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REMARQUES HISTORIQUES.

 

        Cette édition renferme, au commencement de chaque sermon, des notes succinctes qui font connaître le temps de leur apparition pour ainsi dire dans la chaire évangélique, les circonstances qui ont présidé à leur composition et quelquefois les divers changements ou altérations qu'ils ont subis dans leur impression. Laissant à d'autres, si l'on ose encore l'entreprendre, le soin de louer l'Orateur sacré qui ne permet que le silence de l'admiration, nous donnerons seulement quelques indications historiques pour compléter nos remarques; nous dirons brièvement à quelle époque Bossuet a prononcé ses sermons, comment il les composait et de quelle manière on les a reproduits.

 

§ I.

 

        Né à Dijon le 27 septembre 1627, Bossuet fit ses premières études dans sa ville natale, au collège des Godrans, qui, parmi ses élèves, a compté de Brosses, Rameau, Saumaise, La Monnoie, Crébillon, Buffon, etc. En 1642, à l'âge de quinze ans, il vint étudier la philosophie et la théologie à Paris, au collège de Navarre, dirigé par le docte et pieux Cornet. L'année suivante, à l'hôtel de Rambouillet, il improvisa devant une nombreuse réunion de savants et de poètes, après quelques minutes de réflexion, un sermon dont le sujet lui fut indiqué par la compagnie; et comme il se retirait vers minuit couvert d'applaudissements et d'éloges, Voiture, regardant sa montre, lui dit qu'il n'avait jamais entendu prêcher ni sitôt ni si tard. Il répéta quelque temps après, avec un égal bonheur, cette épreuve à l'hôtel de Vendôme, en présence de trois prélats; un de ses auditeurs, l'évêque de Lisieux, le, célèbre prédicateur Cospean l'avertit de se défier de ses talents mêmes,

 

II

 

lui conseillant de ne monter dans les chaires de la capitale qu'après de longues et fortes études ; et quand il fut seul avec ses illustres collègues, il leur prédit que cet enfant deviendrait une des plus grandes lumières de l'Eglise. En 1648, le prince de Condé, suivi d'un nombreux état-major, se rendit au collège de Navarre pour assister à sa tentative ou thèse de bachelier; la lutte fut vive, animée, tellement que le grand capitaine, déjà célèbre par les victoires de Rocroi, de Nordlinguen, de Fribourg, et non moins habile dans les joutes de l'école que sur les champs de bataille, ne s'empêcha pas sans peine d'attaquer ce tenant redoutable, âgé de vingt ans. Admis vers le même temps dans la confrérie du Rosaire existant au collège de Navarre, il prononça sur la dévotion à la sainte Vierge plusieurs sermons, dont ses maîtres voulurent consigner le souvenir dans le journal de l'établissement. Pendant le Carême de 1652, il alla faire à Saint-Lazare sa retraite de préparation au sacerdoce; et les deux plus grands hommes du siècle, l'un par le génie, l'autre par la charité, formèrent entre eux une liaison que la mort ne put rompre : joignant un coup d'oeil pénétrant à l'intuition que Dieu donne à ses saints, Vincent de Paul reconnut dans Bossuet la solidité de l'esprit, la droiture du caractère, la pureté des mœurs, la simplicité, la candeur, la modestie, l'humilité (1); et Bossuet écrivit au souverain Pontife vers la tin de sa vie, pendant le procès de canonisation qui devait élever son saint ami sur les autels : « Le vénérable prêtre Vincent de Paul nous fut connu dès notre jeunesse, et c'est dans ses pieux discours et ses conseils que nous avons puisé les vrais et purs principes de la piété chrétienne et de la discipline ecclésiastique ; souvenir qui, même à cet âge, nous est un charme merveilleux (2). » Après avoir reçu la prêtrise, suivant le conseil de l'évêque de Lisieux et aussi celui de Vincent de Paul, il se retira dans la province pour s'y fortifier par l'étude et la méditation; il alla se fixer à Metz, où son mérite et la considération de sa Camille lui avaient obtenu depuis longtemps un canonicat, et tout récemment la place d'archidiacre. C'est alors, en 1652, à l'âge de vingt-cinq ans, qu'il commença d'exercer publiquement le ministère évangélique; et pendant un séjour de sept ans, il ne quitta son cabinet de travail que pour se rendre au chœur, ou dans la chaire, ou dans les établissements de charité. Sans interrompre ses études continuelles, il fit plusieurs voyages à Paris dans l'intérêt du Chapitre; et vers 1654, il fut reçu membre de la célèbre conférence qui se tenait a Saint-Lazare tous les mardis; Vincent de Paul n'admettait dans ces savantes et pieuses réunions que les prêtres du plus grand mérite, si bien qu'il en vit sortir de son vivant le fondateur de Saint-Sulpice et celui des Missions

 

1 Saint Vincent de Paul, sa vie, son temps, etc.. par M. l'abbé  Maynard. — 2 Lettre du 2 août 1702

 

III

 

Etrangères, vingt-trois évoques ou archevêques, une multitude de vicaires généraux, d'officiaux, d'archidiacres, de chanoines, de supérieurs de séminaires ou de communautés religieuses. D'un autre côté les sermons que Bossuet prêcha dans plusieurs églises à Paris, lui valurent de nombreux appels qu'on adressait à son zèle de mille endroits à la fois. Il revint se fixer dans la capitale en 1989, à l'âge de trente-deux ans; et c'est de ce moment que date la grande époque de ses chefs-d'œuvre oratoires, qui ravirent l'admiration de tout ce que le clergé, la littérature, la science et la Cour renfermaient de nobles intelligences. Nommé précepteur du Dauphin en 1670, il ne reprit la parole, pendant douze ans, qu'à de rares intervalles. Il monta sur le siège de Meaux en 1692, pour inaugurer en quelque sorte une nouvelle époque dans sa mission apostolique; instruisant le peuple, dirigeant les piètres, encourageant les religieux dans le chemin de la perfection chrétienne, il distribua le pain de la sainte parole pendant vingt-un ans, jusqu'à la dernière maladie qui vint en 1701 l'enlever à la conversion des pécheurs, à l'édification des âmes, à la défense de l'Eglise. D'après cet aperçu, la mission évangélique de Bossuet se divise en trois époques : celle de Metz ou de ses premiers essais dans la prédication, celle de Paris ou de ses chefs-d’œuvre oratoires, et celle de Meaux ou de ses exhortations pastorales. La première époque date de 1663 à 1689, la deuxième de 1689 à 1669, et la troisième de 1682 à 1703.

 

I.

 

Pour bien comprendre les sermons de la première époque, il faut connaître les circonstances qui les ont pour ainsi dire provoqués.

Pendant qu'ils étaient chassés de partout dans un de ces temps réparateurs qui leur font payer de longues années de fraudes et d'usure, les Juifs avaient su par des prêts habiles se ménager un asile dans la ville de Metz. « Ce peuple sans aucune forme de peuple, où tout est renversé, où il ne reste plus pierre sur pierre, » apparut à Bossuet portant sur le front la marque de la malédiction céleste, et fit retentir jusqu'au fond de son âme les lamentations prophétiques. Dans le même temps le fils d'un marchand d'œufs se leva, qui se dit en Orient le Messie promis pour rétablir le royaume d'Israël; ce nouveau Barcochebas, dont Bossuet nous a gardé le souvenir, se montrait tour à tour à Jérusalem, à Smyrne, à Constantinople, exerçant partout une incroyable séduction. Aussitôt les Juifs de Pologne, de Hollande, de France, de Portugal, tous allèrent offrir à Sabathai-Sevi leur culte et leur or. Le nombre de ses adorateurs allant toujours grossissant, la Porte conçut des craintes sérieuses et mit le messie judaïque en demeure de choisir entre le cordon et le turban. Il se décida pour l'islamisme

 

IV

 

et prêcha le prophète de la  Mecque avec autant de zèle qu'il s'était prêché lui-même ; mais comme il continuait en secret de se faire des prosélytes pour en obtenir des présents, il fut jeté dans un cachot et mourut bientôt après. A la vue d'une si déplorable ignorance, le disciple de Vincent de Paul se sentit vivement pressé de porter la lumière évangélique parmi les Juifs : il consulta les paraphrases chaldaïques, les traditions talmudiques, les livres des rabbins; il étudia l'histoire de la nation déicide, les prédictions des prophètes, l'admirable économie de la Providence dans le mystère de la Rédemption; et son zèle ainsi dirigé par la science et vivifié par la charité chrétienne, opéra de nombreuses conversions, qui eurent un grand retentissement. Ce qu'il importe de remarquer ici, c'est que le résultat de ses recherches, le résumé de ses travaux, Bossuet les a consignés non-seulement dans le Discours sur l'histoire universelle, mais dans plusieurs sermons qui sont signalés dans cette édition.

D'un autre côté, le protestantisme avait fait de grands progrès dans la ville de Metz, à tel point qu'il comptait la moitié de la population dans ses rangs. Un ministre renommé, Paul Ferry, attaqua le catholicisme comme l'attaquent tous les hérétiques, en le défigurant, dans un livre intitulé : Catéchisme général de la réforme. C'est alors que Bossuet, âgé de vingt-sept ans, prit pour la première fois cette plume qui devait produire tant d'œuvres immortelles; il voulut « instruire ses frères errants de la pureté de notre croyance ; » et traçant pour ainsi dire le premier plan de cette célèbre Exposition qui fit époque dans le monde, « il exposa la doctrine catholique en toute sa simplicité (1). » La réfutation du nouveau système évangélique eut le plus grand succès; les protestants furent profondément ébranlés, si bien qu'ils allaient en foule demander à l'auteur de nouveaux éclaircissements. Pour donner une impulsion décisive au mouvement qui se manifestait de toutes parts, il organisa, de concert avec Vincent de Paul, une mission qui dura trois mois. Pendant que les ouvriers évangéliques envoyés par l'apôtre de la charité prêchaient à la cathédrale, il remplissait le même ministère à la citadelle.

En embrassant la foi catholique, en même temps qu'ils trouvaient un abri dans la maison de leur Père céleste, les Juifs et les protestants perdaient ordinairement, avec l'affection de leurs païens terrestres , l'unique asile qu'ils avaient dans ce monde. Les personnes du sexe étaient recueillies dans l'humble demeure d'une sainte femme, appelée Alix Clerginet. Lorsque la pauvre veuve fut à bout de ressources, Bossuet s'empressa de la secourir : il sut intéresser à son œuvre les riches, les magistrats, le gouverneur de la province, Schonberg, non moins célèbre par sa piété que par ses victoires; il demanda des

 

1 Réfutation du Catéchisme de Ferry.

 

V

 

Sœurs de charité, qui lui furent envoyées par Vincent de Paul; il obtint du roi des lettres patentes et des dons précieux de la Cour; il fit construire un oratoire avec un vaste bâtiment, et donna lui-même un règlement à la communauté , dont il devint le directeur. Enfin cette maison, qui avait souvent manqué de pain, comme le jeune prédicateur le dit dans ses sermons, put bientôt recevoir les hommes ainsi que les femmes, et disposait quelques années plus tard de 5,600 livres de revenus. A cette œuvre s'en joignit une autre, celle des Bouillons, qui faisait distribuer chez les pauvres, par huit sœurs de charité, des habits, des remèdes et des aliments.

Voilà les faits, voilà les établissements qui réclamèrent tant de fois la parole du zélé prédicateur. Il ne cessa, pendant sept ans, d'exhorter ses frères dans la foi, ni de rappeler « ses frères errants; » à peine avait-il quitté la chaire de la cathédrale, de la citadelle ou de l’Oeuvre des Bouillons, qu'il allait remplir son saint ministère chez les nouveaux convertis, soit pour les affermir dans la foi, soit pour rehausser la pompe des vêtures, soit pour solliciter des secours. Tant de zèle joint à tant d'éloquence opéra de nombreuses conversions; il réduisit d'un tiers la population protestante, en ramenant dans le sein de l'Eglise plus de cinq mille sectaires (1). — Il faut rapporter à l'époque de Metz les sermons qu'il prononça dans la confrérie du Rosaire, au collège de Navarre ; le troisième pour la fête de la Conception, le troisième pour la Purification, le second pour la Compassion, etc.

Tous les sermons de l'époque de Metz portent, dans certains traits, l'empreinte du temps qui les a vus naître. Pans la première moitié du XVIIe siècle, les prédicateurs, comme les écrivains, entassaient citations sur citations, mêlant le sacré et le profane, les oracles de l'Ecriture sainte et les maximes des auteurs païens : dans la chaire, « les poètes étaient de l'avis de saint Augustin et de tous les Pères. On parlait latin, et longtemps, devant des femmes et des marguilliers; on a parlé grec (2).» En 1658, deux de ces prédicateurs qu'on appelle réformateurs, faisaient encore assaut d'érudition profane : Senault commentait longuement, pour l'édification des fidèles, de longs passages de Lucain: et Lingendes citait de pair, dans le même discours, Martial et saint Cyprien, Sénèque et saint Grégoire de Nysse, Platon et saint Jérôme, tous ces orateurs recherchaient en outre les formes du vieux langage, et leurs discours renferment des locutions qu'un goût tant soit peu sévère n aurait pas avouées même de leur temps. Bossuet n'est jamais tombé dans ces écarts de style ni dans cet excès d'érudition; toutefois ses premiers essais contiennent des expressions dont le Dictionnaire de l'Académie avait déjà dit : «Ce tour, ce terme vieillit, » et l'on trouvera peut-être qu'il citait souvent l'Ecriture sainte avec plus de profusion

 

1 Etudes sur la vie de Bossuet, par A. Floquet. — 2 La Bruyère, chap. XV, De la Chaire.

 

VI

 

que d'avantage. Cela n'étonnera personne. Car « ni l'art, ni la nature, ni Dieu même ne produisent pas tout à coup leurs grands ouvrages; ils ne s'avancent que pas à pas; on crayonne avant que de peindre, ou dessine avant que de bâtir, et les chefs-d'œuvre sont précédés par des coups d'essais (1). » La nature et Dieu même apprirent bientôt à Bossuet l'art de peindre et de bâtir; le zèle des âmes lui fit mépriser les applaudissements de l'opinion, l'expérience épura son goût, la réflexion mûrit son talent, et les chefs-d'œuvre vinrent annoncer la grande époque de sa mission évangélique.

 

II.

 

Appelé de toutes parts et suivant les conseils de ses directeurs Bossuet revint, comme on l'a vu, se fixer à Paris dans le commencement de 1659, à l'âge de trente-deux ans. Pendant son séjour et dans ses précédents voyages, il habitait au doyenné du Louvre avec plusieurs prêtres qui devinrent des évêques ou des écrivains distingués : les abbés Tallemant, Jannon, Nepveu, Louis d'Espinay de Saint-Luc, Armand d'Hocquincourt, du Plessis de la Brunetière, etc. C'est là qu'il composa toutes ces œuvres qui lui donnent le premier rang parmi les orateurs chrétiens; c'est là qu'il venait se recueillir et s'humilier devant Dieu après ses triomphes. Il avait déjà prêché plusieurs fois dans la capitale; mais c'est maintenant qu'il va pour ainsi dire prendre possession de la chaire, comme Lingendes venait de la quitter. On ne pourrait signaler ici tous les discours de cette époque; il suffira de faire connaître les dates et les principales circonstances où ils lurent prononcés.

1° Carême de 1660, aux Minimes de la Place-Royale. — Deux incidents signalèrent les débuts du stationnaire. Après de grands désastres et d'immenses calamités, la paix des Pyrénées venait de terminer la guerre qui déchira si longtemps la France et l'Espagne; la bienheureuse nouvelle fit éclater partout des transports d'allégresse: et le lendemain, premier dimanche de Carême, le prédicateur s'écria du haut de la tribune sacrée : « Voici, mes frères, une grande joie que Dieu nous donne.... Peuples, qu'on se réjouisse.....Je suis François et chrétien : je sens, je sens  le bonheur  public, et je   décharge mon cœur devant mon Dieu sur le sujet de cette paix bienheureuse, qui n'est pas moins le repos de l'Eglise que de l'Etat (1). » Quelque temps auparavant le prince de Coudé, qui avait embrassé le parti de la Fronde, fut reçu en grâce par le roi. A peine rentré dans la capitale, après une absence de huit années, son cœur lui rappelant le jeune théologien dont il avait honoré les épreuves scolaires par sa présence, il se rendit

 

1 IIe Sermon, pour le Ier dimanche de Carême.

 

VII

 

inopinément à l'église des Minimes, le dimanche des Rameaux. Prêchant sur le faux honneur du monde, le ministre de la sainte parole allait « abattre devant la croix » la vaine idole de la gloire, à laquelle son nouvel auditeur avait tout sacrifié, jusqu'au devoir : quelle situation! comment concilier ces extrêmes opposés? Bien loin de le déconcerter, ce contraste lui fournit un des plus beaux traits de l'éloquence humaine; reconnaissant le héros dans la foule, il lui adressa cette allocation qui fut tant admirée, si grande et si simple, dont malheureusement l'orateur ne nous a transmis qu'une courte analyse (1). Parmi son nombreux auditoire, on remarquait François de Noüe et François Giry, l'un célèbre, savant, l'autre auteur des Vies des Saints.

2° Carême de 1661, aux grandes Carmélites du faubourg Saint-Jacques. — Les religieuses de ce monastère appartenaient aux plus nobles familles du royaume. Hier dans le monde, elles vivaient au milieu de la mollesse des palais et faisaient l'ornement de la Cour la plus brillante de l'univers; aujourd'hui dans le cloître, elles pratiquent tontes les rigueurs de la pénitence et se livrent à tous les abaissements de l'humilité chrétienne. La parole de l'orateur lit tant d'impression sur ces âmes d'élite, qu'elles voulurent en consacrer le souvenir dans les mémoires de la communauté : « On ne pourrait avoir, dit l'une d'elles, un plus grand concours de monde et plus d'applaudissements... Je me souviens que les gens doctes qui y assistaient s'attroupaient ensuite dans notre cour pour en parler ensemble. » Ces gens doctes, c'était Santeuil, qui a reproduit dans une de ses plus belles strophes la division du discours sur la purification; c'étaient aussi les solitaires de Port-Royal, Antoine Arnauld, Robert Arnauld d'Andilly, Nicole, Thomas du Fossé, Lancelot, Lemaistre de Sacy. Souvent pendant le sermon, subjugués par la force de l'éloquence, ces hommes si renommés trahissaient leur étonnement et leur admiration ; et quand la voix du prédicateur ne vibrait plus que dans leur âme, réunis par groupes aux abords de l'église, ils répétaient les passages qui les avaient le plus frappés (2).— On remarque entre Bossuet et Pascal des rapports de pensées et même d'expressions, et les critiques prononcent ordinairement dans la question de priorité en faveur du dernier contre le premier. Cependant Bossuet avait prononcé presque tous ses discours en 1669, et les Pensées de Pascal parurent en 1670. Si donc l'un a profité des travaux de l'autre, c'est Pascal et non Bossuet. Notre édition signale ces emprunts à mesure qu'ils se présentent.

3° Carême de 1662, au Louvre, devant le roi.— Bossuet prêcha dans la chapelle récemment construite au grand pavillon du Louvre, en présence de Louis XIV, de la reine Marie Thérèse d'Autriche, de la reine mère d'Angleterre, de Monsieur frère du roi. de Mademoiselle

 

1 Ier Sermon pour le dimanche des Rameaux. — 2 Mémoires de l’abbé Ledieu.

 

VIII

 

fille de feu le duc d'Orléans, de Gaston de France et de toute la Cour (1). Le roi qui l'écoute avec bonheur n'a que vingt-trois ans, et la mort d'un ministre tout-puissant vient à peine de lui faire passer dans la main les rênes d'un grand royaume. Le ministre de Dieu s'efforce, avec une admirable prudence, de le prémunir contre les périls et les séductions qui vont l'entourer de toutes parts. « Ne nous persuadons pas, lui dit-il, que nous vivions sans plaisir, pour le vouloir transporter du corps à l'esprit, de la partie terrestre et mortelle à la partie divine et incorruptible. C'est là au contraire, dit Tertullien, qu'il se forme une volupté toute céleste du mépris des voluptés sensuelles.....

Que ce plaisir est délicat! qu'il est généreux! qu'il est digne d'un grand courage, et qu'il est digne principalement de ceux qui sont nés pour commander (2)! » C'est aussi dans ce Carême, au milieu de la lamine, que Bossuet plaida si chaleureusement la cause du pauvre peuple, et flétrit la dureté des heureux du siècle avec cette hardiesse apostolique dont on ne retrouve plus d'exemple. Ses plaintes, ses gémissements, ses lamentations portèrent la bienfaisance dans toutes les âmes; les seigneurs de la cour ouvrirent leurs trésors, les dames vendirent leurs joyaux, le monarque lit de grandes provisions de blé, qu'on distribuait au Louvre ; ainsi l'indigence fut secourue, la pauvreté soulagée, la faim calmée; et la charité publique sauva d'une ruine imminente l'hôpital général, « cette ville hors de la ville, cet assemblage de toutes les misères, » qui servait d'asile à dix mille nécessiteux. A la fin de la station, apprenant que le père du prédicateur était conseiller au parlement de Metz : « Je veux, s'écria le roi, qu'on écrive en mon nom à cet heureux père pour le féliciter d'avoir un tel fils. » Cette marque d'estime singulière, qui n'honore pas moins le sujet que le souverain, ne fut accordée que cette fois-là. Dans le même temps, Bossuet reçut le brevet royal qui le nommait prédicateur ordinaire du roi. On lui offrit aussi le grand doyenné de Metz et la cure de Saint-Eustache; il refusa ces deux places, la première pour la faire donner à un saint prêtre qui servait l'Eglise depuis un demi-siècle; la seconde, pour y proposer un de ses amis, qui devait être pourvu le premier, dit-il, parce qu'il était le plus âgé.

4° Carême de 1663, aux Bénédictines du Val-de-Grâce, devant la reine mère. Le Val-de-Grâce avait un attrait particulier pour Anne d'Autriche; sous un règne et pendant une régence qui ne lui donnèrent que des amertumes, au milieu des troubles civils qui agitèrent son cœur maternel de tant de frayeurs, c'est là qu'elle allait chercher des

 

1 D'après les indications recueillies par M. Floquet dans les journaux de l'époque , Bossuet prêcha les jours suivants : le 2 février, jour de la Purification; le 26 du même mois; le 1er, le 3, le 8, le 8, le 10, le 12, le 15,  le 21, le 25 et le 29 mars ; puis le 2, le 7 et le 9 avril, c'est-à-dire le dimanche des Rameaux, le vendredi saint et le jour de Pâques.

 

2 1er Sermon pour le jour de la Purification.

 

IX

 

forces et des consolations. Sa munificence éleva non-seulement les vastes édifices du monastère, mais cette magnifique église, monument des talents de Mignard et du génie de Mansart. Voulant s'y préparer aux fêtes de Pâques dans le silence et la retraite, elle pria Bossuet d'y prêcher la sainte quarantaine, et parce qu'elle lui avait donné toute sa confiance, et parce qu'elle recherchait, disent les mémoires du temps, les prédicateurs qui annonçaient la parole divine dans son austère sévérité, sans craindre de blesser la susceptibilité de l'orgueil et la délicatesse des passions. Le disciple et l'ami de Vincent de Paul ne trahira point son attente. Dès le commencement de la station, après avoir établi les rapports qui existent entre l'autel et la chaire, entre le mystère eucharistique et le ministère évangélique, il montre qu'il faut traiter la parole de Jésus-Christ avec le même respect que son divin corps; puis il adresse ces paroles à la reine : « C'est principalement aux rois de la terre qu'il faut apprendre à écouter Jésus-Christ dans les saintes prédications, afin qu'ils entendent du moins en public celle vérité qu'on leur déguise en particulier par tant de sortes d'artifices, et que la parole de Dieu, qui est un ami qui ne flatte pas, les désabuse des flatteries de leurs courtisans (1). » L'éloquence du stationnaire attirait à chaque discours, autour de sa chaire, une foule de seigneurs et de dames de la Cour, des littérateurs et des savants, des piètres et des docteurs.

