ÉTAT RELIGIEUX IV

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QUATRIÈME SERMON SUR L'ÉTAT RELIGIEUX.
L'OPPOSITION MUTUELLE DES RELIGIEUX ET DES CHRÉTIENS DU SIÈCLE.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Je vous conjure, moi qui suis dans les chaînes pour le Seigneur, de vous conduire d'une manière qui soit digne de votre vocation.

 

Une vierge qui se consacre à Dieu par la profession religieuse peut dire, comme saint Paul, qu'elle est dans les chaînes pour le Seigneur; et c'est par son exemple qu'elle nous apprend au moins à remplir dignement les devoirs de la vocation chrétienne.

 

Division. Rien n'est plus capable de confondre la lâcheté des chrétiens du siècle, que de considérer la perfection de l'état religieux : première partie. Et rien n'est plus propre à consoler les religieux et à les confirmer dans leur vocation, que d'envisager les malheurs presque inévitables et les obligations des chrétiens du siècle : deuxième partie.

Première partie. Rien n'est plus capable de confondre la lâcheté des chrétiens du siècle, que de considérer la perfection de l'état religieux. Cette vue 1° leur découvre sensiblement ce qu'ils doivent être et ce qu'ils ne sont pas; 2° les détrompe de l'erreur dont ils se préviennent souvent, que la loi de Dieu est pour eux quelque chose d'impraticable; 3° réfute toutes les excuses qu'ils allèguent, quand on leur reproche leur paresse et leur négligence dans la voie de Dieu.

1° Cette vue découvre sensiblement aux chrétiens du siècle ce qu'ils doivent être et ce qu'ils ne sont pas. Dans les premiers siècles de l'Eglise, il n'y avait point de religieux, parce que les chrétiens, vivant en chrétiens, étaient alors comme autant de religieux. Dans la suite des temps, cet heureux état du christianisme a changé par le dérèglement des mœurs; et Dieu a suscité les religieux, afin qu'ils fussent pour les chrétiens du siècle une image sensible de la perfection dont ils sont déchus et où ils doivent tendre. Que doivent-ils donc dire en voyant la sainteté de la profession religieuse? ce que disait à peu près saint Antoine après avoir vu saint Paul anachorète : Malheur à moi qui porte en vain le nom de chrétien!

2° Cette vue détrompe les chrétiens du siècle de l'erreur dont ils se préviennent souvent, que la loi de Dieu est pour eux quelque chose d'impraticable. Quand ils voient tant de religieux pratiquer les conseils même les plus héroïques, comment peuvent-ils se persuader que l'observation des préceptes leur est impossible? Non poteris quod isti et istœ? Quoi! vous ne pourrez pas faire au moins une partie de ce que font ceux-ci et celles-là?

3° Cette vue réfute toutes les excuses qu'allèguent les chrétiens du siècle, quand on leur reproche leur paresse et leur négligence dans la voie de Dieu. Quel prétexte peut les justifier ? est-ce la naissance, l'éducation, l'âge, le tempérament, les infirmités? mais ils voient dans les communautés religieuses des personnes de toute condition, de tout âge, de tout tempérament, porter avec constance, et même avec une sainte allégresse, tout le poids de la règle la plus austère.

Deuxième partie. Mien n'est plus propre à consoler les religieux et à les confirmer dans leur vocation, que d'envisager, 1° les misères presque inévitables des chrétiens du siècle; 2° leurs obligations indispensables jusques au milieu du monde.

1° Les misères presque inévitables des chrétiens du siècle. Le religieux a ses croix : mais n'en a-t-on pas dans le monde? et, croix pour croix, celles de la religion ne valent-elles pas mieux, puisqu'elles sont salutaires? On dépend dans la religion : ne dépend-on pas dans le monde? et la servitude n'y est-elle pas incomparablement plus dure? Ainsi du reste.

2° Les obligations indispensables des chrétiens du siècle. Obligations auxquelles leur salut est attaché; obligations qui, dans ce qu'elles ont de plus essentiel et de plus onéreux, sont aussi étroites pour les personnes du monde que pour les religieux ; enfin obligations que les personnes du monde ne peuvent néanmoins remplir qu'avec des violences extrêmes, au lieu que les âmes religieuses ont toutes les facilités imaginables pour s'acquitter, soit des devoirs communs à tous les états du christianisme, soit des devoirs propres de leur profession. Du reste, avantages qui ne diminuent en rien le mérite du sacrifice que font à Dieu les personnes religieuses.

 

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Obsecro vos, ego vinctus in Domino, ut digne ambuletis vocutione qua vocati estis.

Je vous conjure, moi qui suis dans les chaînes pour le Seigneur, de vous conduire d'une manière qui soit digne de votre vocation. (Epitre aux Ephésiens, chap. IV, 1.)

 

C'est ainsi que parlait le grand Apôtre, exhortant les nouveaux fidèles qu'il avait formés en Jésus-Christ par l'Evangile ; et c'est ainsi que je me sens inspiré de vous parler aujourd'hui, mes chers auditeurs, dans l'obligation où je me trouve de vous instruire sur le sujet important de cette cérémonie, pour laquelle vous êtes ici assemblés. Saint Paul avait un droit particulier de tenir ce langage aux chrétiens d'Ephèse, parce qu'étant alors dans les fers pour le nom du Sauveur qu'il leur avait annoncé, il accomplissait lui-même dignement sa vocation à l'apostolat ; et il ne pouvait pas les engager plus efficacement à honorer par la sainteté de leur vie leur vocation au christianisme, qu'en alléguant son exemple, qui, supposé la haute estime qu'ils avaient de lui, était pour eux un des motifs les plus convaincants dont ils pussent être touchés. Car c'est pour cela, leur disait-il, mes Frères, que je me fais un honneur d'être prisonnier de Jésus-Christ : Ego vinctus Christi Jesu (1) ; et quand je me glorifie de cette qualité, ce n'est pas seulement pour moi, que Dieu par sa miséricorde a choisi dans le judaïsme, c'est pour vous qui êtes Gentils, c'est pour votre salut qui m'est si cher et si précieux; c'est afin de vous faire connaître le mérite de cette grâce, par où Dieu vous a appelés des ténèbres de l'infidélité à son admirable lumière, en vous communiquant le don de la foi : Hujus rei gratia, ego vinctus Christi Jesu pro vobis gentibus. Permettez-moi, Chrétiens, d'appliquer ceci à mon sujet. Une vierge qui se consacre à Dieu par la profession religieuse peut dire, aussi bien que saint Paul, qu'elle est dans les chaînes pour le Seigneur. En effet, les vœux qui l'engagent à Dieu sont pour elle de véritables liens, des liens dont elle ne rougit point, et dont elle fait même toute sa gloire; des liens qu'elle porte avec joie, et où elle met toute sa confiance ; des liens éternels qu'elle ne peut plus rompre, et qui la tiennent attachée inséparablement à Jésus-Christ. Elle aurait donc droit de dire aux chrétiens du siècle qui viennent assister à son sacrifice, ce que saint Paul disait aux Ephésiens : Obsecro vos, ut digne ambuletis vocatione qua vocati estis ; Je vous conjure, moi qui par un choix solennel vais me rendre captive pour Jésus-Christ, de profiter de mon

 

1 Ephes., III, 12

 

exemple, et de vous comporter d'une manière digne au moins de la vocation chrétienne. Or voilà justement, mes chers auditeurs, ce que vous prêche aujourd'hui, bien mieux que moi, cette généreuse fille qui va pour jamais se dévouer à Dieu ; et c'est ce qui va faire le sujet de ce discours, après que j'aurai demandé les lumières du Saint-Esprit par l'intercession de Marie : Ave, Maria.

