XII° DIMANCHE - PENTECOTE

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SERMON POUR LE DOUZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA CHARITÉ DU PROCHAIN.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Un samaritain faisant voyage se rencontra auprès de lui; et le voyant, il en fut touché de compassion. Il alla à lui et banda ses plaies, après y avoir versé de l'huile et du vin. Ensuite il le conduisit dans une hôtellerie, et prit soin de lui.

 

C'est la charité qu'exerce un Samaritain à l'égard d'un Juif, et telle est à plus juste titre celle que nous devons exercer dans le christianisme les uns envers les autres.

 

Division. Point d'intérêt propre que nous ne devions faire céder à la charité du prochain : première partie. Point d'intérêt du prochain que nous ne devions respecter pour le bien de la charité : deuxième partie.

Première partie. Point d'intérêt propre que nous ne devions faire céder à la charité du prochain. Sans cela il est impossible de conserver la charité, et cette maxime est fondée sur quatre preuves.

1° Sur la nature même de la charité en général. Car la charité est une union des cœurs et des volontés. Or, l'intérêt propre nous renferme au dedans de nous-mêmes, et par conséquent empêche cette union avec le prochain. C'est donc une illusion de dire ce qu'on dit néanmoins tous les jours : J'aime cette personne parce que Dieu me le commande, mais du reste je ne veux avoir avec elle ni habitude ni société : qu'elle se tienne de son côté, et moi du mien. Comme si toute la charité se réduisait à ne point vouloir de mal et à n'en point faire, et qu'elle ne dût pas aller jusqu'à entrer dans les intérêts du prochain, sans se resserrer tout entière dans les siens propres. C'est ainsi que la loi de Dieu nous le dicte. Il veut que nous n'ayons tous qu'un même cœur; et parce que rien ne divise plus les cœurs que rattachement au propre intérêt, il veut que pour l'entretien de la charité nous nous lions de cet intérêt et nous y renoncions.

2° Sur les qualités particulières de la charité chrétienne. Toute charité n'est pas charité chrétienne ; et le caractère de la charité, telle que Jésus-Christ nous l'ordonne par son précepte, a quelque chose de singulier. Il prétend que nous nous aimions les uns les autres comme il nous a aimés. Voilà son commandement. Or, il nous a aimés jusqu'à sacrifier tous ses intérêts pour nous ; et c’est à cette charité désintéressée qu'il veut qu'on reconnaisse ses disciples, comme en effet on les y reconnaissait autrefois, et comme on ne peut plus présentement les y reconnaître.

3° Sur les obligations rigoureuses qu'impose la charité selon les différents états et les diverses conditions. Car il y a des occasions où elle nous oblige indispensablement de renoncer même à notre vie, de renoncer à l'honneur du monde et à notre réputation, de renoncer à nos biens et à nos droits. Morale sur le procès.

4° Sur les désordres qui, sans ce désintéressement, ruinent tous les jours dans le commerce de la vie, et anéantissent la charité. Pourquoi se hait-on, se déchire-t-on, se détruit-on les uns les autres? pour l'intérêt. Otez l'intérêt propre, on peut alors répondre de la charité des nommes ; mais laissez cet intérêt, plus que divisions dans les familles, que factions dans les Etats, que schismes dans l'Eglise.

Deuxième partie. Point d'intérêt du prochain que nous ne devions respecter pour le bien de la charité : pourquoi? Trois raisons.

1° Parce que tout intérêt d'autrui est essentiellement l'objet de la charité qui est en nous, ou qui y doit être. Or, en cette qualité il nous doit donc devenir, non-seulement cher, mais, pour ainsi dire, vénérable.

2° Parce que cet intérêt d'autrui, quelque petit qu'il nous paraisse eu lui-même, par rapport à la charité est presque toujours important dans ses conséquences. Or, c'est par ses conséquences que nous devons l'envisager, pour bien juger des obligations qu'il nous impose selon Dieu.

 

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3° Parce qu'il n'y a point d'intérêt d'autrui dont le mépris ou le. peu de soin, par la seule faiblesse des hommes, ne puisse être pernicieux à la charité. Or, dès là, nous sommes inexcusables si nous venons à le mépriser, et si nous n'y apportons pas toute la circonspection que demande la prudence chrétienne. Plus notre prochain est faible, plus devons-nous avoir d'égards pour ne le pas blesser.

 

Samaritanus autem quidem iter faciens, venit secus eum ; et videns eum , misericordia motus est : et appropiann alligavit vulnera ejus, infundeiis oleum et vinutn, et duxit in stabulum, et curam ejus egit.

 

Un Samaritain faisant voyage se rencontra auprès de lui, et le voyant il en fut touché de compassion. Il alla à lui et banda ses plaies, après y avoir versé de l'huile et du vin ; ensuite il le conduisit dans une hôtellerie, et prit soin de lui. (Saint Luc, chap. X, 34.)

 

Tel est, Chrétiens, le caractère de la charité, et tels sont les sentiments qu'elle inspire. Elle s'attendrit sur la misère du prochain, et, sans se borner à une stérile compassion, elle y joint de salutaires effets, et ne refuse aucun des secours qu'elle peut procurer. Ce charitable voyageur de notre évangile rencontre sur sa route un malheureux blessé mortellement et couché par terre : à ce spectacle toute sa piété s'émeut, et, suivant le premier mouvement de son cœur qui t'emporte, il court à ce misérable, lave ses plaies, le conduit lui-même dans une maison, y passe tout un jour auprès de lui, et ne le quitte qu'après avoir fourni à toute la dépense nécessaire pour son soulagement. Charité sans doute qui mérite les plus grands éloges, et que nous ne pouvons assez élever. Mais savez-vous encore, mes chers auditeurs, ce qui en rehausse le prix, et ce qui en fait tout ensemble le sujet de notre admiration et de notre indignation? C'est un Samaritain qui s'intéresse de la sorte pour un Juif, après que ce Juif s'est vu impitoyablement abandonné par un autre Juif, et même par un lévite; c'est, dis-je, un Samaritain séparé des Juifs, et de mœurs et de religion : voilà ce que nous devons admirer. Et d'ailleurs qu'un Juif, qu'un lévite ait été insensible au malheur et au triste état de cet homme uni si étroitement à eux par la même créance et la même loi, qui peut y penser, et n'en être pas justement indigné? Rentrons en nous-mêmes, mes Frères, et dites-moi si ce n'est pas là ce que nous voyons tous les jours dans le christianisme, où , malgré le même baptême, la même confession, la même foi qui nous lie tous d'un nœud si intime et si saint, tant de chrétiens manquent de charité pour d'autres chrétiens. N'est-il pas vrai que souvent il y aurait à attendre de la part des idolâtres et des païens plus de condescendance dans nos peines et plus d'assistance dans nos besoins? Quoi qu'il en soit, je viens aujourd'hui vous entretenir de la charité du prochain, de cette charité que la nature nous commande, que Dieu nous ordonne, et qui dans la loi évangélique est encore un devoir plus particulier pour nous et plus indispensable. Adressons-nous à cette mère de miséricorde, dont la charité s'est répandue et se répand sans cesse sur les hommes, et demandons par son entremise la grâce et les lumières du Saint-Esprit : Ave, Maria.