5° Avent de 1665, au Louvre, devant le roi. — Bossuet ne prêcha pas le jour de la Toussaint : il était retenu à Metz, où il venait d'être nommé grand doyen du Chapitre, après la mort du prêtre qu'il avait fait élire à sa place deux ans auparavant. Autre empêchement le troisième dimanche de l'Avent. Le duc de Foix avait perdu son épouse, à la fleur de l'âge Comme lui. Déjà frappé mortellement par la douleur, il fut atteint de la petite vérole, épidémie redoutable en ce temps-là. Bossuet voulant porter à son ami les secours suprêmes, alla s'ensevelir, avec l'agrément du roi, dans cette maison de deuil et de mort. Le duc, dont les paupières étaient fermées par la cruelle maladie, ne pouvait plus le voir; ravi par ses paroles au point d'oublier les ulcères qui couvraient son corps, il lui pressait la main dans les siennes, et mourut plein d'espérance et de consolation (2). Dans un des sermons qu'il prêcha les autres dimanches, l'orateur prédit la grande plaie de notre époque, l'indifférence dogmatique : « Je vois, dit-il, un autre malheur bien plus universel dans le monde; ce n'est point cette ardeur inconsidérée de vouloir aller trop avant, c'est une extrême négligence de tous les mystères. Qu'ils soient ou qu'ils ne soient pas, les hommes, trop dédaigneux, ne s'en soucient plus et n'y veulent pas seulement penser; ils ne savent s'ils croient ou s'ils ne croient pas, tout prêts à

 

1 IIe Sermon pour le IIe dimanche de Carême. — 2 Le cardinal de Bausset.

 

X

 

vous avouer ce qu'il vous plaira, pourvu que vous les laissiez agir à leur mode et passer la vie à  leur gré… Ainsi je prévois que les libertins et les esprits forts pourront être décrédités, non par aucune horreur de leurs sentiments, mais parce qu'où tiendra tout dans l'indifférence, excepté les plaisirs et les affaires (1). » Le ministre de Dieu continua d'annoncer les grandes vérités de la religion. Prêchant sur le jugement dernier, il demande au roi, dans une allocution justement admirée, que lui servira d'avoir porté à un si haut point la gloire de la France, s'il ne travaille encore à des œuvres qui puissent plaider sa cause « au jour effroyable où Jésus-Christ paraîtra en sa majesté; » puis il continue : « Ne voyez-vous pas ce feu dévorant qui précède la face du Juge terrible, qui abolira eu un même jour et les villes, et les forteresses, et les citadelles, et les palais, et les maisons de plaisance, et les arsenaux, et les marbres, et les inscriptions, et les titres, et les histoires, et ne fera qu'un grand feu, et un peu après qu'un amas de cendres de tous les monuments des rois? Peut-on imaginer de la grandeur en ce qui ne sera un jour que de la poussière? Il faut remplir d'autres fastes et d'autres annales. Dieu, Messieurs, fait un journal de notre vie : une main divine écrit notre histoire, qui nous sera un jour représentée. Songeons donc à la faire belle: effaçons par la pénitence ce qui nous y couvrirait de confusion et de honte (2). » Ainsi Bossuet savait unir la prudence à la hardiesse du ministère apostolique : « sa sagesse, dit un de ses contemporains, son zèle au-dessus des considérations de la chair et du sang, ce courage rare même dans les premiers siècles de  l'Eglise..., lui acquit  la haute estime de Louis XIV (3). » — Pendant toute la station, un auditeur, qui semblait plus attentif que les autres, se tenait devant la chaire et trahissait souvent une vive émotion. Apprenant que ce vieillard était le père de l'orateur : « Qu'il doit être heureux, dit le roi, d'entendre son fils prêcher si bien! » Le père de Bourdaloue n'eut pas le même bonheur; il venait de Bourges à Paris pour entendre son fils, qui obtenait de grands succès dans l'église des Jésuites; il mourut en chemin !

6° Carême de 1666, à Saint-Germain en Laye, devant le roi. — C'est la mort d'Anne d'Autriche  qui avait conduit la Cour dans cette résidence royale, c'est aussi ce triste événement qui inspira les premières paroles du stationnaire. Après avoir rappelé les vertus de la reine défunte, Bossuet lit entendre comme un prélude des oraisons funèbres; il s'écria : « O vie glorieuse et éternellement mémorable, mais ô vie trop courte et trop tôt précipitée? Qui nous a sitôt enlevé cette reine, que nous ne voyions point vieillir et que les années ne changeaient pas ?

 

1 IIe Sermon pour le IIe dimanche de l'Avent. — 2 Ier Sermon pour le Ier dimanche de l'Avent.— 3 Un jour que Bourdaloue s'était élevé arec beaucoup de force contre les désordres de la Cour, les seigneurs se plaignirent au roi : « Messieurs, leur répondit Louis XIV, le prédicateur a fait son devoir, faisons le nôtre » (Saurin, Journal des Savants, 8 septembre 1704).

 

XI

 

Comment cette merveilleuse constitution est-elle devenue si soudainement la proie de la mort?... Oh ! que nous ne sommes rien ! oh! que la force et l'embonpoint ne sont que des noms trompeurs (1) ! » Dans les autres discours de la station, le prédicateur parla contre l'astrologie, dont les prédictions jetaient la frayeur dans beaucoup d'esprits; il peignit avec des couleurs saisissantes tous les désastres de la guerre, au moment même où le souverain venait de la déclarer à l'Angleterre; il combattit l'ambition, qui « torture nuit et jour tant d'illustres malheureux ; » enfin il demanda la réforme de la justice et le soulagement du pauvre peuple. Après avoir montré comment Dieu est juste et bon tout ensemble, il dit au roi : « Vous, Sire, qui êtes sur la terre l'image vivante de cette Majesté suprême, imitez sa justice et sa bonté, afin que l'univers admire en votre personne sacrée un roi juste et un roi sauveur, à l'exemple de Jésus Christ ; un roi juste qui rétablisse les lois, un roi sauveur qui soulage les misères (2). » Ce roi continua d'écouter le prédicateur avec autant d'attention que de déférence; il répétait souvent au milieu de la Cour de longs passages de ses discours.

7° Avent de 1668, à Saint-Thomas du Louvre. — Pendant cette station, Bossuet célébra trois martyrs dans trois panégyriques : saint Etienne, qui versa le premier son sang pour Jésus-Christ ; puis les deux patrons de l'église qui entendit sa voix, saint Thomas apôtre, et saint Thomas de Cantorbéry. En montrant la constance de ces généreux athlètes de l'Evangile, le prédicateur avait pour but secondaire d'affermir dans la foi un illustre néophyte , Turenne , qu'il venait de ramener dans le sein de l'Eglise. La jeune reine, avec toute sa Cour entendit le panégyrique de saint Thomas apôtre; elle en parla avec tant de ravissement et d'admiration, que Louis XIV  voulut entendre Bossuet l'année suivante.

8° Avent de 1669, à Saint-Germain en Lave, devant le roi. — Le jour de la Toussaint, après avoir réfuté les sublimes philosophes qui se ravalent au niveau des bêtes, le prédicateur s'écria : « Homme sensuel, qui ne renoncez à la vie future que parce que vous craignez les justes supplices, n'espérez plus au néant; non, non, n'y espérez plus; voulez-le, ne le voulez pas, votre éternité vous est assurée (3). » Dans le discours suivant, annonçant le jugement dernier, « les grandes assises de Dieu,» il dit :« Oh! quel renversement en ce jour! oh! combien descendront des hautes places! oh! combien chercheront leurs anciens titres!... Fasse le Dieu que j'adore, que faut de grands qui m'écoutent ne perdent pas leur rang en ce jour! Que cet auguste monarque ne voie jamais tomber sa couronne (4) ! » Continuant d'annoncer

 

1 IIe Sermon pour la Purification. — 2 IVe Sermon pour le dimanche des Rameaux. — 3 IIIe Serm. Pour la fête de tous les Saints. — 4 IIIe Serm. Pour le Ier dimanche de l’Avent.

 

XII

 

les premières vérités de la religion, l'orateur prêcha les dimanches suivants sur la dévotion à la sainte Vierge, recommanda la pénitence au roi et finit par le mystère du Dieu incarné. Déjà gagné pendant la station, le Dauphin, âgé de huit ans, entendit avec tant de bonheur parler de l'enfant Jésus, qu'il demanda le prédicateur pour maître à son auguste père (1).— La station de 1669 est la dernière qui prêcha Bossuet. Dans le temps même qu'il descendit de la chaire, on y vit monter Bourdaloue, l'une des gloires les plus pures du XVIIe siècle. Siècle merveilleux, qui donna toujours à un grand homme un grand homme pour successeur !

D'après tout cela, Bossuet a prêché cinq Carêmes et trois Avens. Ses stations virent naître en quelque sorte tous ses chefs-d'œuvre oratoires; elles sont comme les dates de la grande période qu'il signala par cette éloquence mâle, véhémente et sublime ou, pour emprunter son langage, par cette parole qui tonne, écrase et renverse par terre.

Avant d'aller plus loin, signalons dans une nomenclature particulière quelques sermons qui ne sont pas venus jusqu'à nous. Ainsi le premier Panégyrique de saint Thomas d'Aquin, prononcé le 7 mars 1657, chez les Dominicains réformés de la rue Saint-Honoré, discours qui inaugura le début de Bossuet dans les chaires de Paris; le second Panégyrique de saint Paul, prononcé dans l'église de ce nom, au Marais, le 25 janvier : on en parla longtemps ; plusieurs sermons de charité, proches pendant l'été de 1663, à Saint Nicolas du Chardonnet; un grand nombre d'instructions, prononcées à la même époque au séminaire des Trente-Trois; le sermon pour l'inauguration d'un nouveau couvent de Carmélites dans la rue du Bouloi, prêché devant les deux reines, le 30 décembre 1663 ; le Panégyrique de saint Gaétan, prononcé le 7 août 1663, chez les Théatins, en présence de Marie-Thérèse et de toute sa Cour; le sermon prêché à Saint-Sulpice, dans le mois de mai 1664, au baptême d'un Maure; le sermon pour la vêture de Mme d'Albert, fille du duc de Luynes, prêché à Jouarre le 8 mai 1664 ; le second Panégyrique de saint Thomas d'Aquin, prêché dans l'église des Dominicains le 18 juillet 1665, à l'anniversaire de la canonisation du saint ; le Panégyrique de sainte Madeleine et tout ensemble de sainte Bertille, prononcé à la célèbre abbaye de Chelles, le 22 juillet 1665; les conférences faites à l'archevêché de Paris, en 1665, sur des sujets pieux ; les deux sermons pour l'ouverture des synodes diocésains de Paris, prononcés l'un en 1666, et l'autre en 1667; les conférences faites en 1668, chez les Carmélites du faubourg Saint-Jacques, en présence de plusieurs daines de la Cour, sur les Epîtres de saint Paul : « Ces conférences, disent les religieuses dans leurs Mémoires, étaient d'une beauté enchantée et de la plus grande utilité; » les conférences

 

1 M. Floquet.

 

XIII

 

faites bientôt après, sur le même sujet, à l'hôtel de Longueville; le Panégyrique de saint Etienne, prononcé dans le Carême de Saint-Thomas du Louvre, en 1668.

Mentionnons encore rapidement, d'après les listes de l'auteur, les sermons dont voici les sujets : de l'Importance du salut, de la Contrition, des Malheurs du péché, de la Mort des justes et des pécheurs, du Jugement particulier et universel, de l'Enfer et de l'Eternité des peines, du Paradis, de la Fausse Pénitence, de l'Abus des grâces, de l'Endurcissement, de la Prière, du Respect dû aux églises, de la Sainteté des sacrements, des Procès et des Inimitiés, des Obligations du baptême, du Monde et de ses Pompes, du Christianisme, de la Connaissance de Dieu et de soi-même, de la Persévérance, du Péché véniel, des Confessions et des Communions sacrilèges, du Bon et du Mauvais Usage des richesses, de la Pauvreté, du Scandale, de S'acquitter de sa condition, de la Mauvaise honte, de l'Hypocrisie, de la Médisance et de l'Envie cachée des hommes contre leur prochain, de la Modestie des femmes, sur l'Evangile de la Chananéenne, sur celui du Paralytique de trente-huit ans, sur celui de la Belle-Mère de saint Pierre, sur l’Aveugle-Né, sur le Fils de la veuve de Naïm, sur ce texte : Probet autem seipsum homo; sur cet autre texte : In peccato vestro moriemini. Toutes ces œuvres oratoires qui ravirent l'admiration des plus grands esprits du grand siècle littéraire, semblent à jamais perdues pour nous.

Et ce ne sont pas les seules pertes que nous ayons à déplorer. On sait que Bossuet fit sa retraite pour la prêtrise à Saint-Lazare et qu'il y fut reçu membre de la Conférence des Mardis. Il remercia Dieu toute sa vie d'avoir eu ce double bien, et c'est avec la libéralité du zèle et du génie qu'il paya la dette de sa reconnaissance. En 1659, Vincent de Paul le pria de faire, dans sa pauvre maison, les conférences pour l'ordination de Pâques, après le dernier discours, l'homme de Dieu pressa dans ses bras le jeûne apôtre, lui adressant avec les témoignages de sa reconnaissance une nouvelle prière, celle de revenir l'année suivante faire à Saint-Lazare, pour l'ordination de Pentecôte, le bien qu'il y avait opéré; le saint vieillard le préférait aux autres prédicateurs, parce qu'il reconnaissait en lui plus d'humilité. Bossuet se surpassa lui-même en 1660. Après la mort du Bienheureux, il exerça deux fois encore, en 1663 et en 1669, dans le sanctuaire de la charité, le ministère évangélique pour les ordinations de Pentecôte. Il parlait à chaque retraite dix ou onze jours de suite, le soir et le matin. L'affluence devenait toujours plus nombreuse; les ordinands différaient leur préparation aux ordres pour avoir le bonheur de l'entendre : c'est un de ces jeunes lévites qui l'a raconté plus tard, Fleury, l'historien de l'Eglise. Les services qu'il rendit à la religion dans ces conférences sont incalculables, d'autant plus qu'il n'y avait pas alors de séminaires

 

XIV

 

et que les liens de la discipline ecclésiastique étaient brisés (1). Deux ans après l'établissement des retraites, comme Bossuet venait de les prêcher deux fois, Vincent de Paul écrivait à un de ses prêtres de Rome, sous la date du 5 juillet 1663 : « Il faut que vous sachiez qu'il a plu à la bonté de Dieu de donner une bénédiction toute particulière et qui n'est pas imaginable, aux exercices de nos ordinands. Elle est telle que tous ceux qui y ont passé, ou la plupart, mènent une vie telle que doit être celle des bons et parfaits ecclésiastiques. Il y en a même plusieurs qui sont considérables par leur naissance ou par les autres qualités que Dieu a mises en eux, lesquels vivent aussi réglés chez eux que nous vivons chez nous, et sont autant et même plus intérieurs que plusieurs d'entre nous, n'y eût-il que moi..... » Bossuet, qui aimait à parler aux prêtres, toujours prodigue de ses sueurs, annonça souvent à Saint-Lazare, dans l'intervalle des retraites, la parole divine. Qu'il nous suffise de mentionner les quatre conférences pour l'éloge de l'abbé de Tournus, Louis de Rochechouart, Chandenier. Ces éloges, ces conférences, cis discours, dont l'auteur avait tracé du moins le plan sur le papier, tout cela le temps nous l'a ravi !

C'est ainsi que Bossuet fournit la grande période de son apostolat, exerçant la ferveur de son zèle non-seulement dans les stations de Carême et d'Avent, mais tout le reste de l'année, dans les retraites, dans les monastères, dans les réunions du clergé, dans les grandes solennités de la religion. Il ouvrira plus tard dans sou saint ministère une nouvelle époque qui, peut-être moins brillante devant les hommes, ne fut pas moins précieuse devant Dieu.

 

III.

 

Le vœu général demandait depuis longtemps l'élévation de Bossuet, la gloire du clergé et simple prêtre. Il fut nommé évêque de Condom le 8 septembre 1669,  et précepteur du Dauphin le 8 du même mois 1670, à l’âge de quarante-trois ans. Dans le brevet qui lui conférait cette dernière charge, le roi se félicite d'avoir trouvé en l'illustre prélat « toutes les qualités requises pour l'éducation de son fils, le mérite, la doctrine, la sagesse, une expérience consommée ; » et dans une lettre pour ainsi dire officielle, il déclare « qu'il l'avait choisi parmi  tous les évêques de son royaume. »

        Bientôt après sa promotion à l'épiscopat, Bossuet prononça l'Oraison funèbre de la reine d'Angleterre, chef-d'œuvre qu'on a coutume de mettre an premier rang parmi ses chefs-d'œuvre. Lorsqu'il voulait tracer ces récits qui nous l'ont assister à tant d'événement tragiques, ou buriner ces odes qui ont immortalisé tant de hauts faits, il s'enfermait,

 

1 Saint Vincent de Paul, sa vie ..., par M. l'abbé Maynard,

 

XV

 

dit un de ses contemporains, seul avec Homère (1); aussi Joseph de Maistre dit-il qu'en lisant les pages des oraisons funèbres, on croit lire un chant de l’Illiade. Une autre ressemblance entre ces œuvres immortelles, c'est qu'on cherche à les imiter, mais on n'espère pas de les atteindre.

Voulant observer les lois canoniques sur la résidence épiscopale, Bossuet regardait connue incompatibles les deux postes qui venaient de lui être déférés; sur les instances du roi et d'après la décision de quatre docteurs, il résigna l'évêché de Condom pour garder l'office de précepteur. Toujours au devoir présent , dédaignant la gloire humaine pour remplir chaque jour la tâche de chaque jour, il se livra sans partage à ses nouvelles fonctions. Il étudia de nouveau les auteurs d'Athènes et de Borne; il fit pour son élève une grammaire latine, des remarques sur la grammaire française, un catéchisme, des thèmes sur l'histoire de France, une logique sommaire, un précis de morale tiré de l'Evangile et d'Aristote; enfin il composa, toujours à l'usage du Dauphin, le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, le Discours sur l'histoire universelle et la Politique sacrée tirée des paroles de l'Ecriture sainte. Disons toutefois qu'il reparut dans la chaire à de rares intervalles, sans parler des oraisons funèbres, il prêcha le troisième sermon pour la Pentecôte en 1672, le sermon pour la Profession de Mme de la Vallière en 1678, le quatrième sermon pour le jour de Pâques en 1681, enfin le sermon sur l'Unité pour l'ouverture de l'assemblée du clergé de France, aussi en 1681.

Il reprit le cours de sa mission évangélique, lorsqu'il fut monté sur le siège de Meaux, en 1682. Le saint évêque regardait, suivant la doctrine du concile de Trente, la distribution de la parole divine comme le principal devoir de la charge épiscopale; il s'en allait répandant partout la semence évangélique, pour faire germer partout des fruits de justice et de salut.

Il prêchait dans sa cathédrale à toutes les fêtes, qui étaient nombreuses avant le Concordat, et plus encore dans son diocèse que dans d'autres. Quand il administrait un sacrement, conférait les ordres, donnait la continuation, toutes les fois qu'il accomplissons une cérémonie sainte, il joignait la forme à la matière, la parole au signe, expliquant la vertu des divins mystères, les dispositions qu'ils exigent et les obligations qu'ils imposent. Après avoir aidé par sa parole à former la milice sacrée des lévites, il les suivait partout pour les diriger, les soutenir et les encourager dans les combats de la carrière apostolique. Souvent, pendant l'année, il se rendait aux conférences cantonales, dont il fixait les matières et qui se tenaient tous les mois : et dans les synodes diocésains, qu'il  convoquait régulièrement selon

 

1 Remarques sur Virgile et sur Homère, par l'abbé Faydit.

 

XVI

 

les prescriptions de l'Eglise, il parlait au moins deux fois, à l'ouverture pour exposer le sujet des délibérations, et dans la dernière séance pour exhorter ses collaborateurs à suivre les statuts qui venaient d'être arrêtés. Il regardait, avec un ancien Père, les personnes consacrées à Dieu comme la plus sainte portion de son bercail et la plus digne des soins du pasteur. « Il visitait à propos, dit l'abbé Ledieu dans ses Mémoires; il consolait par sa parole les vierges chrétiennes. Il leur parlait familièrement et souvent, comme il avait fait aux Carmélites de Paris, dans des conférences au parloir, sur un psaume ou quelque endroit important de l'Evangile, pour leur en faciliter la méditation et leur donner le goût et le désir de cette nourriture des saintes âmes. Les tilles de la Visitation de Meaux ont été souvent favorisées de ces pieuses et ferventes élévations, comme il les appelait. » Sa sollicitude s'étendait à tous les religieux de son diocèse; il allait partout pour les diriger dans la voie de la perfection, leur dévoiler les secrets de la vie mystique et leur ouvrit les trésors du divin amour; et quand des devoirs impérieux le forçaient de différer ses charitables visites, il leur disait simplement à la première entrevue les causes qui l'avaient empêché de venir plus tôt saluer ses chers enfants. Il ne montrait nulle part plus de contentement intérieur que dans une humble église de campagne. « Je l'admirais, dit encore son secrétaire, allant d'une paroisse à l'autre, l'évangile à la main, le méditant pour se pénétrer des vérités qu'il voulait annoncer, avec une attention respectueuse et en esprit de prière, plutôt qu'avec ces grandes lumières et cette érudition profonde qui le faisaient admirer des savants. » Quand il était entouré des habitants de la campagne, comme il savait prendre toutes les formes, parler la langue de chacun, il se mettait à la portée des plus simples, non moins habile a instruire le laboureur qu'ingénieux à gagner à, Jésus-Christ les grands de la terre. Il donne maintenant le lait des enfants, tout à l'heure il va distribuer le vin des forts :« Un matin, c'est encore l'abbé Ledieu qui le rapporte, après avoir tonne contre les péchés capitaux, les inimitiés et les injustices en une paroisse de campagne, car il était très-véhément orateur : le soir, donnant la continuation à des religieuses, dans une sainte abbaye (le Pont-aux-Dames), il les éleva jusqu'au sein de la Divinité, et leur y découvrit le Saint-Esprit procédant du Père et du Fils par cette voie d'amour qui est la source de la sanctification des âmes et de toutes les grâces. Il y aurait cent exemples à citer de ce caractère. » Tout cela ne contentait pas sa soif des âmes. Pendant de nombreuses missions qu'il donna dans son diocèse, à Meaux, à Coulommiers, à la Ferté-sous-Jouarre, on le vit toujours à la tête des ouvriers évangéliques qu'il s'était associés, leur préparant la voie des cœurs et secondant leurs efforts par sa parole. Ajoutez à cela les conférences sans nombre qu'il eut avec les hérétiques, et les discours qu'il prononçait en les recevant

 

XVII

 

dans le sein de l'Eglise; souvent il parlait quatre fois dans ces touchantes cérémonies, avant l'abjuration , avant la confirmation, avant la messe et avant la communion. « Pendant vingt-deux années de son épiscopat, poursuit notre témoin, l'abbé Ledieu, il a donné toute son application à l'instruction des peuples, auxquels il annonçait la parole de Dieu en toute rencontre, selon les grands talents qu'il avait reçus; à l'instruction des prêtres, dans les conférences des cinés qu'il fréquentait exprès dans tous les cantons... ; dans les synodes de son diocèse, qu'il a célébrés toutes les années; dans son séminaire, pour l'instruction des clercs; à la discipline régulière des monastères, par de fréquentes visites et par ses discours. » Ses discours n'étaient pas moins recherchés dans la province qu'ils l'avaient été dans la capitale. Les prêtres se rendaient en foule partout où devait se faire entendre sa parole, et voici le témoignage d'un vieillard de Meaux, qui parle des simples fidèles : «Ce vieillard, dit Déforis dans la Préface des Sermons, se souvenait d'avoir entendu ces sermons, où l'on accourait de toutes les campagnes voisines et où le prélat, comme un père au milieu de ses enfants, remontrait à chacun ses obligations, pressait, exhortait les uns et les autres avec une tendresse, un zèle qui montrait l'affection qu'il portait à tous et combien il désirait leur salut. »

Si l'on avait toutes ces exhortations, toutes ces instructions, tous ces discours, ils formeraient une collection qui égalèrent celle de n'importe quel Père par le nombre des volumes, et la surpasserait certainement par la beauté du langage, et peut-être par la profondeur de la doctrine et par l'importance des sujets. Malheureusement, presque tous ces chefs-d’œuvre sont perdus sans retour. Dès les dernières années de la grande époque de sou ministère évangélique, Bossuet abrégeait quelquefois dans l'écriture certaines parties de ses discours; pendant son épiscopat, il se contentait souvent de méditer son sujet et de jeter sur le papier quelques traits rapides; puis, lorsqu'il était en chaire, il trouvait dans son génie et dans son cœur animé par la charité les accents les plus pathétiques et les mouvement les plus propres à faire triompher la vérité. Lorsqu'il avait satisfait l'ardeur de son zèle, il ne se servait plus de ces analyses, car il ne s'est jamais répété; il ne s'en souciait pas plus que de ses sermons, car il n'a jamais eu la pensée de les livrer à l'impression. Il ne concevait pas, disait-il souvent, qu'on put écrire uniquement pour devenir auteur. Quand il voyait l'ordre de la Providence dans une nécessité pressante, alors, mais seulement alors il prenait la plume. Il était déjà évêque, qu'il n'avait encore publié que la Réfutation du Catéchisme de Ferry, et plus tard il fallut les prières Les plus pressantes pour le décider à donner au public l'Oraison funèbre de la reine d'Angleterre. Cependant quelques-uns des sermons qu'il prononça pendant son

 

XVIII

 

épiscopat, nous ont été conservés, soit dans ses cartons, soit par les religieuses de Meaux : les quatre exhortations aux Ursulines de cette ville, le deuxième sermon pour le jour de Noël, le troisième pour la Circoncision, l'abrégé pour le jour de la Pentecôte, etc.