 

Etre appelé de Dieu, c'est, dans la pensée de saint Paul, le premier effet de la prédestination divine, et par conséquent le principe de tous les biens, et le fondement du salut de l'homme : Quos prœdestinavit, hos et vocavit (1). Mais être appelé à un état de sainteté sans le connaître, et avoir reçu de Dieu une vocation sans en faire le discernement, c'est la source au contraire de tous les maux dans l'ordre de la grâce et du salut. En quelque condition que nous soyons, et quelque genre de vie que nous ayons embrassé, nous avons tous part, comme chrétiens, à cette vocation céleste, par où, comme dit saint Paul, Dieu nous a appelés en Jésus-Christ. Mais nous devons reconnaître, à notre confusion, qu'il y en a plusieurs parmi nous qui, grossiers et ignorants dans les choses de Dieu, quoique éclairés et intelligents dans celles du monde, ne savent pas, et par un abus encore plus déplorable, paraissent même ne se pas mettre en peine de savoir ce que c'est que cette vocation , c'est-à-dire qui n'en comprennent pas les engagements, qui n'en pénètrent pas les conséquences, et qui n'en ont jamais étudié les devoirs. Or c'est à quoi j'entreprends aujourd'hui de remédier. Car dans l'obligation où je me trouve de parler ici à deux sortes d'auditeurs, les uns engagés à vivre dans le monde , les autres consacrés à l'état religieux, mon dessein est de faire connaître aux premiers, que la Providence a choisis pour le monde , l'excellence et la sainteté de la vocation chrétienne, en la mesurant sur la vocation religieuse. Et pour m'acquitter en même temps de ce que je dois à ces chastes épouses du Sauveur, qui, poussées de l'esprit de Dieu, ont fait un divorce éternel avec le monde, je veux leur faire estimer le mérite et le prix de la vocation religieuse, en la réduisant aux principes de la vocation chrétienne. Voilà les deux fins que je me propose ; et l'illustre vierge qui fait le sujet de cette cérémonie me servira, pour l'une et pour l'autre, de preuve vivante. Car, comme elle est déjà

 

1 Rom., VIII, 30.

 

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plus que convaincue des saintes maximes sur lesquelles doit rouler tout ce discours, au lieu de l'exhorter et de l'instruire, je vous instruirai par elle, Chrétiens qui m'écoutez, je vous exhorterai par elle; ou, si je ne suis pas assez heureux pour vous persuader, je vous confondrai par elle : ce sera le sujet de la première partie. Et dans la seconde, en vous comparant, ou plutôt en vous opposant à elle, je la consolerai par vous, je lui ferai goûter son bonheur par vous, je l'affermirai dans sa vocation par vous. Voilà tout mon dessein, qui se réduit à deux vérités que je vous prie de bien concevoir; l'une qui regarde les chrétiens du siècle, et l'autre qui touche les religieux : ou plutôt qui, par l'opposition de ces deux étals, doivent l'une et l'autre apprendre également aux religieux et aux chrétiens du siècle à se conduire d'une manière digne de leur vocation : Ut digne ambuletis vocatione qua vocati estis. Car je prétends que rien n'est plus capable de confondre la lâcheté des chrétiens du siècle, que de leur faire considérer la perfection de l'état religieux : c'est ma première proposition. Et j'ajoute que rien n'est plus propre à consoler les religieux, et à les confirmer dans leur vocation, que de leur faire envisager les malheurs presque inévitables et les obligations des chrétiens du siècle : c'est ma seconde proposition. Que ne dois-je pas espérer de ces deux importantes vérités , si vous me donnez une attention favorable ?

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Il était de l'honneur de la religion , et l'ordre de la Providence l'exigeait ainsi, qu'il y eût toujours dans l'Eglise de Dieu de quoi confondre non-seulement l'impiété des chrétiens scandaleux et libertins, mais encore la négligence et la tiédeur des chrétiens lâches et imparfaits : et comme la charité de plusieurs devait se refroidir, selon la prédiction de Jésus-Christ, à mesure que l'iniquité irait croissant, aussi était-il nécessaire qu'au moins le zèle de quelques-uns dans la suite des temps se ranimât, pour empêcher que le désordre et le relâchement des autres ne prévalût. Or, c'est à quoi Dieu semble avoir admirablement pourvu, en opposant à ce relâchement des mœurs qui entraîne la plupart des chrétiens du siècle, la perfection de l'étal religieux ; et en voici les raisons, qui sont évidentes. En premier lieu , parce que cette vue de la perfection de l'état religieux découvre sensiblement aux chrétiens du siècle ce qu'ils sont, ou plutôt ce qu'ils doivent être ; ce qu'ils ont été, et malheureusement pour eux ce qu'ils ne sont plus ; le degré de sainteté dont ils sont déchus, et auquel Dieu les rappelle; la voie de perfection qu'ils ont quittée, et où ils doivent s'efforcer de rentrer. En second lieu, parce que, envisageant la perfection de l'état religieux, les chrétiens du siècle sont, malgré eux, détrompés d'une erreur grossière, dont ils se préviennent souvent, savoir, que la loi de Dieu, prise dans toute son étendue et dans son étroite rigueur, est pour eux quelque chose d'impraticable : puisqu'au contraire ils la doivent concevoir, non-seulement possible, mais facile et proportionnée à la faiblesse même de l'humanité , lorsqu'ils voient le courage de tant d'âmes religieuses qui enchérissent sur cette loi, et qui, non contentes de ses préceptes, s'imposent le joug de ses plus sévères conseils. En troisième lieu, parce qu'il est constant que la perfection de l'état religieux réfute invinciblement toutes les excuses qu'allèguent les chrétiens du siècle, quand on leur reproche leur paresse et leur lâcheté dans la voie de Dieu ; et détruit tous les prétextes dont ils se servent communément pour éluder les solides et utiles remontrances qu'on leur fait sur l'observation exacte de leurs devoirs. Trois raisons capables de les confondre ; mais en même temps, mes chères Sœurs, trois puissants motifs pour réveiller en vous cette sainte ferveur que je voudrais aujourd'hui vous inspirer. Ecoutez-moi.

