CINQUIÈME JOUR

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CINQUIÈME  JOUR.

 

CINQUIÈME  JOUR.

PREMIÈRE  MÉDITATION.

DU  RETOUR  DE  L’ENFANT  PRODIGUE  A SON PERE, ET DE CELUI  DE  L’ÂME  RELIGIEUSE A DIEU.

DEUXIEME MEDITATION.

DU RÈGNE DE JÉSUS-CHRIST  DANS  L'AME RELIGIEUSE.

TROISIÈME MÉDITATION.

DE L’HUMILITÉ DE  JÉSUS-CHRIST DANS L’INCARNATION.

CONSIDERATION

SUR L'EXERCICE DE LA PRÉSENCE DE DIEU

 

PREMIÈRE  MÉDITATION.

DU  RETOUR  DE  L’ENFANT  PRODIGUE  A SON PERE, ET DE CELUI  DE  L’ÂME  RELIGIEUSE A DIEU.

 

Et surgens, venit ad Patrem.

Il partit aussitôt, et retourna à son père. (Luc, chap. XV, 20.)

 

PREMIER POINT. — Le dessein de Jésus-Christ dans la parabole de l'enfant prodigue a été de nous y proposer l'idée d'un véritable retour à Dieu et d'une sincère pénitence. Ce jeune homme, emporté par le feu de l'âge, avait quitté la maison de son père , et s'en était allé dans un pays étranger, pour y vivre selon son gré et pour y jouir de sa liberté. Mais il eut bientôt lieu de reconnaître son aveuglement et de penser à revenir dans la maison paternelle. Trois choses l'y déterminèrent : le sentiment de la misère où il se trouva réduit en très-peu de temps ; le reproche intérieur et le repentir de la faute qu'il avait commise ; enfin, la confiance qu'il conçut en la bonté du meilleur de tous les pères, dont il s'était séparé, et de qui il se promit d'être encore favorablement reçu. Qu'est-ce que ce prodigue? N'est-ce pas moi-même , et y a-t-il un plus grand prodigue qu'une âme religieuse qui, depuis bien des années, a vécu comme moi dans la tiédeur? Quelles grâces, quels dons célestes et quels biens spirituels n'ai-je pas dissipés ? Mais voudrais-je toujours persister dans mon égarement, et dois-je différer davantage à rentrer dans les voies du Seigneur, et à réparer, autant qu'il

 

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me sera possible, toutes mes dissipations? Les motifs qui inspirèrent à l'enfant prodigue une si prompte et si ferme résolution à l'égard de son père, ne sont-ils pas assez puissants pour me l'inspirera l'égard de mon Dieu?

La première vue qui le toucha, ce fut celle de sa misère. Dans la vie licencieuse et voluptueuse qu'il avait menée, il ne lui fallut que quelques mois pour épuiser tout son héritage ; et est-il une disette pareille à celle où l'Evangile nous le fait voir? De riche qu'il était, le voilà dans une extrême pauvreté et dépouillé de tout. Cette liberté dont il avait été si jaloux, il est obligé de l'engager et de la vendre. Sous la domination d'un maître dur et impitoyable, il manque de pain pour se nourrir, et il s'estimerait même heureux d'avoir la pâture des plus vils animaux, et de pouvoir s'en rassasier; mais on la lui refuse. C'est donc alors qu'il rentre en lui-même : car rien n'est plus capable de nous ramener à nous-mêmes, et de nous ouvrir les yeux, que l'adversité. Il compare son état présent avec l'état où il était auprès de son père : Combien, dit-il, y a-t-il de valets et de mercenaires dans la maison de mon père qui ont du pain en abondance, et moi je meurs ici de faim (1). Réflexion qui le pénètre, et qui, sans lui permettre de délibérer plus longtemps, lui fait prendre le parti de retourner dans sa famille et de s'y remettre dans le devoir.

On peut dire (et n'est-ce pas ce que j'éprouve?) qu'il n'y a point de misère plus semblable i (elle du prodigue que la mienne, depuis que je me suis éloigné de Dieu, et que j'ai perdu ma première ferveur dans les exercices de la religion? Mon cœur s'est desséché, et tout l'esprit de retraite, d'oraison, de mortification, de piété, s'est éteint en moi. Où est ce recueillement , cette modestie, cette vigilance,  cette conscience timorée que j'avais autrefois? Je n'ai plus rien de tout cela, et je me trouve sur tout  cela dans un dénûment  déplorais. A quels maîtres me suis-je assujetti, en me livrant à mes désirs et à mes passions? Au lieu que je ne devais être nourri dans la maison de Dieu que du pain des anges et des délices Intérieures d'une vie toute divine, je ne cherche, comme cet infortuné prodigue, qu'à me remplir de la nourriture et du gland des pourceaux, c'est-à-dire que je ne cherche que des consolations humaines, et que les vaines satisfactions que je me puis procurer de la part des créatures, surtout de la part du monde. Encore ne les ai-je pas assez pour me contenter; car

 

1 Luc, XV, 17.

 

mon état malgré moi me les interdit, ou du moins ne me les accorde pas autant que je le demanderais.

Que me reste-t-il donc, et où en suis-je ? Ah ! combien de mercenaires, combien de chrétiens du siècle, au milieu du siècle même, s'élèvent à Dieu, goûtent Dieu , jouissent des plus douces communications de Dieu ? et moi, de tout ce qui a rapport à Dieu, je ne sens rien, je ne m'affectionne à rien, je ne profite de rien. Heureux après tout que j'aie au moins quelque connaissance d'une si triste disposition, et que j'en voie le désordre et le malheur, heureux que je n'y sois pas tout à fait insensible ! Y vivrai-je toujours, et ne ferai-je nul effort pour en sortir? serai-je plus lent à me résoudre que ne le fut l'enfant prodigue? Je me suis égaré comme lui; voilà le dérèglement de ma vie ; mais ce qui achèverait de me perdre et ce qui mettrait le comble à ma ruine, ce serait de ne pas revenir désormais aussi promptement que lui.

 

SECOND POINT. — Après avoir considéré sa misère et l'avoir déplorée avec bien de la compassion pour lui-même, ce prodigue prit un sentiment encore plus raisonnable et plus généreux, parce qu'il était moins intéressé. Il se retraça dans l'esprit toutes les bontés de son père, et ce souvenir le couvrit de confusion et le saisit de douleur. Il comprit toute l'indignité de sa conduite, et il ne se dissimula rien de toute l'énormité de la faute qu'il avait commise contre un père digne de toute sa reconnaissance et de tout son amour. Il s'en fit tous les reproches qu'un vrai regret ne manque point d'inspirer à un cœur sensible et touché de repentir. Car quoique l'Evangile ne nous marque rien là-dessus en détail, il nous le donne néanmoins assez à connaître par trois choses que le prodigue se proposa de faire en se présentant devant son père.

Avant que de se mettre en chemin, il médita ce qu'il avait à dire, et régla lui-même la manière dont il devait se comporter dans son retour. 1° Il résolut de se jeter aux pieds de son père, de ne chercher point à se justifier, mais au contraire de se reconnaître criminel et sans excuse ; de lui en témoigner sa peine très-sincère, et de se mettre par là en état d'obtenir grâce : Je partirai J'irai à mon père, et je lui dirai : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre vous (1). Contre le ciel, qui m'ordonnait de vous être soumis et de vous rendre

 

1 Luc, XV, 18,

 

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tous les devoirs d’une obéissance filiale; contre vous, envers qui j'ai fait voir tant d'ingratitude, et dont j'ai tant négligé les avis et les salutaires leçons. 2° Il ne se contenta pas de cela ; mais le mépris qu'il avait conçu de lui-même le porta à s'humilier encore davantage, et âne prendre plus auprès de son père la qualité de fils, dont il se crut désormais indigne : Je ne mérite plus d'être appelé votre fils (1), et ce n'est plus ainsi que vous me devez regarder. Je n'ai point agi en fils à votre égard; vous avez droit à mon égard de n'agir plus en père. 3° Enfin, il ne s'en tint pas à l'humiliation en consentant à être dégradé et dépouillé du titre de fils; mais il alla jusqu'à l'austérité de vie et à la sévérité de la pénitence, en demandant à n'avoir point d'autre place dans la maison de son père, ni d'autre traitement que les domestiques et les valets : Comptez-moi pour un de vos serviteurs, et ne me traitez point autrement qu'eux (1). Ce sera beaucoup pour moi d'être admis chez vous à cette condition, et ce sera beaucoup pour vous de me l'accorder. Quel langage de la part de ce jeune homme, autrefois si indocile, si présomptueux, si amateur de sa personne et si adonné à son plaisir ! Quel changement et quelle conversion !