Résumons-nous. La carrière apostolique de Bossuet se divise comme en trois époques : celle de Metz, celle de Paris et celle de Meaux. On ne peut pénétrer l'esprit ni le style des sermons, si je ne me trompe, sans savoir à laquelle de ces époques ils appartiennent. Il est plus facile qu'on ne pourrait le penser au premier aperçu, de faire ce discernement. Les sermons de la première époque se distinguent par la longueur des développements, par l'accumulation des textes, par les formes du vieux langage et une certaine emphase mêlée de rudesse et d'afféterie; ceux de la deuxième ont pour traits distinctifs la rapidité, l'entraînement, la force, le pathétique, la noblesse, la grandeur et le sublime; ceux de la troisième présentent plus d'ordre, plus de régularité, plus de symétrie, plus d'art, mais le lecteur jugera s'ils ont au même degré la spontanéité du trait, la véhémence du sentiment et l'énergie de l'expression. L'écriture des manuscrits facilite aussi le discernement de nos époques, car elle semble en reproduire les caractères. Dans ses premiers essais le jeune archidiacre de Metz trace rapidement sur de mauvais papier, avec une mauvaise plume et de mauvaise encre, de longues barres verticales qui forment des lettres ou à peu près; dans ses chefs-d'œuvre le grand prédicateur de la capitale moule avec une bonne plume des caractères nettement dessinés, régulièrement espacés, tels que nos pères les traçaient d'une main ferme avant l'invasion de l'anglaise ; dans les instructions pastorales les traits n'ont plus la même hauteur, ni les caractères la même force, et l'écriture amoindrie semble sortir d'une plume qui a perdu de sa souplesse et de sa vigueur (1). On pourrait ajouter que Bossuet traçait quelquefois les dates lui-même, ou qu'il écrivait sur le dos de lettres ou d'imprimés qui les portent. Les sermons renferment d'ailleurs des appellations, des titres, des allusions, des particularités qui font connaître les personnes, le temps ou le lieu. Enfin les ouvrages d'histoire ou de critique offrent d'utiles renseignements.

Par tous ces moyens, grâce à toutes ces indications, on croit avoir marqué dans cette édition les dates des sermons sans beaucoup d'erreurs ;

1 Dans sa vieillesse, Bossuet réclamait l'indulgence eu faveur de « sa méchante écriture. » Il écrit sous la date du 3 août 1701 : « Mon écriture devient tous les jours plus pénible pour moi et plus difficile aux autres. »

Comme on le voit dans les livres annotes de sa main, dans les Extraits d'Aristote et même dans les manuscrits des Sermons, il écrivait le grec rapidement, mais d'une manière peu lisible.

 

XIX

 

à coup sur on ne s'est pas trompé pour les époques, et c'est là tout ce qu'il importe réellement de savoir.

Si l'on en croyait certains critiques, on devrait classer les sermons d'après les dates de leur apparition. L'ordre du temps réel pourrait convenir au petit nombre des écrivains qui cherchent dans les chefs-d'œuvre de l'art oratoire la forme plutôt que le fond; mais l'ordre de l'année liturgique présente plus d'avantages à la foule des lecteurs qui les étudient pour la doctrine. Au reste, les indications qui précèdent les discours dans des notes succinctes, pourraient déjà satisfaire le vœu des littérateurs, et notre édition renferme une table disposée d'après l'ordre chronologique.

Voilà pour les époques où Bossuet a prononcé ses sermons ; il faut voir maintenant comment il les composait.

 

§ II.

 

Bossuet avait reçu de Dieu les facultés les plus brillantes ; mais il les a fécondées par un travail continuel, qui n'a cessé qu'avec sa vie. Suivant l'attrait de la science, de la piété et du beau, il étudia profondément la théologie, l'Ecriture et les Pères; il puisa par de longues méditations, dans ce triple dépôt de la vérité divine, le fond de ses œuvres et les modèles de son éloquence ; enfin il composa ses sermons avec le plus grand soin.

 

I.

 

On sait quel vif éclat l'école de Paris a jeté dans l'Eglise durant une longue suite de siècles. C'est à ce foyer de lumières que Bossuet fut éclairé de la science divine ; il étudia la théologie d'après les traditions des plus grands docteurs, selon la méthode universelle qui fait de la raison l'auxiliaire et la servante de la révélation, sur un plan vaste, embrassant le dogme et son histoire, la morale et ses devoirs, le culte et ses cérémonies. Il parcourut tous les grades jusqu'au doctorat. Notre édition renferme un ouvrage inédit, le Plan d'une théologie, qui montre dans quelle idée large et profonde il avait conçu cette science, mère de toutes les sciences.

En étudiant la théologie avec tant de discernement et sous des maîtres si habiles, il ne pouvait négliger l'étude de l'Ecriture sainte, qui en est la première source. Un de ses oncles, qui lui servit de précepteur à Dijon, lui remit une Bible entre les mains. La céleste parole frappa si vivement cette intelligence délicate, ouverte à tous les attraits du beau, du sublime, du divin; elle alla remuer si profondément

 

XX

 

toutes les puissances de son âme, qu'il emporta dans la tombe le souvenir de cette première impression, dont il partait encore sur la fin de sa vie. Alors, suivant le conseil qu'il nous a donné plus tard, il savourait en quelque sorte les passages simples et faciles qui enseignent les vérités de la religion et nourrissent la piété sans faire naître les contentions de l'orgueil; et les endroits difficiles, les  rapports des textes, les obscurités  des  secrets bibliques, il les réservait à des recherches ultérieures. Mais  Bossuet nous l'a dit, « les  ministres de Jésus-Christ ont deux principales fonctions : ils doivent parler à Dieu, ils doivent parler aux peuples; parler à Dieu par l'oraison, parler aux peuples fidèles par la prédication de l'Evangile (1) ; » l'heure vint où la lecture du livre divin fut pour lui, non-seulement une prière, mais une étude, et de ce moment pas un jour ne  se passa sans qu'il écrivit quelque note sur son  exemplaire. Il se servait ordinairement de la Bible de Vatable, qui, renfermant le texte de la Vulgate avec la traduction littérale de l'hébreu, lui faisait « prendre le génie de la langue sainte et de ses manières de parler (2). » Il y avait toujours une bible et sur son bureau et dans sa voiture : « Je ne pourrais vivre sans cela, » disait-il; et pour faire partager aux autres son propre bonheur, il répétait souvent les paroles de saint Jérôme à Népotien : « Que ce livre divin ne sorte jamais de vos mains. » Pendant qu'il était précepteur du Dauphin, tout à l'étude au milieu de la Cour, il approfondissait les saintes pages en se promenant dans l'Allée des Philosophes, suivi des abbés Renaudot, la Broue, Langeron, Saint-Luc, Fleury, Fénelon, et souvent aussi de Pellisson et la Bruyère ; c'est ainsi qu'il commenta, non-seulement les livres qu'on a publiés avec ses doctes élucubrations, mais probablement toute l'Ecriture. Tous ses ouvrages dérivent de cette source divine; si bien qu'on peut dire de ce dernier Père de l'Eglise ce qu'il dit de saint Augustin : « Son fond est d'être nourri de l'Ecriture sainte, d'en prendre les plus hauts principes, de les manier en maître et avec la diversité qu'exigent les sujets qu'il a entrepris de traiter (3). »

Comme l'Ecriture est un des fondements de la théologie, ainsi la Tradition est l'interprète de l'Ecriture; les Pères sont les canaux qui nous apportent le vrai sens des oracles divins. C'est dans ces eaux vives que Bossuet allait étancher sa soif de la doctrine et de la piété ; c'est à cette école qu'il convie les aspirants à la science divine et les interprètes des pages sacrées : « Quiconque, dit-il, veut devenir un habile théologien et un solide interprète, qu'il lise et relise les Pères. S'il trouve quelquefois dans les modernes plus de minuties, il trouvera très-souvent dans un seul livre des Pères plus de principes, plus de cette première sève du christianisme que dans beaucoup de volumes des interprètes

 

1 Oraison funèbre du P. Bourgoing. — 2 Opuscule publié par M. Floquet, Des études propres à former à la prédication. —3  Défense de la Tradition et des saints Pères, liv. IV, chap. XVIII.

 

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nouveaux: et le substance qu'il y puisera des anciennes traditions le récompensera très-abondamment de tout le temps qu'il aura donné à cette lecture... Ces grands hommes sont nourris de ce froment des élus, de cette pure substance de la religion, et pleins de cet esprit primitif qu'ils ont reçu de plus près et avec plus d'abondance de la source même; souvent ce qui leur échappe et sort naturellement de leur plénitude, est plus nourrissant que ce qui a été médité depuis (1).» Bossuet affectionnait particulièrement saint Augustin, « ce docteur des docteurs, ce maître si maître, » l'aigle des théologiens et le modèle des prédicateurs. Tandis que les autres Pères combattent l'un une hérésie, l'autre, une autre, ce « tenant de l'Eglise » les a toutes renversées par terre ; il fut « choisi de Dieu pour nous donner, non pas seulement des traités particuliers, mais un corps de théologie, fruit de sa lecture profonde et constante des livres saints (2). » On a dit avec raison que le plus illustre disciple de l'évêque d'Hippone, Bossuet, à force de citer son maitre, l'a mis en lambeaux. Trois exemplaires différents lui servaient alternativement, l'édition in-8° dans ses voyages, celle de Lyon à Paris, et celle des bénédictins à Meaux. Sa prédilection pour saint Augustin ne lui fit pas négliger l'élude des autres Pères ; « encyclopédie vivante, » comme l'appelaient ses contemporains, de ces illustres docteurs qui brillent de la double auréole de la science et de la sainteté, il les a tous approfondis, tous vengés d'injustes attaques, tous caractérisés d'un seul mot : saint Athanase, « grand partout, » qui joint « à la force de l'expression celte noble simplicité qui fait les Démosthènes ; » le grave Tertullien, « ce dur Africain, » l'homme à la sauvage énergie du style: l'érudit saint Jérôme, « ce lien pour ainsi dire de l'Orient et de l'Occident,» qui «réunit en lui seul les témoignages de tous les auteurs ; » le docte et l'éloquent saint Jean Chrysostome, «ce Démosthène chrétien, le plus illustre des prédicateurs qui aient jamais enseigné l'Eglise; » le grand saint Grégoire de Nazianze, « ce philosophe de l'Orient, » que les Grecs ont surnommé « l'auguste théologien; » saint Bernard, ce fidèle disciple de saint Augustin, ce thaumaturge à l'élocution touchante, à la tendre piété. N'oublions pas Origène, « moindre que les autres Pères en autorité, » mais non moins grand par son érudition profonde et par son éloquence douce et insinuante (3). Déjà pendant ses études théologiques, il avait pénétré dans les vastes spéculations de saint Thomas ; et c'est alors que ses condisciples, témoins de son application continuelle et se souvenant du surnom de Bœuf muet, qui fut donné à son illustre maître, l'appelèrent Bos-suetus-aratro. On pourrait ajouter à tout cela qu'il  connaissait  à  fond  les  monuments littéraires d’Athènes et de Rome, si bien qu'il savait par cœur presque toute l'Iliade et récitait

 

1 Défense de la tradition et des saints Pères, liv. IV. chap. XVI. — 2 Ibid. — 3 Défense de la Tradition et des saints Pères,  et les Sermons, passim.

 

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avec la même facilité les vers de Virgile et d'Horace ; mais pour le dire tout de suite, il ne se servait de ces connaissances profanes qu'avec la plus grande réserve. Comme Racine et Fénelon, comme tous nos bons écrivains, il fait entrer dans ses tableaux, sous des formes qui rivalisent avec la forme antique, les plus beaux traits des auteurs païens, mais il ne les cite pas textuellement dans ses chefs-d'œuvre oratoires: et quand leurs paroles s'étaient glissées sous sa plume dans sa jeunesse, il les efface dans la maturité de son talent.

 

II.

 

Telles sont les études qui préparèrent Bossuet à la prédication ; telles sont les sources d'où sortirent ses sermons. En effet, la théologie lui fournit les sujets, l'Ecriture les autorités, et les Pères de l'Eglise les développements. Les attributs de Dieu, le mystère de l'incarnation, les abaissements du Dieu enfant, les miracles de Jésus-Christ, la pureté de sa vie, les supplices de sa passion, la fondation de l'Eglise, la dévotion à la sainte Vierge, la prédication des Apôtres, la constance des martyrs, les vertus des saints, les obligations de la justice, la nécessité de l'aumône, les austérités de la pénitence, la brièveté du temps, l'approche de la mort, les rigueurs du jugement, le bonheur du ciel et les tourments de l'enfer : tels sont les vérités de dogme et les sujets de morale qu'il prêche en présence des plus célèbres poètes de la France, devant les écrivains les plus fameux d'un grand siècle littéraire, à la Cour la plus polie du monde. On voit que le prince des orateurs chrétiens s'est contenté de prêcher l'Evangile, d'expliquer le catéchisme ; il s'est contenté d'accomplir la prescription du concile de Trente, « en enseignant les choses qu'il est nécessaire de savoir pour le salut, et en faisant connaître les vices qu'on doit fuir et les vertus qu'il faut pratiquer pour éviter les peines de l'enfer et obtenir le bonheur éternel (1). » Il traitait les mystères avec un amour de prédilection ; et nulle part il n'est plus profond, plus grand, plus sublime, plus lui-même que dans l'exposition de nos dogmes les plus simples et tout ensemble les plus élevés. Il voyait avec peine que les grands orateurs de la chaire négligeaient les premières vérités de la religion : « Rougit-on, disait-il dans sa vieillesse, de prêcher Jésus-Christ et sa parole ? Hé ! comment veut-on qu'il soit aimé, si on ne le fait pas connaître : Quomodo credent ei, quem non audierunt (2)? »

Le sujet choisi, Bossuet recueillait les textes de l'Ecriture et les développements des Pères, les écrivant parfois sur les premières feuilles de son manuscrit. On dit qu'il ne demandait qu'une bible et qu'un saint Augustin pour composer un sermon, mais il se servait aussi des autres

 

1 Sess. V, cap. II De reform. — 2 Rom., X, 14.

 

XXIII

 

docteurs de l'Eglise : saint Grégoire de Nazianze lui fournissait des conceptions profondes, Tertullien des descriptions de mœurs, saint Grégoire pape des avis au roi, et Origène des exhortations touchantes et persuasives. En même temps qu'il consultait ses auteurs favoris, les notes tracées sur les marges lui rappelaient ses études et ses réflexions précédentes ; il repassait tout cela dans son esprit et se l'appropriait par une profonde méditation devant Dieu ; puis nourri de ce suc, après avoir en quelque sorte transformé ce fond en sa propre substance, il prenait la plume pour développer, exposer, produire de sa plénitude. Car il ne se contente pas de donner comme un calque des saints Pères ; il leur prête ce que notre vanité voudrait quelquefois joindre à leur génie, le plus beau langage que bouche humaine ait jamais parlé ; il met leurs conceptions dans une vive lumière, en condensant toutes les idées sous un seul point de vue ; il donne à leurs spéculations abstraites la couleur et la vie, en les revêtant des images de la poésie; créateur avec des matériaux d'emprunt, il taille dans des blocs souvent abrupts des entablements, des colonnes et des statues. Il est un auteur dont il reproduit souvent les puissantes déductions dans leurs formes primitives ; plusieurs de ces grandes pages sont des traductions littérales de saint Thomas, et nous goûtons avec délices dans ses ouvrages la langue scholastique qui, dans les immortelles productions du Docteur angélique, blesse notre ignorance.

Mais que recherchait Bossuet dans la composition? Les phrases harmonieuses, les périodes mesurées, les fleurs artificielles du langage? On a dit précédemment qu'il composait ses discours avec le plus grand soin ; mais on peut ajouter sans contradiction qu'il ne songeait guère an style. Il avait déjà produit presque tous ses chefs-d'œuvre oratoires, lorsqu'il écrivit dans un opuscule qui remonte à 1670 : « J'ai lu peu de livres français. » Lesquels avait-il lus? La Vie de Barthélémy des Martyrs; les versions de Perrot d'Ablancourt ; les Œuvres diverses de Balzac, « qui apprend à donner plusieurs formes a une idée simple ; » les Lettres à un provincial, « dont quelques-unes ont beaucoup de force ; » quelques pièces de messieurs de Port-Royal, qui ont « peu de variété dans le style ; » un peu Corneille et Racine, dont le premier a » la véhémence, » et le second « plus de justesse et de régularité. » Bossuet continue : « Ce que j'ai appris du style, je le tiens des livres latins et un peu des grecs, de Platon, d'Isocrate et de Démosthène, dont j'ai lu aussi quelque chose ; » puis il conseille de feuilleter, parmi les ouvrages de Cicéron, De Oratore, Pro Murœna, Pro Marcello, quelques Catilinaires; puis quelques Philippiques, Tite-Live, Salluste et Térence. Il croit les modèles plus utiles que les préceptes, et veut qu'on les étudie « sans se détourner des autres lectures sérieuses (1). » Tout cela ne

 

1 Opuscule publié par M. Floquet.

 

XXIV

 

révèle pas dans l'auteur une grande sollicitude du style. Tendant qu'il fut précepteur du Dauphin, il étudia dans les ouvrages classiques la grammaire et la rhétorique; mais, encore une fois, presque tous ses chefs-d’œuvre d'éloquence étaient déjà composés. On a vu que les discours de la deuxième époque se distinguent par la spontanéité , la véhémence, le sublime, et que ceux de la troisième ont pour traits caractéristiques l'ordre, la régularité et la symétrie; la principale cause de cette différence ne serait elle pas dans l'étude dont on vient de parler?

Bossuet ne se souciait guère plus de l'éloquence que du style; et c'est lui-même qui nous l'apprend, car les portraits qu'il a tracés de plusieurs prédicateurs lui conviennent mieux qu'à tout autre. « Plein de la doctrine céleste, nourri et rassasié du meilleur suc du christianisme, il faisait régner dans ses sermons la vérité et la sagesse; l'éloquence suivait comme la servante, non recherchée avec soin, mais attirée par les choses mêmes. Ainsi son discours se répandait à la manière d'un torrent; et s'il trouvait en son chemin les fleurs de l'élocution, il les entraînait plutôt après lui qu'il ne les cueillait avec choix pour se parer d'un tel ornement (1). » — « Il n'enflait donc pas son discours par de superbes pensées ou par le faste d'une éloquence mondaine, mais il le remplissait d'une doctrine céleste, de vérités divines, qui donnaient aux âmes une nourriture solide et allaient jusqu'à la racine de nos maladies. Tantôt il attirait les peuples par la douceur, tantôt il les reprenait sans les épargner..., leur prêchant les oracles divins, non point avec les lâches condescendances des scribes et des pharisiens, mais avec empire et autorité, avec une liberté et une assurance digne des vérités éternelles » qu'il annonçait (2). Il savait que pour« abattre les coeurs aux pieds de Jésus-Christ, pour les forcer invinciblement au milieu de leurs défenses..., il faut renverser les remparts des mauvaises habitudes, il faut détruire les conseils profonds d'une malice invétérée, il faut abattre toutes les hauteurs qu'un orgueil indompté et opiniâtre élève contre la science de Dieu. » Eh bien, s'écrie-t-il, «que ferez-vous ici, faibles discoureurs? Détruirez-vous ces remparts en jetant des fleurs? Dissiperez vous ces conseils cachés en chatouillant les oreilles? Croyez-vous que ces superbes hauteurs tombent au bruit de vos périodes mesurées? Et pour captiver les esprits, est ce assez de les charmer un moment par la surprise d'un plaisir qui passe? Non, non, ne nous trompons pas : pour renverser tant de remparts et vaincre tant de résistances, et nos mouvements affectés, et nos paroles arrangées, et nos figures artificielles sont des machines trop faibles. Il faut prendre des armes plus puissantes, plus efficaces (3). » Ces armes, il les demandait à son divin Maitre dans la

 

1 Oraison funèbre du P. Bourgoing. — 2 Ier Sermon pour le IIe dimanche de l’Avent.   — 3 Oraison funèbre du P. Bourgoing.

 

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chaire : « O Dieu, disait-il. donnez efficace à votre parole. Vous voyez en quel lieu je prêche, et vous savez, ô Dieu, ce qu'il y faut dire. Donnez-moi des paroles sages; donnez-moi des paroles efficaces, puis santés: donnez-moi la prudence; donnez-moi la force: donnez-moi la circonspection; donnez-moi la simplicité. » Ensuite il prie le Seigneur de faire que « l'homme ne paroisse pas dans la chaire » qu'il occupe, « afin que Dieu y parle tout seul par la pureté de son Evangile (1). » Ce n'est donc point «par l'art de bien dire, par l'arrangement des paroles, » qu'il abat les âmes aux pieds de Jésus-Christ. « Tout se fait par une secrète vertu qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu'elle captive les entendements; vertu qui venant du ciel, sait se conserver tout entière dans la bassesse modeste et familière de l'expression et dans la simplicité d'un style qui paraît vulgaire, comme on voit un fleuve rapide qui retient coulant dans la plaine cette force violente et impétueuse qu'il a acquise aux montagnes d'où ses eaux sont précipitées (2). » — « Je ne m'étonne donc pas s'il prêchait si saintement le mystère de Jésus-Christ. O Dieu vivant et éternel, quel zèle! quelle onction ! quelle douceur! quelle force! quelle simplicité et quelle éloquence! La parole de l'Evangile sortait de sa bouche, vive, pénétrante, animée, toute pleine d'esprit et de feu.... Lumière ardente, qui ne brillait que pour échauffer, qui cherchait le cœur par l'esprit, et ensuite captivait l'esprit par le cœur (3). »

En un mot, Bossuet «dépouilla son éloquence de feu de tout ce qui ne pouvait que plaire sans édifier; et Dieu permit qu'il plût sans vouloir plaire, que le fruit de ses sermons en égalât et surpassât la beauté (4). » Il a justifié la définition de Pascal : « La vraie éloquence se moque de l'éloquence (5). » Si l'on joint à cela toute la puissance et tous les charmes de l'action oratoire; si l'on se représente le prédicateur tel que le montrent les monuments de l'histoire, le port imposant quoique d'une taille médiocre: la figure sereine et majestueuse, inspirant en même temps le respect et la confiance: le front large et élevé portant les traite du génie; la voix claire et forte, insinuante tour à tour et véhémente; le geste calme mais expressif, simple et naturel mais noble et impérieux (6): on  comprendra quels  effets  devait produire cette  éloquence inspirée par les oracles et l'esprit de Dieu.

On a vu précédemment que Bossuet se trouve, dans la succession du temps, entre Lingendes et Bourdaloue : maintenant on doit voir, si je ne me trompe, qu'il occupe encore cette place dans l'histoire de l'éloquence sacrée, Lingendes accumulait dans ses œuvres oratoires les oracles de l'Evangile el les maximes du paganisme,  faisant parler

 

1  IIIe Sermon pour le Ier dimanche de Carême. — 2 IIe  Sermon pour le IIe dimanche de l’Avent. — 3 Oraison funèbre du P. Bourgoing.— 4 Le P. de la Rue, Panégyrique de Bossuet. — 5 Pensées de Pascal, publiées par Prosper Faugère, tom. I, pag. 151. — 6 L’abbé Ledieu et plusieurs auteurs contemporains.

