre être ; venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort : Veni et vide.

O mort, nous te rendons grâces des lumières que tu répands sur notre ignorance ; toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous fais connaître notre dignité; si l'homme s'estime trop, tu sais déprimer son orgueil ; si l'homme se méprise trop, tu sais relever son courage; et pour réduire toutes ses pensées à un juste tempérament, tu lui apprends ces deux vérités qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître, qu'il est infiniment méprisable en tant qu'il finit dans le temps, et infiniment estimable en tant qu'il passe (a) à l'éternité. Ces deux importantes considérations feront le sujet de ce discours (b).

 

PREMIER POINT.

 

C'est une entreprise hardie que d'aller dire aux hommes qu'ils sont peu de chose. Chacun est jaloux de ce qu'il est, et on aime mieux être aveugle que de connaître son faible; surtout les grandes fortunes veulent être traitées délicatement, elles ne prennent pas plaisir qu'on remarque leur défaut ; elles veulent que si on le voit, du moins on le cache. Et toutefois, grâce à la mort, nous en pouvons parler avec liberté. Il n'est rien de si grand dans le monde, qui ne reconnaisse en soi-même beaucoup de bassesse, qui ne confesse facilement qu'il n'est rien, à le considérer par cet endroit-là. Mais c'est encore trop de vanité de distinguer en nous la partie faible, comme si nous avions quelque chose de considérable. Vive l'Eternel ! ô grandeur humaine, de quelque côté que je t'envisage, sinon en tant que tu viens de Dieu et que tu dois être rapportée à Dieu, car en cette sorte je découvre en toi un rayon de la Divinité qui attire justement mes respects ; mais en tant que tu es purement humaine, je le dis encore une fois, de quelque côté que je t'envisage, je ne vois rien en toi que je considère, parce que de quelque endroit que je te tourne, je trouve

 

(a) Var. : Qu’il aboutit. — (b) Et c'est le partage de ce discours.

 

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toujours la mort en face, qui répand tant d'ombres de toutes parts sur ce que l'éclat du monde voulait colorer, que je ne sais plus sur quoi appuyer ce nom auguste de grandeur, ni à quoi je puis appliquer un si beau titre.

Convainquons-nous, chrétiens, de cette importante vérité par un raisonnement invincible. L'accident ne peut pas être plus noble que la substance, ni l'accessoire plus considérable que le principal , ni le bâtiment plus solide que le fonds sur lequel il est élevé, ni enfin ce qui est attaché à notre être plus grand ni plus important que notre être même. Maintenant, qu'est-ce que notre être? pensons-y bien, chrétiens ; qu'est-ce que notre être? Dites-le-nous, ô mort ; car les hommes trop superbes (a) ne m'en croiraient pas. Mais, ô mort, vous êtes muette et vous ne parlez qu'aux yeux. Un grand roi vous va prêter sa voix, afin que vous vous fassiez entendre aux oreilles et que vous portiez dans les cœurs des vérités plus articulées (b).

Voici la belle méditation dont David s'entretenait sur le trône, au milieu de sa Cour : Sire, elle est digne de votre audience. Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te (1). — O éternel Roi des siècles, vous êtes toujours à vous-même, toujours en vous-même; votre être éternellement immuable (c), ni ne s'écoule, ni ne se change, ni ne se mesure. « Et voici que vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n'est rien devant vous. » Non, ma substance n'est rien devant vous ; et tout être qui se mesure n'est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu'on est venu à ce terme un dernier point détruit tout, comme si jamais il n'avait été. Qu'est-ce que cent ans, qu'est-ce que mille ans, puisqu'un seul moment les efface (d)? Multipliez vos jours, comme les cerfs (e) que la fable ou l'histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l'ombre à notre postérité (f) ; entassez dans cet espace qui parait immense, honneurs, richesses,

 

1 Psal. XXXVIII, 6.

 

(a) Var.: Trop vains. — (b) Plus distinctes. — (c) Toujours permanent. — (d) Les emporte. — (e) Les corbeaux. — (f) A nos descendants.

 

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plaisirs; que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu'un château de cartes, vain amusement des enfants (a) ? Et que vous servira d'avoir tant écrit dans ce livre, d'en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisqu'enfin une seule rature (b) doit tout effacer? Encore une rature laisserait-elle quelques traces (c) du moins d'elle-même ; au lieu que ce dernier moment qui effacera d'un seul trait toute votre vie, s'ira perdre lui-même avec tout le reste dans ce gouffre du néant. Il n'y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes ; la chair changera de nature ; le corps prendra un autre nom ; « même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue : » tant il est vrai que tout meurt en lui (d), jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes : Post totum ignobilitatis elogium, caducœ in originem terram, et cadaveris nomen; et de isto quoque nomme periturœ in nullum inde jam nomen, in omnis jam vocabuli mortem (1).

