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QUATRIÈME SERMON
POUR
LA FÊTE DE LA CIRCONCISION (a).
Vocabis nomen ejus Jesum : ipse enim
solvum faciet populum suum a peccatis eorum.
Vous donnerez à l'enfant le nom de Jésus, c'est-à-dire
Sauveur; car c'est lui qui sauvera et délivrera son peuple de ses péchés. Matth.,
I, 21.
Celui dont il est écrit que son
nom est le Seigneur et le Tout-Puissant, semble avoir quitté ces noms
magnifiques, lorsqu'après avoir pris la forme d'esclave, il a encore subi
aujourd'hui une loi servile et porté imprimée en son propre corps la marque de
la servitude. En effet quand le Fils de Dieu « se fait circoncire, il s'oblige
et s'assujettit, dit le saint Apôtre (1), à toute la loi de Moïse; » et ainsi se
chargeant volontairement du joug que Dieu impose aux serviteurs, non-seulement
il se dépouille en quelque façon de sa toute-puissante souveraineté, mais il
semble qu'il se dégrade jusqu'à renoncer à la liberté et à la franchise. C'est
dans ce temps mystérieux, c'est dans cette conjoncture surprenante que Dieu qui
1 Galat., V, 3.
(a) Prêché le 1er janvier 1668, à Dijon, dans la
chapelle des anciens ducs de Bourgogne, en présence du prince de Condé.
C'est à ce grand capitaine que Bossuet s'adresse à la lin
du discours. Il lui dit dans son allocution : « Quoique votre Altesse
sérénissime aille être rejetée plus que jamais dans ce glorieux exercice, dans
ces illustres fatigues, dans ce noble tumulte de lu guerre, je ne crains pas, »
etc. Le héros de Rocroi préparait alors en Bourgogne, dont il était gouverneur,
l'expédition de Franche-Comté, qui commença dans le mois de février. L'orateur
reprend : « Votre Altesse a pris des pensées qui seront digues de son rang, de
sa naissance et de son courage quand elle s'est fidèlement attachée au plus
grand monarque du monde, et que cherchant son honneur dans sa soumission, elle
n'a médité que de grands desseins pour sa gloire et pour son service. » Le
prince de Condé s'était révolté contre le roi en prenant le parti de la Fronde;
il fit sa soumission après la paix des Pyrénées, et fut reçu en grâce en 1660.—
Bossuet venait de perdre sa mère : le deuil et des affaires de famille l'avaient
amené dans sa ville natale, à Dijon.
Le premier éditeur avait doublé ce sermon d'un autre
sermon, et Banque le tout d'un morceau détaché; si bien qu'il avait trois
péroraisons, sans compter l’allocution au prince de Condé
362
sait rehausser (a) magnifiquement les humiliations
de son Fils, lui donne le nom de Jésus et la qualité de Sauveur du monde. Il lui
rend par ce moyen tout ce qu'il semble avoir perdu. Pendant que le Fils de Dieu
se range parmi les captifs, il en est fait le libérateur, et rentre sous un
autre nom dans les droits de sa royauté et de son empire, parce qu'il devient
par un nouveau titre le Seigneur de tous ceux qu'il sauve, et s'acquiert autant
de sujets qu'il rachète de pécheurs et qu'il affranchit d'esclaves.
La grâce du jubilé se trouve
enfermée si heureusement dans le saint nom de Jésus et dans le texte de mon
évangile, que je ne puis rien traiter (b) de plus convenable à ce
concours de solennités. Mais saint Paul ayant prononcé que « nul ne peut même
nommer le Seigneur Jésus sans la grâce du Saint-Esprit (1), » moi, qui dois vous
expliquer le mystère de ce nom aimable et en faire tout le sujet de mon
discours, combien ai-je donc besoin de l'assistance divine ! Je la demande
humblement par l'intercession de la sainte Vierge. Ave.
Combien grande, combien
illustre, combien nécessaire est la grâce que nous apporte le Sauveur Jésus en
nous délivrant de nos péchés! On le peut aisément comprendre par la qualité du
mal dont elle nous tire. Car le péché n'étant autre chose que la dépravation de
l'homme en lui-même et dans sa partie principale, il est clair que les maux qui
nous attaquent dans notre fortune, ou même dans l'état de notre santé et dans
notre vie , n'égalent pas celui-ci en malignité; et que c'est le plus grand de
tous les maux, puisque c'est celui qui nous fait perdre le bon usage de la
raison, l'emploi légitime de la liberté, la pureté de la conscience,
c'est-à-dire tout le bien et tout l'ornement de la créature raisonnable. Mais,
mes frères, ce n'est pas assez, et voici ce qu'il y a de plus déplorable. Le
comble de tous les malheurs, c'est que cette volontaire dépravation ne corrompt
pas seulement en nous ce qu'il y a de meilleur, mais encore nous rend ennemis de
Dieu, contraires à sa droiture, injurieux à sa sainteté, ingrats envers sa
miséricorde,
1 I Cor., XII, 3.
(a) Var. : Relever. — (b)
Dire.
363
odieux à sa justice, et par conséquent soumis à la loi de
ses vengeances. Tellement qu'il n'y a nul doute que le plus grand mal de l'homme
ne soit le péché; et si jusqu'à présent il y a eu plusieurs Jésus et plusieurs
Sauveurs, maintenant il n'est plus permis d'en connaître d'autres que celui que
nous adorons, qui nous sauvant du péché comme du plus grand de tous les
malheurs, mérite d’être nommé le véritable Jésus, l'unique Libérateur et le
Sauveur par excellence.
La grâce du jubilé qui nous a
été accordée durant ces saints jours, enfermant la réception (a) des
saints sacrements et les pieuses pratiques qui nous ont été ordonnées, fait en
nous une entière (b) application de ce beau nom de Sauveur (c) que le
Fils de Dieu reçoit aujourd'hui, et le concours de ces choses m'oblige à traiter
à fond de quelle manière ce divin Sauveur nous délivre de tous nos péchés.
Or, Messieurs, pour expliquer ce
mystère (d), je ne trouve rien de plus convenable que de vous proposer
aussi nettement que mes forces le pourront permettre, une excellente doctrine de
saint Augustin dans le second livre du second ouvrage Contre Julien, où
ce grand homme remarque que cette délivrance de tous nos péchés a trois parties
principales et essentielles. Car expliquant ces paroles de saint Jean-Baptiste :
« Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde (1), » il
enseigne que le Fils de Dieu ôte en effet les péchés, « et parce qu'il remet
ceux qu'on a commis, et parce qu'il nous aide pour n'en plus commettre, et parce
que par plusieurs périls et par plusieurs exercices il nous mène enfin à la vie
heureuse où nous ne pouvons plus en commettre aucun (e) : » Tollit
autem, et dimittendo quœ facta sunt..., et adjuvando ne fiant, et perducendo ad
vitam ubi fieri omnino nonpossint (2).