 

XXVI

 

de concert saint Basile et Platon, saint Bernard et Virgile. Formé à l'école du pieux Cornet et de Vincent de Paul, Bossuet bannit les auteurs profanes de la chaire pour y faire monter les docteurs et les saints qui ont propagé le grain semé par le divin Maître; il recueille en quelque sorte ses sermons dans le champ des traditions chrétiennes et nous présente le pain préparé par les Athanase, les Augustin et les Chrysostome. Bourdaloue, habile dialecticien mais peu contemplatif, prend ses plans, ses preuves, tout son fond dans la théologie positive de la renaissance, et remplit ses cadres à l'aide de raisonnements et de déductions logiques; il fait intervenir les Pères, non comme maîtres pour enseigner, mais comme témoins pour déposer en faveur de sa propre parole; la tradition reste à la surface et ne pénètre pas ses discours. Les contemporains et les successeurs de Bourdaloue se sont engagés plus avant dans cette voie; moralistes plutôt que prédicateurs, ils se sont de plus en plus éloignés de l'élément traditionnel pour se rapprocher du genre académique, fort bon à la Sorbonne, moins à sa place dans le temple de Dieu. On est allé jusqu'à rompre avec le passé; on a inventé les matériaux, le fond et les sujets; chacun a voulu donner son système, chacun sa démonstration évangélique : mais le résultat? Les créations nouvelles se sont écroulées comme de vieilles masures, et les théories gisent avec les grands sermons philosophiques sous le même tas de ruines. Mais je me hâte de revenir à mon esquisse historique , pour rectifier quelques idées qui ne me semblent pas dans le vrai.

 

III.

 

On a dit souvent que Bossuet écrivait ses discours à longs traits, rapidement, sans efforts de composition, suivant comme par entraînement l'inspiration du génie. Composition prompte, illumination soudaine? Il faut s'entendre. Lorsqu'un événement imprévu se produisait au milieu de ses discours, ou que les circonstances l'obligeaient de monter en chaire sans préparation, il avait comme à son ordre des improvisations brillantes; ses études théologiques lui fournissaient instantanément des plans larges et profonds; son érudition biblique, des textes et des autorités; ses connaissances des Pères, de magnifiques développements, en même temps qu'il trouvait dans le feu de son imagination des images éclatantes et dans l'ardeur de son âme des accents pathétiques. Malgré ces immenses ressources et cette étonnante facilité, il ne montait jamais en chaire, à moins d'une impérieuse nécessité, sans avoir fait un crayon, c'est-à-dire sans avoir écrit l'exorde, posé la division et marqué dans une esquisse succincte les idées fondamentales du sujet qu'il se proposait de traiter. Et dans les cas ordinaires, hors de toute contrainte, comment composait-il? Il faut se rappeler ce

 

XXVII

 

qu'on a dit de son écriture. Pendant la première époque de son ministère, à Metz, dans ses coups d'essai, sa plume courait négligemment, précipitamment d'un bord à l'autre du papier, du haut jusqu'au bas, ne laissant aucun espace vide, ordinairement sans marquer ni les points du discours ni les alinéas des transitions. La page une fois crayonnée de cette façon, plus de correction possible; aussi l'auteur n'en faisait-il aucune. Dans la grande époque de son apostolat, au contraire, il écrivait avec le plus grand soin, se réservant à la marge la moitié du manuscrit. Aujourd'hui que le calme de l'expérience lui inspire plus de défiance et qu'il doit porter la parole devant la science et la grandeur, sa plume avance avec retenue et circonspection ; elle revient souvent en arrière et ne reprend sa marche que pour se hâter lentement, comme le veut Boileau. Dans la troisième époque, lorsqu'il a étudié les préceptes, cette plume, qui burine toujours des oeuvres immortelles, semble plus timide encore. Voyez, pour ainsi dire, les traces de ses pas : à peine quelques lignes consécutives marquées d'une seule allure et sans retouche ; ici un mot souligné d'abord, puis effacé bientôt après; là une phrase pleine devenue elliptique à l'aide d'une éloquente suppression; plus loin l'ordre d'une période interverti par une habile transposition ; ailleurs encore un magnifique passage retranché sans grâce ni merci; partout enfin de nombreuses variantes. Je voudrais montrer comment le grand écrivain, soit dans la composition, soit dans des lectures subséquentes, se corrigeait lui-même, modifiant, ajoutant, plus souvent effaçant, jusqu'à ce que la marge et l'écriture du manuscrit fussent couvertes de ratures et d'additions, de changements et de variantes. Si l'on pouvait faire voir par la parole, comme par un fac-similé, certaines de ces pages, ce spécimen serait la meilleure leçon de style; car le lecteur pénétrerait en quelque sorte dans le cabinet du plus sublime génie, pour assister à l'élaboration de sa pensée.

Un habile critique a l'ait il y a quelques années, dans le Journal des Débats, le travail que j'indique sur quelques passages de Bossuet; on lira ses judicieuses remarques avec autant de profit que d'intérêt. Le savant auteur examine le commencement du Panégyrique de saint André, qui fut  prononcé, comme on l'a vu, dans le Carême de 1068, en présence de Turenne nouvellement converti. Avant toutes choses, il cite les premières phrases de ce discours; les voici : « Jésus va commencer ses conquêtes; il a déjà prêché son Evangile, déjà les troupes se pressent pour écouter sa parole. Personne ne s'est encore attaché à lui ; et parmi tant d'écoutants , il n'a pas gagné encore un seul disciple. Aussi ne reçoit-il pas indifféremment tous ceux qui se présentent pour le suivre. Il y en a qu'il rebute, il y en a qu'il éprouve, il y eu a qu'il diffère. Il a ses temps destinés, il a ses personnes choisies. Il jette ses

 

XXVIII

 

filets ; il tend ses rets sur cette mer du siècle, mer immense, mer profonde, mer orageuse et éternellement agitée. Il veut prendre des hommes dans le monde; mais quoique cette eau soit trouble, il n'y pêche pas à l'aveugle; il sait ceux qui sont à lui; et il regarde, il considère, il choisit.» Ecoutons maintenant le critique : « Après ces mots : «Aussi ne reçoit-il pas indifféremment tous crus qui se présentent pour le suivre, » Bossuet avait mis d'abord : « Il en renvoie, il en choisit. » Il a effacé cela et mis à la place : « Il y en a qu'il rebute, il y en a qu'il éprouve, il y en a qu'il diffère. » Je croirais manquer de respect aux lecteurs si je m'arrêtais à faire ressortir la supériorité de la seconde leçon sur la première. Le dernier trait, probablement, est à l'adresse de Turenne. A la suite de la phrase : « Il a ses personnes choisies,» Bossuet avait écrit immédiatement : « Mais puisqu'il a le choix des personnes, peut-être commencera-t-il, » etc. Tout ce qui se trouve dans l'intervalle a été ajouté en marge : heureuse addition, qui donne plus d'ampleur et de solennité au début du Panégyrique. Ces lignes, rattachées par un renvoi au texte, gardent la trace de la peine qu'elles ont coûtée à l'auteur. J'ai compté jusqu'à trente-deux mots raturés. Il les a raturés, non en se relisant, mais dans le travail même de la composition. Ainsi Bossuet venait d'écrire : « Il tend ses rets sur cette vaste mer du siècle; » il s'aperçoit qu'il peut, en développant son idée, terminer magnifiquement une phrase qui tournait court et finissait sur un mot sec ; il barre l'épithète, et « cette mer du siècle » semble apparaître à nos regards, «mer immense, mer profonde, mer orageuse et éternellement agitée. » De même après les mots : « Il sait ceux qui sont à lui,» Bossuet avait commencé par écrire : « Et si tous sont appelés, il y en a.....»  Evidemment il allait ajouter : «Peu d'élus;» il s'interrompt brusquement, renonce à une phrase « que l'Evangile a consacrée, mais qui a pris avec le temps la banalité d'un proverbe, et écrit à la suite de ces mots effacés : «Il regarde, il considère, il choisit. » Dans le texte imprimé on lit : « Et il regarde. » Il faut supprimer et, quoique l'auteur ait oublié de le rayer; utile dans la première leçon, cette conjonction est superflue dans la seconde (1). » Voilà quelques-unes des observations faites par M. Valery-Badot. On ne cesse pas sans peine de citer un pareil écrivain, surtout quand on doit prendre la plume après lui; mais il faut montrer que Bossuet n'a jamais cessé de se corriger lui-même avec le plus grand soin ; que si son éloquence était un don du ciel, elle fut aussi le fruit du travail et de persévérants efforts!

Je prends au hasard un sermon que Bossuet a composé après de nombreux chefs-d'oeuvre et dans foule la maturité du talent, le quatrième pour le jour de Pâques, qui fut prononcé à Versailles, devant le roi, en 1681. Je viens tout de suite au premier point   D'abord l'auteur

 

1 Journal des Débats, reproduit par l’Univers du 8 mars 1856.

 

 

XXIX

 

transcrit à la marge du manuscrit plusieurs passages de saint Paul ; puis il commence ainsi dans le premier jet de sa pensée : « Quelle est donc cette loi nouvelle de Jésus-Christ ressuscité, qui oblige tous les chrétiens à un perpétuel renouvellement de leurs mœurs? Saint Paul que je choisis pour mon conducteur dans cette importante matière, l'explique en abrégé par ces paroles : Si consurrexistis cum Christo, quœ sursùm sunt quœrite, ubi Christus est in dexterà Dei sedens; c'est que nous devons agir comme des hommes ressuscités : Exhibete vos tanquam ex mortuis inventes. » Si le lecteur a trouvé la phrase longue, Bossuet a porté le même jugement ; il se hâte d'effacer « qui oblige tous les chrétiens....;» et «saint Paul que je choisis.... ; » il écrit dans une Seconde rédaction : « Quelle est donc cette loi nouvelle que saint Paul nous prêche : « Montrez-vous maintenant comme des hommes ressuscites des morts;» et encore : «Il a porté tous nos péchés, afin que morts au péché nous vivions à la justice: » et enfin : « Si consurrexistis cum Christo,» etc. On voit que si l'écrivain retranche d'une part, il ajoute de l'autre en apportant de nouveaux passages de l'Ecriture ; mais les idées s'éclaircissent, la trame de la pensée se forme; Bossuet dit dans une troisième et dernière rédaction : «Ce fut une doctrine bien nouvelle au inonde, lorsque saint Paul écrivit ces mots : « Vivez comme des morts ressuscités; » mais il explique plus clairement ce que c'est que de vivre en ressuscites et à quelle nouveauté de vie nous oblige une si nouvelle manière de s'exprimer, lorsqu'il dit en un autre endroit : Si consurrexistis cum Christo, etc. Voilà donc trois rédactions différentes du même passage, et chacune de ces rédactions a coûté à l'auteur des retouches réitérées, de nombreuses corrections, que l'espace ne nous permet pas de signaler.

Bossuet avait commencé le deuxième point de cette manière : «Jésus-Christ par les travaux de sa vie tendait à un repos éternel. « Il est assis, dit saint Paul, à la droite de son Père : « être assis, marque d'empire et d'autorité, mais en même temps marque de repos et de consistance éternelle. » Arrivé à ce dernier mot, l'auteur s'arrête court ; un obstacle lui barre le passage, ou la réflexion l'avertit qu'il fait fausse route; il efface et met dans la rédaction définitive : «Nous avons vu que le Fils de Dieu, en ressuscitant, avait dessein de nous attirer à cette «cité permanente,» comme l'appelle saint Paul, ou il va prendre sa place et ou nous devons jouir avec lui d'une paix inaltérable. » Celle phrase va droit au but, mais elle n'est pas sortie dans le premier trait telle que la voilà de la plume de l'écrivain. Bossuet avait écrit d'abord : « Nous avons vu que le Fils de Dieu, en ressuscitant, a dessein : » pour rattacher le deuxième point au premier, il ajoute au commencement : « Nous avons vu que le Fils de Dieu, » etc. Au milieu, la première rédaction parlait : « A dessein de nous introduire dans le repos où il est et de nous ouvrir

 

XXX

 

l'entrée de cette cité permanente. » Le lecteur ne trouvera probablement ni clarté dans l'idée, ni noblesse dans les termes, ni harmonie dans la construction ; aussi l'auteur a-t-il mis par un heureux amendement : « Avait dessein de nous attirer à cette «cité permanente,» comme l'appelle saint Paul. » La fin révèle encore un travail de correction. Il y avait seulement dans le premier jet de la pensée : « Où nous devons jouir avec lui d'une paix inaltérable ; » l'écrivain complète tout ensemble et l'idée et l'expression en disant : « Où il va prendre sa place et où nous devons jouir avec lui d'une paix inaltérable. »

Après quelques phrases remaniées, bouleversées, raturées, Bossuet nous montre l'Eglise au milieu des flots et des tempêtes, attaquée avec violence au dehors et déchirée par une guerre cruelle au dedans. Tout à coup il s'aperçoit qu'il la peint (l'Eglise) dans ses luttes et dans ses triomphes avant de l'avoir représentée dans sa naissance et son berceau : il efface d'un trait de plume ce qu'il vient d'écrire ; puis il raconte la fondation de la société des fidèles, il fait voir comment elle s'est élevée sur ses bases divines ; puis il revient à la guerre qu'elle a soutenue et aux victoires qu'elle a remportées contre les puissances du monde et des enfers. Mais la place que devait occuper dans le discours ce drame émouvant, Bossuet l'a prise en grande partie dans la préparation de la scène ; sa première peinture est longue, il l'abrège ou plutôt il la refait tout entière. Il est aussi curieux qu'utile de comparer ses deux descriptions. Voici la première, c'est Jésus-Christ qui parle : « O homme, viens voir l'éclat de ma puissance. Si j'établis mon Eglise au milieu des flots et des tempêtes : si je laisse élever contre elle toutes les puissances du monde pour l'accabler dans sa naissance : si, attaquée par le dehors avec une si furieuse violence, elle se trouve encore déchirée au dedans : si l'enfer déchaîné inspire aux esprits superbes mille dangereuses hérésies : si par mille subtilités ils embrouillent des mystères déjà si impénétrables : si, pour comble de malheur, la discipline se relâche, que le dedans de l'Eglise se remplisse de confusion, que l'ivraie semble prévaloir et que la paille couvre le bon grain : si le vulgaire est trop ignorant, et les savants trop subtils et trop curieux : si la mollesse et la lâcheté règnent dans le peuple, l'orgueil et la dureté parmi les grands, l'ambition et la vanité même parmi les pasteurs : si une fausse piété vient discréditer la piété véritable : si pendant que les uns sont trop relâchés, les autres trop dédaigneux se font valoir par l'affectation d'une sévérité mal réglée : si le ciel semble se mêler avec la terre, la chair avec l'esprit, les saintes maximes avec les maximes corrompues ; et qu'au milieu de tant de désordres et malgré les passions, l'Eglise demeure immuable, sans tache : si la foi y est toujours pure, la règle des mœurs toujours droite : s'il y a toujours une vérité qui censure les coutumes dépravées; et si cette vérité, presque abandonnée

 

XXXI

 

des particuliers, subsiste par elle-même et trouve une défense invincible dans l'autorité de l'Eglise, que direz-vous, chrétiens : pourrez-vous n'apercevoir pas dans la miraculeuse durée de l'Eglise et dans ce règne de la vérité, l'ouvrage immortel de Jésus-Christ ressuscité et tout ensemble un gage de l'éternité qui vous est promise aux siècles futurs? » Bossuet seul était assez riche de son fond pour faire le sacrifice de semblables passages. Voyons maintenant sa seconde description : « Si l'Eglise a cessé un seul moment, si elle a un seul moment ressenti la mort d'où Jésus-Christ l'a tirée, doutez des promesses de la vie future. Mais voyez au contraire que cette Eglise, née dans les opprobres et parmi les contradictions, chargée de la haine publique, persécutée avec une fureur inouïe, premièrement en Jésus-Christ, qui était son chef, et ensuite dans tous ses membres ; environnée d'ennemis, pleine de faux frères, et un néant, comme dit saint Paul, dans ses commencements ; attaquée encore plus vivement par le dehors et plus dangereusement divisée au dedans par les hérésies dans son progrès, dans la suite presque abandonnée par le déplorable relâchement de sa discipline; avec sa doctrine rebutante, dure a pratiquer, dure à entendre, impénétrable à l'esprit, contraire aux sens, ennemie du monde dont elle combat toutes les maximes, demeure ferme et inébranlable. » Probablement le lecteur retrouvera dans le premier passage l'orateur de 1669, et le précepteur du Dauphin dans le second. Je voulais encore faire quelques observations sur le commencement du troisième point; mais il ne faut pas mettre la patience à de trop fortes épreuves, même quand on parle de Bossuet. Qu'il nous suffise de dire que tout le sermon porte, dans le manuscrit, les traces d'incessantes corrections; les mots effacés occuperaient dix fois plus d'espace que les mots conservés.

Bossuet cherchait dans la correction de ses ouvrages, non certes les ornements artificiels du langage, mais la clarté et la précision. Comme le roi des théologiens, le prince des prédicateurs retranche de sa force et de sa plénitude; il ramène les métaphores au sens littéral, le véhément au ton modéré, le grand et le sublime au simple et au naturel. Ce terme ne représentait pas l'idée dans sa juste nuance, il y substitue le mot propre; cette phrase trop longue affaiblissait la force et l'éclat de la pensée par la dispersion de ses éléments, il la condense pour faire converger tous les muscles et tous les rayons vers le même centre ; cette déduction laissait échapper la conclusion par une solution de continuité, il soude un anneau dans la chaîne, et tout se tient comme un vivant faisceau. Et tous ces remaniements, toutes ces reprises sont marqués au coin de la logique la plus sûre et du goût le plus délicat; et tout cela montre dans Bossuet un critique non moins habile que l'écrivain.

 

XXXII

 

Faudra-t-il encore dire quel effet devaient produire ces discours inspirés par tant de science et tant de génie, puis corrigés avec tant de sollicitude et tant de goût? Cependant on répète chaque jour que Bossuet ne fut point goûté dans son époque; chose incroyable ! Son premier historien propose aux littérateurs, comme « un problème Curieux à résoudre,» l'indifférence qu'eurent pour lui ses contemporains. Pour peu qu'on ail consulté les monuments de l'histoire, on sait que le grand orateur conquit sans retour les suffrages et les applaudissements de notre grand siècle littéraire. Non content de l'avoir honoré dans la personne de son père par une marque singulière de haute estime, Louis XIV répétait publiquement ses discours avec les plus vifs éloges. Les reines le suivaient dans toutes les églises de la capitale, et Mme de la Fayette, organe de toute la Cour, vante « cette éloquence et cet esprit de religion qui paraît, dit-elle, dans tous ses sermons (1). » Les évêques qui l'avaient entendu tous dans les assemblées générales du clergé, et le plus grand nombre au Louvre, à Chaillot, à Saint-Denis, admirent son éloquence inspirée par le génie et par l'esprit de Dieu. Dans une de ces assemblées générales, l'abbé de Fromentières leur rappelle que le bruit qu'a fait l'Evangile dans la bouche du doyen de l'église de Metz (2); » et l'évêque de Montauban les prend à témoin du bien qu'opère son saint ministère (3). De même l'évêque de Glandèves, l'évêque de Luçon, l'évêque d'Avranches, etc. Personne n'a pu lui donner de plus justes éloges que les prédicateurs; écoutons quelques-unes de leurs paroles. Mascaron : « Dans sa bouche la vérité est aussi belle que puissante (4). » Massillon : «D'un génie vaste et heureux, d'une candeur qui caractérise toujours les grandes âmes et les esprits du premier ordre, l'ornement de l'épiscopat et dont le clergé de France se fera honneur dans tous les siècles, un évêque au milieu de la Cour, l'homme de tous les talents et de toutes les sciences, le docteur de toutes les églises, la terreur de toutes les sectes, le Père du XVIIe siècle, et à qui il n'a manqué que d'être né dans les premiers temps pour avoir été la lumière des conciles, l'âme des Pères assemblés, dicté des canons et présidé à Nicée et à Ephèse (5). » Le Père de la Rue : « Le fruit de ses

sermons en égala et surpassa la beauté (6)..... La source en fut dans un

cœur, dans un esprit enrichis de ce qu'il y a de plus magnifique et pour ainsi dire de plus divin dans les Prophètes et les Pères de l'Eglise... Il excella dans toutes les parties de l'orateur: il fut sublime dans l'éloge, touchant dans la morale, solide et précis dans l'instruction, juste et noble partout dans l'expression (7). » L'abbé de Clérembault : Un de

 

1 Histoire de Madame (la reine d'Angleterre). — 2 Sermon prononcé en 1670, devant l'assemblée générale du clergé de France. — 3 Oraison funèbre de Madame, prononcée la même année el devant le même auditoire que le précédent. — 4 Oraison funèbre de Madame, 1670. — 5 Oraison funèbre de M. le Dauphin. — 6 Eloge funèbre de Bossuet. — 7 Les Sermons, Préface.

 

XXXIII

 

ces  hommes rares et supérieurs, qui sont quelquefois montrés au monde pour lui faire seulement sentir jusqu'où peut être porté le mérite sublime, sans laisser presque l'espérance de leur pouvoir trouver des successeurs (1). » L'Académie, « ce conseil réglé et perpétuel dont le dédit est établi sur l'approbation publique (2), » ne lui décerne pas moins d'éloges. Lorsqu'il y va prendre possession de sa place, en 1671, le directeur, Charpentier, le félicite « d'avoir remporté les applaudissements de toute la France par ses célèbres prédications, et d'avoir paru dans la chaire avec tant d'éclat. » Les membres de l'illustre compagnie élèvent, dans d'autres circonstances, le grand prédicateur qui « s'est montré dans la chaire de l'Evangile comme un Chrysostome (3); » ils vantent « son zèle à faire valoir contre les vices des talents reçus du ciel pour l'éloquence..., et ses succès si grands, qu'en peu de temps il avait obscurci ses égaux (4); » ils le montrent « tantôt majestueux et tranquille comme un grand fleuve, conduisant d'une manière douce et presque insensible à la connaissance de la vérité; tantôt rapide, impétueux comme un torrent, forçant les esprits et entraînant les cœurs (5).» Mais voici un témoignage qui pourrait tenir lieu de tous les autres. Parlant d'avance le langage; de la postérité, la bruyère nomme Bossuet Père de l'Eglise, Bossuet « qui a fait parler longtemps une envieuse critique, et qui l'a fait taire ; qui accable par le nombre et par l'éminence de ses talents, orateur, historien, théologien, philosophe, d'une  rare érudition, d'une plus rare éloquence. » Si vous voulez savoir ce que les savants disaient en dehors de l'Académie, écoutez : « Dans M. de Meaux, l'éloquence n'est pas un fruit de l'étude; tout est naturel en lui, tout y est au-dessus de l'art; ou plutôt de la sublimité même de son génie et de ses lumières, naît, sans effort et sans recherche, un art supérieur à celui dont nous connaissons les faibles règles. De là ces tours  nobles, ces grands traits, ces  expressions vives et hardies, cette force en un mot à laquelle rien ne résiste. A cette mâle et vigoureuse éloquence, il joignait dans ses sermons l'avantage que lui donnait une science profonde, c'est d'être plein, solide, instructif : il voulait que la religion fût connue, et ne gagnait le cœur qu'après avoir éclairé l'esprit (6). » Dans les traités d'éloquence ou de littérature, les auteurs, par exemple le Père Bouhours, le Père Rapin, l'abbé du Jarry, Faydit, Charpentier, le proposent comme le plus fameux des prédicateurs, comme le modèle le plus brillant, qui donne aux modernes la supériorité sur les anciens. El que n'ont pas dit les poètes? Ils admirent dans sa personne cette douceur qui inspire la confiance tout ensemble et cette majesté qui commande le respect;

 

1 Eloge de Bossuet.— 2 Bossuet, Discours de réception à l'Académie. — 3 L'abbé de Polignac, Discours de réception à l’ Académie française. — 4 L'abbé Clérembault, Réponse au Discours précèdent. — 5  Discours de réception à l’Académie. — 6 Journal des Savants, 1704, pag. 562.