 

Pour traiter solidement une matière aussi utile et aussi importante que celle que je me suis proposée, et pour vous donner d'abord une juste idée de cette charité qui fait la plénitude de la loi, et que Jésus-Christ nous recommande aujourd'hui si expressément dans l'Evangile, voici, Chrétiens, en deux mots tout mon dessein. Je le réduis à deux vérités que j'entreprends d'établir, et dont j'aurais droit de me promettre des fruits admirables pour la réformation de votre vie si vous eu étiez une fois bien persuadés. Concevez-les, je vous prie : elles vont faire le partage de ce discours. Il y a, dit saint Chrysostome deux sortes d'intérêts qui ont rapport à la charité, et qui doivent servir à régler toute la pratique de cette vertu; savoir, l'intérêt propre et l'intérêt d'autrui : l'intérêt propre, qui est le sujet ordinaire de nos plus ardentes passions; et l'intérêt d'autrui, dont nous sommes communément peu touchés : l'intérêt propre, que nous conservons avec tout le soin possible ; et l'intérêt d'autrui, que nous négligeons et que nous ne craignons guère de blesser : l'un, je veux dire l'intérêt propre qui est l'obstacle de la charité ; et l'autre, j'entends l'intérêt d'autrui, qui en est l'objet. Or, suivant ces deux intérêts tout différents, j'avance deux propositions : la première, qu'il n'y a point d'intérêt propre, si grand qu'il puisse être, hors celui de notre âme que nous ne devions être prêts de sacrifier pour la charité chrétienne; et la seconde, qu'il n'y a point d'intérêt d'autrui si léger que nous ne devions respecter et ménager pour l'entretien de la charité chrétienne : en effet, qu'est-ce qui trouble l'ordre de la charité parmi les hommes?deux choses: l'amour du propre intérêt, et le peu d'égard à l'intérêt du prochain. Il est question de remédier à l'un et à l'autre : mais comment? en

 

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vous apprenant à faire céder au bien de la charité tout intérêt propre : ce sera la première partie ; et à respecter pour le bien de la charité tout intérêt du prochain : ce sera la seconde. Puissiez-vous profiter de ces leçons, et n'oublier jamais ces deux devoirs !

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Etre attaché d'esprit et de cœur à ses intérêts, et avoir pour le prochain cette charité universelle que la loi de Dieu commande, ce sont Choses, Chrétiens, non-seulement difficiles à accorder, mais contradictoires, dans la doctrine de saint Paul. Voulez-vous savoir, mes frères, dit ce grand apôtre, quelle est la véritable charité? c'est celle qui ne cherche point ses intérêts propres : Charitas non quœrit quœ sua sunt (1) ; voilà l’une des marques les plus essentielles à quoi il veut que nous la reconnaissions. D'où je conclus que si nous ne sommes dans cette préparation d'esprit que la grâce doit opérer en nous, et que j'appelle renoncement au propre intérêt, il est impossible que nous aimions notre prochain selon les règles et selon l'ordre de la charité. Cette conséquence est évidente dans tous les principes de la raison et de la foi; mais permettez-moi devons la développer, et d'en faire avec vous la discussion pour en tirer tout le fruit et toute l'édification qu'elle renferme. Je la trouve fondée sur quatre preuves qui vous paraîtront également solides : la première est prise de la nature même de la charité en général ; la seconde des qualités particulières de la charité chrétienne; la troisième, des préceptes et des obligations rigoureuses qu'impose la charité selon les différents états et les diverses conditions des hommes : et la dernière, des désordres qui, dans le commerce de la vie , détruisent tons les jours et anéantissent la charité : quatre raisons de l'impossibilité absolue d'allier l'esprit de charité avec l'esprit d'intérêt. Ne perdez rien, s'il vous plaît, de cette matière.

Qu'est-ce que la charité, considérée en elle-même? voici la première preuve : c'est une union des cœurs et des volontés. Multitudinis mtem credentium erat cor unum et anima una (2). dit l'Ecriture en parlant des premiers fidèles; ils n'étaient tous qu'un cœur et qu'une âme, pour exprimer qu'ils avaient une charité sincère. Or, cela supposé , qui doute que l'ennemi le plus mortel de la charité ne soit la passion de l'intérêt propre? En effet, comme I remarqué saint Augustin, le moyen qu'un

 

1 1 Cor., XIII, 5. — 2 Act., IV, 32.

 

homme soit uni de cœur au prochain, tandis qu'il se resserre en lui-même, qu'il ne sort point hors de lui-même, qu'il ne vit que pour lui-même; qu'il se cherche partout, qu'il se trouve en tout; qu'il n'envisage les autres qu'autant qu'ils lui sont bons et utiles, toujours prêt à les abandonner, pour ne pas dire à leur manquer de foi et à les trahir, dès qu'il s'en promet le moindre avantage? Car qui dit un homme intéressé dit tout cela. Vous-mêmes, Chrétiens, qui possédez la science du monde, et qui n'avez peut-être éprouvé que trop le naturel de ces âmes mercenaires, faites-en la réflexion. N'est-il pas vrai que leur véritable charité est de n'aimer personne sincèrement, et par un retour qui est infaillible, de n'être aimés sincèrement de personne? Pourquoi un homme esclave de son intérêt n'aime-t-il personne avec sincérité ? parce qu'il a un cœur incapable d'être uni avec un autre cœur. Je m'explique. Le cœur de l'homme suit naturellement l'intérêt ; et, selon que notre intérêt se trouve placé, il est comme nécessaire que notre cœur le soit de même. Ubi est thesaurus tuus, ibi est et cor tuum (1), disait le Sauveur dans l'Evangile : Là où est votre trésor, votre cœur y est. Si donc je me fais un intérêt absolument propre, et tout à fait séparé de celui de mon prochain, dès là je sépare mon cœur d'avec le sien, et par cette séparation, je détruis la charité que je dois avoir pour lui. Car la charité réside dans le cœur; et le centre du cœur c'est l'intérêt. Il n'y a rien de commun entre mon prochain et moi quand il s'agit de l'intérêt : nous sommes donc divisés de ce côté-là; et comme il est indubitable que l'intérêt emporte les cœurs, nos intérêts étant divisés, nos cœurs le sont aussi, et par conséquent nous n'avons plus cette union qui fait la charité. Et il ne faut qu'un intérêt seul (observez ceci, j'entends un intérêt recherché et poursuivi avec attache) pour rompre cette union. J'ai donc droit de dire qu'il n'y a aucun intérêt au monde dont le renoncement et le sacrifice ne soient en quelque sorte de l'essence de la charité; et c'est ainsi qu'un philosophe, même suivant les vues humaines, pourrait raisonner. Vous me demandez pourquoi donc j'en fais ici un raisonnement de religion? ah! mes chers auditeurs, je le fais selon la maxime du grand saint Augustin, pour me confondre avec vous de ce que des vérités comme celle-ci, dont la nature a pris soin par elle-même de nous instruire et de nous convaincre, ont

 

1 Matth., VI, 21.

 

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encore, avec le secours de la foi, tant de peine à entrer dans nos esprits ; et de ce que toutes les révélations divines ne font pas dans nous ce que la seule philosophie y devrait faire. Je le fais pour renverser une erreur pratique qui règne aujourd'hui parmi les hommes, un fantôme de charité dont on s'éblouit, un amour imaginaire du prochain dont on se forme une conscience. On dit : J'aime cette personne, parce que Dieu me le commande ; mais du reste je ne veux avoir avec elle ni habitude ni société ; je ne lui demande rien, je ne lui veux point de mal, je ne prends aucune part dans ses affaires ; qu'elle se tienne de son côté et moi du mien : voilà pour elle et pour moi le secret unique de maintenir la charité et de vivre en paix. Le secret, mon Frère, reprend saint Chrysostome, de maintenir la charité? Est-il possible que votre aveuglement aille jusque-là? et moi je vous dis que c'est le secret d'entretenir toutes les discordes, de nourrir toutes les aversions, de fomenter toutes les haines, d'autoriser toutes les vengeances, et de faire mourir dans votre cœur jusqu'à la racine de la charité. Et à quoi pensons-nous, ajoute ce Père, quand nous parlons de la sorte? Nous réduisons toute la substance de la charité à des termes purement négatifs, à ne pas faire tout le mal que nous pouvons, à ne point conserver de ressentiments, à n'avoir nul dessein de nuire. Mais on vous répond que quand tout cela serait ainsi (ce qui n'arrive pourtant guère dans la conjoncture de cette désunion dont je parle), tout cela précisément n'est point charité; que la charité est quelque chose de positif, et qu'il est insoutenable de vouloir la faire consister dans une indifférence de cœur qui en est une des plaies les plus dangereuses; que, pour aimer son prochain, il faut lui vouloir du bien ; que, pour lui vouloir du bien, il faut entier dans ses intérêts, et qu'on n'y peut entrer tandis qu'on est rempli des siens propres. Voilà, encore une fois, ce que la loi de Dieu nous dicte ; et si l'on nous fait entendre le contraire, on nous séduit et on nous perd; et si nous nous faisons des consciences au préjudice de cette doctrine, ce sont des consciences criminelles ; et si nous y joignons, comme il arrive ordinairement, la présomption d'une vaine science, nous flattant encore sur ce point d'être bien instruits, et de savoir bien jusqu'où s'étendent les bornes de la charité, c'est une science réprouvée de Dieu, une science que nous condamnons dans les autres quand ils en usent envers nous, tandis que nous la justifions dans nous, et que nous nous permettons d'en user à l'égard des autres. C'est le reproche que faisait l'Apôtre à certains prétendus zélés, grands prédicateurs de la charité pour autrui, quoiqu'ils en fussent eux-mêmes fort mauvais disciples : Qui ergo alium doces, teipsum non doces (1).