1 Joan., I, 29. — 2 Oper. imperf.
Cont. Julian., lib. II, n. 84.
(a) Var. : Jointe à lu réception... — (b)
Une totale. — (c) De Jésus. — (d) Or, dans le dessein que je me propose
de vous expliquer le mystère du nom de Jésus et le salut qui nous est donné en
Notre-Seigneur, je ne trouve, etc.— Or, pour expliquer à fond le mystère de ce
salut qui nous est donné en Jésus-Christ, je ne trouve, etc. — Au jour de la
naissance du Sauveur, j'entreprends de vous l'aire voir quelle est lu cause de
son arrivée, quel est le mal dont il nous sauve, et quel est le salut qu'il nous
apporte. (On voit que, par cette dernière variante, Bossuet approprie son
discours au jour de Noël. ) — (e) Tomber dans ses pièges, — tomber dans
sa tyrannie.
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Et certes quand nous abandonnons
au péché notre liberté égarée, il a sa tache qui nous déshonore et sa peine qui
nous poursuit. Et quand il nous a été pardonné par la grâce du saint baptême et
par les clefs de l'Eglise, il a encore ses appas trompeurs et ses attraits qui
nous tentent : Unusquisque tentatur à concupiscentid suâ (1). Et dans la
plus grande vigueur de la résistance, voire même dans l'honneur de la victoire,
si nous vivons sans péché, nous ne vivons pas sans péril, ayant toujours en
nous-mêmes cette déplorable facilité et cette liberté malheureuse de céder à
notre ennemi. Ainsi le divin Jésus, pour être notre Jésus et remplir toute
l'étendue d'un nom si saint et si glorieux, doit nous délivrer par sa grâce,
premièrement du mal du péché, secondement de l'attrait, troisièmement du péril.
C'est ce qu'il fait successivement et par ordre (a). Il ôte le mal du
péché par la grâce qui nous pardonne ; il en réprime (b) en nous
l'attrait dangereux par la grâce qui nous aide et qui nous soutient; il en
arrache jusqu'à la racine et le guérit sans retour, dans la bienheureuse
immortalité, par la grâce qui nous couronne et récompense, (c) Par
conséquent, chrétiens, si vous voulez saintement jouir du salut qui vous est
offert et de l'indulgence générale qui vous est donnée par l'autorité de
l'Eglise au nom de notre Sauveur, reconnaissez humblement et avec de
continuelles actions de grâces le pardon qui vous a été accordé ; combattez avec
foi et persévérance l'attrait tyrannique qui vous porte au mal, et aspirez de
tout votre cœur au parfait repos et à la félicité consommée où vous n'aurez plus
à craindre aucune foi-blesse. Voilà les trois grâces qui sont enfermées dans le
nom et dans la qualité de Sauveur, dont j'espère vous montrer l'usage dans les
trois points qui partageront ce discours (d).
1 Jacob., I, 14.
(a) Var. : C'est ce qu'il commence en cette
vie et qu'il achève dans la vie future. — (b) Il combat. — (c)
Note marg. : Dei gratiâ regenerante impetrandum , Dei gratiâ nos juvante
frenandum, Dei gratiâ remunerante sanandum (Lib. II Cont. Julian.,
cap. IV, n. 9). — (d) Var. : Et ce sont aussi les trois points qui
partageront ce discours.
365
PREMIER POINT.
Quoique j'aie déjà tracé quelque
image du mal que le péché fait en nous, l'ordre de mon discours exige de moi que
j'en donne une idée plus forte et que j'établisse les choses en remontant
jusqu'à la source de tout le désordre. Pour raisonner solidement, je
commencerai, chrétiens, à définir le péché. Le péché est un mouvement de la
volonté humaine contre les règles invariables de la volonté divine (a).
Il a donc deux relations : il est la malheureuse production de la volonté
humaine, et il s'élève avec insolence contre les ordres sacrés de la volonté
divine ; il sort de l'une et résiste à l'autre ; et par là il est aisé
d'établir, selon la doctrine de saint Augustin (1), en quoi le mal du péché
consiste. Il dit qu'il est renfermé en une double contrariété, parce que le
péché est contraire à Dieu, et qu'il est aussi contraire à l'homme. Contraire à
Dieu, il est manifeste, parce qu'il répugne à ses saintes lois ; contraire à
l'homme : c'est une suite, à cause que l'attachement à lui-même et à ses
inclinations particulières le sépare de la première et éternelle raison à
laquelle il est uni par son origine céleste (b). Ainsi il le tire de son
ordre et le dérègle en lui-même. D'où il paraît (c), chrétiens, que le
péché est également contraire à Dieu et à l'homme, mais avec cette différence
qu'il est contraire à Dieu, parce qu'il est opposé à sa justice ; mais de plus
contraire à l'homme, parce qu'il est nuisible (d) à son bonheur; c'est-à-dire
contraire à Dieu comme à la règle qu'il combat, et outre cela contraire à
l'homme comme au sujet qu'il corrompt. Ce qui fait dire au Psalmiste que « celui
qui aime l'iniquité a de l'aversion pour son âme, » à cause qu'il y corrompt
avec sa droiture les principes de sa santé, de son bonheur et de sa vie : Qui
diligit iniquitatem, odit animant suam (2). Et certes il est nécessaire que
les hommes se perdent eux-mêmes en s'élevant contre Dieu. Car que sont-ils autre
chose ces hommes rebelles, que sont-ils, dit saint Augustin,
1 De Civit. Dei, lib. XII, cap. III.— 2 Psal.
X, 6.
(a) Var. : Je dis donc que le péché est un
mouvement, etc.— (b) A cause que rattachement à tes propres
inclinations comme à des lois qu'il se fait lui-même, le sépare des lois
primitives et de la première raison à laquelle il est lié par son origine
céleste. — (c) Il paraît donc... — (d) Préjudiciable.
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que des ennemis impuissants ; mais « ennemis de Dieu,
poursuit-il, par la volonté de lui résister, et non par le pouvoir de lui nuire
: » Inimici Deo resistendi voluntate, non potestate lœdendi (1). Et de là
ne s'ensuit-il pas que la malice du péché ne trouvant point de prise sur Dieu
qu'elle attaque, laisse nécessairement tout son venin dans le cœur de celui qui
le commet ? Comme la terre qui élevant des nuages contre le soleil qui
l'éclairé, ne lui ôte rien de sa lumière et se couvre seulement de ténèbres :
ainsi le pécheur téméraire, résistant follement à Dieu, par un juste jugement
n'a de force que contre lui-même et ne peut rien que se détruire par son
entreprise insensée.