Non, dans l'obligation indispensable où est l'homme chrétien d'agir et de vivre en chrétien, rien n'est plus important pour lui que de bien comprendre une fois l'excellence de son état, et de remonter de temps en temps, par de salutaires réflexions, jusqu'à son origine, pour reconnaître ce qu'il est, ou pour s'humilier de ce qu'il n'est pas. C'était la grande leçon que saint Paul faisait aux Corinthiens. Il leur remettait devant les yeux la sainteté de leur vocation , parce qu'il savait bien, dit saint Chrysostome, que du moment qu'ils s'appliqueraient à la considérer, ils en concevraient une haute idée ; que, remplis de la haute idée qu'ils en auraient conçue, ils feraient tous leurs efforts pour mener une vie qui y fût conforme ; et que vivant conformément à cette idée, ils deviendraient des hommes parfaits : Videte vocationem vestram, fratres. Ainsi leur parlait-il alors. Mais où voyons-nous aujourd'hui cette sainteté de la vocation chrétienne, et où pourrions-nous en

 

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trouver une vive image? Rendons-en vous et moi la gloire à Dieu : c'est dans l'état religieux, où Dieu non-seulement la fait subsister, mais la rend palpable et sensible. Car quoique nous ne puissions nous déguiser à nous-mêmes le triste changement qui s'est fait dans le christianisme, il est vrai néanmoins que Dieu a pris soin d'y susciter de saintes maisons, où la loi est pratiquée dans toute son étendue ; des maisons que nous pouvons regarder comme les asiles de la piété chrétienne, de la pauvreté, de l'humilité, de la pénitence et de la mortification chrétienne; des maisons où l'Evangile de Jésus-Christ non-seulement est reçu avec respect, mais suivi à la lettre et avec une pleine fidélité ; des maisons subsistantes au milieu de nous, pour servir de témoignage contre nous , et pour être des modèles visibles que nous puissions consulter, et sur qui nous puissions nous former. Prenez garde, s'il vous plaît, à ma pensée.

Dans les premiers siècles de l'Eglise, il n'était pas nécessaire qu'il y eût des religieux : pourquoi ? parce que les chrétiens , vivant comme chrétiens, étaient alors, au moins dans la préparation de leur cœur, autant de religieux. Ainsi saint Jérôme le témoigne-t-il en parlant de ces chrétiens d'Alexandrie que saint Marc forma, et qui servirent de modèles à tous ceux que l'on nommait disciples, c'est-à-dire sectateurs de la doctrine de Jésus-Christ et de sa loi. En effet, dit ce saint docteur, on ne voyait rien parmi eux qui ressentît le monde : ils renonçaient à leurs biens, ils ne possédaient rien en propre, ils obéissaient aux apôtres comme à leurs pasteurs, ils vaquaient jour et nuit à la prière, ils s'appelaient frères, n'ayant tous qu'un cœur et qu'une âme ; enfin , conclut saint Jérôme, ils étaient tous, par une profession générale, ce que sont maintenant, par un engagement particulier, ceux qui embrassent la vie monastique : Ex quo patet talem primorum in Christo credentium fuisse Ecclesiam, quales nunc monachi esse nituntur et cupiunt. Voilà le miracle que le Saint-Esprit opéra, quand il descendit sur les apôtres et sur tous les disciples assemblés, les ayant, tout grossiers qu'ils étaient, rendus capables d'une vocation si sainte ; je veux dire les ayant détachés du monde et d'eux-mêmes, et par une conversion qui fut, dans toutes ces circonstances, le plus incontestable changement de la main du Très-Haut, et le plus étonnant prodige de la grâce qu'on ait jamais vu sous le ciel, leur ayant inspiré à tous le mépris des biens de la terre, la fuite des honneurs du siècle, le renoncement aux plaisirs ; disons mieux, leur ayant inspiré à tous l'estime de la pauvreté jusqu'à s'en faire une béatitude, l'amour de l'humilité jusqu'à se glorifier des humiliations , le goût des croix et des souffrances jusqu'à se réjouir de ce qu'ils en étaient trouvés dignes. Miracle qui, de l'Eglise de Jérusalem où il commença, se répandit bientôt après dans les nations et parmi les Gentils, où, selon le texte sacré, on voyait s'augmenter et se multiplier de jour en jour le nombre des croyants : Augebatur credentium in Domino multitudo (1). Qu'est-ce à dire des croyants? c'est-à-dire de ceux qui, animés du même esprit que les apôtres, se dépouillaient de tout, et quittaient tout pour suivre Jésus-Christ. Lisez ce qu'en rapporte Eusèbe, et ce qu'il raconte de l'esprit d'abnégation où vivaient ces chrétiens, qui, sans autre titre que celui de simples chrétiens, étaient autant de pauvres volontaires, autant de martyrs de leur foi, autant d'exemples de toutes les vertus religieuses. Telle était, dis-je, selon la tradition des Pères, l'idée que l'on avait alors de la vocation chrétienne ; et cette idée, je le répète, n'était point une vaine spéculation, mais quelque chose de réel et de subsistant.

Mais le monde, dit saint Jérôme, n'était pas assez heureux pour pouvoir longtemps soutenir une telle perfection ; et cette perfection, quoique réelle, par un secret jugement de Dieu, ne devait pas longtemps être à l'épreuve de la contagion du monde. Qu'arriva-t-il? vous le savez, et pour peu de foi qu'il vous reste, vous en gémissez. La ferveur de l'esprit chrétien vint bientôt à se ralentir ; et l'idée même s'en serait perdue, si Dieu, qui la voulait conserver, la voyant effacée et comme détruite dans les chrétiens du siècle, ne l'avait retracée et renouvelée dans l'état religieux. Pourquoi retracée et renouvelée? Non-seulement, répond saint Jérôme, afin qu'il y eût toujours des hommes sur la terre qui rendissent à Dieu ce culte parfait dont le seul christianisme le peut honorer ; mais afin que ceux qui viendraient dans la suite à dégénérer de la pureté de ce culte, pussent au moins, quand il plairait à Dieu de les toucher, être en état d'y revenir, afin qu'ils en eussent toujours l'image présente, et que, malgré l'iniquité des derniers temps, j'eusse encore droit, comme prédicateur de l'Evangile, de leur dire : Videte vocationem vestram ; Apprenez, mes Frères, vous

 

1 Act., V, 14.

 