Revenons, Chrétiens : à quoi Dieu nous engage-t-il donc, quand il nous commande d'aimer nos frères ? Après ce que je viens de dire, rien de plus aisé que de résoudre cette question : il nous engage à nous dépouiller, en faveur de nos frères, de certains intérêts propres qui nous dominent, et qui altèrent ou qui corrompent tout à fait dans nous l'esprit de charité. Car, c'est proprement ce qu'il nous ordonne par son prophète, quand il nous dit: Faites-vous un même cœur de plusieurs cœurs; et c'est ce qu'il promet de nous donner par un autre prophète, lorsqu'il ajoute : Je leur donnerai à tous un même cœur. Que signifie ceci? demande saint Augustin. Dieu nous promet à tous un cœur, et cependant il veut que nous fassions nous-mêmes ce cœur. S'il nous le donne, pourquoi nous commande-t-il de nous le faire ? et si nous-mêmes nous devons nous le faire, pourquoi dit-il que c'est lui qui nous le donnera? Quare jubet, si ipse daturus est; et quare dat, si homo facturus est ? Mais ces paroles, répond ce Père, se concilient admirablement; car tout le mystère est que cette union des cœurs, où consiste la charité, est tellement l'ouvrage de Dieu qu'elle ne peut s'accomplir en nous sans nous-mêmes : il faut que la grâce la commence; mais il faut que nous l'achevions, ou, pour parler plus exactement, que nous y coopérions. Or Dieu nous promet cette grâce quand il dit : Je leur donnerai un même cœur; et il nous oblige à cette coopération quand il ajoute : Faites-vous un même cœur. Et quelle est cette coopération? je vous l'ai dit : vider nos cœurs de l'intérêt propre et de l'amour-propre qui les possède, pour les rendre susceptibles de l'intérêt d'autrui, et de cette affection commune qui fait l'étendue de la charité : car tandis que nos cœurs sont intéressés, c'est-à-dire préoccupés de ce qui nous touche, de ce qui nous appartient en rigueur, de ce que nous prétendons nous être dû, ci sont autant de cœurs partagés, et qui iront nulle disposition à faire un même cœur, parce que chacun de nous se fait le sien propre; et ainsi nous ne gardons plus cette loi du Saint-Esprit : Faites-vous un même cœur. Vous me

 

1 Rom., II, 21.

 

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direz que si cela est, il y a donc bien peu de charité parmi les hommes: peut-être, Chrétiens, y en a-t-il encore moins que nous ne pensons. Si nous en voulions juger par l'opposition de ces deux oracles de saint Paul, dont l'un nous assure que tous les hommes sont déterminés à chercher leur intérêt : Omnes quœ sua sunt, quœrunt; et l'autre, que la charité hit une profession constante de ne les rechercher point : Charitas non quœrit quœ sua sunt; peut-être conclurions-nous que cette vertu est donc l'une des plus rares; et je ne doute point qu'une conclusion aussi terrible que celle-là ne nous fit trembler, dans la vue des jugements de Dieu. Car enfin, Seigneur, dirions-nous à Dieu, pénétrés du sentiment de cette vérité, si ce dérèglement d'amour-propre et si cet attachement excessif à mes intérêts ne devait point m'attirer d'autre disgrâce que celle de mettre un obstacle  à toute sorte d'amitié honnête, que de me priver des avantages et des douceurs de la société, que de me faire passer pour un esprit bas, que de me rendre même odieux dans le monde; quoique ces considérations d'ailleurs me touchassent, à peine auraient-elles assez de force pour me détacher de moi-même. Mais quand je me représente que si cette passion d'intérêt prend une fois l'ascendant sur moi, je n'ai plus de charité pour mon prochain ; que n'en ayant plus pour mon prochain, je ne puis plus en avoir pour vous, qui êtes mon Dieu ; et que n'en ayant plus pour vous qui êtes mon Dieu, par une suite funeste, mais nécessaire, je ne dois point espérer que vous en ayez pour moi qui suis votre créature : ah ! Seigneur, qu'y a-t-il de si grand en matière d'intérêt à quoi je ne sois prêt de renoncer, et que je ne déteste et je n'abhorre pour éviter ce malheur? C'est ainsi, dis-je, que nous raisonnerions avec Dieu et avec nous-mêmes.

Or, si cela est vrai généralement de la charité (seconde preuve), que devons-nous dire de la charité particulière que le Fils de Dieu nous a recommandée, et qui est comme le capital du. christianisme que nous professons? Car, comme toute sorte d'amour pour le prochain n'est pas charité, aussi toute sorte de charité n'est pas charité chrétienne ; et si nous n'avons la charité chrétienne, eussions-nous d'ailleurs foutes lis vertus des anges, nous ne sommes rien devant Dieu : Si charitatem non habuero, nihil non sum (1). Nous aimer en sages selon le monde, nous aimer en frères selon la chair, nous aimer même selon Dieu en hommes fidèles, associés

 

1 1 Cor., XIII, 2.

 

dans un même corps de religion, tout cela ne suffit pas : il faut nous aimer en disciples de Jésus-Christ, parce que sans cela nous n'avons pas cette plénitude de justice au-dessus des pharisiens, que l'Evangile nous dit être nécessaire pour entrer dans le royaume du ciel : et la raison, Chrétiens, est que le Sauveur du monde, notre souverain législateur, nous a fait un commandement de charité bien différent de celui que la loi naturelle et divine imposait à tous les hommes. C'est pour cela qu'il l'a appelé son commandement : Hoc est prœceptum meum (1) ; c'est pour cela qu'il a dit que c'était un commandement nouveau : Mandatum novum do vobis (2) ; c'est pour cela qu'il l'a établi, pour servir comme de symbole aux sectateurs de sa doctrine et de sa loi, déclarant aux apôtres que c'était uniquement par là qu'ils seraient reconnus dans le monde pour ses disciples : In hoc cognoscent omnes quod discipuli mei estis (3); que ce ne serait ni par la grâce des miracles, ni par la science des Ecritures, ni par l'éclat même d'une vie austère et mortifiée, parce que tout cela pourrait convenir à d'autres aussi bien qu'à eux : Hœc enim habere poterunt discipuli etiam non mei; lui fait dire saint Augustin ; mais qu'ils seraient les seuls qui pratiqueraient cette charité parfaite à laquelle il les obligeait. Et il pouvait bien , reprend saint Bernard, leur en parler ainsi, puisqu'il leur ordonnait de s'aimer les uns les autres comme il les avait aimés lui-même : Hoc est prœceptum meum, ut diligatis invicem sicut dilexi vos. Car, si jamais charité a été nouvelle, singulière, d'un caractère à se distinguer et à se faire remarquer, il est évident que c'est celle que Jésus-Christ a eue pour nous. Et quel a été ce caractère distinctif? Ah! Chrétiens, peut-on l'ignorer, et avoir la moindre idée de Jésus-Christ? Ce caractère a été le désintéressement. Ce divin Maître nous a aimés jusqu'à sacrifier pour nous tous ses intérêts en qualité d'Homme-Dieu : il nous a aimés jusqu'à se faire pauvre de riche qu'il était, voilà l'intérêt de son domaine et de ses biens ; jusqu'à s'anéantir par les excès d'une humilité sans bornes et sans mesure, voilà l'intérêt de sa gloire ; jusqu'à prendre la forme de serviteur, voilà l'intérêt de sa liberté; jusqu'à devenir un homme de douleurs, voilà l'intérêt de sa béatitude; jusqu'à mourir comme un criminel, voilà l'intérêt de sa réputation et de sa vie; le dirai-je? jusqu'à paraître devant Dieu comme un anathème, et à être traité comme

 

1 Joan., XV, 12. — 2 Ibid., XIII, 34. — 3 Ibid., 35.

 

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un sujet de malédiction , voilà l'intérêt de sa sainteté et de son innocence.