C'est pour cela que le
Roi-Prophète prononce cette malédiction contre les pécheurs : Gladius eorum
intret in corda ipsorum, et arcus eorum confringatur (2) : « Que leur épée
leur perce le cœur, et que leur arc soit brisé ! » Vous voyez deux sortes
d'armes entre les mains du pécheur, un arc pour tirer de loin, une épée pour
frapper de près : l'arc se rompt et est inutile; l'épée porte son coup, mais
contre lui-même. Entendons : le pécheur tire de loin contre le ciel et contre
Dieu ; et non-seulement les traits n'y arrivent pas , mais encore l'arc se rompt
au premier effort. Impie, tu t’élèves contre Dieu, tu te moques des vérités de
son Evangile, et tu fais un jeu sacrilège des mystères de sa bonté et de sa
justice. Et toi, blasphémateur téméraire , impudent profanateur du saint nom de
Dieu, qui non content de prendre en vain ce nom vénérable qu'on ne doit jamais
prononcer sans tremblement, profères des exécrations qui font frémir toute la
nature, et te piques d'être inventif en nouveaux outrages contre cette bonté
suprême si féconde pour toi en nouveaux bienfaits, tu es donc assez furieux pour
te prendre à Dieu de toutes les bizarreries d'un jeu excessif ; ou bien poussé
par tes ennemis sur lesquels tu n'as point de prise, tu tournes contre Dieu seul
ta rage impuissante, comme s'il était du nombre de tes ennemis, et encore le
plus faible et le moins à craindre parce qu'il ne tonne pas toujours, et que
meilleur et plus patient que tu n'es ingrat et injurieux, il réserve encore à la
pénitence cette tête que tu dévoues par tant d'attentats à sa justice.
1 De Civit. Dei. lib. XII, cap. III. — 2 Psal. XXXVI,
15.
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Tu prends un arc
en ta main, tu tires hardiment contre Dieu, et les coups ne portent pas jusqu'à
lui, que sa sainteté rend inaccessible à tous les outrages des hommes. Ainsi tu
ne peux rien contre lui, et ton arc se rompt entre tes mains, dit le
Roi-Prophète. Mais, mes frères, il ne suffit pas que son arc se brise et que son
entreprise demeure inutile ; il faut que son glaive lui perce le cœur et que
pour avoir tiré de loin contre Dieu, il se donne de près un coup mortel, si le
Sauveur ne le guérit par miracle. C'est la commune destinée de tous les pécheurs
: le péché, qui trouble tout dans le monde, met le désordre premièrement dans
celui qui le commet. La vengeance, qui sort du cœur pour tout ravager, porte
toujours son premier coup et le plus mortel sur ce cœur qui la produit, la
nourrit. L'injustice, qui veut ravir le bien d'autrui, fait son essai sur son
auteur qu'elle dépouille de son plus grand bien, qui est la droiture, avant de
ravir et d'usurper celui des autres. Le médisant ne déchire dans les autres que
la renommée, et déchire en lui la vertu même. L'impudicité, qui veut tout
corrompre, commence son effet par sa propre source, parce que nul ne peut
attenter à l'intégrité d'autrui que par la perte de la sienne.
Ainsi tout pécheur est ennemi de
soi-même, corrupteur en sa propre conscience du plus grand bien de la nature
raisonnable, c'est-à-dire de l'innocence. D'où il s'ensuit que le péché, je ne
dis pas dans ses suites, mais le péché en lui-même est le plus grand et le plus
extrême de tous les maux : plus grand sans comparaison que tous ceux qui nous
menacent par le dehors, parce que c'est le dérèglement et l'entière dépravation
du dedans ; plus grand et plus dangereux que les maladies du corps les plus
pestilentes, parce que c'est un poison fatal à la vie de l’âme ; plus grand que
tous les maux qui affectent notre esprit, parce que c'est un mal qui corrompt
notre conscience ; plus grand par conséquent que la perte de la raison, parce
que c'est perdre plus que la raison que d'en perdre le bon usage, sans lequel la
raison même n'est qu'une folle criminelle; enfin pour conclure ce raisonnement,
mal par-dessus tous les maux; malheur excédant tous les malheurs, parce que nous
y trouvons tout ensemble et un malheur et un crime : malheur qui nous accable,
et crime qui
368
nous déshonore ; malheur qui nous ôte toute espérance, et
crime qui nous ôte toute excuse; malheur qui nous fait tout perdre pour
l'éternité, et crime qui nous rend coupables de cette perte funeste et ne nous
laisse pas même sujet de nous plaindre.
Pourquoi pour l'éternité ? Car
il faut encore expliquer ceci en un mot, pour entendre de quel mal Jésus-Christ
nous sauve. Ici je pourrais vous dire que Dieu étant éternel, il ne faut pas
s'étonner qu'il ait des pensées éternelles, et que tout l'ordre de ses conseils
(a) se termine à l'éternité. Je pourrais encore ajouter qu'ayant résolu
pour cette raison de se donner à la créature par une éternelle communication (b),
elle se rend digne d'un mal éternel quand elle perd volontairement un bien qui
le pouvait être. Mais je veux entrer plus avant dans la nature du mal ; c'est
dans cette source intime de malignité, c'est dans la secrète et profonde
disposition des volontés déréglées, que je veux découvrir la cause funeste de
l'éternité malheureuse qui menace les impénitents. Je demande seulement que vous
m'accordiez que nul homme ne veut voir la fin de sa félicité ni de son bonheur.
Il ne faut point de raison; la nature parle : partout où l'homme établit sa
félicité, qui ne sait qu'il voudrait y joindre l'éternité tout entière (c)
? Maintenant en quoi est-ce que le pécheur a mis sa félicité ? Il l'a mise dans
les biens sensibles : et c'est en cela, dit saint Augustin, que consiste son
dérèglement, que « lui qui peut aspirer à la jouissance des biens éternels,
abandonne lâchement son cœur à l'amour des biens périssables. » Que s'il y
établit sa félicité, par les principes posés il s'ensuit qu'il voudrait y voir
l'éternité attachée. Tous nos désirs déterminés enferment je ne sais quoi qui
n'a point de bornes, et une secrète avidité d'une jouissance éternelle. (d)
(a) Var. : De ses desseins. — (b) De
se communiquer éternellement à la créature faite à son image. — (c)
Partout où l'homme établit sa félicité, il voudrait que l'éternité tout entière
y fût attachée. — (d) Note marg. : La volonté ne veut être ni
empêchée, ni interrompue, ni troublée dans son action ; si bien que tout ce
qu'elle aime, elle voudrait et l'aimer toujours et le posséder éternellement,
sans appréhension de le perdre. Consultez votre cœur : jamais l'homme ne veut
voir la fin ni de son plaisir ni de son bonheur. C'est alors que la pensée de la
mort nous est plus amère; la loi de Dieu nous devient incommode et importune,
parce qu'elle nous contrarie; et si notre cœur en était cru, il abolirait cette
loi qui choque son inclination par la force d'un secret instinct qui veut lever
tout obstacle à ses passions, et par conséquent les rendre immortelles. In
extremi boni dilectione turpiter volutatur, cui primis inhœrere fruique
concessum est (Lib. De Verâ relig., cap. XLV, n. 83).