Voilà ce qu'opère dans une âme pénitente la douleur qui la presse, et voilà ce qu'elle doit opérer en moi. Le père du prodigue avait-il jamais rien fait pour son fils qui puisse égaler toutes les faveurs et toutes les miséricordes dont je suis redevable à la providence de mon Dieu? Y puis-je penser sans en avoir le ressentiment le plus tendre et le plus affectueux, ou puis-je n'y pas penser sans être le plus méconnaissant et le plus ingrat de tous les hommes? Cette pensée d'un Dieu si bon, et surtout d'un Dieu si bon envers moi, pour peu que je m'applique à la bien pénétrer, me touchera infailliblement le cœur avec le secours de la grâce ; et le sentiment de ma contrition, s'il est dans le degré nécessaire, ne manquera pas de produire ces trois effets, qui sont essentiels à la pénitence :

1° De recourir promptement à Dieu, de me prosterner en sa présence, de lui faire l'aveu de tous les relâchements de ma vie, de les détester de bonne foi à ses pieds et de les pleurer amèrement. J'ai péché, mon Dieu, j’ai péché contre vous (3), non pas une fois, comme l'enfant prodigue contre son père, mais presque autant de fois que j'ai vécu de moments. Je n'entreprends point d'entrer avec vous en de vaines justifications, ni de me couvrir de faux

 

1 Luc, XV, 19. — 2 Ibid., 20. — 2 Ibid., 21.

 

prétextes; mon cœur me démentirait, et les lumières de votre sagesse me confondraient. Ah! j'ai péché, Seigneur, plus encore que je ne le connais, et autant que vous le connaissez mieux que moi. Je viens tout confesser devant vous; et pour vous fléchir en ma faveur, je n'ai à vous présenter que cette confession douloureuse et que mes larmes.

2° De me mépriser moi-même, et de sentir d'autant plus mon indignité que je suis dans une profession plus sainte. Hélas ! Dieu voulait faire de moi un religieux : mais le suis-je en effet? J'en ai le nom parmi les hommes, j'en ai les apparences; mais en ai-je le fond? Chose étrange ! ce nom de religieux que je porte devrait m'être un sujet de gloire, et c'est pour moi un sujet de confusion. Car de quoi dois-je plus rougir, que de passer pour religieux et de ne l'être pas? Ai-je lieu de m'étonner après cela, Seigneur, que vous ne me favorisiez pas de ces grâces spéciales et de ces communications divines dont vous gratifiez tant de parfaits religieux ? Ce sont proprement vos enfants, parce qu'ils vous honorent et qu'ils vous servent comme un père; et c'est aux enfants qu'est réservé le pain des enfants. Je ne puis ni le demander, ni l'attendre.

3° De me condamner à tout ce qu'il y a dans la vie religieuse de plus pénible, de plus austère, et de m'y assujettir : ne voulant m'épargner en rien, et ne souhaitant point de l'être; acceptant tous les dégoûts et toutes les répugnances que je pourrai avoir à supporter dans mon retour ; agréant que Dieu me laisse éprouver toute la pesanteur du fardeau sans me l'adoucir. N'est-ce pas assez, mon Dieu, que vous ne me rejetiez pas de votre maison? Du reste, je n'y ai pas vécu comme un fils docile et obéissant : il est juste que vous m'y traitiez comme un mercenaire et un esclave. C'est ainsi que pense une âme contrite, c'est ainsi qu'elle agit, et c’est ainsi que je dois penser moi-même, que je dois parler et agir.

 

TROISIÈME POINT. Malgré tout ce que le prodigue avait projeté de dire à son père et de faire en sa présence, il pouvait craindre de n'en être pas écouté. Plus il se reconnaissait criminel, moins il avait lieu d'espérer un favorable accueil, et le désordre de sa conduite devait naturellement lui inspirer de la défiance. Mais il se souvint qu'il retournait à un père, et qu'un père est toujours père, et ne peut oublier ce qu'il est. Aussi, dans la résolution qu'il prit et dans le dessein qu'il forma de son retour ;

 

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il ne dit pas : J'irai à mon maître, ni à mon juge ; mais àmonpêre1. Ce nom de père le rassura; et la confiance prenant le dessus, elle bannit de son cœur toute crainte et ne lui permit plus de délibérer.

Soutenu donc d'une confiance si ferme et si solidement fondée, il part, il marche, il arrive, il approche de son père, qui lui fait bien éprouver, sur l'heure, qu'il ne s'était pas trompé dans l'espérance qu'il avait conçue : car du moment que le père aperçoit son fils, il va au-devant de lui, il l'embrasse et lui donne le baiser de paix ; il l'introduit tout de nouveau dans sa maison, et, sans éclater en des reproches amers sur le passé, il assemble toute sa famille, pour leur témoigner sa joie et pour leur en faire part. Ce n'est point encore assez : bien loin de traiter en mercenaire et en esclave ce dissipateur et ce prodigue, qui s'était réduit, par ses dépenses excessives, dans un état si misérable et si pauvre, il veut qu'on le revête d'une robe neuve, qu'on tue pour lui le veau gras, qu'on prépare un grand souper, et qu'on l'accompagne d'une agréable symphonie, afin qu’il ne manque rien à cette fête. Pourquoi tout cela? Ah! s'écrie ce père si bon et si tendre, c'est que mon fils était mort, et que le voilà ressuscité; c"est qu’il était perdu, et que je l'ai lu niaisement retrouvé  (2).

Or il en est de même à l'égard d'un pécheur oui revient à Dieu, et que Dieu reçoit : il en sera de même à mon égard ; et dès que j'irai à Dieu dans le sentiment d'une vraie componction, et que je m'humilierai devant lui dans la vue de mes ingratitudes et de mes infidélités, je le trouverai encore mieux disposé en ma faveur, que le père de l'enfant prodigue ne l’était en faveur de son fils. Il est vrai que, selon les règles de sa justice, il pourrait me rejeter, et que si je n'avais point d'autre fonds sur quoi je pusse compter que mes œuvres et que ma vie, il aurait droit de me renoncer pour toujours, et de me refuser tout accès auprès de lui ; mais j'ai toute sa miséricorde pour garant de ma confiance; et en même temps que je penserai à satisfaire moi-même sa justice, je puis me répondre de cette miséricorde sans mesure, oui ne demande qu'à se répandre et qu'à s’exercer.

Je ne dois donc point écouter les craintes et les défiances que la nature m'inspire, et par où les ennemis de mon salut et de ma perfection tâchent de me retenir. Je ne dois point m'étonner de toutes les difficultés que je prévois,

 

1 Luc, XV, 18  — 2 Ibid., 24.

 

et de toutes les répugnances que je sens à les combattre et à les vaincre. Fussent-elles mille fois encore plus grandes, la pénitence me doit mettre dans une ferme disposition d'endurer tout : mais, du moment que je m'y serai bien établi, et que, dans cet esprit, je ferai les premiers pas pour aller à Dieu, l'expérience me détrompera bientôt des fausses idées qui me troublaient, et des vaines alarmes que me causait la vue de mes faiblesses et de mes égarements. Au lieu de trouver un Dieu sévère et inexorable, je trouverai un Dieu plein de bonté et de tendresse pour moi. Il n'oublie pas même ceux qui le fuient : que fera-t-il pour ceux qui le cherchent?