 

XXXIV

 

ils célèbrent dans sa parole l'ordre et la spontanéité, la logique et la poésie, la modération et la véhémence, la simplicité et le sublime; ils se disent heureux de « retrouver dans ses chefs-d'œuvre l'éloquence de Paul et le savoir d'Augustin ; » ils le proclament le modèle du zèle évangélique, le maître de la doctrine et le roi des prédicateurs : ainsi Belleville, Maury, Bacoûe, Pellisson, Santeuil, La Monnoie. Est-ce tout? Non, les rédacteurs de la Gazette de France et ceux de la Muse historique le suivent dans toutes les chaires de la capitale et racontent dans leurs colonnes autant de triomphes qu'il prononce de discours. Telle fut la renommée de Bossuet : la publicité, la poésie, la littérature, la science, et l'académie, et la tribune chrétienne, et l'épiscopat, et la cour et la royauté s'empressent à l'envi d'exalter la sublimité de son éloquence apostolique. Qu'il me soit donc permis de proposer à mon tour un problème aux littérateurs : Comment le premier historien de Bossuet a-t-il pu dire que « ses contemporains parlent à peine de lui comme orateur, et jamais comme prédicateur (1)? » En attendant la solution des hommes compétents, je remarquerai seulement que le cardinal de Bausset n'a consulté dans son travail que les Mémoires de l'abbé Ledieu; or ce dernier biographe du grand homme ne fut admis dans son cabinet comme secrétaire qu'en 1684, et connaissait peu la grande époque de ses œuvres oratoires. D'ailleurs les sermons ont para pour la première fois dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette époque, où la prolixité a succédé à la concision, l'exactitude symétrique à la spontanéité, le ris moqueur à l'inspiration, pouvait-elle apprécier sainement des œuvres inspirées par la foi et par le génie, qui font revivre les Augustin, les Chrysostome, les Thomas d'Aquin? Aussi la Harpe dit-il que « Bossuet est médiocre dans ses sermons (2). » L'abbé .Maury, dans une brochure sortie des presses d'Avignon en 1772, pense que ces chefs-d'œuvre ont besoin d'être « créés une seconde fois;  cependant il veut bien croire  « qu'en débrouillant ce chaos, il serait aisé d'en composer des discours admirables. » Le cardinal de Bausset regrette, lui, qu'on n'ait pas fait « un discernement judicieux de ces mêmes ouvrages; » on ne doit pas s'étonner de leur médiocrité, car « Bossuet ne les avait pas destinés à l'impression..., et il les prononça il y a plus de cent cinquante ans (3) ! » On comprend que le siècle de l'éloquence et du goût n'ait eu que de l'indifférence pour de semblables discours !

Voici encore une idée fausse : on a dit que Bossuet n'a montré dans le ministère de la parole aucune commisération pour les malheureux. Inventée par les protestants de France et propagée par le calviniste genevois Sismondi, cette accusation se trouve aussi, qu'on me pardonne

 

1 Histoire de Bossuet, tom. II, pag. 9. — 2 Cours de littérature, tom. VII, pag. 113.— 3 Histoire de Bossuet, tom. II, pag. I.

 

XXXV

 

ce rapprochement de noms propres, dans Joseph de Maistre, a qui cependant la lecture des serinons faisait répandre, connue il nous l'apprend lui-même, «des larmes d'admiration. » Qu'aurait dit Louis XIV, qui demandait par des lettres écrites de sa main des blés aux rois ses alliés, pour soulager les misères que lui dénonçait du haut de la chaire le disciple de Vincent de Paul? qu'auraient dit les gentilshommes qui donnaient leur or, et les dames de la Cour qui livraient le prix de leurs parures à ses pressantes sollicitations? qu'auraient dit les dix mille nécessiteux qu'il sauva de la mort d'un seul coup en sauvant l'hôpital général d'une ruine imminente? qu'auraient dit les nouveaux convertis qu'il nourrissait à Metz dans son établissement de la Propagation de la Foi, si l'on avait proféré cette parole en leur présence : «Les souffrances ne lui arrachèrent jamais un seul cri (1)? » L'avocat des pauvres a dans ses discours des plaintes pour toutes les douleurs, des sollicitations pour toutes les infortunes; il égale toujours, pour parler son langage, les gémissements aux souffrances, les lamentations aux calamités; aucun apôtre de la charité chrétienne, aucun Père de l'Eglise n'a plaidé plus chaleureusement la cause des indigents devant les riches et du pauvre peuple devant les rois. Si l'on en veut cent preuves pour une, qu'on ouvre les sermons (2); je ne dois pas m'écarter de mon but historique par d'inutiles citations.

Il nous reste a rechercher comment on a imprimé les œuvres du plus grand de nos prédicateurs.

 

§  III.

 

C'est un homme honoré du nom de Bossuet, l'évêque de Troyes, qui reçut en héritage les manuscrits de l'immortel écrivain. Il n'eut pas la pensée, ou plutôt il recula devant la peine d'imprimer les sermons ; seulement il fit, contre le vœu de l'auteur et malgré l'ordre de Louis XIV paraître clandestinement en Hollande, de la manière qu'on sait la Défense de la déclaration du clergé de France. Il y a bien plus : « ce petit neveu d'un grand oncle, » ainsi que l'appelle Joseph de Maistre a perdu plusieurs des sermons : « Nous sommes bien fondé a l'assurer, dit le premier éditeur de ces œuvres, puisque nous avons trouvé plusieurs originaux entre les mains de personnes qui les tenaient de ceux mêmes à qui M. de Troyes les avait confiés. Nous ne croyons pas avoir été assez heureux pour rassembler tous ceux qui ont été ainsi dispersés  (3). »

 

1 De l’Eglise Gallicane, tom. II, pag. 12. — 2 Lire : le Sermon pour le dimanche de la Septuagésime ; le IIe Sermon pour le Jeudi de la IIe Semaine de Carême ; le Sermon pour le mardi de la IIIe semaine de Carême ; le IIIe et le IVe Sermon pour le dimanche des Rameaux; le IIIe Sermon pour le vendredi saint, etc., etc. — 3 Préface des Sermons, édit. in-4° de 1172.

 

XXXVI

 

Les précieux manuscrits passèrent par acte testamentaire au neveu de l'évêque de Troyes, au président Chasol. Pendant plus d'un demi-siècle, personne n'eut l'idée de rechercher les sermons; on croyait qu'ils n'avaient pas été confiés à l'écriture. L'abbé Ledieu voyait souvent le grand évoque monter en chaire après avoir jeté quelques lignes rapides ou même sans avoir rien tracé sur le papier ; il crut que l'illustre prédicateur avait toujours suivi cette méthode, et dit dans ses Mémoires que Bossuet n'écrivait pas ses sermons.

Le président Chasol remit les manuscrits aux Bénédictins des Blancs-Manteaux, au Marais, à Paris. Ces manuscrits couverts de ratures par l'auteur, puis bouleversés par des mains plus heureuses de les étaler qu'habiles à les conserver, un des religieux donataires les a déchiffrés, mis en ordre et livrés à l'impression. Les uns lui donnent pour collaborateur dom Coniac, les autres l'abbé Lcqueux. Si je ne me trompe, la collaboration du premier n'est pas certaine, et le travail du dernier ne porta pas sur les sermons. Dom Déforis doit seul être considéré comme le premier éditeur des sermons. Ils parurent en 1772. Malheureusement le XVIIIe siècle n'admettait pas, sur la reproduction littéraire, les principes qu'Auguste fit respecter dans la publication de l'Enéide; changer un mot dans les vers de Virgile ou dans les œuvres de Bossuet, ce n'était pas une témérité coupable ; on corrigeait comme des fautes de grammaire ou de style, dans la réimpression des auteurs les plus estimés , les ellipses énergiques, les réticences éloquentes, les élans du génie. Déforis a suivi l'erreur littéraire de son époque ; il a mis les sermons, non-seulement en ordre, comme on l'a dit, mais encore en œuvre ; il a voulu compléter « ces discours inachevés, » finir « ces ébauches informes, débrouiller ce chaos, » ainsi que l'en félicitait l'abbé Maury. Quelque regrettable que soit sa méprise, il ne faut pas oublier qu'il a accompli, parmi les fatigues et les sueurs, un travail immense, effrayant ; il ne faut pas oublier qu'il a sauvé d'une perte imminente les chefs-d'œuvre de l'éloquence sacrée, rendant ainsi le plus grand service a la littérature, à la piété, à la religion; il ne faut pas oublier, surtout, qu'il est tombé martyr de la foi sous la hache de 93.

Tous les éditeurs jusqu'à ce jour ont reproduit son travail sans modification, mot pour mot, lettre pour lettre. Un de ces éditeurs relève longuement les inexactitudes et les écarts de Déforis : il raconte comment il enterre en quelque sorte Bossuet sous un monceau de rectifications, de notes et de critiques ; et comment il change les termes, finit les phrases et complète les pensées de l'auteur ; et comment il allonge les exordes, accumule les péroraisons et fond deux discours en un seul ; et comment il ferma l'oreille à tous les avertissements et s'en alla toujours annotant, transposant et remaniant jusqu'à ce que le blâme

 

XXXVII

 

du clergé de France et la censure de ses supérieurs vinrent L'arrêter dans ses manipulations. A part la censure qu'on peut contester, l'accusation formule des griefs incontestables; mais l'auteur du réquisitoire, qu'a-t -il fait lui-même? Comme on le verra plus tard, il a dédoublé un discours et supprimé mie péroraison dans un sermon qui en avait trois ; mais l'édition de Versailles suit Déforis pas à pas, servilement, dans tout le reste ; Déforis, dans les substitutions de termes, dans les changements d'expressions et dans l'achèvement des phrases; Déforis, dans les notes marginales jointes au texte, dans les exordes doublés d'un autre exorde et dans les sermons flanqués d'un autre sermon : enfin Déforis partout et toujours.

L'édition de Lebel a servi de type, pour ainsi dire de matrice à celles qu'on a données dans la suite ; de manière que toutes les éditions sont la reproduction de la première; et présentent les mêmes inexactitudes et les mêmes altérations. Il faut pourtant remarquer deux différences. Le premier éditeur avait signalé, quoique d'une manière défectueuse, quelques variantes et séparé par deux crochets, comme il dit. les additions qu'il intercale dans le texte de l'auteur; les éditeurs venus plus tard ont tous supprimé les variantes, et quelques-uns les deux crochets. Grâce à cette double suppression qu'on a présentée comme un amendement considérable, nous sommes privés d'une foule de leçons précieuses, et la prose de Déforis marche de pair avec le texte de Bossuet.

 

I.

 

Tout le monde sait depuis longtemps combien la presse a défiguré, dans les œuvres posthumes et particulièrement dans les sermons, le texte du grand écrivain. Joseph de Maistre disait dans le commencement de ce siècle : «Jamais auteur célèbre ne fut, à l'égard de ses œuvres posthumes, plus malheureux que Bossuet. Le premier de ses éditeurs fut son misérable neveu, et celui-ci eut pour successeur des moines fanatiques qui attirèrent sur leur édition la juste animadversion du clergé de France (1).» Un écrivain qui a, malheureusement pour nous, trouvé une mort prématurée dans une étude trop soutenue des sermons de Bossuet, l'abbé Vaillant s'exprime ainsi : « Altérer un texte, c'est le corriger par des additions ou des suppressions téméraires, c'est reproduire sur un manuscrit ce que l'auteur a effacé et effacer ce qu'il a produit ; c'est confondre et ajuster ensemble des morceaux distincts et appartenant à des œuvres différentes. Déforis et ses successeurs se sont permis d'altérer en ces diverses manières les textes de Bossuet (2). »

 

1 De l’Eglise Gallicane, tom. II, pag. 9. L'auteur ajoute dans une note : « On peut lire une anecdote fort curieuse sur l'abbé Lequeux, l'un de ces éditeurs, dans le Dictionnaire historique de Feller, art. Lequeux. — 2 Etudes sur les Sermons de Bossuet, pag. 3.

 

XXXVIII

 

Après avoir prouvé ces quatre chefs d'accusation, L'auteur continue :

«On ne s'étonnera plus de ces infidélités, de ces altérations et suppositions, quand il sera démontré que Déforis a rangé parmi les œuvres de Bossuet un sermon qui appartient à Fénelon.  Une telle méprise pni! paraître étrange : comment l'éditeur s'est-il trompé au point de confondre le style de deux génies si divers (1)?» Le savant critique que nous avons entendu sur le Panégyrique de saint André, fait voir comment les premiers éditeurs, et par reproduction les suivants, «ont arrangé les sermons ; « il dit que Déforis et son collaborateur se sont proposé de les corriger, de les compléter, de les finir, mais que «leurs compositions artificielles sont trop défectueuses; » puis il ajoute : « On trahit Bossuet en nous donnant de tels discours comme s'ils étaient son ouvrage. Nous reconnaissons bien  son génie à ces traits sublimes; voilà certainement des pages comme lui seul en sait écrire, mais ce n'est pas là des discours comme il les compose. Les proportions sont mal observées, le style offre des disparates.... Ce sont peut-être ces défauts qui, sautant aux yeux de la Harpe et l'aveuglant sur tout le reste, lui ont fait décider magistralement que Bossuet était médiocre dans les sermons.... D'autres critiques, au contraire, professent pour ces mêmes sermons une admiration sans réserve. Eblouis de tant d’éloquence et fascinés aussi par le grand nom de Bossuet, ils ne peuvent, ils n'osent y voir quelque chose à reprendre. Leur admiration serait, je crois, moins absolue, leur jugement un peu plus libre, s'ils savaient que l'ouvrage où tout leur est sacré, n'est pas tout de la même main... On risque, en croyant invoquer le plus imposant témoignage, de citer simplement dom Déforis (2). »

Quel que soit le poids de ces autorités, on ne manquera pas de nous dire : «Pourquoi des témoignages? apportez des faits.» Il faut donc signaler quelques-unes des altérations qui faussent le texte de Bossuet. Pour ne pas m'engager sur un trop large terrain, je vais me restreindre au premier volume, et je passerai sous silence les interpolations qui, graves en elles-mêmes, le sont comparativement moins que d'autres. Ainsi toutes les éditions disent : « C'est que,» pour, lorsque (3). « Point, » pour, quasi pas (4). « Là donc, dans le royaume des cieux..., il n'y aura point d'erreur, parce qu'on y verra Dieu; il n'y aura point de douleur, parce qu'on y jouira de Dieu ; il n'y aura point de crainte ni d'inquiétude, parce qu'on s'y reposera à jamais en Dieu; » pour, là il n'y aura point de douleur... ; là il n'y aura point de crainte (5).... «Ce peut être dans mes paroles : nullement; » pour, est-ce peut-être dans mes paroles? Nullement (6).  «Je la vois;» pour, je la vois donc la

 

1 Etudes sur les Sermons de Bossuet, pag. 22.— 2 M. Valery-Radot, dans le journal des Débats, reproduit par l'Univers. — 3 Edition de Versailles, vol. XI ou vol. I des Sermons, pag. 6. Je choisis de cette édition, parce qu'elle est plus connue que les autres. — 4 Ibid., pag. 18. —  5 Ibid., pag. 65. — 6 Ibid., pag. 67.

 

XXXIX

 

Vérité (1). « Que vois-je dans ce inonde de ces vies mêlées ! » pour, que je vois dans le monde de ces vies mêlées (2) ! « Que vous demande-t-on dans la pénitence? que vous vous retiriez de tous vos péchés; » pour, que vous demande-t-on dans la pénitence, sinon que vous vous retiriez (3).... «Coupe pleine d'un breuvage fumeux comme d'un vin nouveau; » pour, comme un vin nouveau (4). «Taches; » pour, ordures (5). « Char de triomphe; » pour, chariot de triomphe (6). « Saint Jean Chrysostome nous représente deux villes, dont l'une ne soit composée que de riches, l'autre n'ait que des pauvres dans son enceinte;» pour, dont l'une n'est composée..., l'autre n'a que (7). «Quoique la liaison qui l'y tenait attaché soit rompue; » pour, quoique la liaison soit rompue, qui l'y tenait attaché (8). « Le premier devoir de l'homme est de connaître ; » pour..., c'est de connaître (9)— Toutes ces altérations sont des corrections volontaires : Déforis a voulu faire disparaître les formes du vieux langage, remplacer les tenues simples par des expressions nobles, et ramener à la construction directe les inversions dont il ne voyait pas la beauté. On pourrait remplir vingt pages de semblables interpolations.

Il est une autre sorte d'altérations dont on ne parlera pas non plus. Bossuet, qui avait si profondément étudié L'Ecriture sainte, ne la citait pas toujours dans les serinons d'après la Vulgate; et souvent il changeait dans les ternies ou dans les phrases les textes des saints Pères, soit pour obtenir plus de concision, soit pour faire ressortir les pensées dans un plus grand jour. Déforis corrige sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, l'immortel écrivain; il dit lui-même : « A l'égard des textes dont M. Bossuet a change les paroles, nous leur avons substitué celles que l'auteur a employées... Nous nous étions d'abord proposé de laisser toujours dans le corps les textes des auteurs de la manière dont M. Bossuet les avait rapportés, et de renvoyer en note la véritable leçon : mais nous nous sommes aperçu que nous chargerions nos volumes d'une multitude de notes peu instructives; c'est ce qui nous a déterminé à renoncer à notre premier dessein et à nous en tenir an parti que nous avons suivi (10). » Qu'il suffise d'avoir signalé une fois pour toutes ce genre d'altération, on n’y reviendra pas.

Celles qu'il faut relever spécialement se réduisent aux chefs suivants : compléments inutiles, traductions apocryphes, variantes doublées, notes marginales intercalées dans les serinons, textes cités arbitrairement, reproductions de passages effacés, enfin mélanges d'exordes, de points, de péroraisons, de discours entiers. On a demandé des faits : on prendra

 

1 Edition de Versailles, vol. XI ou vol. I des Sermons, pag. 68. — 2 Ibid., pag. 105. — 3 Ibid., pag. 113. — 4 Ibid. pag. 151. — 5 Ibid., pag. 272. — 6 Ibid., pag. 302. Chercher à plusieurs reprises ; car la pagination est faussée dans le volume XI de Lebel; par exemple, elle passe immédiatement de 297 à 364, puis elle revient brusquement de 433 à 296. — 7 bid., vol. XII, pag. 3. — 8 Ibid., pag. 365. — 9 Passim. — 10 Préface des Sermons.

 

XL

 

donc la peine de les examiner. Il s'agit de confrontation de textes; il faudra donc en avoir deux présents à l'esprit. Qu'on ne se le dissimule pas, cela demande un peu d'attention.

 

II.

 

« Le plus éloquent des Français,» comme Voltaire veut bien appeler Bossuet dans un moment de calme, est aussi sobre d'expressions que prodigue de pensées; le grand secret de son art merveilleux, si je ne me trompe, c'est de dire beaucoup de choses en peu de mois : les ellipses, les réticences, les suspensions oratoires se succèdent rapidement dans tous ses écrits, mais surtout dans ses sermons; la concision transparente de lumière et la simplicité sublime, voilà son génie. Déforis n'aimait pas, non plus que ses contemporains, le langage elliptique; il réprouvait les traits qui impriment la pensée dans l'esprit plutôt qu'ils ne la peignent aux yeux ; il lui fallait un terme pour chaque mode d'idée, un signe pour chaque nuance de sentiment; dans sa sollicitude pour le lecteur, il ne voulait lui laisser le soin de rien deviner, de rien penser lui-même. D'une autre part il introduit souvent dans les sermons des notes marginales qui n'avaient pas reçu de l'auteur leur pleine expression. De là les phrases explétives et les commentaires dont il charge le texte de Bossuet.

Dans le quatrième sermon pour la fête de tous les Saints, Bossuet dit que nous devons nous dégager tantôt d'une chose, tantôt d'une autre, «tant qu'enfin nous demeurions seuls, nus et dépouillés, non-seulement de nos biens, mais de nous-mêmes ; » puis il s'écrie : « C'est Jésus-Christ, c'est l'Evangile! Qui de nous est tous les jours plus à l'étroit?» Toutes les éditions portent : «C'est Jésus-Christ, c'est l'Evangile [qui nous le disent.] Qui de nous refusera [de le croire?] Tous les jours plus à l'étroit (1). » On voit que Déforis n'a pas compris l'auteur. D'ailleurs Bossuet n'aurait pas écrit : « C'est Jésus-Christ, c'est l'Evangile qui nous le disent; » mais «c'est Jésus-Christ, c'est l'Evangile qui nous le dit, » ou plutôt « qui le dit.» Quant à la dernière phrase, le reboutement de l'éditeur, bien loin de la redresser, l'a rendue boiteuse.

Le troisième sermon pour le premier dimanche de l'Avent renferme cette phrase : « Pour joindre ces trois passages, trois caractères : dans le premier... » Déforis rejette l'ellipse; il dit, et tous ses copistes répètent : « Pour joindre ces trois passages, [réunissons] trois caractères (2). » C'est ici un modèle de genre et qui montre la force de l'éditeur. C'est pourquoi je l'ai donné.

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pas. 103. C'est cette édition qui met la ponctuation tantôt avant, tantôt après le crochet. Elle suit partout cette méthode, je voulais dire ce défaut de méthode. — 2 Ibid., pag. 206.

 

XLI

 

Dans le même sermon, à la conclusion du premier point, l'auteur s'est contenté d'écrire à la marge du manuscrit : « Un mot de la bonté de Dieu. » Là-dessus, tous les éditeurs après le premier : « Rentrez donc, pécheurs, en vous-mêmes, et regardez dans vos crimes ce que vous méritez que Dieu fasse de vous par sa vengeance. [Rien n'a pu vous toucher; tous les efforts] de la bonté de Dieu ont été vains. [Elle prenait plaisir à vous faire du bien, et vous, vous n'en avez trouvé qu'à l'outrager]. Peut-elle souffrir [une si noire ingratitude]? (1)...» Ici Déforis remarque, dans une note, qu'il met entre deux crochets ce qui n'est pas de Bossuet ; et pour prouver son exactitude, il imprime quatre lignes plus haut de cette manière : « [ Ils sont] incorrigibles ; » ailleurs il met : «L'homme [est] pécheur;» ailleurs : «[La] femme;» ailleurs encore : «[l’] homme.» Malgré cette fidélité exemplaire, en dépit de ces scrupules délicats, c'est lui qui a fabriqué le passage qu'on lisait tout à l'heure ; il n'y a de Bossuet, comme on le sait, que les deux substantifs : « La bonté de Dieu. »

Un peu plus loin, Bossuet, parlant de Satan et de ses anges, jette à la marge du manuscrit, comme une pierre d'attente qu'il doit employer plus tard, la note que voici : « Faste insolent, au lieu de leur grandeur naturelle; des finesses malicieuses, au lieu d'une sagesse céleste; la haine, la dissension et l'envie, au lieu de la charité et de la société fraternelle. » Déforis a porté cette note dans le corps du discours, en la façonnant de cette manière « [ Qui affectent un] faste insolent, au lieu de leur grandeur naturelle; [qui emploient] des finesses malicieuses, au lieu d'une sagesse céleste; [qui ne respirent que] la haine , la dissension et l'envie, au lieu de la charité et de la société fraternelle (2). » Bien de tout cela ne devait figurer dans le texte principal; et qu'est ce que affecter sa grandeur naturelle, et ne respirer que... la société fraternelle ?

Bossuet dit encore dans le même sermon : « Nous ne rougirions pas de porter des fers, nous que Jésus-Christ a faits rois : Fecisti nos... reges et sacerdotes. » Portant ailleurs le texte latin, Déforis et ses imitateurs disent : « Nous étions nés pour être rois : » Fecisti nos Deo nostro reges et sacerdotes; [et nous préférons d'être assujettis au tyran le plus impitoyable] (3). Ce passage est suivi de commentaires non moins curieux, mais il faut se borner.

Dans le Fragment d'un sermon pour le troisième dimanche de l'Avent, Bossuet, prêchant à Metz, demande des secours pour les nouveaux convertis. Après avoir peint leur détresse et leur position dangereuse, il s'écrie tout à coup : « Le désespoir!... Nous rendrons compte de ces âmes. » Le premier éditeur et les suivants disent : « Le désespoir [ de ces infortunés est la suite de tant de désordres ] (4). » On voit que

 

1 Edition de Versailles, vol. XI , par. 213. — 2 Ibid., pag. 221 et 222. Je copie fidèlement : c'est l'édition de Versailles qui écrit dissension. — 3 Ibid., pag. 226. — 4 Ibid., pag. 396.

 

XLII

 

les mots intercales détruisent la magnifique suspension du texte original. — Continuons de citer le même discours, et soyons brefs.

 

Texte des éditions.

 

Il n'y a qu'une injustice infinie qui soit capable de s'opposer à la justice infinie de Dieu, d'autant plus que celui qui [refuse dé lui obéir, se porte de tout le poids de sa volonté à anéantir sa justice] . La volonté de Dieu la choque nécessairement en tout ce qu'elle est dans toute son étendue (1).

 

Texte du manuscrit.

 

Il n'y a qu'une injustice infinie qui suit capable de s'opposer à la justice infinie de Dieu, d'autant plus qui- celui qui attaque la volonté de Dieu la choque nécessairement en tout ce qu'elle est dans toute son étendue.