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Dans cette malheureuse attache, combien de fois avez-vous
dit que vous ne vouliez jamais rompre? dans la haine : Je ne le veux jamais
voir? Eloignement éternel des choses qui nous répugnent, éternelle possession de
celles qui nous contentent : c'est le secret désir de notre cœur ; et si l'effet
ne s'ensuit pas, ce n'est pas notre volonté, mais notre mortalité qui s'y
oppose.
Et ne me dites pas, ô pécheurs,
que vous prétendez vous corriger quelque jour. Car au contraire, dit
excellemment le grand pape saint Grégoire, « les pécheurs font voir assez
clairement qu'ils voudraient pouvoir contenter sans fin (a) leurs mauvais
désirs, puisqu'ils ne cessent en effet de les contenter tant qu'ils en ont le
pouvoir, et que ce n'est point leur choix, mais la mort qui finit leurs crimes (b).
C'est donc, conclut ce grand pape, un juste jugement de Dieu qu'ayant nourri
dans leurs cœurs une secrète avidité de pécher sans fin, ils soient punis
rigoureusement par des peines interminables qui n'en ont pas, et qu'ils ne
trouvent non plus de bornes dans leurs supplices qu'ils n'en ont voulu donner à
leurs excès détestables : » Non corda hominum, sed facta pensavit. Iniqui
enim ideo cum fine deliquerunt, quia cum fine vixerunt. Nam voluissent utique,
si potuissent, sine fine vivere, ut potuissent sine fine peccare. Ostendunt enim
quia in peccato semper vivere cupiunt, qui nunquam desinunt peccare dûm vivunt.
Ad magnam ergo justitiam judicantis pertinet, ut nunquam careant supplicio, qui
in hàc vitâ nunquam voluerunt carere peccato (1).
Il est temps maintenant (c),
Messieurs, que nous célébrions les miséricordes de ce Sauveur qui nous est donné
(d) aujourd'hui contre un si grand mal, de ce puissant Médiateur de la
nouvelle alliance qui s'est mis entre Dieu et nous, afin de porter pour nous
tout le poids de sa colère implacable; qui a noyé nos péchés, non plus au fond
de la mer, comme disait le prophète (2), mais dans le
1 Dialog., lib. IV, cap. XLIV. — 2 Mich., VII, 19.
(a) Var. : Sans bornes.— (b) Qui met
fin à leurs désordres et à leurs poursuites.— (c) Entrez donc
aujourd’hui, mes frères, dans la profondeur de vos maux, et voyez de quel abîme
Jésus-Christ nous tire.— (d) Offert.
370
bain salutaire, dans le déluge précieux de son sang ; qui
nous a renouvelés par sa grâce, consacrés et sanctifiés par son Saint-Esprit
qu'il a répandu en nous comme un gage de vie éternelle. Accourez ici, chrétiens
: Magnificate Dominum mecum, et exaltemus nomen ejus in idipsum (1) : «
Glorifiez tous ensemble avec moi Notre-Seigneur, et ne cessons jamais d'exalter
son nom ; » ce nom aimable, ce nom de Jésus, notre unique consolation et l'appui
de notre espérance. Je m'en vais vous raconter les miséricordes qu'il a exercées
dans la rémission de nos crimes.
Quand le souverain accorde une
grâce et une rémission, ou il relâche toute la peine, ou il la commue, et le
Sauveur se sert de ces deux manières dans la rémission de nos crimes. Par la
grâce du saint baptême, il donne une entière abolition ; il fait des créatures
nouvelles sur lesquelles il répand si abondamment sa miséricorde, qu'il ne
réserve aucun droit ni aucune peine à sa justice irritée. Mais quand nous avons
violé ce pacte sacré du baptême, manqué à la foi donnée, foulé aux pieds
indignement le sang delà nouvelle alliance par lequel nous avons été rachetés et
purifiés, c'est une doctrine constante qu'il se montre plus rigoureux et réserve
quelque peine ; non que son sang ne soit suffisant pour emporter une seconde
fois la coulpe et la peine, mais il en dispense l'application selon les ordres
de sa sagesse et suivant qu'il nous est utile pour nous retenir dans un penchant
si dangereux. Car alors il ne per met pas que nous sortions tout à fait des
liens de la justice : en pardonnant aux pénitents la peine éternelle qu'elle
pouvait exiger, il lui laisse néanmoins quelque prise, afin que nous ressentions
par quelque atteinte les engagements malheureux et inévitables où nous nous
étions jetés. « Et ainsi, dit saint Augustin, il accorde tellement la grâce
qu'il ne relâche pas tout à fait la sévérité de la discipline : » Sic
impertitur largitas misericordiœ, ut non omittatur severitas disciplinae
(2).
C'est pourquoi deux prisons dans
l'Evangile. Une prison éternelle où cent portes d'airain ferment la sortie, où
un vaste chaos (3), une immense et insurmontable séparation rend le ciel pour
jamais inaccessible. Et il y a une autre prison dont il est écrit qu'on en
1 Psal. XXXIII, 4.— 2 S. August., De Contin.,
n. 15. — 3 Luc., XVI, 26.
371
sortira après avoir payé jusqu'à la dernière obole (1), et
c'est cette prison temporelle que les Pères et les saints conciles et l'ancienne
tradition appellent le purgatoire. Quoique cette peine soit bornée à un certain
temps, il est aisé de comprendre, comme saint Augustin l'a remarqué (2), qu'elle
passe de bien loin toutes celles que nous ressentons en ce corps mortel (a).
«Tout est ombre, tout est figure en ce monde : » Figura hujus mundi (3).
En l'autre il n'en est pas ainsi : là s'exerce la justice, là se ressent la
vérité sans mélange. Et c'est pourquoi le Sauveur, qui ne se lasse jamais de
nous bien faire, use encore d'une seconde commutation. La première a changé la
peine éternelle en des peines temporelles, mais peines du siècle futur, mais
peines qui ont un poids extraordinaire ; il consent que nous subissions en
échange les peines de cette vie.
