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TROISIÈME SERMON
POUR
LE VENDREDI SAINT,
SUR LA PASSION
DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST (a).
Hic est sanguis meus Novi Testament.
C'est ici mon sang, le sang du Nouveau Testament. Matth.,
XXVI, 28.
Le testament de Jésus-Christ a
été scellé et cacheté durant tout le cours de sa vie. Il est ouvert aujourd'hui
publiquement sur le Calvaire, pendant que l'on y étend Jésus à la croix. C'est
là qu'on voit ce testament gravé en caractères sanglants sur sa chair
indignement déchirée ; autant de plaies, autant de lettres; autant de gouttes de
sang qui coulent de cette victime innocente, autant de traits qui portent
empreintes les dernières volontés de ce divin Testateur. Heureux ceux qui
peuvent entendre (b) cette belle et admirable disposition que Jésus a
laite en notre faveur et qu'il a confirmée par sa mort cruelle ! Nul ne peut
connaître cette écriture , que l'esprit de Jésus ne l'éclairé et que le sang de
Jésus ne le purifie. Ce testament est ouvert à tous, et les Juifs et les Gentils
voient le sang et les plaies de Jésus crucifié ; « mais ceux-là n'y
(a) Prêché en 1662, dans le Carême du Louvre, devant
le roi.
L'apôtre de la charité plaide dans ce sermon la cause des
pauvres avec son éloquence et son zèle ordinaires : « J'ai, dit-il dans la
péroraison, j'ai à vous proposer une peinture vivante et parlante qui porte une
expression naturelle de Jésus mourant. Ce sont les pauvres... Jésus soutire dans
les pauvres, il languit, il meurt de faim dans les pauvres,» etc. Ce sombre
tableau nous représente au naturel les angoisses et les calamités de 1681. In
peu plus loin, après avoir dit au roi que «Jésus mourant lui recommande ses
pauvres peuples,» le saint prédicateur ajoute : « Qui sait si ce n'est pas un
conseil de Dieu d'accabler pour ainsi dire le monde par tant de calamités, afin
que Votre Majesté portant promptement la main au secours de tant de misères,
attire sur tout son règne ces grandes prospérités que le Ciel lui promet si
ouvertement?» On voit que ces paroles indiquent le commencement du règne de
Louis XIV, et notre date par conséquent.
(b) Var. : Lire.
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voient que scandale, et ceux-ci n'y voient que folie (1). »
Il n'y a que nous, chrétiens, qui apprenons de Jésus-Christ même que le sang qui
coule de ses blessures est le sang du Nouveau Testament; et nous sommes ici
assemblés, non tant pour écouter que pour voir nous-mêmes dans la passion du
Fils de Dieu la dernière volonté de ce cher Sauveur, qui nous a donné toutes
choses quand il s'est lui-même donné pour être le prix de nos âmes.
Il y a dans un testament trois
choses considérables. On regarde en premier lieu si le testament est bon et
valide ; on regarde en second lieu de quoi dispose le testateur en faveur de ses
héritiers ; et on regarde en troisième lieu ce qu'il leur ordonne. Appliquons
ceci, chrétiens, à la dernière volonté de Jésus mourant : voyons la validité de
ce testament mystique par le sang et par la mort du testateur ; voyons la
magnificence de ce testament par les biens que Jésus-Christ nous y laisse ;
voyons l'équité de ce testament par les choses qu'il nous y ordonne. Disons
encore une fois, afin que tout le monde l'entende, et proposons le sujet de tout
ce discours. J'ai dessein de vous faire lire le testament de Jésus , écrit et
enfermé dans sa passion. Pour cela je vous montrerai combien ce testament est
inébranlable, parce que Jésus Ta écrit de son propre sang ; combien ce testament
nous est utile, parce que Jésus nous y laisse la rémission de nos crimes ;
combien ce testament est équitable, parce que Jésus nous y ordonne la société de
ses souffrances. Voilà les trois points de ce discours. Le premier nous
expliquera le fond du mystère de la passion, et les deux autres en feront voir
l'application et l'utilité. C'est ce que j'espère de vous faire entendre avec le
secours de la grâce.
PREMIER POINT.
Comme toutes nos prétentions
sont uniquement appuyées sur la dernière disposition de Jésus mourant, il faut
établir avant toutes choses la validité de cet acte, qui est notre titre
fondamental; ou plutôt, comme ce que fait Jésus-Christ se soutient assez de
soi-même, il ne faut pas tant l'établir qu'en méditer
1 I Cor., I, 23.
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attentivement la fermeté immobile, (a), afin
d'appuyer (b) dessus notre foi. Considérons donc, chrétiens, quelle est
la nature du testament de Jésus; disons en peu de paroles ce qui sera de
doctrine et seulement pour servir d'appui ; et ensuite venons bientôt à
l'application. In testament, pour être valide, doit être fait selon les lois.
Chaque peuple, chaque nation a ses lois particulières ; Jésus, soumis et
obéissant, avait reçu la sienne de son Père; et comme dans l'ordre des choses
humaines il y a des testaments qui doivent être écrits tout entiers de la propre
main du testateur, celui de notre Sauveur a ceci de particulier, qu'il de voit
être écrit de son propre sang et ratifié par sa mort, et par sa mort violente.
Dure condition qui est imposée à ce charitable Testateur, mais condition
nécessaire, que saint Paul nous a expliquée dans la divine Epître aux Hébreux. «
Un testament, dit ce grand Apôtre (1), n'a de force que par le décès de celui
qui teste ; tant qu'il vit, le testament n'a pas son effet, de sorte que c'est
la mort qui le rend fixe et invariable. » C'est la loi générale des testaments.
« Il fallait donc, dit l'Apôtre, que Jésus mourût , afin que le Nouveau
Testament qu'il a fait en notre faveur fût confirmé par sa mort. » Une mort
commune ne suffisait pas ; il fallait qu'elle fût tragique et sanglante ; il
fallait que tout son sang fût versé et toutes ses veines épuisées, afin qu'il
nous pût dire aujourd'hui : « Ce sang que vous voyez répandu pour la rémission
des péchés, c'est le sang du Nouveau Testament, » qui est rendu immuable par ma
mort cruelle et ignominieuse : Hic est enim sanguis meus (2).
