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LE V OCTOBRE. S. PLACIDE ET SES COMPAGNONS, MARTYRS.Quelle alliance de force et de grâce offre à nos yeux ravis le premier martyr de l'Ordre bénédictin! C'était le temps où l'empire ayant succombé, le joug des Goths ariens pesait sur l'Italie. Rome échappait à l'influence des races illustres qui avaient fait sa grandeur; celles-ci toutefois ne s'abandonnaient pas. Grande leçon réservée, pour l'heure des révolutions de l'avenir, à d'autres descendants de non moins nobles familles: en place du drapeau de l'honneur civique, confié jadis à leurs pères, les survivants du vieux patriciat curent à cœur de tenir plus haut encore l'étendard du seul héroïsme et des seules vertus qui demeurent pour l'éternité. Ce que faisant, Benoit de Nursie, dans sa fuite au désert, avait mieux qu'aucun triomphateur servi Rome et ses immortelles destinées. Le monde l'eut bientôt compris ; et alors commença, dit saint Grégoire, historien de Benoît, « le concours des nobles romains donnant leurs enfants au patriarche des moines, afin qu'il les nourrit pour le Dieu tout-puissant (1). » Placide était le premier-né du patrice Tertullus. Digne d'un tel fils, les aimables qualités révélées en celui-ci dès le plus jeune âge furent pour le 1. Gregor. Dialog. Lib. Il, cap. III. 390 père un motif d'offrir à Dieu, sans tarder plus, ces prémices très chères de sa paternité. Ainsi aimait-on dans ces temps, non pour le monde qui passe, mais pour la vie sans fin, non pour soi, mais pour le Seigneur. Vingt ans après, le Seigneur reconnaissait dignement la foi de Tertullus, en prenant, avec l'aîné, ses deux autres fils et leur sœur dans l'holocauste du martyre. Holocauste non nouveau du reste en l'héroïque famille, s'il est vrai qu'elle fût l'alliée parle sang, l'héritière des biens comme de la vertu du saint martyr Eustache, immolé quatre siècles plus tôt avec les siens pour le Christ (1). Parmi les enfants de grande espérance que les vaincus de l'ancien empire amenaient à l'école de milice nouvelle qui s'ouvrait pour eux dans la Vallée sainte, Sublac voyait aussi le fils d'Equitius, Maur, plus âgé que Placide de quelques années. Maur et Placide, aux noms inséparables éternellement de celui de Benoît, dont l'auréole se complète de leur gloire, aux rayons si concordants, si distincts pourtant. Egaux dans leur amour du Maître et du Père, eux-mêmes également aimés pour leur égale fidélité dans les œuvres bonnes (2), ils expérimentent à l'envi cette délectation des vertus qui fait de la pratique du bien une seconde nature (3). Mais tout pareil que soit leur zèle à manier au service du Christ roi les très fortes et très belles armes de l'obéissance (4), c'est merveille de voir le Maître se conformer à l'âge des disciples, s'adapter de telle sorte aux nuances de leurs âmes (5), que rien de précipité ou de contraint n'apparaît dans cette 1. V. plus haut, XX septembre, p. 282.— 2. S. P.
Benedict. Reg. cap. II.— 3. Ibid. cap. VII. — 4. Ibid Prolog. — b. Ibid.
cap. II. 391 éducation qui discipline la nature sans l'étouffer, qui suit l'Esprit-Saint et ne le dirige pas. Maur retracera surtout l'austère gravité de Benoît, Placide sa simplicité, sa douceur. Benoît prend Maur pour témoin du châtiment infligé au moine vagabond qui ne pouvait rester à la prière (1) ; c'est Placide qu'il veut près de lui sur la montagne où sa supplication obtient l'eau vive, grâce à laquelle péril et fatigue seront épargnés aux Frères habitant les rochers qui dominent l'Anio (2). Mais lorsque, dans ses promenades au bord du fleuve, tenant Placide par la main et appuyé sur Maur, le législateur des moines explique à tous deux les règles du code de perfection dont ils seront les apôtres, le ciel ne sait qu'admirer le plus, de la candeur du premier qui lui vaut les tendresses du Père, ou de la précoce maturité du second justifiant la confiance du patriarche et partageant déjà son fardeau (3). Qui n'a présente à la pensée l'admirable scène où Maur marcha sur les eaux, pour arracher Placide au lac qui allait l'engloutir? le retentissement s'en est prolongé dans tous les siècles monastiques et religieux, exaltant l'obéissance de Maur, l'humilité de Benoît, la clairvoyante simplicité de l'enfant sauvé des eaux et prononçant entre les deux comme juge du prodige (4). C'est de tels enfants que le Maître a pu dire en connaissance de cause : « Le Seigneur révèle souvent au plus jeune ce qui est le meilleur (5). » Et l'on peut croire que les souvenirs de la sainte Vallée dirigèrent sa plume, quand plus tard il formula pour toujours cette prescription : « En aucun lieu, lorsqu'il s'agira du 1.
Gregor. Dialog. Lib. II, cap. IV. — 2. Ibid. cap. V.