De là les saintes sévérités de
l'ancienne pénitence, qui soumettaient les pécheurs à de longues humiliations, à
des rigueurs inouïes qui se pratiquaient sans relâche durant le cours de
plusieurs années. Une profonde terreur de la justice divine leur faisait
chercher quelque proportion avec ses règles rigoureuses (b). Ainsi les
cilices, les prosternements (c), les gémissements et le pain des larmes,
le renoncement à tous les plaisirs, même aux plus innocents, étaient l'exercice
des saints pénitents, qui s'estimaient trop heureux d'éviter par une si faible
compensation les peines de la vie future, quoique déjà modérées, mais toujours
plus insupportables que toutes celles de cette vie. Notre extrême délicatesse ne
peut encore souffrir ce tempérament ; soldats lâches et efféminés, et indignes
de marcher sous l'étendard de la croix, nous ne pouvons endurer la discipline de
notre milice, et voici que le Sauveur se relâche encore. Il fait une troisième
commutation des peines que nous avions méritées. Il change les anciennes
austérités en quelques jeûnes, quelques stations, des prières et des aumônes ;
et pourvu que le cœur du moins soit percé des saintes douleurs de la pénitence
et rempli de ses amertumes (d), il permet a son Eglise d'user
d'indulgence. C'est la grâce du jubilé qui
(1) Matth., V, 26. — 2 Enarr.
in Psal. XXXVII, n. 3. — 3 I Cor., VII, 31.
(a) Var. : Toutes les peines de cette vie. —
(b) Adorables. — (c) Prostrations. — (d) Soit percé des
saintes douleurs et rempli des amertumes de la pénitence véritable.
372
s'accorde sur la terre et qui a son effet dans le ciel,
conformément à cette parole qui a été dite à saint Pierre : Quodcumque
ligaveris super terram erit ligatum in cœlis, et quodcumque solveris super
terram erit solutum in cœlis (1). Grâce singulière, grâce abondante, grâce
qui tient lieu d'un second baptême à ceux qui sont disposés dans le degré que
Dieu sait. O Jésus, vraiment Jésus et Sauveur ! ô miséricorde infinie! « C'est
moi, dit ce grand Sauveur, c'est moi (a) qui ai effacé tes iniquités
comme un nuage qui s'évanouit ; c'est moi qui les ai dissipées sans que vous en
soyez jamais recherché, comme une légère vapeur qui ne laisse plus dans l'air
aucun vestige : » Delevi ut nuhem iniquitates tuas, et ut nebulam peccata tua
: revertere ad me, quoniam redemi te (2). O Sauveur, ô Libérateur! Par
quelles actions de grâces!... « O cieux, réjouissez-vous ; que votre
reconnaissance soit portée (b) jusqu'aux extrémités de la terre ; que les
montagnes tressaillent de joie avec vous ; que les déserts, les bois, les
rivages et enfin toute la nature retentissent du bruit de vos louanges (c)
: Laudate, cœli, quoniam misericordiam fecit Dominus; jubilate, extrema
terras ; resonate, montes, laudationem, saltus et omne lignum ejus (3).
N'abusons pas, mes frères, d'une
telle grâce. Le criminel qui a reçu son abolition se regarde comme recevant une
vie nouvelle, et considère le prince comme un second père qui lui rend et la
lumière et la vie et la société des hommes, et qui efface de dessus son front la
tache honteuse qui le condamnait à une éternelle infamie. Regardons le divin
Jésus notre roi, notre pontife, notre avocat, notre unique libérateur, comme
celui seul par qui nous vivons. Commençons donc aujourd'hui une vie nouvelle ;
et pour n'être point méconnaissants de la grâce qui remet nos crimes, soyons
fidèles à celle qui se présente pour nous aider à n'en plus commettre.
1 Matth., XVI, 10. — 2 Isa.,
XLIV, 22. — 3 Ibid., 23.
(a) Var. : C'est moi, c'est moi, dit ce grand
Sauveur, c'est moi... — (b) Retentisse. — (c) De vos pieuses actions de
grâces.
373
SECOND POINT.
Les médecins ordinaires nous
traitent assidûment durant tout le cours de la maladie; quand la fièvre nous a
quittés tout à fait. ils nous quittent aussi sans crainte et nous laissent peu à
peu réparer nos forces; si bien que la marque la plus certaine que le malade est
guéri, c'est lorsque le médecin le laisse à lui-même et à sa propre conduite
pour achever de se rétablir. Les maladies de nos âmes ne se traitent pas de la
sorte. Le péché, quoique guéri par la grâce justifiante, laisse néanmoins de si
mauvais restes et affaiblit tellement en nous le principe de la droiture, que la
grâce médicinale ne nous est. pas moins nécessaire pour conserver persévéramment
que pour recouvrer la justice; et si le médecin qui nous a traités nous
abandonne un moment, la rechute est inévitable : Et fiunt novissima hominis
illius pejora prioribus (1).
C'est ici qu'il nous faut
entendre les faiblesses, les blessures, les captivités de notre nature vaincue ;
et nous verrons, chrétiens, que le péché nous séduit par tant d'artifices, nous
gagne par tant d'attraits, nous pénètre par tant d'avenues, qu'il faut une
prévoyance infinie et une puissance sans bornes, et un soutien sans relâche pour
nous tirer de ses mains et nous sauver de ses embûches. Et au dedans et au
dehors, tout concourt à établir son empire. Et premièrement au dehors, tout ce
qui est autour de nous nous est une occasion de péché, tant nous sommes dépravés
et corrompus. Ce qui est plaisant nous captive, ce qui est choquant nous aigrit;
notre bonne fortune nous rend superbes, celle des autres (a) envieux ;
leurs malheurs nous causent (b) un mépris injuste, les nôtres un lâche
abattement et le désespoir. Pour les amis nous sommes flatteurs, pour les
ennemis inexorables (c), pour les indifférents durs et dédaigneux, par
conséquent injustes pour tous. Nous corrompons toutes choses, l'amitié par la
complaisance et par les cabales, la société par les fraudes, les lois mêmes et
les jugements par les partialités et par l'intérêt. Autant d'objets différents
qui
1 Matth., XII, 45.
(a) Var. : Celle du prochain. — 2 (b)
Ses malheurs font naître en nous... — (c) Cruels.
374
nous environnent, autant de pierres de scandale, autant
d'occasions de dérèglements. Et pour le dedans, ô Dieu ! quel désordre !
Premièrement pour la connaissance, ou l'ignorance nous l'ôte, ou la passion
l'obscurcit, ou le défaut de réflexion la rend inutile, ou la témérité ruineuse.
Tout ce qu'il y a de meilleur en nous tourne et dégénère en excès. Les simples
sont grossiers, les subtils sont présomptueux. Les biens réels sont les moins
connus, les idées les plus véritables sont les moins touchantes ; le spirituel
est plus fort, le sensible est plus décevant ; la raison y succombe. Après cela,
chrétiens, aurons-nous peine à connaître que nous avons besoin d'un Sauveur qui
nous excite à chaque moment, nous soutienne en chaque occasion (a), nous
prête la main à chaque pas pour empêcher nos égarements et nos chutes ruineuses
?