Que si vous me demandez pourquoi
ce Fils bien-aimé avait reçu d'en haut cette loi si dure, de ne pouvoir disposer
d'aucun de ses biens que sous une condition si onéreuse, je vous répondrai en un
mot que nos péchés l'exigeaient ainsi. Oui, Jésus eût bien pu donner, mais nous
n'étions pas capables de rien recevoir; notre crime nous rendait infâmes et
entièrement incapables de recevoir aucun bien. Car les lois ne permettent pas de
disposer de ses biens en faveur de criminels condamnés, tels que nous étions par
une juste sentence. Il fallait donc auparavant expier nos crimes; c'est
1 Hebr., IX, 16, 17. — 2 Matth.,
XXVI, 28.
(a) Var. : Immuable.— (b) D'affermir.
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pourquoi le charitable Jésus voulant nous donner ses biens
qui nous enrichissent, il nous donne auparavant son sang qui nous lave, afin
qu'étant purifiés nous fussions capables de recevoir le don qu'il nous a fait de
tous ses trésors. Allez donc, ô mon cher Sauveur, allez au jardin des Olives,
allez en la maison de Caïphe, allez au prétoire de Pilate, allez enfin au
Calvaire, et répandez partout avec abondance ce sang du Nouveau Testament, par
lequel nos crimes sont expiés et entièrement abolis.
C'est ici qu'il faut commencer à
contempler Jésus-Christ dans sa passion douloureuse et à voir couler ce sang
précieux de la nouvelle alliance, par lequel nous avons été rachetés ; et ce qui
se présente d'abord à mes yeux, c'est que ce divin sang coule de lui-même dans
le jardin des Olives ; les habits de mon Sauveur sont percés et la terre toute
humectée de cette sanglante sueur qui ruisselle du corps de Jésus. O Dieu ! quel
est ce spectacle qui étonne toute la nature humaine, ou plutôt quel est ce
mystère qui nettoie et qui sanctifie la nature humaine ! Je vous prie de le bien
entendre.
N'est-ce pas que notre Sauveur
savait que notre salut était dans son sang, et que pressé d'une ardeur immense
de sauver nos âmes, il ne peut plus retenir ce sang qui contient en soi notre
vie bien plus que la sienne? Il le pousse donc au dehors par le seul effort de
sa charité; de sorte qu'il semble que ce divin sang, avide de couler pour nous,
sans attendre la violence étrangère, se déborde déjà de lui-même, poussé par le
seul effort de la charité. Allons, mes frères, recevoir ce sang : « Ah ! terre,
ne le cache pas : » Terra, ne operias sanguinem istum (1) : c'est pour
nos âmes qu'il est répandu, et c'est à nous de le recueillir avec une foi
pieuse.
Mais cette sueur inouïe me
découvre encore un autre mystère. Dans ce désir infini que Jésus avait d'expier
nos crimes, il s'était abandonné volontairement à une douleur infinie de tous
nos excès; il les voyait tous en particulier, et s'en affligeait sans mesure,
comme si lui-même les avait commis ; car il en était chargé devant Dieu. Oui,
mes frères, nos iniquités venaient fondre sur lui
1 Job, XVI, 19.
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de toutes parts, et il pouvait bien dire avec David :
Torrentes iniquitatis conturbaverunt me (1): « Les torrents des péchés
m'accablent. » De là ce trouble où il est entré lorsqu'il dit : « Mon aine est
troublées; » de là ces angoisses inexplicables qui lui font prononcer ces mots
dans l'excès de son accablement : « Mon âme est triste jusqu'à mourir : »
Tristis est anima mea usque ad mortem (2). Car en effet, chrétiens, la seule
immensité de cette douleur lui aurait donné le coup de la mort, s'il n'eût
lui-même retenu son âme pour se réserver à de plus grands maux et boire tout le
calice de sa passion. Ne voulant donc pas encore mourir dans le jardin des
Olives, parce qu'il devait pour ainsi dire sa mort au Calvaire, il laisse
néanmoins déborder son sang pour nous convaincre, mes frères, que nos péchés,
oui, nos seuls péchés, sans le secours des bourreaux, pouvaient lui donner la
mort. L'eussiez-vous pu croire, ô pécheur, que le péché eût une si grande et si
malheureuse puissance? Ah! si nous ne voyions défaillir Jésus qu'entre les mains
des soldats qui le fouettent, qui le tourmentent, qui le crucifient, nous
n'accuserions de sa mort que ses supplices ; maintenant que nous le voyons
succomber dans le jardin des Olives, où il n'a pour persécuteurs que nos péchés,
accusons-nous nous-mêmes de ce déicide : pleurons, gémissons, battons nos
poitrines et tremblons jusqu'au fond de nos consciences. Et comment pouvons-nous
n'être pas saisis de frayeur, ayant en nous-mêmes, au dedans du cœur, une cause
de mort si certaine? Si le seul péché suffisait pour faire mourir un Dieu,
comment pourraient subsister des hommes mortels, ayant un tel poison dans les
entrailles? Non, non, nous ne subsistons que par un miracle continuel de
miséricorde; et la même puissance divine qui a retenu miraculeusement l’âme du
Sauveur pour accomplir son supplice, retient la nôtre pour accomplir ou plutôt
pour commencer notre pénitence.
Après que notre Sauveur a fait
couler son sang par le seul effort de sa charité affligée, vous pouvez bien
croire , mes frères, qu'il ne l'aura pas épargné entre les mains des Juifs et
des Romains, cruels persécuteurs de son innocence. Partout où Jésus a été
pendant la suite de sa passion, une cruauté furieuse l'a chargé
1 Psal. XVII, 5. — 2 Joan.,
XII, 27. — 3 Matth., XXVI, 38.