Qu'est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J'entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort. La nature, comme si elle était presque envieuse du bien qu'elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu'elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres ouvrages. Cette recrue continuelle (e) du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu'ils croissent et qu'ils s'avancent, semblent nous pousser de l'épaule et nous dire : Retirez-vous, c'est maintenant notre tour. Ainsi comme nous en voyons passer d'autres devant nous, d'autres nous verront passer, qui doivent à leurs

 

1 De Resurrect. carn., n. 4.

(a) Var. : De même qu’un château de cartes, vaine admiration des enfants. — (b) Une même rature. — (c) Quelques vestiges — (d) Que ce qui s'aperçoit meurt en nous. — (e) Cette nouvelle recrue.

 

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successeurs le même spectacle. O Dieu ! encore une fois, qu'est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable (a) où je ne suis plus, et que j'occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien ; un si petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant. On ne m'a envoyé que pour faire nombre, encore n'avait-on que faire de moi ; et la pièce n'en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre.

Encore si nous voulons discuter les choses dans une considération plus subtile, ce n'est pas toute l'étendue de notre vie qui nous distingue du néant ; et vous savez, chrétiens, qu'il n'y a jamais qu'un moment qui nous en sépare. Maintenant nous en tenons un ; maintenant il périt; et avec lui nous péririons tous, si promptement et sans perdre temps nous n'en saisissions un autre semblable, jusqu'à ce qu'enfin il en viendra un (b) auquel nous ne pourrons arriver, quelque effort que nous fassions pour nous y étendre, et alors nous tomberons tout à coup, manque de soutien. O fragile appui de notre être ! ô fondement ruineux de notre substance ? In imagine pertransit homo (1) : ah ! l'homme passe vraiment de même qu'une ombre ou de même qu'une image en figure (c) ; aussi est-il in imagine, sed et frustra conturbatur. Que la place est petite que nous occupons en ce monde : si petite certainement et si peu considérable, que je doute quelquefois avec Arnobe si je dors ou si je veille : Vigilemus aliquando, an ipsum vigilare, quod dicitur somni sit perpetui portio (2). Je ne sais si ce que j'appelle veiller n'est peut-être pas une partie un peu plus excitée d'un sommeil profond; et si je vois des choses réelles, ou si je suis seulement troublé par des fantaisies et par de vains simulacres (d). Praeterit figura hujus mundi (3) : « La figure de ce monde passe,

 

1 Psal. XXXVIII, 7. — 2 Advers. Gent., lib. II, sub. init. — 3 I Cor., VII, 31.

 

(a) Var. : Immense. — (b) Jusqu'à ce qu'il en viendra enfin un. — (c) L'homme passe comme une ombre et comme une image creuse. — Note marg. : Et comme lui-même n'est rien de solide, il ne poursuit aussi que des choses vaines l'image du bien et non le bien même.— (d) Var. : Si petite certainement et si peu considérable, qu'il me semble que toute ma vie n'est qu'un songe ; je ne sais si je dors ou si je veille; je ne sais si ce que j'appelle veiller n'est pas une partie un peu plus animée d'un sommeil profond; et si je vois des choses réelles, ou si je suis seulement troublé par des simulacres.

 

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et ma substance n'est rien devant Dieu (a) : » Et substantia mea tanquam nihilum ante te (1).

 

SECOND POINT.

 

N'en doutons pas, chrétiens, quoique nous soyons relégués dans cette dernière partie de l'univers (b) qui est le théâtre des changements et l'empire de la mort; bien plus, quoiqu'elle nous soit inhérente et que nous la portions dans notre sein, toutefois au milieu de cette matière (c) et à travers l'obscurité de nos connaissances qui vient des préjugés de nos sens, si nous savons rentrer en nous-mêmes, nous y trouverons quelque chose qui montre bien par une certaine vigueur (d) son origine céleste, et qui n'appréhende pas la corruption.