Ajoutons encore à toutes ces
plaies celles que nous recevons par nos habitudes vicieuses ; car on ne sort pas
de ce labyrinthe aussi facilement qu'on s'y engage. La volonté humaine , il est
vrai, est naturellement indéterminée ; mais il n'est pas moins assuré qu'elle a
aussi cela de naturel, qu'elle se fixe elle-même par son propre mouvement et se
donne un certain penchant dont il est presque impossible qu'elle revienne. Ainsi
par sa liberté naturelle elle est maîtresse de ses objets, qu'elle peut prendre
ou rejeter comme il lui plaît; mais autant qu'elle est maîtresse de ses objets,
autant est-elle capable de se lier par ses actes. Elle s'enveloppe elle-même
dans son propre ouvrage comme un ver à soie ; et si les lacets dont elle
s'entoure semblent de soie par leur agrément, ils ne laissent pas toutefois de
surmonter le fer par leur dureté. Non, elle ne peut pas si facilement percer la
prison qu'elle se fait, ni rompre les entraves dont elle se lie. Et ne me dites
pas ici que puisque vos engagements sont si volontaires, la même volonté qui les
fait les pourra facilement dénouer. Au contraire c'est ce qui fait la
difficulté, de ce que la même volonté qui s'est engagée est aussi obligée de se
dégager ; c'est elle qui fait les liens et qui les veut faire, et elle-même
qu'il faut employer pour les dénouer, elle-même qui doit tout ensemble soutenir
le choc et livrer l'assaut. Qui ne voit donc manifestement que s'il ne lui vient
du
(a) Var. : En chaque besoin.
375
dehors quelque fore et quelque secours, elle combattra en
vain et ne fera que s’épuiser par des efforts inutiles ? Car, comme dit saint
Ambroise, « on n'est pas longtemps fort et vigoureux, quand c'est soi-même.....(a).
» Va, tu périras misérablement, et ta perte sera signalée par un infâme
naufrage.
Par conséquent, chrétiens,
soyons sobres et vigilants, marchons avec crainte et circonspection. Méditons
ces paroles de Tertullien : Hos inter scopulos, has inter tempestates fides
navigat, tuta si sollicita, secura si attonita (1) : « Parmi tant d'orages,
parmi tant d'écueils, la foi sera ferme si elle est craintive, et naviguera (b)
sûrement si elle marche toujours tremblante et étonnée de ses périls. » Et
c'est après les bienfaits, c'est après les grâces et les indulgences (c)
que la crainte doit être plus grande. Car la vengeance suit de près
l'ingratitude, et rien n'irrite tant la bonté (d) que le mépris qu'on en
fait. C'est pourquoi le Saint-Esprit ayant représenté aux Galates par la bouche
de l'Apôtre les immenses bontés de Dieu, leur adresse ces paroles : Nolite
errare, Deus non irridetur (2) : « Ne vous y trompez pas, on ne se moque pas
de Dieu. «Non, non, ne vous trompez pas par cette fausse idée que vous concevez
des miséricordes divines. Cette bonté de Dieu que vous vantez tant et que vous
faites l'appui de vos crimes, n'est pas une bonté insensible et déraisonnable
sous laquelle les pécheurs vivent à leur aise. C'est une bonté vigoureuse et
juste. Dieu est bon, parce qu'il est ennemi du mal, et il exerce l'amour qu'il a
pour le bien par la haine qu'il a pour le crime. Sa justice est lente, mais non
endormie. Ne vous persuadez pas qu'il prétende flatter (e) par sa
patience l'espérance de l'impunité ; autrement vous vous feriez, non un Dieu
vivant, mais une idole muette et insensible , un Dieu bon jusqu'au mépris et
indulgent jusqu'à la faiblesse. Nolite errare; il n'en est pas de la
sorte, on ne se moque pas de lui. Et qui sont ceux qui s'en moquent, sinon ceux
qui
1 De Idolat., n. 24. — 2 Galat., VI, 7.
(a) Il manque dans le manuscrit un feuillet
renfermant deux pages. Déforis a comblé la lacune par un morceau de sa façon,
que tous les éditeurs ont reproduit. Nous le supprimons. — (b) Var. :
Marchera. — (c) C'est après les bienfaits, c’est après les
indulgences, c'est après les grâces que..... (d) Et rien ne pousse tant
la bonté à bout. — (e) Il ne prétend pas flatter.....
376
abusent de ses bontés ; qui croient qu'on leur donne le
temps de pécher, parce qu'on leur en donne pour se repentir ; qui font un jeu
sacrilège de ses sacrements, du ministère des clefs et des indulgences de sa
sainte Eglise ; qui tournent contre lui tous ses bienfaits, et font de ses
miséricordieuses facilités un chemin à la rébellion et à la licence? Donc, mes
frères, que ce jubilé finisse nos ingratitudes. Ne nous moquons pas de Dieu, de
peur qu'il ne se moque à son tour, et que nous ne puissions soutenir cette
cruelle et insupportable moquerie ; car, comme ajoute l'Apôtre, l'homme
recueillera ce qu'il aura semé, (a) Prions le divin Sauveur qui a lavé
tous nos péchés, qu'il guérisse encore toutes nos langueurs, et par là nous
obtiendrons la dernière grâce, qui est celle d'être à jamais impeccables. C'est
ma dernière partie.
TROISIÈME POINT.
C'est donc ici, chrétiens, la
dernière grâce, le prix, la perfection et le comble de toutes les autres, d'être
menés à la vie où nous serons impeccables, où nous jouirons éternellement avec
les saints anges de cette heureuse nécessité de ne pouvoir plus être soumis au
péché, (b) C'est là le bonheur parfait, c'est le salut accompli, c'est
enfin le dernier repos qui nous est promis en Notre-Seigneur. Le commencement de
notre repos, c'est de pouvoir ne plus pécher ; la fin de notre repos, c'est de
ne pouvoir plus pécher. Le commencement de notre repos, c'est de pouvoir être
justes ; la fin de notre repos, c'est d'avoir une assurance infaillible (c)
de ne déchoir jamais aux siècles des siècles de la grâce ni de la justice.
Pour comprendre
profondément la différence de ces deux repos, dont l'un est la consolation de la
vie présente et l'autre est la félicité de la vie future, il faut remarquer,
Messieurs, que nous sommes très-assurés par la grâce de la nouvelle alliance que
Dieu ne nous délaissera pas le premier ; mais nous ne sommes point
(a) Note marg.: Ah! mes frères, détournons
nos yeux; je veux espérer de vous de meilleures... — (b) C'est
pour cela qu'il nous est né un Sauveur sur qui le péché ne pouvait jamais avoir
de prise, afin que, régénérés du même Esprit dont il a été conçu, nous pussions
par sa grâce devenir un jour heureusement incapables de succomber au péché.
(Cette note a pour but d'approprier le sermon à la Nativité de Notre-Seigneur.)
— (c) Var. : Certaine.
377
assurés que nous ne manquerons pas à la foi donnée (a).