— 3. Ibid. cap. III. — 4. Ibid. cap. VII. — 5. S. P. Benedict. Reg. cap. III. 392 rang, on ne tiendra compte de l'âge, pas plus qu'il ne portera préjudice ; car Samuel et Daniel enfants ont jugé les vieillards (1). » 1. S.
P. Benedict. Reg. cap. LXIII. Les Leçons suivantes, qui sont celles du Bréviaire monastique, achèveront pour nous le récit de la vie de Placide et raconteront sa mort. En 1588. la découverte à Messine des reliques du Martyr et de ses compagnons de victoire est venue confirmer la véracité des Actes de leur glorieuse Passion. Ce fut à cette occasion que le Pape Sixte-Quint étendit la célébration de leur fête à toute l'Eglise sous le rit simple. Placide, né à Rome, eut pour
père Tertullus, de la très noble famille des Anicii. Il fut, encore enfant, offert à Dieu et confié à
saint Benoît. D'une admirable innocence, tels furent ses progrès dans la vie
monastique, qu'il compta parmi les principaux disciples du Maître. Il était
présent, lorsqu'une source miraculeuse jaillit, à la prière de celui-ci, au
désert de Sublac. Un autre prodige est celui dont il
fut l'objet lorsque, tout jeune encore, étant allé puiser au lac il y tomba et
fut sauvé, au commandement du bienheureux Père, par le moine Maur courant à
pied sec sur les eaux. Il accompagna Benoît lors de sa retraite en Campanie et,
dans sa vingt-deuxième année, fut envoyé en Sicile pour
y défendre contre d'injustes déprédations les possessions et droits assurés par
son père au monastère du Mont-Cassin. De grands et
nombreux prodiges marquèrent sa route, et ce fut précédé de la renommée de sa
sainteté qu'il parvint à Messine. Il lut le premier qui introduisit dans l'île
la discipline monastique, en construisant non loin du port, sur le domaine
paternel, un monastère où trente moines furent rassemblés. Rien qui l'emportât sur lui
en placidité douce, en humilité ; en prudence, gravité, miséricorde,
perpétuelle tranquillité d'âme, il surpassait tout le monde. La contemplation
des choses célestes absorbait le plus souvent ses nuits, ne s'asseyant un peu
que lorsque s'imposait la nécessité du sommeil. Combien grand n'était pas son
amour du silence ! fallait-il parler, tout son
discours était du mépris du monde et de l'imitation de Jésus-Christ. Son zèle pour
le jeûne était tel, qu'il s'abstenait toute l'année de chair et de laitage ;
pendant le Carême, les mardi, jeudi et Dimanche, il se contentait de pain et
d'eau fraîche, se passant les autres jours de toute nourriture. Il ne but jamais de vin, porta perpétuellement
le cilice. Cependant si grands, si nombreux étaient les miracles de Placide,
que leur éclat lui amenait en foule, implorant guérison, les malades non
seulement du voisinage, mais encore de l'Etrurie et de l'Afrique ; toutefois il
avait pris, dans son insigne humilité, l'habitude d'opérer au nom de saint
Benoît ces divers miracles et de lui en attribuer le mérite. Sa sainteté, ses prodiges
favorisaient grandement les progrès de la religion chrétienne, quand, la
cinquième année depuis sa venue en Sicile, eut lieu une irruption subite de
Sarrasins. Or, il se trouva que dans ces mêmes jours Eutychius
et Victorinus, frères de Placide, avec sa sœur la
vierge Flavia, étaient arrivés de Rome pour lui faire
visite ; les barbares, surprenant l'église du monastère pendant l'office de
nuit, s'emparèrent d'eux, ainsi que de Donat, de Fauste,
du diacre Firmat et des trente moines. Donat eut
aussitôt la tête tranchée. Les autres, amenés devant Manucha
le chef des pirates, furent sommés d'adorer ses idoles ; ce qu'ayant sans
faiblir refusé de faire, on les jeta
pieds et poings liés en prison sans aucune nourriture, après les avoir
frappés de verges, et avec ordre de les frapper tous les jours. Mais Dieu les
soutint ; lorsque après beaucoup de jours on les ramena au tyran, leur
constance dans la foi fut la même ; de nouveau flagellés à plusieurs reprises,
on les suspendit nus la tête en bas au-dessus d'une fumée épaisse, pour les
étouffer. Chacun les croyait morts ; le lendemain, ils reparaissaient pleins de
vie, miraculeusement guéris, sans aucune blessure. Alors le tyran s'en prit
séparément à la vierge Flavia, et ne pouvant rien sur
elle par menaces, il la fit suspendre nue par les pieds à une haute poutre Mais
comme il lui imputait à infamie cette épreuve : L'homme et la femme, dit la
vierge, ont un seul Dieu pour créateur et auteur ; c'est pourquoi mon sexe ne
me sera pas imputé près de lui à démérite, ni davantage cette nudité que je
supporte pour son amour à lui qui, pour moi, ne voulut pas être seulement
dépouillé de ses vêtements, mais encore attaché aune croix. Sur cette réponse Manucha furieux, après avoir repris contre elle le supplice
des verges et de la fumée, ordonne qu'on la livre à la prostitution. Mais
la vierge priait ; Dieu
paralysa ceux qui voulurent
l'approcher, et les punit de douleurs
subites en tous leurs membres. Après
la vierge, ce fut au frère de soutenir l'assaut.