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de mille plaies; si nous avons dessein de raccompagner dans
tous les lieux différents où il a paru, nous verrons partout des traces
sanglantes qui nous marqueront les chemins ; et la maison du pontife, et le
tribunal du juge romain, et le gibet et les corps-de-garde où Jésus a été livré
à l'insolence brutale des soldats, et enfin toutes les rues de Jérusalem sont
teintes de ce divin sang qui a purifié le ciel et la terre.
Je ne finirais jamais ce
discours, si j'entreprenais de vous raconter toutes les cruelles circonstances
où ce sang innocent a été versé ; il me suffit de vous dire qu'en ce jour de
sang et de carnage, en ce jour funeste et salutaire tout ensemble, où la
puissance des ténèbres avait reçu toute licence contre Jésus-Christ, il renonce
volontairement à tout l'usage de la sienne ; si bien qu'en même temps que ses
ennemis sont dans la disposition de tout entreprendre, il se réduit
volontairement à la nécessité de tout endurer. Dieu, par l'effet du même
conseil, lâche la bride sans mesure à la fureur de ses envieux, et il resserre
en même temps toute la puissance de son Fils; pendant qu'il déchaîne contre lui
toute la fureur des enfers, il retire de lui toute la protection du ciel, afin
que ses souffrances montent jusqu'au comble et qu'il s'expose lui-même nu et
désarmé, sans force et sans résistance, à quiconque aurait envie de lui faire
insulte.
Après cela, chrétiens, faut-il
que je vous raconte le détail infini de ses douleurs ? Faut-il que je vous
décrive comme il est livré sans miséricorde, tantôt aux valets, tantôt aux
soldats, pour être l'unique objet de leur dérision sanglante et souffrir de leur
insolence tout ce qu'il y a de dur et d'insupportable dans une raillerie
inhumaine et dans une cruauté malicieuse ? Faut-il que je vous le représente, ce
cher Sauveur, lassant sur son corps à plusieurs reprises toute la force des
bourreaux, usant sur son dos toute la dureté des fouets, émoussant en sa tête
toute la pointe des épines? O testament mystique du divin Jésus, que de sang
vous coûtez à cet Homme-Dieu, afin de vous faire valoir pour notre salut!
Tant de sang répandu ne suffit pas pour écrire ce testament
; il faut Maintenant épuiser les veines pour l'achever à la croix.
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Mes frères, je vous en conjure, soulagez ici mon esprit;
méditez vous-mêmes Jésus crucifié, et épargnez-moi la peine de vous décrire ce
qu'aussi bien les paroles ne sont pas capables de vous faire entendre.
Contemplez ce que souffre un homme qui a tous les membres brisés et rompus par
une suspension violente ; qui ayant les mains et les pieds percés, ne se
soutient plus que sur ses blessures, et tire ses mains déchirées de tout le
poids de son corps entièrement abattu par la perte du sang; qui parmi cet excès
de peines, ne semble élevé si haut que pour découvrir de loin un peuple infini
qui se moque, qui remue la tête, qui fait un sujet de risée d'une extrémité si
déplorable. Et après cela, chrétiens, ne vous étonnez pas si Jésus dit «qu'il
n'y a point de douleur semblable à la sienne (1). »
Laissons attendrir nos cœurs à
cet objet de pitié; ne sortons pas les yeux secs de ce grand spectacle du
Calvaire. Il n'y a point de cœur assez dur pour voir couler le sang humain sans
en être ému. Mais le sang de Jésus porte dans les cœurs une grâce de
componction, une émotion de pénitence : ceux qui demeurèrent au pied de sa croix
et qui lui virent rendre les derniers soupirs, « s'en retournèrent, dit saint
Luc, frappant leur poitrine (2). » Jésus-Christ mourant d'une mort cruelle et
versant sans réserve son sang innocent, avait répandu sur tout le Calvaire un
esprit de componction et de pénitence. Ne soyons pas plus durs que les Juifs;
faisons retentir le Calvaire de nos cris et de nos sanglots, pleurons amèrement
nos péchés, irritons-nous saintement contre nous-mêmes. Rompons tous ces
indignes commerces, quittons cette vie mondaine et licencieuse, portons en nous
la mort de Jésus-Christ, rendons-nous dignes parla pénitence d'avoir part à la
grâce de son testament. Il est fait, il est signé, il est immuable; Jésus a
donné tout son sang pour le valider; je me trompe, il en reste encore ; il y a
une source de sang et de grâce qui n'a pas encore été ouverte. Venez, ô soldat,
percez son côté; un secret réservoir de sang doit encore couler sur nous par
cette blessure. Voyez ruisseler ce sang et cette eau du côté percé de Jésus.
C'est l'eau sacrée du baptême, c'est l'eau de la pénitence,
1 Thren., I, 12 — 2 Luc,
XXIII, 48.
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l'eau de nos larmes pieuses. Que cette eau est efficace
pour laver nos crimes ! mais, mes frères, elle ne peut rien qu'étant jointe au
sang de Jésus, dont elle tire toute sa vertu. Coulez donc, ondes bienheureuses
de la pénitence, mais coulez avec le sang de Jésus, pour être capables de laver
les âmes. Chrétiens, j'entends le mystère ; je découvre la cause profonde pour
laquelle le divin Sauveur prodiguant tant de sang avant sa mort, nous en gardait
encore après sa mort même. Celui qu'il répand avant sa mort faisait le prix de
notre salut, celui qu'il répand après nous en montre l'application par les
sacrements de l'Eglise. Disposons-nous donc, chrétiens, à nous appliquer le sang
de Jésus, ce sang du Nouveau Testament, en méditant qu'il nous est donné pour la
rémission de nos crimes. C'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Jésus-Christ, pour nous mériter
la rémission de nos crimes, nous en a premièrement mérité la haine, et les
douleurs de sa passion portent grâce dans les cœurs pour les délester. Ainsi
pour nous rendre dignes de mériter ce pardon, cherchons dans sa passion les
motifs d'une sainte horreur contre les désordres de notre vie.