Je ne suis pas de ceux qui font grand état des connaissances humaines; et je confesse néanmoins que je ne puis contempler sans admiration ces merveilleuses découvertes qu'a faites la science pour pénétrer la nature , ni tant de belles inventions que l'art a trouvées pour l'accommoder à notre usage. L'homme a presque changé la face du monde ; il a su dompter par l'esprit les animaux qui le surmontaient par la force ; il a su discipliner leur humeur brutale et contraindre leur liberté indocile ; il a même fléchi par adresse les créatures inanimées. La terre n'a-t-elle pas été forcée par son industrie à lui donner des aliments (e) plus convenables, les plantes à corriger en sa faveur leur aigreur sauvage, les venins (f) mêmes à se tourner en remèdes pour l'amour de lui ? Il serait superflu de vous raconter comme il sait ménager les éléments, après tant de sortes de miracles qu'il fait faire tous les jours aux plus intraitables, je veux dire au feu et à l'eau, ces deux grands ennemis, qui s'accordent néanmoins à nous servir

 

1 Psal. XXXVIII, 6.

 

(a) Passage effacé : Je suis emporté si rapidement, qu'il me semble que tout me fuit et que tout m'échappe. Tout fuit en effet, Messieurs; et pendant que nous sommes ici assemblés, el que nous croyons être immobiles, chacun avance son chemin, chacun s'éloigne sans y penser de son plus proche voisin, puisque chacun marche insensiblement à la dernière séparation : Ecce mensurabiles posuisti dies meos. — (b) Var.: Du monde. — (c) De ce corps mortel, — de ce corps terrestre. — (d) Qui sent par son mouvement. — (e) Des fruits. — (f) Les poisons.

 

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dans des opérations si utiles et si nécessaires (a). Quoi plus? il est monté jusqu'aux cieux ; pour marcher plus sûrement, il a appris aux astres à le guider dans ses voyages ; pour mesurer plus également sa vie, il a obligé le soleil à rendre compte pour ainsi dire de tous ses pas. Mais laissons à la rhétorique cette longue et scrupuleuse énumération ; et contentons-nous de remarquer en théologiens que Dieu ayant formé l'homme, dit l'oracle de l'Ecriture, pour être le chef de l'univers, d'une si noble institution, quoique changée par son crime, il lui a laissé un certain instinct de chercher ce qui lui manque dans toute l'étendue de la nature. C'est pourquoi, si je l'ose dire, il fouille partout hardiment comme dans son bien, et il n'y a aucune partie de l'univers où il n'ait signalé son industrie.

Pensez maintenant, Messieurs, comment aurait pu prendre un tel ascendant une créature si faible et si exposée selon le corps aux insultes de toutes les autres, si elle n'a voit en son esprit (b) une force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l'Esprit de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance. Non, non, il ne se peut autrement. Si un excellent ouvrier a fait quelque rare machine, aucun ne peut s'en servir que par les lumières qu'il donne. Dieu a fabriqué le monde comme une grande machine que sa seule sagesse pouvait inventer, que sa seule puissance pouvait construire (c). O homme, il t'a établi pour t'en servir; il a mis pour ainsi dire en tes mains toute la nature, pour l'appliquera tes usages; il t'a même permis de l'orner et de L'embellir par ton art. Car qu'est-ce autre chose que l'art, sinon l'embellissement de la nature? Tu peux ajouter quelques couleurs pour orner cet admirable tableau ; mais comment pourrais-tu faire remuer tant soit peu une machine si forte et si délicate ; ou de quelle sorte pourrais-tu faire seulement un trait convenable dans une peinture si riche, s'il n'y avait en toi-même et dans quelque partie de ton être quelque art dérivé de ce premier art, quelques fécondes idées tirées de ces idées originales, en un mot

 

(a) Var. : Après tant de sortes de miracles qu'il fait faire tous les jours au feu et à l'eau, qui sont les plus intraitables. — (b) En son âme. — (c) Dieu a fabriqué le monde comme sa seule puissance pouvait le construire.

 

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quelque ressemblance, quelque écoulement, quelque portion de cet esprit ouvrier qui a fait le monde? Que s'il est ainsi (a), chrétiens, qui ne voit que toute la nature conjurée ensemble n'est pas capable déteindre un si beau rayon, cette partie de nous-mêmes (b) qui porte an caractère si noble de la puissance divine qui la soutient ; et qu'ainsi notre âme supérieure au monde et à toutes les vertus qui le composent, n'a rien à craindre que de son auteur?