Ainsi, tout offensé qu'il peut être, et quelque sujet qu'il puisse avoir de me bannir de sa présence, voici néanmoins ce que j'ose me promettre de sa part : 1° C'est qu'il viendra lui-même au-devant de moi pour m'aplanir le chemin, et pour me faciliter vers lui le retour que je médite. 2° C'est qu'il m'accordera une prompte rémission de toutes mes fautes, et qu'il se relâchera infiniment de la satisfaction qui lui en est due. 3° C'est qu'il me secondera par des grâces toujours nouvelles dans tous les efforts que j'aurai à faire, soit pour me relever, soit pour me soutenir et pour persévérer. 4° C'est que, non content de me voir rentré dans la voie de mes observances, il s'appliquera à m'y avancer et à m'y perfectionner; de sorte qu'il ne tiendra qu'à moi de regagner tout ce que j'ai perdu, et de parvenir au rang des âmes les plus parfaites. D'autres que moi, après avoir comme moi vécu dans le relâchement, sont ensuite devenus des modèles de régularité et des saints. 5° C'est qu'au milieu de tout cela, sans que je lui demande ses consolations divines, ni que j'y prétende, il les répandra sur moi avec une espèce de profusion, et qu'il saura bien me dédommager des victoires que je remporterai pour lui, et des sacrifices que je lui ferai. Que me faut-il davantage, et puis-je encore balancer un moment sur le parti que je dois prendre?

 

CONCLUSION. — Père des miséricordes, Dieu d'espérance et de paix, Seigneur, soyez béni de la sainte résolution que votre grâce m'a inspirée, et daignez, par cette même grâce, m'y confirmer. Je reviens à vous, et me voilà à vos pieds, confus et humilié, mais rassuré par vous-même, et comptant sur votre bonté paternelle : car c'est vous-même, ô mon Dieu, qui m'avez fait entendre votre voix pour me

 

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rappeler : ai-je à craindre que vous me fermiez votre sein pour ne me pas recevoir?

Que vous dirai-je, Seigneur, et par où puis-je vous fléchir? ou plutôt, qu'ai-je autre chose à faire pour cela, que de rallumer tout mon zèle pour vous, et de recommencer tout de nouveau à vous servir? Ce ne sont point des paroles que vous voulez, ce sont des effets. Mais après tout, Seigneur, quoi que je fasse, ce ne serait rien encore, si vous me traitiez selon toute la sévérité de vos jugements. Qu'est-ce qu’ un homme pour répondre à un Dieu (1) et pour entrer en compte avec lui? Ah ! mon Dieu, toute ma ressource, c'est votre cœur, ce cœur de père. Malheur à quiconque voudrait m'ôter là-dessus ma confiance : ce serait m'éloigner de vous pour jamais.

Je la conserverai donc précieusement, cette confiance qui vous a ramené tant d'âmes, et je m'y laisserai conduire. Bien loin de me

 

1 Job, IX, 14.

 

rendre moins vigilant et moins attentif à mes devoirs, elle me les fera pratiquer avec beaucoup plus de ferveur, parce que je les pratiquerai par reconnaissance et par amour; bien loin de flatter ma délicatesse et de me tenir lieu de prétexte pour m'épargner les rigueurs d'une vie pénitente, plus elle vous représentera à moi comme un Dieu propice et miséricordieux, plus elle me fera comprendre mon injustice envers vous et la grièveté de mes offenses; et, par là même, plus elle m'animera à les réparer, et à vous venger de moi-même par toutes les austérités de la mortification religieuse. Vous agréerez sur cela, Seigneur, mes faibles efforts, et vous les seconderez ; vous aurez égard à ma bonne volonté et à la droiture de mes intentions : le retour sera réciproque de vous à moi, et de moi à vous; la réconciliation sera parfaite, et, par votre secours tout-puissant, elle durera dans tous les siècles des siècles.

 

DEUXIEME MEDITATION.

DU RÈGNE DE JÉSUS-CHRIST  DANS  L'AME RELIGIEUSE.

 

 

Tollite jugum meum super vos, et invenietis requiem animabus nostris.

Prenez sur vous mon joug, et vous trouverez le repos de vos âmes. (Matth., chap. XI, 29.)

 

PREMIER POINT. —  Il ne suffit pas, en retournant a Dieu , que je travaille à détruire dans m»)i la sensualité et l'amour-propre , qui ont été les principes de tous mes relâchements : il faut encore que j'y fasse régner Jésus-Christ; ou plutôt, c'est en établissant par la grâce le règne de Jésus-Christ dans mon cœur, que j'y détruirai l'empire des sens et l'amour de moi-même.

Ce règne de Jésus-Christ est tout intérieur, et il consiste à bannir de mon âme tout autre esprit que celui de Jésus-Christ, à ne juger de rien que selon les maximes de Jésus-Christ, à n'aimer rien que selon les sentiments de Jésus-Christ, à faire vivre en moi, par une pratique constante et habituelle, toutes les vertus de Jésus-Christ ; tellement que ce soit Jésus-Christ qui me gouverne en tout, qui me règle en tout, qui me fasse tout entreprendre et tout accomplir.

Ce règne de Jésus-Christ n'est point de ce monde; c'est-à-dire que ce n'est point un règne où Jésus-Christ,  comme les autres rois,  se montre dans la pompe et dans l'éclat, ni où, par la puissance des armes, il cherche à étendre ses conquêtes et à s'acquérir des sujets : au contraire , il ne se fait voir que dans les états les plus pauvres, les plus obscurs, les plus humiliants; et s'il remporte des victoires, c'est par l'attrait de ces  mêmes états où i! s'est abaissé et où il a voulu se réduire. Une âme touchée de le voir marcher devant elle comme son chef, et de lui voir prendre la route la plus épineuse et la plus étroite, se sent excitée à le suivre; elle se livre à lui tout entière, et s'abandonne sans réserve  à sa conduite : par quelque voie qu'il lui plaise de l'appeler, elle y entre généreusement, elle s'y attache inviolablement,  elle y persévère et elle y avance constamment : ses exemples sont des ordres pour elle, et elle aurait honte qu'il y eût une difficulté qui l'arrêtât, lorsque son divin maître les veut éprouver toutes, et qu'il lui apprend a les surmonter.  Allons,  dit-elle comme saint Thomas, et mourons avec lui. L'esclave n'est point au-dessus de son souverain Seigneur (1). ni la créature au-dessus de son Dieu. C'est donc lui qui la mène, lui qui lui donne a chaque pas qu'elle fait l'impression et le mouvement,

 

1 Joan., XI, 16 ; Matth., X, 24,

 

553

 

lui qui la détermine, qui l'encourage et qui la soutient : c'est une soumission sans réserve, et la dépendance est parfaite.

Voilà à quoi notre Sauveur nous invite, quand il nous dit : Prenez sur vous mon joug, et portez-le (1). Il adresse cette invitation à tous les chrétiens en général, mais en particulier aux religieux. Car elle regarde diversement les uns et les autres. S'il exige des chrétiens qu'ils se chargent de son joug, ce n'est, dans la rigueur de la lettre, que par rapport aux préceptes de sa loi : mais ce qu'il exige des religieux va jusqu'aux conseils et à la plus sublime perfection. Du reste, il veut que ce soit nous-mêmes qui nous soumettions à ce joug du Seigneur; et en nous donnant la grâce de la vocation religieuse, il ne nous a pas dit : Recevez mon joug que je vous impose ; mais : Prenez-le et mettez-le vous-mêmes sur vous. Il ne lui serait point assez glorieux de nous entraîner par violence après lui : il demande à régner par amour, et non par force ni par contrainte.