 

 

 

Je demande l'explication du texte expliqué par Déforis.— Le passage suivant se trouve dans un plan de sermon, et l'auteur parle de l'hérésie :

 

 

Elle a retranché la confirmation contre [la pratique expresse des apôtres], tu la justifies [en montrant si peu de zélé pour cette foi à laquelle tes pères ont tout sacrifié, que tu t'étais engagé de  défendre aux dépens même de ta vie, en recevant ce sacrement] . Elle a retranché l’extrême-onction, pour ne pas mourir comme entre les mains des apôtres; tu la justifies [par l'opposition de toute ta vie aux maximes, à l'esprit, aux exemples de ces fondateurs de ta religion.] Elle a retranché le sacrement de pénitence contre [l'institution sainte de Jésus-Christ, l'usage confiant de toute l'antiquité.] Tu la justifies, [par l'abus continuel que tu fais de ce sacrement, pour perpétuer tes désordres] . Elle a retranché le sacrement [de l'eucharistie. ] Je ne veux croire, [dit-elle,] que ce que je vois, etc.; tu la justifies, le croyant et le profanant... [par tes irrévérences, le peu de préparation que lu apportes à la réception de ce Sacrement auguste, le peu de fruit que tu en retires, l'indécence et l’irréligion avec laquelle tu assistes au sacrifice redoutable de nos autels. Appuyer sur l'un et sur l'autre; sur le tort de l'hérésie et le plus grand tort des catholiques, qui méprisent [ou tournent à leur perte tant de moyens de salut.] Tout parcouru, quelle espérance pour toi (2) ?.....

 

 

Elle a retranché la confirmation contre, etc., tu la justifies; l’extrême-onction pour ne pas mourir comme cidre les mains des apôtres, tu la justifies; le sacrement de pénitence contre, etc., tu la justifies; le sacrement de l'Eucharistie:— là ne veux croire que ce que je vois, etc., tu l'as justifiée, le croyant et le profanant (a). Quelle espérance pour toi?...

 

 

(a) Note marginale : Appuyer sur l'un et sur l'autre, sur le tort des hérésies et le plus grand tort des catholiques qui méprisent ; tout parcouru, dire : quelle espérance pour toi? etc.

 

 

 

1 Edition de Versailles, vol. XI. pag. 402. — 2 Ibid., vol. XII, pag. 583. 

 

XLIII

 

Tout le plan du discours est arrangé de cette façon. Les esquisses de Bossuet sont Infiniment curieuses dans leur forme primitive ; elles nous montrent en quelque sorte, comme les cartons de Raphaël, le commencement et les progrès de l'œuvre du génie: mais la main téméraire qui entreprend de les finir, en fait disparaître tout ensemble et le charme et l'utilité; le peintre avait tracé des traits éclatants, le rapin couvre toute la toile sous la couche épaisse de son badigeon! On a dit mille fois que les sermons du grand orateur renferment partout des phrases incomplètes, des propositions tronquées, des sens mutilés. Si l'on regarde comme défaut d'expression les pensées plutôt suggérées que signifiées, les suspensions qui frappent vivement l'esprit, les réticences qui parlent plus éloquemment que tous les discours; si l'on altère le texte original par une lecture vicieuse, par des interpolations maladroites ou par des remaniements inintelligents, on a raison. Mais qu'on donne au langage la mission, non pas de prêter un signe à chaque nuance d'idée, mais d'émouvoir les coeurs et d'éclairer les intelligences; ensuite qu'on prenne la parole de Bossue! dans sa pureté première, en la dégageant de tout mélange étranger, on verra que cette parole, circonspecte et vive, correcte et rapide tout à la fois, n'a besoin ni de compléments ni de correctifs.

Mais Déforis ne se contente pas d'intercaler des commentaires inutiles dans le texte du grand écrivain, il lui prête ses propres traductions.

 

III.

 

On sait que Bossuet n'a jamais cessé d'étudier l'Ecriture sainte; toujours suivi du divin Livre, il le lisait et te relisait sans cesse, et ne passait pas un jour sans tracer quelque note sur son exemplaire. Ainsi pénétré des divins oracles, il en prend partout dans ses sermons, comme il le dit lui-même de saint Augustin, «les plus hauts principes, pour les manier en maître et avec la diversité des sujets qu'il a entrepris de traiter. » Et quand il les rapporte textuellement, il en fait ressortir le sens dans une vive lumière : ou il les éclaircit dans les développements qui les amènent , ou il les explique après là citation dans la suite du discours, ou encore il en donne la traduction dans notre langue ; mais, ô ciel ! quelles traductions ! quelle grandeur et quelle majesté! Si l'on nous permet encore d'emprunter son langage, il jette des éclairs comme le divin Apôtre et fait entendre le tonnerre des prophètes. — Déforis a regardé comme un devoir de compléter ce sublime Interprète des Ecritures; chose incroyable, il l'aide à chaque page de ses traductions! Donnons quelques exemples.

Bossuet dit dans le second sermon pour la fête de tous les Saints : « L'œil, qui voit tout ce qu'il y a de beau dans le monde, n'a rien vu

 

XLIV

 

de pareil ; l'oreille, par laquelle notre aine pénètre les choses les pins éloignées, n'a rien entendu qui approche de la grandeur de ces choses; l'esprit, à qui Dieu n'a point donné de bornes dans ses pensées..., ne pourrait se figurer rien de semblable : Neque oculus vidit, neque auris audivit, neque in cor hominis ascendit quœ prœparavit Deus diligentibus se. Malgré la brillante explication de l'auteur, Déforis se hâte de donner sa traduction : « L'œil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, l'esprit de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment (1). »

Dans le quatrième sermon pour la même fête, Déforis et ses successeurs disent : « Si vous voulez qu'il (Dieu) vous exauce toujours, ne lui demandez rien de médiocre, rien moins que lui-même, « rien de petit au grand » : A magno parva : son trône, sa gloire, sa vérité (2). » On voit que la traduction prend, et c'est assez dire qu'elle est de Déforis, le contre-pied du latin. A magno parva ne signifie pas « rien de petit au grand; » mais ces mots veulent dire, au contraire : Allez du grand au petit, c'est-à-dire ne demandez les petites choses qu'après avoir demandé les grandes. Au reste, la traduction nuit à la clarté de la phrase.

Dans le sermon suivant, Déforis, après avoir traduit plusieurs textes, dit au commencement du premier point : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l'heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu; et ceux qui l'entendront, vivront» : Amen, amen dico vobis, quia venit hora, et nunc est, quando mortui audient vocem Filii Dei; et qui audierint, vivent. « L'heure vient, et elle est déjà (3). » Ces derniers mots sont de Bossuet. Trouvant donc la place prise après le texte latin, Déforis a mis sa traduction avant ; car c'est lui qui a fabriqué cette longue phrase : « En vérité, en vérité..., » jusqu'au latin. L'auteur dit souvent dans la suite du discours : Venit hora; et l'éditeur de répéter toujours : « L'heure vient; » « l'heure vient. » Même répétition fastidieuse dans le plan du sermon sur la Vigilance chrétienne (4).

Toujours les éditeurs, dans le sermon pour le cinquième dimanche après l'Epiphanie : « Le vin signifie la joie ; Vinum lœtificat : « le vin » réjouit; » et l'eau, les tribulations : Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquœ : « Sauvez-moi, mon Dieu, parce que les eaux sont entrées «jusque dans mon âme (5) ». A-t-on bien compris? Qu'on lise le texte original ; on aura tout simplement : « Le vin signifie la joie, et l'eau les tribulations. »

Mais revenons au commencement de notre volume, et montrons par

 

1  Edition de Versailles, vol. XI, pag. 42. — 2 Ibid., pag. 107. Dans les premiers Sermons, l'édition de Versailles met les guillemets tantôt avant, tantôt après la ponctuation; plus loin, elle les met ordinairement avant, ce qui est contraire aux premiers principes de l'art typographique — 3 Ibid., pag. 110. — 4 Ibid., pag. 172. — 5 Ibid., pag. 011».

 

XLV

 

une confrontation rapide la manière générale de Déforis. Bossuet dit, dans le premier sermon pour la fête de tous les Saints, que nous ne pouvons entrer dans le ciel que par grâce; puis il continue :

 

 

Texte des éditions

Le Sauveur nous le dit dans notre Evangile : Misericordiam consequentur : « ils obtiendront miséricorde ». Quelle est cette miséricorde que le Fils de Dieu leur promet? Je soutiens que c'est la vie éternelle : Regnum cœlorum, « le royaume des deux » : Deum videbunt, « ils verront Dieu » : possidebunt terram, « ils posséderont la terre » : terram viventium, « la terre des vivants» : saturabuntur, « ils seront rassasiés » : inebriabuntur, « ils seront enivrés» : satiabor cum apparuerit gloria tua, «je serai rassasié lorsque votre  gloire se manifestera» : consolabuntur, « ils seront consolés » : absterget Deus omnem lacrymam,» Dieu essuiera toutes leurs larmes » : ainsi, misericordiam consequentur, « ils obtiendront la miséricorde (1) ».

 

 

Texte du manuscrit

Le Sauveur nous le dit dans notre Evangile : Misericordiam consequentur. Quelle est cette miséricorde que le Fils de Dieu leur promet? Je soutiens que c'est la vie éternelle. Regnum coelorum. — Deum videbunt...; possidebunt terram,— terram viventium.— Saturabuntur; — inebriabuntur ; — satiabor cùm apparuerit gloria tua;— consolabuntur; — absterget Deus omnem lacrymam. Ainsi misericordiam consequentur.

 

 

 

1 Edition  de Versailles, vol. XI  pag. 4 et 5. Voir, pour la place des guillemets, la note 2 de la page précédente.

 

 

Est-ce du Déforis ou du Bossuet que nous avons dans la première colonne ? — Voici un autre exemple pris dans le second sermon pour la même fête :

 

 

Texte des éditions.

 

C'est la gradation de saint Paul : Omnia vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei ; « Tout est à vous, et vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ est à Dieu». Mais il ne faut pas séparer Jésus-Christ d'avec ses élus, d'autant que c'est le même esprit de Jésus-Christ qui se répand sur eux : tanquam unguentum in capite : « comme le parfum répandu sur la tête, qui descend sur toute la barbe d'Aaron». Ce sont ses membres, et la glorification n’est que la consommation du corps de Jésus-Christ : Donec occuramus ei in virum perfectum secundùm mensuram plenitudinis Christi. « Jusqu'à ce

 

 

Texte de Bossuet.

 

      C’est la gradation de saint Paul : Omnia vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei. Mais il ne faut pas séparer Jésus-Christ d'avec ses élus, d'autant que c'est le même Esprit de Jésus qui se répand sur eux, tanquam unguentum in capite. Ce sont ses membres, et la glorification n'est que la consommation du corps de Jésus-Christ, donec occurramus ei in virum secundùm mensuram plenitudinis Christi. Et nous sommes tous bénis en Jésus-Christ, tanquam in uno. Donc les prédestinés sont ceux qui ont toutes les pensées de Dieu dès l'éternité, ce sont ceux à qui aboutissent  tous ses  des-

 

XLVI

 

 

Texte des éditions.

 

que nous parvenions à l'état d'un homme parfait, à la mesure de l'âge et de la plénitude selon laquelle Jésus-Christ doit être formé en nous ». Et nous sommes tous bénis en Jésus-Christ; tanquam in uno : « comme en un seul ». Donc les prédestinés sont ceux qui ont toutes les pensées de Dieu dès l'éternité, ce sont ceux à qui aboutissent tous ses desseins. C'est pourquoi, omnia propter electos : « tout est pour les élus ». C'est pourquoi encore, diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum : « tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu » : omnia; tout (1); etc.

 

 

Texte de Bossuet

 

desseins. C’est pourquoi, omnia propter electos. C'est pourquoi encore, diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum : omnia.

 

 

Il est inutile de multiplier les citations. On dit que Bossuet traduisait en chaire les textes de l'Ecriture. Cela peut être et n'être pas, selon les circonstances ; mais, dans tous les cas, nous devons imprimer ce qu'il a écrit, non ce qu'il a dit peut-être ; mais personne n'a le droit de lui prêter des phrases et des versions ; mais à coup sur il ne traduisait pas comme un élève de quatrième. Ecoutez comment il rend un passage dont Déforis translatait tout à l'heure une partie : « Salvum me fac, Domine.... Sauvez-moi, sauvez-moi, Seigneur, de la corruption du siècle : ses eaux, ses faux plaisirs, ses fausses maximes ont pénétré le fond de mon âme ; je suis enfoncé et englouti dans le limon de l'abîme, et je ne trouve ni de pied ni de consistance. » Toutes les traductions du grand orateur portent ce cachet ; on reconnaît la main du maître dès les premiers mots. Depuis Pascal qui l'entendait avec tant de bonheur, jusqu'aux écrivains qui l'admirent de nos jours, tous les hommes de goût proclament que Bossuet n'est nulle part plus sublime que dans la traduction des paroles divines.

On a recueilli dans une longue lecture, mis laborieusement en ordre et publié sous le titre de Traduction de l'Ecriture sainte, par Bossuet, les textes bibliques que ses œuvres présentent dans notre langue. L'intention est louable ; mais la plupart de ces passages recueillis avec tant de peine, presque toutes ces traductions sortent de la plume de Déforis.

Mais voici un autre genre d'interpolations qui déparent le texte de Bossuet : Déforis choisit mal les variantes ou les accumule les unes sur les autres.

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 23 et 24.

 

XLVII

 

IV.

 

Les critiques besogneux disent que Bossuet pèche, non comme les autres écrivains par faiblesse et par pauvreté, mais par excès de force et de richesse. C'est que ce grand génie avait une étonnante fécondité; partout les termes se présentent en foule à son esprit, toujours les expressions se pressent serrées sous sa plume ; les interlignes et quelquefois les marges de ses manuscrits portent de nombreuses variantes, qui revêtent les mêmes idées de formes variées, les mêmes conceptions d'images multiples. Dans le choix qu'il fait de ces variantes pour former le texte des discours, Déforis n'a pas toujours, telle est du moins ma conviction, la main sûre et judicieuse. Voici quelques citations :

 

 

Textes des éditions

Le juste est le miracle de sa grâce et le chef-d'œuvre de sa main puissante (1).

Pourrai-je éveiller ces yeux spirituels et intérieurs, qui sont cachés bien avant au fond de votre âme (2)?

Ceux qui sont dans les grandes charges, étant élevés plus haut, découvrent sans doute de plus loin les choses (3).

Non-seulement ils (les élus glorifiés) sont des dieux, parce qu'ils ne sont plus sujets à la mort; mais ils sont des dieux d'une autre manière, parce qu'ils ne sont plus sujets au mensonge, et ne pourront plus tromper ni être trompés (4).

Au milieu de cette action si vive et si empressée qui paraît principalement à la cour (5).

Il fallait, et faire les choses qui sont pénibles et croire les choses incroyables (6).

La bonté l'introduisait près du trône (7).

Voyez cette majesté souveraine que les anges n'osent regarder, devant laquelle toute la nature est émue (8).

Rendons grâces au Père éternel de ce que, dans le choix des moyens par lesquels il a voulu nous sauver, il n'a pas choisi ceux qui étaient les plus

 

 

Variantes des manuscrits. 

Le juste est le chef-d'œuvre de son art et le miracle de sa grâce (1).

Pourrai-je ouvrir ces yeux spirituels et intérieurs, que vous avez tout au fond de votre âme (2)?

Les grands, qui sont élevés plus haut, découvrent de plus loin les choses.

 

Ils sont des dieux, ils ne mourront plus; ils sont des dieux, ils ne pourront plus tromper ni être trompés.

  

Parmi ces empressements et dans cette activité qui paraît principalement à la cour.

Il fallait et faire les choses difficiles et croire les incroyables. 

La bonté l'introduisait à la majesté.

Voyez cette majesté souveraine, devant laquelle tous les anges tombent et toute la nature est émue.

Rendons grâces au Père éternel de ce que, parmi les moyens par lesquels il aurait pu nous sauver, il a voulu choisir celui qui nous assure le plus sa

 

 

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 66. — 2 Ibid., pag. 67. — 3 Ibid., pag. 70. — 4 Ibid., pag. 71. — 5 Ibid., pag. 139. — 6 Ibid., pag. 259. — 7 Ibid., pag. 305. — 8 Ibid. pag. 309.

 

XLVIII

 

 

Textes des éditions.  

plausibles selon le monde, mais les plus propres à toucher les cœurs; ni ce qui semblait plus digne de lui, mais ce qui était le plus utile pour nous (1).

Les afflictions que vous avez autrefois senties (2).

Hommes errants, hommes vagabonds, déserteurs de votre âme et fugitifs de vous-mêmes, « prévaricateurs, retournez au cœur » : Redite, prœvaricatores, ad cor. Commencez à réfléchir et à entendre la voix qui vous rappelle au dedans (3).

 « Cet innocent subit ce qu'il ne doit pas, et il acquitte tous les pécheurs de ce qu'ils doivent (4)». Ailleurs: « Un seul est frappé, et tous sont guéris (5) ; le juste est déshonoré, et les criminels sont rétablis dans leur honneur »

 

 

Variantes des manuscrits.  

miséricorde, qui appuie le mieux notre espérance, qui enflamme le plus fortement notre amour. 

Les afflictions dont vous avez autrefois senti la rigueur.

Hommes errants, hommes vagabonds, déserteurs de votre âme et fugitifs de vous-mêmes, écoutez, il est temps, la voix qui vous rappelle au dedans.

  

Dieu frappe son Fils innocent pour l'amour des hommes coupables, et pardonne aux hommes coupables pour l'amour de son Fils innocent.

 

 

 

Déforis prend ordinairement les variantes les plus longues, et parlant les moins heureuses. Et comme si cela ne lui suffisait pas, pour allonger encore le texte, il les double souvent les unes à la suite des autres. Dans les quelques citations qui vont suivre, afin de tout présenter au lecteur sous le même coup d'œil, on a fait venir immédiatement après le texte, les variantes qui se trouvent au bas des pages dans l'édition.

 

 

Variantes doublées dans les éditions.  

Les chrétiens se croiront-ils dispensés de penser à Dieu, parce qu'on ne leur a point marqué des heures précises? C'est qu'ils doivent veiller et prier toujours. Le chrétien doit veiller et prier sans cesse, et vivre toujours attentif à son salut éternel (5). 

 

Dieu fait un journal de notre vie : une main divine écrit ce que nous avons fait et ce que nous avons manqué de faire, écrit notre histoire, qui nous sera un jour représentée (6).

 

 

Saint  Pierre  a  égalé, surpassé  en

 

 

Variantes dans les manuscrits.  

Les chrétiens se croiront-ils dispensés de penser à Dieu, parce qu'on ne leur a point marqué d'heures précises? C'est qu'ils doivent veiller et prier toujours (a).

(a) Variante : C'est que le chrétien doit veiller et prier sans cesse et toujours vivre attentif à son salut.

 

Dieu fait un journal de notre vie : une main divine écrit notre histoire (b), qui nous sera un jour représentée.

(b) Var. : Ecrit ce que nous avons fait et ce que nous avons manqué de faire.

 

Saint Pierre a surpassé en deux mots

 

 

 

1 Edition de  Versailles, vol. XI,  pag. 310. — 2 Ibid. — 3 Ibid. pag. 416. — 4 Ibid. pag. 571— 5 Ibid., pag. 167. — 5 Ibid, pag. 169.                          

 

XLIX

 

 

Variantes doublées dans les éditions

deux mots les éloges des plus pompeux panégyriques (1).

  

 

Comme on voit un fleuve rapide qui retient, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu'il a acquise aux montagnes d'où il tire son origine, d'où ses eaux sont précipitées (2).

 

  

Vous demandez la liberté. Hé ! n'achevez pas, ne parlez pas davantage; je vous entends trop (3).

 

 

Pendant son sommeil il empêche la barque de couler à fond, d'être renversée (4). 

 

 

Jésus-Christ se montre avec un visage sévère. Mon Sauveur, que ne promettez-vous de semblables bieus ? que vous seriez un grand et aimable Sauveur, si vous vouliez sauver le monde de la pauvreté ! L'un lui dit : Vous seriez mon Sauveur, si vous vouliez me tirer de la pauvreté (5).

 

 

Vous ne songez qu'à remplir un temps qui vous pèse, ou d'un jeu qui vous occupe, [ qui vous ] travaille, [ qui vous ] consume, les jours et les nuits; ou de ces conversations dans lesquelles (6)...

 

 

La raison doit s'avancer avec ordre, et marcher, aller considérément d'une chose à l'autre (7).

 

 

Variantes dans les manuscrits.  

les éloges des plus fameux panégyriques (a).

(aVar. : Saint Pierre a égalé en deux mots les éloges des plus pompeux panégyriques.

 

Comme ou voit un fleuve rapide qui retient coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu'il a acquise aux montagnes, d'où ses eaux sont précipitées (b).

(bVar. : D'où il tire son origine.

 

Vous demandez la liberté ! Hé ! n'achevez pas (c) ; je vous entends trop.

(cVar. : Ne parlez pas davantage.

 

Pendant son sommeil il empêche la barque d'être submergée (d).

(d) Var. : D'être renversée, — de couler à fond.

 

Jésus-Christ se montre avec un visage sévère, il est pauvre, abandonné. L'un lui dit : Vous seriez mou Sauveur, si vous vouliez me tirer de la pauvreté (e).

(eVar. : L'un lui dit : Mon sauveur, que ne promettez-vous de semblables biens? que vous seriez un grand et aimable sauveur, si vous vouliez sauver le monde de la pauvreté !

 

Vous ne songez qu'à remplir un temps qui vous pèse, ou d'un jeu qui vous occupe (f) les jours et les nuits, ou de ces conversations dans lesquelles.....

(fVar. : Travaille,— consume.

 

La raison doit s'avancer avec ordre et passer considérément d'une chose à l'autre (g).

(g) Var. : La raison doit marcher avec ordre et aller considérément d'une chose à l'autre.

 

1 Edition de Versailles , vol. XI, pag. 270. — 2 Ibid., pag. 275 et 276. — 3 Ibid. pag. 287. — 4 Ibid., pag. 314. — 5 Ibid., pag. 328. — 6 Ibid., pag. 527. — 7 Ibid., vol. XII, pag. 29.

 

L

 

Les manuscrits renferment aussi des variantes qui ont pour but d'approprier les discours à des circonstances différentes. Celles qui suivent adaptent an jour de Noël le sermon de la Circoncision. Bossuet dit d'abord : « Dans le dessein que je me propose de vous expliquer le mystère du nom de Jésus, et le salut qui nous est donné en notre Seigneur, je ne trouve rien de plus convenable que de vous proposer (1)... » A quoi il rattache ces variantes :

 

Pour expliquer ce mystère, je ne trouve rien de plus convenable que de vous pxposer... — Pour expliquer a fond le mystère de ce salut qui nous est donné eu Jésus-Christ, je ne trouve rien de plus convenable que de vous proposer... — Au jour de la naissance du Sauveur, j'entreprends de vous faire voir quelle est la cause de son arrivée, quel est le mal dont il nous sauve, et quel est le salut qu'il nous apporte.

 

Les variantes des sermons formeraient un volume. Déforis remarque lui-même, pour faire comprendre la difficulté de son travail, qu'elles sont fort nombreuses ; il dit dans sa Préface : « Bossuet avait coutume, lorsqu'il écrivait ses sermons, de mettre plusieurs mots, et souvent des phrases différentes les uns sur les autres, se réservant, dans la prononciation du discours, le choix de l'expression ou de la pensée qui lui paraîtrait plus propre et mieux convenir à son sujet. » Ces phrases différentes mises les uns sur les autres, présentent autant d'intérêt que d'avantage. Bossuet dit que les écrits de Balzac, bien que manquant d'un fond solide, sont très-propres à former le style, parce qu'ils expriment souvent la même chose de; plusieurs manières : que sera-ce quand le plus sublime de nos écrivains nous trace plusieurs images de la même idée, plusieurs portraits de la même conception? Ces touches redoublées, ces coups multiples de pinceau nous montrent par quel ait, à l'aide de quels efforts le peintre donnait à ses tableaux le fini qui commande l'admiration des siècles. De toutes les éditions qu'on a données jusqu'à ce jour, aucune ne nous montre ces traits variés du génie, aucune ne nous fait assister à ce perfectionnement progressif de tant de chefs-d'œuvre. Si Déforis indique quelques variantes, il ne les rapporte presque jamais tout entières, et ses successeurs les rejettent sans réserve. Suppression regrettable, perte immense, qui nous ravit les plus belles formes de la parole humaine et la plus précieuse leçon de style !

Passons tout de suite aux notes marginales intercalées dans le texte.

 

V.

 

Bossuet corrigeait ses œuvres, non-seulement dans le travail  de la composition, mais dans des lectures subséquentes ; souvent il

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 532.

 

LI

 

passait ses sermons la plume a la main, faisant de nombreuses remarques qui couvrent les marges de ses manuscrits. Quelques-unes de ces remarques se rattachent au texte principal par des signes de rapport ou par les termes de la rédaction; la plupart sont comme des pierres d'attente que l'auteur se propose de mettre en œuvre, soit de vive voix dans le débit oratoire, soit de sa main dans une nouvelle composition. Déforis s'est chargé de remplir, dans mille endroits, la dernière partie de cette tâche; il met dans le texte toutes les notes marginales qu'il peut y joindre par quelque endroit.