Pour cela il nous faut entendre
ce que le péché en général, et ce que tous les crimes en particulier ont fait
souffrir au Fils de Dieu, et apprendre à détester le péché par le mal qu'il a
fait à notre Sauveur. Le péché en général porte séparation d'avec Dieu et
attache très-intime à la créature. Deux attraits nous sont présentés avec ordre
indispensable de prendre parti. D'un coté le bien incréé, de l'autre le bien
sensible, et le cœur humain par un choix indigne abandonne le Créateur pour la
créature. Qu'a porté le divin Sauveur pour cette indigne préférence? La honte de
voir Barabbas, insigne voleur, préféré publiquement à lui-même par le sentiment
de tout un grand peuple (a) . Ne frémissons pas vainement contre
l'aveugle fureur de ce peuple ingrat. Tous les jours, pour faire vivre en nos
cœurs une créature chérie, nous faisons
(a) Var. : Le malheureux Barabbas était un
voleur, et c'est celui-là que nous voulons.
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mourir Jésus-Christ; nous crions : Qu'on l'ôte, qu'on le
crucifie ! nous-mêmes nous le crucifions de nos propres mains, « et nous foulons
aux pieds, dit le saint Apôtre (1), le sang du Nouveau Testament, répandu pour
laver nos crimes. »
Mais l'attache aveugle à la
créature au préjudice du Créateur, a mérité à notre Sauveur un supplice bien
plus terrible, c'est d'avoir été délaissé de Dieu. Car écoutez comme il parle :
« Mon Dieu, mon Dieu, dit Jésus, pourquoi m'avez-vous abandonné (2)? » Arrêtons
ici, chrétiens; méditons la force de cette parole et la grâce qu'elle porte en
nous pour nous faire détester nos crimes.
C'est un prodige inouï qu'un
Dieu persécute un Dieu, qu'un Dieu abandonne un Dieu, qu'un Dieu délaissé se
plaigne, et qu'un Dieu délaissant soit inexorable. C'est ce qui se voit sur la
croix. La sainte âme de mon Sauveur est remplie de la sainte horreur d'un Dieu
tonnant ; et comme elle se veut rejeter entre les bras de ce Dieu pour y
chercher son soutien, elle voit qu'il tourne la face, qu'il la délaisse, qu'il
l'abandonne, qu'il la livre tout entière en proie aux fureurs de sa justice
irritée. Où sera votre recours, o Jésus? Poussé à bout par les hommes avec la
dernière violence, vous vous jetez entre les bras de votre Père, et vous vous
sentez repoussé, et vous voyez que c'est lui-même qui vous persécute, lui-même
qui vous délaisse, lui-même qui vous accable par le poids intolérable de ses
vengeances. Chrétiens, quel est ce mystère ? Nous avons délaissé le Dieu vivant,
et il est juste qu'il nous délaisse par un sentiment de dédain, par un sentiment
de colère, par un sentiment de justice : de dédain, parce que nous l'avons
méprisé; de colère, parce que nous l'avons outragé; de justice, parce que nous
avons violé ses lois et offensé sa justice. Créature folle et fragile,
pourras-tu supporter le dédain d'un Dieu, et la colère d'un Dieu, et la justice
d'un Dieu? Ah ! tu serais accablée sous ce poids terrible. Jésus se présente
pour le porter. Il porte le dédain d'un Dieu, parce qu'il crie et que son Père
ne l'écoute pas; et la colère d'un Dieu, parce qu'il prie et que son Père ne
l'exauce pas; et la justice d'un Dieu, parce qu'il souffre et que son Père ne
s'apaise pas. Il ne s'apaise pas sur son Fils, mais il s'apaise sur
1 Hebr., X, 29. — 2 Matth.,
XXVII, 46.
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nous. Pendant cette guerre ouverte qu'un Dieu vengeur
faisait à son Fils, le mystère de notre paix s'achevait; on avançait pas à pas
la conclusion d'un si grand traité : « et Dieu était en Christ, dit le saint
Apôtre (1), se réconciliant le monde. »
Comme on voit quelquefois un
grand orage, le ciel semble s'éclater et fondre tout entier sur la terre ; mais
en même temps on voit qu'il se décharge peu à peu jusqu'à ce qu'il reprenne
enfin sa première sérénité, calmé et apaisé, si je puis parler de la sorte, par
sa propre indignation : ainsi la justice divine éclatant sur le Fils de Dieu de
toute sa force, se passe peu à peu en se déchargeant ; la nue crève et se
dissipe ; Dieu commence à ouvrir aux enfants d'Adam cette face bénigne et
riante, et par un retour admirable qui comprend tout le mystère de notre salut,
pendant qu'il délaisse son Fils innocent pour l'amour des hommes coupables, il
embrasse tendrement les hommes coupables pour l'amour de son Fils innocent.
Jetons-nous donc, chrétiens,
dans les horreurs salutaires du délaissement de Jésus, comprenons ce que c'est
que de délaisser Dieu et d'être délaissé de Dieu. Nos cœurs sont attachés à la
créature, elle y règne, elle en exclut Dieu; c'est pour cela que cet outrage est
extrême, puisque c'est pour le réparer que Jésus s'expose à porter pour nous le
délaissement, et le dédain de son propre Père. Retournons à Dieu, chrétiens, et
recevons aujourd'hui la grâce de réunion avec Dieu que ce délaissement nous
mérite.
Mais poussons encore plus loin,
et voyons dans la passion de notre Sauveur tous les motifs particuliers que nous
avons de nous détacher de la créature. Il faut donc savoir, chrétiens, qu'il y a
dans la créature un principe de malignité qui a fait dire à saint Jean,
non-seulement que «le monde est malin, mais qu'il n'est autre chose que
malignité (2). » Mais pour haïr davantage ce monde malin et rompre les liens qui
nous y attachent, il n'y a rien, à mon avis, de plus efficace que de lui voir
répandre contre le Sauveur toute sa malice et tout son venin. Venez donc
connaître le monde en la passion de Jésus ; venez voir ce qu'il faut attendre de
l'amitié, de la haine , de l'indifférence des hommes, de leur
1 II Cor., V, 19. — 2 I Joan.,
V, 19.