Mais continuons, chrétiens, une méditation si utile de l'image de Dieu en nous; et voyons de quelle manière cette créature chérie, destinée à se servir de toutes les autres, se prescrit à elle-même ce qu'elle doit faire. Dans la corruption où nous sommes, je confesse que c'est ici notre faible ; et toutefois je ne puis considérer (c) sans admiration ces règles immuables des mœurs que la raison a posées. Quoi ! cette âme plongée dans le corps, qui en épouse toutes les passions avec tant d'attache , qui languit, qui se désespère, qui n'est plus à elle-même quand il souffre, dans quelle lumière a-t-elle vu qu'elle eût (d) néanmoins sa félicité à part ? qu'elle dût dire quelquefois hardiment, tous les sens, toutes les passions, et presque toute la nature criant à rencontre : «Ce m'est un gain de mourir (1) ; » — « Je me réjouis dans les afflictions (2)? » Ne faut-il pas, chrétiens, qu'elle ait découvert intérieurement une beauté bien exquise dans ce qui s'appelle devoir, pour oser assurer positivement qu'elle doit s'exposer sans crainte, qu'il faut s'exposer même avec joie à des fatigues immenses, à des douleurs incroyables et à une mort assurée pour les amis, pour la patrie, pour le prince, pour les autels? Et n'est-ce pas une espèce de miracle que ces maximes constantes de courage, de probité, de justice, ne pouvant jamais être abolies, je ne dis pas par le temps, mais par un usage contraire, il y ait pour le bonheur du genre humain beaucoup moins de personnes qui les décrient tout à l'ait qu'il n'y en a qui les pratiquent parfaitement (e).

Sans doute il y a au dedans de nous une divine clarté : « Un rayon de votre face, ô Seigneur, s'est imprimé en nos âmes : »

 

1 Philip., I, 21. — 2 Coloss., I, 24.

 

(a) Var. : Et s’il est ainsi. — (b) De notre titre.— (c) Qui pourrait considérer. — (d) Où a-t-elle pu songer ? — (e) Dans leur perfection.

 

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Signatum est super nos lumen vultùs tui, Domine (1). C'est là que nous découvrons, comme dans un globe de lumière, un agrément immortel dans l'honnêteté et la vertu (a) ; c'est la première raison qui se montre à nous par son image (b) ; c'est la vérité elle-même qui nous parle et qui doit bien nous faire entendre qu'il y a quelque chose en nous qui ne meurt pas, puisque Dieu nous a faits capables de trouver du bonheur même dans la mort.

Tout cela n'est rien, chrétiens ; et voici le trait le plus admirable de cette divine ressemblance. Dieu se connaît et se contemple ; sa vie c'est de se connaître ; et parce que l'homme est son image, il veut aussi qu'il le connaisse. Etre éternel, immense, infini, exempt (c) de toute matière, libre de toutes limites, dégagé de toute imperfection, chrétiens, quel est ce miracle ? Nous qui ne sentons rien que de borné, qui ne voyons rien que de muable, où avons-nous pu comprendre cette éternité ? où avons-nous songé cette infinité? O éternité ! ô infinité! dit saint Augustin, que nos sens ne soupçonnent seulement pas, par où donc es-tu entrée dans nos âmes? Mais si nous sommes tout corps et tout matière, comment pouvons-nous concevoir un esprit pur, et comment avons-nous pu seulement inventer ce nom ?

Je sais ce que l'on peut dire en ce lieu, et avec raison que lorsque nous parlons de ces esprits, nous n'entendons (d) pas trop ce que nous disons ; notre faible imagination ne pouvant soutenir une idée si pure, lui présente toujours quelque petit corps pour la revêtir. Mais après qu'elle a fait son dernier effort pour les rendre bien subtils et bien déliés, ne sentez-vous pas en même temps qu'il sort du fond de notre âme une lumière céleste qui dissipe tous ces fantômes, si minces et si délicats que nous ayons pu les figurer ? Si vous la pressez davantage et que vous lui demandiez ce que c'est, une voix s'élèvera du centre de l’âme (e) : Je ne sais pas ce que c'est, mais néanmoins ce n'est pas cela. Quelle force , quelle énergie, quelle secrète vertu sent en elle-même cette âme pour se corriger, se démentir elle-même et pour oser rejeter tout

 

1 Psal. IV, 7.

 

(a) Var.: Les agrément immortels do l'honnêteté et de la vertu. — (b) Par cette étincelle. — (c) Séparé, — dégagé. — (d) Nous ne concevons. — (e) Une voix prononcera...; — une voix criera du centre de l'âme.