Est-ce ainsi qu'il règne sur moi et dans moi? Veux-je en effet ne me conduire désormais que par lui et que selon lui ? Le veux-je, dis-je, en effet? Car jusques à présent je ne l'ai voulu qu'en apparence. Depuis tant d'années ce qui m'a conduit, ce sont les désirs de mon cœur, auxquels je n'ai jamais eu le courage de remisier, et que j'ai au contraire toujours cherché a satisfaire ; ce sont mes inclinations naturelles, que je n'ai jamais pu me résoudre à combattre, et au gré desquelles j'ai toujours vécu; ce sont Êtes sens, que j'ai flattés et que j'ai écoutés, sans jamais les contredire ni les mortifier dans les moindres choses; c'est le monde, dont je a'ai point quitté l'esprit en quittant ses biens, et dont peut-être j'ai conservé , sous un saint habit, les sentiments les plus profanes, pour ne pas dire les plus criminels; ce sont mes vues particulières, soit de vaine gloire et d'ambition, soit d'intérêt propre et de recherche de moi-même. Car tout cela n'est que trop ordinaire jusque dans la religion, et quoique les objets y fuient différents, ce sont néanmoins les mêmes passions. Voilà l'esclavage où j'ai passé une grande partie de ma vie, voilà les maîtres à qui j'ai obéi ; et dois-je être surpris que, sous de tels maîtres, je sois tombé en de si déplorables égarements ?

Or n'est-il pas temps de faire place à Jésus-Christ, et de l'établir dans mon âme comme dans son royaume, pour la posséder et pour y

 

1 Matth., XI, 29.

 

dominer? Est-il un meilleur maître? en est-il un plus sage et un plus éclairé? Il est la sagesse même de Dieu, et il a les paroles de la vie éternelle (1). Que me demande-t-il que de saint, que de raisonnable, que de conforme à la plus droite justice et à l'équité, que d'utile et de salutaire pour moi? Mais surtout que me demande-t-il, qu'il n'ait pratiqué avant moi? Ne serait-ce pas une indignité, que la condition me parût trop dure, d'aller après mon Sauveur, de me joindre à lui, d'agir avec lui et sous lui, d'aimer ce qu'il a aimé et de faire ce qu'il a fait?

 

SECOND POINT. — Il m'est d'autant moins permis de me soustraire à ce règne de Jésus-Christ dans moi, qu'il est plus solidement établi et mieux fondé. Le seul christianisme nous soumet tous au joug de cet Homme-Dieu, notre législateur et notre maître. Etre chrétien, ou plutôt se dire chrétien, et ne vouloir pas se laisser conduire par Jésus-Christ, ne vouloir pas entrer dans la voie qu'il nous a tracée, ni recevoir de lui l'ordre qui doit diriger toutes nos actions et régler toutes nos démarches, c'est une contradiction.

Pourquoi dans notre baptême avons-nous renoncé au démon, à la chair, au monde et à ses pompes? N'a-ce pas été pour faire entendre que nous ne voulions point nous assujettir à leur empire, ni nous asservir sous une si honteuse domination? Pourquoi avons-nous été en même temps marqués du sceau et du caractère de Jésus-Christ? N'a-ce pas été pour nous revêtir de ses livrées, et pour reconnaître à la face des autels, par une profession solennelle, que nous lui appartenions, et que nous lui étions spécialement dévoués? Qu'est-ce que son Evangile? n'est-ce pas sa loi? et pourquoi l'avons-nous embrassée, cette loi, si ce n'est pour dépendre du souverain Seigneur qui nous l'a imposée? Enfin, c'est la foi même qui nous enseigne que nous sommes les membres de Jésus-Christ, et qu'il est notre chef ; que nous sommes son troupeau, et qu'il est notre pasteur; que nous sommes son Eglise, et qu'il est notre pontife; que nous sommes son peuple, sa conquête, le prix de son sang, et que, nous ayant achetés de son sang, il s'est acquis un droit incontestable sur nous. Quand donc je n'aurais égard qu'à ces raisons communes et générales, je ne puis jamais, sans injustice, me départir de l'attachement inviolable et de l'entière obéissance que je dois à ce divin Sauveur. C'est à lui

 

1 1 Cor., I, 30 ; Joan., VI, 69.

 

de parler, et à moi de l'écouter. Or il parle en effet, il ordonne : l'Evangile qu'il nous a prêché subsiste toujours, et c'est sa parole, ce sont ses commandements et ses ordonnances. Refuser de m'y conformer, ne serait-ce pas une révolte ? ne serait-ce pas en quelque sorte renoncer à mon baptême ? ne serait-ce pas tomber dans une espèce d'apostasie ?

Ce serait plus encore par rapport à moi, puisque j'ai un engagement particulier qui me lie à Jésus-Christ, et qui lui donne un nouveau droit sur toute ma personne : c'est la qualité de religieux. Qu'ai-je fait en me consacrant à la religion : je me suis hautement et singulièrement déclaré disciple de Jésus-Christ, son imitateur en tout et son sujet, prêt à tout abandonner, à tout faire et à tout souffrir pour son service. J'ai considéré l'état religieux comme une sainte milice, où je m'enrôlais pour combattre sous l'étendard de Jésus-Christ, et pour agir sous ses ordres, comme un soldat agit sous ceux de son général. C'est pour cela que je me suis uni à lui par trois vœux, qui sont désormais trois liens indissolubles. Par ces trois vœux, je l'ai mis dans une pleine possession de moi-même, et je lui en ai fait un don absolu et irrévocable. Je lui ai sacrifié tous les biens du monde par le vœu de pauvreté, je lui ai soumis tous mes sens par le vœu de chasteté; et par le vœu d'obéissance je me suis dépouillé pour lui de ma propre volonté : tellement qu'il ne me reste rien qui ne soit à lui, et qu'il n'ait en sa disposition. Or, après m'être engagé de la sorte, puis-je me rétracter ? et ne serais-je pas un parjure, si je venais à lui manquer de fidélité après des serments si juridiques et si authentiques ?

De quelque manière donc qu'il dispose de moi : soit qu'il m'élève, ou qu'il m'abaisse; soit qu'il me console, ou qu'il m'afflige; soit qu'il me destine à cette place, ou à telle autre ; soit même, à l'égard de l'âme et des voies intérieures, qu'il me fasse marcher dans les ténèbres ou dans la lumière, dans les peines et les désolations, ou dans l'abondance des douceurs célestes : à tout cela qu'ai-je à dire autre chose, sinon qu'il est le maître, et que je suis entre ses mains ? Oui, il est le maître; il est le mien, et je n'en veux point d'autre. Je l'ai choisi, et à Dieu ne plaise que je m'en détache jamais ! S'il n'a pas eu jusques à présent dans mon cœur toute la place qu'il y devait occuper, je la lui rends tout entière. Je veux qu'il y règne seul, et qu'il y exerce tout son pouvoir. Je ne veux plus rien estimer que selon son estime, plus rien désirer que selon ses inclinations, plus rien rechercher que ce qu'il a recherché lui-même. Tout ce qu'il méprise, je le veux mépriser comme lui ; et tout ce qu'il condamne, je veux comme lui le condamner. C'est ainsi que je lui garderai la foi que je lui ai jurée, et qui doit être éternelle.

 

TROISIÈME POINT. — Ce n'est point, comme le monde se le figure, un fardeau pesant, ni un joug difficile à porter, que le règne de Jésus-Christ dans une âme religieuse. A n'en croire que les apparences, il semble que ce soit une dure servitude ; mais dès qu'on vient à en faire l'épreuve, on y goûte la plus heureuse liberté, qui est celle des enfants de Dieu, et l'on y jouit du repos le plus inaltérable. Non pas que ce ne soit toujours un fardeau et un joug; mais c'est le joug du Seigneur, auquel nous nous sommes voués, c'est son fardeau ; et, selon le témoignage qu'il en a rendu lui-même, son fardeau est léger et son joug est doux (1).