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dont l'aveuglement fait ma douleur, et pour la conversion desquels je me sens un zèle sincère, apprenez, par ce qui paraît à vos yeux, ce que c'est que d'être chrétien. Puisque vous en portez encore le nom, reconnaissez ce que vous êtes, et ne vous laissez pas pervertir jusqu'à oublier l'excellence et le prix de votre vocation. Pour vous en mieux instruire, contemplez-la et admirez-la dans ces épouses de Jésus-Christ, qui en sont les portraits vivants. Ne mesurez pas cette vocation chrétienne par les mœurs et par les maximes d'un certain monde qui vous séduit, et dont vous êtes obsédés. Pour en avoir une notion conforme à celle de saint Paul, sortez de ce monde profane ; entrez en esprit dans ces sanctuaires fermés pour le monde, où les servantes de Dieu l'ont leur demeure ; dans ces cloîtres d'où vous avouez que l'esprit du monde est banni, et où vous convenez que l'Esprit de Dieu règne souverainement : c'est là que vous verrez ce que c'est que votre vocation, et combien les voies où vous marchez sont éloignées de la perfection de celles qu'a voulu vous marquer l'Apôtre, quand il disait : Videte vocationem vestram. Donnons à tout ceci plus de jour par une réflexion qui m'a touché, et dont je suis assuré que vous serez touchés vous-mêmes.

Quand saint Antoine eut vu saint Paul, anachorète, dans le désert, et qu'il eut été lui-même témoin de la vie toute céleste que menait cet homme de Dieu : interrogé par ses disciples, qui le prièrent à son retour de leur faire part de L'édification qu'il avait tirée d'un tel exemple, dont ils le voyaient pénétré, il leur répondit, les larmes aux yeux, et frappant sa poitrine de douleur : Vœ mihi peccatori qui tam indigne monachi nomen fero ! Vidi Eliam, vidi Joannem in deserto, et ut verum dicam, vidi Paulum in paradiso ; Ah ! mes Frères, malheur à moi qui porte si indignement le nom de solitaire ! J'ai vu un second Elie, j'ai vu un autre Jean-Baptiste ; et, pour vous parler sans figure, j'ai vu Paul, non pas dans une habitation terrestre, mais dans un paradis. Voilà, hommes du siècle, mais avec bien plus de raison, ce que vous devez penser. Quand vous sortez d'un monastère, où- vous reconnaissez vous-mêmes que Dieu est glorifié , comme il l'est ici, par l'observance exacte de la règle, et qu'après une cérémonie aussi touchante que celle dont vous allez être témoins, vous retournez dans vos maisons, voilà ce que chacun de vous se doit dire dans l'amertume de son âme, et avec un cœur contrit : Vœ mihi peccatori qui tam indigne christiani nomen fero! Malheur à moi qui ne suis qu'un faux chrétien, et qui ne mérite pas même d'en porter le nom ! J'ai vu des anges dans des corps mortels; j'ai vu des vierges dont les vêtements, blanchis dans le sang de l'Agneau, n'ont jamais été souillés d'aucune tache ; j'ai vu des âmes dont le monde n'était pas digne, et qui, renonçant au monde, se sont rendues dignes de Dieu. Et qui suis-je, moi pécheur? qui suis-je, moi pécheresse? C'est ainsi, dis-je, mes chers auditeurs, que doivent parler, non-seulement ceux d'entre vous qui, dans l'idée commune, passent pour mondains, mais ceux mêmes dont la conduite est estimée plus régulière et plus louable. Car quelque parfaits que je les conçoive, ou que vous les supposiez, que font-ils dans le monde qui soit comparable à la vie de ces saintes filles que Dieu a séparées du monde ? en quoi approchent-ils de leur pauvreté et de leur austérité ? en quoi les imitent-ils dans cette abnégation totale d'elles-mêmes, dans cet assujettissement éternel de leur volonté, dans cette obéissance qu'elles ont vouée, et dont elles se font un mérite capital? Qu'est-ce que la vertu d'un homme et d'une femme du monde mise en parallèle avec tout cela? Cependant ces servantes de Dieu protestent qu'elles n'ont entrepris des choses si contraires à la nature, qu'elles n'ont embrassé des réformes si étroites, qu'elles ne se sont ensevelies avec Jésus-Christ par une pénitence si rigoureuse, que pour arriver, et plus tôt et plus sûrement, à cette perfection où elles ont conçu que le christianisme les appelait : et ce qui les humilie, ce qui fait le sujet de leur douleur, ce qu'elles se reprochent sans cesse, c'est de se voir encore bien éloignées de ce christianisme parfait où elles aspirent. Et en effet, si moi qui vous parle, j'avais cru pouvoir être dans le monde aussi solidement chrétien, aussi purement chrétien , aussi exactement chrétien que je le puis être dans l'état religieux, je n'aurais jamais pris le parti de la religion. Car je n'ai cherché dans la religion que ce qui pouvait m'aider à être chrétien ; et je n'ai donné la préférence de mon choix à la profession religieuse, que parce que la foi m'a appris que c'est de tous les états celui qui approche le plus de cet ancien christianisme, dont nous révérons encore la pureté. Or, suivant ce principe, mes chers auditeurs, qui que vous soyez, et pour peu de justice que vous vouliez vous faire, comment pourriez-vous, vivant dans le monde, ne vous pas humilier

 

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à la vue de ces saints modèles, et de ces ferventes épouses du Sauveur ? Et comment pourriez-vous n'en pas tirer cette confusion salutaire qui doit être le remède efficace et souverain de tous vos relâchements? Confusion que vous devez faire consister à vous représenter souvent l'état dont vous êtes déchus, et qui m'autorise à vous dire ce que Dieu, dans l'Apocalypse, disait autrefois à une âme tiède : Memor esto unde excideris (1) ; Souvenez-vous de ce que vous avez été, et de ce que vous n'avez cessé d'être que parce que vous avez oublié qu'être chrétien, c'est, sans autre engagement que celui-là, être religieux d'esprit et de cœur. Passons à la seconde raison.

Une des principales erreurs dont les lâches chrétiens se préoccupent, et qui contribue davantage à les endurcir dans leurs désordres, est de se figurer la loi de Dieu, non-seulement austère et difficile, mais, du moins par rapport à eux, moralement impossible ; de se plaindre qu'elle surpasse leurs forces, et, par une pusillanimité dont ils voudraient lui imputer la cause, de se décourager et de se désespérer même absolument d'atteindre jamais à sa sainteté. Mais moi, je dis qu'un des grands moyens dont se sert la Providence pour détromper ces chrétiens faibles et timides d'une si pernicieuse erreur, c'est de leur opposer la perfection de l'état religieux, en les convainquant malgré eux que la loi de Dieu n'est point en effet impraticable, puisqu'il se trouve des âmes, non-seulement qui la pratiquent dans toute son étendue, mais qui vont encore au delà, et qui, comptant pour rien, ou pour trop peu, d'en remplir la juste mesure par l'observation des préceptes, y ajoutent volontairement et de gré les vœux de la religion; des âmes généreuses qui, gardant inviolablement, et de l'aveu du monde même, exemplairement tous les devoirs de la profession religieuse qu'elles ont embrassée, servent dans le monde, ou pour mieux dire contre le monde, d'une preuve authentique et invincible, je ne dis pas de la possibilité, mais de la facilité de la loi chrétienne. Car, avec quel front un mondain, pour se disculper des dérèglements de sa vie, osera-t-il prétexter l'impossibilité imaginaire de cette loi, tandis que des millions de vierges courent avec allégresse dans la voie des commandements; c'est peu, dans la voie des conseils les plus héroïques et les plus opposés aux inclinations de la chair et du sang?