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prudence, de leur imprudence , de leurs vertus , de leurs
vices, de leur appui, de leur abandon, de leur probité et de leur injustice.
Tout est changeant, tout est infidèle ; tout se tourne en affliction et en
croix, et Jésus nous en est un exemple.
Oui, mes frères, tout se tourne
en croix. Et premièrement les amis : ou ils se détachent par intérêt, ou ils
nous perdent par leurs tromperies, ou ils nous quittent par faiblesse, ou ils
nous secourent à contre-temps selon leur humeur, et non pas selon nos besoins;
et toujours ils nous accablent. Le perfide Judas nous fait voir la malignité de
l'intérêt qui rompt les amitiés les plus saintes. Jésus l'avait appelé parmi ses
apôtres , Jésus l'avait honoré de sa confiance particulière et l'avait établi le
dispensateur de toute son économie. Cependant, ô malice du cœur humain! ce n'est
point ni un ennemi ni un étranger, c'est Judas, ce cher disciple, cet intime
ami, qui le trahit, qui le livre, qui le vole premièrement, et après le vend
lui-même pour un léger intérêt; tant l'amitié, tant la confiance est faible
contre l'intérêt. Ne dites pas : Je choisirai bien ; qui sait mieux choisir que
Jésus ? Ne dites pas : Je vivrai bien avec mes amis ; qui les a traités plus
bénignement que Jésus, la bonté et la douceur même ? Détestons donc l'avarice
qui a fait premièrement un voleur, et ensuite un traître même d'un apôtre ; et
n'ayons jamais d'assurance où nous voyons l'entrée au moindre intérêt.
C'est toujours l'intérêt qui
fait les flatteurs ; et c'est pourquoi ce même Judas, que le démon de l'intérêt
possède , s'abandonne par même raison à celui de la flatterie. Il salue Jésus,
et il le trahit ; il l'appelle son maître, et il le vend ; il le baise, et il le
livre à ses ennemis. C'est l'image parfaite d'un flatteur qui n'applaudit à
toute heure à celui qu'il nomme son maître et son patron, que pour trafiquer de
lui, comme parle l'apôtre saint Pierre. « Ce sont ceux-là, dit ce grand apôtre,
qui poussés par leur avarice, avec des paroles feintes, trafiquent de nous : »
In avaritià fictis verbis de vobis negotiabuntur (1). Toutes leurs
louanges sont des pièges, toutes leurs complaisances sont des embûches. Ils font
des traités secrets dans lesquels ils nous comprennent sans que
1 II Petr., II, 3.
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nous le sachions; ils s'allient avec Judas : « Que me
donnerez-vous, et je vous le mettrai entre les mains (1) ? » Ainsi ordinairement
ils nous vendent, et assez souvent ils nous livrent. Défions-nous donc des
louanges et des complaisances des hommes. Regardez bien ce flatteur qui épanche
teint de parfums sur votre tête ; savez-vous qu'il ne fait que couvrir son jeu ,
et que par cette immense profusion de louanges qu'il vous donne à pleines mains,
il achète la liberté de décrier votre conduite ou même de vous trahir sans être
suspect ? Qui ne te haïrait, ô flatterie corruptrice de la vie humaine, avec tes
perfides embrassements et tes baisers empoisonnés, puisque c'est toi qui livre
le divin Sauveur entre les mains de ses ennemis implacables?
Mais après avoir vu, Messieurs,
ce que c'est que des amis corrompus, voyons ce qu'il faut attendre de ceux qui
semblent les plus assurés. Faiblesse, méconnaissance, secours en paroles,
abandonnement en effet : c'est ce qu'a éprouvé le divin Jésus. Au premier bruit
de sa prise, tous ses disciples le quittent par une fuite honteuse (2). O Cour à
qui je prêche cet évangile, ne te reconnais-tu pas toi-même dans cette histoire?
N'y reconnais-tu pas tes faveurs trompeuses et tes amitiés inconstantes?
Aussitôt qu'il arrive le moindre embarras, tout fuit, tout s'alarme, tout est
étonné ; ou l'on garde tout au plus un certain dehors, afin de soutenir pour la
forme quelque apparence d'amitié trompeuse et quelque dignité d'un nom si saint.
Mais poussons encore plus loin, et voyons la faiblesse de cette amitié,
lorsqu'elle semble le plus secourante. C'est le faible des amis du monde de nous
vouloir aider selon leur humeur, et non pas selon nos besoins.
Pierre entreprend d'assister son
Maître, et il met la main à l'épée, et il défend par le carnage celui qui ne
voulait être défendu que par sa propre innocence. O Pierre ! voulez-vous
soulager votre divin Maître, vous le pouvez par la douceur et par la soumission,
par votre fidélité persévérante. O Pierre! vous ne le faites pas, Parce que ce
secours n'est pas selon votre humeur; vous vous abandonnez au transport aveugle
d'un zèle inconsidéré, vous frappez les ministres de la justice, et vous chargez
de nouveaux
1 Matth., XXVI, 15. — 2 Marc.,
XIV, 50.
66
soupçons ce Maître innocent qu'on traite déjà de séditieux.
C'est ce que fait faire l'amitié du monde; elle veut se contenter elle-même et
nous donner le secours qui est conforme à son humeur , et cependant elle nous
dénie celui que demanderaient nos besoins.
Mais voici, si je ne me trompe,
le dernier coup qu'on peut recevoir d'une amitié chancelante. Un grand zèle mal
soutenu, un commencement de constance qui tombe dans la suite tout à coup et
nous accable plus cruellement que si l'on nous quittait au premier abord. Le
même Pierre en est un exemple. Qu'il est ferme ! qu'il est intrépide ! il veut
mourir pour son Maître ; il n'est pas capable de l'abandonner. Il le suit au
commencement; mais, ô fidélité commencée, qui ne sert qu'à percer le cœur de
Jésus par un reniement plus cruel, par une perfidie plus criminelle ! Ah ! que
l'amitié de la créature est trompeuse dans ses apparences, corrompue dans ses
flatteries, amère dans ses changements, accablante dans ses secours à
contre-temps et dans ses commencements de constance qui rendent l'infidélité
plus insupportable ! Jésus a souffert toutes ces misères, pour nous faire haïr
tant de crimes que nous fait faire l'amitié des hommes par nos aveugles
complaisances. Haïssons-les, chrétiens, ces crimes, et n'ayons ni d'amitié , ni
de confiance dont Dieu ne soit le motif, dont la charité ne soit le principe.