Aussi ce maître si libéral nous a-t-il promis un double centuple, c'est-à-dire une double félicité, l'une présente et pour cette vie même, l'autre future et pour l'éternité bienheureuse. Car c'est ainsi qu'il s'en est expliqué dans les termes les plus formels : Quiconque aura tout quitté pour moi, père, mère, frères, sœurs, maison, héritage, en recevra le centuple dès maintenant, et ensuite possédera la vie éternelle (2). Il ne dit pas seulement que nous recevrons ce centuple après la mort, mais que nous le recevrons dès maintenant. Le dégagement du cœur, l'affranchissement de tous les soins de la vie, le témoignage d'une bonne conscience, la paix intérieure, les impressions secrètes de l'esprit de Dieu, qui se communique à l'âme religieuse, et qui la remplit d'une joie toute pure et toute céleste : cela seul vaut mieux que tout ce que nous avons quitté dans le monde, et que tout ce que nous y aurions pu posséder.

J'en puis bien juger par moi-même. Quelque imparfait que je sois, il y a eu de temps en temps des jours de grâce et de ferveur, où, plut fidèle à mes devoirs et à toutes nies observances, je vivais plus régulièrement, et j'accomplissais avec plus de zèle et plus d'ardeur les obligations de mon état. Or n'étais-je pas alors beaucoup plus content ? trouvais-je le joug de Jésus-Christ trop fatigant pour moi, et ne sentais-je pas au contraire à le porter une certaine douceur, qui me dédommageait pleinement des violences qu'il fallait nie faire ? Je m'estimais

 

1 Matth., XI, 30. — 2 Marc, X, 29, 30.

 

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mais heureux et je l'étais en effet ; mais quand ai-je cessé de l'être ? c'est lorsque je me suis relâché, et que, me laissant entraîner par ma faiblesse naturelle, je me suis en quelque sorte soustrait à la conduite et à l'empire du maître qui me gouvernait. Mes passions se sont réveillées, mes inclinations ont pris le dessus, je les ai suivies; et n'ai-je pas mille fois éprouvé qu'il m'eût été sans comparaison plus doux et plus avantageux de suivre constamment les voies de mon Sauveur, et de ne m'écarter jamais de la sainte règle qu'il m'a prescrite et des exemples qu'il m'a donnés?

Si donc je veux retrouver ce centuple ou ce bonheur de la vie présente que j'ai perdu tant de fois par ma faute, je dois le chercher auprès de Jésus-Christ : c'est-à-dire que je dois tout de nouveau me dévouer à Jésus-Christ ; que je lui dois soumettre toutes mes puissances, toutes mes vues, toutes mes œuvres ; en sorte qu'il soit comme l'âme de mon âme, et que je ne vive plus que par lui et qu'en lui : vie d'autant plus précieuse, que c'est le gage certain dune autre vie et d'un autre centuple qui en doit être l'éternelle récompense ; car si Jésus-Christ m'appelle à sa suite, et s'il veut que je le fasse dès à présent régner dans mon cœur, c'est afin de me faire un jour régner avec lui et de me rendre participant de sa gloire. Les rois de la terre élèvent leurs favoris et récompensent la fidélité de leurs sujets, mais non pas jusqu'à leur faire part de leur royaume. Ce n'est qu'en servant ce Seigneur des seigneurs et ce Roi du ciel qu'on obtient une couronne d'immortalité. Quand je n'aurais rien à espérer de lui en ce monde, ne serait-ce pas assez de cette couronne immortelle pour payer abondamment tous mes services?

 

CONCLUSION. — Venez, Seigneur, venez prendre possession d'une âme qui vous appartient par tant de titres, et qui vous est encore plus acquise que jamais par le don qu'elle vous fait d'elle-même. Rentrez dans un cœur où vous devez seul régner, et bannissez-en tout ce qui m'éloignait de vous et qui vous éloigne de moi. Vous êtes un Dieu jaloux; vous ne voulez point de partage, et vous m'avez déclaré dans votre Evangile que je ne pouvais être à deux maîtres : quel autre puis-je choisir que vous, et à quel autre ne dois-je pas renoncer pour vous ?

Ainsi l'ai-je voulu, Seigneur, lorsque je me suis retiré dans votre sainte maison, qui est proprement votre royaume sur la terre, et que j'ai commencé à porter vos livrées en portant l'habit religieux. Que ce sentiment n'a-t-il été plus ferme et plus durable ? Mais il est encore temps de le renouveler et de le reprendre : Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu (1) ; c'est l'hommage que vous rendit un de vos apôtres en revenant de son infidélité, et c'est celui que je vous rends dans une humble confusion et un repentir véritable de mes égarements passés. Commandez ; me voici prêt à tout pour vous obéir : en quelque état que vous vous présentiez à moi, soit dans la splendeur de votre gloire ou dans l'humiliation de votre croix, et quelque route qu'il vous plaise de me faire tenir avec vous et après vous, vous me trouverez toujours également soumis et toujours disposé à marcher. Vous m'appellerez , et je vous répondrai; vous m'inspirerez, et j'agirai; vous me ferez entendre vos divines volontés, et je m'y conformerai : tout cela par amour; car vous êtes un Dieu d'amour; et c'est par l'amour que vous régnez dans les âmes des fidèles, et que vous y exercez votre plus puissante domination.

 

1 Joan., XX, 28

 

 

TROISIÈME MÉDITATION.

 

DE L’HUMILITÉ DE  JÉSUS-CHRIST DANS L’INCARNATION.

 

Semetipsum exinanivit.

Il s'est anéanti lui-même. (Philip, chap. II, 7.)

 

PREMIER POINT. — C'est un mystère incompréhensible à l'esprit humain que le mystère de l'incarnation ; et il n'y avait que l'Esprit de Dieu qui pût nous en donner une juste idée, ni bien l'exprimer. Or il l'a fait dans cette seule parole, qui comprend tout le fond et toutes les merveilles de ce mystère adorable : Dieu s'est anéanti (1). Voilà le grand secret caché dans Dieu durant toute l'éternité, et révélé dans le temps.

Qu'est-ce que l'incarnation du Verbe? c'est l'anéantissement d'un Dieu : cela dit tout. Il s'est anéanti, ce Dieu de majesté : comment?

 

1 Philip., II, 7.

 

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parce qu'étant Dieu il s'est fait homme, et que de l'homme à Dieu, qui est le souverain Etre, ou de Dieu à l'homme, qui n'est qu'un néant, il y a une distance infinie. Après cela, je ne vois plus rien qui m'étonne dans tous les autres mystères de la vie de Jésus-Christ : car qu'un Dieu fait homme embrasse la pauvreté, les mépris, les souffrances, la croix, ce sont les suites et comme les engagements de l'humanité dont il s'est revêtu ; mais qu'un Dieu, tout Dieu qu'il est, ait voulu se faire homme, c'est à quoi il n'a pu être porté que par un excès d'amour, et à quoi il n'a pu avoir d'antre engagement qu'une charité sans bornes. Si un homme se réduisait à l'état d'un vil insecte, à l'état d'une fourmi, on dirait qu'il s'est détruit lui-même, et qu'il s'est mis dans une espèce d'anéantissement : mais que serait-ce là néanmoins en comparaison d'un Dieu incarné? car enfin, entre un homme et le plus petit insecte, il y a toujours quelque proportion ; au lieu qu'il n'y en eut jamais et que jamais il n'y en aura entre l'homme et Dieu.

Encore l'Ecriture ne se contente-t-elle pas de nous apprendre que ce Fils unique de Dieu s'est fait homme ; mais elle se sert d'un terme qui nous donne à connaître qu'il a choisi dans l'homme ce qu'il y a de plus grossier et de plus terrestre, qui est la chair : Le Verbe s'est fait chair (1). Cette chair si méprisable, cette chair sujette à tant de misères, cette chair qui nous est commune avec les bêtes , il se l'est associée et se l'est rendue commune avec nous. Mais ne devait-il pas au moins, en se faisant homme, se faire d'abord homme parfait, c'est-à-dire se délivrer des faiblesses de l'enfance, et venir tout à coup au monde tel que fut formé le premier homme? Non : il a voulu être conçu dans les entrailles d'une vierge ; il a voulu demeurer neuf mois dans le sein de sa mère, comme les autres enfants ; il a voulu naître enfant comme eux, et s'assujettir à toutes les humiliations et toutes les infirmités de cet âge.