Tout cela lui était libre, et il pouvait sans tout cela satisfaire pleinement à son amour pour nous; mais il a voulu que ce qui lui était libre nous devînt nécessaire, et de ce qui a fait le mérite de sa charité il a fait l'obligation de la nôtre. Car de prétendre ensuite aimer nos frères sans qu'il nous en coûte rien, sans renoncer à rien, sans nous captiver en rien ; de croire avoir pour eux la charité chrétienne, et d'être aussi entiers dans nos prétentions, aussi jaloux de nos droits, aussi délicats sur notre honneur, aussi amateurs de nos personnes , que l'esprit du siècle , par un faux prétexte de charité et de justice envers nous-mêmes, nous l'inspire : erreur. Ah ! mes chers auditeurs, il ne fallait point pour cela que Jésus-Christ vînt nous servir de modèle; nous n'avions sans lui que trop d'exemples de cette charité ; sa grâce même nous y était inutile, puisque nous en trouvions suffisamment le principe en nous. Il ne fallait point que ce Dieu fait homme nous fît pour cela un commandement nouveau , puisque de tout temps les hommes s'étaient aimés de la sorte, et que cette charité était aussi ancienne que le monde. C'était en vain qu'il nous en recommandait l'exercice, comme la seule chose qui devait discerner ses disciples, puisque les païens et les infidèles ont toujours été en possession du même avantage, et que nous ne répondrons jamais au reproche qu'il nous en a fait par ces paroles de l'Evangile : Nonne et ethnici hoc faciunt (1) ? Cependant, mes Frères, dit saint Chrysostome, voilà notre honte , et la matière de notre scandale. Autrefois on distinguait les chrétiens par la charité , parce que la charité des chrétiens était victorieuse de tous les intérêts de la terre; et maintenant on pourrait bien nous distinguer par le désordre de la cupidité, puisque toute notre charité n'est qu'amour-propre et intérêt. Disons mieux : autrefois les ennemis mêmes de Jésus-Christ, surpris du généreux détachement qu'ils remarquaient dans les fidèles, leur rendaient avec admiration ce témoignage en forme d'éloge : Videte quomodo se diligant ; Voyez comment ils s'entr'aiment; mais aujourd'hui, par un renversement bien étrange, surpris de la manière dont les fidèles s'acquittent mutuellement des devoirs de la charité, ils pourraient dans les mêmes termes, mais par la plus sanglante et la plus juste de toutes les ironies, leur rendre un témoignage

 

1 Matth., V, 47.

 

tout contraire : Videte quomodo se diligant. Voyez comment ils s'aiment les uns les autres, et comment, sous ce beau nom de charité, ils entretiennent le plus subtil et le plus pur amour d'eux-mêmes. Voyez comment cette charité dont ils se piquent, et qu'ils vantent comme la reine de toutes les vertus, est l'esclave de toutes leurs passions. Voyez comment elle est ménagée par une avarice artificieuse, comment elle est conduite parles ressorts d'une ambition profane, comment elle est corrompue par les sentiments d'une affection impure : Videte quomodo se diligant. Car les choses en sont venues jusqu'à ce point. Ce que les païens, parlant de bonne foi, appellent engagement de passion, liaison d'intérêt, attachement à la fortune ; nous , par un abus de termes qui ne peut être que monstrueux, nous l'appelons charité et devoir de religion. Qu'un idolâtre aimât ainsi un idolâtre, pour peu qu'il se consultât soi-même il reconnaîtrait qu'il ne l'aime pas d'un amour raisonnable et vertueux; et nous, par une morale plus raffinée, nous nous en faisons un amour chrétien. Cet infidèle, à en juger par ses propres vues, ne pourrait accorder une telle charité avec la corruption de sa loi, et nous trouvons moyen de l'accorder avec la perfection de la nôtre; de sorte (et c'est le prodige) que ce qui ne serait pas charité pour lui l'est pour nous.

Quand donc je vois un homme du monde, et si vous voulez même, un homme séparé du monde (car en ceci nulle différence de conditions, et Dieu veuille que les plus spirituels ne soient pas les plus exposés et les plus sujets au désordre que je condamne ! ), quand je vois un chrétien n'avoir pour les autres que cette charité intéressée, c'est-à-dire n'aimer d'une charité officieuse et obligeante que ceux dont il se tient obligé, que ceux qui lui plaisent, que ceux qui lui sont utiles ou nécessaires ; et pour tout le reste n'avoir qu'une charité indifférente, stérile, sans mouvement et sans action ; qu'une charité à ne rien céder et à ne rien relâcher; qu'une charité sensible à l'injure, impatiente à supporter les défauts ; qu'une charité bizarre, défiante, facile à aigrir ; et lorsqu'elle est une fois émue, fière, dédaigneuse, ne revenant jamais d'elle-même , voulant toujours être prévenue , oubliant le bien et conservant un souvenir éternel du mal ; se faisant de cela même un point de conduite, de science du monde, de force d'esprit ; et pour comble d'erreur se flattant encore d'être non-seulement ce qui s'appelle charité, mais ce que saint

 

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Paul entend par cette charité éminente qui est en Jésus-Christ et que nous devons tous avoir : quand je trouve, dis-je, un chrétien ainsi disposé, ah! mon Frère, puis-je lui dire avec saint Augustin, que votre état est déplorable, et que les voies où vous marchez, et où vous vous égarez, sont éloignées de celles de Jésus-Christ! Si ce Dieu Sauveur n'avait point eu pour nous d'autre charité que celle-là, où en seriez-vous réduit? S'il n'avait aimé que des sujets aimables et qui l'eussent glorifié, que seriez-vous devenu ? A quoi lui pouviez-vous servir, qu'aviez-vous qui fût digne de lui, que voyait-il dans votre personne qui fût capable de l'attirer? S'il eût attendu que vous eussiez fait les avances pour rentrer dans sa grâce, quelle ressource y avait-il pour votre salut? N'a-t-il pas fallu qu'il s'abaissât, et que, par une condescendance toute divine de son amour, il vous recherchât le premier? Est-il juste que vous teniez plus à votre intérêt que lui au sien ? N'est-il pas indigne que vous traitiez vos frères avec plus de dureté qu'il ne vous a traité vous-même? que vous exigiez des autres plus de déférence qu'il n'en a exigé de vous? que vous vous rebutiez de mille choses dans votre prochain, dont il ne s'est pas rebuté? que vous ne puissiez souffrir ce qu'il a souffert, que vous ne puissiez aimer ce qu'il a aimé, comme si votre charité devait avoir des délicatesses que la sienne n'a pas eues, et que la vôtre eût droit de se restreindre et de s'épargner, après que la sienne s'est prodiguée? Il est néanmoins de la foi, Chrétiens, que la charité de cet Homme-Dieu doit être la règle de la nôtre, et il est de la foi que c'est sur son amour envers 1rs hommes que votre amour envers le prochain sera mesuré au tribunal de Dieu. On ne se contentera pas que vous ayez eu une charité commune ; on vous demandera celle de Jésus-Christ, et qui est en Jésus-Christ : Charitatem quœ est in Christo Jesu ; et afin ne vous ne puissiez pas vous défendre, on vous produira les termes mêmes de la loi : Hoc est prœceptum meum, ut diligatis invicem mut dilexi vos ; Voilà mon précepte, vous aimer mutuellement du même amour que je vous ai aimés. Ce n'est point un conseil dont j’ai laissé l'accomplissement à votre liberté, ce n'est point une œuvre de surérogation que je vous aie proposée ; c'est un commandement que je vous ai fait, et dont il faut maintenant que vous me rendiez compte : Hoc est prœceptum. Qu'aurons-nous là-dessus à répondre ? Mais après tout est-il du précepte de la charité de renoncer positivement à toute sorte d'intérêt? Oui, Chrétiens, et ma troisième, preuve est qu'il n'y a point d'intérêt propre, de quelque nature qu'il puisse être, hors celui du salut, dont le renoncement actuel en mille occasions ne soit un précepte rigoureux de la charité que nous devons à notre prochain. Parlons exactement, et montrons que les décisions de la théologie n'ont rien qui puisse affaiblir la morale chrétienne. L'induction en sera aisée, et vous apprendrez ce que c'est que d'aimer le prochain : le voici.