 

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ce qu'elle pense ! Qui ne voit qu'il y a en elle un ressort caché qui n'agit pas encore de toute sa force, et lequel, quoiqu'il soit contraint, quoiqu'il n'ait pas son mouvement libre, fait bien voir par une certaine vigueur qu'il ne tient pas tout entier à la matière et qu'il est comme attaché par sa pointe à quelque principe plus haut (a) ?

Il est vrai, chrétiens, je le confesse, nous ne soutenons pas longtemps cette noble ardeur ; ces belles idées s'épaississent bientôt, et l’âme se replonge bientôt dans sa matière. Elle a ses faiblesses, elle a ses langueurs ; et permettez-moi de le dire, car je ne sais plus comment m'exprimer, elle a des grossièretés incompréhensibles qui, si elle n'est éclairée d'ailleurs, la forcent presque elle-même de douter de ce qu'elle est (b). C'est pourquoi les sages du monde voyant l'homme d'un côté si grand, de l'autre si méprisable , n'ont su ni que penser ni que dire d'une si étrange composition. Demandez aux philosophes profanes ce que c'est que l'homme ; les uns en feront un dieu, les autres en feront un rien ; les uns diront que la nature le chérit comme une mère et qu'elle en fait ses délices ; les autres, qu'elle l'expose comme une marâtre et qu'elle en fait son rebut ; et un troisième parti ne sachant plus que deviner touchant la cause de ce grand mélange, répondra qu'elle s'est jouée en unissant deux pièces qui n'ont nul rapport, et ainsi que par une espèce de caprice elle a formé ce prodige qu'on appelle l'homme.

Vous jugez bien, Messieurs, que ni les uns ni les autres n'ont donné au but, et qu'il n'y a plus que la foi qui puisse expliquer une si grande énigme. Vous vous trompez, ô sages du siècle : l'homme n'est pas les délices de la nature, puisqu'elle l'outrage en tant de manières ; l'homme ne peut non plus être son rebut, puisqu'il a quelque chose en lui qui vaut mieux que la nature elle-même, je parle de la nature sensible. D'où vient donc une si étrange disproportion? Faut-il, chrétiens, que je vous le dise, et ces masures mal assorties, avec ces fondements (c) si magnifiques, ne crient-elles pas assez haut que l'ouvrage n'est pas en son

 

(a) Var. : Et qu'il dépend certainement d’un autre principe. — (b) Qui la forcent presque elle-même de douter de ce qu'elle est, si elle n'est éclairée d'ailleurs.— (c) Avec cette structure.

 

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entier ? Contemplez cet édifice, vous y verrez des marques d'une main divine ; mais l'inégalité de l'ouvrage vous fera bientôt remarquer ce que le péché a mêlé du sien. O Dieu ! quel est ce mélange? J'ai peine à me reconnaître; peu s'en faut que je ne m'écrie avec le prophète : Hœccine est urbs perfecti decoris, gaudium universœ terrœ (1)? Est-ce là cette Jérusalem ? « Est-ce là cette ville? est-ce là ce temple, l'honneur et la joie de toute la terre ? » Et moi je dis : Est-ce là cet homme fait à l'image de Dieu, le miracle de sa sagesse et le chef-d'œuvre de ses mains ?

C'est lui-même, n'en doutez pas. D'où vient donc cette discordance, et pourquoi vois-je ces parties si mal rapportées ? C'est que l'homme a voulu bâtir à sa mode sur l'ouvrage de son Créateur, et il s'est éloigné du plan : ainsi contre la régularité du premier dessein, l'immortel et le corruptible, le spirituel et le charnel , l'ange et la bête en un mot, se sont trouvés tout à coup unis. Voilà le mot de l'énigme, voilà le dégagement de tout l'embarras : la foi nous a rendus à nous-mêmes, et nos faiblesses honteuses ne peuvent plus nous cacher notre dignité naturelle (a).

Mais, hélas! que nous profite cette dignité ? Quoique nos ruines respirent encore quelque air de grandeur, nous n'en sommes pas moins accablés dessous ; notre ancienne immortalité ne sert qu'à nous rendre plus insupportable la tyrannie de la mort ; et quoique nos âmes lui échappent, si cependant le péché les rend misérables, elles n'ont pas de quoi se vanter d'une éternité si onéreuse. Que dirons-nous, chrétiens? que répondrons-nous à une plainte si pressante? Jésus-Christ y répondra dans notre évangile. Il vient voir le Lazare décédé, il vient visiter la nature humaine qui gémit sous l'empire de la mort. Ah ! cette visite n'est pas sans cause. C'est l'ouvrier même qui vient en personne pour reconnaître ce qui manque à son édifice. C'est qu'il a dessein de le reformer suivant son premier modèle : secundùm imaginera ejus qui creavit illum (2).