Ce n'est pas tout : car quoiqu'il se fit enfant, il pouvait du reste se faire monarque, indépendant, souverain. Il le pouvait; mais c'est ce qu'il n'a pas voulu : il a voulu dépendre, et qui plus est, il a voulu se faire esclave (2). Il est vrai, selon le témoignage et l'expression de l'Apôtre, qu'il n'en a pris que la forme (3) et que , sous cette forme d'esclave , il était roi en effet, et roi de l'univers : mais c'est cela même qui doit bien nous surprendre, que lui qui était le maître et le roi du monde entier,

 

1 Joan., I, 14. — 2 Philip., II, 7. — 3 Ibid.

 

il se soit abaissé jusqu'à la forme d'un esclave pour s'humilier davantage et pour s'anéantir. O abaissements, ô anéantissements de mon Dieu, que vous êtes inconcevables!

Mais ne dois-je pas ajouter, pour ma confusion, qu'une chose est presque aussi difficile à concevoir et à croire : c'est qu'à la vue de ces abaissements d'un Dieu, je nourrisse dans mon cœur un orgueil qui ne se fait que trop sentir à moi, et qui ne se fait même que trop sentir aux autres dans les rencontres? Puis-je soutenir la moindre humiliation qui m'arrive? puis-je supporter la moindre parole qui me blesse? puis-je recevoir avec docilité et sans aigreur le moindre avis que me donnent ceux que Dieu a chargés de ma conduite? Combien suis-je délicat à la plus légère répréhension? combien suis-je jaloux de certaines préférences et de certaines distinctions? combien y suis-je sensible, soit lorsqu'on me les refuse, ou lorsqu'elles me sont accordées? Bien loin de vouloir descendre, comme mon  Sauveur,  je voudrais toujours monter ; et, de degré en degré, il n'y a rien dans mon état où je ne voulusse parvenir. Terre et cendre, pourquoi vous enogueillissez-vous, et de quoi (1) ? Ce reproche du Saint-Esprit convient à tout homme, puisque tout homme , de son fonds , n'est qu'un sujet de mépris : il convient encore plus à tout chrétien, puisque tout chrétien, par le caractère de sa foi, adore un Dieu anéanti. Mais à combien plus forte raison me convient-il à moi religieux, à moi spécialement obligé, comme religieux, de prendre tous les sentiments de Jésus-Christ? Hélas! sous un saint habit et sous un vêtement d'humilité, j'ai peut-être plus d'orgueil et plus d'envie de m'élever, que je n’en aurais eu dans le monde. N'est-ce pas démentir ma profession? n'est-ce pas me démentir moi-même?

SECOND POINT. — En même temps que le Verbe divin s'est humilié si profondément et jusqu'à s'anéantir, c'est de ce néant menu où l'humilité l'a réduit que Dieu a tiré sa plus grande gloire, et c'est par là que le Fils unique de Dieu, en réparant la gloire de son Père, a tout à la fois opéré le salut de l'homme. Combien de mérites, combien d'effets merveilleux de grâce et de sainteté ce néant a-t-il produits? Car c'est là-dessus qu'est fondée toute notre justification, et c'est ce qui nous a enrichis de tous les dons célestes et de tous les trésors de la miséricorde du Seigneur. De sorte que de

 

1 Eccles.,  X, 9.

 

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néant a été plus glorieux à Dieu, plus salutaire aux hommes, plus fécond dans ses fruits sacrés et ses admirables opérations, que tous les autres états de splendeur et de majesté où le Sauveur a paru, et où il eût pu paraître. O puissance infinie du Très-Haut ! ô abîme de sagesse! que vous êtes impénétrable, Seigneur, dans vos conseils, et que vous y êtes adorable ! Sur l'humiliation la plus étonnante vous savez établir votre plus sublime grandeur, et dans le plus prodigieux abaissement, vous trouvez de quoi vous élever, et de quoi nous sauver et nous sanctifier.

Voilà quelle est par rapport à moi-même et avec une juste proportion, la vertu et le pouvoir de l’humilité. Quels que soient sur moi les desseins de Dieu, je dois être persuadé qu'il ne fera jamais rien de grand dans moi qui n'ait le néant de mon humilité pour principe et pour fondement. Dès que je voudrai être quelque chose, je ne serai rien ; et du moment que je consentirai à n'être rien, je deviendrai devant Dieu capable de tout. Voilà par quelle voie les saints sont parvenus à une si haute perfection, et voilà par où j'y puis parvenir comme eux : sans l'humilité, point de véritable vertu , point d'œuvres vraiment saintes. Car. dans toutes nos œuvres et dans toutes nos vertus, il faut bien distinguer le corps et l'esprit : le corps, qui est la substance des choses que nous faisons ; et l'esprit, qui est la vue intérieure que nous nous proposons en les faisant. Or c'est cet esprit qui vivifie nos œuvres et qui anime nos vertus. Dès là donc qu'il vient à manquer, ou qu'il est infecté et gâté par l'orgueil, les œuvres les plus apparentes ne sont plus que des œuvres mortes, et les plus spécieuses vertus n'ont plus qu'une vaine lueur, qui brille à nos yeux et qui nous éblouit, mais qui s'éclipse et qui disparaît aux yeux de Dieu.

Et en effet, de quel prix peut être auprès de lui ce que je ne fais pas pour lui, mais ce que je fais pour satisfaire ma vanité, pour m'attirer l'estime des créatures, pour avoir, dans la communauté ou dans tout l'ordre dont je suis membre, une certaine considération ? Quand même je ne m'y chercherais pas si expressément moi-même, et que je croirais y chercher véritablement Dieu, ne serait-ce pas, non-seulement en rabaisser et en diminuer, mais en détruire toute la valeur, que d'en partager avec lui la gloire, en m'arrêtant à certains éloges qui me flattent, à certains retours sur moi-même, et à certaines complaisances d'autant plus dangereuses qu'elles sont plus subtiles, et que souvent elles se trouvent couvertes du voile de l'humilité? Dieu perce ce voile, il voit le fond de notre cœur; et d'ailleurs il est si jaloux de sa gloire, qu'il nous défend d'y toucher jamais et de lui en dérober la moindre partie. Il veut une gloire toute pure; et c'est l'altérer que d'y mêler la nôtre en quelque manière que ce soit.

Aussi voyons-nous qu'il a toujours fait choix des Ames les plus humbles, ou pour les porter à des degrés de sainteté extraordinaires, ou pour les employer à ses plus grands ouvrages. Ce fut la plus humble des vierges qu'il éleva jusqu'à la maternité divine ; ce fut par de pauvres pécheurs qu'il convertit toute la terre, et qu'il y répandit son Eglise.  Il n’a choisi pour cela, dit saint Paul, ni les sages, ni les puissants, ni les nobles du siècle, parce qu'ils sont communément orgueilleux et pleins d'eux-mêmes : mais il a pris ce qu'il y avait de plus faible pour confondre les forts, il a pris ce qu'il y avait de moins noble et de plus méprisable , les choses mêmes qui ne sont point, pour renverser celles qui sont. Et par quelle raison en a-t-il ainsi usé? afin que nul homme n’ait de quoi se glorifier devant lui (1).

Au contraire, quels jugements a-t-il exercés contre des âmes présomptueuses qui se sont laissées enfler de leurs prétendus mérites? Nous n'en avons que trop d'exemples dans des solitaires, dans des religieux, en des hommes qui passaient pour des saints et qui l'étaient du reste, mais dont il a permis les chutes malheureuses, pour les punir de leur orgueil. Si Dieu ne m'a pas encore puni avec tant d'éclat ni avec tant de sévérité, n'est-ce pas pour moi un mal assez déplorable, que tout ce que je puis avoir pratiqué jusqu'ici dans la religion de plus pénible et de plus saint en soi ait peut-être été perdu, parce que une secrète envie de paraître s'y est glissée, et qu'elle y a eu la meilleure part? Que sera-ce à la fin de mes jours si, comblé d'années et consumé de travaux, je me trouve néanmoins les mains vides, et que j'aie le malheur alors qu'une fausse et vaine gloire m'ait tout enlevé ?