C'est-à-dire si nous l'entendons, que nous sommes assurés de Dieu, mais toujours
incertains de nous et de notre propre faiblesse. Nous sommes assurés de Dieu ;
car il ne change pas comme un homme, et «ses dons, dit le saint Apôtre, sont
sans retour et sans repentance (1). » Jésus invite à lui tous ceux qui ont soif
de la vérité et de la justice ; mais lui-même il a soif des âmes, il donne plus
volontiers que les autres ne reçoivent. Il ouvre ses bras à tous, à tous son
sang et ses plaies, à tous sa miséricorde et sa grâce ; et « si on ne
l'abandonne, il n'abandonne jamais : » Non deserit, nisi deseratur (2).
C'est la doctrine de tous les saints, c'est la foi constante de tous les
conciles : si quelqu'un ne le croit pas, qu'il soit anathème ! C'est pourquoi
tous les oracles divins nous assurent que le traité qu'il fait avec nous est un
traité éternel : Feriam vobiscum pactum sempiternum (3) ; et ailleurs :
Despondi te mihi in fide (4) : « Je t'ai épousée en foi. » C'est-à-dire que
cet Epoux, toujours fidèle à lui-même et à ses saintes promesses, ne fera jamais
divorce ; mais cette âme, ingrate et perfide épouse, qui tant de fois s'est
souillée d'un amour indigne et profane, l'obligera peut-être à se séparer ; et
ainsi, dit le prophète Isaïe, « elle casse et annule (b) le pacte éternel
: » Dissipaverunt fœdus sempiternum (5). Comment est-il annulé, s'il est
éternel et irrévocable? « C'est à cause de nous, dit le prophète; les hommes ont
transgressé la loi ancienne et changé le droit établi : » Transgressi sunt
leges, mutaverunt jus (6). C'est-à-dire, si nous l'entendons, le pacte était
éternel de la part de Dieu, mais il a été rompu de la part des hommes. Celui qui
est immuable est toujours prêt à demeurer ferme; mais l'homme qui change à tout
vent (c), comme la face de la mer, a tout renversé en manquant à la foi
donnée. Voilà donc, âmes chrétiennes, quelle est notre espérance durant cette
vie, voilà quel est notre repos durant cet exil. Grand et admirable repos! car
qu'y a-t-il de plus
1 Rom.,
XI, 29. — 2 S. August., In Psal. CXLV, n. 9. — 3 Isa., LV, 3. — 4 Ose.,
II, 20. — 5 Isa., XXIV, 5. — 6 Ibid.
(a) Var. : Nous sommes très-assurés..... que
Dieu ne manquera pas à nos
besoins, mais nous ne sommes pas assurés que nous ne
manquerons pas à ses grâces. — (b) Elle casse et anéantit. — (c)
Qui change au premier vent, — sans cesse.
378
grand que d'être assuré de Dieu? Mais incertitude terrible!
car qu'y a-t-il de plus misérable que de n'être pas assurés de nous?
Viendra donc enfin le dernier
repos et l'assurance parfaite où notre fidélité ne sera pas moins inébranlable
que celle de Dieu, parce qu'il fixera nos désirs errants par la pleine
communication (a) du bien véritable. Cette dernière grâce nous sera
donnée, ainsi que toutes les autres, par Jésus-Christ notre Sauveur. Car il faut
que nous participions successivement à la grâce de sa mort et à celle de sa
glorieuse résurrection. «Il est mort une fois pour nos péchés, et il est
ressuscité pour ne mourir plus (1). » Il se donne à nous comme mort, et il faut
qu'il se donne à nous comme immortel. Nous participons à la grâce de sa mort
lorsque nous faisons mourir en nous le péché avec ses mauvais désirs, et nous
participerons à la grâce de sa glorieuse immortalité lorsque nous vivrons, pour
ne mourir plus, à la sainteté et à la justice. Alors nous aurons la plénitude de
la grâce que Jésus-Christ nous a apportée : alors nous serons semblables aux
anges ; possédant Dieu, possédés de Dieu, nous vivrons entièrement sauvés du
péché, sans trouble, sans péril, sans tentation, « sans avoir jamais aucun vice,
ni dont il nous faille secouer le joug, ni dont il faille effacer les restes, ni
dont il faille combattre les attraits (b) trompeurs : » Nullum habens
vitium, nec sub quo jaceat, nec eut cedat, nec cum quo saltem laudabiliter
dimicet (2). Rien ne pourra nous agréer que la vérité, rien ne pourra nous
plaire ni nous attirer que la justice éternelle, parce que « nous serons
pleinement entrés dans la joie de Notre-Seigneur, » selon la promesse de son
Evangile : Intra in gaudium Domini tui (3). Je terminerai ce discours en
vous expliquant cette parole.
C’est autre chose, mes frères,
que cette joie entre en nous, autre chose que nous entrions en cette joie. Notre
âme est comme un vaisseau, (c) et la joie y est versée comme une liqueur.
Cette liqueur a été comme répandue dans tous les objets qui nous environnent, et
l'action de nos sens va l'exprimer de tous ces objets pour la faire couler dans
nos cœurs ainsi qu'un suc agréable. Que de dangereuses
1 Rom., VI, 9, 10. — 2 S. August., De Civit. Dei,
lib. XXII, cap. XXIV. — 3 Matth., XXV, 21.
(a) Var. : Participation. — (b)
Les appas. — (c) Note marg. : Elle a plus de capacité.
379
douceurs recueillent nos yeux dans les objets qui leur
plaisent! Que dirai-je de ces fausses tendresses qui vont toucher dans le fond
du cœur tant d'inclinations corrompues? Que dirai-je de ces railleries
pernicieuses qui rendent plaisant ce qui tue, qui vont ravilir l'autorité de la
religion dans une âme simple , qui la soulèvent contre Dieu et contre la foi ?
Et ces maximes qui flattent les sens, affermissent un front qu'on trouve trop
tendre et fortifient la pudeur contre la crainte du crime ? Et le poison de ces
médisances d'autant plus mortelles qu'elles sont délicates et ingénieuses? (a)
Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aqaœ usque ad animam meam; infixus
sum in limo profundi, et non est substantia (1) : «Sauvez-moi, sauvez-moi,
Seigneur, de la corruption du siècle ; ses eaux, ses faux plaisirs, ses fausses
maximes ont pénétré le fond de mon âme ; je suis enfoncé et englouti dans le
limon de l'abîme, et je ne trouve ni de pied ni de consistance. »
Au milieu de ce mélange, la joie
du ciel descend dans notre âme, une soudaine illumination du Saint-Esprit, un
essai de la claire vue dans la foi, un avant-goût (b) de la
possession dans une douce espérance, un attrait du bien éternel dans la charité.