Et c'est ici, Chrétiens, que je vous conjure

 

1 Apoc, II, 5.

 

de vous appliquer à vous-mêmes ce qui li autrefois une si forte impression sur le grand docteur de l'Eglise, saint Augustin, et ce qui produisit enfin dans sa personne ce changement miraculeux de la main du Très-Haut. Pressé du désir d'être à Dieu, et déjà, à l'égard de tout le reste, détaché du monde, il ne tenait plus au péché que par une seule habitude. Mais cette seule habitude, par les fausses idées dont il était prévenu, lui semblait un obstacle invincible à sa conversion. Il voulait rompre ses liens, mais il désespérait de le pouvoir. De là cette guerre cruelle qui lui déchirait l'âme, cette incertitude où il demeurait, ces délais et ces retardements continuels, tantôt voulant et tantôt ne voulant plus : disant toujours que ce serait pour le lendemain, et ne disant jamais que ce serait pour le jour présent : Cras, cras. Mais que fit Dieu ? il lui fit voir en esprit la Chasteté, qui se présentant devant lui, et lui montrant une troupe de vierges de tout âge et de tout état, lui disait, pour le piquer d'une sainte émulation : Non poteris quod isti et istœ? Ne pourrez-vous pas ce que celles-ci et ceux-là ont pu ? ne pourrez-vous pas ce que peuvent tant d'autres, faibles comme vous, et sujets aux mêmes tentations que vous? Ce reproche l'humilia, le réveilla, le toucha. Malgré ses propres préventions, Augustin, cédant à la force de l'exemple, crut enfin qu'avec le secours de la grâce il lui serait possible et même aisé de sortir d'esclavage. Il le crut; et, convaincu qu'il le pourrait, il en vint à une pleine exécution. Or c'est ainsi, mes chers auditeurs, que Dieu, par mon ministère et par ma bouche, s'adresse à vous, et que, malgré vous, il vous détrompe sensiblement du vain prétexte dont votre lâcheté se couvre, quand il vous met devant les yeux la vie de ces incomparables filles, qui sont et l'honneur de leur sexe, et les prédestinées du monde chrétien. Car c'est comme s'il vous disait : Hommes transgresseurs de ma loi, vous qui, pour la violer plus hardiment et avec moins de remords, la traitez d'impraticable; vous qui feignez dans le précepte un excès de rigueur qui n'y fut jamais, et dont cependant votre libertinage se prévaut : Qui finis laborem in prœcepto (1) ; voyez, pour vous convaincre de votre injustice et de votre erreur, ces vierges ferventes, qui, animées d'une sainte confiance, ont eu le courage d'enchérir même sur ma loi; et qui, dans la vue de me plaire, parle choix libre qu'elles ont fait, mènent une vie plus angélique qu'humaine

 

1 Ps., XCIII, 20.

 

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Voyez l'infatigable persévérance avec laquelle elles soutiennent les observances les plus mortifiantes pour le corps, et les plus humiliantes pour l'esprit. Voyez leur force à remporter sur elles-mêmes des victoires, et à se faire des violences qui ne leur étaient point absolument nécessaires pour le royaume du ciel. Voyez leur détachement de tout ce que le monde avait pour elles, non-seulement d'agréable et de délicieux, mais d'innocent et de permis. Prétendez-vous après cela que les devoirs communs du christianisme soient un fardeau trop pesant pour vous ? et lorsque ces âmes fidèles ont l'avantage et la gloire de faire le plus, vous obstinerez-vous à croire que vous ne pouvez pas faire le moins ?

En effet, Chrétiens, quelle excuse pouvez-vous alléguer qui ne soit invinciblement réfutée par un tel exemple ? c'est la troisième raison qui suit de l'autre. Est-ce la naissance? est-ce l'éducation ? est-ce l'âge , le  tempérament? sont-ce les infirmités? Mais entre ces vierges de Jésus-Christ, combien par leur naissance étaient ou aussi distinguées, ou même plus distinguées que vous ? cependant elles ont pu fermer les yeux à tout l'éclat qui les environnait, pour s'ensevelir dans l'obscurité du cloître : combien dans la maison paternelle avaient été élevées, non-seulement au milieu de toutes les aises et de toutes les commodités de la vie, mais au milieu de toutes les délices, au milieu de toute la magnificence du monde? cependant elles ont pu se priver de tout ce que le monde avait de plus engageant et de plus flatteur, pour embrasser un état de pénitence , d'abnégation et de croix : combien, dans une jeunesse aussi vive que la vôtre, ont comme vous des inclinations naturelles et des passions à vaincre ; ou combien , dans une vieillesse aussi avancée et aussi caduque, ont à porter le poids des années qui les accablent? cependant y a-t-il une inclination un peu trop humaine qu'elles n'attaquent et qu'elles ne combattent sans relâche ? y a-t-il une passion qu'elles ne surmontent? à quels exercices ne se rendent-elles p;is assidues, malgré la pesanteur de l'âge, qui leur pourrait servir de prétexte pour s'en dispenser? Et, si peut-être elles se trouvent forcées d'accepter quelques dispenses que la règle leur accorde, disons mieux, que la règle leur impose , par quelles autres  pratiques prennent-elles soin, autant qu'il est en leur pouvoir, de compenser d'ailleurs ce que leur fait perdre une triste nécessité  dont elles se plaignent? Sont-elles toutes d'un tempérament plus ferme et plus robuste que vous ? sont-elles toutes d'un sexe plus capable de soutenir le travail? sont-elles toutes plus exemptes des faiblesses de la nature? toutes néanmoins, sans égard aux forces, ni à la santé, s'assujettissent au même joug et remplissent les mêmes obligations. Or voilà, mondains, par où Dieu vous jugera; voilà par où elles vous jugeront elles-mêmes. Car c'est ce que Jésus-Christ leur a promis dans la personne de ses apôtres : Vos qui reliquistis omnia, et secuti estis me, sedebitis judicantes. Rien donc de plus propre à  confondre la lâcheté des chrétiens du siècle, que de considérer la perfection de l'état religieux; et rien en même temps de plus propre à consoler les religieux que de considérer l'état des chrétiens du siècle : autre vérité que j'ai à vous faire voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Grâce à la providence de notre Dieu, c'est de tout temps que les vrais religieux, quoique pauvres et dénués de tous les biens de la terre, n'ont pas laissé d'être contents de leur état, jusqu'à s'estimer plus heureux que les mondains avec tous les biens qu'ils possèdent ; et c'est de tout temps que, malgré la vie dure et mortifiée où les engage la profession religieuse, persuadés qu'ils avaient choisi la meilleure part, ils se sont consolés dans leurs peines, par la comparaison qu'ils ont faite de leur condition avec celle des chrétiens du siècle. Mais quelque avantageuse qu'ait été pour eux cette comparaison, j'ose dire que la plupart n'en ont profité qu'à demi ; et il m'est au moins évident que jamais ils n'en ont tiré tout le fruit qu'il serait à souhaiter que chacun en tirât : pourquoi? parce qu'il est certain que la plupart des religieux n'ont jamais assez bien connu le monde, même en le quittant, ni après l'avoir quitté, pour comprendre parfaitement jusqu'à quel point l'état des chrétiens du siècle, comparé avec la vie religieuse, leur pouvait et leur devait être un fonds de consolation. Or c'est, mes chères Sœurs, ce qui me reste à vous développer. Vérité que je soutiens être la plus touchante, et la plus capable de vous affermir, dans votre vocation, pour peu que vous vous appliquiez à deux réflexions que vous avez dû faire mille fois, et que je vous ai marquées dès l'entrée de ce discours, c'est-à-dire pour peu que vous envisagiez d'une part les misères inévitables, et de l'autre les indispensables devoirs des chrétiens engagés à vivre dans le monde.