Que lui fera maintenant souffrir
la fureur de ses ennemis? Mille tourments, mille calomnies, plaies sur plaies,
douleurs sur douleurs, indignités sur indignités, et ce qui emporte avec soi la
dernière extrémité des souffrances, la risée dans l'accablement, l'aigreur (a)
de la raillerie au milieu de la cruauté.
C'est une chose inouïe que la
cruauté et la dérision se joignent dans toute leur force, parce que l'horreur du
sang répandu remplit l’âme d'images funèbres qui modèrent cette joie malicieuse
dont se forme la moquerie. Cependant je vois mon Sauveur livré à ses ennemis
pour être l'unique objet de leur raillerie comme un insensé, de leur fureur
comme un scélérat ; en telle sorte, mes frères, que nous voyons régner dans tout
le cours de sa passion
(a) Var. : L'insulte.
67
la risée parmi les douleurs, et l'aigreur de la moquerie
dans le dernier emportement de la cruauté.
Il le fallait de la sorte; il
fallait que mon Sauveur « fût rassasié d'opprobres, » comme avait prédit le
prophète (1), afin d'expier et de condamner par ses saintes confusions, d'un
côté ces moqueries outrageuses, de l'autre ces délicatesses et ce point
d'honneur qui fait toutes les querelles. Chrétiens, osez-vous vous abandonner à
cet esprit de dérision qui a été si outrageux contre Jésus-Christ? Qu'est-ce que
la dérision, sinon le triomphe de l'orgueil, le règne de l'impudence, la
nourriture du mépris, la mort de la société raisonnable, la honte de la modestie
et de la vertu? Ne voyez-vous pas, railleurs à outrance, que d'opprobres et
quelle risée vous avez causés au divin Jésus, et ne craignez-vous pas de
renouveler ce qu'il y a de plus amer dans sa passion ?
Mais vous, esprits ombrageux qui
faites les importants et qui croyez vous faire valoir par votre délicatesse et
par vos dédains, dans quel abîme de confusions a été plongé le divin Jésus par
cette superbe sensibilité? Pour expier votre orgueil et votre dédain, il faut
que son supplice, tout cruel qu'il est, soit encore beaucoup plus infâme ; il
faut que ce Roi de gloire soit tourné en ridicule de toute manière, par ce
roseau, par cette couronne et par cette pourpre; il faut que l'insulte de la
raillerie le poursuive jusque sur la croix et dans les approches mêmes de la
mort; et enfin qu'on invente dans sa passion une nouvelle espèce de comédie,
dont toutes les plaisanteries soient pour ainsi dire teintes de sang, dont la
catastrophe soit toute tragique (a).
« Mes frères, dit le saint
Apôtre (2), nous sommes baptisés en sa mort; » et puisque sa mort est infâme,
nous sommes baptisés en sa confusion. Nous avons pris sur nous, par le saint
baptême, toute cette dérision et tous ces opprobres. Eh quoi ! tant de honte
tant d'ignominies, tant d'étranges dérisions dans lesquelles nous sommes plongés
par le saint baptême, ne seront-elles pas capables d'étouffer en nous les
cruelles délicatesses du faux point d'honneur? Et sera-t-il dit que des
chrétiens immoleront encore à cette
1 Thren., III, 30. — 2 Rom., VI, 3.
(a) Var. : Une nouvelle espèce de comédie où
tout est plein de sang.
68
idole et tant de sang et tant d'âmes que Jésus-Christ a
rachetées? Ah ! Sire, continuez à seconder Jésus-Christ, pour empêcher cet
opprobre de son Eglise et cet outrage public qu'on fait à l'ignominie de sa
croix.
Je voulais encore vous
représenter ce que font les indifférents ; et je vous dirai en un mot
qu'entraînés par la fureur, qui est toujours la plus violente, ils prennent le
parti des ennemis. Ainsi les Romains, que les promesses du Messie ne regardaient
pas encore, à qui sa venue et son Evangile étaient alors indifférents, épousent
la querelle des Juifs passionnés ; et c'est l'un des effets les plus
remarquables de la malignité de l'esprit humain, qui, dans le temps où il est
pour ainsi parler le plus balancé par l'indifférence, se laisse toujours gagner
plus facilement par le penchant de la haine. Je n'ai pas assez de temps pour
peser cette circonstance; mais je ne puis omettre en ce lieu ce que souffre le
divin Sauveur par l'ambition et la politique du monde, pour expier les péchés
que fait faire la politique. Toujours, si l'on n'y prend garde, elle condamne la
vérité, elle affaiblit et corrompt malheureusement les meilleures intentions.
Pilate nous le fait bien voir, en se laissant lâchement surprendre aux pièges
que tendent les Juifs à son ambition tremblante.
Ces malheureux savent joindre si
adroitement à leurs passions les intérêts de l'Etat, le nom et la majesté de
César qui n'y pensait pas, que Pilate reconnaissant l'innocence et toujours prêt
à l'absoudre, ne laisse pas néanmoins de la condamner. Oh! que la passion est
hardie, quand elle peut prendre le prétexte du bien de l'Etat ! Oh ! que le nom
du prince fait souvent des injustices et des violences qui feraient horreur à
ses mains, et dont néanmoins quelquefois elles sont souillées, parce qu'elles
les appuient ou du moins qu'elles négligent de les réprimer ! Dieu préserve de
tels péchés le plus juste de tous les rois; et que son nom soit si vénérable,
qu'il soit toujours si saintement et si respectueusement ménagé, que bien loin
d'opprimer personne, il soit l'espérance et la protection de tous les opprimés,
jusqu'aux provinces les plus éloignées de son empire.