 

TROISIÈME POINT. — Dans ce mystère d'un Dieu incarné, nous avons contracté avec lui une alliance toute particulière. Alliance en vertu de laquelle nous sommes les frères de Jésus-Christ, et Jésus-Christ est notre frère. Non-seulement même par cette alliance nous

 

1 1 Cor., I, 27-29.

 

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devenons ses frères, mais nous sommes ses membres, et nous ne faisons plus avec ce Dieu-Homme qu'un même corps. Le nœud qui forme entre lui et nous une union si parfaite, c'est l'état d'humiliation et d'anéantissement où il a bien voulu descendre pour nous. S'il ne fût point sorti de sa gloire, et qu'il eût refusé de prendre une chair semblable à la nôtre, ce serait toujours notre Dieu , et nous serions toujours ses créatures : mais nous n'aurions jamais eu l'avantage de lui être liés comme frères ni comme membres. Nous ne lui appartenons donc de si près que parce qu'il est venu à nous, et qu'il s'est fait petit comme nous.

De là combien nous doivent être chers ses abaissements, puisqu'ils nous ont ainsi élevés et qu'ils nous ont été si salutaires? Or n'est-il pas étrange que nous y soyons néanmoins si opposés, et que dans la pratique nous n'y voulions avoir aucune part? Quand il ne s'agit que de les adorer dans la personne de Jésus-Christ , et de m'en expliquer en des termes et avec des sentiments d'admiration, j'use sur cela des expressions les plus vives et les plus touchantes. Quand il n'est question que de les méditer et de m'en entretenir intérieurement dans la prière, j'y trouve du goût, et j'en suis même attendri quelquefois jusqu'aux larmes. Mais qu'il se présente une occasion de les Imiter et d'y participer, c'est là que toute l'onction que j'y trouvais s'évanouit, et que toute l'ardeur de mon zèle vient à s'éteindre. Un mépris, fût-ce le plus léger, et ne fût-il, comme il arrive souvent, qu'imaginaire, suffit pour me serrer le cœur et pour me remplir d'amertume. Ou j'éclate avec chaleur ; ou si je dissimule mon chagrin , j'en suis continuellement occupé, et je le porte partout.

Est-ce là l'honneur et la reconnaissance que je dois à un Dieu si profondément humilié pour moi? Afin de m'égaler en quelque sorte à lui, il n'a pas dédaigné de me ressembler dans toutes mes infirmités et toutes mes misères; et il n'est rien dont j'aie plus d'horreur que de lui ressembler en cela même qui l'a approché de moi, et qui m'a donné avec lui un rapport si avantageux et si glorieux. Il faut qu'il y ait de la proportion entre le chef et les membres : et quelle proportion, quelle alliance peut-il y avoir entre son humilité et mon orgueil ? Quelle indignité, disait saint Bernard , et quelle honte que, sous un chef couronné d'épines, les membres vivent dans le plaisir et dans les délices ? Je puis bien me dire de même : Quel renversement et quelle contradiction que, sous un chef qui s'est volontairement anéanti, moi qui me reconnais pour un de ses membres, et qui dois regarder comme un insigne bonheur de l'être, je me fasse toutefois un scandale de ses anéantissements , et que je les rejette si loin de moi ! N'est-ce pas le renoncer lui-même? n'est-ce pas m'en séparer? Or, dès que les membres ne communiquent plus avec le chef, ils n'en reçoivent plus de vertu, et ils tombent dans une mortelle défaillance : voilà ce que j'ai à craindre. Dieu laisse une âme vaine languir dans la tiédeur, et ne se remplir que de frivoles idées, qui l'amusent toute sa vie plutôt qu'elles ne l'occupent.

Encore est-ce un bien qu'il en demeure là, et qu'il ne l'abandonne pas en des rencontres et sur des points plus essentiels. Quoi qu'il en soit, le Seigneur résiste aux superbes, et c'est aux humbles qu’il  donne sa grâce (1). Sans l'humilité, point d'esprit chrétien; à plus forte raison , point d'esprit religieux ; et, par le même principe, point de progrès dans les voies de Dieu, point de commerce ni d'union ara Dieu. Je ne l'ai que trop éprouvé : veux-je l'éprouver encore? ou plutôt n'y dois-je pas et n'y veux-je pas apporter un prompt remède ?

 

CONCLUSION. — C'est vous, Seigneur, qui me l'enseignez ce moyen si nécessaire pour guérir les maux infinis que l'orgueil m'a causés jusques à présent, et pour arrêter les pernicieux effets qu'il produit tous les jours jusque dans les plus saints états. Le premier de tous les péchés a été l'orgueil, et c'est de cette source empoisonnée que sont venus dans la suite tant d'autres péchés. Il n'y avait que vos humiliations, Seigneur, qui pussent les réparer; et voilà pourquoi, entrant dans le monde, vous avez commencé par vous humilier.

Votre exemple est pour moi une leçon bien sensible et bien intelligible. Tout Dieu que vous êtes, vous voulez être renfermé, comme un enfant dans le sein d'une vierge ; vous y voulez demeurer obscur et inconnu ; et par là que m'apprenez-vous autre chose, sinon que je dois moi-même, par mon humilité, me rendre aussi petit qu'un enfant? puis-je l'ignorer, cette excellente et divine leçon? et par quel prétexte puis-je me défendre de la pratiquer? La gloire m'est-elle plus due qu'à vous, et mon nom sur la terre doit-il être plus connu que le vôtre?

Ah ! Seigneur, ces pensées me confondent, et j'y trouve toute ma condamnation. Maintenant

 

1 Jac., IV, 6.

 

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que je les ai présentes à l'esprit, j'en suis touché, el il me semble que je serais en disposition de soutenir tous les outrages et de vivre comme le dernier des hommes : mais que ces idées passent bientôt de mon souvenir, et qu'il faut peu de chose pour les effacer! De toutes les vertus, il n'en est point qui s'acquière plus difficilement qu'une sincère humilité, ni qui engage à de plus grands efforts et à de plus grands sacrifices. Du moins, mon Dieu, je sens là-dessus ma faiblesse, et je m'en humilie devant vous. Ma sensibilité est extrême, et je ne puis de moi-même la vaincre; mais aidez-moi, Seigneur ; fortifiez-moi dans le dessein que vous m'inspirez de travailler enfin à déraciner de mon cœur ce fonds d'orgueil qui m'est si naturel et qui se répand dans toutes mes actions et toute la conduite de ma vie.

 

 

CONSIDERATION

SUR L'EXERCICE DE LA PRÉSENCE DE DIEU

 

De tous les exercices de la vie chrétienne et religieuse, il n'en est point où les saints se soient plus adonnés, ni qu'ils aient plus recommandé, que celui de la présence de Dieu. Il est important d'en bien connaître l'obligation, l'utilité et la pratique.

PREMIER POINT. — L'obligation de cet exercice est fondée sur ces deux principes de foi : Dieu est partout, et Dieu voit tout. Dieu est partout : donc je lui dois partout le respect, donc je dois partout me souvenir de la prééminence de son être et de ma dépendance. En effet, il n'y a point de lieu dans l'univers qui ne soit consacré par la présence de la majesté de Dieu ; et quelque part que je me trouve, je puis dire aussi  bien que Jacob: Ce lieu est saint, et je ne le savais pas (1), ou plutôt je n'y pensais pas. Dieu est ici, et je l'oubliais, je n'y faisais nulle attention. Ainsi l'exercice de la présence de Dieu est l'hommage légitime et le cuite que je rends à l'immensité de Dieu. Saint Augustin se l'est figurée comme un vaste océan où toutes les créatures sont, pour ainsi dire, abîmées dans Dieu et pénétrées de l'essence |e Dieu, sans pouvoir jamais sortir hors de lui, ni se détacher de lui, parce qu'elles lui sont présentes par la nécessité de leur être. N'est-il donc pas juste que l'homme, qui est une créature intelligente et raisonnable, se fasse un devoir de religion de lui être encore présent d'esprit et de cœur; se considérant sans cesse dans Dieu, et considérant Dieu dans soi même, puisqu'il va des liaisons si essentielles entre Dieu et lui ?