Renoncer à sa propre vie, c'est ce qui paraîtrait d'abord plus incroyable; et cependant il y a une étroite obligation de le faire pour la charité. C'est en cela, dit saint Jean, que nous avons reconnu l'amour de notre Dieu, en ce qu'il a donné sa vie pour nous; et c'est pour cela que nous devons aussi être prêts de donner notre vie pour nos frères. Telle est h résolution du Saint-Esprit même, où il n'y a ni équivoque ni obscurité. Il ne dit pas que nous le pouvons, il dit que nous le devons : Et nos debemus (1). Et certes en mille rencontres l'obligation y est formelle. Ainsi saint Cyprien remontrait-il aux habitants de Carthage que cette contagion et cette peste dont leur ville avait été affligée n'était qu'une épreuve générale que Dieu avait voulu faire de leur charité, qu'il avait voulu leur apprendre ce que les sains devaient aux malades, ce que les enfants devaient à leurs pères, ce que les pères devaient à leurs enfants, les maîtres à leurs domestiques; qu'il les avait mis pour cela dans la nécessité de s'exposer les uns pour les autres, et de sacrifier leur propre vie pour se rendre les uns aux autres l'assistance nécessaire : Quale illud est, dilectissimi, quod pestis illa grassatur? explorat justitiam singulorum. Or, ce que saint Cyprien disait alors, c'est ce que je puis appliquer à cent autres sujets ; c'est ce qui rend dans le même exemple un prélat coupable lorsqu'il abandonne son troupeau ; c'est ce qui fait le crime d'un magistrat qui, par une attache excessive à son repos et à sa santé, ne s'acquitte pas de ce qu'il doit au public : car si je suis obligé de donner ma vie pour mes frères, pourquoi ne le serai-je pas de perdre pour eux mon repos, et de ruiner, quand il le faut, ma santé? Et nos debemus pro fratribus animas ponere.

Renoncer à l'honneur et à sa réputation : je dis à cet honneur du siècle, qui, tout chimérique et tout vain qu'il est, ne laisse pas de

 

1 Joan., VIII, 16.

 

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nous être plus précieux que la vie. Autrefois cet honneur du monde inspirait aux hommes des fureurs qui les portaient jusqu'aux dernières extrémités, jusqu'à se provoquer et à s'égorger les uns les autres; et la loi de Dieu commandait alors de consentir plutôt à se voir déshonorer, que d'en venir à de pareils attentats : maintenant que les lois humaines ont réprimé cette licence, ce même honneur dont la passion ne s'est pas éteinte, n'osant résister à l'autorité des hommes, résiste encore à celle de Dieu, et au lieu de ces sanglants combats qui lui sont interdits, inspire des haines, des colères, des vengeances, qui peut-être devant Dieu ne sont pas moins criminelles; et si Ton ne renonce à cet honneur, il est impossible de se défendre de tous ces désordres expressément condamnés par la loi de la charité.

Renoncer à son bien et à ses droits : devoir encore plus clairement exprimé dans l'Evangile, et en des termes plus décisifs. Car, que pouvait nous dire sur cela de plus fort le Fils de Dieu, que ce que nous lisons au chapitre sixième de saint Luc, quand il nous ordonne de ne pas redemander notre bien à celui qui nous l'enlève par violence : Ei autem qui aufert quœ tua sunt, ne repetas (1) ? Mais ne m'est-il pas permis de le redemander en justice; et, sans entreprendre de m'en faire raison moi-même, ne puis-je pas user des voies ordinaires pour soutenir et poursuivre mon droit? Ecoutez-moi, Chrétiens, sur un des points de conscience les plus importants que l'on vous ait peut-être jamais expliqué dans cette chaire. Ne m'est-il pas permis de poursuivre mon droit en justice? oui, mes chers auditeurs, quand cette justice peut s'accorder avec la charité. Car, du moment que la charité se trouve blessée par cette justice, ce que vous appelez justice devient pour vous la plus grande de toutes les injustices, puisqu'en vous procurant une ombre de bien, elle vous fait perdre le vrai et le solide bien. Or, en mille conjonctures cette prétendue justice et la charité sont incompatibles. Comprenez ma pensée; car je parle dans la rigueur exacte de l'école. Incompatibles, et du côté de votre frère, et de votre part. Incompatibles du côté de votre frère, quand vous savez que, sans déguisement ni mauvaise foi, il n'a pas de quoi vous satisfaire, et que la justice que vous poursuivez contre lui n'aura point d'autre effet que de le ruiner, que de l'opprimer, que de le consumer en frais inutiles, que de le jeter dans le désespoir. Car cette justice

 

1 Luc, VI, 30.

 

devient cruauté, et le renoncement à ce droit est pour vous un précepte de miséricorde. Incompatibles de votre part, quand par l'expérience que vous avez de vous-même, c'est-à-dire de votre  esprit  et de vos dispositions naturelles, vous ne pouvez raisonnablement vous promettre de poursuivre  cette injustice sans que l'animosité et la passion non-seulement s'y mêlent, mais se rendent maîtresses de votre cœur : car alors il faut renoncer à ce bien; pourquoi? parce que la charité, que vous perdrez, vous doit être plus précieuse, et vous est beaucoup plus nécessaire. Et voilà, Chrétiens, le sens de cette doctrine de Jésus-Christ si surprenante, que la prudence des hommes du siècle a voulu condamner, et qui est néanmoins juste et pleine de raison, quand il vous dit, au chapitre cinquième de saint Matthieu, que si quelqu'un injustement vous prend votre robe, vous lui devez laisser encore emporter votre manteau : Dimitte ei et pallium. Car, il ne s'ensuit pas de là que l'usage des procédures de la justice soit absolument défendu de Dieu, et qu'il ne soit jamais libre d'y avoir recours. Parler ainsi, et condamner généralement sans distinction le procès en soi, c'est être ignorant et téméraire ; comme de l'autoriser généralement et sans distinction, ce serait, surtout dans un ministre de la parole de Dieu, être prévaricateur. Mais il s'ensuit de là que le procès est l'une de ces choses indifférentes dont l'usage devient infiniment dangereux; ou plutôt de ces choses qui, quoique indifférentes de leur nature, sont presque toujours mauvaises dans leurs circonstances. En effet, quiconque, après s'être éprouvé, a reconnu devant Dieu qu'il ne peut pas plaider sans se mettre dans l'occasion prochaine de pécher, c'est-à-dire de tromper, de haïr, de médire; dès là, sans passer outre, doit compter le procès pour un crime, et se persuader que, quelque droit qu'il ait devant les hommes, il commet selon Dieu une injustice, du moment qu'il entreprend ce procès; et que c'est à lui que s'adressent ces paroles de saint Paul : Eh ! mon Frère, pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu'on vous fasse tort et qu'on vous fraude? Quare non magis injuriam accipitis ? Quare non magis fraudem patimini (1)? Or le monde est rempli de ces gens-là, je veux dire de ces chrétiens ardents et avides, qui sont incapables, dans la suite d'un procès, de garder la modération de la justice, beaucoup moins la douceur de la charité ; voilà pourquoi je dis que la plupart des procès, quoique légitimes

 

1 Matth., V, 40. — 2 1 Cor., VI, 7.

 

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dans le fond, sont criminels dans la pratique, puce que ce sont, pour la plupart des hommes, des occasions de violer la charité. Cette morale n'est point outrée, puisqu'elle a Jésus-Christ et son apôtre pour auteurs et pour garants. Vous nu direz qu'elle peut troubler les consciences; et moi je vous réponds qu'étant bien prise et bien suivie, au lieu de les troubler, elle les calmera et les édifiera : pourquoi? parce qu'elle rendra les hommes plus circonspects dans une chose aussi délicate que celle-là ; parce qu'elle les mettra en état de s'y bien conduire ; parce qu'avant de s'y engager, elle leur fera faire de sérieuses réflexions et de généreux efforts de charité. Si nous étions tels que saint Paul a voulu nous former, nous n'attendrions pas là-dessus un commandement précis, et nous sacrifierions sans peine nos prétentions à la charité; mais parce que nous sommes durs et intéressés, nous nous tenons dans les bornes de la loi, et c'est encore beaucoup si elle peut nous arrêter.