 

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Ecoutez-moi, et vous allez en être convaincues.

Un des points sur quoi saint Bernard croyait autrefois avoir droit de féliciter ceux qui se séparaient du monde, et qui faisaient profession de la vie monastique, était celui-ci. Il est vrai, mes Frères, leur disait-il, la vie que nous menons dans la religion paraît aux enfants du siècle quelque chose de triste; mais ils n'en jugent de la sorte que parce qu'ils sont dans l'erreur, et qu'ils ne nous connaissent pas. Nos abstinences et nos jeûnes, nos macérations et nos veilles leur donnent une idée affreuse, mais vaine et mal fondée, de notre état : car ce qui les trompe, c'est qu'ils ne voient en tout cela que nos croix qui sont extérieures, et qu'ils ne voient pas l'onction intérieure de la grâce qui les adoucit, et qui nous rend nos croix mêmes non-seulement supportables, mais aimables : Cruces vident, unctiones non vident. Ainsi parlait ce Père, touché de l'expérience qu'il en avait, et qu'en avaient ceux qui, formés et instruits à son école, l'expérimentaient comme lui. Mais si les enfants du siècle sont trompés quand ils estiment la condition des religieux malheureuse , je ne crains point, saintes épouses du Sauveur, de vous dire que vous vous trompez encore bien plus dans le jugement que vous faites des enfants du siècle, si vous les estimez heureux : et pourquoi ? parce que vous ne voyez que leurs joies , qui, quoi qu'ils en disent, sont des joies fausses et apparentes, et que vous ne voyez pas leurs amertumes et leurs chagrins, d'autant plus véritables et plus réels, qu'ils sont secrets et cachés. Or, ce principe supposé, il me serait aisé, mes chères Sœurs, de vous découvrir ici une source féconde et inépuisable de consolations même sensibles, que vous n'avez peut-être jamais goûtées, et dont je voudrais que vous fussiez aussi pénétrées que Dieu m'a souvent fait la grâce d'en être pénétré moi-même. Car je n'aurais pour cela qu'à vous faire un plan du monde , seulement tel qu'il m'est connu : que serait-ce, si je vous le représentais tel qu'il est en effet? ce serait assez pour vous obliger à bénir mille fois le ciel, qui vous en a séparées. Je n'aurais, pour vous faire sentir le bonheur de cette séparation , qu'à entrer dans le détail des choses à quoi vous engage la sainte règle que vous professez, et ensuite qu'à y opposer l'iniquité, la sévérité, la dureté, et, si je l'ose dire, la tyrannie des lois que le monde prescrit à ceux qui le servent.

En qualité de religieuses, vous avez des croix à porter, j'en conviens ; et malheur à vous si vous n'aviez plus ce caractère de ressemblance avec le Dieu crucifié, qui est votre divin époux : mais s'il y a des croix dans la religion, le monde n'a-t-il pas les siennes, plus pesantes et plus affligeantes? et les vôtres, comparées à celles du monde, méritent-elles proprement d'être appelées croix? Votre vie dans la religion est un perpétuel exercice de pénitence, je le sais; mais je soutiens aussi que c'est ce qui en fait pour vous non-seulement la sainteté, mais la félicité, puisque, dans la pensée des Pères , depuis le péché, il n'y a plus pour l'homme perdu d'autre ressource, ni par conséquent d'autre félicité sur la terre, que la pénitence : Paenitentia est hominis rei felicitas (1). Et pour vous montrer qu'en ceci vous n'avez fait que changer d'objet, et que selon le monde même vous y avez encore gagné , dites-moi, mes chères Sœurs, qu'est-ce que la vie de la plupart des mondains? qu'est-ce que la vie d'un avare , ou d'un ambitieux? qu'est-ce que la vie d'un courtisan esclave de la faveur, sinon une continuelle pénitence, d'autant plus malheureuse qu'elle est inutile et forcée? au lieu que la vôtre est au moins volontaire et salutaire. Or, pénitence pour pénitence , ne comptez-vous pas pour un don de Dieu d'avoir choisi celle qui vous conduit au salut, et de vous être affranchies de celle qui n'eût point eu d'autre effet que de vous affliger sans vous sauver? Vous faites profession, comme religieuses, de vous mortifier et de vous humilier : n'est-on pas sans cesse et malgré soi mortifié et humilié dans le monde? et au lieu qu'en vous mortifiant, vous avez du moins l'avantage de pouvoir dire à Dieu, comme David : Propter te mortificamur (2). C'est pour vous, Seigneur, et pour vous seul que . nous souffrons ; le mondain n'est-il pas réduit à tenir dans un sens tout opposé le même langage , en disant au monde : Propter te. C'est pour toi, monde réprouvé, que je me captive, c'est pour toi que je me fais violence, c'est pour toi que je souffre et que je gémis ; et parce que c'est pour toi, j'ai le malheur encore avec tout cela de me damner? Vous dépendez, dans la maison de Dieu, d'une supérieure qui vous tient lieu de mère, et qui en a tout le zèle et tous les soins : mais de combien de maîtres durs, impérieux, bizarres, dépendent ceux qui prétendent à quelque chose dans le monde? Comme religieuses, vous n'avez plus de volonté ; et est-il permis d'en avoir à ceux qui se