Mais reprenons le fil de notre discours et admirons ici,
69
chrétiens, en Pilate la honteuse et misérable faiblesse
d'une vertu mondaine et politique. Pilate avait quelque probité et quelque
justice. Il avait même quelque force et quelque vigueur. Il était capable de
résister aux persuasions des pontifes et aux cris d'un peuple mutiné. Combien
s'admire la vertu mondaine, quand elle peut se soutenir en de semblables
rencontres ! Mais voyez que la vertu même, quelque forte qu'elle nous paroisse,
n'est pas digne de porter ce nom, jusqu'à ce qu'elle soit capable de toute sorte
d'épreuves. C'était beaucoup, ce semble, à Pilate d'avoir résisté à un tel
concours et à une telle obstination de toute la nation judaïque, et d'avoir
pénétré leur envie cachée malgré tous leurs beaux prétextes; mais parce qu'il
n'est pas capable de soutenir le nom de César qui n'y pense pas et qu'on oppose
mal à propos au devoir de sa conscience, tout l'amour de la justice lui est
inutile; sa faiblesse a le même effet qu'aurait la malice ; elle lui fait
flageller, elle lui fait condamner, elle lui fait crucifier l'innocence même ;
ce qu'aurait pu faire de pis une iniquité déclarée, la crainte le fait
entreprendre à un homme qui paraît juste. Telles sont les vertus du monde; elles
se soutiennent vigoureusement jusqu'à ce qu'il s'agisse d'un grand intérêt, mais
elles ne craignent point de se relâcher pour faire un coup d'importance. O
vertus indignes d'un nom si auguste! ô vertus qui n'avez rien par-dessus les
vices, qu'une faible et misérable apparence!
Qu'il me serait aisé, chrétiens,
de vous faire voir en ce lieu que la plupart des vertus du monde sont des vertus
de Pilate, c'est-à-dire un amour imparfait de la vérité et de la justice! On les
estime, on en parle, on en veut savoir les devoirs, mais faiblement et
nonchalamment. On demande à la façon de Pilate : « Qu'est-ce que la vérité? (1)
» et aussitôt on se lève sans avoir reçu la réponse. C'est assez qu'on s'en soit
enquis en passant et seulement pour la forme. Mais on ne veut pas pénétrer le
fond. Ainsi l'on ignore la vérité, ou l'on ne la sait qu'à demi; et la savoir à
demi, c'est pis que de l'ignorer tout entière, parce que cette connaissance
imparfaite fait qu'on pense avoir accompli ce qui souvent n'est pas commencé.
C'est ainsi qu'on vit dans le monde; et manque
1 Joan., XVIII, 38.
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de s'être affermi dans un amour constant de la vérité, on
étale magnifiquement une vertu de parade dans de faibles occasions, qu'on laisse
tout à coup tomber dans les occasions importantes.
Jésus donc étant condamné par
cette vertu imparfaite, nous apprend à expier ces défauts et ces faiblesses
honteuses. Vous avez vu, ce me semble, toute la malignité de la créature assez
clairement déchaînée contre Jésus-Christ; vous l'avez vu accablé par ses amis,
par ses ennemis, par ceux qui étant en autorité devaient protection à son
innocence, par l'inconstance des uns, par la cruelle fermeté des autres, par la
malice consommée et par la vertu imparfaite. Il n'oppose rien à toutes ces
insultes qu'un pardon universel qu'il accorde à tous, et qu'il demande pour
tous. « Père, dit-il, pardonnez-leur; car ils ne savent pas ce qu'ils font (1).
» Non content de pardonner à ses ennemis, sa divine bonté les excuse, elle
plaint leur ignorance plus qu'elle ne blâme leur malice; et ne pouvant excuser
la malice même, elle donne tout son sang pour l'expier. A la vue d'un tel excès
de miséricorde y aura-t-il quelque âme assez dure pour ne vouloir pas excuser
tout ce qu'on nous a fait souffrir par faiblesse, pour ne vouloir pas pardonner
tout ce qu'on nous a fait souffrir par malice? Ah! pardon, mes frères, pardon,
grâce, miséricorde, indulgence en ce jour de rémission; et que personne ne
laisse passer ce jour sans avoir donné à Jésus quelque injure insigne, et
pardonné pour l'amour de lui quelque offense capitale.
Mais au sujet de ces haines
injustes, je me souviens, chrétiens, que je ne vous ai rien dit dans tout ce
discours de ce que l'amour déshonnête avait fait souffrir au divin Jésus.
Toutefois, je ne crains point de le dire, aucun crime du genre humain n'a plongé
son âme innocente dans un plus grand excès de douleurs. Oui, ces passions
ignominieuses font souffrir à notre Sauveur une confusion qui l'anéantit. C'est
ce qui lui fait dire à son Père : Tu scis improperium meum (1). Ce
trouble qui agite nos sens émus a causé à sa sainte âme ce trouble fâcheux qui
lui a fait dire : « Mon âme est troublée (3). » Cette intime attache au plaisir
sensible qui pénètre la moelle de nos os, a rempli le fond de son cœur de
tristesse et de
1 Luc, XXIII, 34. — 2 Psal. LXVIII, 23. — 3
Joan., XII, 27.
71
langueur ; et cette joie dissolue qui se répand dans les
sens a déchiré sa chair virginale par tant de cruelles blessures qui lui ont ôté
la figure humaine, qui lui font dire par le saint Psalmiste : « Je suis un ver
et non pas un homme (1). » Donc, ô délices criminelles, de combien d'horribles
douleurs avez-vous percé le cœur de Jésus! Mais il faut aujourd'hui, mes frères,
satisfaire à tous ces excès en nous plongeant dans le sang et dans les
souffrances de Jésus-Christ.
TROISIÈME POINT.
C'est, Messieurs, ce qu'il nous
ordonne, et c'est la dernière partie de son testament. Quiconque veut avoir part
à la grâce de ses douleurs, il doit en ressentir quelque impression. Car ne
croyez pas qu'il ait tant souffert pour nous faire aller au ciel à notre aise et
sans goûter l'amertume de sa passion. Il est vrai qu'il a soutenu le plus grand
effort; mais il nous a laissé de moindres épreuves, et toutefois nécessaires
pour entrer en conformité de son esprit et être honorés de sa ressemblance.