On revient un peu à soi-même. Ainsi la joie de Notre-Seigneur, l'amour de la
vérité et la chaste délectation de la justice entre en nos cœurs durant cette
vie ; mais elle y entre, mes frères, comme dans un vaisseau corrompu et déjà
rempli d'autres joies sensibles. Souvent les joies du monde peuvent s'accorder,
souvent même leur variété et leur mélange fait leur plus doux assaisonnement. La
joie du ciel est incompatible, le moindre mélange la corrompt; elle perd tout
son goût et tout son agrément, si elle n'est goûtée toute seule, et de là vient
qu'elle perd bientôt toute sa saveur dans ce mélange infini des joies de la
terre. Dans la bienheureuse
1 Psal. LXVIII, 2, 3.
(a) Note marg. ; Que de fausses joies le
remplissent (le cœur)? Que nous ramassons par nos sens de joies corrompues! Je
ne parle pas des joies dissolues. La douceur cruelle de la vengeance et ce
triomphe secret quand on prend le dessus sur son ennemi. Vanité, point
d'honneur. Fausse douceur qui va chatouiller notre vanité indiscrète. Ce plaisir
de plaire aux autres, qui fait qu'on aime à se parer avec tant de vaines et
dangereuses complaisances, pour traîner après soi les âmes captives, et
triompher non des hommes, mais de Jésus-Christ, en mettant sous le joug ceux
qu'il a sauvés et affranchis par son sang. — (b) Var. : Un
commencement.
380
immortalité, la joie de Notre-Seigneur n'entrera pas tant
dans notre âme que notre âme entrera tout entière dans cette joie de
Notre-Seigneur comme dans un abîme de félicité. Elle en sera pénétrée, elle en
sera possédée (a) ; tout ce qui est mortel sera englouti par la vie,
comme dit l'apôtre saint Paul (1) ; et l'ardeur des joies de la terre étant tout
à fait éteinte, il ne restera dans les cœurs que l'attrait immortel de la
vérité, et un amour chaste, un amour suprême, un amour immuable pour la justice
: Gaudium de veritate (2) dit saint Augustin.
« Donc, mes frères, dit le saint
Apôtre, efforçons-nous d'entrer promptement dans ce repos éternel : »
Festinemus ergo ingredi in illam requiem (3). Vous tous qui avez cherché
dans la participation des saints sacrements, dans les œuvres de pénitence, dans
la grâce du jubilé, dans le calme de vos passions, le repos de vos consciences,
tournez maintenant tous vos désirs à ce repos éternel où vous n'aurez plus
aucune tentation à combattre (b) : Festinemus : « Hâtons-nous. »
Le paresseux repose dans son crime. Il désespère de pouvoir vaincre. — Je ne
puis atteindre si loin ; toujours des difficultés : Leo est in viâ (4). —
Non certes vous ne pourrez point faire un second pas tant que vous n'aurez pas
fait le premier. Mais faites un premier effort, passez le premier degré ; vous
verrez insensiblement le chemin s'aplanir et se faciliter devant vous : Erunt
prava in directa (5). Vous dites que la vertu est trop difficile :
contez-nous donc vos travaux ; dites-nous les efforts que vous avez faits. Mais
que vous ne cessiez de nous dire que l'entreprise est impossible, avant que de
vous être remué (c) ; que vous serez accablé d'un travail que vous n'avez
pas encore commencé, et fatigué d'un chemin où vous n'avez pas fait encore le
premier pas, c'est une lâcheté inouïe (d) : Festinemus ergo ingredi in illam
requiem.
Il faut travailler. Ceux qui
s'imaginent que le temps fera tout
seul leur conversion.....; folie et illusion ! Il est vrai,
je le reconnais, il y a une certaine ardeur de la jeunesse et je ne sais quelle
1 II Cor., V, 4. — 2 Confes.,
lib. X, cap. XXIII, n. 33. — 3 Hebr., IV, 11.— 4 Prov.,
XXVI, 13. — 5 Luc., III, 5.
(a) Var. : Absorbée. — (b) A
combattre aucune tentation. — (c) Avant que d'avoir fait le moindre
effort. — (d) Sans exemple.
381
force trop violente de la nature que l'âge peut tempérer.
Mais cette seconde nature qui se forme par l'habitude, mais cette autre nouvelle
ardeur encore plus insensée qui naît de l'accoutumance, le temps ne l'affaiblit
pas, mais plutôt il la fortifie. Ainsi vous vous trompez déplorablement, si vous
attendez de l'âge et du temps le remède à vos passions, que la raison vous
présente en vain. Les vices ne s'affaiblissent pas avec la nature, les
inclinations ne se changent pas avec la couleur des cheveux; et, comme dit
sagement l’ Ecclésiastique, « la vieillesse ne trouve pas ce que la
jeunesse n'a pas amassé (1). » Je sais que le temps est un grand secours; mais,
Messieurs, il en faut juger comme des occasions. Dans les affaires du monde,
chacun attend les moments heureux pour les terminer; mais si vous attendez sans
vous remuer, si vous ne savez pas profiter du temps, il passe vainement pour
vous et ne vous apporte en passant que des années qui vous incommodent. Ainsi,
dans l'affaire de la conversion, celui-là peut beaucoup espérer du temps, qui
est actif et vigilant pour s'en servir et le ménager. Mais pour celui qui attend
toujours et ne commence jamais, que lui apporte le temps, sinon une atteinte
plus forte à sa vie, un plus grand poids à ses crimes, une violence plus
tyrannique à ses habitudes? Festinemus ergo: « Hâtons-nous,
efforçons-nous. » Il faut combattre, il faut faire effort. Ce sont ici les jours
malheureux, les jours de l'ancien Adam, où il faut gagner par nos sueurs et par
notre travail le pain de vie éternelle, où les vertus sont sans relâche aux
mains avec les vices. Viendra le temps de poser les armes et de recevoir les
couronnes, de se refaire du combat et de jouir de la victoire, de se délasser du
travail et de goûter le repos : Amodo jam dicit Spiritus ut requiescant à
laboribus suis (2).
Monseigneur, quoique votre
Altesse sérénissime aille être rejetée plus que jamais dans ce glorieux
exercice, dans ces illustres fatigues, dans ce noble tumulte de la guerre, je ne
crains pas de me tromper ni de parler à contre-temps, en lui proposant pour
objet ce grand et éternel repos. Quand je médite attentivement tout l'ordre de
votre conduite et les grands événements dont elle
1 Eccli. XXV, 5. — 2 Apoc., XIV, 13.
382
est suivie, j'en découvre quelque peinture dans ces paroles
d'un prophète : Princeps vero ea quœ digna sunt principe cogitabit, et ipse
super duces stabit (1) : « Le prince prendra des pensées qui seront dignes
d'un prince, et il commandera à la tête des chefs et des capitaines. » En effet
votre Altesse a pris des pensées qui seront dignes de son rang, de sa naissance
et de son courage, quand elle s'est fidèlement attachée au plus grand monarque
du monde, et que cherchant son honneur dans sa soumission, elle n'a médité que
de grands desseins pour sa gloire et pour son service : Princeps ea quœ digna
sunt principe cogitabit, et ipse super duces stabit.
1 Isa., XXXII, 8.
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