 

1 Tertul. — 2 Psal., XLIII, 22.

 

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dévouent au monde? Sans sortir du saint lieu où nous sommes, que ne puis-je, pour vous détromper des fausses idées que vous avez peut-être encore du monde, vous révéler ici le secret des cœurs ! et de tous les chrétiens du siècle qui m'écoutent (car à peine yen a-t-il que je doive excepter, et qui ne puissent me servir de témoins des misères du monde dans les conditions mêmes du monde les plus distinguées), de ces hommes, dis-je, du siècle, devant qui je parle, que ne puis-je vous faire connaître les déboires et les déplaisirs mortels ! quels troubles les agitent, quels chagrins les accablent, quelles passions les déchirent, quelles jalousies les rongent, quelles disgrâces les désolent, quelles injustices qu'ils se croient faites les désespèrent, quels dégoûts ils ont à essuyer, et quels rebuts à supporter! Vous vous les figurez dans les divertissements et les plaisirs : que ne puis-je vous faire comprendre ce que leur coûtent ces prétendus plaisirs , et de quel fiel sont mêlés pour eux ces vains divertissements ! Ils vous paraissent comblés de biens : sans parler de ce qui leur manque, et de ce que la cupidité toujours insatiable leur fait désirer au delà de ce qu'ils ont, que serait-ce , si vous saviez à quoi les biens mêmes qu'ils possèdent les exposent ; les peines qu'ils ont à les conserver, les alarmes que leur cause la crainte de les perdre, la douleur qu'ils ressentent en les voyant dépérir, les envies, les traverses, les persécutions que leur fortune leur attire? Ah! mes chères Sœurs, vous et moi qui avons renoncé au monde, nous serions , en vue de tout cela , remplis, animés, pénétrés d'une vive et intime reconnaissance envers notre Dieu. Les actions de grâces que nous lui rendons pour le bienfait inestimable de notre vocation , ne procéderaient plus seulement de la foi qui nous élève à l'espérance des biens futurs, mais d'un sentiment presque naturel que l'expérience même des biens présents produirait en nous. Sans attendre d'autre centuple que celui-là, nous éprouverions dès maintenant, mais avec un excès de douceur qui serait comme l'avant-goût de notre béatitude, combien il est avantageux d'avoir tout méprisé pour Jésus-Christ; et la seule chose que nous aurions à craindre , en nous comparant avec les partisans du monde, c'est que la tranquillité et la paix de notre état ne nous tînt déjà lieu de récompense, et ne diminuât en quelque manière le mérite de notre sacrifice. Et en effet, à combien d'épouses du Sauveur l'obéissance qu'elles ont vouée dans la religion, de gênante qu'elle peut quelquefois leur paraître , ne deviendrait-elle pas pour jamais douce et aimable, si elles concevaient bien ce que c'est que l'assujettissement de la plupart des épouses du siècle? et combien d'âmes religieuses, que Dieu éprouve de temps en temps par certains ennuis, ne guérirais-je pas tout à coup de cette tentation, si je pouvais leur donner les connaissances que j'ai, non plus des désordres et des abominations , mais des tribulations et des malheurs dont le monde est plein ; je dis ce monde dont l'éclat semble plus nous éblouir, et dont la figure trompeuse a plus l'air de prospérité?

Mais je me suis réservé quelque chose de plus essentiel et de plus fort pour la conclusion de ce discours : et quoi? le voici. Outre les croix et les misères que les chrétiens du siècle ont à supporter, ils ont comme chrétiens, dans le siècle même, des devoirs à remplir ; et ces devoirs bien entendus doivent les faire trembler, pour peu qu'ils aient de christianisme. Or ce qui les doit faire trembler, c'est ce qui doit achever, mes chères Sœurs, de nous consoler. Je m'explique. Je dis que ces devoirs doivent faire trembler les chrétiens du siècle; pourquoi ? parce que ce sont des devoirs auxquels le salut est attaché pour eux aussi bien que pour nous ; parce que ce sont des devoirs dont l'observation est par conséquent aussi indispensable pour eux que pour nous, et parce que ce sont enfin des devoirs dont la pratique est beaucoup plus difficile pour eux que pour nous. En effet, ces chrétiens que la divine Providence a laissés dans le monde, et qui peuvent, selon leur vocation, y demeurer sans être appelés à la même perfection que nous, sont appelés au même salut. Ce salut ne leur est pas moins important qu'à nous ; ce salut ne leur est pas promis à de meilleures conditions qu'à nous; ils doivent comme nous l'acheter, comme nous le mériter, comme nous y travailler ; et voilà pourquoi Dieu leur a donné sa loi et prescrit certains devoirs. Il leur a dit, comme à nous : Hoc fac, et vives. Gardez mes commandements, et vous aurez la vie éternelle ; mais sans cela n'attendez de moi qu'une affreuse damnation. A bien examiner ces commandements de Dieu, nous trouverons que tout ce qu'ils ont d'essentiel et de plus onéreux est aussi étroit pour toutes les personnes du monde que pour les personnes religieuses; que les uns et les autres, sur mille points, doivent à Dieu la même obéissance et la même fidélité ; que les uns et les autres ont sur mille

 

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sujets, à l'égard du prochain, les mêmes obligations de justice et de charité ; qu'en mille rencontres il est également enjoint aux uns et aux autres de veiller sur eux-mêmes, de garder leur cœur, de faire le bien , et de se maintenir dans un état de grâce et de sainteté. Mais voici le triste sort des mondains, et ce qu'il y a dans leur condition de bien déplorable et de bien terrible : c'est que , liés aussi étroitement que nous, il leur est du reste bien moins facile qu'a nous de satisfaire à ces préceptes, dont ils ne peuvent toutefois se dispenser sans encourir la bai ne de Dieu, et sans s'exposer à toute la sévérité de ses jugements. J'en dis trop peu : c'est qu'il leur est d'une extrême difficulté de les garder, ces préceptes, et qu'ils ne le peuvent sans livrer les plus violents combats, et sans remporter de continuelles victoires. D'où il arrive de deux choses l'une , ou qu'ils cèdent lâchement aux obstacles qu'ils ont à surmonter, et que, transgressant la loi, ils se damnent ; ou que, voulant résister au torrent et être fidèles à la loi, ils ont à chaque pas de nouveaux efforts à faire, et ne peuvent se maintenir dans l'ordre que par un travail sans relâche et une constance infatigable. De là cet abandon où vivent les uns, lâchant la bride à toutes leurs passions, parce qu'ils désespèrent de les pouvoir réprimer ; suivant en aveugles toutes leurs cupidités, parce qu'ils ne se sentent pas un courage assez affermi pour en soutenir les attaques et pour les arrêter ; cédant à la tentation qui les sollicite, parce qu'ils ne se croient pas assez forts pour la surmonter : état si commun dans le monde , mais état qui doit faire horreur à quiconque n'a pas perdu tout principe de religion et toute crainte de Dieu. De là cette guerre perpétuelle où les autres passent leurs jours : guerre domestique et contre eux-mêmes, contre les désirs qui les sollicitent, contre les ressentiments qui les aigrissent, contre les jalousies qui les piquent, contre toute la fragilité et toute la corruption naturelle du cœur de l'homme , dont le poids les accable, ou les accablerait si, par une force supérieure , ils ne s'élevaient au-dessus de la nature et de ses faiblesses : guerre étrangère et contre tout ce que le monde leur présente, contre les exemples du monde, contre les discours du monde , contre les maximes  du monde, contre les coutumes du monde, contre les respects du monde, contre les intérêts du monde ; en  sorte qu'ils éprouvent bien ce qu'éprouvait l'Apôtre, lorsqu'il disait (1) : Intus

 

1 2 Cor., VII, 5.