C'est dans le sacrement de la
pénitence que nous devons entrer en société des souffrances de Jésus-Christ. Le
saint concile de Trente dit que les satisfactions que l'on nous impose doivent
nous rendre conformes à Jésus-Christ crucifié (2). Mon Sauveur, quand je vois
votre tête couronnée d'épines, votre corps déchiré de plaies, votre âme percée
de tant de douleurs, je dis souvent en moi-même : Quoi donc! une courte prière,
ou quelque légère aumône, ou quelque effort médiocre, sont-ils capables de me
crucifier avec vous? Ne faut-il point d'autres clous pour percer mes pieds qui
tant de fois ont couru aux crimes, et mes mains qui se sont souillées par tant
d'injustices? Que si notre délicatesse ne peut supporter les peines du corps,
que l'Eglise imposait autrefois à ses enfants par une discipline salutaire,
récompensons-nous sur les cœurs. Pour honorer la douleur immense par laquelle le
Fils de Dieu déplore nos crimes, brisons nos cœurs endurcis par l'effort d'une
contrition sans mesure. Jésus mourant nous y presse. Car que signifie ce grand
cri avec lequel il expire? Ah! mes frères,
1 Psal. XXI, 6. — 2 De
Satisfact. necess., Sess. XIV, cap. VIII.
72
il agonisait, il défaillait peu à peu, attirant l'air avec
peine d'une bouche toute livide et traînant lentement les derniers soupirs par
une respiration languissante. Cependant il fait un dernier effort pour nous
inviter à la pénitence : il pousse au ciel un grand cri, qui étonne toute la
nature et que tout l'univers écoute avec un silence respectueux. Il nous avertit
qu'il va mourir, et en même temps il nous dit qu'il faut mourir avec lui. Quelle
est cette mort? C'est qu'il faut arracher son cœur de tout ce qu'il aime
désordonnément, et sacrifier à Jésus ce péché régnant qui empêche que sa grâce
ne règne en nos cœurs.
Chrétiens, Jésus va mourir; il
baisse la tête, ses yeux se fixent; il passe, il expire : c'en est fait, il a
rendu l’âme. Sommes-nous morts avec lui? Sommes-nous morts au péché? Allons-nous
commencer une vie nouvelle? Avons-nous brisé notre cœur par une contrition
véritable, qui nous fasse entrer aujourd'hui dans la société de ses souffrances?
Qui me donnera, chrétiens, que je puisse imprimer en vos cœurs ce sentiment de
componction? Que si mes paroles n'en sont pas capables, arrêtez les yeux sur
Jésus et laissez-vous attendrir par la vue de ses divines blessures. Je ne vous
demande pas pour cela, Messieurs, que vous contempliez attentivement quelque
peinture excellente de Jésus-Christ crucifié. J'ai une autre peinture à vous
proposer, peinture vivante et parlante qui porte une expression naturelle de
Jésus mourant. Ce sont les pauvres, mes frères, dans lesquels je vous exhorte de
contempler aujourd'hui la passion de Jésus. Vous n'en verrez nulle part une
image plus naturelle. Jésus souffre dans les pauvres; il languit, il meurt de
faim dans une infinité de pauvres familles. Voilà donc dans les pauvres
Jésus-Christ souffrant, et nous y voyons encore pour notre malheur Jésus-Christ
abandonné, Jésus-Christ délaissé, Jésus-Christ méprisé. Tous les riches
devraient courir pour soulager de telles misères, et on ne songe qu'à vivre à
son aise, sans penser à l'amertume et au désespoir où sont abîmés tant de
chrétiens. Voilà donc Jésus délaissé; voici quelque chose de plus. Jésus se
plaint par son prophète de ce que « l'on a ajouté à la douleur de ses plaies : »
super dolorem vulnerum meorum addiderunt (1) ;
1 Psal. LXVIII, 31.
73
« de ce que dans sa soif extrême on lui a donné du vinaigre
(1). » N'est-ce pas donner du vinaigre aux pauvres que de les rebuter, de les
maltraiter, de les accabler dans leur misère et dans leur extrémité déplorable?
Ah! Jésus, que nous voyons dans ces pauvres peuples une image trop effective de
vos peines et de vos douleurs! Sera-ce en vain, chrétiens, que toutes les
chaires retentiront des cris et des gémissements de nos misérables frères, et
les cœurs ne seront-ils jamais émus de telles extrémités ?
Votre Majesté, Sire, les
connaît, et votre bonté paternelle témoigne assez qu'elle en est émue. Que Votre
Majesté, Sire, ne se lasse pas; puisque les misères s'accroissent, il faut
étendre les miséricordes ; puisque Dieu redouble ses fléaux, il faut redoubler
les secours et égaler autant qu'il se peut le remède à la maladie. Dieu veut
qu'on combatte sa justice par un généreux effort de charité, et les nécessités
extrêmes demandent que le cœur s'épanche d'une façon extraordinaire. Sire, c'est
Jésus mourant qui vous y exhorte; il vous recommande vos pauvres peuples; et qui
sait si ce n'est pas un conseil de Dieu d'accabler pour ainsi dire le monde par
tant de calamités, afin que Votre Majesté portant promptement la main au secours
de tant de misères, elle attire sur tout son règne ces grandes prospérités que
le Ciel lui promet si ouvertement ? Puisse Votre Majesté avoir bientôt le moyen
d'assouvir son cœur de ce plaisir vraiment chrétien et vraiment royal, de rendre
ses peuples heureux ! Ce sera le dernier trait de votre bonheur sur la terre;
c'est ce qui comblera Votre Majesté d'une gloire si accomplie, qu'il n'y aura
plus rien à lui désirer que la félicité éternelle, que je lui souhaite dans
toute l'étendue de mon cœur. Amen.
1 Psal. LXVIII, 20.
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