En même temps que Dieu est partout, il voit tout, il observe tout : je dois donc, autant qu'il est en mon pouvoir, ne le perdre jamais de

 

1 Gen., XXVIII, 16.

 

vue, et marcher toujours comme l'ayant pour :  témoin, non-seulement de mes actions, mais de mes plus secrètes intentions, ce Dieu dont la pénétration est infinie, à qui malgré moi je sers comme d'un continuel spectacle, à la connaissance duquel rien ne peut se soustraire ni se dérober. Où irai-je, Seigneur, disait David, pour me cacher à votre entendement divin, et où fuirai-je de devant votre face ? Si je monte dans le ciel, je vous y rencontre; si je descends jusqu’aux enfers, vous y êtes présent ; si je prends des ailes pour voler aux extrémités de  la terre, c’est votre main qui m’y conduit. J'ai dit en moi-même : Peut-être que les ténèbres  me couvriront. Mais j'ai reconnu que la nuit même la plus profonde devient toute lumineuse pour me montrer à vous. Car les ténèbres, ô mon Dieu! ne sont point obscures pour vous, et la nuit pour vous est aussi claire que le plus grand jour (1). Voilà comment raisonnait ce saint roi, concluant de là l'obligation où il  était de se tenir toujours en la présence de son Dieu. Pourquoi ne le conclurai-je pas moi-même et pour moi-même ?

 

SECOND POINT. — L'utilité de ce même exercice de la présence de Dieu consiste en ce que c'est un souverain préservatif contre le péché, et de plus, une voie courte et abrégée pour arriver à la perfection.

Préservatif contre le péché: car rien n'est plus propre à me contenir dans l'ordre, que de penser que je suis devant Dieu. Rien de plus efficace pour réprimer les mouvements de mes passions, pour me faire triompher des plus violentes tentations, pour m'empêcher de succomber dans les plus dangereuses occasions, que de me dire : Je suis en présence de mon

 

1 Psal., CXXXVIII, 7-13.

 

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juge, en présence de celui qui va me condamner, et qui est tout prêt à prononcer contre moi l'arrêt, si je suis assez téméraire pour commettre ce péché. Il n'y a point, dis-je, de tentation que cette réflexion ne surmonte, point d'emportement qu'elle n'arrête, point de fragilité ni de chute dont elle me préserve. Nous ne péchons communément que parce que nous perdons la vue de Dieu ; et à peine pécherions-nous jamais, si nous avions toujours Dieu présent. Pécher contre Dieu, dit saint Augustin, c'est un crime; mais pécher contre Dieu à la vue même de Dieu, c'est un monstre; et il y aurait peu de pécheurs qui en vinssent jusque-là, s'ils étaient prévenus de ce sentiment : Dieu me regarde. Aussi est-ce le reproche que se fit à soi-même l'enfant prodigue, quand il dit, dans la douleur et dans l'amertume de son âme : Mon père, j'ai péché contre le ciel, et devant vous (1).

Voie courte et abrégée pour arriver à la perfection: c'est ce que Dieu lui-même enseignait à Abraham, lorsqu'il lui disait : Marchez en ma présence, et vous serez parfait (2). Car la vraie perfection de l'homme chrétien et du religieux est de bien faire toutes ses actions, de ne les point faire lâchement, de les faire avec application et avec ferveur. Or qu'y a-t-il qui puisse m'inspirer cette ferveur dans mes actions, plus m'animer, et corriger en moi le désordre d'une vie négligente et lâche, que la vue et la présence de Dieu? Dieu m'examine, et je l'ai continuellement pour spectateur. Avec cela puis-je être tiède et languissant dans son service, et en ce que je fais pour lui ? Ajoutez que cette présence de Dieu est une source de consolations pour les âmes justes, et un soutien dans les efforts et les violences que leur coûte le soin de leur perfection. Qu'y a-t-il de plus doux que cette pensée : Dieu est avec moi ; tout Dieu qu'il est, il s'applique à moi, et est occupé de moi? Cette pensée seule n'est-elle pas plus que suffisante pour adoucir toutes les peines qui peuvent se présenter, et pour affermir dans tous les combats qu'il y a à livrer? Tel est le fruit de la présence de Dieu : Que les justes, dit l'Ecriture, soient remplis d'une sainte joie ! et comment ne le seraient-ils pas, puisqu'ils envisagent toujours Dieu, et qu'ils sont toujours eux-mêmes sous les yeux de Dieu (3)?

 

TROISIÈME POINT. — Quant à la pratique, l'exercice de la présence de Dieu demande deux choses : l'une est d'éviter soigneusement tout

 

1 Luc, XV, 18. — 2 Gen., XVII, 1. — 5 Psal., LXVII, 4.

 

ce qui peut être un obstacle à la présence de Dieu, et l'autre de s'assujettir avec fidélité à tout ce qu'on sait être un moyen pour l'acquérir et pour la conserver.

En éviter les obstacles. Ce sont, par exemple, les vains amusements du siècle, certains divertissements où le cœur se répand trop au dehors, certaines joies déréglées qui dissipent l'esprit, certaines sociétés qui nous détournent de nos devoirs, certaines liaisons d'amitié qui nous attachent aux créatures, jusqu'à en être tout occupés; l'excès des désirs qui nous agitent et qui nous partagent, la véhémence des passions qui nous altèrent et qui nous troublent, les conversations inutiles qui nous remplissent l’imagination de bagatelles, les soins superflus qui nous embarrassent, les occupations trop grandes et trop fréquentes qui nous accablent, mille affaires où nous nous engageons, mille sujets de distractions que nous nous attirons. Il faut retrancher tout cela, parce que tout cela est incompatible avec la présence de Dieu. Et il est bien raisonnable, ô mon Dieu, que j'en use ainsi : car puisque votre divine présence est pour moi un trésor si précieux, il n'y a rien que je ne doive quitter pour le posséder, et je ne l'achèterai jamais trop cher. Heureux si par là je parviens à l'obtenir; et si, renonçante tout le reste, je me trouve uni à vous par cette bienheureuse présence, qui, dès cette vie, est une félicité anticipée !

S'assujettir aux moyens d'acquérir et de conserver la présence de Dieu; tels que sont, la prière : demandant tous les jours à Dieu ce riche don, et lui disant avec le Prophète royal, Seigneur, dirigez ma voie devant vos yeux (1), et faites que je ne m'éloigne jamais de votre présence. Le silence et la retraite : ayant chaque jour des heures réglées pour vaquer à Dieu, et pour se séparer du bruit et du tumulte du monde. L'ordre dans ses actions : n'en faisant aucune que par esprit d'obéissance à Dieu ; accomplissant en toutes la volonté et le bon plaisir de Dieu; cherchant Dieu jusque dans les  plus indifférentes, et se le proposant pour fin; ne considérant les créatures que comme elles doivent être considérées, c'est-à-dire que comme les images de Dieu, que comme des miroirs qui nous représentent les perfections de Dieu ; le ciel comme le palais de sa gloire, la terre comme l'escabeau de ses pieds, les hommes comme les ministres de sa providence; les prospérités comme les effets de sa libéralité, les adversités comme les châtiments de sa justice.

 

1 Psal., V, 9.

 

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Voilà le secret de ne perdre jamais la présence de Dieu; voilà par où saint Ignace de  Loyola s'élevait sans cesse à Dieu. Il ne lui fallait que la vue d'une fleur pour le ravir hors de lui-même, et pour lui donner la plus haute idée du souverain auteur de la nature. Puissions- nous de cette sorte, selon la maxime de l'Apôtre, trouver Dieu partout et en tout !

 

 

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