Quoique j'aie choisi les passages les plus courts, ils demandent encore une certaine application de l'esprit. Il faut se rappeler que les notes, mises ici de suite après le texte, sont au bas des pages dans l'édition.

 

 

Textes des éditeurs

Où la vois-je moi-même (la vérité) ? Sans doute dans une lumière intérieure qui me la découvre; et c'est là aussi que vous la voyez. Je vous prie, suivez-moi, Messieurs, et soyez un peu attentifs à l'état présent où vous êtes. Car comme si je vous montre du doigt quelque tableau..., j'adresse votre vue, mais je ne vous donne pas la clarté (1).

 

Que m'importe, dit l'épicurien, de quoi je me réjouisse, pourvu que je sois content? Soit erreur, soit vérité, c’est toujours être trop chagrin que de refuser la joie, de quelque part qu'elle vienne. Ceux qui le pensent ainsi, ennemis du progrès de leur raison, qui leur fait voir tous les jours la vanité de leurs joies, estiment leur âme trop peu de chose, puisqu'ils croient qu'elle peut être heureuse sans posséder aucun bien solide, et qu'ils mettent son bonheur, et par conséquent sa perfection, dans un songe. (Remarquez qu'il ne fait pas distinguer le bonheur de l’âme d'avec sa perfection : grand principe ! ) Mais le Saint-Esprit prononce au contraire que celui-là est insensé, qui se réjouit dans les choses vaines (2).

 

 

Textes des manuscrits

        Où la vois-je moi-même (la vérité)? Sans doute dans une lumière intérieure qui me la découvre, et c'est là aussi que vous la voyez, (a) Car comme si je vous montre du doigt quelque tableau..., j'adresse votre vue, mais je ne vous donne pas la clarté.

         (a) Note Marg: Je vous prie, suivez-moi , Messieurs, et soyez un peu attentifs à l'état où vous êtes. 

Que m'importe, dit l'épicurien, de quoi je me réjouisse, pourvu que je sois content? Soit erreur, soit vérité, c'est toujours être trop chagrin que de refuser la joie, de quelque part qu'elle vienne, (b) Mais le Saint-Esprit prononce au contraire que celui-là est insensé, qui se réjouit dans les choses vaincs...

 

(b) Note Marg. : Ceux qui le pensent ainsi, ennemis du progrès  de leur raison..... (Comme dans le texte des éditeurs. )

 

 

 

Parlant de la résurrection, Bossuet dit que Dieu, « avant d'adresser aux morts, à la fin des temps, la parole qui ressuscite, adresse dans le

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 67 et 68. — 2 Ibid., pag. 75 et 76.

 

LII

 

cours des siècles à tous les pécheurs sa parole qui convertit : » puis il continue :

 

 

Textes des éditeurs.

 

C'est cette parole que nous vous portons. Plût à Dieu que nous pussions détacher de notre parole tout ce qui flatte l'oreille, tout ce qui délecte l'esprit, tout ce qui surprend l'imagination, pour n’y laisser que la vérité toute simple, la seule force et l'efficace toute pure du Saint-Esprit, nulle pensée que pour convertir ! O morts, c'est donc à vous que je parle, non à ces morts qui gisent dans ce tombeau....., mais à ces morts parlons et écoutants (1).

Vous voulez cacher vos années, et non-seulement les cacher, mais résister à leur cours qui emporte tout.... Est-ce là cette gloire du corps de Jésus? [Il est] une autre santé, une autre beauté, mie autre vie. Hé! laissez-vous dépouiller de ce fragile ornement qui ne fait que nourrir votre vanité (2)...

 

 

Renouvelons les vœux de notre baptême : je renonce [à Satan, à ses pompes et à ses œuvres]. [Femme mondaine, consentez à] plutôt choquer, que de plaire trop, [d'être] plutôt méprisée, que vaine et superbe; plutôt seule et abandonnée, que trop chérie et trop poursuivie. Où est l'eau pour nous baptiser ? Ah ! plongeons - nous dans l'eau de la pénitence, dans ce baptême de larmes, dans ce baptême de sang, dans ce baptême laborieux (3).

 

Qu'y a-t-il de plus aisé que de faire de nos passions mie peine insupportable de nos péchés, en leur ôtant, comme il est très-juste, ce peu de douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes

 

 

Textes des manuscrits.

 

C'est cette parole que nous vous portons, (a) O morts, c'est donc à vous que je parle, non à ces morts qui gisent dans ce tombeau..., mais à ces morts parlants et écoutants. 

(a) Note marg. : Plût à Dieu que nous pussions détacher de notre parole..... (Comme dans le texte des éditeurs. )

 Vous voulez cacher vos années, non-seulement les cacher, mais résister à leur cours qui emporte tout... Est-ce là cette gloire du corps de Jésus ? (b) Hé ! laissez-vous dépouiller de ce fragile ornement qui ne fait que nourrir votre vanité.

(b) Note marg. : Une autre santé, une autre beauté, une autre vie.

 

Renouvelons les vœux de notre baptême: « Je renonce, » etc. (c) Où est l'eau pour nous baptiser? Ah! plongeons-nous dans l'eau de la pénitence, dans ce baptême de larmes, dans ce baptême de sang, dans ce baptême laborieux.

(c)   Note margin. : Plutôt choquer que plaire trop, plutôt méprisée que vaine et superbe, plutôt seule et abandonnée que trop chérie et trop poursuivie. 

Qu'y a-t-il de plus aisé que de faire de nos passions une peine insupportable de nos péchés en leur ôtant, comme il est très-juste, ce peu de douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes et l'amertume

 

 

 

 

 

1 Edition de  Versailles, vol. XI, pag. 121. — 2 Ibid., pag. 136.   — Exemples curieux pag. 220, 221,222, 223, 224, 225, 226. — 3 Ibid., pag. 227. On a remarqué que Déforis, dans ses commentaires interlopes, donne au même verbe pour régime tantôt à, tantôt de.

 

LIII

 

 

 

Textes des éditeurs.

 

cruelles et l'amertume dont elles abondent ? Nos péchés contre nous, nos péchés sur nous, nos péchés au milieu de nous : trait perçant contre notre sein, poids insupportable sur notre tête, poison dévorant dans nos entrailles.

Ainsi ne nous flattons pas de l'espérance de l'impunité (1).

 

Vous qui n'avez que Dieu pour témoin ; vous, qui êtes à la croix avec Jésus-Christ, non comme le voleur qui blasphème, mais comme le pénitent qui se convertit; prenez garde seulement, n'irritez pas Dieu par vos murmures, n'aigrissez pas vos maux par l'impatience. [Rappelez-vous les paroles consolantes que Jésus-Christ adresse à ce pécheur repentant] : « Aujourd'hui vous serez en paradis avec moi» : Hodie mecum eris in paradiso (2).

 

 

Textes des manuscrits.

 

dont elles abondent? (a) Ainsi ne nous flattons pas de l'espérance de l'impunité.

(a) Note marg. : Nos péchés contre nous, nos péchés sur nous, nos péchés au milieu de nous : trait perçant contre notre sein, poids insupportable sur notre tête, poison dévorant dans nos entrailles.

 

Vous qui n'avez que Dieu pour témoin, qui êtes à la croix avec Jésus-Christ, non comme le voleur qui blasphème, mais comme le pénitent qui se convertit, hodie mecum eris in paradiso.

 

 

 

Voilà des âmes saintes qui sont « à la croix avec Jésus-Christ..., connue le pénitent qui se convertit; » Dossuet leur promet le paradis au nom de l'Evangile ; et l'on veut qu'il leur ait dit : « Prenez garde seulement, n'irritez pas Dieu par vos murmures! » D'où viennent donc ces paroles? Elles viennent d'une note marginale qui se rapporte à un passage précèdent. Au surplus Déforis aurait pu s'épargner la peine, et d'annoncer le texte évangélique, et de le traduire; l'auteur l'explique admirablement ; écoutez : Hodie mecum eris in paradiso : hodie, aujourd'hui, quelle promptitude! mecum, avec moi, quelle compagnie! in paradiso, dans le paradis, quel repos !

Je croirais manquer de respect au lecteur si je montrais comment, dans le texte des éditeurs, les notes marginales renversent l'ordre et brisent le fil des idées. On a fait la découverte que le privilège du génie, dans Bossuet, c'est de s'élancer rapidement, sans transition, d'une idée à l'autre, comme un géant qui franchirait les vallées pour mettre le pied sur la cime des montagnes. Il est vrai, dans les sermons imprimés, il va souvent par bonds désordonnés ; mais dans les manuscrits il suit le conseil qu'il nous a donné dans une variante : « La raison doit s'avancer avec ordre et passer considérément d'une chose à l'autre. L'homme de génie a plus de mémoire, plus d'imagination et plus de feu, mais aussi plus de jugement, plus de bon sens, plus de simplicité et plus de méthode que les autres hommes. Voilà tout.

 

1 Edition de Versailles, vol. XI. pag. 375 et 377.— 2 Ibid. vol. XII, pag. 51.

 

LIV

 

Il faut montrer maintenant comment Déforis transporte, aussi de la marge dans les sermons, les passages des saints Pères.

 

VI.

 

Comme on le sait, en même temps que Bossuet trouvait ses inspirations dans l'Ecriture sainte et ses sujets dans la théologie, il choisissait les développements de ses sermons dans les saints Pères. Souvent il écrivait longuement, à la marge de son manuscrit, les paroles de ces illustres docteurs; puis, les mettant en œuvre, il les expliquait, les commentait dans un magnifique langage. D'autres fois, quand les circonstances ne lui donnaient pas le temps de la composition, il laissait à la marge les témoignages des saints Pères, ou bien il les inscrivait dans le texte du discours, à la place qu'ils devaient occuper. Dans l'un et l'autre cas Déforis tombe sur ces passages, en fait sa chose, et les arrange de deux façons : il les traduit tantôt par phrases en s'arrêtant à chaque pause, tantôt sans division ni partage en allant jusqu'au bout d'un seul trait; puis ses traductions par lambeaux il les met au milieu de la page avec le latin, et ses traductions en bloc il les loge pareillement au premier étage du livre et renvoie le texte original au rez-de-chaussée.

Dans le quatrième sermon pour la fête de tous les Saints, les marges du manuscrit portent deux longs passages de saint Augustin. Bossuet met en œuvre une partie du premier; mais cela ne suffit pas à Déforis : il reprend tout le passage, le translate à sa manière, met sa version à la suite du magnifique commentaire et consigne le latin au bas de la page. Pour le second passage, le prédicateur le commenta du haut de la chaire à Jouarre, en 1662 ; il le commenta d'une manière si admirable, qu'on parlait encore un demi-siècle plus tard dans le célèbre monastère de l’Alleluia Bossuet; mais, malheureusement pour nous, l'écrivain n'a pas déposé ce commentaire sur le papier. Ce qu'il n'a pas fait, Déforis va le faire la plume à la main ; il dit : « Amen, cela est vrai : toute notre action sera un Amen, un Alleluia... Si quelqu'un entreprenait, étant debout, de répéter toujours, Amen, Alleluia..., il s'endormirait.... Cet Amen, cet Alleluia ne seront point exprimés » par des sons qui passent... Que signifie cet Amen ? que veut dire cet Alleluia? Amen, il est vrai; Alleluia, louez Dieu... Nous dirons effectivement Amen... Autant direz-vous par cette insatiable vérité, Amen, il est vrai, etc. » (1). Rien de tout cela ne devrait figurer dans le discours, et tout cela renferme cinq pages.

Cinq pages ! ce n'est pas assez : en voici huit qui sont remplies de la

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag.  96 et 97. Je transcris fidèlement; c'est l'édition de Versailles qui imprime Amen, Alleluia, tantôt en romain, tantôt en italique.

 

LV

 

même façon (1). Qu'on veuille les voir dans le volume: l'espace ne nous permet pas de les mettre sous les yeux du lecteur.

Dans les fragments pour le troisième dimanche de l'Avent, Bossuet dit à la marge du manuscrit : « Tite vient bientôt après Jésus-Christ ; » puis il ajoute, comme note : « Ce qui en est écrit dans la Vie d'Apollonius de Tyane. » Aussitôt Déforis raconte dans le texte du discours, et en latin et en français. l'histoire de Tite ; mais je dois encore ici renvoyer le lecteur à l'ouvrage imprimé (2).

Voilà des passages transportés dans le texte à l'aide de traductions en bloc; voici maintenant un exemple d'intercalation laite au moyen d'une traduction par lambeaux. Le sermon pour le quatrième dimanche de l'Avent renferme, entre autres passages semblables, celui-ci.

 

 

Texte principal des éditions.

 

« Car, nous dit saint Ambroise, j'en ai trouvé plus aisément qui avaient conservé leur innocence, que je n'en ai trouvé qui l'eussent réparée par une pénitence convenable, après être tombés » : Faciliùs autem inverti qui innocentiam servaverint, quàm qui congrue egerint poenitentiam. [ Et nous décrivant les caractères de cette pénitence qu'il exige, il ajoute] : «Peut-on regarder comme une pénitence, cette vie où l'ambition des dignités se fait remarquer, où l'on se penne! de boire du vin comme à l'ordinaire, où l'usage du mariage n'est pas retranché»? An quisquam illam pœnitentiam putat, ubi adquirendae ambitio dignitatis, ubi vini effusio, ubi ipsius copulae conjugalis usus? « Il faut, continue le saint docteur, renoncer entièrement au  siècle pour vivre en vrai  pénitent; donner au  sommeil moins de temps que la nature n'en exige, le combattre par ses gémissements, l'interrompre par ses soupirs, l'éloigner pour vaquer à la prière » : Renuntiandum saeculo est, somno ipsi minus indulgendum, quam natura postulat, interpellandus est gemitibus, interrumpendus est suspiriis sequestrandus orationibus . « En un mot, il faut » vivre de manière que nous mourions

 

 

Texte marginal du manuscrit.

 

«Faciliùs autem inveni qui innocentiam servaverint quàm qui congrue egerint poenitentiam. An quisquam illam poenitentiam putat, ubi adquirendae ambitio dignitatis, ubi vini effusio, ubis ipsius copulae conjugalis usus? Renontiandum saeculo est, somno ipsi minus indulgendum quàm natura postulat, interpellandum est gemitibus, interrumpendus est suspiriis, sequestrandus orationibus. Vivendum ita ut vitali huic moriamur usui ; seipsum sibi homo abneget et totus mutetur, eò quòd ipsae hujus vitae usus corruptela sit integritalis. Adam post culpam statim de paradiso Deus ejecit ; non distulit, sed statim separavit à deliciis. ut ageret poenitentiam. Statim tunicam vestivit, » etc.

 

 

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 170-179.— 5 Ibid., pag. 397 et 398.

 

 

 

Texte principal des éditions.

 

à l'usage même de la vie; que l'homme se renonce lui-même, et soit ainsi changé et renouvelé tout entier » : Vivendum ita ut vitali huic moriamur usui, seipsum sibi homo abneget, et totus mutetur. [Et combien cette conduite est-elle nécessaire à un pénitent], «puisque c'est par l'usage même des » choses de cette vie que l'innocence se » corrompt»? Eò quòd ipse hujus vitœ usus corruptela sit integritatis. [Dieu nous a tracé lui-même l'ordre de cette pénitence dans le premier de tous les pécheurs, comme le remarque] saint Ambroise. «Adam, dit ce Père, est chassé du paradis aussitôt après sa faute ; Dieu ne diffère pas ; mais il le sépare aussitôt des délices, pour qu'il fasse pénitence » : Adam post culpam statim de paradiso Deus ejecit, non distulit : sed statim separavit à deliciis, ut ageret pœnitentiam. « Il le couvrit à l'instant non d'une tunique de soie, mais d'une tunique de peau (1) », etc.

 

 

 

On n'a pas oublié que le latin, relégué à la marge par l'auteur, ne doit point figurer dans le discours, et que le français sort entièrement de la plume de Déforis. Mais à quoi bon le remarquer ? Croira-t-on que Bossuet s'en allait de la sorte, si l'on passe l'expression, battant les buissons dans ses chefs-d'œuvre ? Croira-t-on que le prince des prédicateurs débitait un pareil mélange de gaulois et de latin devant la Cour la plus auguste du monde, dans ces assemblées solennelles qui représentaient tout l'esprit et toute l'élégance de la France la plus spirituelle et la plus élégante que salue l'histoire?

 

Outre les notes et les citations mises à la marge du manuscrit, les passages effacés donnent à Déforis un troisième moyen d'allonger le texte de son auteur : voyons comment il pratique ce nouveau genre d'altérations.

 

VII.

 

Dans la correction de ses discours, Bossuet ne se contentait pas de remplacer les termes à peu près justes par le mot propre, les phrases qu'il trouvait longues et faibles par des phrases plus courtes et plus énergiques ; il effaçait quelquefois des passages entiers. Ces passages

 

1 Edition de Versailles , vol. XI, pag. 427 et 428. Se rappeler que la pagination est mal mise dans l'édition de Versailles, et chercher avec soin.

 

LVII

 

effacés renferment la plupart de grandes beautés ; mais l'écrivain les a pour ainsi dire marqués du signe de la réprobation; il entendait les écarter de son œuvre, ils ne doivent pas y figurer. Déforis réforme souvent ce jugement de Bossuet; souvent il rétablit, en les reportant dans le texte des serinons, les textes écartés par l'auteur.

Dans un endroit du quatrième sermon pour la fête de tous les Saints, Bossuet expliquait comment la vision de Dieu fait la félicité des habitants de la céleste patrie ; mais il s'aperçoit qu'il a déjà parlé de cet ineffable mystère, et passe un trait déplume sur ce qu'il vient d'écrire. Qu'a fait Déforis ? Il a rejeté une partie du passage effacé et conservé l'autre. On peut voir, dans toutes les éditions, la double explication de « la claire vue de Dieu (1). » On sait déjà que le diligent éditeur a introduit dans le même sermon deux longues citations que l'auteur avait consignées à la marge.

Dans l'exorde du second sermon pour la Quinquagésime, Bossuet nous montre l'activité pour ainsi dire fébrile qui agite les hommes dans les villes et dans les campagnes, sur terre et sur mer ; il décrit longuement « les emplois, les exercices, les occupations qui partagent en tant de soins les enfants d'Adam durant ce laborieux pèlerinage. » Au commencement du deuxième point, revenant sur ce sujet : « Nos occupations et nos exercices, nos conversations et nos divertissements, dit-il, nous attachent aux choses externes. J'en ai déjà dit, continue-t-il, quelque chose au commencement de ce discours, et je le répète à présent. » A la fin cette répétition lui déplaît; il l'efface depuis ces mots: « Vous allez voir par un raisonnement invincible, » jusqu'à ceux-ci : «La règle de la raison c'est Dieu même (2).» Le retranchement, sans produire aucune lacune, dégage le discours et donne une marche plus rapide aux idées. Déforis n'a pas respecté ici, non plus que dans mille endroits, la volonté de l'auteur; il reproduit d'un bouta l'autre le passage effacé. — Mais ces sortes de rapports nous mènent un peu loin, sans épargner au lecteur la peine de consulter les pièces originales ; cherchons des exemples qui parlent d'eux-mêmes.

Quelquefois Bossuet reprend, sous bénéfice de changement, le passage effacé pour le mettre un peu plus loin. Dans une dissertation philosophique, après avoir posé cette thèse : « L'honneur que l'on nous rend par erreur est encore une sorte de bien, » il en développe la démonstration par un long raisonnement. Avant même d'avoir fini la preuve, il s'aperçoit qu'il ne procède pas avec toute la rigueur désirable ; aussitôt il passe un trait de plume sur ce qu'il vient d'écrire, et distingue trois sortes d'erreurs dans la matière qui l'occupe; puis il rétablit, à la place que lui assigne l'ordre des idées, le raisonnement qu'il effaçait tout à l'heure. De là deux passages presque littéralement

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 92, 93 et 94. — 2 Ibid., vol. XII, pag. 75, 76 et 78.

 

LVIII

 

identiques, l'un effacé et l'autre maintenu par l'auteur ; mais tous deux reproduit par Déforis et par Lefèvre, et parla société des quatre éditeurs, etc. Voyez plutôt :

 

 

Passage effacé, reproduit.

 

On pourrait même douter si l'honneur qu'on nous rend par erreur est on avantage pour nous, puisqu'en ce cas l'estime que l'on fait de nous ne nous attribue rien de véritable; mais néanmoins le contraire semble être assuré par ce que nous venons de dire. Car encore, par exemple, que ce que l'on attribue ne soit pas vrai. il est vrai toutefois qu'on nous l'attribue ; et cela, sans doute, c'est un avantage, si c'est un mal de n'être pas digne d'honneur, c'est encore un autre mal que cela soit connu: c'est donc une espèce de bien qu'on me fait de me croire plus que je ne suis : et quoique je doive plutôt désirer d'être ce que l'on croit, on ne laisse pas de m'obliger en m’attribuant plus que je ne possède (1).

 

 

Passage non effacé, aussi reproduit.

 

Premièrement on pourrait douter si l'honneur que ion nous rend ainsi par erreur et pour des bonnes qualités que nous n'avons pas, est un avantage pour nous, puisqu'en ce cas l'estime que l'on fait de nous ne nous attribue rien de véritable. Néanmoins le contraire semble être assuré par tes choses que nous avons dites ; car encore que ce que l'on nous attribue ne soit pas vrai, il est vrai toutefois qu'on nous l'attribue, et cela sans doute c'est un avantage, si c'est un mal pour moi que de n'être pas digne d'honneur, c'est encore un autre mal que cela soit connu. C'est donc une espèce de bien que cela soit caché par la bonne opinion que l'on en a; et quoique je doive plutôt désirer d'être ce que l'on croit, on ne laisse pas de m'obliger en me croyant plus que je ne suis (2).

 

 

  

Ces deux passages ne sont séparés, dans toutes les éditions, que par un petit nombre de lignes ; et dans celle de Versailles ils se présentent face à face, vis-à-vis l'un de l'autre, à peu près comme on vient de les voir dans la citation. Cependant personne, pas un éditeur, pas un prote, pas un correcteur d'épreuves n'a signalé le double emploi !

Mais Déforis ne se contente pas de recueillir les rebuts mis au panier : il transcrit, si l'on passe l'expression, des passages que Bossuet n'a pas écrits. Un feuillet manque dans le quatrième sermon pour la fête de la Circoncision ; mais ne vous en affligez pas : l'éditeur littéraire a comblé la lacune par un morceau de sa façon ; il traduit et commente saint Ambroise, il exhorte et pérore tout à son aise ; sa prose s'étale avec complaisance dans deux longues pages (3). Il s'écrie : « Tu t'endors déjà, pécheur, miraculeusement délivré par une charité toute gratuite ; » puis il lui parle, à ce pécheur, de « ces douleurs si vives et si profondes qu'il s'est ta obligé de ressentir..., du joug du nouveau maître qui l'avait affranchi... » Le reste à l'avenant.

Un auteur qu'on ne suspectera point de partialité, M. Valery-Radot, va parler à notre place du Panégyrique  de saint André : « Dès la

 

1 Edition de Versailles, vol. XII, p. 386. — 2 Ibid., 387, 388. — 3 Ibid., V. XI, p. 549; 550.

 

LIX

 

quatrième page, dit-il, les interpolations des éditeurs commencent, et elles vont croissant en nombre et en étendue jusqu'à la fin. Ils y ont inséré, non-seulement des phrases, mais des paragraphes entiers et très-longs, et plusieurs de suite. Le manuscrit original n'offre que les deux tiers au plus du sermon qu'ils ont imprimé. Et avec tout cela ce sermon demeure imparfait : ils y ont appliqué une péroraison, et ils l'ont laissé sans exorde. »

Le premier de ces éditeurs a inventé le moyen de donner ses compositions littéraires même en dehors des sermons. On trouve souvent avant ces chefs-d'œuvre, dans les manuscrits, des analyses ou des tables qui en font embrasser d'un seul coup d'oeil le plan, l'ordre et le contenu. Déforis a rejeté ces précieuses indications pour les remplacer par des sommaires vagues, confus, qui ne portent aucune idée nette à l'esprit. Voici ce qu'il dit avant le sermon pour le vendredi après les Cendres :

 

Opposition de l'homme à la concorde. Dette de la charité fraternelle, ses obligations, ses caractères : jusqu'où doit s'étendre l'amour des ennemis : comment on doit combattre leur haine : vengeance qui nous est permise contre eux (1).

 

On voit que ce sommaire peut s'adapter à n'importe quel sermon sur la charité fraternelle. Ecoutons Bossuet (1) :

 

Diligite inimicos vestros, etc., Matth., V, 44.

 

Exorde. — La charité, une dette. Quelle, nature de dette?