Mais enfin cela m'est dû dans la rigueur. Je le veux, mon cher Frère; et que concluez-vous de la? Est-ce une maxime, je ne dis pas chrétienne, mais honnête, que d'exiger dans la rigueur tout ce qui vous est dû ? En rigueur même de justice, n'est-elle pas souvent une injustice? Si l'on y procédait toujours ainsi, quelle charité y aurait-il parmi les hommes, quelle union, quelle société? Il faut donc raisonner tout au contraire, et dire : Cela m'est du dans la rigueur; mais je veux libéralement le remettre : pourquoi? parce que je puis là tous me tromper, et que chacun croit toujours avoir droit, lors même qu'il ne l'a pas ; parce que quand je l'aurais, je me mettrais en danger de le poursuivre avec trop de chaleur, et d'une bonne cause d'en faire une mauvaise; parce que, si je suis sûr de moi, je ne le suis pas de mon prochain, lequel, ou n'est pas persuadé de mon droit, ou, piqué de ce que je le traite dans la rigueur du droit, en aura du ressentiment, et ne me le pardonnera peut-être jamais. Voilà ce que je dois me dire à moi-même; et sans ce détachement de l'intérêt propre, quels désordres ruinent tous les jours dans le monde la charité ? C'est la quatrième et dernière preuve.

Otez le propre intérêt, ou plutôt la passion du propre intérêt, je vous répondrai de la chante des hommes. Il n'y aura plus de discordes parmi eux, plus de querelles entre les particuliers, plus de divisions dans les familles, plus de factions dans les Etats, plus de schismes dans l'Eglise, parce que  tous ces désordres viennent originairement de l'intérêt. Vous le savez, et vous le voyez sans cesse dans la vie. Pourquoi se hait-on les uns les autres? pour l'intérêt. Pourquoi se déchire-t-on les uns les autres? pour l'intérêt. Pourquoi travaille-t-on à se détruire les uns les autres, et se détruit-on en effet? pour l'intérêt. Quel a été dans le christianisme le principe de tant d'hérésies et de tant de sectes? quel en a été le soutien? l'intérêt. Si donc j'ai du zèle pour la conservation de la charité, je dois, autant qu'il m'est possible, combattre dans moi l'esprit d'intérêt. Dans le ciel, dit saint Chrysostome, il n'y a point de guerres, point de jalousies, point de passions qui troublent la paix. Mais d'où vient cette union si étroite et si constante entre les saints? Est-ce parce qu'ils voient Dieu, parce qu'ils l'aiment, parce qu'ils sont en état de grâce, parce qu'ils jouissent de la lumière de gloire ? Tout cela sans doute contribue à l'entretien de la charité : mais en voici une raison plus immédiate ; c'est que parmi ces bienheureux on n'entend point ces termes de mien et de tien ; c'est qu'on ne dit point : Cela est à moi, cela ne vous appartient pas, vous n'avez pas droit sur cela : Ubi non est meum ac tuum, frigidum illud verbum. Il n'y a qu'un même intérêt pour tous, qui est de posséder Dieu ; et comme Dieu seul suffit à tous sans se partager, ils demeurent tous réunis dans son sein sans se diviser. Nous, Chrétiens, nous sommes bien éloignés de la perfection de cet état. Le mien et le tien sont les termes les plus communs sur la terre, et nous ne pouvons guère nous en passer; mais c'est cela même qui nous condamne, si nous n'usons de toute la .vigilance nécessaire pour ne point rompre le lien de la charité; car si nous étions exempts de tous les intérêts propres, comme les saints dans le ciel, et que Dieu nous commandât la charité, il ne serait pas difficile de la garder ; ou si Dieu, nous voyant sujets sur la terre à ces intérêts, ne nous faisait pas de la charité un précepte rigoureux, nous n'aurions rien à appréhender. Mais ayant des intérêts particuliers comme nous en avons, et nous trouvant d'ailleurs indispensablement obligés d'accomplir tous les devoirs delà charité, voilà, mes Frères, reprend saint Chrysostome, ce qui  doit nous tenir dans une crainte et une attention continuelles, de peur que la passion de l'intérêt ne s'allume dans notre cœur, et que la charité ne s'y refroidisse. Ce n'est pas néanmoins encore tout; car la même charité, qui nous doit faire

 

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ainsi renoncera notre intérêt propre, doit nous faire en même temps respecter et ménager l'intérêt du prochain, comme je vais vous rapprendre dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

N'est-ce point un paradoxe dans notre religion, de dire que nous soyons obligés à respecter l'intérêt d'autrui, en même temps que Dieu nous ordonne de sacrifier notre intérêt propre ; et que la charité nous fasse une loi d'avoir des égards pour tout ce qui touche le prochain, après nous avoir fait une autre loi de renoncer d'esprit et de cœur à ce qui nous touche nous-mêmes? Non, Chrétiens, ce n'est point une vérité douteuse, ni qui puisse être contestée : c'est un principe de morale généralement reconnu, et il ne faut pas même avoir recours au christianisme pour en être persuadé. Le monde lui-même en convient ; et quoique cette obligation soit une de celles qu'il viole plus impunément et plus hautement dans la pratique, il ne laisse pas, en spéculation et en idée, de s'en faire un devoir et une vertu. En effet, remarque saint Chrysostome, tout homme à qui l'intérêt d'autrui est confié, par le seul motif de l'honneur se croit engagé à le ménager plus fidèlement que le sien ; et le reproche qu'on lui ferait d'avoir trahi cet intérêt lui serait plus injurieux que s'il était accusé d'avoir négligé ses intérêts personnels. Or si le monde, dans le dérèglement et la corruption où l'amour-propre l'a réduit, a encore des sentiments si droits, quels doivent être les nôtres dans la profession que nous faisons d'être chrétiens ? et à quoi ne devons-nous pas être préparés pour remplir en cette matière, comme en toute autre, la mesure de perfection que l'Evangile exige de nous?

Il était juste, dit saint Ambroise (et cette réflexion est solide), il était juste que Dieu établît cet ordre parmi les hommes, c'est-à-dire qu'il nous ordonnât d'avoir du zèle pour les intérêts de notre prochain, pendant qu'il nous oblige à un détachement sincère de tout intérêt propre : pourquoi? parce qu'il savait, ajoute ce saint docteur, que, quelque détachés que nous fussions de nos propres intérêts, il ne nous resterait toujours que trop d'attention et trop d'ardeur à les maintenir; et qu'au contraire, quelque zèle que nous eussions pour les intérêts d'autrui, à peine en aurions-nous jamais autant que la loi exacte d'une entière justice le demanderait. De là vient, poursuit le même Père, que parmi les préceptes de la charité exprimés dans le Décalogue, Dieu ne fit aucune mention de l'amour de nous-mêmes, quoique absolument un amour de nous-mêmes honnête et réglé soit un précepte non-seulement indispensable, mais de droit naturel et de droit divin. Dieu dit à son peuple, par le législateur Moïse : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu ; voilà le premier commandement, auquel il joignit le second : Et ton prochain, que tu regarderas  comme ton frère. Mais il en demeura là et il n'ajouta point : Tu t'aimeras aussi toi-même de cet amour juste et légitime que la nature t'inspire. Car il aurait été inutile, reprend saint Ambroise, que Dieu par une loi particulière eût pourvu à l'observation de ce devoir. Il était ' sûr que l'homme ne s'oublierait pas; et dans cette vue, bien loin de nous exciter à avoir de l'amour pour nous-mêmes, il pensait dès lors à nous faire dans la loi de grâce ce grand commandement, de nous haïr et de nous renoncer nous-mêmes.