O âme remplie de crimes, tu crains avec raison l'immortalité qui rendrait ta mort éternelle. Mais voici en la personne de Jésus-

 

1 Thren., II, 15. — 2 Coloss., III, 10.

 

(a) Var.: Voilà le dégagement de tout embarras; de cette sorte tout se débrouille et tout se démêle, tout se dément et tout s'accorde, et la lumière de la foi nous tire de ce labyrinthe.

 

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Christ la résurrection et la vie (1) : qui croit en lui ne meurt pas ; qui croit en lui est déjà vivant d'une vie spirituelle et intérieure, vivant par la vie de la grâce qui attire après elle la vie de la gloire. Mais le corps est cependant sujet à la mort (a). O âme, console-toi. Si ce divin Architecte qui a entrepris de te réparer, laisse tomber pièce à pièce ce vieux bâtiment de ton corps, c'est qu'il veut te le rendre en meilleur état, c'est qu'il veut le rebâtir dans un meilleur ordre ; il entrera pour un peu de temps dans l'empire de la mort, mais il ne laissera rien entre ses mains, si ce n'est la mortalité.

Ne vous persuadez pas que nous devions regarder la corruption selon les raisonnements de la médecine, comme une suite naturelle de la composition et du mélange. Il faut élever plus haut nos esprits, et croire selon les principes du christianisme que ce qui engage la chair à la nécessité d'être corrompue, c'est qu'elle est un attrait au mal, une source de mauvais désirs, enfin une « chair de péché (2), » comme parle le saint Apôtre. Une telle chair doit être détruite, je dis même dans les élus, parce qu'en cet état de chair de péché, elle ne mérite pas d'être réunie à une âme bienheureuse, ni d'entrer dans le royaume de Dieu : Caro et sanguis regnum Dei possidere non possunt (3). Il faut donc qu'elle change sa première forme afin d'être renouvelée, et qu'elle perde tout son premier être pour en recevoir un second de la main de Dieu. Comme un vieux bâtiment irrégulier qu'on néglige de réparer (b), afin de le dresser de nouveau dans un plus bel ordre d'architecture ; ainsi cette chair toute déréglée par le péché et la convoitise, Dieu la laisse tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode et selon le premier plan de sa création. Elle doit être réduite en poudre, parce qu'elle a servi au péché.

Ne vois-tu pas le divin Jésus qui fait ouvrir le tombeau ? C'est le prince qui fait ouvrir la prison aux misérables captifs. Les corps morts qui sont enfermés dedans entendront un jour sa parole, et ils ressusciteront comme le Lazare ; ils ressusciteront mieux que

 

1 Joan., XI, 25, 26. — 2 Rom., VIII, 3. — 3 I Cor., XV, 50.

(a) Var. : Mais le corps est toujours sujet à la mort. — (b) Qu'on laisse tomber en ruine pièce à pièce.

 

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le Lazare, parce qu'ils ressusciteront pour ne mourir plus, et que la mort, dit le Saint-Esprit, sera noyée (a) dans l'abime pour ne paraître jamais : Et mors ultra non erit ampliùs (1).

Que crains-tu donc, âme chrétienne, dans les approches de la mort ? Peut-être qu'en voyant tomber ta maison tu appréhendes d'être sans retraite? Mais écoute le divin Apôtre : « Nous savons, » nous savons, dit-il, nous ne sommes pas induits à le croire par des conjectures douteuses, mais nous le savons très-assurément et avec une entière certitude, « que si cette maison de terre et de boue dans laquelle nous habitons est détruite, nous avons une autre maison qui nous est préparée au ciel (2). » O conduite miséricordieuse de celui qui pourvoit à nos besoins ! Il a dessein (b), dit excellemment saint Jean Chrysostome (3), de réparer la maison qu'il nous a donnée ; pendant qu'il la détruit et qu'il la renverse pour la refaire toute neuve, il est nécessaire que nous délogions ; car que ferions-nous dans cette poudre, dans ce tumulte, dans cet embarras ? Et lui-même nous offre son palais ; il nous donne un appartement pour nous faire attendre en repos l'entière réparation de notre ancien édifice.

 

1 Apoc., XXI, 4. — 2 II Cor., V, 1. — 3 Homil. In Dict. Apost., De dormientibus, etc.

(a) Var. : Précipitée. — (b) Il veut.

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