 

pugnœ, forts timores ; Assauts au dedans , alarmes et dangers au dehors. Guerre néanmoins nécessaire, c'est-à-dire guerre où ils sont obligés de prendre les armes et de combattre ; ce n'est pas assez : où ils sont obligés de vaincre, et de vaincre toujours, et de vaincre en toutes rencontres et sur toutes sortes de sujets. Car ce ne sera point pour eux une excuse au tribunal de Dieu, que la difficulté de la loi : difficile ou non, de l'avoir une fois violée, et sur un seul point, ce serait assez pour faire leur condamnation. Voilà, je le répète, pour peu qu'ils s'intéressent à leur propre salut (et à quoi peuvent-ils être sensibles , si l'affaire de leur salut ne les touche pas), voilà ce qui doit les désoler et les consterner.

Mais c'est cela même, mes chères Sœurs, qui doit nous faire sentir l'avantage de notre état, cela même qui nous le doit faire estimer et aimer. Nous y avons deux sortes de devoirs, devoirs communs à tous les états du christianisme, et devoirs propres à la profession religieuse. Or, sans m'arrêter aux devoirs communs, dont l'observation nous est incontestablement beaucoup plus facile, je prétends, et vous l'éprouvez, que dans les devoirs même particuliers auxquels nous nous sommes volontairement soumis, il n'y a rien de si sublime, rien de si héroïque et de si parfait, qui dans la pratique ne nous devienne plus aisé que ne le sont aux mondains les devoirs les plus ordinaires : pourquoi cela? Ne le savez-vous pas? c'est que l'état religieux, en nous éloignant du monde, nous éloigne de tout ce qui pourrait séduire notre esprit et corrompre notre cœur ; c'est que dans l'état religieux nous n'avons devant nous que des exemples qui nous soutiennent, qui nous animent, qui nous sanctifient ; c'est que nous ne voyons rien, que nous n'entendons rien, que nous ne faisons rien qui ne nous porte à la perfection où nous sommes appelés : d'où il arrive que nous nous sauvons, et même que nous nous perfectionnons, sans avoir les mêmes périls à courir, les mêmes ennemis à repousser, ni par conséquent les mêmes violences à nous faire. Nous ne sommes point obligés de nous séparer de la multitude : au contraire, nous n'avons qu'à nous y joindre,  et qu'à la suivre.  Nous  ne sommes point dans la nécessité de prendre des voies écartées : au contraire,  nous n'avons qu'à tenir les chemins les plus fréquentés et les plus battus. Il ne faut point, pour obéir à Dieu et pour accomplir les volontés de Dieu, que nous allions contre le torrent : au contraire,

 

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nous n'avons qu'à nous laisser conduire ; tellement qu'il y aurait mille fois pour nous plus de peine à n'être pas dans l'ordre et à sortir de la règle, qu'à nous y assujettir et à y persévérer. Or, mes chères Sœurs, quelle pensée doit être plus consolante pour une âme religieuse que celle-ci : Ce que je fais aisément dans la religion me coûterait infiniment dans le monde. J'y trouve du goût, j'y trouve la tranquillité et le repos, et je n'y trouverais ailleurs que des contradictions et des traverses. Encore, avec tout ce que j'aurais à essuyer au milieu du monde, et avec toute ma fermeté, tomberais-je souvent, ou du moins ne ferais-je que très-peu de progrès ; au lieu que, sans opposition et sans risque, non-seulement je mets mon salut en assurance, mais je m'élève et j'acquiers chaque jour devant Dieu de nouveaux mérites. Pensée d'autant plus touchante pour des personnes religieuses, qu'elles connaissent mieux le prix du salut, et qu'elles ont plus d'ardeur pour leur avancement dans les voies de cette éternité bienheureuse.

Mais du reste, ma chère Sœur, tout ceci n'empêchera point que vous ne puissiez dire à Jésus-Christ, comme saint Pierre, et même dans un sens avec plus de confiance que saint Pierre : Ecce nos reliquimus omnia, et secuti sumus te : Seigneur, nous avons tout quitté pour vous. Car au lieu que cet apôtre n'avait quitté que des filets et une barque, vous allez renoncer, par une profession solennelle, à tous les avantages et à tous les droits d'une naissance illustre : vous allez quitter tout ce que le monde pouvait vous promettre de plus grand. C'est un sacrifice qui fera, dès cette vie même, votre bonheur; mais après tout, ce bonheur de votre état n'ôtera rien à votre sacrifice de son mérite : ce sera toujours un sacrifice, et le plus généreux de tous les sacrifices que vous puissiez faire à votre Dieu. Il y aura égard, et surtout il aura égard au zèle et au désintéressement parfait avec lequel vous le faites : car je connais trop, ma chère Sœur, les dispositions intérieures de votre âme, pour ne savoir pas quel esprit vous anime dans le dessein que vous avez pris de vous dévouer à Dieu. Je sais que c'est lui seul qui vous attire, et non point les douceurs qu'il lui a plu d'attacher à son service ; qu'en vous donnant à lui, vous ne cherchez que lui, et que vous êtes prête à tout entreprendre et à tout souffrir pour lui. Sainte résolution qui achèvera de vous faciliter tout ce que la vie religieuse peut avoir en soi de plus pénible, puisqu'il est vrai que moins on pense à l'adoucir, plus elle devient douce, et que plus on veut sentir la pesanteur de la croix, plus la croix devient légère ! Allez donc, précieuse victime, allez au pied de l'autel vous immoler ! allez mourir au monde et à vous-même, pour ne plus vivre qu'au Seigneur ! C'est lui qui vous a appelée, c'est lui qui va vous recevoir ; c'est lui qui vous soutiendra dans l'exécution de toutes les promesses que vous avez à lui faire, comme c'est lui-même enfin qui vous couronnera dans la gloire, où nous conduise, etc.

 

 

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