Quoi qu'il en soit, Chrétiens, rien de plus constant que la proposition que j'ai avancée, qu'il n'y a point d'intérêt d'autrui, quelque léger qu'on le suppose, qui ne doive être respecté ; et en voici les raisons. Premièrement, parce que tout intérêt d'autrui est essentiellement l'objet de la charité qui est en moi ; or, en cette qualité, il me doit être non-seulement cher, mais, si j'ose ainsi dire, vénérable. Secondement, parce que cet intérêt d'autrui, qui me paraît petit en lui-même, par rapport à la charité, est presque toujours important dans ses conséquences ; or, c'est par ces conséquences que je dois l'envisager , pour bien juger des obligations qu'il m'impose selon Dieu. Troisièmement, parce qu'il n'y a point d'intérêt d'autrui dont le mépris ou le peu de soin, par la seule faiblesse des hommes, ne puisse être j pernicieux à la charité ; or, dès là je suis inexcusable si je viens à le mépriser, et si dans le commerce de la vie je n'y apporte pas toute la circonspection que demande la prudence chrétienne. Trois raisons qui, pour être dignement traitées, demanderaient autant de discours, mais que je ne fais que vous proposer en peu de paroles, pour ne pas abuser de votre patience.

Oui, mes chers auditeurs, ce que nous appelons intérêt d'autrui est l'objet essentiel de la charité qui doit être en nous, et par conséquent la chose du monde pour laquelle, selon la loi de Dieu, nous devons avoir plus de ménagement et plus de zèle. Si c'était dans les vues de l'amitié qu'on regardât cet intérêt, avec

 

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quelle exactitude, disons mieux, avec quelle religiosité ne s'y comporterait-on pas? de quelle fidélité ne se piquerait-on pas pour témoigner combien l'intérêt d'un ami nous est précieux? jusqu'à quel point de raffinement ne porterait-on pas ce respect et ce zèle ? Or voilà, dit saint Augustin, le désordre que nous avons à nous reprocher. Nous nous faisons de l'amitié une espèce de religion ; et de la charité, qui est la plus sainte des vertus, un sujet de profanation. L'amitié nous rend circonspects, modérés, prévenants, généreux, fidèles ; et la charité n'opère en nous rien de semblable. Cependant la foi nous apprend que si la charité n'est en nous plus forte et plus efficace que l'amitié, nous sommes non-seulement des hommes vains, mais réprouvés de Dieu. Que faut-il conclure de là? Mais revenons. Ce n'est donc point, à proprement parler, l'intérêt seul de l'homme que je respecte quand je crains, pir exemple, de blesser l'honneur, d'attenter sur les droits, de contredire et de choquer les sentiments d'autrui; mais j'ai un objet plus noble devant les yeux. Ces sentiments, ce droit, cet honneur d'autrui, se représentent à moi revêtus du caractère de la charité chrétienne, et cela me suffit pour n'y donner jamais la moindre atteinte. Ce caractère de charité, répandu sur toutes les choses où le prochain a quelque intérêt, me paraît comme une sauvegarde que Dieu y a mise ; et cette sauvegarde, si j'agis par l'esprit de la foi, est bien plus sûre et plus propre à me contenir que tout autre motif humain. Or, c'est en cela que consiste l'exercice de la charité : car la charité, encore une fois, n'est point une vertu oisive ni abstraite ; elle a un sujet qui l'occupe et auquel elle s'attache, et ce sujet est l'intérêt d'autrui dont nous parlons. Notre amour-propre forme des desseins contraires à cet intérêt : la charité s'y oppose. Cet intérêt est combattu par notre ambition ou par notre jalousie : la charité le défend. Nous blessons cet intérêt par notre imprudence : la charité y remédie. Nous détruisons cet intérêt par notre injustice : la charité le répare et le rétablit. Voilà quelle doit être en nous son action : car aimer le prochain et n'avoir pour lui ni déférence, ni condescendance, ni retenue, ni précaution, ni soin de l'épargner, ni crainte de lui nuire et de lui déplaire, c'est une charité que saint Paul n'a point connue , et qui passera toujours pour chimérique quand on voudra la comparer avec celle dont ce grand apôtre nous a fait l'excellente peinture. Il n'importe : c'est encore cette charité chimérique et fausse que l'erreur et l'aveuglement du siècle voudrait soutenir. Comme on se figure une charité qui n'exclut point l'intérêt propre, et avec laquelle on prétend pouvoir accorder toute la corruption de l'intérêt propre, aussi en suppose-t-on une avec laquelle le mépris de l'intérêt d'autrui n'a rien qui ne soit compatible. J'entends une charité qui sait parfaitement se mettre au-dessus de l'intérêt du prochain, et qui, bien loin de s'en rendre esclave, croit être en droit de s'en faire, comme il lui plaît, un divertissement et un jeu. On a même trouvé le secret d'aimer ses frères dans le christianisme, et de leur donner tous les chagrins qu'on leur donnerait s'ils étaient nos ennemis les plus déclarés : et cela se fait d'autant plus dangereusement que l'on proteste alors plus hautement ne les point haïr. Car on les raille, on les choque, on les mortifie, on censure leurs actions, on traverse leurs desseins, on rabaisse leurs succès; et cependant on assure et on se flatte qu'on les aime, comme si tout cela était indifférent à la charité, et qu'elle n'y dût prendre aucune part. Or, je vous demande s'il y a une plus grossière et plus déplorable illusion.

Mais ces intérêts d'autrui, me direz-vous, sont souvent trop peu de chose pour imposer à la charité une obligation si sévère. Et moi (seconde raison) je soutiens qu'en matière de charité, mais encore plus de charité chrétienne, il n'y a rien de léger, et que par rapport à cette vertu, si nous raisonnons bien, tout doit être censé important. Pourquoi cela? non-seulement pour obvier au désordre de la prévention de notre esprit, qui fait que lorsqu'il s'agit de l'intérêt des autres, en étant aussi peu touchés que nous le sommes, nous n'en portons presque jamais un jugement équitable, et qu'autant que l'amour-propre est ingénieux à grossir dans notre idée les moindres offenses qui nous regardent, autant a-t-il de subtilité et d'artifice pour diminuer dans notre estime les offenses les plus grièves qui s'adressent au prochain, vérité que l'expérience nous rend sensible, et qui se rapporte à ce que le Sage appelait abomination devant Dieu, quand il disait que nous avons deux poids et deux mesures : l'une, pour nos propres injures, qui consiste à exagérer, à amplifier, à relever tout; et l'autre, pour celles d'autrui, qui consiste à traiter de bagatelle et à compter tout pour rien : Pondus et pondus abominatio est apud Deum (1) ; non-seulement, dis-je, par

 

1 Prov., XX, 10.

 

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cette raison qui est générale, mais par une autre plus essentielle, et dont on ne peut disconvenir; parce qu'en effet, dit saint Chrysostome, ce qui est petit en soi est presque toujours, par rapport à la charité, important dans ses conséquences, et qu'il ne doit plus être mesuré selon les bornes étroites de l'injustice particulière qu'il renferme, mais selon l'étendue des maux presque infinis qu'il peut produire.

Ainsi, par exemple, mon cher auditeur, cette raillerie que vous avez faite, qui a paru fine et spirituelle, mais aux dépens de votre prochain, et qui peut-être a été applaudie de ceux qui n'y prenaient nul intérêt, du moment qu'elle reviendra à la personne dont vous avez parlé, quels mouvements de dépit et d'indignation n'excitera-t-elle pas dans son cœur ? Cette obstination, souvent bizarre et capricieuse, que vous avez à contredire l'humeur de votre frère ; cette parole brusque et hautaine qui vous est échappée traitant avec lui ; ce défaut de complaisance dans une occasion où vous en deviez avoir ; ce refus peu honnête et désobligeant d'un service qu'il attendait de vous, ne sont-ce pas là les principes de l'aversion qu'il vous témoigne en toutes rencontres? Si vous aviez respecté la charité, si vous aviez été, à l'égard de cet homme, aussi réservé et aussi prudent que vous voulez qu'on soit pour vous, la paix, qui est le fruit de la charité, serait encore parfaite entre vous et lui. On n'aurait pas vu ces dissensions, ces emportements, ces vengeances qui ont éclaté. Cet incendie n'est venu que d'une étincelle, je l'avoue ; mais c'est pour cela même que vous deviez l'éteindre dès sa naissance, et que vous êtes coupable de l'embrasement que cette étincelle a causé dans son progrès. En effet, nous voyons tous les jours que les plus grands troubles, que les inimitiés les plus violentes, que les plus scandaleux divorces , n'ont point eu d'autre origine que quelques petits intérêts du prochain , blessés d'abord par indiscrétion , mais qui, dans la suite, ont porté à tous les excès de la passion et de l'animosité. Or, qui peut douter que la charité ne soit responsable de ces suites ? Et pourquoi ne le serait-elle pas, Chrétiens, ou plutôt pourquoi n'en serions-nous pas responsables pour elle ? Puisque ces suites sont aussi funestes que nous l'éprouvons, pourquoi ne serions-nous pas obligés à les prévoir, et, en les prévoyant, à les éviter? Ne connaissons-nous pas assez le monde pour être instruits de tout cela, et montrons-nous, dans le reste de notre conduite, que nous l'ignorons? Quand il est question de cultiver les bonnes grâces et la faveur d'un grand , négligeons-nous les plus petites choses? Persuadés que notre fortune dépend de lui, ne craignons-nous point de l'attrister, de le rebuter, de le contrarier? ne nous faisons-nous pas une loi de lui plaire en tout, et de nous conformer à toutes ses inclinations? Or est-ce trop exiger de nous quand on veut que nous fassions, pour l'intérêt de la charité, ce que nous croyons nous-mêmes devoir faire pour un intérêt temporel?