Comme il
dénonçait la vanité des idoles, Manucha lui fit briser à coups de pierres la bouche et les dents,
puis commanda qu'on lui coupât la langue
jusqu'à la racine ; mais le martyr n'en
parlait pas avec moins de netteté et d'aisance. La colère du barbare
s'accrut à ce prodige ; sur Placide, sa
sœur et ses frères, renversés à terre, il ordonne qu'on entasse en poids énorme
des ancres et des meules, sans pourtant arriver davantage a leur nuire.
Enfin, de la seule famille de Placide trente-six martyrs eurent la tète
tranchée' avec leur chef, sur le
rivage du port de Messine ; ils remportèrent la palme avec beaucoup d'autres, le trois des nones d'octobre, l'an du
salut cinq cent trente-neuf. Quelques
jours plus tard, Gordien, moine
de ce même monastère échappé par la
fuite, retrouva tous les corps intacts et les ensevelit avec larmes. Quant aux barbares, ils furent peu après engloutis par les
ondes vengeresses de la mer en punition
de leur cruauté. 397 « Placide, mon très doux fils, pourquoi te pleurerais-je ? Tu ne m'as été enlevé que pour être à tous. Je veux rendre grâces pour ce sacrifice du fruit de mon cœur offert au Dieu tout-puissant (1). » Ainsi parlait, à la nouvelle du triomphe de ce jour, Benoît, le père de votre âme, mêlant ses larmes et sa joie. Il devait vous survivre de peu, assez toutefois pour, de lui-même, compléter séparations et déchirements en dirigeant vers le lointain pays de France le compagnon de vos jeunes années, Maur, qui de si longtemps ne devait pas vous rejoindre au ciel. La charité ne cherche pas ses intérêts (2); et c'est en s'oubliant et se perdant pour Dieu, qu'elle les trouve. Placide a disparu, Maur s'éloigne, et Benoît va mourir : c'est au moment où l'humaine prudence eût estimé l'œuvre du patriarche à jamais compromise, qu'affermissant ses racines elle étend sur le monde entier ses rameaux. Si le grain de froment ne tombe à terre et ne meurt, il reste seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit (3). Comme autrefois le sang des martyrs était une semence de chrétiens (4), il multiplie les moines à cette heure. Soyez béni, ô Placide, bien au delà de l'Italie qui vous donna naissance, de la Sicile qui vit vos combats ; soyez béni pour les épis sans nombre, moisson immense, sortis du grain de choix tombé aujourd'hui en terre : dans votre immolation, les analogies de la foi nous permettent de voir le secret du succès de la mission monastique accomplie par Maur. Ainsi, malgré la diversité grande et 1. Acta S. Placidi et Soc. cap. VII. — 2. I Cor. XIII, 5. — 3. JOHAN. XII, 24-25. — 4. Tertulliam.
Apologet.
I. 398 l'inégale longueur de vos sentiers, restez-vous unis pour le Maître et Père dont vous étiez la joie dans la sainte Vallée ; l'heure venue, des hauteurs du Cassin, il n'hésita pas devant le sacrifice plé-nier que lui demandait le Seigneur ; c'est pour cela que du ciel, aujourd'hui, il voit justifiées pleinement les espérances qu'il fondait sur tous deux. Daignez, ô Placide, ne cesser point de vous intéresser à l'extension du règne du Christ sur terre, aux progrès de la vie parfaite en l'Eglise, à la diffusion par le monde de cette famille monastique dont vous êtes la gloire. Les noviciats vous sont confiés en divers lieux : au souvenir de la formation privilégiée dont vous eûtes l'insigne avantage, veillez sur les aspirants de la meilleure part. A eux surtout s'applique le mot de l'Evangile : Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux (1) ce royaume des cieux qui consiste dans la possession anticipée de Dieu ici-bas par la vie d'union à laquelle conduit la voie des conseils. Puissent-ils rappeler aux Anges votre humble et douce simplicité, reconnaître la maternelle sollicitude à leur endroit de la sainte Religion par la filiale docilité qui répondit chez vous à la spéciale tendresse du législateur des moines Puissent ils, malgré la défaveur du monde, croître en nombre comme en mérite, à l'honneur de Dieu ! Les épreuves de l'heure actuelle doivent préparer la phalange monastique, l'état religieux entier, aux épreuves de l'avenir. C'est autour de lui que se grouperont les martyrs des derniers temps, comme firent près de vous les chrétiens de 1 . MATTH. XVIII, 3. 399 Messine, et vos deux frères, et cette héroïque Flavia si vraiment digne d'être appelée deux fois votie sœur. Puisse donc la troupe d'élite serrer ses rangs, rester indissolublement unie, pour redire d'une seule voix aux persécuteurs de l'avenir comme à ceux du présent : « Faites ce que vous avez résolu ; car nous n'avons qu'une âme, qu'une foi, qu'une manière de vivre (1). » 1. Acta S. Placidi et Soc. cap. V. |