Premier point.— C'est à Dieu qu'on doit l'amour pour ses frères, non pas aux hommes. Par conséquent la dette est indispensable. — La colère  se change en haine; elle s'aigrit comme une liqueur. — La charité ne s'épuise jamais. Elle se fortifie dans les rebuts : O generatio incredula et perversa..., offerte hùc illum ad me (Matth., XVII, 16).

Second point.— Lorsque l'ennemi est à nos pieds, alors c'est le temps de lui bien faire; exemple, David. Noli vinci à malo, ut sit bonus contra malum, non ut sint duo mali ( S. August., serm. 2, in Psal. XXXIV).

 

Signalons encore, avant de finir, un prêt fait à Bossuet. On ne retrouve point, dans un sermon que Déforis lui attribue, cette parole mâle et vigoureuse, simple et sublime qui distingue le Démosthène chrétien : ce ne sont plus ces accents qui ébranlent l'âme, ces éclairs qui frappent d'étonnement et d'admiration : mais ce style doux et facile, un peu prolixe, un peu mou, cette demi-teinte rêveuse, ce sentimentalisme qui révèle l'auteur du Télémaque et des Maximes des Saints. Le sermon sur les Avantages et les Devoirs de la vie religieuse (2) n'est pas de Bossuet, mais de Fénelon. Cependant l'éditeur de Versailles l'a donné

 

1 Edition de Versailles, vol. XII, pag. 121. — 2 Ibid., vol. XIV. pag. 419.

 

LX

 

dans les œuvres de l'évêque de Meaux, et cela ne l’a pas empêché de le donner aussi dans les œuvres de l'évêque de Cambrai.

Il ne nous reste plus qu'à signaler les mélanges de textes différons.

 

VIII.

 

On ne saurait trop redire comment Bossuet donnait à ses œuvres cette perfection qui leur assure l'admiration des siècles ; par quel art persévérant il les revêtait pour ainsi dire de force, de grâce et de beauté dans des corrections continuelles, ajoutant quelquefois, retranchant presque toujours, donnant mille formes diverses à sa pensée. Il faisait plus encore. Lorsque le temps eut mûri son talent et la composition fortifié son génie, non-seulement il retouchait d'une main plus habile et plus ferme les passages isolés de ses discours, mais il soumettait à une nouvelle élaboration des exordes, des points, des péroraisons, des sermons entiers (1). Cherchant partout la concision qu'il regardait comme la plus précieuse qualité de l'orateur et de l'écrivain, résumant souvent en quelques mots de longues considérations, il rapprochait les maximes des faits, les preuves des propositions, les conséquences des principes. Par ce travail de condensation, sa parole, semblable à l'eau comprimée dans l'airain de la pompe, jaillit avec une nouvelle force ; la phrase a plus de plénitude et de richesse, le style plus de grâce et de couleur, le raisonnement plus de vigueur et de trait, enfin le mouvement plus de véhémence et de rapidité.

Bossuet a écrit deux fois le second sermon pour la fête de tous les Saints (2), de manière que les manuscrits renferment deux sermons entiers, qui ont chacun leur exorde et chacun deux points. Cependant toutes les éditions ne donnent qu'un seul sermon, qui a trois points : d'où cela vient-il ? De ce que Déforis a fondu les deux discours en un seul. D'abord il a mêlé les deux exordes; puis il a fait le premier point avec le premier sermon, et le deuxième et le troisième point avec le dernier. Dans cet arrangement, le premier point renferme, à lui seul, huit pages de plus que les deux derniers réunis ; et de part et d'autre même sujet, même plan, mêmes textes, mêmes idées fondamentales et souvent mêmes phrases et mêmes expressions. Voici quelques-uns des textes qui se trouvent dans le premier et dans les deux derniers points : Qui vicerit dabo et, ut sedeat in throno meo. — Ego in eis, et tu in me, ut sint consummati in unum , ut sciat mundus quia dilexisti me in ipsis.

 

1 Parlant de trois chefs-d'œuvre qui avaient obtenu l'admiration de la Cour, Bossuet dit dans le manuscrit, à la fin du sermon sur la Charité fraternelle : « Il faut bien méditer trois sermons qui regardent la société du genre humain , dans la IIIe semaine du Carême du Louvre. Le fond m'en paraît très-solide, mais il en faut changer la forme. » — 2 C'est le premier dans notre édition ; car celui que Deforis et tous les éditeurs donnent au commencement du volume, n'est qu'une ébauche.

 

LXI

 

Volo, Pater, ut ubi sum ego, et illi sint mecum, etc. (1). Le lecteur pourra voir dans toutes les éditions les passages semblables ; je n'en citerai qu'un seul.

 

 

Premier point.

 

Quel doit être cet ouvrage... après l'exécution duquel il ( Dieu ) se veut reposer toute l'éternité ? Il y aura assez de quoi contenter cette nature infinie. Lui qui a trouvé que la création du monde n'était pas une entreprise digne de lui, se contentera après avoir consommé le nombre de ses élus. Toute l'éternité il ne fera que leur dire : Voilà ce que j'ai fait; voyez, n'ai-je pas bien réussi dans mes desseins ? pouvais-je me proposer une fin plus excellente (2)?

 

 

Second point.

 

Est-ce peu de chose... d'être l'accomplissement des ouvrages de Dieu..., et qu'il se repose après toute l'éternité ? Il y aura de quoi contenter cette nature infinie. Lui qui a jugé que la production de cet univers n'était pas une entreprise digne de lui, se contentera après avoir consommé le nombre de ses élus. Toute l'éternité il ne fera que leur dire : Voilà ce que j'ai fait, voyez ; n'ai-je pas bien réussi dans mes desseins ? pouvais-je me proposer une fin plus excellente (3)?

 

 

 

Après avoir prêché le premier sermon pour le jour de Noël, sur la nativité de Noire-Seigneur, Bossuet l'a pareillement soumis a une nouvelle rédaction, si bien que nous avons deux sermons complets. Le dernier dans l'ordre chronologique n'est que le premier perfectionné, pour ainsi dire concentré ; il suffit, pour s'en convaincre, d'en confronter quelques phrases. Après avoir dit que le Verbe de Dieu a voulu descendre par trois degrés « de la souveraine grandeur a la dernière bassesse, » l'auteur continue :

 

 

Premier sermon, imprimé.

 

Premièrement il s'est fait homme, et il s'est revêtu de notre nature; secondement il s'est fait passible, et il a pris nos infirmités ; troisièmement il s'est fait pauvre, et il s'est chargé de tous les outrages de la fortune la plus méprisable. Et ne croyez pas, chrétiens, qu'il nous faille rechercher bien loin ces trois abaissements du Dieu-homme ; je vous les rapporte dans la même suite et dans la même simplicité qu'ils sont proposés dans mon évangile (4).

 

 

Second sermon, à imprimer.

 

Premièrement il s'est fait homme, secondement il s'est fait passible, troisièmes! il s'est fait pauvre et s'est charge de tous les opprobres de la fortune la plus méprisable. Le texte de mon évangile renferme en trois mots ce triple abaissement du Dieu-Homme.

 

Le lecteur pourra poursuivre, dans notre édition, ce parallèle aussi

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 35 et 53.— 2 Ibid., pag. 25. — 3 Ibid., pag. 50. Voir pag. 20 et 46, — 22 et 48, — 21 et 50, — 39 et 57. — 3 Ibid., pag. 297. L'édition de Versailles donne deux fois ce chiffre dans la pagination ; il faut donc chercher avec soin.

 

LXII

 

curieux qu'utile à étudier ; mais je ne crains pas de dire, en attendant son jugement, que la dernière rédaction l'emporte beaucoup sur la première. Dans le texte revu, tout se tient, tout s'enchaine, tout forme faisceau ; pas une proposition qui n'exprime une idée fondamentale, pas une expression qui ne serve a resserrer la trame du discours ; on croit lire une déduction de saint Thomas. Au contraire, dans le texte primitif, plusieurs phrases semblent entraver le développement des pensées, plusieurs séparer ce qui devrait être uni : c'est Bossuet lui-même qui a porté ce jugement. Déforis, qui mesure souvent le mérite des compositions littéraires sur la longueur, a sacrifié à l'ébauche l'œuvre achevée, perfectionnée. En effet il reproduit le premier sermon d'un bout à l'autre, sans en passer une ligne; mais il morcelé le second en plusieurs lambeaux, qui vont occuper différentes places : trois se mettent dans le texte du premier discours ; deux se rattachent à ce texte comme notes ; un se range a la suite sous le titre de Fragment; puis le reste, quelque chose comme la moitié d'un sermon, gagne le panier. Le premier passage intercalé forme, dans l'édition de Versailles, l'alinéa qui commence ainsi : « Quel est ce nouveau prodige (1) ? » le deuxième remplit plus loin l'alinéa dont voici les premiers mots : « Le grand pape saint Hormisdas (2) ; » enfin le troisième fournit les quatre alinéas dont le premier débute par cette phrase : « Il n'y a lien de plus vain que les moyens que l'homme recherche pour se faire grand (3). » Quel effet produit ce mélange de textes différents, cet amalgame d'exordes, de points, de péroraisons diverses? On n'a pas besoin de citations pour le comprendre. Le premier sermon, déjà bien long dans sa forme primitive, encore allongé par des additions maladroites, se traîne péniblement, lourdement, sous le poids des surcharges, au milieu des redondances oiseuses, inutiles, à travers des redites fatigantes, accablantes ; le second sermon, celui-là même que Bossuet a refait avec tant de soin, ce chef-d'œuvre qui se distingue entre des chefs-d'œuvre, est anéanti.

Nous trouvons dans les manuscrits cinq sermons pour la fête de la Circoncision. Cependant les éditions n'en donnent que quatre. C'est que l'affineur de Bossuet a refondu, pour n'en faire qu'un, les deux derniers. Dans son creuset, l'exorde du cinquième sermon s'est évanoui sans doute en scories ; le premier point s'est transformé en une pièce détachée; le troisième point a fait alliage, dans un lingot informe, avec le même point du quatrième sermon ; enfin les deux péroraisons se sont soudées bout à bout. L'exorde qui n'a pu soutenir l'épreuve de Déforis, Bossuet l'avait refait sur le premier avec le plus grand soin. Le point doublé, portant presque partout les deux crochets de Déforis, s'en va heurtant du pied à travers les cailloux. Enfin les deux péroraisons

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 300. — 2 Ibid., pag. 315. — 3 Ibid., pag. 330.

 

LXIII

 

juxtaposées commencent l’une et l'autre à deux pages d'intervalle, par ces mots : « Donc, mes frères, hâtons-nous d'entrer dans ce repos éternel » : Festinemus ergo ingredi in illam requiem (1) ; et chacune répète plusieurs fois, doublant le nombre par la duplication du texte : Festinemus..., festinemus ergo..., festinemus ingredi...

A ces deux péroraisons, Déforis en a joint une troisième, qui a pour but d'approprier le discours au temps du carnaval, puis une quatrième dans l'allocution que le prédicateur adressa au duc d'Epernon, dans la chapelle des anciens ducs, à Dijon. Le directeur de l'édition de Versailles a détaché ces deux morceaux pour les imprimer séparément après le sermon ; mais voici comment il commence la péroraison : 

Pour-nous préparer à entrer dans cette joie abondante, accoutumons-nous à la recevoir quand elle descend du ciel dans nos coeurs ; corrigeons les joies de la terre. Mais, ô Dieu! à quelle joie abandonnons-nous notre cœur?.... [Se] masquer, [se] déguiser, danser, courir, aller deçà et delà...: voilà la grande occupation de ceux qui se disent chrétiens (2). 

Sans parler de la joie abondante, de la joie de la terre, de la joie de notre cœur, ni des autres joies qu'on accumule les unes sur les autres en transportant dans le texte une note marginale, venons tout de suite à ces admirables [se] et [se]. Les quatre crochets devraient mettre en relief la scrupuleuse exactitude de l'éditeur ; mais ils montrent autre chose. Comme on le voit partout, on disait au temps de Bossuet masquer et déguiser dans le sens neutre, pour aller en masque et pour se produire sous un déguisement. Que signifie donc la correction ?

Ce n'est pas tout ; Déforis, non plus que les autres éditeurs, n'a pas su donner à l'allocution de Bossuet la place qui lui est destinée. On va le voir tout de suite.

 

 

Texte imprimé.

 

Si vous pleuriez de bonne foi vos péchés, si vous pouviez vous déprendre de ces plaisirs dégoûtants, de ces ennuyeuses délices dont vous devriez déjà être rassasiés, dont les sages espèrent toujours revenir; (mais Dieu n'en donne pas toujours le temps ou la grâce), par la vérité de celui dont j’annonce la parole, de ce mépris des plaisirs et des joies mondaines naîtra un autre plaisir, plaisir sublime qui naît non du trouble de l’âme, [mais de la

 

 

Texte à imprimer.

 

Festinemus ergo ; hâtons-nous, efforçons-nous. Il faut combattre, il faut lux effort. Ce sont ici les jours malheureux, les jours de l’ancien Adam, où il faut gagner par nos sueurs et par notre travail le pain de vie éternelle, où les vertus sont sans relâche aux mains avec les vices. Viendra le temps de poser les armes et de recevoir les couronnes, de se refaire du combat et de jouir de la victoire, de se dégager du travail et du goûter le repos : Admodo

 

 

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 559 et 562. — 2 Ibid., pag. 564.

 

LXIV

 

 

Texte imprimé.

 

paix d'une bonne conscience]. Une goutte rassasiera votre cœur; mais cette goutte croîtra toujours, et enfin elle vous fera posséder l'océan tout entier et l'abîme infini de félicités, que je vous souhaite, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.

Monseigneur, quoique votre altesse sérénissime aille être rejetée plus que jamais dans ce glorieux exercice, dans ces illustres fatigues, dans ce noble tumulte de la guerre; je ne crains pas de me tromper ni de parler à contretemps, en lui proposant pour objet ce grand et éternel repos (1).....

 

 

Texte à imprimer.

 

jam dicit spiritus ut requiescant à laboribus suis.

 

 

Monseigneur, quoique votre Altesse sérénissime aille être rejetée plus que jamais dans ce glorieux exercice..... (Comme dans la première colonne.)

 

 

 

 

On a remarqué avec quel art, par quel habile acheminement l'auteur arrive, dans le second texte, aux paroles qu'il adresse au duc d'Epernon. Dans le premier texte, au contraire, l'allocution vient inopinément, lorsque l'orateur a quitté la parole, après la lin du discours. On voit d'ailleurs que les expressions : Ce glorieux exercice, ces illustres fatigues, ce noble tumulte de la guerre et cet éternel repos ne se rapportent à rien. Il n'y a pas jusqu'à la sainte formule : « Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, » qui ne révèle une main maladroite; Bossuet aurait dit : «Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »

Mais si Déforis travaille dans les discours entiers, pourquoi n'exercerait-il pas dans les parties de discours ? L'exorde d'un sermon déjà cité, le second pour le dimanche de la Quinquagésime, remplit neuf pages. Bossuet le trouvant trop long, l'a beaucoup abrégé dans une nouvelle rédaction. Mais qu'a fait son éditeur littéraire ? Il a intercalé dans le premier exorde plusieurs passages du second, puis il a rejeté les autres. Voici quelques-unes des redites qu'amène coup sur coup, dans deux pages, cette mixtion de textes différents :

 

Je découvre tous les emplois, tous les exercices, toutes les occupations différentes qui partagent en tant de soins les enfants d'Adam. — Je contemple les divers emplois dans lesquels les hommes s'occupent.— Les uns se plaisent dans les emplois violents. — Quelques-uns recherchent avec ardeur les emplois publics.— Chacun est en action et en exercice. — Que de spectacles, que de durs exercices ! L'un aime les exercices durs et violents. Ensuite : Les inclinations sont plus dissemblables que les visages. — Pourrais-je vous rapporter une telle variété de coutumes et d'inclinations?— Vous raconterai-je les diverses inclinations des hommes? — Quand aurais-je fini ce discours, si j'entreprenais de vous raconter toutes ces mœurs différentes et ces humeurs incompatibles? — Je vois

 

1 Edition de Versailles, vol. XI, pag. 567.

 

LXV

 

cette multitude infinie de peuples et de nations avec leurs mœurs différentes et leurs humeurs incompatibles. — Je ne sais où arrêter ma vue, tant j'y vois de diversité. — C'est là qu'il se présente à mes yeux une variété plus étonnante. — Je ne puis considérer sans étonnement tant d'arts et tant de métiers avec leurs ouvrages divers. — Cette diversité confond mou esprit. — En combien d'ouvrages divers ont-ils divisé les esprits (1)! etc.

 

A tout cela il faudrait ajouter, si l'on voulait compléter le tableau, la guerre, le cabinet, le gouvernement, la judicature et les lettres, el le trafic et l'agriculture; puis le tumulte des armes, la chasse qui est une image de la guerre, l'étude des bonnes lettres et la navigation, le barreau et les boutiques, les occupations de la vie rustique et cette quantité innombrable de machines, etc. Quand l'on considère « ce mélange de choses, cette étrange confusion, » comme parle notre exorde, on ne sait ce qui doit étonner le plus, ou la présomption de l'homme qui n'a pas craint d'arranger ainsi les plus belles compositions de l'éloquence chrétienne, ou la crédulité du public qui a pris de semblables fouillis pour l'œuvre de l'aigle de Meaux.

Telle est la méthode de Déforis. Toutes les fois que Bossuet a soumis un de ses discours à une nouvelle rédaction, son ajusteur s'arroge le droit de faire acte de son métier. Et partout le même procédé : conserver l'ébauche intacte, parce qu'elle est plus longue; morceler l'œuvre parfaite, parce qu'elle offre moins de matière à remanier; puis mettre dans la contexture du premier sermon les découpures du dernier ; puis publier sous le titre de Fragments quelques passages, et jeter le reste au panier. On a dit souvent que Bossuet n'a que des discours abrégés, tronqués, mutilés. Sans doute il a quelquefois écrit deux exordes ou deux péroraisons pour le même discours, el je bénis cette surabondance de zèle et de génie; sans doute il n'a pas toujours fait de ses compositions oratoires un tableau fini, et tout le monde admire dans ses esquisses la variété de ses peintures. Mais qu'on démêle les sermons mêlés dans l'impression, et qu'on recueille dans les manuscrits les matériaux rejetés par l'inintelligence, on formera quelquefois des discours complets, parfaitement ordonnés, là où les éditions ne donnent que des fragments. C'est ainsi qu'on a reconstruit trois sermons dans le premier volume de Lebel.

Mais il est temps de résumer toutes nos observations sur la manière dont on a imprimé les sermons de Bossuet.

 

IX.

 

Après tout ce qui précède, j'ai le droit, ce me semble, de poser cette conclusion : toutes les éditions altèrent et défigurent  la parole de

 

1 Edition de Versailles, vol. XII, pag. 54-56.

 

LXVI

 

Bossuet par des procédés que désavoue la critique la moins sévère. Déforis, qui est à vrai dire le père de toutes, change souvent les termes et les tournures employés par l'immortel écrivain ; il ajoute à ses phrases de lourds compléments, qui ralentissent la marche du discours et détruisent de grandes beautés littéraires; il surcharge ses magnifiques commentaires de traductions triviales, qui font ordinairement double emploi ; il choisit mal les variantes, les accumule quelquefois les unes sur les autres et ne tient pas suffisamment compte de celles qu'il ne peut rattacher au corps des périodes ; il fait entrer dans les raisonnements les plus serrés des notes marginales qui brisent la connexité logique des idées, ou créent parfois des sens singulièrement étranges ; il rétablit les passages effacés sans remarquer les contradictions les plus choquantes; il remet en œuvre les matériaux déjà employés par l'architecte et lui attribue des œuvres qu'il n'a pas produites ; enfin il amalgame des textes différents pour faire un exorde de deux exordes, un sermon de deux sermons. Au moyen de ces remaniements, de ces mélanges et de ces suppositions; par ces intercalations maladroites, ces compléments déplorables et ces traductions terre à terre, il arrange souvent les plus beaux passages de telle façon, que le premier écrivain venu s'empresserait de les désavouer. Et qu'on ne l'oublie pas, les remarques faites jusqu'ici, les critiques soumises au lecteur portent sur un seul volume, ou plutôt sur un petit nombre de sermons de ce volume, le premier de Lebel ; et la matière n'est pas épuisée, tant s'en faut. Je le demande donc, le comte de Maistre a-t-il eu tort de dire : « Jamais auteur célèbre ne fut, à l'égard de ses œuvres posthumes, plus malheureux que Bossuet. » Aucun autre écrivain n'aurait survécu à pareille épreuve. Voulez-vous apprécier dignement Bossuet, voyez d'une part l'admiration des siècles, et de l'autre certaines pages imprimées de ses sermons. Quelle devait être la force de son éloquence et la puissance de son génie, pour triompher des redites et des doublures et des non-sens et de la prose qu'on lui a prêtés !

Le lecteur connaît maintenant, je l'espère, le but qu'on s'est proposé dans la nouvelle édition des sermons de Bossuet. Rétablir d'après les documents originaux les expressions, les phrases et les tournures de l'auteur; réintégrer les ellipses, les réticences, les suspensions oratoires, et autant que possible la ponctuation des manuscrits ; supprimer sans grâce ni merci toutes les additions de Déforis, en déchargeant le texte du lourd bagage de ses commentaires qui entravent la marche du discours, de ses traductions qui font double emploi, de ses élucubrations qu'il devait publier ailleurs que dans des chefs-d'œuvre; écarter avec la même justice et la même rigueur les passages effacés qu'il remet en œuvré de son autorité privée, et les témoignages des Pères qu'il porte de la marge au milieu des pages ; détacher du corps des discours les

 

LXVII

 

variantes doublées et les remarques isolées pour les donner en note , démêler les exordes, les points et les sermons amalgamés pour les publier séparément; après cela combler les lacunes, rapprocher les dislocations, réunir les morceaux dispersés qui peuvent former des ouvrages complets; en dehors des sermons, remplacer les sommaires des éditeurs par les analyses du grand écrivain; puis signaler brièvement l'époque et les circonstances qui ont vu naître tant d'oeuvres immortelles, soit pour faciliter l'intelligence des allusions délicates et de plusieurs passages, soit pour mettre le lecteur à même de suivre le développement et les progrès d'un incomparable talent, soit aussi pour prémunir l'inexpérience contre certaines expressions peut-être exagérées, désavouées peut-être par un goût pur, que Bossuet employait quelquefois dans sa jeunesse et que l'on imite plutôt à cet âge et toujours plus facilement que le simple, le naturel, les véritables beautés : voilà la tâche que deux choses ont fait entreprendre à de faibles forces, l'admiration d'un génie aussi pieux que sublime, et le désir de servir la cause des Lettres et de l'Eglise. Certes on n'a pas la prétention d'avoir rempli ce programme complètement, d'une manière irréprochable, à l'abri de justes critiques; mais on a la conviction, fondée sur des faits manifestes, d'avoir fait disparaître des fautes graves, écarté des interpolations malheureuses, relevé des variantes utiles et des notes profondes, je ne dis pas dans toutes les parties de tous les sermons, mais à chaque page, à chaque alinéa. Eclairé par les travaux de la critique et dirigé par les conseils de grands sa vans et d'illustres écrivains, on a déblayé le vestibule et relevé les colonnes du temple ; d'autres, plus habiles et trouvant de nouveaux matériaux de reconstruction, couronneront l'édifice.

Il ne me reste plus qu'à décharger mon cœur par l'accomplissement d'un devoir qui m'est aussi doux que sacré. Comme je l'indiquais tout à l'heure, la bienveillance, jointe à l'amour du bien et du beau, m'a fait ce bonheur, de remplir ma tâche sous la conduite des Maîtres : Mgr l'Evêque de Quimper, M. le Marquis de Nicolay, M. L. Veuillot, M. V. Cousin, m'ont généreusement accordé tous les conseils de la science, de la critique et du goût; que ces personnages éminents daignent recevoir ici l'hommage de ma reconnaissance.

Mgr l'Evêque de Meaux, si plein de bonté paternelle et si zélé pour le souvenir et le culte de son glorieux prédécesseur, a bien voulu mettre à ma disposition des autographes précieux, qui renferment plusieurs sermons : me serait-il permis de me joindre à l'opinion publique, pour reconnaître tant de condescendance et tant de mérite?

J'offre aussi mes remerciements aux employés de la Bibliothèque

 

LXVII

 

nationale, particulièrement à M. C. Claude, qui connaît si bien dans tous ses recoins ce département des manuscrits, je devais dire ce monde littéraire et scientifique, où les explorateurs découvrent de nouvelles planètes au firmament.

 

F. LACHAT.

 

 

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