On se tient bien justifié lorsqu'on dit: Je n'ai point attaqué l'honneur et la réputation de ceux qui se plaignent de moi, je n'ai point touché des articles essentiels : mais on ne prend pas garde que c'est là une des plus vaines excuses dont la malignité du monde se couvre. Car ce qui détruit la charité parmi les hommes, ce n'est pas seulement ni même toujours ce que les hommes appellent choses essentielles, en fait de réputation et d'honneur ; et tel ne s'offensera pas moins d'être raillé sur son ignorance et la grossièreté de son esprit, que d'être accusé de manquer de cœur et de probité. Dites d'une femme mondaine qu'elle est ridicule dans ses manières et pitoyable dans sa figure, vous la piquerez plus vivement que si vous lui reprochiez un commerce de galanterie. Ce qui détruit parmi les hommes la charité, c'est, par rapport à chacun d'eux, ce qui les aigrit, ce qui les envenime, ce qui les remplit d'amertume; et quand je me donne la licence de les entreprendre sur l'un de ces points, quel qu'il soit, je me charge devant Dieu de tout ce qui en peut arriver.

Enfin, mes Frères, conclut saint Bernard, et c'est la dernière raison, nous devons bien nous convaincre que la charité étant la chose du monde la plus délicate, elle veut, pour ainsi parler, être choyée, et qu'une partie du respect qui lui est dû consiste dans les égards que sa faiblesse même demande de nous. Car il ne faut pas, dit ce Père, que nous considérions cette vertu dans la pure abstraction de son être, ni telle qu'elle serait dans des créatures d'une autre espèce que celles qu'il a plu à Dieu de produire , ni même telle qu'il serait à désirer qu'elle fût absolument dans le prochain; mais telle en effet qu'elle y est, et qu'elle y sera toujours. Or il est certain que la charité, quoique forte et robuste en elle-même, n'est point communément de cette trempe dans ceux avec qui nous vivons. Au contraire, nous devons faire état qu'elle est faible dans leurs

 

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personnes, qu'elle est susceptible de toutes les impressions, aisée à choquer, et que les moindres injures sont pour elle autant de plaies dangereuses et difficiles à guérir ; d'où s'ensuit pour nous un devoir de conscience de nous étudier nous-mêmes, et d'agir toujours avec beaucoup de retenue et de douceur. Mais cette délicatesse de la charité ne vient que de l'imperfection des hommes. Eh bien ! mon Frère , répond Saint Bernard, quelle conséquence pensez-vous pouvoir tirer de là? Les hommes sont nés imparfaits; donc il vous sera permis d'en user avec eux comme s'ils ne l'étaient pas ? ils ont peur eux-mêmes et pour ce qui les concerne une extrême sensibilité ; donc vous pourrez Impunément les irriter et les aigrir? La charité, dans leur cœur, est bien fragile; donc vous n'aurez nul égard à sa fragilité? Eh quoi! poursuit ce saint docteur, est-ce ainsi que raisonnait saint Paul ? sont-ce là les règles de christianisme qu'il donnait aux fidèles, lorsqu'il leur recommandait de respecter jusqu'à la faiblesse de leurs frères , de se garder avec soin de les scandaliser dans les choses mêmes innocentes et d'ailleurs permises, de craindre surtout que, par leur conduite peu discrète, une âme faible, pour laquelle Jésus-Christ est mort, ne vînt à périr ? Et peribit infirmus in tua scientia, frater, pro quo Christus mortuus est (1) ? Non, non, direz-vous, mon cher auditeur, i vous en jugez selon les maximes de notre religion, ce n'est point à moi de guérir la faiblesse des hommes, ni de corriger la délicatesse de leurs esprits et de leurs humeurs. C'est à moi de m'y accommoder , et comme chrétien, de les supporter ; et puisque les hommes sont sensibles à une parole et à une raillerie jusqu'à rompre la charité , cette raillerie, cette parole doit être pour moi quelque chose de grand. De tout temps les hommes mit été faibles et délicats. Voilà ce que je dois présupposer comme le fondement de tous mes devoirs en matière de charité. Car si, pour avoir de la charité, j'attendais que les hommes n'eussent plus d'imperfections ni de faiblesses , comme il est certain qu'ils en auront toujours, je renoncerais pour toujours à cette vertu. Dieu me commande de les aimer faibles comme ils sont, et imparfaits comme ils sont ; or, cela ne se peut si je ne respecte en eux jusqu'aux moindres de leurs intérêts, et si je ne suis circonspect jusque dans les sujets les plus légers, dont ils ont coutume, quoique sans raison, de s'offenser.

 

1 1 Cor., VIII, 11.

 

J'aurai bien plus tôt fait de condescendre là-dessus à leur faiblesse, que de prétendre qu'ils réforment leurs idées ; et il me sera bien plus avantageux d'être à leur égard humble et patient, que de m'opiniâtrer à vouloir les rendre raisonnables.

 

Voilà, Chrétiens, les sentiments avec lesquels je vous laisse ; et je finis par la belle et salutaire leçon que faisait saint Pierre aux premiers fidèles : Deponentes igitur omnem malitiam et omnem dolum, et simulationes, et invidias, et omnes detractiones, sicut modo geniti infantes, rationabiles, sine dolo lac concupiscite (1) ; Défaites-vous donc, mes Frères, défaites - vous de cette malignité, de cette animosité, et de ces haines qui infectent votre cœur. N'usez plus de ces ruses et de ces artifices dont vous vous êtes servis pour vous surprendre les uns les autres. Quittez ces fausses apparences et n'ayez plus ces dissimulations qui, sous un visage froid et serein, cachent les plus vifs ressentiments et les passions les plus animées. Etouffez ces envies secrètes et ces jalousies qui,du succès de vos frères, vous font un supplice. Ne vous laissez plus aller à ces médisances qui éteignent dans vos âmes la grâce et la charité, et qui souvent changent la société la plus sainte dans un enfer. Si quelque affaire vous a divisés, rapprochez-vous au plus tôt, et unissez-vous plus que jamais. Otez toutes ces formalités qui arrêtent tant de réconciliations : mais, selon l'avis de saint Paul, prévenez-vous de part et d'autre : Honore invicem prœvenientes (2). Soyez en cela comme des enfants, et souvenez-vous que la simplicité d'un enfant vaut mieux en mille conjonctures pour un chrétien, que toute la sagesse du monde. Souvenez-vous qu'il est impossible d'être à Jésus-Christ, si l'on n'a l'esprit de Jésus-Christ; et que l'esprit de Jésus-Christ est un esprit de charité. Venez, divin Esprit, venez dans nos cœurs, pour y rétablir cette précieuse vertu. Si vous la faites revivre parmi nous, et si vous faites cesser tout ce qui l'altère, c'est bien alors que, par une espèce de création, vous aurez renouvelé la face de la terre : Et creabuntur, et renovabis faciem terrœ (3). Opérez ce miracle, Seigneur, opérez-le pour toute l'Eglise votre épouse, mais en particulier pour cet auditoire qui m'écoute, afin que tous ceux qui le composent, unis dès maintenant par une sincère charité, le soient éternellement par une même félicité que je leur souhaite, etc.

 

1 1 Petr., II, 2. — 2 Rom., XII, 10. — 3 Offic. Eccles.

 

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